CHARLES-EMMANUEL DUFOURCQ
LA VIE QUOTIDIENNE
DANS L'EUROPE MEDIEVALE
SOUS DOMINATION ARABE
Couronné par l'académie française
DU MÊME AUTEUR
CHARLES-EMMANUEL DUFOURCQ
Les grands redressements français, Lyon, Lardanchet. 1943,
épuisé.
Email catalan, Barcelone, Tobella, 1950, épuisé.
L'Espagne catalane et le Maghrib aux XIII' et XIV siècles,
Paris, Presses Universitaires de France, 1966, épuisé.
Traduit en catalan : L'expansiô catalana a la Medi-
terrânia occidental, Barcelona, Vicens-Vives, 1969.
La vie quotidienne dans les ports méditerranéens au Moyen
Age, Paris, Hachette. 1975.
En collaboration avec Jean Gautier-Dalché, Histoire
économique et sociale de l'Espagne chrétienne au
Moyen Age, Paris, Armand Colin, 1976.
LA VIE QUOTIDIENNE
DANS L'EUROPE MÉDIÉVALE
SOUS DOMINATION ARABE
Couronné par l'Académie française
En préparation :
VEspagne eî les royaumes ibériques dans la chrétienté
médiévale (711-1312), collaboration à VHistoire Uni-
verselle (t. II) de TEncyclopédie de la Pléiade, sous
la direction de Michel François, Paris, Gallimard.
Espaha y Africa (mise à jour et traduction en espagnol
d'articles publiés en français de 1949 à 1975), Barcc-
celona, Edit. El Albir.
A la mémoire de ma mère,
en cette amie e 1977
où elle aurait atteint ses 90 ans.
Document de couverture : Alhambra de Grenade, le plafond de
la Salle des Rois (CL Verroust).
(cjtfcich^-
/9"^î
AVANT-PROPOS
L'ISLAM ET L^EUROPE
O enfants d'Adam, si vous viennent
des messagers d'entre vous, qui vous
racontent Mes signes, quiconque se
comportera en piété et se réformera sur
eux, ne sera point affligé.
Mais ceux qui traitent de mensonges
Nos signes, sont des compagnons du feu
de VEnfer, où ils demeureront éternel-
lement.
Coran, \\u 35/'^^ cl 36/^1
Naguère, dans un ouvrage au titre retentissant, Ignacio
Olague affirmait : Les Arabes n'ont jamais envahi l'Es-
pagne. Si nous avions voulu répondre à ce paradoxe, en
défiant cet auteur espagnol sur le plan de la méthode et
de la critique historiques, nous aurions intitulé ce livre
La vie quotidienne dam l'Europe conquise par les Arabes.
Le tout est de définir ce que sont une invasion et une
conquête. Nous allons même jusqu'à penser que notre
xx^ siècle finissant incite à se demander si ne risque pas
de se reproduire demain, avec d'autres modalités, le
10
VEUROPE MEDIEVALE ARABE
bouleversement réalisé sur notre continent par la péné-
tration islamique, il y a plus de mille ans.
Né en Arabie au vu' siècle, message religieux à portée
universaliste, s'adressant à tous les hommes sans distinction
de race, l'Islam s'est imposé, en moins d'un siècle, dans
toute l'Arabie, puis, vers l'est, à travers la vieille Méso-
potamie et l'Iran, jusqu'aux confins de la Chine et dans
la vallée de l'Indus, vers le nord et vers l'ouest par la
Syrie-Palestine et l'Asie Mineure jusque sur les rives de
la mer Noire, dans les montagnes du Caucase et aux
portes de Constantinople-Byzance, tout comme à travers
l'Afrique — de l'Egypte au Maroc — jusqu'à l'Atlantique,
dans toute la péninsule Ibérique et dans la Gaule méri-
dionale. Les îles ne furent pas négligées : Chypre fut
atteinte dès le vif siècle et resta d'Islam jusqu'en 965 ;
la Crète le fut dès les environs de 750 et pour plus de
deux cents ans; ensuite (en 827), les musulmans s'instal-
lèrent en Sicile, qu'ils attaquaient depuis 650, et ils y
restèrent près de trois siècles ; à Malte pareillement. Plus
tard encore, aux xiv^ et xv' siècles, l'Islam se répandit,
par la conquête turque, dans les Balkans, en même temps
que dans toutes les îles de la Méditerranée orientale,
prises ou reprises. Des populations musulmanes subsistent
aujourd'hui encore en Yougoslavie comme en Albanie ;
et Constantinople, oublieuse de ses mille ans de passé
chrétien, est devenue Istanbul ; elle l'est depuis plus de
cinq siècles.
Voilà qui suffit à démontrer combien est erronée
l'opinion de ceux qui font coïncider la notion d'Islam et
un cadre géographique seulement asiatique et africain.
Ce livre, portant sur la période proprement arabe de
l'histoire musulmane, laisse en dehors de sa vision la
péninsule Balkanique conquise par les Turcs. Mais, même
ainsi limitée dans le temps, et donc dans Fcspace, notre
étude couvre près de huit siècles : ceux durant lesquels
U ISLAM ET VEUROPE
11
une partie plus ou moins étendue de l'Europe occiden-
tale vécut sous la domination arabo-musulmane.
Cette époque commence en 711, quand le chef berbère
Tariq, commandant l'avant-garde d'une armée arabo-
musulmane, débarque sur la côte rocheuse européenne
nommée, depuis lors, « la montagne de Tariq » : Djebel
Tariq (Gibraltar). La péninsule Ibérique ayant été sou-
mise en cinq ou six ans à peine, les conquérants dominent,
dès les alentours de 720, les pays méditerranéens qui
s'appelèrent plus tard le Roussillon et le Languedoc,
Et cette histoire prend fin seulement en 1492, quand le
sud-esî de l'Espagne cesse de faire partie du dar aUlslam,
c'est-à-dire de la « Maison de l'Islam », du fait de la
prise de Grenade par w les rois catholiques », Ferdinand
d'Aragon et Isabelle de Castille,
Nous avons la mémoire courte : nous oublions faci-
lement qu'il y a moins de cinq siècles une portion de
l'Europe occidentale était encore sous domination arabe
et de civilisation islamique, et qu'elle Tétait alors depuis
près de huit cents ans.
Toutefois, l'Occident européen n'a jamais été tota-
tement submergé. Le Languedoc méditerranéen n'est resté
sous l'autorité musulmane qu'une quarantaine d'années
au maximum (de 720 à 760 environ) ; Avignon, Arles
et la vallée du bas-Rhône moins longtemps encore (de 735
à 750 environ) ; la zone provençale des Maures, moins
d'un siècle (de 890 à 973) ; la Corse et quelques points
de la Sardaigne ne furent tenus qu'épisodiqucment, le sud
de ITtalie durant quelques décennies à peine. Et, partout
en Europe, le reflux arabe fut net dès le xi' siècle.
L'Islam n'en a pas moins marqué, directement ou
non, tout notre Occident. Durant des siècles, la Chré-
tienté a vécu dans la crainte des mahométans — on disait
a les Sarrasins j> — , en appréhendant leurs chevauchées et
leurs débarquements, leurs razzias et leurs bateaux, qui
furent pendant longtemps les maîtres de la Méditerranée.
12
VEUROPE MEDIEVALE ARABE
L'ISLAM ET U EUROPE
13
Comme l'a noté le fameux historien maghrébin Ibn Khal-
doun. il fut un temps (ix* et x* siècles, surtout) où a même
une planche ne pouvait flotter sur la mer, si elle n'était
d'Islam », Au xv* siècle encore, des débarquements arabes
se produisirent dans la partie chrétienne de l'Espagne,
en Italie et en France. Et il en fut encore parfois ainsi
dans les siècles suivants.
L'Eglise romaine, âme de l'Occident médiéval, s'effor-
çait de tremper les esprits et d'armer les bras de ses fils, .
pour qu'ils pussent échapper au double péril que repré- ^
sentait l'Islam à ses yeux : sa force matérielle qui sub- /
juguait, sa flamme spirituelle qui convertissait. Vers Tan |
mille, une prière était d'usage, dans les pays d'Europe ^
sous domination mahométane ; récitée chaque jour, elle
nous est connue par un bréviaire conservé à Tolède,
utilisé par le clergé mozarabe (c'est-à-dire chrétien arabisé
de langue) : « O Dieu qui guides ton Eglise fluctuante
parmi les périls de ce monde, fais qu'Elle ne soit pas
opprimée par la tempête de l'infidélité ! » Un siècle plus
fard, alors que commençait le temps des Croisades, le
pape de l'an 1100, Pascal II, alertait les évêques de tout
l'Occident libre, pour qu'eux et leurs fidèles prissent
conscience des conditions d'existence des chrétiens en
pays d'Islam : « Nos frères dans le Christ, déclarait le
pape, y vivent au milieu des musulmans comme on peut
tenter de le faire au milieu de loups ou de lions. »
Mais la présence arabo-musulmane en Europe s'est
manifestée aussi d'une autre manière, toute différente,
en y enracinant d'intenses foyers d'une civilisation bril-
lante, notamment en Espagne et en Sicile, centres de
diffusion qui ont grandement contribué à révokition intel-
lectuelle du reste de l'Europe, à celle de l'Occident chrétien.
Malgré les guerres, et dans leurs' intervalles, les
contacts pacifiques, commerciaux, culturels, amicaux, ont
été nombreux entre l'Europe restée a européenne » et
l'Europe arabisée. Vers 812, par exemple, un évêque de
Charlemagne — prélat d'origine hispanique pré-arabe —,
j Théodulphe, installé sur le siège d'Orléans, en mission à
, i Arles, y contemple de superbes produits de l'artisanat
-^;. \ hispano-musulman et d'autres marchandises arabes, dont
"^ \ il nous a laissé la description et que l'Europe chrétienne
j aimait à acheter et cherchait déjà à copier : cuirs blancs
^ et rouges de Cordoue, pierres précieuses bien travaillées
\ et serties, tissus de soie, monnaies en or. Au milieu
\ du x" siècle, des marchands d'Amalfi, qui est alors un
I des rares ports de l'Occident chrétien faisant du grand
Icommerce, fréquentent avec admiration réblouissantc ville
de Cordoue, dont le rayonnement économique atteignait
aussi Naples, la cité voisine d'Amalfi. Quelques décennies
après, l'un des plus prestigieux clercs de l'Occident,
l'Auvergnat Gerbert, d'Aurillac, futur pape Sylvestre II
(le Saint-Père deTan mille), étudie les mathématiques
arabes, non pas à Cordoue ni à Fès comme des légendes
le prétendent, mais dans la Catalogne septentrionale déjà
reconquise par les chrétiens ; et il introduit ainsi l'arithmé-
tique en Occident, Au xii' siècle, l'un des premiers centres
d'études médicales de l'Europe chrétienne, a l'école » de
Montpellier, élabore sa science en la nourrissant de celle
des Arabes. Même la lointaine Hongrie connaît la culture
hispano-islamique : un voyageur andalou, Abou Hamid,
y vit entre 1150 et 1153 ; et les monnaies qu'y frappe le
roi Etienne IV, vers 1163-1165, sont inspirées par celles
des Almoravides et des Almohades, c'est-à-dire celles des
maîtres successifs de l'Empire hispano-africain de ce
temps K Au xnf siècle, les professeurs de l'Université
de Paris sont formés à la pensée du grand philosophe
hispano-musulman Averroès. Dans un domaine tout autre,
celui de la poésie, on trouve pareillement trace d'influences
arabes, au même moment et plus tôt encore. Et tout un
1. Voigt ViLMOS : Communication au Congrès d'Etudes
sur les Cultures de la Méditerranée occidentale, Barcelone, sep-
tembre-octobre 1975,
14
VEUR.OPE MEDIEVALE ARABE
courant de pensée d'Islam a laissé son empreinte dans
certains aspects de l'œuvre de Dante, qui est sans doute
l'un des sommets de la culture de notre passé : La Divine
Comédie, Enfin, des résonances similaires se perçoivent
dans les arts : celui du monde islamique est l'un des
éléments qui fécondent nos chefs-d'œuvre de l'école
romane. Là où la reconquête chrétienne abat le Croissant
et restaure la Croix, les vainqueurs ne méconnaissent pas
certains des charmes de la société dont ils viennent de
triompher. Le grand historien français de Tart islamique,
Georges Marçais, l'a remarqué : « La Sicile musulmane
devenue normande fait entrer dans l'Occident chrétien
des formes artistiques au nombre desquelles pourrait
bien être l'arc brisé de nos églises. » Et, à partir
de l'Espagne axabe, le dessin et la polychromie qui
s'épanouissaient à Cordoue, pénètrent jusqu'au cœur de
l'Auvergne ^
Ainsi, notre civilisation s'est abreuvée à celle de
rislam. Les heures fécondes n'ont pas manqué à la vie
de l'Europe médiévale partiellement dominée par les
Arabes. Elles ont même pu faire oublier aux populations
les tristesses et l'angoisse des jours de luttes et de sang.
Ceux-ci se sont estompés dans le souvenir, perdus dans
la pénombre du passé, au fur et à mesure que les siècles
s'écoulaient.
Comment s'est réalisée au jRl des ans, pendant plus
d'un demi-millénaire, cette curieuse et complexe coexis-
tence d'Européens chrétiens et de mahométans, dont le
sang arabe était de moins en moins abondant par rapport
au sang indigèrte, de génération en génération ?
Ce livre voudrait le faire comprendre.
1. Georges Marçais : UArt musulman, Paris, Presses Uni-
versitaires de FraTîce, 1962, p. 98.
CHAPITRE PREMIER
LES JOURS DE RAZZIA ET DMNVASION
Les historiens bénédictins du Languedoc, dom Devic
et dom Vessete l'ont bien discerné : « Les conquérants
arabes distinguaient avec soin les incursions destinées à
faire du butin, des expéditions entreprises dans un but
réel de conquête ^ *. » Mais ces deux modes différents de
pénétration en terre ennemie ont toujours été liés. En prin-
cipe, jamais les Arabes ne tentaient une annexion quand
ils lançaient une première attaque contre un nouvel objec-
tif ; toujours ils commençaient par un raid ou un débar-
quement nocturne de reconnaissance. Ils raflaient ainsi du
butin, sondaient une région, déterminaient s'ils avaient
intérêt à y revenir pour y installer leur domination,
fixaient ensuite les effectifs de cette entreprise éventuelle
de conquête, d'après le degré de résistance qu'ils avaient
rencontré. Ils accomplissaient ainsi, en combattants de la
Foi, les prescriptions de deux versets du Coran, cekii où
Allah déclare : « Que de cités nous avons détruites ! »
(les cites des impies, des infidèles), et celui oh II parle à
ses croyants : « Nous vous avons donné place sur
terre ^. »
Sous l'impact des raids arabes de reconnaissance, se
♦ Notes en fin de volume.
16
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
créèrent, à l'intérieur des pays exposés à ces chevauchées
(les algarà), des zones dont l'emplacement géographique
se déplaça et se modifia au cours des siècles, mais où,
toujours, régna l'angoisse et se creusa le vide : les terres
y étaient abandonnées, les cultures cédaient la place à la
friche, les populations se réfugiaient dans les villes abri-
tées par des murailles. L'écrivain grenadin Ibn Hudayl,
qui vivait à la fin du xîv*^ siècle, a expliqué le procédé et
ses méthodes :
Il est licite d'incendier les terres de l'ennemi, ses
grains, de tuer ses bêtes de somme — s'il n'est pas
possible aux musulmans de se les approprier —, ainsi
que de couper ses arbres, de ruiner ses villes, de faire
en un mot tout ce qui est de nature à l'abattre, pour
peu que Yimam (c'est-à-dire le « guide » religieux de
la communauté des croyants) juge ces mesures adé-
quates, de nature à hâter l'islamisation de cet ennemi
ou à l'affaiblir. Tout cela concourt en effet à en
triompher de vive force ou à le contraindre à
composer ^.
Chevauchées et débarquements
Sur le mécanisme tragique et monotone des razzias
en dar al-harb. c*est-à-dire chez l'étranger non-musulman,
nous avons bien des témoignages. Voici quelques épisodes
qui concernent la France : arrivés dans les massifs pyré-
néens, après avoir établi leur domination sur la péninsule
Ibérique, les envahisseurs sont attirés par les pays qui
s'étendent au pied du versant septentrional de la chaîne.
Venant de la vallée aragonaise du Segré, des escadrons
explorent la vallée de l'Ariège ; en 721, ils effectuent un
raid vers Toulouse, mais le duc Eudes d'Aquitaine les
JOUAIS DE RAZZIA ET D'INVASION
17
repousse. Plus à l'est, ils se sont déjà avancés, par la Cer-
dagne et le Roussillon, jusqu'en Languedoc, en empruntant
la vieille voie romaine devenue wisigothique, celle que les
géographes liomment la route de la dépression prélittorale.
Avant 720, ils avaient lancé des raids contre Narbonne et,
en 725, ils s^cmparent de Carcassonne. Dès leur première
attaque contre Narbonne — qu'ils ont eu tôt fait de pren-
dre aussi, an plus tard en 720 —, ils réussissent à pénétrer
dans la ville, en saccagent les églises, ravissent notamment,
dans l'une cl elles, sept superbes statues en argent massif
qui en étaient l'orgueil et qu'ils apprécient à juste titre
comme leur plus remarquable butin dans cette cité ; et ils
emmènent comme esclaves de nombreuses femmes, beau-
coup d'enfants et quelques hommes '*.
Maîtres de Nîmes, arrivés dans la vallée du bas-
Rhône, des cléments avancés remontent la vallée de ce
fleuve en une pointe hardie, et installent peut-être des
citadelles sur sa rive droite, l'une située entre la basse-
Ardèche et le site de Viviers, au lieu toujours dit « Les
Sarrasins » (au sommet de la Dent de Rez), Tautre beau-
coup plus au nord encore, dans le Vivarais, près d'An-
dance, en haut de la colline du Castellet, appelée aussi
« La Sarrasjnicre ». Après être passés près de Lyon, avoir
suivi le cours de la Saône, et ravage le pays de Mâcon
et celui de Chalon, à une date imprécise, que l'on croit
avoir été le 21 août 725 mais que certains pensent de
l'été 731, i]s atteignent Autun, qu'ils mettent à sac et
incendient, tandis qu'un autre groupe fonce vers Dijon et,
de là, sur Langres. Puis, ils galopent jusqu'à Sens où ils
sont repousses, en grande partie grâce à l'héroïque métro-
politain (c'est-à-dire l'archevêque) de la ville, saint Ebbon
(731). Ils étaient à une centaine de kilomètres de Paris...
L'affaire d'Autun a été le plus retentissant épisode de
cette expédition. Ainsi que l'écrivait, en 1768, l'érudit
Bruzon de la Martinière, elle est restée durant des siècles
présente à Fcsprit des habitants de la ville, d'autant que
18
V EUROPE MEDIEVALE ARABE
a depuis cette ruine, Autun ne s'est pu jamais rétablir en
son état antérieur ^ ».
En dévalant les pentes des Pyrénées, les Arabes par-
courent aussi l'Aquitaine. En 732, vainqueurs du duc
Eudes, ils entrent à Bordeaux, dont ils brûlent toutes les
églises et s'avancent jusqu'aux portes de Poitiers, mettant
le feu à la basilique Saint-Hilaire-hors-les-Murs. Ensuite,
ils s'ébranlen^ vers la capitale du christianisme gaulois,
à savoir Tours, leur objectif étant à la fois spirituel et
matériel : porter un coup au prestige de saint* Martin et
s'emparer des richesses de son sanctuaire. Mais ils n'at-
teignent pas leur but : un samedi d'octobre, le chef franc
Charles Martel les arrête non loin de Poitiers ^.
Les pays méditerranéens, d'ailleurs, les attirent davan-
tage. Vers 734-735, ils prennent d'assaut Arles et Avignon.
Du côté de la Provence et en Italie, leurs marins pré-
cèdent la cavalerie ou y suppléent. En 846, ils débarquent
à l'embouchure du Tibre, s'emparent d'Ostie, remontent
le fleuve, renoncent à attaquer les murailles de Rome,
mais pillent les basiliques Saint-Pierre et Saint-Paul qui
sont alors toutes deux hors les murs ^. Cette alerte pro-
voque, par contre-coup, de 848 à 852, la construction d'une
nouvelle enceinte romaine entourant Saint-Pierre et allant
se souder à l'ancienne, au château Saint- Ange, le vieux
mausolée de l'empereur Hadrien. En 849, les musulmans
tentent un nouveau débarquement à Ostie ; puis, chaque
année à partir des environs de 875, ils menacent le
littoral romain.
Pour s'en débarrasser, le pape Jean VIII se décide,
en 878, à leur promettre un versement annuel de plusieurs
milliers de pièces d'or ; mais ce tribut du Saint-Siège à
rislam semble n'avoir été payé que durant deux ans ;
et jusqu'au début du x* siècle, de temps en temps, les
musulmans réapparaissent à l'embouchure du Tibre ou
à ses abords.
Marseille, de son côté, est aussi atteinte : en 838,
JOURS DE RAZZIA ET D'INVASION
19
les Arabes y débarquent et la dévastent, Tabbaye Saint-
Victor, hors les murs, est détruite, et de nombreux Mar-
seillais sont emmenés en captivité ; dix ans plus tard,
se produit un nouveau raid, le Vieux-Port est encore
mis à sac. Et cela se répète peut-être encore vers 920.
Toute la péninsule Italienne est pareillement exposée :
vers 840, des bateaux musulmans remontent les côtes de
l'Adriatique jusqu'à l'archipel dalmate et à l'embouchure
du Pô. Puis, en revenant vers le sud, ils osent attaquer
une ville, Ancône. à quelque deux cents kilomètres au
nord-est de Rome ; une sorte de commando saute à terre :
la cité est dévastée et incendiée.
•* Pendant leur conquête de la Sicile, quand ils pren-
nent Syracuse en 878, après un assaut meurtrier, ils sont
exaspérés par la résistance qui leur est opposée. Trouvant
sur leur passage, quand ils se ruent dans la ville, l'église
du Saint-Sauveur, remplie de femmes et d'enfants, de
vieillards et de malades, de clercs et d'esclaves, ils les
massacrent tous ; puis, se répandant à travers la cité,
ils continuent de tuer et de piller, se font remettre le
trésor de la cathédrale ; ils prennent aussi de nombreux
prisonniers et groupent à part ceux qui ont les armes
à la main. Une semaine après, tous ces captifs, qui avaient
osé lutter contre eux, sont égorgés (au nombre de quatre
mille d'après la chronique al-Boyyan)^.
En 934 ou 935, ils débarquent à l'autre extrémité de
l'Italie, à Gênes, en tuent a tous les hommes » et
repartent, en chargeant sur leurs bateaux, « les trésors
de la ville et de ses églises j>. Quelques années plus tard,
ils s'installent, semble4-il, durant un temps, à Nice, à
Fréjus, à Toulon ^...
On pourrait citer beaucoup d'autres faits semblables.
D'une manière générale, dans ces raids arabes réalisés par
une chevauchée ou après un débarquement, les églises
sont particulièrement visées, parce que les assaillants
20
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
savent y trouver des objets de culte en or ou en argent
parfois rehaussés de pierres précieuses, et des étoffes de
prix. Et, parce qu'elles sont tenues comme une offense
à Dieu, Dieu l'Unique, du fait qu'elles sont consacrées
au a polythéisme » de la Trinité, elles sont ensuite incen-
diées. Les cloches sont l'objet d'un acharnement spécial
car elles osaient magnifier l'appel à la prière infidèle par
leur bruit dans les airs, vers les cieux ; elles sont donc
toujours cassées ^^.
Une « grande penr »
On comprend sans peine que de telles expéditions
aient semé la terreur. L'historien tlemcénien al-Maqqari,
qui écrivait au xvii' siècle, explique que la panique créée
par les cavaliers et les marins arabes, au temps de l'expan-
sion musulmane, dans les zones de raids et de débar-
quements, facilitait ensuite la conquête, si celle-ci était
décidée : a Allah, dit-il, diffusait ainsi une telle peur
parmi les infidèles qu'ils n'osaient pas aller combattre les
conquérants ; ils n'allaient vers eux qu'en suppliant, pour
solliciter la paix. » En effet, suivant la Loi islamique, les
mahométans laissaient la vie et les biens à ceux qui
n'avaient pas « l'audace de résister à Dieu », c'est-à-dire
à ceux qui ne luttaient pas contre eux, « les combattants
de la Foi ».
Dans les populations attaquées, l'angoisse qui se
répandait n'était pas seulement le fruit d'une certaine
impréparation ou d'une tendance à la lâcheté. Les clercs
et toutes les âmes pieuses avaient une hantise : éviter la
profanation des reliques qui se trouvaient dans les églises
et les monastères- Bien des chroniqueui^. rapportent com-
ment, en apprenant qu'une troupe musulmane approchait,
les évêques n'avaient qu'un souci : mettre à l'abri ces
précieuses reliques. Et, souvent, le prélat s'enfuyait lui-
JOVRS DE RAZZIA ET D'INVASION 21
même avec elles. Ce fut, par exemple, en 718, le cas du
métropolitain Prosper de Tarragone ; il échappa d'ailleurs
ainsi à la mort : le sac de la ville fut terrible ; ce fut
une ruine totale ; et cette ancienne capitale d'une magni-
fique province romaine mit des siècles à se relever de ce
désastre.
Quant aux villes qui, après s'être ouvertes aux Arabes,
se révoltaient contre eux, malheur à elles ! Dès le début
de l'expansion musulmane en Europe, Tolède servit
d'exemple à cet égard. Cette capitale du royaume wisi-
gothique s'était livrée aux nouveaux venus, sans combat,
dès 71 1 ou 712, car ils arrivaient en ennemis du souverain
Rodéric (ou Rodrigue) contre lequel luttaient les partisans
du prétendant Akhila, fils du feu roi Wittiza. En 713,
quand les Tolcdans comprennent que Akhila ne sera pas
rétabli sur le trône paternel, et que leurs a alliés » arabes
sont devenus les maîtres, ils déclarent rejeter cette autorité.
Peu après, le châtiment s'abat sur eux : dès cette
année 713, leur ville est prise d'assaut ; son métropolitain,
Sindered, a le temps de s'enfuir (il arriva à Rome), mais
tous les notables de la cité qui n'ont pu en faire autant
sont égorges, et tout est pillé l* ; le général arabe s'empare,
notamment, de la splcndide « table de Salomon » ; on
appelait ainsi une sorte de banc ou siège, monté en trône,
tout en or incrusté de pierreries, qui se trouvait dans
îa cathédrale. Les autres villes d'Espagne qui, dans la
confusion de la guerre civile wisigothique, avaient accueilli
les Arabes comme des sortes de rriercenaires au service
des fils de Wittiza, et qui prennent tardivement conscience
de la réalité de la domination musulmane, n'osent guère
imiter Tolède en se révoltant à leur tour. La leçon donnée
a porté. La crainte s'empare du peuple et des dirigeants.
Dans les zones frontières du nord de l'Espagne, là où
le pouvoir islamique n'est pas, ou pas encore, fermement
établi, la panique s'instaure comme dans les terres de
raid : en 730 par exemple, les Arabes ravagent la Cer-
22
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
dagne et, pour faire un exemple, ils y brûlent vif un
évêque ^^,
Voilà comment en Espagne même, des zones entières
se vident. Un no man*s land prend forme, particuliè-
rement large et durable dans la moitié occidentale de la
péninsule Ibérique : dès le milieu du viif siècles, les
Arabes ont évacué tout le nord-ouest de VHispania ; le
pays qui s'étend entre la Cordillère cantabrique au nord
et la vallée du Douro au sud reste à peu près désert
pendant longtemps : personne n'ose y demeurer, personne
n'ose s'y installer.
Stratégie et tactique
Pour les régions chrétiennes qui s'étendent au-delà
du no man's land, les mois critiques sont ceux de la
belle saison. Dès février, en effet, commencent à se
recruter et à se préparer des troupes musulmanes des-
tinées à effectuer des raids en pays infidèle. Ainsi que
l'a écrit, à propos des ix* et x* siècles, le meilleur historien
français actuel de la Castille médiévale, Jean Gautier-
Dalché :
Lorsque le printemps arrive. Galiciens, Asturiens,
Castillans et Basques vivent dans l'attente de la
sdija (la campagne d'été) des musulmans. [...] Sans
doute ces campagnes n'obéissent-elles pas à un rythme
régulier ; tantôt elles sont séparées par des intervalles
de plusieurs années, tantôt elles se succèdent tous
les ans, mais la menace qu'elles représentent et la
crainte qu'elles inspirent sont constantes : on pille,
on enlève le bétail, les combattants vaincus sont
massacrés, les hommes en état de porter les armes
tués ou réduits en esclavage, ainsi que les femmes
et les enfants i^.
JOURS DE RAZZIA ET D'INVASION
23
Ainsi, quand leur élan les emporte jusqu'à la Cor-
dillère cantabrique et qu'ils y pénètrent, les Arabes lancent
des raids dans les Asturies, comme, par exemple, leur
prise d'Oviédo en 794, grande razzia suivie de leur repli.
Certes, les effectifs engagés dans ces chevauchées
n'étant pas nombreux, chaque incursion s'effectue sur un
front étroit ; les destructions sont limitées à une zone
réduite, le long de Taxe suivi par la troupe. De plus,
grâce au réseau de châteaux qui, peu à peu, se constitue,
hommes et bêtes peuvent de plus en plus se mettre à
l'abri. Mais les populations des zones atteintes par les
chevauchées, quand elles connaissent un répit, ne savent
jamais combien de temps durera celui-ci.
Dans le déroulement de chaque opération mihtaire.
comme dans la stratégie d'ensemble des raids, la méthode
arabe met à rude épreuve les nerfs et la patience des
ennemis ; au combat, la tactique est celle « de l'attaque
et du repli y>, aUkarr wa4-jan\ littéralement : l'attaque
et la fuite. Un poème chante en des vers célèbres le cava-
lier bédouin dans la bataille : « Il attaque, il fuit,
il revient, il s'en va, il revient encore. » Et quand, enfin,
c'est pour obtenir l'avantage définitif : « Il est tel un
rocher, que les eaux précipitent du haut de la mon-
tagne ^^, » Une autre tactique, qui parfois se greffe sur
les raids, est décrite par Y « anonyme de Cordoue »,
chrétien qui vivait en Andalousie dans la seconde moitié
du viif siècle : « Les Arabes tendent souvent des embus-
cades aux Européens en se cachant derrière les sen-
tiers *^. » Ce passage d'un poème en latin est caractéris-
tique, car l'auteur y emploie à juste titre le mot Euro-
penses (Européens), pour désigner ceux qu'attaquent les
musulmans, en utilisant pour parler de ceux-ci les mots
« Arabes » et « Ismaélites d ; nous sommes ainsi placés
en présence des acteurs collectifs. Et jamais, en aucune
saison. l'Occident chrétien n'est certain d'être à l'abri
des coups musulmans, car si les chevauchées de razzias
24
UEUROPE MEDIEVALE ARABE
ont surtout lieu sous forme des campagnes d'été (sa'ifa)
dont nous avons parlé, et si les débarquements ont géné-
ralement lieu entre avril et octobre i^, parfois les « com-
battants pour la foi » déclenchent à Timproviste une
campagne d'hiver : une shatiya.
Les îles et les repaires côtiers
Au fur et à mesure que les années s'écoulent, quand
les zones d'expéditions se réduisent à certaines parties de
la péninsule Ibérique, la lutte prend un nouvel aspect :
des îles et des repaires côtiers, souvent installés sur des
presqu'îles, deviennent pour les Arabes, après avoir subi
leurs coups de main, des bases de départ privilégiées pour
leurs incursions en terre d'infidèles. La méthode, cepen-
dant, ne varie pas : ils arrivent de nuit, pénètrent à la
dérobée dans les domaines et les maisons, massacrent
ceux qu'ils y trouvent ou les emmènent en captivité ^\
Durant des décennies, ils ont débarqué ainsi aux
Baléares, les ravageant, en repartant après avoir obtenu
une promesse de tribut qu'ils venaient ensuite réclamer
chaque année, et ils repassaient à l'attaque si on ne vou-
lait pas le leur verser : après un premier raid, qui remonte,
semble-t-il, à 707, ils y sont revenus souvent, puis ils s'y
installent, vers 902-903, pour plus de trois siècles. De
même, dès les alentours de 650 et à maintes reprises dans
la seconde moitié du vir siècle, puis durant le vîîî*, ils
ont assailli la Sicile, en ramenant chaque fois des captifs
et du butin, puis ils la conquièrent lentement, place par
place, de 827 à 902, date à laquelle ils s'emparent de
Taormina. le dernier point de l'île qui leur échappait.
Pendant ce temps, ils ont envahi, dès 8()6, l'île de Pantel-
leria, oh ils ont fait de nombreux prisonniers, dont des
dizaines de moines, qu'ils sont allés vendre en Espagne
musulmane î8; et, en 870, ils ont pris Malte. Dès 710,
JOURS DE RAZZIA ET D'INVASION 25
sinon dès 707, ils ont attaqué la Sardaigne qui subit au
cours des viif et ix' siècles le même sort que les Baléares,
mais qui, au début du x^ échappe à l'intégration, au
dar al-Islam, et reste terre de razzias par débarquement ;
en 1015 seulement, une troupe musulmane réalise une
véritable conquête de cette île, mais elle ne peut s'y main-
tenir plus d'un an i^. On sait mal ce qui se passa en Corse,
qui fut peut-être attaquée dès 710, mais qui semble ne
pas l'avoir trop été dans l'ensemble du vin' siècle ; en
revanche, au début du \x\ elle fut si souvent envahie que
le pape incita les Corses à abandonner leur île et les
invita à se réfugier à Rome ; d'après le Liber ponîijicalis,
quatre mille familles corses seraient ainsi arrivées dans la
Ville éternelle peu avant 829 ; mais la domination maure
n'aurait duré que quelques décennies, et avant la fin du
TX* siècle, la noblesse romaine agissant au nom du pape
aurait rendu l'île à la Chrétienté 20.
De plus en plus, les petites îles proches des côtes
servent de bases aux Arabes vers le continent, où, à
roccasion. ils aménagent en même temps des têtes de
pont. Ils prennent ainsi l'île d'Ischia face à Naples, une
première fois en 812, puis vers 844, ainsi que le promon-
toire de Misène, qui borde à l'ouest la baie napolitaine ;
de là, ils conquièrent Naples en 856. Ils s'installent pareil-
lement à la pointe de Licosa, qui ferme au sud le golfe
de Salerne et, vers 845, dans les îles Pontincs (l'archipel
de Ponza) au large de Gaète, puis sur la côte même de
la péninsule, au sud de cette ville, à Tembouchure du
Garigliano, dans une zone qui est leur camp retranché,
de 880 à 9i6 environ. Tout au sud de la botte, ils débar-
quent souvent en Calabre, y prennent pied en 813, l'oc-
cupent au moins de 840 à 885, y débarquent de nouveau
au début du x' siècle. Ils s'installent à Tarente de 840
à 880, à Bari de 841 à 871 et, par ces deux bases, tiennent
la Pouille.
En Provence, des environs de 890 à 973, ils sont les
26
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
maîtres du massif, dit précisément « des Maures », ainsi
que de la côte du golfe de Saint-Tropez, avec peut-être
cinq tours-citadelles (Grimaud, Cogolin, Ramatuelle,
Notre-Dame de Miremar, Gassin) et un centre principal
dans un camp fortifié à La Garde-Freinet 21. Nous avons
de bonnes descriptions de ce bastion du dar al-lslam :
une forêt d'arbres épineux y règne avec des ronces enche-
vêtrées à pointes tranchantes ; loin de mettre le sol en
cultures en défrichant, les Arabes épaississent les fourrés,
favorisent la multiplication des touffes aux feuilles acé-
rées, créant ainsi un réseau végétal impénétrable. Si les
Provençaux essayent d'attaquer ce site, ils sont victimes
de ces plantes, et ne peuvent que difficilement progresser
ou revenir sur leurs pas. Pour sortir de ce repaire et y
rentrer, les Arabes ne maintiennent accessible qu'un
sentier étroit, passage obligatoire qu'ils surveillent et gar-
dent constamment et qu'ils empruntent pour réaliser
leurs raids 22. Quelques traces archéologiques permettent
de supposer qu'au centre de leur dispositif est aménagé
un réduit en demi-lune, protégé par des défenses inté-
grées dans le relief montagneux et partiellement entouré
d'un fossé, là où la nature n'offrait pas d'obstacles suffi-
sants 23. Ils disposent, en même temps, d'une base annexe
en Camargue, qu'ils tiennent comme une île depuis 869 ;
et leurs liaisons maritimes s'opèrent jusqu'avec l'Espagne
musulmane d'où arrivent des renforts et où aboutit une
partie du butin ramassé en Provence : dans la zone d'Ali-
cante et de Carthagène ainsi qu'à Alméria — alors
appelée Pechina — sont aménagées des bases corsaires,
qu'animent des marins particulièrement entreprenants 2^,
Ce bastion provençal des Maures illustre bien comment
la menace arabe pénétrait profondément en pays chrétien.
Tout autour, I4 Provence est sans cessé rançonnée comme
elle l'avait déjà été durant les quelques années du viii' siè-
cle où les premiers Arabes parvenus en Europe avaient
tenu le Rhône entre Arles et Avignon et avaient construit
JOURS DE RAZZIA El D'INVASION
27
sur ses rives des forts d'où ils partaient sillonner les pays
situés à Test du fleuve. Maintenant, de la Camargue et
des Maures, ils rayonnent en tout sens : ils atteignent le
bassin d'Aix, dont l'évêque s'enfuit 25 et, des 869, le pays
d'Arles, dont ils capturent l'archevêque : ils l'emmènent
en Camargue, négocient sa rançon, la touchent et rendent
un cadavre... celui du prélat, mort entre-temps 2^. Vers
le nord, l'est et le nord-est, ils atteignent Gap et Grenoble
— qu'ils auraient tenus près de vingt ans au milieu du
X' siècle — , poussent jusqu'aux cols des Alpes, qu'ils
contrôlent, faisant payer une taxe à tous ceux qui les
franchissent, en particulier au Grand-Saint-Bernard. De
là, au nord, ils arrivent dans le Valais et jusqu'à l'abbaye
de Saint-Gall, ce qui a fait dire qu'ils avaient été a les
maîtres de la Suisse » durant une dizaine d'années ; et
vers l'est, ils atteignent le Val de Suse, puis le Piémont
jusqu'à Asti, et la Ligurie. Ils capturent ainsi, en 972, le
grand abbé de Cluny, saint Mayeul, qui revenait d'un
voyage à Rome ; et ils ne le libèrent qu'après avoir encaissé
une énorme rançon rassemblée à la hâte par les moines
de Cluny 27, Quand on sait ce que représentait alors cet
ordre religieux pour la Chrétienté, on devine sans peine
la résonance qu'un tel exploit put avoir à travers tout
l'Occident.
De la même manière, partant du golfe de Gaète, en
881, d'autres musulmans avaient détruit, dans Tintérieur
des terres, le monastère de Saint-Vincent de Volturne et
surtout, en 883, la vieille et prestigieuse abbaye bénédic-
tine du Mont-Cassin qui, déjà assaillie en 858, avait réussi
à être épargnée en se résignant à verser une grosse somme.
Ainsi, deux et trois siècles après leur arrivée en Espa-
gne, les mahométans font encore sentir leur présence et
leur force en bien d'autres terres d'Europe.
28
LEUROPE MEDIEVALE ARABE
La valeur militaire et technique des envahisseurs
Si les prouesses des Arabes terrifient, elles leur confè-
rent aussi un certain prestige. Voilà sans doute pourquoi
rhistoire de leurs rapports militaires avec les Occidentaux
est parfois émaillée de curieux combats singuliers, suites
de défis que s'étaient lancés tel champion de l'Islam et
tel preux chrétien. Ces sortes de duels qui, de temps en
temps, se déroulaient sur le front des troupes ennemies
face à face, avant que se déclenchât leur combat, révèlent
des attitudes de type chevaleresque, des similitudes de
mentalités et de comportements entre Arabes et Euro-
péens de souche.
Le courage des musulmans est évident, accentué d'ail-
leurs par la certitude coranique : celui qui meurt en
combattant pour la foi, est assuré d'éviter Tépreuve du
Jugement et d'aller directement au Paradis, quels qu'aient
pu être ses péchés. De surcroît, leur armement est de
qualité ; il se modifie, certes, au cours des siècles, tantôt
se rapprochant, tantôt s'éloignant de celui des troupes
chrétiennes ; mais, toujours, le guerrier musulman — cava-
lier ou fantassin — sait bien manier la lance et l'épée, le
poignard ou le coutelas, voire une hache d'arçon à double
tranchant, les javelots et les dards, parfois la fronde ou
la masse, l'arc, puis l'arbalète, et, dans les sièges, les cata-
pultes. Plus qu'une véritable armure, il porte une sorte de
casaque, faite de plaques en métal, et s'abrite derrière
un excellent écu. Les meilleurs boucliers sont faits en
peau d'antilope d'Afrique ^s.
Quant aux bateaux, ils transportent souvent des che-
vaux pour que le débarquement soif -suivi d'un raid de
cavaliers, mais surtout ils sont bien équipés : dès le
IX' siècle, l'arsenal de Séville les pourvoie de pots à
naphte ; le liquide incendiaire y est placé, avec une mèche
JOURS DE RAZZIA ET D'INVASION
29
imprégnée de soufre et de salpêtre ; ce sont de véritables
grenades incendiaires — dont l'une a été retrouvée à
Hycres ; le naphte se répand au premier choc et incendie
le bateau ennemi atteint, mais, de plus, il est semblable
au feu grégeois des Byzantins : lancé à l'aide de syphons
vers les navires adverses, il brûle sur l'eau. Un écrivain
arabe de la fin du x^ siècle le décrit : « Il s'échappe du
vaisseau qui le lance tel un feu rouge foncé ; cette flamme
paraît un coursier rapide dont la queue traînerait sur les
flots [...] la flamme accolant les vagues, comme si celles-ci
étaient d'une huile dans laquelle on trempe les mèches 29. »
Les coups de main
La suprématie maritime arabe décroissant, puis dis-
paraissant progressivement dès le xr' siècle, une autre
période commence : la reconquête chrétienne qui ravit à
rislam toutes les îles, détruit ses repaires littoraux et le
réduit en Europe, au xiii"^ siècle, à un modeste vingtième
de la péninsule Ibérique : le sultanat de Grenade. Toute-
fois, le danger reste menaçant sur mer. L'île de Majorque,
redevenue chrétienne en 1230, est souvent visée par les
fidèles d'Allah : aussi bien au xin" siècle que plus tard,
comme au temps où ils régnaient sur la Méditerranée, les
Arabes opèrent encore des débarquements de nuit dans
les anfractuosités des côtes, et se glissent — à pied, main-
tenant — à travers champs, vers des' maisons isolées. Une
impressionnante série de documents, récemment décou-
verts, établit que, vers 1380-1400, à peu près chaque
année et en général plusieurs fois par an, l'alerte était
donnée sur la côte méridionale de Majorque parce que
des navires musulmans étaient en vue : chaque fois qu'ils
réussissaient à échapper à l'attention des vigies scrutant
l'horizon du haut des tours de guet, ils approchaient du
rivage et y débarquaient quelques hommes qui elTcctuaient
30
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
la razzia, généralement deux ou trois heures avant le
lever du soleiP^.
Le littoral de la péninsule aussi reste exposé ; vers
1320. par exemple, est capturé un bateau, conduisant de
Collioure à Barcelone des pèlerins roussillonnais se ren-
dant au sanctuaire mariai de Montserrat ; en 1397, un vil-
lage de la côte valencienne, Torreblanca, est dévasté, plus
de cent de ses habitants emmenés comme esclaves, l'église
profanée, les musulmans emportant notamment un ciboire
en argent rempli d'hosties consacrées, ce qui bouleverse
la chrétienté espagnole ^^ ; en 1543, le port de Palamos
sur la Costa Brava catalane est complètement détruit, etc.
La France aussi est parfois atteinte, à Agde par exemple
en 1406, tandis qu'en 1475, Fréjus est saccagée et que,
assez souvent, des pêcheurs provençaux sont capturés par
des corsaires d'Islam, qu'on commence maintenant à nom-
mer « pirates barbaresques ». Quant aux eaux et aux côtes
italiennes, elles sont plus fréquemment encore le théâtre
de l'audace de ces marins qui sont très attirés par la
Sicile, terre ayant appartenu à leurs ancêtres pendant plus
de deux siècles ; en 1393, ils débarquent à Syracuse et
y capturent plusieurs habitants, dont l'évêque ; au xv* siè-
cle, ils y reviennent plus d'une fois ; mais ils ont bien
d'autres points de razzia, par exemple Capri en 1428.
Malte en 1429, l'île d'Elbe en 1443, etc.
C'est donc pendant plus d'un demi-millénaire que des
populations européennes qui avaient déjà été en butte à
des attaques mahométanes aux viif et ix* siècles, sinon
dès le VTiS eurent à souffrir de ces coups de main sanglants
et ruineux, qu'aucun avertissement ne précédait, rien qui
ressemblât à une a déclaration de guerre ».
JOURS DE RAZZIA ET D'INVASION
31
La riposte des Européens
Le tableau que nous avons tracé jusqu'à présent a
été unilatéral, car c'est l'histoire des effets de l'irruption
islamique en Europe que nous tentons de montrer. Mais
si l'on veut se faire une idée plus complète des souffrances
endurées par les pays qui furent l'enjeu des affrontements,
il ne faut pas oublier qu'elles n'ont pas été dues seule-
ment aux flux arabes successifs ; elles ont été engendrées
aussi par la riposte.
Or, celle-ci se déclenche dès le viif siècle et ne se
termine que par la victoire totale dans le sud-est de
l'Espagne, à l'extrême fin du xv' siècle. Initialement, elle
est l'œuvre des Francs, non seulement en Gaule (qui
devenait la France), mais aussi en Espagne, où ils sont
vite relayés par Asturiens et Navarrais, Galiciens et
Léonais, Catalans, Castillans, Aragonais et Portugais, tan-
dis qu'en Italie cette réaction, plus que celle des Byzantins
et des Lombards, est l'œuvre des Normands. Aussitôt
après sa victoire à Poitiers en 732, Charles Martel se
retourne contre l'autre aile de l'expansion musulmane en
Gaule : en 737. il reprend Avignon aux Arabes et tente
en vain de leur arracher Narbonne. Un douloureux cal-
vaire commence alors pour le Languedoc, parcouru par
les Francs qui attaquent et les mahométans qui résistent.
Après 750, Pépin le Bref reconquiert 'Nîmes, Maguelonne,
Agde, Béziers, échoue plusieurs fois contre Narbonne
mais y entre enfin, en 759 au plus tard. Les Narbonnais
ont beaucoup souffert des batailles autour de leur ville et
du siège final qui dura plus d'un an. Une certaine soli-
darité a même uni alors les indigènes chrétiens et les
dominateurs arabes, car le pays voyait dans les Francs de
nouveaux envahisseurs : leur catholicité n'était sans doute
pas une clé suffisante pour ouvrir les cœurs de leurs corc-
32
V EUROPE MEDIEVALE ARABE
ligionnaires qu'ils venaient débarrasser des musulmans :
les chrétiens de Narbonne demandent à Pépin le Bref de
conserver l'usage de la loi wisigothique qui était la leur
avant la domination islamique, le royaume des Wisigoths
ayant recouvert, non seulement la péninsule Ibérique, mais
tout le Languedoc ; elle était restée leur code sous la
domination musulmane ; le roi des Francs consent à la
leur laisser. Après, bien souvent les Arabes tentent de
reprendre Narbonne : ils arrivent de nouveau jusqu'à ses
portes par des raids menés à travers la Cerdagne et le
Roussillon en 793, 794, encore en 841 ^2.
Les Francs sont pourtant déjà arrivés au sud des
Pyrénées, à Gérone peut-être dès 785 ; Charlemagne, en
tout cas, apparaît en personne sous les murs de Saragosse
et à Pampelune ; et, de son vivant, son fils Louis le Pieux
conquiert Ausona-Vich en Catalogne, Huesca en Aragon,
Barcelone enfin en 801, au milieu de quelques réticences
antifranques manifestées par des tenants de la tradition
wisigothique. Les Arabes contre-attaquent partout. En
934, ils reviennent à Barcelone ^\ la reprennent provisoi-
rement en 985, parcourent de nouveau la Catalogne vers
l'an mille, puis en 1038 et encore en 1045 ; la Navarre
connaît aussi de nouveaux flux musulmans durant la pre-
mière moitié du x' siècle ; au début du xi*, une vague
islamique s'abat jusque sur la lointaine Galice, que les
premiers conquérants arabes avaient évacuée deux cent
cinquante ans plus tôt ! Cependant, rien n'est plus terrible
que le duel qui, de 1060 à 1091, oppose Normands et
Arabes durant la longue reconquête chrétienne de la
Sicile. Du xf au xv' siècle, tandis que s'effectue le lent
déplacement vers le sud, entrecoupé de replis vers le nord,
du front islamo-chrétien à travers la péninsule Ibérique,
les chevauchées destructrices continuent de part et d'au-
tre, aussi bien maintenant celtes des champions de la
Croix que des défenseurs du Croissant. Parfois, de nou-
velles vagues islamiques arrivant d'Afrique déferlent encore
JOVRS DE RAZZIA ET D'INVASION 33
sur l'Europe : au milieu du xif siècle, par exemple, les
Maghrébins, soudés par le mouvement puritain almohade.
débarquent en Espagne pour y renforcer l'autorité musul-
mane et mettre fin à sa faiblesse et à sa trop grande tolé-
rance envers îes chrétiens; ils s'emparent ainsi, en 1154,
de la ville andalousc de Niébla, qui avait encore un évê-
quc — plus de quatre siècles après la conquête arabe —
et qui venait de leur résister longuement : ils massacrent
les hommes de cette malheureuse cite et vendent comme
esclaves les enfants et les femmes ^5.
La hantise de rOccident
La possibilité du retour offensif des Arabes et le
souvenir des luttes soutenues contre eux obsédèrent l'Oc-
cident durant des siècles ; inlassablement, la Chrétienté
était tentée de répeter les propos tenus, au vn' siècle, par
un évêque byzantin : « Qui donc pourrait raconter l'hor-
reur de l'invasion des Ismaélites [soufflant sur l'Europe]
comme un simoun brûlant et mortel ^'^ ? »
Ces événements tumultueux, échelonnés sur plusieurs
siècles, ont eu un écho profond dans nos chansons de
geste, notamment dans le cycle de Guillaume d'Orange
-- Orange-lcz-Rhônc — . poèmes que la France au
xif siècle a ardemment aimes et passionnément chantes.
On y trouve trace de Tinquiétude que provoquait le sort
des prisonniers : a Pas un jour rte passe sans que les
Sarrasins ne les frappent et ne les torturent ! d Mais,
surtout, s'y répète la njmeur lancinante de l'arrivée des
mahornctans, tantôt par terre, tantôt par mer : a Prêtons
l'oreille ; n'est-ce pas des cors, des tambourins, des flûtes
et des trompettes ? w Et voici que « soudain, la flotte
païenne apparaît : ses voiles sont si blanches, ses carènes
si dorées que, sous elles, les vagues s'éclairent », Dans
ce poème retentit le bruit des combats : un chef musul-
34
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
man vient défier un baron chrétien, il apparaît avec un
haubert neuf, un heaume aigu, solidement lacé, et, sus-
pendu au cou, un fort écu où est ciselé un dragon aux
ailes déployées ; il porte au côté une large épée et tient
en main une lance « dont le fer a été empoisonné par le
venin d'un aspic »... Mais la bataille se déchaîne : les
archers sarrasins bondissent sur la côte, et les chrétiens
sont mortellement atteints : « Les javelots tombent drus
sur eux comme pluie d'avril. » Bientôt nombre d'entre eux
gisent percés de longues flèches ou de dards aigus, tandis
que leurs chevaux errent sans maîtres... Puis le lendemain,
s'ébranle un long convoi de prisonniers chrétiens chargés
de chaînes, poussés par des cavaliers qui les déchirent à
coups de fouets. Et le poème pousse le grand cri d'appel
à la conscience collective de l'Occident : « Les vSarrasins
maintenant couvrent toutes les plages. La chrétienté périra-
t-elle^*^? »
CHAPITRE II
EN PAYS CONQUIS :
LES NOUVELLES CONDITIONS D'EXISTENCE
Partout où les Arabo-musulmans s'enracinent et impo-
sent leur présence et leur suprématie aux populations
indigènes, s'installe ipso facto une « communauté des
croyants », partie intégrante de l'univers islamique, le
dar al-Islam. Un Etat s'implante donc, qui n'est pas
autre chose que cette communauté religieuse, et il instaure
sa loi : rien d'humain ne pouvant égaler la Parole de Dieu,
le Corafh qui est cette Parole, est la seule Loi possible,
non seulement au point de vue religieux, mais dans tous
les domaines. Les questions qui n'y sont pas directement
traitées doivent être régies à sa lumière et par l'étude
des paroles, faits et gestes du prophète Mohammed et
de ses premiers compagnons : l'ensemble des traditions
qui — portant précisément ce nom — constituent la
sunna.
Mais l'Islam enseigne la tolérance envers les infidèles,
surtout s'ils croient en Dieu et connaissent l'enseignement
des premiers prophètes. Juifs et chrétiens sont dans ce
cas, ceux-ci ayant sur ceux-là la supériorité de suivre
l'enseignement donné par le prophète Jésus, mais ayant
le grand tort de déformer la personnalité de cet homme,
en faisant un Dieu. Dieu, le fils de Dieu, ce qui est
36
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
aberrant — affirme l'Islam — parce que Dieu est unique.
De surcroît, les uns et les autres sont en état de révolte
contre Dieu, puisqu'ils ne reconnaissent pas son dernier
prophète, Mohammed. Il est donc juste que les infidèles
qui ont résisté aux musulmans en portant les armes
contre eux, aient été tués ou réduits en esclavage. Au
contraire, ceux qui n'ont pas eu rinso'.^nce de lutter
contre a les combattants de la foi » et qui se sont rendus,
ont conservé la vie sauve, leurs biens, le droit de continuer
à pratiquer leur religion et de conserver leurs coutumes,
donc leurs lois, dans leurs rapports entre eux.
Les « dhimmi » et leur influence première
Les croyants imparfaits, qui observent des messages
incomplets ou mal interprétés de Dieu (la Bible, les
Evangiles) sont appelés « des gens du Livre v, ou a d'un
Livre », de Dieu ; ils sont des protégés : des dhimmi.
Chaque communauté religieuse, qu'elle soit formée de juifs
ou de chrétiens, conserve ainsi une autonomie sous le
contrôle de la a communauté des croyants », des vrais
croyants : les musulmans. L'Etat qui naît de la conquête
arabe est donc un agrégat de diverses communautés juxta-
posées, le seul critère de différenciation étant la religion.
Cest pourquoi, dans l'Empire islamique, le principe admi-
nistratif et juridique fondamental est celui de la « confes-
sionnalité » des lois, chaque habitant étant régi par la
législation propre à sa confession religieuse. Ainsi, se
côtoient, dans cet ensemble, des gens soumis à des lois
différentes, notamment en matière de droit civil et d'héri-
tage, les chrétiens étant régis par les canons de l'Eglise
pré-isiamique et le code local, par exemple la Le.x
Wisigothorum en Espagne et en Languedoc. Cependant,
du fait de l'imbrication des communautés, les nouveaux
venus sont appelés à adopter des formules dictées par les
NOUVELLES CONDIJIONS irEXISTENCE 37
nécessités ou les traditions locales, qui les affectent eux-
mêmes. Les non-musulmans étant astreints à payer un
impôt (( par tête », et l'esclave sans ressources ne pouvant
l'acquitter, le maître mahométan est parfois invité à verser
cette capitation pour chacun de ses captifs infidèles, par
exemple, senible-t-il, en Espagne et dans le pays de
Narbonne, bien que la législation normale n'assujétisse
pas l'esclave à cette taxe. De surcroît, conformément à la
loi dés Wisigoths en vigueur chez les chrétiens de ces
régions, chacun de ces maîtres et propriétaires fonciers
doit, en quelques cas défensifs, se faire accompagner par
un certain pourcentage de ses esclaves servant d'auxiliaires,
quand il remplit des obligations militaires.
L'influence des coutumes de chaque pays dominé se
fait particulièrement sentir au moment même de l'arrivée
des conquérants. En voici une preuve éclatante : le conqué-
rant de l'Espagne, Mousa ben Noçayr, partant en 714
pour rOrient afin de rendre compte de la situation au
calife, laisse son fils Abd al-Aziz comme gouverneur
intérimaire de la péninsule Ibérique ; or, celui-ci ayant
apparemment pris dans son harem la veuve du roi wisigoth
Rodrigue (alias Rodéric) vaincu et tué par les Arabes,
aurait subi l'ascendant de cette femme, qui ne se serait
pas contentée d'être l'une des épouses de l'émir. Ce
mariage symbolise l'immédiat jeu d'inllucnccs entre les
deux éléments de population en présence : l'ancienne
reine des Wisigoths, Egilone, réussit à convaincre Abd
al-Aziz que, pour asseoir son autorité de nouvel arrivant,
il doit se poser en époux de la veuve du souverain disparu,
rétablissant avec elle les usages et la pompe de Tantiquc
cour des rois wisigoths dans leur capitale, Tolède. De
son côté, l'émir décide d'aménager une autre résidence,
aux portes de Séville, oii il va se reposer avec la princesse
Egilone : il fait choix, à cet effet, d'un monastère qu'il
désaffecte partiellement et qu'il transfonne, tout en laissant
au culte cathohque, que pratique sa femme. Téglise de
38
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
cet ancien couvent, et en faisant construire une mosquée
à proximité. En ce temps, « Abd al-Aziz tint en paix
toute l'Espagne. Tout le monde se rallia à lui, tant
il traitait bien ceux qui s'étaient rendus, tant terriblement
avaient été châtiés ceux qui avaient résisté ^ ». Les mon-
naies d'or, frappées à ce moment par les Arabes dans la
péninsule Ibérique, n'étaient encore pourvues que d'ins-
criptions en latin, soit Non Deus nisi Deus solus (Il n'y a
comme Dieu que Dieu l'unique), soit Non Deo similis
alius (Nul n'est semblable à Dieu). Ces quelques faits
et données laissent bien apparaître ce que pouvaient
être la vie et les conditions d'existence dans les diverses
régions conquises par les Arabes, durant les premières
années qui suivirent leur victoire.
Mais, dans cet équilibre provisoire d'influences contra-
dictoires ou au moins diverses, quelle force allait prévaloir
en définitive ? La nouveauté islamique ou le poids des
coutumes locales ancestrales ? Un historien spécialiste
du monde méditerranéen, Femand Braudel, a écrit :
a Une civilisation ne se déplace pas. » L'Islam, pourtant,
s'est déplacé. Il a introduit sa civilisation jusqu'en Europe
occidentale, sans vouloir la laisser ni édulcorer ni influen-
cer : très vite, les mahométans les plus purs et intran-
sigeants accusent Abd al-Aziz de se rapprocher du chris-
tianisme et de vouloir se transformer en roi indépendant
en Europe : un fanatique l'assassine en 716 2.
Le pouvoir musulman
En fait, après quelques atermoiements transitoires,
se met partout en place une administration proprement
musulmane : des monnaies d'abdtd bilingues, puis en
arabe seulement, sont frappées ; chaque pays conquis est
divisé en provinces ou circonscriptions territoriales, c'est-à-
dire en espaces gravitant chacun autour d'une ville où
NOUVELLES CONDITIONS D'EXISTENCE 39
réside un gouverneur entouré d'une troupe musulmane.
Ce gouverneur est le « chef » de la province, son amir
(émir), même si on l'appelle parfois wali ou amil (ce
dernier titre s'appliquant essentiellement à son rôle de
percepteur). C'est là. en effet, une de ses taches fonda-
mentales. Si le rôle de l'armée a été d'accomplir la
conquête et reste de maintenir l'autorité arabe, celle-ci
doit maintenant administrer dans le cadre du dar al-lslam.
Or, suivant les normes du Coran et de la sunna, le musul-
man n'a pas d'impôts à payer ; il doit simplement verser
le superflu de ses revenus à la communauté pour ses
besoins collectifs, ce que l'on appelle en droit islamique
« l'aumône légale ». D'autre part, tout combattant ou
ancien combattant « pour la Foi », et tout fidèle malade.
vieilli ou infirme, doit recevoir de la communauté, qui
un traitement qui une pension. Voilà pourquoi l'historien
Georges Marçais a remarqué : « L'existence d'infidèles
est une condition presque nécessaire de l'équilibre du
budget en terre d'Islam. » Aussi, vis-à-vis des commu-
nautés non musulmanes, l'émir gouverneur d'une région
n'a-t-il qu'un seul comportement : leur faire payer tribut,
puisqu'elles ne sont pas attaquées par les musulmans et
qu'elles jouissent de la paix sous leur protection. Ces
tributs, ou cens, sont administrativement le seul lien
existant entre une communauté d' a infidèles » et le dar
al-Islam. Ils sont instaurés à la fois d'après l'étendue
des terres, selon un barème d'impôt foncier, et d'après le
nombre des [personnes, selon un tarif de capitation. Dès
que la domination islamique s'établit sur un pays, la
nouvelle autorité procède à un recensement approximatif
des habitants et à une estimation de la superficie des
terres 5. Ainsi que Ta bien analysé le grand islamologue
italien contemporain, Francesco Gabrieli, a loin de vouloir
intervenir en profondeur dans la vie des peuples soumis,
les Arabes semblent les tenir dédaigneusement à l'écart.
se contentant de les considérer comme leurs sujets et de
40
VEUROPE MEDIEVALE ARABE
percevoir les sommes » convenues lors de la soumission.
Une fois ces versements effectués. « les populations locales
peuvent vaquer tranquillement à leurs occupations et
célébrer leur culte à leur guise ». [...] « Elles gardent leur
autonomie civile et religieuse » ; et elles en réfèrent à
leurs propres autorités pour tout ce qui regarde la vie
interne de leur communauté'^.
La prise en mains du pays conquis ou soumis se
matérialise aussi par la construction de châteaux, de
villes fortes, de villes naissant autour d'une citadelle
(qasba), destinés à être des points d'appui, à surveiller
les indigènes, à contrôler les axes de communication.
Un exemple en est fourni par la ville de Tudela, que les
Arabes établissent, en 805, dans la future Navarre, sur
la rive droite de TEbre pour servir de base fortifiée entre
Saragosse et Pampelune 5.
Partout, la mainmise de l'Islam s'accentue, tant aux
points de vue moral, mental, social que sur le plan
matériel. Un jeune islamologue et historien français,
Pierre Guichard, Ta récemment démontré : « Finalement,
l'élément immigré tent à prédominer, tandis que les
indigènes sont socialement assimilés ou victimes d'une
répression ^, »
Les lignes générales du processus sont nettes, mais
les dimensions très variables de l'assise territoriale des
communautés de dhimmi rendent fort complexe leur statut,
non pas son contenu, mais sa forme et son évolution :
la conquête est si étendue et de durée souvent si longue,
que rien n'a été rigide, ni stable, ni jamais définitif, dans
les rapports entre la communauté des croyants et un
groupe soumis ou vaincu, protégé ou sujet.
NOUVELLES CONDITIONS D'EXISTENCE 41
Villes et zones autonomes
Souvent, une ville ou un puissant seigneur indigène,
gouverneur d'une région, a négocié avec les Arabes quand
ceux-ci étaient en marche dans sa direction. Un pacte
de trêve, valable en général pour cinq, dix ou quinze ans,
a alors été conclu, la ville ou le seigneur s'engageant à
verser un tribut annuel fixé soit forfaitairement, soit par
tête, en numéraire et en produits des récoltes, sous la
responsabilité de l'autorité indigène, sans que, dans ce
cas, soient vraiment évalués par les Arabes, ni le nombre
des « soumis », ni — s'il s'agit d'une région — la super-
ficie des terres. Ce tribut annuel est immuable pour la
durée du pacte, y compris sa portion représentant le
montant total des capitations, que la population a pro-
tégée » augmente ou décroisse. La ville ou le seigneur
ont dû aussi promettre de ne pas attaquer de musulmans
et de n'aider ni directement ni indirectement aucun
ennemi du dar al-Islam. De telles communautés autoch-
tones, formées par toute la population d'une ville ou
d'une vaste contrée, restent vraiment autonomes, quasi
indépendantes. Elles n'ont ni administration ni troupes
musulmanes sauf, parfois, quand le pacte s'applique à une
sorte de province et que son seigneur ou gouverneur
chrétien a été amené à céder aux Arabes une ou plusieurs
de ses villes.
Telle est donc souvent la première formule de coexis-
tence. Mais vite se manifeste la force du fait isla-
mique, sa primauté : il n'y a qu'une Loi, le Coran,
complété dans les cas imprécis par la sunno. Or tout
« docteur en Islam t», tout faqi, enseigne que le devoir
collectif de la communauté des croyants est la propagation
de la foi, donc l'affermissement et l'extension du dar
al-Islam. Par conséquent, selon la doctrine religieuse.
42
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
quand un pacte arrive à expiration, l'autorité musulmane
ne doit accepter de le renouveler qu'en augmentant le
montant du tribut ou en se faisant céder des villes ou
des terres ^.
De surcroît, il est admis que si un seul membre d'une
communauté « protégée » nuit aux musulmans, cette col-
lectivité entière perd automatiquement le droit à la
protection : tous ses biens peuvent être pris ; le pacte est
rompu s. Enfin, autre motif de rupture, le dar al-Islara
est souvent déchiré par des guerres civiles, ou au moins
par des luttes de clan ; or, les communautés soumises
sont souvent mal vues par la masse musulmane et, plus
encore, par les anciens chrétiens convertis à l'Islam, car
elles sont « infidèles » et cependant, dans une certaine
mesure, privilégiées et souvent prospères. Qu'une révolte
éclate au sein de la communauté mahométane, aussitôt
une bande armée a tendance à faire une razzia sur un
territoire soumis voisin : n'est-il pas licite de faire du
butin sur les incroyants ? Cela se produit souvent, surtout
là où il n'y a pas de front de guerre terrestre possible
contre l'infidèle, par exemple en Sicile ^. Et parfois, un
groupe révolté victorieux, contestant la politique qu'avait
suivie l'autorité musulmane antérieure, ne renouvelle pas
tel ou tel pacte.
On suit assez bien l'évolution de certaines villes :
en se révoltant en 713, Tolède vaincue perd son statut de
cité protégée et devient ville d'Islam ^°. Il en est de même
pour Saragosse qui n'a un statut d'autonomie que durant
peu d'années, au lendemain de la conquête arabe ^^ En
Sicile, au ix* siècle, lors de l'annexion progressive de l'île,
les musulmans ont conclu très souvent des pactes avec
des municipes qui les acceptaient ^ de bon gré, le seul
changement"^our eux étant qu'ils payaient désormais le
tribut aux Arabes et non plus à l'empereur byzantin ;
mais ce système n'a eu qu'un temps : le grand historien
italien de la Sicile musulmane, Michèle Amari, a établi
NOUVELLES CONDITIONS D'EXISTENCE 43
qu'il n'y avait, après 965, plus un seul municipe autonome
dans l'île ^2.
L'utilité qu'a ce système de transition, aux yeux des
Arabes, est prouvée par l'obstination qu'ils mettent à
essayer de l'introduire dans les régions chrétiennes limi-
trophes de leur Empire : vers 780, par exemple, ils éta-
blissent un pacte de ce genre avec un comte de Cerdagne,
que leurs chroniqueurs appellent Ibn Velasco, mais Charle-
magne reconquiert bientôt le pays ^^ ; en 939, ils en scellent
un avec le comte Sunyer de Barcelone : bien que ce ne
soit sans doute qu'un traité de trêve, ils le tiennent pour
un accord obligeant ce comte à a rester dans l'obédience
du calife » et à « ne plus apporter aucune aide ni assis-
tance aux chrétiens non entrés dans la paix califale ^^ ».
L'histoire des implantations arabes en Sardaigne *5 et celle
de la lente intégration des Baléares dans le dar aUIslam ^^
nous semblent obscures : elles fourmillent de dates contra-
dictoires, à cause de l'existence de pareils pactes plus ou
moins longtemps appliqués.
Quant aux vastes régions continentales fédérées à
l'empire arabe dans l'autonomie, on en connaît bien mieux
rhistoire, au moins pour certaines d'entre elles, par exem-
ple quatre de celles constituées dans la péninsule Ibérique.
L'une sise dans le Portugal actuel, autour de Coïmbre
et de la vallée du Mondego, ne dura guère ; accusée de ne
pas avoir respecté le pacte, elle fut envahie et mise à sac
dès 716 par les Arabes, qui la transformèrent en province
musulmane ^\ Un grand écrivain grenadin du xiv' siècle.
Ibn al-Khatib, nous apprend qu'après 711, là où devait
s'élever plus tard Grenade, dans la zone d'Elvira-Iliberris,
prospéra un pays longtemps autonome : a Les indigènes
y vivaient sous des chefs de leur religion, hommes expé-
rimentés et intelligents t». » Plus à l'ouest, dans les mon-
tagnes dites pré-bétiques de ce futur sultanat de Grenade,
une principauté chrétienne dura plus d'un siècle autour
de Ronda : le comte wisigoth qui la gouvernait en 711,
44
UEVROPE MEDIEVALE ARABE
Adefons (Aldefonsus. Alphonse) conclut un pacte avec les
premiers conquérants arabes ; lui-même, puis son fils,
son petit-fils et son arrière-petit-fils régnèrent dès lors
« dans une quasi indépendance » ; mais, vers 820, le
comte de Ronda de la cinquième génération de cette
dynastie, abandonna la religion de son trisaïeul Aldefons
et, en se convertissant à Tlslam, permit la transformation
de cette région en province musulmane i^. Une histoire
analogue se déroula plus rapidement dans la zone de la
vallée de l'Ebre moyen qui fut, beaucoup plus tard,
répartie entre Navarre, Castille et Aragon, autour de
Tarazona ; son comte-gouverneur des derniers temps wisi-
goths, Cassius, était de vieille souche hispano-romaine,
semble-t-il ; il conclut un pacte ; mais ses fils, notamment
Taîné. son successeur, se convertirent à Tlslam, ce qui
fit très vite de ce vaste comté une province musulmane ;
cette famille des « fils de Cassius » ou Béni Qasi joua
un rôle considérable en Espagne durant plusieurs siècles.
L'histoire la mieux connue est celle du pays murcien,
dont la principale cité était, en 711, Aurariola (Orihuela).
Elle englobait les régions gravitant autour d'Elche, de
Lorca, Mula, Alicanté, Carthagène, débordant même sur
le futur pays valcncien, qui aurait été alors quasi déser-
tique ; on appelle souvent cet ensemble le « pays de
Théodomir d, du nom du comte wisigoth qui le régissait
au moment de l'arrivée des Arabes, En avril 713, ce
puissant seigneur, partisan des fils du feu roi Wittiza.
dont les Arabes étaient plus ou moins les alliés, conclut
un pacte en s'engageant à verser un tribut annuel et en
cédant sept de ses villes aux nouveaux venus. Moyennant
quoi, il resta le souverain presque indépendant de son
pays. Certes, en 733, les Arabes lui enlevèrent Carthagène,
sans doute à J'occasioû d'un renouvellement de Taccord ;
ce qui amena le comte à se rendre à Damas, où il semble
avoir obtenu du calife qu'on ne procéderait plus à aucune
amputation de son Etat, et il régna ainsi jusqu'à sa
NOUVELLES CONDITIONS D'EXISTENCE 45
mort en 743. Un prince que l'on peut tenir pour son fils,
Athanagilde, lui succéda ; mais, en consentant à renou-
veler le pacte avec lui, l'autorité musulmane exigea qu'il
lui remît encore certaines terres, sises apparemment à la
périphérie du pays, afin d'y installer des contingents mili-
taires arabes récemment arrivés d'Orient, Le comte Atha-
nagilde régna ensuite trente-six ans en paix, mais brus-
quement, en 779, les troupes musulmanes pénétrèrent dans
son pays, Faccusant d'avoir eu des contacts avec Charle-
magne, dont les armées franchissaient les Pyrénées : villes
et forteresses du « pays de Théodomir » furent occupées
par les musulmans. Une très forte amende leur fut impo-
sée ; et les principales familles indigènes durent s'exiler
et s'éparpillèrent à travers la Péninsule 20. Cependant,
l'autonomie subsista; elle se prolongea jusqu'en 831,
date où les Arabes transformèrent le pays en territoire
du dar al-Islam et y construisirent Murcie, une nouvelle
ville, qui en devint la capitale ^K
- Communaufés de quartier ou de village
Dans certaines régions conquises, il n'y eut jamais
de cités ni de zones autonomes. Mais partout, ici dès
la conquête, ailleurs après les phases transitoires que
nous avons retracées, se trouvèrent organisées, dans l'auto-
nomie aussi, les communautés pré-islamiques locales, mais
sans base territoriale. Le cas de Carcassonnc peut nous
servir d'exemple : assiégée par les musulmans en 725,
cette ville capitula, cédant aux vainqueurs la moitié de
sa superficie, s'engageant à payer un tribut annuel et
entrant dans l'alliance du dar al-Islam 22. î c comte de
la ville resta !c seigneur de ses coreligionnain^s.
Partout, ces communautés urbaines ou rurales, sises
en province musulmane, ont la même organisation. A leur
tête, se trouve un chrétien, « élu t> par ses coreligionnaires
46
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
chefs de famille, et confirmé par Tautorité islamique :
un comte, dans toute ville importante, un vicaire ou viguier
dans les localités moindres. Ce responsable est toujours
assisté de deux autres chrétiens au moins : un juge, appelé
par les Arabes cadi ou wazir, complètement indépendant
du comte ou viguier, et un inspecteur, dit exceptor,
veedor ou al-arif, souvent chargé de la comptabilité des
impositions. Celles-ci sont essentiellement constituées par
deux éléments : un impôt foncier, acquitté en un ou deux
versements annuels, fixé souvent au cinquième des récoltes,
parfois en fonction de la superficie cultivée et de la
nature des cultures ; et une capitation, payable mensuel-
lement en numéraire, à raison de quarante-huit dirhern
(cette pièce en argent pesant environ trois grammes) ou
quatre dinars (cette monnaie d'or étant environ de quatre
grammes vingt-cinq) par an si l'on est « riche », la
moitié si la situation économique du contribuable est
tenue pour a moyenne t), et le quart seulement, s'il est
considéré comme « pauvre ». Mais plusieurs catégories
d' (f infidèles » sont dispensées de la capitation : les
femmes et les enfants, les aveugles, les invalides, les
estropiés et les malades, les mendiants et normalement,
aussi, les esclaves, enfin et toujours les prêtres et clercs
d'ordre mineur, ce qui prouve la considération que leur
témoignait l'Islam,
En principe, ces impôts régis par des règles sunnites
ne peuvent être augmentés ; en ce sens, une communauté
locale vivant dans un quartier d'une ville ou à la cam-
pagne en province musulmane, est plus privilégiée qu'une
cité ou une région autonomes, car le tribut acquitté par
celles-ci, peut être augmenté. Mais la réalité est distincte
du droit strict, en ce sens qu'une contribution supplé-
mentaire exceptionnelle peut à tout m'ôinent être demandée
en sus de l'imposition foncière et de la capitation. D'autre
part, bien qu'un souci de justice sociale se manifeste dans
le barème de la capitation, en fait l'inégalité du sort des
NOUVELLES CONDITIONS D'EXISTENCE 47
dhimmi est grande. En effet, quand une région est annexée
au dar al~lslam, une partie des terres — souvent la
moitié — est enlevée aux indigènes et donnée aux fidèles
d'Allah : l'Etat musulman s'attribue alors un cinquième
de ces terres confisquées aux « incroyants », conservant
également les biens de l'Etat qui disparait, ceux qui sont
de nature k municipale «, ceux des fugitifs et des morts,
et même, semble-t-il, les « biens indirects » de l'Eglise.
Les quatre autres cinquièmes des terres prises aux indi-
gènes sont répartis entre « les combattants pour la Foi »,
qui ont permis cet agrandissement du dar al-lslam ; que
ces divers biens fonciers soient livrés à la collectivité ou
à des particuliers, tous leurs cultivateurs doivent y rester,
non seulement les esclaves qui passent entre les mains
des nouveaux maîtres, mais aussi les hommes libres ; or.
la part de récolte que ceux-ci sont tenus de verser au
nouveau propriétaire est variable : trente-trois pour cent
si celui-ci est l'Etat musulman, quatre-vingts pour cent
s'il est un particulier 2\ Telle est la considérable dispa-
rité des sorts.
La hiérarchie indigène
L'habileté des musulmans consiste peut-être à main-
tenir, voire à accentuer, inégalités, clivages et hiérarchie,
parmi les autochtones, pour que Ja masse de ceux-ci soit
bien encadrée par quelques coreligionnaires qui la tiennent
et que l'on tient. En Languedoc, par exemple, est créée la
charge de (f comte des chrétiens de la Scptimanie », attri-
buée au comte Ansemond qui réside à Arbuna (nom arabe
de Narbonne) et qui contrôle les comtes de plusieurs
autres villes : Nîmes, Maguelonne, Agde et Béziers au
moins ^l Un peu plus tard est pareillement installé à
Cordoue un « comte général des Mozarabes d\îTAndalus »
(c'est-à-dire des chrétiens de l'Espagne musulmane) : c'est
48
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
le prince Ardabast. dernier des fils de Wittiza ; des textes
nous le dépeignent siégeant sur un trône, portant couronne
et entouré d'égards, comme s'il était le successeur de son
père, le vrai « roi des chrétiens d'Espagne ». On entrevoit
que s'opère une certaine intégration des indigènes vaincus,
soumis ou ralliés, dans le cadre du nouvel Etat islamique.
Quelques personnalités jouent bien le rôle qui leur est
laissé par le nouveau pouvoir ; si Ton ne sait pas grand-
chose du « comte général des chrétiens d'Espagne », du
début du rx' siècle, un certain Ibn Théodulphe, on peut
affirmer que celui des alentours de 860 est une person-
nalité brillante, bon médecin, habile politique et grand
chrétien, qui porte fièrement le nom de Romain (Romanus,
Romano). Trente ans plus tard, le comte général est soit
Adulphe, soit Guifred, ces deux comtes résidant à Cor-
doue, l'un étant le chef de la communauté chrétienne dans
tout aUAndalus, l'autre dans la ville. Vers 970, un comte
des chrétiens était toujours en poste dans cette capitale
islamique, complètement arabisé, mais fidèle à la foi
catholique : le comte Abou Saïd qui descendait par les
mâles, en ligne directe, du prince Ardabast et, par consé-
quent, du roi Wittiza ^5^
Dans chaque pays où cette charge existe, le « comte
général » est doublé, pour Texercice des fonctions judi-
ciaires d'appel, par un censeur ou grand juge, ultime
compétence en dernier ressort pour tous les litiges civils
entre chrétiens du pays. Au x' siècle, pendant un certain
temps, cette fonction aussi est exercée, en Espagne, par
un descendant en ligne mâle directe du roi Wittiza, un
arrière-arrière-petit-neveu du prince Ardabast, le juge Hafs
Alvarez (Hafs ibn Alvaro), tandis que le cadi des chrétiens
de la ville de Cordoue se nomme Oualid ibn Jaïzoran 2^.
Tous ces mag.^strats jugent d'après lès lois et coutumes
pré-islamiques, wisigothiques en Espagne, Portugal et
Languedoc, latines ou grecques en Sicile, suivant l'origine
ethnique de la communauté chrétienne concernée. Chez
NOUVELLES CONDIIIONS IXLXISIENCE 49
ces indigènes, nous apercevons des antagonismes très
violents, des procès longs et acharnés, tel celui qui,
au ix'^ siècle, met aux prises un comte des chrétiens d'une
ville et MU inonastcrc nvoisinant --\ Voila s^nis doute qui
contribue à expliquer pourquoi ccrtanis ' procès entre
chrétiens, échappant à leurs juges naturels, passent entre
les mains de cadis musulmans. Cest là attribution nor-
male, bien entendu, quand Tordre public est en jeu,
c'est-à-dire pour toutes les affaires de meurtre, de coups
et blessures ou de rixes, mais cela se produit aussi dans
certains procès de nature civile : si les deux parties en
présence, ou même une seule d'entre elles, récusent le
magistrat chrétien, un cadi peut être saisi du litige et
il est alors libre, soit de le juger suivant la loi islamique,
soit de refuser de se prononcer '^^.
Un autre adjoint d'un « comte général ï> des chrétiens,
appelé excepîor, est une sorte de contrôleur du versement
des tributs : un comptable. Son rôle est ingrat : un des
devoirs de sa charge est de découvrir ceux qui fraudent
le fisc. Sa conscience de serviteur de TEtat doit donc
prévaloir sur sa solidarité avec les membres de sa
conmTunautc religieuse. Dans l'Espagne musulmane du
IX' siècle, ce haut fonctionnaire, Gomc/. ibn Antonio
im homme fort riche, fut violemment critique par les
Mozarabes ^-.
A travers rautonomie. séduisante en soi, dont jouis-
sent les populations chrétiennes placées sous l'autorité
mahométane, se révèlent donc souvent d'assez pénibles
réalités, faites de querelles, d'affairisme et de cupidité,
ou d'ambitions personnelles, sous le regard sûrement dédai-
gneux des Arabes. Eî la prcssi(Mi islarnitiue attise ces
rivalités par les tensions qu'elle suscite.
50
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
L'incertitude du lendemain
Un jurisconsulte musulman des alentours de Tan mille,
de souche hispanique et chrétienne, Ahmed ibn Saïd ibn
Hazm (père du célèbre écrivain Ibn Hazm, du milieu du
XI' siècle) laisse apparaître, dans plusieurs de ses consul-
tations juridiques, comment la liberté des a infidèles »
est constamment exposée : le non-paiement de la capitation
par un dhimmi le rend passible des peines islamiques
frappant les débiteurs ne remboursant pas leurs créan-
ciers ; il expose donc ce contrevenant à la réduction en
esclavage et même à la peine de mort. De surcroît, ce
non-paiement de la capitation par un ou plusieurs dhimmi,
surtout s'il est frauduleux, permet au pouvoir musulman,
s'il le veut, de mettre fin à l'autonomie de la communauté
à laquelle appartiennent le ou les coupables. Ainsi, du
jour au lendemain, par la faute d'un seul d'entre eux,
tous les chrétiens d une ville peuvent perdre leur condi-
tion de protégés. Tout peut être remis en question, y
compris la liberté personnelle. Certes, à la fois par tolé-
rance et par intelligence politique, le pouvoir musulman
évite de sévir ainsi contre tous à cause d'un ou deux
fautifs. Mais il s'estime en droit d'agir comme il Tentcnd,
Le non-versement des contributions légales n'est d'ail-
leurs pas le seul motif de rupture du statut des « gens
du Livre » ; Test aussi tout « attentat public à la foi
islamique », par exemple le fait de laisser exposés, à la
vue des musulmans, une croix ou du vin ou encore des
porcs ^0. La conviction religieuse du mahométan est, en
effet, si totale que, malgré sa tolérance, il ne peut admettre
aucune offense à Dieu, au Coran, au prophète Moham-
med, à la sumxa. L'infidèle qui se rend coupable d'un tel
crime est donc passible des pires châtiments, et ceux-ci
peuvent même frapper toute la communauté à laquelle
il appartient.
NOUVELLES CONDEIIONS irEXlSTENCE 51
La vie dos non-musulmans est aussi conditionnée par
le rapport de force entre eux et les croyants en Allah : la
condition huniaine interfère ici avec les données reli-
gieuses. Lors de la conquête arabe, par exemple, le plus
jeune des fils de Wittiza, encore enfant, le prince Ardabast,
resta en Andalousie avec ses tuteurs soucieux de lui
conserver les immenses biens fonciers que lui avaient
légués son père. Devenu homme, ce prince essaya même
de les agrandir en dctournaîU à son profit Théritage d'un
de ses frères, mais le pouvoir musulman se posa contre
lui en défenseur de ses neveux orphelins ; il ne put donc
augmenter son patrimoine à leurs dépens, loutefois son
sang royal hii domiait un tel prestige aux yeux des indi-
gènes que les autorités d'Islam lui conférèrent alors — à
titre de compensation, pour ainsi dire — la charge de
« comte général des chrétiens d, ainsi que nous l'avons
indiqué plus haut. Sa richesse n'^en resta pas moins cause
d'envie. Or, en ce temps — le milieu du viu' siècle —
entre la chute du califat de Damas et l'instauration de
l'émirat indépendant de Cordoue, les troubles se multi-
plient en Espagne, où Tinsécurité grandit, du fait surtout
d'une insurrection des troupes berbères, ce qui contraint
des chefs militaires arabes de Syrie à venir rétablir l'ordre,
qui reste pourtant fragile ; ils vont alors rendre visite au
prince Ardabast, lui expliquant qu'ils sont sur le point
de repartir pour l'Orient car la faible étendue des terres
qu'on leur a remises en Espagne ne leur permet pas d'y
vivre convenablement... Les interlocuteurs se comprennent
à demi-mot,.. Ardabast appelle un de ses intendants et
lui fait aussitôt rédiger des actes de donation remettant
aux chefs syriens de grands domaines qui lui appartenaient
et les esclaves qui s'y trouvaient ^^ Autrement dit, il faut
savoir faire contre mauvaise fortune bon cœur. En l'occur-
rence, Ardabast sut éviter que le corps arabe arrivé de
Syrie ne se lançât contre ses propriétés.
Mais l'instabilité politique, si souvent caractéristique
52
U EUROPE MEDIEVALE ARABE
du dar al-Islam, ne permet pas toujours d'éviter de telles
attaques soudaines : en 891 par exemple, à Séville, lors
d'une révolte de la garnison arabe contre le gouverneur
de la ville, la soldatesque se déchaîne à travers le quartier
chrétien, pille les maisons, massacre hommes, femmes et
enfants ; beaucoup d'entre ceux-ci cherchant à s'échapper,
se jettent dans le Guadalquivir, où plusieurs se noient.
On vit ensuite leurs corps flotter longuement entre deux
eaux ^^...
La paix islamique avait donc ses limites ; comme Fa
chanté, en une plainte, le poète évoquant ce jour de deuil
sévillan :
A travers la cité peinte de sa chaux blanche,
Entre ses rosiers^ ses lys et ses pervenches,
S*élevaiem des patios.
Sertis d'azulejos,
Des soupirs en volute,
Tels des notes de flûte !
La prière des chrétiens en pleurs montait vers le cieL
dans ces pays conquis par l'Islam.
- CHAPITRE m
LES IMMIGRES :
LEURS MŒURS ET COUTUMES
La conquête arabe et ses conséquences entraînent un
grand brassage de peuples, qui ne se limite pas à l'arrivée
de bédouins chez des peuples pénétrés de « romanité » :
partout, l'implantation d'esclaves provenant de la traite
ou du commerce provoque à la longue, surtout après les
affranchissements, des croisements ethniques divers. Cepen-
dant, dans cet ensemble complexe, l'élément arabe prévaut,
par son impact au moins.
Arabes et Berbères
En Sicile, dès les environs de 950, c'est-à-dire un
siècle après lu conquête de la plus grande partie de l'île,
la moitié de !a population est déjà mahomctane, semble-
t-il ^ Or, dans cette masse, les autochtones convertis ne
paraissent pas très nombreux, ni les Latins, ni les Grecs
qui ne manquent pas. Au contraire, les immigrés abondent,
facilement venus de la Tunisie toute voisine : soldats et
hommes d'affaires, de souche arabe ou berbère, disons
arabo-berbère, souvent musulmans « orthodoxes », à
savoir fidèles à la sunna ; ils étaient persécutes en Berbérie
54
U EUROPE MEDIEVALE ARABE
orientale par le régime fatimide, qui s'installe, en cette
Ifriqiya, au profit de la descendance directe du prophète
Mohammed ; et ces immigrants ont souvent emmené avec
eux leurs esclaves, dont quelques-uns sont des Noirs.
En Espagne aussi, à en croire Pierre Guichard, spécia-
liste de cette période, l'arabisation ethnique n'est pas
négligeable -. Certes, les vrais Arabes, racialement parlant,
sont rares ; mais ces quelques « aristocrates ?>, tenus
comme tels parce que descendants de compagnons du
Prophète ou de ses successeurs immédiats, ont été bien
fixés à la terre ibérique. Dès 719, après l'assassinat de
l'émir Abd al-Aziz, a l'époux » de la reine Egilone, la
volonté d'arabisation et d'enracinement en Espagne s'est
affirmée : des terres sont alors distribuées en pleine pro-
priété à ces militaires immigrés ^. Un autre groupe arabe,
plus considérable, arrive de Syrie au milieu du viii' siècle,
pour réprimer une révolte de troupes berbères de la pénin-
sule ; ces contingents sont dotés d'autres terres, notamment
dans la future région grenadine. Et ainsi de suite, de
temps en temps, des éléments de population arrivent
du Hedjaz ou du Yémen, et restent : au total, quelques
dizaines de milliers d'authentiques Orientaux.
Longtemps, on a cru et répété que ces conquérants
ou envahisseurs immigrèrent en hommes seuls. Ce n'est
pas certain ; l'historien lombard Paul Diacre, qui vivait
dans l'Italie du vni* siècle, affirme que les musulmans
qui ont conquis la Gaule méditerranéenne jusqu'au Rhône,
s'y sont installés « avec leurs femmes et leurs enfants t),
parce qu'ils voulaient « s'établir définitivement dans le
pays^ ». La conquête arabe a été faite, en effet, par des
tribus ou fractions de tribus, se déplaçant et même allant
au combat en groupes, les hommes suivis par les familles,
non dans les razzias et les raids de reconnaissance, mais
toujours dans les expéditions de conquête véritable.
Différents des Arabes à l'origine, des Berbères à peine
islamisés sont arrivés aussi avec eux en Europe, relati-
IMMIGRES. MŒURS ET COUTUMES
55
vement plus nombreux. Bien que leur organisation sociale
pré-islamique n'ait guère été proche, croit-on, de celle
des bédouins, elle subit vite Tinfluence du facteur domi-
nant : les structures arabes, les mœurs et coutumes du
peuple qui a propulsé et véhiculé l'Islanu font tache
d'huile, tant en milieu berbère que dans toutes les régions
conquises. Après la chute du califat de Cordoue, au
début du xr siècle, les royaumes de (difas, c'est-à-dire
de « chefs de bande », qui se partagent la péninsule
Ibérique islamique, sont surtout des Etats à direction
arabe ou berbère arabisée : ils éliminent assez vite les
autres royaumes créés par des musulmans de souche
européenne. Puis, au temps des empires hispano-africains
des Almoravides et des Almohades, dont la puissance
s'est forgée au Maroc, quand des Berbères arrivent en
assez grand nombre dans la péninsule, aux xi' et xii*
siècles, ils sont déjà profondément islamises cl ils s'ara-
bisent dans le milieu andalou.
Primauté un lignage paternel
Dès le VîH' siècle, les « cadres y> et les formules
arabes sont mis en pîacc au sud des Pyrénées comme
dans la Gaule méditerranéenne. Les vieilles structures
tribales des clans de la péninsule Arabique sont trans-
plantées en Occident avec le nouvctiu pouvoir. Elles se
caractérisent par la primauté absolue du seul groupement
familial qui compte, celui que constitue la parenté en
ligne masculine. Pierre Guichard a récemment mis en
lumière la valeur révélatrice de la décision prise par
un calife de Cordoue au x" siècle : « Regrouper les
tribus en réincorporant au noyau tribal central ceux qui
s'étaient éparpillés ''. » Dans la société arabe, qui est
devenue la communauté islamique, s'impose la parenté
agnatique. c'est-à-dire par les maies. Elle conduit à favo-
56
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
IMMIGRES, MŒURS ET COUTUMES
57
riser les épousailles endogamiques, dont le modèle parfait
est l'union d'un jeune homme avec une fille d'un de ses
oncles paternels. Ce mariage entre cousins germains, en
ligne masculine, est l'union idéale pour conférer à cette
femme le rang de « première épouse ». Ce trait social
a une force telle qu'il acquiert un caractère quasi impé-
ratif : un garçon a un droit préférentiel sur la fille de
son oncle paternel ; celui-ci ne peut guère ne pas donner
une réponse favorable au neveu qui fait une pareille
demande en mariage. Il est vrai que, par contre, celui-ci
n'est pas obligé d'épouser une telle cousine germaine ;
mais, en général, pour rester fidèle à la formule de la
parenté agnatique et à celle du mariage endogamique,
il prend cependant pour épouse, dans la mesure du pos-
sible, une parente plus éloignée, mais qui appartient aussi
à son groupe tribal par sa parenté en ligne masculine, la
même pour elle que pour lui.
Ce type d'union n'empêche d'ailleurs pas un homme
d'avoir des enfants d'autres femmes ; et tous ses enfants,
qu'ils soient nés d'une a première épouse » cousine ger-
maine ou de n'importe quelle concubine, sont des égaux,
appartenant aussi intégralement au lignage, puisque, en
définitive, seule l'origine paternelle compte. A la limite,
peu importe pour un homme de n'avoir, par exemple,
parmi ses huit bisaïeux qu'un Arabe authentique, le
grand-père paternel du père : cela suffit à lui donner
conscience d'être un véritable et pur Arabe. Les réalités
des pourcentages biologiques ne pèsent pas en face de
cette certitude mentale.
Evénements familianx
Tout mariage est un grand événement, précédé, dans
tous les milieux, par de longues tractations sur la dot
que l'épouse recevra de son mari et sur le trousseau dont
elle sera pourvue. Pour choisir la date de la cérémonie,
on consulte souvent un astrologue, chargé d'indiquer un
jour faste. La noce se prépare avec soin dans la maison
de la fiancée que parentes et amies viennent féliciter et,
que l'on comble de cadeaux pendant la semaine qui
précède la cérémonie. Quand le grand jour est arrivé,
après avoir été baignée, lavée et parfumée, elle reçoit,
trônant véritablement sur un siège d'apparat, entourée
de son trousseau, tandis que se presse la foule féminine
de la famille et des relations, à qui sont olTcrts gâteaux et
confiseries ; tout cela sans qu'aucun homme soit présent,
bien entendu. Puis arrive le moment où un cortège se
forme devant la maison avec des musiciens et des mules
sur lesquelles est chargé le trousseau. L'épousée, voilée,
est alors conduite en grande pompe jusqu'à la maison
de son fiancé, où elle est introduite dans une pièce
occupée par les femmes de sa belle-famille ; elle s'y
ofl're de nouveau aux félicitations et à Tadmiration des
invitées, tandis qu'un repas de noces rassemble les hommes
des deux familles, autour du fiancé, d'un autre côté de la
maison. Tard, les invités s'en vont, aussi bien les femmes
que les hommes ; le mari va chercher son épouse dans
la zone féminine de la maison ; et il l'emmène dans une
chambre ^.
On attend ensuite la naissance. Quand Tévénement
approche, dans les palais et dans les familles riches, on a
recours à des sages-femmes, voire à des sortes de femmes
médecins, spécialistes en gynécologfc, payées fort cher.
La naissance n'est célébrée que dans Tintimité, annoncée
aux seuls proches avec qui on la fctc chaleureusement
s'il s'agit d'un garçon. Au cours d'une petite cérémonie,
le septième jour après la venue au monde, on donne
au fils un prénom, en l'accompagnant du surnom corres-
pondant, gage de paternité à venir, en général ceux du
grand-père paternel, par exemple, Mohammed surnommé
Abou Abdallah. fK le père d'Abdallah n. Souvent, le bébé
58
LEVR0PE MEDIEVALE ARABE
est confié à une nourrice, tantôt logée dans la maison,
tantôt installée à la campagne, son engagement Tobligeant
toujours à allaiter le nouveau-né, à le baigner réguliè-
rement et à laver son linge 7.
Une cérémonie rituelle s'effectue quand le garçon
atteint sept ans : toute la famille masculine se rassemble,
on le circoncit, il reçoit maint cadeau, un repas est offert
aux amis. Si le père est de condition, il invite, en ce
jour, des garçonnets de même âge que son fils, de rang
comparable ou d'une couche sociale inférieure, et tous
ces gamins sont circoncis aux frais du notable qui a pris
l'initiative de la réunion ^ Pendant ce temps, à part, a lieu
une réception féminine.
Un autre événement familial est possible : le mari
peut répudier sa femme ; et il ne manque jamais de le
faire, si celle-ci est stérile. Voilà pourquoi la dot qu'il
lui a constituée pour le mariage est importante : ce
douaire est conservé par la femme répudiée, qui repart
s'installer dans sa famille paternelle, et à qui Tex-époux
assure même parfois une pension complémentaire.
Enfin, dans chaque famille, les heures de deuil arri-
vent, inéluctables. Pour les hommes comme pour les
femmes, les funérailles sont toujours dénuées de pompe :
on prie autour du corps, on le lave, on l'enveloppe dans
un linceul ; il est transporté — entouré d'hommes seu-
lement — dans le cimetière le plus proche du domicile,
et on l'y ensevelit à môme la terre, sur le côte, la tête
tournée en direction de La Mecque. Une stèle est ensuite
posée sur l'emplacement du cadavre, avec quelques mots :
le nom du disparu, la date de sa mort, un verset du
Coran ^.
IMMIGRES. MŒURS ET COUTUMES 59
Structures et existence familiales
La famille n'est pas constituée par une seule union.
L'agnatisrae est complété par la possible multiplicité des
mariages et des concubinats. Seuls, les riches ont les
quatre épouses légales admises par la sunna, mais presque
tous les hommes ont facilement une concubine, au moins
une esclave. Si le mariage endogamiquc est un signe
d'honorabilité et si l'honneur consiste mcme à empêcher
qu'une fille de son sang devienne la femme d'un étranger,
par contre posséder une femme originaire d'une autre
tribu ou — ■ mieux encore — d'une nation « infidèle »,
est preuve de supériorité, qu'on ait oblige le père à
donner cette (ille ou que Ton s'en soit empare par la
force. Dans l'optique arabe, plus un lignage est puissant,
plus il reçoit de femmes du dehors, moins il en donne
à des hommes qui ne sont pas de son sang tribal.
Donc, l'Arabe qui compte — et dans les provinces
qui viennent d'être conquises, tout Arabe compte —
a facilement beaucoup d'enfants de diverses femmes,
autochtones, étrangères, libres ou esclaves. L'émir Abd
ar-Rahman 11 de Cordoue (822-852) en a eu par exemple
deux cents, parmi lesquels quatre-vingt-dix-sept ont vécu
jusqu'à l'âge adulte, dont quarante-cinq garçons-
Tout enfant de père musulman né de n'importe quelle
union n'appartient qu'à sa famille paternelle. L'âge de
rallaitement passé, il est élevé dans la partie de la maison
réservée aux femmes, au harem, oi^i l'autorité n'est pas
forcément sa mère, mais la première « épouse légitime d,
voire la grand-mère paternelle si elle vit encore et si
elle est veuve. Dans ce milieu, l'esprit de clan est inculqué
à l'enfant : il n'entend parler que d'ascendance et de
parenté masculines, et du seul côté paternel. Certes, la
mère peut être aimée : elle l'est beaucoup le plus souvent.
I
60
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
IMMIGRES, MŒURS ET COUTUMES
61
f-^
et vénérée ;;. si el^n'ap^lgtient pas. par^a naissance, à la
tribu, elle est entrée par adoption au sein de la famille
de son épb% ou"|Daître Vi; elle aussi n'a donc plus qu'une
vraie famille, celle du père de son mari.
Dans cette société arabo-islamique, une différence
fondamentale est établie entre les épouses et les concu-
bines-mères d'une part, et d'autre part, les esclaves, les
« infidèles ». Celles-ci sont relativement accessibles aux
hommes ; restant dans ce groupe de second rang tant
qu'elles n'ont pas d'enfant, elles ont place dans le domaine
affectif, et elles jouent un rôle social, notamment les
jours de fête *. Au contraire, les mères, épouses légitimes
et autres femmes, sont cloîtrées, voilées, surveillées. Un
poète le dit :
Aux épouses de droit.
N'est nul droit de sortie :
Perles de pure nacre
Se doivent en étui ^^.
Les promenades à l'air libre sont rares, réduites aux
jours de fêtes religieuses et à certains moments de Tannée
solaire, où l'on sort autour du chef de famille. D'autres
déplacements en petits groupes ont lieu aussi, très régle-
mentés, pour aller soit au cimetière, soit au hammam, aux
jours et heures réservés aux femmes ^K Et, toujours, en ces
rares cas. celles-ci sont complètement voilées dans les rues.
La demeure
L'essentiel de la vie se déroule à l'intérieur de la
maison. Celle-ci forme un univers fermé sur lequel règne
en maître absolu le chef de famille, quelle que soit sa
♦ Cf. infra, p. 135.
condition sociale. Le grand hi5|orien de l'Espagne .musul-
mane, Lévi-Provcnçal, en a bien décrit l'atmosphère :
f La demeure se libère quand Le, in^ître eti^part pour ses
occupations, souvent dès le matin, toujours toutefois après
avoir fait le marché du jour ou l'avoir fait effectuer par
un portefaix régulièrement utilisé pour ces achats *2. j
Si la mère de ce maître vient à être veuve, elle est
installée chez lui, s'il est son aîné, et elle y est l'autorité
féminine. De toute façon, une femme de la famille, celle
qui y a le plus de droits, est la maîtresse de maison,
assistée ou non d esclaves, de plusieurs ou d'une servante
libre, selon la position sociale et la fortune. L'existence
de femmes domestiques non esclaves, engagées sur des
bases précises, nous est connue par des contrats que l'on a
conservés : en général, une bonne de ce genre est chargée
de « pétrir le pain, cuisiner les repas, balayer, faire les
lits, filer et tisser la laine ^^ » ; en retour, elle est logée,
nourrie, habillée et elle perçoit un salaire annuel. Dans
le milieu riche et puissant où le harem regroupe épouses,
captives concubines, esclaves, servantes et eunuques, l'un
de ceux-ci est le majordome réglant et dirigeant toutes
les questions de ^ervice,
La maison ignore les fenêtres sur rue ; elle n'a qu'une
porte dormant sur un vestibule très sombre, d'où un
couloir — toujours coudé — conduit au patio sur lequel
s'ouvrent deux, trois ou quatre salles allongées, éclairées
par leur porte baie. Dans un coin du patio se trouvent
cuisine, toilette cl remise où se rangent les provisions et
dont le maître garde la clé ; de la cour, un escalier conduit
au premier étage, pourvu d'une galerie entourant le patio
et sur laquelle donnent les chambres. Dans les riches
demeures, est aménagée sur la terrasse, au-dessus de
l'étage, une « chambre haute » qui est parfois même sur-
montée d'un mirador. Chez les pauvres, une seule maison
abrite deux ou trois familles, qui s'y disputent souvent.
Le mobilier est sommaire : sur le sol des nattes en jonc,
62
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
sparte ou paille, recouvertes de tapis en laine dès que
Ton a quelque aisance. Le long des murs sont disposées
des tentures, et partout, au pied de ces murs, des divans
chargés de coussins en toile ou en cuir, en velours ou en
brocart, suivant les saisons et la condition sociale. De-ci
de-là, de vastes coffres, cadenassés en général, servent
d'armoires. Dans chaque chambre, une ou plusieurs parties
du sol sont surélevées, formant des plates-formes devant
lesquelles se tire un rideau ; sur chacune de ces portions
hautes de chambre, appelée aUgorfa, l'alcôve, est installé
un lit bas en bois, recouvert d'un matelas et garni de
draps, couvertures, oreillers et couvre-lit. Le soir, les
maisons sont éclairées par des chandelles de suif ou de
cire, voire des lampes à huile ; chez les plus fortunés,
de nombreuses chandelles ou lampes sont supportées par
de grands et bea^ux lustres en bronze. On se chauffe
avec des braseros où brûle du charbon de bois. Dans
la demeure luxueuse où est aménagé un hammam privé,
les tuyaux dfe terrfe où coule l'eau chaude assurent un
véritable chauffage central ^^.
Quand le maître est absent, les femmes font la loi
à la maison : leurs fréquentes disputes y éclatent au
milieu des jeux désordonnés et bruyants des enfants.
Peu de visites sont reçues, seulement celles de parentes
ou amies et celles de quelques revendeuses, dont l'arrivée
distraie : colifichets, étoffes, bijoux sont présentés, admi-
rés, parfois achetés. Par ces femmes qui vont de maison
en maison, par celles des servantes qui sortent, par les
conversations au cimetière ou au hammam, par les
eunuques quand il y en a, on essaie de savoir les secrets
des autres demeures, on obtient des renseignements sur
la mode, on découvre et on amplifie ce que peut être
la chronique scandaleuse de la ville. vEn dehors de ces
bavardages, l'existence monotone est faite du nettoyage
quotidien de Ja maison et de la préparation des repas,
alternant avec les ablutions, la toilette, les prières rituelles
IMMIGRES, MŒURS ET COUTUMES
63
et aussi, parfois, quelques pratiques magiques clandestines,
auxquelles on a recours pour éviter des maladies, jeter
des mauvais sorts ou y échapper, augmenter les désirs
passionnels du maître ou époux dont on dépend.
Au retour du chef de famille, l'atmosphère de la
demeure change : personne n'ose faire de bruit ; une
femme ne parle à son mari qu'avec respect, surtout en
présence des enfants ; ceux-ci n'adressent la parole à leur
père que s'il les y autorise. Même dans les grandes
maisons, où plusieurs serviteurs et servantes se déplacent
sans cesse, tout est si feutré que l'on peut maintenant
percevoir avec plaisir le murmure du jet d'eau qui, tou-
jours, est au milieu du patio centra! d'une belle résidence...
Et bientôt le soir arrive : « Le moment du repos, du rêve
et du plaisir ^^ »
En période de ramadan, c'est-à-dire pendant le mois
lunaire de carême où les musulmans jeûnent du lever
au coucher du soleil, la nuit est au contraire le temps où
la maison s'anime : des repas s'y prennent, entre lesquels
le maître sort parfois faire un tour en ville pour y
retrouver des amis, si la saison le permet.
Vie publique ef carrières officielles
Dans le cadre du dar al-Islam, les puissantes unités
familiales el tribales à racine arabe ne sont en rien
coordonnées par des rapports du type vassalique, préféodal
ou plus ou moins féodal, qui, progressivement, s'instaurent
dans l'Occident chrétien de cette époque. La religion et
le clan sont les ciments de la société, plus que tout autre
lien d'homme à homme, sans que le système d'attribution
de terres crée une fidélité supérieure à celle qu'engendrent
la foi et le sang. Tout cet ensemble familial, social et
religieux dépend de l'émir, qui dirige tel ou tel pays
ou région d'Espagne, de Gaule ou d'Italie, au nom du
64
UEUROFE MEDIEVALE ARABE
calife. Ce puissant successeur du prophète Mohammed»
sorte de « pape et empereur » du dar al-Islam, réside
d'abord à Damas jusqu'au milieu du viii* siècle, puis à
Bagdad ; mais alors s'opposent à lui des compétiteurs
régnant, l'un à Cordoue, un autre ensuite en Tunisie
— avant de s'installer au Caire — ; au xf siècle, un
pouvoir indépendant à visées impériales naît aussi au
Maroc, Où que siège le gouvernement central, en Asie,
en Afrique, en Europe même, i] est assure par un corps
de lettrés, les « secrétaires », qui constiUicnî J'adminis-
traiion des « ministères », tout comme celle des provinces,
dont nous avons dit la naissance * ; à la cour, un cham-
bellan, le hadjib, chef de la maison du souverain, dirige
tout ce monde, tandis qu'à la tête de tel ou tel service
ou de plusieurs d'entre eux est parfois place un conseiller
et lieutenant du prince : le vizir. Les scribes de la chan-
cellerie chargée de la rédaction des actes et les « teneurs
jurés des livres de comptes » sont les phis importants
des secrétaires. Certes, un service, celui de la poste,
échappe à cette administration, car il est directement
entre les mains du souverain, du hadjib, ou d'un vizir,
assuré par des esclaves de confiance, souvent des Noirs
soudanais, excellents coureurs à pied ; la garde personnelle
du souverain, elle aussi, est d'ordinaire formée par des
m.ercenaircs, groupés en compagnies : Berbères, Noirs,
chrétiens, parfois esclaves- Mais en dehors de ces deux
secteurs importants, tout « Fappareil officiel » est arabe
ou formé d'éléments bien intégrés dans le milieu arabe.
Des possibilités de belle carrière s'offrent ainsi aux
hommes qui se lancent dans la course aux honneurs et
à la puissance, surtout s'ils peuvent s'appuyer sur un
clan tribal ou s'ils font partie de la « clientèle d d'un
personnage bien placé. Les plus habilcs,,deviennent gouver-
neurs de province, voire vizirs ; mieux encore, ils arrivent
* Cf, supra, pp. 38-39.
IMMIGRES, MŒURS ET COUTUMES
65
au poste suprême, celui de hadjib. lis sonl^ très rkhcs :
au x^ siècle, dans le califat de Cordoue, les plus grands
« employés de l'Etat » disposent, en sus des biens $Qnciers
qu'ils possèdent, d'un traitement mensuel atteignant quelque
trois cent cinquante dinars, ce qui représente un poids
de mille ciîiu ccnis grammes d'or environ ^^
Les ambiUeuA savent s'ouvrir les portes de l'avenir ;
celui d'entre eux qui réussit le mieux dans les parties
de ri^urope dominées par les Arabes, est sans nul doute
le grand Ibn Abi Aiuir al-Mansour : cet Andalou de la
seconde moitié du x' siècle, issu d'un authentique lignage
arabe yéménite, affirme sa volonté dès qu'il est étudiant
à Cordoue ; tandis que « ses camarades ne pensent qu'aux
frasques et aux plaisirs )), il édifie, aux dires de Lévi-
Provençai, « des plans dignes de Machiavel », car il veut
devenir maître du califat ^^. Effectivement, il entre au
palais comme secrétaire de l'administration centrale, devient
ensuite successivement auxiliaire du grand cadi — le chef
des services judiciaires — , intendant des biens du prince
héritier, directeur de la frappe de la monnaie, « préfet »
de Cordoue, enfin chambellan, c'est-à-dire hadjib ; véri-
table « maire du palais », il épouse une fille du roi de
Navarre Sanche Abarca, est le maître autocrate de toute
l'Espagne musulmane, lance ses armées jusqu'à Saint-
Jacques-de-Compostelle et Barcelone, est sur le point de
rayer de la carte les Etats chrétiens du nord de la péninsule
Ibérique. Sa réussite est fruit, certes, de sa valeur, mais
elle a une autre cause qui nous replonge dans la réalité
humaine du temps : ses qualités secrètes d'amant d'une
belle et équivoque esclave, épouse favorite du calife al-
llakam, mère du calife llischam, les deux princes sous
lesquels al-Mansour a réalisé son ascension prodigieuse *^.
Le luxe et des tourbillons de fêtes enveloppent ce
milieu officiel. Us servent à éblouir les ambassadeurs
étrangers et à leur prouver la richesse et la force dont
jouit l'Etat islamique. Les représentants des souverains
66
tf EUROPE MEDIEVALE ARABE
chrétiens du nord de la péninsule Ibérique, ces princes
eux-mêmes, quand ils se rendent personnellement à Cor-
doue, sont très sensibles à cet éclat. La magie de l'Orient
s'est ainsi introduite en Occident : une politique de pres-
tige est menée.
La justice et la charité
Pourtant, la réalité profonde dii dar al-Islam est
autre : la voie indiquée par le Coran, celle que doivent
suivre les hommes. Le vrai centre de chaque ville est la
mosquée ; et le pouvoir n'a pas de tâche plus sainte — en
dehors de la propagation de la foi — que de faire régner
la justice dans le respect de la parole de Dieu.
Les a docteurs en Coran » et en sunna constituent
ie milieu où califes, émirs, gouverneurs recrutent les juges
auxquels ils délèguent le pouvoir dans le domaine judi-
ciaire : les^^adis. <^eux-ci siègent souvent dans un coin
de Ôiosquéc ou à proximité, très simplement accroupis
sur une natte, les ^mbes croisées. Lors d'une audience
où s^nstruit une affaire, ils se font toujours assister de
« témoins instrumentaires », à savoir de savants musul-
mans, qui contrôlent si le procès se déroule suivant les
normes sunnites et si la sentence n'est rendue qu'après
l'écoute attentive des deux parties en présence. Dans
l'ensemble, les cadis semblent avoir toujours été équitables
et honnêtes, très appréciés par la population : hommes
pieux, respectables, savants, parfois éloquents, souvent
ascètes, percevant une maigre allocation, mais assez com-
munément pourvus de biens familiaux leur évitant les
préoccupations matérielles, ils constituent une des caté-
gories les plus représentatives de la^-société musulmane.
Si un conflit oppose un musulman et un « infidèle »,
le cadi est le seul juge, mais il peut convoquer et écouter
ceux qui auraient jugé suivant une autre loi, celle qui
IMMIGRES, MŒURS ET COUTUMES 67
eût été appliquée si aucun des adversaires n'avait été
mahométan.
Dans ce monde musulman où la religion, les études
et la science religieuses sont l'essentiel de la vie privée
et publique, les besoins de la « communauté des croyants »
sont le souci des âmes pieuses. On lègue donc souvent
des propriétés à cette communauté, en affectant leurs
revenus à telle ou telle œuvre, d'une manière perpétuelle.
Ces biens inaliénables de mainmorte, les habous sont
considérables. Leur gestion est confiée au cadi du lieu où
ils se trouvent. Un autre aspect des préoccupations reli-
gieuses concerne le commerce : l'Islam prescrit qu'on y
observe des règles d'honnêteté, suivant la lettre et l'esprit
du Coran et de la sunna. Aussi existe-t-il, dans chaque
ville, une sorte de « préfet du marché », chargé de
contrôler et d'inspecter poids et mesures, qualité et valeur
des marchandises, tandis que l'ordre est assuré par un
corps de police urbaine*.
La gamme des sanctions et châtiments est variée. Les
boutiquiers coupables de fraudes sont exhibés à travers
les rues, « montés à rebours sur un âne, coiffés d'un .
bonnet formé de morceaux d'étoffes de couleurs diverses
et surmonté d'un grelot ^^ ». A l'issue des procès civils,
les versements financiers et les incarcérations sont châti-
ments courants, tandis que la peine de mutilation prévue
pour les voleurs par le droit coranique semble rarement
appliquée : c'est l'amputation de la main droite. Par
contre, les crimes, les injures à l'Islam, les apostasies sont
condamnés sans pitié. Le délinquant est parfois étranglé
ou égorgé après avoir été promené dans la ville, exposé
à tous les sévices de la foule, monté lui aussi sur un âne
dans le sens contraire de la marche. Mais, le plus sou-
vent, la mort est donnée par décapitation ; et toujours
le corps du supplicié est crucifié sur une potence en forme
* Cf. infra, pp. 248-249.
68
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
de T, puis reste longtemps exposé au public aux portes
de la ville. L'apostat, lui, est parfois brûlé vif ^^.
Si la loi est implacable pour châtier l'impie, en revan-
che, la religion inculque l'esprit de charité. Ainsi l'Etat
et les particuliers construisent-ils hospices, mosquées et
cimetières. Les chroniques nous apprennent, par exemple,
que l'émir de Cordoue al-Hakam (796-822), contemporain
de Charlemagne, était un homme très pieux, incitant ses
épouses à s'occuper de bonnes œuvres : Tune d'elles fait
bâtir à ses frais une mosquée et consacre à l'entretien
d'une léproserie les revenus d'un grand verger qu'elle
constitue en habous ; une autre fait également édifier une
mosquée et aménager l'emplacement d'un cimetière 20.
Près de deux siècles plus tard, le calife al-Hakam
(961-976) — le prince qu'une belle Basquaise, travestie
en éphèbe, réussit à rendre père * — est non moins pieux
et charitable que ses prédécesseurs : Jl fait beaucoup de
bien autour de lui et crée des fondations pour l'enseigne-
ment des enfants pauvres 21.
Le pèlerinage
Par-delà cette charité, et pour conserver l'esprit qui
la suscite, les plus fervents croyants en Allah ont, sur le
plan religieux, une aspiration terrestre suprême : le pèle-
rinage à La Mecque. Ce devoir est inéluctable pour ceux
à qui la santé et l'argent permettent son accomplissement.
Mais il n'est pas seulement un acte de foi musulmane ; il
est aussi un retour aux sources profondes de l'arabisme ;
il contribue à enraciner le fidèle dans ses convictions
d'ordre socio-ethnique. La volonté de chaque individu s'y
afîirme et s'en exalte : l'Etat n'orgai^ise en rien le pèle-
rinage ; chacun effectue le voyage comme il le peut. Si
* Cf, infra, pp, 134-135.
IMMIGRES, MŒURS ET COUTUMES ' 69
les riches Je font géuéralemçril, jusqu'à Alexandrie ou
eu Syrie, en traversant la Méditerranée dans le sens de
sa longueur, les pauvres franchissent au contraire la mer
au plus court, du nord au sud ; et, à partir du Maroc ou
de la Tunisie, ils continuent par un long et dillicile che-
minement sur la terre africaine. Mais quelle fierté à l'arrivée
et au retour ! L'âme et la conscience arabo-musulmanes
de chaque pèlerin sont solidement trempées par ce voyage
aux Lieux saints. La chrétienté d'Occident le comprend si
bien, surtout dans la péninsule Ibérique où le contact avec
ITslam est le plus intime et le plus long, qu'elle organise
le pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle pour retrem-
per, elle aussi, à une source de Vie les âmes de ses fils.
Voilà qui nous rappelle que Flslam n'a pas agi sur l'Eu-
rope seulement par un impact direct : il a suscité des
réactions auxquelles certains de ses aspects ont servi de
modèle ^3.
CHAPITRE IV
LA SURVIVANCE ET LES DEVIATIONS
DU CHRISTIANISME DES AUTOCHTONES
Le respect deé' religions monothéistes est une des
caractéristiques de ïà foi musulmane. ^ L'Etat arabo-isla-
mique n'y manque pas. Bien que ce respect soit facile-
ment teinté d'un certain dédain, il influe sur l'attitude des
autorités envers les chrétiens protégés, surtout envers les
prêtres, parfois même dans les heures belliqueuses et meur-
trières de la conquête. En 878, par exemple, en prenant
d'assaut Syracuse, si les Arabes massacrent, dans l'ardeur
du combat, tous les malheureux réfugiés dans une église,
par contre lorsqu'ils arrivent à la cathédrale, ils ne tuent
ni l'évêque ni aucun des prêtres qui l'entourent : ils les
arrêtent, après s'être fait remettre par eux le trésor du
sanctuaire. Certes, le prélat est emmené à Palerme sans
plus de ménagements que les autres prisonniers, mais
quand il est conduit en présence de l'émir, celui-ci le
reçoit avec des égards : les deux hommes ont une discus-
sion brève et courtoise, le mahométan parlant « sans
orgueil ni intolérance x>, tandis que Févêque, tout en
restant circonspect, peut s'exprimer librement « avec
dignité ».
Une fois une région conquise, l'Eglise chrétienne y
U: CHRISTIANISME AUTOCHTONE
71
conserve droit de cite, magistère spirituel sur ses ouailles,
possibilité de conserver des biens, d^en acquérir et de
recevoir des donations. Les musulmans s'interdisent d'in-
tervenir dans sa vie interné en matière de dogme, de
culte ou de discipline ecclésiastique. Tous les fidèles, clercs
et laïques, s'ils ne sont pas esclaves, ont liberté entière
de circulation, tant h l'intérieur du monde musulman que
pour aller en pays « infidèle ». De fait, certains se rendent
en pèlerinage à Jérusalem, Bethléem et Nazareth, et res-
tent en contact avec l'Eglise de Textéricur, notamment
avec Rome. Au ir siècle, un riche et pieux indigène
d'Andalousie, devenu moine et, plus tard, porté sur les
autels par l'Eglise romaine, saint Euloge, effectue par
deux fois le voyage de Cordoue à Pampelune, dont il
visite longuement l'évêque, éminente personnalité de la
Navarre, qui commence à prendre de l'importance au
sein de la chrétienté d'Occident. Au x'' siècle, l'évêque
Recemundo d'Elvira -~ ville proche de m future Gre-
nade — va prier en Palestine ; c'est ce que fait aussi, en
1087, un évêque de Valence, qui meurt durant son séjour
à Jérusalem. La liaison avec le Saint-Siège est illustrée
par une histoire bien caractéristique du temps : vers l'an
mille, un évêque mozarabe de Malaga est jeté en prison ;
les autorités musulmanes observant le mutisme le plus
complet sur son sort, au bout de cinq ans son clergé
estime qu'il est mort et le remplace donc par un autre
prélat ; mais, quelques mois après cc^te intronisation d'un
nouvel évêque, l'ancien est brusquement libéré et, un
beau matin, surgit dans sa cathédrale. Son successeur ne
veut pas abandonner la mitre. Les deux évcqucs entrent
en conflit, chacun d'eux estimant ses droits supérieurs
à ceux de l'autre. Le prélat évincé part pour Rome, sou-
met l'affaire au pape. Celui-ci lui donne raison, ordonne
que son évêché lui soit restitué et décide que l'autre
prélat sera placé à la tête du premier diocèse qui sera
vacant dans îa reeion -.
72
U EUROPE MEDIEVALE ARABE
Les sanctuaires et l'exercice du culte :
le rayonnement chrétien
Si lors de la conquête arabe, certaines églises ont été
^ transformées en mosquées, il n'en est pas moins certain
\que les musulmans en laissent à la disposition des chré-
tiens ; plusieurs informations chiffrées plus ou moins exac-
tement sont concordantes : au \uf siècle, quelque dix
églises sont ouvertes au culte à Séville ; aux ix\ x' et xf siè-
cles il y en a plusieurs « fort belles », à Elvira, Tex-Iliberis
romaine, à environ deux kilomètres de la future Grenade ;
tant au ix' qu'au x' siècle, plusieurs sont très fréquentées
à Cordoue et dans les environs immédiats de cette capi-
tale islamique ; au xi* siècle, elles sont nombreuses à
ïudela, Huesca, Saragosse, comme au xif encore à
Séville ; quand Alphonse VI de Castille reconquiert Tolède
en 1085, il y trouve six, ou même neuf, paroisses urbaines
organisées ^.
Toutefois, les années passant, un grignotage s'clTectue :
à Cordoue, Tempiètemcnt est rapide : dès 743, quand les
chrétiens de cette ville sont parqués dans les faubourgs,
rémir-gouverneur d'al-AndaJus leur enlève toutes les
églises du centre urbain, sauf une moitié de la cathédrale :
une quarantaine d'années après, un souverain de TEspagne
musulmane supprime même cette moitié, pour transformer
l'ensemble de l'édifice en grande mosquée ; mais il leur
verse, comme indemnité, la somme considérable de cent
mille dinars or, soit près de cinq cents kilos de métal
jaune (disons pour fixer les idées — en faisant des réser-
ves sur les variations du pouvoir d'achat — le poids de
plus d'un million de francs or d'avant la guerre de 1914)^.
Plus tard, dans cette même péninsule Ibérique, les procédés
changent : vers l'an 1100, les Almoravides détruisent les
églises d'Elvira-Iliberis : et, un siècle phis tard, im calife
LE CHRISTIANISME AUTOCHTONE "^ 73
nlmohatîe se largue çlc faire disparaître toutes les %Hses
de ses Etats ~ ce qu'il ne fait pas, d'ailleurs. Du moins
cela nous fait-il comprendre que les modalités d'exercice
du culte ont connu ihs alternances.
Le principe de sa liberté est maintenu ; il a toujours
été possible aux chréliens de le célébrer à leur guise,
aussi bien dans leurs demeures que dans les églises qui
leur sont laissées, quand il y en a, ce qui est le cas habi-
tuel. Au lendemain même de la conquête, tout se passe
très correctement : aucun prêtre n'est exilé par le pouvoir
musulman ; tous les clercs chrétiens peuvent continuer à
vivre dans le dar ai-Islam ; aucune restriction n'est appor-
tée alors à la publicité du culte ; par dérogation aux règles
sunnites, les autorités laissent sonner les cloches, prier à
haute voix, tant dans les églises qu'à l'air libre dans les
processions où la croix est portée, dressée et bien visible,
et les cierges allumés. Mais assez vite, d\abord ici, puis
ailleurs, enfiii partout, la légalité islamique s'impose et
fixe des limites strictes, que nous exposerons en étudiant
ics rapports entre chrétiens et musulmans *. Mais dans
le cadre de cette réglementation, Tauloritc musiilmanc ne
violente jamais l'exercice de la religion chrétienne et laisse
célébrer messes et offices, au moins d'une manière dis-
crète, sauf bien entendu en temps de rébellion mozarabe
ou de troubles ~\
Ce culte chrétien qui subsiste dans les régions d'Eu-
rope conquises par les Arabes se maintient au cours des
siècles, tel qu1l était à la veille de Tarrivée des musul-
mans. Dans la péninsule Ibérique, comme en Languedoc 6,
il suit la liturgie wisigothique, bientôt appelée mozarabe
en Espagne où l'Islam dure. C'est le vieux rite, apporté
d'Orient en Espagne, comme en Gaule et en Afrique, par
les évangélisateurs de l'Occident, nuns il n>' avait pas
évolué de la même manière qu'ailleurs et y était devenu
Cf. infra. pp. 166-167
74
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
une liturgie assez particulière, celle qu'on avait parfois
appelée avant le viif siècle « le rite isidorien » : sa magni-
ficence verbale est incomparable ; les « préfaces » sont
nombreuses ; en célébrant la messe, les prêtres divisent
a le pain eucharistique », non pas en trois parties égales
comme dans le rite romain, mais en sept ou neuf, comme
cela se faisait aussi dans l'Eglise de Berbérie. Deux papes.
>ean X en 924, Alexandre II en 1064, envoient dans
aUAndalus des enquêteurs qui reconnaissent la parfaite
orthodoxie et la légitimité chrétiennes du rite qui y est
observé. D'ailleurs, après la Reconquista, par privilège
pontifical, cette liturgie a été perpétuée à Tolède, en témoi-
gnage de fidélité au passé. A l'occasion de certaines fêtes,
on l'y pratique toujours avec pompe. Dans l'ensemble, cette
liturgie en usage sous la domination arabe n'a cessé d'être
brillante, accompagnée d'hymnes spéciales pour toutes les
circonstances importantes : mariages, funérailles, prières
pour les malades, sacres des évêqifes, etc. Un écrivain arabe
a raconté, avec émerveillement, une cérémonie à laquelle
il assista une nuit, à Cordoue, vers l'an mille ; sans doute
était-ce une messe de minuit, pour Noël : des rameaux de
myrte jonchent le sol de l'église, les prêtres portent
d' a admirables vêtements », « des enfants graves et
recueillis » assistent celui qui dit la messe, les fidèles réci-
tent avec ferveur des prières et chantent des psaumes, des
cierges illuminent l'autel et d'autres points de l'édifice,
souvent des cloches sonnent, bref a la pompe qui se déploie
est à la fois pieuse et joyeuse ^ ». Cette sorte de bonheur
intérieur, qui paraît régner chez les chrétiens, est la tona-
lité qui impressionne le plus les musulmans, tant que se
déroule ainsi, durant des siècles, une sorte de dialogue
entre la mosquée et l'église, dans tant de villes, depuis
la Sicile jusqy'au Portugal actuel.
Le dimanche est jour chômé pour les chrétiens.
L'Islam le tolère ; et une certaine atmosphère catholique
LE CHRLSmANISME AUTOCjJTONE
75
enveloppe ainsi le monde nmsuhiian, à certaines époques
au moins. Aux alentours de l'an mille par exemple, le
célèbre hadjib Ibn Abi Amir al-Mansour, « le maire du
palais » du califat de Cordoue, fait respecter le dimanche
comme jour de fête dans son armée, même par les musul-
mans, parce que les chrétiens y sont nombreux. Certaines
dates marquent des festivités religieuses beaucoup plus
prenantes- et rayonnantes encore. La Nativité du Christ
est toujours commémorée avec éclat, non seulement le
25 décembre, mais durant huit jours jusqu'au V janvier,
a clou » de cette semaine de joie, journée de liesse chô-
mée, où les chrétiens se remettent les uns les autres de
nombreux cadeaux, notamment des mets, surtout des confi-
series. L'autre très grande fête chrétienne de l'année est
celle de la Saint-Jean, le 24 juin. Un poète arabe de la
fin du viir siècle a chanté la magnificence de sa célé-
bration : V
■' ': J'ai vu la fête de saint Jean
Réjouir V heure du matin :
Là'haut, des nuages légers
Versaient, de-ci de-là, vers nous.
De longues gouttes de rosée.
Toute la terre se vêtait
De fleurs, de sucs et de parfums.
Et elle se trouvait drapée
D'un brillant tapis de soie verte ^ !
L'éclat de ces fêtes est tel que les musulmans en pro-
fitent. Les maisons chrétiennes, parées de tentures et de
décorations diverses sur les façades, sont si belles à voir
que les raahométans les plus curieux vont les admirer en
badauds. Les chrétiens aiment d'ailleurs à remettre des
présents à leurs amis musulmans en ces jours de fête ;
ils les invitent même facilement à un repas ou à une
collation. Une fraternité si grande marque ces jours, qu'un
écrivain arabe des environs de l'an 900 remarque : « A
76
UEUROPE MEDIEVALE ARABE
cette occasion, les hommes se font tellement de cadeaux,
que le pauvre contemple le riche sans envie. » Seuls les
mahométans les plus stricts respectent les règles de leur
religion, qui leur interdisent d'accepter des présents ou
des invitations d' « infidèles » ^.
D'autre part, dans bien des régions, des fêtes locales
ancrées dans les traditions, sont aussi occasion de pieuses
cérémonies doublées de réjouissances populaires. Un traité
sur la vie des champs, écrit au x' siècle par Tévêque Rcce-
mundo, connu sous le titre : Le calendrier de Cordoue,
nous apprend comment à Guadix, chaque année, durant
sept jours continus, à la fin avril et au début de mai, se
commémorait l'arrivée en Espagne, au f"" siècle de notre
ère, des sept Apôtres que saint Pierre et saint Paul avaient
chargés d'évangéliser la péninsule Ibérique : selon la tra-
dition. Guadix est le plus ancien évêché espagnol.
Cette présence continue du christianisme et la célé-
bration de son culte auraient-ils incité certains musulmans
à se convertir à la religion des « Romains »? Le fait est
que, malgré la sagesse de l'Eglise et ses craintes, les clercs
chrétiens les plus sincères ne peuvent éviter d'esquisser un
apostolat ; il est dangereux, discret, mais conforme à
l'esprit évangélique. Il se double de charité, autre forme,
indirecte, de propagation de la foi : la présence d'esclaves
chrétiens dans les villes d'Islam suscite des initiatives fra-
ternelles de leurs coreligionnaires. Certaines familles moza-
rabes ont à cœur de s'occuper d'eux : c'est ce que fait, par
exemple, une riche famille de Valence au début du
xiii" siècle, dans les décennies qui précèdent la Recon-
quista de cette ville ; ses membres visitent régulièrement
les chrétiens captifs et reçoivent les rédempteurs qui vien-
nent des pays de l'Occident chrétien, tçl le Montpelliérain
saint Pierre Nolasque, le fondateur de 'la congrégation de
Notre-Dame-de-la-Mcrci, ordre consacré au rachat des
esclaves chrétiens en terre d'Islam. Un enfant de cette
famille mozarabe valencienne, né en 1227, grandit dans
LE CHRISTIANISME AVIOCHTONE
11
cette atmosphère, célèbre avec les siens la libération de
sa ville — il a alors onze ans. Devenu prêtre, il continue
de regarder vers les terres d'Espagne qui restent portion
du dar al-Islam. Sexagénaire, il est nommé cvêque in
partibus de Grenade, fait quelques séjours clandestins
dans cette ville, pour entretenir la foi des chrétiens, celle
des esclaves, car il n'y a plus de Mozarabes : il y opère
même, dit-on. des conversions secrètes de musulmans ;
du moins l'en accuse-t-on ; les autorités grenadines le
découvrent : il est arrêté, condamné à mort, égorgé le
6 janvier 1300. Plus tard canonisé, il est devenu saint
Père (Pierre) Pascual ^'\
La vie chrétienne dans le dar al-Islam est donc tissée
d'ombres et de lumières. Ni la tolérance islamique, qui
s'arrête quand se manifeste un prosélytisme « polythéiste ï),
ni la dilatation de l'âme confiante dans le Christ rédemp-
teur, ne réussissent à étouffer les causes de douleur qui
subsistent ; aussi, dans son bréviaire, le prêtre mozarabe
relit-il quotidiennement à voix basse la même supplique :
« Seigneur, aie pitié de nous ! La vie nous est amère.
Détruis le joug dont nous opprime le peuple infidèle !
Délivre-nous du joug de la captivité ^M »
Evêques et conciles
Au Vîii' siècle, au moment de la conquête arabe,
existe une province ecclésiastique « métropolitaine » —
disons : un archidiocèsc — de Nàrbonnc qui englobe
notamment les cvêchés d'Elne (près de Perpignan),
Carcassonne, Bézicrs et Maguelonne — près du site où
s'éleva plus tard Montpellier. Au même moment, le métro-
politain de Tarragonc a parmi ses suffraganls les évêques
d'Ampurias, Urgel, Gérone, Ausona-Vich, Barcelone, Tar-
rasa, Huesca. Saragosse, Tarazona, Calahorra. Pampe-
lune (alors appelée Irunia) etc. L'archidiocèse de Tolède,
dont le titulaire est primat de toutes les terres ibériques
78
UEUROPE MEDIEVALE ARABE
et languedociennes, est très vaste, poussant vers le nord-
ouest avec les évêchés de Palencia et d'Osma, vers le
nord-est et l'est avec ceux d'Alcala de Hénarès et de
Valence et vers le sud-est avec ceux de Jativa, Dénia,
Elche, Orihuela et Lorca. La province ecclésiastique de
Mérida est occidentale avec, notamment, les évêchés de
Coïmbre, Salamanque et Braga. Quant à l'archevêché de
Séville, il est riche de nombreux diocèses, dont ceux de
Médina-Sîdonia, Niebla, Malaga, Elvira-Iliberis, Baeza,
Ecija, Cordoue, celui-ci tendant à jouer un rôle impor-
tant, quand la ^capitale de l'Espagne musulmane s'établit
dans cette cité/Enfin, en Sicile, seize diocèses étaient orga-
nisés à la veille de l'arrivée des Arabes. Par conséquent,
plusieurs dizaines de prélats d'Europe ont été amenés à
composer avec les conquérants mahométans, car rares
furent ceux qui s'enfuirent comme le métropolitain de
Tolède, Sindered, stigmatisé pour être arrivé à Rome
comme s'il était « un prébendier et non un pasteur ».
Cette histoire est pleine de vicissitudes qu'il serait hors
de propos de retracer dans ce livre. Cependant certains
traits majeurs ou significatifs peuvent être retenus. D'une
part, dans chaque diocèse subsistent des chapitres de cha-
noines, un archidiacre — tel Saturnin à Cordoue vers 890
— un ou plusieurs archiprêtres, comme Cyprien, également
à Cordoue, vers 890 ; chaque paroisse conserve à sa tête
un recteur ou curé. D'autre part, les prélats restent norma-
lement « élus » par les fidèles, suivant les règles canoni-
ques, c'est-à-dire qu'ils sont choisis par des représentants
qualifiés du « peuple » chrétien, à savoir le chapitre de
la cathédrale, éventuellement associé à quelques évêques
de diocèses voisins ; ils sont ensuite acclamés par l'ensemble
des fidèles. Mais, de surcroît, ils doivent être confirmés
par le pouvoir musulman, et il arrive Hjue celui-ci dicte
à l'avance son fchoix. impose véritablement un évêque.
Bien entendu, pour les métropolitains, le processus est
comparable : un chef de province ecclésiastique est élu
LE CHRISTIANISME AUTOCHTONE'
79
par ses évêques suffragants, et l'intervention de l'auto-
rité musulmane risque d'être encore plus pressante à ce
niveau ^^.
A vrai dire, on ne suit pas très bien ce qui s'est passé.
Quelques cas seulement nous éclairent. Au lendemain
même de l'arrivée des Arabes en Espagne, le prince Oppas,
frère de Wittiza, qui était métropolitain de Séville et favo-
rable aux nouveaux venus, contre le roi Rodéric, est trans-
féré par le conquérant Mousa ibn Noçayr à la tête de
l'archidiocèse de Tolède : il devient ainsi primat de la
péninsule et de la Narbonnaise. Au ix* siècle, par contre,
c'est par fronde contre le pouvoir musulman que les évê-
ques de cette province tolédane élisent comme métropo-
litain, en 858, le pieux moine de Cordoue saint Euloge ; les
autorités n'approuvant pas cette désignation, le siège reste
vacant jiisqu'à la mort du saint en 859 ^^ Une autre
affaire est très significative : en 955, le souverain cordouan
Abd ar-Rahman III décide d'envoyer en ambassade,
auprès d'Otton P'' le Germanique, un clerc mozarabe très
savant et dévoué ; celui-ci, le fameux Recemundo, déclare
qu'il n'acceptera de remplir cette mission que s'il est
revêtu auparavant de la dignité épiscopale qui le fera
particulièrement bien considérer. Aussitôt demandé, aussi-
tôt obtenu : Tévêché d'Elvira-Iliberis est vacant ; l'émir
impose Reccmundo, qui devient prélat per saltum.
On entrevoit que, dans la plupart des cas, s'opèrent
des négociations entre des représentants de l'Eglise et les
autorités arabo-islamiques, quand un siège épiscopal est
vacant. Parfois, une donnée financière se glisse dans ces
tractations : a II arrive que des prêtres indignes et flatteurs
achètent la mitre à un émir », nous dit-on. De fait, un tel
cas de simonie est connu : vers 850, l'émir de Cordoue
refusant de confirmer comme évêque de cette ville le clerc
Saul, qui venait d'être élu par le chapitre, ce nouveau
prélat s'abouche avec des eunuques ayant la confiance du
souverain et leur promet quatre cents dinars (même pas
80
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
deux kilos d'or) s'ils décident l'émir à ratifier sa nomi-
nation : et i! prélève cette somme sur des fonds destinés
à faire vivre les prêtres de son diocèse ; quand l'affaire
s'ébruite, le prélat est accusé d'être simoniaque et il ne
peut guère se défendre car il a eu l'imprudence de consi-
gneF--par écrit son pacte avec les eunuques. En tout cas,
il est nommé par l'émir et se maintient sans trop s'émou-
voir de l'affaire ; à tort ou à raison, des chrétiens, voire
d'autres évêques, Faccusent alors d'être un mauvais pré-
lat : il aurait ordonné des prêtres n'ayant ni culture
ni morale suffisantes pour l'être ; il aurait relevé des
clercs indignes appartenant à d'autres diocèses, de Fana-
thème lancé contre eux par leurs évêques ; il lui serait
même arrivé de nommer deux recteurs à la tête d'une
seule paroisse. Parfois, les autorités arabo-islamiques pren-
nent sur elles de mettre fin aux fonctions d'un prélat :
cela arrive, vers Fan mille, à Févêque Julien de Malaga
qui est arrêté et gardé au secret pendant six ans sans
aucune explication i^.
Dans al-Andalus subsistent durant des siècles, trois
sièges métropolitains : Tolède, Séville et Mérida — celui
de Tarragone ayant disparu du fait de la destruction
quasi complète de cette ville lors de sa prise par les
Arabes en 718, les évêchés de la Tarragonaise se ratta-
chent alors spontanément à Farchidiocèse de Narbonnc.
Les titulaires du siège primatial de Tolède perdent
toute autorité sur la Narbonnaise dès que cette région
est reconquise par les Francs, mais ils la maintiennent
sur les chrétiens de l'Espagne musulmane. Après le prince-
archevêque Oppas, le frère de Wittiza, régnent tour à
tour un pieux prélat nommé Cixila (de 744 à 753 au
moins), puis de 782 à 808, l'hérésiarque Elipando, celui
qui a imaginé de dire le Christ a Fils adeptif du Père » ;
cette formule ravageant aussi la zone catalane reconquise
par les Carolingiens est condamnée par les évêques francs,
puis par Rome à la requête de Charlemagne. Vers 828-
LE CHRISTIANISME AUTOCHTONE
81
858, au contraire, le prélat tolédan est parfaitement ortho-
doxe, « saint, savant et ferme » : le métropolitain Wistre-
mir, en parfaite communion avec la papauté. Dans la
seconde moitié du ix' siècle et la première du x' s'entre-
voient deux de ses successeurs au moins : un archevêque
Benedictus (859-892) et un prélat Johannès, à moins que
deux évêques n'aient porté ce même nom (entre 892 et
956) ; un métropolitain est encore en poste ^i la veille de
la Reconquista (1085).
L'archevêché de Séville n'a pas été moins tenace,
marqué par divers métropolitains énergiques : Théodule
vers 790, Récafred vers 850, Julien en 937, Salvador vers
990, et un prélat qui s'enfuit en 1147, lors de l'arrivée
des Almohades. La province religieuse de Mérida, elle,
eut au moins un grand et pieux pasteur : le métropo-
litain Ariulphc, vers 840, tandis que l'Eglise latine de
Sicile, paraît avoir vite décliné : en 1072, lorsque les Nor-
mands enlèvent Païenne aux Arabes, ils y trouvent un
archevêque, Nicomcdc, seul prélat de toute Fjle ; quinze
diocèses y auraient donc disparu en moins de trois siè-
cles 15. Les évêchés des Baléares — celui de Majorque
et celui de Minorque — cessent aussi de fonctionner dès
avant 1050, bien que l'incorporation des îles au dar al-
Islam ne remonte qu'au début du x** siècle '^ Par contre,
sur le sol même de la péninsule Ibérique, d'autres sièges
que ceux des provinces métropolitaines se maintiennent :
à Malaga, vers 850, avec j'évcquc Hostcgésis ; à Elvira-
Iliberis, vers 850-860, avec Févêque Samuel, parent d'Hos-
tégésis de Malaga, et vers 955-960, avec le diplomate et
écrivain Reccmundo, dont nous avons déjà parlé et que
nous retrouverons souvent dans ce livre. Vers Fan mille,
le diocèse de Carthagène, vers 1085, celui de Valence,
vers 1145, ceux de Niébla et de Médina-Sidonia ont des
titulaires. D'autre part, nous connaissons le nom de pré-
lats andalous dont nous ignorons les sièges : Johannès
Hispalensis vers 850, un Abd al-Malilc vers 1050 et un
82
L'EUROPE MEDIEVALE: ARABE
Miguel vers 1125. Enfin, une série épiscopale cordouane
est assez bien établie, jalonnée par les prélats nommés
Récafred (avant 850), Saul (vers 850-862), Valens (après
862), un ou deux Johannès (vers 957-968).
Dans ce domaine, comme dans bien d'autres, les
périodes d'affaiblissement du monde musulman sont mar-
quées par des modifications dans la vie de l'Eglise : lorsque
al'Andalus SQ morcelle en taïfas et que divers royaumes
islamiques deviennent tributaires d'un Etat chrétien, il
arrive que l'émir délègue de facto, au souverain de cet
Etat, le droit de nommer l'évêque ou les évêques de sa
taifa ; vers 1040, par exemple, un moine de Cluny, Paterne,
antérieurement abbé du grand monastère aragonais de
San Juan de la Pena, est nommé évêque de Saragosse par
l'émir de cette ville, à la demande du roi Ramire d'Ara-
gon. II reste à la tête de ce diocèse durant vingt ans, de
1040 à 1060, De même en 1088, Alphonse VI de Castille
fait nommer évêque de Valence par l'émir de cette cité,
un clerc périgourdin, moine de Cluny, ami du nouveau
métropolitain romain de Tolède, Bernard de Sédirac :
Jérôme. Quand le Cid devient, en 1089. le maître de
Valence et y crée un curieux Etat christiano-musulman,
vivace jusqu'à sa mort en 1099, cet évêque Jérôme est
donc le chef de l'Eglise catholique locale : c'est lui qui
préside aux obsèques du Cid. Bien entendu, des cluni-
siens comme lui et comme Paterne de Saragosse ne sont
pas très bien vus par les chrétiens autochtones. On entre-
voit des affrontements dans le clergé d'al-Aiidalus entre
les traditionalistes mozarabes et ces clunisiens qui tentent
de faire progresser la liturgie romaine, d'autant que le
pape Grégoire VII (1073-1085), rompant avec l'attitude
suivie par ses prédécesseurs, entend détruire le vieux rite
wisigothiquc.
Dans cette lutte qui affecte al-Andalus, la liturgie
mozarabe tient bon et résiste aux influences ultramon-
taines : quand Jacques le Conquérant s'empare de Valence
£B: CHRISTmNmME^AUrOCHlQNE
83
en 1238, c'est le seul rite mozarabe qu'il y trouve pra-
tiqué ; et il en est de même dans toutes les autres cités
oii il y a encore des autochtones chrétiens quand la
Reconquista les atteint. Il est remarquable que, dans la
rivalité entre clunisiens et autochtones, l'Etat arabo-isla-
miquc veille en général à protéger la « personnalité » de
TEglise mozarabe vis-à-vis de Rome. II y tient d'autant
plus que la coutume wisigothiquc donnait beaucoup d'im-
portance aux conciles « nationaux )> et que ceux-ci trai-
taient même de problèmes temporels, d'autant plus que
des laïques y siégeaient à côté des prélats.
Les autorités à'al-Andalus s'attachent à maintenir
cette tradition. Elles s'octroient ainsi le droit de convo-
quer des conciles, en y faisant siéger, auprès des évêques
et abbés, des arabo-musulmans, d'ex-chrétiens convertis
à l'Islam et même des juifs, afin d'y faire étudier des pro-
blèmes concernant les communautés chrétiennes et leurs
rapports avec les fidèles des autres confessions *7. Ce
fut assez systématique, surtout au ix' siècle : en 839, se
réunit ainsi, à Cordoue, un concile présidé par le métro-
politain de Tolède, assisté de ceux de Sévillc et de
Mérida.
Politique et religion se mêlent, mais l'épiscopat tient
tête parfois au pouvoir ; on l'entrevoit par la décision que
prend, en 860, un concile provincial convoqué par le
métropolitain de wSéville : Tévêque Samuel d'Elvira-Ili-
beris est déposé, sans doute pour s'être trop aligné sur la
position islamique, à propos du problème de la circon-
cision, dont nous reparlerons. L'histoire d'un concile
« national » tenu à Cordoue, en 862, montre combien la
lutte est parfois difficile : à la demande de l'évêque de
Malaga, porte-parole des autorités arabo-musulmanes, en
cette circonstance, l'abbé d'un monastère proche de Cor-
doue est déclaré hérétique à l'unanimité. Cette accusa-
tion avait été montée de toute pièce parce que cet abbé,
nommé Samson, menait campagne contre le comte des
84
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
chrétiens de Cordoue, fidèle agent du pouvoir. Mais aussi-
tôt après la condamnation officielle, une réunion secrète
assemble la majorité des évêques : ils annulent la condam-
nation et expriment leurs félicitations à Samson pour le
combat qu'il mène i^».
A travers de telles affaires, on discerne que les pré-
lats sont souvent écartelés entre leur nécessaire adhésion
à TEtat et leur opposition profonde à la Loi islamique.
Les nécessités ne sont pas vues par tous sous le même
angle. L'évêque Saul de Cordoue, accusé d'être simo-
niaque et mauvais pasteur, est pourtant le défenseur de
certains de ses diocésains qui insultent publiquement
rislam afin d'être condamnés et de mourir ainsi en mar-
tyre. Partout, les recteurs des paroisses sont tenus de
reverser à leur évêque le tiers de leurs revenus ; et, en
sus, les évêques se font payer un impôt par leurs diocé-
sains. Ce budget épiscopai permet de faire vivre les prê-
tres nécessiteux et de conserver les églises en bon état.
Mais il arrive aux prélats de consacrer une partie de cet
argent à l'achat de conseillers d'un émir ou d'un calife,
pour obtenir une décision favorable ou pour éviter que
ne soit prise telle ou telle mesure susceptible de nuire à
la communauté chrétienne. Est-ce là légitime? Certains
clercs le contestent. Les discussions sont vives. On repro-
che à des évêques de trop dépenser. Le plus étonnant est
que certains, comme Hostégésis de Malaga, n'hésitent pas
à faire donner le fouet, par des sbires musulmans, à des
curés qm ne payent pas les « tiers » diocésains '"*.
Moines, religieuses et ernii^s. Pèlerinages locaux
Dans la mesure où ils restent à l'écart du monde, les
monastères d'hoftimes et de femmes sont toujours des cen-
tres de ténacité dans la foi. L'Islam respecte ces îlots de
piété. Non seulement les religieuses en tant que femmes.
LE CHRISTIANISME AUTOCHTONE
85
mais aussi les moines en tant qu'hommes de Dieu, sont
exemptés de la capitation.
Dès l'annexion de terres d'Europe par la commu-
nauté musulmane, les grands monastères sont relativement
bien mis à l'abri des exactions, car un pacte spécial de
protection est conclu avec chacun d'eux, les moines s'enga-
geant à loger, soigner et aider les voyageurs musulmans.
Au TX*" siècle, aux portes de Cordoue, ou à proximité
immédiate, neuf monastères au moins sont florissants et
au moins àz\\\ couvents de religieuses. Les plus connus,
qui subsistent encore au x^ siècle, sont la maison des
moines du Saint-Sauveur et le monastère de Tabanos, où
se trouvent, dans une même enceinte, un couvent de frères
et un couvent de sœurs, rigoureusement séparés l'un de
l'autre, mais placés sous Tautoritc d'un môme abbé. En
Sicile, six monastères au moins fonctionnent encore au
milieu du xi' siècle ; lorsque les Normands conquièrent
nie, ils y trouvent deux couvents prospères dans la région
du val Demona ; on le sait indirectement : d'une part, les
moines de Sajit'Angelo-di-Liscio, près Brodo, s'empres-
sent de se faire confirmer par le comte Roger la propriété
des « monts, collines, eaux, terrains et autres biens »
qu'ils possèdent ; d'autre part, parmi les frères du monas-
tère de San-Filippo-in-Demona, s'en trouve un qui meurt
peu après, en rendant grâces à Dieu d'avoir maintenu la
vitalité de son couvent, en se réjouissant d'avoir vu la
lin de la domination islamique sur la Sicile et en prenant
le ciel à témoin qu'il « avait supporté les outrages des infi-
dèles, en persévérant dans la foi chrétienne j). A la même
époque, d'autres couvents sont, au contraire, en déca-
dence matérielle et peut-être morale, tel celui de Santa-
Maria-a-Vicari, dans le val de Mazzara, qui végétait alors
avec quelques terres, peu de bestiaux et une poignée de
serfs 20.
Mais ces cas extrêmes sont l'exception : dans l'ensem-
ble, durant tout le temps de la domination islamique.
86
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
tant en Espagne qu'en Sicile, les monastères sont des
centres d'études, des foyers de résistance théologique et
apologétique contre Tlslam ; avec ou sans richesses maté-
rielles, ils ont un grand rayonnement utile, maintiennent
et retrempent la foi des familles chrétiennes arabisées,
surtout dans le milieu aristocratique et aisé : le fameux
saint Euloge de Cordoue est moine du couvent de Saint-
Zoïle, où il est un expert des langues de l'Ecriture ; une
de ses sœurs est religieuse dans un monastère voisin.
Vers le même temps, au ix' siècle, prospère au nord de la
capitale d'al-Andalus un autre ensemble monacal, fondé
par un Mozarabe fortuné nommé Jérémie, articulé en
deux couvents bien séparés, l'un de moines, l'autre de
religieuses, le tout sous la direction d'un même supérieur,
l'abbé Martin.
Ce monde monacal des zones européennes englobées
dans le dar al-Islam n'est pas sans contacts avec les autres
mouvements monastiques de l'univers. Parmi les moines
les plus en vue de la région de Cordoue au ix* siècle, se
signale un Syro-Palestinien, nommé Georges, né à Beth-
léem. Des religieux chrétiens berbères, arrière-petits-
neveux spirituels de saint Augustin, arrivent en Anda-
lousie vers le même temps. Saint Eulogc, lui, va visiter
plusieurs monastères navarrais déjà célèbres par leur piété
et leur science religieuse. L'un des champions du chris-
tianisme dans la Sicile musulmane du x* siècle, saint Vitale,
né dans la première moitié du siècle, quitte l'île jeune
encore, passe en Italie, vit à Rome, y cultive et perfec-
tionne sa foi, rentre en Sicile, s'y installe en ermite sur
les pentes de l'Etna, où il passe une douzaine d'années
en se nourrissant seulement de plantes sauvages, puis il
repart pour l'Italie, et y fonde un monastère, où il meurt
en 994. L'Espagne musulmane aussi connaît des « soli-
taires de Dieu »,nel Fructus qui, vers 715, pour fuir l'auto-
rité musulmane et tout contact avec les infidèles, devient
ermite, au cœur de la péninsule, dans la région de Ségovie,
LB CHRISTIANISME AUTOCHTONE
87
puis est rejoint par deux de ses frères. Sont-ils considérés
comme des rebelles cherchant à faire naître un foyer de
résistance ? Une bande musulmane les surprend et les
égorge tous trois. Jusqu'à la reconquête de cette région
par les Castillans, au xi' siècle, leurs restes sont vénérés
sur place par les Mozarabes des alentours : c'est un lieu
de petit pèlerinage. Quelques années après Fructus et ses
frères, vers 740, deux autres indigènes chrétiens de la
région de Saragosse ont une semblable démarche ; ils
sont frères, eux aussi : Votus et Félix ; avant de se retirer
du monde, ils vivent en riches grands seigneurs ; leur
famille, aristocratique, a conservé d'importants biens fon-
ciers et de nombreux esclaves ; grands chasseurs, ils
aiment par-dessus tout courir le cerf et le sanglier. Mais
touchés par un appel de Dieu, ils prennent la décision de
libérer leurs esclaves et de leur donner l'argent qu'ils se
procurent en vendant leurs biens familiaux. Ils se retirent
alors en ermites vers le nord, dans la région de Jaca, à
une quinzaine de kilomètres au sud-ouest de ce site. Ils
y meurent en odeur de sainteté vers 750, laissant des
disciples qui se regroupent en un couvent auprès de leur
tombe. C'est là l'origine du grand monastère aragonais
de San Juan de la Pefia^i.
Autre aspect de la dévotion mozarabe populaire :
dans les premiers siècles de la domination arabo-musul-
mane en Andalousie, se maintient vivace le culte des
reliques de saint Torquatus, tenu comme chef de file des
sept prédicateurs venus évattgéliscr l'Espagne au f siè-
cle ; c'est autour de ce culte que s'organise à Guadix la
semaine de fêles religieuses et profanes, qui gravite autour
du V'^ mai, et que nous avons évoquée. La tradition
afi'irme que ce saint avait planté un olivier tenu pour
miraculeux « fleurissant tous les ans le 30 avril ». Cha-
que 1*"^ mai, le peuple chrétien de la région venait
cueillir « les olives déjà mûres ». De ces olives, on
faisait une huile destinée aux lampes brûlant perpé-
88
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
tuellement dans la chapelle où se conservait le corps
de saint Torquatus. En outre, cette huile guérissait
de nombreux maux. Il y avait donc* là un centre de
dévotion locale, avec pèlerinage saisonnier. Peut-être est-ce
pour cela que, soit dès la fin du viii' siècle, soit au x\%
les autorités arabo-islamiques remirent les restes de ce saint
encombrant à un ambassadeur d'un roi chrétien du nord
de la péninsule ; elles furent ainsi installées dans un sanc-
tuaire de Galice. Une autre histoire de reliques mira-
culeuses et de pèlerinage local causa aussi bien des soucis
aux autorités islamiques : quand la « principauté de Théo-
domir » dont nous avons conté l'histoire, disparaît et que
se développe progressivement la ville islamique de Valence,
des prêtres mozarabes transportent les reliques de saint
Vincent, qui y avait été martyrisé sous Dioclétien, dans
le sud-ouest atlantique de la péninsule, en l'actuel Algarve
portugais, peut-être parce qu'ils y étaient eux-mêmes
exilés, puisque la disparition de cette « principauté vas-
sale » s'accompagne de la dispersion de ses notables. En
tout cas, l'égUse d'un monastère accueille les reliques et
devient le grand sanctuaire de saint Vincent : à l'extrémité
de l'actuel cap Samt- Vincent de FAlgarve. Bientôt, on
l'appelle « l'église du corbeau ». En elïet, selon la tradi-
tion, lorsque saint Vincent avait été martyrisé à Valence,
son corps était resté exposé pour devenir la pâture des
oiseaux de proie ; mais un corbeau s'en était fait le pro-
tecteur, éloignant les autres, si bien que le corps resté
intact put être enseveli. Or, dès que les restes de saint
Vincent eurent été déposés dans cette chapelle de FAl-
garve, dix corbeaux s'y installèrent, élisant domicile dans
ses combles et ne s'en éloignant jamais, volant en cercles
autour d'elle, bien nourris d'ailleurs par les moines entre-
tenant le sanctuaire. Au xii* siècle encojre, le culte de
saint Vincent battait son plein : recevant de nombreuses
aumônes des fidèles et des pèlerins, les moines offraient
un repas à tous ceux, chrétiens ou mabomctans. qui se
LE CHRLSTIAN/SME AUIOCHTONE
89
présentaient. Selon un écrivain musulman de ce xiF siècle,
Abou Maniid, auteur d'un récit de voyages dont on a
conservé des extraits, chaque fois qu'un groupe entrait
dans l'église, un corbeau qui y voletait sans cesse lançait
autant de cris qu'il y avait de visiteurs, pour que les
moines pussent savoir aussitôt combien de repas ils
devaient préparer... Peut-être un religieux caché dans un
coin de tribune lançait-il ces cris en imitant celui du cor-
beau. En tout cas, les autorités arabo-islamiques furent
tellement irritées par cette superstition qu'elles firent
démolir le sanctuaire 22. Les corbeaux disparurent...
Les hérésies et l'angoisse chrétienne
La vitalité du christianisme de ces siècles ne l'em-
pêche pas de dévier parfois, en partie sous Tinfluence de
rislam. Pis encore, il décline, s'étiole, disparaît à la
longue.
Quand l'Islam naît en Orient, depuis des siècles déjà
la Chrétienté était périodiquement troublée par des débats
sur la nature du Christ. Si l'Eglise a toujours enseigné
que Jésus était à la fois « vrai Dieu et vrai homme »,
au début du ïv' siècle, le prêtre égyptien Arius avait nié
sa divinité et propagé l'idée qu'il n'était quini homme ;
puis au V' siècle, un patriarche de Constantinople, Nesto-
rius, avait diffusé une autre hérésie, répétant que Jésus
était un homme, mais ajoutant qu'il était « habité par
Dieu >i. En profitant de confuses survivances de cet aria-
nismc et de ce nestorianisme, l'Islam mena sa propagande
anti-polythéiste contre le christianisme, en insistant sur
l'unité absolue de Dieu, incompatible avec la notion de
Trinité. On découvre ainsi l'origine profonde de l'adop-
tianisme, né à Cordoue semble-t-il, au milieu du vin' siè-
cle, et embrassé par le métropolitain de Tolède, Elipando,
croyant sans doute y trouver une parade efficace contre
90
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
la propagande musulmane, axée sur l'indiscutable unité
de Dieu : Jésus est bien Dieu le Fils, mais c'est un Fils
adoptif du Père. Condamné par Rome, Fadoptianisme
meurt avec Elipando au début du ix* siècle. L'ensemble de
FEglise mozarabe y a d'ailleurs échappé, tout de suite
mise en garde par le métropolitain de Séville, Théodule.
De temps en temps, se manifestent d'autres relents
antitrinitaires, cherchant à affirmer Tunité divine dans le
même sens que Tlslam, mais en prétendant rester fidèles
à des traditions chrétiennes, bibliques ou évangéliques.
Des résurgences sabéliennes se manifestent ainsi : il n'y
a qu'une seule personne en Dieu, avait affirmé, vers
l'an 200, l'obscur hérétique Sabélius ; après plus d'un
demi-siècle de discrets cheminements, sa doctrine réappa-
raît dans aUAndalus : le Christ est rincamation du Père ;
il est le Père, car il n'y a pas de Fils. Ce feu de paille
s'allume à Tolède avant même Fadoptianisme et c'est le
prédécesseur d'Elipando, le métropolitain Cixila, qui
l'étouffe en exorcisant l'apôtre local du sabélianisme : il
fait sortir le démon du corps de cet homme, qui rentre
aussitôt dans le giron de l'Eglise. Mais de temps en temps
le soleil de Satan recommence à éblouir, puis à aveugler,
des consciences chrétiennes, tant dans al-Andalus qu'en
Sicile. A Séville, dans la seconde moitié du viiF siècle,
un prêtre, Migécius, échafaude une doctrine ramenant la
Trinité à une dimension humaine qui, par là même, ne
peut plus altérer en rien la rigoureuse unité divine : Dieu
l'Unique s'est incarné une première fois en un « père »,
David, puis dans un a fils », Jésus ; et c'est en tant que
fils de David que Jésus peut être dit fils de Dieu le Père ;
enfin Dieu s'est installé dans un « esprit », celui de saint
Paul, le grand docteur, troisième personne de la trinité
humaine. Cette' extraordinaire hérésie mi'gécienne fait des
ravages, mais les métropolitains Théodule de Séville et
Elipando de Tolède réussissent à en limiter la propaga-
tion. Elle reste sous-jacentc cependant, comme le sabé-
LE CHRISTIANISME AUTOCHTONE
91
lianisme, dans des consciences tourmentées qui, par ces
voies détournées et contradictoires, finissent par se réfu-
gier dans la grande simplicité islamique pour y trouver
le repos.
Le rayonnement mahométan suscite encore d'autres
hérésies. L'une, celle du gahr, introduit dans la théologie
et la métaphysique chrétiennes la notion sunnite de « pré-
destination absolue de l'homme » : Dieu ayant tout
décidé à l'avance, l'homme n'est pas le maître de son
destin ; il n'est responsable ni de ses pensées ni de ses
actes. Une autre a famille d'esprits » arrive de Berbérie
dans al'Andalus, et en Sicile aussi peut-être, revendiquant
comme patron un certain saint Cassianus, qui paraît avoir
inspiré des Berbères chrétiens résistant à la propagande
islamique : dans ce milieu, on reconnaît que l'Islam a
raison de taxer les chrétiens de polythéisme quand ils
a adorent » les « saints » ; les « cassianistes » refusent
donc de vénérer ce que Ton appelle les reliques, ne croient
pas en la possibilité d'une intercession des a saints i>,
semblent même minimiser le rôle du prêtre, intermédiaire
entre Dieu et les fidèles : la communion est remise par le
célébrant, non dans la bouche, mais dans la main des
fidèles, pratique primitive déjà abandonnée par le rite
mozarabe comme par le rite romain. Les évêques, les
conciles, le grand théologien et écrivain Alvaro condam-
nent celte hérésie et ces pratiques cassianistes, tout comme
la doctrine du gabr,
L'infiuencc musulmane déclenche d'autres processus
hérétiques en affectant les mœurs : à Cordoue, des disci-
ples lointains d'un hérésiarque du iv' siècle, Jovinianus,
autorisent le mariage avec des non-chrctiens, ce qui facilite
les unions de femmes mozarabes avec des musulmans ;
de plus, ils permettent la bigamie et estiment que les prê-
tres ont le droit d'exercer des professions dans le siècle,
notamment celles de médecin et de commerçant. L'atmo-
sphère chrétienne est ainsi viciée au désespoir des fidèles
92
L EUROPE MEDIEVALE ARABE
de l'orthodoxie romaine : le divorce par répudiation de
la femme s'introduit dans les coutumes ; de nombreux
chrétiens, même des prêtres, ont des concubines ; on perd
l'habitude de jeûner le samedi, vigile du dimanche.,. Dans
toutes ces altérations du christianisme, se discerne faci-
lement l'ascendant de la société arabo-islamique environ-
nante.
Les autorités musulmanes ne favorisent pourtant pas
les hérésies chrétiennes. Elles les observent sans inter-
venir et traitent, sur le pied de la plus totale égalité, les
adeptes de l'Eglise romaine et ceux des sectes plus ou
moins hérétiques ou dissidentes qui apparaissent, vivo-
tent, disparaissent, mais fissurent les communautés chré-
tiennes, suscitent des doutes et ébranlent la doctrine de
l'Eglise mozarabe romaine.
Dans cette atmosphère, très vite, les chrétiens les plus
lucides vivent dans l'angoisse, non une angoisse matérielle
— ils ne craignent ni l'esclavage, ni la ruine, ni le mar-
tyre — mais une anxiété spirituelle : la vraie religion, la
leur, celle du Christ, pourra-t-elle survivre ? Déjà aux
alentours de l'an 800, après moins d'un siècle de domi-
nation arabe en Espagne, le grand-père de saint Euloge
avait l'habitude de se signer, quand il entendait la voix
du muezzin appeler à la prière mahométane ; et il enton-
nait alors les paroles du psalmiste : « O mon Dieu, pour-
quoi la voix de tes ennemis résonne-t-elle ? » Plus tard,
saint Euloge disait à son tour : « Epargne-nous, Seigneur,
ce sinistre appel du muezzin ! Epargne-le-nous maintenant
et toujours ! Confonds tous ceux qui adorent la fiction et
qui s'enorgueillissent de simulacres ^^ ! k.
Une bataille spirituelle, passionnée et acharnée s'est
donc livrée durant des siècles, dissimulée sous les appa-
rences d'une coexistence codifiée, de tonalité majeure géné-
ralement pacifique.
CHAPITRE V
LA NATURE, LE TRAVAIL, LES PLAISIRS
Autochtones et immigrés, chrétiens, musulmans et
juifs, tous ceux qui habitent dans des pays d'Europe
placés sous Tautorité arabo-islamique, vivent dans un
môme cadre, qui au fil des siècles, s'il est de plus en plus
influencé par les traditions, mœurs et coutumes des domi-
nateurs, reste modelé par la nature : elle en demeure une
composante fondamentale.
La vie rurale
La plus grande partie de la population est formée
de cultivateurs, la terre constituant, par excellence, la
matière première de la vie. Quoiqu'iLnous soit impossible
de vraiment connaître Fhistoire rurale de ces temps, divers
renseignements nous sont parvenus, qui permettent d'éclai-
rer quelques moments de l'existence des paysans d'alors,
et pour commencer son allure générale.
Dans la Sicile musulmane, l'agriculture est norma-
lement prospère et variée : aux légumes et aux fruits euro-
péens, aux agrumes et aux oliviers, s'ajoutent le safran,
la canne à sucre et le coton, ainsi que la culture des
ccréalcs et réicvage '. Pour al-Andalus. il en va de même ;
94
VEUROPE MEDIEVALE ARABE
nous le savons par plusieurs « calendriers agricoles b qui
datent des ix% x* et xi" siècles et par diverses données
éparses qui concernent le sultanat de Grenade du xui* au
XV* siècle.
Certes, bien des aspects de l'existence rurale nous
échappent : on ignore à peu près tout des crises qui,
sans nul doute, se manifestèrent parfois, à la suite de
mauvaises récoltes avec Tinévitable cortège des famines,
des exodes et des grandes mortalités ; on n'entrevoit guère
que celles des environs de 749-754, qui affectèrent au
moins tout le quart nord-ouest de la péninsule Ibérique 2.
Mais sur la répétition naturelle de ces calamités, un témoi-
gnage indirect est fourni par les hymnes mozarabes conser-
vés, destinés à implorer Dieu pour qu'il mette fin soit
à un excès de sécheresse, soit à une trop grande pluvio-
sité^. Et l'évêque Recemundo d'Elvira-lliberis, auteur
d'un calendrier agricole, y a enregistré Finquictudc qui
saisit les ruraux, au x' siècle comme en d'autres temps,
quand des coups de vent chaud, de type déjà estival,
soulèvent des tourbillons de poussière vers la mi-mai :
les plantes se fanent, se dessèchent, les récoltes sont en
péril 1
Le paysage rural ne nous échappe pas, du moins
certaines de ses caractéristiques. Dans bien des régions
où l'eau est l'objet de soins constants, les canaux d'irri-
gation sont toujours entretenus et perfectionnés par les
hommes ; ils assurent l'humidité nécessaire malgré l'irré-
gularité des précipitations ; ils rendent possibles deux
récoltes Tan. Quelques témoignages précis nous sont par-
venus : aux alentours de Malaga, de magnifiques et grandes
conduites, faites en une sorte de porcelaine, amènent l'eau
aux terres assoiffées. Partout, le régime du partage de
cette onde de Vie est si bien organisé, qii'il s'est perpétué
jusqu'à nos jours dans une partie de l'Espagne, ainsi qu'il
appert en la survivance du Tribunal des Eaux de Valence,
Un autre trait classique du paysage est le moulin, soit à
NATURE, TRAVAIL, PLAISIRS
95
vent, soit mu par des bêtes de somme, soit actionné par
Teau d'une rivière ^ ; ce dernier type de moulin est,
d'ailleurs, exposé à l'arrêt en été, quand le cours d'eau
est à sec.
L'équipement, dans certaines régions du moins, est
fourni : à Grenade, au xv' siècle, lorsque l'ultime portion
de l'Europe occidentale sous domination arabo-islamique
vit ses dernières heures, fonctionnent « tant à l'intérieur
qu'à l'extérieur des remparts, plus de cent trente moulins
à eau claire ^ ». Sur les artisans qui actionnent les mouhns,
un texte au moins est significatif : « Les meuniers sont
souvent des fripons, gardant pour eux une partie du blé
qu'on leur a apporté à moudre » ; ces « filous » rem-
placent la quantité de grains qu'ils dérobent, par une
« farine indigeste ij, curieux mélange de poudres miné-
rales et de « cartilages desséches de sépias ou de cala-
mars » ^ Mais les moulins ne traitent pas que les céréales.
Certains moulent des feuilles de henné, produit colorant
qu'utilisent les teinturiers et qui a des propriétés médicales
ou légèrement curatives, plus ou moins établies ; il est
très en vogue dans tout le dar al-lslam ; la superstition
et la mode s'en mêlent : hommes et femmes aiment à se
passer au henné les mains et les pieds ou une autre partie
du corps ; et, grâce à lui, les élégantes se teignent les
cheveux en rouge ; son commerce se fait plus facilement
en poudre qu'en feuilles ; c'est pourquoi on moud celles-ci.
Enfin, le moulin à huile est aussi un élément indispen-
sable de la vie de tous ces pays où règne l'olivier ; on en
rencontre partout.
Arbres, plantes aromatiques et médicinales sont les
compagnons de l'homme. La cueillette est une de ses
occupations essentielles. Bien des textes nous en parlent :
dans la vallée du Guadalquivir, aux alentours de Cordoue,
on sème le basilic en avril, on cueille en juin les fleurs
d'absinthe, en juillet le thym et la guimauve, tandis que
les premières asperges sauvages apparaissent dans les
96
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
NATURE, TRAVAIL. PLAISIRS
97
montagnes. Au x-^ siècle, en Andalousie, femmes et enfants
ramassent — surtout en février — des tiges de fenouil.
Les « Maures » de Provence consomment les baies et les
simples du pays. Les Grenadins du xiv' siècle, eux,
trouvent sur les pentes de la Sierra Nevada, des plantes
qu'ils apprécient beaucoup, tant pour la pharmacie que
pour la nourriture.
Les figuiers sont chéris en Andalousie comme en
Sicile. D'après le plus célèbre des traités d'agriculture de
l'Espagne musulmane. Le Calendrier de Cordoue, larbo-
riculteur procède en mars à une rigoureuse greffe de ces
arbres « ; ce mois est très important pour la bonne venue
du fruit : si le vent est alors trop violent, il nuit aux
figuiers précoces ; mais si tout va bien, il donne de
beaux fruits qui prennent forme en avril et que Ton fait
sécher en juillet, après les avoir cueillis ^.
L'olivier est tout autant apprécié ; il fleurit en avril ;
dès mai, ses fruits se forment ; en octobre, leur récolte
s'évalue sur pied et on commence à les cueillir, aussi bien
ceux qui sont restés d'un jaune gris-vcrdâtre que ceux
qui ont noirci en septembre. L'homme est sensible à la
présence de ces arbres dont les vieux troncs émeuvent ;
il apprécie leur beauté comme l'ombre qu'ils donnent.
La campagne sent l'olive ; elle est parsemée de moulins à
huile et de pressoirs, souvent taillés dans le bois des
arbres morts. Pour obtenir l'huile, après avoir broyé les
olives sous la grosse meule de pierre, généralement action-
née par une bête de somme, on passe au pressoir les
fruits triturés. Puis, pour purifier le jus, on le traite à
l'eau bouillante et il s'écoule dans un récipient placé
sous le pressoir. Vers les ix' et x^ siècles, cette huile
a d'or » est si abondante dans al'Anda{us qu'elle est une
denrée de constante exportation. En revanche, dans le
sultanat de Grenade des xwt-xy' siècles, les olivettes sont
en déclin et le pays doit importer de l'huile de Casîille.
Partout où le sol est cultivé, l'homme fait corps avec
la nature Des historiens du dar aMsIam nous indiquent
que les propriétaires fonciers résident sur leurs terres ;
cela veut dire sans doute qu'ils s'y rendent assez souvent,
car ils y possèdent des maisons, sortes de résidences
secondaires, dans la mesure où leur demeure principale
est en ville. Par exemple, autour de Grenade au xv" siècle,
se pressent hameaux et vergers « harmonieusement dis-
posés » et parsemés de belles constructions, si denses que
les lieux habiles s'y juxtaposent « comme dans une
ruche » ^^ ; là, il n'y a nulle part des terrains vagues
dépourvus de vie humaine, mais c'est un cas exceptionnel ;
celui de la féconde vega grenadine. La terre présente
parfois un tout autre visage : les reconquérants chrétiens
de la Sicile et cVal-Andalus ont souvent noté que les
maisons qu'ils trouvaient dans la campagne, étaient le
plus souvent petites et délabrées *2.
Dans tout le dar al-lslani, même dans ses provinces
européennes, pays facilement ensoleilles, la maison de
campagne, comme la maison urbaine, s'ordonne autour
d'une cour centrale ; mais ce patio y est d'ordinaire plus
grand que dans les villes ; tout propriétaire aisé l'orne
de plates-bandes de fleurs et, souvent, du jet d'eau si
apprécié de tous et chanté par les poètes. Quelquefois
cette maison de campagne, grande villa ou (f palais »,
est sertie d'un parc planté de fleurs et d'arbres fruitiers,
au milieu duquel sont disséminés quelques édifices annexes.
Mais c'est là le cadre dexistence des seuls riches et
puissants. On voit moins bien vivre ceux qui travaillent
la terre. Du moins sait-on ce qu'ils récoltent et qu'ils sont
suspendus au rythme des saisons et à leurs aléas. L'évêque
Recemundo l'a remarqué : quand la pluie est abondante
à la mi-novembre, « époque où la terre a besoin d'eau »,
cette pluie est bénie car elle maintient toute Tannée l'humi-
dité de la couche arable ^^ ; d'autre part, en décembre,
on ne manque pas d'emmagasiner Teau dans les citernes.
De précieuses notations d'un Traité d'agriculture.
I
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
rédigé au xi' siècle par un musulman de Tolède, Ibn
Ouafid, concernent les semailles pratiquées en ce temps
au cœur de la péninsule Ibérique : « Le blé se sème
dans la bonne terre, l'orge dans la terre moyenne, les
fèves et les pois dans la terre humide. » Avant d'être
semés, ceux-ci doivent être mouillés la veille dans de
l'eau tiède, et les fèves pendant vingt-quatre heures dans
une solution de carbonate de soude. Pour ce qui est des
semences de lentilles, avant de les jeter dans la terre,
il est recommandé de les frotter avec de la bouse de
vache, car les lentilles croissent ainsi plus vite et plus
belles. Enfin pour toute semaille, il faut que le labour
préalable ait été effectué au moins deux ou trois fois,
a afin que les fentes dont on ouvre la terre soient très
profondes » i'^.
Il est conseillé aux propriétaires d'utiliser comme
cultivateurs de solides jeunes gens, car « ils ont plus de
force, travaillent mieux, sont plus sains et plus gais,
supportent mieux la chaleur et le froid, se laissent mieux
commander et ont meilleure vue que les vieux )>. Mais
quand on en emploie beaucoup, il faut éviter qu'ils ne
travaillent trop nombreux les uns à côté des autres.
Cela ne vaut rien car, dans ce cas, « ils bavardent sans
cesse » ; et la tâche en pâtit. On doit donc s'arranger
pour qu'il n'y en ait jamais plus de six à dix en un
même lieu de travail ; quand ils remuent le sol à la houe,
il convient de bien les connaître, afin de toujours placer
à côté d'un de ceux qui ont tendance à être paresseux,
un gars efficace, de manière que le premier soit entraîné,
par force en quelque sorte, à travailler aussi vite que le
second ^^. Bien entendu, la bonne gestion du domaine
doit ainsi aller de pair avec une disparité des salaires :
on paye « uu^ peu plus » ceux qui' travaillent avec le
plus de zèle et suscitent ainsi l'émulation des autres.
Dans chacun des hameaux disséminés sur une grande
propriété, le maître, ou son intendant, a intérêt à choisir
NATURE, TRAVAIL, PLAISIRS
99
un paysan « honnête, sincère, bon croyant de sa religion,
ni gros mangeur ni buveur » ; il lui verse un supplément
de salaire et le charge de donner l'exemple, de commencer
le matin, a en se levant de bonne heure, le premier » ^^.
Le Calendrier de Cordoue décrit, de mois en mois,
les travaux agricoles et les progrès de la végétation :
« En mars, les céréales précoces commencent à se dresser
sur leurs tiges. » En avril, on scroe le riz ; le millet est
une céréale d'été très consommée par les pauvres. En
terre andalouse et murcienne, la moisson de l'orge débute
en mai et un blé primeur apparaît, dont on fait une
semoule de luxe. « Dans la plupart des régions, le fro-
ment commence à se moissonner en juin, la plupart des
années ^''. » <( Les gens d'expérience, dit l'évcque Rece-
mundo, affirment que les céréales moissonnées le 24 juin
ne sont jamais attaquées par les vers. »
Ce mois de juin est le temps où commence le mesu-
rage du grain sur les aires et où apparaissent les « gardiens
de grenier ». chargés de percevoir les impôts sur la
récolte. En juillet, on dépique Forge et la moisson du
blé s'achève, fin septembre ou en octobre commence déjà
le cycle suivant : labours et semailles, dont les plus
tardives s'effectuent en novembre. Puis, Tannée entre
dans le silence... Mais, dès le 20 janvier, une aurore de
vie s'annonce : cette date marque « la fin des nuits noires t>
et celle de « la rage de l'hiver », dénoncée par les poètes.
Les légumes ont autant d'importance que les céréales :
à la fin janvier, on se penche sur la terre pour repiquer
les oignons que l'on veut garder pour la graine, ces
oignons qu'on plante d'ailleurs d'octobre à janvier. Puis,
en février, se prend l'élan vers le printemps. On plante
le safran et les « légumes d'été )). En mars, les fèves com-
mencent à se former, tandis qu'on sème concombres et
aubergines, ainsi que citronnelle et marjolaine. Les carottes
sauvages sortent de terre en avril, alors que les concombres
apparaissent et que l'on plante choux-fleurs, et a petits
ÎOO
UEUROPE MEDIEVALE ARABE
melons ^>, puis les choux en juin. Les melons sont « en
gloire » en juin et juillet, et ies pastèques commencent
à mûrir en septembre. Le calendrier des légumes se
mêle donc à celui des céréales. Les courges, fèves, navets,
carottes, aubergines, haricots, bettes, poireaux, aulx,
oignons, choux, navets, radis, etc., constituent les éléments
essentiels de la nourriture. En novembre, c'est « la fin
des légumes d'été » et « le début des légumes d'hiver ».
Nous savons qu'on sème en août « les fèves d'automne »
et, dès décembre, les légumes d'été, « dans les carrés
fumés des jardins potagers » notamment courges et auber-
gines, poireaux et aulx, etc. ^^.
Tous, citadins et ruraux, suivent avec non moins
d'attention le déroulement des saisons pour les fruits :
en février, pommiers et poiriers sont greffés ; si un mau-
vais vent souffle vers la mi-avril, c'est désastreux pour
les fruits de ces arbres, mais si ce vent ne les atteint
pas, ils sont sauvés. En mai, on cueille les mûres ; les
poires, les abricots et les cerises apparaissent ; en juin
ce sont les noix. « En juillet, les pistaches se forment,
tandis que pommes et poires sont à point », alors que
les pêches le sont en août, moment où les jujubes com-
mencent à mûrir. Mais, bien entendu, de nombreux déca-
lages de date résultent des différences entre les régions
et les années : les poires « tardives )^ ne sont pas rares
en août. En septembre, mûrissent : jujubes, grenades,
coings, tandis qu'on cueille les noix ; en novembre, on
récolte les châtaignes et les glands. L'hiver lui-même
n'est pas sans fleurs ni fruits : en Andalousie comme en
Sicile, des amandiers précoces fleurissent en décembre
et des cédrats mûrissent i^. Les pruniers aussi comptent
beaucoup dans l'arboriculture de ces pays et, à côté du
vieux citronnier, l'oranger a été introduit par les Arabes
dans toutes les régions du Midi européen où il s'est bien
acclimaté ; les bananiers pareillement : ils ont été une
des fiertés du sultanat de Grenade, au même titre que
NATURE, TRAVAIL, PLAISIRS
101
ces superbes grenadiers dont les poètes nont jamais
maivqué de chanter « la couleur de rubis », parant de
son éclat « incomparable » le pays auquel ils ont donné
leur nom ^^.
Moins indispensable que les légumes et les fruits,
les fleurs sont aussi appréciées. Ainsi que Ta écrit avec
beaucoup de finesse Georges Marçais, « il est un jardin
merveilleux dont tout musuman porte en lui la nostalgie » ;
le rêve du jardin est révélateur des individus ; tout le
dar al-lslam en a été marqué ; et voilà pourquoi se répète
la formule : « Montre-moi ton jardin et je te dirai qui
tu es^^ D Le chatoiement des fleurs d'aTAndalus est
extraordinaire : en janvier, des narcisses précoces fleu-
rissent déjà ; en mars, font leur apparition les « roses
d'avant saison » et les lis ; en avril, on cueille les violettes,
les pavots se forment et Ton plante le jasmin ; en mai,
se récoltent les jolies petites fleurs de camomille ; en
août, se sèment les giroflées bleues ; en septembre, le
myrte commence à pousser, très odoriférant ; en octobre,
éclosent de magnifiques roses blanches... Telles sont les
indications précises que nous donnent les calendriers agri-
coles du temps,
La vigne, autre parure de la terre inséparable de
rhommc, caractéristique elle aussi de tous les pays que
nous évoquons, est moins privilégiée que les fleurs par
ITslam. Nous pénétrons ainsi dans un monde particulier.
Cette culture décline vraisemblablement, en Sicile comme
en Espagne, à la suite de Tinstallc^ion de l'autorité arabe
sur ces pays, mais elle ne disparaît jamais ; loin de là 22.
Une consultation juridique, donnée aux environs de
Tan non, indique qu'il n'est pas interdit à un croyant de
vendre un terrain planté de vignes à un chrétien qui,
bien entendu, fabriquera du vin : f( Ce n'est ptis illicite ;
mais c'est pourtant répréhensible ^^ » Toute l'ambiguïté
de la civilisation islamique à l'égard du vin se reflète dans
cette phrase. Mais pour l'instant, il s'agit de vigne et
102
L EUROPE MEDIEVALE ARABE
non de vin. Dans ce domaine aussi, les mois enchaînent
les étapes de la culture : en janvier, on taille les ceps
dans la zone qui s'étend à l'ouest de Cordoue, tandis que,
dans la plaine et les montagnes un peu plus éloignées
de cette ville, on gretïe les plants ; en avril, un raisin
d'avant saison commence à se former de-ci de-là. mais
il apparaît plus normalement en mai ; en juillet, on évalue
la récolte de raisin sur pied ; en septembre, on vendange :
on trie soigneusement les grappes, que Ton dispose ensuite
sur les terrasses ^'^. D'autres cultures encore sont prati-
quées : celles qui ont une portée industrielle. Nous les
retrouverons avec l'artisanat.
l^es ammaux et Thomme : élevage, chasse et pêche
' "Bovins, ovins, caprins existent partout, les basses-
cours aussi; mais nous sommes mal informés sur cet
aspect de la vie. Tout au plus sait-on, par Le Calendrier
de Cordoue, que les vaches mettent bas en janvier, les
brebis en octobre, et que « le lait abonde », comme
les œufs. Les ânes et les mulets — très utilisés pour les
transports — sont nombreux. Mais l'élevage privilégié par
excellence est celui du cheval : l'Arabe en a le culte ;
ff le noble coursier » est indispensable pour les razzias et
toutes les opérations de guerre. Quelques lignes de Févêque
Recemundo, sur l'Andalousie du x' siècle, sont précises :
en hiver, les chevaux paissent tranquillement ; mais tout
s'anime dans les haras du Guadalquivir à partir de la
mi-mars ; c'est alors le moment où les juments commen-
cent à mettre bas après onze mois de gestation ; et, quand
l'époque de la parturition est terminée vers la mi-avril,
les étalons sont lâchés sur les juments ^poulinières ; puis
à partir de juin, ils en sont écartés 26. Le soin avec lequel
on élève les chevaux est général : en Provence, les
Arabes du massif des Maures en ont importé beaucoup,
"NATURE, TRAVAIL. PLAISIRS
103
d'excellente race, qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours
dans la Camargue 2^. Le gouvernement surveille les haras
privés, tout comme les siens : dès février-mars, ses agents
se mettent en campagne pour procurer des chevaux aux
chefs de corps militaires et à leurs troupes. La science
et la littérature s'intéressent à la race chevaline ; on écrit
et on lit des traités d'hippologie et d'équitation.
L'apiculture est un autre élément de la vie, tant en
Espagne qu'en Sicile, en Languedoc et en Provence :
l'homme sait donner des soins précis aux ruches et apprécie
les abeilles. Le Calendrier de Cordoue le note au passage :
ces animaux utiles se reproduisent en février ^s. Oiseaux
et oisillons sauvages ou de basse-cour sont non moins
familiers aux populations. Ici encore, les dires de l'évêque
Recemundo sont révélateurs : « Février est le mois où
l'on se réjouit de l'éclosion de tant et tant de petits
oiseaux ï», tandis que mars est, par excellence, le temps
d'accouplement des paons, des cigognes et des tourte-
relles, puis avril celui où pondent ces espèces. Les calen-
driers agricoles signalent aussi que les canetons sauvages
éclosent ei\ juin, et qu'on chasse en juillet les petits
perdreaux, très nombreux 29. Mais l'homme s'intéresse
surtout à deux sortes de volatiles : les pigeons et les
faucons.
Dans chaque grand domaine, se trouvent des pigeon-
niers ; tout alcazar ou fortin en dispose pareillement.
Le système élémentaire de télégraphie optique, qui fonc-
tionne entre les tours de vigie échelonnées dans le dar
al-Islam, au moins le long des côtes et près des zones
frontières, est, en effet, complété par les pigeons-voyageurs,
très souvent employés. De surcroît, la fiente de pigeon
est un fumier fort apprécié. Quant aux faucons, ils sont
des accessoires vivants de la chasse, indispensables dans
certains cas où ils remplacent les chiens. Le fauconnier
est un personnage caractéristique de cette époque. Tous
les grands du monde arabo-islamique tiennent à posséder
104
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
des faucons bien dressés, sachant s'abattre sur les proies.
Les calendriers agricoles en parlent avec une sorte de
respect : « Janvier est le mois où les faucons de Tespèce
valencienne restent dans leurs nids et commencent à
cocher... En mars, les femelles pondent leurs œufs qu'elles
couvent ensuite durant trente jours. » La chasse est une
des distractions favorites des émirs et de tous les grands ;
c'est surtout en hiver qu'ils la pratiquent avec les faucons :
grues, canards et oies sauvages en sont les cibles usuelles.
L'art de la vénerie n'est pas moins familier aux puissants.
Avec leurs chiens, ils chassent à courre sangliers, cerfs et
chevreuils. Lapins et lièvres, eux, sont le gibier que tra-
quent plus facilement les humbles. On organise parfois
des battues contre les loups, les renards et les ours ^^
L'Arabe était devenu marin ; tous les riverains de la
Méditerranée le sont. Du coup, la pêche maritime est très
développée, avec des filets divers et des flotteurs de liège :
des poissons de bien des espèces différentes sont pris,
tout particulièrement des thons et plus encore des sar-
dines, dont un chroniqueur dit qu'il s'en vendait pour
vingt mille dinars par jour dans la seule ville de Cordoue,
au temps du calife al-Hakam II (961-976), On récolte
aussi un peu de corail, notamment sur la côte d'Alméria.
La pêche fluviale est également pratiquée : Le Calendrier
de Cordoue signale que certains poissons quittent la mer
pour remonter le cours des rivières : esturgeons et aloses
en mars, mulets et sardines en août ^2.
L'alimentation et la cuisine
Les soupes épaisses, de farine ou de semoule, plus
ou moins agrémentées de viande hachée, et de légumes,
des sortes de bouillies, semblent avoir été les mets fon-
damentaux, mangés dans des écuelles généralement de
faïence avec des cuillers en bois. Le fameux couscous
NATURE, TRAVAIL, PLAISIRS
105
apparaît dans al-Andalus au xnf siècle au plus tard ;
mais les bouillies de fèves, de pois chichcs ou de lentilles
sont plus souvent consommées par le peuple. Les soupes
aux légumes et aux herbes avec des vermicelles sont
aussi appréciées.
En Sicile comme dans l'Espagne musulmane, le pain
de blé ou d'orge est usuel, le froment étant souvent
importé du Maghreb dans al-Andalus. Dans les familles
bourgeoises et à la campagne, ce pain se pétrit à la
maison, mais, en ville, on le fait cuire dans un four public :
un commis du « fournier » passe dans les rues pour cher-
cher la miche pétrie, marquée d'un signe particulier pour
chaque famille cliente, et il la rapporte cuite. Dans
certains cas, il est admis que le fournier soit payé par
une portion du pain pétri qu'on lui a remis : il dispose
ainsi de petits morceaux qu'il peut vendre directement
aux clients, qui n'ont pas préparé de pain chez eux.
On fabrique et on consomme aussi beaucoup de galettes
et de nombreuses variétés de beignets, le goût de la friture
étant fort répandu ^^.
L'art de la cuisine est complexe et varié, recettes
arabes, berbères, européennes et juives s'étant interpé-
nétrées. Dans les milieux pauvres et moyens, la maîtresse
de maison confectionne elle-même les plats, tandis que
chez les riches, on utilise les services des cuisinières
professionnelles, parfois libres, plus souvent esclaves,
notamment des Noires. La pièce qui sert de cuisine est
généralement petite et le fournemi qui s'y trouve fonc-
tionne au charbon de bois. Le trait le plus original de
ces pays est que les a boutiques de cuisine » y sont
nombreuses ; tout s'y prépare en public, devant le client,
et Ton peut y acheter têtes de mouton ou d'agneau
cuites au four, saucisses piquantes, boulettes, poisson frit,
etc. Les pauvres ne mangent de la viande que rarement,
les jours de fête. Agneau, mouton, poulet sont parmi les
plats préférés, ainsi que tous les gibiers. Le Calendrier
106
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
de Cordoue recommande de manger des agneaux de
deux ans et des pigeonneaux en décembre et d'éviter au
contraire la viande de bœuf et de chèvre en ce mois
d'hiver 5^. Tout ce que nous avons déjà indiqué à propos
de la pêche laisse entendre que le poisson remplace
souvent la viande ou figure à ses côtés. Plus encore
qu'elle, il est souvent consommé en salaison, et si les
a conserves, de cerfs en saumure » sont prisées, les anchois
ne le sont pas moins 5^.
Légumes et fruits, frais, secs, confits, ou en confi-
tures, font partie de la nourriture quotidienne. Parmi ces
mets, les olives occupent une place de choix, mangées
seules ^— après avoir été en saumure — ou incorporées
dans de nombreux plats. Divers traités nous font connaître
une série de préparations qui nous surprennent parfois :
conserves de carottes et de noix, confitures de carottes
sauvages, de courges, d'aubergines, de cédrats et de
melons, etc. ^^. Tous les fruits sont mangés frais ; mais
certains le sont secs, très fréquemment, surtout raisins,
figues et amandes. D'autres plats sont à base de micK
ou de fromages, ou de. pâtisseries compliquées et très
douces. Enfin, le lait, les jus de fruits et l'eau sont les
seuls breuvages a licites », l'eau étant souvent soit aro-
matisée à la rose, à la violette ou à la fleur d'oranger,
soit mêlée à des sirops préparés avec beaucoup de soin
et présentant une très grande variété, à base de pommes,
de poires, de cédrats, de pavots, de roses, de grenades,
de coings, de citrons acides, de raisins, etc. Le lait
d'amandes et l'orgeat sont aussi répandus ^^
Dans al'Andalus, il était recommandé de manger, en
hiver, de l'ail tous les matins et de boire de l'eau chaude
aussitôt après. Au printemps et dans les mois suivants,
le a petit déjeuner » était constitué devfruits et légumes
frais, préparés a^ besoin avec du vinaigre et des sauces
piquantes. A midi, le déjeuner, léger, était souvent à base
de crudités. Le dîner était le seul vrai repas : le soir.
NATURE, TRAVAIL. PLAlSffiS
107
tous mangeaient en famille. Le déroulement en était
immuable. Il avait lieu un peu après le coucher du
soleil, une fois le maître de maison rentré chez lui ; c'est
au père que Ton passait d'abord le plat, puis à ses fils,
ensuite aux femmes et aux filles.
Bien entendu, suivant les régions et les époques, la
cuisine et les modes de table ont yarié : le moment le plus
raffiné, dans l'Europe sous domination arabo-islamique,
fut le milieu du ix' siècle, quand un Irakien, Ziriyab.
grand chanteur et musicien, devenu l'idole des foules
d'al'Andalus, y devient l'arbitre de l'élégance et y intro-
duisit l'art de la cuisine bagdadienne, celle des Mille et
Une Nuits, Dès lors, dans les cours musulmanes d'Occi-
dent et dans tous les milieux distingués, les plats furent
servis non plus suivant la fantaisie de chacun ou de
l'heure, mais selon un ordre protocolaire immuable :
d'abord, les soupes et les bouillies, ensuite les plats de
viandes, de volailles ou de poissons, enfin les desserts
parmi lesquels prévalaient les gâteaux de noix, miel et
amandes, et les pâtes de fruits parfumées à la vanille
et trufi'ées de noisettes. Ce fut le temps où, sur les belles
tables, des nappes de cuir très fin détrônèrent celles en
lin qu'on employait dans les décennies antérieures, tandis
que les coupes de cristal étaient désormais préférées aux
gobelets d'or ou d'argent. Mais on continuait à se passer
de fourchettes et de couteaux ^^...
" L'artisanat^ rhabillement et l'élégance
Dans chaque ville, sous le contrôle du préposé aux
marchés, poids et mesures, installé par l'autorité arabo-
islamique \ les métiers sont généralement groupés par rue
ou plutôt par ruelle ou souk ; Tatelier-boutique réunit un
Cf. supra, p. 67 et infra, pp. 248-249.
108
UEVROPE MEDIEVALE ARABE
maître et quelques ouvriers, voire des apprentis. L'activité
est multiforme.
Elle s'oriente parfois vers la médecine : les yeux
sont souvent malades, victimes — dit-on — de « mauvais
vents » ; aussi prépare-t-on pommades et collyres, dont
Tun fait avec de l'eau de fenouil, est jugé très efficace
contre diverses maladies des yeux, tout spécialement
en cas de taie de la cornée. D'ailleurs, les médecins formés
par la science arabe sont souvent de savants herboristes ;
et de nombreux « pharmaciens-droguistes » préparent avec
soin les potions et poudres qu'ils prescrivent '^^.
A la suite de l'introduction et de la culture de la
canne à sucre, en Sicile et en Andalousie, des raffineries
s'installent. Dans les huileries, on fabrique, bien sûr, de
rhuile d'olive, indispensable à l'alimentation, mais éga-
lement, des huiles de rose, de camomille, de laurier, uti-
lisées en parfumerie et en pharmacie. A la demande des
peintres, des ateliers produisent du blanc de céruse, du
verdet gris, du minium.
Les vanniers tressent couffins, paniers, corbeilles,
chapeaux en jonc et en sparte. Les briqueteries sont
nombreuses en aUAndalus et en Sicile musulmane.
On en trouve même, « de type nettement sarrasin n
dans le Midi de la France : on a cru récemment relever
les traces de l'une d'elles à Notre-Dame-de-la-Crau près
de Hyères. Ailleurs, s'affairent les charpentiers ; non loin
de leurs chantiers maritimes, la résine de pin est trans-
formée en goudron, pour le calfatage des bateaux ; elle
sert aussi à la composition de la poix utilisée dans les
mélanges dont on remplit les grenades ou bombes incen-
diaires à « feu grégeois » * ; des restes de cette industrie
chimique ont été repérés dans la région du golfe de
Sauit-Tropez^i.x^^
Le monde de la poterie brille d'un éclat particulier :
SIUV^C. TTfT.
:t. "^v
NATURE, TRAVAIL, PLAISIRS
109
jarres, amphores, cruches, écuelles, plats, assiettes, réci-
pients pour pétrir le pain ou pour laver le linge, tuyaux
de canalisation, etc., sont façonnés par des potiers qui
savent donner de beaux reflets métalliques aux produits
qu'ils veulent soigner : ils sont experts en l'art de la
vitrification. Céramique et verrerie de luxe prospèrent.
De jolis plats émaillés sortent de certains ateliers. Des
coupes translucides et de somptueuses pièces de jeux
d'échecs, en cristal de roche, sont l'orgueil de riches
Andalous et Siciliens ^^.
Partout, des mines (fer, plomb, argent, zinc, cuivre)
sont recherchées et exploitées ; les carrières aussi, notam-
ment celles de marbre. Ainsi, la vie artisanale s'échappe
parfois des villes ; et la découverte de riches gisements
de minerais sur les franges du dar al-Islam peut avoir
suscité des expéditions militaires. Par exemple, d'après
l'archéologue Jean Lacam — dont, à vrai dire, les hypo-
thèses sont très discutées — des mines d'argent du Viva-
rais auraient été pendant une quinzaine d'années, dans la
première moitié du viif siècle, entre les mains des Arabes
qui auraient fort bien su les mettre en valeur ; après la
reconquête du pays par les Francs, des musulmans captifs
auraient, longtemps encore, travaillé dans ces mines. Ainsi,
tant durant la domination arabe sur les Cévennes que
pendant la période postérieure, a beaucoup de prisonniers
étaient employés à la coupe du bois nécessaire pour fondre
les minerais et à la préparation des lingots dans les souf-
fleries et les forges. » De même, les Arabes auraient exploité
des mines de galène argentifère non loin de Toulon
et auraient établi des fonderies dans ces parages. Il est
certain que, dans al-Andalus, aussi bien au temps de son
apogée que lors de sa résorption en sultanat de Grenade,
forgerons, maréchaux-ferrants. laitonniers furent nombreux,
actifs, bruyants. Coffres, chaînes, serrures, ciseaux, armes,
couteaux, outils paraissent d'excellente facture. Le cuivre
est aussi bien traité. Parmi les objets de luxe, réclamés
110
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
par une riche clièfttèk, figurent mortiers et braseros,
fontaines en bronze, coffrets d'argent, gobelets d'or, d'ar-
gent ou d'ivoire ; en ivoire également, les pièces de jeux
d'échecs, les pots à parfums et les boîtes à bijoux. Nous
entrons ici dans le domaine de l'art : de splendides sculp-
tures rehaussent ces objets : tantôt des lettres arabes orne-
mentées, ciselant un verset du Coran, tantôt des entrelacs
de fleurs et de feuilles, ou des corps d'animaux (lions,
chiens, oiseaux, taureaux, gazelles, antilopes) voire de
personnages ^^.
On fabrique des arcs, notamment avec des bois de
cerf et des cornes de bouc sauvage. Le travail du cuir
est encore plus développé, surtout dans la région de
Cordoue, où se maintiennent et se perfectionnent des
techniques pré-islamiques. Du parchemin est fabriqué avec
la peau du faon comme avec celle de la gazelle, et des
boucliers le sont avec tous les cuirs. La sellerie, les housses,
les ceintures et les coussins, les souliers (de type montant :
diverses espèces de bottines ou bottes) sortent des mains
des artisans qui traitent les peaux ; ils font aussi beaucoup
de sandales, auxquelles ils ajustent parfois des semelles
en liège ou en sparte, de même qu'ils placent des semelles
en bois aux petites bottes d'été.
L'artisanat le plus productif est sans conteste celui
du textile. Outre la laine et le lin, qui ne manquent à peu
près nulle part, le coton et le mûrier sont cultivés en
Sicile et en Andalousie. L'élevage du ver à soie est
l'affaire des femmes : a En février, dit un calendrier
agricole du x* siècle, elles en mettent la graine dans des
sachets qu'elles placent sous leurs aisselles ou sur leur
poitrine '^ » ; et bientôt après les vers éclosent. Outre
le henné, le pastel, le kermès et le sumac sont utilisés par
les teinturiers. Toiles de lin et de coton,'* tissus, couver-
tures et tapis de laine sortent d'ateliers privés, tandis que
des manufactures d'Etat ont le monopole ou le quasi-
monopole de la fabrication des étoffes de luxe : brocarts
NATVRE, TRAVAIL, PLAISIRS
111
et soieries. Dans al-Andalus, les agents du fisc procèdent
chaque année, en février, à des réquisitions de soie et de
kermès pour ces industries officielles ; ils reviennent en
août pour se faire remettre de la teinture bleu-pastel et
encore de la soie. Dans les dépendances des palais, à
Cordoue et à Palerme, à Séville et à Saragosse, comme
à Grenade, de superbes toiles de soie et d'or sont tissées ;
puis y sont brodés les noms et titres du souverain, accom-
pagnés de guirlandes d'éloges. Dans ces manufactures
a royales », on fabrique aussi des housses en soie et
en or, pour les chevaux, des tapis de soie, des selles en
brocart, des tapisseries de luxe où se reflètent les somp-
tuosités de l'art byzantin, dont les formules arrivent ainsi
jusqu'en Occident, via Damas et Bagdad.
Hommes et femmes s'habillent pareil en général ;
mais, suivant les époques, telle ou telle mode prévaut.
Par exemple en Sicile, comme sans doute en Languedoc et
en Provence, de même qu'en Espagne avant le xn* siècle,
seules des femmes portent le burnous : dames et jeunes
filles de la haute société, quand elles sont sur des mules.
Mais, après l'arrivée des Almohades marocains dans al-
Andalus, tous les hommes et femmes de ce pays se
mettent à porter le burnous. Les vêtements se font parfois
à la maison, parfois chez des tailleurs, mais on en achète
tout faits. Les peaux de mouton ou de brebis, de lapin,
de belette et de petit-gris sont appréciées pour les man-
teaux d'hiver, les plus riches se parant de pelisses en
renard blanc, en marte ou en zibefme. Les vêtements de
plus grand prix sont confectionnés dans les manufactures
d'Etat pour le prince, sa famille et tous ceux à qui
il en offre.
A même le corps, se portent d'ordinaire une chemise
assez cintrée, de lin ou de coton, et des caleçons longs
et étroits allant jusqu'au genou ; mais, parfois, la chemise
est remplacée par une tunique plus ample. Sur cette
tunique ou chemise, on revêt une sorte de longue blouse
112
UËVKOPE MEDIEVALE ARABE
de tissu léger ou chaud. Dans les campagnes, ce vêtement
est souvent remplacé par un gilet. D'autre part, les jambes
sont gainées dans des chaussettes de laine, montant jus-
qu'aux genoux, sur lesquelles on enfile bottes ou bottines,
sandales ou espadrilles, ou encore, à la maison, des
pantoufles ou mules qui peuvent être superbes, brodées
d'or ou d'argent, voire garnies de pierres précieuses.
A la campagne, on porte, en hiver, des bottes en peaux
de mouton.
Quant à la coiffure, elle diffère, bien sûr, selon les
sexes. Les hommes vont souvent tête nue, surtout dans
le peuple, mais ils portent, parfois, un petit bonnet de
lin ou une sorte de casquette en feutre, de couleur rouge
ou verte ; les plus riches arborent d'élégants et dispen-
dieux bonnets de soie ornés de pierreries. Enfin, réservé
d'abord aux faqU porté aussi par ceux qui sont allés en
pèlerinage à La Mecque, le turban se généralise peu à peu,
à partir du xr* siècle. Les femmes, au contraire, s'enve-
loppent la tête d'une sorte de capuchon d'étoffe légère
et placent sur le visage, soit un voile le couvrant entiè-
rement et tombant sur la poitrine, soit une gaze qui le
cache seulement au-dessous des yeux et jusqu'à la gorge.
Mais à la campagne, en été, les femmes comme les hommes
mettent sur leur coiffure, ou directement sur leur tête,
de grands chapeaux de paille tressée.
Lorsque la « coqueluche » à'aUAndalus, Fartiste
irakien Ziriyab, a fait la conquête de Cordoue par ses
chansons et sa musique, il ne tarde pas y devenir une
sorte de Pétrone ou de Brummel, comme l'a remarqué
Evariste Lévi-Provençal : il fixe un « calendrier de la
mode ». De juin à septembre, il faut se vêtir de blanc,
dit-il, ce qui bouleverse les coutumes car le blanc était
jusqu'alors réscrv^ aux gens' en deuil, qui dès lors, dans
les mois chauds, s'habillent en noir, pour se distinguer
des autres. Quant aux élégants, ils quittent à partir
d'octobre leurs vêtements blancs et adoptent des tenues
NAlURh. TRAVAU.. PLAISIRS
113
de couleurs relativement sombres en soie grège, en brocart
ou en laine, sur lesquelles se placent en hiver les four-
rures et pelisses. Enfin au printemps, c'est le moment de
s'habiller de couleurs éclatantes, en soie vaporeuse, de
préférence.
A Cordoue, Ziriyab ouvre même une sorte d' « Insti-
tut de Beauté » où Ton reçoit des soins pour la peau. Les
hommes y apprennent à se raser ; les femmes à s'épiler
et à se farder. Parfumeurs et barbiers sont nombreux.
Les hommes portent, soit des cheveux longs couvrant les
oreilles, soit le crâne rasé. Cette dernière jnode se géné-
ralise avec Tusage du turban. Au temps de Ziriyab, la
mode est aux cheveux courts et frisés, avec la nuque
dégagée. Soit que les hommes portent la barbe, ce qui
devient de plus en plus rare, soit qu'ils se fassent raser,
ils ont toujours recours au barbier. Ils se rendent chez
lui ou le font venir à domicile.
Hommes et femmes font un grand usage de pâtes
dentifrices et dépilatoires, d'huiles odoriférantes et d'es-
sences de fleurs. Parmi les parfums, le jasmin, la rose,
la violette et le musc sont les plus appréciés. Pour garder
une haleine agréable, on mastique des gommes à fortes
saveurs. Les femmes saupoudrent leurs vêtements avec
des poudres aromatiques ; elles se colorent les lèvres
avec des racines de noyer, se fardent les yeux et les cils
avec du khôl, passent au henné les ongles de leurs pieds
et de leurs mains. Même les moins fortunées ne savent
pas résister aux tentations de FtSégancc. Pour se rendre
à des fêtes, des mariages, ou des réceptions qui suivent
la circoncision d'un fils, elles n hésitent pas à louer leurs
joyaux, dans des officines spécialisées dans ces prêts.
Mais dès que l'époux est suffisamment riche, une femme
a toujours un coffret garni de bijoux, bien à elle : colliers
de perles ou de pierres précieuses, pendants d'oreille,
bracelets massifs portés aux chevilles comme aux poignets,
broches, fibules, diadèmes au besoin, constituent les
114
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
parures des plus fortunées. Le jais et l'ivoire sont appré-
ciés, mais restent éclipsés par l'or, les rubis et les
saphirs '^^.
Au temps d'Abd ar-Rahman II de Cordoue (822-
852). l'émir jouissait d'un droit d'achat préférentiel, qu'il
s'était octroyé, sur tous les joyaux, objets de luxe ou
livres rares, que les marchands pouvaient ramener d'Orient.
Il y a dpnc, dans ces pays d'Occident « orientalisés »,
tout un art de vivre dans le luxe, réservé, il est vrai'
à une toute petite couche de la population.
La joîe du corps, son bien-être et les divertissements
Dans tous les milieux, l'homme cherche à jouir de
son corps et il le peut. Un jeu très simple en soi, mais
à multiples variantes, fait la joie de tous les garçons :
celui de la balle ; cette activité de type sportif, qui fatigue
et détend le corps tout à la fois, n'est pas seulement
pratiquée par les jeunes ou dans le peuple. A Cordoue,
l'émir al-Hakam P^ (796-822) en a la passion : quand
il veut combler d'attentions un visiteur de marque pour
lequel il éprouve de l'amitié, « il lui fait l'insigne honneur
de l'inviter à jouer à la pelote avec lui^^ ^ jj^ ^utre
sport, plaisir du cavalier et des spectateurs, est la course
de chevaux, épanouissement de Fart de l'équitation. Le
tournoi aussi est pratiqué, comme en Occident.
Parfois s'organisent, notamment dans al-Andalus, des
combats d'animaux sur lesquels on est peu renseigné :
on y entrevoit de curieux affrontements entre taureaux
et chiens ; peut-être même la corrida, combat entre la
bête et l'homme, s'esquisse-t-elle. Les jeux de science
et de hasard, eti.^out cas. sont très répandus : le plus
noble est celui des échecs, où triomphent l'habileté et la
réflexion ; a les dames » sont un divertissement plus
populaire ; les dés, enfin, laissent le sort s'exorimer à t)eu
NATURE. TRAVAIL, PLAISIRS
115
près seul, avec de nombreuses variantes. Tous ces passe-
temps connaissent une vogue ininterrompue, malgré l'inter-
diction légale qui frappe les jeux de hasard liés à des
mises d'argent et que les hommes contournent toujours :
des tripots clandestins ne cessent de fonctionner.
Un plaisir tout différent est la danse, pratiquée par
les hommes comme par les femmes ; mais elle n'est pas
bien connue car les textes en parlent peu, le puritanisme
islamique prohibant la musique qui la conditionne. Les
femmes qui s'y livrent sont des esclaves, dansant chacune
seule, en mettant en valeur ses formes. Plus qu'une mani-
festation esthétique collective, la danse est ainsi, pour
les spectateurs, un plaisir erotique, assez trouble parfois.
les danseuses s'habillant en garçon, à l'occasion. Les sac-
cades, l'emballement « endiablé », la frénésie excitent les
sens.
Les concerts non dansés, ou encore le simple jeu
d'un instrument isolé, sont non moins appréciés, source
d'émotion spirituelle et de ravissement artistique : de
grands orchestres ont été organisés à certaines heures,
notamment à Cordoue au ix'^ siècle, un ensemble de musi-
ciennes formées à l'orientale et dirigées par trois concu-
bines de l'émir Abd ar-Rahman IL Violes, tambourins et
flûtes accompagnent ainsi l'existence, souvent avec l'ac-
cord du pouvoir, malgré les interdits que des a docteurs
en Islam » font, par moments, remettre en vigueur.
On aperçoit aussi des danses populaires qui sont à
l'origine de traditions andalouses, siciliennes ou même
provençales maintenues jusqu'à nos jours : les castagnettes
et les claquements de doigts apparaissent peut-être déjà
en Espagne. Les danses provençales dites « des épées ».
« des oranges », a à la mauresque », remonteraient aussi
aux « jeux d'ensemble d auxquels se seraient livrés les
Maures de La Garde-Freinet et des alentours, les hommes
exécutant une sorte de danse en courant sur une seule file,
les uns derrière les autres. <r chacun gambadant ou battant
116
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
des entrechats, s'arrêtant de temps en temps pour boire '^^ ï>.
Le bain donne au corps une joie toute différente et
procure la détente : le hammam des pays d'Islam, conti-
nuateur des thermes de l'Antiquité, est un trait essentiel
de civilisation. D'ailleurs, l'eau est l'objet d'une sorte de
respect qui remonte aux traditions pré-islamiques des
nomades allant d'oasis en oasis, et qu'a sacralisé la religion
musulmane, en lui faisant place dans ses rites ; des ablu-
tions sont, en effet, nécessaires avant chacune des prières
de la journée. De surcroît, l'hygiène est observée : on se
nettoie les mains et on se rince la bouche avant et après
les repas ; dans les plus humbles maisons se trouvent des
bassines où Ton peut se laver les pieds et même se dou-
cher. Chez les riches, on utilise des baignoires que rem-
plissent et vident les esclaves. Mais tout cela est éclipsé
par le hammam, car celui-ci procure, outre la propreté,
un temps de délassement, de farniente, de bavardages.
Tous y vont, citadins et ruraux, femmes et hommes. Le
même et bain maure » accueille en effet la clientèle fémi-
nine l'après-midi, le matin et toute la nuit étant réservés
à la clientèle masculine. On y passe plusieurs heures. Des
masseurs y offrent leurs services. Les femmes s'y font
épiler. peigner, coiffer, parfumer, oindre d'onguents ^^l
Rares semblent les mises en garde contre ces bains. On en
relève pourtant une, curieuse, dans Le Calendrier de Cor-
doue : il faut éviter d'aller au hammam en décembre '^^.
Est-ce à cause du froid ? Ou est-ce parce que, dans le
même paragraphe, ce traité conseille de « pratiquer le
coït » durant ce mois ?
Dans les scènes de société et de civilisation propres
aux pays dont nous tentons d'exposer le style d'existence,
une forte présence s'impose constamment, en tout cas.
celle du sexe. Femmes et jeunes enfanta- (filles et garçons)
vivent en famille dans la plus totale promiscuité. Les his-
toriens l'ont noté : « Dès l'âge le plus tendre, les enfants
savent parfaitement ce que sont les relations conjugales
NATURE, TRAVAIL, PLAISIRS
117
et ils n'ont pas besoin de la moindre initiation sexuelle
quand ils arrivent à la puberté "^i. » Les mœurs masculines
sont très libres ; mais si une femme trompe son mari, elle
est exposée aux pires peines, dont la moindre est de deve-
nir son esclave ; l'homme fait ce que bon lui semble.
Dans les rues, la prostitution est développée, mais
les péripatéticiennes non musulmanes n'ont comme clients
que des lionimes du bas peuple qui les accompagnent dans
des auberges -bordels, maisons frappées d'un impôt spé-
cial ^2, D'ailleurs, des octobre et jusqu'au printemps
« aucune fille coureuse ne met plus le nez dehors »,
affirme l'évêquc Recemundo ". Les hommes d'un certain
rang trouvent toujours à satisfaire ailleurs ou autrement
leurs pulsions sexuelles : les esclaves qu'ils détiennent ou
que leur prêtent des amis sont là pour cela ; les beaux
garçons aussi. L'écrivain hispano-arabe Ibn Hazm (994-
1064) raconte le cas d'un mari qui aimait les hommes et
qui était un peu ruiné : cet individu prostitue ses femmes
afin d'avoir des revenus supplémentaires pour se payer
des garçons ^^K Dans toutes les grandes villes, existent des
« efféminés professionnels », qui vendent leurs faveurs ^5.
D'autre part, des bordels de belles esclaves, qui ne sor-
tent pas, fonctionnent à plein rendement.
Homosexualité et hétérosexualité se combinent : « Un
homme fait facilement l'amour tantôt avec une de ses
femmes, tantôt avec un homme 56. „ Lévi-Provençal indique
que, dans al-Andalus, la pédérastie .est une forme quasi
courante et usuelle de la vie sexuelle : souvent les maîtres
possèdent leurs jeunes esclaves mâles, eunuques ou non ;
bien des poèmes ou des écrits philosophiques de Ui grande
époque cordouane évoquent des cas émouvants ou tragi-
ques : en 925, se trouvait otage à Cordoue un adolescent
léonais d'une grande beauté, âgé de près de quatorze ans ;
or, écrit rhistorien Simonet, « cet adolescent eut le malheur
de plaire à Témir et futur calife Abd ar-Rahman III, ce
prince ayant le vice de la sensualité malgré ses hautes
118
VEUROPE MEDIEVALE ARABE
qualités ». Maladroitement sollicité par lui, Fadolesccnt
se refusa et Abd ar-Rahman entra dans une si grande
fureur qu'il ordonna de l'égorger ; ce qui fut fait le
26 juin ; ce jeune martyr de la virginité a été canonisé
par l'Eglise : il est saint Pelage ou Pelayo, qu'honorèrent
toujours beaucoup les Mozarabes. Un siècle plus tard,
c'est un drame différent qui se produit, encore à Cordoue :
un célèbre poète et grammairien, Ahmed ibn Klaïb, meurt
de douleur, parce qu'un de ses concitoyens et coreligion-
naires, « de bonne famille andalouse » ne répond pas à
son amour 58.
Parfois, les carrières politiques sont traversées ou
ébranlées par des passions sensuelles. Certaines sources
présentent comme un « bel inverti » le juif Joseph ben
Samuel ben Nagralla qui a été, à la suite de son père,
l'un des principaux ministres d'un émir de Grenade, au
milieu du xi* siècle ^9.
Les problèmes inhérents aux différences de religion
compliquent les relations sexuelles : selon la loi des Wisi-
goths, un mari ne doit pas se livrer sur sa femme à des
a plaisirs contre nature » ^^ ; l'Islam serait plus tolérant
en ce domaine, mais il met le christianisme en accusation
sur un plan plus général : des « docteurs en Coran » du
X* siècle tonnent, dans al-Andalus contre certains ermi-
tages chrétiens qu'ils dénoncent comme des lieux de dépra-
vation, « antres de prostitution », en même temps que
tavernes. D'après une consultation juridique de cette
époque, des chrétiens « de mœurs faciles » osent cour-
tiser des musulmanes, mariées ou jeunes filles : « Ces
hommes dangereux et impies doivent être punis par de
rudes châtiments corporels et par un emprisonnement
quasi perpétuel, v Malgré cela, il arrive à des chrétiens
d'enlever des m;usulmanes et de s'instaher avec elles dans
une ville où ils sont inconnus et où ils se font passer pour
un ménage chrétien ^^
Le tourbillon des plaisirs sexuels entraîne les hom-
NATURE. TRAVAIL. PLAISIRS
119
mes, tant les jeunes que les moins jeunes. Un texte chré-
tien nous dit que la ville de Palerme est, sous la domi-
nation des Arabes, « une tour de Babel où pullulent les
abjections et les plaies sociales ^^ ». par contre, les chro-
niqueurs musulmans sont unanimes à présenter cette ville
et la Cordoue de la même époque comme des lieux bénis
ce où se trouvent toutes les délices de la terre », notamment
dans les banlieues oi^i Ton vit au milieu des jardins : « Les
demeures des notables sont aménagées à la campagne
comme des images du paradis promis par Mohammed aux
fidèles d'Allah ^^. » Le Generalife de Grenade en reste un
exemple.
Là, tout est a luxe, calme et volupté i>. Le libertinage
règne entre amis de bonne compagnie. Ceux-ci aiment
d'ailleurs à sortir ensemble hors du centre urbain. Un chré-
tien a décrit un jour de fête religieuse musulmane à Cor-
doue, en avril 850 : les jeunes gens, vêtus de beaux habits,
les uns à cheval, les autres à pied, parcourent en bandes
les rues de ia ville, avec des palmes à la main, imitant
en cela les coutumes chrétiennes du jour des Rameaux ;
puis, vers le soir, ils partent vers les cimetières maho-
métans, qui sont tous de vrais petits jardins : « C'est sous
prétexte de pleurer sur leurs morts ; en réalité, c'est pour
y prendre leurs aises et s'y divertir la nuit, entre hom-
mes
64
Bien qu'interdit par llslam, le vin accompagne tou-
jours ces ébats ; les soirées à la campagne sont même, en
général, de véritables orgies. Les poèmes arabes en témoi-
gnent : les poètes de Sicile et d'Espagne ont chanté les
vins avec a une ferveur tout anacréonlique ^^ ». L'ivresse
est fréquente dans la « bonne société d. le seul péché étant
de prononcer des paroles impies sous l'empire de la bois-
son, ce que Mozarabes ou juifs compagnons de débauche
font trop facilement, dit-on. Le pire est de « maudire
celui qui a interdit les boissons enivrantes ^^ ». En tout
cas, dans les grandes familles urbaines, il n'y a pour ainsi
120
UEVROPE MEDIEVALE ARABE
dire jamais de partie de plaisir se terminant autrement
que dans l'ivresse 6^, Le vin n'est pas le seul responsable.
L'hydromel fermenté semble aussi consommé. Le has-
chisch même apparaît dès le début du xiv' siècle au plus
tard, dans le sultanat de Grenade : il est fumé dans tous
les milieux, aussi bien par des gens de la plèbe que par
des aristocrates, voire par des princes, tel le sultan nasride
Mohammed VI ^^
Certains souverains essayent de réagir contre le vin :
en montant sur le trône de Cordoue en 822, Abd ar-Rah-
man II ordonne la démolition de la Halle aux Vins, tenue
par des chrétiens aux portes de la capitale ; un siècle et
demi plus tard, un de ses successeurs, le calife al-Hakam II
(961-976), envisage de faire arracher toutes les vignes de
ses Etats, mais ses conseillers lui font valoir que les gens
s'enivreraient alors avec du moût de figues. Les Almora-
vides et les Almohades sévissent contre la consommation
du vin mais ils ne peuvent la faire disparaître. A travers
les siècles, tant dans al-Andalus qu'en Sicile, à l'apogée
des Etats musulmans tout comme durant les périodes de
tmfas, se profilent des silhouettes de personnages qui boi-
vent et se grisent : quand, en 895, un prince de Cordoue
se décide à faire condamner à mort son propre fils qui
vient de commettre un crime, aussitôt après l'exécution,
il prend soin de faire enterrer son enfant « sous un myrte
dans le jardin où ce malheureux aimait à faire ses liba-
tions ». Au début du xr* siècle, le calife de Cordoue
Hisham II et son hadjib, Abd ar-Rahman Sanchuelo, l'un
et l'autre de sang navarrais par leurs mères, sont pré-
sentés dans les chroniques comme des libertins et des
(( ivrognes », passant leurs nuits en compagnie de dan-
seurs et de l>ouffons, de chanteurs et d'invertis, plus sou-
vent qu'avec les femmes de leurs harems. Au débtit du
xif siècle, un poète murcien, Ibn Ouahboun est, nous
dit-on, un « débauché et inverti notoire ». Tel autre grand
poète andalou, Ibn Khafadja, nous a laissé dans son œuvre
NAIUUE, IRAVAIL. PLAISIRS
121
de nombreux u tableaux cic mœurs )) de l'époque. Il chante
un jeune échanson noir qui l'assiste dans les parties de
plaisir nocturnes, aussi bien que les femmes des cabarets
que, selon une tradition bien établie, on ne doit pas quit-
ter avant le lever du jour, car ce serait « perdre une partie
de la nuit ». Tout un cortège d'adolescents, à la fois
chanteurs et mignons, circule dans ses vers : ils font pas-
ser les coupes de main en main au cours des soirées, a tou-
jours prêts à se livrer de bonne grâce aux caprices de
tel ou tel convive », On ne sait plus de qui parle le poète,
d'ailleurs, car comme cela est de mode dans la poésie
arabe, il emploie souvent le masculin pour parler d'une
femme. Faisant la cour aux beaux représentants des deux
sexes, il confond volontairement les genres grammaticaux
si bien qu'aux dires de bons critiques littéraires univer-
sitaires, comme Henri Pérès et Hamdan lladjadji, on ne
peut établir de distinction « entre les vers qui s'adressent
à des mignons et ceux qui ont pour objet une femme "^^ ».
Sans trop chercher de qui il est question, enregistrons
donc les vers du poète Ibn Khafadja connue témoignage
sur cette vie :
Véphèbc se leva, pour nous verser à boire.
Il se fnit à chanter :
(( Sous des rameaux où roucoulait une colombe... »
Dans ses yeux, dans ses mains, sur ses joues, sur ses lèvres y
Savourons la douceur de son vifi. qui pénètre ^' /
CHAPITRE VI
CEUX ET CELLES QUI ONT PERDU LA LIBERTE
Dans la plupart des pays de TOccident chrétien du
viii" siècle, lorsque les Arabes pénètrent en Europe, Tescla-
vage était en voie de disparition à Fintérieur du servage
en train de naître. Au contraire, il se conservait dans le
dar al-Islam et il s'y maintint : les esclaves subsistaient
encore nombreux dans le sultanat de Grenade, aux xiv'
et XV* siècles. On en a compté jusqu'à trente mille environ,
de religion chrétienne, vers 1310*, tout comme il y en
avait d'ailleurs encore dans toutes les franges de l'Occi-
dent chrétien d'alors, qui avaient de fréquents contacts
belliqueux et commerciaux avec les pays mahométans.
Mais qu'était-ce qu'un esclave en ces temps médié-
vaux ? Un frère du servus de l'Antiquité ? Un « slave »
(sclavus) dont on faisait la traite et que l'on nommait ainsi,
quelle que fût son origine ethnique ? Un prisonnier de
guerre ? Le malheureux capturé sur mer ou razzié, soit
au cours d'une chevauchée soit à la faveur d'un débar-
quement en pays infidèle ? Le mot recouvre plusieurs
réalités très nuancées, pour lesquelles la privation de
liberté est le^^eul dénominateur comrîiun.
En tout cas, le mahométan détenteur de captifs est
tenu de respecter certaines règles coraniques, plus ou
moins proches de divers principes évangéliques : il doit se
CEUÀ QUI ONT PERDU LA LIBERTE 123
montrer charitable envers sou esclave, lui laisser la possi-
bilité de se racheter par le fruit de son labeur dans cer-
tains cas ; pour aucun motif il ne peut le tuer. De sur-
croît, il libère parfois ses captifs, souvent par testament,
pour les récompenser de l'avoir bien servi 2. H arrive
qu'un maître conclue avec un esclave un a contrat de
libération », l'autorisant à travailler ailleurs et à quêter
pour amasser la somme fixée comme prix de sa liberté,
au besoin le louant à un tiers, en lui laissant les possibles
excédents de salaire "\ Parfois, ce captif muni d un contrat
d' « allranchissement à payer y> peut même partir en
voyage dans son pays d'origine, à condition de laisser à
son maître un otage, de même valeur marchande, voire
un de ses enfants. Enfin, des ambassadeurs de souverains
chrétiens et, dans les derniers siècles du Moyen Age, à
Grenade, des prêtres rachètent, dans la mesure du pos-
sible, leurs coreligionnaires esclaves en terre d'Islam.
La fuite est une autre solution pour le captif, mais
elle est fort risquée ; le fugitif repris est expose à de terri-
bles châtiments ; d'abord on le fouette très violemment et
longtemps, puis on lui coupe une oreille ou le nez ; et
désormais il est toujours enchaîné pendant la nuit, qu'il
passe souvent dans une fosse recouverte d'une lourde dalle.
Si la fuite est réussie, bien imprudent est l'ancien esclave
chrétien revenant, par exemple comme marchand, dans
le pays où il a été captif : reconnu, il est arrêté et rede-
vient le bien de son ancien maître ou des héritiers de
celui-ci, sauf si un traité de trêve et de Commerce est alors
en vigueur entre ce pays d'islam et le souverain « infi-
dèle » dont il relève ; dans ce cas, il est à l'abri de toute
arrestation ; sous la protection de la communauté musul-
mane, il peut y séjourner librement pendant qu'il effectue
ses opérations commerciales 4.
124
VEUROPE MEDIEVALE ARABE
CEUX QUI ONT PERDU LA LIBERTE 125
La capture et la prison
La vie de l'esclave, son sort, sa condition sont fluc-
tuants. Tout comme dans les autres secteurs de la société,
rien n'est figé dans le vaste milieu que constituent les
captifs. Pour celui qui ne naît pas dans l'esclavage, la vie
sans liberté est scindée en diverses phases. Le moment le
plus cruel est sans doute celui oii il vient d'être, soit cap-
turé au combat ou à la faveur d'une razzia, soit livré à
des trafiquants : c'est l'heure des fers, des chaînes, des
coups de fouet à la moindre incartade.
L'emprisonnement est un autre aspect de Tesclavage.
Tantôt de nouveaux esclaves sont jetés dans une sorte
d'entrepôt provisoire avant d'être mis en vente ; tantôt
sont incarcérés des hommes libres, musulmans ou non
condamnés à expier une faute durant un certain temps
Mais la geôle ne présente pas toujours les mêmes carac
tères. La prison utilisée à Palerme, vers la fin du ix* sic
clc, lors de l'arrivée d'un convoi de captifs, est un sou
terrain où l'on accède en descendant quatorze marches et
dont la porte est la seule ouverture ; en plein été, la
chaleur, l'obscurité et la saleté y régnent, les insectes
y pullulent. Là se trouvent entassés des Siciliens chrétiens,
des Juifs, quelques Noirs, des Arabes, des chrétiens venant
de divers pays, parmi eux, les fers aux pieds, Tévêque de
Malte 5.
En général, dans les prisons, les geôliers font la loi.
Ils chargent de chaînes ou attachent à des poteaux les
malheureux qui ne leur donnent pas de gratifications ou
ne leur en font pas distribuer par les parents, amis ou
coreligionnaires de l'extérieur qui viennent les visiter ou
leur dire quelques mots devant un gardien, dans le vesti-
bule du bâtiment, La seule nourriture des prisonniers est
souvent celle que ces visiteurs leur apportent. Le captif,
qui a la possibilité de donner de bons pourboires à ses
geôliers, est bien traité et il peut circuler librement à
l'intérieur de l'ergastule, si celui-ci est vaste.
Au milieu du ix' siècle, par exemple, à Cordoue,
saint Euloge ' vit en prison pendant un certain temps. Au
même moment, deux très jeunes filles, ses coreligionnaires,
sont aussi incarcérées dans le quartier des femmes du
même édifice. Accusées d'avoir insuhc l'Islam en public,
elles sont passibles de la peine de mort, ce qui ne les
effraie pas ; mais le cadi voudrait les sauver et leur
demande de se convertir à la religion du Prophète Moham-
med, les menaçant, si elles refusent, non pas de les faire
exécuter, mais de les sortir de prison pour les placer dans
un bordel. Luiogc veut les réconforter cl les soutenir spi-
rituellement ; ii y réussit d'abord en leur faisant passer
des billets, puis même en ayant avec elles des entrevues
secrètement aménagées par des gardiens bien gratifiés.
Dans sa prison, ce saint andalou peut même travailler
aux livres qu'il rédige sur le martyre et sur la religion en
général, à des poèmes qu'il écrit en latin et à une épître
qu'il compose pour l'évêque de Pampelune et qu'il fait
parvenir à ce prélat par un chevalier navarrais alors en
voyage à Cordouc.
Les geôles sont remplies de captifs chrétiens autoch-
tones quand une vague de mysticisme catholique se pro-
page dans une région donnée, suscitant une véritable
course au martyre volontaire : pour être condamnés à
mort, les plus exaltés injurient en public le Prophète
Mohammed et la religion islamique. Cela se produit en
Andalousie au milieu du ix' siècle **. Afin de limiter la
propagation de ce tragique engouement collectif, en plein
accord avec l'archevêque de Séville, le gouvernement arabe
fait emprisonner ceux des prêtres qui prennent fait et
* Cf. supra, pp. 71, 79 et 86, et infra, p. 141.
'*** Cf. infra. p. 219 sq.
126
UEUROPE MEDIEVALE ARABE
cause pour cette course au martyre volontaire, parmi eux
le propre évêque de Cordoue. Comme Ta écrit saint Euloge
dans une de ses poésies.
En ce temps, les cachots étaient emplis de prêtres.
Tandis que dans la ville étaient privés de clercs
Eglises et couvents, chapelles et monastères.
Et seulement dans les coins très secrets des prisons,
S'entendait murmurer la prière des psaumes^.
Cependant, dans le cas contraire, c'est-à-dire quand
une vague de mysticisme et d'exaltation islamiques entraîne
la masse populaire musulmane d'une ville, ou encore
quand des troubles urbains éclatent, la pression d'une
foule vient menacer la vie des captifs chrétiens à Tinté-
rieur de leurs lieux d'incarcération. Un jour de fête maho-
métane, par exemple, vers la fin du ix' siècle, un faqi,
c'est-à-dire un e docteur en science religieuse n, ardent
prédicateur ayant excité le peuple arabe de Palerme contre
des prêtres a polythéistes » alors emprisonnés dans cette
ville, il fallut une prompte réaction des autorités et de la
troupe musulmanes pour éviter qu'une bande armée de
pierres et de gourdins n'envahisse le lieu de détention et
n'y massacre les a incroyants » ^.
L'esclavage aux champs
Au moment où les musulmans installent leur autorité
dans un pays, ils se font livrer, en même temps que des
terres, les hommes qui les cultivent et qui ne peuvent plus
les quitter ; et le mahométan considère comme de véri-
tables esclaves les « serfs » ou a coloqs » qui mettent en
valeur ces propriétés. Ces paysans asservis sont inégale-
ment traités suivant le caractère de leur maître ou de
l'intendant qui les surveille. Quant aux esclaves qui tra-
CEUX QUI ONT PERDU LA LIBERTE 127
vaillent le soi dans des propriétés appartenant encore à
un chrétien, ils sont plus ménagés qu'à l'époque wisigo-
thique, tant dans la Gaule méditerranéenne que dans la
péninsule Ibérique : s'ils sont trop maltraités, il leur suffit
de se convertir à l'Islam pour échapper à leur maître, un
musulman ne pouvant être l'esclave d'un chrétien *^.
Le trafic de la marchandise humaine
Le commerce des captifs se fait partout el sans cesse
dans les pays d'Islam. Lorsqu'ils sont transportés vers
des marchés en de longs cortèges qui semblent des trou-
peaux, les malheureux sont en général particulièrement
rudoyés. Dans l'été 878, par exemple, après la prise de
Syracuse par les Arabes, de nombreux Siciliens de cette
ville sont envoyés en convoi à Palerme, attachés sur des
bêtes de somme, escortés par des Noirs brutaux ; le
voyage dure six jours et six nuits, durant lesquels les
prisonniers restent ligotés, sans nourriture, exposés à des
températures élevées, parfois en plein soleil ; parmi eux
Févêque de Syracuse et quelques prêtres arrêtés en même
temps que lui dans la cathédrale '^.
Lors des ventes aux enchères d'esclaves, qui sont
des « cérémonies » bien réglementées, attirant un nom-
breux public, des médecins, voire des matrones, sont appe-
lés à l'occasion pour attester les qualités physiques, l'état
de santé, le cas échéant la virginité cfcs êtres proposés
aux plus offrants. Des actes de vente précis sont toujours
dressés, mentionnant particularités, défauts, imperfections,
par exemple même les taches de rousseur, pour que l'ache-
teur ne vienne pas ensuite se plaindre qu'on l'a trompé
sur la marchandise "^*\
De fait, les vendeurs cherchent toujours à abuser
les clients, comme en témoigne cette histoire, authentique
malgré ses allures de conte : un brave campagnard maho-
128
VEUROPE MEDIEVALE ARABE
métan, bien pourvu de dinars, arrive en une ville où des
esclaves se vendent aux enchères. Il veut en trouver une
aussi blanche et blonde que possible, venant du cœur du
pays des roumis et ne comprenant rien à la langue arabe
(ce type de femmes est alors le plus recherché). On lui
fait l'article et il en achète finalement une, dont on lui dit
qu'elle arrive de la terre des Francs et qu'elle ne dit pas
un mot d'arabe. L'affaire faite, il repart vers sa campagne,
juché sur sa mule, la captive trottinant derrière, retenue
par une corde ; de temps en temps, on croise des gens et
voici que, brusquement, un passant salue la femme qu'il
reconnaît et elle lui répond en parfait arabe. La pseudo-
Franque était une autochtone ! L'acheteur est furieux. Il
reproche à sa nouvelle esclave de l'avoir trompé par son
silence. Elle lui rétorque que si elle avait parlé, le mar-
chand se serait ensuite vengé d'elle ; et elle n'est pas
sotte ; elle lui dit : « Ecoute mes conseils. Va me vendre
demain ou après-demain dans une autre ville ; dis à ton
tour que j'arrive des pays du Nord, je suis si blanche
qu'on le croira ; et comme je suis jeune et belle tu pour-
ras faire un beau bénéfice, car tu ne m'as pas achetée très
cher. D Le brave campagnard comprend que l'esclave a
raison. Il la garde quelques jours, la traite bien, puis va
la vendre dans une autre cité, à un prix plus élevé qu'il
ne l'avait payée ^^.
Les esclaves proches du pouvoir
Pour ce qui est des hommes, la chance peut sourire
à un esclave s'il est au service d'un puissant personnage
musulman, un émir. Au temps du califat de Cordoue,
l'entourage servile du souverain forms^ un milieu privi-
légié, très lié au'^rince. sur qui il n'est pas sans influences.
Ces captifs, souvent nés dans l'esclavage, ou bien achetés
très jeunes, sont presque toujours d'origine européenne.
CEUX QUI ONT PERDU LA LIBERTE 129
mais non autochtones. Bien que beaucoup ne soient pas
des slaves, dans le sens actuel de ce mot, on les appelle :
({ slaves », (( sciaves », esclaves », en arabe saqaliba. Dans
les derniers temps du califat, ces hommes, appartenant à
des familles en servitude depuis plusieurs générations,
devenus musulmans et bien arabisés, forment une garde
d' a esclavons ^, très sûr appui du prince. Après la chute
du califat, lors du morcellement de TEspagnc musuhnane.
au xf siècle, en royaumes de tàifas \ plusieurs Etats sont
créés et encadres par ces saqaliba, en particulier aux
Baléares, à Valence et à Alméria. Dans ces royaumes
qui ne durent guère, l'esclave était devenu roi.
Dans tous les Etats dlslam, les fils de souverains et
de grands sont élevés tout enfants avec des fils de captifs
de confiance ; celte amitié de jeunesse crée des liens très
sohdes ; souvent ces compagnons serviles des premières
années sont aflTanchis et font carrière sous le règne de
leur maître devenu prince ; c'est le cas d'un grand vizir
grenadin du xiv' siècle, 1 affranchi Redouane, né esclave
chrétien au palais.
En dehors des prodigieuses destinées de certaines
familles serviles arrivées à régir des royaumes dits de
saqaliba ou des vizirats d'Etat conservant une direction
arabe, on note partout Timportance des esclaves dans la
vie des palais. Tout le personnel domestique, on pourrait
dire toute la a iMaison civile », des souverains, notam-
ment en Espagne et en Sicile, est composée de sclavi ou
autres captifs. A Cordoue, ce sont des « esclaves-nés »
qui ont souvent le monopole de hautes charges ; on recrute
parmi eux le chef de la cuisine, celui des écuries et de
bien d'autres services (constructions, ateliers de tissage,
armurerie) et même le chef du corps des courriers de « la
Maison du Roi j>. Ils tiennent ainsi des postes de confiance.
L'un d'eux est à la tête de l'orfèvrerie du palais, où des
"^ Cf. supra, pp. 55 et 100.
130
V EUROPE MEDIEVALE ARABE
artistes captifs travaillent constamment à façonner des
bijoux, à sertir des pierres précieuses, l'émir offrant sou-
vent de beaux présents à ses femmes, à ses favoris, et aux
visiteurs de marque qu'il reçoit '2.
Les eunuques
Dans ce monde des esclaves, surtout à la cour des
princes, à celle de quelques grands gouverneurs de pro-
vince, et, très rarement, chez des particuliers, sauf dans
de riches et puissantes familles, les eunuques constituent
un groupe à part. L'Espagne musulmane, notamment dans
la zone d'Alméria, en fut, par excellence, durant des siè-
cles, le pays de « fabrication ». Au ix' siècle, Verdun est
aussi un centre de castration, où des marchands d'esclaves,
le plus souvent juifs, font subir la terrible opération à des
enfants slaves qu'ils vont ensuite vendre en Espagne musul-
mane, à des prix extrêmement élevés, car aucun « article
humain » n'est plus cher que l'eunuque *^.
Aussi bien à Verdun qu'en terre d'Islam, l'interven-
tion chirurgicale, très délicate, est généralement faite par
des médecins juifs. Elle est fort risquée : assez souvent,
elle entraîne la mort du patient. Voilà qui contribue à
expliquer pourquoi les eunuques sont d'un prix si élevé
et sont donc, dans leur très grande majorité, esclaves d'un
souverain. Cet acte opératoire consiste en la suppression
des testicules, complété parfois par l'ablation de la verge.
11 crée un type humain très caractéristique. Le castré
est toujours un jeune enfant, beau de préférence. Rien
n'est pire que d'opérer un garçon déjà pubère, car chez
lui les désirs sexuels subsistent alors qu'ils ne peuvent
plus être assouvis, ce qui tend le malheureux méchant et
dangereux. Quand la castration a été effectuée à un âge
qui convient, la voix de l'opéré reste, la vie durant, celle
d'un enfant ; elle ne mue jamais ; le poil, loin de se déve-
CEUX QUI ONT PERDU LA LIBERTE 131
lopper, se raréfie ou disparaît ; peu ou pas de barbe ;
des cheveux très fins, qui ne blanchissent que très tard et
fort lentement. Souvent le jeune eunuque, encore beau
et frais, sert au plaisir sexuel du maître ; mais, assez tôt,
il se fripe : sa peau devient molle et pâle ; Tembonpoint
arrive vite. D'autre part, le castré est toujours un être
moralement faible, qui accepte volontiers resclavagc, s'y
complaît presque. En revanche, son intelligence a ten-
dance à bien se développer, devient agile, aiguc. Souvent
l'eunuque est astucieux, à la limite intrigant, mais tou-
jours prudent et craintif.
Arrivé jeune en milieu musulman, il apprend rapide-
ment l'arabe et se convertit à l'Islam. 11 devient un élément
essentiel de la vie du palais, le gardien, le compagnon et
le confident des femmes du harem princier. 11 est totale-
ment intégre à ce milieu façonné par la civilisation musul-
mane. Il porte le nom arabe qu'on lui a donné, nom qui
se répète souvent et illustre sans doute très profondément
ce que peut être la satisfaction passive dont il jouit ; on
l'entend appeler : « Joie », « Bonheur », « Espérance »,
« Pleine Lune », ou encore « Ambre », « Jacinthe », etc.
En général, apprécié et aimé, il est parfois affranchi avant
de devenir vraiment vieux ; d'ailleurs, par testament, à la
mort du souverain, ces bons gros eunuques qui ont long-
temps servi sont généralement libérés de la servitude, et
ils héritent d'un legs appréciable. Ils entrent alors dans
la communauté musulmane libre, s'y intègrent, en adoptant
une filiation fictive, comme le font tous* les anciens escla-
ves convertis à l'Islam. Au xr siècle, un eunuque devient
même préfet de la ville de Grenade.
Mais pour curieux et important qu'il soit, ce groupe
des eunuques ne constitue jamais qu'un élément numéri-
quement très faible du milieu servile. Au x' siècle, à
l'apogée du califat de Cordoue, par exemple, alors que
cette ville compte — croit-on — de cinq mille à quinze
mille esclaves, dont un tiers dans le palais royal, ne s'y
i_._.
132
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
trouvent sans doute que quelques dizaines d'eunuques,
peut-être quelques centaines, tout au plus '"*.
Les esclaves concubines
Vers le même temps, dans le harem du souverain de
Cordoue, sont groupées au moins deux mille femmes :
pour la plupart, des esclaves ou ex-esclaves, et quelques
épouses officielles, celles du prince et de ses prédéces-
seurs, car femmes et concubines des monarques morts
restent toujours dans le palais royal. Cet immense quar-
tier de la résidence califale, où sont aussi installées les
femmes des proches parents du prince qui vivent à la cour,
est peuplé par toute une gamme servile : jeunes beautés
douillettement entretenues, domestiques ayant un certain
rang et pauvres cendrillons. Au fur et à mesure que les
années passent, les femmes qui ont déjà été mères sont
délaissées, supplantées par de jeunes et belles filles. Au
dire des chroniqueurs, l'émir Abd ar-Rahman II de Cor-
doue ne faisait l'amour qu'avec des vierges ; et son cas
n'est pas unique en son genre. Ces grands ensembles fémi-
nins que sont les harems princiers sont régis par des cou-
tumes précises qui sont l'application sur le plan palatin de
règles islamiques générales.
Celles-ci sont claires : dans tous les milieux sociaux,
une femme esclave, blanche ou noire, qui donne le jour
à un fils né de son propriétaire, est affranchie, un maho-
métan de condition libre ne pouvant avoir une mère serve ;
mais cette liberté ne devient effective qu'à la mort du
maître. Même une humble captive est arrachée à son état
de servante par sa qualité de mère d'un tel enfant. Si tme
esclave n'est rqère que de filles de son 'maître et si celles-ci
sont reconnues telles par lui, elle devient pareillement^'
de condition libre quand cet homme meurt. Mais si l'état
juridique de la captive devenue mère change en dignité.
CEUX QUI ONT PERDU LA LIBERTE 133
sa liberté réelle reste relative : pour chrétienne qu'elle
ait pu être ou qu'elle soit restée, elle ne peut, en aucune
façon retourner dans le pays ou dans le milieu infidèle
dont elle est originaire, car elle est devenue a cliente »,
c'est-à-dire associée de la famille de son maître ou ex-
maitre, qui a bien voulu la traiter comme mère de ses
enfants ; elle lui reste donc attachée par le lien de
« clientèle », qui l'unit maintenant aux héritiers mâles du
défunt i\
Au palais royal, l'esclave européenne et chrétienne
— tout comme la musulmane ou la noire — qui met au
monde un fils du souverain, devient non seulement libre
ipso jacîo, mais encore accède au rang de a princesse-
mère », Toujours les émirs cherchent à avoir, dans leur
harem, des femmes appartenant par leur naissance à des
lignages non musulmans, si possible d'un certain rang.
Posséder une telle femme est preuve de supériorité. On
n'aime pas s'en passer. Parfois, avant de signer un pacte
ou une trêve, les chefs musulmans vainqueurs d'ennemis
chrétiens, exigent que de très jeunes filles de familles
notables soient livrées en tribut. C'est sans doute à ce
titre qu'est mariée à un chef militaire arabe, au viir siècle,
une fille du prince Thcodomir, dont nous avons déjà parlé
dans un autre chapitre et qui régna longtemps sur le pays
murcien ; elle parait avoir été remise avec deux villages,
lors d'un renouvellement de pacte ^^, Pareillement, en 844,
un roi chrétien des Asturies, vaincu, est contraint, semble-
t-il, de livrer une centaine de vierges" nobles ; et un siècle
plus tard, un roi de Léon, « pour obtenir la paix », est
obligé de faire présent au souverain de Cordoue, d'une
de ses sœurs, jeune et vierge, bien que celle-ci ne soit
pas consentante ^\
Dans d'autres cas, des filles sont ainsi livrées, non
pas à titre définitif comme élément d'un versement tribu-
taire, mais à titre provisoire comme otages de choix,
garantissant qu'un père tiendra un engagement. Grâce au
134
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
recueil de consultations juridiques données par un muphii,
c'est-à-dire un faqi spécialisé en l'aspect a civil » du droit
coranique, on connaît un cas très explicite : un esclave
chrétien, ayant conclu avec son maître un « contrat de
libération ». devait payer à celui-ci une certaine somme ;
pour cela, il fut autorisé à partir pour son pays d'origine,
mais il dut au préalable en faire venir sa fille remise
en gage. Cette otage est vierge. Or, pendant que le père
rassemble peu à peu les cent dinars qu'il a promis,
le maître musulman possède la fille et la rend enceinte ;
quand le père revient avec l'argent, le maître refuse de
la laisser partir, tant qu'elle n'aura pas accouché. Le
muphîi consulté énonce l'avis suivant : « La fille ne sera
autorisée à regagner la terre des infidèles, qu'après avoir
mis au monde l'enfant qu'elle porte ; et elle ne pourra
pas emmener cet enfant : il est musulman ; il doit rester
à son père et en terre d'Islam *^. »
Un tel cas est exceptionnel : c'est celui d'un otage.
Normalement, par la maternité, la chrétienne, même si
elle conserve sa religion, est intégrée dans la société musul-
mane. Dans un palais royal, comme celui de Cordoue, ou
ceux de Sicile et des royaumes postérieurs de idijas,
l'esclave qui n'était que cr concubine légale » et qui devient
« princesse-mère », contribue à orienter l'avenir de la
dynastie ; elle se risque parfois à jouer un vrai rôle poli-
tique, tramant — en particulier avec la complicité d'eunu-
ques — des intrigues de palais secrètes et compliquées ^^.
Il lui arrive de fort bien réussir. En voici la preuve : le
deuxième calife de Cordoue, al-Hakam, avait un harem
bien rempli et, cependant, il arriva à l'âge de quarante-six
ans sans avoir encore eu d'enfants ; peut-être s*intércssait-il
davantage aux hommes qu'aux femmes ; une esclave bas-
que chrétienne^ réussit pourtant à le rendre père * très
jeune, intelligente et belle, elle avait adopté une mode eji
usage à Bagdad : abandonnant toute toilette féminine, elle
s'était travestie en s'habillant comme un éphèbe. Le cahfc
CEUX QUI ONT PERDU LA LIBERTE 135
prit d'ailleurs l'habitude de l'appeler par le nom d^iommc
qu'elle avait choisi : Chafar. Transformée en « princesse-
mère )), très influente, elle fut Fauteur de l'éblouissante
ascension de celui qui devint le maître du califat, le
a maire du palais d Ibn Abi Amir al-Mansour, son amant
clandestin*.
^ L'amour chez les esclaves
L'histoire sentimentale des rapports entre libres et
esclaves est particulièrement curieuse : alors que tout
semblerait ne devoir y être régi que par des rapports de
force, de maître à esclave, l'amour y a éclos plus d'une
fois. La littérature arabe le révèle : la femme aimée par
un musulman est presque toujours une esclave. Le fait
n'est pas étonnant : la a première épouse y> ou les « épouses
légales » de l'Arabe sont généralement choisies suivant
les normes familiales ou tribales d'un « mariage de
convenance » 20^ Au contraire, dans les palais et dans
le cadre de la vie d'une grande et riche famille, le tour-
billon des plaisirs mondains entraîne des facilités : au
cours des soirées de fêtes, à la faveur des concerts et des
ballets, des esclaves exhibent leurs visages a et beaucoup
plus », alors que les femmes de bonne condition ne peuvent
jamais être approchées et ne sont entrevues que voilées.
En ce sens, les captives ont beaucoup plus de liberté que
les autres femmes ; elles sont libres de plaire et de séduire ;
et certaines ne s'en privent pas.
Cependant, la réalisation des actes sexuels reste dif-
ficile sinon impossible, si l'esclave séduisante appartient
à un maître jaloux qui veut bien l'exhiber avec fierté,
mais qui ne la prête pas. L'amoureux tente alors, par
tous les moyens, d' « avoir cette femme ». qui parfois
Cf. supra, p. 65.
136
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
le désire elle aussi : c'est le cas classique du beau et jeune
prétendant évincé par un maître laid et vieilli. Et la diffi-
culté de surmonter les obstacles transforme en sentiment
le désir inassouvi.
L'amour naît même parfois entre une esclave et son
maître, et peut atteindre une sincérité émouvante. On en
trouve un écho dans une anecdote contée par THispano-
Arabe Ibn Hazm *, dans une œuvre fameuse : Le Collier
de la Colombe. Le propriétaire d'une esclave dont il avait
conquis l'amour meurt soudainement ; elle est toujours
captive, n'ayant jamais eu d'enfant. La famille la vend
aussitôt. Jeune et belle, elle trouve facilement un riche
acquéreur. Elle a beaucoup de charme, chante très bien,
mais, une fois achetée, elle déçoit son nouveau maître»
car elle se refuse obstinément à chanter. 11 veut l'installer
dans le groupe de ses « femmes destinées à avoir des
enfants w. c'est-à-dire de ses concubines ; elle a l'audace
de refuser, demandant à être placée parmi les esclaves
servantes, laides et déjà assez vieilles en général, celles
qui font les basses besognes et que les hommes ne regar-
dent pas. Son nouveau « patron » irrité, veut alors l'en-
traîner sur sa couche sans plus tarder. Elle refuse. Il essaie
de la raisonner, de lui dire qu'elle sera une de ses esclaves
favorites, qui sont servies par les autres et qui mènent
une vie facile. Il tente de réduire sa résistance à l'amiable,
il échoue. Puis il a recours à la violence, la roue de
coups, la maîtrise, la culbute. Jamais elle ne cède vraiment,
jamais elle ne perd le contrôle d'elle-même au point de
s'abandonner. Refusant parfums et toilettes, elle repart
traîner sa vie dans l'aile réservée aux servantes. Cette
attitude s'explique par la passion qu'elle éprouvait pour
son ancien maître, celui qui vient de mourir. Elle se
comporte alçrs en veuve, touchante de fidélité et elle
refuse de se donner à un autre ^i.
♦ Cf. supra, pp. 50 et 117.
CEUX QUI ONI PERDU LA LIBERTE 137
L'amour homosexuel se révèle aussi d'une manière
non moins émouvante ; on l'entrevoit par le texte d'une
consultation juridique ; en 1487. à la veille de la Recon-
quista de Malaga, un Castillan, acheteur d'esclaves chré-
tiens, vient en cette ville ; il y rachète notamment un
garçon qui arrive à la puberté et que le maître ne refuse
pas de céder, pensant que ce petit chrétien serait heureux
de retrouver son pays et ses parents. Mais le garçon
refuse de quitter son ma'tre musulman, parce qu'il l'aime ;
pour échapper à sa libération, il fait profession de foi
islamique, afin que le rachat soit automatiquement annulé.
Son maître, tout heureux de le garder, s'empresse de
rendre au libérateur la somme qu'il venait de toucher.
Les deux amants — l'homme et l'enfant - - ont ainsi la
joie étonnante de rester ensemble ^-^^
Les écoles pour captives
Des captives, lorsqu'elles n'ont pas que des attraits
physiques, exercent une forte infiiuence sur certains grands
d'Islam. Voilà pourquoi la a carrière » servile passe,
quelquefois, par un séjour dans de très curieux centres
de formation artistique et intellectuelle pour esclaves.
Tandis que les jolis garçons razziés sont castrés, les belles
petites filles ont beaucoup plus de chance. Capturées quand
elles sont encore de très jeunes enfants, elles peuvent
oublier complètement leur vie passée. Leurs riches acqué-
reurs les envoient parfois au loin, en Orient ou eO Ifrî-
qiya, pour qu'elles y apprennent l'arabe, le chant et la
danse. A partir du x' siècle, des écoles répondant à ce
but apparaissent aussi en Espagne. Ces fillettes grandissent
ainsi en pur milieu arabe. Au bout d'un ou deu;c ans,
elles reviennent à leur maître, toujours avant d'être nubiles.
On connaît des sortes de prospectus publicitaires
rédigés par les « imprésarios p des sociétés de fontiation
138
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
et vente d'esclaves, chanteuses et musiciennes, où l'on
vantait les qualités artistiques de cette « marchandise »,
tel ce texte :
Je possède en ce moment et peux vendre quatre
chrétiennes qui, capturées enfants ignorantes, sont
aujourd'hui cultivées et séduisantes par leurs connais-
sances, sachant très bien calligraphier, instruites en
musique et philosophie, en astrologie et en logique,
en prosodie et en géométrie, en grammaire et en
beaux-arts, en médecine et en anatomie, nourries
même de la science des Bédouins, qui permet de
prévoir le temps..., tout cela venant en complément
d'une beauté physique remarquable 2^.
De telles esclaves sont des ornements et des sources
de plaisir pour le maître. On leur a inculqué la culture
islamique classique û'adab, c'est-à-dire l'ensemble des
connaissances de bon ton, dont on disait, en France,
au xvif siècle qu'elles caractérisaient « l'honnête homme ».
Cependant, au même moment, dans la même ville,
chez le même maître, bien d'autres esclaves avaient un
sort totalement différent. Ainsi la gamme des conditions
était aussi grande à l'intérieur du milieu scrvile que parmi
les êtres hbres. Mais l'esclave de souche européenne vrai-
ment intégré n'est plus un étranger : il est d'Islam. Que
devenaient, pendant ce temps, les dhimmi qui avaient
échappé à l'esclavage et restaient chrétiens ?
CHAPITRE Vil
LA COEXISTENCE DES MUSULMANS
ET DES CHRETIENS LIBRES
Des Européens d'Espagne, de France et d'Italie, sou-
mis par les Arabes, les uns au viii* siècle, les autres au
IX' ou au x\ mais restés des hommes libres, ont plus ou
moins longtemps vécu sous domination islamique. Partout
oia celle-ci s'est exercée au moins durant trois ou quatre
générations, ces indigènes ont subi, en profondeur, l'in-
fluence des vainqueurs. Quelle que soit la largeur du fossé
qui séparait les idiomes romans et la civilisation occiden-
tale, de la langue du Prophète et des modes de vie orien-
taux, certaines régions d'Europe se sont peu à peu ara-
bisées : le parler, les coutumes des envahisseurs furent
adoptés par les populations soumises, en partie par besoin
ou par souci utilitaires, en partie par mode ou désir
d'imitation, par « contagion » en quelque sorte. Ces popu-
lations sont devenues les musîarib, c'est-à-dire les « moza-
rabes », les (( arabisés ».
Quand elle ne débouche pas sur l'islamisation, cette
arabisation n'est pas sans inquiéter les plus purs des
m^usulmans qui voient en elle une cause possible de confu-
sions. Mais d'autre part, l'influence ne s'exerce pas que
dans un sens : traditions et coutumes chrétiennes autoch-
tones qui se maintiennent, marquent parfois les maho-
140
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
métans, les pénètrent à l'occasion, si bien que les
sourcilleux « docteurs de l'Islam » voient, dans cette
contamination, une source de dangers pour la foi et la
société musulmanes.
Ainsi, tout un système d'influences contradictoires,
provoquant diverses réactions, se ramifie durant plusieurs
siècles en nombreuses nuances et modalités de contacts.
La diffusion de la langue arabe
Une arabisation se réalise d'abord dans le domaine
linguistique. Ainsi que Ta écrit l'historien espagnol Fran-
cisco-Javier Simonet, « par fierté ou par dédain, les Arabes
répugnaient à apprendre les langues qui leur étaient étran-
gères p K Ce comportement a d'ailleurs été usuel chez
les conquérants de tous les temps. Le résultat est que, par
nécessité pratique, les indigènes se mettent à manier le
parler des dominateurs ; ils assimilent quelques rudiments,
puis un peu de syntaxe ; enfin, ils arrivent à une maîtrise
satisfaisante de l'outil linguistique importé chez eux. Ceux
qui appartiennent aux milieux aisés et qui sont animés
d'une certame curiosité d'esprit, acquièrent le goût de la
culture littéraire que véhiculent les immigrés. Cette arabi-
sation linguistique, et même intellectuelle, rapide chez les
Européens de haut rang, se généralise plus ou moins.
Parfois le pouvoir y pousse : dès les alentours de 790,
par exemple, les autorités musulmanes rendent obligatoire
l'enseignement de l'arabe aux chrétiens de Cordoue 2.
Certes, les indigènes continuent à utiliser leur parler
propre : ici un hispano- latin ■ — le « romance » ^ — , là le
grec ou un siciUen né du latin, ailleurs la langue d'Oc
naissante. Si le^ latin subsiste, il périclite, et la population
autochtone cultivée écrit plutôt l'arabe. Cependant, de
grandes œuvres littéraires, encore composées en latin à
Cordoue au ix' siècle, constituent pour nous des sources
MUSULMANS ET CHRETIENS
141
précieuses sur la vie de la population chrétienne dans
l'Europe islamique : \c Memoriale Sancîorum, dû à saint
Euloge *. et une vie de ce champion du christianisme anda-
lou rédigée par son ami Alvaro. Vers 850, celui-ci y
remarque en le déplorant : « Parmi nous, il n'y en a
pas im sur mille qui soit capable d'écrire une lettre dans
la langue de nos ancêtres^. » 11 s'irrite que beaucoup de
ses compatriotes et coreligionnaires se passionnent pour
la littérature arabe, ses contes et ses poésies : « Nous
nous y livrons avec délices, affirme-t-il, et innombrables
sont ceux d'entre nous qui composent des vers arabes. »
11 accuse les gens de son milieu mozarabe aristocratique
d'avoir un tel engouement pour l'art littéraire des vain-
queurs qu'ils mettent leur point d'honneur à composer
(t des vers arabes plus parfaits que ceux écrits par les
musulmans eux-mêmes ^ >>, De son côté, saint Euloge
s'indigne que ses coreligionnaires de Cordoue « connais-
sent les règles de la métrique arabe mieux que ne les
savent les infidèles » et que beaucoup d'entre eux « igno-
rent le latin ^ d.
Une brillante littérature mozarabe se développe. Les
plus cultivés des Européens intégrés dans le dar al-Islam
traduisent souvent en arabe des œuvres latines, tant en
Sicile qu'en Espagne, par exemple tel traité d'astrologie
que plus tard — au xni' siècle — Alphonse X le Savant
fit traduire de Tarabe en castillan ''. tels aussi les nombreux
écrits du plus grand docteur de l'Eglise wisigothique, saint
Isidore de Scville. Une certaine volonté de prosélytisme
chrétien qui se manifeste vainement, contribue à accentuer
cette tendance à l'arabisation linguistique : au ix* siècle,
un évoque andalou, Johannès Hispalensis, traduit les
Evangiles et rédige, en arabe, un commentaire du Nouveau
Testament^. Vers 1050, un traité de droit canon est rédigé
en arabe en Andalousie ; au xii" siècle, un prélat déporté
* Cf. supra, pp. 71, 79, 86 et !4K
142
UEVROPE MEDIEVALE ARABE
à Fès» l'évêque Miguel, effectue de sa main une copie
des Evangiles en arabe, transcrivant une traduction faite
en Espagne deux cents ans auparavant par un prêtre
mozarabe nommé « Ysaac, le fils de Velasco » ^.
L'arabisation des antliroponymes
L'évolution des populations européennes soumises ne
se limite pas à la langue ; elle atteint les coutumes, à
commencer par la manière de s'appeler : progressivement
les autochtones adoptent des noms arabes ; sans doute
est-ce à la fois une commodité pour leurs relations avec
les autorités, et une initiative des musulmans qui trouvent
plus facile d'appeler un indigène par un mot ou un
sobriquet qu'ils prononcent mieux que les termes d'origine
latine. Cette tendance est fréquente à toutes les époques :
dans les temps mérovingiens, de purs Gallo-Romains ont
adopté des noms francs ; dans l'Algérie française, des
xix*-xx' siècles, les Européens attribuaient souvent en
langage courant un prénom chrétien ou un surnom fran-
çais à tel ou tel musulman de leur entourage. De même
en Sicile et en Espagne, dès le tx* siècle, beaucoup d'au-
tochtones doublent leur appellation juive ou chrétienne
par des noms arabes. Les traducteurs des Evangiles, dont
nous venons d'évoquer le souvenir, étaient dits, l'un
— Johannès Hispalensis — Abou Saïd al-Matran, l'autre
— Miguel de Fès — Ibn Abd al-Aziz ; au x' siècle, une
autre figure éminente de l'épiscopat andalou, Févêque
Recemundo d'Elvira-Iliberis s'appelait aussi Rabi ibn
Saïd, tandis qu'un métropolitain Johannès de Tolède était
aussi nommé Obaïd Allah ibn Kasim, et un évêque
Johannès de^Cordoue Asbag ibn Abdallah.
Parmi les personnalités laïques, il en est de même,
l'évolution se précisant d'âge en âge : tel comte chrétien
du IX* siècle est nommé a Rabi ibn Théodulphe », ce qui
MUSULMANS ET CHRETIENS
143
laisse entendre que, d'une génération à l'autre, le voca-
bulaire appellatif oriental a remplacé la terminologie chré-
tienne d'origine grecque ; au x' siècle, le processus s'ac-
centue : si un a grand juge des chrétiens » est encore dit
a Hafs ibn Alvaro jï, par contre un comte mozarabe est
tout uniment désigné par le surnom « Abou Saïd », de
même que nous connaissons un prélat andalou du xr siècle
sous le seul nom d' « Abd al-Malik ». Nul doute qu'une
pareille évolution se produit dans les classes populaires.
L'orîentalîsation des modes de vie
L'arabisation ne s'arrête pas au vocabulaire : bientôt,
les vaincus s'habillent comme les maîtres, à la musulmane.
Dès le TX' siècle, dans al-Andaliis, c'est-à-dire dans l'Es-
pagne islamique, même s'ils restent chrétiens, les indi-
gènes copient les Arabes pour l'essentiel de la tenue et
de la toilette, pour la coupe et la couleur des vêtements.
La mode se propage d'abord au sein de la jeunesse moza-
rabe relativement dorée : on y imite les fils des maho-
métans notables et riches. Alvaro s'en est lamenté, mais
en confessant qu'il n'échappait pas à cette tentation :
« Nous nous habillons à leur manière, de préférence en
soie ; comme eux, nous nous parfumons et faisons étalage
d'opulence dans nos joyaux ainsi que dans nos habits. »
Les femmes mozarabes « d'un bon milieu » prennent
l'habitude de ne sortir que le visage voilé *^-
La cuisine des populations européennes annexées subit
tout autant l'influence arabe : en 954, un moine lorrain,
envoyé en ambassade à Cordouc par le roi de Germanie
Otton le Grand, — qui était sur le point de restaurer
l'empire romain — s*étonne que les chrétiens de l'Espagne
musulmane ne mangent pas certains mets et aient, par
exemple, complètement abandonné la consommation de
la viande de porc, « en imitant sur ce point les maho-
144
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
métans ». Le tabou sur le cochon est, en effet, absolu :
si un porc tombe dans un silo à blé et y meurt, ce grain
tenu pour souillé ne peut plus être consommé, ni acheté,
ni perçu comme redevance par les musulmans ^K Souvent
des chrétiens renoncent donc à élever des porcs.
Dans leurs demeures, les riches mozarabes vivent de
plus en plus à Torientale sur des tapis et des coussins,
avec des sofas et des tentures. Sous l'influence des mœurs
islamiques, dans ces logis de plus en plus fermés et
secrets, s'accentue le poids de l'autorité sans limites du
chef de famille. Les chrétiens s'enthousiasment autant
pour la musique des Arabes que pour leur poésie. Le
goût des fêtes où se produisent ballerines et danseurs se
généralise *2.
Les progrès de la sensualité
Pour les théologiens chrétiens des ix' et x' siècles,
cette arabisation des coutumes véhicule bien des périls.
Dans les pays d'Europe dominés par l'Islam, ils s'in-
quiètent que la jeunesse « se laisse pénétrer par la sensua-
lité musulmane ». Ils dénoncent, comme « école corrup-
trice », la liberté de mœurs des conquérants. Reprenant
et commentant les écrits arrivés dans l'Espagne chrétienne
de ce temps où sont développés ces griefs, rislaniologue
Simonet qui écrivait, vers 1900, est arrivé à la conclusion
que « le sensualisme corrupteur » des Arabes a fait
« des ravages décisifs » chez les chrétiens en les entraînant
« sur les chemins de la lubricité et de la luxure » ;
et ce. essentiellement durant le règne de l'émir oméiyade
Abd ar-Rahman II (822-852). a prince fastueux et svba-
rite » 15.
A Palerme,"à Cordoue, à Séville, dans toutes les
grandes villes de la Sicile et de l'Espagne musulmane, soit
par indifférence religieuse, soit par ambition et intérêt.
MUSULMANS ET CHRETIENS
145
des mozarabes se livrent à des orgies en compagnie des
musulmans et ils ont les mêmes comportements sexuels
que les plus libertins de ceux-ci : les uns sont des coureurs
de femmes indigènes ; certains se complaisent dans la
pédérastie ou en d'autres amours masculines.
Cette liberté de mœurs se constate d'abord dans les
milieux autochtones les plus riches, mais vite aussi dans
diverses couches sociales inférieures, à la fois « chez les
artisans travaillant à la construction d'édifices urbains »
et « parmi les travailleurs des champs » '**.
Une polygamie de fait apparaît même, chez les chré-
tiens nantis de fortune. L'harmonisation des rapports et
des mœurs entre eux et les dirigeants musulmans est telle
que les mahométans tiennent pour légale cette polygamie
chrétienne. Un événement historique, mineur certes, mais
très précis, permet de mieux cerner la nature de cette
coexistence : aux alentours de 920, un seigneur chrétien
d'al'Andalus, rebelle dans une zone montagneuse où se
trouvent sa maison-forte et ses terres, décide de cesser
la guerre ; il négocie avec l'émir de Cordoue, et accepte
de se soumettre, en échange de l'octroi d'un de ces pactes
dont nous connaissons bien les clauses générales. Il devient
un principïcule protégé, dans une {>etite zone reconnue
comme autonome. Or ce seigneur avait, outre son épouse
et quelques concubines mozarabes, une maîtresse en titre
qui était une esclave mahomctane. Quelques mois après
la conclusion du pacte, cette femme fait parvenir une
requête au cadi de la ville la plus proche de cette petite
principauté chrétienne : elle demande rintcrvcntion des
autorités musulmanes pour que soit mis fm à son état
de servitude, faisant valoir que son ma'tre est un « pro-
tégé n, qu'il dépend donc du pouvoir islamique, qu'une
mahométane ne peut être licitement ni l'esclave ni la
femme d'un chrétien, et que le seigneur doit donc cesser
de pouvoir jouir de son corps.
Du point de vue sunnite, cette requête était abso-
146
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
lument justifiée ; le cadi décide donc qu'il faut rendre
justice à cette musulmane ; mais pour cela, il faudrait
avoir recours à la force, seule manière de Tarracher à
son maître. Le souverain consulté sur le procédé à
employer pour faire appliquer la décision judiciaire,
déclare la casser et s'y opposer :
Puisque un pacte a été conclu avec ce seigneur,
édicte-t-il, alors que celui-ci avait cette esclave parmi
ses concubines, que cela plaise ou non à cette femme,
il doit conserver le droit de la posséder et d'en user
comme il l'entend et l'entendra, tant que le pacte
sera en vigueur. Il n'en serait pas de même si ce
seigneur avait osé prendre une musulmane après la
conclusion du pacte ; il eût alors violé cette paix ;
mais il ne l'a pas fait : il se borne à conserver ce
qu'il avait quand nous lui avons concédé le droit
de vivre en liberté avec ses biens, sous notre pro-
tection ^5.
Sans doute le souverain andalou avait-il omis d'in-
clure, dans ce pacte, la clause usuelle de restitution par
les a protégés » de tous les esclaves musulmans qu'ils
pouvaient avoir. Cette histoire est symptomatique de la
distorsion des légalités et des droits en présence : ce
chrétien, coupable aux yeux de son Eglise, était dans le
droit aux yeux du souverain musulman.
La pratique de la circoncision
La lente uniformisation des coutumes et de la vie
des chrétiens et des musulmans s'opère^, sur le modèle
arabe. Un fait inattendu le démontre : dès le ix' siècle,
en Espagne au moins, l'autorité islamique décide que les
chrétiens ont l'obligation de se faire circoncire. Cette
MUSULMANS ET CHRETIENS
147
mesure étonne : a-t-elle été provoquée par un souci d'hy-
giène ? On en doute. S est-il donc agi d'une sorte d'affront
obligeant les chrétiens à s'incliner devant un rite musul-
man ? En tout cas, Tépiscopat chrétien ne proteste pas :
il autorise la circoncision ; certains prélats, tel l'évêque
Samuel d'Elvira-lliberis, vont même jusqu'à l'ordonner i^.
L'ambassadeur d'Otton le Germanique, arrivé à Cordoue
en 954, est stupéfait de découvrir que les chrétiens de
cette ville sont circoncis. Un siècle plus tôt, l'apologiste
Alvaro s'en était déjà indigné, écrivant non sans emphase :
« Nous abandonnons les pieuses coutumes de nos ancêtres ;
au lieu de nous livrer comme eux à la sainte pratique
constante de Fascèsc, c'est-à-dire de la circoncision spiri-
tuelle, nous nous sommes mis à pratiquer la circoncision
corporelle ^^. »
L'intégration des chrétiens dans la société
arabo-musulmane
Malgré la distance à laquelle leur « persévérance dans
Terreur religieuse » maintient les chrétiens à l'écart de la
communauté des croyants, ils s'arabisent linguistiquement,
intellectuellement, physiquement et même mentalement,
à un point tel que, de très bonne foi, ils en arrivent à se
sentir sinon Arabes, du moins solidaires des Arabes en
tous points ; ils se sentent leurs frères à Tintcrieur de cet
Etat où sont agglomérées diverses communautés confes-
sionnelles- 11 y a là une curieuse prise de conscience
« nationale » en quelque sorte, qui ne peut procéder que
de l'atavisme ibère, romain ou germanique. Le résultat
en est clair : à diverses reprises, des Mozarabes ont fait
cause commune en Espagne, et peut-être même en Langue-
doc, avec les musulmans contre les reconquérants chré-
tiens. Parfois même, après une étape victorieuse de la
Reconquista, ils ont facilité un retour offensif des forces
148
UEVROPE MEDIEVALE ARABE
mahométanes : en 987 par exemple, dans le futur Portugal
alors que Coïmbre, redevenue ville de la Chrétienté, était
attaquée par les troupes du célèbre « maire du palais »
de Cordoue, Ibn Abi Amir (surnommé al-Mansour, « le
Victorieux ») *, un Mozarabe de la cité trahit ses core-
ligionnaires ; il les induit en erreur, les attire en un guet-
apens et permet ainsi à l'armée musulmane de repren-
dre la ville... Al-Mansour l'en récompense en lui faisant
don des moulins de cette cité, dont il dépossède le grand
monastère à qui ils appartenaient ^8.
Ceux des Mozarabes de la péninsule Ibérique qui se
sentent à Taise dans TEtat musulman, en qui ils voient
un « Etat espagnol », semblent ne pas attacher d'impor-
tance à la difiérence de religion. Les mieux nantis sont
les « cadres », qui constituent de véritables familles
comtales, voire épiscopales ou abbatiales, de hautes char-
ges de l'Eglise s'y transmettant d'oncle en neveu, voire
même de père en fils si des mariages ont eu lieu, ce qui
est fréquent avant l'entrée dans les ordres. Il y a ainsi
des lignages chrétiens comme des lignages arabo-islami-
ques. D'autres Mozarabes sont des hommes d'affaires qui
réussissent bien. Tant que dure la Sicile musulmane, y
prospèrent de grands commerçants indigènes restés chré-
tiens ^9. Des marchands de l'Espagne islamique, pareille-
ment chrétiens, se consacrent à un important négoce inter-
national, tels deux frères de saint Euloge, qui effectuent
souvent des voyages d'affaires entre Cordoue et Maycnce,
au IX* siècle ^^. Des détails précis, révélés par un procès
connu, démontrent à quel point des commerçants chré-
tiens étaient arabisés, non seulement dans leur langue mais
aussi dans tout leur comportement ; sans s'arrêter aux
différences de religion, quand des clients entraient dans
leurs boutiques ou magasins, ils leurv faisaient l'article
en un bon arabe,'^sans manquer de tenir des propos d'allure
* Cf. supra, pp. 65, 75 et 135.
MUSULMANS ET CHRETIENS
149
mahométane : « Par le Prophète, je te le jure, c'est un
article de très bonne qualité ! », ou encore : « Je te le
jure par Mohammed, tu ne trouveras rien de mieux ail-
leurs 21 ! »
Même dans le domaine juridique, l'influence de l'Islam
s'exerce sur les communautés chrétiennes : s'inspirant du
droit sunnite, les dhimmi prennent l'habitude de habous-
ser certaines de leurs propriétés, c'est-à-dire de les consti-
tuer en biens de mainmorte au profit d'une église ou d'un
couvent. Ce faisant, ils croyaient rendre inaliénables ces
propriétés et insaisissable la rente qu'en retirait l'Eglise :
n'étaient-ils pris les protégés de l'Islam ?
La réaction de l'Islam
à Farabisalion excessive des « infidèles »
Toutefois, l'arabisation a des limites : pour assimilé
qu'il soit ou qu'il veuille être, le dhimmi n'en reste pas
moins un infidèle. La communauté des croyants peut se
réjouir des progrès de la langue du Prophète, mais si les
indigènes, qui vivent auprès des mahomctans et adoptent
de plus en plus leurs mœurs et coutumes, ne se conver-
tissent pas à leur religion, les fidèles d'Allah les plus purs
se méfient de leur excès d'arabisation, le leur font sentir
cr les tiennent à récart. Les Mozarabes pouvaient se croire
intégrés à la société arabo-islamique^, ils oubliaient que
celle-ci était d'essence religieuse ; ils* lui restaient donc
étrangers. Quelques faits peuvent nous servir d'exemples
à ce propos :
Au xiî' siècle, alors que la Reconquista chrétienne
progresse dans la péninsule Ibérique, des communautés
mozarabes d'al-Andalits sont accusées, à tort ou à raison,
d'intriguer avec les reconquérants. Leurs membres sont
donc déportés au Maroc, notamment les Sévillans h Mek-
nès. Les quartiers chrétiens de plusieui-s villes sont ainsi
150
UEUROPE MEDIEVALE ARABE
dépeuplés. Or, ces communautés étaient tellement ara-
bisées qu'agissant à la musulmane leurs membres avaient
souvent transformé en habous certaines de leurs proprié-
tés : que faire maintenant de ces « biens inaliénables »,
dont les revenus sont attribués perpétuellertient à TEglise
chrétienne ? Un jaqi consulté à ce sujet tranche : « Les
musulmans ayant chassé les chrétiens, l'église de ceux-ci
se transforme en mosquée, les biens habou^ devant rester
en état et servir désormais à Tentretien de la mosquée 22. j>
Dans un autre cas analogue, les chrétiens, déportés en
Afrique avec leurs prêtres, font valoir que ceux-ci n'ont
plus de ressources puisqu'ils vivaient sur les revenus de
propriétés a haboussées » sises en Espagne ; ils deman-
dent à avoir le droit de vendre ces biens ; vin jaqi le leur
reconnaît mais seulement pour ceux de ces biens rendus
habous par un chrétien encore en vie, les autres étant
définitivement inaliénables et leurs revenus devant être
encaissés et gérés par le cadi au profit de la communauté
islamique 23. Par conséquent, les habous constitués par
les Mozarabes imitant les musulmans, en croyant assurer
ainsi une rente perpétuelle à l'Eglise du Christ, pouvaient
échapper à celle-ci : la religion (ï polythéiste d ne pouvait
être placée sur le même plan que celle d'Allah.
L'Islam réagit pareillement contre le^ pratiques du
langage employé par les commerçants mozarabes vantant
leurs marchandises en invoquant le nom du Prophète.
Un jour des musulmans entrent dans le ni^agasin de l'un
d'eux, à Cordoue, et lui cherchent querelle en lui disant :
« Toi qui es incroyant, pourquoi places-tvi constamment
dans tes phrases le nom vénéré de Mohammed en le pre-
nant à témoin que tu dis la vérité ? Si tu t>e crois pas au
Prophète, en jurant par son nom tu ne garantis en rien que
tu dis vrai. Et même tu le ridiculises : tti. p^ux nous trom-
per ainsi ; tu nous trompes sûrement. » Le marchand
proteste de sa bonne foi. Mais rien n'y fait : j] est dénoncé
au cadi et traduit en justice, accusé de a prononcer sans
MUSULMANS ET CHRETIENS
151
cesse et hors de propos le nom du Prophète avec malice
et irrévérence pour inciter des clients musulmans à lui
acheter n'importe quoi ». Le pauvre homme est affolé. Il
affirme au cadi qu'il n'a jamais eu aucune mauvaise
intention ni arrière-pensée et qu'il utilise spontanément
les formules qui retentissent souvent dans les boutiques
musuhnanes. Puis il s'enhardit, prenant la contre-offen-
sive, en disant que l'affaire a été montée de toutes pièces
par un de ses concurrents qui veut se débarrasser de lui.
Le cadi réfléchit longuement, puis rend sa sentence : « Tu
ne mérites pas la mort car tu n'as pas compris la gravité
de tes propos quand tu osais parler du Prophète alors que
tu ne Le reconnais pas. Mais tu seras fouette jusqu'à ce
que tu renies la pseudo-divinité de Jésus. y>
Aussitôt les gardes se saisissent du marchand ; mis
torse nu, il est attaché et fouetté sur la place devant la
mosquée. Mais, sous les coups, ce chrétien ne faiblit pas :
il serre les dents et ne renie jamais Jésus. Après avoir
reçu <T près le quatre cents coups de fouet n, il tombe
sans connaissance. Les bourreaux vont prévenir le cadi,
qui décide son emprisonnement pour un temps indéterminé
et prescrit de donner une grande publicité à l'affaire, afin
que les chrétiens n'osent plus user et abuser du nom du
Prophète. Le marchand est alors ficelé sur un âne, face
à la croupe, suivant l'usage, et il est promené à travers la
ville tout ensanglanté, notamment dans les quartiers chré-
tiens et à l'intcricnr même des églises. Un cricur public
procède Tane en proclamant : a Un cfifitimcnt semblable
sera infligé à tous ceux qui se moquent de la religion
révélée au Prophète par Dieu l'Unique ! « Puis le mar-
chand est jeté en prison, chargé de chaînes.
11 y resta jusqu'au jour où le cadi l'estima suffisam-
ment puni. Il sortit alors de la geôle et reprit son métier :
il avait conservé ses biens 2^, Voilà qui montre ce
qu'étaient la tolérance islamique et ses bornes.
152
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
L^environnement chrétien et son poids
Le danger qui pouvait résulter — pour Flslam — de
l'arabisation des non-musulmans était moindre que celui
que risquait d'entraîner la diffusion de comportements
chrétiens au sein de la société mahométane. Cest là un
problème considérable : dans quelle mesure, en effet, la
faiblesse numérique des immigrés et la force des réalités
indigènes ont-elles contrebalancé la puissance de diffusion
de Tarabisme et la primauté islamique, en infléchissant
les rapports entre chrétiens et musulmans, sporadiquement
et dans certains domaines ? Les historiens discutent beau-
coup sur ce thème. Ce qui est certain, c'est que les moda-
lités de coexistence entre les mahométans et les autoch-
tones fidèles à la foi de leurs pères, ont évolué au cours
des ans.
Pendant un siècle au moins, après la conquête arabe,
voire bien plus longtemps encore, structures sociales et
traditions indigènes restent solidement ancrées. Nous avons
déjà dit combien a pu être grand l'impact de l'union entre
Témir Abd al-Aziz et la reine Egilone au lendemain de
l'incorporation de l'Espagne dans le dar al-Islam *. Si la
réaction musulmane fut immédiate contre les résultats de
ces épousailles, il n'en reste pas moins vrai que durant
de nombreuses décennies, partout, maigre le côté exclusif
de l'agnatisme arabe, une importante modalité de rappro-
chement entre les élites des deux populations en présence.
a été le mariage d'une autochtone chrétienne de haut rang
avec un musulman, notable ou simple guerrier. L'Islam
a toujours laissé à ses fidèles la liberté d'avoir des chré-
tiennes pour femmes parmi leurs épousés légales, et non
Cf. supra, pp. 37-38.
MUSULMANS ET CHRETIENS
153
simplement comme des concubines, si elles étaient de
condition non servile.
.. Les plus célèbres de ces unions ont été les mariages
successifs de la princesse Sara dite « la Gothe », sœur
d'un archevêque de Séville, fille du prince Olmund, lui-
même fils du roi des Wisigolhs, Wittiza. Elle épousa des
Arabes : Isa ibn Mouhazim puis, après la mort de celui-ci,
Omar ibn Saïd. Son ascendance royale, sa fortune (elle
avait hérité d'une partie des immenses propriétés rurales
conservées par son père dans la région de Séville après
la conquête arabe), son intelligence aussi lui valurent une
grande notoriété, que ne pouvaient totalement masquer
ni rarabismc ni TLslam ^^ L'un de ses descendants, bon
écrivain hispano-arabe du x' siècle, a perpétué son souve-
nir, prouvant par son nom que sa famille avait toujours
proclamé une ascendance féminine illustre, puisqu'il s'ap-
pelait « le fils de la Gothe ï> : Ibn aUKoutiya (mort en
916)^,
Mais il s'agit là d'un cas exceptionnel. En général,
le respect inconscient que pouvait encore susciter, au
vur siècle une souche ou un passé pré-islamiques presti-
gieux, s'atténue à la longue. Plus l'autorité musulmane
est anciennement étabhe, plus le pouvoir est distant et
dédaigneux envers les non-croyants, tolérés, protégés, « par
charité b. D'après Simonet, la domination musulmane
d'abord plutôt « douce et humaine d tend à devenir
« despotique » en Espagne à partir du ix' siècle 2? : elle
élève des Ixirricrcs sociales devant les chrétiens, accentue
à leur égard le mépris et la ségrégation.
Or, au mcnie nK>mcnt, dans les campagnes ibériques
oii subsistciil longtemps des cultivateurs autochtones plus
ou moins liés à la terre, les civilisations européennes se
conservent, la langue parlée n'évolue que lentement ;
même quand s'affirme le triomphe de l'arabe, plus qu'un
idiome pur c'est une sorte de dialecte qui se généralise,
où des mo's ^ européens r> truffent le vocabulaire des
154
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
dominateurs ^s. En Sicile, les paysans dhimmi restent tou-
jours nombreux, jusqu'à la conquête de Tîle par les Nor-
mands, peut-être parce que la domination mahométane
n*y dura pas beaucoup plus de deux siècles ^^. Au contraire,
en Espagne, l'islamisation des campagnes se réalise fina-
lement, mais elle a un curieux corollaire : les Mozarabes
fidèles à leur religion cherchent, dans la mesure où ils
le peuvent, à quitter la terre où les néo-musulmans com-
mencent à faire masse. Se sentant en infériorité, et même
en insécurité, éparpillés à travers les campagnes, ils
refluent vers les villes. Ces déplacements de population,
spontanés et lents, constituent un phénomène très impor-
tant, qui a un impact sur la société musulmane urbaine.
En effet, s'il est évident que les indigènes s'arabisent, il
ne Test pas moins que mœurs et coutumes autochtones
aussi ont tendance à se diffuser parmi les immigrés. Dans
le domaine linguistique, par exemple, parallèlement aux
progrès du pur arabe, se propage en dehors des cam-
pagnes le parler « dialectal » que nous y avons déjà
signalé, charriant tournures et mots hispano-latins, enro-
bés dans le vocabulaire et la syntaxe des immigrés ; ainsi
prend naissance VaUgarbiya, c'est-à-dire le « charabia » :
la « langue de l'Ouest ». Jusque dans les milieux indigènes
riches et cultivés les plus arabisés, voire à la cour de
Cordoue, se parlent à l'occasion,' encore au x* siècle, non
seulement ce dialecte, mais la langue romane hispanique
née du latin.
De leur côté, au fil des ans, les autorités islamiques
soucieuses de a non-contamination » obligent les citadins
mozarabes à vivre dans des faubourgs spécifiés pour
chaque ville, plutôt que dans c(es quartiers sis au cœur
des agglomérations urbaines. DiVers textes, dont les indi-
cations se recoupeçt et se complètent, nous permettent de
comprendre que le pouvoir arabe applique une méthode
cohérente à cet égard : quand il confine les chrétiens
d'une ville dans un ou plusieurs faubourgs, ceux-ci sont
MUSULMANS ET CHRETIENS
155
presque toujours situés, pour des raisons militaires, dans
des fonds de vallée, dans des régions plates, jamais sur
des hauteurs. Cette réglementation est très tôt imposée à
Cordoue, dès les environs de 740, parce que cette cité
est la capitale du dar al-Islam dans la péninsule Ibé-
rique 50. Peu après, Mérida et Séville connaissent le même
dispositif. Quand une ville est traversée par une rivière,
celle-ci est souvent imposée comme frontière, les chrétiens
devant vivre seulement sur une de ses berges.
Cette politique suivie par les autorités musulmanes
s'explique à ia fois par la crainte de rebellions et par
l'appréhension des possibles « contaminations ». En effet,
il n'y a pas eu de mouvement continu d'arabisation dans
un sens donne et « irréversible ». Après la chute du califat
cordouan, au début du xf siècle, par exemple, lorsque
aUAndalus se morcelle en royaumes de tdijas, les rela-
tions entre Mozarabes et musulmans deviennent ou rede-
viennent intimes et confiantes ; il en est de même vers le
milieu du xii' siècle, après la chute de l'empire almora-
vide, lors d'une nouvelle période de partage en tdijas :
le statut des ?vîozarabes est alors nettement amélioré de
facto '^K En général, raccoutumance des musulmans à la
religion, et au mode d'existence des chrétiens qui vivent
à leurs côtés, s'accentue sous la pression des circonstances
politiques et militaires, partout où la force islamique
reflue.
Quelques exemples peuvent servir à jalonner l'histoire
de cette influence exercée par le christianisme sur la
société arabo-mahoraétane. Déjà au début du x' siècle,
une princesse appartenant à la famille néo-nnisulmane
des Béni Qasi, issus des fils du comte Cassius convertis
à la religion du Prophète au vin*' siècle, dans la vallée de
l'Ebre moyen \ épouse le roi F^uela II des Asturies : elle
devient une très chrétienne reine Urraca ^^ Encore s'agis-
'^ Cf. supra, p. 44.
156
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
sait-il là d'une famille de souche ibéro-romaine, dont
certains membres ne faisaient que retrouver le christia-
nisme de leurs ancêtres. Mais il y a plus net : dans les
îdîjas de la seconde moitié du xr siècle, bien qu'interdit
par rislam, un prosélytisme chrétien clandestin se déve-
loppe ; dans le royaume de Tolède par exemple, une fille
du roi al-Mamoun se convertit au christianisme sans que
son père s'y oppose ; elle le quitte pour devenir religieuse
dans un monastère castillan proche de Burgos, où elle
termine sa vie en odeur de sainteté, si bien qu'elle a été
canonisée par l'Eglise, devenant sainte Casilda ^3. Puis,
à l'extrême-fin de ce xi* siècle, le roi de la tdija de Séville
étant attaqué et vaincu par les Almoravides arrivés d'Afri-
que, une des jeunes a princesses-mères u de sa cour, Zaïda,
qui connaissait quelque peu les chrétiens et leurs coutumes
par les Mozarabes sévillans, préfère s'enfuir en terre chré-
tienne que devenir prisonnière des Africains : elle arrive
en Castille, y devient la maîtresse d'Alphonse VI — ie
reconquérant de Tolède — se convertit au christianisme
en prenant le nom d'Isabelle et donne au roi son fils uni-
que, tenu pour légitime, l'infant Sanche, qui serait monté
sur le trône castillan s'il n'était mort avant son père. Cette
union d'Alphonse VI avec <f la Maure » Zaïda reste dans
l'histoire comme la réplique à l'union d'Abd aî-Aziz ibn
Mousa avec « la Gothe » Egilone. Au xiir siècle, lors des
grands progrès de la Reconquista. un ancien émir de
Valence, un fils du dernier roi musulman de Majorque,
le fils de l'émir de Baeza et un prince de la dynastie cali-
fale des Almohades se convertissent au christianisme, tout
comme un jeune notable majprquin qui devient même
dominicain, porté plus tard sur lès autels de l'Eglise catho-
lique : le bienheureux Miguel de Benazar^^^
Mais il arrive qu'à ime période dinfluence exercée
par des chrétiens sur certains musulmans succède une
période de réaction. A la veille de la Reconquista du
royaume de Valence, par exemple, le sultan qui était
MUSULMANS El CHRETIENS
157
l'ami et le protégé des chrétiens ayant été renversé, son
compétiteur ci successeur persécute les Mozarabes et laisse
la foule attaquer et piller les demeures de riches chré-
tiens autochtones, notamment celle d'une famille qui comp-
tait alors parmi ses enfants le futur saint Pierre (« Père d)
Pascual (1227-1300)55 ^
Par conl'e, autre mouvement de pendule, à l'extrême
fin de la période de domination arabe sur l'Espagne,
quand le sultanat de Grenade, ultime bastion d'une résis-
tance islamique passionnée et désespérée contre l'Occi-
dent chrétien, est sur le point de succomber sous les coups
des Castillan et des Aragonais, certaines musulmanes
s'éprennent sincèrement, semble-t-il, non pas d'autoch-
tones chrétiens (il n'y en a plus) mais de soldats de la
Reconquête. C'est du moins là ce que chante une tradi-
tion. Celle-ci prend sa source dans Las guerras civiles
de Granada, œuvre historique de Pérez de Hita, publiée
en 1595 ; elle atteint la France au xviir siècle quand
Florian écrit Gonz.alve de Cordoue ou Grenade recon-
quise, roman curieusement précédé d'un Précis historique
sur les Maures d'Espagne. C^ conte décrit l'amour qui
unit le capitaine castillan Gonzalvo de Côrdoba et une
princesse prci^entée comme fille du roi de Grenade Abou-
1-Hasan Ali 11464-1482) et demi-sœur du dernier souve-
rain musulman, le fameux « Boabdil » ; sans doute ce
récit n'cst-il qu'une fiction où — de surcroît — la prin-
cesse est dite secrètement chrétienne, i:omme sa mère, une
esclave ^^ ; mais il est aussi le reflet d'une réalité histo-
rique.
Certes, cv^mme Fa bien remarqué une spécialiste fran-
çaise du sultanat de Grenade, l'historienne Rachel Arié,
la vie privée d'Abou-1-Hasan Ali et celle de sa famille
ont été déformées au xix' siècle — comme au xviir —
* Cf, sup^^h pp. 7<S-77,
160
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
que faisaient déjà les femmes de l'Espagne romaine, à
en juger par quelques bustes conservés ^2.
Le Collier de la Colombe, du grand écrivain his-
pano-arabe Ibn Hazm *, est considéré comme un a véri-
table code de l'amour courtois », où s'entremêlent passion
platonique et ardeurs sensuelles ; or, si beaucoup le tien-
nent pour une source de la littérature des troubadours,
qui aurait ainsi subi l'influence arabe, d'autres y voient
le fruit d'une vieille tradition de pensée enracinée dans
le terroir ibérique. Certaines formules utilisées par Ibn
Hazm, qui appartenait à une famille de convertis à l'Islam,
donnent créance à cette interprétation. N'a-t-il pas écrit
en effet : « Pardonnez-moi de ne pas raconter des his-
toires de Bédouins ou de nos anciens (les ancêtres arabes),
mais leurs chemins sont très différents des nôtres. » 11 a
même tracé ces mots étonnants : « Mon Orient est l'Occi-
dent 43. »
Enfin, rappelons que, malgré l'interdit constamment
énoncé par les a docteurs de l'Islam », des mahométans
ne restaient pas à l'écart des lêtes et des réjouissances
organisées par les chrétiens ^4 •*.
On peut donc se demander si l'arabisme et l'Islam
n'ont pas couru le risque de se laisser dévier sur le sol
européen par diverses survivances tenaces de la civili-
sation chrétienne occidentale antérieure. En tout cas, pour
placer les dhimmi à distance respectueuse des croyants,
l'Islam veilla toujours à maintenir immuables des pré-
ceptes de pur esprit coranique et sunnite : une véritable
barrière protectrice.
* Cf. supra, pp. 50, 117 et 136.
** Cf. supra, pp, 74-76.
MUSULMANS ET CHRETIENS
161
La ségrégation
« Ees contacts des musulmans avec les chrétiens
paraissent avoir cté relativement limités », remarque Pierre
Guichard "^^ Ce n'est pas étonnant.. Les mahométans les
plus croyants v'abstienncnt toujours de parler à des « infi-
dèles » ; si cela est inévitable, enseigne un jaqî. il faut
leur adresser la parole à distance, en prenant soin de ne
pas frôler leurs vêtements '^^. Le fameux Malek ibn Anas
(mort en 795), cadi de Médine, dont les préceptes sunnites,
le malckisme. ont été suivis et utilisés comme règles de
vie en Espagne, a défini de quelle manière le croyant
(en Allah) doit se comporter. Interrogé pour savoir si
Ton pouvait manger avec un << infidèle d, il avait repondu :
'i Ce n'est pas défendu ; mais personnellement je ne culti-
verai pas l'amitié d'un chrétien '^^ »
Dans une précieuse étude analytique de consultations
juridiques, doiinées par des muphtls de l'Occident musul-
man, l'un de nos islamologues actuels, H.R. Idris, a ras-
semblé une gerbe de citations instructives ; tel iaqi
affirme : a Mieux vaut ne pas fréquenter les gens d'une
autre religion » ; et il précise : on peut rendre service à
un dhimmi et lui parler avec gentillesse, mais « non avec
déférence ». \Jx\ autre « docteur de la loi » musulmane
indique à Tun de ses coreligionnaires qui lui demande
conseil : « Si un dhimmi te salue en disant : *' Que le
salut soit sur toi ! '\ réponds-lui '' Sur toi ! ", et rien de
plus '^s. »
D'ailleurs, il est interdit aux ^< infidèles ^> d'utiliser les
mêmes formules de salutation et les mêmes paroles que
les mahométans. Certes, les relations restent possibles :
les muphîis admettent par exemple qu'un musulman puisse
avoir un puits en commun avec un chrétien ; Tun d'eux
explique pourquoi : « Ce n'est pas vicieux, cnr Allah
158
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
par une vision romantique surgie des chroniques espa-
gnoles de la fin du xv* siècle et du xvf ; il n'empêche
que l'ouverture au catholicisme reste une donnée du
temps : aussitôt après la prise de Grenade par les Espa-
gnols en 1492, un membre de la famille royale musul-
mane abattue, Yahya al-Naggar, se convertit au catho-
licisme et devient Valguacil mayor de la ville ^^...
Ainsi se pose un problème : celui de la possible
survie de ferments pré-islamiques cachés au sein é'al-
Andalus et, a fortiori, celui de la solidité des survivances
occidentales dans les autres régions européennes que les
musulmans dominèrent beaucoup moins longtemps.
La survivance et l'influence
des racines pré-islamiques
Pour ce qui est de l'Espagne, en raison de la durée
de la domination islamique, le débat n'est pas près d'être
clos. Au cours des trente dernières années, des historiens
espagnols ont polémiqué avec passion. L'un d'eux, Amé-
rico Castro, affirme que l'influence arabe a été profonde,
durable et déterminante, sur les populations de la pénin-
sule Ibérique ; au contraire, son rival, Claudio Sanchez-
Albomoz, s'ingénie à démontrer que les Arabes se sont
hispanisés dans cette péninsule ; il affirme :
L'héritage reçu de l'Espagne hispano-gothe par
al-Andalus fut très divers et multiforme. Il s'étendit
à la langue, aux lettres, à l'art, à la culture, à la vie
quotidienne, aux coutumes, aux institutions, à l'éco-
nomie, à la mentalité, à la religiosité et même à ce
qu'il y a de çlus intime chez les grandes figures de
penseurs, d'écrivains, de poètes et d'hommes d'ac-
tion ^^.
MUSULMANS ET CHRETIENS
L59
Effectivement, des érudits ont pu établir divers points.
La musique musulmane d'Espagne, par exemple, a été
vivifiée par un fonds de mélodies « hispano-pré-isla-
miques », dont on constate qu'elles subsistaient encore
à Saragosse, à la veille de la Reconquista de cette ville
par les Aragonais, au début du xu* siècle. On peut même
préciser que c'est après un travail de « plusieurs années »,
mené avec des esclaves autochtones, qu'un grand musicien
arabe d'Espagne réussit à « mêler harmonieusement le
chant des chrétiens et celui de l'Orient ^'^ ». C'est ainsi
qu'est née la musique « andalouse ». De même, des chan-
sons populaires pré-islamiques ont été conservées dans
al'Andalus durant des siècles, « joyeuses et désinvoltes,
chaudes et ironiques », retentissant dans a les blanches
ruelles de Corcioue », toutes différentes du « maniérisme
de la poésie arabe classique"^ ».
Il semble bien aussi que malgré l'essor des techni-
ques artisanales venues d'Orient et les modes arabes, des
données antérieures sont transmises dans ces domaines
par les indigènes, acceptées et adoptées par. les immigrés.
Le travail du cuir, par exemple, devient une gloire de la
Cordoue arabe et une caractéristique de la toilette et des
demeures mahométanes ; mais il est de racine pré-isla-
mique : Cordoue exportait déjà des cuirs artistiquement
travaillés, à Marseille, au vu" siècle ^^ D'autre part, sans
doute par manque de ressources suffisantes, mais aussi en
partie par dépit voilé de moqueries, le petit peuple d'Es-
pagne ne suit pas l'exemple des riches Mozarabes qui
copient les mahométans : des femmes sortent le visage
découvert, des, hommes ne portent ni vêtements en soie
ni (ï turban a Forientalc v. Ce dernier point est très
significatif : diurne quand la mode islamique fait que
l'Arabe cache ses cheveux, les indigènes d' al-Andalus,
même convertis à Flslam. conservent l'habitude de mon-
trer leur chevelure en la laissant pousser par-dessus les
oreilles et en rabattant des mèches sur le front : c'est ce
162
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
n'interdit pas à ses fidèles de consommer la nourriture
des dhimmi^^. » N'empêche qu'un bon mahométan ne
peut se lier avec un « polythéiste » ^o chaque fois qu'un
problème lui est soumis à propos de relations avec des
chrétiens, tout faqi Tétudie à la lumière de ce verset du
Coran, qu'il est toujours prêt à rappeler et commenter :
« Croyants ! Ne prenez pas d'infidèles pour confidents. Ils
ne failliraient pas à vous pervertir : ils veulent votre
perdition 5 H »
Selon le savoir-vivre musulman, si un croyant éter-
nue, son coreligionnaire qui est à proximité doit lui
dire : « Qu'Allah ait pitié de toi ! » Mais — nuance —
si c'est un dhimmi qui éternue, un musulman doit lui
dire : « Qu'Allah te dirige par le meilleur chemin ! », ou
encore : « Qu'Allah t'améliore ! », phrases à double
sens 52. De même, il est recommandé aux mahométans de
ne pas prendre de nouvelles d'un infidèle ni de sa « mai-
sonnée ». Bref, envers juifs et chrétiens, il faut toujours
« observer une certaine réserve » ^'^.
De surcroît, des prohibitions existent. Il est formel-
lement interdit à tout musulman de faciliter aux chrétiens
la célébration de leurs fêtes, notamment de leur prêter
ou louer des bêtes de somme à cette occasion ^4. L'Islam
édicté de très nombreux préceptes, destinés à éviter que
ne soient confondus infidèles et croyants. En Sicile, un
indigène chrétien n'est pas autorisé à porter un nom
propre en usage chez les musulmans. Dans al-Andalus, on
n'admet pas qu'il puisse utiliser un surnom habituel chez
les fidèles. En Sicile, les dhimmi sont obligés d'arborer
un signe distinctif sur leurs vêtements : une sorte d'écus-
son ou d'insigne ; leurs turbans, s'ils en portent, doivent
être d'une autre coupe et d'une autre couleur que celles
adoptées par les croyants; si par mégarde, ils ont acquis
un turban d'une couleur utilisée par les mahométans, ils
ne doivent le placer sur leur tête qu'après en avoir teint
autrement l'extrémité visible. Toujours en Sicile, le port
MUSULMANS ET CHRETIENS
163
d'une très large ceinture est imposé aux chrétiens : en
cuir ou en laine, placée sur les habits d'une manière très
voyante. En Espagne aussi, les infidèles sont tenus de ne
pas avoir de vêtements ayant a la même coupe et la même
forme t» que ceux des musulmans, ni de chaussures de
même type, ni « aucun vêtement luxueux » ^5 n q^x
pareillement défendu aux dhimmi de se raser complète-
ment la tête : on ne les autorise à tondre que la moitié
antérieure du crâne. Cette curieuse réglementation est à
comparer avec l'habitude hispanique des mèches sur le
front : on entrevoit une sourde lutte de préceptes et de
modes ^6.
D'autres prescriptions sont dictées par la méfiance
et la fierté : un dhimmi ne doit jamais porter d'épée ni
aucune arme, ne pas en fabriquer, ne pas en avoir chez
lui ; il ne doit jamais discuter le pouvoir musulman ni
ses décisions, ni nuire aux croyants d'aucune manière ; il
est tenu de dénoncer aux autorités tout projet ou activité
anti-islamique (espionnage, conspiration, fraude fiscale)
et il ne doit parler qu'avec respect de la loi musulmane ^7.
Plus encore : tout chrétien est, en une certaine mesure,
au service des musulmans ; il a l'obligation de donner
l'hospitalité gratuite, avec vivre et couvert, à tout voya-
geur ou passant mahométan qui la lui demande ^^.
Enfin, des règles vexatoires sont en usage. Un « pro-
tégé t» ne doit pas monter à cheval ; il lui faut se conten-
ter de mules ou d'ânes ; encore doit-il g'y placer en ama-
zone et non en cavalier, en n'utilisant' que des selles et
étriers pour animaux de bât et en n'empruntant, quand
il est sur une de ces bêtes, que des chemins ou voies peu
fréquentés ^^, Toute infraction est sévèrement punie. Un
muphti consulté au sujet d'un chrétien qui avait osé
monter à cheval, déclare que ce coupable mérite vingt
coups de fouet et un temps de prison ^^.
Tout un « code de politesse et de respect » est
imposé : si un chrétien, monté sur une mule ou un âne.
164
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
est amené à passer devant une mosquée, il doit descendre
à terre dès qu'il voit Tédifice et passer devant lui à pied,
en tenant sa monture par la bride. Sur la voie publique,
qu'il soit à pied ou monté, un dhimmi doit toujours céder
le pas aux musulmans, en leur laissant le meilleur endroit
où circuler. Si des infidèles sont assis en groupe, en plein
air ou dans un lieu public, et qu'un musulman passe ou
s'approche, entre ou sorte, ils doivent se lever ; ils doivent
lui parler avec respect et lui céder un siège le cas échéant.
Nulle part un dhimmi ne peut occuper une meilleure
place — dans une réunion ou assemblée — qu'un maho-
métan ^^
Les maisons des infidèles, si elles sont proches des
demeures musulmanes, doivent être plus basses que
celles-ci, car les incroyants ne doivent pas pouvoir regar-
der de chez eux chez des mahométans. Ces maisons de
dhimmi doivent porter un signe distinctif, pour que l'on
sache qu'elles ne sont pas habitées par des musulmans.
Aucune inscription en caractères arabes ne doit figurer sur
leurs portes. Il est de même interdit aux infidèles qui ont
des boutiques de placer sur celles-ci des enseignes ou
écriteaux rédigés dans la langue du Prophète ^2.
Les femmes dhimmi ne peuvent entrer dans un ham*
mam si des musulmanes s'y trouvent, et elles doivent en
sortir si des musulmanes y arrivent : cela est imposé au
moins en Sicile ^^. Cette prescription ne semble pas appli-
quée pour les hommes dhimmi vis-à-vis des mahométans ;
pourtant, le moindre contact est frappé d'interdit : « Un
musulman qui a acheté un vêtement chrétien ne doit pas
le porter quand il fait la prière ^, b II est vrai que les
contacts impurs qui ont pu souiller le croyant avant une
de ses oraisons sont lavés par les ablutions qui la pré-
cèdent. X, ""•
Dans tout cet ensemble de lois, la pire est sans doute
le rituel imposé pour le paiement de la capitation, tel
qu'il est décrit dans un manuscrit arabe conservé à la
MUSULMANS ET CHRETIENS
165
bibliothèque de rEscurial, pour les dhimmi qui vivent
non dans une zone ou ville autonome, mais dans le dar
al-lslam, comme membre d'une communauté infidèle dans
un quartier Lirbain, dans un faubourg ou à la campagne.
Ce paiement a lieu à jour fixe, une fois par mois, en
public. Les musulmans qui assistent à cette séance ont le
droit de bousculer et rudoyer Finfidèle qui vient a faire
acte de soumission » en payant son tribut personnel ;
ils crient efTcctivement à cet « impie » : « Oh ! Ennemi
d'Allah, pa}c la capitation ! » C'est une sorte de spec-
tacle. Chacun de ceux qui doivent payer est tenu de se
présenter personnellement, ne pouvant envoyer un émis-
saire à sa place : il doit donc entrer dans la pièce où se
trouve le percepteur musulman, qui se tient normalement
assis à l'orientale, sur une natte ou un tapis ; il doit rester
debout devant lui ; puis, en lui tendant son argent, il doit
s'incliner profondément, faire une sorte de révérence ou,
mieux encore, se prosterner sur le sol. Le percepteur le
saisit à ce moment par le cou et lui dit : « Dhimmi,
ennemi d^Allah, paye ta capitation ! », et il lui prend son
argent ^'^ Ce cérémonial s\applique d'une manière relati-
vement enjouée et non dénuée d'une certaine camaraderie
condescendante. 11 n'en est pas moins humiliant. Mais
est-il souvent en vigueur? On peut se le demander car
les impôts sont parfois affermés ; il est vrai que l'afTer-
mage ne semble efl"ectuc que pour la contribution foncière ;
la capitation payable en numéraire et suivant un tarif
fixe, a pu facilement échapper à ce^mode de perception.
Quant aux préposés aux impôts, dans les communautés
de dhimmi, ils semblent avoir été des comptables — et
agents recenseurs — , plus que des percepteurs à propre-
ment parler.
Tout ce qui touche à l'essentiel, c'est-à-dire à la
religion, est entouré de règles strictes et d'interdits. Si
dans un ménage chrétien, la femme se convertit à l'Islam,
le mariage est automatiquement rompu ; au contraire si
166
UEUROPE MEDIEVALE ARABE
c'est le mari qui devient musulman, sa femme, même si
elle reste chrétienne, est obligée de rester son épouse *.
Un chrétien ne peut hériter d'un mahométan, sauf — nous
l'avons dit — s'il est esclave et si c'est son maître qui
lui fait un petit legs en mourant. Si l'esclave d'un dhimnii
se convertit à l'Islam, il doit être immédiatement vendu
à un musulman. Un infidèle ne peut avoir à son service
aucun mahométan, même comme salarié. Il est interdit
aux chrétiens d'apprendre le Coran et d'en parler à leurs
enfants, de même qu'il leur est défendu de parler du
Christ avec des musulmans. Si l'Islam admet que ces
a polythéistes » gardent des églises, ils n'ont pourtant pas
le droit d'en construire de nouvelles, ni de nouveaux
couvents ou ermitages ; ils ne sont pas davantage auto-
risés à surélever leurs anciens édifices religieux ; ils ont
seulement le droit de les maintenir en bon état, mais il
ne leur est pas permis de réparer ceux d'entre eux qui se
seraient détériorés, surtout s'ils sont dans un quartier
musulman. Tout est prévu dans le moindre détail : il est
interdit de remplacer dans ces édifices, des murs ou
constructions de brique crue par des éléments en pierre ;
si une église était en construction avec une façade ina-
chevée au moment de l'incorporation de son territoire au
dar al-lslam, la façade ne doit pas être terminée ; seuls
des achèvements intérieurs sont possibles ; ne sont licites
que des « surélèvements de portes d'églises », « s'ils sont
rendus nécessaires par un exhaussement du sol ^^ ».
Eglises et chapelles doivent être ouvertes constam-
ment, de jour et de nuit ; les voyageurs musulmans qui
le désirent doivent y être logés et nourris durant trois
jours. A l'intérieur d'une église, on ne doit sonner cloches
et clochettes que très doucement, n en faisant le moins
de bruit possible », et il est interdit de. « trop élever la
voix » en priant, surtout si un musulman se trouve dans
* Cf. infra, p. 209.
MUSULMANS ET CHRETIENS
167
l'édifice. Aucune croix ne doit être placée à l'extérieur
d'aucun bâtiment. Quand les prêtres se rendent au domi-
cile d'un mourant ou d'un malade, ils ne doivent trans-
porter d'une manière visible ni croix ni Evangiles, s'ils
passent par des rues ou des chemins que des musulmans
peuvent fréquenter. Lors des cortèges funèbres qui ne
peuvent jamais être pompeux, les, prières n'ont pas à être
dites à haute voix, et les cierges allumés sont prohibés
dans les rues où vivent des musulmans, il faut voiler le
visage du défunt qui est transporté suivant l'usage médié-
val sur un « brancard mortuaire ». Les chrétiens doivent
être enterrés dans des cimetières qui leur sont propres,
éloignés de ceux des musulmans, mais leurs familles
sont parfaitement libres de placer sur les tombes des ins-
criptions religieuses en latin ^\
En aucune circonstance et sous aucun prétexte, des
processions chrétiennes ne peuvent passer dans des rues
musulmanes ni dans les souks, avec des statues, des
palmes, des cierges ou des chandelles. D'aucune manière,
un a polythéiste » ne doit tenter de propager ses erreurs
religieuses auprès des musulmans. D'ailleurs un maho-
métan qui devient chrétien est immédiatement condamné
à mort, même s'il est un ancien chrétien qui s'était provi-
soiremem converti à l'Islam. Est aussi passible de la
peme de mort tout chrétien, homme ou femme, qui nie
la divinité d'Allah en prétendant que Jésus est Dieu, en
disant de Mohammed qu'il est ui^ faux Prophète, en
dénigrant le Coran, ou en blasphémant ^«.
Bien que tout soit fait pour éviter promiscuité et
contacts entre musulmans et chrétiens, des relations de
coexistence s'établissent qui peuvent conduire à des que-
relles ; les deux parties en présence ne sont pas alors
jugées suivant les mômes critères : un dhmimi qui tue
un mahométan peut être condamné à mort, quelles que
soient les circonstances du meurtre, tandis qu'un croyant
qui assassine un infidèle n'est passible de mort que s'il
168
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
est convaincu de préméditation et de perfidie. Si, pour
un tel meurtre, un musulman est condamné à verser une
indemnité à la famille de la victime chrétienne, cette
compensation est chijïrée à quatre cents dirhem ; mais
s*il en acquitte une pour avoir tué un musulman, elle
s'élève au double ^^
En matière de droit civil, il existe également des
critères de différenciation : en aucun cas, par exemple,
un chrétien ne peut se rendre acquéreur d'un esclave
capturé par des croyants ; et des associations commerciales
entre dhimmi et musulmans ne sont possibles que si leur
direction appartient à l'un de ces derniers ^o.
Ainsi, toute une série de prescriptions variées régit
les rapports entre infidèles et croyants. Leur nature reli-
gieuse les insère dans la Loi inflexible et inéluctable. Le
plus grave est qu'elles suscitent parfois la haine et la
violence contre les « protégés ». Il arrive, ici ou là,
qu'une foule musulmane, où les néo-convertis se distin-
guent par leur arrogance, insulte et trouble des célébra-
tions du culte chrétien, surtout les enterrements ; au
passage de ces cortèges funèbres, s'élèvent parfois des
cris passionnés dictés par l'aversion : « Allah ! Ne sois
pas miséricordieux à ces infidèles ! » Les plus excités
lancent des pierres et des immondices vers le brancard
mortuaire et vers les prêtres. Quand ceux-ci se déplacent
isolés, ils sont parfois pris à partie par la populace, sur-
tout par les enfants, qui s'amusent à leur jeter des pierres,
en chantant quelque couplet burlesque tournant la croix
en dérision ''^
Certes, l'Islam n'admet pas ces excès et, en général,
les autorités veillent au respect du statut des dhimmi, mais
les simples transforment aisément le mépris condescen-
dant en hargne déchaînée.
CHAPITRE VIII
LES COLLABORATEURS CHRETIENS
DU POUVOIR ISLAMIQUE
Partout où s'effectue la conquête arabe et s'implante
lautorité musulmane, le nouveau pouvoir apprécie et
utilise la compétence administrative, la valeur militaire,
voire le sens politique de certains autochtones chrétiens.
Ceux-ci en profitent. Le fameux polémiste cordouan
Alvaro le reconnaît au ix' siècle : (t Nous aîTiassons des
biens en nous mettant au service des musulmans ^ » Le
problème qui se pose aux vaincus est éternel : faut-il
collaborer, coopérer avec les ennemis de la veille ? Répon-
dre affirmativement, n'est-ce pas une manière de garder
une part de pouvoir, un rôle dans la cité ? Les adver-
saires d'hier restent-ils Tincarnation d'un mal profond
à détruire si on le peut ? Ou convient-il de s'adapter aux
circonstances, à celles du présent comme à celles des pos-
sibles avenirs ? Conserver les positions et Tinfluence que
Ton peut maintenir, n'est-ce pas contribuer à préparer
des lendemains meilleurs ? Les pragmatistes le croient.
172
VEUROPE MEDIEVALE ARABE
LES COLLABORATEURS CHRETIENS 173
à former de petites « compagnies », fortes de cent ou
cent cinquante hommes, dont les unes restent sur place
7*" pour faire régner l'ordre dans la communauté, dont les
autres sont expédiées dans une autre ville — une capitale
régionale ou Cordoue — pour être éventuellement uti-
lisées contre des émeutiers ou rebelles mahométans, voire
pour participer à une expédition militaire à objectif plus
ou moins lointain^.
En 805. Témir al-Hakam en vient à confier le com-
mandement de sa garde personnelle au comte des chré-
tiens de la ville de Cordoue : elle est formée de deux
mille hommes répartis en une quinzaine de compagnies,
parmi lesquelles celle des « Septiraaniens » (Narbonnais
ou Languedociens) est la préférée du souverain, car il la
juge d'une fidélité parfaite^.
Au milieu du ix* siècle, un Mozarabe nommé Joseph,
frère d'une religieuse et du célèbre saint Euloge, exerce
un commandement dans l'alcazar de Cordoue^.
Plus tard, bien que subsistent toujours des unités
purement chrétiennes, du fait de l'arabisation très poussée
de nombreux autochtones, un amalgame relatif s'opère à
l'intérieur d'un même corps entre chrétiens et musulmans.
Aucun texte ne le dit clairement, mais divers indices le
démontrent. Au début du x* siècle par exemple, un page
chrétien de l'émir de Cordoue, nommé Forloun, participe
avec une troupe palatine islamique à une expédition
contre un chef rebelle, qui commandait d'ailleurs à une
coalition de néo-musulmans et de Mozarabes toujours
chrétiens : ce Fortoun mène ensuite les négociations entre-
prises pour obtenir une reddition de ces insurgés ^^. Un
siècle plus tard, les engagés volontaires, Mozarabes libres,
sont nombreux dans l'armée du grand^ hadjib Ibn Abi
Amir al-Mansoùi; qui les ménage beaucoup et leur verse
une solde élevée ; suivant les chroniqueurs, « quand un
incident se produisait entre deux soldats, un chrétien et
un musulman, il donnait toujours raison au chrétien i* ».
En ce temps, puis à l'époque des royaumes de tœfas, de
nombreux Mozarabes fidèles à leur foi entrent dans
l'armée du califat ou dans celle d'un émirat et a ils y
deviennent souvent officiers ou chefs de corps ^^ „.
La participation au pouvoir
Comme conseillers ou favoris, voire en tant que
véritables ministres de souverains, comme chargés de mis-
sions diplomatiques à Fétranger, et plus encore peut-être
comme amis de personnages influents, quelques Moza-
rabes (ïaUAndalus ont vraiment participé au pouvoir,
lors des plus grandes heures de la domination islamique
en Espagne. Divers cas sont significatifs.
Aux alentours de Tan 800, Fémir al-Hakam a comme
favori en titre un jeune et beau Mozarabe, Jacinthe, qui
est son page préféré ; ce garçon suit la politique de très
près, est consulté par le prince, participe aux intrigues
de la cour, contribue à faire et à défaire les conseillers ;
indirectement, du fait même de son influence, il sert la
cause des Mo/arabes, bien que sa vie privée ne soit pas
celle d'un « bon chrétien » et qu'il ne fasse rien de systé-
matique pour ses coreligionnaires ; c'est son absence
même d'engagement en leur faveur qui rend son inter-
vention plus efficace : il ne cherche pas à les aider, il est
un rempart contre les injustices ,dont ils pourraient être
menacés à tout moment ^"^^ Au milieu du îx' siècle, au
temps de i'cmir Mohammed T"^' (852-886), un autre Moza-
rabe, Lcovigildc, occupe or un poste de haut rang » à la
cour de Cordoue : il a Foreille du souverain et contribue
à favoriser ses bonnes relations avec des Etats d'Occi-
dent : en 858, c'est lui qui, au nom du gouvernement
d'al-Andalus remet les corps de chrétiens — martyrs
volontaires des années antérieures — à des moines de
Saint-Gcrmain-dcs-Prés venus chercher ces reliques ; il
170
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
Dans radministration et dans l'armée
Tant en Sicile, qu'en Espagne et en Languedoc,
l'administration musulmane a besoin, lorsqu'elle s'installe,
de secrétaires indigènes 2, Ensuite, quand l'autorité isla-
mique s'affermit et se prolonge durablement, de nombreux
chrétiens arabisés continuent d'occuper des fonctions
publiques, tant à la cour et dans les palais des souve-
rains, que dans les bureaux et services de dignitaires de
l'Etat, aussi bien dans les provinces que dans les capi-
tales, voire comme scribes du chef militaire dont les trou-
pes gardent un château. Seules certaines charges leur
restent toujours interdites : celles qui peuvent avoir une
' portée judiciaire sur des musulmans et celles qui confè-
rent un pouvoir économique ou financier.
En revanche, leui intégration à l'appareil militaire
est remarquable. Au lendemain de la conquête, les nobles
chrétiens sont peu nombreux, car c'est essentiellement eux
qui ont résisté les armes à la main ; ils ont donc souvent
été tués ou réduits en esclavage ; mais ceux d'entre eux
qui ont traité et sont restés libres ont conservé leur rang,
en Espagne notamment, tous ceux qui, par fidélité à la
famille de Wittiza, ont composé avec les nouveaux venus,
ennemis de Y « usurpateur » Rodéric. Des nobles chré-
tiens commandent donc des corps au service de l'émir
ou tiennent des châteaux forts, qui servent de points
d'appui à l'Etat arabo-musulman. Le prince Oppas, frère
de Wittiza, archevêque de Séville, puis de Tolède, semble
avoir participé aux campagnes militaires menées par les
mahométans dans les Asturies, vers 720.
Un recrutement systématique de soldats s'opère vite,
dans trois milieux différents, semble-t-il : les autochtones
transformés en esclaves, surtout s'ils sont de naissance
noble ou d'anciens soldats, voient dans rengagement au
LES COLLABORATEURS CHRETIENS 171
sein d'une unité militaire la possibilité d'échapper aux
malheurs de la condition servile, même s'ils ne changent
pas juridiquement de statut ; pareillement, des jeunes
gens capturés au cours d'une razzia, lors d'un débarque-
ment ou dans une expédition en pays lointain, par exem-
ple en Aquitaine, en Provence, vers la vallée de la Loire,
ou dans la péninsule Italienne, et Jes Slaves ou prétendus
tels, charriés par la traite, préfèrent s'engager ; enfin,
des indigènes restés libres, se lancent dans la carrière des
armes, soit par amour des aventures, soit parce que la
conquête arabe les a ruinés. Bref, dès le temps de l'émir
Abd ar-Rahman P^ (756-788), l'Etat hispano-musulman
compte quarante mille chrétiens dans son armée ^. Ce
chiffre est extraordinairement important si on le compare
à celui des Arabes qui se trouvent alors dans la péninsule
Ibérique, qu'il s'agisse des trente mille dont parle Claudio
Sanchez-Albornoz, ou des cinquante mille auxquels pense
Pierre Guichard 4. Un recrutement aussi élevé n'est pos-
sible, sans être dangereux, qu'en raison du caractère dis-
parate et de la dispersion des troupes chrétiennes. Les
engagés qui viennent d'au-delà aUAndalus, forment des
unités spéciales, avec leurs propres cadres : de petits
corps, qui ne parlent ni arabe ni les dialectes romans
hispano-latins ; ils sont isolés dans la masse de la popu-
lation ; les habitants de Cordouc appellent ceux qui y
servent f< les silencieux » 5. Ceux qui sont de souche
hispanique ou languedocienne s'utilisent de préférence
dans des régions éloignées de celles" où ils peuvent avoir
des parents ou des amis. Au début du ix' siècle par exem-
ple, un corps de cent cinquante Narbonnais fait partie
de la garnison de Cordoue^
Durant le règne d^al-Hakam (796-822), le système
de recrutement des mercenaires libres, autochtones moza-
rabes, se perfectionne. Dans chaque communauté chré-
tienne, vivant dans un quartier urbain ou à la campagne,
le comte qui la dirige fait appel à des volontaires destinés
174
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
reçoit ces religieux avec beaucoup d*égards et très pieu-
sement *^
Au même moment, deux importants officiers moza-
rabes sont parmi les conseillers et confidents du souverain
de Cordouc : le médecin Romanus, comte général des
chrétiens d'al-Andalus, et Servandus, comte de la commu-
nauté urbaine de Cordoue, très liés l'un et l'autre avec
le polémiste Alvaro qui, tout en les critiquant, les estime
et apprécie leur efficacité. De son côté, un cousin de la
femme de Servandus, l'évêque Hostégésis de Malaga est
en fort bons termes avec le hadjib Hicham, qui est alors
le bras droit du monarque cordouan : quand le prélat
séjourne dans la capitale, il est toujours l'hôte de ce
« grand chambellan », à qui il sait d'ailleurs faire de
nombreux présents, sans oublier d'en combler pareil-
lement son entourage. L'évêque et ce haut dignitaire
musulman sont même accusés, par la rumeur publique,
de très souvent festoyer avec d'autres proches de l'émir,
en de fastueux banquets où le vin coule à flots. Puritains
mahométans et chrétiens austères s'en indignent, mais
l'évêque Hostégésis, avec son réseau d'amitiés islamiques,
protège les Mozarabes : ceux de son diocèse ne sont pas
persécutés, la plèbe musulmane les respecte car elle sait
que l'évêque est bien vu du pouvoir ; il agit comme
il faut pour cela, d'ailleurs : non seulement il fait fouetter
ceux de ses curés qui ne lui reversent pas une partie de
leurs recettes *, mais aussi il fait procéder à des recen-
sements minutieux des chrétiens de son diocèse, afin
qu'aucun de ceux-ci n'échappe à la capitation, la décou-
verte d'une telle fraude par les autorités musulmanes
risquant toujours de déclencher les pires représailles sur
toute la communauté chrétienne ^^. Encore à la même
époque, un autre, collaborateur en vue dit-pouvoir arabo-
islamique, Vexcepîbr, c'est-à-dire le greffier-comptable ou
* Cf, supra, p. 84.
LES COLLABORATEURS CHRETIENS 175
secrétaire général de la communauté mozarabe d'aZ-
Andalus, est un Hispano-Romain de vieille souche. Gomez
ibn Antonio, qui par sa mère ou sa grand-mère pater-
nelle, une Julien, descend du comte de ce nom qui,
maître du détroit de Gibraltar en 711, a facilité le débar-
quement des Arabes en Espagne. Cet arrière-arrière-petit-
fils du célèbre comte Julien est le » commissaire repré-
sentant le gouvernement » au concile général d'al-Andalus,
qui se réunit en 852 *^,
A Tcpoque des (alfas, le rôle des chrétiens prend
davantage d'importance : le roi de Séville al-Motamid
(1061-1095) compte parmi ses favoris un prêtre chrétien,
le Mozarabe Ibn al-Margari ; un roi de Saragosse, appar-
tenant à la dynastie d'origine mozarabe des Béni Houd,
al-Moqtadir (1040-1081), prend comme principal ministre
durant un temps un poète chrétien, Ibn Gondisalvo (a le
fils de Gonzalve »), Le souverain ziride de Grenade,
Badis {1038-1073), laisse aussi un chrétien, Abou-1-Rabi,
diriger son gouvernement pendant les dernières années
de son règne ^^.
Dans les provinces, lorsque al-Andalus est uni, le
rôle des Mozarabes peut être aussi important que dans
la capitale : à Séville, par exemple, vers la fin du
IX' siècle, les noiables chrétiens appartenant aux familles
des Béni Angelino et des Béni Sabarico siègent toujours
dans le conseil que consulte et informe périodiquement
le gouverneur do la ville ^^. Certes, sous les dynasties
almoravidc et almohade, les Mozarabes perdent leur
influence, mais ils la récupèrent en général après ces
intermèdes, notamment à Valence au début du xin' siècle.
176
UEVROPE MEDIEVALE ARABE
LES COLLABORATEURS CHRETIENS 177
^^m
Les réactions contre la collaboration des Mozarabes :
l'hostUité populaire musulmane et chrétienne
On ne peut guère attendre des masses musulmanes
ni des docteurs en Islam qu'ils admettent que des infidèles
aient quelque pouvoir ou influence dans un Etat qui se
devrait d'esprit coranique strictement sunnite. Aussi les
collaborateurs mozarabes des émirs sont-ils mal vus par
la foule mahométane. D'ailleurs, le rôle des soldats
chrétiens au service des autorités d'al-Andalus est souvent
répressif et ces hommes ne peuvent, par là-même, qu'être
détestés. Un exemple le prouvera : Tcmir al-Hakam
ayant établi de nouveaux impôts, dont la perception
s'effectuait sous la protection de sa garde personnelle,
commandée par le comte des chrétiens de Cordoue, la
population de cette ville se révolte en un jour ensoleillé
et déjà chaud du printemps 814, au moins celle des
faubourgs se trouvant sur la rive gauche du Guadal-
quivir : les boutiques se ferment à la suite du meurtre
d'un dtadin par un soldat ; commerçants et artisans,
armés de piques, de haches, de couteaux, se dirigent en
masse vers le pont du Guadalquivir qui conduit à l'alcazar
où réside l'émir. Celui-ci est sauvé par ses soldats chré-
tiens, qui dégagent le pont, pourchassent les émeutiers,
les vainquent. Le prince lance alors ces hommes à l'inté-
rieur du faubourg où était née l'insurrection, en leur
donnant Tordre d'en tuer les habitants et la permission
de s'emparer de tout ce qu'ils voudraient. Puis il arrête
le massacre, fait détenir trois cents notables du quartier,
boutiquiers ou autres, ordonne leur jugement immédiat :
ils sont condamna à mort, égorgés, crucifiés. En même
temps, la troupe chrétienne procède à l'expulsion de
tous les habitants du faubourg qui a donné le mauvais
exemple ; ceux-ci sont parqués en dehors de la ville,
sous bonne garde, pour être ensuite expédiés, les uns
vers TAfrique, les autres vers Tolède. En cette semaine
terrible, les soldats chrétiens se sont attiré la haine des
Cordouans. Le monarque a beau amnistier peu après
les fciqi du faubourg et les membres de leur famille,
le souvenir du drame ne s'oublie pas ^-^
Quelques années plus tard, alors que cet émir al-
Hakam est à Fagonie, son fils, celui qui est sur le point
de lui succéder, Abd ar-Rahman II (822--852), désireux
de se gagner les bonnes grâces de la population, d'être
acclamé et bien vu dès son avènement, extorque au
monarque moribond Tordre de faire arrêter le comte des
chrétiens de Cordoue, celui qui avait étouffé Témeute
et dirigé la répression quatorze ans plus tôt. A demi
inconscient, al-Hakam donne son accord : le comte est
condamné à mort ; eti signe de bon présage pour le
nouveau règne, il est égorgé et crucifié, au miUeu d'une
grande liesse populaire, au moment même où expirait
le souverain qu'il avait naguère sauvé 2^.
Certains Mozarabes détestent, tout autant que la foule
musulmane, les collaborateurs catholiques du pouvoir
islamique Ils tiennent les troupes chrétiennes d'al-Andalus
pour « un ramassis d'aventuriers provenant de toute
TEurope, très privilégiés, ne songeant qu'à s'enrichir et à
bien vivre ï>. De fait, sous le moindre prétexte, des compa-
gnies chrétiennes pillent parfois des propriétés mozarabes
et même des domaines de TEglise, notamment ceux de
monastères 21, De là naît une haine compréhensible contre
cette soldatesque. Des clercs en profitent pour exciter
Tensemble de la population mozarabe contre tous les
chrétiens proches du pouvoir : le rôle de ceux-ci est
noirci, volontairement incompris ou déforme. Le fait
est prouve par Tacharnement de ceux qui se déchaînent,
vers 860, contre le comte des chrétiens de Cordoue,
Servandus. Un prieur de monastère, Tabbé Samson, Tat-
178
UEUROPE MEDIEVALE ARABE
taque vivement, parce qu'il est un collaborateur du pou-
voir ; il l'accuse d'être arrivé à sa haute charge « par
des flagorneries à l'égard des autorités musulmanes d. De
fait. Servandus est de très humble naissance : le fils d'un
serf ou d'un esclave de l'Eglise. Mais la violence des
propos brusquement tenus contre lui par Samson relève
de la démagogie : en effet, jusqu'alors personne n'avait
accusé Servandus» tenu comme excellent chrétien et bon
défenseur des dhimmi auprès du pouvoir ; or voilà que le
gouvernement décide de percevoir une contribution sup-
plémentaire sur la communauté mozarabe et. malgré
l'opposition de l'évêque de Cordoue, Servandus accepte
d'encaisser pour l'émir un pourcentage sur toutes les
aumônes faites par les chrétiens lors des quêtes et dans
les troncs des églises du diocèse \ C'est pourquoi, sans
tenir compte ni de la ténacité de ce haut dignitaire dans
la foi. ni du rôle utile qu'il avait joué, l'abbé Samson le
voue maintenant aux gémonies 22.
L'historienne Reyna Pastor de Togneri nous livre
indirectement la clé de cette affaire Samson. Elle remarque
que l'élite mozarabe est alors divisée en deux groupes :
les uns « participent » au pouvoir, le servent, en profitent
et savent être utiles à la communauté chrétienne ; les
autres rêvent d'opposition quotidienne inspirée par un
véritable mysticisme et préconisent une résistance condui-
sant au martyre. Et la majorité penche plutôt du côté
des premiers, qu'elle juge plus raisonnables 23. Elle voit
instinctivement, en la personne des collaborateurs, un
bouclier contre le risque toujours grand des passions anti-
chrétiennes : ces officiels sont une garantie pour le main-
tien du statut des dhimmi. Or, en l'occurrence, à la
faveur de cette taxe complémentaire prélevée sur les
aumônes chrétiennes. Samson trouve un. écho favorable
♦ Cf. supra, pp. 83-84.
LES COLLABORATEURS CHRETIENS 179
dans la masse mozarabe : il la retourne contre le comte
Servandus et contre tous les chrétiens nantis de fonctions
dans l'Etat arabo-islamique. 11 exploite donc l'affaire,
pour provoquer une rupture, une révolte ; il recherche
le drame.
CHAPITRE IX
LE COMPORTEMENT
ET L'EXISTENCE DES JUIFS
Dans rensemble du dar al-Islam, en Europe comme
ailleurs, les juifs sont considérés par les musulmans de
la même manière que les chrétiens : ils croient en Dieu,
observant les préceptes édictés par le Dieu d'Abraham,
qui est aussi celui de Mohammed. Le pouvoir arabo-
islamique leur concède donc la qualité de dhimmi ; et
partout où ils vivent, ils forment une communauté auto-
nome.
Les juifs auxiliaires des mosulmans lors de la conquête
de l'Espagne et du Languedoc
Au vîîî* siècle, les juifs jouent même un rôle excep-
tionnel lors de l'arrivée des Arabes en Europe : l'invasion
musulmane en Espagne et en Languedoc se fait avec leur
aide. En effet, au vu* siècle, le royaume wisigothique
bien intégré spirituellement dans la chrétienté catholique
et romaine, avait entrepris' de liquide^-Ja petite minorité
juive vivant en^son sein, l'accusant de ne pas participer
à l'unité du pays et de garder trop de liens avec ses
coreligionnaires d'Afrique du Nord : ces fils d'Israël cons-
LES JUIFS
181
tituaient ainsi une tache et créaient un problème, que
l'Eglise et l'Etat wisigothiques avaient entrepris de résor-
ber par la persuasion, puis par la violence. Des conver-
sions au catholicisme avaient eu lieu, dont on connaît
les traces : des ancêtres d'Alvaro, le fougueux polémiste
chrétien du ix' siècle, auraient été des juifs devenus chré-
tiens. Des baptêmes forcés avaient été pratiqués, des
enfants enlevés à leurs parents, des expulsions décidées.
En 693, un concile national réuni à Tolède avait interdit
aux Israélites le commerce par mer, car ils intriguaient
avec les musulmans en train de s'installer en Berbérie,
Il n'est donc pas étonnant que les juifs aient contribué à
ouvrir la péninsule Ibérique aux Arabes. Et plus tard,
leurs coreligionnaires de Provence et des régions alpestres
semblent avoir pareillement été des alliés, ou des auxi-
liaires, des musulmans installés dans le massif des Maures.
L'historien d'al-Andalus, Evariste Lévi-Provençal,
croit vraisemblable que les juifs d'Espagne ourdirent, au
début du vnr siècle, « une conspiration, à l'effet de faire
chasser de la péninsule les Wisigoths par les Arabes ».
Les contacts et le complot ont été antérieurs à la mort
du roi Wiîîiza, à la lutte entre les fidèles de sa dynastie
et r <i usurpateur j> Rodéric. Avant 690, des Israélites
d'Afrique du Nord apprenaient déjà des rudiments d'arabe
et connaissaient parfaitement les dialectes berbères : dès
l'arrivée de l'Islam sur les rives africaines du détroit de
Gibraltar, et à partir du débarquement arabo-berbère
en Espagne, les juifs servent donc facilement d'interprètes
aux conquérants, que certains d'entre eux accompagnent
comme marchands suivant l'armée. Quelques-uns de ceux
qui avaient fui l'Espagne pour échapper aux persécutions
wisigothiques reviennent et servent de guides aux envahis-
seurs, tout comme leurs coreligionnaires qui n'avaient pas
quitté la péninsule. Ils offrent aux nouveaux venus leur
entier concours, les conduisent vers Séville, Cordoue,
Tolède, et, plus tard, vers Barcelone et Narbonne.
9
181
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
Vi^aisemblablement, ce sont eux qui ont suggéré aux
chefs musulmans de susciter ou d'accueillir favorablement
des propositions de négociations avec la famille du feu
roi Wittiza, On relève la trace de leur habileté dans la
manière dont les Arabes se présentent en Espagne comme
alliés d'une faction et non en organisateurs de razzias
ou en conquérants : c'est là un fait qui semble unique
dans l'histoire de la formation de l'empire musulman.
Les juifs avaient pensé prendre ainsi la direction politique
de l'opération. Effectivement, d'ailleurs, dans chaque ville
non ouverte par les Wittiziens aux Arabo-Berbères, mais
bel et bien prise par ceux-ci, tandis que les chrétiens
sont désarmés, les juifs — s'il s'en trouve — sont regrou-
pés dans la citadelle, reçoivent des armes et y deviennent
une garnison auxiliaire placée à côté de la petite troupe
musulmane laissée sur place, tandis que le gros de l'armée
poursuit son avance ^
Mais bientôt tout change : les juifs sont déçus par
les musulmans. Dès que ceux-ci sont les maîtres, après
avoir accepté leur aide comme celle des Wittiziens, ils se
révèlent dominateurs. Ils donnent aux fils d'Israël le statut
qui selon l'Islam doit être le leur, et nul privilège sup-
plémentaire.
Les communautés Israélites
des régions européennes arabisées
En Espagne et en Languedoc, les juifs fourriers de
la conquête arabe ne tardent donc pas à être désarmés ;
ils cessent d'être des alliés, tout en devenant des pro-
tégés. En Sicile, dès la conquête de l'île, ils sont considérés
comme tels 2. ^
En définitive, les Israélites sont traités comme les
chrétiens, ni mieux ni plus mal : dans chaque ville,
ils ont le statut de dhimmi, avec un quartier isolé du
LES JUIFS
183
reste de l'agglomération ; c'est la « cité des juifs »
(médina al-yaoud), à Tolède par exemple, avec sa syna-
gogue et son établissement de bains publics. Leurs morts
aussi sont séparés de ceux des autres communautés ; ils
ont des cimetières particuliers : aux portes de Cordoue,
au nord de la ville, entre le leur et celui des musulmans
nasse un chemin. Très attachés à .leurs traditions reli-
gieuses et culturelles, ils les maintiennent sans entraves.
La culture juive est brillante : au x' siècle, un remar-
quable linguiste hébraïque d'al-Andalus, Ménahen, com-
pose des élégies et un Dictionnaire de riiébreu et de
Varan^éen bibliques : cet ouvrage le met aux prises avec
un autre savant grammairien, de ses coreligionnaires,
Dounach. élève des maîtres juifs de Babylonc. qui n'ont
que mépris pour le savoir des Israélites d'fZspagne : des
discussions, ongues et violentes, opposent les deux érudits
qui en viennent môme aux injures personnelles ; malgré,
ou à la faveur de ces discussions, se forge un nouveau
type de vers hébraïque, composé sur un mètre régulier
correspondant aux règles de la prosodie arabe. L'ensei-
gnement talmudique ne prospère pas moins, notamment
à Lucena, à une soixantaine de kilomètres au sud de
Cordoue, la communauté juive très riche subvenant lar-
gement aux frais de l'enseignement. Au x\f siècle, le
pieux poète Abraham ben Ezra s'affirme comme une
gloire de la littérature hébraïque, tout comme le mystique
Ben Paqouda, de Saragosse, qui avait c^xalté rfime d'Israël
au siècle précédent Au xv' siècle encore, deux liturgistes
de Malaga, Abraham ben Meïr Abi Simra et Hayym ben
Asmelis illustrent la juiverie du sultanat de Grenade^.
Les israélites exercent librement leur culte dans leurs
synagogues au profit desquelles ils sont admis ï\ constituer
des biens en habous. mais ils ne sont pas autorisés à en
construire de nouvelles : au x' siècle, ceux „de Cordoue
croient pouvoir le faire ; une fois que leur temple neuf
est terminé, les jurisconsultes musulmans ordonnent sa
184
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
démolition. Quant au prosélytisme envers les mahométans,
il est, bien entendu, formellement interdit.
Des règles précises sont appliquées en matière de
vêtements et de signes distinctifs. Tout juif est tenu de
porter « à la tête et au cou » une pièce d'étoffe jaune
ou tout au moins un turban, une calotte ou un insigne
de cette couleur, ainsi qu'une ceinture spéciale largement
déployée.
Les juives sont parfois même obligées d'accrocher
une clochette à leur cou ; hommes et femmes doivent
toujours céder le pas aux musulmans ; aucun n'a le droit
de monter à cheval ; il n'est pas admis qu'ils portent des
toilettes de soie. Cette réglementation sunnite est toujours
restée en vigueur, mais, suivant les époques, elle a été
plus ou moins strictement appliquée, les sautes d'humeur
d'un musulman pouvant d'ailleurs avoir des conséquences
imprévisibles : ainsi au ix* siècle, tel juif arrêté pour
avoir enfreint les normes vestimentaires, reçoit « vingt
coups de fouet à nu », est promené aussi or ignominieu-
sement » que possible dans les quartiers habités par ses
coreligionnaires et par les chrétiens, puis est jeté en
prison pour un temps indéterminé ; au xf siècle, un
médecin juif bien en cour, se trouvant invité dans une
résidence de campagne d'un roi de Grenade — au temps
des premières tcûfas — va faire une promenade à cheval
et rencontre un haut dignitaire musulman qui le sait
invité du prince : il reçoit de cet homme Tordre de des-
cendre de sa monture et il est insulté ; le souverain ne
s'en émeut pas 5.
Une affaire curieuse révèle la dureté qui se cache
sous une apparente bonté : au x' siècle, un enfant juif de
huit ans. étant devenu le camarade de petits musulmans
de son âge étales admirant beaucoup, veut tout faire
comme eux. Il décide de se convertir à l'Islam ; le cadi
le reçoit. Tinterroge, prend acte de cette décision, mais
déclare qu'il serait cruel de séparer ce garçon de ses
LES JUilS
185
parents ; cchii-ci continuera donc à vivre dans sa famille,
qui en conserve la garde, doit assurer son entretien et
son instruction ; toutefois, le juge stipule que l'enfant,
devenu adulte, devra confirmer sa profession de foi isla-
mique, quitter sa famille et le quartier juif : si par hasard
ce néophyte, dont la décision est déclarée irrévocable, se
refuse à se comporter ainsi en arrivant à Tâge d'homme,
il sera contraint de le faire par autant de coups de fouet
qu'il le faudra ; et en aucun cas il n'aura le droit de
revenir à l'erreur judaïque ^. D'autres normes sont usuelles,
comparables à celles que nous avons indiquées h propos
des chrétiens : aucun israélite ne peut épouser une musul-
mane, mais un mahométan peut licitement avoir une
juive comme épouse ou concubine en titre, à condition
que cette femme soit de condition libre ; et s'il a une
esclave juive, il peut en jouir charnellement à sa guise ^.
Les rapports commerciaux entre fidèles d'Allah et
fils d'Israël sont possibles, mais l'islam recommande de
ne les pratiquer que très précautionneusement ; les juris-
consultes mettent en garde contre les marchands ambu-
lants juifs, qui vont de maison en maison pour y proposer
leurs marchandises et que les femmes musulmanes et leurs
enfants ont Thabitude d'accueillir avec plaisir, comme
une distraction ; « il faut être circonspect et distant »,
recommande un fogi ^. Quant au négoce illicite du vin
que les juifs pratiquent, tout comme les chrétiens, il scan-
dalise les docteurs de la Loi islamique, qui ne cessent
de tonner et de sévir contre ce trafic : à la fin du
xnf siècle, sous le règne de l'émir mérinide du Maroc,
Abou Yaqoub Yousof, qui possède plusieurs villes anda-
louses et leurs environs, sont décidées, tant en Afrique
que dans la péninsule Ibérique, la mise à mort de tous
les juifs convaincus d'avoir vendu du vin à des musul-
mans, la confiscation de leurs biens et la réduction en
esclavage de leur famille ^.
Si un confiit juridique oppose deux juifs, il est jugé
186
UEUROPE MEDIEVALE ARABE
paroles magistrats de leur communauté suivant leurs lois
et coutumes; mais le condamné a toujours le droit de
faire appel devant la justice musulmane. On connaît
un célèbre procès cordouan de ce genre, au x* siècle,
arrivant en seconde instance devant un cadi : Fisraélite
condamné par les juges de sa religion alléguait que
ceux-ci étaient des ennemis de sa famille ^o. On entrevoit
donc des luttes de clans, chez les juifs comme chez les
chrétiens, et il n'est pas impossible que les musulmans
les aient attisées. Mais, en définitive, la coloration domi-
nante de l'attitude islamique envers Fisraélite est le
mépris. Un miiphti du xiV siècle, donnant une consul-
tation juridique dans al-Andalus à propos d'un litige entre
un juif et un mahométan pose comme principe que « les
juifs considèrent légitime de gruger les musulmans b et
remarque que « toute leur activité, ou peu s'en faut,
est usuraire » ; il en déduit donc que, dans toute transac'
tion commerciale effectuée avec un non-juif par un juif,
ce dernier est suspect. Un jugement s'inspire de ces'
prémices : un Israélite exhibant trois titres de créances
qu'il a sur un mahométan, vieux l'un de quinze ans,
chacun des autres de dix ans. le débiteur prétend avoir
remboursé depuis longtemps ; le muphti consulté déclare
qu'un infidèle n'a pas coutume de laisser son bien aussi
longtemps entre les mains d'un musulman ; celui-ci jurant
qu'il a payé le juif, les titres de créance sont jugés périmés
et sans valeur : l'israélite n'est pas remboursé n.
La législation et la jurisprudence islamiques ne suf-
fisent pourtant pas à empêcher les juifs d'avoir une très
grande influence, sinon constamment, du moins souvent.
LES JUIFS
187
Le rôle scientifique, intellectuel, commercial
et politique des juifs
Sans doute a-t-on exagéré Timportancc numérique
de la population juive dans l'Espagne prc-islamique, puis
musulmane. Cependant, si elle est minime en Languedoc
comme en Sicile, elle n'est pas négligeable dans la pénin-
sule Ibérique : on peut admettre que vingt mille, ou
trente mille israélites peut-être, vivaient dans al-Andalus
dans la première moitié du xi' siècle. Ils étaient assez
concentrés dans certaines villes, ce qui augmentait leur
influence. Ils auraient formé au x' siècle la majorité de
la population d'Elvira-lliberis, là où allait bientôt s'édifier
Grenade '2. Cc pourcentage élevé de juifs dans la popu-
lation de diverses villes cVal-Andalus se restreint au fur
et à mesure que l'Espagne musulmane décline : suivant
les estimations les plus probables, à la veille de la Recon-
quista du sultanat de Grenade, au xv*^ siècle, il n'y a
plus que deux ou trois mille juifs dans ce dernier
bastion ^^ peuplé d'un demi-million d'habitants peut-être.
En tout cas, du viii' au xv' siècle, une science ne
cesse d'être illustrée par les juifs de la partie européenne
du dar al-Islam : la médecine ; en 958, une célèbre
régente de Navarre, la reine Toda, amène à Cordoue
son petit-fils, le roi Sanche P^ de Léon, momentanément
détrôné, pour consulter un grand médecin juif, Hasday
ben Isaac ben Shaprout (905-975) : l'enfant est obèse ;
Hasday le guérit ^1 Les musuliîians ont confiance dans
ces médecins israélites : ici, un bourgeois mahométan
confie à l'un d'eux une de ses esclaves malade pour
qu'il la soigne chez lui ^^ là (à la cour de Grenade),
un juif est le praticien en titre du souverain, tant au
XI* siècle, sous le règne du Ziride Badis, qu'au xiv% sous
celui du Nasride Mohammed V ^^\ Les juifs assimilent
188
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
et perfectionnent bien d'autres aspects de la culture arabe :
le père du médecin Hasday ben Shaprout, Isaac ben
Shaprout, est, au milieu du x" siècle, un des hommes
les plus brillants de Cordoue, parlant couramment Thébrcu,
le grec, le latin, l'arabe et les langues romanes ^\ Chacun
sait le rôle capital qu'ont joué les juifs du dar al-lslam
dans la traduction des œuvres arabes, philosophiques,
mathématiques et médicales, en latin ou en langue vul-
gaire de la péninsule Ibérique. Enfin, et surtout, la commu-
nauté israélite de l'Espagne musulmane a donné, à la
culture universelle, un philosophe dont le rayonnement
a été remarquable, tant en Orient que dans l'Occident
chrétien : Maïmonide, né à Cordoue en 1135, mort en
1204. Sa Somme ou Guide des Indécis, méditation philo-
sophique dont l'inspiration est surtout aristotélicienne,
a eu une influence considérable, notamment en Italie.
où les israélites ont été ainsi préservés, dit-on, de l'at-
traction exercée sur eux par les penseurs musulmans de
Tunisie.
Bref, le prestige des juifs est tel qu'au grand désespoir
des « docteurs en Islam i>, leurs pratiques influencent
parfois les croyants en Allah. Dans le califat de Cordoue,
la mode se répand d'utiliser la trompe — instrument
religieux des israélites — pour annoncer l'heure de la
prière, celle du repas à faire à la fin de la nuit, avant
le lever du jour, pendant le ramadan, et même pour
annoncer le terme du jeûne, Israël fait aussi sentir son
poids sur les chrétiens, contre eux : au ix^ siècle, un
diacre germain, Bodo, converti à la religion juive sous
le règne de Louis le Pieux, puis réfugié en. Espagne
musulmane, exerce son ascendant sur Fémir Abd ar-
Rahman II, organise une intense propagande pour conver^
tir les Mozarabes au judaïsme, tente même d obtenir du
souverain la mi^e hors la loi du christianisme i».
L'activité des juifs, leur réussite en affaires est peut^
être l'élément déterminant de leur rayonnement. Dans
LES JUIFS
189
al'Andahis, au x* siècle, comme ensuite au temps des
tdijas, il n'est pas rare que des israélites opulents fassent
étalage de leur luxe, transgressant la réglementation sun-
nite avec l'accord tacite des autorites, en se vêtant de soie
et en portant des turbans de grand prix, tout comme en
voyageant dans de superbes voitures, ou même à cheval
tels les seigneurs arabes. En Narbonnaise, des le viii' siècle,
ils se taillent une place considérable dans le grand com-
merce international du temps, celui qui amène, dans aU
AndaliiSy belles captives et eunuques, soieries, fourrures
et pierres précieuses. Des juifs d'Espagne et du Languedoc
vont parfois jusqu'en Irak, voire en Inde et en Chine,
pour en rapporter des épiées dans TOccident musulman *^ ;
ils sont ainsi les précurseurs du négoce qui domina la vie
économique méditerranéenne à partir des xf-xn* siècles.
Leur zone d'action s'enfonce loin au cœur de l'Europe :
vers 965-966, un marchand de Tortosa, Yaqoub al-Israïli
al-Tortoshi, est en rapports avec des coreligionnaires de
Hongrie et de Prague ^o. Leurs efforts pour acquérir,
quand et où ils le peuvent, un monopole du commerce
servile, répondent sans doute à une double préoccupation :
s'enrichir mais aussi essayer d'éviter qu'un juif ne reste
esclave : dès que ces trafiquants en marchandise humaine
découvrent un coreligionnaire dans un lot servile, ils le
libèrent.
Une curieuse atlaire, survenue au x' siècle dans une
ville andalousc, laisse entrevoir une activité de ce genre :
une esclave confiée à un médecin juif^our quMl la soigne,
s'évade de chez celui-ci ; on prétendait qu elle était tar-
tare, mais elle devait être juive, et le médecin a, sans
doute, été l'organisateur de sa fuite ^i.
Dans certaines villes, comme Grenade, au xf siècle,
le rôle politique des juifs découle de leur importance
numérique et sociale. Mais, partout, elle provient plus
encore, de leur dynamisme culturel et de leur puissance
économique- A la cour à\\ calife Abd ar-Rahman IIL le
190
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
médecin Hasday ben Isaac ben Shaprout est xin conseiller
influent : en 955, il va négocier une paix au nom de ce
souverain avec le roi Ordoiio III de Léon 22. Dans la
Grenade ziride du xr siècle, les juifs tiennent une place
de premier plan. L'un d'eux, Samuel Ha-Lévi — en arabe
alias Abou Ibrahim Ismaïl — savant, poète et auteur
d'une Introduction au Talmud et d'une vingtaine d ou-
vrages de grammaire hébraïque et d'imitations des Psaumes,
des Proverbes et de ÏEcclésiaste. est très fortuné : il fait
vivre de jeunes étudiants Israélites ; nommé par ses core-
ligionnaires de la ville a prince des juifs de Grenade »,
il est le conseiller, le grand argentier, le vizir et le prin-
cipal ministre de cet Etat grenadin pendant près de
trente ans, de 1027 à 1055. Après quoi, son fils Joseph
y est, à son tour, un membre influent, puis le vrai chef
du gouvernement durant une dizaine d'années encore, de
1055 à 1066, En ce temps, toute l'administration fis-
cale du royaume de Grenade est entre les mains des
Israélites ^3.
Ces quelques exemples suffisent à établir qu'à cer-
taines heures au moins, parfois très longtemps dans une
région donnée, les juifs ont contribué fortement à
caractériser et à modeler la civilisation et la société d'aï-
Andalus,
Les réactions antijuives
Dans l'ensemble, les communautés Israélites des
régions européennes du dar al-Islam bénéficient du régime
de protection auquel le Coran et la sunna leur donnent
droit. Cependant, le juif qui s'élève trop, devient faci-
lement une cible pour les mahométtos, d'autant que,
parfois, grisé pa> son ascension, il ne manque pas d'inso-
lence. Dans plus d'un royaume de taifas, des juifs pro-
fitent, tantôt de leur fortune, tantôt de lem: facilité à être
LES JUIFS
191
des intermédiaires avec les Etats chrétiens de la Recon-
quista, pour devenir indispensables à tel ou tel émir.
Certains Israélites sont accusés d'exercer ainsi une véri-
table « tyrannie » en s'enrichissant, par exemple le roué
Ben Mouhagir qui suscite des témoignages calomnieux :
il fait condamner des musulmans, encaisse une partie de
Tamende qui leur est infligée, et il oblige d'honnêtes
fidèles d'Allah à vendre des biens dont il s'empare ^4.
Contre de pareils agissements, des réactions locales
antijuives se produisent, de-ci de-là. La plus spectaculaire
— celle qui a clos l'extraordinaire époque du gouver-
nement de Grenade par les juifs au xf siècle — se trans-
forme en « pogrom » : le 31 décembre 1066, l'émeute
éclate contre le tout-puissant ministre Joseph ben Samuel
Ha-Levi, dont la résidence est envahie ; le malheureux,
traqué, se dissimule dans une soute à charbon, se noircit
le visage, tente de s'échapper ainsi au milieu de la popu-
lace, qui circule dans sa maison et la pille ; mais il est
tout à coup reconnu, insulté, frappé et tué ; son cadavre
est traîné à une porte de la ville où il est cloué. Et c'est
le pogrom : des milliers de juifs de Grenade sont mas-
sacrés et leurs biens sont volés 2\
Bien que sa portée ait été considérable, car elle a fait
périr la riche et importante communauté juive de Gre-
nade, celte afl'aire est restée exceptionnelle. Hn général,
dans l'Espagne musulmane, du moins avant l'époque de
la constitution des empires hispano-africains, la vie des
israélites se maintint « dans les règles licites », voire avec
des facilites supplémentaires, tout comme, dans Tensemble,
elle s'est déroulée en Sicile, sans véritable crise 2&.
Tout change avec l'arrivée, en Espagne, des Berbères
Almoravidcs, puis Almohades. La tension augmente ; des
persécutions sont organisées contre les juifs et contre
les chrétiens. La menace est si grave, Tangoissc si forte
que, pour ne pas être déportés au Maroc, des israélites
192
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
feignent de se convertir à Tlslam, tandis que d'autres
préfèrent émigrer vers les royaumes chrétiens. Autrement
dit, l'idylle judéo-mahométane qui avait caractérisé les
lendemains immédiats de l'arrivée des Arabes en Espagne,
n'est plus, dès le xii' siècle au plus tard, qu'un lointain
souvenir...
CHAPITRE X
- DES EUROPEENS CONVERTIS A L'ISLAM
Nous vivons sur bien des idées fausses ; Tune d elles
est que les Européens sont normalement des chrétiens,
tandis que les populations des pays méditerranéens d'Asie
et d'Afrique sont non moins normalement musulmanes,
des juifs (de souche asiatique) étant dispersés dc-ci dc-là.
Or cette répartition ne résulte pas d'une règle qui serait
à la fois éternelle et impérative. En fait, l'Islam s'est
propagé, à partir du vif siècle, autour de la Méditerranée,
dans des pays qui avaient tous été christianisés antérieu-
rement. Un phénomène général de conversion à la foi
mahométane se produisit donc en Europe comme ailleurs,
partout où Tautorité musulmane resta assez longtemps
établie : dans la péninsule Ibérique et en Sicile, par
exemple.
Les mobiles des conversions
Pourquoi et comment certains habitants des régions
conquises par les Arabes se sont-ils convertis à l'Islam ?
On discerne bien les lignes générales de cette question,
mais on ne peut la poser ni la résoudre avec des chiffres
absolus, ni même avec des pourcentages de conversions :
194
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
nous ignorons les données exactes ; et nous ne pouvons
pas davantage tracer de courbes pour suivre les progrès
de l'islamisation au cours des siècles. Mais nous avons
des repères ; nous connaissons des personnalités et des
familles notables converties, ainsi que le résultat global
de cette évolution. Nous avons donc la possibilité de
comprendre assez bien ce qui s'est passé.
Un premier fait ne doit pas être écarté : la foi. Des
chrétiens, des juifs aussi, ont pu être amenés à se convertir
par conviction, au contact des musulmans, en s'instruisant
sur la religion islamique : des conversions sincères ont
certainement existé.
L'intérêt, puis le laisser-aller et une certaine lassitude
de la croyance pré-islamique ont joué souvent et conduit
à la religion mahométane, acceptée peut-être d'abord du
seul bout des lèvres, mais ensuite s'enracinant dans Têtre.
Un fait, en tout cas, est indiscutable : dans tout le dar
al-Islam, avant même le milieu du vm' siècle, donc avant
que la Sicile soit conquise, et alors que la péninsule
Ibérique et le Languedoc ne le sont que depuis quelques
dizaines d'années, un problème financier et religieux à la
fois se pose avec éclat et prouve l'importance numérique
des conversions déjà acquises. Ainsi que nous l'avons
déjà noté *, dans TEtat arabo-musulman, tandis que le
croyant n'est passible que d'une seule contribution finan-
cière — l'aumône légale — 1' « infidèle y) doit acquitter
un impôt par tête et la taxe foncière. D'autre part, les
vaincus, restés de condition libre, étaient par définition
les indigènes les moins intraitables envers les nouveaux
venus, puisqu'ils n'avaient pas résisté les armes à la main,
alors que les autres avaient été réduits en esclavage.
Ces Européens devenus dhimmU dans la mesure où ils
sont pragmatistes^et où leur christianisme -n'est pas robuste,
estiment qu'échapper aux impôts vaut bien une profession
♦ Cf. supra t p. 39,
DES CONVERTIS A L ISLAM
195
de foi mahoniétane : ils se convertissent donc en si grand
nombre, que 1 Etat arabo-musulman voit fondre ses
recettes provenant de la capitation et de l'impôt foncier.
Pour ceux qui hésitent à changer de religion pour
une vile question d'argent, le processus est plus long :
ils pensent à cet aspect des choses, mais ils ont honte
de se décider pour un motif si méprisable. Toutefois leur
subconscient se laisse entraîner vers l'idée de conversion,
en suivant une pente naturelle : le pouvoir est entre les
mains des musuhnans ; pour peu que Ton soit en rapport
avec les autorités arabo-islamiques, on subit leur influence,
celle de leur genre de vie ; on tend à les imiter ; nous
nous en sommes déjà rendu compte *. Cette tendance
atteint le domaine religieux : en se convertissant, on évite
d'être parqué dans un quartier donné, d'être victime de
mesures discriminatoires, d'être humilié. C'est donc par
un souci de commodité sociale, coïncidant avec l'intérêt
financier, qu'on devient musulman, d'autant plus que la
communauté chrétienne est secouée par des discordes
et se sent toujours en quête de vérité.
Les afi'rontements spirituels entre les diverses Eglises
chrétiennes et leurs adeptes ouvrent, en efl[et, une brèche
dans la doctrine ; l'Islam en profite pour faire progresser
ses conceptions. En Sicile, quand les musulmans arrivent,
il n'y a pas encore de schisme définitif entre Rome et
Constantinopic ; néanmoins le fossé s'élargit et les dis-
putes, entre catholiques romains et le.\ diverses tendances
grecques, s^intensifient. En Espagne,' où les Wisigoths
avaient longtemps été ariens, resurgissent parfois des
survivances de l'arianisme qui, comme l'Islam, voyait en
Jésus non un Dieu, mais un homme exceptionnel envoyé
par Lui. Au xvf siècle encore, des théologiens portugais
considèrent l'Islam comme une sorte de nouvel arianisme ;
le roi Sébastien de Portugal le dit dans une proclamation
^ Ci. supra, p 140 .v«/.
196
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
qu'il adresse aux Marocains en 1578. Dès le vin' siècle,
en atteignant l'Europe. l'Islam attaque la religion chré-
tienne au nom du principe de l'unicité de Dieu. L'ar-
gumentation mahométane anti-trinitaire et « anti-poly-
théiste » porte ses fruits : l'affaire de l'adoptianisme en
témoigne •. A la longue, les chrétiens qui voient naître
des hérésies au sein même de leur Eglise, pensent qu'après
tout. l'Islam n'est aussi qu'une hérésie, donc à la limite
une nouvelle forme du christianisme. Très tôt, cette
conception s'était répandue en Orient : dans un célèbre
apocryphe du grand docteur chrétien de la Syrie du
VIII' siècle, saint Jean Damascène. l'Islam est bien consi-
déré comme une hérésie chrétienne et non comme une
religion foncièrement différente du christianisme.
De plus, toute la législation islamique tend à favoriser
les conversions. Quand un « infidèle r> devient musulman
il bénéficie sur-le-champ d'une amnistie totale pour tous'
ses délits antérieurs, même s'il a été condamné à la peine
de mort, même si ce fut pour avoir injurié le Prophète ou
msulté la Parole de Dieu : sa conversion le blanchit
de toutes ses fautes, de tous ses péchés précédents i. Une
consultation juridique donnée par un nmphti d'al-AndaJus,
au IX' siècle, est très significative : un dhimmi chrétien
a enlevé et violé une musulmane ; arrêté et condamné à
mort, il se convertit aussitôt à l'Islam ; il est automa-
tiquement gracié, tout en étant contraint d'épouser la
femme et de lui constituer une dot en rapport avec sa
condition. Le muphti saisi de l'affaire, peut-être par un
frère de cette femme, trouve la décision judiciaire parfai-
tement hcite. mais précise que si ce converti n'est pas
devenu un musulman de bonne foi et reste secrètement
chrétien, il sera fouetté, égorgé et crucifié 2.
La peur est aussi un mobile de conversion. Lorsque
au XII' siècle,, les Almoravides. puis lcs.Alraohadcs, persé-
* Cf. supra, pp. 89-90.
DES CONVERTIS A L'ISLAM 197
cutent les chrétiens et les iuif^ H'^/ < ^ 7
femmes et de leurs filles l ^ ^^""
motif^'.nTf '^"'"'' '" '""^^ ^'' ^i^^^'^"'- ^^"'"t pour un
motif, tantôt pour un autre, des conversions à l'IslarS
c produisent sans cesse. Dans le milieu serv.le don nou^
nommes libies, des causes particulières jouant en com-
plément c est parfois pour échapper à^ la dom nation
du. maître coreligionnaire chrétien trop dur- c'est sou
ven dans l'espoir d'être plus facilement affranchi par un
ma.tre musulman ; plus souvent encore, c'est parce que
aans ce cas . et aussi mainte captive de harem Mais
nous touchons ici à l'un des traits de la «unau^é
Il convient de discerner leur fonctionnement.
Les structures politico-sociales accélératrices
Deux procédés d'installation de lautorité et de la
famfue trnii; f ^"'' "^ ''''^' '* l'organisation de la
dan le nTl ''''''T''' ^^"""^ essenuellement par et
Clans le milieu social musulman dirigeant
et 1 a dmé jusqu'à nos jours : au x.x' siècle, le conqué-
rant du Sénégal, le général Faidherbe, a enco, c S une
paTtstra^blrd'u^" ""' ^*'^'^' '' ''^''' ^'^^^
par le, Arabes, d une manière habile, était déjà le même
i?;t z 17'^ '^"°^'^°"^ '^^ ^^""- ^' -''-« ^-
'a paix du vainqueur » en prenant to-ute une série d'enga-
198
IJEUROPE MEDIEVALE ARABE
gements, le chef et les notables de ce groupe sont tenus
de remettre en otages des membres de leur famille, des
enfants, de sexe masculin de préférence. Ces bambins
ou ces adolescents sont fort bien traités par Fémir musul-
man, qui les élève avec les siens.
Une série de faits connus est symptomatique : un
fils, futur roi Pelayo des Asturies, et une fille d'un chef
wisigoth de la région cantabre semblent avoir été otages
au lendemain de la conquête arabe "^ ; lorsque la ville
de Nîmes est prise et se soumet en 725, les enfants des
notables sont remis en garantie ^ ; quand Fémir Abd
ar-Rahman P"" de Cordoue impose, vers 780, un pacte
au comte de Cerdagne, dit « le fils de Velasco », ce
seigneur livre en gage son fils aîné ^ ; après les insurrec-
tions de Tolède, quand cette ville se rend, les person-
nalités citadines sont obligées à agir de même, tant en 810
qu'en 837 et en 873 ^ ; vers 900, alors qu'un chef rebelle
andalou, Omar ibn Hafsoun, dépose provisoirement les
armes, Fémir de Cordoue exige un fils de cet insurgé
résipiscent s. En Sicile aussi, ce procédé est employé.
On pourrait multiplier les exemples. Il s'agit d'une méthode
systématique, dont on discerne bien la portée : rares sont
les enfants otages se révélant imperméables à l'Islam
et à l'influence arabe. On connaît un cas célèbre de
non-assimilation, mais il s'agit d'un jeune homme déjà
formé : Pelayo, le fils d'un comte ou duc des pays
cantabres ; il s'évade du palais où il était otage et il fait
naître, dans les Asturies, le premier royaume de la Recon-
quista ; encore son attitude paraît-elle avoir été motivée
par un fait annexe : sa sœur, également otage, avait été
violée par Fémir et placée dans son harem. De tels
inciden^f sont rares, d'ailleurs.
Le cycle "épique de nos chansons de geste sur Guil-
laume d'Orange-lez-Avignon laisse clairement apparaître
l'importance et la résonance acquises par ce système des
otages : le fils d'un comte provençal étant devenu « gage »,
DES CONVERTIS A U ISLAM
199
se laisse emporter par un mouvement de colère, insulte
et défie les musulmans : Fémir qui Félevait princièrement,
réagit et s'écrie : a J'ai grande envie d'en faire une
justice terrible ! x. Mais une sœur de ce prince arabe,
sensible, d'ailleurs, à la beauté du jeune chrétien, inter-
vient et dit à son frère : « Ne le tue pas ; nous n'aurions
plus d'otage ; tant que nous le posséderons, son père n'osera
pas reprendre les armes contre nous. Réduis-lc plutôt aux
bas emplois do la cuisine et du moulin. Ou^il ait une vie
d'esclave quotidiennement humilié et mal traité ^ ! »
En général, tout se passe d'une manière différente :
les fils de notables européens soumis reçoivent une bonne
éducation arabe et islamique ; ils deviennent des amis
d'enfance de futurs notables et chefs musulmans. Lorsque
meurt le prince ou le comte d'une zone ou d'une commu-
nauté protégées, le fils qui lui succède est parfois encore
en otage ou, plus souvent, un ancien otage : il prend la
direction du peuple de dhmvni qui dépend maintenant
de lui, avec l'état d 'esprit d'un ami des Arabes, passa-
blement islamisé. Dans l'élite sociale autcx^htone, les
conversions sont donc parfois spontanées et naturelles,
grâce à cette éducation reçue pendant la période où
l'on a été otage. De surcroît, rien ne peut s'opposer à
cette adhésion à la foi du Prophète : dans tous les pactes
conclus entre conquérants et soumis, les autorités indi-
gènes — même les prêtres — s'engagent à ne jamais
empêcher la conversion à FLslam, d'un membre de leur
communauté »<^. Et l'on discerne sans peine que la couver-
sion d'un dhimmi bien placé fait tache d'huile.
Pour les femmes, le rôle du harem est comparable à
celui de la vie comme otage pour les garçons. Les chré-
tiennes libres qui y entrent, surtout si elles y arrivent
très jeunes, ce qui est un cas fréquent, sont souvent
gagnées à la longue par Fambiance islamique ; les cap-
tives aussi. Souvent, les unes et les autres adhèrent à la
religion du Prophète par unc^ sorte de lassitude, puisque.
200 L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
de toute manière, elles ne pourront jamais «o'^tir de la
fami?le de leur maître, et que les garçons et les fille
qu'elles ont mis ou qu'elles mettront - monde se^on
forcément tous musulmans. Par exemple, les enfants que
1 ex reine Eg.lone donne à Abd al-Aziz ,bn Mousa son
mahométans. comme ceux que met au monde la prmcesse
Sara petite-fille du roi W>tt,za, dans ses deux marmge
successifs. Souvent des mères se convertissent, pensant
qu'elles seront plus proches de leur progéniture en prati-
quant la même religion qu'elle : cela est important dan
une vie où la journée et l'année sont rythmées par les
orescriptions coraniques : les heures de prière, le mois
Seûne, les fêtes musulmanes. On connaît la conversion
d'une concubine de l'émir de Cordoue Abd ar-Rahman IL
fille d'un seigneur basque, capturée toute jeune et deve-
nue excellente chanteuse arabe, célèbre sous le nom de
Oalam " Dans le cadre familial, la loi islamique est très
strict • si un chrétien devenu musulman et son épouse
restée chrétienne ont un enfant, même si celm-c. est une
fille, que le père meure et que cet enfant soit élevé dans
le ckrltianisme par sa mère, l'enfant est légalemen maho-
raétan : il doit le reconnaître et vivre comme tel des
qu'il arrive à un âge de raison ; s'il s'y refuse, ri est
passible de la peine de mort, comme tout renégat ^
Ainsi, de toute manière, le carcan familial est tel et la
primauté du lignage paternel si absolue, que les unions
entre musulmans et « infidèles » ne font qu augmenter la
population islamique.
L'extinction du christianisme
Un *long grignotage du milieu chrétien s'est opéré :
la confrontation entre christianisme et Islam dans les pays
conquis par les Arabes dure pendant des siècles. Certes
une reliRion ne meurt pas facilement : celle du Christ ne
DES CONVERTIS A L'ISLAM
201
disparut ni du Languedoc, ni mcme de la Sicile, car la
domination musulmane ne fut pas assez longue pour
l'étouffer. Quand les Normands expulsent les Arabes de
Sicile, à la^fm du xf siècle, les chrétiens n'y sont plus très
nombreux dans certaines régions, mais il y en a encore
partout, aussi bien des catholiques romains que des byzan-
tins ou grecs ». Dans toute la péninsule Ibérique musul-
mane comme e>» Bcrbéric. le christianisme subsiste aussi
aux XI' et xii^ siècles et même de-ci dc-là au début du
Xiii', par exemple à Murcie ; il survit donc durant plus
d'un demi-millénaire après la conquête arabe. Mais
ensuite, il meurt... Est-ce sous le coup des persécutions
aimoravidc et almohade et h la suite de nombreuses dépor-
tations ? On croit que c'est plutôt un effet du temps, une
lente érosion, le résultat de conversions fragmentaires qui
finissent par rendre l'apostasie générale. Déjà au milieu
du IX' siècle, l'intrépide et fanatique chrétien Alvaro
dénonçait un fléchissement de la spiritualité chrétienne :
« Oui parmi nous, demandait-il, étudie vraiment les
Saintes Ecritures, cultive les leçons données par l'Evan-
gile, les Prophètes et les Apôtres? i. Après être restés
pendant cinq ou six siècles en dehors de la religion isla-
mique, des autochtones des pays d'Europe dominés par
les Arabes, tout comme ceux de Berbéric, finissent par
adhérer à Ja religion de Mohammed.
L'historien doit se demander pourquoi .se produisit
cette extinction du christianisme en Occident, alors qu'en
Orient il n'a jamais sombré et reste vivace aujourd'hui
encore, notamment au Liban et en Egypte. Faut-il admet-
tre que les persécutions ont été plus fortes en Occident
parce que le christianisme y était plus ferme, plus unitaire,
plus romain et moins diversifié qu'en Orient ? Ce serait
là ignorer le ferment que constituèrent les mouvements
hérétiques que l'on connaît. Doit-on donc penser que le
christianisme oriental, parce qu'oriental précisément,
même en restant fidèle h Rome, a su être plus souple.
202
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
peut-être plus adapté à des faiblesses humaines que
rislam sait ménager ? On ne sait.
En tout cas. le milieu néo-musulman qui s'est consti-
tué, et peu à peu étoffé, dans les zones européennes du
dar al-Islam, a toujours eu des caractéristiques qui contri-
buent à le définir et que nous allons évoquer.
Le milieu néo-musulman : les « mouladi »
Un fait est étonnant et indiscutable : pour convertis
sincères qu'ils soient, les néo-musulmans ne sont pas vrai-
ment intégrés dans la société arabo-islamique. Us consti-
tuent un groupe à part ; on les appelle les muouaUadun,
mot que les Européens ont transformé en mouladi. Bien
que les mariages soient très fréquents entre musulmans
de vieille souche et mouladi, du fait — encore et toujours
— de la primauté absolue du lignage paternel, le clivage
subsiste entre les deux catégories de familles mahomé-
tanes : les arabes et les indigènes converties ^^
La distinction se matérialise au point de vue fiscal ;
en effet, dès que se sont produits les premiers mouvements
de conversion de masse, du fait des répercussions qu'ils
avaient sur les recettes de l'Etat, les gouvernants arabo-
musulmans ont été amenés à prendre une décision qui
entraîna bien des remous et des troubles : une terre du
dar al-Islam qui a été frappée par l'impôt foncier établi
par les musulmans, doit toujours continuer à l'être, même
si elle devient la propriété d'un mahométan ; lisons :
même si son propriétaire se convertit à l'Islam. Par consé-
quent, deux catégories de musulmans se distinguent finan-
cièrement parlant : d'une part, les mahométans de la
première heure et leurs descendants en ligne masculine
— disons : les Arabes — et aussi tous ceux qui sont
arrivés en Europe (puisque nous étudions ici l'Europe)
déjà convertis à l'Islam, et leurs descendants ; tous ces
DES CONVERTIS A U ISLAM
203
« vieux croyants » ne paient que l'aumône légale comme
contribution financière ; d'autre part, les convertis et leurs
descendants acquittent l'aumône légale et l'impôt foncier
Les révoltes de convertis contre les Arabes dominateurs
ont souvent été déterminées par un refus d'accepter cette
discrimination fiscale. Plus qu'un « patriotisme » local
ou un attachement à des traditions socio-linguistiques pré-
islamiques, l'inégalité des impositions est à l'origine de
bien des insurrections. Mais la contestation de l'autorité
se faisant au nom des principes de l'Islam, qui affirme
1 égalité de tous les croyants, le modelé même de Pargu-
mentation contribuait curieusement à enraciner les conver-
tis dans la religion du Prophète, dont ils se proclamaient
stricts champions et défenseurs.
Pour différencié qu'il soit, comprenant des hommes
libres, des affranchis et même des esclaves, le milieu mou-
ladi n'en est donc pas moins uni et cohérent face aux
Arabes. L'histoire de sa dilatation est difficile à suivre,
tant en Sicile qu'en Espagne, mais on l'aperçoit par celle
des conversions célèbres. Parmi les premiers notables
autochtones convertis, auprès des Béni Qasi que nous
avons déjà eu l'occasion de mentionner et que nous retrou-
verons *, se signale un de leurs rivaux, aristocrate de
Huesca, de souche romano-wisigothique, le « seigneur »
Ambros, alias Amrous »! Au milieu du ix* siècle, quel-
ques spectaculaires adhésions à la foi islamique se pro-
duisent encore en Espagne, en particiilicr celle de Gomez
ibn Antonio ibn Juliana, qui semble avoir été, non un
simple secrétaire de services gouvernementaux, mais
Vcxceptor général des Mozarabes, donc le second person-
nage laïque dans la hiérarchie de la population chrctienne
de l'émirat de Cordoue •*. Il a été vivement pris à partie
par certains de ses coreligionnaires dans des écrits contem-
* Cf. supra, p. M.
'^* Cf. supra, pp. 49 et 174-175.
204
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
porains, où il est dépeint sous les traits d'un jouisseur
sceptique, complètement indifférent en matière religieuse.
Mais ces sources sont sujettes à caution, et il est peut-être
abusif de prétendre, comme l'ont fait divers historiens '5,
que cet exceptor se convertit pour conserver ses fonctions :
en devenant musulman, il ne pouvait rester l'un des chefs
de la communauté chrétienne. Vers la même époque, une
autre personnalité mozarabe se convertit aussi à l'Islam :
un notable, père de l'évêque de Malaga et beau-frère de
celui d'Elvira-Iliberis, membre donc d'une de ces familles
épiscopales qui étaient fort en vue ; peu après, ce dernier
prélat lui-même, l'évêque Samuel, est déposé par un
concile et prononce la profession de foi mahométane ;
c'est là un coup d'éclat qui paraît lancer nombre de ses
6x-diocésains sur la voie de l'adhésion à la religion du
Prophète 1^ Sur les conversions de masses populaires,
nous sommes un peu renseignés, pour la Sicile notam-
ment : les chroniqueurs arabes disent ou laissent entendre
que les Siciliens chrétiens se sont faits musuhnans dans
leur grande majorité, à commencer par les « dépendants b
(« colons » et servi) des grands propriétaires autochtones,
car ils accédaient ainsi à la liberté '\ D'autre part, les
annales, qui content la conquête de la Sicile musulmane
par les Normands, nous apprennent que les nouveaux
débarqués ont trouvé, dans la région de Palerme, de nom-
breux musulmans d'origine latine ou grecque, encore
appelés « fils de Romain d ou « de Franc », tels Ahmed
ibn Roumi, Abd ar-Rahman ibn Ifranqi. Yousof ibn
Gennaio, Mohammed Pacione, Y aïs ibn Gelasio, Omar
ibn Crisobolli. etc. '8. De même, des juifs se sont convertis
à l'Islam, en Espagne au moins : aussi bien des autoch-
tones de la péninsule que des membres de familles Israé-
lites arrivëes^d' Afrique ou d'Asie ^'^>-
Ce qui est certain, c'est que le processus d'islamisa-
tion fut partout continu mais lent, étalé sur plusieurs
générations ; des études de détail l'ont établi pour des
DES CONVERTIS A U ISLAM
205
régions qui n'ont pas été très longtemps musulmanes : le
pays de Tudéla. celui de Saragosse. celui de Lérida,
c'est-à-dire des secteurs de la zone pré-pyrénéenne. La
conversion y fut « le fruit d'un habile accommodement
au milieu politico-religieux musulman », combiné avec le
maintien de particularités restant communes avec les cx-
corcligionnaires vivant dans les hautes montagnes pyré-
néennes 20.
Telle quelle, avec ses composantes variées et ses par-
ticularités, la population mouhidi, tout en restant distincte
des immigres et non totalement intégrée en leur sein, est
bien cependant un élément de la communauté des
croyants : des affranchis ont de belles carrières admi-
nistratives, voire politiques, favorisées par les relations
nouées avec telle ou telle grande famille dont ils ont été
esclaves ; des libres de naissance connaissent aussi parfois
un destin remarquable. Un jour, par exemple, le calife
Abd ar-Rahman IH est sur le point de nommer cadi
malékite de Cordouc un monladi, dont les parents encore
en vie continuent à être chrétiens 21 : certes, cette nomi-
nation ne se fait pas, à cause de l'opposition d'un fort
parti de « docteurs en Islam » du milieu « vieux
croyant » ; mais l'affaire démontre la place acquise par
les convertis dans la cité islamique, en même temps que
les réticences dont ils peuvent être l'objet. Celles-ci s'atté-
nuent d'ailleurs, après plusieurs générations, quand la
date de la conversion de la lainille s'clTace dans le passé,
d'autant que. par les mariages, les divers groupes se
mêlent.
Faux convertis, tièdes, fanatiques et champions de Tlslam
Si elle forme un ensemble quand elle est vue de
l'extérieur, la population monladi. en soi. est curieusement
206
VEUROPE MEDIEVALE ARABE
diversifiée : s'y côtoient de faux convertis, des tièdes et
des musulmans fanatiques.
Parmi ceux qui feignent d'être devenus des adeptes
de la religion de Mohammed, mais restent fidèles en
réalité à leurs croyances antérieures, quelques-uns sont
bien connus : vers 1140, au moment où les Almoravides
persécutent les chrétiens et les déportent, un archevêque
de Séville, Johannès, est pratiquement contraint, nous
dit-on, à faire profession de foi musulmane ; mais il
avise en secret son clergé et divers prélats, que cette
conversion est feinte et qu'il reste secrètement chrétien 22.
Déjà au milieu du ix' siècle, au moment de la crise qui
avait suivi une vague de martyrs volontaires, beaucoup
de familles mozarabes de Cordoue s'étaient converties
officiellement à l'Islam, en demeurant chrétiennes en
réalité 23. Lorsque les Almohades décident de chasser de
leurs Etats tous les juifs et les chrétiens, le plus célèbre
des faux convertis est le grand philosophe juif Maïmo-
nide (1135-1204) qui a recours à cet expédient pour n'être
entravé ni dans sa vie ni dans sa production intellec-
tuelle. On a l'impression qu'à bien des époques, des chré-
tiennes entrées dans des harems se sont converties seule-
ment en apparence et même certains de leurs enfants
— nés mahométans — sont baptisés en secret et christia-
nisés par elles 24 ; cela se fait encore dans l'Orient du
XX* siècle. En somme, les néo-musulmans sont parfois
de faux croyants, comme plus tard, dans l'Espagne du
xvi* siècle, les Morisques furent le plus souvent de faux
chrétiens.
Nous avons conservé la description d'une maison
d'al-Andalus du xii^ siècle, dénoncée par d'authentiques
musulmans comme repaire d'un culte chrétien clandestin :
elle appartient à un moulùâi qui sentble n'être musulman
qu'officiellement ; Tune de ses pièces se prolonge par
une sorte de rotonde ou réduit cintré, qui est tourné vers
l'est et où est suspendue une lampe à huile ; de surcroît.
DES CONVERTIS A L'ISLAM
207
aucune « banquette » ne se trouve dans cette alcôve, ce
qui prouve quelle ne sert pas de « chambre à coucher » ;
enfin et surtout, on y voit d'une part « des restes de
cierges fondus . et un bâton terminé par une croix,
d'autre part des cierges non encore utih'scs, un lutrin à
quatre pieds, des livres en latin et « de petits pains plats
et ronds à pâte sèche et portant Fempreinte d'un sceau d.
Cette découverte faite, on consulte le fameux philosophe
hispano-arabe Averroès ; celui-ci déclare qu'il convient
d'infliger de durs châtiments corporels au maître de cette
maison, coupable de « grandes imprudences conservatri-
ces », mais il ajoute qu'on ne peut frapper davantage ce
mouladi : la peine de mort ne pourrait être prononcée
que SI des croyants témoignaient l'avoir vu pratiquer le
culte chrétien 23, Cette consultation témoigne d'une tolé-
rance secrète : les musulmans savent que certains nou-
veaux convertis n'ont pas vraiment la foi et demeurent
chrétiens au fond d'eux-mêmes ; mais ils pensent que ces
hommes sont sur le chemin d^une authentique adhésion
et que l'essentiel est qu'il n'y ait pas scandale. L'effroyable
est que celui-ci éclate. C'est ce qui arrive, par exemple,
dans le sultanat de Grenade, au xiv^ siècle : un jour un
imanu après avoir dirigé la prière dans une mosquée', se
tourne brusquement vers les fidèles et crie : « En vérité,
je suis chrétien ! » ; puis il s'enfuit 26.
On entrevoit ainsi, sans doute chez les plus tour-
mentés, de grands troubles de l'âme, entraînant peut-être
des sincérités successives dans une anxieuse recherche de
la vérité. Chez d'autres, au contraire, tiédeur et semi-
scepticisme prévalent. Quand, vers 750, le roi Alphonse ?^
des Asturies atteint la Galice et pousse jusque vers le
Douro, beaucoup d'indigènes, qui viennent de se convertir
à l'Islam, s'empressent de redevenir chrétiens 2?. Le pre-
mier roi de Pampelune, Inigo Arista {env. 803-851) est
peut-être le fils d'un indigène basque converti à l'Islam,
puis redevenu chrétien; en tout cas. un de ses demi-
208
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
frères et un de ses gendres sont musulmans ^8. Les tièdes
glissent alors assez facilement d'une religion à l'autre,
en fonction des avancées et des reculs des armées caro-
lingiennes et arabes : la conviction est faible. Lorsque
vers 820 se convertit à Tlslam le cinquième comte de la
principauté autonome chrétienne protégée, dont la capi-
tale est Ronda, il ne reste sans doute pas secrètement
chrétien, mais il n'est peut-être pas devenu pour autant
un musulman vraiment sincère * ; en tout cas, un siècle
plus tard, son arrière-petit-fils, Omar ibn Hafsoun, finit
par revenir à la foi chrétienne de ses ancêtres 29. Entre-
temps, des Béni Qasi — que leur islamisme n'empêche
pas d'oublier qu'ils descendent du comte Casius, important
« officier » du royaume wisigothique au début du \nf siè-
cle — tout en restant dans la dépendance nominale du
souverain de Cordoue, se sont taillés dans la vallée de
l'Ebre et sur son versant septentrional, du Pays basque
à la Catalogne, une vaste zone de domination. Ils ont
osé s'y intituler a rois de la troisième Espagne », comme
s'ils étaient les maîtres indépendants d'un Etat qui n'était
ni l'Espagne chrétienne du Nord, ni al-Andalus^''^,
Ce qui est vrai pour les puissants dont on connaît
assez bien l'histoire, l'est aussi pour les humbles sur les-
quels nous sommes beaucoup moins renseignés, mais dont
les oscillations sont révélées par quelques textes.
Voici l'un des rares cas connus : au xi' siècle, au
cœur de la péninsule Ibérique, là où se produisent alors
flux et reflux des armées castillanes et musulmanes, un
mahométan, peut-être d'origine autochtone, se convertit
au christianisme alors qu'il vit dans une zone devenue
castillane et il y épouse une catholique ; mais, quelques
années plus tard, ne pouvant pas supporter l'atmosphère
« occidentale », il réussit à, franchir la zone frontière et
à passer en terre d'Islam avec sa femiile ; tous deux y
♦ Cf. supra, pp. 43-44.
DBS CONVERTIS A L'ISLAM 209
font tout de suite profession de foi musulmane ; bien
entendu. Je cad, proclame que leur mariage chrétien est
tenu pour nul et un délai de réflexion de « trois menstrues
de la [cmnic .. est unposé au mari ; passé ce délai, il est
autorise, Sii Je veut, à la reprendre comme épouse selon
la Joi maJiométane ^i. Quel degré de sincérité peut-on
attribuer aux variations reJigieuses de ce couple? En
tout cas, cette Justoire nous rappelle qu'en devenant
musulman, un ciirctien peut se débarrasser de sa femme
Cela aussi a pu jouer cliez les tièdes...
Quelles que soient les limiter qu'il convient de don-
ner a cette relativité de la foi de certains nouveaux musul-
mans . la masse des vieux croyants a tendance à présumer
douteuses les conversions. Divers faits qui émaillent l'his-
toire da-Andalus le démontrent : en 891 par exemple,
lorsque la garnison de Séville - un corps arabe origi-
naire du Yémen - se soulève contre le gouverneur de
ia VI le, les soldats devenus émeutiers massacrent aussi
bien les nw.ladi que les dfummi et ils pillent les maisons
des lins et des autres >l Partout et toujours, les couches
populaires musulmanes, de souche orientale ou africaine
ou qui ont tx:rdu conscience de leur origine européenne,
lennent normalement pour incroyants les néo-musulmans,
tout cotnme pJus tard, dans l'Espagne catholique du
XVI siècle 1 opnuon générale suspecta la sincérité des néo-
chrétiens, les conversas.
Cependant. Je contraire est aussi vrai : certains néo-
croyants soru de très sincères « ultças . de la foi, des
musulmans Janatiques en l'occurrence. L'histoire a même
conservé la trace de la véritable haine que plusieurs d'en-
tre eux ont manifestée contre leurs anciens coreligion-
naires : dans la première moitié du ix^ siècle, un favori
de 1 emir Abd ar-Rahman 11 de Cordoue. J'eunuque Nasir
de naissance mozarabe, fils d'un parfait chrétien très
* Cf. supra, p. 166.
210
UEUROPE MEDIEVALE' ARABE
convaincu, affirme son fanatisme mahoraétan contre son
milieu d'origine ^^. Quelques années plus tard, un jaqi
grenadin, qui se signale par des prédications et impréca-
tions contre les chrétiens, suscitant même des remous de
la foule musulmane, appartient à une famille moza-
rabe ^'^. De la Sicile de la seconde moitié du x* siècle
émerge un indigène surnommé Gaouhar, esclave converti
à l'Islam, puis affranchi ; il passe au service direct du
calife fatiitiide al-Mansour en Tunisie : « Jeune homme
soigneux et de belle allure », il devient bientôt le favori
du prince, ensuite vizir et général ; puis sous le successeur
d'al-Mansour, il prend le Vieux Caire en Egypte et
fonde tout à côté une nouvelle ville : la geste prodigieuse
de ce jeune Sicilien né chrétien, devenu le champion de
Ja cause fatlmide — c'est-à-dire de la descendance directe
du Prophète Mohammed — démontre jusqu'à quel point
pouvait être total l'engagement musulman d'Européens
convertis ; mais ce renégat avait quitté très jeune son île
natale et son milieu origineP^^
La population mouladi a évidemment été très compo-
site, rassemblant hésitants, opportunistes, hypocrites et
convaincus. Toutefois, l'essence même de l'Islam, à savoir
son universalisme d'ordre religieux, a érodé à la longue
les ambiguïtés qui subsistaient inévitablement dans le
schéma mental des premières générations néo-musulmanes.
Autrement dit, la foi et la conviction l'ont emporté par
l'accoutumance. Mais la violence y a aidé. Les vers d'un
poète du ix^ siècle, célébrant le massacre de mouladi
é'cd'Andcdus par une tribu arabe, nous montrent que
l'élimination physique de ces a fils de chiens » fut parfois
délibérément décidée par passion raciste, étrangère à
l'esprit de l'Islam, :
Le sabre au poing, ce jour.
OES CONVERTIS A JJiSI.AM
211
Nous avons massacré tous ces enfants d'esclaves.
Vingt mille de leurs corps ont jonché les artères,
La grande onde du fleuve en emportant bien d'autres.
Ils n'avaient comme dieux qu esclaves ou fils d'esclaves.
Leur nombre était immense,
Nous l'avons fait minime ^^ !
Infini est le contraste de ces lignes s'appliquant à des
convertis, avec la notion islamique orthodoxe de rigou-
reuse égalitd entre tous les croyants. Du moins discer-
nons-nous ainsi que des forces contraires ont paradoxale-
ment agi dans le même sens : sous la pression conjuguée
de l'orgueil ethnique arabe et de l'ouverture islamique
universalistc, le mouladi, après quelques générations, per-
dait la conscience d'être issu de convertis. Mais il fallut
des siècles pour en arriver là : ce qui fut vérité dans le
sultanat de Grenade des xîv" et xv* siècles ne l'était point
dans l'Espagne musulmane des ix" et x'^ siècles, pas plus
que ce ne le fut jamais en Languedoc, ni en Sicile,
CHAPITRE XI
LES INCOMPATIBILITES DE CARACTERES
ET DE COUTUMES :
FRONDEURS ET INSURGES,
EMIGRES ET DEPORTES
Malgré la puissance d'interpénétration des apports
arabo-islamiques et des réalités antérieures, subsistent de
nombreux motifs de heurts et d'afîrontv;ments entre ces
deux ensembles différents de systèmes et de structures.
Les causes d'antagonisme ne disparaissent vraiment, dans
les pays d'Occident soumis aux musulmans, qu'avec l'éli-
mination complète des traditions pré-islamiques. Cette
élimination, qui ne se constate guère que dans le sultanat
de Grenade, ne s'est réalisée qu'après plus d'un demi-
millénaire de domination mahométane. D'autre part, les
gueur de l'histoire d'al-Andalus, il n'est pas étonnant
que la documentation sur la résistance de l'Occident à
la pression arabo-islamique soit beaucoup plus abondante
pour l'Espagne que pour les autresv.pays. Cette opposition
a pris des "aspects divers : défis, émeutes, insurrections,
organisation de zones rebelles, fuites aussi, le pouvoir
contre-attaquant par des condamnations : exécutions.
FRONDEURS ET INSURGES
213
confiscation de biens, déportations, expulsions. vSur cha-
cun de ces reflets d'un très long drame, nous disposons
de renseignements assez nombreux.
Les motifs de révolte des non-nmsulnians
Le statut que TJslam concède aux a gens du Livre »,
c'est-à-dire aux croyants non mahométans, est relative-
ment libéral ; et, dans la mesure où ce statut est appliqué
sans réserves, les dhimnii s'en satisfont volontiers. Mais
il arrive qu'un pacte soit transgressé, non pas tant par
le pouvoir, en général, que par des actions populaires
musulmanes incontrôlées. Cela provoque, chez les dhimmi,
amertume, rancune et désir de vengeance. D'autre part,
sans violer les pactes à proprement parler, l'autorité
arabo-islamique s'entend très bien à rendre plus dur le
statut financier de telle ou telle communauté : en prin-
cipe, un dhlmmi n'est astreint qu'au paiement de la capi-
tation et cîê l'impôt foncier, dont les tarifs sont fixés par
la Loi, mais les contributions extraordinaires sont fré-
quentes ; elles constituent un puissant motif de mécon-
tentement. Quelques chiffres sont éloquents : au début du
règne de Fémir de Cordoue Abd ar-Flahman IL en 822,
les recettes annuelles prélevées sur la population indigène
de l'Espagne soumise s'élèvent à six cent mille dinars ;
r^T,* r ' ■ ■ ; ■ - ,- .
OU ces cnïfîfc^ ^'"^n" cx^^r"^ "'- :^^^ti':^' eue h p'^^ds de la
leflète pas la réalité, nous sommes certainement en pré-
sence d'une augmentation qui dut enlra'ner une exaspé-
Wtlon des contribuables.
Un motif différent joua tout autant : les nombreuses
mesures discriminatoires que nous avons exposées dans
mx autre chapitre, sont très mal supportées par les
214
U EUROPE MEDIEVALE ARABE
dhimmi. Des réactions réciproques d'intolérance et d'exas-
pération religieuses s'enchaînent et font parfois exploser
la colère née de l'humiliation dont le « croyant » écla-
brousse à tout instant 1' « infidèle b. Nous le saisissons sur
le vif par ce que l'on peut appeler « l'affaire Parfait ».
Vers le début de l'année 850, un moine pieux et cultivé
portant ce nom, vit dans un couvent proche de Cordoue ;
un jour, de passage en cette ville, il y rencontre des
musulmans qu'il connaît ; une conversation amicale s'en-
gage, puis dévie quelque peu car les interlocuteurs du
moine lui posent des questions gênantes sur le Christ et
sur le Prophète. Parfait leur dit : « Je crois fermement
en la glorieuse divinité de mon Seigneur Jésus-Christ ;
mais je ne me risquerai pas à vous dire l'opinion que les
chrétiens ont sur votre Prophète, car elle vous serait
désagréable à entendre. »
Les mahométans ne se contentent pas de cette
réponse ; ils insistent pour savoir. Parfait leur demande
de lui promettre de garder secrets ses propos ; ils le lui
jurent ; il se décide donc à leur citer un passage de l'Evan-
gile : « Beaucoup de faux prophètes viendront en mon
nom. B Et il ajoute : a Nous croyons que Mohammed
est un de ces " faux prophètes ". contre lesquels le Christ
nous a mis en garde, » La conversation prend fin alors :
les musulmans sont profondément irrités. Quelques jours
passent, et voici que, par hasard, ces mêmes hommes
aperçoivent de nouveau Parfait, cette fois dans un quar-
tier populaire de Cordoue ; et l'un d'eux dit assez haut
à l'autre : a Tiens, regarde là-bas ! Voilà ce dhimmi qui
a été assez fou et téméraire l'autre jour pour oser vomir
sur le Prophète ! » Des gens entendent la phrase et crient :
a Qui est-ce ? C'est celui-là ? d et ils se précipitent sur
le moine :* « Tu as insulté le Prophète, maudit dhimmi ! » ;
ils l'arrêtent^* et le conduisent devant un cadi à qui ils
disent : n Voici un chrétien qui a médit du Prophète.
Tu sais mieux que nous la peine qu'il mérite ! ^ L'accusé
FRONDEURS ET INSURGES
215
nie avoir dit quoi que ce soit contre le Prophète ; ceux
qui l'ont détenu reconnaissent ne rien avoir entendu de
lui, mais indiquent que des musulmans ont déclaré devant
eux qu'il avait tenu des propos sacrilèges. Le cadi, hési-
tant, fait emprisonner Parfait, en précisant qu'il le fera
exécuter si le délit est prouvé.
Une fois enfermé dans sa geôle, le moine se repent
d'avoir renié ses propos ; il se reproche de ne pas avoir
eu le courage de sa foi, et il prend la résolution de dire
la vérité si on l'interroge de nouveau. D'autre part, le
bruit provoqué par ^ï l'affaire » est arrivé jusqu'aux
oreilles d'un eunuque de cour, un renégat toujours farou-
chement dressé contre ses anciens coreligionnaires et très
influent ; il fait ordonner un nouvel interrogatoire du
moine : les deux exaltations religieuses contraires conver-
gent ; Parfait proclame la divinité du Christ, puis l'im-
posture de Mohammed ; il est exécute. Mais sa mort
lui donne une auréole de saint, doublée d'un prestige de
prophète ; en effet, en sortant de sa prison pour aller au
supplice, le moine avait crié : « Je n'ignore pas que
l'eunuque Nasir a voulu mon exécution ; mais sachez-le,
l'an prochain à pareille date, il sera déjà mort ! » Cette
prédiction circule dans le peuple mozarabe. Appel au
Ciel ou incitation au meurtre ? Le fait est qu'une dizaine
de mois plus tard, cet eunuque meurt brusquement,
empoisonne, a en une crise de rage et de diarrhée »,
alors qu'il venait de goûter un breuvage qu'allait prendre
Témir^...
Une telle affaire illustre ce que pouvait être à cer-
taines heures l'atmosphère de lutte religieuse déchaînée
dans les pays que dominait rislani et où les chrétiens
restaient assez nombreux et tenaces dans leur foi.
216
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
FRONDEURS ET INSURGES
217
?,:'
Les motifs de révolte de tous les autochtones
De surcroît, dans les grandes villes du monde musul-
man, les rapports sont de telle nature entre le pouvoir et
les masses, que le mécontentement populaire est fréquent
et facilement inflammable : à la différence de ce qui se
passe dans l'Occident chrétien quand les cités croissent,
il n'y a pas trace d'assemblées urbaines ni de magistra-
tures municipales, confiées à l'élite de la population bour-
geoise ; tout au plus entrevoit-on des sortes de conseils
de notables ou d' « anciens », parfois consultés par le
gouverneur d'une ville, assisté de « docteurs en droit
islamique ». Bien que les corps de métiers soient contrôlés
par un représentant de l'Etat, les grandes agglomérations
sont facilement frondeuses et agitées. Maurice Lombard
a remarqué que le contraste y est <f inouï » entre les
masses populaires de plus en plus appauvries et les mar-
chands qui vivent dans le luxe comme les hommes du
milieu politique dirigeant ^. Une plèbe urbaine existe,
secouée par des mouvements à motivation sociale. Aussi
le pouvoir est-il vigilant : la moindre émeute est réprimée
avec une brutalité facilement sanguinaire ; l'autorité cher-
che à inspirer la crainte qui lui semble une force sûre
de dissuasion ; nous l'avons déjà constaté en contant la
répression d'une insurrection cordouane par la garde
chrétienne de l'émir en 814 '.
Aux dires de E. Lévi-Provençal, la gravité de cette
insurrection s'explique précisément, et dans une large
mesure, par le ressentiment qui couvait depuis quelques
années : en 805, pour tenter de mettre fin à l'agitation
chronique de la population du faubourg sud de la ville,
le gouvememéHt avait fait arrêter et exécuter soixante-
Cf. supra, p. 176.
douze Cordoiians dont les cadavres avaient été cloués
sur des croix, en bordure du chemin longeant la rive
gauche du Guadalquivir, le long du faubourg : à partir de
ce jour, Cordoue était devenue « un foyer constant de
conspiration » ^ Ce qui est remarquable, c'est que cette
cause de mécontentement et d' « activisme » travaille
également les mouladi durement frappés par ces exécutions
sommaires.
Le cas de Cordoue n'est pas une exception. On
constate à Tolède une même agitation latente chez les
familles de convertis. Un épisode sanglant, resté gravé
dans l'histoire de cette cité, illustre l'animosité tenace
qui mit longtemps aux prises l'indigène et l'immigré : en
797, à moins que ce ne soit en 807 — les sources sont
contradicioires — le gouvernement de Cordoue décide
de frapper un grand coup pour mettre fin à la sourde
opposition perpétuelle des Tolédans ; sous prétexte d'une
campagne imaginaire lancée vers les pays chrétiens du
Nord, une armée arrive aux abords de la ville, dont le
gouverneur invite le général commandant les troupes en
déplacement. La mise en scène entre les comparses est
parfaite : le général en campagne décline l'invitation car
il ne veut pas, dit-il, paraître menacer la liberté d'une
cité dont il sait les susceptibilités et connaît le fier et
noble passé. Sa réponse est lue aux notables de la ville
consultée par rémir-gouverneur ; la réserve du général
leur est agréable ; ils se joignent aux nouveaux émissaires
qui lui sont envoyés pour le prier \rhonorer la ville d'un
bref séjour : du coup, il accepte d y venir avec une petite
escorte et il s'installe dans la citadelle auprès du gouver-
neur. Le lendemain de son arrivée, il invite les notables
mouladi à un grand déjeuner dans cet alcazar : a Au
fur et à mesure que ces Tolédans arrivent, on vient les
chercher un à un », dans le patio où ils attendent, sous
le prétexte de les présenter individuellement au général
arabe ; c'est ainsi qu' a on fait prendre à chacun d'eux
220
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
Un jeune et riche patricien mozarabe, Isaac, né en 824,
très cultivé tant en lettres latines qu'en arabe, abandonne
sa charge de secrétaire de la chancellerie gouvernemen-
tale, pour se retirer dans le monastère (sis à quelques
kilomètres au nord de Cordoue) fondé par le pieux Jéré-
mie, dont il était le neveu. Au même moment, sa femme,
Isabelle, quitte aussi le siècle pour devenir religieuse dans
le couvent voisin : elle était la sœur de Tabbé Martin
qui dirigeait cet ensemble monastique *. Au bout de quel-
ques mois, Isaac décide de mourir en martyr de la foi :
il va trouver le cadi de Cordoue et se dit prêt à se conver-
tir à l'Islam, si celui-ci accepte de Tinstruire. La nou-
velle se lépand comme une traînée de poudre : Isaac est
très connu ; c'est une belle recrue pour l'Islam ! Au jour
dit, dans un cadre solennel, devant un nombreux public,
le cadi commence à enseigner à Isaac la vérité et la valeur
de l'Islam. Mais le moine a tôt fait de l'interrompre, lui
tient tête et dénonce le a faux prophète » Mohammed.
C'est un scandale ! Le cadi, indigné, éclate en sanglots,
gifle Isaac et le fait immédiatement incarcérer ; ensuite,
il rend compte de l'affaire à l'émir. Le prince juge ce cas
très grave, y relève préméditation et provocation : Isaac
est condamné à mort, égorgé le 3 juin 851, et son corps
reste exposé pendant plusieurs jours près d'une porte de
la ville, pmdu à une potence, tête en bas '^.
Cette mort suscite une véritable émulation : des
Mozarabes exaltés de Cordoue veulent imiter Isaac ; en
quelques jours, avant la fin de ce mois de juin, un soldat
de la garde chrétienne de l'émir, un prêtre, un diacre, un
laïque civil et quatre moines, dont Jérémie l'oncle d'Isaac,
insultent le Prophète en public, sont condamnés et exé-
cutés, leurs cadavres étant toujours pendus la tête en bas.
A chaque lév<?r du jour, 'Cordoue se'^demande qui sera
le nouveau provocateur. Certains martyrs ont été d'une
* Cf. supra, p. 86.
FRONDEURS ET INSURGES
221
arrogance mouïc. insultant ignominieusement Mohammed
et ses adeptes ; Jércmie, qui se signala en particulier par
de tels écarts de langage, fut longuement iouclté avant
detre Ira.nc quasi inanimé sur le lieu où il fut supplicié
Les deux premiers corps des martyrs volontaires — celui
d'Isaac et celui du soldat de la garde - avaient été ren-
dus aux familles au bout de quelques jours, et l'Eglise
mozarabe avait célébré des obsèques solennelles. Mais,
ensuite, se rendant compte du tremplin que constituaient
ces funérailles grandioses, les autorités font dépendre, de
nuit, les autres corps et les font brûler avant de jeter leurs
cendres dans le Guadalquivir. Plus encore : le métropo-
litain de Séville envoie un mandement à lire dans toutes
les églLses des diocèses dépendant de lui, pour mettre en
garde les fidèles contre cette déformation de la foi chré-
tienne :
Les lois en vigueur, écrit-il, ne nous garantissent-
elles pas la liberté de nas croyances et l'exercice de
notre sainte religion? Ah. ne perdent-ils pas leur
ame ces insensés qui se font tuer par orgueil ? N'ou-
bliez pas. mes frères, que tout ce qui se fait par
orgueil est péché « !
Malgré cette intervention archiépiscopale, trois autres
chrétiens de Cordoue cherchent le martyre en juillet 851
en insultant le Prophète et sa religion dans des audiences'
publiques du cadi. et ils sont exécutés. Le fameux moine
saint Eulogc et l'évcque de Cordoue passent outre aux
consignes données par Tarchevêque de Séville et louent
avec enthousiasme la « sainte fin ., de ces fidèles du Christ,
lis sont l'un et l'autre jetés en prison.
Les femmes sont .saisies à leur tour par le vertige du
défi, fin cet été 851, deux .sœurs appartenant à une bonne
famille de la bourgeoisie cordouane s'enfuient de chez
elles. Leur cas est compliqué : leur père décédé quand
218
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
FRONDEURS ET INSURGES
219
un étroit passage, dans le palais, au bord d'une fosse
profonde, d'où l'on avait sorti la terre pour faire ICvS
talus de cet alcazar qui venait d'être reconstruit ; et là,
quand ils passent au bord de la fosse, ils sont un à un
décapités, et leurs corps y sont jetés ^ »... Cette tragique
décimation de l'élite tolédane convertie à l'Islam reste
sans suite immédiate car l'effroi s'empare de tous, quand
les familles attendent en vain le retour des leurs invités
au banquet. Mais on conçoit sans peine que la population
mouladi n'ait pas rapidement oublié cette perfidie san-
guinaire et que la haine ait, dès lors, couvé dans les
cœurs.
Ces exécutions aveugles, faites à titre préventif, ne
sont pas la seule cause qui pousse les plus impatients à
la révolte. Des incitations venant de l'étranger y contri-
buent aussi ; l'argent coule à flots, parfois, quand un
Etat ennemi cherche à affaiblir ou à renverser un gouver-
nement en place : en 763 par exemple, le calife qui est
en train de s'installer à Bagdad, essaie d'étendre son
autorité sur al-Andalm en abattant l'émir indépendant
qui a pris le pouvoir dans ce pays ; des émissaires
venus d'Orient « travaillent » donc l'Espagne musulmane
pour la soulever. Ils sont d'ailleurs découverts et déca-
pités. L'épilogue est sinistre : le souverain cordouan fait
embaumer leurs têtes et ordonne qu'elles soient mises,
avec un récit détaillé de ce qui s'était passé, dans un
grand sac très solide, remis à un commerçant partant
négocier en Tunisie, c'est-à-dire dans la province la plus
occidentale du gouvernement de Bagdad ; et, à Kairouan,
une nuit, ce marchand abandonne ce sac sur le marché,
où il est découvert le lendemain matin : avis à ceux qui
tenteraient de soulever cd-Andalm contre son monarque 6.
Plus souvent, l'appeLà i'ihsurrectioa.souffle d'un Etat
chrétien, même d'une manière indirecte : quand les Nor-
mands s'installent dans l'Italie méridionale, quand les
royaumes de la Reconquista progressent vers le Sud, en
Espagne et au Portugal, intrigues, complots, voire véri-
tables révoltes éclosent parfois dans la portion du dar
al-lslam qui semble sur le point d'être atteinte par les
armées chrétiennes. A vrai dire, ce n'est pas très fréquent,
en partie parce que beaucoup d'indigènes sont déjà suffi-
samment arabisés pour ne pas se sentir solidaires de ces
coreligionnaires « barbares » qui arrivent du Nord ; en
partie aussi parce que les mesures préventives prises par
les autorités islamiques ont depuis longtemps détruit à
la racine lesprit de révolte. Cependant, de loin en loin,
on entrevoit des conjurations : vers 825, les chrétiens de
Mérida font appel à l'empereur carolingien Louis le Pieux,
afin qu'il les libère du joug islamique ; en 1124, les Moza-
rabes de Grenade envoient des émissaires au roi d'Ara-
gon, Alphonse le Batailleur, pour qu'il vienne les délivrer
de l'autoritc mahométane ; c'est là l'origine — ou l'une
des origines — du raid que ce souverain effectue en
Andalousie en 1125-1126, atteignant la Méditerranée
méridionale entre Almeria et Malaga, avec l'aide inter-
mittente d'une « cinquième colonne » parfois audacieuse.
Bien entendu, de pareils événements sont suivis de
représailles : le tragique enchaînement des vengeances et
des désirs de vengeance enserre les forces antagonistes.
Insurrections et complots, comme défis religieux et émeu-
tes, entraînent des châtiments. Ainsi, malgré tout ce qui
jouait contre ce que Ton peut appeler Y « opposition
active », plusieurs périodes de l'histQire des pays d'Eu-
rope sous domination arabe ont été marquées par cette
résistance.
La fronde catholique et la soif du martyre
Au milieu du ix* siècle, une vague d' « activisme »
chrétien se propage à Cordoue et dans ses environs, puis
à travers aUAndalus : le sang des martyrs doit féconder
la terre, pour que le royaume du Christ y soit restauré.
222
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
elles étaient très jeunes était un mouladi, tandis que leur
mère chrétienne les avait élevées secrètement dans la foi
catholique ; mais elles ne pouvaient jamais aller à la
messe ni entrer dans une église, car selon la Loi elles
étaient musulmanes, et leur frère aîné, bon mahométan,
les surveillait de très près. Dès qu'elles ont disparu, il
les recherche partout, pénétrant même avec des amis dans
les couvents de religieuses car il pense qu'elles s'y sont
cachées. On ne les trouve nulle part. La famille paternelle
intervient officiellement et réussit à faire arrêter quel-
ques prêtres soupçonnés de savoir où elles se cachent. Elles
étaient tout simplement dans une famille mozarabe du
faubourg. A la nouvelle de l'incarcération des clercs
accusés à tort de connaître leur gîte, l'une d'elles, Flora,
quitte son refuge, rentre à la maison et dit à son frère
aîné : « Me voici ; oui, je suis chrétienne et je veux le
crier ; je le crierai. »
Son frère, qui l'aime bien, est ému ; il essaie de la
raisonner, la traite par la douceur, la comble de gentil-
lesses et de cadeaux pour célébrer son retour. Mais elle
le défie, lui affirme qu'elle n'est pas et ne veut pas être
mahométane. Il en vient à la menacer, s'emporte même,
la frappe, lui rappelle qu'elle est légalement née musul-
mane, et qu'elle mourra suppliciée si elle renie sa religion.
Elle répond : a C'est ce que je souhaite ! » 11 l'emmène
alors chez le cadi pour une conversation privée. Flora
déclare au magistrat qu'elle a été élevée en chrétienne,
qu'elle n'a jamais été musulmane et qu'elle n'est donc
pas une apostate. Le cadi rétorque que, fille d'un musul-
man, elle est obligatoirement musulmane et ne peut chan-
ger de religion, sous peine de mort. Lassé par son obstina-
tion, il ordonne qu'elle soit bâtonnéç sur la nuque jus-
qu'à ce qu'elle se reconnaisse musulmane. Les coups
pleuvent drus, la peau est arrachée, mais elle ne cède
pas, elle perd connaissance. Son frère la ramène à la
maison.
frondf:urs et insurges
223
De nouveau, on la cajole, on la soigne, on espère
qu'elle renoncera à être chrétienne. Rien n'y fait. Au bout
de quelques semaines, une nuit, elle se faufile dans le
jardin de la maison, alors que tout le monde dort ; elle
grimpe sur le mur de terre battue qui l'entoure ; de là,
elle se jette dans la rue étroite et obscure qui bordait le
fond du jardin. Elle atteint la demeure d'une famille chré-
tienne qu'elle connaît, y passe quelques jours puis va de
nouveau se réfugier chez ceux qui lui avaient déjà donné
asile et qui hébergaient toujours sa sœur. Euloge apprend
cette odyssée, et réussit à faire passer un message enthou-
siaste à Flora : nr Je m'émerveille de ta fuite dans le
silence de la nuit, semblable à celle de saint Pierre quand
un ange le fit échapper de sa prison ^ n
Au bout de quelque temps. Flora ne tient plus en
place ; elle décide de quitter de nouveau sa retraite, pour
aller au martyre, cette fois. Elle abandonne sa sœur et
ses amis éplorés, repart en plein jour pour la ville : elle
entre d'abord dans une église, pour la première fois de sa
vie ; elle s'y abîme en prières puis remarque une jeune
femme qui v semble pareillement en très dévote oraison.
Finalement, elles font connaissance : cette fidèle, nommée
Marie, est la sœur d'un des moines qui étaient morts
martyrs volontaires en juin précédent, peu après Isaac ;
elle confie à sa nouvelle amie qu'elle veut suivre le même
chemin que son frère. Flora l'embrasse, lui dit qu'elle a la
même intention. Elles décident de nç plus se quitter et
de mourir ensemble.
Quittant l'église, elles se dirigent vers la mosquée
où le cadi tient une audience publique ; voilées, elles
attendent leur tour. Quand il arrive, Flora montre son
visage et dit au magistrat : « Je suis cette chrétienne née
d'un père infidèle, que tu as si cruellement fait frapper,
il y a quelque temps, quand mon frère qui professe la
même fausse religion que toi, m'avait emmenée jusques
à toi pour que tu me convainques. Tu n'as pas pu me
224
UEUROPE MEDIEVALE ARABE
convaincre. Et je suis ici pour te faire savoir bien haut
que mon seigneur Jésus-Christ est le vrai Dieu, tandis
que le maître de votre Loi n'est qu'un imposteur. » Tandis
qu'on arrête brutalement Flora, Marie s'écrie : « Je pense
comme elle et je suis chrétienne, comme mon frère que
vous avez martyrisé il y a quelques mois. »
Elles sont incarcérées ensemble. Une semaine plus
tard, dans une audience privée, le cadi reçoit Flora en
présence de son frère. Les deux hommes cherchent à per-
suader Thérome qu'il lui suffit de faire acte de foi musul-
mane pour avoir vie sauve, liberté et tranquillité. Elle
s'y refuse. Peu après, elle passe en jugement avec son
amie Marie. Condamnées, elles sont égorgées côte à côte
le 24 novembre 851.
L*histoire des martyrs volontaires de Cordoue ne se
réduit pas aux quelques cas que nous avons contés. Il
y en eut beaucoup d'autres dans les derniers mois de 851
et en 852 : deux jeunes filles et plusieurs moines, dont
un certain Christophe — dont on nous dit qu'il avait du
sang arabe dans les veines, ce qui prouverait que, malgré
les interdits, des musulmans réussissaient à changer de
religion en s'installant loin de chez eux et en se disant
mozarabes lors de leur arrivée dans une nouvelle rési-
dence. Le gouvernement d'al-Andcdus, de plus en plus
irrité, exige la réunion d'un concile régional. Celui-ci a
lieu en août 852 ; à la quasi unanimité, les prélats condam-
nent la recherche du martyre et la provocation : « Toute
action faite en vue de se faire condamner à mort est une
forme de suicide ; elle tombe donc sous Tanathème dont
l'Eglise a toujours frappé ceux qui se donnent volontaire-
ment le trépas. »
Les fidèles mozarabes refusent dç tenir compte de ce
décret conciliaire. Loin de calmer les chrétiens fana-
tiques, l'attitude des évêques les excite. Ils sont prêts à
passer du défi individuel à l'émeute : un jour de septem-
bre 852, une bande de Mozarabes conjurés se réunit par
FRONDEURS ET INSURGES
225
petits groupes à proximité de la grande mosquée de Cor-
doue ; à un signal donné, ils pénètrent tous ensemble
dans Tédifice ; et deux meneurs — un moine et un
laïque —, se plaçant chacun à une extrémité différente
de rédifice, se mettent à prêcher l'Evangile en arabe, le
plus haut possible. La surprise se tourne en scandale.
Les musulmans qui priaient sortent pour ameuter tous
leurs coreligionnaires des alentours, l^ foule qui grossit
veut (( l37icl\er » les chrétiens. La garde arrive : le cadi
aussi. Tous les perturbateurs sont emprisonnés. Le juge-
ment a lieu quelques heures après : seuls les deux meneurs
sont condamnes ; mais la peine est particulièrement
atroce : on leur coupe d'abord les mains, puis les pieds,
ils sont ensuite égorgés ; enfin leurs cadavres sont cru-
cifiés.
L'affaire est si grave qu'elle a un effet contraire à
celui qui était recherché. Beaucoup de Mo/arabes se
désolidarisent des extrémistes, renoncent à la foi chré-
tienne et se font musulmans, en partie par crainte, en
partie par dégoût du fanatisme. Par ailleurs, im nouvel
émir, Mohammed F', monte sur le trône cordouan, en
ce mois de septembre 852, à la mort de son père ; il
octroie une amnistie générale et fait libérer les chrétiens
suspects, notamment saint Euloge. La grande crise est
alors terminée, bien que, dans les années suivantes, quel-
ques incidents se produisent encore de temps en temps :
de 853 à 857. Mais ce sont des cas .isolés, qui semblent
ne pas avoir de suites. L'émir Mohammed complète d'ail-
leurs l'indulgence par la menace : il annonce que tous
les chrétiens sont invités à se convertir à l'Islam et pré-
cise que les hommes qui refuseront seront regroupés en
diverses zones, oii ils continueront à jouir du statut de
dhimmi mais seront privés de femme, de manière à ce
qu'ils n'aient plus d'enfants ; quant aux femmes et filles
chrétiennes, qui ne voudront pas devenir nuisuîmancs,
épouses ou concubines de musulmans, elles seront toutes
ï'!:<V^'?^^■•-
226 VEUROPE MEDIEVALE ARABE
placées dans des bordels ! A vrai dire, ce ne fut là qu'une
semonce. Mais elle inquiéta. Et Tannée 859 marqua le
chant du cygne des martyrs volontaires. L'ultime épisode
commença autour d'une jeune musulmane, Leocncia, mi-
tiée au christianisme et baptisée en secret par les soms
d'une vieille parente chrétienne qui vivait dans la mai-
son. Un jour, après la mort de cette veuve d'un grand-
oncle qui n'avait pas eu d'enfants, cette crypto-chrétienne
dit à ses parents quelle est sa vraie religion. C'est alors
un drame familial. On décide de la tenir cloîtrée, de
l'empêcher de voir aucune amie, afin d'éviter que cette
histoire ne s'ébruite. Mais au bout de quelques mois,
ses parents la croyant calmée, la surveillance se relâche,
elle s'enfuit, et se réfugie dans la maison de saint Eulogc,
qui avait alors quitté son monastère. Il avait, en effet,
été élu archevêque de Tolède, mais n'avait pu prendre
possession de son siège à cause de l'opposition du gou-
vernement musulman. Quelques heures plus tard, Leo-
cricia, Euloge et sa sœur qui vivait avec lui, sont arrêtés ;
celle-ci est assez vite libérée, mais non Euloge, accusé
d'avoir caché une jeune musulmane se prétendant chré-
tienne. Un conseiller de l'émir, ami d'Euloge dont il
admirait les talents de poète, de grammairien et d'homme
cultivé, vient voir le saint en prison et lui dit :
Je ne m'étonne pas que des simples d'esprit se
précipitant sans nécessité vers une mort pénible et
misérable. Mais toi qui es savant et sage, ne les imite
pas. Dès le début de l'audience, rétracte les injures
que tu as proférées contre le Prophète au moment de
ton arrestation. Tu seras aussitôt libéré. Et tu pour-
ras continuer à pçnser et à faire ce que tu veux, sans
scandale toutefois.
Peine perdue... Dès que l'audience tixée pour le
jugement commence, saint Euloge se met à prêcher la
FRONDEURS ET mSURGFÈ
227
vérité du christianisme et Terreur de l'Islam ; il est aussi-
tôt condamné à mort et égorgé (11 mars 859); quatre
jours après, Leocricia est à son tour jugie et exécutée ^^.
l/histoire des martyrs volontaires semble s'arrêter
là ; mais peut-cire est-ce parce que les sources musul-
manes n'en parleut jamais et que notre documentation se
réduit à ce qui a été conservé sur la vie de saint Euloge...
Les rébellions urbaines ou régionales
Plus grave que le défi religieux, la véritable révolte
éclate parfois. Tolède, bien que très durement châtiée et
surveillée dès sa prise d'assaut en 713 \ réussit plusieurs
fois à massacrer sa garnison et à se constituer en ville
rebelle, enfermée dans ses murailles, confiante en son site
escarpé et inexpugnable, a au-dessus du ravin profond,
où le Tage roule son Ilot jaunâtre ^i ». De loin en loin,
l'appel du passé pré-islamique y entraîne Mozarabes, juifs
et mouladi unis, en une révolte qui triomphe et tient tête
durant quelques semaines, quelques mois ou même quel-
ques années : en 745, 829-837, 852-854, etc. L'aventure,
glorieuse et ruineuse, ne se termine pas toujours de la
même façon : en 745, le général qui s'empare de la ville
expédie à Cordouc les principaux chefs de l'insurrection ;
là, au milieu d'une grande liesse populaire, « ils sont
promenés à travers les rues, vêtus d'oVipeaux ridicules »,
sous les quolibets, les coups et les immondices, puis cha-
cun d'eux est cloué sur un madrier avant d'avoir la gorge
tranchée ^2. pius longue est la rébellion des alentours de
830, dirigée par un jeune mouladi, Hachim, qui meurt au
combat, vainqueur de forces de Cordoue qui tentaient de
prendre la ville soulevée ; puis en 831 comme en 834, les
* Cf. supra, p. 21.
;|,; ;
228
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
rebelles rejettent les assaillants et c'est seulement en 837,
après un blocus rigoureux, que Tolède, affamée, se sou-
met ^^. En 852, c'est un « chevalier d mozarabe, Sindela,
qui mène à bien un complot : il s'empare du gouverneur
de Tolède et de quelques jeunes Arabes de son entourage,
appartenant à des familles proches du pouvoir cordouan.
Il les transforme en « contre-otages » et menace de les
abattre si ne sont pas libérés et ramenés à Tolède les
otages originaires de cette ville qui vivent à Cordoue.
L'échange se réalise et la garnison évacue Tolède ; mais
la ville restée rebelle reçoit l'aide du roi chrétien des
Asturies et ne négocie sa reddition qu'en 854, après avoir
obtenu l'amnistie et un statut de cité autonome protégée,
qui durera jusqu'en 930 ^^.
La ville de Mérida, tête d'un archidiocèse, est un
autre foyer de révolte : elle se soulève en 806, puis en
827, ses habitants tuant alors le gouverneur. Elle capitule
en 828. Peu après, elle s'insurge de nouveau, sous la direc-
tion d'un mouladi, Soliman ibn Martin, et tient bon
jusqu'en 833, date à laquelle elle est reprise. En 836, eîle
se dresse, encore une fois, contre le gouvernement de
Cordoue, derrière un de ses notables, dont on ne sait
s'il était chrétien ou converti à ITslani ^''\
Quelquefois, la révolte se propage dans toute une
zone. On connaît mal la chronologie et les modalités de
l'installation de l'autorité arabe sur le nord-est de l'Espa-
gne et sur le Languedoc ; tout au plus entrevoit-on que
le prince wisigoth Akhila, fils de Wiltiza, et rival du roi
Rodrigue en 711, avait été reconnu comme monarque par
les évêques et les comtes des pays s'étendant de la vallée
inférieure de l'Ebre au delta du Rhône, pays qui n'avaient
jamais admis la souveraineté de Rodrigue. Apparem-
ment, en 711 ou 712, les Arabes n'ayaient pas attaqué ce
royaume a allié », mais dès 713, semble-t-il, le roi Akhila,
qui était un enfant, avait renoncé à son Etat et s'était
installé à Tolède pour récupérer d'immenses propriétés
FRONDEURS ET INSURGES
229
foncières que son père possédait au cœur de la péninsule.
Uette aliauc laisse apparaUre qu AkhiJa avait été orienté
vers cette solution de lacilitc et d^abandon par les véri-
tables détenteurs du pouvoir, les cvêques et les comtes
propriétaires de grands secteurs de la iarragonaise et de
out e pays de Narbonne. Cepciidant, un nouveau . roi
des Wisjgolhs . surgU dès 713 dans cette région ; on nen
sait a peu près rten. smon qu'il s appelait Ardo et était
membre de ia famille wiltizienne. Setail-ii agi d elimmer
1 calant Akiiila pour donner le pouvoir à un'homme qui
aurait ete une sorte de pnnce autonome a allié . des
Arabes ? On Tignore. Ce qui est certain c'est que, très
vue, ues heurts se produisent entre Je dar al-islam et
cet Etat wisigothique indépendant, au moins de facto •
les Arabes tiennent ces populations groupées autour
d Ardo pour des révoltes ayant violé un pacte. Ils pro-
cèdent donc dès lors à leur soumission, et à la conquête
des territoires jusqu'au Rhône, tantôt par force, tantôt
par négociation; et le royaume d^Ardo tombe, « pan
par pan '^^ .. ^
^ L'occupation arabe en Espagne a été davantage ébran-
lée par des rebellions victorieuses. La plus célèbre et la
plus durable est celle qui maintint toute une région des
Asturies en dehors de la domination nuisuunane : plus
quune insurrection, c^est Torganisation de tout un groupe
d msoumis, entraînés dans la montagne par le jeune notable
quetart Pelayo. Quand, er. 722, les Arabes v envoient un
élément de reconnaissance, ils y subissent un cchcc C'est
sans doute là le point de départ réel de la Reconquista, >
bien que la tradition espagnole le situe à Covadonga en
/IH. En retusant de payer le tribut annuel prévu par un
pacte antérieur, la région dlrunia, c ast~à-dire de ractuelle
Pampelune, est un autre foyer de révolte qui se maintient
et s étend grâce au double jeu des Basco-Navarrais, qui
nunguent entre les Francs et les Araires.
Il iitn est pas de même en Sicile où les insurrections
230
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
qui suivent l'établissement de l'autorité islamique ne sont
jamais victprieuses. Elles se terminent souvent par un
compromis, ' faisant suite à une capitulation négociée.
En général, les dhimmi. insurgés et vaincus, perdent dans
une large mesure leur autonomie et sont frappés par une
contribution annuelle extraordinaire à payer en sus de la
capitation et de l'impôt foncier, à titre de réparation.
Leur statut s'en trouve donc aggravé ''.
Au cours des dernières décennies du ix* siècle, près
de deux cents ans après la conquête arabe, éclatent au
moins trois insurrections importantes dans la péninsule Ibé-
rique. Vers 888, un seigneur mouladi de l'actuel Algarve
portugais, fils de converti à l'Islam et petit-fils d'un notable
mozarabe nommé Radulf, se révolte à Faro, à proximité
de la côte sud du Portugal, et tient tête aux autorités de
Cordoue durant un certain temps i». Vers 890. une por-
tion de l'ancienne principauté de Théodomir se rebelle,
à l'appel d'un chef local, Daïsam ibn Isaac, dont on ne
sait s'il était encore chrétien ou converti : durant près
d'un quart de siècle, il tient en échec les armées cor-
douanes, prend vraiment en main tout le pays situé
autour de Carthagène, Murcie et Lorca '9. Enfin, dès 879
et jusqu'en 927, une grande révolte tient en haleine
quatre souverains successifs de Cordoue, Mohammed I"
(825-886), ses fils, Mundir (886-888) et Abdallah (888-912)
et le petit-fils de ce dernier, le grand Abd ar-Rahman IIl
(912-961). Déclenchée par une sorte de pwnunciamiento
qui semble s'être produit à Mérida. groupant dès le début
Mozarabes et mouladi, l'insurrection s'organise au sud
de la péninsule, dans les chaînes bétiques de la Sierra
de la Nieve et de la Serrania de Ronda, entre cette ville
et Malaga. Là, autour d'une cité, Bpbastro, dont l'empla-
cement est'tiès controversé, s'implartte un véritable Etat.
Le chef est un mouladi qui, d'après certaines sources,
descendrait d'une famille galicienne convertie à l'Islam,
mais qui paraît plutôt être l'arrière-i)ctit-fils du dernier
FRONDEURà ET /NSURcé
231
comte de la principauté autonome chrétienne de Ronda.
disparue vers 820 *.
Ce grand seigneur. Omar ibn Hafsoun, violent et
belliqueux, avait pris le maquis et passé quelque temps
en Afrique avant de devenir chef d; bande et. enfin,
chef d'Etat. 11 lance alors ses raids, de Bobastro. située
dans la province de Malaga, jusque dans les provinces
de Scville et de Cordoue vers le nord-ouest et le nord,
jusque dans celles d'Elvira (futur district de Grenade)
et de Jaen vers le nord-est. 11 est bon politique autant
que hardi guerrier. Ses prouesses amoureuses sont aussi
célèbres que ses coups de main militaires : quand il prend
par surprise la forteresse de Bobastro, dont il fait sa
capitale, il s'empare de la jeune amante du commandant
de la garnison, une beauté surnommée « la Tachoubia »,
qui. devenue aussitôt sa maîtresse, lui donnera un fils 20.'
Dès le début de la révolte, dans toutes les régions
aux mains des insurges, les cloches, qui avaient été cachées
durant des dizaines d'années, réapparaissent, se remettent
à sonner et, partout, des croix surgissent. Le chef rebelle
se révèle un <- organisateur de génie » 21. jj ^^^^j^ ^^^^
comm.unautr.:> mozarabes et aux notables mouladi de tout
al-Aiidalus des messages transportés par des émissaires
clandestins : « 11 y a trop longtemps que la race arabe
vous humilie. Il est temps de vous venger ! ». ou encore :
« Depuis trop longtemps vous avez à supporter le joug
de ces gens qui vous enlèvent vos biens et vous imposent
des charges écrasantes ; ils vous accablent d'humiliations
et vous trailem en esclaves 22. « En négociant les mariages
de ses enfants avec des membres de telle ou telle famille,
il mène une sorte de politique matrimoniale dynastique,
de type très « occidental ». Quand il est trop faible.
il négocie, feint de se soumettre, ruse : après avoir
obtenu la trêve dont il a besoin, alors qu'il doit livrer
Cf. supra, pp. 43-44.
232
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
un fils en otage, l'enfant qu'il envoie n'est pas le sjen.
Mais il sait être élégant, ainsi qu'en témoigne cette anec-
dote : l'émir Mundir. en campagne contre lui, meurt
en 888. Voyant se replier l'armée qui venait le combattre,
Ibn Hafsoun ordonne d'abord d'attaquer la colonne qui
bat en retraite sans qu'il sache pourquoi ; mais dès qu'il
apprend que l'émir est mort et que l'armée qui rcllue
est en vérité o le cortège funèbre » du prince contre
lequel il lutte, il arrête poursuite et harcèlement, par
respect pour le défunt.
Peu après le début de la rébellion, le père d'ibn
Hafsoun s'était converti au christianisme. En 898, Ibn
Hafsoun change à son tour de religion et prend le nom
de Samuel. Jusqu'à sa mort, survenue en 917 à Bobastro.
sans daigner arborer aucun titre princier ou royal, celui
que l'on continue d'appeler Ibn Hafsoun règne sur un
assez vaste territoire et sur les esprits de beaucoup de
Mozarabes et mouladi de tout l'émirat de Coidoue. Son
fils Chafar, devenu chrétien aussi, lui succède, mais pour
les' besoins de la politique à suivre dans les milieux
mouladi dépendant de Cordoue, il croit bien faire en
redevenant musulman en 920. La force qu'exerce la reli-
gion chrétienne dans la principauté hafsounienne se mani-
feste alors avec éclat : dès l'annonce de cette conversion,
des soldats assassinent le renégat ; et le pouvoir passe à
Soliman, deuxième fils d'Ibn Hafsoun. qui meurt sept ans
plus tard, en combattant à la tête de ses troupes. Son
frère. Hafs. lui succède, mais il a fort à faire. En effet,
le souverain, qui règne depuis 912 et qui est le futur
calife Abd ar-Rahman 111. est décidé à en finir : il marche
sur Bobastro, fait élever un ouvrage assiégeant dans la
montagne. Le pays est parcouru si^ns cesse par des forces
armées loyales. Le blocus de la capitale insurgée est
absolu et le dernier fils d'Ibn Hafsoun doit capituler
en 928. Lui et les siens sont aussitôt amnistiés ; il reçoit
même le commandement d'un corps militaire, tandis que
FRONDEURS ET INSURGES
233
sa sœm. liiie chérie d'Ibn Hafsoun, devient religieuse et
entre dans un couvent de Coidoiic -l
La rébellion d'Ibn Hafsoun eut un retciuissement
considérable. Son impact cl ses .séquelles tran.sparaissent
au milieu des maigres informations dont nous disposons
le milieu mozarabe est si gagné moralement à cette insur-
rection, môme dans le secteur qui collabore le plus avec
le pouvoir cordouan. que, vers 890, un jeune chrétien,
fils d'un ancien comte des Mozarabes de Cordoue, Ser-
vandus, partit en une folie équipée, tentant un coup de
main sur un château des environs de la capitale, dans
l'espoir d'clcndre sur la vallée du Guadalquivir la zone
révoltée : il est vite vaincu, tué au combat : et son père
— qui n'exerçait plus de fonctions officielles et qu'avait
naguère vilipendé un moine mozarabe — est traduit en
justice pour avoir su le projet de son fils et ne pas l'avoir
dénoncé. Cet ancien serviteur dévoué du pouvoir est
condamné à mort. Il a la gorge tranchée et est crucifié 2*.
Quant à la durée des remous, elle s'entrevoit par des
événements postérieurs à la fin de l'insurrectior : neuf ans
après la capitulation de Bobastro, la fille d'ijn Hafsoun,
devenue religieuse, est appelée à comparaître devant la
justice musulmane qui lui reproche — tardivement —
d'être née mahométane et d'avoir apostasie ; elle rétorque
dans le langage des martyrs volontaires du siècle pré-
cédent ; et comme cela était arrivé à tant de ses coreli-
gionnaires, vers 850-860, elle est condamnée à mort et
égorgée, en 937 2-\
Emigrés et déportés
La tension qui caractérise souvent les rapports entre
conquérants et autochtones, se traduit aussi par des fuites,
constituant un courant intermittent d'émigration. Plusieurs
234
VEUROPE MEDIEVALE ARABE
FRONDEURS ET /NSURCmS
235
faits jalonnent cette histoire, tant dans la péninsule Ibé-
rique qu'en Sicile.
Dès les environs de 740-750, la population indigène
clairsemée qui vivait entre le Douro, au sud, et la Cor-
dillère cantabrique. au nord, se réfugie dans le bastion
chrétien des Asturies, à la faveur d'un repli des forces
islamiques vers l'Andalousie, Vers 800, et dans les décen-
nies suivantes, de nombreux chrétiens, appelés Hispani
dans les textes, arrivent, fugitifs du sud, en Catalogne
et en Languedoc, reconquis sur l'Islam par les Carolin-
giens. Vers 830, un chef de corps berbère musulman,
qui a participé à l'une des insurrections de Mérida comme
allié des autochtones, Mahmoud ibn al-Djabbar, s'enfuit
après la reprise de la ville par les soldats fidèles à Cor-
doue : il se réfugie en Galice, en terre chrétienne ; tout
son groupe tribal l'accompagne dans cet exode ; une
de ses sœurs, arrivée avec lui, se convertit au christianisme
et épouse un seigneur galicien à qui elle donne un fils,
qui devint plus tard évêque de Saint-Jacques-de-Compos-
telle. Mais c'est là un cas limite : Mahmoud, lui, ne reste
pas dans le royaume des Asturies ; il négocie son retour
dans aUAndalus, obtient Vamam (le pardon), reprend un
commandement militaire dans l'armée de Cordoue et
meurt peu après, en combattant les chrétiens 26. Par contre,
lorsque ceux qui fuient l'Espagne musulmane sont des
autochtones, leur émigration est, en général, définitive.
A la suite des remous que suscite la tension déclenchée
par les martyrs volontaires de Cordoue au milieu du
IX* siècle, tandis que des Mozarabes se résignent à se
convertir à l'Islam pour bien se désolidariser des chrétiens
fanatiques, d'autres partent pour les pays chrétiens du
nord, par crainte de représailles. Vers 860-870, beaucoup
de moines et de prêtres d'Andalousie, quelques évoques
même, quittent leurs terres et leurs villes et vont s'installer
dans le royaume des Asturies, notamment en Galice et
dans le secteur léonais ; ils y créent des couvents, entre
autres en 872 le monastère de Sahagun, qui devient très
vite un grand foyer de vie chrétienne ^7. De même, au
début du x^ siècle, après la liquidation de la révolte de
Bobastro, beaucoup de Mozarabes du sud de l'Espagne
émigrent vers le royaume de Léon. Puis, à la suite de
Tinstallation de Tautorité almohadc sur la partie musul-
mane de la péninsule Ibérique, au milieu du xii' siècle,
de nombreux chrétiens se replient Vers la Castille, suivant
en cela rexcmplc de plusieurs prélats, tels l'archevêque de
Séville, les évoques de Médina-Sidonia et de Niébla2s.
Quant à la Sicile, tout conduit à admettre que beau-
coup de clercs et de fidèles, parmi les plus fervents, ont
quitté l'île, sont passés en Calabre, aux ix' et x* siècles,
pour échapper à l'autorité islamique 29, Se profile ainsi,
au long des siècles, un long cortège de fuyards, plus ou
moins clandestins, partant pour la Chrétienté en aban-
donnant leurs biens.
Mais les départs de chrétiens ne sont pas tous volon-
taires; d'autres colonnes s'ébranlent, par force, vers le
sud : le pouvoir islamique a déporté çn Afrique beau-
coup d'indigènes européens fidèles à la foi de leurs pères.
Nous connaissons mal ces terribles transplantations mas-
sives mais, de loin en loin, une chronique lève un pan
du voile qui cache cette tragédie humaine. En 818, par
exemple, à la suite d'une révolte ou d'une émeute de
Mozarabes de Cordoue, beaucoup d'entre eux sont embar-
qués pour !c Maroc. Ce système d'élimination des indi-
gènes est employé d'une manière assez systématique au
début du xii" siècle quand les Berbères almoravides sont
devenus les ma trcs de l'ensemble hispano-marocain. Vers
1100, le célèbre philosophe Averroès rend une consul-
tation juridique agréable au pouvoir : il prescrit la dépor-
tation des dhimrni d^al-Andalus, accusés d'aider les armées
des royaumes chrétiens contre les musulmans ^o. En 1106,
les Almoravides expulsent beaucoup de Mozarabes de
Malaga et les transportent au Maroc 5'. Vingt ans plus
si
lit
236
L EUROPE MEDIEVALE ARABE
tard, ce sont de nombreux chrétiens indigènes de Grenade
et de Cordoue qui sont évacués vers Meknès et vers
Fès, parmi eux un prélat ^2. En 1138, un émir almoravide
fait partir avec lui pour TAfrique des « milliers b de
Mozarabes d'aUAndaliis, avec au moins un évoque".
Les successeurs des Almoravides, les Berbères marocains
almohades, reprennent cette politique : vers 1170, leur
calife emmène avec lui, en terre maghrébine, pour en
faire sa garde personnelle, de nombreux Mozarabes d'Es-
pagne, avec leur famille et des prêtres destinés à en être
les chapelains, ces transplantés d'office étant autorisés à
construire des églises au Maroc ~^'^.
Ce dernier trait est remarquable car, lors des dépor-
tations effectuées par les prédécesseurs des Almohades,
les Almoravides, les émirs avaient pareillement envisagé
de laisser édifier, en Afrique, des églises et même des
couvents par les déportés, mais les jaqi, c'est-à-dire les
« docteurs en droit coranique i> s'y étaient opposés :
en 1127, l'un d'eux avait édicté :
Les chrétiens déplacés ne doivent pas être autorisés
à élever des églises là où on les amène, puisqu'il
n'y en a pas ; ils doivent, certes, rester parfaitement
libres de célébrer leur culte, mais à Tintéricur de
leurs maisons, sans se livrer à aucune manifestation
extérieure et surtout sans utiliser de cloches ~^^.
— Les recueils de consultations juridiques de ces temps
de déportation nous donnent de précieux renseignements
complémentaires : ces Européens, installés par petits
groupes disséminés dans le Maroc, n'y sont plus frappés
que par un^ 4mpôt, la capitation. Lbur départ d'Espagne
a donc été accompagné par la perte de leurs biens fonciers.
Certes, un texte indique qu'ils sont libres d'en acquérir
de nouveaux en Berbérie. Mais avec quel argent pour-
FRONDEURS ET INSURGES
237
raient-ils le faire ? Il ne leur est pas facile d'en posséder
suffisamment : une fois arrivés en Afrique, ils ont été
autorisés à vendre les biens immobiliers qu'ils avaient été
obligés de laisser en Espagne ; mais les modalités de
vente prescrites sont telles que les transactions ne sont
guère possibles : on peut vendre par acte passé devant
un cadi marocain, en décrivant les maisons et les terres
abandonnées ; mais les Maghrébins hésitent à acheter
des biens qu'ils n'ont pas vus, sis dans un pays où ils ne
vivent pas. Quant aux musulmans d'Andalousie, vont-ils
venir chercher a travers le Maroc les propriétaires de ces
ndonnés ? Certes, une autre formule de vente
biens aha
est prévue : un déporté d'une ville donnée peut être
autorisé à revenir provisoirement dans al-Andahis, avec
des procurations établies par tous ses coreligionnaires
exilés, afin de vendre leurs biens. Mais un jnqi précise
qu'il ne peut y avoir qu'un seul mandataire par ville
car, écrit-il. a le retour en alAndalm d'un groupe de ces
gens serait chose dangereuse : on ne peut l'admettre ^^ „ ^
En définitive, les biens possédés par les chrétiens d'Europe
déportés sont, pour eux, totalement perdus : ils ne peuvent
plus les mettre en valeur, ni les administrer, ni en perce-
voir quoi que ce soit ; tenus pour abandonnés et vacants,
ces biens passent gratuitement entre les mains de la
'^ communauté des croyants ».
D'autres consultations juridiques donnent un éclairage
historique beaucoup plus général encore à ce drame des
déportations. Des « docteurs en \science coranique »
expliquent en effet sans ambages que cette mesure poli-
tique destinée à mieux assurer la domination arabo-
musulmane en Europe, a un double avantage pour l'Islam
et pour l'Afrique ; ils remarquent que l'installation de
ces petits groupes d' ^ infidèles î> en un pays inconnu
d'eux, au milieu de masses musulmanes, ne peut qu'affai-
blir leur foi A polythéiste >> et les amener à Dieu l'unique :
d'autre pari, disent-ils, leur arrivée ne peiU qu'entraîner.
»'€
238 L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
et entraîne effectivement, l'essor du Maghreb, car l'Europe
est mieux mise en valeur que la Berbéne :
Ces chrétiens déportés, observe un jaqi. sont géné-
ralement experts en maçonnerie, arboriculture et irri-
gation, arts dans lesquels les Maghrébins n excellent
guère et qu'ils n'exercent pas. Par conséquent, 1 ins-
tallation de dhimmi d'Europe en Afrique amène,
pour ce pays, un accroissement considérable de
richesse. Et cela donne à la communauté des croyants
plus de ressources pour combattre les mfideles .
Un tel point de vue est très significatif : en décidant
parfois des déportations, tout comme en maintenant dans
des limites strictes les droits des chrétiens restant sur
leur terre natale européenne, l'autorité islamique impré-
gnait toujours la vie quotidienne de notions religieuses
coraniques, prescriptions inaltérables de la Loi unique
et étemelle. C'est cette rigidité qui suscitait les incompa-
tibilités, les réactions et les heurts, dont les traces émaïUent
l'existence qu'ont connue les pays d'Europe sous domi-
nation arabe.
CHAPITRE . XII
LA VILLE MUSULMANE D^EUROPE
ET SON ROLE CULTUREL
La civilisation islamique, partout, a été éminemment
urbaine. Le bédouin, c'est-à-dire le nomade arabe pri-
mitif lancé par le Prophète à la conquête du monde,
était tenaillé depuis des siècles par une sorte de soif que
l'on peut dire héréditaire et obsessionnelle : celle de
l'oasis, de la ville, du « paradis terrestre ». Un géographe,
Xavier de Planhol, a mis en évidence que le a fait
anthropo-géographique » islamique essentiel est l'alliance,
disons la coopération ou la complémentarité, entre citadins
et nomades, entre les mentalités et modes de vie urbains
et les concepts et types d'existence propres à la société
pastorale K Or, dans cet ensemble, la vie civilisée, en
Foccurrence la vie civilisée arabo-musulmane, s'épanouit
par excellence dans le cadre urbain.> L'excellent médiéviste
tunisien Mohammed Talbi la constaté à travers l'étude
des conceptions islamiques : a La civilisation donne sa
pleine mesure dans la cité : elle y brille de son plus
vif éclata. ,> C'est donc essentiellement dans les villes,
et par elles, que IMslam a pu marquer de son empreinte
les régions d'Europe où il s'est implanté. Et ces villes
ont été le tremplin à partir duquel certains de ses apports
ont pénétré le vieil Occident.
Ë
240
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
Cité et civilisation
L'essor urbain du monde arabe-musulman médiéval
a été prodigieux ; l'Espagne et la Sicile Font connu
comme les autres régions, d'autant plus qu'elles avaient
déjà été antérieurement terres de grandes villes, qui
ressuscitèrent en quelque sorte. Une page du fameux his-
torien maghrébin Ibn Khaldoun (1332-1406) est signi-
ficative :
La civilisation est un raffinement de luxe et une
maîtrise parfaite des industries, celles qui intéressent
alimentation, habillement, logement, mobilier, cons-
tructions et tout ce qui concourt au confort des foyers.
Dans chacune de ces branches, plusieurs industries
se spécialisent et elles rivalisent toutes de qualité et
d'élégance. Elles naissent les unes sur le pas des
autres, se multiplient et se diversifient au rythme
des désirs, qui poussent les gens à jouir des voluptés,
des plaisirs et du bien-être qu'oflfre le luxe ^,
L'enseignement des sciences y est une industrie parmi
d'autres et en transmet le flambeau d'âge en âge. Ainsi,
le développement de la culture, « fonction de la concen-
tration démographique », est le fruit ultime et l'épanouis-
sement sublimé de la civilisation urbaine. Le processus
est manifeste : industrie et commerce, en florissant,
entraînent l'élévation du niveau de vie, le perfection-
nement des techniques, l'enrichissement du savoir, l'essor
de l'humanisme.
Le plus, vaste des foyers urbairis.de l'Europe arabo-
musulmane a'^été Cordoue. L'un des maîtres de Tislamo-
logie française de notre siècle, Maurice Lombard, a noté
que le plus grand fait d'histoire démographique de l'Oc-
IM
Vnj.E MUSULMANE irEUROPE 241
cident musulman médiéval a été « le développement et
le bourgeonnement de Cordoue d, qui datent surtout
du X' siècle :
La ville proprement dite, la médina, au centre,
a sept portes ; en dehors d^elle, vingt et un quartiers
forment le rabai (le faubourg), qui s étend dans toutes
les directions : neuf quartiers « faubouriens d à
roiiest, sept à Fest, trois au nord, deux au sud.
Les agrandissements successifs de la fameuse grande
mosquée do la ville sont un reflet de l'accroi-sscment de
la population : les dimensions de l'édifice inciteraient à
penser que ia cité a compté au moins trois cent mille habi-
tants. Quant à ce que Lombiird appelle son « bourgeon-
nement )K il est un trait aussi typique que l'essor du
centre urbain et des faubourgs : des résidences princières
installées aux environs de la ville deviennent chacune
le noyau d'une nouvelle agglomération, notamment les
« villes adventices » que sont az-Zahra -^- autour d'un
palais ayant coûté plus de deux millions de dinars (en
poids : neuf tonnes d or), bâti grâce au travail de dix mille
maçons, manœuvres et muletiers --- et aussi az-Zahira.
Ainsi, d'abord par l'auréole des faubourgs, puis par un
nimbe plus lointain et brillant de <i cités satellites d,
enfin par le colmatage progressif des vides, est née une
véritable « région urbaine «, un ^ Grand Cordoue d.
groupant environ un demi-million '^dïuncs. Le lecteur a
constaté la place que tient cette ville, dans ce livre comme
dans la réalité. A aucun moment du Moyen Age, ni Rome
ni Paris, les deux plus grandes villes de l'Occident chré-
tien de ces siècles médiévaux, n'ont approché d'un pareil
épanouissement; une seule métropole de la Chrétienté,
celle de l'Orient, le surpassait : Constantinople 1
En Sicile, Palerme est une réplique de Cordoue,
avec son centre, la a vraie ville t», enserre de murailles
-■-«'^s.. --- ^■■-
242
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
percées de neuf portes, toute une vaste banlieue urbaine
et un « quartier neuf », qui est une authentique cité
annexe. Vers 900. un moine byzantin remarquait :
On a construit tant de maisons en dehors des
murailles de Palerme, que se sont ainsi constituées
près d'elle, en quelques dizaines d'années, plusieurs
autres villes, non moins florissantes et pareillement
ceinturées de remparts.
Un « Grand Palerme » arrivait peut-être à trois cent
mille habitants vers 950. Cette « région urbaine », très
étalée, aurait alors été à peu près au même niveau que
celle de Cordoue, ces deux pôles de TOccident musulman
n'étant sans doute surpassés que par Bagdad, dans l'en-
semble du dar al-Islam^.
Les deux visages de la ville
Chacune des cités musulmanes de l'Europe occiden-
tale médiévale, non seulement Cordoue et Palerme, mais
tout un très long cortège de villes relativement grandes,
moyennes ou petites, se définit par deux traits fonda-
mentaux :
1"* La cité est avant tout une agglomération de
croyants, marquée par la religion ; le fidèle y honore
Dieu, il Le prie, Lui rend grâces, car c'est à Lui qu'il
doit de vivre ainsi en une « oasis d où il fait bon exister.
La ville gravite autour de sa grande mosquée. La religion
étant tout, l'édifice où les hommes se réunissent pour prier
ensemble, le vendredi à midi, est le lieu de rassemblement
pour tout : ei& pays d'Islam, la mosquée est à peu près
l'équivalent de l'agora de la Grèce antique, du forum
des Romains. Du haut de la chaire (le minbar) le sou-
LA VILLE MUSULMANE D'EUROPE 243
verain, qui est par définition le directeur de la prière
commune hebdomadaire, ou en province le gouverneur,
porte-parole et délégué du prince, non seulement président
à l'oraison mais encore, chaque fois que besoin s'en fait
sentir, s'adressent au peuple. C'est de cette chaire que se
hsent les notifications d'investiture, les avis d ordre fiscal.
les communiqués militaires, tous les messages aux habi-
tants de la ville ^. Marque indélébile et transcendante de
l'Islam, la mosquée est en même temps le support matériel
de la justice : là, siège le cadi ; elle est aussi le temple de
l'enseignement : là, s'apprennent le Coran, la sunna, la
Science par excellence, à savoir la science religieuse, celle
de Dieu, et toutes ses annexes profanes, dont chacune
n'a d'intérêt que dans la mesure où elle est un élément
de la Science qui connaît et honore Dieu.
De mcme que la vie de la journée est rythmée par
les cinq prières, celle de l'année l'est par le Carême, le
Ramadan, qui se termine par la célébration de la « petite
fête » (Vmd seghir) ; puis, neuf semaines plus tard, c'est
Vaid kebir, a la grande fête », celle des moutons, où la
moindre famille sacrifie un de ces animaux : chaque chef
de lignage doit l'égorger lui-môme, en ce dixième jour du
douzième mois de Tannée musulmane, le mois du pèle-
rinage, comme le font à cette date les pèlerins à la
Mecque, lardivement, d'autres fêtes encore apparaissent
dans le monde islamique, en particulier à partir des xui*
et XIV siècles, celle de l'anniversaire de la naissance du
Prophète.
Ainsi, ville dlslam avant tout, la cité des pays
d'Europe sous domination arabo-musulmane, comme celle
des autres provinces du dar al-Islam, est constellée de
mosquées : la « Grande » — la « mosquée-cathédrale »,
dit-on parfois — et celles des quartiers. A Cordoue,
elles sont plusieurs centaines. A Séville, à partir des
temps almohades, l'une d'elles est parée de la Giralda,
le plus ccichre des minarets d'Europe, tour « cousine »
244
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
de celles qui ornent la mosquée d'Hassan à Rabat cl la
Koutoubia à Marrakech. A Narbonne, bien que la domi-
nation arabe ait duré moins d'un demi-siècle, on créa
une mosquée, au vjif siècle, dans la moitié d'une église
chrétienne ; on a retrouvé des traces de son décor floral
d'inspiration syrienne : plâtre sculpté avec pahnettes. tiges
et plantes \ Selon l'archéologue J. Lacam, dont nous
avons déjà dit combien les hypothèses sont sujettes à
caution, aujourd'hui encore, dans certaines églises du
Roussillon, celle de Planés et celle de FEcluse à cinq kilo-
mètres du Boulou, on peut retrouver Tinfluence ou, môme,
la trace des mosquées édifiées par les Arabes dans ce pays,
il y a plus d'un millénaire ^. A Palcrmc, au xi' siècle,
ff innombrables et splendides j> sont les sanctuaires de
llslam, dont Fart et les techniques continuent à fleurir
dans l'architecture chrétienne du xn* siècle, sous les
souverains normands, reconquérants de la Sicile "*,
2*" Mais la ville musulmane de l'Europe occidentale
médiévale a un autre visage que celui dont la mosquée
est le symbole. Elle est aussi un haut lieu du syncrétisme,
dont les divers apports sont brassés et englobés dans la
civilisation arabo-musulmane, mais qui conservent leurs
racines propres et contribuent ainsi à donner une dim.en-
sion universelle à cette civilisation. L'un des plus cxilèbres
et des plus importants aspects de ce syncrétisme est
l'héritage de la pensée grecque, rinfluence de Fart, et
même du luxe et de la pompe de Byzancc et de tout
le vieil Orient pré-jslamique. Des apports scientifiques et
techniques, venus de FIndc et de la Chine, de l'Iran
et du monde hellénique, fondus dans le creuset islamique,
pénètrent alors l'Europe musulmane comme les autres
parties du dar al-lslam. Les écrivains arabes font connaître,
dans les villes d'Espagne ou de Sicile, Platon, Aristote,
leurs disciples et tous les travaux de la philosophie et de
la science helléniques. Puis, par les terres européennes
LA MUE MUSULMANL ni^jiuopi
245
de Fempire arnbo-musulman. cette culture pré-is!amique
et pré-chrétienne atteint FOccidenl tout entier.
D'autres ferments syncrétistcs se nianifes'cuî aussi,
moins spcctiïeubires, assez grossiers même, mais do grande
portée sociale populaire : le nombre des jours fériés est
élevé i,'?A\ (ouïes religions confondues ou rapîirochécs,
la populatioii prend Fhabitude de ne travailler, ni le
samedi, n^ je diniaîKhc, ni \ox% (fes }:^raude': i'rles chré-
tiennes, pas plus que le vendredi - le dimanche des
n)usulmans ni les j<)urs (\\vd. Ces curieuses confusions
eî généralisations des fesHvités laissent ni^'^m,' place à des
survivances n'é<hrcticunes : Noël est d'aulant plus faci-
lement chônic, sinon cclrbrê, par musulmans rt juifs,
que cette '■' nativité de f)icu ?> se confoncî avee ïUîc sorte
de célébration du solstice d'hiver, réunion colleclive où
les hommes se resserrent et se réchaufTent en cette nuit
la plus loîigue où tout est froid, mais d'où sortiront
espérance, renouveau et résurrection. C'-^sî îa « nuit
vieille v, q\\(^ l'on marque par une atfctUion sn -eWile, erllc
qui, d'^plaeéc au 31 décembre, est devenue dans i'Fspaîzne
contemporaine la nochc vicia, celle de Noël étant par
excellence la noche hiicfia. De même, tant en Sicile qu'en
Espagne, subsiste, pendant et après, connue avant la
domination islamique, Fanimation de la nuit !a plus courte
de Fannée. celle du solstice (Vcht coùicidatit avec 'a saint
Jean-fin ptisle. Ces coutunîcs non-islamique^' ^e îv'nerali-
sent- datîs i^'-A ndnius con^me en Sieilc. des le '-;■ s'ècle
ou le Xi' afi p!ïis U\i\L anopl-es d'ah{Srd pnr 1;» f^ jeunesse
dorée '^ nmsulmane (îes villes cl par les campagnards,
puis peu ii peu dans l(nis les milieux ^^\
Ou {{(vyyc môme trace de véritables suixustit'ons.
leîuontant aux temps païens et teinl'es parfois de cul-
ture astrologique. Le Calendrier de Cordoue n(Me que les
Arabes dclesteyU voyager le 28 mai, car vu u ee jour,
la Luîic descend t^ans U: Scorpion, et eVsl signe de
mauvais augure ^' v tv ci ded^. oîi ont revoit *N' vieux
246
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
réflexes magiques, la peur des revenants, voire la croyance
aux sources, aux oracles de grottes, aux lutins et aux
farfadets, aux cercles mystérieux que tracent les sorciers,
toutes ces formes de paganisme rural pénétrant dans les
villes où elles acquièrent plus de résonance car elles se
contaminent les unes les autres. Le silence concernant
ces pratiques est si complet qu'on en soupçonne seu-
lement l'existence, en échafaudant recoupements et hypo-
thèses à l'aide de quelques indices sur la vie secrète de la
demeure musulmane *, au travers des agissements d'un
eunuque ou d'une vieille servante, ou encore dans la
misère des quartiers populaires. Puisque Tlslam croit
d'ailleurs aux djinn, c'est-à-dire aux « démons », pourquoi
une créature aux abois aurait-elle hésité à faire appel aux
services « sataniques d de quelque juif ou chrétien égaré
dans la magie ?
Le décor et le faste urbains
L'art musulman ne se réduit pas à ces joyaux que
sont les mosquées avec leurs guirlandes d'arcs et de
colonnes, de coupoles et de minarets. Les architectes
construisent des palais (tels rAljaferia à Saragossc et
l'Alhambra à Grenade), des remparts, des portes et des
tours, des ponts, des aqueducs et des bains, avec un
goût et un talent aussi grands que ceux dont font
montre les artisans façonnant ces coffres, boîtes, coupes,
aiguières en ivoire, en bronze, en céramique, que nous
avons déjà évoqués **.
Pendant les quelque quarante ans où Narbonne vit
sous la domination arabe, c'est une grande et belle cité,
traversée par le cours de l'Aude, qu'enjambe le vieux pont
romain long d'une centaine de mètreâ, encombré par les
♦ Cf. supra, p. 246.
♦♦ Cf. supra, pp. 108-110.
LÀ VILLE MUSULMANE D'EUROPE 247
étals des marchands, alors qu^à Tépoque wisigothique
antérieure, la ville n'existait que sur la rive gauche du
fleuve ^l Selon le géographe syrien Aboulfcda, qui écri-
vait vers 1300, VArhuna (Narbonne) des Arabes fut un
ires gvàwd centre commercial : TAude était alors remontée
jusqu^à la ville et même au-delà par des bateaux venant
de la mer. Des navires en partaient pour Alexandrie,
le plus grand port de l'Orient l'nusulman, chargés de
cuivre et d'étain arrivés de Toulouse, où ils avaient été
décharges, provenant d'Angleterre par Bordeaux et la
Garonne ^-\
De la fin du \\\V ou du ix* siècle, date le début du
prodigieux essor de la ville espagnole de Valence, qui
jusqu'alors iravait jamais eu de véritable grandeur urbaine.
Quant à la Tolède des temps musulmans, bien que ne
retrouvant pas son ancien rôle de capitale péninsulaire
pré-islamique, elle en est, consolée, pour ainsi dire, par
le raffinement de son nouveau décor : au.xT siècle par
exemple, a le luxe et la magnificence de ^ Tolède n'ont
d'équivalents nulle part » ; parnu' ses édifices les plus
extraordinaires, se signale un pavillon en coupole, aux
murs en verre de diverses couleurs et à jointures d'or,
installé au centre d'un ravissant étaug artificiel, l'eau
dévalant sans cesse, du haut de la coupole, en jets et en
cascades sur les parois, d'immenses torches illuminant la
nuit ce spectacle enchanteur et fantasmagorique ' *. A Cor-
doue, en été, autre symptôme de raffinement, un magni-
fique vélum est disposé au-dessus de Iti cour de la grande
mosquée, pour tamiser l'ardeur du soleil à ceux des
fidèles qui ne peuvent prendre place dans la mosquée
elle-même, le vendredi à midi, tant rafflucnce y est consi-
dérable 15, De pareilles tentes ou toiles, plus modestes,
sont d'ailleurs disposées partout, au-dessus des patios des
maisons, pendant la saison chaude.
Certes, la ville n'est pas en tous points un éden.
Loin de là ! Partout, la crasse y côtoie le faste. Pour
248
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
''UjJ-: iSfUSULMANI-- niVHopE
249
magique qu'il soit, le « mirage oriental >> ne suffit pas à
faire disparaître la misère. Somptuosité et guenilles voi-
sinent. La ville d'Tslam ignore d'ailleurs ce que nous
appelons les préoccupations « urbanistiques t), aussi bien
que r « environnement » et ce que Ton nomme aujour-
d'hui l'écologie. Elle est un dédale, un labyrinthe de
rues, de ruelles et d'impasses souvent sordides avec, de
loin en loin, une place qui n'est que très rarement vaste.
Chaque artère a un ruisseau central où les habitants jettent
leurs eaux sales et qui draine l'eau de pluie ; il y a donc
là un souci d'hygiène, caractérisé par le transport des
ordures des riverains de l'artère, qui s'entendent pour
aller les déposer en tas à quelque distance de la ville.
Mais tout cela est rudimentaire, et les ruisseaux urbains
sont, en général, des cloaques en hiver, des tas de pous-
sière et d'immondices en été.
^ Du moins la vie, son allant, ses bruits cclipsent-ils
les ombres. Sur les places, des marchands ambulants et
des chanteurs de rue, des prestidigitateurs, cl des narra-
teurs, des diseurs de bonne aventure, et des montreurs
d'ombres chinoises animent la journée : la rue est grouil-
lante. Pendant les nuits de ramadan, il en est de mcmc
avec les colporteurs de confiseries et de boissons. D'autre
part, le commerce est organisé dans les souks, généra-
lement non loin de la grande mosquée. C'est là que se
vendent les objets fabriqués par les artisans Kissus, vête-
ments, parfums, chaussures), tandis que sont installes à
proximité ceux qui travaillent les métaux, tout comme les
libraires, les écrivains publics, les changeurs, les mar-
chands d'épices ; les articles de luxe se vendent généra-
lement dans un bazar entouré de portiques : la qaysariya.
Ailleurs, se trouvent les rues des bouchers, des fruitiers,
des vendeurs* de tous les produits alimc^ptaires ; un empla-
cement de marché hebdomadaire est destiné d'autre part
à la vente des produits apportés de la campagne envi-
ronnante. Au coucher du soleiK les souks se vident.
chacun icn-aiU ^a boutique, les préposes instalhinl chaînes
et verrous aux portes qui closent ba/ars, rues et quar-
tiers. Durant Ir nuit, des gardes surveillent ces zones
commerciales, où sont entreposées tant de marchandises ;
ns traquent les suspects, en arrêtent, mais rien n y fait :
vols et mcinc attentats sont assez fréquents, bien que le
mohtasih (le contrôleur des marches et des prix) sY^mploie
a pourchasser c ie ma! y> cl à faire régner « le bien » î^\
Un dcK éJénicaîs essentiels de toute ville, ee sont les
auberges, -^ks servent à !a lois dliôtels, do lieux où se
discutent k'^ prix (véritables ^< bourses de commerce i))
et de magasins o\i entrepôts pour les marchands de pas-
sage. Les puis grandes sont de t)clles maisons ayant
jusqu^à trois étages, comptant parfois une centaine de
chambres, cellcs^i étant d^nilleurs des pièces vides où le
voyageur peut installer une natte et une couverture qu'il
Joue, et où i! est libre de préparer .ses repas comme
d l'entend. CVst là ce que les Occidentaux appellent des
jondoukbs. Négociants cl autres voyageurs peuvent se
déplacer assez facilement, de ville en ville, grâce à ces
auberges qui leur assurent le gîte. De surcroît^ des entre-
prises spécialisées Jouent des montures et des bêtes de
somme, ainsi qu^jn nuileticr pour s'en occuper. Ainsi
se tisse le réseau des échanges et des déplacements, avec
des étapes quotidiennes de tordre d^unc trentaine de
kilomètres par jour, parcourus avec des pauses imposées
plus par les heures de prière que par tout autre motif.
Un autre trait fondamental caractérise !e paysage
urbain : partout Fart des bassins, des jets dVau, des
villas est prnié à la perfection.
I./eau. a écrit Georges Marçais, a dans les demeures
musulm:ines bien des usages que nos habitations
ignoreni ; clic est la fée bienfaisante û\\ logis ; dans
les heures chaudes, elle donne rillusion de la fraî-
cheur : sans arrêt, elle danse au-dessus de la vasque
250 L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
et ruisselle en chantant dans le bassin de la cour ;
enfin, toujours répandue à flots sur les dallages, elle
assure une propreté quotidienne aux maisons ^'^.
Jusque chez les plus modestes, là même où le décor
est misérable, elle apporte le bien-être et le luxe dans la
pauvreté. D'autre part, en général, près d'une porte de
la ville, en dehors des murs, se trouve aménage un espace
public aéré, bordé de fleurs, d'arbres et de jets d'eau,
une esplanade, où les citadins se rassemblent à l'occasion
de certaines fêtes et où tous prient alors ensemble en
plein air. Là, se déroulent divers « spectacles » : exécu-
tions capitales, revues militaires, entrée ou sortie solen-
nelles d'un souverain ou d'un gouverneur, tout comme
l'arrivée d'ambassadeurs, tous acclamés par la foule.
" Plus loin, aux alentours et dans toutes les directions,
des villas se cachent dans la verdure, pour les séjours
d'été et pour les escapades nocturnes ; elles sont entourées
d'eaux vives et souvent de volières, abritant des oiseaux
plus ou moins rares. Quand on vient s'y détendre et s'y
distraire, on y badine en se livrant — c'est le « bon
ton » — à quelques considérations faciles sur « la
fragilité des grandeurs et la brièveté des joies humaines d ;
et commodément installé à l'ombre des arbres, on y
savoure des fruits qui viennent d'être cueillis et des vins
soigneusement mis au frais au préalable ^^. Les poètes
andalous et siciliens ont aimé les fleurs avec passion et
se sont attachés à en évoquer la beauté et la couleur,
la forme et le parfum. Ils ont souvent puisé leur mspi-
ration dans le « jardin », cadre de joyeuses réunions
entre amis et de rendez-vous galants i^.
Grâce à eux. « dans les arbres que le vent fait
onduler ». nous voyons paraître « des danseuses dans
leur lobe verte », c'est-à-dire les frondaisons, qui en se
touchant au gré du souffle de l'air, « évoquent les baisers
presque chastes échangés par des jeunes filles qui s'ai-
LA VILLE MUSULMANE lï EUROPE
251
ment d... « Apprécié par les hommes, le séjour à la villa
est plus impatiemment attendu encore par les femmes ;
Texodc pc; odiquc qui les y ramène aux beaux jours
avec la famille est une fetc. d Par cette installation « à la
campagne o, la femme échappe à la claustration dont
elle est victime a à la ville ». et elle cesse d'ctrc épiée
par les voisins. Tous les adultes, hommes et femmes,
retrouvent :un5i les jeux et les chansons, la gaieté insou-
ciante des ; nnécs de rcufance.
D'aprcN Georges Marçais. la langue arnbe possède
un mot qui exprime « cet étal de réceptivité et le genre de
plaisir que IVXrabo-musulinan attend trime Ik^IIc journée
passée à la campagne ou dans son jardin n : tefejjej.
L'âme, alors, se dilate ; elle s'entrouvre <( comme la fleur
au soleil ». Llle ne cherche pas de sensations : elle s'ofl're
à celles qui viennent et s'en laisse longuement pénétrer ^.
D'autres plaisirs viennent se greffer sur ce tefejjej : la
poisic, la musique, des danseuses, des orchestres, au
besoin un bouffon plein d'esprit, tel celui du grand calife
de Cordoue Abd ar-Rahman 111. Lt fusent des répliques
et des conversations subtiles avec des répa.rtics brillantes.
Dans les métropoles comme Cordoue, Palerme, toutes
les capitales des royaumes de taïjas, à Grenade aussi
jusqu'au x- siècle, le raffinement et le faste des cours
atteignent leur apogée et émerveillent les voyageurs —
ambassadci' s cl marchands — arrivant de TOccident
chrétien, \m luxe s'ctaic même sans ^pudeur : au milieu
ihi \:\ siècic, le fameux arbitre des élégances de Cordoue,
Ziriyab, perçoit de l'émir une pension rnensueile de
deux cents dinars (près d'un kilo d'or) qui vient s'ajouter
à sa fortune évaluée à quelque trente mille dinars. Il se
déplace toujours en somptueux équipage, avec une petite
escorte de cavaliers amis, tout aussi splendidement vêtus
que lui ^^. A J'occasion, les ro[s de idijas accordent une
fastueuse hospitalité à des chrétiens brouillés avec leur
roi, tels le Cid. ou même îc futur grand roi, Alphonse VI
252'
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
de Castille. Durant le court règne de son frerc cnnenu
Sanchc, ce prince réfugié fut très bien traité à Tolède
par l'émir al-Mamoun ; aussi, par la suite, devenu maître
des royaumes de Castille et de Léon, n'attaqua-t-il jamais
cette ville tant que vécut cet émir ; ce n'est qu'après la
disparition de celui-ci, qu'il s'empara de la cité ^-. Sans
doute est-ce surtout en souvenir de ce qu'il avait vu et
appris dans cette Tolède islamique, qifil lui arriva dès
lors de s'intituler non simplement « roi de Léon> de
Castille, de Galice et de Tolède », mais aussi — dans des
actes rédigés en arabe — « empereur des deux religions v
Le rayonnement linguistique, littéraire,
scientifique et artistique
Durant des siècles, du vnf au x\\ le dar al-lslam
devenu empire méditerranéen, tout en étant en contacts
commerciaux cohérents et continus avec les mondes asia-
tiques, est siège d'une vie économique en pleine expan-
sion, en même temps que creuset où s'assemblent des
apports intellectuels très variés ^5. Ses villes deviennent
ainsi des « centres moteurs et rayonnants ^^ ».
La culture s'y épanouit, et d'abord l'enseignement
Dans les maisons très riches, un précepteur est charge
des enfants, doublé parfois d'une institutrice pour les
filles. Les autres familles, sauf si elles sont miséreuses,
envoient leurs enfants à une école de quartier : plusieurs
fonctionnent toujours, plus ou moins, aux abords d'une
mosquée. Chacune est installée dans une sorte de bou-
tique ouvrant directement sur la rue : le maître y enseigne
d'abord la lecture et l'écriture, puis le Cormi et des
rudiments de grammaire. N'ayant toujours qu'un nombre
limité d'élèves, il impose un travail rapfde et vme stricte
discipline : l'écolier qui ne sait pas les versets qu'il
avait à apprendre en un temps prévu, reçoit un chTitiment
corporel devant ses camarades. Le matériel est simple :
LA Vf] LE MUSULMANE f Y EUROPE 253
chaque enfant assis à croupeton.s dispose de tablettes en
bois, de roseaux tailles pour écrire et d'encre iaue avec
de la laine brûlée -l Le maUre est rétribue par un
versement onmict eiicctué par le père de chaque élève,
pariois complète, périodiquement, par certaines denrées
(farine, huile d\)!ivc, etc.), toujours par de beaux et
nombreux cudcaux apportés lors .des fêtes religieuses et
aussi le grand jour où Tecolier sait enfin le ( oran par
cœur ^■\
Une fo!S terminé ce stade primaire, le garçon devient
apprenti ou va suivre ics cours de la grande mosquée.
Lm culture arabo^siainique -- science religieuse, droit
coranique, nhiiosonhie, médecine, lineraiuu:. sciences - •-
se deveiopp; avec celai en Lspagnc eî en Siciic, d^autanl
plus que ce pays sont riches û \\n passe intclicctucl pré-
islamique qui coastitue Fuuc des compcx^antcs de la cul-
ïurc arabfvreusuhiiane.
La [îcu risulc ibcnqac est pays diuualgame : dans
ia première moitié du ïx" siècle, tous les grands médecins
y sont encore des chrétiens autochtones ; de nombreuses
œuvres scientiQqucs grecques et latines y restcîit connues
et étudiées ; la culture encyclopédique diflusée par saint
fsidcMc de Sevïllc (560^636) continue d'étîc très répan-
due : le t^nneux géograplie luspano-arabe ûw xi" siècle,
aLBakri, a nianiiestemcnt copié sur saint Isidore le
passage de son 1 raué où il décrit les Canaries ^\
En Siciie aussi, les traditions tmmanistes et médi-
cales sont bien conservées quand les Arabes y arrivent ^s,
La culture latine nest pas encore tenue pour morte, ni
autour de Prviermc, ni en Espagne : sa vitalité se rellète,
par exemple, dans les excellentes épigrammes que com-
pose, au ix' siècle, un nrchiprélre de Cordoue, Cyprieiu
célèbre, cnti;- autres, par ses vcîs sur un éveniail ciuun
\X siècle, seirU l.vûogc rapporte en Andaloîjsic. iWm
voyait;- m^ ^-Marîe. in (V//^ dr Dir-i de ^^amt Aîîiiuslin.
256
U EUROPE MEDIEVALE ARABE
pratiquer indépendamment de Tautrc, sans nuire au dérou-
lement de rhorairc des prières ni au calendrier pondue
par le mois du jeûne et celui du pèlerinage.
Sur rinfluence que cette poésie arabe a pu avoir
en Occident, des débats passionnés ont opposé les crudits :
poésie « courtoise », troubadours, trouvères ont-ils été
marqués par TOrient ? Les Arabes ont-ils importe la
rime chez nous ? N'ont-ils rien transmis à notre poésie, au
contraire ? Selon l'historien italien Amari, c'est dans
la Sicile imprégnée de culture islamique que naquirent les
muses de Tltalie -'^^ Un point certain est que le mode
de vie des cours capiteuses d'al-Andalus et de Palcrmc
a fait pénétrer dans les châteaux chrétiens de Castille et
de Calabre, puis à travers tout FOccident. le goût de la
poésie écrite et chantée dans la langue courante du pays.
Des concours poétiques, où se comparaient poèmes en
arabe et vers en langue (( néo-latine », étaient organisés
dans la Valence christiano-rausulmane, que le Cid gou-
verna durant quelques années à la fin du xi^ siècle.
Lamour des idiomes usuels, qui se forgeaient chez les
Occidentaux, se cultivait à l'égal de celui qui était
porte en /rre d'Islam à la langue du Coran, Un parler
recherché, poétique, précieux même, prend forme alors :
il triomphe très vite à la cour des rois normands de
Sicile, comme plus tard à celle de l'empereur amoureux
de l'Orient, Frédéric II de Hohenstaufen ; puis en Castille
avec Alphonse X le Savant, qui était aussi un poète.
N'est-ce pas, en partie au moins, sous Finflucnce du
monde arabe, que les princes chrétiens prennent Thabi-
tude de combler de dons et d'honneurs les poètes décla-
mant des vers dans les réceptions de leurs cours ? Par
ailleurs, une tradition propre à l'Aquitaine renforce peut-
être l'importance de l'Jsfam, en ce domaine, à travers le
Languedoc. *
Cette poésie qui conduit à une philosophie épicu-
rienne n'est pas sans autre portée : elle sait aussi refléter
f.A
VILLE MUSULMANE /L'EUROPL
257
e mystère et la complexité du monde. Si rien n\aunonce
la future lormulc pascalienne sur l'honnne perdu entre
rmfiniment grand et rinliniment petit, on approche pour-
tant d'une analyse slructurelle de la nature, de ses
«hasards . et de son ingéniosité infinie. Un poème arabe
célèbre eu témoigne, comparant l'univers h une gigan-
tesque toile d'araignée ^^.
Sur le plan proprement philosophique, le plus puis-
sant sans doute des penseurs hispano-arabes, Averroès
(de son vrai nom : Ibn Rochd. mort en M98). prolonge
Ansîote : il veut harmoniser la foi et la raison, en sur-
montant les contradictions apparentes du monothéisme
qui enseigne non seulement la toute-puissance de Dieu,
mais aussi la liberté, ou une certaine liberté, de Thomme,
ht rnvcrr(= sme se propage h travers toute In Chrétienté.
Le au^raiTl scientificjue. venant surioul de TOri^nt
est non moins vivant. Déjà les œuvres savantes que
les béncdiclins catalans de Ripoll traduisent d'arabe en
latin aux ir et x^ siècles proviennent du Ma<hnY/y^ -
un archidiacre de Barcelone les envoyait h Cerbert
dAuriilac, le futur Sylvestre II \ D^mtre part, héritiers
de traditions remontant à la Babylone antique. 1rs Arabes
nitroduiscnr en Occident la culture astrologique, dont
témoignent les calendriers agricoles que nous avons beau-
coup Cites. La notion des n couples annuels . c-llc d^s
signes et symboles du Zodiaque, Je poids <le leur influence
sont connus, supputes, étudiés, coînmeutés. Ici émir
neutre en campagne qu^aux jour cl heure indî(|ués pri-
son astrologue. Avec plus de certitude encore, on étudie
.es déplacements du soleil, des étoiles et de la lune
Dans aLAndalus, dès le ïx^ siècle, on construit des
clepsydres donnant, à chaque heure, la position des astres
de nuit connue de jour. L'art de l'astrolabe se développe •
ce disque divisé en quatre par deux diamètres déter.
Cf.
rn- pi oïH'
,.^T^-r'^î?'-/'-*<?^. "^'-
258
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
minant donc quatre « cadrans », permet de mesurer la
position des astres et leur hauteur au-dessus de l'horizon.
Le cadran solaire, déjà connu de FEgypte pharaonique,
est non moins en vogue : il marque les heures dans les
jardins et les patios, en projetant sur une surface plane
l'ombre d'une tige ou d'une sorte de plaque qui y est
fixée '^°. De Palerme et de Cordouc, ces techniques
atteignent TOccidenî chrétien.
L*un des plus brillants inventeurs venus au monde
au IX* siècle, dans les régions musulmanes de TEurope
médiévale est un Andalou de la région de Ronda :
Abbas ibn Fimas ; il découvre la formule de fabrication
du cristal et construit, en verre, une voûte céleste qu'il
rend à volonté claire ou nuageuse, qu'il zèbre d'éclairs à
l'occasion et où, parfois, il fait même entendre le tonnerre.
La fabrication et l'utilisation du papier, de même que
celles de la boussole, apprises des Chinois par les Arabes,
pénètrent peu à peu en Occident. A la pointe extrême
de la recherche scientifique, se manifeste même la vieille
ambition des hommes : voler ! Et c'est encore l'Andalou
Ibn Firnas qui y réussit presque, mieux que le légendaire
Icare en tout cas : ayant préparé une sorte de fourreau
en plumes et en soie, pourvu d'ailes mobiles, il se lance
un beau jour du haut d'un rocher, en pleine campagne,
et efi"ectivement il plane et a vole » quelques minutes ;
s'il finit par tomber, c'est en atterrissant sans trop de
dommages ^^,
De racines grecque et iranienne, juive et chrétienne,
la médecine arabe se mêle à l'astrologie comme à la
botanique ; des sortes de calendriers diététiques sont
ainsi mis en circulation, des liens étant établis entre les
saisons et les « humeurs » du corps humain : les équi-
noxes, notamment celle d'automne, et lés solstices, surtout
celui d'été, sont tenus comme peu propices aux opérations
et à l'administration des médicaments ; un vieil ensei-
gnement hippocraîique est conservé : il faut éviter de se
LA VILLE MUSULMANE ir EUROPE 259
purger au iiioment de la canicule ; en hiver, il convient
de s'abstenir des saignées. Une science populaire, modelée
par ces suggestions et ces enseignements, se répand à
travers les villes et les campagnes, fait progresser l'hygiène
et un certain sens médical : des prescriptions d'origine
arabe se sont répétées, de génération en génération, tout
au long des xv', xvr et xvif siècles au moins, dans
l'Espagne chrétienne, continuatrice dé l'Espagne musul-
mane ^2. D'une manière générale, les études médicales
se développent dans TOccident chrétien à partir du
Xïii" siècle, sous l'influence de l'école de Salcrne, elle-
même produit de la médecine de Sicile. Certes, le niveau
reste modeste, même chez les Arabes les plus experts :
si l'on sait bien réduire fractures cî luxations, la chi-
rurgie reste rudimentaire ; d'ailleurs, il n'y a nulle part
de véritable ^ hôpital » dans l'Europe musulmane ^^
léproseries mises à part ; mais ce sont là des lieux où
Ton parque les malades en dehors des villes bien plus
que des centres où on les soigne. Les vrais grands méde-
cins n'existent guère ; ce sont les bons c( techniciens de
la santé » oui sont nombreux, sachant cicatriser et guérir
les blessures, soigner les maladies courantes par des
moyens excellents, par exemple, en plaçant des ventouses.
Peu à peu, la science des plantes et un empirisme éclairé
font progresser la médecine.
Les apports arabes d'ordre plus général, concernant
l'ensemble de ce que Ton appelle parfoi.^ « la civilisation
matérielle », ont été innombrables, difl'us, affectant bien
des domaines. Rien ne démontre mieux cet impact que
Fétude du vocabulaire : les langues européennes ont
vraiment été envahies par les mots arabes véhiculés avec
les techniques qui passaient du dar al- Islam dans l'Oc-
cident chrétien. Cela est net dans la terminologie des
poids et mesures, pénétrée de noms qui ont été d'usage
courant jusque vers 1800, et parmi lesquels subsiste le
mot quintal. La portée de Tinflnx sur le plan économique
260
U EUROPE MEDIEVALE ARABE
est illustrée par des termes qui sont le reflet des réalités
ou des abstractions révélées aux Occidentaux par les
Arabes : zéro, algèbre, chèque, par exemple. Dans le
domaine des sciences appliquées, une longue liste pourrait
être établie; citons simplement au hasard : alambic et
alcali ou almanach et zénith. Certaines coutumes et
certains goûts musulmans, en matière d'habillement, de
mobilier,' d'arts décoratifs se sont propagés, dès le xi* siècle,
en Espagne chrétienne, en Italie méridionale et en Lan-
guedoc, puis dans tout l'Occident. Par les Arabes, le
ver à soie a été introduit en Europe, ainsi que le coton ;
et ce dernier mot est arabe, comme celui de mérinos et
azur par Tintermédiaire de l'espagnol azul (bleu). Dans
l'art des mousselines, c'est-à-dire des étoffes légères fabri-
quées comme à Mossoul, dans la technique des futaines,
à savoir des tissus en lin et en coton, à la manière de
Fostat, le Vieux Caire, dans le tissage de la soie, dans
le travail du cuir, dans les damasquinages comme dans la
damasserie — et ces mots eux-mêmes fleurent la Syrie —
et encore dans l'art des enluminures, et aussi dans le
jeu — ou la science — des échecs, les Arabes ont été
présents et le sont encore dans notre vie quotidienne.
Cela est pareillement vrai pour la nourriture : orange,
safran, gingembre, canne à sucre, le goût des gâteaux,
des confiseries, des douceurs en témoignent. Du mot
arabe qa^ah, désignant une grande écuelle contenant
une crème douce, est né le mot cassaîîa, d'abord localisé
à Païenne vers les xi* et xif siècles pour désigner un
gâteau doux et crémeux, puis propagé en Sicile, en
Italie, et, plus récemment, dans le reste de l'Europe,
pour distinguer un type bien particulier de crème glacée,
une glace 44.
Dans le domaine des -^?^ndes réalî^tions artistiques,
le dar al-Islam a été foyer de rayonnement après avoir
été creuset. S'il est vrai que des traditions de construction
et de décoration pré-islamiques se maintinrent dans Val-
LA VILLE MUSULMANE D'EUROPE 261
Andalus des premiers siècles (nombreux furent les archi-
tectes et artisans chrétiens indigènes qui travaillèicnt,
par exemple, à la grande mosquée de Cordoue). il est
encore plus certain que l'art mudejar, c'est-à-dire un art
musulman, se manifesta ensuite avec éclat dans l'Espagne
reconquise par les chrétiens. Mieux encore : même dans
les régions européennes à passé islamique, où ne se
réalisèrent ni véritable interpénétration ni influence directe,
en matière d'art, se sont affirmés bien souvent des
c( rapprochements » vivifiants. L'un des maîtres français
de l'histoire de Fart, Henri Focillon, Ta bien noté :
Aujourd'hui encore, dans les vieilles villes rousses
d'Espagne, non loin d'une cathédrale dont les masses
rudes et militaires enveloppent un plan et des élé-
ments français, se niche entre des murs compacts
la solitude d'un patio arabe ; et un minaret à jours
polylobés domine des cours de couvent ^5.
En Sicile, où la domination arabe fit éclore de nom-
breux édifices dont rien n'a été conservé, si ce n'est
quelques restes du palais de Palerme appelé Le Jet dEau,
le prodigieux ensemble architectural qui date de l'époque
normande est d'inspiration arabe, comme l'attestent les
petites coupoles parfaitement orientales qui surmontent
plusieurs églises palermitaines, celles de San Cataldo par
exemple, et plus encore les cinq ravissantes a coupo-
lettes » d'une étonnante couleur rouge, de San Giovanni
degli Eremiti, ou encore des monuments aux alentours,
tels le château de la Ziza, le palais de la Cuba, l'église
San Giovanni degli Lebbrosi et, enfin, la fontaine, les
colonnes, les stalactites de la cathédrale de Monreale, à
quelques kilomètres de Palerme 4^.
L'esthétique arabe, ainsi, a ricoché avec éclat sur
l'Europe chrétienne. Mais il y eut aussi une pénétration
plus profonde et générale, bien que peu discernable par
BIBLIOGRAPHIE
Amari (Michèle) : Storia dei Musulmani di Sicîlia, Nouv.
éd. par G. Nallino, 3 vol., Catane, 1933-1939.
Arié (Rachel) : UEspagne musulmane au temps des Nasrî-
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1966.
262
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
le non-spécialiste ; dans son maître livre, Islam d'Espagne,
l'excellent historien de l'art, Henri Terrasse, a détaillé
conMnent l'art chrétien de la péninsule Ibérique s'est
enrichi, dès la fin du xiii* siècle, d'un élément musulman
— l'arc en fer à cheval — comment les voûtes nervées,
les tours uniques sur plan carré rappelant les minarets,
les arcs brisés, outrepassés ou lobés, et leurs encadrements
rectangulaires viennent aussi d'al-Andalus ; et Ton est
^ême tenté de se demander si la coupole à nervures ne
serait pas à l'origine de la croisée d'ogives...
CONCLUSION
Notre Europe médiévale n'aurait pas été ce qu'elle
fut, si elle n'avait pas connu la présence du dar al-Islam,
son voisinage, ses influences, et les réactions même qu'il
a suscitées. Ce premier rendez- vous, long de plusieurs
siècles, qu'eurent le monde arabo-musulman et l'Occident,
sur le sol même de l'Europe, a eu une portée prodigieuse.
D'autres rencontres se produisirent : celles nées des
Croisades en Terre sainte (xr-xiii* siècles), de voyages et.
plus tard, dans le cadre des empires coloniaux. Or, ces
diverses histoires s'éclairent l'une l'autre. Paul Valéry est
peut-être celui qui a le mieux discerné ce qui doit émerger
et résulter de ces contacts : que l'Europe et l'Islam
apprennent à s'enrichir mutuellement de leurs diversités.
Les hommes y aspirent : qui a vécu sur une terre impré-
gnée par l'Islam en conserve toujours quelque nostalgie ;
de même, un certain attachement pour l'Occident marque
le musulman qui l'a connu...
Dans ces conditions, quel sera et que sera le rendez-
vous de demain entre notre société et le monde arabo-
islamique ?
NOTES
CHAPITRE PREMIER
1. Devic-Vessete : I, 777, n. 2.
2. Le Coran : VII 4/8 et 10/».
3. Ibn HiXDAYL, traduct. par Lx)uis Mercier : U ornement
des âmes, Paris, 1939, p. 195. Sur cet auteur : Arié,
229, n. 4.
4. Devic-Vessete : l, 779 ; Millas, 53-67.
5. Lacam : 87; Bruzon de la Martinière : Dictionnaire
géographique et historique, t. I, Paris, 1768, p. 554.
6. Cf. Michel Rouche : Les Aquitains ont-ils trahi avant
la bataille de Poitiers ? in Le Moyen Age, 1968, pp. 6-26.
7. Amari : I, 506.
8. Ibid, : 544-545.
9. OssiAN de Negri : Storia dî Genova, Milan (édit. Aldo
Martello), sans date, 160 ; Lacam, 16-17,
10. SiMONET : 127.
11. Ibid. : 163.
12. Ibid. : 176.
13. Ch.-E. DuFOURCQ et J, Gautier-Dalchê : Histoire
économique et sociale de VEspagne chrétienne au Moyen
Age, (Armand Colin), Paris, 1976, p. 21, Cf. Pellat,
48.
14. Renseignements aimablement communiqués par Atallah
Dhina, maître-assistant d'histoire du Moyen Age à
Tuniversité d'Alger.
15. Vanonyfne^e Cordout^id, Tai]han^ Paris, 1885, p. 40.
16. Claire PousSY : La Conquête de la mer par les Arabes
en Méditerranée occidentale, mémoire de maîtrise es
lettres, université de Paris-Nanterre, 1975 (dactyl.
p. 158).
NOTES
267
17. Liutprand DE Crémone : Chronique, éd, Petz (Manu-
menîa Historica Germanica) ,1839, p. 7.
18. Talbi (Mohammed) : UEmirat aghlabide, Paris, 1966,
p. 390.
19. PoussY (Claude) : op, cit. (supra n. 16), 63.
20. Ibid. : 51 ; cf. Taviani : Histoire de la Corse, 143-
145.
21. Lacam : 102 et 141.
22. Liutprand : op. cit. {supra n, 17), 7.
23. Lacam : 141.
24. Lévi-Provençal : IV, 226.
25. Cf. FÉVRIER (Paul- Albert) : Le Développement urbain
en Provence, de Vépoque romaine à la fin du xiv* siè-
cle, éd. E. de Boccard, Paris, 1964, p. 90.
26. Lacam : 16-17.
27. Recueil des Historiens des Gaules et de la France
(Dom Bouquet, t. VII, 107 et 131, t. VIII, 186 et
195).
28. Le meilleur exposé récent sur l'armement des dernières
troupes musulmanes d'Espagne — celles de Grenade —
se trouve dans Arié, 250-256.
29. Canard (Marins) : Textes relatifs à l'emploi du feu
grégeois par les Arabes, Bulletin des Etudes arabes,
Alger, n° 26, 1946, p. 6.
30. Santamaria (Alvaro) : Olfo de Procida, in Hispania,
t. XXV, Madrid, 1965 ; Sevillano Colom : Mercade-
res y navegantes, in Mascaro, Historia de Mallorca,
Palma, 1971, p. 506 ; Font Obrador : Historia de
Llucmayor, t. I, Palma, 1972, pp. 350-363.
31. Ivars : Dues creudades valenciano-mallorquînes. Va-
lence, 1921, pp. 39-42.
32. Codera : 199 ; Valldeavellano (Luis de Garcia) :
Historia de Espana, t. I, Madrid il* édit.), 1955, p. 433.
33. Chalmeta (Pedro) : Communication au Congrès dEtu-
des sur les Cultures de la Méditerranée occidentale, Bar-
celone, septembre-octobre 1975.
34. L'évêque Sébéos, cité par Alain Ducellier : Le Miroir
de rislam, Julliard, coll. « Archives >, Paris, 1971,
pp. 23-24.
35. Simonet : 763.
36. Cf. l'adaptation de La Légende de Guillaume d'Orange,
par Paul Tuffrau, éd. Piazza, Paris, 1920, pp. 83, 90,
101, 114, 123 etc.
268
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
NOTES
^:^"
269
mn
1.
2.
3.
4.
5.
6.
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11.
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14.
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17.
18.
19.
20.
21.
22.
23.
24.
25.
26.
27.
CHAPITRE II
SmoNET : 143.
Ibid. : 145 et 152.
Devic-Vessete : 780.
Gabrieu : 115.
Lévi-Provençal : IV, 102.
GuiCHARD : al'Andalus, 37.
SiMONET : CIL
iDRis : 191, n** 102.
Amari : I, 475.
SiMONET : 504. ^
Ibid. : 63-64.
Amari : I, 474 ; II, 456.
SiMONET : 282. -^
Chalmeta (Pedro) : Communicaticm au Congrès d'Etu-
des sur les Cultures de la Méditerranée occidentale,
Barcelone, septembre-octobre 1975 (d*après le t. V du
Muktabis dlbn Hayyan, texte dont la traduction m'a
été aimablement remise par Fauteur de cette communi-
cation).
PoussY (Claire) : op. cit. (supra, n. 16 du chap. P0>
64-65.
Cf. Sabah (Lucien) : Essai d'Histoire économique des
Baléares musulmanes, Thèse de 3" cycle (dactyl.), Uni-
versité de Paris-I, 1974, pp. 7-16 ; et Urvoy (Domi-
nique), € La vie intellectuelle dans les Baléares musul-
manes », Al'Andalus, vol. 37, Madrid-Grenade, 1972,
p. 87.
SiMONET : 66...
IbU, : 539.
Ibid. : 511. -
Ibid. : 14, 143, 178 et 199 ; Coll, 284 sq.-
Lévi-Provençal : IV, 132.
Ibn al-Athir : trad. française par Fagnan, Revue
Africaine, Alger, n* 224, 1897, p, 27 ; et Codera, 190.
Amari : J, 615-617 ; Smojœt : 61, 91, 107 et 802.
SiMONET ^:^^30. " ^*^ ^
Ibid. : 117, 197, 202-203, 457, 487, 552 et 623 ; Lévi-
Provençal : IV, 108 ; Las Cagigas, passîm.
SiMONET : 622.
Ibid. : 457.
28. Ibid. ; 98 ; Amari : I, 624.
29. SiMONET : 399 et 444.
30. Ibid. : 86 et 93.
31. Ibid. : 204 (d'après Ibn al-Koutiya, descendant de
< Sarah la Gothe 2> — la nièce du prince Ardabast et
la petite-fille du roi Wittiza, mariée successivement à
deux musulmans).
32. SiMONET : 534-536.
1.
2.
3.
4.
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6.
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10.
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12.
13.
14.
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17.
18.
19.
20.
21.
22.
23.
CHAPITRE III
Cf. Amari : î, 606 sq.
Cf. Guîchard : aî-Andalus ; et id. : Structures.
SiMONET : 155 et 539 ; Lévi-Provençal : IV, 51.
Cf. Guîchard : Les Arabes, 1502,
Id. : al-Andalus, 19 ; Id. : Structures, 19.
Lévi-Provençal : V, 260 ; Arié : 365-366.
Lévi-Provençal : V, 260-261.
Ibid. : 261.
Ibid. ; Arié : 369-370 ; cf. Terrasse : Islam, passim.
Cf. Guîchard : al-Andalus, 77 et 162-163 ; id. : Struc-
tures, 167.
Lévi-Provençal : V, 259.
Ibid. : 258.
Ibid.
Ibid. : 264-270.
Ibid. : 259.
Ibid. : IV, 165.
Ibid, : 399400.
Ibid. : 371-376.
Arié : 299.
Lévi-Provençal : V, 90 sq.
Ibid. ; IV, 121.
Ibid. : 311.
Terrasse : Islam, passim.
CHAPITRE IV
1. Amarî : I, 545 et 549.
2. SiMONET : 126, 735 et 1037.
3. Ibid. : 539, 618, 666 et 734 ; cf. Dufourcq (Ch.-E.) :
« Le Christianisme dans les pays de l'Occident musul-
man >, in Mélanges E.R. Labande, Poitiers, 1974, p. 243.
270
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
9.
10.
11.
12.
13.
14.
15.
16.
17.
18.
19.
20.
21.
22.
23.
24.
SiMONET : 201 et 289.
Ibid. : 128.
Devic-Vbssete : 781.
SiMONET : 648, 693, 713 et 772.
Ibid, : 630 et 820 ; poème cité par al-Maqqari, trad.
en anglais par Gayangos : The History of the muham"
medan dynasties in Spain, t 1, Londres, 1840, p. 357.
iDRis : 173.
SiMONET : 783 et 787.
Ibîd. : 709.
Ibid. : 122, 126, 130, 360, 552, 812; Amari : I, 249-
250 ; cf. Las Cagioas : passim ; et Dufourcq : op, cit.
{supra n. 3), 1A\-1A1.
SiMONET : 481.
Ibid. : 361 et 735.
Ibid. : 171, 573, 604, 666; Amari : II, 462.
Sabah : op. cit. {supra, n. 16 du chap. II), 53 ; Urvoy :
op. cit. {supra n. 16 du chap. Il), 88.
SiMONET : 360.
Ibid. : 311 et 493.
Ibid. : 489.
Ibid : 66, 91, 129, 334; Amari : II, 464.
SiMONET : 188, 224, 382-384, 392 ; Amari : II, 465.
SiMONET : 160 et 255.
Ibid. : 161, 215, 261, 265, 370, 372, 523, 788-790;
Amari : I, 249-250; II, 465; 111/ 1, 210; Urvoy :
op. cit. {supra n. 16 du chap. II), 88.
SiMONET : 381.
CHAPITRE V
1. Amari : II, 509.
2. SiMONET : 215 sq,
3. Ibid. : 713.
4. Pellat : 82.
5. Lêvi-Provençal : V, 154.
6. Arié : 346-347.
7. Lévi-Provençal : Vi>^i54.
8. Ibid. ; m.
9. Pellat : 56, 68 et 118.
10. Ibid. : 62, 82, 144, 158 ; Lévi-Provençal : V, 155 :
Arié : 347.
11. Arié : 346.
\
NOTES
271
12. Cf. ibid, : 371.
13. Pellat : 164.
14. Pastor : 149.
15. Ibid.
16. Ibid. : 150.
17. Pellat : 98.
18. Ibid, : passim.
19. Ibid.
20. Laroque (Dominique) : Recherches sur le sultanat de
Grenade au xiv* siècle - Influences culturelles de VOcci-
dent et de VOrient, Mémoire de maîtrise es lettres, uni-
versité de Paris-Nanterre (dactyl), 1972, p. 42. Cf.
Arié : 348.
21. Marc aïs : Mélanges, 233-234.
22. Amari : II, 509.
23. iDRis : 183.
24. Pellat : 28, 68, 82, 118 ; Arié : 347.
25. Pellat : 36 et 158.
26. Ibid, : 36, 56 et 96.
27. Lacam : 136,
28. Pellat : 48 ; Lévi-Provençal : V, 168-169.
29. Pellat : 48, 56, 68, 104 et 118.
30. Lévi-Provençal : IV, 17 ; et V, 169.
31. Pellat : 48 et 56 ; Simonet : 188 ; Lévi-Provençal :
IV, 121 et 173 ; V, 285 ; Arié : 403-406.
32. Lévi-Provençal : V, 175 ; Pellat : 62 et 132.
33. Lévi-Provençal : V, 180, 273, 278 ; Arié : 378-379.
34. Lévi-Provençal : 180, 272 et 278 ; Pellat : 174.
35. Pellat : 104 ; Lévi-Provençal : V, 175 ; Arié : 353.
36. Pellat : 36, 68, 82, 116, 132, 140, 171.
37. Lévi-Provençal : 271, 274 ; Arié : 382.
38. Arié : 379 ; Lévi-Provençal : IV, 173.
39. Lévi-Provençal : V, 182.
40. CL Pellat : 108 et 130.
41. Ibid, : 158 ; Lévi-Provençal :
42. Lévi-Provençal : V, 182 sq.
43. Ibid, ; Pellat : 104 ; Lacam ;
356.
44. Pellat : 48.
45! Ibid. : 90; Lévi-Provençal : IV, 135, et V, 180.
46. Lévi-Provençal : IV, 169-173, 332-345 ; et V, 274,
276. 277.
47. Ibid. : IV, 103, 121.
48. Lacam : 201 :
V, 185 ; Lacam : 200.
92-94 et 200 ; Arié ;
272
UEUROPE MEDIEVALE ARABE
NOTES
273
Umm'
■k'-:.
49. Lévi-Provençal : V, 278-279.
50. Pellat : 174, ^
51. Lévi-Provençal : V, 258.
52. Ibid. : 289.
53. Pellat ; 156.
54. Sanchez Albornoz : 332.
55. Lévi-Provençal : V, 289.
56. Ibld.
57. SiMONET : 592.
58. Lévi-Provençal : V, 289.
59. Idris (R.H.) : « Les Zirides d'Espagne >, al-Andalus,
t. XXIX, Madrid-Grenade, 1964, p. 79.
60. Devic-Vessete : 765.
61. Idris : Les tributaires, 176 ; Lévi-Provençal : V, 126.
62. Amari : II, 510.
63. SiMONET : 365.
64. Ibid. : 387.
65. Amari : II, 510. -^
66. Idris : 175.
67. Lévi-Provençal : V, 159 ; cf. Terrasse : Islam, pas-
sim.
68. Arié : 413.
69. Lévi-Provençal : IV, 214 et 455.
70. Hadjadji (Hamdan) : Vie et œuvre du poète andalou
Ibn Khafadja, s. d,, Alger (1970), p. 116.
71. Cf, ibid, : 127.
CHAPITRE VI
1. ZuRiTA : Anales de la Corona de Aragon, livre V, chap.
93 ; cf. SiMONET : 788 et Arié : 321-322.
2. SiMONET : 118; Amari : I, 625.
3. Cf. Idris : 179.
4. Ibid, : Il A,
5. Amari : I, 549-550.
6. SiMONET : 118, 411, 418 et 421.
7. Amari : I, 560.
8. SiMONET : 118.
9. Amari : i:>549. ■ ^^ V
10. Lévi-Provençal : V, 188.
11. Ibid,
12. Ibid, : IV, 332.
13. Ibid, : 328-329.
14. Ibid, : 330 ; Idris : Les Zirides (op. cit, supra n. 59
du chap. V) 41/79.
15. Idris : Les tributaires, 174.
16. Cf. Guichard : al-Andalus, 195 ; id. : Structures, 106,
108 et 146-147.
17. Guichard : al-Andalus, 185 ; id. : Structures, 108.
18. Idris : 179.
19. Lévi-Provençal : V, 101.
20. Guichard : al-Andalus, 165-166.
21. Ibid. .* 167 et 168.
22. Idris : 195.
23. Guichard : al~Andalus, 173-174. Pour tout ce chapitre,
cf. Terrasse : Islam, passim.
CHAPITRE VU
1. SiMONET : XLVII ; cf. Las Cagigas : passim et Ter-
rasse : Islam, passim,
2. SiMONET : 277.
3. Sanchez Albornoz : 301-302.
4. SiMONET : 371.
5. Ibid. : 369 et 371.
6. Cf. Garcia de Cortazar (José-Angel) : Historia de
Espana Alfaguara, t. II, Madrid, 1973, p. 360.
7. Vernet (Juan) : Communication à la Semaine d'Etu-
des d'Histoire médiévale, université autonome de Bar-
celone, juillet 1976.
8. Simonet : 321-322.
9. Ibid, : lU et 752; cf, Dufourcq (Ch.-E.) : « Les
relations du Maroc et de la Castille pendant la pre-
mière moitié du xnr siècle », in Revue d'Histoire et de
Civilisation du Maghreb, n° 5, Alger, 1968, p. 45.
10. SiMONET : 128 et 369.
11. Ibid. : 657 ; Idris : 173.
12. Simonet : 359 et 657.
13. Ibid. : 349 et 360.
14. Ibid, : 367-368.
15. Cf. ibid. : 583.
16. Ibid. : 360 et 487.
17. Ibid. : 369.
18. Ibid, : 141 et 633.
19. Amari : I, 261.
20. Simonet : 381.
mi:
c?% ■-'■ . ■
fer.
m-
IIA
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
op. cit. {supra
21. Ibid. : 389.
22. iDRis : 185-186.
23. Ibid,
24. SiMONET : 390-391.
25. SiMONET : 154 ; cf. Valldeavellano
n. 32 du chap. I"). 399.
26. Cf. par exemple, Lévi-Provençal : Histoire de l'Espa-
gne musulmane, t. III, Paris, 1953, p. 368.
27. SiMONET : 130.
28. Lévi-Provençal : IV, 48.
29. Amari : II, 458,
30. SiMONET : 130.
31. Ibid. : 648.
32. Lévi-Provençal : IV, 278.
33. SiMONET : 666.
34. DuFOURCQ (Ch.-E.) : L'Espagne catalane et le Maghrib,
Paris, 1966, pp. 187-188.
35. SiMONET : 785.
36. Cf. HtTRÉ (Jacques) : Gonzalve de Cordoue ou Grenade
reconquise, diplôme d^Etudes supérieures, faculté de
lettres de l'université d'Alger, 1967 (dactyl.).
Arié : 148 et 178, n. 5.
Sanchez Albornoz : 301. Cf. Castro ; passim,
Garcia Gomez : in Etudes d* Orientalisme à la mémoire
de Lévi-Provençal, t, II, 1962, pp. 517-523.
Sanchez Albornoz : 333 ; cf. Terrasse : Islam, pas-
sim.
Sanchez Albornoz : 316.
Ibid, ; 321.
Ibid. : 336 et 338.
SiMONET : 618,
GuiCHARD : al-Andalus, 33.
SiMONET : 364.
Ibid. : 82.
Idris : 178.
Ibid. : 184.
SiMONET : 81.
Le Coran : IIL 114/118.
SiMONET : 79.
Idris : 17^8.
Ibid. : 183.x.
Amari : l, 617-618 ; Simonet : 79-80.
SiMONET : 79-80. Cf. supra nos pages
livre.
37.
38.
39.
40.
41.
42.
43.
44.
45.
46.
47.
48.
49.
50.
51.
52.
53.
54.
55.
56.
^^^
\
NOTES
275
158-159 de ce
57. Simonet : 77, 79 et 80 ; Amari : l, 617.
58. Simonet : 82.
59. Ibid, : 80 ; Amari : I, 617.
60. Idris : 172.
61. Amari : I, 617 ; II, 619 ; Simonet : 80.
62. Amari : ï, 617 ; Simonet : 81 et 802.
63. Amari : I, 617.
64. Idris : 173.
65. Simonet : 92.
66. Ibid. : 81, 94, 96, 802; Amari : I, 620; Idris : 178-
179.
67. Simonet : 84, 624, 802-803 ; Amari : I, 618-620.
68. Simonet : 85, 88, 802 ; Idris : 171 et 195.
69. Simonet : 98.
70. Ibid. : 804.
71. Ibid. : 364,
CHAPITRE VIII
1. Simonet : 369.
2. Amari : I, 621,
3. LÉVi-pROVENÇAL : IV, 86.
4. GuiCHARD : Al-Andalus, 446.
5. Lévi-Provençal : V, 42.
6. Ibid. : IV, 122.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Simonet : 381.
10. Ibid. : 523.
11. Ibid. : 629-630.
12. Ibid. : 368.
13. Ibid, : 296.
14. Ibid. : 478.
15. Ibid. : 490,
16. Lévi-Provençal : IV, 188-189.
17. Simonet : 531-535 ; Idris : Les Zirides d'Espagne (op.
cit. supra n. 59 du chap. V), 93/131 ; cf. Las Caoi-
CAS : passim; et Terrasse : Islam, passim.
18. Simonet : 531-535.
19. Lévi-Provençal : IV, 108.
20. Ibid. : 130.
fc
276
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
21. SiMONET : 363.
22. Ibid. : 493-499.
23. Pastor : 83-84.
NOTES
CHAPITRE X
277
IV, 22-23 et 80-81
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
11.
12.
13.
14.
15.
16.
17.
18.
19.
20.
21.
22.
23.
24.
25.
26.
CHAPITRE IX
SiMONBT : 14; Lévi-Provençal
Lacam : 15.
Amari ; I, 622.
Arié : 329 et 334.
174 et 180.
172 ; id» : Les Zirides d* Espagne (op. cit., supra,
V), 86-87/124-125; Arié : 331.
Idris
Ibid. .
n. 59 du chap.
Idris : 176.
SiMONET : 96.
Idris : 180.
Ibid. : 191.
Ibid. : 177.
Ibid. : 188.
Lévi-Provençal : V, 127.
Arié : 333 ; Ladero Quesada (Miguel-Angel) : Granada
— Historia de un pais islàmico (I232'I57I). Madrid,
1969, pp. 35-36.
Lévi-Provençal : IV, 269.
Idris : 176.
W. ; Les Zirides d'Espagne (op, cit„ supra, n, 59 du
chap. V), 86/124; Arié, 333-334.
Lévi-Provençal : V, 298.
SiMONET : 374.
Lévi-Provençal : IV, 169-170,
ViLMOS (Voigt) : Communication au Congrès d'Etudes
sur les cultures de la Méditerranée occidentale, Barce-
lone, septembre-octobre 1975.
Idris : 176.
Lévi-Provençal : IV, 298.
Idris : Les Zirides d Espagne (op, cit., supra, n.
chap. V), 59, 65, 78, 79.
Id, : Les tributaires, 183-184.
Id. : Les ^Zirides d'Espqgn/e (cf. supra, n. 23), 89.
LÉVI-PROVEiliÇAL : IV, 70. ^
59 du
î. SiMONET : 86 ; Idris : 175.
2. Cf. ibid. : 178.
3. Cf. SiMONET : 365.
4. Al-Maqqari : {op. cit., supra, n. 8 du chap. IV) ;
SiMONET : 148.
5. Codera : 190,
6. SiMONET : 282.
7. Ibid. : 309, 312 et 504.
8. Ibid. : 564.
9. Cf. Tuffrau : (op. cit., supra, n. 36 du chap. FO, 44.
10. SiMONET : 85 et 802.
11. Lévi-Provençal : IV, 171.
12. Idris : 173.
13. Lévi-Provençal : IV, 46.
14. Millas : 67 sq.
15. Lêvî-Provençal : IV, 188-189.
16. SiMONET : 487-489 et 529.
17. Amari : I, 249-250.
18. Ibid. : III/l, 210.
19. Lévi-Provençal : V, 127.
20. Millas : 69 sq.
21. SiMONET : 584.
22. Ibid. : 756.
23. Ibid. : 428.
24. Ibid. : 239.
25. Idris : 183.
26. Ibid. : 187.
27. SiMONET : 217.
28. Lacara (Jose-Maria) : Historia del reino de Navarra en
la Edad Media, Pampelune, 1976, pp. 30, 34 et 37.
29. SiMONET : 51 L Cf. infra, chap. XI.
30. Lévï-Provençal, IV, 204.
31. Idrïs : 180,
32. SiMONET : 536.
33. Ibid. : 296.
34. Ibid. : 365.
35. Amari : I, 253.
36. Cf. Guichard : Structures, 202.
278 L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
1
2,
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
II.
12.
13.
14.
15.
16.
17.
18.
19.
20.
21.
22.
23.
24.
25.
26.
27.
28.
29.
30.
31.
32.
33.
CHAPITRE XI
SiMONET ; 365.
Ibid. : 385-389.
Lombard : 148.
Lévi-Provençal : IV, 108
Ibid. : 104.
Ibid. : ll-m.
SrMONET : 392-393.
Ibid. : 401.
Ibid. : 413-415.
Ibid. : 481-486.
Barrés (Maurice), Le Greco ou le Secret de Tolède
Pans, Pion, nouv. édit. 1923-1937 p 7
Lévi-Provençal : IV, 71-72 ' * •
SiMONET : 312 et 452-454
Ibid. : et 600-601.
Ibid. : 313-316 (où Soliman ibn Martin est orésent^
cornme^chef de la révolte de 836) ; Lbvi-ProvençIT^
CoLL : 300-301.
Amari : I, 475.
SiMONET : 523.
Ibid. : 529 et 584.
Ibid • 511-515; Garcïa de Cortazar : op^ rit {mnra
n. 6 du chap. VII), 67 et 99. ^ ^ ^
GuiCHARD : Structures, 255.
Ibid. : 255-256 et Sïmonet -518
Ibid. : 584, 589, 594 et 597.
Ibid. : 554 : Lévi-Provençal : IV 236
SmoNET : 597. '
Lévi^-Provençal : IV, 141 ; Guîchard
SiMONET : 439 et 499-501
DuFOURCQ (Ch.-E.) : (op.^it,
239-240.
Amari : II, 465.
Idris : 182.
SmtZr^:^!^^^^ ^^' ^'^^^^ ^"^'•"^^' *' ^^"^ 386 ;
Chromca Aldefonsi, chap. 205 ; Sïmonft : 755.
Structures, 60
supra, n. 3 du chap. IV),
NOTES
279
34. SuM^'^vj : 770.
35. ÎDîUN ; 182 eî 186-
36. Ihio. : ]H5.
37. //;///, : 194.
CMAPITRE XII
K Pl.ANiioi. (Xavier de) : Les Fôndemeius géographiques de
r histoire de l'Islam. Flammarion, Paris, 1968, p. 21.
2. Talbï : 77.
3. Ibn Khaijx)un Iai ni : 74-75,
4. Lombard ; 142- 147.
5. Amarï ; L 349-^352. Le chiffre de 300 OOO ou 400 000
habitants attribués à Palerme par Francesco Gabrieli et
Maurice Lombard, est jugé absolument invraisemblable,
< pour Tespace où seront dénombrées, en 1480, 25 000
âmes >, par Henri Bresc (Revue Historique, n" 519,
juillet-septembre 1976, p. 211 : compte rendu critique
de Aziz Ahmad : A history of îslamic Sicily, Edimbourg,
1975).^
6. LfiV>PRovîiNÇAL : 1ms ciudadcs drJ Occidcnte musulman
rn la Edad Media, l'étouan, 1950. p. 14: cf Terrasse :
hla/ri, passinh
7. Lacam : 45.
8. Ibid. : 79 cf 8L
9. Amar] : m, 35(^ :
Ua"t, passim.
10. loRrs : 174 178,
IL Phllat : 86-88.
12. Cmia, il (Jacqueline) : ^ Narbonne
musulmane ?>, /;/ Annales du Midi,
p. 97.
13. Abou-l-Feda : Géographie, traci Reinnufi,
t. m, 307.
14. Pastor : 76.
15. Lfa'î-Provbnçaî ; ÎV. 344.
16. Ibid, : V, 199 ; Chaî.mrta (Pedro) : /-V
zoco 7> en Espana, Madrid, 1973.
17. Marcaîs ; Mélanges, 225.
18. îhid. : 238.
19. Ibid.
20. Ibid. : 2AA.
74, î pv- PKovFNÇAr : fV, 173
Arn : 132 sq et 279 sq ; Marçais
sons
nnv
l'occupation
.-mars 1975,
Paris, 1848,
del
280
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
22
23
24,
25.
26.
27.
28.
29.
30.
31.
32.
33.
34.
35.
36.
37.
38.
39.
40.
4L
42.
43.
44.
45.
46.
. SiMONET : 666.
. Terrasse : UEspagne, passim.
Cf. Lombard : 238.
Lévi-Provençal : V, 264
Ibid. : 263,
Vernet (Juan) : Communication au Com^rcx d'Etudes
sur les Cultures de la Méditerrance occideiitde, Barce-
lone, septembre-octobre 1975.
Amari : I, 621 et 111/3, 899.
SiMONET : 552.
Ibid, : 642.
Ibid. : 787 et 834.
Ibid. : 241 et 277.
Cf. Guichard ; Al-Andalus. 514-515.
Hadjadji : op. cit., supra, (n. du chap, V), 4S
Ibid. : et 111.
Ibid. : 116.
Amari : 111/ 3, 915.
Lévi-Provençal : IV, 174.
Vernet (Juan) : Communication cit,, supra, n. 27...
Ibid.
Lévi-Provençal : IV, 174.
Samso (Julio) : Communication au Congrès d'Etudes
sur les Cultures de la Méditerranée occidentale, Barce-
lone, septembre-octobre 1975.
Lévi-Provençal : V. 282.
Amari : 111/ 3, 920.
In PiRENNE, Cohen, Focillon : La Civilisation occi^
dentale au Moyen Age, t. Vïll de V Histoire Glotz
Pans, 1933 p. 565; cf. Marçais : Eart^ passim, cl
1 ERRASSE : L'Espagne, passim.
Atti : Kroenig (Wolfgang) : Vecchie et nuove prospettîve
sullarte délia Sicilia normanna ; et Umberto Rizzitano ■
La cultura arabe nella Sicilia normanna.
TABLR DRS MA'fïBRnS
L'îsi M yv î/F^UROPi^
CRAPrnu:. premier
Lrs K)URS on razzia irr d'invasion
C^hcviuchces et déharqucmciits. — Une « grande
peur h, -^^^- SUatcgie et tactique. ~- Les îles et les
repaires côticr.s. — La valeur militaire el technique des
cnvaf'isseiirs, .--- Les coups de main. - ~- la riposte dQS
Curoi:ccns. La hantise de TOccident.
CHAPITRE II
En pays f ONQurs ; \ v^ Nouvni Lrs coNî)irioNs d'exis-
TENC?
Les r dliinitîii :». et leur influence première. - Le pou-
voir musulman. - Villes et zones aufononies. ~ Com-
munautés de quartier ou de village. — Ln hiérarchie
indigcnc. ™- L'incertitude du lendemain.
CHAPITRE ///
L.ES IMMIGRES : lEïJRS MŒURS ET COUrUMÎS
Arabes^ et Berbères. — Primante du lignage paternel.
— Evénements familiaux. — Structures et existence
familiales. — La demeure. — Vie publique et carrières
officielles. ™- La justice el la charité. -- Le pèlerinage.
CHAPEFRE IV
L\ SUR\'IVANCt: Er LFS déviations du CHRIS lîANÏSME
DUS AU rOCIil ONBS
Les sanctuaires ^cî rcxercicc (.lu culte : le rayonnement
chrétien. ---- Lvcqucs et conciles, - - Moines, icligicuses
et cnnilcs : pèlcritiagcs locaux. r,cs hérésies et lan-
goissc chrétienne.
en A PITRE V X
La Nvî URH, !,î- rRAVMI., les rUAISIRS
La vic ruiîtie. - Les anim;uix et Thomme : élevage,
chasse et pêciic, — L'alimentation et la cuisine. —
L'artisanat, rhabillcment et réiégancc, -^~- La joie du
corps^, son bien-être et les divertissements.
CHAPITRE Vf
Ceux ht crj.i.Fs qui ont perdu ta tihf.riA
La capture et la prison. — L'esclavage aux champs.
— Le trafic de Ja marchandise humaine. — Les escla-
ves pioches du pouvoir. — Les eunuques. ~ Les escLa-
yes ccuu:nbines, - Lamour chez les esclaves. Ijos
écoh^F pour c^iptives.
15
35
53
70
93
122
282
L EUROPE MEDIEVALE ARABE
CHAPITRE VII
La coexistence des musulmans et des curftiens
LIBRES [ ' J3Q
La diffusion de la langue arabe. -~- Larabisation des
anthroponymes. — L'orientalisation des modes de vie.
— Les progrès de la sensualité. —. La pratique de la
circoncision. — L'intégration des chrétiens dans la
société arabo-musulmane. — La réaction de l'Islam à
l'arabisation excessive des < infidèles ». — L'environ-
nement chrétien et son poids. — La survivance et
l'influence des racines pré-islamiques. La sésréea- -
tion. ^ ^
CHAPITRE VIII
Les collaborateurs chrétiens du pouvoir islamique 169
Dans l'administration et dans l'armée. — La partici-
pation au pouvoir. — Les réactions contie la collabo-
ration des Mozarabes : l'hostilité populaire musulmane
et chrétienne.
CHAPITRE IX
Le comportement et l'existence des juifs 180
Les juifs auxiliaires des musulmans lors de la conquête
de l'Espagne et du Languedoc. — Les communautés
Israélites des régions européennes arabisées. Ix
rôle scientifique, intellectuel, commercial et politique
des juifs. — Les réactions anti-juives.
CHAPITRE X
Des européens convertis a l'islam 193
Les mobiles ûqs conversions. — Les structures politico-
sociales accélératrices. — L'extinction du christianisme.
— Le milieu néo-musulman : les « mouladi >. Faux
convertis, tièdes, fanatiques et champions de Tlslam
CHAPITRE XI
Les incompatibilités de caractères et de coutu-
mes : frondeurs et insurgés, émigrés et déportés 212
Les motifs de révolte des non-musulmans. — Ixs motifs
de révolte de tous les autochtones. — La fronde catho-
lique et la soif du martyre. — Les rébellions urbaines
ou régionales. — Emigrés et déportés,
CHAPITRE XII
La ville musulmane d'Europe et son rôle culturel 239
Cité et civilisation. — Les deux visages de la ville. —
Le décor et le faste urbains. — Le rayonnement lin-
guistique, littéraire, scientifique et artistique.
Conclusion _ 263
Bibliographie 264
N^'^^ y^y^y/^'',[[[ 266
DANS 1 A MËMIi COLLFCriON
Maurice /\f lhm : La vie quotidienne sous le Second Empire
(23,083 J.O)
Maurice Andrjeux : La vie quotidienne dans la Rome ponti-
ficale au x\uf siècle (23.0832.8)
Jean Angt adk : La vie quotidienne dans le Massif Central au
XIX" siècle (23.2180.0)
-' La vi'j quotidienne contemporaine en Italie (23.2246.9)
— La vie quotidienne des immigrés en France de Î919 à nos
jours (23.2549.6)
Pierre ANTONrii'U : La vie quotidienne à Morcncc au temps de
Dante (23.3031.4)
Paul Arrigiu : La vie quotidienne en Corse au xviir siècle
(23.160?).^))
Jeannine Auboyer : La vie quotidienne dans Tlndc jusqu'au
vin' sicclc (23.2362.4)
Marcel Bai \wt : La vie quotidienne dans lès armées de Napo-
léon (23.0S34.4)
Marc Baholi : La vie quotidienne des Français en Algérie
n830-I9]'4) (2.]57^*.4)
Louis BA!Jî)r^; : î ;v vie quotidienne au temps des derniers Incas
(23.1 28'.^'})
Arturo B[-:zunce et CMaude Mouri™ : La vie quotidienne de
la corrida (23.3420.9)
Yves-Marie F^frcé : La vie quotidienne dans l'Aquitaine du
xvji" siùcle (23.2814.4)
Roger BLTF.fLLr, : La vie quotidienne en Roueiguc avant 1914
(23.2235.2)
Gcnevicve Btanquis : La vie quotidienne en Allemagne à l'épo-
que romantiqne (23.0838.5)
François Bf ucnn : [,a vie quotidienne de la noblesse française au
XVJir siècle (23.1880.6)
— La vie quotidienne au !emps de Louis XVT (23.2817.7)
Georges Bordonovh ; La vie quotidienne en Vendée pendant la
Révolution {23.1970.5)
— La vie quotidienne des Templiers au xiiF" sicclc (23.2460.6)
— La vie quotidienne de Napoléon en route vers Sainte-Hélène
(23.2810.2)
284
U EUROPE MEDIEVALE ARABE
Pierre Boyer : La vie quotidienne à AJger à la vcilîc de i'inter-
vention française (23.0839.3)
Yann Brékilien : La vie quotidienne des navsan*! breton^ au
xi?r siècle (23.2091.9)
Marcel Brion : La vie quotidienne à Vienne a i époque de Mozart
e^t de Schubert (23.0841.9)
Jérôme Carcopïno : La vie quotidienne à Rome à ranotrée de
l'Empire (23.2154.5)
Duc de Castries : La vie quotidienne des émigrés (23.1248.6)
Suzanne Chantal : La vie quotidienne au Porfugal après le trem-
blement de terre de Lisbonne de 1755 (23.0847.6)
Gilbert et Colette Charles-Picard : La vie quotidienne à Carthage
au temps d'Hanniba! (nr siècle av. Jésus-Christ) (23.0849,2)
Jacques Chastenet : La vie quotidienne en Angleterre au début
du règne de Victoria (1837-1851) (23.0851.8)
--La vie quotidienne en Espagne au temps de Goya (23.1337.7)
Liliane Chauleau : La vie quotidienne aux Antilles françaises au
temps de V, Schœlcher (xix" siècle) (23.2844.1)
Guy Chaussinand-Nogaret : La vie quotidienne des Français
sous Louis XV (23.2731.0)
Marie-France Chauvirey : La vie quotidienne au Pavs basque
sous le Second Empire (23.2567.8)
André Chouraqui : La vie quotidienne des hommes de la Bible
(23.2897.9)
Georges-Emmanuel Clancier : La vie quott<iienne en Limousin
au XIX* siècle (23.2533.0)
Charles Commeaux : La vie quotidienne chez les Mongols de !a
conquête (xiir siècle) (23.1865.7)
-— La vie quotidienne en Chine sous les Mandchous (xvir et
xviii* siècles) (23.1682.6)
— La vie quotidienne en Bourgogne au temps des ducs Valois
(1364-1477) (23,2638.7)
Jean-Paul Crespelle : La vie quotidienne à Montparnasse à la
grande époque (1905-1930) (23.2550.4)
— La vie quotidienne à Montmartre au temps de Picasso ri900-
1910) (23.3040.5) ^
Liliane Créî-é : La vie quotidienne en Louisiane 18^^830
(23.2933.2) ^
Daniel-Rops : La vie quotidienne en Palestine au temps de
Jésus (23.0854.2)
Marceilin Defoumeaux : La vie quotidienne en Espagne au siècle
d'or (23.2354.1)
Jean Descola : La vie quotidienne en Espagne au temps de
Carmen (23.2039.8)
Jean Doresse * La vie quotidienne des Ethiopiens chrétiens aux
xvir et xviir siècles (23.1949.9)
Paul Dreyfus : La vie quotidienne en Dauphiné sous la HT" Répu-
blique (23.2204.8) *
Charles-Emmanuel Dufourco : La vie quotidienne dans les
r)ANS LA MLML COLLECI ION
285
Scn'!?'SS5) "^ ""^^"^ ^^^ (ProvenccLangucdoc
''*aiabe':'l3J6ëHr'"' '" ^'"''^^ médiévale sous domination
't^;^^::^;:.^^^ ^'^^^^^^'-^ -^ ^^-'^ p-^-t la
Philippe ; KtANc,f:K ; Lu vie quotidienne sous Ifenri IV (23 0862 5)
Kobcu l.UhNM^ : La v,e quotidienne a Ponipci (? ^ 2887 0)
mv^r'^fi'^ ^''T''' ^ ''''''''' '• ^''' ''''' quotidienne des
pavsan du Languedoc au xix' siècle (2 ^,22 VI M
^''n'snrf''*''' i '-^'^ vie quotidienne en Crète au temps de Mmos
(1500 ;r/. Jcsus Chnslj (23.2276.6)
"^fhïin''' ^^^^?!^^^'^';^f .c" <^'îèce au temps de la guerre de Troie
(L2S(} av. Jcsus-Chnst) (23.2399.6)
■-,,V\ ^^'^ quoîidienne des colons grecs de la mer Noire à
^V*;i^^M^^:^^ ^" ^'^^^<^ ^^^ Pythagore, vr" siècle avant J.-C.
Gérard L' yoi j e ; La vie quotidienne en Pcri^o^d au temps de
Jacquou le Croquanî (23.2805.2)
Roben iLACELiiiRH : La vie quotidienne en (îrècc au siècle de
^ Pendes (23.0866.6)
^"'^"\".^'^, J""'^^^^'^' ■ ^''* ''''^' quotidienne au Far Wes( (1860-1890)
Charles h^m^ ; Ij, vie quotidienne à Hollywood <2L7()12.5)
Louis LR^iJERic ; ] a vie quotidienne au Japon à lepoque des
Samouraï (n85~î603) (23.1687.5) -
Jacques Cjernei ; La vie quotidienne en C hinc à la veille de
1 mvasiOii mongole (1250-1276) (23.0868.2)
Fiançois Girod : La vie quotidienne de la société créole : Saint-
iJommgue au xvid" siècle (23.1904.4)
Jacques Ooijvjziior : La vie quotidienne en France sous le Direc-
îou-e (2.v26i7.{s
André G^kkin ; La vie quotidienne au Pahds Hourhon à la fln
de la nv République (23.2769.0)
Pierre GurRAî : la vie quolidicnnc en France h Vhpc d'or du
<:apUa]i:^;nc (1S52-Î879) (2:^.201 6.()) ; o - u
Pierre Guïraï. eî Guy JimtrLUiR ; ï_,a vie quotidienne des
domestiques au xtx' siècle (23.2843,3)
"-- La vie quotidienne des députés en FVance de LS7I a 19Î4
(23.3045.4)
'^'!o^^^o-.^*-'^'ioU',^' '^"^ quotidienne des preutiers chrétiens
— La vie quotidienne en Afrique du Nord au temps de Saint-
Augustm (23.2872.2)
Jacques MruT<Gc)N : Fa vie fiuotidieimc chez, les Etrusques
(23.086'>.0; ^
Serge Mus t.: : ï.a vie qu(ilidieiuie des aîchiniistes au Moyen Arc
286
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
André Kaspi : La vie quotidienne aux États-Unis au temps de
la Prospérité, Î919-1929 (23.2867.2)
Pierre Labracherie : La vie quotidienne de Ja bohème littéraire
au XIX* siècle (23.1455.9)
Robert Lacour-Gayet : La vie quotidienne aux Etats-Unis à la
veille de la guerre de Sécession (1830-1860) (23,1074.6)
Paul Lari VAILLE : La vie quotidienne des courtisanes en Italie
au temps de la Renaissance (Rome et Venise, x\^ et xvi* siè-
cles) (23.2448.1)
— La vie quotidienne en Italie au temps de Machiavel (23.2716.1)
Marcel Le.Clère : La vie quotidienne dans les bagnes (1748-
1953) (23.2013.3)
Jacques Léonard : La vie quotidienne du médecin de province
au XIX* siècle (23.2618.9)
Jacques Lethève : La vie quotidienne des artistes français au
XIX* siècle (23.1686.7)
Roger Le Tourneau : La vie quotidienne à Fès en 1900 (23.0833.1)
Jean Lucas-Dubreton : La vie quotidienne à Florence au temps
des Médicis (23.0885,6)
Arnold Mandel : La vie quotidienne des Juifs hassidiques du
xviii' siècle à nos jours (23.2271.7)
Robert Mantran : La vie quotidienne à Constantinople au temps
de Soliman le Magnifique et de ses successeurs (xvr et xvn'
siècles) (23.1212.2)
Jean Marabini : La vie quotidienne en Russie sous la révolution
d'Octobre (23.0888.0)
Gilbert Martineau : La vie quotidienne à Sainte-Hélène au
temps de Napoléon (23.1346.8)
Frédéric Mauro : La vie quotidienne au Brésil au temps de
Pedro Segundo, 1831-1889 (23.2836.7)
Aly Mazaheri : La vie quotidienne des Musulmans au Moyen
Age du X* au xiii* siècle (23.0891.4)
Jean Merrien : La vie quotidienne des marins au Moyen Age
(des Vikings aux Galères) (23,1766.7)
— La vie quotidienne des marins au temps du Roi-Solei!
(23.0892.2)
Jean Meyer : La vie quotidienne en France au temps de la
Régence (23.2704,7)
François Millepierres : La vie quotidienne des médecins au
temps de Molière (23,0893.0)
Emile Mireaux : La vie quotidienne au temps d'Homère
(23.0895.5)
Georges Mongrédien : La vie quotidienne des comédiens au
temps de Molière (23.3421.7)
Pierre Montet : La vie quotidienne en Egypte au temps des
Ramsès (23.2509.9)
Léo Mom.iN : La* vie quotidienne des religieux au Moyen Age
x'-xv* siècles (23,2733.6)
René Nelli : La vie quotidienne des Cathares du Languedoc
au xiir siècle (23.2536,3)
.PANS LA MEME COI LECTION
287
Jean et Renée Nicolas : La vie quotidienne en Savoie aux xvii»
et xvjir siècles (23.2877.1)
Henri Ncxîuères : La vie quotidienne en France au temps du
Front populaire (1935-1938) (23.2628.8)
André Pakreaux : La vie quotidienne en Angleterre au temps
de Georges ill (23,1301.3)
Michel Pasjoureau : La vie quotidienne en France et en Angle-
terre :n.i temps des chevaliers de la Fable ronde (23.2654.4)
Léonce T rîLi ard : La vie quotidienne ?i Londfcs an temps de
Nelson et de Wellington (23.1502.6).
Pierre Pelîjssîhr : La vie quotidienne à TLlysée au temps de
Valéry Giscard d'Fstaing (23.2970.4)
Gabriel Pirrfux : La vie quotidienne des civils en iTance pen-
dnnl la Grande Guerre (23.1176.9)
Fidmond Pinir : La vie quotidienne dans l'aviation en France
au début du xr siècle (1900-1935) (23.2639.5)
Jean-Christian Petitftes : La vie quotidienne à la Bastille du
Moyen Age à ia Révolution (23.2600.7)
Pierre PifiRRard : La vie quotidienne dans le Nord au xix* siè
de, Artois, Flandre, Hainaut, Picardie (23.2656.9)
Pernard Pi.ongeron : La vie quotidienne du clergé français au
xviu* siècle (23,1981.2)
Michel Richard : La vie quotidienne des Protestants sous l'An-
cien Rcgime (23.1456.5)
Pierre Ricme : La vie quotidienne dans IMjnpirc carolingien
(23,1916.8)
Pierre Roli.ft : La vie quotidienne en Provence au temps de
Mistral (23.1719.6)
Jacques Saînt-Giirmaïn : La vie quotidienne en France à la fin
du Grand Siècle (23.0903.7)
Zinaïda Schakovsky : La vie quotidienne à Moscou au xvu" siè-
cle (23,0904.5)
— La vie quotidienne à Saint-Pétersbourg à lepoque roman-
tique f23J418.5)
Jcnn-Frar^:ois S<MTi.i:f : La vie quotidienne dnns les Pyrénées
sous r Ancien Régime, du xvr au xviir siècle (23.2274.1)
Jacques Sousrïîr.rr: : La vie quotidieime des Azlcqncs à la veille
de la conquête (23.2119.8)
René ^1 avhneaux ; La vie quotidienne des jnnscnistcs (23.1922.6)
Félix TAVï-RNn.R : La vie quotidienne à Marseille <le Louis XIV
à Louis-Philippe {23.2223.8)
Charles-Marie Ternes : La vie quotidienne en Rhénanie à l'épo-
que romaine (i^- au IV siècle) (23.Î872.3)
Guy TiUJH lier : La vie quotidienne dans 1rs ministères au
XIX* siècle (23.2545.4)
Henri 'iROYAr : La vie quotidienne en Russie an temps du der-
trier tsar (23.2100.8)
Jean Tui.ard : la vie quotidienne des t^rançais s(>us Napoléon
(23.2543.9)
288
L'EUROPE MEDIEVALE ARABE
Jean Vartier : La vie quotidienne en Lorraine au xix** siècle
(23.2205.5)
Maurice Vaussard : La vie quotidienne en Italie au xviir siècle
(23.0910.2)
Xavier Versini : La vie quotidienne en Corse au temps de
Mérimée (23.2983.7)
Henri Vincenot : La vie quotidienne dans les chemins de fer au
XIX' siècle (23.2449.9)
— La vie quotidienne des paysans bourguignons nu temps de
Lamartine (23.2708.8)
Gérard Walter : La vie quotidienne à Byzance au siècle des
Comnèmes (1081-1180) (23.1286.6)
Jacques Wilhelm : La vie quotidienne au Marais au W siècle
(23.2925.8)
— La vie quotidienne des Parisiens au temps du Roi-Soieil
(1660-1715) (23.2657.7)
Armel de Wismes : La vie quotidienne dans les ports bretons
aux xvir et xvni* siècles (23.2256.8)
Alexandre Wolowski : La vie quotidienne en Pologne au xvjr
siècle (23.2095.0)
— La vie quotidienne à Varsovie sous Toccupation nazie (19^9-
1945) (23.2709.6)
Aciicvc d'iiDiiiimci
h: Kl février J98ï
sur ics presses
'iniprinicric Ciru) dci Diicn.
, îne do î^'diin, A Miarril/
ï)c]io' îépal lî " 2 ^^40
r^ Irifncstre 1981
2JA2,2()S5.i)2
\S]m ; 2. 01. 003047. K
Charles-Emmanuel Dufourcq
Agrégé d'histoire, docteur es lettres, professeur d'histoire
du iVloyen Age à IVniversité de Paris (Nanterre), Charles
Emmanuel Dufourcq est né à Alger. Il a été officier de
Tirailleurs algériens, professeur à Tunis puis durant
quatorze ans — à Alger, assesseur français du doyen
algérien de la faculté des lettres. Il a également longtemps
vécu en Espagne dont il connaît bien le passé islamique.
Il est membre correspondant de la Real Acadamia de
Buenas Letras qui siège à Barcelone, Tant sa vie que ses
travaux littéraires et historiques le rendent donc parti-
culièrement apte à l'étude des relations nouées au cours
des siècles entre l'Islam et l'Europe.
La vie quotidienne dans TEurop^-
médiévale sous domination arabe
Dans La vie quotidienne dans les ports méditerranéens au
Moyen Age, parue en 1975, Charles-Emmanuel Dufourcq
a évoqué les contacts qui, à travers les vicissitudes de
l'histoire, se sont maintenus dans les villes portuaires et,
grâce au commerce maritime, entre les fils de TOccident
et ceux de l'Islam. Il élargit et approfondit cette étude
dans ce nouveau livre en analysant le problème toujours
actuel posé par la coexistence dans un même Etat de
musulmans et de chrétiens. Entre le Vli!^^ et le XV« siècle,
de vastes zones de l'Europe ont été soumises à la domina-
tion arabe; certaines durant quelques décennies, d'autres
pour plusieurs siècles, voire plus d'un demi-millénaire
Aussi en nombre de domaines : sciences, médecine et
philosophie, musique et poésie, vie économique et habi-
tudes alimentaires, l'Islam a-t~il profondément marqué
l'Occident.
De cette influence, bien des traces subsistent en de
aujourd'hui espagnoles ou portugaises, français
italiennes : monuments et jardins d'Andalousie, pc
l'Algaferia à Saragosse, Alhambra de Grenade,
mosquée de Cordoue, églises arabo-normanc
Palerme. L'Europe contemporaine est en partie
l'Islam.