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Full text of "Le Mouvement libertaire sous la IIIe République"

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JEAN GRAVE -■ \- 

LE MOUVEMENT 
LIBERTAIRE 

SOUS LA 3* BÉPIJBWQJBH 

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KROPOTKINE 






LES ŒUVRES REPRÉSENTATIVES 



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JEAN GRAVE 

LE MOUVEMENT LIBERTAIRE 
; SOUS LA 3' RÉPUBLIQUE 

j / ' /SOUVENIRS D'UN RÉVOLTÉ/ 

] \ 16 Reproductions hors-texte de Portraits 

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LES ŒUVRES REPRÉSENTATIVES 

A PARIS, 41, RUS DE VAUOIRARD — 1030 



AUTRE8 OUVBAOES DB L 'AUTEUR : 

Editions de La Révolte et des Temps Nouveaux 

La Société au lendemain de la Révolution (tirage 15.000 ex.) 
Traduit en anglais, en grec, en arménien, en Italien, en russe, 
en roumain et en bulgare. 

Terre Libre, conte pour les jeunes (tiré à 2.000 ex.). Traduit 
en espagnol et en russe. Edition Argentine. 

chez Stock : 

La Société Mourante et l'Anarchie, ouvrage poursuivi (Tiré ft 
10.000 exemplaires, plus 3.000 d*uno édition populaire). Tra- 
duit en hollandais, en anglais, en portugais, 2 traductions en 
russe, 2 en espagnol, en italien. 

La Grande Famille, roman militaire (4 éditions), épuisé. 

L'Anarchie, son but, ses moyens (12 éditions). Traduit en 
portugais. 

La Société Future 10 éditions), épuisé. Traduit en hollandais, 
en italien, 3 éditions en espagnol, 3 en russe. 

L'Individu et la Société (4 éditions). Traduit en portugais. 

Réformes, Révolution (4 éditions). 

Malfaiteurs, roman (4 éditions). Traduit en hollandais. 

Les Aventures de Nono, conte pour les jeunes (4 éditions). 
Traduit en espagnol. 

Responsabilités I, théâtre (4 éditions). Traduit en Italien. 

potro paraître : 

L'Anarchie, ses Déformations, ses Déviations. 
Pour préparer la Société Future. 



A LA MÉMOIRE 



DE CELLE QUI FUT, SOUVENT, MON INSPIRATRICE 
TOUJOURS MON COMPAGNON ET MON CONFORT 

J. G. 



AU LECTEUR 

Longtemps, fal hésité à écrire ces souvenirs. 

J'avais, présente à la mémoire, cette réflexion de Séve- 
rine, un four que j'étais allé la voir pour l'Intéresser à un 
camarade dont j'aurai, plus loin, à parler: «// n'y a que 
les imbéciles qui écrivent leur journal! » 

Journal, Mémoires, Souvenirs, cela se vaut. Mais, cepen- 
dant, il y a des Mémoires écrits par des imbéciles qui sont 
intéressants par des détails qui situent une époque. Et puis, 
il y en a d'écrits par des gens de valeur. 

Cédant aux suggesttonr. de ma femme, je me suis mis à 
noter les faits. Au fur et à mesure que je me les rappelais, 
j'ai pris goût à ce qui n'était, primitivement, qu'une inten- 
tion. 

J'aurai ma récompense al ces souvenirs, lecteur, ont au 
fintéresser. 



JEAN GRAVE 



Jean Gravel Pour tous ceux dont la Jeunesse fut mêlée 
à l'ardent mouvement social endigué entre les années 1890 
à 1910, ce nom évoque te tumultueux Idéalisme qut battit 
de son flux toute une génération d'Intellectuels et d'artisans 
que la mystique humanitaire avait portés les uns vers les 
autres, dans le noble souci d'une société meilleure. 

Que, pour la bâtir, tes constructeurs se soient àprement 
confrontés, qu'un apparent désordre ait donné quelquefois 
le pas aux empiriques, que les théoriciens aient du momen- 
tanément s'incliner devant certains ultimatums puérils, 
ces variations mêmes marquent l'élan vital des doctrines 
qut passionnèrent les esprits vingt ans durant pour aboutir 
au témoignage universel de cette faillite hagarde des plus 
généreux espoirs dans le tang et l'horreur. 

* 
* * 

L'enfance de Jean Grave fut celle de la plupart des en- 
fants du peuple. Né au Breull en 1854, dans l'arrondisse- 
ment d'Jssotre où ses premières années sont bercées des 
légendes que content les veillées en Li magne, H arrive à 
Paris pour s'asseoir sur les bancs de l'école. Ses parents 
habitent une chambre, rue Neuve-Salnte-Genevtève, main- 
tenant rue Toarnefort, et le futur anarchiste est un petit 
garçon tranquille, d'une grande timidité, qu'lt a précieuse- 
sèment gardée, et qu'animent alors les rives multicolores 



XU PRÉFAGB 

et les changeants désirs de l'enfance. Comme tant d'autres, 
il n'a conna, lai aussi, des Joies familiales, que le spectacle 
si quotidien du père qui se lève dès l'aube, pour rentrer 
le soir muet de fatigue, et d'humeur instable; d'une mère 
fragile, inquiète provinciale, que la vie fiévreuse du fau- 
bourg et l'obscur logis courbent lentement vers les collo- 
ques secrets avec la mort; d'une jeune sœur qu'il faut 
surveiller, au défaut de la mère rivée aux travaux d'aiguille: 
menue et persistante pluie de tristesses qui tombe sur les 
jeunes têtes pour en faire, plus tard, des révoltés ou des 
vaincus. 

Tour à tour placé chez un mécanicien, un forgeron, un 
cordonnier, le petit Grave mène la rude vte de l'apprenti; 
les brimades des camarades et l'incohérente autorité des 
patrons l'ont enseigné mieux que les philosophes sur les 
hommes; de sens droit, il hait l'injustice et l'arbitraire et 
son indignation d'enfant, quand de solides lectures l'auront 
éclairé sur les Inégalités inexpiables d'une société qui ne 
repose que sur des Intérêts et des appétits, s'affirmera laten- 
te dès l'adolescence, pour le poser définitivement en rèfrac- 
taire. 

il vit la Commune avec son père, Insurgé; un an plus 
tard il perd successivement sa mère et sa sœur qu'il a 
veillées jusqu'au dernier jour. Puis II part soldat. Il a con- 
signé, dans la Grande Famille, toutes les rancœurs, toute 
sa haine. Qui pourrait l'en blâmer quand de bourgeois 
écrivains comme Lucien Descaves ou Abel Hermant ont 
signé les pénétrants et accablants témoignages que sont 
Le Cavalier Miserey et Sous-Off. ? 

Libéré par dispense, seule vraie fortune peut-être qu'U 
ait eue sans partage, Il revient à Paris ou il peut vivre, selon 
son humeur, avec des camarades d'Idées. Il crée là, avec 
eux, un foyer actif de propagande, le Groupe d'Etudes des 
V* et XJW arrondissements dont il est le secrétaire, oà la 
bataille connaît enfin un but, celui que Jean Grave s'est 
assigné, l'organisation du parti anarchiste. Celle-ci, para- 
doxale en apparence, n'en fut pas moins, à l'origine, l'Idéal 
qu'il se flattait d'atteindre. Et de grands noms viennent 
sous la plume : Cafflero, Tcherkesoff, Malatesta, Kropot- 
Mne, Elisée Reclus, les apôtres de l'anarchie, par leur paro- 
le, par leur action, leurs secours servent avec enthousiasme 
le jeune propagandiste. 



pnéPACB ««» 

Dans ce livre, le lecteur retrouvera, tara fard, ces hau- 
taines figures, burinées par Vhonvne qui fut leur ami, en 
une langue simple et drue qui est la marque de son esprit 
et de son caractère. 

Son œuvre vivante, ce fut La Révolte, puis Les Temps 
Nouveaux, tâche admirablement ingrate où l'homme public, 
le doctrinaire en butte simultanément à la vindicte d'une 
gérontocratie apeurée et à la scurrlltté facile des surgeons 
libertaires, sut garder la calme attitude qui convient au 
pilote d'une noble cause. 

Quelque jugement qu'on en ait aujourd'hui, ceux qui ont 
connu les heures héroïques de ce temps, chimérique déjà, 
n'ouvriront pas ce livre sans émotion. 

Tel Artstée, peut-être leur sera-t-il donné d'entendre un 
four prochain bourdonner un essaim de libres abeilles 
« dans le ventre des taureaux immolés I » 

Mais, pour répéter Virgile, ne sera-ce pas un nouveau 
prodige? A R 



LA FIN DE L'ORDRE MORAL 



Revenu du régiment — j'en ai fixé quelques souvenirs 
dans la Grande Famille ('), — je respirai plus largement. 

C'était la fin de l'Ordre Moral. Mac-Malion avait si bien 
fait, qu'il avait fini par ameuter toute l'opinion contre lui. 
Gambetta menait l'attaque. Ce tut In dissolution de la 
Chambre, puis la campagne pour renommer les 363. C'était 
le mot d'ordre. 

C'est au xiu* que j'avais été inscrit comme électeur. Jo 
votai pour un des 363, qui devait être, si mes souvenirs 
sont exacts, Siglsmond Lacroix. Ce fut l'unique fols que je 
votai. Entré dans le mouvement révolutionnaire, presque 
aussitôt anarchiste, je perdis bientôt toute conflance dans 
le vote. 

Un ancien voisin de la Cour des Rames, cordonnier 
aussi, m'avait proposé d'aller travailler chez lui. J'accep- 
tai. Puis, ne voulant pas rester en garni, jo m'abonnai chez 
Crépin [*). Quand j'eus versé la moitié de la somme néces- 
saire à l'achat d'un lit, d'une commode, d'une table et de 
quelques chaises, je m'installai dans une chambre que 
j'avais louée Cour des Rames. J'étais chez moi. ' 

On traquait encore ceux qui avaient pris part à la 
Commune. Cela n'empôchnit qu'il commençât à y avoir un 
réveil d'opinion, appuyé par une propagande pour la 
création de sociétés coopératives de consommation. Des 
réunions s'organisaient. Mais je ne commençai à y aller 



(1) Un volume chez Stock. 
(9) Maison de vente à terme. 



2 LB MOUVEMENT UBBRTAIBJB 

que lorsque parut le Prolétaire, auquel Je m'abonnai dès 
sa création. J'y trouvais, encartées, des lettres de convo- 
cation pour les réunions organisées par le « Parti Ouvrier >, 
que je suivis assidûment. J'étais pris dans l'engrenage. 

Fort peu de temps après, je vis entrer un jour chez moi 
un individu qui avait l'air d'un garçon maçon, et qui se 
mit à me poser diverses questions sur ce que j'étais, ce 
que je faisais, etc. 

— Mais qui êtes-vous, pour venir m'interroger? 

— Je suis employé au ministère de la Guerre. On a 
besoin de quelques renseignements sur vous. 

— Vous êtes employé au ministère de la Guerre? Est-ce 
que l'on aurait l'intention de me faire repartir parce que 
je vais dans les réunions? 

— Oht nonl Seulement on désire savoir ce que vous 
faites. 

— Eh bien, vous leur direz que je n'ai rien à leur dire. 
Au cours de la conversation, il m'avait lâché qu'il 

m'avait vu dans les réunions, et qu'il était l'ami de Gaston 
Plcourt, qui faisait partie de l'entourage de Guesde. 
Quand je rencontrai Plcourt : 

— Je vous félicite, lui dis-je, « vous choisissez bien vos 
amis, jusque dans la police I >. 

— Comment? Comment? fit-il. 

Je lui racontai la visite que j'avais reçue. 

— Je vois qui vous voulez dire. J"ai déjà remarqué le 
bonhomme. A la prochaine réunion où il sera, amenez-le 
mol. 

Peu de temps après, il y eut réunion rue des Arque» 
buslers. Une vingtaine de personnes au plus. Mon Blan- 
obon — c'était le nom que mon visiteur m'avait donné — 
s'y trouvait. 

Plcourt finit par arriver. Je le menai vers le monsieur. 

— Voyons, Blanchon, vous dites que vous êtes employé 
au ministère de la Guerre? 

— Oui, fit l'autre, ayant l'air un peu démonté. 

— Tiens 1 vous m'aviez dit, à mol, que vous étiez 
employé au Jardin des Plantes. 

— Ôhl c'est parce que je cumule. 

— Vous cumulez 1 Savez-vous ce que vous êtes? Un 
mouchard! Et nous allons vous sortir. 



SOUS LA III* RÉPUBLIQUE 8 

Nous empoignâmes chacun par un bras notre bonhomme, 
et le mimes à la porte. Jamais plus Je ne le revis. 

Sa visite me mit quelque temps la puce à l'oreille. N'étant 
en congé que comme soutien de famille, » r.urait pu se 
faire qu'on refusât de me le renouveler. C'est que cela n'au- 
rait eu rien d'enchanteur d'aller reprendre la casaque I 

* 

Ce fut dans les meetings que je fis la connaissance de 
Jeallot, un ouvrier travaillant dans le papier de fantaisie : 
il était anarchiste, avait fait six mois de prison, pour avoir 
coopéré à l'organisation d'un congrès international avec 
Guesde et Costa. 

11 était souvent accompagné d'un nommé Minville, ouvrier 
corroyeur qui avait perdu un œil en se battant pour la Com- 
mune. Nous habitions, moi, avenue des Gobelins, Jeallot au 
140, rue Moufîetard, Minville, rue des Cordelières, de sorte 
que nous revenions ensemble des réunions, nous taisant 
mutuellement la conduite, car la discussion ininterrompue 
pendant le voyage, n'était pas terminée quand nous arri- 
vions à la porte de l'un de nous. C'est ainsi que nous ne 
nous séparions — quatre ou cinq fols par semaine — qu'à 
deux ou trois heures du matin. 

Cette vie dura cinq ou six mois. A la an, J'étais dans un 
état do faiblesse extrême, tout courbatu, n'avançant pas 
dans mon travail. J'allai voir le D' Lncambre, le neveu de 
Blanqul, qui m'ordonna de cesser cette vie, et des pilules, 
moitié digitale, moitié valériane. 

J'observai les prescriptions du docteur, quant aux réu- 
nions, où J'allai moins souvent. Je cessai aussi de passer les 
nuits à lire dans mon lit. Mais Jo ne me remis que peu à peu. 
Lavy, un instituteur, Prudent Dcrvilllers, un tailleur, 
Simon Soëns, un cordonnier, poursuivaient la création 
d'un Parti ouvrier; Guesde, aidé de Labusquiêre, Laforgue, 
Massard, Devllle, Marouck, tentaient d'organiser un Parti 
révolutionnaire. C'est de ce côté-là que Je fus attiré. 

♦ 
* * 

L'Ordre Moral avait vécu avec la démission de Mac* 

2 



4 tB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

Mabon qui avait dû se soumettre et se démettre, c'est 
étonnant ce que les généraux aiment les phrases à effet, 
dont ils ne pensent pas un mot. Après le triomphe des 363, 
il fallait bien que ceux-ci fissent quelque chose. Ils votèrent 
une loi d'amnistie d'où furent exclus tous ceux qui, pour 
leur participation à la Commune, avaient été condamnés 
pour délits de droit commun. C'est-à-dire, des délits poli- 
tiques que les conseils de guerre, dans leur arbitraire, 
avalent qualifié d'assassinats, de vols, d'Incendies, etc. 

Cette loi écœura l'opinion publique, et ceux des déportés 
qui étaient amnistiés furent les premiers à protester. Mais 
la trouée était faite. On fut bien forcé de l'étendre par la 
suite. 

En mal, Blanqul, quoique inéligible, fut nommé par 
Bordeaux. 

Les républicains bourgeois avaient constitué un « Comité 
ue secours aux amnistiés », dont Louis Diane avait eu le 
cynisme d'accepter ta présidence. 

Nous trouvâmes qu'il était par trop impudent de forcer 
les amnistiés à aller demander des « secours » à celui qui, 
pendant la lutte, avait coopéré ovec leurs fuslllcurs. Nous 
organisâmes un « Comité d'aide aux amnistiés > composé 
de travailleurs, dont je fis partie. 

Evidemment, nous n'étions pas de force à rivaliser avec 
le comité bourgeois. Je no me rappelle plus le tolal des 
sommes récoltées, mais si celo monta « un ou deux militera 
de francs, ce fut le bout du monde. Une goutte d'eau pour 
les détresses a secourir. Il y eut, cependant, un 
certain nombre d'amnistiés qui préférèrent s'adresser au 
comité de prolétaires qu'au comité bourgeois, malgré la 
modicité des allocations qu'il nous était possible de déli- 
vrer. 

Il faut avouer, du reste, que la plupart des amnistiés no 
comprenaient pas grand chose a ces distinctions. La plu- 
part prenaient pour argent comptant, d'où qu'elles vins- 
sent, les marques d'Intérêt qu'on leur témoignait, ou que 
l'on faisait semblant d'éprouver. Us étalent plutôt dépaysés 
au milieu des différences d'écoles. Au fond, plus près du 
radicalisme que du socialisme, Ils en étaient restés nu vaguo 
des idées pour lesquelles ils s'étaient battus. Chose assez 
naturelle , du reste. Ce n'est pas bu bagne que les Idées peu- 
vent évoluer. 



SOUS LA III* RÉPUBLIQUE 5 

Un détail que j'avais oublié, et que je retrouve dans le 
Révolté du 14 juin 1879. Le comité Louis Blanc refusa des 
secours à un amnistié, parce que, primitivement, il s'était 
chargé — et acquitté — d'une commission auprès d'un 
membre du comité socialiste. Cela dépeint la mentalité de 
ceux qui le composaient. 

Ce fut dans ce comité que je fis connaissance d'Ardouin, 
ouvrier fleuriste qui, ayant pris part à la Commune, avait 
pu échapper ô la répression en passant à l'étranger. C'était 
un excellent camarade dont j'aurai à parler plus loin. 

Presque en même temps, nous avions organisé un 
« Comité des grèves » en vue de ramasser des fonds pour 
soutenir les grèves qui pourraient se produire. J'en fai- 
sais partie avec Ardouin. Eugène Fournière, ouvrier en 
fausse bijouterie, y débuta. Intelligent, parlant facilement, 
il faisait beaucoup de zèle. Mais il ne tarda pas a semer, 
en rcute, le révolutlonnarlsme dont il faisait parade, au 
fur et à mesure qu'il vit que «ça pourrait le mener à 
quelque chose ». Etait-ce l'habitude de travailler dans le 
faux ? 

Avec Jeallot et Mlnville nous fondâmes aussi le Groupe 
d'études sociales des V* et XI II* arrondissements, dont je 
fus le secrétaire. Le groupe était surtout fréquenté par 
des ouvriers tanneurs, mégissiers et corroyeurs, indus- 
tries du quartier. 

Nolro premier soin fut de nous mettre en relation avec 
tous les groupes dont nous pouvions avoir les adressis, 
tant à Paris qu'en province. Comme secrétaire, Je fus 
chargé de la correspondance. 

Nos Idées anarchistes, à ces débuts de notre propagande, 
étaient très indéfinies. La liberté pour chacun, le bien- 
être pour tous. Le droit, pour l'Individu, de choisir son 
mode do groupement, d'nglr selon sa libre initiative, et le 
droit a son développement intégral, cela allait de sol. 

Pas d'autorité I c'était entendu. Entente entre les grou- 
pements et les Individus I c'était hors de discussion. Mais 
dans l'ensemble, tout cela restait vague. 

Adversaires de l'autorité, nous ne voulions pas de pré- 
sident pour nos réunions. 11 ne devait plus y avoir qu'un 
< délégué à l'ordre »l Inconsciemment, nous emboîtions 
le pas aux faiseurs de révolutions politiques, dont le pre- 
mier travail est de conserver les vieilles Institutions en 



6 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

les affublant de noms nouveaux, s'imaginant qu'on leur a, 
ainsi, enlevé leur malfaisance. i 

Toute notre éducation était à faire. Ce fut une chance 
pour moi d'être nommé secrétaire du groupe, car, dans 
les correspondances que j'eus à échanger avec les cama- 
rades de province, ayant souvent à répondre à des objec- 
tions, à expliquer nos propres idées, le besoin de trouver 
des arguments m'amena à voir clair en moi-même, à peser 
lesdits arguments, à reconnaître pourquoi ils étaient 
faibles. 

Ce fut ainsi que, peu à peu, je pris conscience de ce que 
devait être une société libre, quels étaient les modes de 
relation qui pouvaient sauver la liberté de chacun, quels 
étaient ceux qui pouvaient faciliter le retour de l'autorité, 
de l'exploitation. 



Adversaires de la centralisation, nous voulions trouver 
un moyen de relier les groupes entre eux, sans organe 
exclusivement directeur, mais où chacun d'eux, au contrai- 
re, y conservât son activité propre. 

C'est alors que nous imaginâmes la création d'un « Bul- 
letin mensuel », organe des groupes fédérés, qui y déve- 
lopperaient leurs idées, les mettraient en discussion, 
appelant la controverse, y formuleraient leurs propositions 
pour la propagande à accomplir. 

Mais si la publication était faite toujours par le même 
groupe il y avait danger que ce groupe ne devint une 
espèce de groupe directeur. Pour y parer, nous décidâmes 
que chaque groupe, à tour de rôle, éditerait un numéro 
dudit c Bulletin ». Cela éviterait la centralisation et, de 
plus, forçait les groupes à quelque activité, le temps, tout 
au moins, qu'ils auraient à préparer la publication de 
leur numéro. 

Faute de fonds, le premier numéro fut polycopié. 
Baillet nous avait amené un de ses amis, employé à la 
C" d'Orléans, qui avait une écriture superbe. Ça aurait 
valu de l'impression si le tirage, faute d'expérience, n'avait 
laissé à désirer. Malheureusement, à travers les visclssi- 
tudes de la vie d'un propagandiste, ce premier numéro a 
été perdu. 



SOUS LA III* RÔPCBIJQUB 7 

Dans le Révolté du 28 novembre 1881, je retrouve le 
sommaire. Il y avait des correspondances de Rivesaltes, 
du Creusot, des Devaux (Yonne), de Fontaines (Isère), de 
Cette, du Havre, de Bordeaux, de Lyon et de Perpignan. 

La tentative, hélas! s'arrêta à ce premier numéro. Sur- 
vinrent les événements de Lyon C), les arrestations qui en 
furent la suite. L'activité du groupe en fut paralysée un 
moment. Lorsqu'elle reprit, elle se trouva aiguillée dans 
d'autres directions. 

Du reste, l'ii portance de l'idée ne fut jamais bien 
comprise par personne. Ayant, à diverses reprises, 
essayé de la susciter en la décrivant, faute du temps 
nécessaire pour m'en occuper d'une façon plus efficace, il 
ne se trouva personne pour en reprendre l'initiative. 



Nos réunions se tenaient dans une petite salle de 
marchand de vin au premier, au coin des rues Pascal et 
de Valence. 

Amenés par le père Lecourtols, un vieux de 48, qui 
faisait le courtage en librairie, nous arrivèrent Guesde, et 
ses suivants, Massard, L&busquière, Deville et Marouck. Us 
furent assidus pendant plusieurs séances. Ce fut là que fut 
élaboré le programme de la deuxième Egalité dont ils 
poursuivaient la réapparition. 

Dans ce programme était afflrmé que, seuls, les moyens 
révolutionnaires pouvaient affranchir le prolétariat. Quant 
au parlementarisme, impuissant à transformer l'ordre 
social, le bulletin de vote ne devait être employé qu'à se 
compter, sur des candidatures de protestation, et d'inéli- 
gibles. 

Ce fut sur ce programme que je me laissai embaucher 
pour faire partie du conseil d'administration de la nou- 
velle Egalité. Quant au clan Guesde et C", lorsqu'ils eurent 
péché les éléments qui pouvaient leur être utiles, ils ne 
remirent plus les pieds au groupe. 



(1) Dont il sera question plus loin. 



LB MOUVBMBNT LIBBHTAIRB 



* 



Caflero, Malatesta, Tcherkesoff, furent aussi des visi- 
teurs du groupe. Je dis visiteurs, parce qu'ils ne tardèrent 
pas à être expulsés de France. 

Le 18 mars 1880, le groupe décida de porter une 
couronne au mur des Fédérés. Nous eûmes la bêtise du 
laisser porter la couronne par Malatesta, et un jeune Grec, 
qui l'accompagnait. Tout alla bien pour la traversée de 
Paris, mais, arrivés rue de la Roquette, les agents se préci- 
pitèrent sur les couronnes, Malatesta voulut résister. Ce 
voyant, le jeune Grec, qui était un fanatique de Malatesta. 
sauta sur les agresseurs, tapant comme un sourd. Tous 
deux furent emballés et expulsés, ce qui ne serait pas 
arrivé si la couronne avait été portée par des Français. 

Quelque temps auparavant, Tcherkesoff avait été arrêté 
sur la place du Panthéon, au sortir d'une réunion au 
« Vieux Chêne ». Jeallot qui l'accompagnait, ayant voulu 
prendre sa défense et résister, attrapa six mois de prison. 
Tcherkesoff fut expulsé. 

* 

* * 

Tcherkesoff était un prince géorgien, de bonne heure 
affilié au mouvement révolutionnaire en Russie, et qui, 
traqué, avait dû se réfugier à l'étranger. Doué d'une voix i 

douce, presque chantante, il aidait beaucoup dans les 
discussions. 

De sa principauté, il ne lui restait que ses deux bras 
pour gagner sa vie, mais il n'avait aucun métier. 

H me raconta ses débuts comme peintre en bâtiment. 11 
avait réussi à se faire embaucher — je ne dirai pas sans 
avoir jamais touché à une brosse, car il avait peint quelques 
tableaux. 

Par la façon même dont il tenait la brosse qu'on lui 
avait confiée, le compagnon qui travaillait à côté de lui 
s'exclama : a Mais tu n'as jamais été barbouilleur de ta 
vie >! 

— Non, fit piteusement Tcherkesoff. 

Le copain était un bon zigue. Il donna quelques conseils, 
quelques retouches, l'aida de son mieux, pour cacher aon 



*1 



SOUS LA UC RÉPUBLIQUE 9 

inexpérience. Tcberkesoff put échapper un temps au 
regard critique du contremaître. Il finit cependant par 
« avoir son sac ». Mais on était en pleine saison. Il passa 
à un autre chantier, ayant déjà un peu plus de savoir- 
faire. Et, de chantier en chantier, il finit par devenir un 
«J ouvrier passable. 

i * 

Jj Un jour, Jeallot arriva chez mol avec un camarade 

1 allemand du nom de Grûn, ^ue j'avais connu dans les 

groupes. C'était un garçon .assez renfermé. Il était sculp- 
teur sur bois. 

Jeallot me raconta qu'un arrêté d'expulsion avait été pris 
contre ce camarade, et me demanda si je voulais le cacher 
quelque temps. 

Comme il suffisait qu'un étranger fréquentât un groupe 
anarchiste, pour qu'il fût aussitôt expulsé, je n'en fus pas 
trop surpris. J'acceptai donc de lui donner asile. 

Le lendemain matin, il me demanda d'aller lui chercher 
une demi-douzaine de journaux qu'il se mit à parcourir. 
Tous relataient l'assassinat d'une fille galante qu'un de ses 
clients de passage avait égorgée. 

Le lendemain, je dus donc lui apporter quantité de jour- 
naux. Cela commença à me paraître suspect. Le troisième 
jour, Je n'avais plus aucun doute. Le meurtrier c'était 
Griln. 

J'avoue que je me sentis passablement mal à l'aise. 
J'avais envisagé, sans le moindre remords, de faire sauter 
les députés, voire le préfet de police, d'enlever une caisse 
de l'Etat, mnls me trouver mêlé à cette histoire de meur- 
tre, accompli de parti pris, avec un sang-froid assez révol- 
I tant, n'avait rien qui pût me charmer, et en moi-même 

^ J'envoyais Jeallot — et son protégé — au diable. 

| Mes craintes furent loin d'être calmées lorsqu'un jour 

une voisine qui habitait le rez-de-chaussée, avec laquelle 
je m'étais attardé a causer, me fit cette réflexion : « Mais, 
dites-donc ? c'est un rouquin, votre camarade. Pourquoi 
donc a-t-il essayé de se teindre les cheveux? » 

Pris au dépourvu, je ne sais plus quelle explication je 
donnai, mais je m'empressai de rapporter ma conver- 
sation à Grûn. Je fus fort soulagé lorsqu'il m'apprit qu'il 



10 LE MOUVEMBNT LIBERTAIRE 

était décidé à repartir en Allemagne. Jeallot le conduisit 
à la gare. 

Je fis part de mes soupçons à ce dernier. H m'avoua que, 
en effet, je ne m'étais pas trompé. Hanté, comme presque 
nous tous, par l'idée de se procurer les moyens d'inten- 
sifier la propagande, il avait projeté le meurtre de cette 
fllle qui passait pour avoir des sommes assez importantes 
.chez elle, mais il était arrivé trop tard. Lorsqu'il mît à 
exécution son projet, il y avait quelques jours déjà, qu'elle 
avait placé son argent. 

Jeallot me laissa entrevoir que le coup avait été suggéré 
à GrOn par un membre du groupe anarchiste de Levallois- 
Perret, nommé P... Deux ou trois ans après, nous décou- 
vrîmes que ce P... était fortement soupçonné d'être un 
mouchard. 

Je ne pus m'empêcher de faire remarquer à Jeallot que, 
lorsqu'un cas pareil se présenterait, j'entendais être mis 
au courant de ce dont il s'agissait et qu'il ne me convenait 
pas d'être mêlé à des histoires que, non seulement, Je 
désapprouvais, mais qui me répugnaient. 

Jeallot m'avoua qu'il avait conduit Grûn chez E. Gau- 
tier, mais que celui-ci sachant l'affaire, avait formellement 
refusé d'abriter Grûn. C'est pourquoi il me l'avait amené, 
sans me dire la vraie raison de son intervention. 

Quelque temps après nous lûmes dans les Journaux que 
Grttn avait été arrêté en Allemagne, et s'était pendu dans 
sa cellule. 

* 
* * 

A cette même époque, eurent lieu les congrès du Havre 
et de Londres. Les camarades proposèrent de m'en- 
voyer aux deux. Mais, incapable de parler en public, Je 
déclinai l'invitation. Ce fut un autre camarade qui fut 
désigné. 

Gautier, avec Valllat, Demongeot, un riche cafetier, 
ayant, par la suite, versé dans le spiritisme, Bérard, un 
marchand de meubles, et quelques autres, avalent fondé 
le Groupe parisien de propagande qui avait déjà publié un 
placard. Balllet qui en faisait partie me proposa d'y 
adhérer. 

Sur la proposition de Gautier, on décida de publier un 



SOPS IA III* RBPUBUO.UB 11 

second placard qui serait intitulé « Mort aux Voleurs >! 
Chacun devait écrire un projet. On verrait quel serait le 
meilleur. Ce fut mon projet qui fut accepté, après quelques 
légères modifications de forme par Gautier. 

lia ou deux autres placards, rédigés par Gautier, furent- 
encore publiés. 

C'était une époque affairée. Avec raison, on nous avait 
qualifiés « de demi-quarteron ». Nous n'étions pas davan- 
tage, mais nous faisions de la besogne pour cent. 

* 
* * 

La même année, 1880, eut lieu le Congrès ouvrier, dit 
du Centre, qui se tenait a Paris. Moi, Jeallot, et un troi- 
sième camarade y fûmes délégués. 

Les questions" qui devaient être discutées, étaient : 
l'Action électorale — la Propriété — le Salariat — la 
Femme — et l'Instruction. J'avais rédigé les rapports 
• sur l'Action électorale, sur la Propriété, et sur la question 
de la Femme, que je devais lire — c'étaient mes débuts à 
la tribune. Les autres camarades avalent fourni les rapports 
sur le Salariat et l'Instruction. 

Nous avions pour mission, en outre, de demander que, 
les délégués n'étant, en fait, que les porte-parole des 
groupes, ne fussent pas désignés sous leur nom, mais sim- 
plement comme « délégué » de tel groupe. 

C'était un pavé dans la mare aux grenouilles. Cela ne 
pouvait foire l'affaire de la plupart de ceux qui étalent là 
pour se faire un nom. On nous accorda bien de ne pas 
figurer sous nos noms, muls on en laissa la liberté aux 
autres!... 

La première question à discuter était I* « attitude du 
prolétariat dans la lutte électorale » . Quand vint mon tour 
de monter à la tribune, j'avais la bouche un peu sèche. 
J'avais du reste, la conviction que je serais < descendu » 
de la tribune avant d'être arrivé à la moitié de ma lecture. 
C'était le clan guesdiste qui dominait, et ils étaient, tous, 
des candidats en expectative. Dans mon rapport, Je 
concluais que tout l'argent dépensé à nommer des députés 
serait plus judicieusement employé à acheter de la dyna- 
mite pour les faire sauter I 



12 LE MOUVEMENT LtBBRTAIRB 

Je ne fus pas « descendu » de la tribune, mais la lecture 
fut interrompue par nombre de protestations de la part des 
directeurs du Congrès. Et comme ils avalent eu la précau- 
tion de faire voter que chaque délégué ne pourrait avoir 
la parole plus de vingt minutes, Paulard, qui présidait, en 
profita pour me couper la parole et faire observer que 
j'avais largement dépassé le temps qui m'était attribué. 
Mais la majorité du Congrès décida que j'irais jusqu'au 
bout de ma lecture. J'eus même quelques applaudissements. 

La phrase où je préférais « la dynamite au bulletin de 
vote » ne venait évidemment là que parce que nous tra- 
versions une période d'activité du mouvement nihiliste 
en Russie. Elle eut un succès foudroyant, si j'ose ra'cxpri- 
raer ainsi. Le lendemain, les journaux ne s'occupnient que 
du «discours à la dynamite». Les guesdistes finissaient eux- 
mêmes par être fiers du succès que remportait le Congrès, 
et par s'en attribuer le mérite. Toute la presse avait envoyé 
des reporters. 

Mais dans les discours qui suivirent, « qu'est-ce que Je 
pris pour mon rhume» 1 Les Paulard, les Massard, et 
tutti quanti, m'accablèrent sous leur «mâle éloquence». 
Peu m'Importait ! J'avais dit ce que j'avais à dire. 

Les séances qui suivirent se passèrent sans autres inci- 
dents. 

L'année d'après, lorsque nous voulûmes retourner au 
Congrès avec notre motion de nommer les délégués non 
par leur nom, mais par celui de leur groupe, nous fûmes 
blackboulés, et dûmes tenir notre congrès à part. 

* 

J'ai nommé Gautier. C'était un docteur en droit, qui 
dans le mouvement révolutionnaire cherchait sa voie. 

Pendant longtemps, dans les réunions, il batailla contre 
Guesde. Ils étalent révolutionnaires, afflrmaienMIs tous 
deux, mais ce qu'ils disputaient, sans l'avouer, c'était la 
direction du mouvement révolutionnaire naissant. 

Guesde «volt de la fougue, qui donnait une impression 
de sincérité, — erreur dont Je suis bien revenu par la 
suite, — mais il supportait mal la contradiction. Il avait 
une façon cassante de répondre a ceux qui osaient lui 
opposer quelque objection, qui a dû lui foire énormément 



SOUS LA III* RÉPUBLIQUE 13 

de tort dans ses prétentions à être chef de parti. Peut-être 
est-ce une des raisons qui le firent piétiner si longtemps 
sur place, avant de décrocher un mandat. 

Gautier était plus froid, plus méthodique, un orateur 
admirable lui aussi, quoique d'un autre style que Guesde. 
Mais il avait quelque chose de faux dans le regard qui, 
dès le début, ne me le rendit-pas sympathique. Il combattait 
l'autoritarisme de Guesde, sans avancer aucune idée^pou- 
vant le classer comme un partisan de l'anarchie, quoique 
depuis longtemps, il eût fondé un groupe, appelé « Cercle 
du Panthéon » où, aux initiés, il s'avouait anarchiste, mais 
jamais en public. Ce ne fut que lorsque Guesde l'eut défini- 
tivement emporté pour la direction du mouvement 
révolutionnaire qu'il se décida à faire publiquement pro- 
fession d'anarchie. 

De ce groupe faisaient partie Balllet, Uricb, ouvrier 
cordonnier qui fréquentait les cours de la Sorbonne, que 
j'ai revu, ayant dépassé sa 80* année, toujours auditeur 
assidu de ces cours, et toujours alerte. 

* * 

Au Congrès du Centre, nous avions eu l'agréable surprise 
de voir que nos idées étalent celles du Groupe d'études du 
VI* arrondissement, quo nous ne connaissions pas. Les 
délégués 'étalent Lemâle, petit patron relieur, et VoiUat, 
ouvrier typographe, très intelligents tous deux. 

Mais j'anticipe. En 1880, un réfugié russe, Hartmann, 
accusé d'avoir pris part à l'attentat du Palais d'Eté contre 
le tzar, avait été arrêté. Il était question de le livrer a la 
police russe. 

A cette époque, on pouvait émouvoir l'opinion publique. 
Ce fut un mouvement unanime d'indignation. Le gouver- 
nement dut reculer. Il se contenta d'expulser Hartmann. 

Entre temps, Guesde avait réussi à trouver des fonds 
pour faire paraître l'Egalité. Travaillant chez mol, je 
pouvais, lorsque c'était nécessaire, disposer de mon 
temps. Chaque semaine, j'allais aider à l'expédition du 
journal, avec Bazin, qui était trésorier. 

Les rédacteurs, trop grands personnages, eux, pour 
mettre la main à la pâte, se contentaient de venir, l'un ou 
l'autre, voir comment ça marchait. 



14 LB MOUVEMENT UBBRTAUtB 

Un Jour, ce fut Labusquière qui vint nous rendre visite. 
Il me demanda ce que l'on faisait au Groupe des V* et 
XIII*. 

— Pas grand'chose. Nous avons décidé de nous rallier 
à l'abstention électorale. 

— C'est un tort. Ce n'est pas ainsi qu'on fera la 
révolution. 

— "Pourquoi un tort ? Faire la révolution avec l'absten- 
tion, non. Pouvez- vous davantage la faire par le bulletin 
de vote ? Ne dites-vous pas que le parlementarisme est 
impuissant à résoudre la question sociale ? Que seule» la 
révolution peut détruire le régime capitaliste ? 

— Certainement. 

— Eh! bien, n'est-il pas plus simple de le déclarer fran- 
chement et d'agir en conséquence, en s'abstenant de 
prendre part à ce qui n'est qu'une comédie et un men- 
songe? 

Profondément dégoûté, Labusquière me tourna le dos. 

L'Egaillé marcha avec le programme que nous avions 
accepté, sans se prononcer sur la question du vote. Cepen- 
dant, on pourrait poser des candidatures d'inéligibles. 

Aussitôt que l'amnistie fut votée, Guesde flla à Londres 
où il eut des conciliabules avec Marx et quelques-uns des 
réfugiés. De ces conciliabules il rapporta le fameux c pro- 
gramme minimum » qui, dans son préambule, affirmait 
que le seul moyen, pour la classe ouvrière, de s'affranchir, 
était la révolution, le parlementarisme étant Impuissant 
à transformer la société actuelle en une société d'égalité 
et de liberté. 

Or, ce n'était que de la confiture pour faire avaler 
la pilule électorale. Le Parlement ne pouvait pas grand'- 
chose, mais, enfin, 11 y avait certaines réformes possibles. 
On devait voter po'i- les candidats qui accepteraient les 
« Considérant » en tôte de leur programme, les défen- 
seurs dudlt programme à de certaines réformes plus ou 
moins empruntées aux radicaux. 

L'Egalité publia ce programme, le faisant sien. Pour 
une volte-face, c'en était une. Dégoûté, a la réunion de la 
commission administrative suivante, Je donnai ma démis- 
sion « fortement motivée ». Ma confiance en la sincérité 
de Guesde était franchement ébranlée. 
C'est étonnant ce que ce politicien qui, au fond, n'était 



SOUS LA IIT RÉPUBLIQUE 15 

qu'un ambitieux, savait jouer de l'air ascétique que lui 
conférait sa maigreur, de son air souffreteux, pour se 
donner l'apparence d'un apôtre. 

Il posait pour l'homme malade, exténué. Comme disait 
cet autre: « Il avait toujours de grandes maladies, jamais 
de petite mort ». Sous le manteau, on faisait circuler des 
listes de souscription pour lui assurer un traitement de 
300 francs par mois, dont la majeure partie — sans 
compter les extra-tapages — fut fournie par un nommé 
Vaidy, un brave type gagnant largement sa vie comme 
caissier chez un marchand de vins en gros. 

* * 

Le 13 mars 1881, Alexandre II fut exécuté par les nihi- 
listes. Cette exécution, suivie entre autres de celle de 
Trépoff par Vera Zassoulltcn, eut une influence immense 
sur le mouvement anarchiste qui commençait à se dessi- 
ner en France. 

Tous, plus ou moins — plutôt plus que moins — nous 
rôvlons bombes, attentats, actes « éclatants » capables de 
saper la société bourgeoise. 

Cette mentalité, du reste, exista dès l'aurore du mouve- 
ment, La lutto énengique menée contre le tsarisme par les 
nihilistes avait fortement influencé notre propagande. C'est 
sous cette influence que j'avais Introduit la dynamite dans 
mon rapport sur l'action électorale ou Congrès du Centre. 
La mort d'Alexandre II ne fit que nous pousser un peu 
plus dans cette voie. 

Faire sauter le Palais-Bourbon, le Palais de Justice, la 
Préfecture de Police, c'étaient là nos buts et la possibilité 
en fut envisagée. Nous nous en pourléchions d'avance. 

Au groupe du XII*. il y avait un nommé Hénon, parent, 
je crois, au maire de Lyon, du même nom. 

Vantard et bavard, il confiait, à qui le rencontrait, sous 
le sceau du secret, qu'il projetait de faire sauter le Sacré- 
Cœur. Tant et si bien qu'un beau Jour le Figaro publia 
qu'un groupe d'anarchistes se proposait de dynamiter la 
basilique de Montmartre. 

C'est une maladie qui n'est pas rare che« les révolution- 
naires de ne pas savoir tenir leur langue. 



10 US MOUVBMBNT LIBEHTAIRB 

Beaucoup auraient besoin de s'inspirer de la leçon que 
nous donna un camarade, autre ami que m'avait présenté 
Méreaux. 

C'était un ouvrier peintre, du nom de Leclerc. Il y avait 
longtemps qu'il militait dans les groupes du quartier. Nous 
le connûmes assez intimement pendant plusieurs années, 
convaincus que Leclerc était bien son nom, et que sa 
situation était tout à fait normale. Ce ne fut que lorsque 
fut votée une loi d'amnistie militaire, qu'il nous apprit 
que Leclerc n'était pas son nom, et qu'il était déserteur. 

Même dans les moments de confidence, il n'avait jamais 
fait aucune allusion permettant de croire qu'il risquait 
gros à fréquenter les groupes. 

Je suppose qu'il n'était pas le seul à savoir tenir sa 
langue, mais il fut le seul de qui je fus à même de le cons- 
tater. 

• 
* * 

Malatesta était rentré clandestinement en France après 
son expulsion. Lui, Jeallot, Min ville et Vaidy se réunis- 
salent chez mol, en quête de ce que nous pourrions bien 
faire. Ne serait-il pas possible de se mettre en relation 
avec les égoutiers qui avaient leur service près de l'Aqua- 
rium, comme on appelait la Chambre des députés? Chaque 
projet fut tour a tour étudié. Mais la conclusion fut qu'il 
nous manquait les moyens d'entreprendre pareille tâche. 
C'étaient ces moyens qu'il était urgent de se procurer. 

Digeon, que j'oubliais, proposa de dévaliser la recette 
de la rue Saint-Jacques. 

Dévaliser une recette n'avait rien qui pût nous scanda- 
liser. N'avions-nous pas l'exemple des nihilistes, s'atta- 
qua nt aux coffres de l'Etat? Je fus donc chargé de visiter 
les lieux. Mais cela n'offrait aucune chance de réussite. 

Par la suite Malatesta fut arrêté, le groupe cessa de se 
réunir sans avoir fait plus que Hénon. Mais personne n'eut 
vent de nos projets. 

Au Groupe des V* et XIII* venait un camarade, nommé 
Bayout, qui était garçon de laboratoire à l'Ecole d'agri- 
culture de la rue de l'Arbalète. Fabriquer de la dynamite 
était une des toquades du moment. J'ai toujours été tenté 



SOUS LA ni* RÉPCBLIQUB 17 

par la chimie. Bayout se fit mon fournisseur en produits 
chimiques, éprouvettes, et tout ce qu'il fallait pour faire 
concurrence à Nobel, car je m'étais mis en tête de fabri- 
quer de la nitro-glycérine, d'après les descriptions lue3 
dans les journaux. 

Ces recettes donnaient bien les proportions du mélange, 
mais négligeaient de dire si ces proportions étaient en 
volume ou en poids. J'en passai des soirées, — et aussi 
des heures dans la journée — et j'en dépensai des pro- 
duits pour n'aboutir a rient 

Enfin, à force de patience et de ténacité, au lieu de 
dégager, comme d'habitude, son contingent de fumées, 
mon mélange resta clair, et je vis descendre au fond du 
vase, un liquide d'un beau jaune doré — ressemblant à 
peu près à de l'huile d'olive — c'était la nitro-glycérine! 
J'étais sur la voie. 

Je passai à un autre exercice. Il me fallait fabriquer le 
fulminate de mercure. Les mêmes difficultés se produi- 
sirent, les mêmes déboires. 

Ce ne fut qu'après des centaines d'expériences que je 
vis les cristaux de fulminate se déposer au fond du 
bocal. 

Mais j'étais pressé de vérifier. Je fis sécher le produit 
dans une cuvette sur le couvercle du poêle, — qui chauf- 
fait modérément, je dois l'ajouter pour atténuer mon 
imprudence — et, lorsque je le jugeai assez sec, J'en rem- 
plis une douille vide de revolver, et le couvris avec de la 
mie de pain. J'y introduisis la soie d'une lime, et allant 
dans le couloir, je laissai tomber le tout. Ce fut comme un 
coup de canon — un petit canon — qui éclata. Ramasser 
ma lime et disparaître chez moi fut l'affaire d'une seconde. 

Fier de mes résultats, je les communiquai a deux cama- 
rades: Rosier et Selgné, et je leur passai mon matériel 
lorsque Je partis pour la Suisse. Sans doute, ils bavardè- 
rent, cur ils furent arrêtés, après perquisition, et condamnés 
à quelques mois de prison. 

* 

* * 

Le mouvement anarchiste se développait rapidement. 

-Des groupes s'étaient formés à Cette, Béziers, Marseille, 

Narbonne, dans le Gard, en Vaucluse, un peu partout 



]g LE MOUVEMENT LIBERTAIRE 

A Lyon, le mouvement dépassait celui de Paris en acti- 
vité et en violence de ion. 

~ Les camarades de là-bas avaient publié le Droit Social., 
Le ton en fut tout de suite très violent, et les poursuites 
tombèrent dru connue grêle. Je lui envoyai des articles. 

En relisant le Révolté, je vols que ce fut dans le Droit 
Social que parut l'étude « La Société au lendemain de la 
«évolution » que j'avais écrite pour lire au Congrès du 
Centre où on ne voulut pas nous recevoir; mais elle fut 
lue au congrès indépendant que nous organisâmes. 

L'ambition me venant, j'envoyai au Révolté un article 
qui fut inséré. 11 s'appelait « La révolution et le Darwi- 
nisme». Suivirent des «correspondances» sur le mouve- 
ment français, puis d'autres arides. 

Mes articles nu Réooitê me mirent en relation avec 
Kropotkine. Ce fut vers 1880 ou 81 que Je le vis pour la 
première fois. De passage à Paris, il me rendit visite, 
accompagné de M" 3 ' Kropotklne. 

Pe longs jours se sont passés depuis, hélas! et J'ai oublié 
les détails de cette première entrevue. Ce qui survit en ma 
mémoire, c'est la grande simplicité de l'homme, la bonté 
qui c'en dégageait et son enthousiasme. 

Kropotklne est resté j>une toutes ses longues années. Il 
a gardé l'ardeur d'un homme de vingt ans toute sa vie, 
en dépit des soulïrunces, des privations qu'il a dû traver- 
ser au cours de son existence agitée. 

Je n'ai pas, ici, à raconter son histoire. 11 l'a fait lui- 
même dans Autour d'une vie publié chez Stock ('). 

Malgré l'étenduo de ses connaissances, il portait atten- 
tion aux raisons de ses interlocuteurs, et savait se tendre 
à un argument lorsqu'il lui paraissait logique Combien 
même parmi les anarchistes, qui n'avaient pas ses connais- 
sances, auraient gagné à s'inspirer de m tolérance. Je ne 



(1) Soua le titre i Pierre Khopotkinb, le Rétolté, h Penseur et 
l'Humanitaire, Il o clé publié en anglais un volume contenant 
les appréciations de quantités de gens qui l'ont connu. Le même 
éditeur, le camarade Ishlll, en a publié un -Autre sur Heclus. 
Adresse : Berkeley-Height, New-Jersey, E. U. 



SOUS IJV m* RÉifUBUQUB 10 

l'ai Jamais entendu parler do lui-même ou se vanter de sa 
naissance. 

11 m'a été dit qu'il avait beaucoup plus de droit que les 
Romtmof à occuper le trône de Russie, comme descendant 
direct de Hurik. 

Transféré à Clairvaux après sa condamnation à Lyon. 
lu, en pins de ses travaux littéraires et scientifiques, U 
trouva le moyen d'organiser différents cours en vue 
d'aider à l'éducation de ses codétenu*. Dans sn correspon- 
dance il était particulièrement intéressé a savoir comment 
se portait 1* « enfant » . L'enfant c'était le Révolté. 

C'est là qu'il trouva le temps de revoir ses articles du 
Révolté et d'en faire le volume édité sou3 le titre Paroles 
d'un Révolté dont Reclus trouva le .titre — 11 avait celte 
spécialité. Ce fut lui qui baptisa La Conquête du Pain, 
Autour d'une Vie, et l'Entr'Aide, aiusi que mon livre La 
Société Mourante et l'Anarchie. 

Quand, onze ans plus tard, je fis moi-même une visite 
Ai Clairvaux, grûce à ce dernier ouvrage, J'y trouvai In mé- 
moire de Kropolkine parmi les officiels de la maison, 
directeur, inspecteur et même simple gardien, uussl fraî- 
che que s'il l'eût quittée la veille, tellement Us avaient 
été impressionnés par sa personnalité. 

Muis nos relations furent plutôt épistolaircs, nous voyant 
seulement lorsqu'il passait par Paris, ou lors de mes non 
moins rares visites en Angleterre. Combien de lettres Inté- 
ressantes J'ai dû brûler, alors que nous étions toujours à 
la veille d'une perquisition ou arrestation I Non pas qu'elles 
fussent compromettantes, mais le Parquet, si anodines 
fussent-elles, était toujours porté a s'en faire une arrao. 

Lors d'une perquisition, on en avait saisi chez mol une 
de lui, où 11 me parlait du Révolté, mais, surtout, des fautes 
de ponctuation qu'il trouvait dans ma copie/ Cetto lettre 
fut lue au procès de Lyon. Quel rapport cela avait-il aveo 
l'Internationale, c'est ce que Je suis encore & me deman- 
der, 

Je me rappelle une visite que ma femme et mol lut fîmes 
à Bordighera où il passait les vacances avec sa femme. Il 
était passionné de musique, de la rausiquo russe surtout. 
Ce Jour-là il nous en joua divers morceaux, ainsi que le 
Drapeau Rouge et le Chant des Travailleurs. 

Attirées par les sons du piano, deux bonnes du voisinage 



20 LE MOUVEMENT LIBERTAIRE 

s'étaient approchées de la fenêtre du jardin pour mieux 
entendre. Les ayant aperçues, Kropotkine se leva, les flt 
entrer dans le salon. Et, après les avoir installées commo- 
dément, il joua, à leurs grands délices, divers morceaux 
de son répertoire. Cela, tout simplement, sans affectation, 
heureux, qu'il était, de faire plaisir à quelqu'un. C'est tout 
Kropotkine. 

La révolution russe de 1917 lui ayant permis de retour- 
ner en Russie, après quarante ans d'exil, ce fut d'un cœur 
joyeux que Kropotkine se prépara au départ. 

Assurément, ce n'était pas encore la réalisation de ses 
espoirs, mais c'était la fin du despotisme, de l'arbitraire, 
c'était la route ouverte à des réalisations possibles. C'était 
un premier pas vers la liberté, la création d'une atmo- 
sphère dans laquelle il serait possible de respirer librement, 
rêve que les bolcheviks ne devaient pas tarder à détruire. 

Je me proposais d'aller lui dire adieu à Brighton, mais 
il m'écrivit de retarder mon voyage, qu'il serait impossi- | : 

ble, au milieu de l'emballage de ses meubles et de sa biblio- ; 

thèque, de parler sérieusement. ','■ 

Dans sa lettre, il me disait qu'il serait urgent d'étudier {.: 

ce qu'il serait possible de faire pour établir une entente \f 

entre quelques camarades sûrs afin d'être en mesure de } 

résister aux tentatives de déviation qui, de temps à autres, [; 

se faisaient jour parmi nous. L'individualisme par exemple. j' ; ; 

Il me donnait rendez-vous à Londres. [ ■ 

Par infortune, le bateau qui devait l'emmener dut j 

avancer son départ. Kropotkine n'eut que le temps de | ' 

m'envoyer, par l'intermédiaire de Turner, le secrétaire [■' 

du syndicat des employés, sa Lettre d'adieu aux tra- |> 

vallleurs occidentaux, et 50 francs pour aider à la j 

dépense de sa publication. Cela fit le sujet d'un des « Bul- t 

letins » de Guérin, à qui je l'envoyai ainsi que les 50 francs. I'' 

Pauvre Kropotkine! Quelle vie dut être la sienne, là-bas, [.", 

lorsque les bolcheviks se furent emparés du pouvolrl Quel' ) ' 

cruelle désillusion il dut éprouver lorsqu'il vit dispersés ' ' 

aux quatre vents ses rêves de liberté et de bien-être pour i 

tous: brutalement foulés aux pieds, au nom même des idées i 

sociales qui avaient été le mobile de sa vie entière! h ! 



t, ,; 



H 



MES PREMIÈRES RELATIONS 
AVEC LA MAGISTRATURE DE MON PAYS 



La fin de l'année 1882 fut assez mouvementée. Le direc- 
teur des mines de Montceau-les-Mines, un nommé Chagot, 
faisait peser sur son personnel une oppression sans bornes. 
Clérical enragé, ses ouvriers devaient faire montre d'esprit 
religieux et faire baptiser leurs enfants. 

Poussés à bout, les ouvriers se soulevèrent. Une nuit de 
la fin d'août, une bande de trois à quatre cents hommes, 
armés de fourches, de revolvers, se répandirent dans la 
campagne, brisant les croix et les statues de la Vierge plan- 
tées aux carrefours des routes, appelant la population aux 
armes et arrêtant, comme otages, des propriétaires, des 
curés, des fonctionnaires. 

Ces « scènes de désordre », pour parler le langage des 
gazettes bien pensantes, se renouvelèrent plusieurs nuits. 

11 n'en fallait pas plus pour donner la frousse à ceux 
qui trouvent que tout est pour le mieux dans la meilleure 
des sociétés capitalistes. C'était une bonne occasion pour 
les gouvernants de démontrer qu'ils avaient de la poigne 
Non seulement ils firent procéder à des arrestations 
d'ouvriers de la région, mais ils préparèrent une rafle des 
anarchistes. 



Comme je l'ai dit dans le précédent chapitre, dans le 
milieu de la même année, était paru, à Lyon» le Droit 
Sociat, organe hebdomadaire des anarchistes de la région, 



22 LB MOUVBMENT LIBERTAIRE 

dont les articles ne tardèrent pas à atteindre un ton 
auquel, jusque-là, justiciards et gouvernants n'étaient pas 
habitués. Le Droit Social dut disparaître sous les 
amendes et les années de prison dont les robins gratifié- 
rent ses gérants. Mais ce ne fut que pour céder la place 
à l'Etendard Révolutionnaire, dont, pour ne pas perdre de 
temps, le premier numéro fut déféré à la cour d'assises. 
La lutte dura jusqu'en juin 1884, c'est-à-dire deux ans. 

A l'Etendard succéda la Lutte, qui céda la place au 
Drapeau Noir, qui fut suivi de l'Emeute qui, elle-même fut 
remplacée par le Défi. Mais ici, la course à la mort s'accé- 
lère. Les nouveaux journaux sont tues au bout de deux ou 
trois numéros. Après le Défi parut Y H mire Anarchiste qui 
eut six numéros; V Alarme qui vint ensuite alla jusqu'à 
huit. Mais le Droit Anarchiste qui lui succéda, tout comme 
le Défi, n'en eut que trois. Li-s gérants se succédaient sans 
interruption. La ténacité anarchiste ne pliant nullement 
devant les tracasseries, ce fut l'argent qui manqua, pour 
continuer la lutte. 

Je reviens à mes moutons. 

Le 18 octobre 1882 s'ouvrait le procès des ouvriers 
arrêtés à Montccau, Blunzy et autres localités dépendant 
du iief Chagot. La mémo semaine, on arrêtait Bordât, 
Bernard, à Lyon. A Paris, nous fûmes cinq à profiter du 
coche. 

Celaient : Crié, secrétaire de rédaction à la Bataille, 
de Lissagaray, Vnillat, Hémery-Dufoug, orateur populaire 
dans les réunions, et moi. 11 y avait bien un sixième 
mandat, destiné à E. Gautier, mais celui-ci avait organisé 
une tournée do conférences et se trouvait en route, lorsque 
les arrestations furent opérées. 

Il m'a même été dit que Gautier, ayant eu vent de ce qui 
se préparait par Goron, chef de la Sûreté, — un ami de 
collège — avait organisé cette tournée qui devait le 
mener A Genève, en vue d'arriver dans cette ville avant 
que crevât l'orage. 

SI la chose est vraie, son calcul tourna contre lui, car, 
se trouvant à Lyon au moment des opérations judiciaires, 
ce fut là qu'il fut cueilli, emprisonné et trouvé « bon » 
pour le procès qui se préparait. 



I 



SOOS LA in* RÉPUBUQUB 39 






Nous fûmes arrêtés un samedi. Il n'était pas encore 
cinq heures du matin lorsque je fus réveillé par des coups 
frappés à ma porte. 

Je ne fus nullement surpris. Il m'était déjà arrivé de 
recevoir, à pareille heure, la visite de camarades de pro- 
vince, débarquant à Paris. Ce ne fut donc que pour la 
forme que je criai: « Qui est là? » 

— Ouvrez! j'ai à vous parler. 

Sans défiance, n'ayant qu'à allonger le bras, j'ouvris la 
porte à ce visiteur matinal. 

Ils étaient deux qui firent Irruption, se plaçant devant 
mon lit. L'un, une main étendue, comme pour me 
bénir, chose qui, je suppose, était loin de son intention. 
De l'autre main, il tenait un papier: < Au nom de la loi, 
je vous arrête, ne faites pas de résistance. J'ai le mandat 
d'amener ! » 

Tout cela d'une seule traite, comme si cela n'avait 
fait qu'un seul mot. 11 allait, il allait, faisant du cent cin- 
quante à l'heure. Je puis m'être trompé, mais il me sembla 
que le bonhomme avait un fameux trac. 

Assis dans mon lit, je regardais mes deux types, leur 
trouvant plutôt une « sale gueule ». 

— Au nom de la loi, ne faites pas de résistance..., 
réitéra celui qui avait déjà pris la parole, toujours a la 
vitesse d'un express. 

— Oui, c'est entendu. Mais où est le commissaire? 

— Je vous arrête. J'ai le mandat d'amener... 

— Vous me l'avez dit, déjà, je ne sais combien de fols. 
Ou est le commissaire? 

— Je vous nrrête. Pas de résistance... 

— Où est le commissaire? Je veux le commissaire. 

— 11 est en bas. Faites pas de résistance... 

Après tout, être arrêté avec ou sans commissaire, cela 
n'avait qu'une importance minime. Un peu plus, un peu 
moins de légalité, ça n'en couvrait pas moins le même 
arbitraire. Ayant, par acquit de conscience, encore une 
fois réclamé le commissaire Benoiton, je me décidai à 
m'hablller et à suivre mes sbires. 

Face à ma demeure était la manufacture nationale des 



24 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

Gobelins, avec un poste de police. J'y fus conduit. Là, 
m'attendait une sorte de colosse que, par la suite, j'appris 
être le sieur Fouqueteau, commissaire de police du quai de 
Gesvres. 

— Ahl vous l'avez, fit-il vivement, et comme relevé 
d'anxiété. Qu'est-ce qu'il y a chez lui? 

— Obi c'est plein de papiers. J'avais les invendus de 
l'Egalité. 

— Ahl nous allons voir cela. i< 
Je fus laissé sous la surveillance de deux « sergots », ,b, 

pendant que Fouqueteau, suivi de ses deux acolytes, allait '■ 

perquisitionner chez moi; — sans moi, autre entorse a la 

loi. 

* 
# # 

Après un temps qui me sembla assez long, revinrent mes 
trois escogriffes. Je fus emballé dans un fiacre, avec Fou- 
queteau et un des policiers, pendant que l'autre grimpait 
sur le siège, à côté du cocher. 

En route, Fouqueteau roe raconta ses souvenirs de lycée, n 

qu'il dépeignit un peu comme une prison. *i 

Arrivé à son bureau qui se trouvait dans les bâtiments > 

du Théâtre, aujourd'hui théâtre Sarah-Bernbardt, je fus 
fourré au « violon » où je restai un temps assez long, à 
mon estimation. J'en fus tiré, à la fin, pour être conduit 
au Dépôt. 

Dans ma cellule se trouvait déjà un jeune homme de 
dix-sept à dix-huit ans, — quelque employé sans doute, — 
arrêté, me dit-il, pour avoir « volé » des pommes dans 
un champ. 

La Journée se passa assez monotone. Je ne savais de quel 
« crime » J'étais accusé. Mais la durée de notre incarcé- 
ration dépendait de notre juge d'instruction. Et, quoique 
la magistrature soit < indépendante », cela dépendait aussi 
des ordres qu'il avait reçus. D'autre part, j'avais oublié, 
en partant, de prendre de l'argent, et l'ordinaire du Dépô ! 
n'avait rien de bien ragoûtant. 

H faisait nuit, lorsqu'on vint me chercher pour me 
conduire à l'instruction. 

C'était un mot d'ordre, parmi nous, de ne jamais répon- 



SOUS LA III* fléPDBMQUB 25 

dre aux questions que posaient un juge. Mats de l'astuce 
de ces «oiseaux», leurs questions insidieuses, je m'étais 
fait une idée de la difficulté de l'épreuve. Aussi, pour l'occa- 
sion, m'étals-je cuirassé des pieds à la tête. 

Je ne subis qu'un interrogatoire de pure forme, et restai 
ralde comme un piquet. Le juge ne se renseigna que sur 
mon identité. Il ajouta deux ou trois questions sans 
importance, auxquelles je répondis du ton le plus désa- 
gréable. 

— Pourquoi vous a-t-on arrêté? me demanda le juge. 

— Je serais enchanté de le savoir. 

Or il parait que j'étais accusé < de pillage en bande 
armée », et autres peccadilles du même genre. Et mol qui 
ne me connaissais aucun crime sur la conscience 1 

L'interrogatoire terminé, de son ton le plus gracieux, le 
juge me dit : h Le greffier va vous lire votre interrogatoire, 
vous direz si vous avez quelque objection à opposer». 

Je ne prêtai que fort peu d'attention au grimoire que me 
lut le greffier; j'étais davantage occupé à examiner mes 
deux types. 

— Si vous n'avez aucune objection à formuler, vous 
allez signer votre interrogatoire, me dit le juge 11 signi- 
fiait son élucubration, car 11 l'avait dictée tout au long. 

Puis, de son air le plus engageant, il me tendit son porte- 
plume. 

— Je ne signe pas. 

— • Ah! — et il me regarda comme scandalisé de mon 
peu d'amabilité. Quelles objections avez-vous a faire ? 

— Ça ne rentre pas dans mes idées de signer. 

— Ah! — et il fit une pause comme s'il ruminait sur 
mon manque de tact. Puis il donna l'ordre de m'emmener. 

Et Je m'en allai, trouvant, qu'après tout, répondre à un 
juge d'instruction ce n'était pas la mer à boire. 

* 
* * 

Pans la matinée du dimanche, Jeallot était venu déposer 
quelques sous au greffe à mon nom. La cantine n'étant pas 
encore passée, j'en profitai pour commander une tasse 
de café et quelques sous de saucisson. 

Midi -était passé depuis longtemps, lorsqu'on commença 



20 U MOUVEMENT UBBRTAIRB 

à distribuer les vivres commandes. J'étais en train de 
recevoir les miens, lorsque j'entendis appeler: « Vaillat » I 
Tiens! fls-je en moi-même. Je ne suis pas le seul. Puis, ce 
furent Crié, Hémery-Dufoug. C'est ainsi que J'appris quels 
étalent les camarades qui faisaient partie de la fournée. 
Quelques instants après ce fut le nom de Gautier qui fut 
lancé. Mais Gautier était à Lyon. 

Je n'avais pas encore eu le temps de goûter à mon café, 
lorsque, au bas de l'escalier, une voix appela : Grave! 

Je descendis, un gardien me conduisit vers une espèce 
do cellule où m'attendait un grand monsieur, que Je ne 
reconnus pas sur le moment. C'était M. Blancard des 
Salines, mon juge de la veille. Mais ce fut par les journaux 
que j'appris son nom. 

— Que demandez-vous de moi? finit-il par articuler. 

— Mol, je ne vous demande rien. 

— Ah! et U me toisa de plus belle. I 
Après un silence, il reprit : ; 

— J'avais donné l'ordre de vous conduire a Mazas — à s 
Ma2os on est beaucoup mieux qu'au Dépôt — J'y suis allé 
pour vous faire mettre en liberté. Ne vous y ayant pas 
trouvé, Je suis vite accouru Ici. 

Il fit une pause, attendant quelque réplique. 

A part son métier, ce Juge, après tout, ne rao semblait 
pas un mauvais diable. Se déranger pour nous foire élargir, 
cela marquait quelque peu de conscience. 

Et, malgré ma raideur de commande, Je me laissai aller 
a articuler un « Je vous remercie, monsieur », un peu sec. 
Après tout, c'était un Juge. Et, lui tournant le dos, Je 
m'apprêtais à sortir. 

Mais il avait un discours à me sortir. Le gardien me 
barra la porte. 

Tout ce que Je me rappelle, c'est qu'il n'avait pas trouvé 
de motifs pour nous garder, mais qu'il était possible que, 
moi et mes camarades, soyons rappelés, que nous devions 
nous tenir à la disposition de la justice, etc., etc.. 

Puis, me faisant un grand salut : 

— Au revoir, monsieur. 

— Je ne tiens pas tant que cela à vous revoir. , 
C'étolt parfaitement malgracieux, cela J'en conviens, il 

surtout à l'égard d'un homme aussi aimable. Il en parut ! 

déconcerté, mais, ma foil c'était parti avant que l'eusse eu 

ï; 

r ■ 



80VS LA IO* RÉPUBLIQUE 27 

le temps de réfléchir. S'il y a besoin d'une excuse, c'était 
un cri du cœur. 

Et comme je ne tenais plus en place, il m'accompagna au 
greffe, où il fit procéder aux formalités de la levée d'écrou. 

Auparavant, il m'avait demandé si je n'avais rien à pren- 
dre dans ma cellule? « Je n'avais que mon café et mon 
saucisson, ça sera pour mon camarade de cellule >. J'étais 
plus avide de respirer l'air de la rue. 

Crié, plus tard, me raconta que le juge, en le libérant, 
lui avait dit qu'il le trouvait charmant, ainsi que les deux 
autres inculpés, mais que moi j'avais l'air sournois. 

Sournois I moi qui avais été de la plus grande franchise 
avec lui. Gracieux 1 ça c'est une autre paire de manchesl 

Ce fut encore Crié qui me raconta que Blancard était 
légitimiste et que c'était pour faire pièce au gouvernement 
qu'il lui avait joué le sale tour de nous mettre en liberté. 
Sale tour, ou, simplement, parce qu'il était honnête 
homme ? Je ne sais. Toujours est-il que nous lui devions 
une flère chandelle. Les journaux de lundi annonçaient 
que l'ordre avait déjà été donné de nous transférer à Cha- 
ton. Cela rentrait dans les vues du gouvernement, évidem- 
ment. C'aurait élé, alors, notre transfert à Lyon, notre 
implication dans le procès. J'étais sûr d'y écoper cinq ans. 
On avait trouvé de mes lettres, — écrites comme secrétaire 
du Groupe des V* et XIII' — chez presque tous les inculpés. 

* 

Une fols dehors, je m'empressai de trotter à la maison. 
La concierge m'apprit que les policiers étaient venus, une 
deuxième fois, perquisitionner, emportant un fort ballot. 

La veille de mon arrestation, j'avais reçu, de Genève, 
une grande caisse contenant de nombreux exemplaires des 
différentes brochures publiées par le Féooltê. Tout avait 
été raflé, y compris la caisse. Par contre, un modèle en 
bols, pour fondre des bombes, que m'avait fabriqué un 
camarade modeleur, avait été scrupuleusement laissé en 
place après avoir été examiné. 

Le soir, ou le lendemain, Vaillat vint me voir pour 
savoir comment ça s'était passé avec moi. Les outres 
avaient eu l'heureuse idée de s'attendre à la sortie, alors 
que je n'avais pensé qu"à filer. 



28 IB UOUVBMSNT MflBRTAIHB 

Mes relations avec Vaillat, comme avec les autres cama- 
rades arrêtés, s'étalent, jusque-là, bornées à nos rencon- 
tres dans les réunions que, tous, nous fréquentions assidû- 
ment Nous avons toujours formé des associations ou des 
< bandes » qui ne se connaissaient presque pas ou même 
pas du tout. 

Ayant constaté le vol dont j'avais été victime, je m'em- 
pressai d'écrire à M. Blancard des Salines pour réclamer 
mes brochures, m'appuyant sur le fait qu'elles circulaient 
librement en France depuis longtemps, qu'elles étaient ma 
propriété et n'avalent rien à voir avec le procès dans 
lequel on voulait nous fourrer. 

J'attendis une dizaine de jours, et comme sœur Anne, 
ne voyant rien venir, j'écrivis a l'Intransigeant, au Citoyen 
et à la Bataille, pour en appeler au public : 

Paris, 28 octobre 1882. 
Citoyen, 

Ayant vainement réclamé auprès du juge d'instruction, qui 
avait ordonné mon arrestation, la restitution des objets enlevés 
de mon domicile, je ne trouve rien de mieux que de m'adresser 
à l'opinion publique. 

Je lui laisse le soin de qualifier ce fait, d'autant plus que la 
perquisition — il parait que cela s'appelle une perquisition — 
a été faite en mon absepee. 

M. Fouqueteau, commissaire de police, est monté cbez moi 
pendant que J'étais au poste de l'avenue des Oobellns. 11 y est 
retourné a dix heures du matin, alors que J'étais au Dépôt, et 
11 a fait main-basse sur mes Journaux, mes brochures, deux 
manuscrits, l'un sur « La Propriété », l'autre sur « Le Suffrage 
Universel », et sur on revolver qui était dans le tiroir de ma com- 
mode. Notez que les Journaux ont paru librement en France, et 
que les brochures ne sont, en aucune façon, Interdites. 

Bien à vous et & la Révolution. 

J. Oravb. 

Quelques Jours après la publication de ma lettre. J'étais 
appelé cbez le commissaire de police de mon quartier. Je 
me présentai cbez le monsieur qui me donna lecture d'une 
communication, par laquelle on m'informait que les objets 
saisis avalent été envoyés au procureur de Chalon-sur- 
Saône. Que c'était h lui que Je devais adresser ma récla- 
mation. 



SOUS LA III* RÉPUBLIQUE 29 



I 






Pendant ce temps, on arrêtait un peu partout: à Vienne, 
à S'^nt-Etienne, à Marseille, au Creusot, à nouveau à 
Montceau, à Autun, à Béders. Enfin, à Thonon, arrestation 
de Kropotklne, qui s'y était réfugié après son expulsion 
de la < libre Helvétie »i 

Cinquante-huit camarades qui, sans doute, n'avaient fait 
rien de plus que ceux qui furent relâchés, — n'est-ce pas 
le propre de ce genre de procès de rafler au petit bonheur, 
et de juger de même, — furent renvoyés devant le tribunal 
correctionnel de Lyon, sous le prétexte d* < affiliation a 
l'Internationale » qui, depuis la féroce répression de 71, 
avait cessé d'exister en France. 11 est vrai que ce prétexte, 
valait tout autant qu'un autre. En réponse, une bombe fui 
lancée dans un établissement de nuit : l'« Assom- 
moir », où la haute gomme de Lyon avait l'habitude de se 
réunir. Une seule personne fut mortellement blessée. Les 
auteurs inconnus ayant pu s'échapper, ce fut une frousso 
indicible, que ne fit qu'accroître un nouvel attentat accom- 
pli quelques jours après contre un bâtiment de l'adminis- 
tration militaire, appelé la « Vltrlolerle ». 

La presse bourgeoise aboyait contre les anarchistes. 
Pendant un moment, il avait été question de l'arrestation 
d'Elisée Reclus, mais, comme il habitait en Suisse, les 
Journaux en concluaient qu'il s'y était réfugié, à dessein. 

Elisée Reclus envoya au Juge chargé de l'instruction 
du procès de nos amis la lettre suivante qui fut reproduite 
dans quelques Journaux : 

Monsieur Bigot, Juge d'Instruction & Lyon, 

Je 11b dans le Lyon Républicain du 93 décembre que, d'après 
l'Instruction, les deux chefs et organisateurs des anarchistes 
internationaux sont Elisée Reclus et le prince Kropotklne, et 
que si je ne partage pas la prison de mon «ml, c'est que la 
Justice française ne peut me saisir au delà des frontières. 

Vous savez pourtant qu'il eût été facile de m'arréter puisque 
Je viens de passer plus de deux mois on France. Vous n'ignores 
pas non plus que Je me suis rendu à Thonon pour l'enterrement 
d'Ananieff, le lendemain de l'arrestation de Kropotklne, «t que 
J'ai prononcé quelques paroles sur sa tombe. Les agents qui se 



30 LE XOUVBMBNT UBBRTAIH1 

trouvaient immédiatement derrière mol et qui •• répétaient mon 
nom n'avalent qu'à m'inviter à les suivre. 

Mais, que je réside en France ou en Suisse, il Importe peu. Si 
vous désirez instruire mon procès, je m'empresserai de répondra 
à votre invitation personnelle. Indiquez-moi le lieu et l'heure. 
An moment fixé, Je frapperai à la porte de la prison désignée. 

Elisée Reclus. 

Le ton digne de cette lettre imposa silence à quelques- 
uns des valets de plume. Les autres ne savaient pas assez 
ce que signifie dignité pour comprendre. 

L'Ananieff dont parlait Reclus dans sa lettre était le 
beau-frère de Kropotkine, qui était mourant chez notre 
ami, quand les sbires y allèrent perquisitionner et tout 
bouleverser. 

* 
* * 

Entre temps, j'avais reçu — c'était bien six à sept 
semaines après mon arrestation — une Invitation de 
Clément, commissaire aux délégations judiciaires. Clément 
était déjà commissaire à tout faire sous l'Empire, 
que les pseudo-républicains n'étalent pas dégoûtés d'em- 
ployer & leur tour. 

Je me grattai l'oreille, mais rien à faire. Il fallait, — 
comme on dit — passer par là ou par la porte. 

La veille de l'entrevue je me préparais à aller me cou* 
cher, lorsque Vnlllat se présenta. 

— Tu as reçu ta convocation, me dit-il, que comptes-tu 
faire? 

Les arrestations se multipliaient en province. 

— Que veux-tu que je fasse? Me rendre à la convocation. 
Je n'avais pas le sou pour me cacher, encore moins pour 

filer à l'étranger et donner à la bourrasque le temps de 
s'apaiser. J'étais À la discrétion de l'autorité, tout autant 
que si j'avais été â Mnzos. 

— Pour quelle heure es-tu convoqué? 

— Pour deux heures. 

— Diable I Nous autres nous sommes convoqués pour 

Suatre, quatre et demie et cinq heures. Nous nous sommes 
on né rendez- vous : Crié, Hémery-Dufoug et moi pour 
trois heures croyant que tu étais convoqué pour trois heu- 



SOUS LA m* ftÔPOTUQOT 31 

res et demie. Nous pensons que, peut-être, ça serait mieux 
de nous présenter ensemble. Comment va-t-on s'arranger? 
Je n'ai pas le temps de revoir les autres. 

N'importe! Je serai au rendez-vous. Clément me 

prendra à l'heure que je me présenterai. 

Le lendemain, j'étais au rendez-vous, à l'heure. Vailiat 
était là, mais il était près de quatre heures lorsque les 
autres arrivèrent. 

Après une courte discussion, ils avaient changé 
d'opinion. 11 était fort possible que nous soyons arrêtés. 
Ne valait-il pas mieux que l'un de nous passât devant? S'il 
était arrêté, ne le voyant pas revenir, les autres auraient 
le temps d'avertir la presse. Qui serait le premier? 

Là-dessus, pas d'erreur, puisque J'étais convoqué le 
premier, c'était donc à mol « à me dévouer » l 

Je trouvai Clément dans son bureau. 

— C'est vous monsieur Gravel C'est que... voilai Je vous 
avais convoqué pour deux heures. J'ai quarante-quatre 
questions à vous poser. J'en aurai au moins pour deux 
heures avec vous. Vos camarades sont convoqués pour 
quatre heures — - ils sont déjà là. — Je serai forcé de les 
faire attendre. Enfin I comme vous voyez, ce n'est pas ma 
faute. 

— Pas la mienne, non plus. Je n'ai pas pu venir avant 
11 s'installa à son bureau, me fit asseoir, et la comédie 

commença. 

A chaque question : 

Je n'ai pas à répondre. Je refuse de répondre. 

Comme cela, malgré toutes les circonlocutions de Clé- 
ment, nous arrivâmes très vite au bout du chapelet. 

— • Maintenant, fit Clément, toujours souriant, on va 
vous lire votre interrogatoire. Ce qui fut fait. 

Et, lorsque la lecture fut terminée, comme si ça allait 
de sol : 

Vous signez votre interrogatoire, et il me tendit la 

plume. 

— Non, je ne signe pas. 

— Pourquoi? 

— Parce que Je ne signe pas. 

— Ohl vous êtes parfaitement libre, fit Clément, qui 
était un bien trop vieux routier pour Être surpris. 



32 LB MOUVEMENT LIBBRTA1RB 

Et plus souriant que Jamais, il me reconduisit Jusqu'à 
la porte de son cabinet. Mais, en me retournant, Je le vis 
parler au téléphone, — ou, plutôt, au cornet acoustique — - 
il n'était' pas, Je crois, encore question de téléphone, à 
l'époque. — a Boni pensai-Je en moi-même, on va te met- 
tre le grappin au débarcadère ». Et à chaque détour, le 
long des couloirs, je m'attendais à tomber sur quelque 
sbire qui me dirait que ce n'était pas la peine d'aller plus 
loin. 

Je ne rencontrai que Vaillat, qui me dit que, fatigués 
d'attendre et me croyant < emballé », ils avaient décidé 
qu'il tenterait à son tour l'épreuve. ' 

Je rejoignis Hémery et Crié au café, où nous avions ' 

rendez-vous. Vaillat revint presque aussitôt. Ce ne fut pas 
plus long avec les deux autres. 

.j 
* * . 

Mais Je ne perdais toujours pas de vue mes brochures. 

Après avoir attendu quelque temps, J'écrivis au procu- E 

reur de Cnalon pour lui dire que l'on me renvoyait a lut '< 

pour obtenir ce qui m'appartenait, et que j'entendais que 
cela me fût rendu. 

Pas plus que M. Blancard des Salines, M. le procureur 
ne daigna mo répondre. 

J'eus donc encore recours aux bons offices de l'Intran- 
sigeant, du Citoyen, et de la Bataille. Quelques Jours 
après, convocation chez le commissaire du quartier. Jo 
finissais par en connaître le chemin. 

Là, J'entendis lecture d'une communication m'inforraant £ 

que le procureur de Châlon avait < refilé > les objets qui ] 

m'avaient été volés à son collègue de Lyon. Qu'ils ne pou- 
vaient ra'être rendus tant que l'enquête dont J'étais l'objet ' 
ne serait pas terminée. 

J'ai une vague idée que ce n'étalent pas exactement les I 

termes de la communication, mais c'en est l'esprit. Quant i 

à ma caisse, elle était en train de faire le tour do France. > 

Le procès de Lyon terminé, ayant assez d'esprit de suite, 
et sans me décourager, j'écrivis au procureur do Lyon pour '• 

réclamer ce qui m'appartenait. | 



SOUS IA U|* RB>UBUQV« 33 

Naturellement, pas de réponse. Et, comme c'était tout 
indiqué, j'eus recours à la presse. 

Dans ma lettre j'expliquais que, arrêté pour «village 
en bande armée ^, c'était moi qui me trouvais pillé. 

Le moyen continuait & me réussir. Nouvel appel ches lé 
commissaire, pour me dire cette fois que le parquet de 
Lyon m'avisait qu'il tenait à ma disposition les objets qui 
m'avalent été pris. 

Faire le voyage de Lyon était onéreux. Heureusement, 
le camarade Lemoine qui avait organisé, là-bas, le groupe 
qui se chargeait de venir en aide aux camarades empri- 
sonnés, voulut bien se charger d'aller chercher mon bien. 

Peu de temps après, les camarades m'Invitaient à me 
rendre à Lyon pour mettre en ordre les documents qu'ils 
avaient collectionnés pour le volume qu'ils Se -proposaient 
d'éditer: Le Procès de Lyon. 

Vérifier le contenu de la caisse qui m'avait été rendue 
fut une de mes premières besognes arrivé à Lyon. Inutile 
de dire que tous ceux par les mains de qui elle avait passé, 
y avaiert largement puisé et monté leur bibliothèque à 
Bon marché. 

Mais qu'y faire! Il n'existait pas de procès-verbal ni 
d'inventaire. Je devais mestuner heureux de rentrer en 
possession de ce que l'on avait bien voulu me rendre. Le 
revolver m'était rendu. 11 devait être pris et repris encore 
plus d'une fois. 



En lisant les fiches policières qui y étaient attachées, Je 
pus constater que, en allant de Paris par Cbâlon jusqu'à 
Lyon, les motifs de mon arrestation avalent subi diverses 
variations. 

Arrêté A Paris pour avoir fait partie de bandes armées 
u Montceau, sans avoir bougé de Paris — a Lyon, je n'étais 
plus accusé que d' < excitations A In haine des citoyens 
les uns contre les autres >. Or, comme les camarades qui 
avaient été envoyés devant le tribunal correctionnel de 
Lyon y étalent traduits pour « affiliation 6 une société non 



34 LE MOUVEMENT LIBERTAIRE 

autorisée », cela faisait trois accusations différentes que les 
juges « à tout faire » qui avaient été chargés de l'instruc- 
tion dudit procès avaient étudiées. 

Ce qui prouve qu'on vous arrête d'abord sous le premier 
prétexte venu, et que l'on cherche ensuite la raison justi- 
ficative, quitte à se rabattre sur une mauvaise, si on ne 
peut en trouver une bonne. 

A part cela, quantité de gens vous affirment que les 
lettres de cachet sont abolies en France depuis la révo- 
lution de 89. 




AFFICHE DF.S LITHOGRAPHIES DES « TEMPS NOUVEAUX » 
RRPROIH'CTION D'UNB I.ITHOORAPHIB DE SIONAC 




II 



PORTBAIT DB JEAN ORAVB BN 1028 



in 



DU PROCÈS DE LYON A GENÈVE 



Le procès de Lyon avait eu Heu. Kropotkine, Bernard, 
Gautier, Bordât avaient été condamnés à cinq ans de pri- 
son, d'autres à des peines variant de quatre à six mois. 
Quelques-uns furei.t acquittés. 

Pc.idant le procès l'attitude de Gautier fut celle d'un 
horooie qui ne renie aucune de ses idées. 11 se défendit 
remarquablement. Mais aprè3 lé verdict, il fut brusquement 
séparé de ses camarades. Pendant qu'ils étalent expédiés 
à Clairvaux, lui, sans chercher à leur dire un mot, était 
ti ansféré à Sainte-Pélagie, à Paris. Ce qui était une grande 
faveur, car, même ceux qui étalent condamnés à Paris 
étaient envoyés en province, si la condamnation dépassait 
un an. 

Cela fut sans doute dû à l'Intervention de son ami Goron, 
avec qui il publia, pendant sa détention, un roman en 
collaboration. 

Quand je ramenai le Révolté a Paris, Crié me remit un 
article que j'insérai croyant qu'il était de lui. Il était inti- 
tulé : c Préjugés Anarchistes, Violences de paroles». Plus 
tard, Crié m 'u voua que l'article en question — qui était 
parfaitement juste, du reste — était de Gautier. 

Puisque nous sommes sur son sujet, voici une historiette 
que me raconta Kropotkine. 

Au procès, Gautier avait prononcé un discours émou- 
vant, vibrant d'émotion. Mais, au cours de son plaidoyer, 
il fut interrompu pai' l'avocat général, Fabrcguette qui 
fut gratifié par la suite d'un fauteuil à la Cour de cassation. 
Gautier, nullement troublé par l'interruption, sembla, au 



36 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE * 

contraire, y trouver une occasion de repartir avec une 
plus belle envolée si possible. 

Quand ils eurent réintégré la prison, Kropotkine dit a 
Gautier: 

— Tu as été magnifique. Mais ne t'étais-tu pas fourvoyé 
à un moment de ton discours? Comment t'en serais-tu tiré, 
si l'avocat général ne t'avait pas interrompu? 

— Farceur I fit Gautier, en le poussant du coude, n'as- 
tu pas remarqué que Je me suis arrêté à un moment? 
L'interruption était prévue, et comme elle ne venait pas, 
il fallait bien donner à Fabreguette le temps de la trouver. 

Baillet qui le connaissait me disait qu'il apprenait ses 
discours devant sa glace, étudiant ses gestes. Parfait, sans 
doute, comme entraînement. Mais au bout de quelque 
temps de cette pratique, que reste-t-il de sincérité? 



* - 



Les arrestations avaient ralenti les correspondances -de 
notre groupe avec ceux de province, mais cela n'empê- 
chait pas que lorsqu'un camarade venait a Paris c'était 
chez moi qu'il descendait. 

Pendant quelque temps, j'avais eu un camarade russe, 
qui travaillait avec mol. Après lui, ce fut Dejuux, le pre- 
mier gérant du Droit Soctal qui me tomba du ciel. 

Condamné à deux ans, qu'il n'avait nullement l'intention 
de faire, il avait quitté Lyon. Et comme il n'avait aucune 
relation à Paris, 11 resta avec mol. 

Ce fut lui qui m'apprit beaucoup de choses sur Lyon. 
L'activité des camarades lyonnais ne devait pas s'arrêter 
aux quelques attentats qui s'étaient produits. Notre-Dame- 
de-Fourvlère devait sauter. On avait dû, me dit-il, déjà y 
transporter de la dynamite. Mais par suite d'indiscrétions 
dans la correspondance avec' Paris, le projet fut aban- 
donné. 

A propos de l'attentat de Bellecour, il me dit que le seul 
individu tué fut un anarchiste qui, doutant de son effica- 
cité, avait résolu de l'empêcher. C'est en voulant éteindre 
la mèche de la bombe qu'il avait été victime de l'explosion. 

De Cyvoct, l'auteur de l'attentat, il faisait de grandes 



SOUS LA III* RÉPVBUQVB 37 

louanges. Grande intelligence, disait-il, et grandes pro- 
messes. Il avait pu s'échapper. 

Mais, quelque temps après, les journaux nous appre- 
naient qu'il venait d'être blessé, en Belgique, en manipu- 
lant des explosifs. 

Si le nom de Cyvoct fut aussitôt mis en avant comme 
auteur de l'attentat, c'est que la police avait dû l'apprendre 
d'un nommé Valadier qui suivait le mouvement et que l'on 
sut plus tard être un mouchard. Mais elle n'avait aucune 
preuve. Cyvoct n'en fut pas moins condamné à mort. Tout 
ce que l'on put réunir contre lui, c'étaient des articles du 
Droit Social, où l'on appelait les colères des vengeurs sur 
1' « Assommoir », où se produisit l'attentat. 

On n'osa pas l'exécuter, — il avait été extradé de Belgi- 
que, à la suite de son accident, n fut envoyé au bagne. 

* 
* * 

Plus tard, à la suite de l'affaire Dreyfus, une campagne 
fut menée pour obtenir sa libération. Il fut remis en liberté, 
après dix-sept ans de captivité. 

H vint me rendre visite au Journal. Je m'attendais a 
trouver un homme exceptionnel. Je fus navré de voir ce 
que le bagne en avait fait. Le malheureux n'avait absolu- 
ment plus rien dans le ventre. 

Sous l'impulsion d'un ancien membre de la Commune, 
Arnold, des électeurs du XIII e avaient posé sa candidature 
à la députation. J'essayai de lui faire comprendre que, 
libéré, il n'avait aucune chance d'être élu. Mais, grisé 
par l'accueil enthousiaste d'un certain nombre de citoyens, 
il se voyait déjà au Parlement. Il ténia, à son tour, de me 
convaincre de la bonne besogne qu'il allait y faire. 

Je lui exprimai les doutes que Je nourrissais à ce 
sujet, lui expliquant que, le voudrait-il, Il ne pourrait pas 
y faire grand chose. Mais, évidemment, pour lut, Je n'étais 
qu'un radoteur. 

A propos de l'attentat de Bellecour, il voulut se poser 
en victime d'une erreur judiciaire. II n'y avait pas plus 
innocent que lui dans cette affaire. 

— Victime d'une entorse a la justice, lui dis-Je, êvidem- 



38 IX MÛUVBMENT LIBERTAIRE 

ment, puisqu'il n'existait aucune preuve contre vous, mais 
innocent! permettez-moi d'en douter. 

Et comme il persistait, je lui donnai le nom de celui qui 
lui avait procuré la dynamite, un camarade fort connu 
dans le mouvement, qui, lui-même, me l'avait confié. 

Après tout, à force de nier sa participation a l'attentat, 
peut-être Cyvoct avait-il uni par croire lui-même à son 
innocence) 

Et cependant, Cyvoct n'avait pas été trop maltraité au 
bagne — relativement à d'autres, bien entendu — puisque, 
en dernier lieu, il était employé à la pharmacie. En consi- 
dérant ce qu'il était devenu, on se demande ce qui doit 
rester de ceux à qui le régime est appliqué dans toute sa 
rigueur. 

Cyvoct disparut du mouvement. 



* 
* * 



Bernard, Bordât et quelques autres camarades avaient 
décidé de faire appel du jugement. Le procès s'ouvrit a 
nouveau vers la fin de février 1883. 

Le procès d'appel était en cours lorsque j'arrivai à 
Lyon. Je n'eus rien de plus pressé que de me rendre à une 
des audiences, où je pus serrer la main des camarades, y 
étant arrivé avant que la séance fût commencée. 

Au cours de l'audience, il fut donné lecture de plusieurs 
lettres de moi qui avaient été saisies chez l'un ou l'autre 
des accusés. Tant et si bien que Tressaud, un camarade 
de Marseille, chez qui on en avait saisi aussi, s'écria : 
« Mais, enfin, si c'était si défendu de correspondre avec 
Grave, pourquoi n 'est-Il pas ici, avec nous »? Ce qui fit 
tourner, souriant, les autres accuses vers mol. 

C'était chez Lemolne que se faisait la préparation des 
envols de vivres pour les détenus. Toute la famille s'y 
employait avec zèle et entrain. Mme Lemoinc secondait 
admirablement son mari, et les enfants de même. C'est 
curieux comme tous ces < contempteurs » de la famille 
font de bons époux ou épouses, et de bons pères ou bonnes 
mères de famille. 

Le camarade Lemolne ne tarda pas à payer pour son 



SOUS LA m* RÉPUBLIQUE 39 

zèle. Pris pour je ne sais plus quel délit de parole, il fut 
condamné à deux ans de prison. 



* 

* * 

Vers la fin de 1883, Reclus vint me trouver — sur la 
suggestion de Sophie Kropotkine — pour me demander 
si je voulais aller à Genève m'occuper de l'administration 
du RévoHè, en remplacement du camarade qui y était, et 
qui, ayant femme et enfants, ne pouvait plus supporter la 
« purée » dans laquelle lui et sa famille végétaient depuis 
trop longtemps. Il fallait quelqu'un qui n'eût qu'à penser 
à sa peau. 

Aller à Genève me souriait assez. Voir du paysl Appren- 
dre un nouveau métierl — je devais composer le journal — 
J'acceptai d'emblée. Lorsqu'il fallut conclure, la réflexion 
étant venue, je terminai par où j'aurais dû commencer, 
en disant à Reclus : -s Mais, est-ce quo je serai capable de 
m'en tirer? » 

Je n'avais rais les pieds dans une imprimerie que pour 
aider a l'expédition rie VEgalitê, de Guesde. C'était Insuf- 
fisant comme apprentissage. 

— Il n'y a qu'à vouloir, fit Reclus. Vous apprendrez. 

— Boni S'il n'y a qu'à vouloir, j'accepte. 

Mais comme je pensais à me marier, et n'envisageais pas 
do me fixer à Genève, je fis la réserve que je ne m'engageais 
que pour six mois. 

— Bon, bon, fit Reclus, on verra. 

Les six mois durèrent trente et un ans. Et encore fallut- 
il la guerre pour y mettre fin. 

Je logeai mes meubles et outils chez un parent de Selgné, 
et partis pour Genève. 

La première journée cela alla bien. Le camarade que Je 
devais remplacer m'apprit la casse et à tenir le compos- 
teur. Le lendemain j'attendis vainement le camarade, Je 
ne le revis que quelques jours après. Il devait du reste 
continuer à s'occuper de la rédaction. 

* * 



40 LE MOUVBMBNT MBBRTAIRB 

Pour être anarchiste, on n'en est pas moins homme. 
C'est-à-dire, homme comme vous fait l'éducation actnelle. 
Quoiqu'il eût adhéré au nouvel état de choses, le camarade 
— appelons-le X... — ne pouvait s'empôcber d'être froissé 
de ce qu'il considérait comme une diminution et de me 
regarder comme un Intrus. 

De la part de quelques-uns, je trouvai une certaine 
hostilité, mais je trouvai aussi de l'aide. Un déserteur, 
nommé Belnet, qui était compositeur, prit une casse chez 
lui, et se mit à composer la copie que je lui passai. 

Les commencements furent durs. 

Je me rappelle qu'une nuit, faisant la mise en pages, il 
m'échappa un paquet qui représentait bien trois quarts 
de colonne. Naturellement, il se mit en pâte. Je dus le 
recomposer. Mais lorsque je voulus sortir la composition 
du composteur, même accident Et pendant au moins 
une demi-heure il en fut ainsi. J'en fus réduit à ne sortir 
qu'une ligne à la fols pour ne pas voir ma composition 
s'éparpiller. 

Enervé, je fus plus d'une fols prêt à donner un coup de 
pied dans la galée, et à tout envoyer au diable. Je dus 
m'arrêter un temps avant de continuer. Quand Je repris 
le travail, j'étais plus calme, cela marcha normalement, et 
au matin les formes étaient prêtes à être emportées chez 
l'Imprimeur qui nous faisait le tirage. 

* 

* « 

J'avais retrouvé un camarade que j'avais connu au 
Groupe des V et XIII", un nommé Finet, ouvrier peiutre, 
qui m'offrit le lit et la pension chez lui, à mon arrivée. 

Mais comme il était sans travail, qu'il avait une femme 
et un enfant qu'elle allaitait, il arriva que nous dûmes 
vivre tous les quatre avec les 80 francs que Reclus s'était 
chargé de m'assurer tous les mois. 

J'étais dans une situation embarrassante. Cela ne pou- 
vait durer ainsi, et, d'autre part, il me coûtait de les 
laisser dans une pareille misère. 

Ce Fluet était un bon garçon, mais, j'en ai peur, un peu 
insouciant et flemmard. Ce n'est pas lui qui aurait fait 
mentir le dicton que « la sueur de peintre vaut très cher > I 



SOVS LA IÎI* RÉPOBLIQVB 4t 

Je ne me souviens plus comment finit notre association. 
Il avait dû, je crois, trouver du travail. J'en profitai pour 
louer une chambre meublée chez une locataire de Perrare, 
un réfugié de la commune de Lyon. Il me recommanda 
également à un boucher qui prenait des pensionnaires. 

Là, c'était la noce! Pour 40 francs par mois, on avait, 
le matin, café au lait à discrétion, viande, légumes, dessert 
à midi tant que l'on pouvait en manger, et le café par- 
dessus le marché; le soir, de même. Heureux temps! 

* 
* * 

Le dimanche matin, quelques-uns des camarades qui 
s'intéressaient à la propagande avaient l'habitude de venir 
faire un petit tour à l'imprimerie. Parmi ceux qui venaient, 
je me rappelle Ritz, un Genevois, qui, près des autorités 
suisses était le gérant responsable du Révolté. Belnet, le 
compositeur dont j'ai déjà parlé; un autre déserteur fran- 
çais, nommé Sadler, un bon camarade avec lequel Je suis 
toujours en rapports; un nommé Steigcr, ouvrier bijoutier; 
un Allemand, ouvrier tailleur, nommé Barels, tous char- 
mants camarades. 

Après avoir causé de choses et d'autres toute la mati- 
née, on se rendait chez le père Plctet — notre proprlo- 
raarchand de vin — prendre le « dlstak », — c'est le nom 
du verre d'absinthe, à Genève — et on se séparait jusqu'au 
dimanche suivant. 

Il me revient en mémoire une promenade que nous 
fîmes tous ensemble, un jour de semaine, sur le Saléve. 
C'était une belle journée d'hiver. Il avait gelé. Lorsque 
nous fûmes sur la hauteur, nous vîmes, au-dessous de nous, 
les arbres couverts de givre: c'était féerique. Nous arri- 
vâmes, assez fatigués, à un village sur la montagne. 

A propos de Sadler, un bel exemple de la fameuse 
liberté suisse tant vantée. A son arrivée à Genève il était 
Tenu loger chez sa tante, veuve d'un révolutionnaire de 
Clamecy, réfugié a la suite de quelque mouvement. Plus 
lard, sa compagne l'ayant rejoint, ils s'étaient mis dans 
leurs meubles. Mais réfractaire, on lui mesurait l'hospita- 
lité. On ne lui avait accordé qu'un permis de séjour vala- 



43 VB MOUVEMENT UBERTAIBB 

ble pour trois mois seulement, qu'il devait faire renou- 
veler & expiration. 

Lorsque sa compagne fut arrivée, il eut la visite pres- 
que journalière des policiers qui venaient le relancer, pour 
qu'ils fissent régulariser leur situation, la pudique Helvétie 
ne pouvant pas tolérer que des gens se missent en ménage 
sans approbation du maire. On menaçait de les expulser. 
Je crois qu'à la fin ils durent céder. 

* 

Grâce aux relations que j'avais eues, comme secrétaire 
du Groupe des V et XIII*. je réussis à donner de l'exten- 
sion au journal. 

Des camarades de France se chargèrent d'en placer des 
numéros. Il vint également quelques abonnés. Bref, en peu 
de temps je tirai à 3.000 au lieu de 1.50O. 

Mais cela allait trop bien. Quelques mois après mon 
arrivée à Genève, le Gouvernement français interdit 
l'entrée du Révolté en France. 

J'essayai de le faire passer dans des journaux bourgeois 
locaux, mais la surveillance était bien assurée, tous les 
exemplaires furent confisqués. 

Gross, un autre camarade suisse qui fut excessivement 
utile à la propagande, nous avait bien trouvé un gradé de 
l'octroi qui s'offrait nous le faire passer en Franco, mais 
le prix qu'il demandait revenait a 0,10 l'exemplaire, le 
prix que nous le vendions. C'était hors do nos moyens. 

Heureusement, des camarades de Roubaix me proposè- 
rent la combinaison suivante : j'adresserais les colis a 
un village voisin de la frontière; là, les camarades iraient 
les chercher et s'arrangeraient pour leur faire passer la 
frontière et les expédier aux adresses que je leur enverrais. 

Cela marcha admirablement pendant quelque temps, 
sauf que, parfois la police saisissait les exemplaires chez 
les libraires qui les mettaient en vente. 

Mai il arriva pis. Un jour, le camarade Petoux, qui 
se préparait à franchir la frontière avec son charge- 
ment, fut interpellé par les douaniers. Deux des camarades 
qui l'accompagnaient lâchèrent leur paquet et prirent la 
poudre d'escampette. Petoux fut arcêté et écroué au poste 
des douaniers. Comme s'il s'était agi d'un criminel, on le 



sous la m* république 43 

fourra dans un sac d'où ne passait que sa tête, et on le 
Bcela sur une chaise où il dut passer la nuit ainsi. 

Le lendemain, trimbalé du commissaire au procureur, 
il fut, à la fin, relâché. 11 n'y avait pas, parait-il, de délit 
caracté'.-isé. 

Brûlé, il céda la place à un autre camarade qui.a son 
tour, fut surpris par les douaniers, mats parvint à s'enfuir 
en territoire belge en abandonnant son fardeau. 

Remplacé par un autre volontaire, le Journal était dis- 
tribué en France malgré l'interdiction. Dans les inter- 
valles où nous n'avions personne pour traverser la fron- 
tière, nous faisions le service des abonnés sous enveloppes, 
que nous allions mettre à la poste, à Saint-Julien, en 
France. Le cercle de lecteurs s'agrandissait sensiblement. 

* 
* * 

Lorsque des camarades voulaient publier quelque 
placard clandestin, ils s'adressaient â notre imprimerie. 
Un Jour, de Londres, où se trouvaient nombre de réfugiés 
français, Je reçus, d'un nommé Bordes la copie d'un mani- 
feste comportant le texte d'une aftiche grand format, que 
Je devais imprimer sur papier blanc, pour lui donner 
l'apparence d'une affiche officielle. Elle devait être pla- 
cardée à Paris. 

Tout ce que Je me rappelle, c'est qu'il y était dit: « que 
c'étaient les bourgeois qui avaient Inventé la diversité des 
langues pour mieux diviser les travailleurs ». 

J'écrivis à Bordes pour lui signaler 6a bourde. Quoique 
pas très convaincu, 11 condescendit à ce que Je fisse la 
correction nécessaire. 

Or, plus tard, il fut prouvé que ce Bordes était un agent 
de la Préfecture de Police. Il joua un rôle très suspect à 
Londres. P'accord avec un nommé Dupont, — autre indi- 
vidu des plus louches — ils fondèrent une revue intitulée 
VInternatlona'. Bordes m'écrivit pour me demander com- 
munication de la liste des abonnés du Révolté, qui se 
publiait alors & Paris. 

A ce moment, j'étais renseigné sur le monsieur, Je lui 
répondis que la liste des abonnés du Révolté n'était pas à 
la disposition du premier venu. Que, n'ayant pas l'hon- 



44 LE MOUVEMENT I.IBERTAIRB 

neur de connaître suffisamment M. Bordes, Je ne pouvais 
lai faire cette communication. 

Inutile de dire que je fus copieusement assaisonné dans 
les numéros ultérieurs de l'International. 



Il n'y avait guère plus d'un an que j'étais à Genève lors- 
que les tracasseries commencèrent. 

Lts révolutionnaires allemands, réfugiés en Suisse, 
étaient fort nombreux et fort actifs. Le gouvernement 
suisse lui, a ôi4 de tous temps aux ordres des autres gou- 
vernements, lorsqu'il s'est agi de faire la chasse aux 
réfugiés politique!:, surtout socialistes. 

On commença à parler d'un complot que l'on venait de 
découvrir. Naturellement, les auteurs de ce complot 
étalent des révolutionnaires allemands auxquels la Suisse 
donnait une si large hospitalité. 11 s'agissait de faire sauter 
le Palais fédéral, à Berne. 

On ne disait pas quel Intérêt avaient les révolutionnaires 
allemands à vouloir faire sauter les autorités du pays où 
ils s'italent réfugiés, mais les Juges de tout pays sont tou- 
jours prêts à instrumenter contre les « troubleurs de 
l'oi-dre public » sans embarrasser de questions indiscrètes 
ceux qui les font agir. Aussitôt commencèrent perquisi- 
tions et arrestations et, afin « que nul n'en ignore », ces 
perquisitions et arrestations furent opérées sous la super- 
intendance d'un procureur allemand. 

C'était le procureur général de la Confédération suisse, 
un nommé Muller, qui était chargé de l'enquête. 

Le complot, car c'en était bien un — pas des anarchistes, 
mais contre eux — visait surtout les révolutionnaires 
allemands, mais l'occasion se présentait trop propice pour 
qu'on n'en fit pas profiter les révolutionnaires des autres 
pays. 

Lorsqu'on eut assez perquisitionné, arrêté chez les 
Allemands, qui habitaient, surtout, la Suisse allemande, 
ce fut notre tour, & Genève. Un beau matin, le premier 
janvier, un juge accompagné de deux mouchards, fit 
irruption chez nous — celle qui devait être ma femme 



SOUS hA III* RBPUBUQUB 45 

était venue me rejoindre à Genève. Après avoir fouillé et 
refouillé sans rien trouver, Us s'en allèrent. 

Mais J'appris aussitôt qu'ils étaient pat ses à notre impri- 
merie: qu'ils y avaient « barboté » ce qu'ils avaient voulu, 
et y avalent mis les scellés, ils avaient pris le propriétaire 
comme témoin. 

* 
* * 

On a beau brûler papiers et correspondances, il reste 
toujours quelque chose en quelque coin. Dans le rapport 
du Muller en question, Je trouve qu'il avait été saisi a 
l'Imprimerie, des lettres de Reclus, — elles ne devaient 
pas être nombreuses — un manuscrit de sa main, intitulé: 
« La peur des Mcuchards », relatif aux événements de 
Montceau-les-Mlnes. 

Toute notre correspondance, J'allais oublier de le dire, 
était saisie à la poste. 

Peu de temps après, Pcrrare, moi et Sadier étions appe- 
lés à comparaître devant Muller. J'ai oublié si c'était à 
l'Hôtel de Ville ou au Palais de Justice. Ce fut la première 
et unique fois que Je pénétrai dans la vieille ville. 

Arrivé là, on commença à me boucler dans une espèce 
de placard où Je pouvais à pelno remuer. On m'y laissa 
mijoter une demi-heure environ. Puis on vint me chercher 
pour me conduire auprès do Muller qui avait arboré son 
air le plus majestueux. 

il était assis à une table couverte de paperasseries et de 
divers objets hétéroclites. 

Ce fut d'un ton assez rogue qu'il commença l'interro- 
gatoire. Mais Je déclinai toute réponse, protestant contre les 
tracasseries dont nous étions l'objet. 

Après m'avoir posé les questions qu'il se croy-It tenu 
de me poser malgré mon silence, il me montra un tube 
de cuivre, saisi à l'imprimerie, me demandant à quoi ça 
servait. 

— A fondre les rouleaux en gutto qui servent a notre 
machine à imprimer — une minerve aveo laquelle on 
faisait les petits travaux, quand, par hasard, 11 nous en 
arrivait. 

Il sembla désappointé. 



40 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

Et de cela nous avons besoin, ajoutai-je, en m'en 

emparant et le plaçant à côté de moi. 

De cela aussi, continuai-je, en poursuivant mon 

inspection et mon tri parmi les « pièces à conviction ». 

Toute la raideur du bonhomme s'était passablement 
atténuée. Il me regardait d'un air stupéfait Cependant, 
le sentiment de « sa dignité » sembla le reprendre, et il 
me commanda de laisser sa paperasse tranquille et de 
reprendre ma place. « Vous êtes prévenu », ajouta-t-il. 

Après pas mal de paroles oiseuses, — l'entrevue avait 
duré plus d'une heure — nous arrivâmes à la conclusion : 

— Vous signez voire interrogatoire? 

— Non. 

— Vous refusez I Pourquoi? 

Parce que je subis vos formalités, mais n'y prête pas 

la main. 

— Alors, vous refusez de signer? 

— Parfaitement. 
Après une pause : 

— Vous êtes libre, fit-il. Vous pouvez vous retirer. 
Sadier et Perrare qui étaient arrivés après moi, et, 

comme moi, bouclés dans des placards, passèrent à leur 
tour. Avec eux ce fut vite bâclé. Mais, comme moi, ils refu- 
sèrent de signer leur interrogatoire, ce qui leur valut d'être 
« rebouclés » dans leur placard. Us furent enfin relâchés, 
après avoir, à nouveau, confirmé leur refus. 

Le résultat de tout ce tintamarre fut l'expulsion de 
quatorze des réfugiés allemands arrêtés. Elle fut suivie de 
la mienne, mais elle ne vint que plus tard, alors que j'étais 
déjà en France. 

Devant la saisie Journalière de notre courrier, Heclus 
et moi décidâmes de transporter le Révolté a Paris. Comme 
j'ignorais si je ne serais pas arrêté au dernier moment, 
des camarades allèrent prendre, d'avance, mon billet et 
celui de ma femme. Ils nous firent monter dans un com- 
partiment vide. Ayant mis le nez à la portière lorsque le 
train fut en marche, je vis une pancarte portant l'inscrip- 
tion : « Dames seules ». 

J'enlevai la pancarte, que je cachai sous un coussin, le 
train continuant sa marche vers Paris. C'est ainsi que 
nous quittâmes le territoire de la libre — oh! combien! — 
Helvétie! 



IV 



LE REVOLTE A PARIS 

A Paris, nous nous rendîmes chez la sœur de ma femme 
qui devait nous donner abri jusqu'à ce que nous pussions 
nous débrouiller. Dans la maison il y avait à louer une 
pièce mansardée, sous le toit. Nous la prîmes — provisoi- 
rement. C'est ainsi que je retournai au 140 de la rue Moui- 
fetard, où j'avais habité étant gosse. 

Je revis Méreaux dont j'avais fait connaissance avant 
mon départ pour Genève. Il consentit à devenir gérant du 
journal. Il me mit en relation avec quelques-uns des cama- 
rades qui s'étaient occupés de la publication de Terre et 
Liberté, journal que les Parisiens avaient fondé, mais qui 
avait dû cesser sa publication après une trentaine de 
numéros — dont trois sous le titre de l'Audace — faute 

d'argent. .111 

Ces camarades me proposèrent de reprendre leur local, 
ruelle Pellée, dans la rue Saint-Sabln, ce que j'acceptai. 

Dès le premier jour, j'y respirai une atmosphère qui ne 
me disait rien qui vaille. C'était ouvert à trop de monde- 
J'y avais fait diriger la correspondance. Lorsque j allai 
l'y chercher, il se trouva que l'on avait fracturé la boite 
aux lettres. L'auteur était une brute, du nom de H..., un 
ouvrier ébéniste qui, plus tard, fut mêlé à un journal 
anarcho-corporatlf, mais faisant quelque peu de chantage. 
Plus tard encore, il fut à peu près convaincu d'être de la 

D0liC6* 

Je jugeai prudent de me tenir à l'écart de ce milieu. 
Dès le deuxième numéro l'adresse du Révolté fut rue 
Mouffetard. 

Comme bureau de journal et comme logement, cela lais- 
sait à désirer. On y avait accès par un escalier qui tenait 



48 LE MOUVEMENT UBBRTAIBB 

surtout de l'échelle de meunier. Quelques mois après notre 
retour, j'éprouvai l'affreuse douleur de perdre ma femme 
en couches emportée par la fièvre, ainsi que l'enfant, un 
superbe garçon. La question du logement me devint fort 
indifférente. Le provisoire dura dix-sept ans. 

Dans les premiers temps, je fus, un soir, appelé à descen- 
dre sur la place: quelqu'un désirait me parler. 

J'y trouvai quatre bonshommes qui, après quelques 
pourparlers, me confièrent qu'ils étaient gardiens de pri- 
son, à la Roquette. Révolutionnaires et désireux de servir 
la propagande, ils me remirent une petite souscription. Je 
ne les revis plus, mais j'appris, plus tard, qu'ils avalent 
été déplacés. 

Lors des arrestations de 94, l'un d'eux, je le sus par 
un camarade qui s'était trouvé dans son service, à Mazas, 
se rendit utile à plusieurs des arrêtés, leur faisant passer 
des journaux, les mettant au courant de ce qui se passait 
dehors. 

Une autre fois, le marchand de vins qui tenait la bouti- 
que de la maison me remit, de la part d'un de ses clients, 
un ou deux francs, pour la propagande et me fit, à diverses 
occasions, des versements semblables. Je finis par savoir 
que c'était un des « sergots » qui était de service dans la 
rue. 

Nous nous attardions ù bavarder lorsque je le rencon- 
trais. Mais, déception amère, il me confia un jour qu'il 
ôtaït passé dans le service des mœurs! Dégoûté, je cessai 
de lui parler. Il cessa par contre de verser à la propagande. 

A différentes reprises, surtout au plus chaud des persé- 
cutions, je reçus des renseignements anonymes sur ce qui 
se tramait à la «boite». Une fois, entre autres, il s'agissait 
d'un pseudo-attentat du côté de Clichy. On me donna le 
nom de l'auteur, un individu que nous connaissions, en 
effet, comme très suspect, et qui ne fit que passer, du reste, 
dans le mouvement. 

Comme a Genève, quelques camarades prirent l'habitude 
de venir bavarder le dimanche matin. 

* 
* * 

Pendant mon absence de dix-huit mois, de Paris, le 
mouvement s'était étendu. Ce n'était plus le < demi- 



SOUS LA III* RÉPUBLIQUE 40 

quarteron ». Les anarchistes étaient devenus nombreux. 
Une manifestation des sans-travail avuit eu lieu, au cours 
de laquelle une ou deux boulangeries avaient été mises 
au pillage. A la suite desdits événements, Louise Michel 
et Pouget avalent été arrêtés et condamnés à cinq ans de 
prison. 

La Chambre syndicale des menuisiers, composée d'élé- 
ments anarchistes, avait, de son côté, mené un fort mou- 
vement anarchiste. Mais quelques « sales gueules » en 
avaient profité pour se glisser parmi nous et avaient com- 
mencé un travail de désagrégation qui fut continué avec 
persévérance. 

A l'un des nombreux procès que la Chambre syndicale 
mentionnée ci-dessus eut à soutenir, les accusés firent venir 
comme témoin à décharge un nommé Martinol qui, par son 
bagout, avait su les embobeliner. 

Au procès, il s'embarqua en un long discours, mais le 
président l'arrêta et fit lire son casier Judiciaire orné 
de nombreuses condamnations dont pas mal pour attentats 
a la pudeur, outrages aux mœurs, etc. 

Le sire sut s'en tirer avec habileté, avouant son Indi- 
gnité, mais demandant au tribunal de ne pas la faire 
retomber sur les accusés qui ignoraient son passé. 

Loin de lui nuire, la < sortie » du président ne fit que 
le rendre sympathique à certains groupes. Comment ne 
pas admirer un gaillard qui avouait si franchement ses 
erreurs, et faisait son « mca culpa ». C'est ainsi que le 
bonhomme put s'infiltrer dans les groupes, où son toupet 
et son bagout surent lui acquérir une certaine notoriété. 

Ce fut sous son influence que commencèrent à germer 
les idées ultra-Individualistes qui, par la suite, devaient 
faire tant de tort au mouvement anarchiste. 

Il ne me fallut pas beaucoup de temps pour me rendre 
compte que, au train dont ça allait, l'anarchie ne serait 
bientôt plus qu'un parti de cambrioleurs, de souteneurs 
et de faux monnayeurs, si on ne se mettait en travers de 
cette « marche à l'égout ». 

Ce fut dans cet esprit que j'Insérai l'article de Gautier 
que m'avait remis Crié. Article qui fut bientôt suivi d'un 
autre sur les voleurs, qui en amena un troisième sur la 
morale, lesquels me valurent de sérieuses « engueulades » 
par ceux qui se sentaient visés. 



50 LE MOUVEMENT WBBRTAIBB 

Dans l'article « Les Voleurs », J'essayais de démontrer 
que, voler parce qu'on est trop paresseux pour travailler, 
n'a rien de révolutionnaire comme d'aucuns le préten- 
daient. Que, du reste, les moyens sournois n'ont jamais eu 
rien de révolutionnaire et ne tendent qu'à abaisser les 
caractères. Que, si on est acculé a- la misère, par suite de 
la mauvais organisation sociale, alors prendre là où il y a 
devient un imprescriptible droit 

Et comme d'aucuns, niant la morale, me demandaient 
c au nom de quelle morale je rejetais les voleurs », je 
tentai d'expliquer que si la morale bourgeoise est fausse, 
cela ne veut pas dire qu'il n'en existe pus une. Là où il y 
a des rapports eutre individus, il en découle fatalement 
une morale qui doit régler les rapports de ces individus 
entre eux. 

* 
* * 

Une autre tendance que je m'attachai à combattre, ce 
fut la surenchère révolutionnaire. 

Dès notre arrivée à Paris, je fus accablé de lettres qui 
nous reprochaient la tiédeur de notro révolutionnarisme. 

« Mous en avons assez de vos théories », nous écrivait- 
on. « Que voulez-vous que ça nous fasse — j'adoucis le 
mot — de savoir ce que sera la société de l'an 2000? C'est 
la révolution que nous voulons. Ce sont des articles qui 
fassent comprendre aux travailleurs que c'est la société 
actuelle qu'ils doivent culbuter... Assez de théories 1 Assez 
de phrases! » 

J eus vite fait de leur dire ce que Je pensais. Malheureu- 
sement, ils étaient nombreux ceux qui prenaient leur 
dévergondage d'épitbètes pour du révolutionnarisme. Ils 
étaient convaincus, ce qui était pis. Toute leur énergie se 
dépensait en outrances... de paroles, se satisfaisant do 
voir prêcher ce qu'Us étaient incapables d'accomplir, car 
ce n'était pas parmi eux que se recrutaient ceux qui agis- 
saient. 

N' c être qu'un théoricien », était, pour eux, une tare 
inexcusable. Et nous n'étions que des théoriciens. 

Cependant, à force de tenir tête aux braillards, nous 
Animes par nous imposer. On nous accepta comme nous 
étions. Mais le Révolté, la Révolte et les Temps Nouveaux 




III 



HEPRODUCT10N D'VNB L1THOOBAPH1E DE SIONAC 







IV 

PORTRAIT DU TOLSTOÏ 



SOUS LA HT RÉPUBLIQUE 51 

sont bourrés d'articles ou je répondais à ceux qui ne 
concevaient la propagande révolutionnaire que sous la 
forme d'articles au vitriol. 

* * 

H faut dire que la période fut agitée. Lorsqu'on relit 
les journaux révolutionnaires de la période de 1882 à 1886 
surtout, on a l'impression d'être à la veille d'une révolu- 
tion. C'est par centaines que l'on peut compter les condam- 
nations — et quelques-unes très sévères — pour délits 
d'opinion. Les actes individuels et collectifs de révolte 
éclataient un peu partout. 

Montceau, Dccazeville, en France. Mais aussi en Espagne, 
en Italie, en Belgique, en Irlande, en Hollande, en Amé- 
rique. Nombre de nos camarades, du reste, croyaient 
la révolution proche. Et, parmi eux, beaucoup, malheu- 
reusement, au lieu de chercher ce qui devrait être fait 
dans cette révolution qu'ils voyaient imminente, se lais- 
saient aller, dans leur impatience, à faire chorus avec les 
braillards. 

On nous acceptait comme nous étions, mais cela n'allait 
pas sans discussions. Le sentiment de notre insuffisance 
révolutionnaire persista chez beaucoup. Aussi, lorsque 
Hervé se présenta avec sa Guerre Sociale et 6a Mam'zelle 
Cisaille, son citoyen Browning, sa surenchère et toute sa 
comédie sur-révolutionnaire, il eut tout de suite un succès 
que nous n'avions pas connu pour notre compte. Mais c'est 
une histoire qui viendra à sa place. 

* 

Les anarchistes avaient établi une permanence à la salle 
Horel, rue Aumaire. Là, le mouchard Martinet sut y pren- 
dre la prépondérance. On en arriva à discuter < s'il était 
anarchiste d'estamper un camarade » 1 Et, comme de juste, 
on conclut par l'affirmative, personne n'ayant le droit 
d'avoir deux chemises ou deux paires de souliers, alors 
que d'autres n'en possédaient pas. 

Les anarchistes sérieux, au lieu de rejeter ce Joli 

6 



i\> 



52 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

monde, dégoûtés, cessant de fréquenter la salle Horel, lais- 
sèrent mouchards et détraqués maîtres de la place, où ils 
formulèrent les pires idioties sous couleur d'anarchie. 

Ce fut de là que sortit la première bande de faux 
monnayeurs se réclamant de l'anarchie. Les premières 
pièces de 5 francs qu'ils écoulèrent furent pour payer leur 
entrée à une réunion organisée par les anarchistes. Inutile 
de dire qu'ils n'oublièrent pas de réclamer leur monnaie. 

On pourra se demander pourquoi nous laissâmes ces 
gens accomplir leur œuvre de déviation, et pourquoi la 
partie saine et nous-mêmes du Révolté n'entreprîmes pas 
cette œuvre d'épuration. 

Cela tient à diverses causes. La plus grande partie de 
ceux qui se ralliaient autour du Révolté étaient des cama- 
rades qui pensaient que c'était perdre son temps que d'aller 
dans lesdites parlotes. Et puis, il y avait ceux qui, tres 
sincères, très bons camarades, prétendaient que, au nom 
de la liberté, chacun avait le droit de déraisonner si bon 
lui semblait, que nous n'avions pas a nous ériger en juges. 

Pour mon compte, étant seul à faire le journal, à le com- 
poser, tant qu'il ne parut que tous les quinze jours, à revoir 
la copie, en fabriquer lorsqu'il en manquait, à suffire à la 
correspondance, écrire les bandes, faire l'expédition, sans 
compter nombre d'autres besognes, tout cela m'ôtait l'envie 
— et la possibilité — de courir les groupes, où, du reste, je 
n'aurais fait aucune bonne besogne, les meilleurs argu- 
ments ne me venant que lorsque la discussion était finie. 

Au grief qui nous fut fait de ne jamais assister aux 
réunions, nous répondrons que ce fut un malheur que nous 
n'ayons jamais été en état de mener les deux propagandes 
de front : le journal et les réunions. Nous aurions pu éviter 
l'cnvabissement du mouvement par la tourbe individua- 
liste. 



Pour en finir avec le mouchard Martinet, il était parti, 

pour je ne sais quels motifs, à Genève, puis à Houbaix, ! 

où 11 sut s'infiltrer parmi les. camarades, et les dominer < 

par son toupet, cependant, le bonhomme avait une i 

gueule qui suait le vice. J 

Continuellement, les camarades de Houbaix m'envoyaient I 



SOUS LA III* RÉPUBLIQUE 53 

des communications où on louait l'admirable propagande 
que menait Martinet, ou des convocations pour des réu- 
nions où il devait prendre la parole. Je mettais le tout au 
panier. 

A la fin, les camarades me demandèrent pourquoi leurs 
communications n'étaient pas insérées. Je leur en donnai 
la raison. 

Entre temps, Reclus m'avait averti que Martinet avait 
été arrêté à Genève. Escroqueries ou affaires de moeurs ? 

A quelque temps de là, on vint frapper à ma porte. 
C'était Martinet qui m'apportait une communication. Je 
lui dis que je n'insérerais rien de lui. 

— Je sais ce que vous avez écrit sur moi aux camarades 
de Roubalx. Ce sont des faussetés. Du reste, ça ne se 
passera pas comme cela. Si vous continuez, vous aurez 
affaire à moi. 

— Oui, mais en attendant, vous allez me foutre le camp. 
Comme il était resté sur la dernière marche de l'escalier, 
je lui fermai la porte au nez. Il s'en alla en grommelant 
des menaces, que le bureau du Révolté était la première 
place où loger une bombe. 

Par la suite, il fréquenta un groupe Intitulé : La Ven- 
geance I qui tenait ses réunions chez un marchand de vins 
de la rue de la Montagne-Salnt-Genevièvt. Il y fit voter 
que l'on envahirait le bureau et que l'on me < casserait la 
gueule». A ce qui me fut raconté, du moins, car on se 
garda bien de mettre la menace à exécution. 

C'était de l'enfantillage. Mois, espérait le mouchard, 
ne pouvait-il pas, un jour, se trouver quelque détraqué 
qui prendrait la chose au sérieux? 

Quelques années après, Martinet fut accusé par Roche- 
fort, dans Vlntranstgeant, de n'être qu'un mouchard. Or, 
un jour que j'étais allé à l'Imprimerie, pour la mise en 
pages, qui vls-je arriver ? Maître Martinet 

Sans tenir l'imprimerie secrète, tant que j'avais travaillé 
seul, elle ne fut fréquentée que de quelques-uns. Mais ayant 
pris un camarade comme compositeur, il se trouva que 
celui-ci, à moitié hystérique, était en même temps un Indi- 
vidualiste forcené, admirateur de Martinet. L'imprimerie 
fut bientôt connue de tout le monde. 



54 LE MOUVEMENT LIBERTAIRE 

Sitôt entré, Martinet se mit à déclamer : 

j'ai été traité de mouchard par Rochefort. Je vous 

apporte une protestation à insérer. 

— Vous auriez pu vous épargner cette peine. Je n'insé- 
rerai certainement pas votre protestation. 

— Pourquoi ? 

— Parce que, comme Rochefort, je crois que vous n'êtes 
qu'un mouchard. 

— Les preuves? 

— Adressez-vous à Rochefort qui dit les avoir. 

— Oui, je sais. Vous voudriez tous m'envoycr au bagne, 
mais vous n'y réussirez pas. 

— Assez de déclamation. Tournez-moi les talons, et 
vivement. 

Martinet s'en alla, continuant à menacer. 

Contre moi il s'en tint là. Mais, pour les mêmes raisons 
ayant eu, plus tard, des démêlés avec Pouget, il s'embusqua, 
une nuit, près du domicile de ce dernier. Lorsque celui-ci 
rentra d'une réunion, 11 lui tomba dessus. 

* 
# * 

Quand commencèrent les manifestations en faveur du 
1" Mai, un camarade bulgare, nommé Stoianoff, et Mcrlino, 
— ce dernier ayant quitté la magistrature italienne pour 
venir à l'anarchie, — s'avisèrent d'écrire un manifeste à 
cette occasion, et de le composer à l'Imprimerie, où en train 
de le tirer, on vint les arrêter. 

Je n'ai jamais soupçonné Cabot, c'était le nom du com- 
positeur, d'être de la police. Mais c'était certainement ses 
accointances avec Martinet qui avaient mis la police sur 
la trace de nos camarades. 

Etant gérant du journal, j'avais jugé que, pour la sûreté 
de l'imprimerie, il serait imprudent de louer le local à 
mon nom. J'avais donc demandé à Paul Reclus de nous 
prêter le sien. 

Après l'arrestation de nos amis, je jugeai que Cabot 
devenait trop dangereux. Je demandai à Paul Reclus son 
appui pour remercier l'indésirable. 

— J'ai eu des centaines d'hommes sous mes ordres, me 
répondit-il, je n'ai jamais renvoyé personne. 



SOUS LA III* RÉPUBLIQUE 55 

La tolérance est une belle chose, et honore ceux qui la 
pratiquent. Mais lorsque ça devient dangereux pour les 
autres, dans un mouvement traqué comme était le nôtre, 
cela prend un autre nom. 

— C'est très bien, répliquai-je. Gardez Cabot, et l'impri- 
merie, moi, j'Irai faire le Journal où Je n'aurai aucune 
responsabilité de ce genre. 

Et je fis, dorénavant, composer le journal, chez Duval, 
l'imprimeur qui nous en faisait déjà le tirage. 

L'imprimerie fut, plus tard, transportée à Bruxelles. Elle 
servit à éditer la série de brochures connues sous le nom 
de t Bibliothèque des Temps Nouveaux ». C'était Elisée 
Reclus qui était censé s'en occuper. Mais, avec sa trop 
grande confiance habituelle et son inaptitude à bien appré* 
cier les hommes, 11 l'avait placée au nom d'un individu 
qui finit par la vendre pour son propre compte. 

Pour ce qui est de Cabot, ayant été estampé par un 
individu plus individualiste que lui, 11 fut, m'a-t-on dit, 
dégoûté de l'individualisme et des individualistes. 

C'était lui qui, sans rire, affirmait ne jamais aller à un 
rendez-vous, parce que ça aurait été aliéner sa liberté. 
Après cela, on peut tirer l'échelle. 
Eh! bien, non. D y a mieux. 

Avant de disparaître du mouvement, Martinet avait 
fondé, avec d'autres types de son espèce, un groupe qu'ils 
baptisèrent « Groupe de l'amour libre *. Dans ce groupe, 
on devait, entre sol, échanger les femmes. Non content 
d'opérer entre eux, ils allèrent trouver un ex-ouvrier 
mineur, nommé C..., qui depuis peu, fréquentait les groupes 
et avait une femme assez gentillette. 

Ils tentèrent de persuader l'homme et sa compagne qu'il 
était immoral et d'un mauvais exemple, de ne pas se 
prêter aux « frères et amis ». Que, depuis le temps qu'ils 
étaient ensemble, ils avalent besoin de changement, que, 
pour l'Idée, lis devaient se choisir, chacun, un nouveau 
partenaire. 

Trop ancrés dans l'erreur, C... et sa femme ne voulurent 
rien savoir. Bien leur en prit, car, paraît-il, l'existence 
du < groupe de l'amour libre » eut une triste fin : les 
membres — sans jeu de mots — ayant tous pris la syphilis. 
A chacun selon ses œuvresl 



56 LE HOUVBHBNT LIBBHTAIRK 



* 



J'en reviens aux débuts du journal à Paris. 
Les premiers numéros furent composés et tirés chez 
un petit imprimeur de la rue des Patriarches, qui fit fail- 
lite au quatrième numéro, — le journal n'y était pour rien. 
Fatigué des petits imprimeurs, j'allai dans une impri- 
merie assez importante, chez un nommé Coucboud, rue 
Delamhrc. Mais, dès le deuxième numéro, il m'avisa que 
le journal lui faisait du tort auprès de sa clientèle, qu'il 
serait très heureux que j'eusse à le transporter ailleurs. Ne 
voulant pas me mettre dans l'embarras, il me donnait le 
temps de chercher. Le plus tôt serait' le mieux. 

Ce fut a ce moment, je crois, que Loth et Rieffel ~ deux 
camarades ayant appartenu au groupe qui avait édité 
Terre et Liberté, — m'offrirent leur imprimerie. Mais il 
fallait trouver un imprimeur pour le tirage. J'allai échouer 
chez un nommé Reiff, place du Collège de France. 

Au sixième numéro, il refusa de me livrer le tirage et 
les formes parce que je ne pouvais le payer entièrement. 
Il me manquait une cinquantaine de frnncs. Les difficultés 
financières se faisaient déjà sentir. 

Je me rendis chez le camarade Bérard qui pouvait 
largement me prêter la somme que je lui demandais. Mai3 
« il n'était pas en état de disposer des 50 francs 1 » Il me 
conseilla do m'adresser à Demongeol, qui tenait un grand 
ctrfé prospère. Lui, non plus, ne pouvait disposer d'aucune 
somme. 

Ce fut ma femme qui me tira d'embarras. Elle me donna 
ses boucles d'oreilles, deux bagues et un bracelet, les seuls 
bijoux qu'elle avait. Je les portai au Mont-de-Piété. Je pus 
dégager le tirage et les formes et ne remis plus les pieds 
chez Reiff. 

Ce n'était pas tous les jours In noce. Peu de temps après 
notre retour à Paris, nous n'avions pas le sou, et, ce jour- 
la, rien à mnnger à la maison. Il nous arriva un pauvre 
mandat de quelques francs tard dans l'après-midi. 
Inutile de dire que je ne perdis aucun temps pour aller 
le toucher... et le dépenser. 

Le journal tirait a 5.000 et commençait à se vendre. 



SOUS LA UT RÉPUBLIQUE 57 



J'avais reçu, deux ou trois fois, la visite d'un garçon 
qui venait de Nancy: il s'appelait Duval. Désemparé, il ne 
rêvait que d'accomplir quelque acte désespéré. Il fréquen- 
tait surtout le Groupe de Levallois-Perret. 

Nous discutions des idées. Il me paraissait convaincu 
et sincère. Mais il ne s'ouvrit jamais & moi de l'acte qu il 
projetait. Ce fut par les Journaux que j'appris qu'il avait 
cambriolé l'appartement de Madeleine Lemaire, connue 
commo peintre de fleurs. 

Cela se passait en 1887. Duval fut tout de suite soup- 
çonné, et, un jour, reconnu par le policier Rossignol qui 
sauta sur lui. En se défendant, Duval blessa légèrement 
son agresseur. Mais le policier n'était pas seul. Duval fut 
ligoté et emmené nu Dépôt. 

Au procès, il se défendit énergiquement, revendiquant 
son ncte, proclamant qu'il avait agi pour la propagande, 
et faisant une profession de foi anarebiste. Il excita un 
grand enthousiasme parmi les camarades. 

Par contre, ceux de la clique guesdiste, qui avalent 
réussi a s'introduire dans la rédaction du Cri du Peuple, 
tombèrent à bras raccourcis sur Duval, faisant chorus avec 
les Journaux bourgeois, le présentant comme un vulgaire 
voleur, et essayant, en mémo temps, de salir lus anarchistes. 

Leur attitude était d'autant plus Inconcevable, que Duval 
ne se réclamait ni d'eux, ni de leurs théories. Ils pouvaient, 
pour leur compte, se désolidariser dei principes qu'il pro- 
fessait, mais la façon dont ils le fa'- Ment était Ignoble. 

Ecœuré de leur mauvaise foi, je . . is sa défense dans un 
article du Révolté, intitulé : « Encore un mot au sujet du 
vol et des voleurs », où tout en faisant des restrictions, Je 
me laissais aller à légitimer l'acte de Duval. Ce qui me fut 
reproché, plus tard, lorsque j'attaquai les théories indivi- 
dualistes sur le cambriolage. 

Duval fut condamné aux travaux forcés. Le verdict lui 
fut lu dans la cellule où on l'avait revêtu de la camisole 
de force, sur l'ordre du président qui l'avait fait expulser 
du tribunal à cause de son attitude énergique. 



58 LE MOUVEMENT LIBERTAIRE 

De longues années après, il parvint à s'échapper du 
bagne. s. 

Plus tard, Ritzerfeld, un autre camarade du groupe de 
Levallois-Perret, qui venait de temps à autre me donner 
un coup de main à la besogne du journal, arriva un jour, 
avec un de ses amis. Ils étaient porteurs de divers objets 
qu'ils venaient de retirer du «clou». 

Lorsque nous fûmes seuls, Ritzerfeld me confia que les- 
dits objets provenaient du cambriolage de chez Madeleine 
Lemaire. Son ami, plus ou moins mêlé à l'affaire, en avait 
eu la garde. 

Ce même ami, toujours d'après Ritzerfeld, achetait, 
quelque temps après, une espèce de café bouibouis, à 
Montmartre. Avec le produit, je suppose, de la vente des 
objets que j'avais vus. Et voilà comment ce pauvre Duval 
ayant cru travailler pour la propagande, n'avait, en réalité, 
travaillé qu'à faire un bourgeois de plus. Car, inutile de le 
dire, l'individu en question, se désintéressa supérieure- 
ment de la propagande. 

Lors de l'affaire Bonnot, Duval qui s'était réfugié en 
Amérique, m'écrivit pour me reprocher mon attitude au 
sujet de cette affaire, me rappelant que je n'avais pas 
hésité à le défendre, lui, autrefois. 

Je lui répondis que, en effet, je n'avais pas hésité à le 
défendre, connaissant sa sincérité, mais qu'il avait donné 
un bien mauvais exemple, tous les ruffians ayant envahi ' 

le mouvement se réclamant de son cas pour justifier leurs 
appétits. Il oublia de me répondre. ' 

* : 

* * 

Vers la même époque, ce fut la visite de Gallo que je 
reçus. Lui aussi, voulait frapper un coup. Mais, je ne sais 
pourquoi, il ne me parut pas sérieux. ' 

Peu de temps après, cependant, je lus dans les journaux ! 

qu'on avait jeté dans la « corbeille » de la Bourse un ' 

flacon qui, en se brisant, dégagea une mauvaise odeur : 
pour l'auteur de l'acte ce devait être une bombe. En même 
temps, il avait tiré cînq coups de revolver dans le tas de 

boursicotiers qui se sauvèrent sans que personne fût 

atteint. 



SOUS LA III* RéPUBUQUB 59 

Arrêté Immédiatement, l'auteur de l'acte déclara se 
nommer Gallo, être anarchiste, qu'il en avait assez de 
crever la misère, et avait voulu faire payer aux bourgeois 
le prix de leur exploitation. 

Lui aussi fut d'une rare violence à son procès. H fut 
envoyé au bagne quoique personne n'eût reçu seulement 
une égratignure. 

Peu de temps après son arrivée au bagne, il tenta 
d'assommer, à coups de pioche, un de ses gardes-chiourme. 

Après l'affaire Rousset, il m'envoya un mémoire par 
lequel il demandait que l'on entamât, en sa faveur, une 
campagne pour sa libération. 

J'essayai de lui faire comprendre que son cas n'avait 
rien de commun avec celui de Rousset. Ce dernier avait 
été condamné pour un acte qu'il n'avait pas commis. Il 
y avait, là, chance de soulever l'opinion publique pour 
forcer les juges militaires â réparer leur erreur — ou 
forfaiture. 

Lui, Gallo, avait été condamné — férocement sans doute, 
mais légalement — pour un acte qu'il avait commis, qu'il 
avait revendiqué. 

Je l'engageai à s'adresser à la « Ligue des Droits de 
l'Homme ». 

Je n'en entendis plus parler, le pasteur dont il m'avait 
donné l'adresse pour correspondre s'étant refusé à servir 
d'Intermédiaire. 



A travers tous ces événements, le Journal vivotait. Le 
tirage était monté à 6.000. Mais, faute d'argent, il y avdt 
des semaines où il paraissait en retard. Cela ne m'empêcha 
pas de le faire paraître hebdomadairement, au lieu de tous 
les quinze jours, puis de le mettre à 0,05 au lieu de 0,10. 
Le journal tira à 8.000, mais sans changements dans la 
situation financière. 

Ayant quitté la Suisse, Reclus vint habiter Nanterre. 
De là, 11 se transporta à Sèvres. 

Une fois, nous rendîmes visite à Léon Cladel qui habi- 
tait les environs. 

Un autre jour, il était venu m'attendre au débar- 
cadère des bateaux-mouche, près du pont de Sèvres. En 



60 LE MOUVEMENT LIBERTAIRE 

route pour aller chez lui, nous passâmes près de deux 
vieilles femmes qui marchaient devant nous, causant de 
leurs petites affaires. A l'une d'elles il manquait deux ou 
trois sous pour un achat quelconque. Elle était désolée 
d'être forcée de pousser jusque chez elle pour chercher 
l'argent. 

L'autre n'avait pas d'argent non plus. Comment faire? 
Spontanément, tirant les trois sous de sa poche, Reclus 
les offrit à la dame à laquelle ils manquaient : « Excusez- 
moi, madame, dit-il, mais permettez-moi de vous tirer 
d'embarras. Une si petite somme I » 

Je n'ai jamais vu de personnes aussi choquées de cette 
hardiesse, que le parurent les deux bonnes femmes. Reclus 
leur aurait fait des propositions déshonnêtes, que, parole 
d'honneur, elles n'eussent pas été plus scandalisées. 
Reclus dut remettre ses trois sous dans sa poche. 

Cette histoire en rappelle une autre qui fut contée à ma 
femme par la femme d'un professeur de Cambridge fort 
connu. 

Elisée s'était rendu chez eux, étant nllé à Londres, pour 
consulter quelques documents qu'il savait trouver nu 
Brltish Muséum. Il était parti le matin pour aller faire ces 
recherches, devant quitter Londres le lendemain, de bonne 
heure. 

D était tard lorsqu'il rentra, le soir. On lui demanda s'il 
avait trouvé ce qu'il cherchait. Et Reclus d'avouer qu'il 
n'avait pas eu le temps... 

En arrivant au British Muséum il était tombé sur un 
groupe de visiteurs — qui lui étaient totalement inconnus 
— arrêtés devant les frises du Parthénon, connues en 
Angleterre sous le nom d'Elgin's Marbles. 

L'attitude de ces visiteurs était si visiblement embar- 
rassée que Reclus ne put s'empêcher de venir a leur 
secours, leur expliquant ce devant quoi ils semblaient 
ahuris. 

De SI en aiguille, il avait, avec eux, fait le tour des 
galeries, tâchant de les initier aux beautés devant les- 
quelles il les arrêtait. Tant et si bien que l'heure de la 
fermeture était arrivée et Reclus avait dû rentrer bre- 
douille. 

Le plus drôle, c'est que lorsqu'il prit congé de ses proté- 
gés, ils s'étalent consultés, à part, pour décider s'il ne 



(.'■ 



SOUS LA III' RÉPUBUQDB 61 

serait pas convenable d'offrir un pourboire à leur cice* 
rone bénévole! 

Comme je l'ai constaté pour Kropotklne, Reclus ne se 
targuait jamais de son grand savoir, et n'en tirait aucune 
vanité. Il savait écouter les objections d'où elles venaient 
et y répondre sans morgue, sans le ton tranchant de celui 
qui émet les arrêts. 

Tous ceux qui l'ont connu, ont parlé de sa grande bonté, 
de sa tolérance. Il faut y ajouter ia simplicité de ses ma- 
nièrcs 

« Sa bonté et sa tolérance I » j'avouerai qu'elles me 
portèrent parfois sur les nerfs, et nous mirent assez 
souvent en contradiction l'un avec l'autre. » 

Que chacun ait le droit de penser comme il l'entend et 
de l'exprimer à sa façon, cela est entendu. Ce n'est pas 
nous, qui nous réclamons de la liberté, qui avons à nous 
élever contre cela. 

Mais, lorsque des imbéciles, ou des gens payés pour 
cela, viennent dénaturer vos propres Idées, les déformer, 
annihiler la propagande que vous faites, faut-il leur laisser 
faire leur besogne sans protester? 

Je ne parle pas de leur imposer silence en en venant aux 
moyens violents, quoiqu'il y ait des cas où les gaillards 
n'aurcient que ce qu'ils méritent, mais, tout au moins, le.« 
remettre à leur vraie place, en se désolidarisant d'avec eux 
et de leurs élucubratlons. Agir autrement, c'est de la bêtise 
ou de la faiblesse. 

La bontél la tolérance I tant que l'on voudra dan., les 
circonstances ordinaires de la vie. Mais en matière de 
propagande, dans un mouvement traqué comme fut le 
nôtre, trop de tolérance devient dangereux et même crimi- 
nel. 

C'est surtout sur la question du vol que nous nous trou- 
vions souvent aux prises. — « Voleurs », m'écrivalt-il, 
« nous le sommes tous, et moi le premier, travaillant pour 
un éditeur et tâchant d'avoir un salaire, dix fois, vingt fois 
la paye ordinaire d'un honnête homme. Tout est vol I » 

L'argument était diablement tiré par les cheveux. Si 
Reclus se faisait payer un peu mieux que le terrassier, cela 
ne prouvait pas qu'il fût un voleur, mais qu'il était, grâce 
à certaines circonstances, un peu moins volé que d'autres. 
Son argumentation venait d'un excès de scrupules, tout â 



62 LE MOUVEMENT UBBRTAIRB 

«on honneur, mais en sociologie, en matière de propagan- 
• de, on ne doit pas raisonner seulement par sentiment 

C'est parce que la société est basée sur le vol que nous 
voulons' la refaire. Pratiquer le vol par d'autres moyens 
que ceux qu'elle autorise ou légitime, ne fait qu'ajouter à 
sa mauvaise organisation, et ne travaille nullement à sa. 
transformation. Nous voulons une société d'où soit banni 
le vol. Ce n'est pas en le préconisant, ni en multipliant les 
voleurs que nous travaillerons à leur disparition, et que 
nous préparerons une r.ociété d'harmonie. 

Elisée Reclus, je doi& ajouter, ne préconisait pas le vol, 
mais il était trop tolérant, et avait trop d'excuses pour ceux 
qui le préconisaient. 

< Nous n'avons à nous faire les juges de personne >, 
\ était un autre de ses axiomes. Possible, encore, au sens 
général. Mais, lorsque, dans une lutte, des individus vien- 
nent salir les idées que vous défendez et les rendre répul- 
sives à ceux que vous voulez convaincre, devez-vous, sous 
prétexte de liberté, qu'il ne faut se faire juge de personne, 
laisser accomplir la besogne do désagrégation que l'on 
tente de faire dans vos rangs? Au demeurant, lorsque nous 
critiquons les institutions bourgeoises, ne nous posons- 
nous pas en juges ? Les vérités générales valent pour des 
généralisations, mais ne s'adaptent pas toujours à des cas 
particuliers et définis. 

Dans un mouvement d'idées qui a tant de préjugés à 
vaincre avant d'être compris, il est du devoir de ceux qui 
luttent pour le faire triompher de combattre ceux qui, 
par bêtise, le dénaturent. Encore plus, lorsque ce sont 
des escrocs, des policiers qui tentent cette besogne. 

Et les événements m'ont donné raison. C'est parce que 
nombre des nôtres ont trop bénévolement supporté le tra- 
vail démoralisant d'un tas de fripouilles, en ne réagissant 
pas sérieusement contre la déviation individualiste, que 
nous avons été débordés par cette tourbe qui, aujourd'hui, 
tient le haut du pavé, faisant de son mieux pour détruire 
la propagande et entraver tous nouveaux efforts pour 
la remettre sur pied. 

Plus tard, lorsque Reclus alla habiter la Belgique, Je ne 
le vis plus qu'entre deux trains ou lorsque, de passage à 
Paris, 11 venait au bureau, ou à l'imprimerie, si c'était jour 
de tirage. Nous allions déjeuner dans un restaurant du 



SOUS LA III* HÉPUBUQUB 63 

quartier, échangeant nos impressions, puis il repartait, 
emportant quelque copie à revoir, quelque volume — de 
vers, principalement — pour en rendre compte. 

» Même en voyage, il travaillait, ayant toujours des feuilles 
de papier et un crayon pour prendre des notes. 

Sa mort a été une perte pour l'idée. Aujourd'hui, nous 
le sentons plus profondément que jamais, voyant le mou- 
vement aller à la débandade, aux mains d'ignorants. 

Lui et Kropotkine encore vivants, nous aurions, certai- 
nement, pu enrayer cette déviation. Mais ils ne sont plus. 
Et, jusqu'ici, je ne vois poindre personne qui soit capable 

% de remplir le vide qu'ils ont laissé. 

* 

* * 

Vivait en Argentine un docteur anglais, du nom de 
Creaghe, qui avait fait, là-bas, une petite fortune, et soute- 
nait la propagande anarchiste. 

Venu en Europe pour revoir sou pays, il passa pav Paris 
et vint & la maison. Nous parlâmes de divers sujets 
et, au cours de la conversation, il posa sur la table une 
livre anglaise pour la propagande. A un autre moment, U 
en allongea une autre. Et, ainsi de suite, une demi-douzaine 
de fois. Mais, les meilleures choses ont une fin. Nous 
arrivâmes au bout de ce que nous avions à nous dire, et le 
don des pièces cessa aussi. 

A Pa«-ls, deux Jeunes garçons, Bidault et Nlquet, avalent 
fondé la « Ligue des Antipatriotes ». Ils se proposaient de 
faire de la propagande antimilitariste et pousser à la 
désertion. Ils réussirent à grouper quelques Jeunes gens 
autour d'eux. 

Pour avoir de l'argent pour leur propagande, ils organi- 
sèrent une tombola et nous demandèrent de publier la 
liste des numéros gagnants, ce que je fis, ignorant qu'il 
existait une loi contre les loteries ou, du moins, qu'elle 
s'appliquait à ces sortes d'opérations faites entre sol. 

Un petit Journal, plus ou moins anarchiste, qui se 
publiait à Elbeuf, Y Ouvrier Normand, crut bien faire 
en reproduisant cette liste d'après le Révolté, comme 
11 reprenait souvent nos articles. Le parquet de là-bas 
Je poursuivit pour organisation d'une loterie illicite. 



64 LB MOUVBMBNT UBBBTAIRB 

Comme défense, il argua n'avoir fait que reproduire 
d'après nous qui n'avions pas été poursuivis. 

Pour ne pas être en reste, le parquet de Paris nous 
envoya une assignation, ainsi qu'à la Ligue des Antipa- 
triotes. 

Méreaux, pour le journal, Bidault et Niquet, pour* la 
Ligue des Antipatriotes, attrapèrent, chacun, 15 jours de 
prison, 500 francs d'amende et la privation de leurs droits 
civils et politiques. 

Bidault et Niquet qui avaient dix-sept ou dix-huit ans, 
au plus, furent privés de droits qu'ils n'exerçaient pas 
encore. 

N'étant pas au courant de la législation sur la presse, ne 
fréquentant personne capable de me renseigner, je me 
rappelai toutefois que, sous l'Ordre Moral, les journaux 
qui étaient condamnés à l'amende devaient, s'ils ne 
payaient pas, disparaître ou changer de titre. 11 en avait 
été ainsi pour Le Corsaire, de Portails, et les journaux qui 
lui avaient succédé. De même pour le Radical, de Mottu. 

Je m'imaginais qu'il devait en être de même pour le 
Révolté, J'annonçai donc l'apparition de la Révolte, en me 
gardant bien de notifier qu'il succédait au Révolté, ce qui, 
d'après l'ancienne législation, nous aurait valu de nouvelles 
poursuites, mais précisant que, après entente entre les deux 
administrations, la Révolte ferait le service aux abonnés 
du Révolté. Comme je gardais les même format, même 
caractère et mênie aspect typographique pour le nouveau 
journal, il ne pouvait y avoir aucune erreur. 

Les condamnés firent traîner l'affaire pour gagner du 
temps. Mais les condamnations furent définitives. 

Seulement, la façon dont ce procès fut mené indique 
suffisamment le sans-gêne que la magistrature professe 
pour ses propres règles. 

Les prévenus s'étant présentés à la date indiquée on 
leur dit que le rôle était trop chargé, et qu'ils eussent a 
se présenter à une nutre audience. 

Exacts encore au rendez-vous, il leur fut dit que, après 
leur départ, le jour où le procès devait être primitivement 
Jugé, leur affaire avait été rappelée et Jugée. Qu'Us étaient 
condamnés par défaut! 



LA REVOLTE 



Méreaux qui était un garçon calme, pondéré, devint, à la 
suite de sn condamnation, très étrange. Un beau jour, — 
c'était plutôt un vilain matin — il vint frapper à rua porte, 
il n'était pas encore cinq heures. Nous étions en plein 
hiver. Il me raconta qu'il étouffait dans son lit, qu'il lui 
fallait remuer. 

Moi qui ai toujours aimé dormir toute ma nuit, je l'en- 
voyais, intérieurement, au diable. D'autant plus qu'il me 
sembla m'apercevoir que, chez .lui, il y avait davantage 
d'imagination que de mal réel. 

Ces visites se renouvelèrent plusieurs fois dans les 
mêmes conditions. Il s'en allait à peu près remis, revenant 
le lendemain, ou quelques jours après dans le même état, 
et à des heures insolites. 

Puis il se mit à changer plusieurs fois de garni, finissant 
par ne plus louer sous son nom. 

Et, un beau jour, j'appris que, à la sortie d'une réunion, 
où la police avait été brutale, il avait tiré des coups de 
revolver sur les sergents de ville. 

Par la suite, on m'avisa qu'il s'était étroitement lié avec 
un garçon de son Age, intelligent, semblant plein de zèle 
pour la propagande, habitant les mêmes hôtels que lui. 

A l'époque, je ne prêtai pas beaucoup d'attention à cela. 
J'attribuais ses changements de domicile à son état de 
surexcitation, à l'espèce d'hallucination dans laquelle il 
semblait vivre. Mais, plus tard, je sus que Letellier — 
c'était le nom de son accointance — était soupçonné 
d'appartenir à la police. Je me demande si ce n'est pas 



66 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

sous les excitations de cet individu que Méreaux s'était 
trouvé comme détraqué? 

Il fut condamné à cinq ans de prison, à la suite de son 
acte, quoique les policiers en eussent été quittes pour une 
simple égratignure reçue par l'un d'eux. 

Il fit ses cinq ans à Poissy. Lorsqu'il en sortit, il 
n'éprouva plus le besoin de venir me réveiller à cinq 
heures du matin. 

Il fonda un groupe d'études à Montreuil où 11 habitait. 
Ce fut ce groupe, appelé « Les Soirées de Montreuil », qui 
donna l'idée de cet autre mouvement qui prit naissance à 
la suite de l'affaire Dreyfus, connu sous le nom d' « Uni* 
versités Populaires », où des professeurs, des écrivains 
libéralisant, allaient faire des conférences sur des sujets 
divers. Et, il faut bien le dire, d'aucuns y faisaient leur 
apprentissage de conférenciers politiques. 

Un ex-anarchiste, individualiste avant la lettre, qui 
préconisait le vol, et prétendait que l'on n'était pas un 
homme tant que l'on n'avait pas eu la syphilis, exploita 
ce mouvement auprès des bourgeois dreyfusistes, en s'en 
prétendant l'inventeur. Il a fini par se faire positiviste. 

* 

* * 

La Révolte ayant remplacé le Révolté, le journal conti- 
nua son petit bonhomme de chemin. Ayant des hauts — 
pas très hauts — et des bas, publiant des brochures lorsque 
l'état de la caisse — ou le crédit — le permettait. Parais- 
sant en retard ou pas du tout, de temps a autre, lorsque 
les fonds étaient en baisse. 

Ayant conservé les mêmes caractères, et pour le titre, et 
pour la composition du journal, ainsi que le même format, 
je croyais défier audacieusement l'autorité, alors que 
j'aurais pu, tout bonnement, continuer le journal sous son 
nom de Révolté. 

Jusque-là, la police nous avait laissés tranquilles, lors- 
qu'un jour d'hiver, vers les quatre heures du soir, la nuit 
commençant à venir, s'amena un monsieur qui, sortant un 
chiffon tricolore de sa poche, se disant commissaire de 
police, me déclara être chargé de faire perquisition au 
bureau. Pour quel motif? Je l'ai complètement oublié, Je 
ne l'ai jamais su. 



SOPS LA m* RÉPOBUQUB 67 

Ayant ouvert un tiroir de ma commode, il en tira une 
liasse de papiers à en-tête de la Chambre des Députés avec 
des enveloppes de la même provenance. 

— Ça ne devrait pas être ici, me dit-il, d'un air lugubre. 
Rien à répondre à cela. Mais il était indéniable qu'ils y 

étaient tout de même. 

— D'où les tenez-vous? 

— Ça, c'est mon affaire. 

— Savez-vous que c'est un vol? 

— Comme contribuable, j'en ai bien payé une partie. 

Il s'en alla emportant son trophée. Pour cette fois, je ne 
réclamai pas la restitution de ce qui m'avait été pris. 

Quand au papier à lettres, c'était Crié qui, étant secré- 
taire d'un député, en avait comme il voulait et m'en avait 
donné un paquet. 

* 



Aux Etats-Unis, avaient été condamnés à mort, Sples, 
Parsons et cinq autres de nos camarades, pour avoir — 
d'après l'accusation — lancé des bombes dans une réunion 
envahie par la police. Les envahisseurs appartenaient à 
l'agence privée «Je détectives connue sous le nom de son 
organisateur, Pinlcerton. 

Une campagne internationale fut menée vigoureusement 
en faveur des condamnés. Rien ne put les sauver. La bour- 
geoisie américaine était résolue à fairo un exemple. Et 
quoique aucune preuve n'eût pu être apportée contre eux, 
— ceux qui les avalent condamnés le sachant mieux que 
tous autres, — ils furent pendus le 11 novembre 1887. Nos 
omis avaient su grouper des forces ouvrières importantes: 
U fallait semer la terreur! 

Plus tard, un honnête homme, chose rare chez les politi- 
ciens, le gouverneur de f Illinois, un nommé Algeldt, fit revi- 
ser leur procès et proclamer leur Innocence. 11 fut prouvé 
que la bombe avait été jetée par un policier inspiré par un 
capitaine de police sous les ordres duquel il était. 

Ceux des condamnés qui étalent encore au bagne furent 
remis en liberté. Mais rien ne peut faire revivre les morts I 

* 



Qg LE MOUVEMENT LIBERTAIRE 

Quelque temps après l'apparition de la Révolte, Roche- 
fort vint ajouter à nos difficultés. 

Pour mener son opposition au gouvernement, ou, pour 
le simple plaisir de faire un « mot », le pamphlétaire n'y 
regardait pas de trop près. S'il dénaturait la vérité, ou 
calomniait quelqu'un qui n'avait rien à voir dans la ques- 
tion, cela n'avait, pour lui, aucune importance. 

Sa fonction était de « faire de l'esprit », de chatouiller 
ses lecteurs. Tant pis pour ceux qu'il égratignait ou 
calomniait, si ça lui était utile pour sa démonstration ou 
pour « faire » son mot. 

Lorsqu'il s'agissait des anarchistes, j'avais relevé ses 
âneries. Malheureusement, comme vendeur, nous avions 
celui de l'Intransigeant qui, un beau jour, nous signifia qu'il 
uvait ordre de Vaughon de cesser la vente de la Révolte. 

Dans le numéro suivant, j'enregistrai le fait sous le titre: 
« Vengeance d'un marchand de papier! » 

Nous n'en étions pas moins sans vendeur. 

* 

Vers 1888, une violente campagne fut menée contre les 
bureaux de placement. Elle dura longtemps; mais ceux qui 
l'avalent entreprise étalent énergiques et résolus, et suront 
y mettre de l'esprit de suite. 11 y eut des bombes placées 
dans quelques-uns de ces offices d'exploitation. A la vérité, 
elles firent plus de bruit que de mol, mais elles Jetèrent la 
terreur. Un de ceux qui se distinguèrent le plus dans cette 
campagne fut un nommé Souday qui disparut peu après 
du mouvement. 

Ensuite, ce fut l'affaire dite de « La Mono Ncgra », en 

Des émeutes agricoles avaient eu Heu dans la région de 
Xérès. Le gouvernement espagnol, qui n'a jamais hésité a 
s'asseoir sur la légalité, la justice — et « autres balan- 
çoires » — attribua ces révoltes aux agissements dune 
soi-disant société secrète, « La Main Noire ». 11 fit arrêter 
quantité de camarades que, selon l'habitude, en ce pays 
d'inquisition, on tortura pour leur urracher des aveux, et 
condamner ensuite contre toute évidence. 

Quatre anarchistes: Busigni, Zarzuela, Laraela et Lebrl- 



SOUS LA III* RÉPUBLIQUE 69 

jano furent exécutés à Xérès. Avant d'être « garrottés », ils 
protestèrent de leur innocence et affirmèrent leurs 
opinions anarchistes. 

Cela produisit une forte impression en Espagne. Nombre 
de camarades furent envoyés au bagne. 

Vers la même époque, le corps d'un nommé Otto Hanser 
était trouvé le front percé d'une balle, duns le parc de 
San-Antonlo, au Texas. Il fut, peu après, reconnu que cet 
Otto Hanser n'était autre que Padlewski, révolutionnaire 
polonais qui, peu de temps auparavant, avait, à Paris, 
exécuté un des fonctionnaires russes chargés de la surveil- 
lance des terroristes. Son acte accompli, Padlewski avait 
pu s'échapper, grâce au concours de Séverine et de 
Labruyère. 

Padlewski était, après sa fuite, tombé chez des compa- 
triotes qui habitaient l'Amérique et le cachèrent. Pendant 
qu'il était chez eux les Pinkertons assassinèrent quatorze 
mineurs de Pensylvanie. Padlewski voulait les venger, 
mais ceux chez lesquels il était firent intervenir des ques- 
tions d'Intérêt de parti pour Je détourner de son entre- 
prise. 

Condamné à l'inaction, découragé, sa nature ardente et 
généreuse ne pouvant se plier à toutes ces petitesses de 
politicaUlerle, Padlewski avait préféflè en finir avec la vie. 

* # 

Aux premiers temps de la propagande, le camarade 
BalUet m'avait souvent parlé d'un projet qu'il caressait 
depuis longtemps : prendre, dons la littérature tant 
ancienne que moderne, surtout chez les plus chauds 
défenseurs du régime capitaliste et autoritaire, tout co 
qui pouvait s'y trouver d'aveux en faveur de l'Idée anar- 
chiste, et publier une revue entièrement composée 
d'extraits de ce genre. 

Je crois que ce fut pendant que j'étais à Genève qu'il 
tenta la réalisation de son projet, en publiant le Glaneur 
Anarchiste. Mais le « demi-quarteron » initial ne s'était 
pas encore assez développé; le Glaneur dut cesser sa 
publication au second numéro. 

Le premier numéro contenait l'article < Anarchie » que 



70 LB MOUVEMENT UBBRTAIRB 

Ranc avait écrit pour 1* « Encyclopédie > dont Jules 
Mottu avait commencé la publication sous l'Ordre Moral. 

L'idée de fiaillet m'avait toujours piru excellente. Du 
reste, elle était dans l'air. Dès ses premiers numéros, le 
Révolté, de Genève, avait donné des extraits d'auteurs qui 
étaient loin d'être anarchistes. Michel Achkinozy, sous le 
pseudonyme de Michel Delines, avait Inauguré une rubri- 
que: « Collaborations originales », où on donnait des arti- 
cles de politiciens ou de réactionnaires à tous crins 
apportant des arguments à notre propagande. 

Quand la place le permettait, j'avais continué la rubrique. 
Et, lorsque, à la suite des persécutions que la « libre » 
Helvétie n'a jamais marchandées aux défenseurs des idées 
d'émancipation, je dus transporter le Révolté à Paris, l'idée 
d'y ajouter un supplément littéraire se présenta tout de 
suite à mon esprit, lorsque je cherchai quelle nouvelle 
amélioration apporter à notre organe. 

Je fls part de mon idée a Reclus et a Kropotkine. Ceux- 
ci ne furent pas encourageants. Leur principale objection 
était que, « au bout do très peu de temps, nous manque- 
rions de matériaux pour composer notre supplément. Mais 
J'étais toujours libre de tenter l'essai » I 

Dans le troisième numéro de la Révolte, Je publiai une 
lettre qu'un camarade m'écrivait pour approuver l'idée. 
Au n" 8 J'annonçai l'apparition du supplément. Au n" 10, 
paraissait lo premier numéro. Ce fut toute la publicité qui 
fut faite. 

11 contenait des extraits de L. de Gi oromont, Cliamfort, 
Zola, Condorcet, Quételet, Slsmondi et A. de Viguy. Plus 
une poésie d'Hégésippe Moreau. Le supplément était lancé. 
11 dura vingt-sept ans, et ne mourut qu'avec les Temps 
Nouveaux, ayant toujours eu plus de copie qu'il ne pouvait 
en contenir. 

* 
«■ * 

Dès ses débuts, le « Supplément » fut très apprécié. 
D'aucuns, même, m'écrivirent pour trouver qu'il était bien 
plus intéressant que le journal. Si c'était flatteur en un 
sens, ça l'était moins d'un autre. 

Les auteurs reproduits l'apprécièrent autant que les 
lecteurs. J'ai un énorme dossier de lettres d'eux accordant 



SOUS LA III* RÉPUBLIQUE 71 

avec enthousiasme l'autorisation demandée de reproduire 
leurs œuvres. Il n'y en eut guère que deux ou trois pour la 
refuser. Dont un fut Harry Allis se retranchant derrière 
le motif qu'il faisait partie de la « Société des Gens de 
Lettres ». 

Dès les débuts, par déférence pour les auteurs, j'avais 
cru bon de demander leur autorisation à ceux dont je me 
proposais de reproduide les écrits. 

Un lecteur m'avait suggéré de publier entièrement Les 
Blasphèmes et La Chanson des Gueux, de Richepin. Pur 
la a petite correspondance », 'e lui répondis que nous 
n'avions pas le droit de reproduire des volumes entiers. 
Quelques jours après, je recevais les deux volunaes, avec la 
lettre suivante, où, en tête, Richepin avait collé le passage 
de la petite correspondance en question : 

11 nvril 91. 
Monsieur, 

Je vous autorise, pour nia part, à reproduire, sans payer 
aucuns droit9, tout ce que vous voudrez de mes oeuvres, absolu- 
ment. Je me trouverai assez rétribua par la Joie d'avoir pu faire 
plaisir à des omis Inconnus. Si toutefois 11 voua eet désagréable 
de recevoir sans rien donner en échange, considères que vous 
me servez gratuitement le Journal, ajoutez a co service l'envol 
d'une collection coroplèto de la Réunlte, et nous voilà quittes I 
Pour la forme, du moins; car je resterai toujours, et do beau- 
coup, votre débiteur, 6 vous qui me répandez dans lo public lo 
pins vivant, le seul où les Idées semée» fleurissent en actes. 

Jean Hichbhn, 
6, rue Galvanl (Ternes). 

H va sans dire que je ne perdis aucun temps pour porter 
à Richepin la collection demandée. Trop boureux de voir 
qu'il y nvoit quelqu'un qui savait nous apprécier. 

Dans une autre lettre, 11 m'écrivit que, « dans son traité 
avec Glt Blas, 11 avait stipulé que la mention : « repro- 
duction interdite >, ne concernait par la Révolte. 

Et mon dossier contient nombre de lettres tout aussi 
approbatives, même émanant d'auteurs appartenant a la 
Société des Gens de Lettres. 

* 
* * 



72 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

Il y avait dix-huit mois environ, que paraissait ta 
Révolte lorsque un jour, Baillet arriva avec un numéro du 
Figaro contenant un article de Henry Fèvre, intitulé : 
« Reportage Anarchiste ». 

Sous un masque de persiflage, c'était un exposé conscien- 
cieux des idées anarchistes, une appréciation sympathique 
de la Révolte. Il semble me rappeler que c'était Baillet qui 
avait dû documenter l'auteur. Car, quoique dans son arti- 
cle il parlât de notre mansarde et de son escalier eu 
échelle de meunier, je ne me souvenais pas d'avoir vu 
Fèvre. A moins qu'il ne fût venu incognito. Je ne fis sa 
innaissance que plus tard. 

L'article de Fèvre était notre première entrée dans le 
grande presse. Nous devions souvent l'occuper par la suite. 

Entre temps, les bombes se remirent à parler. Il en éclata 
une à Lyon, au Palais de Justice, je crois, faisant du bruit 
sans aucun mal. Sur les murs, avait été placardée une pro- 
clamation donnant les motifs de cet acte des anarchistes. 

Sur quelles raisons s'appuya la police pour soupçonner 
Monod, de Dijon, d'être l'auteur de cet acts? Je l'ignore. 
Toujours est-Il que, policiers et magistrats se rendirent à 
son domicile, pour y perquisitionner. 

Mais Monod était en voyage, re qui n'empêcha pas que 
tout fut retourné chez lui. On fouilla même le berceau du 
nouveau-né. Et, là, sous la paillasse, on trouva un paquet 
bien ficelé. Cette fois, on le tenait. On avait découvert le 
pot-aux-roses! Hélas l ça n'avait rien de rose. 

Vexés, robins et mouchards déguerpirent. Mais un man- 
dat d'arrêt fut lancé contre Monod, qui s'était rendu a 
Paris, avait déclaré sa femme. 

En effet; Monod était venu me rendre visite un soir, me 
laissant son bavresac, — il avait fait le voyage à pied, Je 
crois — me déclarant qu'il reviendrait le chercher le lende- 
main. 

C'était un grand gaillard, large d'épaules, colossal. 
C'était un mélange de finesse et de naïveté. 

Le lendemain de sa visite, — il n'était pas encore 
cinq heures, — on frappa à ma porte. Pensant que c'était 
Monod, j'ouvris... et trois policiers, dont l'un était Rossignol, 
firent irruption dans la pièce. Moi ayant sauté du lit en 
bannière, je les interrogeai. 



SOCS LA III* RÉPUBLIQUE 73 

Je ne sais plus quelle explication ils me donnèrent, ni 
ce qu'ils venaient chercher. Je les laissai à leur besogne et 
me recouchai. 

Os fouillaient le sac de Monod quand un pas lourd se 
flt entendre dans l'escalier. Cela ne pouvait être que lui. 

J'eus bien l'idée de l'avertir, mais il était lourd et mes 
trois ltscars étaient lestes, il aurait été pris avant d'avoir 
redescendu un étage. Du reste, j'ignorais qu'il y avait un 
mandat contre lui. B était venu me voir comme un homme 
en voyage, qui ne se cache pas. Il n'y avait qu'à laisser 
aller les choses. - 

Sitôt qu'Us l'entendirent gratter à la porte, les trois 
coquecigrues la lui ouvrirent et, patelin, Rossignol lui ten- 
dit la main, s'écriant : 

— Tiens 1 ce vieux Monod I Comment ça va, Monod? 
Je compris la véritable raison de leur visite. 

— Mais ça va camarade, flt Monod, en prenant la main 
qui lui était tendue. 

Je jugeai qu'il était temps d'intervenir. 

— Hé! Attention, Monod, ce sont des mouchards. 

Monod qui, sans doute, devait s'attendre à cette ren- 
contre, sinon chez moi, à un moment ou un autre, ne 
sembla nullement surpris. 

Il s'en alla avec eux. Mais on dut le relâcher le jour 
même ou le lendemain, n'ayant rien pu relever contre lui. 

Un ou deux ans après, nouveau simulacre d'attentat à 
Dijon. Nouvelle perquisition chez Monod qui, cette fols 
encore, était en promenade. Et ce fut dans un placard que 
fut trouvé le paquet obligatoire, bien ficelé, bien dissimulé. 
Le pauvre Monod n'avait, il faut croire, qu'une idée a la • 
fols. 

Mais ces plaisanteries lui coûtèrent cher. Lors des rafles 
de 1804, il fut arrêté et envoyé au bagne où il resta 
cinq ans, et n'en revint qu'aveugle. Cette fols-là, pas plus 
que les autres, il n'avait rien à son actif, mais la magis- 
trature et la police n'avaient encore pu digérer leurs mésa- 
ventures et elles avaient pris leur revanche. 

* 

* * 

Les anarchistes du monde entier avait choisi la date du 
1" Mal comme fête du travail. Ce jour-là chômage général, 



74 LB MOUVEMENT UBBRTAIRB 

réunions, manifestations, etc. C'était sur la proposition des 
socialistes d'Australie que ette décision avait été prise. 
Le premier Mal 1890 se passa sans autres incidents que 
l'arrestation préventive d'un grand nombre d'anarchistes, 
entre autres celles de Merlino et Stoianoff, dont j'ai déjà 
parlé. 

Mais le 1" Mai 91, les ouvriers de Fournîtes organisè- 
rent une manifestation pacifique. Parmi les manifestants 
se trouvaient des femmes, des enfants. La plupart d'entre 
eux étaient parés de fleurs, portaient des rameaux de 
verdure. Us allaient réclamer la libération de camarades 
qui avaient été arrêtés la veille. Une bagarre s'engagea. 
L'ordre de tirer fut donné à la troupe. Quatorze tués et 
quarante blessés restèrent sur la route. 

Ce ne fut qu'un cri d'indignation par tout le pays. Mais 
ce fut tout. Quand l'indignation se fut manifestée, l'oubli 
se fit. 

Cependant 11 s'était trouvé un homme indépendant. Un 
capitaine, nommé Nercy, avait refusé de se soumettre à 
l'ordre qui lui enjoignait, la veille de la manifestation, de 
se rendre, avec ses hommes,, â Fournîtes, donnant pour 
raison de son refus que l'armée était faite pour défendre la 
frontière et non pour combattre des Français. Il fut 
destitué. 

Les guesdlstcs s'emparèrent de lui et essayèrent de s'en 
faire un trophée. Mais le capitaine Nercy eut vite fait de 
les juger. Il les lâcha. 

Par la suite, il publia un livre chez Stock: La Future 
Débâcle. Dans ce livre, l'auteur qui était un soldat dans 
l'âme, signalait les tares qui minaient l'armée, indiquant 
les réformes qui, selon lui, devaient rendre l'armée propre 
â sa tâche. 

L'ayant rencontré chez Stock, je fis sa connaissance. 
L'homme n'était pas un aigle, mais, comme je l'ai dit, 
certainement un honnête homme. 

Ce même 1" Mai, des camarades, une demi-dou2aine, 
tentèrent une manifestation à Clichy, avec drapeau noir. 
Attaqués par les policiers, ils se défendirent à coups de 
revolver, en blessèrent plusieurs, mais succombèrent sous 
le nombre. Arrêtés, ils furent atrocement passés & tabac. Ils 
n'étalent pas encore remis des coups reçus lorsqu'ils pas- 
sèrent en jugement dix ou douze jours plus tard. 



SODS LA III* RÉPUBLIQUE 75 

Le président Benoit et l'avocat général Bulot s'étaient 
particulièrement acharnés contre eux. 

Cette même semaine fut condamné à douze ans de bagne 
le camarade Grange, réfractaire, qui avait tiré, mais sans 
les atteindre, sur les gendarmes venus l'arrêter. Cette 
férocité des juges exaspéra les milieux anarchistes. 

+ 

Ces événements ne pouvaient passer sans que la Révolte 
les qualifiât comme ils le méritaient. 

Méreaux m'apporta un article: « Viande à mitraille ». 
Il était d'un individu assez étraige qui fréquentait leur 
groupe depuis peu. A ceux qui lu demandaient son nom, 
il répondait que son nom n'avait \ as d'importance. Qu'on 
l'appelât < N'importequl ». 

L'article était bien un peu ampoulé, sortant du ton 
habituel de nos articles, mais il disait ce qu'il fallait dire. 
J'insérai, et la semaine suivante, Je recevais une convo- 
cation m'Invltaut à me présenter chez le juge d'Instruction 
André. 

Les articles n'étant signés, ni au Révolté, ni à la 
Révolte, c'était donc moi qui, comme gérant, était respon- 
sable. Le Juge m'ayant demandé le nom de l'auteur de 
l'article, Je refusai de le lui dire. 11 n'insista pas, du reste. 

Cela marcha vite. Trois semaines après, Je passais en 
cour d'assises. C'était Bulot qui devait requérir contre mol. 
J'ai oublié le nom du président. 

A la demande: quel est votre avocat, Je répondis que Je 
n'en avais pas besoin. Mais la cour eut à délibérer si, vrai- 
ment, je serais autorisé à m'en passer. Cela me fut accordé 
& la fin. 

L'interrogatoire fut de pure forme. Tout ce que Je me 
rappelle de la diatribe de Bulot, c'est, s'adressant aux 
Jurés: « que leurs prédécesseurs, en semblables cas, avale * 
toujours condamné; que, par conséquent, ils condamne 
raient, eux aussi. Us ne pouvaient faire autrement ». 

En fait de justice, c'était peut-être un peu primitif. Mais, 
d'un avocat général, il ne faut pas trop exiger. 

Le président m'ayant ensuite donné la parole, mon dis- 
cours ne fut pas long. Je n'avais rien préparé et J'étais 



70 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

incapable de parler en public. Je me contentai donc de 
déclarer au tribunal que j'avais inséré l'article parce qu'il 
disait ce que je pensais, et que je ne reconnaissais à per- 
sonne le droit de m'empêcher de dire ce que je pensais. 
Que leur justice n'était que la loi du plus fort. Puisque 
ils étaient les plus forts, qu'Us fissent ce qu'ils voulaient: 
cela ne pouvait modifier ma façon de voir les choses. 

Coût: 6 mois de prison, 100 francs d'amende. 

La condamnation prononcée, je tournai le dos au tribu» 
nal en déclarant que mes idées ne s'en porteraient pas plus 
mal. 

— Qu'avez-vous dit? s'écria le président qui fit signe aux 
gardes de Paris de me fermer le passage. 

— J'ai-dit-que-mes-idées-ne-s'en-porteraient-pas-plus-mal. 
Le président resta bouche bée quelques secondes. Puis 

il finit par déclarer que je pouvais me retirer. 

Les anarchistes étaient toujours sûrs d'écoper le maxi- 
mum. Mais la Révolte était spécialement mal vue de la 
magistrature, à cause de son ir révérence envers elle. Déjà, 
au procès de Méreaux, l'avocat général avait réclamé sa 
condamnation, car le Révolté manquait par trop de respect 
envers la magistrature. 

Avant que s'ouvrissent les débats, je trouvai a l'audience 
quelques camarades. Parmi eux, Almereyda, que je voyais 
pour la première fois. Dès l'abord il me fut antipathique 
par sa présomption. 



Séverine qui avait eu la naïveté de gober les gasconnodes 
de Guesde et sa secte, leur avait ouvert, ou plutôt, livré 
la rédaction du Cri du Peuple, qu'elle avait hérité de Jules 
Vallès. Ils avaient fini par faire le vide autour du journal. 
Elle résolut de s'en débarrasser. Elle me fit demander 
d'aller la voir, et là, me demanda d'écrire a Kropotkine 
s'il voulait collaborer. Elle serait enchantée de lui ouvrir 
les colonnes du Cri du Peuple. 

Kropotkine refusa. Ce fut, je crois, un tort. Il aurait pu 
y faire de la bonne besogne. 

Séverine se tourna vers d'autres, plus ou moins anarchi- 
sants, plus ou moins révolutionnaires, mais la plupart 
étaient médiocres. Il y avait, entre autres, un nommé 



;/i ■■ 



SOUS IA lit* RÉPUBLIQUE 77 

Davertus, un vaniteux prétentieux, qui y représentant 
l'élément anarchiste, ne manquait Jamais une occasion de 
se faire quelque compliment. 

* * 

Ce fut dans cette même période que se fit connaître un 
jeune télégraphiste, Jahn, en organisant une grève parmi 
ses camarades. Il pouvait avoir, je crois, une quinzaine 
d'années à l'époque. 

Il se mêla, par la suite, au mouvement anarchiste, fut 
condamné en France, en Belgique, arrêté en Espagne, il 
eut une vie très mouvementée. Puis il disparut de la circu- 
lation. * 

A son procès en Belgique, faisant $ apologie du vol, — 
il était poursuivi pour délit de parole — il affirma que le 
produit du vol de Duval avait servi à alimenter la propa- 
gande du Révolté. 

C'était, je suppose, ce que l'on faisait courir dana les 
groupes, à moins qu'il ne l'ait pris sous son bonnet. Comme 
on a pu le voir dans le chapitre précédent, c'était une 
erreur profonde. Ni le Révolté ni la Révolte n'avaient 
touché un sou du vol de Duval ni d'aucun autre vol pra- 
tiqué, au nom des idées, sous le nom de c reprise ». Pour 
une bonne raison d'abord, c'est qu'il ne nous fut jamais 
rien offert. Nous n'eûmes pas à refuser les présents d'Arta- 
xercès. 

Si, nous touchâmes une fols. Un camarade, mort a 
l'hôpital de Marseille, nous légua la somme de 40 francs 
qui fut annoncée aux souscriptions. Bien plus tard, un 
camarade de cette ville m'apprit que le donateur était un 
de ceux qui pratiquaient la « reprise ». Dans quelle mesure 
était-ce vrai? En tout cas j'ignorais la provenance de 
l'argent lorsque Je le reçus. 

Et une autre fois j'e^s à refuser le produit d'un vol, mois 
ce n'était pas d'un des professionnels du vol. 

C'était peu de temps avant la bande Bonnot. Revenant 
de déjeuner, la concierge m'informa qu'on était venu 
demander Girard et que sur la réponse qu'il n'était pas 
encore là, l'individu lui avait dit qu'il reviendrait. 

Je venais à peine de refermer la porte du bureau sur 



78 LB MOUVEMENT UBBRTAIRB 

mol, que se présentait l'Individu en question. Il me 
demanda si j'étais Girard, je lui dis que non, que J'étais 
Grave. Là-dessus, il me tendit une onveloppe volumineuse, 
me disant : 

— Voilà, j'ai résolu d'en finir avec la vie. J'ai été envoyé 
en recouvrements par mon patron, je veux que ma dispa- 
rition serve à la propagande. Je vous apporte ma recette. 

On n'entend pas, sans que ça vous retourne un peu, un 
homme en bonne santé vous dire qu'il est décidé à se 
tuer. Je fus un peu interloqué. J'essayai de le persuader 
qu'il n'y a pas de chagrins que le temps n'efface, et autres 
lieux communs. C'était une situation bien embarrassante. 
Comme il ne me confiait pas les raisons qui l'acculaient 
au suicide, je n'osais les lui demander. 

— Vous pouvez, reprit-il, prendre sans crainte, — il 
tendait toujours son enveloppe — comme je vous l'ai dit, Je 
suis décidé à disparaître. Vous ne risquez rien. Vous n'en- 
tendrez plus parler de mol. 

Il ne me dit pas la somme, mais, à son volume, elle 
devait être rondelette. Une vingtaine de mille francs, peut- 
être. 

— Je regrette, lui répondls-jc, mais je ne puis prendre 
l'argent que vous m'offrez. Nous avons toujours combattu 
le vol dans le Journal, 11 serait illogique de prendre ce que 
vous m'offrez, en sachant la provenance. 

Et Je continuai de combattre sa résolution. 

Mais, là-dessus, il était aussi entêté que mol. Après avoir, 
encore une fols, essayé de me glisser son enveloppe dans 
la main, il partit paraissant nssea désappointé. 

Deux ou trois Jours après, dans un journal, Je vis qu'un 
individu envoyé en recouvrements par son patron avait 
essayé de se suicider dans un fiacre. L'argent avait 
disparu. On donnait les initiales de l'homme, mais comme 
il ne m'avait pas dit son nom, cela ne m'éclalralt pas. 
Etait-ce bien celui que J'avais vu? 

A certains Indices, je supposai que c'était Y Anarchie 
qui avait bénéficié de mon refus. 

Je n'ai Jamais eu à opposer pareil refus aux profession- 
nels de la c reprise >. J'aurai l'occasion de revenir là* 
dessus. 



VI 



A SAINTE-PELAGIE 



On ne me laissa pas moisir. La condamnation étant 
devenue effective, je fus aussitôt appelé à la Préfecture de 
Police, où on me donna l'ordre de me constituer prisonnier. 

Le lendemain, je me présentais au greffe de Sainte- 
Pélagie, d'où je fus mené a une des cellules du Pavillon 
des Princes. 

Dans la journée toutes les cellules étaient ouvertes, les 
prisonniers pouvaient fréquenter les uns chez les autres. 
Là, je trouvai réunis, un vagué journaliste qui signait d'un 
pseudonyme. Do ses explications — traduites — il ressor- 
tait qu'il avait voulu faire chanter le Casino de Monte-Carlo, 
mais, n'étant pas de taille, il s'était trouvé que c'était lui 
qui avait écopé; un chef de bureau de poste qui, éditeur 
d'un petit journal professionnel, y avait m<\\ parlé do 
l'administration; une petite fripouille, du nom de V..., 
connu dans les groupes anarchistes sous le nom de « Pas 
d'Erreur », son exclamation favorite. 

J'ai dit petite fripouille, il n'était que cela. Prêt à toutes 
les sales besognes. Il devint, par la suite, le factotum de la 
Limousin, pour finir dans je ne sais quelle boue. 

Il y avait enfin Malato. 

Quelque temps auparavant, 11 avait publié en brochure 
— que Stock réédita plus tard en volume — sa Philosophie 
de l'Anarchie. Là dedans, il expliquait que, pour faire la 
révolution, les anarchistes devraient accepter de se donner 
des chefs. 

Rendant compte de la brochure, j'avais osé avancer que 
cela pouvait bien être de la philosophie de Malato, mais 
quant & de la philosophie anarchiste, cela restait à voir. 



80 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

Malato me répliqua que j'étais le Pape de la rue Mouffe- 
tard, et que je prenais ma blouse pour une soutane. 

Pauvre blouse 1 — de typo — elle me fut souvent repro- 
chée. C'est cependant un vêtement de travail commode et 
économique. 

J'insérai sa lettre sans commentaire. Nous ne nous étions 
pas revus depuis. 

La prison étant un terrain neutre, nous nous serrâmes 
la main comme deux copains heureux de se revoir. Pour 
mol, du reste, la réflexion de Malato m'avait laissé absolu- 
ment froid. Ça n'était méchant que d'intention. Je ne lui 
en avais donc pas gardé rancune. Je ne jurerais pas qu'il 
en fût de même chez Jui. Mois ne soyons pas trop inqui- 
siteurs I r n 

Je crois que, au fond, 11 n'était pas mauvais garçon. Il 
avait toujours quelque conspiration qui finissait immanqua- 
blement en eau de boudin. Mais... Je m'arrête. 

Comme dernier venu, J'avais la plus mauvaise pièce. Le 
« Petit Tombeau » ça s'appelait, si mes souvenirs sont 
exacts. 

Le temps passait assez agréablement. Quand j'arrivai, 
Us en étalent à faire des calembours ou a emmancher le 
commencement d'un mot sur la fin d'un autre. C'est éton- 
nant comme il faut peu do pratique pour arriver a être 
d'une force étonnante à ce jeu. 

Parmi les pensionnaires. J'ai oublié de signaler — la 
société était plutôt mélangée — l'éditeur d'un livre porno- 
graphique qui, du reste, se prétendait victime d'une 
erreur, et posait pour l'homme respectable. 

* * 

Je m'étais réservé l'administration et la correspondance 
du journal, que Je pouvais faire parfaitement à Sainte- 
Pélagie. Ma parente, M"' Benoit, m'apportait les lettres 
chaque Jour, et remportait les miennes. 

Au Journal, RItzerfeld était un garçon intelligent, mais 
qui n'avait pu se plier à aucun travail régulier. Il vivait 
aux crochets de sa môre, déjà âgée qui, elle-même, vivait 
d'une maigre pension que lui faisaient des parents, riches 
marchands de vins à Bordeaux. 



SOUS LA III* RÉPUBLIQUE 81 

Us vivaient chichement, mais s'en contentaient. Lui, 
venait, depuis quelque temps, déjà, au journal deux ou 
trois fois par semaine, m'aidant à la besogne bans rechi- 
gner, faisant les courses, la correspondance ou allant à la 
Bibliothèque Nationale pour y copier tous les passages 
d'auteurs que Ton me ^signalait pour le supplément. 

H était un de ces exemples de notre mauvaise organi- 
sation sociale. Au sens courant, Ritz était un paresseux. 
Et, pourtant, il restait toute la journée au bureau, copiant 
des adresses, ou tout autre travail assommant, sans aucune 
rémunération. 

H mourut de bonne heure. En lui, je perdis un bon 
camarade et un bon collaborateur. 

J'avnis découpé dans YEndehors, de Zo d'Axa, un article 
intitulé € Le Néophyte Cocolet », dirigé contre P« estam- 
page », dont la doctrine battait son plein déjà, et que 
j'envoyai pour le Supplément. 

P. Reclus, sans m'avertir, inséra un article où, sans 
approuver 1' «estampage», on ne le désapprouvait pas. 
Ou n'avait jamais entendu le préconiser chez les anarchis- 
tes I Et que de circonlocutions pour désapprouver 1' « es- 
tampage» sans le désapprouver, et ne pas faire trop de 
peine aux «estampeurs». Un peu plus, on aurait affirmé 
aue le coupable ce n'était pas 1* « estampeur », mais 
1 «estampé». 

L'auteur était un de ces grands cœurs qui prétendent 
que tout comprendre c'est tout pardonner. Mais dans un 
mouvement d'idées, ces hommes-là peuvent être aussi 
dangeureux que des malintentionnés. Je m'empressai donc 
de lui répondre dans le Journal. Ce qui nous valut une 
lettre d'Elisée Reclus qui, à ce point de vue, était tout 
aussi dans l'erreur que lui. 

* 
* * 

Balllet m'avait écrit qu'il viendrait me voir, amenant 
son ami Dnrzcns. 

Dorzens était un garçon bon vivant, bohème. Il avait 
publié deux ou trois romans Intéressants. Je ne sais plus 
de quoi nous causâmes, mais II en tira un article pour 
YEvinement. 



82 VB UOWBUBHT MBBftTAIHB 

Après lui, ce fut Georges Lecomte qui me demanda une 
entrevue. Je n'avais aucune raison de la lui refuser. J'avais 
plus ou moins correspondu avec lui au sujet du Supplé- 
ment. Puisque les journalistes voulaient bien nous faire 
de la réclame, c'aurait été 6tupide de la refuser. 

A cette époque, Georges Lecomte fleuretait avec l'anar- 
chie. Il me parut un peu prudbommesque. 

Quant à sa largeur d'idées, j'ai bien peur qu'il ne l'ait 
semée en route. Lui aussi il y alla de son article, mais j'ai 
oublié où il parut. 

Barrés, qui se piquait d'un certain anarchisme, — 
n'avalt-il pas publié V Ennemi des Loia — à son tour 
voulut m'interviewer. — C'était la sériel — De lui aussi 
j'ai oublié sur quoi roula notre conversation. Tout ce qu'il 
en reste, c'est que je fus frappé par son profil d'oiseau, et 
qu'il épata les camarades par l'excellence de ses cigares, 
qu'il jetait après en avoir tiré deux ou trois bouffées. 

J'ai également oublié où il publia l'article qu'il tira de 
notre entrevue. On sait comme il a fini. 

• 
* * 

Mais un nouveau locataire était venu augmenter notre 
colonie. Paul Laforgue nous rejoignit un jour. 

Dans la région de Lille, les guesdistes avaient fait une 
propagande électorale intense. Je ne suis pas sûr qu'il n'y 
eût pas eu quelques tripotages avec les royalistes. Lafar- 
gue, détenu en province pour je ne sais plus quel délit 
de parole ou de presse, avait été élu député. En attendant 
que son élection fût validée, on l'avait amené à Sainte- 
Pélagie. 

Comme hommo il était charmant. Il m'apprit à Jouer 
aux échecs. Mais politiquement, il était tout aussi Jésuite 
que son beau-père Karl Marx. 

En Espagne, 11 avait, dans un Journal, publié les noms 
des adhérents de 1' « Alliance Internationale », qui avaient 
pris le parti de Dakounlne dans sa dispute avec Marx. 

Or, comme l'Internationale était Interdite en Espagne 
en tant que société secrète, les camarades alns' dénoncés 
furent emprisonnés. 

Laforgue, pris à partie par ceux que révoltait cette 



SOUS LA m* RéPUBLIQUB 83 

façon de se débarrasser de ses adversaires, donna comme 
justification que ce n'était pas dénoncer que de publier 
les noms dans un journal. Comme escobarderie cela ne 
laissait rien à désirer. Dans ses discussions avec les anar- 
chistes, comme tout bon guesdiste, il était généralement de 
mauvaise foi. 

Un matin que Lafargue et mol nous nous rendions aux 
douches, nous rencontrâmes le directeur de la prison. Nous 
nous arrêtâmes pour causer et, au cours de la conversa- 
tion, ce dernier dit à Lafargue : 

— Comment, c'est vous, monsieur Lafargue, un socia- 
liste, qui demandez un détenu de droit commun comme 
domestique! 

La réponse de Lafargue fut plutôt embarrassée. 

* • 

Dès mon arrivée à Sainte-Pélagie, je m'étais mis a revoir 
les articles que j'avais publiés pour en faire un choix et 
les réunir en volume. Chose que je projetais depuis long- 
temps, mais je n'avais Janiais trouvé le temps do m'y mettre. 

Quand le travail fut au point, je l'envoyai a Reclus, lui 
demandant do m'écrlre une préface. Il me suggéra le titre: 
La Société mourante et l'Anarchie, mais, dlsait-il, il n'était 
pas assez entraîné pour écrire une préface. 

Je me retournai du côté de Mirbeau, et lui demandai 
de bien vouloir s'en cburger. Il ne se fit nullement prier 
et accepta tout de suite, d'une façon tout a fait encoura- 
geante et gracieuse. Jo lui envoyai le manuscrit. 

Mais, lorsqre jo sortis de Sainte-Pélagie, voulant pré- 
senter le volume à Stock, je n'avais encore rien reçu de 
Mirbeau. 

J'écrivis à ce dernier pour lui demander quand 11 comp- 
tait se mettre à écrire la préface. Deux lettres restèrent 
sans réponse. Je lui écrivis de me retourner le manuscrit 
avec ou sans la préface. Rien. 

Il ne me restait plus qu'à me présenter chez Mirbeau 
qui à ce moment habitait près de Pont-de-PArche. Je lui 
écrivis, par lettre recommandée, que je comptais me 
présenter chez lui le dimanche suivant avec mon ami 
Ealllet qui m'avait promis de m'accompagner. 



84 LB MOUVBMBNT UBBRTAJBB 

Pas de réponse! Cela me paraissait d'assez mauvais 
augure. N'importe, le dimanche annoncé nous primes le 
chemin de fer pour Pont-de-l'Arche. Arrivés à la gare, 
vers midi, personne. C'était encore de plus mauvais augure. 

Mirbeau n'ayant pas cru devoir nous dot ,ier signe de 
vie, je ne voulus pas me présenter chez lui à l'heure du 
déjeuner, nous allâmes prendre le nô.re u l'auberge. 

Le repas fini, nous nous mimes en route pour ies Damps 
où habitait Mirbeau. Ce fut une bonne qui répondit a notre 
coup de sonnette et nous déclara que Monsieur était en 
train do déjeuner, qu'il ne fallt »t pas le déranger. Nous 
n'avions qu'à nous retirer en h -,ant ncs noms, et aous 
dimes a la bonne d'avertir son maître, que nous repasse- 
rions un peu plus tard. 

Ayant fait un tour duns le pays, jugeant que nous pou- 
vions retourner, il nous fut répondu que Monsieur était 
sorti. 

Cette fols In moutarde me monta nu nez, trouvant que 
la plnlsunterJo dépassait la mesure. Nous nous rendîmes 
au bureau do poste, d'où j'adressai uno carte postale a 
Mirbeau, lui notant que, m'étant présenté deux fois chc» 
lui, après l'avoir prévenu do ma visito par lettre recom- 
mandée, non seulement, 11 n'avait pas cru devoir mo 
répondre, mais avait refusé de me recevoir quoique chez 
lui, et qu'il eût à me rclourner mon manuscrit. Et nous 
reprîmes lo train pour Paris. 

Je reçus la réponse suivante : 

Mon cher Grave, 

Lo Jour où Je vous al télégraphié (?) en rentrant a la maison, 
J'ai trouvé ma femme, qui était tombée dans l'escalier, évanouie, 
le poignet brisé. Il a fallu envoyer chercher un médecin a Rouen, 
bref, je n'avais guère lo cœur ù vous écrire. Voilà pourquoi vous 
n'avez pas reçu ma lettre. 

Mais outre chose. 

Je suis désolé, désolé de ce qui est nntvé, et la faute en est a 
cette petite fille, si sotte, qui • ous a ouvert, et qui nous Joue, 
gnmlnement, souvent de pareils tours. Huret était venu ce mutin 
avec un de ses amis. M. Tardleu, pour me demander un service. 
Jl a fallu que nous repartions pour Paris, par l'express de 
Saint-Pierre. Ce qui fait que J'ai trouvé votre carte postale et 
votre lettre en rentrant do Paris. 

Mail pourquoi ne m'evez-vous pas averti (1) que vous veniez 



SOIS LA III* REPUBUQOB 85 

avec Baillet? J'aurais été voua chercher à la gare. U rien de 
tout cela ne serait arrivé. 

Vous ne savez pas combien je suis navré de ces choses. Je ne 
vous connais pas, mais j'ai pris l'habitude de vous écrire, 
d'aimer votre esprit, et c'eût été une grande Joie pour mol do 
vous recevoir. 

Ne m'en veuillez pas de mon silence. Vous n$ pouvez compren- 
dre, je ne comprends pas moi-même ce que j'ai, et quelle crise 
d'affreuse tristesse, sans cause, je traverse, depuis près d'un an. 
Je ne fais plus rien..., plus rien... Et pourtant je ne suis pas 
paresseux. Je suis malade. Pissarro était chez mot ces temps 
derniers. Il a (Ici un mot Indéchiffrable) a ma vie, & ma tris- 
tesse; il était navré de me voir ainsi. 

Mais je veux surmonter cela, pour vous. Et je veux vous 
écrire une belle préface. Dés mon prochain voyago a Pari», Je 
vous avertirai et nous irons ensemble chez Charpentier. 

Je pars aprés-deraain passer quelques Jours avec mon père, a 
Broym^lord (?). Je repasserai par Paris. Vous recevrez un mot 
qui vous donnera un rendez-vous. Et nous conviendrons d'une 
Journée a passer aux Damps avec Halllet. 

Dites-mol que vous avez oublié tout ce malentendu, et recevez 
l'assurance de mes sentiments sincères et affectueux. 

Octave MinBBâu. 

Devant une lettre pareille, je ne pouvais quo m'excuser 
d'avoir été plutôt rude dans ma carte postale, et attribuer 
au mauvais service de la poste la disparition des lettres 
qui le prévenaient de ma visite. 

Quant a la préface, 11 tint parole. Elle était magnifique. 
Mais jo ne le vis pas à Paris. Nous n'allâmes pas chez 
Charpentier. 

Pauvre Mlrbeaul Je crois qu'il avait souvent de ces 
accès de neurasthénie. Plus tard, nu temps des premiers 
jours du Journal, de Xau, J'y allai le voir quelquefois. Un 
jour il me raconta ses insomnies, les hallucinations qui le 
hantaient. Il me fit l'effet d'un homme sur la pente de lo 
folle. 

Ce fut vers cette période qu'il donna au Journal toute 
une série de nouvelles, déjà parues dans l'Echo de Parla. 
Ce qui lui valut un procès de la part de Letelller. 

La Société mourante terminée, j'écrivis le brouillon de 
mon roman La Grande Famille. 

Mes six mois de détention terminés, Je réintégrai la rue 
Mouffetard et ma place au Journal. 



vn 



LA REVOLTE CONTRE LA SOCIÉTÉ 
DES GENS DE LETTRES 

J'avais reçu une assignation de la Société des Gens de 
Lettres au sujet de la reproduction, dans le Supplément, 
d'extraits d'oeuvres de ses membres. 

C'était le dénouement d'une lutte que, depuis quelque 
temps, Je soutenais contre elle. 

Dans les premiers temps du Supplément tout était allé 
bien. Mais, en juillet 1890, — le Supplément paraissait 
depuis près de quatre ans, — je reçus une lettre signée 
E. Montagne, agissant comme délégué de ladite Société, 
où il me réclamait la somme de 41 Ir. 50 pour avoir repro- 
duit une nouvelle de Paul Arène, « Les Anes de Piégut ». 

J'écrivis à Montagne pour lui expliquer ce qu'était notre 
Journal, organe de propagande et non d'entreprise com- 
mer .iale. Tout fut inutile, nous devions payer et signer 
un traité. 

Outré, J'envoyai la somme demandée, mais dis son fait 
au bonhomme et à la Société qu'il représentait. 

* 

Zola venait, depuis quelque temps, d'Être nommé prési- 
dent de la société. Comme il m'avait autrefois donné 
l'autorisation de reproduire ce que je voudrais de son 
œuvre, je crus que c'était le moment, ou jamais, d'user de 
la permission. Je croyais que Zola avait des vubs plus 
larges que la Société et qu'il arrangerait le conflit 



SOUS -Là UV RÉPUBLIQUE 87 

Au lieu de cela, il eut l'audace, plus tard, dans une Inter- 
view que publia l'Eclair, de dire qu'il m'avait autorisé & 
reproduire certaines de ses œuvres, sauf Germinal. Or, 
le morceau incriminé n'était pas tiré de Germinal, mais 
d'un chapitre de La Bête Humaine que j'avais pris dans 
la Vie Populaire. Son assertion était du reste fausse, l'auto- 
risation ne portait aucune restriction. 

Je fus quelque temps sans plus entendre parler de rien, 
lorsque, un beau jour, étant à Sainte-Pélagie, M ,,, • Benoit 
m'apporta, avec le courrier du jour, un exploit d'huissier 
me sommant, à la requête de MM. Zola, F. Coppée, de 
Maupassant, Courteline et Ginisty, de comparaître devant 
la huitième chambre correctionnelle pour m'entendre 
condamner à payer à la Société des Gens de Lettres la 
somme de 476 fr. 90, montant de reproductions à fr. 25 
la ligne. 

Quelques jours auparavant, le « Bulletin » de la Société 
avait publié l'entrefilet suivant : 

A via très important 

Un petit journal de Paris, non abonné à la société, s'adresse 
aux auteurs pour obtenir des autorisations de reproductions 
gratuites. Nous rappelons à nos confrères qu'en donnant cette 
autorisation, ils s'exposent à une amende pour la première 
fols, puis ensuite a la radiation. (Art. 41 des statuts, cbap. VII). 

Au reçu de l'assignation, j'écrivis à Zola pour lui rappe- 
ler qu'il m'avait donné l'autorisation, lui expliquant à 
nouveau la situation du journal, et espérant qu'une société 
de littérateurs pouvait être guidée par d'autres mobiles 
que la pièce de cent sous. 

Voici sa réponse : 

Mêdan, 21 Juillet 1891. 
Monsieur, ? 

SI je vous ai autorisé a reproduire mes œuvres, c'est à 
l'époque où je ne faisais pas partie de la Société des Gens de 
Lettres. Depuis le mois de mars, Je suis membre de cette Société, 
et 11 faut bien que Je me conforme à ses statuts. Mon autori- 
sation n'a plus aucune valeur. 

Vous avez tort de croire qu'on poursuit une œuvre de haine 
contre vous. On vous soumet à la loi commune, voilà tout. Tout 
Journal qui n'a pas de traité se peut reproduire une ligne d'un 



88 LB MOUVBMBNT LIBERTAIRE 

sociétaire. Le mieux, comme vous le dites, est d'exclper de votre 
bonne fol, et de ne plus rien reproduire des membres de la 
Société, jusqu'à ce que vous ayez un traité avec elle. En octobre, 
veuillez renouveler votre demande d'un traité, et je vous pro- 
mets qu'on examinera très sérieusement cette demande. 

Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes meilleurs senti- 
ments. 

Emile Zola. 

Je m'empressai de répondre à M. Zola : 

Monsieur, 
Jo regols votre lettre, je vous remercie. Seulement, à côté de 
le réponse du président de la S. des G. de L., J'ai vainement 
cherché celle du littérateur auquel je m'adressais. Je ne l'ai pas 
trouvée. Je regrette, nous ne nous entendons pas. 
Je vous salue. 

J. Ohavb. 

Et, dans la Révolte, où je reproduisis ma lettre, J'ajoutai, 
en guise de < post-scriptum », ces quelques lignes tirées 
de la « Correspondance » de Flaubert : 

... J'aurai même grand soin, dût-il m'en coûter cher, do 
mettre à la première page de mes lives, que la reproduction 
en est permise, afin qu'on voie que Je ne suis pas de la Société des 
Gens de Lettres, car J'en renie le titre d'avance, et Je prendrais, 
vls-a-vis de mon concierge, plutôt celui de négociant ou de 
chasubller. 

G. Flaubert. 

Mais j'entendais bien ne pas laisser s'endormir l'affaire. 
Me rappelant la campagne que certains littérateurs avaient 
menée autrefois contre Zola, je crus bon d'expliquer mon 
cas à quelques-uns, entre autres à Mlrbeau, avec lequel 
J'étais en correspondance déjà. Je n'eus pas tort. Dans 
l'Echo de Parts du 4 août, parut, sous le titre: « A propos 
de la Société des Gens de Lettres >, un article véhément, 
mordant, comme savait les écrire Mlrbeau, exposant le 
cas de la Révolte. Ce fut une véritable levée de boucliers. 
Pendant quelques semaines, tous les journaux discutèrent 
les poursuites que nous intentait la Société des Gens de 
Lettres. Cette dernière et Zola passèrent de mauvais quarts 
d'heure. 



SOUS LA HT RÉPUBLIQUE 89 

Ce fut d'abord dans la BatalUe, Camille de Sainte-Croix 
qui, dans un article où il cinglait d'Importance Zola et la 
Société des Gens de Lettres, prit la défense de la Révolte. 
Armand Villette, dans le Gaulois, Arsène Alexandre, dans 
l'Eclair — ce journal était cependant le défenseur de la 
Société — H. V..., dans VIntransigeant, Bonnetain, dans 
Gil Blas, et combien d'autres, dont j'ai perdu les articles, 
s'élevèrent contre le mercantilisme que la Société poussait 
un peu trop loin. Ce fut, vraiment, une belle agitation. 

Entre temps, j'écrivis aux auteurs, au nom desquels on 
nous pousuivalt, et aussi à tous ceux dont l'opinion pouvait 
avoir quelque poids. 

Hugues Leroux, lorsque je lui avais demandé l'autori- 
sation de reproduire une de ses nouvelles, 1' « Ane », 
m'avait répondu que le public de la Révolte l'intéressait 
fort et que, une fois pour toutes, il m'autorisait à repro- 
duire tout ce qui me plaisait. 

Mais lorsque s'éleva la campagne qu'avaient suscitée les 
poursuites, il se dépêcha de m'écrlre « que, lorsqu'il 
m'avait donné l'autorisation de reproduire », il croyait 
que J'avais un traité avec la Société, et qu'il me défendait 
formellement, dorénavant, de rien reproduire de lui tant 
que je ne serais pas en règle avec ladite Société. 

Je lui répondis que, lorsqu'il m'avait autorisé, Je l'avais 
remercié de sa gentillesse, et qu'il aurait suffi qu'il m'écrive 
qu'il avait changé d'avis pour que je m'Incline devant sa 
défense, mais que sa « défense formelle » manquait plutôt 
de dignité. SI ce n'est pas le texte exact, car Je n'ai pas 
gardé la copie de ma lettre, c'en est l'esprit. 
De Courtellne, je retrouve la lettre ci-dessous : 

Monsieur, 
Je n'ai ni à m'assocler ni h ne pas m'assocler aux poursuites 
exercées contre vous par la Société des Gens de Lettres, tout ça 
ne me regarde pas. Je conviens volontiers que les règlements do 
la Société, en nous retirant la libre disposition de notre copie, 
sont quelque peu léonins, mais que voulez-vous que J'y fasse? 
J'y peux d'autant moins qu'étant membre adhérent, Je n'ai pas 
voix au chapitre. Vous me demandez de reproduire » Potiron », 
Je vous répète que Je ne suis pas maître de vous accorder cette 
faveur; Je le regrette très sincèrement et vous assure de mes 
meilleurs sentiments confraternels. 

COURTELÎNB. 



90 13 MOUVEMENT UBBRTAIBB 

Cette lettre était-elle la réponse à une lettre de moi où 
Je l'avisais que l'on nous poursuivait en son nom. C'est 
possible. 

J'ai gardé copie d'une de mes réponses à Courtellne qui 
implique d'autres correspondances. 

Dans cette lettre, j'expliquais mon attitude à l'égard de 
la Société des Gens de Lettres; c'était une question de 
principe, que les auteurs eussent au moins le droit 
d'exempter ceux qui ne pouvaient payer. 
' Courtellne se dépêcha de me répondre par !a lettre sui- 
vante : 

Monsieur, 

1. — La première fols où Je vous écrivais pour vous autoriser 
la reproduction de deux nouvelles du « 5* Chasseurs », je me 
gardais bleu, comme vous le constatez, de vops avertir que Je 
faisais partie de la Société des Gens de Lettres. Voulez-vous 
savoir pourquoi? Parce que Je n'en faisais partie que six mois 
plus tard. Vous reproduisîtes les deux nouvelles, et je no sache 
pas que vous ayez eu des désagréments à ce propos. 

2. — La seconde fols où je vous écrivis, je vous donnai avis 
que, faisant, désormais, partie de la Société, J'étais Impuissant 
à de nouvelles autorisations, et Je vous laissais libre de passer 
outre, à vos risques et périls. Vous passâtes outre. 

3. — Le point acquis, l'avis nettement formulé que J'étais 
dans l'Impossibilité de vous autoriser à des reproductions gra- 
tuites. Je n'avais plus a faire que ce que J'ai fait j vous Informer, 
comme Je le fais pour toute demande de reproduction qui m'est 
adressée, qu'un des statuts de la Société des Oens de Lettres 
autorise tcus les Journaux à reproduire des œuvres déjà parues, 
sans qu'il soit besoin de l'autorisation de l'auteur, Jusqu'à 
concurrence de 1.600 lignes. 

Je ne vois pas, dans tout ça, où I) y a manque de franchise. 
SI la Société des Gens de Lettres vous poursuit d'une part en 
mon nom, J'en suis fâché, mais Je n'y peux rien. Au lieu de le 
prendre de si haut avec des gens qui ont fait de leur mieux pour 
vous obliger, vous ferles mieux de suivre le conseil que Je vais 
vous donner, si vous voulez bien me le permettre. A votre place, 
donc voici ce que Je ferais. J'écrirais personnellement à cha- 
cun des six ou huit membres au nom desquels la société vous 
fait un procès et Je solliciterais leur désistement, qu'aucun ne 
vous refuserait. Je suis, si Je ne me trompe, un de vos plus 
gros créanciers, et je vous donnerais très volontiers quittance. 
Ainsi déchargé des 0/10 de la dette, Je paierais à la société 
10 0/0 qui lut est dû, et qui doit se monter à 80 ou 40 francs, 



SOUS IA IH* RÉPUBLIQUE 91 

après quoi l'Incident serait clos. J'estime la proposition sage. 
Soumettez-la, si vous voulez, au Jugement d'AJalbert, et receve* 
l'assurance de ma considération distinguée, 

G. COUBTELINE. 

Je ne me rappelle pas si Je répondis à Courteline. J'aurais 
eu pas mal de choses à lui rétorquer. 

J'avais également écrit à Maupassant — à qui, par Je ne 
sais quelle circonstance, J'avais omis de demander l'auto- 
risation — pour lui expliquer la situation du journal et 
notre but. Ici, encore, deux lettres ont disparu. Sur les 
trois lettres furibardes que m'envoya Maupassant, il ne 
me reste que celle ci-dessous. Les autres étaient du môme 

ton. 

24, rue Boccador. 

Monsieur, 

Le droit que vous me demandez est tout simplement celât 
de marauder dans mon œuvre, et Je vols que vous Ignorex 
absolument ce qu'est aujourd'hui la propriété littéraire. Je n al 
pas besoin de réclame, et Je m'en moque. Les Journaux sont des 
boutiques qui doivent payer ce qu'elles vendent. Je vous dirais 
mémo que. aucune reproduction a Paris n'étant possible, même 
avec un traité de In Société, sans l'assentiment de 1 auteur, Je 
n'accorde Jamais cetto permission â moins de conditions spé- 
ciales. La seule chose que Je reproche à la Société, c est de ne 
pas Imposer aux Journaux des conditions assea sérieuses. j 

Maintenant, restons-en le, ces histoires m'ennuient et Je n al 
pas le temps do m'occuper de ces détails. 

Je vous salue. 

Guy SB Maupassant. 

Dans ma première lettre, je m'étais contente d'exposer 
bien modérément la situation a Maupassant. Mais, dès sa 
première lettre, je m'étais vite mis a son ton. Je n al pas 
gardé copie de ces réponses, mais Je m'en rappelle bien 
le sens. Je lui disais que, oui, c'était le droit — comme U 
appelait cela — de piller dans son œuvre que Je demandais. 
Que, malgré tout son dédain de notre public, U était bien 
heureux qu'il existât des gens pour produire tout ce qui 
lui était nécessaire pendant qu'il étudiait ou écrivait. Que 
ceux-là, leur travail pouvait bien passer par un nombre 
Infini de mains, ils n'étalent Jamais payés qu une fois, 
tandis que lui voulait être indéfiniment payé pour le même 



92 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

travail. Que si Je n'avais pas d'autres chiens a peigner, je 
me payerais, certainement, le plaisir de reproduire cer- 
taines de ses œuvres, et que nous verrions s'il aurait le 
front de me poursuivre. 

* * 

A la Société, on s'agitait ferme. Nadar me fit passer une 
coupure du Bulletin de la Société où il était dit qu'à une 
des séances, un des sociétaires avait été frappé de 25 francs 
d'amende pour avoir « violé » les statuts en autorisant la 
reproduction de ses œuvres par un Journal non abonné. 
A une autre séance, la discussion s'était engagée sur le 
cas do trois membres accusés du même forfait. Après 
discussion, deux avalent été mis hors de cause, et le troi- 
sième devait être invité à retirer son autorisation et à 
donner ses pouvoirs pour poursuivre le Journal repro- 
ducteur. 

Hector France m'envoya copie d'une lettre qu'il avait 
adressée à Montagne, par laquelle 11 refusait de s'associer 
aux poursuites, plaidant notre cause. 

H fut condamné à 25 francs d'amende. Cladel m'apprit 
qu'il avait encouru le même châtiment. 

Bergerat, pour avoir le droit de m'outorlser, avait écrit 
à Montagne qu'il payerait de sa poche. 

M"" de Peyrebrune m'écrivit que, m'oyant donné l'auto- 
risation de reproduire, elle entendait rester seule respon- 
sable, et m'engageait à refuser de payer quoi que ce soit. 

Paul Ginlsty s'entremit auprès de Montagne, lui 
affirmant qu'il ne se sentait nullement lésé et l'engageait 
à cesser les poursuites. 

Auréllen Scboll, dans une première lettre, m'avait 
autorisé à reproduire en disant qu'il plaiderait l'exception. 

Il s'intéressait à la lecture du journal, cor, ensuite, 11 
m'envoya les deux lettres suivantes : 

Parle, le 26 mars. 
Monsieur J. Grave, 
Pour éviter le caractère de reproduction, Je vous adresse cl- 
Joint un mot qui répondrait à la réclamation possible de la 
Société des Gens de Lettres. 

Publication gracieuse à titre de propagande. Je souscris pour 
5 francs et quelques pages de copie. 



SOUS LA m* RÉPUBLIQUB 93 

On ne pourra pas réclamer le prix d'une reproduction dont 

je pale l'Insertion! 

Salutations confraternelles. 

Aur. Schoix. 

Ici, la lettre qui accompagnait la copie et que J'insérai 

dans la Révolte : t „„ ,„. 

Paris, 28 mars 1891. 

Monsieur J. Grave, 

Je vous remercie de l'envol de votre journal et de la brochure 
de Kropotklne, qui m'a vivement intéressé. 

Je vols que vous invitez les amis à souscrire pour la propa- 
gande de votre supplément. Il ne sera pas dit que Je n'y aurai 
pas apporté mon concours. Ci-Joint des timbres-poste (6 fr.) et 
un extrait d'une petite étude qui peut convenir à vos lecteurs. 

Compliments confraternels. 

Auréllen Scboll. 

Avec Bonnetain, nous échangeâmes une assez nom- 
breuse correspondance. 

A la demande d'autorisation que Je lui avals adressée, 
11 avait envoyé la réponse suivante : 

Supplément du « Figaro », 26, rue Drouot, 25 juin. 
Mon cher confrère, je vous donne de grand cœur l'autorisation 
de publier tels extraits de mes livres qui voua conviendront. La 
Révolte ne doit pas être riche et la Société des Gens de Lettres 
nous défend de concéder nos reproductions, mais cette boutique 
d'usiniers représente trop peu la littérature pour que je tienne 
compto de ses statuts! 

Continuez-moi l'envol de voire journal et publies ma première 
lettre si bon vous semble. 

Cordialités. a _ „ 

P. Bonnetain, 6, rue Bal lu. 

Aves-vous lu le Bilatéral, de Rosny et son Mare Fane? 3e 
serais bien also de savoir ce que la Hêooltt pense de ces deux 
romans sur 'e socialisme et l'anarchie. 

Vous trouvrez dans Autour de ta Caserne, VOpium, le Nommé 
Perreux et Amours Nomades, des citations ne choquant point 
vos théories. Ci-jolnt un mot pour l'éditeur des quatre derniers. 

Quelle était la première lettre à laquelle faisait allusion 
celle ci-dessus? Je ne me rappelle pas. Toutes ses lettres 
ne sont pas datées. Mais lorsque Je reçus l'assignation de 



94 LB MOUVBMBNT UBBHTAIRB 

la Société, Je demandai à Bonnetaln l'autorisation de 
reproduire celle ci-dessus. Autorisation qu'il m'accorda, 
en nie recommandant d'y laisser la signature, comme on 
verra par les extraits ci-dessous de la longue lettre qull 

m'adressa : 

Le « Figaro », 11 août. 
Mon Cher Confrère, 
En présence de l'attitude misérable de Zola, Je tiens au 
contraire à ce que vous citiez mon nom au bas de ma lettre de 
l'an dernier. 

Je vous réitère donc la formelle autorisation de reproduire 
gratuitement mes bouquins tant que les ressources de votre 
Journal ne vous permettront pas de payer à la Société ce qui 
lui est dû de ce cbef. 

Ces droits de reproduction, quand le diable y serait, sont ma 
propriété et Je puis en disposer, vous en faire remise. SI la 
Société exclpe de son droit strict et de ma signature au bas 
d'un papier (que Je n'ai pas lu), pour protester summum jus, 
aumma injuria — Je lui fermerai la bouche en lui versant le 
tant pour cent qu'elle aurait prélevé sur lesdlts droits de 
reproduction. De la sorte, sa caisse ne souffrira pas de mon 
fait, et ses Intérêts tout comme notre dignité d'écrivains seront 
sauvegardés. 

Je no partage pas vos Idées, vous le savez, mais 11 ne s agit 
Ici ni d'écoles littéraires, ni d'écoles socialistes ou politiques. 
Je ne vol» en présence: d'une part, que voire bonne fol, basée 
sur des autorisations formelles, que notre droit a nous, créa- 
teurs, de disposer de notre création; et, d'autre part, que la 
mesquinerie de gens nous représentant peut-être financièrement, 
mais non moralement, mois non Intellectuellement. 

Un médecin, un avocat, un professeur ont le droit do soigner, 
de défendre, d'enseigner gratuitement les pauv •*. diables, et 
nous n'aurions pan le droit, nous, de donner oour rien aux 
déshérités la seconde mouture de notre Œuvre'.' 

Ce serait trop fortl 

Confraternellement votre. 

Paul BONNETAIN. 

* 
* * 

Pendant ce temps, que devenait le procès? 
Comme on l'a vu par une lettre de Courtellne, c'était 
AJalbert qui avait accepté de présenter notre défense. Par 



SOUS LA III* RâPCBUQUB 95 

des lettres de lui, qui ont trait à cet incident, Je vols qu'il 
fit demander, une première fois, la remise de l'audience, 
n'étant pas prêt. Ensuite, l'affaire fut inscrite deux ou trois 
fois au rôle, mais, à chaque fols, ce fut l'avocat de la 
Société qui demanda le renvoi. Puis, l'affaire disparut du 
rôle, je n'en entendis plus parler. 

Nous avions gagné notre procès devant le public. L'étroi- 
tesse d'esprit qui dirigeait le comité de la Société avait 
été amplement démontrée. Je crois même que, par la suite, 
des améliorations furent apportées, sinon dans les statuts, 
au moins dans la façon d'agir. 

* * 

Cependant, pour se rappeler à mon souvenir sans doute, 
je recevais de temps à autre quelque réclamation avec 
une note à payer. 

Une fois c'était pour un article politique de C. Pelletan. 
J'écrivis à ce dernier. Voici la réponse que j'en reçus : 

chasidiib Paris, le 11 octobre 1809. 

DB3 DÉPUTÉS 

Mon Cher Confrère, 

Je déplore, croyez-le très sincèrement, les difficultés que vous 
avez eues avec la Société des tiens de Lettres, a la suite de la 
reproduction d'un de mes articles. 

J'aurais voulu pouvoir Intervenir, malhcurcusoment cela m'est 
Impossible. Je suis, en effet, Hô par un contrat avec la Société et 
seule ma démission pourrait me dégager; mais après plus de 
vingt ans d'affiliation, Il me serait pénible d'en arriver là. 

SI vous m'aviez demandé l'autorisation de reproduire l'article 
en question, Je vouo aurais rois sur vos gardes; 11 est fâcheux 
que vous ne l'ayez pas fait. 

Agréez, mon cher confrère, l'expression de mes sentiments 
cordiaux et mes plus vifs regrets. 

C. Pbllbtan. 

Tous les jours, dans la presse politique, on reproduit des 
articles de confrères, c'est pourquoi je n'avais pas cru 
nécessaire de demander l'autorisation de reproduire à 
Pelletan. 



96 LB MOUVBMBriV LtBSUÎAJRB 

Je me bornai a lui envoyer la lettre suivante : 

Paris, le 13/10 1009. 
Monsieur le Député, 

Lorsqu'il s'agit de reproduire des extraits de volumes on 
des œuvres plus littéraires que de polémique, j'ai l'habitude 
de demander l'autorisation des auteurs. 

Mais s'agissant d'un article de Journal, d'un homme politique 
qui, Je le croyais, doit surtout écrire en vue de propager ses 
idées, j'avais pensé que, en l'occasion, c'était inutile. 

En vous écrivant pour vous aviser du cas, je n'avais nulle- 
ment en vue que vous vous mettiez en guerre avec la Société 
des Gens de Lettres. J'espérais seulement que vous seriez inter- 
venu auprès du délégué pour lui faire comprendre que, pour sa 
propre dignité, comme pour celle de ses collègues, il y avait a 
faire la différence entre les publications qui no sont que des 
entreprises commerciales, et celles qui sont des oeuvres de pro- 
pagande d'Idées. 

Vous ne l'avez pas envisagé à ce point de vue. 

Autrefois, au temps des Armand Cariel, le Journalisme était 
envisagé sous un aspect plus élevé, et moins commercial. 

Autres temps, autres mœurs. On s'en aperçoit tous les Jours. 

H y en a qui trouvent que notre époquo ne gagne pas à la 
comparaison. 

Je vous remercie de l'amabilité que vous avez eue de me 
répondre. 

J. G BAVE. 

11 fut, Je suppose, dégoûté par ma stupidité à compren- 
dre son point de vue, car notre correspondance finit lu. 

Comment s'arrangea l'affaire? J'ai oublié, mais ce ne 
fat pas la seule, car Je trouve d'autres lettres concernant 
d'autres réclamations de la Société. (Dans l'Intervalle, M. 
de Larmandie avait remplacé Emile Zola). 

Pierrcfonds, 3 Juillet 1900. 
C'est arrangé, cher ami, et voici en quels termes m'a répondu 
M. de Larmandie. 

Tout le possible pour Être agréable a un confrère aussi 
vaillant que vous, et aussi à ce noble cœur qu'est Jean Grave 
(o'est Séverine qui souligne). 
Dès votre lettre J'avais télégraphié. 

Lors de mon prochain séjour & Paris, Jo vous en aviserai 
pour qu'on puisse se serrer la main et convenir du Jour où vous 
viendrez déjeuner chez la paysanne que je suis devenue. 
Affectueusement votre toujours. 

SAviiunb. 



sous la m* RéPUBLiQua 97 

La Société, malgré son amabilité ne pouvait renoncer à 
réclamer, car voilà une autre lettre, sans compter celles 
détruites : 

1, Chemin des Chalets 
VUle-d'Avray (Selne-et-Olse) 

10 janvier 1911. 
Mon cher Grave, 

Ne vous Inquiétez de rien. J'ai vu Larmandie hier, et le secré- 
taire, M. Lapare, il do sera pas donné suite à la demande 
formulée par l'administration. Mais c'est là une mesure géné- 
rale pour tous les journaux qui nous reproduisent sans traité, 
et vous n'avez pas à vous formaliser. 

Enchanté, mon cher Grave, d'avoir pu vous être agréable dans 
cette occasion, Je vous serre bien cordialement la main. 

Jean Jullibn. 

Une autre fois, ce fut pour avoir reproduit du Barrés. 
Ce dernier m'engagea à payer, qu'il me rembourserait. Je 
payai mais ne fut jamais remboursé. 

La Société, néunmoins, était devenue plus trait able. 

+ * 



Que Zola ait été très ennuyé de cette polémique, cela ne 
fait aucun doute II chercha trop à se décerner lui-même 
des témoignages de satisfaction et à nous « débiner » dans 
les interviews auxquelles il se soumettait. 

Mais la campagne menée contre lui, & propos de la 
Société des Gens de Lettres, devait fournir l'occasion d'uu 
piège auquel 11 se laissa prendre, ce qui fournit le point 
de dépatt d'une nouvelle campagne. 

C'était en 1894, lorsque Je fus arrêté pour la fameuse 
c association de malfaiteurs » et lorsque, comme apéritif, 
Billot m'avait fait < prendre > deux ans de prison, pour 
mon livre V Anarchie et ta Société mourante ; quelques 
jeunes littérateurs rédigèrent une protestation contre ma 
condamnation. Ce fut Leyret qui se chargea de la présenter 
à Zola pour qu'il la signât. , x 

Voici le compte rendu de l'entrevue que je trouve dans 

/."-■ - . i - v\ 



V 



1 \ I 



08 LE MOUVEMENT L1BERTAIRB 

l'Eclair du 1" octobre 1902, car cette histoire M fut 
rassortie lors de l'affaire Dreyfus : 

... « Un homme avait par sa plume contribué plus que 
tout autre à propager la semence d'anarchie: c'était le 
créateur de « Souvarine >, l'auteur de Germinal ». Très 
naturellement, M. Henry Leyret, qui recueillait les signa- 
tures se préseuta en son fastueux hôtel. 

« M. Emile Zola lut l'éloquent appel à la clémence prési- 
dentielle et refusa de signer. 

« M. Leyret eut avec lui la conversation suivante qu'il a 
consignée : 

c — Je ne veux pas signer la protestation que vous 
m'apportez, cela m'est tout à fait impossible, me déclore 
M. Zola. 

« — Pourquoi ? 
— Mais parce que cela no m'intéresse pas, mol. Jo no 
suit» pas pour la violence. J'ai lu des extraits du livre 
de Grave, l'Anarchie (I), ceux qu'ont publiés les journaux 
dans le compte rendu du procès, il y est fait exclusivement 
appel à la violence, Je n'approuve pas çn du tout. Je n'ai 
pas à faire la propagande d'idées que je répouve, étant, 
mol, un homme d'évolution et non do révolution. 

« — La défense de la liberté d'écrire so trouve en cause 
aujourd'hui. 

€ — La liberté d'écrire ? mais Je le nie. Personne, d'ail- 
leurs, ne s'est servi de cet argument pour défendre Grave, 
pas même son avocat. 

€ — Pardon. D'abord MM. Octave Mlrbeau et Clemen- 
ceau, en leurs articles, puis M* de Solnt-Aubau dans sa 
plaidoirie. 

« — Je ne la connais pas. 

« — M* de Salnt-Auban a très bien dit que l'accusé n'était 
pas un poignard, une bombe, mais un livre, une œuvro de 
l'esprit, et que, par application des lois de décembre, le 
gouvernement ne demnnde au Jury pas aulro chose que de 
persécuter la liberté de penser. 

« — C'est faux! Et d'ailleurs Grave n'est pas un écrivain, 
un des nôtres, c'est un politique, un militant. Quo les poli- 
tiques se débrouillent I Je ne fais pas de politique, mol, 
Lorsqu'on se Jetto dans la mêlée on doit s'attendre à rece- 
voir des coups. Grave est frappé, ehl bien c'est lo jeu de 




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POBTRAIT D'ÉLYSÉB RECLUS 



SOUS LA UT RÉFUBUQUB 99 

la guerre. Que voulez-vous? On attaque la Société: la 
Société se défend, c'est bien son droit 1 > 
Plus tard, dans une interview, Zola disait : 

— Je ne voulais pas, en donnant mon nom, avoir l'air 
d'approuver une telle déclaration. Le volume de Jean 
Grave est une œuvre de propagande, il a agi en soldat qui 
se bat pour une cause, il a été vaincu, H subit les consé- 
quences de sa défaite. D'ailleurs, quels hommes est-on allé 
voir? Je veux bien que ceux dont on a donné les noms 
aient beaucoup de talent. Mais que sont-ils? Quelle est 
leur situation? Si on excepte Richepin et Mirbeau, ne sont- 
ils pas encore en marge, pourrait-on dire? 

Où Zola avait raison, c'est lorsqu'il disait que, donnant 
des coups, je devais m'attendre à en recevoir. C'est aussi 
mon opinion. Et je pense qu'il est ridicule, lorsqu'il s'agit 
de « faits », de récriminer contre la condamnation qui 
frappe celui qui agit, comme le font certains camarades, 
quelques sympathies qu'on ait pour l'homme et son acte. 

Mais où Zola avait tort, c'était de nier que ma condam- 
nation pour avoir écrit La Société mourante, intéressât la 
liberté de penser. < Je n'étais pas un écrivain », c'était une 
opinion que Zola était bien libre d'avoir et d'exprimer, 
mais mon livre était bien un livre, si mal écrit pût-il être, 
quelle que fût l'opinion de Zola à mon sujet. Et puis, il est 
une autre chose qu'il oubliait: Ce n'était pas moi qui pro- 
testait contre ma condamnation et qui demandait une 
faveur. A ce moment, j'étais à Mazas, au secret, en préven- 
tion pour le procès des Trente, et je n'appris la démarche 
que beaucoup plus tard. Ce n'étaient même pas des coreli- 
gionnaires, mais des écrivains qui protestaient contre un 
procès de tendance, et qui, quel que fût le dédain de Zola 
à leur égard, étaient bien des écrivains et dont certains le 
valaient certes. 

La campagne au sujet de la Société des Gens de Lettres 
obscurcissait son jugement, j'aime à croire. 

Plus tard, l'affaire Dreyfus nous rapprocha. Invité a 
aller le voir, je me rendis chez lui. Mais ça « c'est une 
autre histoire > que j'aurai à raconter plus loin. 



VIII 



LA TERREUR 



Mais dos démêlés avec la Société des Gens de Lettres ne 
furent qu'un intermède. Arrestations et condamnations 
suivaient leur cours, ne faisant qu'augmenter l'exaspéra- 
tion des anarchistes. 

La condamnation inique des manifestants de Clichy. 
surtout, avait porté cette exaspération ù son comble. 

Des bombes, à différentes reprises, éclatèrent dans 
Paris, faisant plus de bruit que de mal. Lorsque, fin mars 
1892, un engin éclata dans une maison du boulevard Saint- 
Germain, habitée par Benoit, président du tribunal, qui 
avait condamné les camarades de Clichy. Sans compter < 

celui de l'explosion, cette bombe fit quelque bruit. Ça deve- j 

nait sérieux. Comment! on s'attaquait à la magistrature? 3 

Car, il n'y avait aucun doute, c'était bien Benoit que 
visaient les auteurs de l'acte. 

L'émotion n'était pas encore calmée, qu'une seconde bom- c 

be éclatait rue de Clichy, dans la maison habitée par Bulot r 

qui avait requis contre les mêmes camarades. Toutes deux >, 

ne firent que des dégâts matériels, mais, par les person- v 

nages visés, celi leur donnait une importance exception- j 

nelle. Les journaux en furent indignés. Dans une inter- 
view, Bulot déclare que «C'était la première fois que e 
l'on s'attaquait à des magistrats 1 Jusqu'alors les condam- r 
nés avaient tranquillement « encaissé » leur condam- 3 
nation sans en vouloir à leurs juges. Vraiment I le métier 
de juge devenait impossible si les anarchistes Instauraient 
ces mœurs nouvelles! » „ 

Dans la Révolte, je relevai cette interview, terminant ;, 

l'entrefilet ainsi qu'il suit : 5 

i 
e 



SOUS LA m* RÔPUBUQDB 101 

« Comment trouvez-vous le monsieur qui gagne sa vie 
à demander la tête des autres, et qui le fait sachant qu'il 
n'y a nul danger pour lui? » 

€ Les dernières explosions n'auraient-elles eu d'autre 
effet que de jeter ces individus bas de leur prétendue 
mission sociale, nous les montrant gagnant leur vie à faire 
couper des têtes comme d'autres font des cannes ou des 
manches de parapluies, qu'elles auraient encore du bon ». 

Bulot n'oublia pas cet entrefilet — assez mal bâti lorsque 
je le relis — et il me le rappela dans son réquisitoire 
contre la Société mourante et dans le Procès des Trente. 

* 

On n'avait relevé aucun indice sur les auteurs de ces 
attentats; mais tout de suite, on sut que c'était Ravachol. 
Quelqu'un, évidemment, avait mangé le morceau. Par la 
suite, il fut prouvé que l'un de ceux qui étaient dans la 
confiance de Ravachol, le nommé Chaumartln, s'était 
vendu a la police. 

Ce Ravachol avait la police à ses trousses pour plusieurs 
méfaits accomplis dans la région de Saint-Etienne. 

C'était, d'abord, le meurtre d'un vieil avare, vivant de 
mendicité et connu sous le nom d'Ermite de Chambles, la 
localité où il vivait. Puis, c'était la violation de la sépul- 
ture d'une vieille femme que l'on disait avoir été enterrée 
avec ses bijoux et pierreries. 

Ces affaires firent grand bruit dans la région lyonnaise 
et stéphanoise. Beaucoup d'anarchistes étaient convaincus 
que Ravachol n'avait perpétré ces actes qu'en vue de 
fournir de l'argent à la propagande. 

Plusieurs anarchistes avalent même été arrêtés comme 
complices. Mais, lorsqu'ils passèrent en jugement, l'attitude 
de ces comparses fut si piteuse, se rejetant mutuellement 
leur responsabilité, que cela nous dégoûta et nous rendit 
injustes envers Ravachol. 

Ce fut sous l'impression du compte rendu de ce procès 
que Kropotklne m'envoya, là-dessus, deux articles inti- 
tulés : « Affaire de Chambles », où il disait tout son 
dégoût. 

Cet article nous amena des lettres de camarades, de 



102 LE MOUVEMENT LIBERTAIRE 

Ricard entre autres, nous affirmant la sincérité de Rava- 
chol. Par la suite, par sa crâne attitude devant les juges, 
nous apprîmes à mieux le jiger. On pouvait, évidemment, 
se cabrer devant l'assassinat, même d'un personnage 
aussi peu intéressant qu'était la victime, pour se procurer 
de l'argent. Mais c'était un homme sincère, d'une énergie 
peu commune. 

* 



Enfin, ce fut le vol de dynamite, dans un chantier de 
Soisy-sous-Etiolles qui vint porter la terreur à son comble. I 

Plusieurs camarades furent arrêtés à cette occasion, parmi > 

lesquels, G. Etiévant, Faugoux et quelques autres. : 

Cela me valut une nouvelle perquisition. ] 

Un après-midi j'étais tranquillement en train de travail- ' 

1er lorsque je vis entrer deux policiers. 

— C'est moi, Rossignol, fit l'un d'eux. Je suis déjà venu 
ici chercher deux anarchistes italiens qui avaient 
poignardé un mouchard. (Il voulait parler de sa visite lors 
de l'arrestation de Monod). 

— Ah! qu'est-ce qu'il y a de cassé, encore? ' 

— Monsieur Goron va vous le dire. 

S'adressant à quelqu'un qui était resté au bas de l'esca- 
lier : 

— Vous pouvez monter, monsieur Goron, Grave est tout ' 
seuil 

Et Goron fit son apparition, sortant un papier de sa ' 

poche. J 

— Nous venons chercher de la dynamite. C'est le Pré- ' 
fet de Police qui nous envoie. J'ai le mandat. 

— Vous pourrez dire au Préfet de Police qu'il est un 
rude fourneau de s'imaginer qu'ayant de la dynamite à 
cacher, c'est ici que je la cacherais. 

— Je ne vous dis pas. Mais on nous envole. 
Pendant ce temps les deux autres olibrius' étalent en 

train, mais sans grande conviction, de remuer les paquets 
de journaux et brochures qui encombraient la pièce. 
Au milieu de l'opération, Rossignol s'écria : 

— H est épatant ce Grave. Chaque fois qu'on le file, c'est 
au Palais de Justice qu'il vous emmène I 



SOUS LA ni* RÉPUBUQCE 103 

Etait-ce une Invention de Rossignol? Jamais Je ne 
m'étais aperçu que j'étais filé. Toutes les semaines, il est 
vrai, j'allais au Palais de Justice, au Petit Parquet, faire 
le dépôt des deux numéros obligatoires, signés. Peut-être 
était-ce un de ces jours-là I 

En tout cas, j'étais bien innocent de la plaisanterie que 
m'attribuait Rossignol. Je me contentai de lui répondre : 

— Si vous croyez que je m'occupe de vous autres I J'ai 
bien d'autres chiens à peigner. 

A un autre moment, — car on faisait la causette — 
comme il était question de ceux qui venaient au bureau, 
il lança, sans avoir l'air de rien : 

— Il vient beaucoup de compagnons ici, mais il doit 
bien s'en trouver de la boitel 

— Ceux de la boite ont de bien trop sales gueules et 
sont bien trop bêtes pour que j'aie grand mal à les brûler, 
rétorquai-je. 

Le simulacre de perquisition — car elle n'eut rien de 
sérieux — ayant pris fln, Goron réunit une demi- 
douzaine de lettres qui se trouvaient sur la table et se 
préparait a les empaqueter pour les emporter. 

— Il vous faut absolument emporter quelque chose où 
vous passez. Vous ne pouvez vous en aller les mains vides, 
lui dls-je. 

— Et puis, ça lui ferait peut-être faute pour son journal, 
fit Rossignol, bon apôtre, ajoutant d'un air bonasse: Qui 
sait? il y en a qui viennent peut-être de la boite. 

Etait-ce un mot d'ordre pour me faire croire que 
nous étions entourés de mouchards ? 

Goron hésita un instant, tourna et retourna les lettres 
dans ses mains, se décida à la fin à les laisser sur 
la table, et se retira avec ses acolytes. 

C'était la première fols que des policiers quittaient le 
bureau sans rien chaparder. 

* * 

Les camarades arrêtés pour le vol de Soisy passèrent 
en jugement. L'attitude de tous fut très énergique. Celle de 
Faugoux goguenarde. Ils furent condamnés à des peines 
très sévères. Pour sa part, Etlévant attrapa cinq ans. 



104 LB IfOUVBMBNT LIBBBTAIHB 

Ce fut à ce procès qu'il lut cette magnifique affirmation 
de principes anarchistes que nous publiâmes dans le jour- 
nal et en brochure sous le titre : « Déclarations », de 
G. Etiévant. Ce fut son père qui m'apporta le manuscrit. 

Il me fut dit, plus tard, par quelqu'un qui semblait le ' 

connaître, que ces < Déclarations > avaient été écrites par 
un ingénieur nommé Jacquelines, ancien blanqulste rallié 
aux idées anarchistes, qui avait collaboré à divers jour* 
naux anarchistes, entre autres à la Révolution Sociale. Ses 
articles n'étaient pas mal, mais, de tous ceux que J'ai lus 
aucun n'avait l'envergure des « Déclarations » lues par ' 

Etiévant. 

D'autre part, le peu que je vis d'Etlévant tendrait à me 
fair croire qu'il n'avait pas, seul, écrit sa défense. Lors- 
qu'il passa & nouveau en jugement pour l'affaire du poste 
de la rue Berzéllus, il lut de nouvelles « Déclarations » ' 

qui furent publiées par le journal que faisait Constant ' 

Martin. Elles étaient loin de valoir les premières. ' 

Mais cela n'a pas d'importance. C'était un garçon [ 

d'énergie, et indubitablement intelligent, qui fut quelque 
peu déséquilibré par la prison. Lorsqu'il fut arrêté à la 
suite de son attentat contre les aergots, il m'envoya, de 
Mazas, des problèmes de mathématique et d'algèbre qu'il 
avait résolus lui-même, sans avoir jamais étudié ni l'une 
ni l'autre. I 

Ne connaissant pas ces sciences mol-même, j'envoyai 
ces solutions à Leyret qui les trouva exactes. 

A sa sortie de prison, il alla à Londres où il resta huit 
jours. Là-bas, des camarades l'avaient emmené à une réu- \ 

nlon où, comme de juste, on ne parlait qu'anglais. En en < 

revenant, il confia aux camarades qui l'accompagnaient, 
que l'on n'y avait dit que des bêtises I Le malheureux ne 
connaissait pas un mot d'anglais 1 

Il revint à Paris, désorblté, incapable de se remettre au n 

travail ou n'en trouvant pas. Sans aucune raison connue, 
11 attaqua, seul, à coups de revolver, un poste de police, G 

rue Berzéllus. Ce qui l'envoya au bagne où il mourut. ' 

M. E. Reynaud, dans ses Souvenirs d'un commissaire de 
police, en parlant de cette affaire de Soisy, dit que Fau- 
goux était la i casserole » de je ne sais plus quel commis* 
salre de police. Je ne sais de qui M. Reynaud tient ces 
renseignements, mais ils sont, certainement, erronés en e 



SOUS LA III* RÉPUBLIQUE 105 

ce cas. Au tribunal, Faugoux se moqua continuellement de 
ses Juges. Il fut envoyé au bagne où il mourut, si je ne me 
trompe, dans une des révoltes où furent tués plusieurs 
anarchistes. S'il eût été une casserole, Faugoux ne serait 
pas mort au bagne. 

Il semble qu'il y eut bien un mouchardage dans l'affaire, 
mais si on s'en rapporte aux journaux de l'époque, c'était 
un nommé Drouhet qui avait vendu toute l'affaire. Je n'ai 
pas connu l'individu. Il n'était pas dans ma liste. 

* 
* * 

Il va sans dire que tout cela avait surexcité l'opinion 
publique. Les Journaux à moitié littéraires, comme YBcho 
de Paris, le Journal, voire même parfois VEctair, étalent 
remplis d'articles tout & fait révolutionnaires. Mlrbeau, 
Séverine, AJalbert, Bernard Lazare, Descaves, Geffroy, 
Arsène Alexandre, écrivaient des articles purement anar- 
chistes. Notre supplément n'avait crainte de chômer. 

Bernard Lazare, Paul Adam, Henry Fèvre, Francis Vielé- 
GrlfQn, H. de Régnier, avalent fondé Les Entretiens 
Politiques et Littéraires qui, à la fin, étalent devenus tout 
à fait révolutionnaires. 

Dans un article « Ecole de Ravachol », Paul Adam 
reprochait a la Révolte de n'être pas assez révolutionnaire! 
Pour quelqu'un qui devait finir bourgeois et militariste, ce 
n'est pas mail 

H. Fèvre — celui-là aussi, hélas! a bien mal fini — dans 
un des derniers numéros écrivit un article sur les députés. 
Il terminait ainsi : « bombes de l'avenir! » La semaine 
suivante Vaillant jetait la sienne dans l'enceinte du Palais- 
Bourbon! 

Fèvre m'écrivit aussitôt que si j'avais l'Intention de 
reproduire son article il me priait de n'en rien faire. Je le 
rassurai. Pas plus que lui, tout en appréciant l'article, je 
n'avais envie d'être poursuivi. 

Mais le 1" mai approchait (1802). Fin avril s'amenèrent 
au bureau deux mouchards chargés de m'arrêter, soi- 
disant, pour non- paiement de l'amende de mon procès au 
sujet de l'article sur Fourmies. 
Ils me dirent que si j'offrais un acompte je serais certal- 



108 US MOUVEMENT UBBRTAJRB 

nement relâché; que ça se faisait d'habitude. Je pris donc 
une quarantaine de francs — toute la caisse — et, arrivé 
au Dépôt, je demandai à être conduit auprès du rond-de- 
cuir qui avait charge du département des amendes. 

On me fit attendre assez longtemps dans un local rempli 
de « mouches ». Enfin, an finit par venir me chercher. 
Après avoir traversé je ne sais combien de pièces et cou- 
loirs, on nous introduisit, mes deux gardes du corps et 
moi, dans une pièce très exiguë, remplie de paperasses, 
dont le désordre pouvait se comparer avantageusement 
à celui du bureau de la Rêvotte, et où se tenait un mon- 
sieur très solennel, très prudhommesque. 

Le bonhomme nous fit aligner, les deux chaouchs et moi, 
devant la cheminée, comme s'il eût voulu nous passer 
en revue. 

Un des mouchards — qui avait de l'éducation — se 
trouvant devant un chef, ôta délicatement sa chique de sa 
bouche et la Jeta derrière lui, dans la cheminée. 

Mais, dans la cheminée, se trouvait un petit fourneau 
allumé, avec une casserole pleine d'eau où cuisaient deux 
œufs que le bureaucrate préparait pour son déjeuner. La 
chique alla tomber dans la casserole, commençant â tein- 
dre l'eau en jaune. Comme il s'était retourné en même 
temps, le gaffeur s'empressa d'enlever sa chique avant que 
le vieux t ronibicr » s'aperçût de co qui était ajouté à son 
menu. Je dus me mordre les lèvres pour ne pas éclater de 
rire. 

Enfin, après nous avoir fait pas mal poser, tout bien 
considéré, le bonhomme me déclora qu'il ne pouvait 
accepter aucun a-compte, et que, par conséquent, je ne 
pouvais être libéré. Co que j'aurais dû deviner si je 
m'étais donné la peine de réfléchir. Je fus donc reconduit 
au Dépôt, 6 la salle communo où je restai deux jours. Le 
deuxième jour je vis arriver Dclesalle qui avait é>é, lui 
aussi, cueilli quoique n'ayant aucune amende & payer. Evi- 
demment, c'était une rafle en prévision du 1" mail Le 
paiement de l'amende n'était qu'un prétexte. 

Je fus ensuite mis en cellule où je restai plusieurs Jours. 
Dans mes pérégrinations à travers le Dépôt, je vis des 
gamins qui n'avalent peut-être pas douze ans, enfermés 
avec des adultes dont l'aspect ne dénotait pas la crèmo de 



SOUS LA III* RÉPUBLIQUE 107 

l'espèce humaine. Je l'écrivis à Mlrbeau qui écrivit un 
article émouvant là-dessus dans l'Echo de Parla. 

Mon premier soin avait été de ose réclamer de ma 
qualité (I) de politique. Le directeur me fit appeler au 
bout de quelques jours, mais ne me prêta qu'une oreille 
distraite. Enfin, l'ordre vint de me transférer a Sainte- 
Pélagie. Là, ce ne fut qu'aux « dettiers > que Je fus conduit. 

Le régime y était meilleur qu'au quartier de droit com- 
mun, mais ça ne valait tout de même pas le Pavillon des 
Princes. Je fis une nouvelle réclamation. 

Ce ne fut que deux ou trois jours après que le directeur 
me fit opp" 1 > . Il était assisté de l'inspecteur de la prison. 

— J'ai .c v u votre réclamation, fit le directeur. Savez- 
vous que vos camarades sont un danger public. Vous savez 
qu'ils viennent de faire sauter le restaurant Véry? 

C'était la première nouvelle que J'en avals. Même, sur le 
moment, Je n'y étais pas. Véry? Mais Je fus sur la piste 
aussitôt. 

Aussi impassible qu'ils semblaient graves, Je leur répon- 
dis : 

— Il n'avait qu'à no pas se faire mouebard. 

— Ohl Je ne veux pas discuter cela avec vous, reprit le 
directeur qui s'appelait Potin. Je vous ai fait venir pour 
vous dire que vous pouvez vous préparer à passer aux 
politiques. On ira vous chercher pour vous y conduire. 

C'est ainsi que j'appris l'attentat Véry. 

Mais, non contents de ra'nrrêter soi-disant pour lo paie- 
ment de mon amende, on avait profité do mon absence 
pour perquisitionner au bureau et enlever diverses choses. 
J'en fus Informé par mes parents du 140. J'écrivis aussitôt 
au Procureur do la République : 

Paris. 17/6 1802. 
Monsieur lo Procureur, 

Arrêté lo 20 avril, pour non-palcmcnt d'une amende, on a, 
on vertu do Jo no Fais quel mondât, fait perquisition chez mol, 
en mon absence, deux jours après mon arrestation et on s'est 
emparé de lettres, manuscrits, brochures, volumes, mandata et 



108 



LB HOUVBUBKT LŒBRTAÏRB 



«Ton revolver (Pauvre revolverl il finissait par connaître le 
chemin du Palais de Justice). »««*«» « 

Or, ces lettres se rapportent aux comptes du Journal dont 
J J? \ 1 « d J min, strateur; les brochures — dont le dépôt légal 
a été fait lors de leur apparition — ne sont l'objet d'aucune 
ponmilte; les volumes ont été payés de mon argent, chez les 
éditeara qui ne sont pas inquiétés; les manuscrits ne peuvent 
«ro poursulvables puisqu'ils ne sont pas encore publiés. 

Aussi, pour Justifier cet abus de pouvoir, m'a-t-on fait appeler 
chez un Juge d'instruction, en me déclarant que J'étais soupçon- 
né de faire partie d'une bande de malfaiteurs I C'est un comble I 

malfaMeur!*" 1 0n * ^ " q "' ,U ' appartleDt 1 ut est un 

Je n'ai pas la naïveté de m'étonner du procédé: depuis lona- 
temps Je sais que la loi Justifie tous les actes de ceux qui 
1 appliquât, lorsqu'ils ont la force pour la faire exécuter. Je 
ne récriminerai ni ne protesterai : je pense seulement qu'il 
suffira de vous signaler cette anomalie: - un anarchiste forcé 
de rappeler à des magistrats qu'ils ont accompli à son égard 
ce quon lui reproche de penser seulement — pour que vous 
vous empressiez de faire rapporter ches lui les objets qui lui 
appartiennent; sinon, ne-pourralt-ll pas dire que l'on n'a pas 
pour lui, respecté les formes de la légalité dont on prétend lui 
imposer l'observance? 

Jo vous salue. 

J. Obavb. 

Qui. a ce moment, était à Sainte-Pélagie? Je l'ai totale- 
ment oublié. Tout ce que Je me rappelle, c'est que Poueet 
venait d'en sortir. 

Il avait été enfermé sur la réquisition d'un patron — 
du côté des Ardennes, Je crois — qui, se Jugeant diffamé 
par un article du Père Peinard, l'avait fait condamner a 
des dommages et intérêts que Pouget n'avait pas Jugé 
nécessaire de payer. Son adversaire avait obtenu la 
contrainte par corps contre lui. Seulement, 11 devait payer 
le prix de la « pension » <flio réclamait l'administration 
pour détenir Pouget. Il devait payer une quinzaine 
d'avance. 

Mais, comme pour les amendes, si le détenu n'est Inscrit 
sur aucun rôle d'Impôts, il peut tirer un certificat d'indi- 
gence, et alors il ne fait plus que la moitié du temps de 



SOUS LA in* BfrUBUQUB 109 

la contrainte; or, la veille de la libération de Pouget, il 
avait versé au greffe la quinzaine d'avance. On se garda 
bien de le prévenir que son ennemi devait être libéré, de 
sorte que, le lendemain, il fut religieusement remis à Pou- 
get l'argent versé à son crédit par son persécuteur pour le 
détenir sur « la paille humide des cacbots I » 

Pour les frais de mon procès et l'amende, je devais faire 
quarante jours de contrainte. Inutile de dire que, moi 
aussi, je me réclamai de la bienheureuse clause pour ne 
faire que vingt Jours. Mais le temps passait, le vingtième 
Jour approchait sans que, comme sœur Anne, Je visse rien 
venir en réponse à ma requête. 

Enfin, le dix-neuvième Jour, les gardiens vinrent me 
prévenir de me préparer pour... aller à l'instruction 0). La 
voiture cellulaire m'attendait. C'était une réponse du 
berger à la bergère que je n'avais pas prévue. De quel 
nouveau crime m'étais-je rendu coupable sans le savoir? 
Arrivé au Palais de Justice, Je fus amené devant un Juge 
nommé Doppfer. 

Ce monsieur, très poli, me fit asseoir. Mais, lui et son 
greffier étaient d'un solennel à vous impressionner. < Le 
beurre ne leur aurait pas fondu dans la bouche », comme 
disent les Anglais. 

Mais je n'étais guère impressionnable. Je commençais a 
être blasé sur les Juges, même d'Instruction. Pour tout dire, 
Je commençais à en avoir assez. 

Après les questions d'usage, sur mes nom, prénoms, 
âge, etc., nous nous mimes a discuter socialisme. 

Mais comme il en revenait aux attentats, la violence, etc., 
Je lui répliquai : 

— Vous, messieurs les juges, vous avez pris l'habitude 
de jouer avec la tête et la liberté des individus pour défen- 
dre ceux qui possèdent. Que voulez-vous? Il s'en trouve 
quelques-uns qui on le caractère mal fait et qui se ven- 
gent. Cela, vous ne l'empocherez pas. 

Après quelques escarmouches, M. Doppfer m'an- 
nonça que n'ayant trouvé aucune charge contre moi, Je 



(1) C'était la visite au Juge dont il est question dans ma 
lettre. 



110 LB MOVVBKBNT UBBRTAIRB 

serais, le lendemain, remis en liberté... provisoire C), béné- 
ficiant de la clause dont j'ai parlé. 
Le lendemain, Je réintégrais le 140 de la rue Mouffetard. 

* » 

Le 2 janvier 1893, des policiers se présentèrent chez 
Benoit, mon parent. Sa femme était seule. Ils prétendirent 
agir en vertu d'un mandat de perquisition. Ils emportèrent 
un paquet de lettres que j'avais mis chez eux, de crainte 
qu'elles ne fussent prises en cas de perquisitions chez 
moi. Non pas qu'elles fussent compromettantes en quoi 
que ce soit, mais parce que je tenais a les garder. Il s'agis- 
sait de lettres de littérateurs, quelques-unes de Darnaud 
(un ex-commandant de zouaves, retraité, maire de Roque- 
flxade, qui était venu aux idées et en faisait la propagande 
dans sa région). Il y en avait une que Ravachol m'avait 
écrite de la Conciergerie. Plus un manuscrit que Je n'avais 
pas lu, traitant de la fabrication des explosifs, remis par 
Perrare ( 8 ). 

Ce ne fut que lorsque Je descendis que M™» Benoit 
m'apprit la perquisition qu'elle venait de subir et la saisie 
du paquet de lettres. Comme les « perquisltlonneurs *■ ne 
s'étalent pas fait connaître, ni n'avaient laissa aucun 



(1) Nous étions toujours en liberté provisoire à ectto époque 

(2) La Icttro do Ravachol était une réponse fl un pneu que 
Jo lui avals adressé. 

Quelque temps après l'arrestation de Ravachol, M"* Benoit, 
un Jour que j'avais été absent du bureau, m'apprit que l'on était 
venu me demander. C'était Laborlo qui tenait absolument a me 
parler, et mo priait d'aller le voir ches lui. 

Je m'y rendis. Il roo raconta que, a la Conciergerie, on était 
en train do manœuvrer pour imposer a Ravachol un défenseur 
du choix do l'administration; qu'il fallait éviter cela. Que lui, 
Laborle, se chargerait volontiers do la défense de Ravachol. 

Qu'y avait-il do vrai? L'homrno me parut sincère. Je lui pro- 
mis d'Intervenir auprès de Ravachol. 

Le lendemain, je rencontrai Pougct, Je lui racontai la chose. 

— Allons voir Atthalln. me dit-ll. 

Atthalla était le juge chargé d'instruire le procès do Ravachol. 

Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous voilà partis pour le Palais 
de Justice. Là, on nous dit que M. Attballît est, Justement, à la 



SOUS LA ni* RÉPUBLIQUE tu 

procès «verbal, Je l'engageai & aller cbez le commissaire du 
quartier pour réclamer ce qui avait été pris. 

Le commissaire n'était au courant de rien, et l'engagea 
à écrire au Procureur de la République. Ce que je Ils aussi- 
tôt. Sans recevoir aucune réponse, naturellement. 

Mais comme je ne voulais pas laisser passer, sans pro- 
tester, cette spoliation, dans la Révolte de la semaine sui- 
vante, en tête du numéro, sous le titre : Avta aux Collec- 
tionneurs, je publiai que, si Jamais venaient en vente des 
autographes de Mirbeau, Barrés, Reibracb, et beaucoup, 
d'autres, qui m'étaient adressés, ils ne pourraient provenir 
que du vol dont j'avais été victime. 

Plus tard, lorsqu'il fut avec moi, aux Temps Nouveaux, 
Delesalle m'avisa un jour que, sur un catalogue d'une 
vente Charavay, il avait vu qu'elle comportait une lettre 
de Ravanhol adressée à mon nom. Mais la vente avait eu 
lieu déjà. 

j'écrivis a Charavay pour lui demander de qui il tenait 
cette lettre. A qui l'ovait-il achetée? Bien entendu, M. Cha- 
ravay ne se rappelait pas la lettre, ni, par conséquent, de 
qui il la tenait. 



La répression continuait. On arrêtait a tort et à travers. 
Les journaux révolutionnaires étalent poursuivis et aussi- 
tôt condamnés. Ce qui ne les empêchait pas de trouver 
autant do gérants qu'ils en avaient besoin. 

Les lois sur la presse n'étant pas assez draconiennes, 
on augmenta les pénalités pour la plupart des cas. Mais 
ce fut un cautère sur une jambe do bols. La propagande 
révolutionnaire continuait de plus belle. Tous lea Jours 
il y avait quelque attentat plus ou moins sérieux, quelquo 
acte de révolte. Non seulement en France, mais partout. 

Conciergerie, en train d'interroger Bavachol. Nous allons à 1* 
Conciergerie. Attballn en liait parti. Retour à sou cabinet, mal* 
notre homme refusa de nous recevoir. 

Nous allons an bureau do poste, en face le Palais. La, J'expé- 
diai un pneumatique à Ravncho), lui conseillant de demander 
Laborle comme dtfcr^ur. Ravachol me répondit qu'il avait 
déjà choisi M* Lagaase. 

Ce fut cette lettre qui fat saisie. 



112 LB MOUVEMENT L1BBRTAIRB 

En août 1892, une grève éclata à Carmaux, il s'ensuivit 
des troubles qui durèrent quelque temps, et soulevèrent 
l'opinion. 

Un beau jour une bombe fut découverte au siège de la 
compagnie, avenue de l'Opéra. Eiie fut transportée au 
poste de police de la rue des Bons-Enfants, où elle éclata 
entraînant la mort... de saisissement de l'un des agents. 
La bombe qui, plus tard, fut attribuée à Emile Henry, 
avait été plus intelligente que ses auteurs. Eût-elle éclaté 
avenue de l'Opéra, elle aurait pu entraîner la mort de 
plusieurs ouvrières, un atelier de couturières étant, paraît- 
il proche voisin des bureaux où avait été placée la bombe. 
Cela n'aurait pu que soulever l'opinion publique contre 
les anarchistes. Tandis qu'au poste de police cela n'avait 
aucune importance. 

Un peu plus tard, à Barcelone, ce fut au Liceo, un des 
plus luxueux théâtres de cette ville, qu'il en éclatait une 
autre, jetée par des inconnus, tuant une vingtaine de per- 
sonnes, en blessant une cinquantaine. Aussitôt, on accusa 
les anarchistes qui avaient voulu venger un des leurs, 
Pallas, fusillé à la suite d'une tentative contre l'auteur de 
l'exécution d'innocents à Xérès. 

Kropotkine m'envoya un article réprouvant l'acte. 
Sans doute, Kropotkine avait raison à un point de vue. 
Se venger sur des innocents (je crois qu'il y avait eu des 
enfants de tués), jeter des bombes dans un lieu public, où 
elles tuent des gens qui, peut-être, ne valent pas cher, mais 
peuvent aussi en estropier d'autres fort estimables, n'est 
pas un moyen efficace de proclamer la fraternité, la soli- 
darité, la justice. 

Mais nous traversions une période troublée. L'autorité, 
en Espagne, avait été infâme. On avait, comme en France, 
arrêté des gens sans motifs valables, on les avait gardés 
indéfiniment en prison. De plus, on en avait envoyé au 
bagne. On en avait torturé d'une façon abominable. A mon 
avis, nous ne pouvions, avant de savoir, jeter par-dessus 
bord les auteurs de l'attentat. 

J'écrivis dans ce sens à Kropotkine, lui demandant de 
retirer son article. Ce qu'il fit, du reste, sans hésitation. 
J'en écrivis un pour le remplacer, que j'intitulai: « La 
Vengeance »1 E se terminait ainsi : 

« Certes, pour en arriver à exécuter cet attentat, Il faut 



SOUS LA Itl* BéPUBUQUB US 

avoir le cœur creusé par la haine, corrodé par les souf- 
frances endurées. Pour qu'un anarchiste, dont la préoc- 
cupation maîtresse est celle de la justice, puisse arriver 
à concevoir froidement la mort de tant de personnes cou- 
pables seulement d'appartenir à la classe privilégiée, il 
faut qu'il soit bien profondément ulcéré. 

« Que les bourgeois qui sont atteints lui jettent l'anathè- 
me, c'est dans la logique humaine. 

« S'ils réfléchissent aux misères qu'engendre l'ordre 
social dont ils tirent leur profit, aux vies humaines fauchées 
par leur avarice, ils devraient s'étonner que Paris existe 
encore ». 

Plus tard, nous apprîmes que l'un des - auteurs de l'atten- 
tat était un de ceux qui avaient été atrocement torturés 
dans la prison de Montjuich. Cela ne justifiait pas l'atten- 
tat, mais cela l'expliquait. 

* 

Ce fut, enfin, l'attentat de Vaillant contre l'« Aquarium », 
comme le Père Peinard avait baptisé le Palais-Bourbon. 

A cette occasion, j'écrivis l'article: « Leur Peur > qui 
fut poursuivi. C'était le premier numéro que le camarade 
Siguret signait comme gérant 

Mais, cette fois, c'était trop. C'est en rechignant, que les 
députés avalent consenti à voter les lois qui aggravaient 
les pénalités contre la presse. Jusque-là, les actes de 
révolte ne les concernaient pas. Mais, du jour où l'on 
s'attaqua à eux, ils devinrent enragés. Ce que l'opinion 
publique flétrit du nom de « lois scélérates », c'est-à-dire, 
les lois contre ce que l'on appelait « Association de mal- 
faiteurs », et par lesquelles on pouvait faire partie d'une 
association sans s'être jamais vus ni avoir correspondu, 
furent votées dare-dare, sans rémission, c Ceux qui 
auraient eu connaissance de la préparation d'un attentat 
seraient poursuivis comme complices, s'ils ne dénonçaient 
pas les faits à leur connaissance ». Tout cela fut voté en 
cinq secs. 

Quant aux journaux, non seulement, gérants, écrivains 
pouvaient être poursuivis, les pénalités augmentées à 
nouveau, les portant à 5 ans de prison là où auparavant 



114 LB MOUVEMENT UBBHTATRB 

on pouvait attraper 6 mois; mais l'imprimeur, le vendeur 
pouvaient être poursuivis. Nous retournions à l'Empire. 

A propos de Vaillant, M. Raynaud, dans le volume dont 
j'ai déjà parlé, affirme que lui aussi aurait agi — sans le 
savoir — sous l'inspiration d'un agent provocateur, nommé 
Jacot qui lui aurait été envoyé par un de ses camarades, 
nommé R..., mais connu sous le nom de Georges. 

Ce nommé R... est évidemment Renard qui, en effet, fut 
connu comme mouchard. Quant à Jacot, je n'en ai jamais 
entendu parler. 

D'après M. Raynaud, en haut lieu on désirait faire voter 
les lois scélérates; mais la Chambre s'y montrait rebelle. 
Puybaraud aurait inventé l'attentat en vue de forcer la 
main aux députés récalcitrants. 

Comme moralité, ça ne laisse rien à désirer. Peut-être, 
après tout, cet état d'esprit existait-il au ministère et à 
la Préfecture de Police, puisque M. Raynaud prétend que 
son Jacot allait, se vantant dans les couloirs d'avoir fourni 
la bombe à Vaillant en vue de se faire bien voir des chefs. 

Donc, selon lui, — et M. Raynaud répète ce qu'il a 
entendu — envoyé par ses chefs, — avec la complicité de 
Dupuy — il serait allé trouver Vaillant, se donnant comme 
anarchiste-cambrioleur, disposant d'argent pour la pro- 
pagande. Vaillant était dans la misère, il lui aurait donné 
cinq louis, puis cuisiné et persuadé d'accomplir son atten- 
tat, mais prenant la précaution de lui fournir la bombe 
pour qu'elle fût inoffensive. 

Cependant, Je le répète, personne, parmi nous, n'a jamais 
entendu parler de ce Jacot. Le seul que l'on connût et qui 
était en relations étroites avec Vaillant, & cette époque, 
était un camarade nommé Pauwels. Ils durent combiner 
plusieurs affaires ensemble, car Pauwels sema, pour son 
compte, plusieurs bombes dans Paris, et fut lui-même 
victime de celle qu'il jeta à la Madeleine. Or Pauwels était 
un bon camarade, sincère et connu de nous tous. 

• 

* * a 

Toujours est-il que les lois furent votées, et qu'à la suite 
de ce vote, Bourbier — le vendeur du Petit Parisien qui 




VIII 

PORTRAIT DE RAVACHOL 



SOUS LA m* W&PCBUQOB 115 

faisait le service de la Révolte pour les libraires de Paris, 
— voulant se mettre à l'abri de ladite loi, me fit signer un 
engagement par lequel j'étais censé lui louer un de ses 
guichets. Je devais être présent à la distribution du Journal 
aux porteurs. 

Mercier et moi, pour être à l'heure, — la distribution 
commençait vers les deux ou trois heures du matin — 
nous nous rendions aux environs du Croissant, passant la 
soirée à prendre du café jusqu'à la fermeture des établis» 
sements, et rentrions le matin crevés de fatigue, après 
avoir fait acte de présence à la distribution aux porteurs. 

Mercier était un drôle de type. H m'était venu, recom- 
mandé par Reclus. Ritzerfeld étant mort, je le pris pour 
m'aider. 

Je ne l'avais accepté qu'à cause de la recommandation 
de Reclus. A première vue, il ne m'avait pas été sympa- 
thique. Mais, l'habitude aidant, cette impression s'était 
atténuée, quoique, parfois, il émettait des aphorismes 
plutôt effarants. Mais j'attribuais cela au besoin d'épater 
les gens. Et il y avait, je crois, beaucoup de cela. Ce fut lui 
qui me remplaça lorsque je fus arrêté. 

Arrêté à son tour, ce ne fut qu'au procès des Trente que 
je le revis et que j'appris son vrai nom : Ledot, et qu'il avait 
subi une condamnation pjur quelque indélicatesse dans 
un emploi qu'il tenait à la mairie de Bourges. 

Tant qu'il fut atec moi, je n'eus jamais à m'en plaindre. 
Plus tard, parait-il, il oursit été se vantant d'avoir écrit 
mon livre La Grande Fimtlle. Rien de bien méchant. 

Les attentats continuaient 11 y enl. entre autres, les vols 
de la bande Ortie. Nous sentions, chaque j«.ur, se resserrer 
le filet policier autour de nous. 

Le 1" janvier 1894, Benoit me fit avertir que l'on était 
en train de perquisitionner chez lui, et que l'on allait 
monter chez mol. C'était Touny qui menait l'opération. 

Ne gardant rien, selon mon habitude, brûlant les lettres 
au fur et à mesure qu'il y était répondu, J'eus vite fait de 
mettre au feu la demi-douzaine provenant du courrier du 
matin. Je n'avait qu'à attendre les rousslns qui ne tardé* 
rent pas d'arriver. 

Après avoir fouillé un peu partout par acquit de cons- 
cience, Touny s'empara d'une boite contenant les fiches 





116 LB MOUVBMBNT LD3BRTAIRE 

des derniers abonnés dont je n'avais pas encore fait Impri- 
mer les adresses. 

Je lui fis observer que c'étaient des adresses d'abonnés, 
qu'elles m'étaient indispensables, qu'il agissait contre tout 
droit en les prenant. 

« Vous n'aurez qu'à aller les réclamer, dans la semaine, 
au Palais de Justice », me dit-il. Et, tout en fouillant, il 
consultait continuellement des notes qu'il tenait à la main. 
Ça ne me disait rien qui vaille I 

A la fin, il me demanda de le conduire à mon domicile 
particulier. 

Le bureau étant de plus en plus encombré de paperasses, 
j'avais dû louer, rue Monge, une chambre où j'avais trans- 
féré mes meubles. Dans le vague espoir qu'elle échapperait 
à la police, je l'avais louée sous le nom de mon parent, 
Benoît. Mais, entre les pattes des limiers, cela devenait 
la « précaution inutile >1 

J'essayai de m'en tirer en disant que je n'avais pas de 
domicile a moi, que je logeais chez une maîtresse. 

— Alors, je suis forcé de vous arrêter. 

11 n'y avait rien de compromettant rue Monge. Cela ne 
voulait pas dire que ça ne se terminerait pas quand même 
par une arrestation. Mais, tout considéré, arrêté pour 
arrêté, j'essayai ma dernière chance. J'emmenai les argou- 
sins rue Monge. 

La visite ne dura pas longtemps. Ils ne trouvèrent rien, 
et s'en allèrent, me laissant libre, à mon grand soulage- 
ment 

Dans la journée j'appris que des centaines d'anarchistes 
avaient reçu, pour leurs étrennes, de semblables visites. 

Pendant la perquisition faite chez elle, M"' Benoit 
reconnut un de ceux qui avaient pratiqué la précédente. 
C'était Fédé. De plus, après le départ des policiers, elle 
constata la disparition d'un volume de la Société mourante 
que j'avais dédicacé à son mari. 

Le commissaire du quartier chez lequel je l'engageais 
à aller réclamer, jura 6es grands dieux qu'il était impossi- 
ble qu'un officier de police s'emparât de ce qui ne lui 
appartenait pas. 

Le volume n'en avait pas moins disparu. Peut-être, lut 
aussi, sera-t-11 allé enrichir quelque vente. 



SOUS LA m* RÉPUBLIQUE 117 

A part cela, les policiers, même gradés, sont des hon- 
nêtes gens! 

* 
* * 

Au commencement de la semaine, un employé de la 
poste me remit une liste de camarades dont la correspon- 
dance devait être saisie à la poste. Un coup de filet se 
préparait, évidemment. Il n'y avait qu'un moyen d'y 
échapper, prendre la fuite. C'aurait été prudent mais fort 
peu courageux. Il n'y avait qu'à voir venir. 

Le samedi suivant, il n'était pas encore cinq heures du 
matin, on frappait à ma porte, rue Monge. Ayant demandé 
qui était là, ce fut la concierge qui me répondit. Elle avait 
quelque chose à me direl 

Quelque chose à me dire! à cette heure de la nultl 
j'étais fixé. Cette fois J'étais pris. J'ouvris la porte et deux 
ou trois policiers se précipitèrent — c'est le mot — sur 
moi. 

A la fin, ayant consenti à me laisser m'habiller, 
ils fouillèrent un peu partout, et finirent par découvrir un 
paquet de lettres. Toutes émanaient de littérateurs avec 
lesquels j'étais en correspondance pour le Supplément. 
Ça ne pouvait compromettre personne. 

De la rue Monge. Je fus mené au poste du Panthéon, où 
on me fit attendre le jour. Le commissaire me confia à 
deux acolytes pour me mener au Dépôt lorsqu'il serait une 
heure décente. En route, ces messieurs me proposèrent de 
prendre le tramway, mais Je tenais à jouir du peu d'air 
libre qui me restait à respirer, Je préférai marcher. Plus 
loin, Ils m'offrirent d'aller prendre quelque chose, 6ur le 
sine, me faisant remarquer avec quels égards ils me trai- 
taient. Mais Je déclinai leur nouvelle offre. 

Arrivé au Dépôt, Je fus bouclé. Comment cela se termi- 
nerait-il? 



IX 



LA BOURRASQUE 



Je ne restai qu'une nuit au Dépôt. Le lendemain j'étais 
transféré à Mazas. Je fus mis à la première Divisior. Le 
gardien était jeune, tout frais émoulu du régiment. Il 
venait causer avec moi. Il me raconta qu'il avait demandé 
à rentrer au chemin de fer, que c'était contre son gré 
qu'on l'avait fourré gardien de prison, mais qu'il entendait 
ne pas le rester. 

Puis ses visites cessèrent brusquement. Au bout de quel- 
ques jours, je fus enlevé de la première Division et trans- 
féré à la troisième. 

Pendant des semaines, je fus sans recevoir ni lettres ni 
aucune nouvelle du dehors. De mon côté, je me gardais 
bien d'écrire à qui que ce soit, pensant bien que ça ne 
pourrait qu'amener des désagréments a mes correspon- 
dants. Je pensais, surtout, aux Benoit, mes parents de la 
rue Mouffetard qui, quoique ne s'occupant nullement de 
propagande, avaient subi déjà deux perquisitions, tout 
simplement parce qu'ils demeuraient dans la même maison 
que moi et avalent consenti à répondre pour moi aux 
visiteurs lorsque je m'absentais. 

Au lendemain de mon arrestation, j'avais dû être mené 
à l'instruction, mais je n'ai gardé aucun souvenir de 
l'entrevue. 

Il y avait quatre ou cinq semaines que Je me morfondais 
lorsqu'on vint me chercher pour aller à l'instruction. 

Arrivé dans le cabinet de M. Mayer, — le juge d'instruc- 
tion — ce dernier s'empressa de m'annoncer que j'étais 
poursuivi pour La Société mourante. Et, en me disant cela, 
ses petits yeux pétillaient de malice. On voyait qu'il jubl- 



8009 LA m* KftPDBUQVB 119 

lait de me servir ce petit apéritif, en attendant le procès 
plus substantiel pour 1' «Association des malfaiteurs », 

Je lui fis observer qu'il y avait près de six mois que le 
volume était paru, la prescription acquise, par conséquent 

D y avait une nouvelle édition et c'était celle-ci que l'on 
poursuivait. C'était pur jésuitisme! 

J'avais eu naguère une discussion avec Stock. Un com- 
positeur travaillant à l'imprimerie où avait été tirée La 
Société mourante, m'avait affirmé avoir vu sortir les cli- 
chés pour faire un nouveau tirage. Je l'avais dit à Stock 
qui nia la chose. 

Sur ces entrefaites, Retté était venu me trouver, me 
disant qu'un de ses amis, trouvant La Société mourante un 
bon livre de propagande, offrait de faire les frais d'une 
édition populaire. 

Maigre mes démêlés avec Stock, je lui fit part de l'offre 
et lui proposai de s'en charger. Mais Stock était ennemi 
des éditions à bon marché, li refusa de discuter l'affaire. 

t- Je la ferai sans vous. 

— Je la ferai saisir. 

— C'est ce que nous verrons. 

Un camarade belge, Jean Tordeur, ouvrier typographe, 
me proposa de se charger de l'impression du volume, et 
réussit à faire une belle petite édition, à laquelle j'avais 
rajouté un chapitre : «La Méthode expérimentale», dont 
on se targua pour justifier les poursuites, quoique aucun 
passage ne figurât parmi ceux poursuivis. 

Le gouvernement belge, pour ne pas être en reste aveo 
le gouvernement français, lui emboîta le pas, et poursuivit 
le camarade Tordeur qui fut également condamné à 
deux ans de prison. 

Le camarade auprès duquel m'avait Introduit Retté était 
architecte. Il avait édifié une maison de rapport près des 
Invalides. En relation avec les camarades impressionnistes, 
11 eut l'idée de faire exécuter par plusieurs d'entre eux des 
peintures pour orner la maison susdite. La presse en parla, 
mais ce ne fut pas un succès auprès du propriétaire qui. 
scandalisé, les fit badigeonner. Il y avait des Luce, des 
Signac et, je crois bien, des Plssaroi 

Par la suite, ce camarade fut un de mes meilleurs amis. 
* 



120 U MOUTBIONT UUATMIU ■ 

J'an reviens à mes moutons. 

Poursuivi pour La Société mourante. Je fus transféré à la 
Conciergerie; là on me mit dans une cellule où se trouvait 
déjà un jeune apacbe de dix-sept à dix-huit ans qui en 
était à sa seizième ou dix-septième condamnation. Ce 
dont il n'était pas peu fier, et ce qui lui donnait une cer- 
taine gloire auprès des gardiens. 

De par la loi qui condamnait les anarchistes à l'Isole- 
ment, on vint le chercher dans la soirée pour le transférer 
ailleurs, mais il eut le temps de me raconter une partie de 
.son histoire. 

Orphelin de bonne heure, abandonné à lui-même, il 
avait commencé par voler le pain et les boites de lait que 
les fournisseurs déposaient à la porte des clients encore 
endormis. Puis, il entreprit les étalages et, enfin, l'attaque 
nocturne. 

Il parlait de cela comme 11 aurait parlé d'un métier 
quelconque. Ses condamnations, c'étaient ses galons et 
décorations. Passible de la relégation, 11 en anticipait de 
grandes Joies. 

Les Jours suivants, Je l'entendis — les promenoirs étalent 
près de ma cellule — pérorer au milieu d'un cercle de 
gardiens qui riaient à ses histoires, dont plusieurs n'étaient 
peut-être que des vantardises. 

Le 28 février, Je passai en Jugement. Buîot assurait, dans 
les couloirs, qu'il se faisait fort de me faire « obtenir > 
cinq ans, le .maximum. 

Comme Je l'ai noté, Buîot ne manqua pas, dans son réqui- 
sitoire, de lire mon entrefilet de la Révolte sur la magistra- 
ture, qu'il n'avait pu digérer. Malgré tout, il n'obtint que 
deux ans. Il est vrai que c'était mol qui devais les faire. 

Le président, dont J'ai oublié le nom, dirigea l'Interro- 
gatoire de façon que Je ne trouvai pas à placer un mot. 
Cela fut mené de matn de maître, et terminé avant que 
J'eusse eu le temps de dire: Oufl 

Emile de Salnt-Auban fit une brillante plaidoirie ; ce 
fut mol qui ne fus pas brillant. Arrêté par cette Idée qu'il 
était défendu do lire quoi que ce soit dans un procès, Je i 

n'avais préparé aucune déclaration. Quant à improviser, i 

J'aurais bafouillé. Je ne pouvais cependant accepter de 
me retirer sans rien dire. J'eus recours à la déclaration de i 

mon premier procès r i 



iOOS LA UI* RéFUBUQUB 131 

— J'accepte la responsabilité de ce que j'ai écrit Je ne 

reconnais à personne le droit de m'empêchcr de dire ou 

écrire ce que Je pense. Vous êtes les plus forts, laites ce 

que vous voudrez. Ça ne m'empêchera pas d'avoir raison. 

C'était monotone comme thème, mais Je ne pouvais 

m'embarquer dans de longues considérations. Et, après 

tout, ce n'était pas le même public. 

f Mais, la représentation finie, qu'est-ce que Je vols? Mon 

défenseur traverser le prétoire, aller au-devant de mon 

Bulot qui s'avançait la main tendue : M' de Salnt-Auban 

félicitant Bulot de son réquisitoire, et Bulot félicitant de 

Salnt-Auban de sa plaidoirie. Tous deux se serraient la 

i cuiller, comme deux vieux copains I 

*> AJalbert nous avait déjà donné ce spectacle dans sa 

pièce: La fille Ellsa. Cela ne m'empêcha pas d'être choqué 

sur le moment. Mais ne faut-il pas faire la part du milieu, 

de l'accoutumance, et d'un tas de petites choses A côte. 

Salnt-Auban, J'en suis certain, me défendit avec conviction, 

et s'y employa de son mieux. 

N'empêche que ce que l'on appelle la Justice est une 

y, fameuse comédie! 

* 

C'est à AJalbert que Je m'étais adressé pour ma défense. 
Mais il était en délicatesse avec le parquet. Chargé, au 
dernier moment, de plaider pour Vaillant qui avait Jeté 
une bombe en pleine Chambre des députés, .trouvant qu'il 
n'avait pas le temps d'étudier le dossier, il demanda le 
renvoi de l'affaire qui lui fut refusé. Considérant que se 
charger de la défense dans ces conditions serait participer 
à un assassinat, AJalbert rendit le dossier. 

Ce qui, du reste, n'arrêta pas le parquet, Lnbori ayant 
accepté. 

N'ayant pu avoir Ravachol, 11 ne voulait pas manquer 
Vaillant! H 

A la demande que Je lui avais faite, voici ce que me 
répondit AJalbert : 

Mon cher Grave, 
II serait impossible de voua assister, pour des raisons que Je 
ne puis vous indiquer tout au long ici, dans le cas où vous 
seriez poursuivi pour votre livre. 



132 L» MOUVEMENT IJBBRTAIBB 

Ces raison* Je suis sûr que vous les approuveriez et je sala 
sûr aussi, que vous ne considéreriez pas mon refus comme une 
défection de ma sympathie pour votre personne et votre talent. 
Là, n'est pas la question, n'est-ce pas? Deux jours avant votre 
lettre, j'ai publié encore un article sur vous et votre livre. 

Mon avis est que vous vous fassiez défendre, en l'occasion, 
au point de vue du droit strict, par un Jurisconsulte. 

Ce n'est pas le procès de l'anarchie que l'on instruit, mais 
celui de la pensée humaine tout entière, et dans des conditions 
particulières, avec des lois spéciales, toutes chaudes. Il faudrait 
au point de vue de la loi, démontrer ce qu'elles valent, ces 
lois-là, surtout dans le cas de votre livre. Si vous voulez que 
je vous trouve un défenseur dans ce sens, je suis tout à votre 
disposition. 

Toujours bien cordialement vôtre. 

19 novembre 1893. 
J. Ajalbbrt. 

Je répondis & Ajalbert que je serais heureux qu'il trou- 
vât quelqu'un pour le remplacer, ne connaissant, pour 
mon compte, personne â qui m'adresser. 

Voici le pneu par lequel Ajalbert me recommandait 
M* de Salnl-Auban : 

Mon cher Grave, 
Mon confrère et ami, M" de Salnt-Auban accepte de voua 
défendre. Il viendra vous voir tout h l'heure. 11 connaît votre 
livre, et se trouve donc déjà bien préparé. Ce n'est point 
M* Aubin dont vous m'aviez parlé, et que Je ne connais. C'est, 
croyez-le bien, en connaissance de cause, que je vous conseille 
de remettre le soin de voira défense A M* de Salnt-Auban. Vous 
serez défendu par un philosophe et un jurisconsulte du plus 
libre esprit. 

Bien vôtre. 

J. Amlbbrt. 

Ce fut de cette façon que je fis connaissance avec M* de 
Salnt-Auban, ce dont Je n'eus qu'à me féliciter. 

Ramené A Mazas, et écroué dans Je ne sais plus quelle 
division, Je n'avais pas encore eu le temps de m'installer 
que l'on vint me chercher pour me conduire dans une 
autre division, dans une cellule assez sale. 



"^V 



■008 ia m* aspubuqob 133 

A la tombée de la nuit, on me fit quitter cette cellule pour 
me mener dans une pièce où se trouvaient deux gardiens 
qui m'Intimèrent de me déshabiller et d'endosser un 
costume de prisonnier. 

Je refusai, exclpant de ma « qualitét! de condamné 
politique, demandant a voir le directeur, que l'on alla 
chercher ou plutôt qu'on fit semblant d'aller chercher. 

Le directeur était sorti. Je demandai à voir l'Inspecteur. 
L inspecteur était sorti ! Je demandai à voir l'instituteur 
qui, me dit-on, le remplaçait. Même comédie que pour le 
directeur et l'inspecteur. C'était l'administration Benolton. 
Tout le monde était sortit 

Je discutaillai quelque temps, refusant d'endosser le 
costume qu'on me présentait. Mais quoi 1 Je n'étais pas de 
taille & résister à deux gardiens. Au surplus, cela en valait- 
il la peine? Je m'exécutai. 

Riais ce n'était qu'un prélude. Le lendemain on m'apporta 
un billot, une vieille râpe et, avec cela, Je devais décorti- 
quer des noix de corrogo dont on me laissa plein un sae. 

Je me mis au travail. Après tout, c'était un dérivatif. Je 
tapais comme un sourd sur les noix. Mais, parfois, Je 
tapais à faux, le coup n'était pas perdu pour mes doigts. 

Malgré tout, ne pouvant supporter le costume de prison- 
nier, J'écrivis & Salnt-Auban pour l'informer du fait 

Le lendemain ou surlendemain, en tout cas c'était un 
dimanche, je fus appelé au parloir des avocats. Salnt- 
Auban m'attendait. 

Je lui racontai — il était à même de le voir, du reste — 
que l'on m'avait forcé à prendre le costume de prisonnier. 

Mais est-ce la rage de n'avoir pas été capable de dire 
tout ce que l'aurais eu a dire, la solitude, i'énorvement ? 
Je me mis a fondre en larmes comme une Madeleine en 
lui racontant mes désagréments, l'adjurant de n'y point 
faire attention, que c'était tout simplement nerveux. 

La crise calmée, Je pus finir tranquillement de raconter 
mon affaire. Mais les coups que Je m'étais donnés sur les 
doigts avalent occasionné de gros pinçons que J'étais en 
train de percer lorsqu'on m'avait appelé au parloir. Mes 
mains saignaient et, tout en racontant mon histoire, J'étan- 
chals le sang avec mon mouchoir. J'eus a expliquer d'où 
ça venait 



y 



124 13 MOUVEMENT LIBBBTAIBE 

Le lendemain, dans la Libre Parole, à laquelle il colla- 
borait, Saiot-Auban fit un article émouvant, protestant 
contre ma mise au droit commun, dramatisant les blessures 
de mes doigts. C'était tout à fait pathétique, mais, j'en ai 
peur, fort exagéré. 

Pauvre Salnt-Auban, j'espère que le Dieu en lequel il 
croit lui pardonnera cette exagération, en faveur de 
l'intention I 

Mais la fin justifie les moyens. Il n'y avait pas quarante- 
huit heures que l'article était paru, qui vis-je entrer dans 
ma cellule ? le directeur en personne qui venait s'informer 
de ma santé, et qui après quelques bafouillages insigni- 
fiants, me dit : 

— On vous a mis le costume de la prison. Vous ne devez 
pas être très riche, n'est-ce pas ? Ça ménagera vos 
propres vêtements. On vous les rendra, du reste, quand 
vous irez à l'instruction. Vous serez content de retrouver 
les vôtres quand vous aurez fini votre temps. 

Puis, en sortant, voyant sur ma table le livre de Flaubert, 
Af™* Bovary, — depuis quelques jours on avait permis la 
rentrée de volumes, deux à la fois — « Comment! on a 
permis de rentrer « M"* Bovary » ! Il s'en alla en secouant 
la tête, comme s'il ne comprenait rien à ce relâchement. 

Le même jour, on m'enlevait le corrozo, on me donnait 
des agrafes a coudre sur des cartes. En travaillant énergi- 
quement, j'aurais bien gagné deux sous par jour. 

Le lendemain, on m'appelait pour la visite du médecin. 

— Mais je n'ai pas demandé à aller & la visite, fis- je au 
gardien. 

— Ça ne fait rien. Vous êtes inscrit pour y aller. 
J'allai voir le docteur. Il me demanda ce que j'avais. 

— Moi, je n'ai rien. 

— Ça ne fait rien. Je vais vous faire une ordonnance. 
J'ai oublié ses prescriptions. Puis, au moment où j'allais 

le quitter : 

— Vous aimeriez peut-être du lait? Je vais vous ordon- 
ner du lait. 

Moi qui, tous les matins, buvais mon litre de lait au 
bureau, ça ne pouvait mieux tomber. Va pour le lait 

Pendant une quinzaine, au moins, j'eus ma bouteille de 
lait tous les matins. 



SOUS LA UT RÉPUBLIQUE 125 

Je me doutais bien que ce revirement était dû à la visite 
de Saint-Auban, mais ce ne fut que beaucoup plus tard que 
J'eus connaissance de son article. 

* 

* * 

Pendant ce temps, les attentats s'étaient succédé dans 
Paris. Des explosions avaient eu Heu dans des hôtels meu- 
blés, lors de la visite du commissaire de police, appelé par 
une lettre de quelqu'un prétendant vouloir se suicider dans 
ledit hôtel. Puis, l'attentat du Terminus, avec l'arrestation 
d'Emile Henry et, enfin, la bombe de la Madeleine où périt 
Pauwels. L'exécution de Vaillant ensuite. 

Saint-Auban m'avait passé les numéros du Figaro rela- 
tant le procès, ainsi que les déclarations de Vaillant a 
l'instruction. Je ne voudrais pas médire de quelqu'un qui 
sacrifia sa vie à ses idées; mais je ne pus m'empêcher de 
trouver, à la lecture, que ses déclarations concernant ses 
relations avec Paul Reclus venaient là comme des cheveux 
sur la soupe. J'ignorais, certes, le degré d'intimité de ces 
relations, très peu étroites, Je pense. En se vantant au juge 
d'instruction de ses relations avec les Reclus, Vaillant 
n'avait-il pas obéi à un sentiment de vanité? Ce n'était pas 
anodin, puisque, pour Paul Reclus, cela lui valut d'être 
prévenu au procès des Trente, avec vingt ans de bagne 
en perspective. 

Vaillant, du reste, n'était pas le premier venu : il avait 
été une des victimes de la réclame sans scrupules faite 
au nom de l'Argentine pour y attirer les émigrants, promet- 
tant terres, outillages, semences et bestiaux. Une fois arri- 
vés, on les envoyait à des centaines de kilomètres de tout 
pays civilisés, sans moyen de communication, pour les y 
laisser périr de faim et de privations. 

L'ami Sadier m'a raconté l'odyssée de Vaillant. Il habi- 
tait l'Argentine lorsque ce dernier y arriva. 

C'était après la révolution qui renversa le président 
Juarez Colman, dans une période de spéculations effré- 
nées. 

Vaillant, avec un groupe d'émigrants, arrivait plein de 
projets et d'enthousiasme. 11 rêvait la vie libre dans le 
travail des champs, libéré de l'emprise du capitalisme 1 



JJHJ U MOPVBMBNT IJBBBTAI1W 

Sadler avait réuni quelques ami» pour lui souhaiter la 
bienvenue et le mettre en garde contre les désillusions et 
déceptions. , ... * 

Loin de toutes communications, ils seraient livres au 
bon plaisir des estancieros (gros fermiers) et de la police. 
Déjà des milliers d'Infortunés avaient payé cher la 
faute d'avoir cru aux mensonges des agents d'émigration, 
et succombé aux fatigues et aux privations. 

Mais Vaillant, plein de ses rêves, ne voulut pas se]aj sse [ 
convaincre. Lui et ses compagnons furent expédiés a 
Azul, petite ville de 50.000 habitants, mais à S50 kilo- 
mètres de la capitale. 

Et là, au lieu de trouver les moyens promis pour colo- 
niser, ils furent abandonnés â eux-mêmes. Tant et si bien 
qu'ils furent obligés de se louer pour un salaire de famine. 
L'agent d'émigration qui les avait conduits avait disparu. 

Un certain comte de Weechy, venu, comme par hasard, 
à A«ul, les embaucha pour cultiver des terres qu'il possé- 
dait au Grand Chaco, leur faisant les plus alléchantes pro- 
messes. , 

Mats, arrivés au Heu de destination, là, encore une fols, 
les promesses furent tout aussitôt oubliées. 

Le comte vendit ses terres et les colons par dessus le 
marché, à une compagnie anglaise. La société commença 
par vendre aux colons les vivres à des prix exorbitants. 
Comme ceux-ci n'étalent pas riches, c'était la misère et les 
privations. . 

Il existait une loi, — peut-être existe-t-elle encore — qui 
faisait le colon esclave des estancieros, ou des usines où ils 
étaient embauchés. 

Ne voulant pa* crever de *aim. Vaillant et un de ses 
compagnons, nommé Gérard, réunirent les colons, et, se 
mettant â leur tête, s'en furent à l'administration sommer 
le directeur d'avoir à tenir ses engagements et à distribuer 
des vivres. 

Ce dernier leur répliqua qu'il n'avait d'ordre à recevoir 
de personne et n'en ferait qu'à sa tête. Là-dessus, Vaillant 
harangua la foule, l'engageant à ne pas se laisser berner, 
et l'entraîna vers la boulangerie où 11 se mit à lui distribuer 
du pain. 

Vaillant et Gérard furent appréhendés, mais on craignit 
d'envenimer les choses. Bien qu'averti que « cela lui coû- 



80V9 1A III* HÉPOBUQUB 127 

ferait cher », Vaillant tut relâché. Gérard aussi, mois repris 
quelques Jours après, il (ut condamné à un mois. 

Vaillant proposa aux colons de se rendre en masse chez 
le juge. Mais, déjà, ceux-ci s'étaient laissé endormir par 
les boniments des « conciliateurs > que leur avait envoyés 
la compagnie. Quelques-uns seulement acceptèrent de le 
suivre. Mais Ils ne purent rien obtenir. 

Vaillant, tant qu'il put, lutta pour lui et pour ses cama- 
rades d'infortune, mais l'inertie de ceux-ci rendit ses 
efforts inutiles. 

Le travail se faisait dans des conditions déplorables, au 
milieu des tracasseries, des privations. Ebranlé par la fièvre, 
Vaillant, avec quelques-uns de ses compagnons, résolut de 
s'évader. 

S'évader, c'est le mot, car leurs employeurs avaient tous 
les droits sur eux, même lorsqu'ils ne tenaient pas leurs 
promesses. 

Us s'embarquèrent sur des radeaux qu'ils avalent cons- 
truits, et eurent la chance d'échapper aux postes de troupes 
échelonnées sur le territoire en vue, justement, d'arrêter 
les colons qui préféraient la fuite « la mort par misère. 

Après huit jours de navigation, dont un passé sans man- 
ger, ils débarquèrent à San Carlo, où Us retrouvèrent les 
camarades partis avant eux. 

Là, ils s'embarquèrent sur un bateau à vapeur qui les 
mena à Corrientes où Vaillant retomba malade. 

Guéri, il tenta de travailler, mais sans profit. Il partit 
pour Buenos-Ayres où la vie lui fut tout aussi difficile. 
Découragé, ayant perdu ses illusions, 11 repartit pour la 
France. On sait le reste. 

Après le directeur, ce fut le gardien-chef qui vint me 
rendre visite. Sa première parole en me voyant -écrire fut 
de me dire : 

— Vous savez que vous ne pouvez rien sortir sans autori- 
sation? 

Je le remerciai — intérieurement — de l'avis. Je pren- 
drais mes précautions. 

Pour passer le temps, J'avais écrit des projets de non* 



128 LE M0UVBM2NT UBBRTAIBB 

velles, de romans, et établi tout le brouillon des Aventures 
de Mono. Je fis filer cela sans déranger l'administration, 
sans m'attarde à une autorisation aléatoire. 

Etre enfermé des semaines, des mois, entre quatre murs, 
surtout lorsque vous savez que l'on arrête continuellement; 
que parents, aînls le sont peut-être déjà, c'est tout de même 
de sacrés moments a passer. 

II y avait bien Saint-Auban, mais il n'avait pas à s'occu- 
per que de moi. C'était une bouffée d'air frais qui me venait 
lorsqu'il me rendait visite. Mais, pour ma satisfaction, ses 
visites étaient trop rares. 

Un jour, je fus appelé au parloir. C'était M m * Benoit qui, 
enfin, avait obtenu l'autorisation de me voir. 

Ce que je craignais s'était bien produit. La police, à 
l'occasion d'une nouvelle rafle, les avait visités. C'était le 
commissaire de police du quartier qui menait l'opération. 
Co n'était pas un mauvais diable, a Je sais que vous ne 
vous occupez de rien, dit-il à Benoit, je vais vous garder a 
mon bureau et demander des instructions ». 

Mais, malgré ses bonnes intentions, ordre lui fut donné 
de conduire son prisonnier au Dépût. 

Le troisième ou quatrième jour, il fut interrogé par 
Coobefert, qui lui demanda : 

— Pourquoi vous a-t-on arrêté? 

— Je n'en sais rien. Parce que je suis le parent de 
Grave, je suppose. 

— Ça doit être cela, en effet, fit l'autre. 
Le soir même il fut relâché. 

Par ma xistteuse j'avais enfin des nouvelles de ceux que 
nous connaissions. Ceux qui étalent arrêtés. Ceux qui 
étaient encore en liberté. La pauvre Révolte avait vécu. 
Mercier, aidé de Gauche, avait essayé de continuer après 
mon arrestation, mais dut lâcher après neuf numéros. 
Toute la correspondance était saisie à la poste, le Journal 
no servait que de traquenard. 

Un autre jour, je reçus la visite de Bernard Latare. 
C'était assez courageux de sa part d'affirmer ainsi ses 
sympathies, car, au cours de notre conversation il m'apprit 
que, dans les sphères gouvernementales, on envisageait, si 
nous étions condamnés, de nous expédier dans un des 
endroits les plus malsains de l'Afrique et de procéder à 
d'autres fournées dont bénéficieraient les littérateurs et 



SOUS LA !«• RÉPUBLIQUE 129 

Journalistes coupables d'avoir montré leurs sympathies à 
l'idée anarchiste. 

Outre cela, il me donna quelques nouvelles du dehors, 
et me promit de revenir. Mais, sans doute, il ne put obtenir 
l'autorisation, car Je ne le revis pas. 

Un autre jour, J'aperçus une partie de visage se dessiner 
au judas de la porte de ma cellule, et une voix me de* 
manda si j'étais bien Jean Grave. Sur mon affirmation, la 
voix me demanda comment je me trouvais. « Pas mal, 
fls-Je ». — «Je vois, continua la voix, que vous prenez 
votre situation philosophiquement. Mais on s'occupe do* 
vous au ministère de la Justice. Prenez patience ». 

Que l'on s'occupât de moi au ministère de la Justice 1 
J'étais bien trop payé pour ne pas m'en apercevoir. Appelé 
à exprimer mon opinion, J'aurais même dit que l'on s'en 
occupait un peu trop. 

Qui était-ce? De quelle façon s'occupait-on de moi? Je 
ne l'ai jamais su. 

Par ma parente, j'avais aussi appris que Mércaux, l'ex- 
gérant du Révolté, avait été arrêté. Qu'il avait eu une crise 
de folie furieuse, que l'on avait dû le mettre dans une 
cellule capitonnée. 



Pendant les huit mois qui s'écoulèrent depuis mon 
arrestation jusqu'au procès des Trente, je n'allai, pour les 
deux procès, pas plus de quatre à cinq fols à l'instruction. 

J'y fus une fois appelé pendant que j'étais à la Concier- 
gerie pour La Société mourante* On me fit passer par le 
boulevard du Palais. Comme on m'avait enlevé ma ceinture 
et que mon pantalon, un peu trop large, me tombait sur les 
talons, J'étais forcé de le tenir d'une main, pendant que le 
garde municipal me tenait l'autre poignet par les menottes. 
J'avais l'air d'un véritable apache. Je vois encore le regard 
d'horreur que me lancèrent deux vieilles dames que nous 
croisâmes. 

Un autre jour — j'étais retourné à Mazas — je fus à 
nouveau conduit devant l'ineffable «Mayer». Dans son 
cabinet se trouvait déjà Gauche. Se précipiter l'un au- 
devant de l'autre, se serrer la main, ça fut fait en un clin 
d'oeil. C'était si bon, enfin, de voir la figure d'un honnête 



130 LB MOUVBMBNT UBBRTAHUt 

homme. Paterne, — oh! la sale bôtel — Mayer nous regar- 
dait. 

11 nous avait confrontés parce que Gauche m'avait verse 
quelques centaines de francs. Il fallait savoir si ça n'avait 
pas été pour acheter de la dynamite! 

Je rassurai le monsieur, en confirmant que cela m'avait 
été donné pour payer une réédition de Dieu et l'Etat, de 
Bakounine. 

Au cours de la conversation, — dernier salon où l'on 
cause — Mayer m'apprit que Gauche avait fait son testa- 
ment en ma faveur. 

Je remarquai que, à moins de donner un coup de pouce, 
Je n'avais pas grand chance de profiter des bonnes dispo- 
sitions de Gauche, ce dernier étant beaucoup plus jeune 
que moi. 

Enfin, au moment de me rembarquer pour Mazas, Mayer 
me dit : 

— Je vous demande pardon — ou vous présente mes 
excuses — de vous avoir fait attendre si longtemps, mais 
j'avais tant de vos camarades a interroger, que cela a pris 
beaucoup de temps. Mois ça touche à sa fin. Vous aurez 
bientôt une solution. 

A Je ne sais quoi dans le ton de ce Maître Pathelin, il 
me sembla comprendre qu'il jetait sa langue aux chiens 
— pourvu qu'ils n'en crevassent pas! — et que c'était un 
non-lieu qu'il fallait espérer. 

Oui, mais va te faire fiche 1 Un matin que j'étais à la 
promenade, mes gardiens m'apprirent que Carnot avait été 
tué à Lyon par un nommé Caser loi 

Ma première réflexion ne fut pas sur Carnot, dont la 
disparition ne m'intéressait pas le moins du monde, mais 
sur l'Influence que cela pourrait avoir sur les décisions de 
M. Mayer, qui ne tarda pas à me faire rappeler. 

Après un insignifiant bavardage, il me renouvela ses 
regrets d'avoir eu à faire attendre si longtemps sa décision, 
mais que, cette fols, Je serais bientôt fixé. 

Au ton dont 11 me débita cela, fixé, je l'étais. C'était 
l'envoi en cour d'assises. 

Peu de temps après, Je recevais l'arrêt de la chambre 
des mises en accusation nous renvoyant devant les assises, 
suivi de la liste des jurés de la session. 



Ci 



SOUS LA m* HiPUBLIQUB 131 



• 
* * 



Pour nous conduire à la cour ^'assises, on nous fit 
traverser les souterrains de la Conciergerie. 

Inutile de décrire les poignées de main et les congra- 
tulations que l'on échangea, lorsque nous nous trouvâmes 
réunis. Faure avait été amené du Dépôt, où, par grâce 
spéciale, il était resté tout le temps de sa prévention. 

Tous envisageaient le procès sans crainte, ne pensant 
qu'à affirmer leurs Idées. 

C'est en parlant avec les camarades que j'appris que 
nous encourions vingt ans de bagne. Jusqu'alors, je ne 
sais pourquoi, je m'étais imaginé que le maximum était de 
cinq ans. 

Dire que je fus réjoui de la nouvelle, ça serait peut-être 
exagéré. Mais, vingt ans ou cinq ans, cela, après tout, ne 
faisait pas grande différence. 

On avait, parait-il, déjà choisi un des coins les plus mal- 
sains du Gabon comme lieu de transportation. Dans ces 
conditions-là, il n'y avait qu'un seul parti à prendre. Une 
fois arrivé, tâcher de s'enfuir le plus vite possible. Crever 
pour crever, tâcher au moins de recouvrer sa liberté. 

Avant l'ouverture des débats, Salnt-Auban m'avait pré- 
venu que le parquet faisait grand état d'une brochure que 
j'avais publiée en 1882 ou 83, sous le pseudonyme de 
Jehan le Vogre, — une réminiscence de mes lectures de 
« cape et d'épée », — que quelque « ami » Inconnu lui 
avait fait parvenir. Le même, peut-être, qui, plus tard, 
devait documenter Gohier & sa façon. 

C'était 1» c Organisation de la Propagande Révolution- 
naire », dans laquelle j'avais, en effet, construit un roman 
conspirateur, où je démontrais que, à l'abri de la propa- 
gande ouverte, pouvait fort bien se mener la « propagande 
par le faitl » A cette époque, nous étions, tous, hantés par 
cette formule de Brousse, et comprenions la propagande 
par le fait, simplement au point de vue terroriste. 

Théoriquement, mon petit roman tenait debout, et pou- 
vait être, en effet, une arme solide contre nous. Aurait-il 
été possible de le mettre en pratique? C'est ce qui restait 
à démontrer. Mais tel quel, cela pouvait influencer le jury. 

10 



132 LB MOUVEMENT UBBâTAIAB 

— En tout cas, me dit Salnt-Auban, vous ne pouvez 
désavouer votre brochure. 

— Je n'en ai nullement l'intention. Je tâcherai de m'en 
tirer du mieux que je pourrai. 

Heureusement, Bulot fut assez naïf pour ne pas savoir 
utiliser le document, trompant, ainsi, l'espoir de l'envoyeur 
anonyme de la brochure. 

J'ai complètement oublié ce qui, au cours des débats, 
fut dit de la brochure. Je croyais même qu'il en avait été 
très peu question. Mais, en relisant le compte rendu du 
procès dans les journaux de l'époque, je vois que Bulot en 
fit état dans son réquisitoire, et que Saint-Auban y répon- 
dit assez longuement. 



Lorsqu'on en vint à l'Interrogatoire — J'étais le premier 
à être interrogé — Bulot réclama le huis clos, pour moi et 
Faure. Il s'engagea un débat. Salnt-Auban, aidé de Desplats, 
le défenseur de Faure, réclamant, si on prononçait le huis 
clos, qu'il en fût ainsi pour tous. Mesure dont je n'ai com- 
pris l'utilité. Mais les avocats avalent, sans doute, leur idée. 

Ce fut Bulot qui triompha. Le huis clos fut prononcé 
pour nous deux seuls, Faure et moi. 

Ce coup du < Père François » souleva l'écœurement de 
presque toute la presse. Rochefort Intitula son article du 
lendemain: « Obéissance à la loi >. Il n'était composé que 
de mains faisant les signes du langage de sourds-muets. 

Le président Dayras ne me semblait pas un mauvais 
'gars. 11 se mit a m'interroger. Comme à chaque question 
11 s'attardait à y ajouter des réflexions, Je crus qu'il vou- 
lait me Jouer le même tour que celui du procès de La 
Société Mourante, et, à un moment où 11 s'attardait sur une 
question, Je l'interrompis en lui disant que s'il parlait tout 
le temps, Je n'aurais aucune chance de placer un mot, au 
grand scandale des avocats qui me firent signe de me taire. 
Mais J'avais réussi à lui couper le sifflet. Dnyras, par la 
suite, fut sobre de réflexions. Je pus répondre à mon aise. 

Quand il était remis à sa place par un accusé: c Ça n'a 
pas d'importance », disait-il. — Cela fut relevé par la 
presse. 

Ses questions? je les ai complètement oubliées. Très 



SOUS LA III* RÉPUBLIQUE 133 

banales en vérité. Comme elles le forent presque toujours 
dans toutes les procédures à travers lesquelles J'ai eu a 
passer. ^ 

A un moment, alors qu'il représentait le bureau de la 
Révolte comme un nid de conspirateurs, je l'Interrompis 
en objectant que, le moindre mouvement ne pouvant se 
produire dans Paris sans que, de suite, j'eusse une demi- 
douzaine de perquisitions à subir, il aurait fallu que je 
fusse le dernier des idiots pour tenter d'y faire de la cons- 
piration. 

A un autre moment, il lut un article que, sans aucune 
preuve — puisque les articles dans la Révolte n'étaient 
pas signés — il m'attribuait. Pas plus, du reste, que n'était 
signé l'entrefilet que m'attribuait Bulot et qui lui pesait si 
fort sur la conscience. Mais tout est bon contre son cbien 
lorsqu'on veut s'en défaire. Du reste l'un et l'autre étalent 
bien de moi. 

Quand je dis qu'il lut l'article, c'était, naturellement, des 
extraits habilement choisis et isolés du contexte. Aussi, 
lorsqu'il eut terminé sa lecture, je lui demandai de bien 
vouloir lire la suite. Car je me rappelais très bien l'article. 

Il fit signe qu'il ne possédait pas cette suite. 

— Maître Saint-Auban va vous la lire, fls-je. 

Mais Saint-Auban n'avait pas cru devoir apporter la 
collection de la Révolte que je lui avals fait passer. Je dus 
y suppléer de mémoire. 

Je n'ai pas à refaire ici le compte rendu du procès. Tout 
le monde connaît les spirituelles reparties de Fénéon. n 
n'y eut pas un seul défaillant. Tout le monde fut digne. 

Dans sa plaidoirie, Saint-Auban fut éloquent ('), 

* * 

Parmi les témoins, défilèrent les notables de Ficquèfleur, 
où Emile Henry et ses complices avaient fait une si belle 
rafle. C'étaient, le maire surtout, des spécimens de bour- 
geois bavards, vaniteux et prétentieux. Bulot, du reste, se 
paya leur tête d'une belle façon. , 



(1) Les deux plaidoiries de Salnt-Anban ont paru dans le 
volume L'BMotre toetale an Patata de Jutttee, chas Pédont. 



134 * LB XOUVBMBNT UBBRTAIHB 

Dans sa plaidoirie, Saint-Auban parlant de mon honnê- 
teté, s'écria, se tournant vers moi et me désignant d'un 
geste un peu théâtral — il faut bien l'avouer : Regardes 
son visage 1 

Mais, juste au même moment, je ne sais plus à propos 
de quoi, mon regard fut attiré à mes pieds: je baissai la 
tête, faisant ainsi, sans le faire exprès, rater l'effet de Saint- 
Auban, qui me l'aura pardonné, je l'espère. 

Pendant un entr*acte, Lagasse qui défendait un cama- 
rade me confia qu'il avait un message pour moi dont l'avait 
chargé Ravachol, qu'il s'en acquitterait plus tard, à un 
autre moment. Mais je n'eus pas l'occasion de le revoir, et 
j'ignore quel était le message de Ravachol. Après les plai- 
doiries, Bulot expectora sa bile. A cause de mon entrefilet 
sur la magistrature, 11 en avait fait une question person- 
nelle entre lui et moi. H n'oublia pas de l'intercaler dans 
sa diatribe. 

Le procès traînait — il dura huit jours — même Bulot 
sentait la fatigue. Il fit dire aux avocats que, s'ils s'abste- 
naient de lui répliquer, lui, s'abstiendrait de reprendre 
la parole. 

Notre tour vint de présenter nous-mêmes notre défense. 

Toujours persuadé que l'on ne pouvait pas lire à l'au- 
dience, je n'avais donc rien préparé. Saint-Auban me dit 
qu'il fallait absolument que je dise quelque chose, n 
m'apporta un papier que je devais lire. 

Ayant jeté un coup d'oeil dessus, je lui avouais que je ne 
pouvais pas le lire. 11 y avait un désaveu formel des cam- 
brioleurs que l'on avait adjoints au procès. Je voulais bien 
les jeter par-dessus bord dans le journal, mais pas devaut 
un tribunal. Enfin, réfléchissant qu'à la lecture je pourrais 
corriger le passage relatif aux cambrioleurs, quoique les 
raisons données dans cette déclaration eussent été tout 
autres si c'avait 'é mol qui les eusse rédigées, je me 
décidai à la prendre et à la lire. 

Mais ce fut encore plus difficile que je ne m'y attendais. 
L'appareil de la justice me laissait absolument froid. Je 
n'avais pas bégaye pour répondre au président. Mais lors- 
que je dus lire cette déclaration, ce fut plus fort que 
moi. Ma voix tremblait tellement que Je dus m'arrêter pour 
dire aux Jurés de ne pas faire attention. Que je n'étais pas 
habitué à parler en public. Saint-Auban, Desplats et des 



SOUS LA III* lutPBWJftUB 136 

camarades s'offrirent de lire pour mol. Mais plutôt la mort 
que d'avoir l'air de < caner > 1 11 y avait, surtout, le passage 
concernant les cambrioleurs à changer. Je me raidis et 
pus continuer. 

Je déclarai qu'en anarchie chacun agissait comme bon 
lui semblait. Que je n'étais là que pour répondre de ce que 
j'avais fais; les cambrioleurs, eux aussi, étaient là pour 
répondre de leurs actes. Je terminai en relevant les insultes 
de Bulot, le regardant fixement, lui disant qu'il lui était 
facile d'être insolent, défendu qu'il était par l'ordre exis- 
tant. 

Et je m'assis, soulagé d'avoir, après tout, assez bien tra- 
versé l'épreuve. 

Saint-Auban me redemanda le papier pour le commu- 
niquer à la presse. En le lui remettant, je lui fis observer 
qu'il fallait changer le passage dans le sens que je lui indi- 
quai. Il me promit de le faire. Mais, plus tard, en lisant 
les comptes rendus, j'eus la mortification de constater que, 
dans sa hâte, sans doute, il avait oublié de le faire. Il était 
trop tard pour revenir là-dessus. 

Après le réquisitoire, une suspension d'audience avait 
eu lieu. Quand revint la cour, ça ressemblait à une véri- 
table débandade. 

Pour attendre le verdict, on nous avait emmenés dans 
une autre salle. Les accusés restèrent gais, échangeant des 
plaisanteries. On n'aurait pas dit que, en somme, il s'agis- 
sait de vingt ans de bagne en perspective pour chacun. 
Les avocats semblaient beaucoup plus émotlonnés que 
nous. Saint-Auban marchait appuyé au bras de Desplats, 
se traînant comme si ses jambes le supportaient diffici- 
lement. 

Enfin» nous arriva la rumeur que nous étions acquittés. 
Les jurés avaient été longtemps à se mettre d'accord. La 
nouvelle se confirma. Nous étions acquittés, sauf, bien 
entendu, les cambrioleurs. Pour avoir voulu être trop 
roublard, en mêlant les théoriciens avec les cambrioleurs, 
le gouvernement avait aidé à notre acquittement. Le lieu- 
tenant qui commandait les gardes municipaux qui nous 
escortaient, vint nous féliciter et nous serrer la main. Des- 



130 IM MOCVBKBNT UUBRTAJRB 

plats et Salnt-Auban nous recommandèrent d'être calmes. 

Ramenés devant le tribunal, le vote du jury nous fut lu. 
Nous allions être libérés sitôt les formalités de la levée 
d'écrou opérées. ! 

Nous allions être libérés! Ceux qui n'avaient pas d'autre 
condamnation. Les récidivistes comme moi auraient à 
réintégrer Mazas. Matha était dans le même cas que moi. 

On nous fit ressortir pour introduire les cambrioleurs 
et leur lire leur sentence. 

Saint-Auban me dit que le Jury n'avait statué que sur 
mon cas, mon acquittement ayant entraîné celui de mes 
coaccusés. Mais je n'avais été acquitté qu'à une voix, celle 
du président du jury. Il me parla aussi de je ne sais plus 
quelle irrégularité : Bulot ou le président du tribunal 
s'étant présenté pendant que délibérait le jury. Du reste 
cela n'avait plus aucune importance puisque nous étions 
acquittés. Le verdict fut accueilli par un soupir de soula- 
gement dans toute la presse. C'était la ruine de la tentative 
de réaction que préméditaient les sphères gouvernemen- 
tales. 

Les formalités pour libérer les veinards furent assez 
longues. Dire que je n'avais pas le cœur un peu gros en 
voyant les autres partir, serait mentir. Mais le soulagement 
d'échapper à vingt ans de bagne atténuait un peu mon ' 

désappointement. Je réintégrai la Conciergerie et ensuite 
Mnzas. 

Sans que je m'en fusse aperçu pendant les huit jours > 

du procès, la tension avait du êtro assez forte, car le len- 
demain, je me réveillai avec un mal de gorge atroce. Cela 
me dura deux ou trois jours. 

Je restai a Mazas toute la fin d'août, attendant mon trans- > 

fert à Clolrvaux. ' 

Un jour je demandai ô mon gardien d'aller prendre un 
bain. Il fallut la croix et la bannière pour l'obtenir. Mais, i 

lorsque je demandai des ciseaux pour tailler les ongles de 
mes orteils, les gardiens se mirent à rire comme des petites 
folles. Je suppose que c'était un luxe qu'ils ignoraient pour 
eux-mêmes, tant cela leur paraissait comique. Je n'eus pas ■' 

mes ciseaux. 

Enfin, dans les premiers jours de septembre, un soir, il > 

faisait déjà nuit, on vint me chercher pour être transféré 
à Clalrvaux. " 

i 
il 

f 
i 



CLAIRVAUX 



Je fus mené directement à la gare de l'Est. C'était, 
parait-il, une faveur, ]e l'appris plus tard. Tous les cama- 
rades qui « visitaient » Clairvaux passaient d'ordinaire 
par la Roquette, où lis avaient à attendre le convoi qui 
devait les emmener. 

L'administration avait fait les frais d'un fiacre pour me 
conduire à la gare. En descendant dans la cour presque 
déserte, Je me demandai si Je ne tenterais pas de m'enfulr. 
Les gardiens m'avalent laissé libre. Mais la chance était 
trop maigre. Je me laissai mener au wagon cellulaire frété 
à mon intention, et où m'Installèrent mes deux gardiens, 
me plaçant en face de la portière, s'enquôrant s'il devaient 
la laisser ouverte, tout en me faisant remarquer qu'ils ne 
me mettaient pas les fers habituels. 

Bon dleul que de prévenance I Dans lo courant de la 
nuit, nous fûmes garés dans Je ne sais quelle gare. Nous 
fûmes accrochés à un train du matin et reprîmes lo route. 
Notre personnel s'était, ou cours de la nuit, enrichi de trois 
ou quatre expulsés que l'on dirigeait sur la frontière. 

Nous arrivâmes tard l'après-midi en gare de Clairvaux. 
Deux gardiens m'y attendaient. Ils prirent livraison de 
mol et nous partîmes pour la prlBon qui, 11 me semble, est 
assez loin de la gare. Mais cela était bon de se promener 
dans la campagne, a l'air libre, après neuf mois d'Incarcé- 
ration. , ,. 

Conduit devant le directeur, sur Je ne sais plus quelle 
observation qu'il mo fit, Je lui fis remarquer que J'étais 
détenu politique. 



188 SOUS LA in* RÉPUBLIQUE 

— Je le sais bien, mais vos papiers ne sont pas en règle. 
Réglementairement, je ne devrais pas vous recevoir. 

— Qu'à cela ne tienne. Vous savez, je ne suis pas fier. 
Vous n'avez qu'à me mettre à la porte. 

— Cela ne se fait pas comme cela. 

— Je vous donne ma solution. 

En fin de compte, le gardien-chef m'emmena dans une 
cellule où je restai confiné une huitaine de jours. 

J'avais remarqué que le gardien-chef avait la tête ban- 
dée. J'appris qu'une révolte des détenus avait eu lieu quel- 
que temps auparavant. H en gardait les traces. 

Le lendemain matin, en m'apportant à manger, un des 
détenus de corvée me remit en cachette un billet par le- 
quel Fortuné Henry et Breton — le futur ministre des 
Recherches et Inventions — qui m'avaient précédé dans 
l'hospitalité gouvernementale, me souhaitaient la bienve- 
nue, et m'attendaient bientôt au quartier des politiques. 

Comme j'ai dit, au bout d'une huitaine de jours je fus 
extrait de ma cellule, conduit devant le directeur qui me 
dit qu'il avait enfin des instructions du ministère, qu'It 
avait l'ordre de me transférer aux politiques. 

* 
* * 



Le quartier politique à Clairvnux était un bâtiment qui, 
autrefois, avait servi d'infirmerie, puis de lieu de déten- 
tion pour des condamnés militaires. Eutouré de murs 
avec des bâtiments sur un côté, il y avait une cour plantée 
de tilleuls. 

Au rez-de-chaussée étaient installés des bureaux de 
comptabilité où travaillaient des détenus. L'entrée desdits 
bureaux était en dehors de la cour, mais les fenêtres y 
prenaient jour. Parfois, on faisait la causette avec les 
« bureaucrates », leur passant du tabac de temps à autre. 

Le reste du bâtiment, un étage et des greniers, était à 
notre disposition. Trois grandes pièces tenaient tout le 
premier étage. 

La première, la plus grande, avait été abandonnée par 
Fortuné et Breton. Ils avaient fait leur salle à manger de 
la deuxième, et leur dortoir de la troisième, de beaucoup 



80US LA m* RÉPUBLIQUE 139 

la plus petite. Un troisième lit fut mis dans la chambre à 
coucher, et rien ne fut changé à la disposition du local. 

Il y avait une petite pièce que Breton avait choisie pour 
en faire un petit atelier. D avait même fait venir un tour. 
Hais je ne 1 y ai jamais vu travailler. 

Nous fîmes connaissance, car c'était la première fois que 
je me rencontrais avec eux. Ils me mirent au courant des 
petits potins de la maison. 

Ils m'apprirent que j'étais un privilégié. Tous ceux qui 
étaient passés avant moi à Clairvaux avaient dû faire un 
stage d'un mois au quartier des détenus de droit commun, 
avant de passer aux politiques. 

Fortuné était le frère d'Emile Henry. D était un peu 
hâbleur. Pour passer le temps, il barbouilla un tableau ou 
deux, se taillant des toiles dans les torchons de l'adminis- 
tration. 

Il était fils du colonel Henry, de la Commune. Lui et son 
frère avaient été élevés en Espagne où leur père s'était 
réfugié, et où il était mort. 

Il nous raconta que lui et son frère avaient été splrites 
avant de devenir anarchistes. En était-il complètement 
guéri? 

Il nous raconta également que les derniers actes de son 
frère n'avaient été qu'une forme de suicide. Amoureux 
d'une femme mariée, c'était pour en finir avec la vie qu'il 
s'était lancé dans la propagande par le fait. 

Je n'ai jamais connu Emile Henry; mais quand je lus 
sa déclaration à son procès, je fus frappé du ton sec, froid, 
sans pitié qui s'en dégageait. Ça coupait comme une lame 
de couteau. C'était courageux, mais on ne pouvait accuser 
l'homme de sentimentalité. 

Breton, lui, était un bon vivant, d'une famille riche, du 
Nord. Sa femme était venue habiter l'auberge du pays, 
afin de pouvoir le voir tous les jours. Comme il était fort 
mangeur et que nous faisions popote ensemble, nous ne 
manquâmes jamais de provisions. Il en fut toujours abon- 
damment pourvu. 

* 
* * 

Une fois installé, j'écrivis aux aml3 pour demander des 
livres. Méreaux qui avait été relâché après une détention 



140 LB MOUVBMBNT LIBBHTAIM 

plus ou moins longue avait fait connaissance d'an chan- 
teur de l'Opéra qui mettait sa bibliothèque à ma disposi- 
tion. Je m'empressai d'accepter. 

Avec Stock nous avions échangé quelques lettres aigres- 
douces, mais nous avions fini par nous raccommoder. D 
m'écrivit qu'il m'envoyait une caisse de livres. Gauche, 
relâché, lui aussi, me promit de m'envoyer ce que je vou- 
drais. 

Si bien qu'un jour je fus appelé chez le directeur. L'ami 
de Méreaux m'envoyait une caisse de livres. Celle de Stock 
était également arrivée. Le directeur s'était mis en devoir 
d'en vérifier le contenu, afin de s'assurer que cela ne 
contenait aucune littérature qui ne serait pas convenable 
pour un enfant de mon âge. 

Et ne voilà-t-il pas que, de la caisse de Ragneau — l'ami 
de Méreaux — le directeur sort un volume de Kraft- 
Ebbing, sur les invertis 1 

— Impossible de laisser passer cela. Et il le mit de côté. 
Puis un autre, encore un autre. 

Mais les deux caisses effrayèrent le courage du directeur. 
Après avoir vidé la moitié d'une d'elles, il y replongea les 
volumes sortis, même ceux qu'il n'avait pas jugés dignes 
de ma lecture. 

— Tenez I emportez tout cela. Et 11 fit venir un gardien 
auquel il commanda de prendre un panier assez grand 
pour m'alder à les emporter. 

Comme nourriture, à midi nous avions un plat de viande, 
beefsteak généralement, un plat de légumes et un demi- 
litre de vin. Le vin devait faire la journée. C'était 
plutôt maigre. Mais, comme je l'ai dit, Breton nous sauvait 
par les vivres qu'il recevait du dehors. 

Pour mon compte, 11 m'aurait été difficile d'ajouter au 
menu. Je n'aurais pas eu un sou à moi si Reclus ne m'avait 
envoyé dix francs par mois. Gauche avait bien mis sa 
bourse, ainsi que sa bibliothèque à ma disposition, mais, 
avec les dix francs de Reclus je pouvais parer aux petites 
dépenses. J'acceptai le prêt de la bibliothèque, je remer- 
ciai pour l'argent. 

Nous étions absolument libres dans notre quartier, les 
gardiens ne venant que pour porter nos repas ou quelque 
autre commission. 

Les journaux n'étaient pas encore permis lorsque j'arrl- 



SOPS LA IIT RÉPUBUQUB 141 

▼al, mais l'autorisation de les recevoir nous fut donnée 
presque aussitôt. Je pus lire le récit de la dégradation de 
Dreyfus. 

En lisant le compte rendu de sa dégradation, sa protes- 
tation d'Innocence me frappa par l'accent de vérité qui 
s'en dégageait. 

Mais ce n'était qu'une sensation. J'oubliai Dreyfus. 

Comme Je l'ai déjà dit, les hivers sont rigoureux à Clair- 
vaux. Mais l'administration était généreuse. Nous avions 
autant de bols qu'il était nécessaire pour nous chauffer. 
Nous avions une immense cloche que nous bourrions et 
chauffions à force. Nous consommions trois énormes sacs 
de bois par jour. 

Le directeur et l'inspecteur nous rendant visite un jour, 
constatèrent qu'alors que la cloche était chauffée à blanc, 
les fenêtres étaient toutes grandes ouvertes Ils parlèrent 
aussitôt de diminuer la ration de bois, puisque nous étions 
forcés d'ouvrir les fenêtres. Mais nous leur Urnes remar- 
quer que c'était par hygiène, et qu'il fallait forcer le feu 
pour combattre le froid glacial. La menace ne fut pas mise 
a exécution. 

Nous avions droit à un bain par mois. Mais encore fal- 
lait-il en faire la demande au médecin de la prison. 

* 
• * 

Fortuné Henry ayant fini son temps, nous quitta quel- 
ques mois après mon arrivée. 

Puisque le gouvernement me donnait des vacances, 
j'entendais en profiter pour remanier La Société au lende- 
main de la Révolution. Il en sortit La Société future. 

Au journal il m'était impossible d'entreprendre un tra- 
vail suivi, de longue haleine. En prison le temps ne man- 
quait pas et ça faisait oublier la claustration. 

Un jour, Je fus appelé au greffe. II s'agissait de Llard- 
Courtois. Mais j'ai oublié complètement quelles furent les 
questions qui me furent posées. Ce que je sais, c'est qu'il 
venait d'être condamné à Bordeaux, pour faux. 

Or, le faux en question se bornait à ceci : Condam- 
né pour délit de parole, il avait fait faux bond à la police 
et continué de donner des conférences sous le nom de 
Liard. Arrêté, cette fois, pour un nouveau délit de parole, 



142 IX MOUVBMBNT UBBBTAIBB 

11 te laissa condamner sons son nouveau nom et, son temps 
fini, signa de ce pseudonyme sa levée d'écrou. Ce fut pour 
cela qu'il fut envoyé au bagne. Alors qu'à la même 
audience où 11 fut condamné, on avait acquitté devant lui 
un Individu qui, réellement, avait fait des faux, était pour- 
suivi pour cela. 

Courtois ne fut arraché du bagne qu'à la suite de l'affaire 
Dreyfus. 

Le temps passait, ainsi, insensiblement lorsque, un 
jour, je lus que, dans le journal la Cocarde, un des rédac- 
teurs, nommé Max Buhr, avait commencé une campagne 
en vue de me faire obtenir ma libération conditionnelle. 

Sous le pseudonyme de Max Buhr, je reconnus tout -de 
suite André Girard dont j'avais fait la connaissance du 
temps du Révolté. 

Cela a toujours été ma pratique de relever les adresses 
que je trouvais dans les journaux, et d'envoyer, à ces 
adresses, des spécimens de notre propre journal. La plupart 
du temps ça ne produisait rien, mais, quelquefois, celui 
qui les recevait était intéressé et devenait un lecteur. 

Girard avait écrit à je ne sais plus quel journal, je ne me 
rappelle plus à quel propos. Je lui avals envoyé quelques 
numéros du Révolté. Il m'avait écrit que le journal repré- 
sentait les Idées qu'il s'était formulées depuis longtemps. 
Nous avions continué nos relations. 

Mais 11 était employé dans les bureaux de la Préfecture 
de Police. De là son pseudonyme. Ce fut à ce nom que je 
lui écrivis à la Cocarde pour le remercier de la campagne 
entreprise, mais que si j'étais détenu malgré moi, j'enten- 
dais bien ne demander aucune grâce. 

Max Buhr publia ma lettre, se désistant de sa campagne 
devant ma désapprobation. 

* 

* + 

Nos lettres, comme celles des détenus de droit commun, 
étalent expédiées ouvertes, lues par l'administration, ainsi 
que celles qde nous recevions. Le directeur me fit appeler, 
n avait ma lettre à Max Buhr en main, lorsque je me pré- 
sentai. 

— Est-ce que vous pensez que le gouvernement va vous 



:w 



SOUS LA m* RBPUBUQUB 143 

apporter votre libération à genoux, sur un plateau d'argent? 

— Je n'espi're pas tant Mais la libération condition- 
nelle impliquant repentir et promesse de ne pas recom- 
mencer, ce n'est pas mon cas. J'ai été condamné pour 
anarcbisme, anarchiste je reste. 

— Comme vous voudrez, fit-il, mais je crois bien que, 
dans sa pensée, je devais être un peu toqué. 

Séverine publia un article au sujet de ma 'ettre. Cela 
m'en rappelle un autre qu'elle publia en 96. Je venais 
d'arriver au bureau, lorsque se présenta un camarade. 

— Heinl vous buvez du lait, ce matin 1 

Croyant qu'il faisait allusion au pot plein de lait qui 
était sur la table, je répondis : 

— Oui, j'en bols un litre tous les matins. 

Ce n'est qu'en déployant le Journal, que je n'avais pas 
encore lu, que je compris ce qu'il voulait dire par « Vous 
buvez du laitl » 

Quant au pauvre Girard, sa campagne avait attiré l'atten- 
tion sur lui. Le pot-aux-roses fut découvert. Son domicile 
fut envahi un matin par les policiers, chef de la Sûreté en 
tête. Son logement fouillé de fond en comble. Lui-même 
gardé prisonnier pendant vingt-quatre heures. La décou- 
verte que € la maison > abritait un anarchiste avait, 
parait-il, fait l'effet d'une bombe explosant au milieu d'eus. 
Mais comme il ne fut rien trouvé, on dut le relâcher. 
Inutile de dire que l'on s'empressa de le révoquer. 

* 

Pendant que nous étions bien tranquilles, « à l'ombre », 
U se menait, dans le pays, une violente campagne contre 
Caslmlr-Perler qui avait remplacé Carnot et s'était montré 
par trop cassant, au gré des politiciens, à leur égard. 

Ce fut cette campagne qui déclencha la fortune de 
Gérault-Rlcbard. 

Tant et si bien que Casimir-Perler dut donner sa dé- 
mission. Il était surveillé par sa propre police. 

Félix Faure fut nommé président de la République. 
Comme 11 est de tradition qu'à l'avènement de chaque 
nouveau monarque 11 soit promulgué une amnistie, une 
demande fut déposée sur le bureau de la Chambre, puis 



144 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

discutée et votée. Mais il y eut à batailler pour que les 
anarchistes fussent admis à en profiter. 

Lorsqu'il fut à peu près certain que nous serions com- 
pris parmi les « amnistiables », Breton et moi fîmes nos 
paquets, nous tenant prêts à nous envoler sitôt que les 
portes de la cage nous seraient ouvertes. 

Ce ne fut qu'au bout de trois ou quatre jours qu'arriva 
l'ordre de notre libération. C'était tard dans la soirée. Le 
gaz était gelé dans les tuyaux. 

Comme il était tard, on nous offrit de nous continuer 
l'hospitalité jusqu'au lendemain matin. Mais Breton brû- 
lait de rejoindre sa femme à l'auberge. Et quoiqu'une nuit 
de plus ou de moins à la prison ne fût pas de grande 
importance, je me décidai à le suivre. 

Pour nous conduire au greffe, pour la levée d'écrou, 
on nous fit passer par une partie de la prison que je ne 
connaissais pas. Ce devait être les ruines d'un ancien cloî- 
tre. 11 faisait un clair de lune superbe. C'était tout à fait 
romantique. Ça me rappelait le décor d'un vieux mélo- 
drame que j'avais vu jouer au théâtre Saint-Marcel : Le 
Monstre et le Magicien. 

Pendant que nous attendions l'arrivée de l'ordre de libé- 
ration, le directeur et l'inspecteur étaient venus nous féli- 
citer. L'inspecteur qui, sans doute, par le greffe, connais- 
sait ma situation de fortune me fit l'offre de me prêter la 
somme dont je pourrais avoir besoin. C'était très gentil do 
sa part, mais, évidemment, tout gentil qu'il était, U était le 
dernier duquel j'aurais accepté ce service. 

Je le remerciai donc de son offre. J'avais écrit à Gau- 
che pour lui demander 40 francs pour payer mon voyage. 
Arrivé à Paris, je pouvais vivre chez les Benoit en atten- 
dant de me retourner. 

Les formalités accomplies, nous nous rendîmes à . 
l'auberge. Nous y trouvâmes Cardanne envoyé par le 
Figaro. Après quelques mots, Breton nous quitta pour aller 
rejoindre sa femme. Il devait venir nous rejoindre après 
le souper. 

Cardanne me raconta que c'était Emile Gautier qui avait 
demandé l'envoi d'un rédacteur du Figaro à Clairvaux. 



SOOS LA Ut RÉPUBLIQUE 145 

Le lendemain, je pris le train avec Cardanne. J'avais télé- 
graphié aux Benoit qui vinrent m'attendre à la gare. Nous 
rentrâmes au 140, de la rue Mouffetard, puisque mes meu- 
blés y avaient déjà fait retour. 

Quelles possibilités de reprendre la propagande restait- 
il? C'est ce qui était à voir. 



xi 



•• LES TEMPS NOUVEAUX 



Le lendemain de mon arrivée à Paris, j'allai rendre visite 
à Stock. Je voulais lui proposer mon volume sur l'armée, 
dont J'avais écrit le brouillon à Sainte-Pélagie et que 
j'avais terminé à Clairvaux. J'avais choisi comme titre: 
Sous l'Uniforme, mais un vague littérateur réclama ce 
titre. Ce fut Stock qui trouva La Grande Famille. 

Avant de me remettre au travail, J'avais cru devoir — 
c'était lo moins que je pouvais faire — aller remercier 
ceux qui, parmi les écrivains, avaient spécialement pris 
ma défense. 

Bauër était absent. De tous les autres, je ne me rappelle 
que Drumont, à la Libre Parole. 

De notre conversation, je ne me souviens aussi que du 
ton guoguenard dont il me dit, tout en clignant de l'œil : 
« N'empêche que nous pouvons nous vanter, chacun de 
notre côté, d'ennuyer pas mal de gens > I 

Je me demandais en moi-même si Drumont était bien 
convaincu de son antisémitisme? Non pas de ce qu'il me 
disait. C'était le ton et le geste, quoique Je n'aime pas ceux 
qui pontifient, surtout en parlant d'eux-mêmes.. 

Ma première et unique idée, une fois remis en liberté, 
c'était de reprendre la propagande où nous l'avions 
laissée, de refaire le journal, puisque c'était la seule chose 
dont Je fusse capable de m'acquitter. 



SOUS LA m* RÉPUBUQUB 147 

La première chose à faire était de renouer avec les cama- 
rades. 

Pendant ma captivité était arrivé un chèque de 300 fr. 
envoyé par Sadier, de Buenos-Ayres. 

Un répétiteur de lycée avait, sous le nom de Charles* 
Albert, ses prénoms, collaboré au Supplément. Il avait été, 
lui aussi, tracassé, et avait dû quitter l'enseignement. II 
était à Lyon comme correcteur d'imprimerie. Il récolta* 
pour sa part, quelques centaines de francs. J'arrivai, je 
crois, à réunir 800 francs environ. 

Bien entendu, j'avais écrit à Reclus et à Rropotkine 
pour savoir si on pouvait toujours compter sur leur 
concours. 

Reclus me répondit que les temps étalent changés. Peut* 
être avais-je d'autres intentions? 

— Je ne vois rien de changé, lui écrlvis-je. Nous som- 
mes quinze mois plus vieux, et c'est tout. 

Il m'écrivit d'aller le voir à Bruxelles. Je pris un billet 
d'aller et retour, valable pour cinq jours, et me voilà à 
Bruxelles. Reclus me dit : 

— Vous êtes-vous entendu avec Pierre (Kropotklne)? 

— Je lui al écrit comme à vous. C'est entendu. On peut 
compter sur lui. 

— Ça n'est pas suffisant. H peut-être de bon conseil. Il 
faut le voir.* 

— S'il n'y a que cela. Demain je m'embarquerai pour 
Londres. 

Comme Reclus n'avait pas de Ht disponible, il me 
conduisit à l'hôtel. Le lendemain il m'accompagna à la gare. 
Arrivé à Ostende, je m'embarquai pour Londres où Je pris 
un cab qui mo mena chez Kropotklne. Nos affaires furent 
vite réglées. Kropotklne était enchanté que le Journal 
reparaisse. On pouvait absolument compter sur lui. Il 
enverrait des articles autant qu'il serait nécessaire. 

Mon billet de retour n'étant que de cinq Jours et n'ayant 
pas le gousset assez garni pour risquer d'en perdre le béné- 
fice, Je repartis le lendemain pour Bruxelles. 

Reclus n'était plus en situation de nous continuer la 
subvention mensuelle de 100 francs qu'il avait faite jusqu'à 
la fin de la Révolte, mais il nous aiderait dans la mesure 
du possible. 

Son frère, Elle, qui dîna le soir avec nous, me raconta le 

11 



148 LB ItOVTBMBKT UBBBTAJKB 

soupir de soulagement qu'ils avaient poussé lorsqu'ils 
apprirent les acquittements au procès des Trente. Il me 
confirma ce que m'avait dit Bernard Lazare. C'est-à-dire 
que, si nous avions été condamnés, le gouvernement prépa- 
rait d'autres rafles. Quant à nous, nous aurions été dirigés 
sur l'endroit le plus malsain du Gabon. 

Les républicains se souvenaient de Sinnamariel 

De retour à Paris, je me mis à la recherche d'un impri- 
meur, et fis tirer un appel avec liste de souscription en 
faveur des Temps Nouveaux. C'était le titre choisi à la 
suggestion de Reclus. 

Plusieurs littérateurs annoncèrent l'apparition du nou- 
veau Journal. 

En faisant la déclaration de dépôt du titre j'avais, 
n'ayant pas encore d'imprimeur, donné le nom d'Allemane, 
ce qui lui valut une interview. 

Pour moi, je reçus la visite d'une M"" Cécile Renooz, une 
féministe qui venait réclamer la priorité du titre : Les 
Temps Nouveaux, dont elle avait fait le dépôt. 

Je lui promis de réfléchir à cela. Il était bien désagréa- 
ble de changer de titre, alors qu'il avait été si bien an- 
noncé. Au surplus, le titre nous appartenait bien avant 
M™ Renooz. C'était celui d'une brochure de Kropotklne 
publiée en 89. Le Substitut préposé aux dépôts m'ayant 
dit que M" Renooz avait déposé son tltr» depuis plus 
d'un an et le journal n'ayant pas paru, cela me décida à 
garder le titre que nous avions choisi. 

* • 

J'avais fini par trouver un imprimeur, M. Noisette, rue 
Campagne-Première. Mais, dès le deuxième numéro, celui- 
ci m'avertit que le (ait d'Imprimer notre journal était 
susceptible de lui faire perdre de vieux cliente qui avaient 
déjà protesté; il me serait donc très reconnaissant si je 
voulais aller me faire... Imprimer ailleurs. Du reste il fut 
assez gentil de me dire qu'il me donnait tout le temps de 
chercher. Mais, évidemment, plus vite j'aurais trouvé, plus 
satisfait il serait. J'échouai chez Blot où nous restâmes 
jusqu'en 1008. 



socs ia m* nipirouQTO 149 

Pendant que je m'occupais de mettre sur pied l'appa- 
rition du journal, un jour que je me rendais chez l'impri- 
meur porter la copie de circulaires, la concierge me remit, 
me voyant passer, une lettre, à peu près ainsi conçue, — 
j'en ai oublié les termes exacts — < M m Dembourg serait 
désireuse de vous voir. Elle est convaincue que, de cette 
entrevue, 11 en sortira un grand bénéfice pour la propa- 
gande des idées que vous défendez ». 

Sans espérer la « forte somme », il me sembla que le 
libellé de cette lettre fleurait quelques billets de mille. 
Pour ne pas perdre de temps, sans prendre la peine de 
réfléchir et pour ne pas remonter mon cinquième, je 
courus au bureau de poste, achetai une carte-lettre, — ce 
qui, parait-il, est contre toute étiquette — et répondis à 
la dame que j'étais à sa disposition, lui indiquant les heures 
où elle pouvait me trouver. Elle n'avait pas mentionné 
que c'était moi qui devait me rendre chez elle. 

Mais je déchantai quand, par retour du courrier, je reçus 
le poulet suivant, que je reconstitue de mémoire : 

Monsieur, 

M"" Dembourg est une personne figée et estimable qui mérite 
quelque considération. D'autant plus qu'elle ne peut se déplacer 
que très dlftlcUement. Ce n'est donc pas elle qui Ira vous voir, 
mais voua qui devez vous rendre chez elle. 

Suivaient des phrases d'un ton patronisant, que j'ai 
oubliées, mais qui me grattèrent les nerfs. La lettre évidem- 
ment, était d'un — c'était une, parait-il — secrétaire, mais 
M** Dembourg devait en avoir approuvé le texte. Illico, je 
répondis : 

Je suis bien forcé de débuter ainsi, puisque je ne sais si c'est 
on homme, une femme ou un Auvergnat qui m'écrit. 

Dans votre première lettre vous m'auriez prévenu que 
M** Dembourg attendait ma visite, je me serais rendu cbes elle 
volontiers. Mais, devant le ton protecteur de votre lettre, il est 
Inutile qu'elle m'attende. Je n'ai rien demandé à M"* Dembourg. 

Je n'ai rien 4 lui dire. 

Une semaine ou deux plus tard, à grands coups de tam- 
tam, Rochefort annonçait dans l'Intransigeant que, appelé 
par M"* Dembourg, une excellente et charmante vieille 



ISO US MOOVBlfENT LIBERTAIRE 

, , ""•■■ 'hïè.Stî <• 

dame qui était pleine de sympathie pour lui, il en était 
revenu emportant dans une valise — car la somme était 
en menue monnaie — cent mille francs qu'elle le chargeait ■ 

d'employer à une bonne œuvre à son choix. " 

A ce moment, les verriers de Carmaux étaient encore 
une fois en grève, poussés par la rosserie de leurs 
employeurs. Rochefort décida que les cent mille francs 
seraient remis aux grévistes pour créer une verrerie dont . 

ils seraient les maîtres. Cela fut l'origine de la Verrerie 
Ouvrière qui fit tant parler d'elle par la suite. t 

Robin que je vis par la suite, et à qui Je racontai ma , 

mésaventure avec M m " Dembourg, me dit que, lui aussi, , 

avait été appelé par elle, mais qu'ils n'avalent pu s'enten- , 

dre, vu son mauvais caractère. ', 

En fait de caractère, celui de Robiu n'était pas des meil- 
leurs. Il l'avait assez pointu. Plus tard, je ne sais plus à , 
propos de quoi, — du néo-malthusianisme, sans doute — ( 
je me disputai à mon tour avec lui. Nos relations cessèrent , 
après l'échango de quelques lettres plus ou moins aigres- j 
douces. Plus aigres que douces. 

Aussi, je ne fus pas peu stupéfait, uu jour, en ouvrant ma 
correspondance, de lire une lettre de lui, où il disait que, l 

se sentant vieux, il aimerait & trouver quelqu'un de plus 
jeune qui le remplaçât. Que si je voulais aller le trouver, , 

nous causerions, il pourrait me remettre des documents. * ( 
Tout étrange que cela ma semblât, Je n'eus pas l'idée de t 

reprendre l'enveloppe pour m'assurer qu'elle m'était bien 
adressée. 

Je lui répondis donc que j'irais le voir. Mais une réponse 
m'arriva. U ne désirait pas du tout me voir. H ne compre- 
nait pas qu'après notre dispute j'osasse lui écrire. Que sa 
lettre était adressée à un de mes collaborateurs, Charles- , 

Albert. 

Je répondis a Robin que, n'ayant pas fait attention à la 
suscrlptlon de l'enveloppe, croyant que la lettre m'était-- ' 

destinée, j'avais bien été surpris de son contenu, mais qu'il ; 

ne m'étais pas venu à l'idée qu'elle fut destinée & un 
autre. J'en avals conclu qu'il en était arrivé à pratiquer le 
pardon des injures... qu'il pouvait avoir formulées contre 
les autres. ; 

Pour en revenu* & M"' Dembourg, le récit de Robin me 
confirma que, après tout, je n'avais pas perdu grand'* ' 



SOUS LA III* «4TOBUQOB 1»» 

chose en ne voyant pas M** Derabourg. Elle devait aimer 
à être traitée avec < trop » de considération. Noos avions 
peu de chances de nous entendre. 

* 
♦ * 

Dès mon retour à Paris, j'étais aussi allé voir Solnt- 
Auban pour le remercier. Il me dit qu'un M. Mlchelot 
désirant me voir, s'était adressé à lui pour le mettre en 
relation avec mol. Qu'il avait une proposition à me faire. 

n s'agissait de créer un journal dont on me confierait 
la direction aux appointements de fiOO francs par mois. 
On comptait sur la collaboration de Kropotklne, Reclus, 
Séverine, et d'autres que je devais voir a ce sujet. 

Je ne sais trop sur quoi Je me basai, mais il me sembla 
que ce M. Micheîot était un agent royaliste. Pourtant il 
fallait voir. J'écrivis à Kropotklne, en lui faisant part de 
mes suspicions. Comme moi, Kropotklne pensa que l'on 
pouvait voir venir l'homme. 

Et quand Je revis Mlchelot, je lui dis que Kropotklne 
acceptait de faire partie du journal, a condition que nous 
resterions maîtres de la rédaction, les bailleurs de fonds 
restant, eux, maîtres de l'administration. Mon bonhomme 
accepta la combinaison, mais se défila peu à peu, ne se 
donnât même plus la peine de répondre à mes dernières 
Ifitirfis 

Je vis aussi Paul Adam. Il m'avait écrit pour m'assurer 
de sa collaboration aux Temps Nouveaux, promettant, en 
outre, de ramasser au moins un millier de francs dans son 
entourage. Il me donna rendez-vous dans un bar près de 
l'Opéra. - ., 

A la dernière entrevue, 11 accoucha de In proposition 
suivante: D était en relation avec - r nommé Parsons, qui 
publiait à Marseille, un Journal c ,.is le genre du Supplé- 
ment de la < Révolte *. Je n'avais qu'à lui écrire, nul doute 
que Parsons me céderait son Journal 1 

Cette proposition me stupéfia. 

n n'y a pas de raison que Parsons me cède son Jour- 
nal, fls-je timidement remarquer. Au surplus, c'était un 
Journal à nous que Je voulais créer, et non continuer celui 
de Parsons. 



152 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

Ce fat tout ce que Paul Adam trouva pour aider 
l'apparition des Temps Nouveaux. Quant a sa collaboration, 
la promesse en resta tout aussi vaine que les autres. 

Ce fut lui qui, plus tard, tomba sur cette idée originale 
de < régénérer le bagne par l'armée >, en enrégimentant 
les condamnés. 

Nous en causions avec Descaves: celui-ci me suggéra 
d'en parler, en intervertissant le titre, et en l'intitulant: 
« Régénération de l'armée par le bagne ». 

Paul Adam, froissé, m'écrivit pour défendre son projet, 
mais nos relations se terminèrent sur cette discussion. 



* 
* 



Du reste, Paul Adam ne fut pas le seul & promettre sa 
collaboration. Voici la liste de collaborateurs que je copie 
dans le premier numéro. Tous avaient formellement pro- 
mis, sauf Nadar, qui m'avait écrit qu'il tenait à ce que je 
l'inscrive comme collaborateur pour nous montrer sa sym- 
pathie, mais qu'il n'était guère probable qu'il pût trouver 
le temps de nous envoyer quelque chose. 

Paul Adam, Jean Ajalbert, Barrucand, L. Descaves, 
Eekhoud, A. Hamon, A.-F. Hérold, Théodore Jean, Ber- 
nard Lazare, Georges Lecomte, Octave Mirbeau, F. Nadar, 
A. Retté, Marc Stéphane. 

Théodore Jean tint parole. Pendant un certain temps, 
11 nous envoya des vers qui furent publiés dans le supplé- 
ment. Hamon envoya aussi quelques articles. Quant à Des- 
caves, ce fut plusieurs années après l'apparition du journal 
qu'il nous envoya, pendant un certain temps, une série 
d'articles. 

A plusieurs reprises, j'avais écrit à chacun pour lui 
rappeler sa promesse de collaboration, mais Inutilement. 
Ils étalent, je veux bien le croire, théoriquement pleins de 
bonne volonté pour le journal, mais, pratiquement, cela 
laissait à désirer. 

Il est hors de doute que, en dehors de l'annonce que 
d'aucuns en firent dans les journaux où ils écrivaient, que 
l'annonce de leur collaboration aida au succès de début 
du journal. Nous tirâmes à 18.000 le premier numéro. Mais 



sous la m* aépuBUQCB 153 

ce qui aida au succès fut la cause, aussi, la promesse 
n'étant pas remplie, que ce succès ne dura pas. 

La baisse se fit insensiblement. En fin de compte, nous 
retournâmes à notre tirage de 8.000 0). 

Pas un ne se donna la peine de motiver son abstention. 
Si ce n'est Bernard Lazare que Girard rencontra un jour 
chez Stock. I] lui demanda pourquoi il n'avaH pas encore 
envoyé d'articles. — « Il faut que mes articles soient 
payés », fut la réponse. 

C'aurait été tout autre que Girard qui m'aurait rapporté 
le propos, je ne l'aurais pas cru. Mais Girard n'était pas 
homme à cancaner. 

Les littérateurs vivant de leur plume, je comprends qu'Us 
ne puissent fournir gratuitement de la copie à qui leur 
en demande. Mais, en ce cas, qu'il ne promettent pas. 

D'autre part, se piquant d'indépendance, — et comme il 
ne leur est pas toujours possible d'écrire tout ce qu'ils ont 
à dire là où on les paye, — j'aurais cru qu'ils auraient été 
heureux de trouver un journal où ils auraient pu le faire 
de temps à autre. 

Je dois reconnaître que, lorsque je décidai, plus tard, 
de donner des dessins dans le journal, les artistes furent 
plus larges, et ne se firent pas tirer l'oreille. 

* * 

Cependant, parmi les littérateurs, il y en eut de généreux. 
J'ai cité Richepln. En relisant quelques-unes des lettres 
qui me furent adressées, J'en retrouve de Stuart-Merrill, 
que j'avais complètement oubliées. 

J'en donne une ici. Les autres sont sur le même sujet. 
Il faut croire que Stuart-Merrill m'avait autorisé à 
m'adresser à lui en cas de nécessité. 

Langnme-sur-Mer, octobre 96. 
Mon cher Grave, 

De retour d'an court voyage. Je trouve votre lettre à laquelle 
je me hâte de répondra en vous envoyant le fond de ma bourse, 

(1) Par hasard, me tombent sous la main quelques-unes des 
factures: Le N» 6 fut tiré encore à 18.000} au N* 20, on tirait 
à 13.000. Les autres factures manquent. 



154 VB MOUVBMBNT UBBB.TAJRB 

soit 75 francs. J'ai à m'excuser de ne vous avoir pas envore envoyé 
de fonds depuis mon premier versement. Mais une suite d'évé- 
nements imprévus m'a raflé tout mon argent superflu. Veuilles 
cependant croire à mon dévouement et n'hésitez Jamais à faire 
appel à ma bonne volonté. Je ferai toujours le possible pour 
les Temps Nouveaux qui, malgré que je ne sois pas toujours 
de votre avis, sont d'une haute importance révolutionnaire. 

Ne pourrlez-vous pas grouper un certain nombre d'adhérents 
qui s'engageraient à verser, chacun selon ses moyens, tant par 
mois? Vous auriez ainsi une somme assurée et vous pourriez 
faire patienter l'imprimeur. 

Quoi qu'il en soit, Je suis à votre disposition pour faire insérer 
un appel de votre part dans l'Ermitage et, sans doute, dans le 
Mercure, sans oser espérer, hélas! une réponse bien décidée. 
Retté pourrait organiser une souscription à La Plume. 
Cordialement, 

Stuabt-Mbhrill. 

La bonne volonté de Stuart-Merrill était d'autant plus 
désintéressée que, n'écrivant que des vers purement litté- 
raires, les Temps Nouveaux ne reproduisirent jamais rien 
de lui, ne lui firent jamais la moindre réclame. 

* * 

Je n'ai pas, Ici, à raconter la série d'attentats qui se 
déroulèrent en Espagne depuis 1892. Attentats motivés par 
la férocité du généra] gouverneur de Montjuich. Je n'ai 
plus les détails présents à la mémoire. D'autre part, Je n'ai 
pas la prétention d'écrire l'histoire de cette période, mais 
seulement les quelques événements auxquels J'ai été plus 
ou moins mêlés. H m'était arrivé, pendant ma détention, 
une énorme correspondance d'Espagne que mon ignorance 
de l'espagnol m'avait empêché d'apprécier sur le moment, 
et qui éta<t restée enfouie quelque temps dans un tiroir 
de la table qui me servait de bureau. 

Ayant fini par trouver un camarade qui voulût bien se 
charger de la traduction, il se trouva que c'étaient des let- 
tres de camarades espagnols arrêtés à la suite des événe- 
ments du Liceo, enfermés à Montjuich, et que l'on avait 
torturés pour leur arracher l'aveu d'une participation 
audit attentat, participation qui n'existait que dans la 
volonté des Juges de trouver des victimes à frapper. 



8008 IA HT RÉPUBI4Q0B 155 

Compression du crâne à l'aide de cordes mouillées, 
torsion des testicules, régime de poissons salés, sans rien 
û boire. Après quelque temps de cette alimentation, on les 
amenait devant le juge d'intructlon qui leur faisait miroiter 
des carafes d'eau fraîche et limpide s'ils voulaient avouer. 
D autres fois on en menait en pleine mer où on les pion- 
geait Jusquâ suffocation. Enfin toutes les horreurs crue 

d?n V uisiHon nter 1,e8Prlt ** plUS sadique ' d, 8 no de «• P» vs 
J'en commençai aussitôt la publication. Cela prit pas 
mal de numéros. Séverine fit des articles là-dessus. Peu a 
peu la presse bourgeoise s'en occupa. Rochefort mena une 
véritable campagne. La plupart, sauf Séverine, se gardèrent 
bien de citer les Temps Nouveaux qui avalent été les pre- 
miers à s'occuper de l'affaire, où Ils avaient puisé leurs 
renseignements. 

H est vrai que cela avait peu d'importance. L'essentiel 
était que la campagne fût menée. Elle le fut si bien que le 
gouvernement espagnol se vit forcé de relâcher ses prison- 
niers dont quelques-uns restèrent estropiés par suite des 
tortures subies. 

* * 

J'avais pris Girard pour m'aider. A nous deux nous f -\l- 
sionj ce que nous pouvions. 

Malgré la défection des littérateurs, les articles intéres- 
S «Vl s "« nous A """«rirent pas. n en venait de tous les 
côtés. Nous eûmes les collaborateurs les plus inattendus. 
Quelques-uns ont fait leur chemin depuis. Tel Métln qui 
devint ministre du travail. Un autre chef de cabinet d'un 
ministre de la guerre, et d'autres de moindre importance. 

Dans une discussion que J'eus, plus tard, avec Georges 
Valois, celui-ci m'écrivit qu'il avait, autrefois, collaboré 
aux Temps Nouveaux. Sous quel nom? c'est ce qu'il n'indi- 
quait pas, Valois ne me disait rien. Depuis j'ai appris son 
vrai nom, mais s'il fut anarchiste, il n'a certainement pas 
collaboré aux Temps Nouveaux. 

Un Jour, ce fut un capitaine d'infanterie qui vint au 
bureau. Il était le seul lecteur des Temps Nouveaux dans 
la petite ville de province où il était en garnison. Fils d'un 
colonel, son éducation avait été dirigée pour en faire on 



150 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

soldat, n s'était laissé embarquer dans la galère. Mais le 
dégoût du métier lui étant venu, il avait demandé un congé 
illimité pour tâcher de se faire une situation dans le civil, 
sans y réussir. Ayant une famille à soutenir, — il ne pou- 
vait se marier avec la femme avec laquelle il vivait faute 
de pouvoir produire la dot exigée par les règlements — 
il avait dû, bien à contre-cœur, réendosser le harnais. Il 
se rendait à la Présidence où il connaissait le chef de la 
maison militaire. 

Il nous envoya une série d'articles sur l'armée sous le 
nom de Marcel Suzach. Puis je n'entendis plus parler de 
lui. 

Un autre Jour, ce fut un lieutenant de l'administration, 
foi aussi dégoûté du métier. Alléché par la promesse 
du galon, il avait fait la bêtise de rengager. Il n'avait plus 
qu'un désir, en sortir. Lui aussi, Je le perdis de vue. 



Nous avions des lecteurs et abonnés un peu partout. 
Dans les coins les plus inattendus. Des gouvernements de 
l'Amérique du Sud et Centrale nous faisaient l'échange de 
leur «Journal Officiel ». Un ministre de l'Instruction 
publique du Guatemala nous écrivit pour qu'on lui Indi- 
quât quelques bonnes brochures anticléricales. 

Des brochures anticléricales! ça manquait dans notre 
rayon, mais Je lui indiquai une foule d'ouvrages où il 
pourrait faire une ample moisson de textes capables de 
faire de bonnes brochures de propagande anticléricale. 
J'ignore ce qu'il en advint. 

11 m'a été raconté que Malatesta, lorsqu'il visita la Terre 
de Feu, aperçut, dans la première cabane où 11 entra, 
un numéro du Révolté. 

Mon rêve aurait été d'avoir dans chaque pays un corres- 
pondant capable de nous tenir au courant du mouvement 
social de sa région. Nous avions bien les Journaux que 
nous recevions en échange, desquels on pouvait tirer des 
renseignements. Il en était usé chaque fols qu'il se trou- 
vait quelque camarade pour se charger de la besogne. Mais, 
pour mol, cela ne valait pas les renseignements reçus 
directement de quelqu'un se trouvant sur place. 



sous la m* népcauQué 157 

Ce rêve, jamais je ne pus le réaliser complètement: avoir 
dei correspondants réguliers. Après un temps plus ou 
moins court, soit pour une raison, soit pour une autre, — 
abandon du pays par le camarade, le plus souvent — nous 
nous trouvions momentanément sans correspondants. 

Malgré ces lacunes, la collection du Révolté, de la Révolte, 
et des Temps Nouveaux est riche en renseignements sur 
le mouvement social international. Car les bonnes volontés 
ne manquèrent jamais. Il se trouvait toujours, après quel- 
que interruption, un camarade pour venir remplacer le 
défaillant. Cela durait ce que cela durait, mais les rensei- 
gnements arrivaient. 

D'autre part, chaque fols qu'il s'agissait de lutter contre 
quelque abus de pouvoir, les camarades des autres pays 
avalent appris à s'adresser à nous, en vue de mener la 
campagne. De sorte que, sans correspondants réguliers, 
nous réussissions quand môme à être tenus au courant de 
ce qui se passait par le monde. 

Un autre de mes rêves, hélas I encore bien moins réalisé, 
aurait été d'arriver à ce que le journal vive de sa vente et 
de ses abonnements. Cela ne fut jamais possible, hélasl Aux 
périodes les plus prospères, il s'en fallait toujours de trois 
ou quatre mille francs pour arriver à boucler le budget. 
Et ce, malgré les souscriptions. 

Aux périodes de crise, il s'en fallait de beaucoup plus. 
Mais cela mérite un chapitre spécial que le lecteur trouvera 
à la fin du volume. 



Xll 



PENDANT L'AFFAIRE DREYFUS 



Si nous avions eu quelqu'un parmi nous pour aller, dans 
les groupes, dans les réunions publiques, cela nous aurait 
été d'un grand appui. Car le grief le plus fréquent 
était: « que l'on ne nous voyait Jamais nulle part ». D'au- 
cuns en profitaient pour créer des légendes. 

Je me rappelle qu'un jour que nous parlions des diffi- 
cultés financières du journal, un camarade s'écria: « Ahl 
oui, c'est la rédaction qui coûte cher ». 

Je le regardai. Certes, il était de bonne fol, ne pensant 

pas à mal. 

Que voulez-vous, répondls-je Ironiquement, il y en a 

à qui II faut des danseuses. 

J'avais pris la direction du journal, avec la résolution 
de ne pas en faire une chapelle, d'éviter toute camaraderie, 
en ce qui concerne le choix des articles. Mon Impnrtialltô 
me valut beaucoup d'ennemis et la réputation d'être auto- 
ritaire, sectaire. Que sals-je? « Le Journal, c'était Grave » 1 

Une double erreur. Car, ud^ fois que Je savais qu'un 
camarade pouvait nous donner de bons articles, J'envoyais 
la copie a l'imprimeur sans la lire. Et môme lorsque nous 
n'étions pas d'accord sur les conclusions, je ne me permis 
jamais de les corriger, comme quelques-uns firent des mlena 
lorsqu'ils « piratèrent » le titre du Journal. 

Girard me quitta un moment, parce que Maurice Lachft- 
tre voulant refondre son dictionnaire lui avait proposé 
d'en prendre la direction. Comme les offres qu'il lui faisait 
étaient meilleures que ce que J'avais la possibilité de lui 
donner, Je l'engageai mol-même à accepter. 

Delesalle me quitta sur un refus que Je lui opposai de le 



sons Ui nr république 159 

laisser continuer une polémique stupide, mais comme 
depuis longtemps il éprouvait le besoin de tenter autre 
chose que du journalisme, ce différend accéléra son départ 
plus qu'il ne le suscita. 11 avait, je ne sais plus à quel pro- 
pos, attaqué les Juifs en tant que Juifs. J'avais laissé passer 
l'attaque, pensant bien que nous arriveraient des protes- 
tations. Ce qui ne manqua pas. 

Delesalle me dit qu'il s'en irait si je n'insérais pas sa 
réponse. Je l'engageai à réfléchir, lui exposant mes raisons, 
que je ne voulais pas faire des Temps Nouveaux une 
succursale de la Libre Parole. Il persista dans sa résolution. 

* * 

Charles-Albert me proposa Dunols pour remplacer Dele- 
salle. Ce Dunois, je l'avais connu très jeune, alors qu'il 
était encore au lycée. Il venait souvent au journal acheter 
des brochures. C'était un enthousiaste anarchiste. 11 était 
fils d'un juge de la Nièvre. 

Je le perdis de vue, puis appris qu'il était devenu secré- 
taire d'un député. Quand Charles-Albert me le présenta, il 
était employé au ministère de la justice et, ridevenu 
anarchiste, m'affirma son parrain. 

Bon Dieul ce que je me mordis souvent les doigts d'avoir 
été chercher un collaborateur parmi les fonctionnaires! 

San3 idées personnelles, il avait une facilité do plume 
qui lui permettait d'écrire des articles sur n'Importe quel 
sujet, sans vues originales mais qui se lisaient avec faci- 
lité. Nous eûmes bien quelques discussions, mais il fut 
toujours libre d'écrire ce qu'il voulait. 

Il partit en vacances en Savoie, Je crois. En s'en allant, 
il m'énuméra tous les travaux qu'il allait entreprendra 
pour le journal, tous les sujets d'articles qu'il avait en vue, 
les notes pour le mouvement social qu'il allait ramasser, 
la revue des périodiques dont il allait s'occuper. C'était 
mirifique 1 

Quelle ne fut pas ma stupéfaction, lorsque, peu de temps 
après, je lus dans le journal des Jeunes bourgeois dont J'ai 
parlé, plusieurs articles où les Temps Nouveaux prenaient 
quelque chose pour leur rhume. « Un journal pour vieilles 
dames sentimentales 1 » L'auteur n'était autre que M. Du* 
nois. 



160 LB MOUVEMENT Ï4BBBTAIHB 

Je n'ai jamais vu tirer dans le dos des anciens cama- 
rades avec autant de désinvolture et avec .moins de raisons. 

Le plus risible de l'affaire, ce fut une lettre que m'envoya 
le camarade Wintsch, de Lausanne, où il m'adjurait de 
cesser mes attaques contre Dunoist Or, il n'y avait eu, 
jusque-là, que celles de Duuois contre le groupe des Temp$ 
Nouveaux. 

Je demandai à Wintsch s'il n'était pas un ironiste. Ma 
lettre resta sans réponse. 

Avant de commencer sa campagne, Dunois m'avait écrit 
de ne plus compter sur lui. Il m'envoyait Desplanques poui 
le remplacer. 

Quo Desplanques pût accepter de venir aux Temps Nou- 
veaux, cela m'étonna. Quelque temps auparavant, ayant une 
discussion d'opinions avec Girard, il avait dit à ce dernier 
que, sans doute, « il avait vu cela du haut de son observa- 
toire de la rue Broca! » 

Ce n'était méchant que d'intention, mais impliquait un 
profond dédain pour notre journal. Après tout, puisque 
V.splanques n'avait plus aucun ressentiment contre ce 
qu'il appelait l'observatoire, je n'en avais pas davantage. 
Au contraire, quelqu'un de la C. G. T. pouvait nous être 
très utile pour notre «Mouvement ouvrier». 

Desplanques resta un an ou deux avec jioi. Mais le jour- 
nal commençait à péricliter. Desplanques me dit qu'il 
voyait bien qu'ii n'y avait plus de travail pour lui, que je 
pouvais faire seul ce qu'il y avait à faire et économiser 
ainsi ce que Je le payais; qu'il continuerait à m'envoyer 
du «Mouvement ouvrier». 

Au lieu de le remplacer, Je résolus de ne plus paraîtra 
que tous les quinze jours. 
Mais j'ai anticipé. Revenons en arrière. 



Dès la première année, recommencèrent les difficultés 
financières. Pour faire des économies, Je dus avoir recours 
a la suppression de numéros ou de suppléments. 

Pour couvrir le déficit, Je demandai à Reclus de venir 
faire une conférence au bénéfice du journal. Bien préparée, 
elle pouvait attirer un grand public et produire une tomme 



SOUS IA m* BÈPVBUQVB 181 

raisonnable. Reclus allégua sou manque d'habitude do 
parler en public. C'était une raison sans en être une. Il 
avait fait d'autres conférences en plusieurs occasions. 
L'idée d'apporter quelques milliers de francs à la caisse 
du Journal aurait pu lui faire surmonter ce manque d'habi- 
tude. Mais, de conversations que nous avions eues lorsqu'* 
venait me voir, Je devinai, ou crus deviner, la vépvaoïe 
raison. Il avait une espèce de haine contre le public ae 
Paris. De là son refus. . 

Je me tournai alors du côté de Kropotkine qui fit men 
quelques objections, puis finit par accepter ÙevaBt :fnoii 
insistance. 

Nous organisâmes une série de conférences. Mais lors- 
que, en route pour Paris, Kropotkine débarqua à Dieppe, 
il fut arrêté et réexpédié en Angleterre, avec arrêté 
d'expulsion. Nous avions mal choisi notre moment. C'était 
à l'époque où battait son plein cet énorme bluff, l'alliance 
franco-russe, dont il sortit tant de mal. On préparait à 
Paris la réception du Pendeur, ou de l'Amiral Avellane. 
J'ai oublié lequel des deux c'était. 

Cela nous valut la brochure L'Etat, son rôle historique, 
qui devait faire le sujet de la conférence, mais j'étais tâché 
pour Kropotkine qui, je le savais, serait navré de ne plus 
pouvoir venir en France quand ça lui plairait. Si Kropot- 
kine en fut affecté, il ne m'en garda pas rancune. 

Rien de saillant à noter Jusqu'à l'Affaire Dreyfus. 

* * 

Comme Je l'ai noté, le cri de protestation de Dreyfus 
m'avait frappé, mais cela avait été fugitif. Millionnaire, 
fils de millionnaire, il ne pouvait avoir trahi pour de 
l'argent. Mais on ne trahit pas que pour de l'argent. Peut- 
être payait-il pour d'autres! Pourtant, on ne se débarrasse 
pas de quelqu'un qui a des relations comme on se débar- 
rasse d'un pauvre bougre. Il fallait bien qu'il eût tripoté 
quelque part. 

Plus tard, je rencontrai Bernard Lazare qui m'entretint 
de l'innocence de Dreyfus, de la forfaiture des magistrats. 

Ne me faisant aucune idée de l'étendue de l'antlsémi- 
Msme dans l'armée, persuadé qu'un millionnaire a les 



182 13 MOtTVBMBNT UBERTATOB 

moyens de se défendre, Je ne prêtai que peu d'attention 
aux arguments de B. Lazare. Cependant, la lecture de sa 
première brochure commença à me faire rééchir, sans 
tout à fait me convaincre. 

Lorsque arriva le « J'accuse 1 » de Zola, sans être encore 
convaincu de l'innocence de Dreyfus qui, en tant qu'offl- 
cier, continuait à ne pas m'intéresser, j'en arrivai à penser 
qu'après tout il était fort possible que la loi eût été violée 
à son égard. 11 y avait tout de même à protester, au point 
de vue principe. J'écrivis à Zola pour le féliciter de son 
initiative. Lettre qu'il jugea bon de publier dans l'Aurore. 
Je n'ai pas à raconter cette affaire qui souleva, dans le 
pays, tous ceux qui avaient en eux le sentiment de la jus- 
tice, et mit également sur pied toutes les forces de la 
réaction. 

De ceux qui se lancèrent, tête baissée, dans la bataille, 
combien risquèrent leur tranquillité, leur gagne-pain, rien 
que par amour de la justice I Cependant, il faut bien recon- 
naître que si la famille Dreyfus n'avait pas eu de l'argent 
pour amorcer cette agitation, Dreyfus serait tout probable- 
ment encore a l'Ile du Diable. 
Pour arriver à émouvoir l'opinion publique, il fallut 
. trouver un Bernard Lazare qui osât commencer la lutte, 
" et pouvoir faire les frais de l'impression des deux bro- 
chures, par lesquelles il commença l'attaque. 

Il fallut fonder un quotidien, l'Aurore, pour appuyer 
cette campagne. Puis l'intervention de Zola. 

Cette campagne donna lieu à beaucoup d'abnégation et 
de dévouement. Peut-être, de la part de certains politiciens, 
y eut-il un peu d'âpreté à la curée lorsqu'on eut chassé les 
réactionnaires du pouvoir, mais cela fait partie du sys- 
tème. 

Même chez les anarchistes qui apportèrent leur entier 
concours aux défenseurs de Dreyfus, d'aucuns ne le firent 
pas gratuitement. Il y eut, d'abord, toute la basse fripouille 
qui a pour habitude d'encombrer les réunions, offrant en 
vente tous les imprimés qu'ils ont pu glaner a peu de frais. 
Ils pullulaient aux abords des réunions dreyfusardes, dis- 
tribuant leur butin, le fourrant de force dans les mains : 
« Donnez ce que vous voudrez, camarades, c'est pour la 
propagande ». 
Et comme ils étalent nombreux ceux « qui ne «avaient 




REPRODUCTION l/l'NK MTIIOOHAPIIIK 1>K l.RBASQUB 




PORTHA1T DK JEAN OBAVB A l/ÊPOQUE DU PHOCÊS DBS TRBNTB 



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SOUS LA m* RéPUBUOUB 103 

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pas », d'aucuns donnaient leur obole» allant Jusqu'à la 
pièce blanche, croyant encourager de zélés partisans. Ce 
fut la période dorée pour les camelots et la fripouille indi- 
vidualiste. 

Et parmi les orateurs anarchistes, n'y en eut-il pas de 
soudoyé3? Je n'ai que des suspicions, mais quelques-uns 
« se retirèrent des affaires », une fois l'affaire finie. 

Par parenthèse, le Libertaire qui n'était pas plus riche 
que nous, trouva cependant les moyens de publier, à fort 
tirage, un placard en faveur de Dreyfus, alors que la même 
semaine, il n'avait pu faire paraître son numéro, faute 
d'argent, parait-il. 

Quant au Journal du Peuple, ,'ondé par Sébastien Faure, 
tout le monde savait que les fonds avaient été fournis par 
le monde juif qui avait participé à l'affaire Dreyfus. 

Les Dreyfusards avaient-ils voulu, par là, montrer lour 
reconnaissance à Faure du concours qu'il leur avait 
apporté et de l'énergie qu'il avait déployée? C'est possible. 
Mais la femme de César devrait éviter tout ce qui peut la 
faire soupçonner. 

De plus, il y eut une bagarre .où Foure fut mêlé — dans 
une rue ou devant une é^ise Satnt-Josepb — qui me parut, 
& l'époque, bien proche parente du Fort Chabrol. 

A uno do mes visites a l'Aurore, — nous avions eu déJA, 
Je crois, quelques « attrapages » avec Gobier — Vaughan, 
me montrant son bureau, me disait: « Les anarchistes! il 
ne faudrait pas qu'ils crient trop haut. J'ai, la, de quoi les 
faire taire», ou cd'en faire taire», J'fliU oublié l'exacte 
expression. 

— Donnez des noms, que nous connaissions les brebis 
galeuses. 

Mais Vaughan ne répondit rien. J'aurais bien donné 
quelque chose pour mettre le nez dans ledit bureau. 

Ce fut pendant 1' « Affaire » que Je fis connaissance de 
Leyret. 11 avait pris l'habitude de venir quelquefois, mu 
bureau. 

Un Jour, il arriva avec la proposition suivante : Zola 
devait se rendre au tribunal de Versailles. Ses amis proje- 

12 



// 



184 LB MOUVBHBNT USBBTAIRB 

talent de l'y accompagner, en nombre, revolver au poing. 
Le^ret me demanda s'il serait possible de recruter, parmi 
les anarchistes, une centaine de camarades désireux de se 
joindre à l'entreprise. 

Il y avait là, une attitude qui, quoique un peu théâtrale, 
me plut par son audace, je promis de faire mon possible 
pour recruter des volontaires. Jtaais quelque temps après 
Leyret vint me dire que l'idée était abandonnée. C'était 
dommage. 

Pour les courses de Longchamp, où devait présider Lou- 
bet, on craignait des désordres de la part des militaristes. 
On fit appel à toutes les bonnes volontés pour aller défen- 
dre le Président. Un appel spécial fut même lancé aux 
anarchistes. Clemenceau, dans l'Aurore, publia un article 
où il déclarait que l'on verrait, à Longchamp, Jean Grave 
à côté du préfet de police pour répondre aux attaques des 
cocardiers. Par les Temps Nouveaux, je répondis l Cle- 
menceau que Grave n'ayant aucune raison de défendre le 
prestige du président, Grave brillerait par son absence à 
Longchamp. Et, de fait, avec le groupe de 1' « Ecole Liber- 
taire » que nous tentions de fonder, nous avions organisé 
une promenade dans le bols de Meudon. Gohler m'accusa, 
plus tard, d'avoir eu le trac. 

Le lendemain de Lougcbamp, rue Monge, je rencontrai 
Malato. 

— J'étais hier à Longchamp, me dit-il, nous avons été 
arrêtés à plusieurs. Figurez-vous, mon cher, que J'étais 
por;eur d'un revolver, long comme celai et ses deux mains 
écartées dessinaient la longueur d'un mousqueton do cava- 
lerie. Heureusement, reprit-il, que nous ne fûmes pas 
fouillés. Je demandai ft aller aux cabinets et pus le faire 
disparaître dans la lunette. 

- Vous auriez tout aussi bien pu le laisser a la maison I 
fut tout ce que je trouvai à dire en manière de consolation. 

* 
* * 

Vaughan m'avait demandé des articles pour l'Aurore, 
non pas qu'il fit grand cas de ma collaboration, mais pen- 
sant, saus doute, que ça serait un moyen de m'« attacher », 



SOUS LA HI* RÉPUBLIQUE 165 

et de me collectionner avec ceux que, prétendait-il, il avait 
déjà dans son bureau. 

J'envoyai une demi-douzaine d'articles qui furent insérés 
et payés 50 francs chacun. 

Mais, lui ayant fait parvenir uu article antimilitariste, 
Vaughan me le retourna, me disant que l'antimilitarisme 
était chasse réservée pour Gohier. J'en envoyai un autre 
sur la question économique, assez accentué dans le sens 
anarchiste, il eut le même sort. J'ai oublié quelle fut la 
défaite. Je compris. Ne me tenant pas pour battu, Je réci- 
divai sous une forme encore plus vive. Lorsqu'on l'eut 
gardé assez longtemps sans le publier, j'écrivis à Vaughan 
de me retourner mon dernier article. Ma collaboration, 
évidemment, n'avait pas rendu ce que l'on en attendait. 

Il faut dire que, malgré ma collaboration à l'Aurore, 
nous n'avions pas cessé de dénoncer les erreurs de juge* 
ment de ses rédacteurs lorsqu'il s'agissait de question 
sociale. Lefrançais, quoique caissier à ce journal, nous 
envoya assez souvent des articles pour relever quelques 
affirmations erronées de Gohier. 

Entre autres, j'en reçus un, intitulé: < Sus au jésuitisme! 
Lettre ouverte au citoyen Gohier ». Ce dernier m'envoya 
une réplique où il reprochait à Lefrançais de ne pas s'être 
fait tuer en 71. C'était sa façon de répondre à une discus- 
sion courtoise. 

Il y eut une levée de boucliers aux Temps Nouveaux. 
Mol, Lefrançais, Girard, Charles-Albert, nous répondîmes 
à Gohier, qui répliqua avec acrimonie. Puis cela cessa un 
moment pour éclater à nouveau avec plus de virulence, 
à l'occasion de camarades qui, en province, avaient osé 
contredire Gohier dans une réunion qu'il donnait. Il les 
accusa d'être des agents des cléricaux. 

De fil en aiguille, sans atteindre son ton de méchanceté, 
je me laissai entraîner à lui lancer quelques pointes. La 
discussion dura un certain temps. 

Sous prétexte de nous réconcilier, Vaughan m'écrivit 
que cette querelle était déplorable. Il me demandait d'aller 
le voir, qu'après explication, le malentendu se dissiperait. 

J'y rencontrai un Gohier tout guilleret qui semblait 
trouver cela très amusant. Mais Vaughan promit une expli- 
cation loyale. Au lieu de cela ce fut un redébordement 
de calomnies. 



166 US MOUVEMENT MBBRTAIRB 

* 
* * 

Dans cette affaire j'eus trois torts. Le premier, de m'être 
laissé engager dans cette dispute. Cela avait commencé 
sur des questions de tactique et de principes, d'une façon 
tout à fait courtoise de la part des rédacteurs des Temps 
Nouveaux. 

Mais Gobler qui n'aimait pas à être critiqué, répondit 
par des personnalités. Nous n'aurions pas dû le suivre 
sur ce terrain. Agacé par ses jérémiades continuelles 
sur les sacrifices qu'il faisait pour servir la cause révolu- 
tionnaire, et tous ses coups de pointe contre les anar- 
chistes, je me laissai entraîner à lui répondre que, lorsqu'on 
gagnait 10.000 francs par an à prêcher la révolution, on ne 
pouvait appeler cela un sacrifice. 

Gohier cria à la calomnie. Or, c'était Lefrançals, caissier 
à l'Aurore, comme je l'ai dit, et par conséquent bien placé 
pour le savoir, qui me l'avait appris en causant. Ne voulant 
pas mettre Lefrançals en jeu, et comprenant que j'avais eu 
tort en me ravalant au niveau de Gohier, je n'insistai pas. 

Mon deuxième tort fut de laisser passer dans les Temps 
Nouveaux un entrefilet de Girard qui accusait Gohier d'être 
le fils bâtard d'Hervé, le directeur du Soleil. C'était bête 
de la part de Girard de l'avoir écrit, et encore plus de la 
mienne de l'avoir inséré. Nous nous ravalions de plus en 
plus au niveau de Gohier. 

Enfin, mon troisième tort, ce fut, lorsque Gohier lança 
ses premières calomnies, de ne pas avoir clos la dispute en 
giflant le bonhomme. C'est la seule façon de répondre aux 
gens de mauvaise foi. 

Gohier l'avait si bien senti que, me croisant un Jour sur 
la place Dauphine, il passa non loin de mol, la canne levée, 
s'attendent, évidemment, a la correction qu'il savait avoir 
méritée. 

Or, J'étais loin de penser a lui. Ce fut son geste qui me fit 
lever la tête et le reconnaître, et il était déjà passé. Ce ne 
fut qu'au bout de quelques pas que Je réfléchis que J'aurais 
dû lui faire sauter son chapeau, et lui dire : « Ehl bien, 
quoi? on ne salue pas le pape, lorsqu'il passe? » 

Le pape de la rue Mouffetardl Une des injures de Mhlato, 
qu'il avait rééditée. 



8008 LA ni* RÉPCBLIQUB 167 



* 
* * 



On sait comment se termina l'affaire Dreyfus. Waldeck- 
Rousseau prit le pouvoir. Ce fut une curée de la part de 
quelques-uns. Les causes les plus désintéressées n'ont-elles 
pas leurs requins ? 

En bon politicien, Waldeck arrangea les choses pour que 
personne n'eût tort. Dreyfus fut condamné à Rennes, ceci 
c'était pour l'Etat-Major. Ensuite il fut gracié, c'était pour 
les amis de la justice. 



XIII 

DE L'AFFAIRE DREYFUS AU MINISTÈRE 
CLEMENCEAU 



Comme je l'ai dit, l'affaire Dreyfus me rapprocha de 
Zola. 

Nous aussi, nous avions des nôtres au bagne : 11 y avait 
Courtois, dont j'ai parlé. Il y avait Monod, envoyé au bagne 
pour délit de paroles. Il y avait Tbéodule Meunier, 
condamné sans preuves, malgré un alibi que l'accusation , 

n'avait pu démolir. ' 

Parmi ceux qui avaient été condamnés & des peines 
excessives, il y avait Grange, insoumis, ayant tiré, sans 
blesser personne, sur ceux qui l'arrêtaient. 

Et combien d'autres dont les noms ne me reviennent , 
pas. 

Voici, du reste, une lettre de Tarbourlech qui en énumère 
quelques autres : r 

r 

M. Trarlcux m'a annoncé hil-mÊmo samedi dernier que le ; 

gardo des sceaux lui a répondu quant a Moysset et Bury, en ' 

reconnaissant leur droit a bénéficier - de l'amnistie, Il ajoute 
qu'il a saisi son collègue, le ministre des colonies, pour qu'il 1 

ordonne leur rapatriement. Jo suis heureux do pouvoir porter , 

ectto bonne nouvelle a votre connaissance et à celle des comp*- 3 

gnons. Quant à Orunwald, la Ligue n'a pas encore reçu de } 

réponse. J'ai reçu de lui une lettre que j'ai transmise & M. de 
Presscnsô. 

Que les compagnons se hfltcnt de faire signer par les mères 1 
deltégls Meunier et Orangé uno demande en grâce, elle sera 
favorablement accueillie, M. Trorleux en a reçu l'assurance. . 

Avec un autre Ministère nous n'aurions pas autant de chance ' 
do réussir. 

Votre bien dévoué. ' 

B. Tahboombcb. 



sous tA in* nipuauauB 169 



Qui était Grunèwald? Je l'ai oublié. Régis Meunier avait 
été en vertu des lois scélérates, condamné à 7 ans de bagne 
pour avoir organisé une soirée familiale a Angers..., deux 
mois avant le vote desdites lois! Moysset pour quelque délit 
de parole. Ils avalent été exclus de l'amnistie par une 
subtilité Juridique. Ils furent cependant graciés. Mais, 
entre temps, Moysset était mort au bagne. 

* 
* * 

Cette lettre démontre que nous n'avions pas oublié nos 
camarades au bagne, et entendions que la « lutte pour le 
droit > fût la lutte du droit pour tous. 

D'autre part, J'avais écrit à Zola pour le rrler de s'asso- 
cier à je ne sais plus quelle protestation. Il me répondit 
par la lettre suivante : 

Paris, 6 décembre 1000. 

Mon cher confrère, Je suis entièrement avec vous, prenez mon 
nom s'il vous parait bon à quelque chose, et si vous dtalreis 
causer un soir avec mol, vetea vers neuf heures, vous êtes fc 
peu près sûr de mo trouver. 

Cordialement, 

Emile Zola. 

Je me rendis donc un soir rue de Bruxelles. Zola était 
encore a table. On me fit attendre dans un salon encombré 
de bibelots. J'ai gardé l'Impression que, là-dedans. J'avais 
l'air d'un éléphant dans la boutique d'un marchand de 
porcelaines, n'osant faire un mouvement, de peur de casser 
quelque chose. .... 

Au bout d'un instant Zola vint mo rejoindre. Je serais 
bien embarrassé de me rappeler comment débuta la 
conversation. Il aurait été logique de déblayer le passé. 
Mais, en ce qui concernait la Société des Gens de Lettres, 
Je n'aurais pu que lui confirmer ma réponse. Cependant, 
on aurait pu s'expliquer, adoucir les choses. Mais comme 
11 n'en souffla pas mot, Je crus bon de l'Imiter. 

Ce que Je me rappelle bien, ce sont ses promesses d'Inter- 
venir en faveur de nos camarades victimes d'injustices, 
me disant de faire appel & lui chaque fols que cela serait 



170 LB XOUVBMBNT UBBRTAIBB 

nécessaire, qu'il s'emploierait de son mieux pour nous 
faire obtenir Justice. 

Il renouvela sa promesse lorsque nous nous séparâmes, 
et il tint parole. 

Au cours de la conversation il me parla de ses prochains 
volumes, me disant que J'y verrais combien il avait évolué. 

. ♦ 

De lui, Je retrouve une carte de visite sans date, sur 
laquello sont écrits ces quelques mots : 

Monsieur Grave, J'ai encore deux de mon Evangile sur les 
bras, et j'ignore quand je pourrai me préoccuper d'un sujet 
nouveau, lï m'est donc absolument Imposslbl d'accepter les 
documents qui me sont offerts', en promettant de les utiliser un 
Jour, Le mieux serait que vous les prissiez tous, pour mettre en 
lieu sûr, et plus tard on verra ce qu'on pourra en faire. 
Cordialement, 

Emile Zola. 

Quelle était lo nature de ces documents? Voilà encore 
une chose qu'il m'est Impossible de me rappeler aujour- 
d'hui. J'en recevais de tous les points du globe. D'aucuns 
sans valeur, d'autres très intéressants. 

Il me souvient d'en avoir reçu sur les mineurs d'Australie 
et de la Nouvelle-Gnlles du Sud. Du Brésil sur la 
mutinerie des marins, et aussi sur le bagne. Etait-ce ceux- 
là que J'avais proposés a Zola? C'est possible. 

Du bagne, enlro autres, J'avais reçu une volumineuse 
correspondance signée d'un nom que J'ai oublié aujour- 
d'hui, mais que Je reconnus lorsque Je vis la signature. 
C'était celui d'un des membres d'une bande de Jeunes 
apaches, — apaches avant la lettre, car Je crois bien que 
le nom n'existait pas, dans ce sens du moins, lorsque se 
passèrent les faits auxquels 11 était mêlé. 

Os étalent connus sous le nom de la bande des « Cravates 
Vertes». Cela devait se passer quelques années après la 
guerre de 71. C'était l'un d'eux qui m'écrivait du bagne. 
Tout un dossier. Il racontait sa vie, les circonstances qui 
l'avaient poussé dans la voie du bagne, donnait des rensei- 
gnements sur la vie que l'on y menait et quantité d'autres 



8003 IA m* RÉPUBLIQUB 171 

aperçus fort Intéressants, démontrant que l'auteur, loin de 
s'abrutir au bagne, s'était développé d'une façon étonnante. 
Mais qu'est devenu ce document? Disparu, comme tant 
d'autres dans la vie mouvementée que me faisait mener la 
police. 

Je n'eus pas l'occasion de revoir Zola. On sait l'accident 
imbécile qui l'emporta. Comme les Journaux de l'état- 
major rapportaient de nouveau nos démêlés au sujet de 
la Société des Gens de Lettres, J'écrivis à M B * Zola pour 
lui demander une carte afin d'assister aux obsèques de 
son mari. 

* 

A la suite de ces diverses interventions, quelques-uns de 
nos camarades sortirent du bagne. LIard-Courtois, pour 
devenir le larbin de Briand, lorsque ce dernier devint 
ministre. Piteuse fin! 

Monod, moins chançard, en sortit aveugle et mourut 
peu après. Grange qui vint me voir, à son retour de Calé- 
donie. D'autres encore que J'ai moins connus profitèrent 
de cette vague de mansuétude qui ne dura pas longtemps. 

Quant au pauvre Meunier, de l'affaire Véry, il ne fut pas 
compris dans ces mesures de clémence. Son acte avait fait 
trembler trop de gens pour qu'on lui pardonnât. Quand je 
dis son acte, je veux dire celui pour lequel 11 fut condamné, 
puisqu'il le fut sans preuves. Nous ne perdîmes cependant 

Sas espoir. Condamné sans preuves, Il était victime d'une 
légalité. Des tentatives furent faites à plusieurs reprises, 
mais 11 mourut avant qu'aucune décision intervint à son 
égard. 

Je retrouve quatre lettres de lui. Elles sont trop pleines 
de stoïcisme et de dignité pour ne pas les donner entières. 
Les voici dans leur ordre probable, d'aucunes n'étant pas 
datées : 

Iles du Salut, 18 mal 1006. 
Mon cher Jean, 
La dernlire fois que Je t'ai écrit, JVtals à l'hûpltal. Comme 
J'espérats pouvoir, sinon me guérir, du moins me rétablir un 
peu, Je ne t'en ai pas parlé. 



172 LB MOUVEMENT MBBRTAIAB 

Voyant que mon état de santé restait le même, j'en sols sorti 
il y a quinze jours, mais quelques jours après j'y suis rentré 
d'urgence, enflé comme un balloD. Me guérlral-Je? Je suis 
anémié à tel point que c'est bien problématique. 

Avant d'entrer à l'hôpital, j'étais dans un triste état. Depuis 
six mois je traîne sur ce rocher une misérable existence. Ici, 
celui qui veut tenir une ligne de conduite correcte, no pas 
accepter de place — ce qui est considéré par l'administration 
comme une faveur — ne pas spéculer sur ses compagnons de 
chaîne, et qui, alors, est obligé de se contenter du régime de 
l'administration, celui-là est forcé de succomber au bout do 
quelques années. 

Je ne regrette rien. Je n'ai fait que ce que je devais faire, o 
serait a recommencer, je ferais la mémo chose. Je ne crains 
pas la mort. SI je suis condamné, qu'elle vienne le plus tôt 
possible Cependant, c'est regrettable de mourir ainsi, après tant 
d'années de souffrances passées au hagne. 

Je t'envoie un certificat du médecin-major constatait mon 
état de santé. Vous pouvez en user pour hâter In solution do 
l'affaire pour laquelle vous faites des démarches. C'est dans ce 
but que je vous l'envoie. 

De l'avis du médecin-major, il n'y a que cela qui pourrait me 
rétablir, mais Je crois qu'il ne faudrait pas trop tarder. Pour- 
tant, J'ai été condamné aux travaux forcés. Jo n'ai pas été 
condamné — a mort — car tu dois te figurer les soins que l'on 
nous donne a l'hôpital, et j'ai l'organisme complètement ruiné 
par le régime et lo climat. 

J'attends une réponse. 

Bonjour aux camarades et, pour toi, une fraternelle poignée 
de mains. 

Théodulo MsuNiBn, N» 20.701. 

H y a a bord de la Loire (bateau qnl nmêno le convoi des 
transportés), un major appelé..., homme aux idées 'arges. 
Intime, jo crois, de... Il est bien connu des condamnés. SI vous 
aviez quelque choso h me faire dire, quo vous ne vouliez pas le 
confier a une lettre passant par l'administration, vous pouves 
vans (1er n lui. 

Iles du Salut, Juillet 1008. 
Mon ami. 
J'ai reçu ta lettre. Espérons que ta réussiras. Dans le cas 
contraire, j'essaierai mol-mêmo de sortir de cette situation d'une 
façon ou d'uno antre. 

J'en al assez. Jo n'ai pas a compter sur l'administration. J'ai 
demandé mon déslntcrncmcnt nu nouveau directeur. Il m'a dit 
qu'il Jugeait n propos de me garder aux Iles; que, du reste, 
J'avais toujours conservé les infimes opinions depuis que j'étais 



SOUS LA III* RÉPUBUQUB 173 

au bagne. Cest catégorique. C'est parce que Je tais anarchiste 
que l'on ne me désinterne pas. 

Malheureusement, 11 est un peu autorisé à dire cela, par la 
conduite que tiennent Ici certains transportés, internés comme 
anarchistes. 

SI les actes pour lesquels je suis Ici sont considérés en 
France avec une certaine impartialité; si, là-bas, l'évolution se 
fait sentir, la bureaucratie, ici, reste la même, et surtout l'admi- 
nistration pénitentiaire. La situation du transporté ne s'est 
nullement améliorée. La mienne est plutôt pire, ayant la dou- 
ble chaîne, résultat de mes évasions. Je n'ai pas perdu grand 
chose et J'aurai s pu gagner beaucoup. 

La misère et la fatigue, résultant de cela, la prison où l'on 
couche tout nu sur le bitume, sans couverture, les fers, les 
Incorrigibles, tout cela m'a certainement beaucoup fatigué. Puis, 
Je ne suis plus Jeune. Malgré cela, j'ai encore de l'énergie. 
Autant, du moins, que l'on peut en avoir, après douze ans de 
bagne, dons un milieu avachi et sous un climat débilitant. 

Aussitôt que tu auras une réponse, bonne ou mauvaise, fais- 
la mol savoir. 

Bonjour aux camarades. Je te serre la main. 

T. MBUNisn. 

Je décolle ma lettre pour te dire qne J'ai reçu la lettre de 
Charles. Fols-lul savoir, Jo te prie.... 
Le reste est illisible. 

Les autres lettres ne sont pas datées. 

Cher ami, 

J'ai reçu tes deux lettres d'août et d'octobre. Je te remercie de 
la peine que tu to donnes. J'attendrai, quoique le temps me 
semble bien long. Pou. vu quo nous arrivions à un résultat 
appréciable, car une romlso de peine a 15 ou 10 ans no serait 
qu'une fumisterie, s'il n'y a pas do déslntcmement. 

Une campagne de presse sur mon affaire, ma culpabilité 
n'ayant nullement été prouvée, pourrait, peut-être, activer la 
solution; mais, plus que mol, vous êtes a même d'en apprécier 
la plus ou moins d'utilité. 

Hequet, que tu as dû connaître, est mort dernièrement. Il 
était de première classe, et avait accepté d'être contremaître 
(malheureusement ces concessions ne sont pas rares ici). Cepen- 
dant ses compagnons de chaîne n'ont pas eu h se plaindre do lui. 
On l'avait désinterne, et, quelques Instants uv nt de mourir, on 
lui avait signifié son réinternement, d'après une dépécho minis- 
térielle du 28 juillet, ordonnant à la direction de rélntcrner aux 
lies les anarchistes qui avalent été déslnternés, et dont plusieurs 
étalent à la Grande Terre. 



174 LB IIOUVBKBNT LIBERTAIRE 

te bagne devient de plus ea plus mauvais. Une misère noire, 
une incurie extraordinaire pour tout ce qui n'est pas répression. 
Pour cela, par exemple. Us ne sont pas en retard. Ils ont beau 
faire des cachots, ils ne savent pas où mettre les hommes punis. 

Il y a, actuellement, aux Iles une telle quantité d'hommes en 
prévention de conseil que, ne sachant pas qu'en faire, les 
cellules regorgeant, on les a mis dans les cases. 

Je ne veux pas m'étendre davantage, car 11 arrive souvent 
que les lettres confiées à l'un ou à l'autre sont saisies ou per- 
dues. Aussitôt que tu auras une réponse quelconque, fats-la moi 
conualtre. Tu dois comprendre avec quelle impatience jo 
l'attends. 

Je te serre la main. 

Théodule. 

Voici la dernière : 

Mon cher Jean, 

Je voudrais bien que tu m'écrives pour que Je sache à quoi 
m'en tenir. Je ne doute pas que tu ne fasses ton possible, mets 
11 y a sept ou huit mois que vous avez commencé les démar- 
ches, et je crois que nous ne sommes pas beaucoup plus avancé? 
quo le premier jour. 

Il faut cependant que je sorte de relie situation. Un occasion 
peut 6e présenter. Je pourrais regretter de ne pas l'avoir saisie. 

D'un autre côté, si J'échoue, c'est la réclusion cellulaire, c'est- 
a-dire, la mort. (II est vrai que Je ne perdrais pas grand chose). 
Si tu ne peux pas mo donner une réponse définitive, dis-moi 
au moins ce que Je dois espérer, qvt Je puisse prendre une 
détermination quelconque. Réponds, Je te prie, le plue tôt possi- 
ble. 

Je te serre la main. 

Théo. Mbunibh. 

Pauvre Meunier! Ballotté entre les alternatives d'espoir 
et de déceptions pendant près d'un an, ce fut la mort qui 
vint le délivrer. 

Voici la lettre qui m'apprenait sa mort. Le signataire 
étant encore fonctionnaire, Je ne donne pas son nom : 

.... 16 septembre. 
Mon cher Grave, 

Meunier est mort — le save*-vous? — depuis huit Jours, 
quand le docteur ami a voulu le voir. 
11 avait conquis les plus respectueuses sympathies de tout 



SOUS LA 1U* fUÉPVBUQUB 175 

le personnel, gui s'est cotisé pour embellir ses obsèques» 
m'afflrme-t-on. Il n'a Jamais été confondu aveo les criminels 
de droit commun; sa conduite était un exemple. 
Voilà ce qui vaut d'être répété. 
Mes bons souvenirs. 

* * 

Ce fut pendant l'affaire Dreyfus que, avec Ardouin, 
Dégalvès, — un professeur révoqué pour ses idées anar- 
chistes — nous eûmes l'idée de fonder l'Ecole Libertaire. 
Tout le monde se plaint de l'enseignement officiel. Qu'il 
ne fait que des perroquets, tue l'esprit critique des indi- 
vidus au lieu de le susciter. Pourquoi ne pas tenter une 
école où l'enseignement serait donné sur des bases ration- 
nelles? 

Une campagne fut menéo pour ramasser de l'argent. Mais 
nous eûmes la malencontreuse idée d'y associer Janvlon 
qui, s'il ne fut pas la seule cause de la faillite, y contribua 
certainement pour sa bonne part. Nous l'avions chargé de 
voir les personnalités que nous supposions sympathiques 
à l'idée, 11 arriva qu'il embrancha une autre affaire à la- 
quelle Je n'ai Jamais rien compris. 

Il avait touché des souscriptions que nous nous croyions 
acquises jt 11 se trouva qu'elles l'étaient, paralt-il, pour 
cette autre affaire qu'il menait de front avec la nôtre I 

Ayant récolté un ou deux milliers do francs, on voulut 
débuter en envoyant à la mer quelques enfants que voulu- 
rent bien nous confier des camarades. 

Dégalvès et Janvlon étant d'anciens professeurs, ils 
étalent tout désignés pour surveiller la caravane, Dégalvès 
était un bon gros camarade convaincu tt sincère, mais un 
peu lourd. Janvlon était un bonhomme hargneux, fielleux, 
capable de tout lorsqu'il en voulait a quelqu'un. Ils ne 
tardèrent pas à être en désaccord. 

Un Jour que ça n'allait pas tout droit, Dégalvès donna 
une légère tape à un des gosses. Janvlon enfla l'affaire. 

Dégalvès, évidemment, avait eu tort de frapper l'enfant, 
mais on peut comprendre un moment d'impatience. Dégal- 
vès n'en faisait pas une pratique. 

Quoi qu'il en soit, les camarades réunis pour 6e pro- 
noncer sur le cas, se laissèrent circonvenir par l'astucieux 



170 US MOUVEMENT IWBRTAHUJ 

Janvion, alors que le pauvre Dégalvès ne sut que dire. Ils 
donnèrent tort à ce dernier qui, affligé et Indigné de cette 
Injustice, nous quitta. 

J'étais absent de Paris lorsque se produisit cette malen- 
contreuse affaire. J'avoue que j'aurais fait de mon nr.eux 
pour défendre Dégalvès qui, sûremon». n'avait agi que 
sous l'impulsion d'un moment d'irrit .(ion. 

Après la tentative d'écolo de vacances, on organisa, 
faute de mieux, des cours du ^olr, la création d'une véri- 
table école resta o l'état de rêve. 

Une lettre que je retrouve me rappelle que Léon Daudet 
fut un de nos souscripteurs : 

Le Journal. Paris, 30 avril 1698. 

Cher ami, pulsquo vous voulez bien passer au Journal, vous 
m'y trou\erez tous les Jours A partir de 6 heures, Je aérais tréi 
heureux de vous serrer la main et de vous remettre les 60 fr. 
de Léon Daudet. 
J'ai vu Georges Hugo qui s'Inscrira pour 100 franc». 
Je vous serre très cordialement la main. 

Auguste Marin. 

• * 

Un Jour le camarade L..., qui était traducteur & l'agence 
ffovas, et m'aidait beaucoup en traduisant pour le mouve- 
ment social les Journaux étrangers que nous recevions, 
vint me parler des camarades espagnols qui, vingt ans 
auparavant, avalent été condamnés au bagne sous prétexte 
d'affiliation à une société secrète, « la Mano Ntgra », 
affaire qui, a l'époque, avait fait beaucoup de bruit. C'était 
l'affaire de Xérès dont J'ai déjà dit deux mois en passant. 

Or, d'après les documents qu'avait vus L..., t la Mano 
Negra > n'avait Jamais existé. Comme pour Montjuicb, des 
aveux avaient été obtenus en torturant les prisonniers. 

Ce qui n'empécho pas Llurd-Courtols, dans ses Souvenirs 
do Bagne, do raconter que, dans sa Jeunesse, il a connu un 
des membres de celte fameuse association I 



SOUS LA H? RÉPUBUQUB 177 

Mais, vingt eus après, la vérité commençait à se faire 
Jour. Les journaux anarchistes espagnols avaient ouvert 
une campagne en vue d'arracher du bagne eux qui s'y 
trouvaient encore. Ne serait-il pas bon de venir en aide 
aux camarades espagnols? 

Aussitôt dit, aussitôt fait. L... commença par publier le 
récit de l'affaire, comment ça s'était passé, comment la 
vérité avait fini par percer. 

Puis, nous résolûmes d'ouvrir une campagne de mee- 
tings. Appel fut fait au concours de ceux qui pouvaient 
avoir quelque influence sur le public. De Pressent, Cle- 
menceau, Jaurès, le D' P. Reclus, et quelques outres de 
l'affaire Dreyfus s'inscrivirent pour cette campagne de 
libération. Pour commencer, cela fut dur à décrocher, mais 
une fois en branle, cela marcha on ne peut m'eus. La 
presse quotidienne finit par s'en mêler. 

Pour Clemenceau, nous étions allés le trouver, le cama- 
iade L... et moi. Il fut du reste charmant, disant qu'il 
n'avait rien a me refuser. Et, tn effet, 11 entama aussitôt 
une série d'articles dans la Dépêche de Toulouse. 

Notre campngno fut certainement d'un grand poids pour 
la mise en liberté des prisonniers. 

Par la suite, nous ouvrîmes une souscription pour eux. 
En février, nous lancions le premier appel; à la fin d'août, 
nous avions ramassé près de 2.000 francs. C'était maigre 
comparé aux souscriptions des Journaux bourgeois. C'était 
magnifique pour nous. Surtout si on considère que nous 
avions toujours deux ou trois souscriptions en train. 

• 
• * 

Nous en avions fini avec les tracasseries. La police et la 
magistrature nous laissaient tranquilles. J'avato oublié le 
chemin des cabinets des Juges d'instruction et de la Cour 
d'Assises. Il fallut l'arrivée de Clemenceau nu Ministère 
pour m'apprendre le chemin de la Correctionnelle. 

Il y avait Juste deux ou trois semaines qu'il était au 
pouvoir, lorsque Je fus appelé chez Je ne sais plus quel 
commissaire aux délégations. J'y subis un interrogatoire 
serré: quels étalent mes moyens d'existence, etc., comme 
s'il s'était agi d'un criminel. J'avais négligé de faire le 
dépôt du Journal depuis uu certain temps. 



178 LB MOUVEMENT LIBERTAIRB 

Mes imprimeurs s'étaient toujours chargés de cette 
formalité. Au début, je signais les numéros, mais par la 
suite on les signait pour moi. 

Le gérant de La Ltbératrlce, qui nous imprimait à ce 
moment, m'avait promis de ne pas oublier le dépôt, 
mais il n'en avait rien fait. Autrefois, quand cela se pro- 
duisait, le Parquet nous faisait réclamer les numéros 
manquants. Clemenceau, lui, nous faisait appeler à Tins* 
traction, puis à la Correctionnelle. Si c'était cela qu'il 
appelait « n'avoir rien à me refuser », ça promettait. 

Il est vrai que je n'étais pas le seul. Nous étions trois 
journaux: Les Temps Nouveaux, Le Libertaire. J'ai oublié 
le troisième. Notre imprimeur profita de la charrette, il 
l'avait bien mérité, puisque c'était sa faute si le dépôt 
n'avait pas été fait Nous fûmes condamnés chacun à 
50 francs d'amende. 

* 



Je mentionnerai justement le bilan du Ministère Cle- 
menceau: Intervention de l'armée dans les grèves. — 
Les charges de Draveil, où il y eut morts et blessés. — 
Troubles également en province. 

Une grève de mineurs s'étant déclarée dans le Nord, 
Clemenceau alla les trouver à leur syndicat. Mais, au lieu 
de lui sauter au cou pour l'embrasser, — n'était-ce pas 
le premier ministre qui osât entrer en pourparlers avec 
des « perturbateurs > — et de rentrer au travail en se fiant 
à de vagues promesses, les grévistes lui firent une récep- 
tion plutôt froide, et persistèrent dans leurs réclamations. 

Froissé et déçu, Clemenceau se retourna vers la 
« manière forte ». On arrêta des grévistes, et on ouvrit une 
enquête sur un prétendu complot royaliste. 

Quand éclata la grève, Monatte travaillait avec moi 
pour quelques jours. — Entre parenthèses, comme couleu- 
vre, il aurait pu faire la paire avec Dunois. — Il me deman- 
da de lui avancer l'argent du voyage pour se rendre dans 
le Nord. 

Il y fut arrêté au bout de quelques jours. Une lettre de 
moi trouvée sur lui fut le prétexte d'une perquisition. 
Non seulement au journal mais aussi chez Delesalle. 
Un matin, en arrivant rue Broca, la concierge me dit 




a 

o 



80V8 LA m* RÉPTOI4QUB 170 

que l'on avait demandé après mol, que l'on reviendrait. 
Delesalle qui arriva quelques instants après, m'avertit 
que c'était Guichard qui, ne me trouvant pas, était allé 
se faire la main chez lui. Voici, du reste, le récit que Je 
retrouve dans Les Temps Nouveaux, n* 1 de la 12» année, 
6 mai 1906. 

Samedi, à 8 h. 1/2, M, Guichard se présentait au domicile do 
camarade Delesalle pour opérer ce que l'on est convenu d'appeler 
une perquisition. Delesalle dut exiger l'exhibition du mandat 
et de l'écbarpe que l'on s'obstinait a ne pas vouloir montrer. 
C'est ainsi qu'il put se rendre compte qu'il était incnlpé par le 
Parquet de Béthune de complicité dans les gTèves du Nord. 

M. Guichard voulut prendre un ton rogue. Delesalle lui répli- 
qua que si les policiers voulaient le prendre sur ce ton, on serait 
forcé de les recevoir comme en Russie on reçoit les policiers. 

— Que voulez-vous dire par là? 

— Vous le savez bien, répliqua Delesalle. 

C'est tout ce que M. Guichard trouva à emporter, plus une 
brochure, Les Deux Méthodes Syndicalistes. 

En sortant de chez Delesalle, la bande s'amena aux Temps 
Nouveaux. Là, on exhiba le mandat de perquisition. Sur l'invi- 
tation que je lui fis d'accomplir son métier, M. Guichard mi 
demanda de lui indiquer où Je classais ma correspondance? Je 
lui indiquai le poêle où étalent en train de brûler les lettres 
que je m'étais empressé de mettre au feu, sitôt que Delesalle 
m'eut prévenu. 

— Alors on vous a averti, me flt-U. 

Je lui répliquai que Je n'avais nullement besoin d'être pré- 
venu. Connaissant les procédés de la police depuis longtemps, 
et ne voulant pas faire courir aux camarades qui correspondaient 
avec nous le risque de recevoir des visites aussi désagréables, 
j'avais toujours soin, lorsque le camarade était servi, de brûler 
ma correspondance. 

Ne pouvant emporter des lettres, M. Guichard se rabattit sur 
les brochures, malgré que Je lui fisse observer que ces bro- 
chures, non seulement Je les avals payées, mais que j'en avals 
fait le dépôt légal et qu'elles n'étaient pas poursuivies. 

Au cours de la perquisition, Guichard eut un mot typique t 
« On a le droit d'avoir les Idées que l'on veut, mais on doit les 
garder pour sol »l 

Chez Delesalle, lors de la perquisition, se trouvait sa 
sœur, connue dans le monde des théâtres sous le nom de 
Monna Delza. Elle s'était, paraît-il, largement payé la tête 
du bonhomme, 

13 



180 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE - 

C'était un des frères des Gâchons qui agissait comme 
secrétaire de Gulchard. Il n'intervenait que pour apaiser 
Delesalle qui, très nerveux, ne pouvait s'empêcher de 
lâcher quelque imprudence. 

Pour les brochures, une vingtaine environ, j'écrivis 
au Parquet, au juge, puis à Bétbune où elles avaient été 
envoyées. Je unis par les ravoir. 

Monatte arrêté, toute la presse lui était tombée dessus, 
acceptant l'accusation qu'il était un agent royaliste. Même 
ses amis le lâchèrent un moment. Je fus à peu près k 
seul à prendre sa défense. Relâché, il m'envoya divers 
articles sur la situation dans le Nord, et sur un congrès 
syndical qui eut lieu. Puis, — toujours comme Dunois, 
— sans que je sache pourquoi, il publia dans L'Action 
Directe une violente diatribe contre mol. Tout ce qu'il 
y avait de plus haineux. 

Comme tempérament, je ne pourrais mieux le comparer 
qu'à Bulot, presque le même physique. Lorsque les bolche- 
vicks feront une révolution en France, il pourra avanta- 
geusement jouer les Fouquier-Tinville, dans les procès 
qu'ils feront aux révolutionnaires. 

Je me contentai d'écrire à Monatte que, lorsqu'on voulait 
« engueuler » les gens, on devait nu moins avoir la délica- 
tesse de leur payer ce qu'on leur devait. 

11 m'envoya uno vingtaine de francs sur ce que Je lui 
avals prêté. Comme je comptais le tout perdu, c'était 
autant de pris sur l'ennemi I 



XIV 



L'INDIVIDUALISME ET LES INDIVIDUALISTES 



Je me suis laissé entraîner par les événements, 11 nous 
faut revenir en arrière pour parler d'un courant de dévia- 
tion qui s'était produit dans le mouvement anarchiste. 

Le premier individualiste en date que j'oie connu, était 
un nommé A. C, employé chez un grand distillateur dont 
il devint l'associé et fut le successeur par la suite. 1! faisait 
partie ^u Cercle du Panthéon, fondé par E. Gautier. 

Je n'eus pas l'occasion de me rencontrer souvent avec 
lui. Mais, parait-il, il était très intelligent, ce qui n'est pas 
nécessaire pour réussir dans la vie. Mais, en son cas, il 
semble que cela ne lui nuisaii pas. 

Il publia un ou deux numéros d'un Journal qu'il avait 
Intitulé L'Individu Libre. Il fut le seul a développer sa 
théorie avec intelligence, sans la pousser à la divagation. 
Devenu patron, il cessa d'être anarchiste. Je suppose qu'il 
resta Individualiste. 

Ce ne fut que plus tnrd, à la salle Horcl, que l'Indivi- 
dualisme resurgit, sous une forme qui ne fit qu'empirer en 
se développant. 



En proclamant le respect de l'Individualité, en combat- 
tant la théorie monstrueuse de l'Individu sacrifié «au 
bien de l'Etat ou de la Société», en affirmant, pour le 
premier, le droit à tous les moyens pouvant lui permettre 
de se développer intégralement, selon ses possibilités, 
selon ses virtualités, en lui enseignant de s'Instruire afin 
d'être capable de réfléchir par lui-même, de n'attendre 



182 LB MOUVBMBNT UBBRTAIBB 

son affranchissement de personne que de sa propre action, 
de sa seule Initiative, l'anarchie avait assez bouleversé les 
conceptions de chacun pour que ceux dont le cerveau, 
à l'état d'équilibre «instable», n'attendait que le choc 
initial pour être déclanché dans la folle «raisonnante», 
y trouvassent matière à déraisonner. 

Bouleversant toutes les idées morales acceptées jusque- 
la, la morale nouvelle n'ayant pas encore eu le temps de 
se préciser, la porte était ouverte à toutes les divagations. 
Ne se trouve-t-il pas toujours des gens pour renchérir sur 
chaque problème qui se pose ? 

Aussi, d'aucuns ne se firent-ils pas faute de divaguer; 
môme plus que pour leur part. Mais, au début, cela resta 
1 apanage d'un très petit nombre, sans influence sur le 
mouvement. 

Livrés à eux-mêmes, les ratloclnateurs seraient restés 
de purs spécimens des bêtises que peuvent débiter ceux 
qui, partant d'uue idée fixe, Incontrôlée, s'amusent à vou- 
loir raisonner logiquement, «scientifiquement», sans tenir 
compte de toutes les données du problème qu'ils discu- 
tent, démontrant «par le fait» que l'on peut émettre 
logiquement les plus fortes ânerles, tant que l'on ne met t 

pas en discussion lo point de départ, mais que croule i 

aussitôt toute cette prétendue logique lorsque le point de 
départ est reconnu faux. 

Laissés à eux-mêmes, ces toqués n'auraient pas été* « 

un danger, même augmentés des vaniteux qui veulent 
paraître plus avancés que leurs voisins, et des faiseurs , 

de paradoxes. 

S il fallait peu de chose pour tournebouler l'entende- , 

ment de ces «malades», il fallut — nous le verrons au 
chapitre des « Mouchards »— l'immixtion des agents pro- 
vocateurs pour donner de l'extension a cette folie « dirai* 
sonnante». Et la campagne fut menée avec persistance 
et systématiquement. 

I 

Sans doute, bien avant que les littérateurs bourgeois , 
eussent découvert Nietesche et Stlrner, quelques anar- 

chlstes avaient trouvé que l'tlndlvidu» n'avait A considé- ' 

rtr que son «Mol», son propre confort, ton propre déve- i 

i 



SOVB LA tU* RÉPUBUQOB *•* 

lopuement. Et leur raisonnement aurait été vrai al 
1' « Individu » se trouvait à l'état d'exemplaire unique. 
Ou, tout au moins, parqué sur une partie de la P"» né ** 
où « n'aurait à avoir de contact aveo aucun autre indi- 
vidu de son espèce. 

Vrais, tant que l'on ne raisonne que sur 1' « Individu », 
les arguments individualistes sont absolument faux lorsque, 
après avoir raisonné suffisamment sur des abstractions, 
on a à en revenir aux « faits > et à constater quil ne 
suffit pas de considérer 1* «Individu» en lui-même, malt 
qu'il faut également l'envisager en tant que participant 
d'un groupe ou d'une association, sa formation ne lui 
permettant pas de vivre à l'état isolé. 

Affirmer que l'Individu n'a qu'à rechercher son propre 
bien-être, à ne s'occuper que de son propre développe- 
ment, — tant pis pour ceux qui, sur sa route, lui sont une 
entrave.— c'était Introduire, sous le couvert de 1 anar- 
chie, la théorie la plus férocement bourgeoise. Ces Indivi- 
dualistes, tout en raisonnant abstraitement, étaient amenés, 
cependant, à constater que l'Individu n'est pas un être 
abstrait. Qu'à côté de leur abstraction, il existe des mil- 
liards d'exemplaires de leurs semblables qui, eux, sont 
bien réels ; mois ce n'était que pour les traiter en quan- 
tités négligeables. 

Et ces théories, émises par quelques vaniteux ou détra- 
qués, se croyant des « Surhommes », ne tardèrent pas 
à être appuyées par les «théoriciens» que nous envoya 
la Préfecture de Police, Martinet entre autres. 

Cela commença par de simples exagérations de quel- 
ques-unes de nos idées sur les droits de l'individu. Nous 
proclamions son droit au bien-être, à être absolument 
fibre, à avoir a sa disposition les moyens de se aÇ v f]°P* 

Ser intégralement, selon ses possibilités. Les lndlvldua- 
stes purs en conclurent que « l'Individu » avait droit a 
tout en vue de son développement, même à écraser ceux 
qui l'embarrassaient sur son chemin! 

Aux discussions sur l'Individualisme, vinrent se gref- 
fer, toujours sous l'inspiration des agents provocateurs, 
les questions de fausse-monnaie, de cambriolage et de 
«maquerellage». Comme le traite ces questions à part, 
Je ne m'y arrêterai pu Ici. 



114 t» MOOVBMBNT UU11TAIU 

* * 

Mais celui qui donna de l'importance et de la vie au 
mouvement individualiste ce fut Libertad. Qui était-il? 
D'où venait-Il? On ne sait. 

H surgit tout à coup dans le mouvement, se faisant 
remarquer par son zèle. Allant à toutes les réunions, y 
prenant la parole, faisant partie de toutes les manifesta* 
tions, se colletant assez souvent avec les agents. 

C'était un béquilleux, infirme des deux Jambes. Habillé 
de la blouse noire des typographes, — il l'était, a temps 
perdu, Je suppose — coiffé de ses longs cheveux noirs, 
il se donnait les allures d'un Christ. Et, ce qui rendait la 
comparaison plus frappante, il était toujours suivi d'un 
troupeau de femmes, que je ne me hasarderai pas a 
qualifier de saintes. 

Il vivait, m'a-t-on dit, avec les deux sœurs, ayant un 
enfant do l'une d'elles. Le plus pitoyable, c'est que si 
l'homme était détraqué — ou jouait à l'être — les femmes 
ne l'étaient pas. Fort intelligentes au contraire. Mais, 
lorsqu'il s'agit de sexualité, les plus Intelligentes peuvent 
agir le plus stupidement. 

Ce qui est certain, c'est qu'il représentait un cas patho- 
logique d'éréthlsnie sexuel aigu. Méreaux me raconta 
que, avant que Von eût appris à le jauger, on lui avait 
demandé de venir faire une conférence aux c Soirées de 
Montrcuil». Il y parla sur la vie des chemineaux. Toute 
la soirée, à tout propos et hors de propos, ce ne furent 
que des allusions aux parties sexuelles et à l'acte généslque. 

Il m'n été raconté d'autre part que, étant allé donner une 
conférence dans une autre partie de la banlieue, assez 
éloignée de Paris, un camarade, la soirée ayant fini tard, 
lui offrit l'hospitalité pour la nuit. Le m°Mn, au réveil, la 
femme du camarade frappe a la port' de Libertad pour 
lui donner son déjeuner, — N'entrez j,i ±, cria ce dernier, 
je ne suis pas présentable. Et, s'étant mis nu comme un 
ver, debout sur son Ut: «Vous pouvez entrer I * crla-t-il. 

J'ignore s'il fut mis à la porte avec tous les honneurs 
qui lui étaient dus, mais 11 faut avouer que les types de 
son espèce ont eu, parmi nous, et par trop souvent, affaire 
A des camarades par trop bénévoles. 



BOUS LA 111* RÉPUBLIQUE 185 

Dans ses conférences, il s'appesantissait fréquemment 
sur les questions de sexualité, s'étendant avec délices sur 
l'accouplement, cherchant les mots les plus crus. 

Mais cela ne s'était développé que peu à peu, au fur et 
à mesure qu'il s'ancrait dans le mouvement. Au début 
ses lapsus nous semblèrent des excentricités dues à sa 
faconde méridionale. Il fallut quelque temps pour le juger 
à sa valeur propre. 

* * 

Dans les manifestations, aux prises avec les agents qui 
voûtaient l'arrêter, il avait le truc de se laisser couler à 
terre et la. de Jouer de ses béquilles avec vigueur contre 
ses assaillants. Ce qui lui donnait une auréole. 

Un anarchiste qui, dnns une bagarre, se colletait avec 
les agents, attrapait toujours quelques mois de prison. Il 
faut avouer que Ubertad s'en tirait a meilleur compte. 
Huit ou quinze Jours de prison au plus, quand il n'était 
pas relâché libre de poursuites. Au début, nous pensions 
que son infirmité apitovalt les Juges. 

Un soir, il vint à l'Ecole Libertaire. La soirée était 
avancée, il n'y avait qu'Ardouin, moi et deux ou trois 
autres camarades. Je ne sais comment il en vint à nous 
raconter son « histoire t. 

Il était le fils d'un haut fonctionnaire, ou, pour être 
plus exact, co n'était son père que d'après la loi, sa mère 
ayant eu une « faiblesse > pour un ami de la maison. Le 
père putatif, pour ne pas avoir d'histoire entravant sa 
carrière, accepta l'enfant, mais celui-ci fut négligé, mal* 
traité. Son infirmité n'était que la suite de celte négli- 
gence et de ces mauvais traiienents. 

Mnls Libertad — c'est toujours lui aul parle — ne 
gardait aucune rancune contre son pseudo-père. Il lut 
pardonnait sincèrement, comprenant fort bien ce que son 
intrusion avait eu d'orner pour lui. 

Il racontait cela d'un air bonasse, avec tant de componc- 
tion, que nous en avions tous la paupière humide. Même 
moi, tout vieux dur-a-cuire que Je sois. 

Seulement, J'appris plus tard qu'il avait raconté son 
histoire à divers autres et, chaque fois avec de notables 
variantes. Il l'avait, je suppose, Inventée de toutes pièces 



186 U MODVBMBMT LIBBBTAIBB 

pour ae «rendre intéressant», et ne se rappelant pas 
exactement* il était forcé de suppléer à son manque de 
mémoire. 

Ayant beaucoup de bagout, il avait du succès à la 
tribune. Jl sut se faire bientôt un entourage de disciples 
qui ne juraient que par le maître, et l'écoutalent comme 
un oracle. 

Lorsqu'il fonda son journal L'Anarchie, il n'avait pas 
encore donné la pleine mesure de son Individualisme. Les 
premiers numéros ne détonnèrent pas trop. C'était dans 
les groupes que l'on prêchait les excentricités qui, par la 
suite, finirent par s'épanouir dans le nouveau journal. 

Dans son local, se réunissaient tous ceux qui couvraient 
leur vie d'expédients de l'étiquette anarchiste. Après 
certaines expéditions on s'y partageait le produit de 
l'copératlon». Mais j'aurai a en parler au chapitre des 
« mouchards ». 

Llbertad m'envoyait de ses acolytes pour m'acbeter 
des brochures. J'avais refusé de lui en vendre & lui. Mais 
ses émissaires étalent faciles à reconnaître. Sales, dégue- 
nillés, hirsutes et mal peignés. Ne pouvant leur demander 
des papiers d'Identité, je leur délivrais ce qu'ils deman- 
daient. 

Pour payer, ils plongeaient leurs mains dans leurs 
poches, ils les ressortalent pleines de sous, de pièces 
d'argent et d'or mêlés ensemble. Je suppose que c'étaient 
des lendemains d'copérations fructueuses»! 11 est vrai 
que le même individu ne revenait jamais deux fols. Il est 
à supposer qu'il y a souvent des «accidents» dans le 
métier. 

Les discussions de la salle Rorel resurgirent — déve- 
loppées et embellies — dans L'Anarchie. On y discutait 
de morale i On pouvait prostituer sa mère, sa femme, sa 
sœur ou ses filles aux bourgeois en vue de leur reprendre 
une partie de ce qu'il nous ont volé. Sous prétexte d'amour 
libre, on prétendait que la femme est A tout le mondel 
logique des théoriciens des droits de l'Individu I 

Du reste, pour vivre, tous les moyens sont bons. Si ça 
vous rapporte d'être mouchard, pourquoi pas? Il n'y a 
pas de sots métiers. v 

Pratiquant la devise des jésuites sans s'en vanter, les 
Individualistes trouvent «que la fin justifie les moyens». 



socs la m* dApvbuqto 117 

D'autre part, «un anarchiste qui se respecte, ne doit 
pas prostituer ses bras à un patron. C'est se faire 
esclave que subir les ordres d'un patron ou d'un contre- 
maître. Arracher, par force ou par ruse, ce que la société 
vous refuse, voilà qui est noble, qui est anarchiste ! > 

* 



Quelqu'un qui aida fortement Libertad dans son travail 
de démoralisation et de déviation, ce fut un étrange per- 
sonnage nommé Paraf-Javal. 

J'avais lu, autrefois, dans un numéro du « Supplément s 
de La Lanterne, un bout de conte qui m'avait paru amu- 
sant. J'écrivis à l'auteur, à l'adresse de La Lanterne, pour 
lui' demander l'autorisation de reproduire ledit conte. 
m'anporta cette autorisation. A ce moment, il n'était pas 
question pour lui d'être anarchiste. 11 signait Péjl, des deux 
premières lettres de son nom composé: Paraf-Javal. 

Je ne fus pas peu étonné de le voir réapparaître à 
l'occasion de l'affaire Dreyfus. H était le réfutateur du 
fameux «kutsch» de Berttllon. Ce dernier avait trouvé 
plus ku...tsch que lui. 

A partir de là, le bonhomme fit son apparition dans les 
groupes anarchistes, il m'envoya deux ou trois articles, 
mais ne tarda pas à être un des habitués du milieu Liber- 
tad et de leurs réunions où il prenait la parole. Peu à peu, 
son ton monta à celui des Roussel, des Georges, et de 
Libertad lui-même. Il engueulait le public, traitant les 
auditeurs des noms les plus ordurlera. Leur disant qu'ils 
étalent plus ... que..., glissons, n'eppuyons pas. Tout cela 
mélangé des théories individualistes les plus abracada- 
brantes. 

S'il se rencontrait a la tribune avec Libertad, c'étaient 
les effusions les plus pathétiques. 

Etait-Il détraqué, jouait-il a l'être? Je pencherais pour 
la dernière hypothèse. Car, Invité par Fromentin à aller 
le voir où il demeurait, à Meulun, J'y rencontrai Paraf qui 
se conduisit très correctement, non seulement ches notre 
hôte, mais aussi à une conférence qu'il donna l'après- 
midi, organisée par Fromentin avec les francs-maçons de 



*" ** MOOVBMBNT UBBRTAIIUI 

et «Se.*** Sa °" dlre dM Ch08es é P atantes . a ™»a décent 






N'taportVqT dU 6enre ,Ut ,,,ndIvIdU 8e ,a,sant a PP e,er 
C'était au commencement de mon retour à Paris 
tltlTï ™*P a i r, 1 «» I * 1 «"»veiit d'un «ype qui, depuis quelque 
temps fréquentait les réunions de son groupe. «Venant 
part a leurs discussions. L'homme lui semblait d'une Intel- 
Hgence peu commune, et une recrue excellente. 

A la fin, il me l'amena. 11 était, en effet, intelligent, quoi. 
«„l^ 0n « ? uHure ' avec des Patentions â l'homme du 
«,«. n if% COnimo ,e ,us ° mêmo d0 ,c constater par la 
suite, il était un peu trop enclin au paradoxe, à la bour- 

532; £ ,rver , s n e , . e " leenCe Pr0n ° a ' ,r ° P S0UVent ' ,M 
Mais, déjà, Je supportais l'individu plus qu'il ne 
m agréait. On se fatigue vite des faiseurs de parpdoxes et 
S S .^ n,qUeS x" m,éta|1 devcnu P ,u,ôt antipathique. Peu 
ïf* S , A aprèa 8on a PP arl * ion dons les groupes, il avait 
«m„W ♦ C .°""i!f déserteur - Heureusement pour lui. une 

Zll le / Ut V .°' ée ° U taomeni de son arrestation. Il s'en 
lira en n ayant que son temps do service à finir. 

Pendant sa désertion, 11 vendait des livres nornocranlii- 

ci'sgwir q " o,,o ° "-""«E 

A™t S n ! w lu i é $ a ]? men } «I»»» m'envoya les articles contre 
^^u n char C d s n 1 !. JaU^a, * P ° rIer dn " S le Chnpi!re sur ie " 

suçant : d ° nner "*' ldêe de 88 ,ournnre d'esprit, le fait 

JSf.? 8 Le ^ erta J re ' 8, 8nô d'un nom fantaisiste, parut un 
«reniement des Temps Nouveaux. Malgré le changement 
de signature, Je reconnus la « patte » de mon type. Et J™ no 
fus pas peu amusé lorsque, a quelques Jours de là, Je reçus 
un article où, à son tour. Le Libertaire en prenn t pouî son 
grade. San» avoir le . flair d'artilleur . l'en reconnus l2 



SOUS LA m' RÉPUBLIQUE 189 

provenance et fis réponse à l'épistolier de s'adresser sa 
Libertaire qui était plus hospitalier que mol. 



Un jour m'arrlva un grand escogriffe, solide comme le 
Pont Neuf, bien bâti. I! venait de Colombie, se disait anar- 
chiste-individualiste. Nous eûmes une longue discussion où 
il émit les mêmes ânerles que ses co-religionnaires français. 
Il finit par s'en aller. 

Une ou deux semaines plus tard, m'ai rivait une femme 
en un état de grossesse très avancée. Elle m'était amenée 
par le logeur chez qui elle avait échoué, et qui comprenait 
quelque peu l'espagnol. C'était la compagne du Colombien, 
qu'il avait plaquée là-bas. Elle s'était lancée à sa pour- 
suite. 

Où était son mari? Je n'osai lui dire que je venais de rece- 
voir une lettre de lui datée du Dépôt, où il me demandait 
de lui trouver un avocat, me donnant à entendre qu'il 
avait été arrêté pour avoir fait de la propagande. 

Je fis conduire la femme à la Maternité. Elle me laissa sa 
valise qui était bien légère. Pour son type, j'écrivis & AJai- 
bert pour lui « recommander » cette « victime de la propa- 
gande >. Ajalbert me répondit qu'il était allé voir mon 
« martyr ». mais il me conseillait de no pas trop m'apl- 
toyer. Cette malheureuse victime des idées n'était qu'un 
vulgaire filou. 

Nous échangeâmes quelques lettres, le personnage et mol. 
Je lui parlai de la visite de sa femme. Il me répondit qu'il 
avait bien lo droit de la plaquer s'il en avait asses. Que son 
« Mol >ne pouvait plus lo supporter. Pourquoi serait-il con- 
damné à la supporter plus longtemps ? 

Après sa délivrance, la femme revint chercher 6« va- 
lise, me laissant une lettre d'engueulade de son « super- 
homme ». 

Quelques jours plus tord, en allant à la poste, je vis mon 
Colombien et ma Colombienne, assis sur un banc do l'ave- 
nue des Gobelins. Lui était en train de griffonner quelque 
chose. Je passai sans qu'ils m'aient vu. 



190 U MODVBMBNT UBBRTAIRB 

J'étais a peine revenu au bureau que la femme s'amenait 
avec un bout de papier qu'elle déposa sur ma table, se 
sauvant comme une voleuse. 

C'était la lettre qu'il était en train de fabriquer sur le 
banc. Elle était bourrée d'injures. 

Cela me rappelle une histoire qui me fut contée par Her- 
zig, alors qu'il s'occupait du journal. Il lui était arrivé, un 
jour, la femme d'un des abonnés qui la lui envoyait pour 
qu'il s'occupe de la placer dans une maison d'accouche- 
ment à Genève. Il est vrai que lui ne fut pas engueulé pour 
ses peines. Mais il y a des camarades qui ne doutent de rien. 



XV 



LES MOUCHARDS 



Parlant des individualistes, cela m'amène à parler des 
mouchards, des cambrioleurs aussi. A qui donner la prio- 
rité? Je suis bien embarrassé, car les trois catégories sont 
étroitement entremêlées. 

Que to..t mouvement révolutionnaire — voire même de 
simple opposition ~ soit contaminé par cette vermine, 
c'est inévitable. Plus les gouvernements sont combattus, 
plus ils ont recours aux moyens louches pour se maintenir. 
Savoir ce qui se passe chez leurs adversaires et tenter des 
diversions parmi eux, c'est tout indiqué. Qui dit mouchard 
dit agent provocateur. Cela encore découle de soi. 

Si ces messieurs se bornaient à ne relever dans leurs rap- 
ports que ce qu'ils ont vu et entendu, ces rapports seraient 
fort ternes; leurs employeurs ne tarderaient pas à s'aper- 
cevoir qu'ils n'en ont pas pour leur argent. Aussi, pour 
démontrer leur utilité et se faire valoir, messieurs les 
rousslns ont-ils recours à un peu... d'imagination pour cor- 
ser lesdits rapports. 

L'imagination des mouchards, ordinairement, est fort 
restreinte. Tout de suite, ils sont orientés vers quelque com- 
plot, essayant de le mettre eux-mêmes sur pied, afin de 
donner quelque fondement à leurs rapports sensationnels. 
Il est toujours facile de trouver un exalté ou un détraqué 
qui se laissera entraîner à quelque imprudence qu'ils 
auront su lui suggérer, et dont la € découverte * pourra 
les faire bien noter et leur valoir de l'avancement. 

Quelles que soient les dénégations des fripouilles qui les 
emploient, il n'est rien moins que sûr qu'elles-mêmes 
ne les encouragent pas à faire de la provocation. 



192 IB MOOVBMENT UBBRTA1RB 

Autrefois, dans les « Temps Nouveaux >, j'ai relevé le 
cas d'un nommé Jacob, chargé de surveiller les milieux 
fréquentés par la bande Bonnot. Poursuivi pour avoir 
fabriqué de la fausse monnaie, le bonhomme invoqua 
comme défense qu'ii avait dû avoir recours à ce stratagème 
pour échapper aux suspicions des membres du groupe dont 
il faisait partie. 

Ses chefs, qu'il avait fait venir pour sa déf* use, s'empres- 
sèrent de nier qu'ils eussent connaissance de ses agisse- 
ments concernant la fausse monnaie. Us voulaient bien 
reconnaître que ledit Jacob était un agent excellent. Mais 
la fabrication de fausse monnaie, ils juraient que, jamais, 
ils n'en avaient eu connaissance. 

N'empêche que, de leurs témoignages, il découle l'im- 
pression qu'Us savaient pertinemment à quoi s'en tenir 
sur les agissements de leur subordonné. Mais l'homme 
ayant été assez bête pour se faire prendre la main dans 
le sac, on verrait comment le tirer de là plus tard. Payer 
des individus pour faire de la provocation, ça se fait, 
mais ne s'avoue pas. 

Tous les mouchards qui, dans le mouvement anarchiste 
furent « brûlés », faisaient tous de la provocation, en prê- 
chant la violence, en poussant aux attentats, comme cela 
fut prouvé pour certains événements qui se passèrent dans 
la région de Montceau. Dans le cas de Grttn dont j'ai parlé, 
c'était indéniable. 

Tous ceux qui pouvaient écrire ou parler a la tribune 
firent de la provocation. Elle débordait dans les journaux 
que leurs patrons les mirent à même de faire paraître. 

il est vrai que ce ne fut pas leur principale besogne. Leur 
œuvre la plus considérable fut la démoralisation et la dé* 
viation du mouvement par la prédication d'un individua- 
lisme outra ncier, la glorification du vol, de < l'estampage » 
et autres moyens aussi peu recommandables. 



Le premier en date de ces oiseaux fut un nommé 
Spllleux. Nous n'étions alors que le c demi-quarteron >. 
M. Andrieux, ex-républicain farouche, étant à la tête de 



SOCS LA m* RÉPUBLIQUE 193 

la Préfecture de Police, se présenta dans nos groupes 
ledit Spllleux qui se faisait appeler Serraux. 

Je ne me rappelle plus dans quelles circonstances il fit 
son apparition, ni quelles histoires de brigand il nous ra- 
conta. Toujours est-il qu'il nous proposa de fonder un 
Journal. Il connaissait une vieille dame anglaise disposant 
de quelques ressources, et ne demandant pas mieux que de 
nous aider dans cette œuvre. 

C'était au groupe des V* et XIII' que la proposition nous 
fut faite, Malatesta, Jeallot, moi et quelques autres cama- 
rades étant présents. 

Dès l'abord, le bonhomme ne nous avait pas été sympa- 
tique. Dans l'ensemble de sa personne, dans son attitude, 
il y avait quelque chose qui clochait. Quoi? nous n'aurions 
su le dire. Mais, en fin de compte, il nous était suspect. 

Nous nous consultâmes et décidAmes de voir venir le 
type. Malatesta écrivit à Londres à un de ses amis. Plus 
tard, Brocher me rappela que c'était lui qui avait été char- 
gé d'aller aux renseignements. La dame — l'imbécile avait 
eu la naïveté de nous donner l'adresse — existait bien, 
mais son genre de vie indiquait plus la misère que 
l'opulence. Certainement elle était hors d'état de fournir 
les fonds promis. 

C'était coûteux à cette époque de publier un journal 
s'occupant de questions politiques. Il fallait fournir un eau* 
tlonnement assez élevé pour Paris. On avait, il est vrai, un 
moyen de payer moins, c'était de mettre l'adresse du 
journal dans une localité d'un des départements de la ban- 
lieue, mais, encore, cela se montait au moins à 3.000 fr. et 
plus. 

Nous avions décidé d'amener Spllleux a déposer le cau- 
tionnement à mon nom — Je devais être le gérant — de lui 
faire payer les frais d'installation et de mise en marche, 
puis de l'envoyer promener, convaincus que nous étions 
d'avoir affaire à un policier. 

Mais l'homme n'était pas si bête que nous avions pensé. 
Il avait ouvert les mêmes pourparlers avec E. Gautier qui, 
lui aussi, lui avait promis de lui fournir gérant et rédac- 
teurs. Aussi lorsque je lui posai nos conditions, soupçon- 
nant, je suppose, notre intention, ayant flairé nos suspi- 
cions, il se rabattit sur Gautier. Ils firent paraître la 
Révolution Sociale où collaboraient Gautier, Louise Michel, 



194 U M0OVBMBNT UBBRTAIRB 

Jacqueline et divers autres camarades. C'étaient nous qui 
étions joués! 

Pour mettre les camarades en garde contre le nouveau 
journal, nous chargeâmes un de nous, le nommé Maria, de 
rédiger une note par laquelle nous nous désolidarisions 
de lui. 

Ne pouvant avec fruit émettre nos suspicions, n'ayant 
aucune preuve positive, cela devait être rédigé avec tact. 
Comment s'y prit Maria ? je ne sais plus... Mais lorsque 
parut la note, c'était le journal qui se désolidarisait d'avec a 
nous. Notre tentative de diplomatie n'était pas un succès. 
L'homme était plus fort que nous. •» 

A ceux que nous connaissions, nous donnâmes nos rai- 
sons. Mais c'est toujours la même chose : < Etes-vous bien 
sûrs que c'est un mouchard 1 Si c'en était un, les cama- 
rades ne collaboreraient pas avec lui, etc., etc. : 

Du reste, quoi qu'en dise Andrieux, son journal ne lui ti 
servit pas à grand'chose. Si nous rencontrions des incré- ^ 
dules, d'autres se mettaient en garde. Ce fut de son officine 
que sortit la boite a sardines que deux ou trois méridionaux, 
fraîchement venus de Marseille, et dont le révolutlonnarls- 
ms... verbal les disposait à couper dans n'importe quel 
godan, allèrent déposer contre la statue de Thiers, à 
Saint-Germain. Mais elle n'occasionna qu'un éclat... de " 
rire. | 

Plus tard, dans ses < Mémoires », Andrieux se vanta 
d'avoir dupé les anarchistes, en leur fournissant un jouet 
Il se vantait car il n'en eut pas pour son argent. La preuve 
c'est que. moins d'un an après, il coupa la subvention ( 
brusquement, personne ne prenant plus son journal au se- 1 
rieux. La Révolution Sociale disparut et Spilleux avec. »' 

Du reste, les mouchards ne furent pas, parmi nous, aussi 
nombreux que l'on pourrait le supposer. Sans doute y en 
eut-il qui surent faire leur besogne sans se faire connaître. 
Je n'ai pas la prétention de les avoir devinés tous, mais a 
ils- durent être peu nombreux. s 

Le second qui vint à ma connaissance — Blanchon s 
compte pour si peu — fut un nommé Carratoni, un Italien à 
dont j'avais fait la connaissance par Bouriand, avant de *' 
me rendre à Genève. Expulsé de France, il se rendit à 
Genève et se présenta au Révolté, se recommandant de 
moi. • _ « 



S0DS LA UT RéPUBUQUB 195 

Je ne l'avais vu que deux ou trois fols avant son expul- 
sion et n'avais pu lui donner une recommandation bien 
chaude. Il avait dû prendre la recommandation sous son 
bonnet. Du reste, Herzig flaira le mouchard et le tint à 
l'écart 

Dès son arrivée à Genève, il avait fondé un journal 
qu'il intitula L'Explosion. L'en-tête représentait un vague 
Palais Bourbon devant lequel explosait une bombe. Comme 
épigraphe, 11 y avait en latin : c A coups de pieds, 
à coups de poings ». 

L'Explosion n'eut qu'un numéro et creva piteusement. 
Il fut presque aussitôt avéré que Carratonl était à la solde 
du commissaire de police qui avait été chargé à Genève de 
surveiller les réfugiés italiens, et que c'était lui qui avait 
fourni les fonds pour la publication de cette feuiUe ultra- 
révolutionnaire dont le texte répondait au titre. Carratonl, 
brûlé presque aussi vite qu'apparu, disparut sans tambour 
ni trompettes 

Dès mon retour à Paris, je commençai à me rendre 
compte qu'il n'était que temps de se mettre en travers de 
cette propagande à rebours qui, sous l'influence du mou- 
chard Martinet, dont J'ai parlé, était tout simplement en 
train de mener notre mouvement au ruisseau. 

Dévoiler les mouchards, ce serait facile si tous les cama- 
rades voulaient raisonner à l'aide du simple bon sens. Mais, 
a beaucoup le simple bon sens ne suffit plus lorsqu'il 
s'agit des choses de la propagande. Ils font intervenir un 
tas de considérations qui n'ont rien à voir avec la ques- 
tion, ne font que la compliquer et l'embrouiller. 

En premier lieu vous avez, cela va sans dire, contre vus '■ 
ceux qui se sont déjà laissé engluer par les théories*^ 
toujours extrêmes, — de ces c apôtres ». SI vous attaquez 
leur c homme », c'est par Jalousie ou parce qu'il ne pense 
pas comme vous. Il fau: les entendre poi'&ier les cris Uo 
l'oie sauvant le Capltole. 

Ensuite, ce sont les anarchistes à âme de chrétien qui 
n'admettent pas que l'on puisse penser mal des autres. 
Us ne commettraient pas eux-mêmes la moindre canall- 
lerle, mais ont toutes sortes d'excuses pour ceux qui en 
commettent. Sous prétexte de tolérance, ils ne permettent 
pas que l'on juge personne. Il ne faut pas disent-Ils, s'en 

14 



190 ~ LB MOUVEMENT UBEnTAIBB 

rapporter aux apparences. Dans la société actuelle, cha- 
cun vit comme il peut. Personne n'est responsable I 

C'est agir en ennemi de votre propre idéal que de to- 
lérer, par votre silence, qu'une tourbe d'individus sus- 
pects viennent mnscarader les idées pour lesquelles d'au- 
cuns sacrifient leur vie ou leur liberté, de les laisser dé- 
former par ceux, qui, payés ou non, n'ont qu'un but, les 
faire repousser par ceux que vous voulez convaincre. 
C'est une tolérance mal comprise que d'accepter parmi 
soi des gens dont, intérieurement, on réprouve les agis- 
sements, mais que l'on tolère parce qu'ils prétendent faire 
dériver des vôtres les idées qu'ils prêchent. Je suis de 
l'avis de celui qui disait : « Tout ce que ]e demande à 
Dieu, c'est de me protéger de mes amis. Quant à mes 
ennemis, je m'en charge ». 

11 n'est que trop vrai que des amis, braves gens, mais 
mal inspirés, peuvent faire autant de tort que des ennemis 
déclarés. 

Ehl oui, cette accusation de mouchard a été parfois 
trop facilement lancéo dans les partis politiques, sans 
preuves, sans raison. Tout simplement parce que l'individu 
ne pensait pas comme ceux qui l'accusaient. Mais de ce 
que l'accusation a été lancée trop facilement, s'ensuit-il 
qu'il faille fermer les yeux a l'évidence? Faut-il se laisser 
envahir par les policiers et par ceux qui, dans nos idées, 
n'ont vu qu'un prétexte a Justifier leurs propres appétits? 

* 
* * 

m C'est pour s'être montré trop tolérant a cette clique 
d'Individualistes mêlés de policiers que le mouvement 
anarchiste à été inondé do ces onarcblstcs a ûme de bour- 
geois — dans la pire acception du mot — et que tant do 
pauvres diables ont été victimes de leurs sophlsmes, que 
le mouvement a été amputé d'une foule de bonnes volontés 

. qui furent dévoyées. 

SI aujourd'hui, cette tourbe a pris le dessus, continuant 
son œuvre de déviation, si le mouvement est tombé au- 
dessous de tout, les anarchistes à iime de chrétien peuvent 

1 en faire leur mea-culpa. S'ils ne sont pas les seuls auteurs 
du mal, leur tolérance aveugle y entre pour une bonne 
part. 



1 



SOUS LA III* AÊPVBUQUB 197 

Ah I oui, J'en al connu de ces jeunes, venus au mouve- 
ment pleins de bonne volonté, pleins de désintéressement, 
mais qui, s'étant laissés prendre aux raisonnements spé- 
ciaux des prôneurs de l'illégalisme, se pourrirent dans le 
milieu où ils s'étalent laissés entraîner, allant échouer au 
bagne ou en prison. 

Pratiquer le vol, c'est se diminuer. Il faut mentir, trom- 
per. Cela n'élève pas les caractères, bien au contraire. 
Beaucoup de ceux qui commencèrent a pratiquer le vol 
avec l'idée de servir la propagande, finirent par le prati- 
quer pour vivre, et jouir crapuleusement, lorsqu'ils avaient 
réussi « un bon coup ». C'était forcé. L'argeut corrompt, 
surtout lorsque pour l'avoir on a risqué sa liberté, en 
usant te moyens équivoques. 

Si l'oa en juge par ce qui fut dit au procès, il y avait, 
mêlés à la bande Bonnot, des individus louches. 11 y avait 
également des individus ayant plus d'appétits que d'idées, 
et aussi des vaniteux. Mais 11 devait y avoir également des 
individus qui avalent commencé par être sincères. Gar- 
nler semble avoir été l'un de ceux-là, si J'en crois l'Impres- 
sion que m'a laissée ce qui a été dit de lui. 

Bonnot, lui-même, qui semble avoir été le type féroce 
du * struggle-for>lifer », avait peut-être commencé avec 
des rêves de fraternité et d'émancipation. 

Oui, mais!... ils tombèrent dons un milieu où on se mo- 
quait de « ces sentimentalités ». « Vivre sa vie », voilà le 
but de l'homme intelligent. Et, lorsque la société lui en 
refuse les moyens, les lui reprendre de force, voilà qui 
était vraiment anarchiste, vraiment révolutionnaire I 

Et pour appuyer sur cela, il y avait les policiers qui 
avalent fait leurs ces théories afin d'accomplir plus 
sûrement leur œuvre de désagrégation, qui venaient à la 
rescousse, démontrant que l'homme qui « a quelque chose 
dans le ventre » ne va pas prostituer ses bras à uu pa- 
tron, user ses forces et son intelligence à un labeur In- 
grat, mal payé, qui l'empêche à peine de mourir de faim ». 

Oui, la police, par ses agents, la police chargée de tra- 
quer les voleurs et les assassins, ne trouvait rien de mleus 
que d'en fabriquer pour combattre un courant de revendi- 
cations sociales qui devenait menaçant pour les privi- 
légiés de la société. 

Après tout, les voleurs et les assassins ne sont pas un dan- 



198 U5 MOUVBMBNI LIBERTAIRE 

ger pour l'ensemble de la société. Ils en sont le produit et la 
Justification de son Code, de sa police et de sa magistra- 
ture. Aussi, les gouvernants n'éprouvent-lls aucun scru- 
pule à favoriser cette tentative et tourner à l'égoût un 
mouvement d'émancipation qui se développait trop rapi- 
A dément à leur gré. Et ce, par des moyens anti-sociaux. 



* • 

Dès l'abord, je compris que cela ne servirait qu'à con- 
duire a des controverses sans fin de dévoiler publique- 
ment ceux que Je pouvais soupçonner d'être des mou- 
chards. * 

Il n'y a qu'un moyen d"établir incontestablement l'ac- 
cusation que l'on porte, c'est d'en donner les preuves. Ces 
preuves, a moins de cas exceptionnels, manquent toujours. 
La Préfecture de Police, ni le Ministère de l'Intérieur, ne 
laissent traîner leurs dossiers a votre portée. 

Quant aux présomptions, aux preuves morales, elles 
ne sont des preuves que pour ceux qui, déjà, ont tiré leurs 
propres conclusions. Ces preuves n'atteignent pas les 
« urnes de chrétien >. Aussi, au Heu de perdre mon temps 
a publier des noms de suspects, Je me contentais, lorsque 
l'occasion s'en présentait, d'avertir ceux aveo qui J'étais 
en relations. 

Comme les types étaient ordinairement orateurs de grou- 
pes ou de réunions, Je mettais au panier les convocations 
où leur nom était cité. Cela ne ratait pas. A la deuxième ou 
troisième récidive, ceux qui m'avaient envoyé la commu- 
nication me demandaient pourquoi Je n'avais pas inséré ? 
Je leur en donnais la raison. Cela souvent me valait des 
engueulades. Mais ils étalent avertis. C'était à eux de Juger. 
Tant pis pour ceux qui ne voulaient pas voir clair. 

La plupart du temps, du reste, les individus en question 
finissaient par se c brûler ». Il n'y en eut guère que deux 
ou trois qui, quoique « brûlés » à moitié, réussirent a se 
maintenir dans le mouvement, grâce au milieu individua- 
liste. 



* * 



SOUS LA IU* RiPUBUQCB 1W 

Un Jour parut dans le mouvement un nommé Armand 
qui, tolatoïen, venait de passer à l'anarchie... en empor- 
tant la caisse de son groupe, apprîmes-nous plus tard. 

C'était un bonhomme aux manières insinuantes, dont la 
main gluante fondait dans la vôtre, lorsqu'il vous la don- 
nait à serrer. 

Comme de Juste, U ne tarda pas à prêcher l'individua- 
lisme, le cambriolage: la reprise individuelle, comme ils 
appelaient ça. Il fut un des rédacteurs les plus assidus du 
Journal de Libertad, L'Anarchie. Il y développa ces théo- 
ries en y ajoutant que, «si c'est de votre intérêt d'être 
policier, vous avez parfaitement le droit d'être mouchard», 
— vous êtes orfèvre, M. Josse! — et cela sans émouvoir 
en rien les lecteurs de L'Anarchie qui, du reste, en ava- 
laient bien d'autres. 

Plus tord, Libertad étant mort, Armand dirigea le Jour- 
nal. Là, des cambrioleurs, des faux monnayeurs prépa- 
raient leurs « petites combines >, se partageaient le pro- 
duit de leurs opérations. Cela au vu et au su de la police: 
car, souvent, on lisait dons les quotidiens: «Hier, on a 
arrêté une bande de cambrioleurs dont les membres étalent 
des habitués du Journal L'Anarchie». Ou bien, pour varier: 
« La police vient de mettre In main sur une bande de faux 
monnayeurs qui avaient pour habitude de se rencontrer 
dans les locaux du Journal L'Anarchie». Et ainsi de suite. 
Armand — pas plus du reste que ceux qui le précédèrent 
ou lui succédèrent à ce Journal — ne fut jamais très 
inquiété. 

Un Jour, un des rédacteurs habituels de L'Anarchie 
m'envoya un article où 11 relevait les palinodies qu'Armand 
avait écrites dans ce Journal. L'auteur avait eu solnde 
changer sa signature habituelle, mais Je n'eus aucune difTl- 
culté à deviner d'où ça venait. C'était de N'importequi. 

Je trouvai amusant de mettre mes deux escogriffes aux 
prises. Nimportequi ne faisant qu'avancer ce que Je pensais 
moi-même, J'Insérai l'article. Qui vls-Je arriver la semaine 
suivante, rue Broca ? Mon Armand, accompagné d une 
quinzaine de types de son espèce, parmi lesquels Kibalt- 
chiche et la fameuse Rirette, qui fut mêlée A la bande 
Bonnot. 

Ce fut Armand qui prit 1» parole: 



200 U MOOVBMBNT LIMUTAnUI 

— Voua avez dit que j'étais un mouchard. Vous «11m 
m'en donner la preuve. 

— Pour cela, il faudrait que je sois plus mouchard que j 
vous. 

— Ah! Ah! entonna le chœur, c'est bien cela. Toujours 
des accusations sans preuves! 

Inutile de dire que Kibaltchiche était un de ceux qui 
gueulaient le plus fort. 

— Alors, reprit Armand, vous allez me donner le vrai 
nom de celui qui a écrit l'article que vous avez inséré. 

— Pour ceci encore, 11 faudrait que Je sois plus mou- 
chard que vous. Si j'ai Inséré l'article c'est que J'en prends 
la responsabilité. 

Protestations du chœur. Armand les calma du geste. s 

— SI je n'ai pas les preuves que vous êtes un mouchard, , 
contlnuai-te, ma conviction est que vous en êtes un. Toute H 
votre conduite dans le mouvement l'Indique. ,] 

ite-menaces et re-protestatlons du chœur. j 

— Vous oltez cesser ces attaques, fit Armand, ou nous 
reviendrons et cela ne se passera pas comme cela. 

Assentiment et menaces du chœur. 

— Je ne cesserai rien et vous pourrez revenir si cela ' 
vous dit. Je serol en mesure de vous recevoir. 

Ils partirent â la queue-leu-leu, continuant leurs menaces. 

J'insérai la suite de l'article, mais ne revis personne. 
Du reste, j'avais, dés le lendemain, pris la précaution de 
glisser dans le tiroir de ma table un revolver dont je ne 
me serais fait aucun scrupule de me servir si je m'étais ', 
vu menacé de violences. " 

Armand continue à opérer parmi les anarchistes. On 
discute ses publications dans les journaux anarchistes, 
on y accepte sa collaboration. Même ceux qui ont des 
suspicions acceptent d'annbncer ses publications. C'est 
que, voilà, il ne faut mécontenter personne. , 

* 

De la même trempe, fut le nommé L... Celui-ci, mis ; 

en appétit par le succès des tournées de Faure, voulut, 
lui aussi, organiser des tournées de conférences dont 11 
empocherait les bénéfices. 



SOUS LA III* RÉPUBL1QUB ' 201 

Ici, j'ouvre une parenthèse: Dans les commencements 
du mouvement, lorsque des camarades de province vou* 
loient organiser une conférence dans leur localité, s'ils 
n'avaient pas d'orateur parmi eux et étaient forcés de 
faire appel a un Parisien, par exemple, ils payaient ses 
frais de déplacement, mais les bénéfices de la conférence 
— s'il y en avait — leur restaient. Ils les employaient 
soit à leur propre propagande, soit à soutenir telle œuvre 
de propagande qui leur plaisait. Le plus souvent ils fai- 
saient imprimer des placards ou brochures. Cela entrete- 
nait leur activité, donnait quelque vitalité à leur groupe. 

Survint Faure qui leur faisait organiser ses conférences, 
mais emporhait la recette. Cela lui servait a mener sa 
propre propagande, c'est possible, mois cette façon de 
procéder diminua énormément l'activité des groupes de 
province, en leur enlevant un moyen de l'alimenter. 

Cela occasionna un plus grand mal encore. Ce fut d'ins- 
piror à un tas de jeunes profiteurs qui pouvaient, plus 
ou moins, dégolser quelques phrases en public, l'idée 
d'organiser, eux aussi, «leurs tournées». 

Sans doute, tous ne vivaient pas royalement des pro- 
duits de leurs tournées, mois ils vivotaient, faute de mieux. 
Cela leur suffisait, étant partisans du «moindre effort». 

Mais quelle propagande faisaient-Us ? Bien heureux 
quand, de leur conduite, l'idée ne sortait pas amoindrie. 
Plusieurs finirent même par escroquer les camarades qui 
les avaient aidés â organiser leurs conférences, croyant 
aider à la propagande. 



» * 

J'en roviens â L... 

Arrêté dans le Nord pour quelque délit de parole, il 
avait, pour son procès, fait demander do Marmondo com- 
me témoin de moralité. • 

Au procès, ce dernier tenta d'atténuer le rôle de L..., 
s'efforçant de le présenter comme un garçon inoffensif, 
vivant misérablement des quelques sous quo lui rappor- 
taient ses conférences 

— Pardon I Interrompit le Président, savez-vous, Mon- 



203 



Ul MOUVBHBNT MBBRTAI1UB 



î'î^ . de MM^nande, que votre client a été arrêté avec 
1.400 francs dans sa poche. 

.«.7" J ! ena ,e beo clou *« A* Marmande. qui me racontait 
lTxistoire. 

1.400 francs, évidemment, ce n'est pas une fortune. 
Tout de môme, on ne peut se prétendre malheureux aveo 
cette somme dans sa poche. Surtout avant la guerre. Mais 
ce n était pas le plus beau de l'histoire, c Figure-toi, ajou- 
ta Marmande, que L... avait écrit à divers camarades 
d ouvrir une souscription pour venir en aide A sa compa- 
gne qui, prétendait-il, était dans le plus complet dénû- 
ment, sa tournée ne lui ayant laissé aucun argent ». 

H y eut encore mieux 1 Marmande avait eu l'occasion 
de rencontrer un autre anarchiste qui avait partagé la 
.7. «? L T F indlv,du on gestion, n'avait pas le sou 
•J , .7 . * de se con »enter de la pitance de l'admi- 
nistration. L... faisait venir des vivres du dehors et se les 
empiffrait, ne laissant à l'autre que la ressource de le 
contempler. 

Pris à écouler des faux timbres, Il s'en tira avec six 
mois de prison, alors que c'était ce que payait un cama- 
rade pris dans une simple bagarre. 

Ayant, lui aussi, dirigé le Journal L'Anarchie pendant 
une Période de l'affaire Bonnot, il ne fut jamais inquiété. 
Ayant quitté L Anarchie pour faire un Journal a lui. Il fut 
prouvé au procès de ceux qui avalent attaqué le bureau 
des Postes de Bezons, où fut tué lo mari de la receveuse, 
que c était dans les bureaux du Journal de L... que lé 
coup avait été préparé. Le quidam, pour l'Instruction, avait 
bien été amené les menottes aux poignets ches le Juge, 
mais U en était ressorti libre, J " 

Plus tard, pendant la guerre, Prouves!, de Salnt-Ra- 
phaël, fut poursuivi pour avoir aidé A des dêserlions. 
L... habitait cheas lui. Il fut plus ou moins mêlé A l'affaire 
au début de l'Instruction, mais ça n'avait pas. été plus 
loin. r 

Au procès, l'avocat de Prouvost, au cours de sa plai- 
doirie s'écria: «Mais enfin I qu'est-ce que ce L... que l'on 
trouve mêlé a toutes sortes d'affaires, mais qui ne va jamais 
plus loin que le cabinet du Juge d'Instruction? » 

Le président eut un demi-aveu. 

J'avais souvent cherché A mettre Prouvost en garde 



80TO LA III* RÉPPBUQU* 209 

contre L..., malt Prouvost était un drôle de corpa. Rien 
ne pouvait ébranler sa confiance en lui. 

Quand je lus le compte-reudu de son procès, Je crus 
qu'il avait, enfin, vu clair et, à sa sortie de prison Je lui 
écrivis pour lui demander quel avait été le rôle de L... 
dans son affaire, m'appuyant sur la phrase de son avocat. 
Prouvost avait, plus que Jamais, confiance en lui. Pour- 
quoi, alors, n'avait-il pas protesté contre l'insinuation de 
son avocat? Il ne s'expliquait pas là-dessus, du reste. 

L... a disparu du mouvement anarchiste. Il aurait déclaré 
que les anarchistes le dégoûtaient. Il travaille dans l'anti- 
cléricalisme. 

* * 

Dans les commencements que le Journal était à Parts, 
Méreaux m'avait souvent parlé d'un nommé Roussel qui 
prenait la parole dans les réunions et y était d'une violence 
extrême. Ce fut lui qui Inaugura l'habitude d'« engueuler » 
l'auditoire. Or, on ne connaissait au monsieur aucun 
moyen d'existence. II ne travaillait Jamais, était toujours 
bien mis. Assez d'indications pour le rendre louche. 

Quand vous voyez dans le mouvement un Individu qui 
ne travaille Jamais, n'a aucun moyen avouable d'existence, 
il fout bien, tout de même, qu'il les tire de quelque part. 
Mais, si en plus, Il fait de la violence à froid, 11 est facile 
de deviner d'où il tire sa paie. 

Puis, Roussel avait disparu quelque temps du mouvement, 
lorsque, beaucoup plus tard, Il reparut, fondant un Jour- 
nal Le Réveil de l'Esclave, où naturellement, on prêchait 
do tout mettre 6 feu et a sang, sans oublier la «reprise 
Individuelle», et le reste. 

Puis, vinrent les affaires de Dravell. Des terrassiers 
furent condamnés pour détention de dynamite. C'était le 
nommé Roussel qui la leur avait fournie. Il ne fut pu 
Inquiété. 

J'avais oublié le personnage lorsque, un Jour, celui qui 
me rapportait les Invendus des Temp» Nouveaux de chei 
Hachette, tira de sa poche en causant, un numéro du Réveil 
de l'Esclave, me disant : « Connaissez-vous ce Journal? > 

— Oui, 11 est fait par un mouchard nommé Roussel. 

— Roussel, c'est moll 



204 LB MOUVEMENT I4BERTA1RB 

— C'est vous Roussel? — Je ne l'avais Jamais vu — 
Eh! bien, vous avez mon opinion sur vous, 

Delesalle était présent, écoutant, et n'en pensant pas 
moins, je suppose. 

— Et sur quoi vous appuyez-vous pour dire que je suis 
un mouchard? 

— On vous a connu, dans les réunions, où vous étiez 
d'une violence exagérée. A cette époque vous ne foutie* 
rien, toujours correctement mis. D'où tiriez-vous vos 
moyens d'existence? 

— Ohl.. Oui, je sais... A cette époque, j'avais une maî- 
tresse qui me fournissait de l'argent. Je n'étais pas forcé 
d'aller le dire â tout le monde. 

— Votre explication me suffit. Je suis fixé. 

Le bonhomme s'en alla. Quelque temps après, délégué 
à Brest par la C. G. T., il raconta aux camarades de là-bas 
que, traité de mouchard par moi, il m'avait « foutu sur la 
gueule». 

Il mourut à quelque temps de là, mais Je n'en avais pas 
fini avec lui. 

Lors de l'affaire Rousset, un nommé Beylie déversa, 
dans je ne sais plus quel journal, un tombereau d'injures 
contre moi. Or, ce Beylie, j'avais de fortes raisons de croire 
qu'il mangeait au même râtelier que Roussel. 

Ce n'était pas mon habitude de répondre aux injures 
de ces gens-là, mais Beylie faisant partie du Comité de 
Défense sociale, je crus devoir relever ses attaques, en 
exprimant mes suspicions à son égard. 

Je reçus du Secrétaire du Comité une lettre me sommant 
d'avoir à apporter les preuves de ce que j'avançais. Je 
fus d'autant plus furieux de la lettre, que le secrétaire était 
le fils de mon vieil ami Ardouin, et devait assez me 
connaître pour savoir que je ne parlais pas sans de fortes 
raisons. 

Par la voix du journal, je répondis que je n'acceptais 
pas le rôle d'accusé quand c'était moi l'accusateur. Que, 
pour ce qui était de Beylie, sa collaboration au Réveil de 
l'Esclave du mouchard Roussel où il avait commencé sa 
campagne d'insultes, suffisait à entretenir mes suspi- 
cions. 

Le matin du dimanche suivant, en me rendant rue 
Broca, je trouvai à la porte du bureau, m'attendant, une 



80VS LA III* RÉPUBLIQUE 205 

dizaine d'individus. Leur ayanl demandé ce qu'ils vou- 
laient, ils me présentèrent le numéro des Temps Nouveaux 
contenant ma réponse au Comité de Défense, me deman- 
dant en même temps sur quoi je m'appuyais pour avancer 
que Roussel était un mouchard ? Ils disaient que Roussel 
était mort, — chose que j'ignorais alors — mais qu'eux, 
ses amis et sa veuve présente, sauraient prendre sa 
défense. 

La discussion s'envenima et l'un deux m'allongea un 
coup de poing en plein visage. J'attrapai mon bonhomme 
par le cou et l'acculai contre le mur, levant le poing pour 
lui rendre la monnaie de sa pièce. Mais arriva le garçon 
du lavoir qui était dans la cour, disant qu'il allait chercher 
les agents. 

Voir arriver les agents pour mettre la paix parmi nous, 
ça ne pouvait pas se faire. Je lâchai mon type pour arrêter 
le garçon de lavoir et le prier de se tenir tranquille. 

Après un échange de répliques, la bande se retira, mena- 
çant — cela allait de soi — de revenir. 

* * 

Après celui-là, le nommé Maurlcius. Tout Jeune, avait-il 
16 ans? il m'écrivit — ou me dit de vive voix — qu'il était 
mal avec sa famille parce qu'il voulait se consacrer à la 
propagande, mais que ça ne l'arrêterait pas dans sa déter- 
mination. Je fus des années sans plus rien entendre de lui. 

Ce nom de Maurlcius ne me disait rien lorsqu'il parut 
dans les groupes. Ce ne fut que lorsque J'appris son véri- 
iible nom que Je me rappelai mon jeune correspondant. 
Maurlcius était la latinisation de son prénom. 

Lui aussi, se lança dans le sillage de Llbertad. Comme 
lui, 11 était individualiste, prêchait le vol, niait la morale 
et tout le reste. H avait diablement marché depuis que 
j'avais correspondu avec lui. 

Au début, rien à dire. Sa propagande pouvait déplai- 
re, ce n'était pas une raison pour qu'il fût mouchard. 
Mais, par la suite, il perdit la mesure, on ne pouvait s'em- 
pêcher de le trouver suspect. Et lorsque, à son tour, il 
dirigea L'Anarchie où on accueillait cambrioleurs et faux 



206 . LB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

monnayeurs sans qu'il fût molesté le moins du monde, U 
n'y avait plus à douter. 

Au congrès anarchiste de Paris, en 1913, J'avais voulu 
faire expulser Mauricius comme mouchard, mais les cama- 
rades de province, qui ne connaissait pas le type, furent 
de son côté. — Faure, alors proposa que si Mauricius 
n'était pas expulsé, c'est nous qui nous retirerions, tenant 
le congrès ailleurs. Ce qui fut fait. Sur le moment, Je ne 
compris pas que, en fait, c'était nous qui étions expulsés. 

Au cours de la guerre, Faure repêcha mieux encore ' 

Mauricius, en le prenant comme secrétaire de son journal 
Ce qu'il faut dire. ° 

Lui aussi, était-ce par manque de réflexion qu'il avait ' 

agi ainsi au congrès? Son dernier geste envers Mauricius ' 

ne semble pas l'indiquer. > 



* 
* # 



En parlant d'Armand, J'ai nommé un certain Kibaltchi- 
cbe. Cet individu avait habité la Belgique, et m'avait en- 
voyé quelques correspondances Sous la signature de Le E 
Rétif. Mais, par la suite, ces correspondances rie deve- 
naient suspectes par leur teneur, je les Jetai au panier. 

A quelques temps de là, les journaux nous apprirent 
que des anarchistes s'étaient présentés, armés de bombes, 
chez un riche commerçant, menaçant de le faire sauter, 
s'il ne leur délivrait pas la forte somme. J'ai oublié le 
montant de la somme. Il semble me rappeler qu'au cours ■ 

de l'affaire une bonne fut blessée. e 

Pouf faire voir que c'était bien un acte de propagande, ' 

les agresseurs se fendirent de quelque argent en faveur de 
certains des Journaux existants. Une quarantaine de francs i 

fut offerte au Bureau de Correspondance International i 

qui publiait un « Bulletin » à Londres, et que celui-ci refu- I 

sa ne voulant pas s'associer avec des malfaiteurs. Aux i 

Temps Nouveaux, ils adressèrent par la poste une ving- 
taine de francs que je ne pus refuser n'ayant pas l'adresse i 
des envoyeurs. J'offris de les rendre à la victime qui me 
dit de les garder. e 

La victime de l'attentat, — je l'appris plus tord — sans . 



SOUS JJL m* RftPOBUQCE 207 

être anarchiste, était un sympathisant aux idées, il avait 
même plus d'une fois aidé des oeuvres de propagande. 

Détail à noter, le mandat qui m'avait été envoyé portait 
le cachet du bureau de poste du Bd. du Palais, tout pro- 
che de la Préfecture de Police. 

L'organisateur de l'agression était Kibaltchichel 

Venu à Paris par la suite, il fila droit à L'Anarchie et en 
fut un des hôtes les plus assidus. Compromis dans l'affaire ■ 
Bonoot, il écopa de cinq ans de prison. 11 serait curieux 
de savoir dans quelles conditions il fit ces cinq ans ? 

Réfugié en Russie, les bolcheviks le chargèrent de 
vérifier les passeports de ceux qui se rendaient au pays 
des Soviets 1 II fit refuser l'entrée à Maurlcius comme mou- 
chard ! Le mouchard est sans pitié pour le mouchard I 

Plus tard le camarade Gille me raconta que, avant de 
. tenter l'expédition ci-dessus, Kibaltchicbe avait essayé de 
faire chanter le Dr. H..., un autre de nos très bons cama- 
rades, puis, ayant échoué, avait essayé sur lui-même sans 
plus de succès. C'est alors que la bande s'était rabattue 
sur leur dernière victime. 

* 
* * 

Quelque temps après l'exécution de Ferrer, Je reçus 
la visite de Soledad. Elle était accompagnée d'un nommé 
Moreno qui, disait-il, avait été professeur à l'Ecole Mo- 
derne de Ferrer. Il ne me revenait qu'à moitié. Mais bous 
le patronage de la compagne de Ferrer, cela fit taire mes 
suspicions. 

11 prétendait travailler & l'organisation d'un mouve- 
ment révolutionnaire en Espagne. Et nous donna à en- 
tendre que Ferrer serait bientôt vengé. 

Il m'entortilla si bien que, sur 1.500 fr. que les cama- 
rades de Montevideo m'avaient envoyés pour être employés 
à une œuvre révolutionnaire en Espagne, Je lui remis 
1.000 fr. Je ne sais quel instinct me retint de tout lui re- 
mettre. - 

Plus tard, les 600 autres furent remis & Charles Albert 
pour le comité « Pro-Ferrer t. 

Mis en appétit, le Moreno m'envoya un de ses acolytes 
me taper k nouveau, mais des doutes m'étaient venus. H 



208 LB MOUVEMENT UBEHTAWB 

revenait à ma femme encore moins qu'à moi. Je ne mar- 
chai plus. 

Je suis encore hanté du remords d'avoir si mal em- 
ployé l'argent de camarades qui avaient eu confiance 
en moi. Mais venant sous le patronage de Soledad, mes 
méfiances s'étaient endormies. 

Peu après, par Je ne sais plus quelle voie, J'appris que 
Moreno n'avait jamais été professeur à l'école de Ferrer; 
que c'était un personnage louche. 

Puis ce fut la visite de parents éplorés, dont Moreno, 
partant pour l'Argentine, avait enlevé la fille, une enfant ' 

de 15 ou 16 ans, qu'ensuite il avait abandonnée en route, 
je ne sais plus où, et dont ils n'avaient plus de nouvelles. 

Marié en Espagne, il y avait également abandonné sa 
femme, e 

J'écrivis immédiatement en Amérique du Sud pour * 

que les camarades fassent à ce sale monsieur partout où 11 ' 

se présenterait, la réception qui lui convenait De là- „ 

bas il m'écrivit une lettre furibarde, me prévenant qu'il 
me ferait « mon affaire » à son retour. 

Déçu dans ses espérances de pouvoir exploiter à son 
gré les camarades, il publia dans un journal local ses « con- " 

fessions » où il avouait ses relations avec la police, et ( 

où les anarchistes, principalement ceux qui avaient eu 
affaire à lui, étaient < arrangés » d'importance. 

* »■ 

* * 

i 
Les gens de la Guerre Sociale découvrirent, jo ne sais 
comment, que le nommé Métivier, un militant de la C. 
G. T. était un mouchard. Prévenir les camarades de ce 
qu'était* le personnage c'était bien trop simple pour eux. 
En geus qui connaissent la valeur de la réclame, ils firent 
venir sous un prétexte quelconque Métivier à leur journal, 
et là, ils le gardèrent toute une nuit revolver au poing. 

Le lendemain fut érigé un tribunal où figuraient en 
bonne place, Merle et Almeyreda. Métivier y fut amené 
par ses gardes toujours armés. Et là, on obtint de lui tous 
les aveux que l'on voulut. i 

Jusque-là, sauf le ridicule de cette mise en scène, tout 
était bien. Mais le déplorable de cette affaire, c'est que 



SOUS LA HT RÉPUWJflUB 209 

mes types, gonflés de leur importance, se crurent en 
droit et capacité dorénavant de décréter qui était mou- 
chard, qui ne l'était pas. 

Or depuis peu, était arrivé à Paris, y fréquentant les 
groupes, un Roumain que les camarades de Roumanie 
me signalèrent comme étant envoyé par la police. 

Ne m'étant jamais rencontré avec l'individu, ni avec 
les gens qu'il fréquentait, je n'avais, jusque-là, pas eu 
l'occasion de me servir des renseignements reçus. Mais, 
soit que les camarades roumains eussent écrit à d'autres, 
soit que l'attitude du quidam eût paru louche, des suspi- 
cions s'élevèrent contre lui. L'accusation fut même lancée, 
car je reçus un long mémoire dont on me demandait 
l'insertion et où l'on prenait sa défense. 

Le personnage en question, cela va de soi, protestait 
comme un beau diable. Tant et si bien qu'il finit par in- 
téresser â son cas les gens de la Guerre Sociale qui cons- 
tituèrent un tribunal — cela devenait une maladie — 
qui décréta que les accusations portées contre leur client 
étaient mal fondées. 

Je ne pus m'empêcher de leur écrire pour les « félici- 
ter » de leur clairvoyance, de la sûreté de leur jugement, 
saluant en eux le premier Préfet de Police et le premier 
Procureur Impérial de la Révolution A venirl 

Leur décision n'erapêcba pas que par la suite, l'accusa- 
tion fut reconnue fondée et que C... ■— c'est tout ce que 
J'ai retenu de son nom — dût disparaître du mouvement. 



XVI 



LES CAMBRIOLEURS 



Passer des mouchards aux cambrioleurs, la transition 
est toute indiquée. Non pas parce que les premiers font la 
chasse aux seconds, mais parce que les policiers envoyés 
parmi nous pour accomplir leur besogne furent, je l'ai dé- 
jà dit, mais on ne saurait trop lo répéter, parmi ceux qui 
se distinguèrent le plus en présentant le vol comme un 
moyen révolutionnaire de revendication sociale. 

Sans doute, avant eux, le vol avait été envisagé comme 
un moyen de fournir de l'argent à la propagande. Les 
terroristes russes avalent commencé en s'attaquant aux 
caisses de l'Etat. Et nombre d'entre nous ne se seraient 
nullement effarouchés de voir quelque riche banque mise 
à contribution. 

Il y eut une tentative de ce genre, comme ]e l'ai dit, par 
un camarade allemand, puis vinrent Ouval, Plnl qui 
s'attaquèrent à de simples particuliers. 

Seulement, ça n'était pas encore devenu une théorie, 
et restait plutôt exceptionnel en pratique. 

Mais, petit à petit, sous l'Influence de certains indivi- 
dualistes plutôt louches, se réclamant, justement, des 
exemples de Duval et de Plnl, on commença à représenter 
le vol comme un moyen révolutionnaire d'attaquer la pro- 
priété. Ensuite ce fut l'Intrusion de quelques agents pro- 
vocateurs qui vinrent à la rescousse, et qui, aujourd'hui 
encore, continuent à mener systématiquement la cam- 
pagne. 

Laissé à lui-même, ce courant n'eût pas été dangereux. 
11 fallut l'Immixtion des policiers et l'organisation de 
cette propagande de déviation pour que des jeunes se 
laissassent prendre a ces sophlsmes. 



SOUS LA llT RÉPUBLIQUE 211 

, - .. - ■-■»Vi.i . a 

Nous fûmes de longues années avant de nous rendre 
compte de tout le mal qui avait été fait dans nos rangs. 
La première perception que J'en eus, ce fut lorsque Liard- 
Courtois revint du bagne. Il me stupéfia par le nombre 
d'anarchistes qu'il y avait rencontrés, envoyés là pour 
vol, faux-monnayage et autres actes semblables. 

Que parmi ceux-là il s'en trouvât qui ne faisaient qu'obéir 
à leurs appétits, n'ayant pas eu besoin de cette propa- 
gande pour être pervertis, nul doute. Mais le nombre 
était grand encore de ceux qui s'étaient laissés prendre 
aux sophismes des agents de la Tour Pointue. 

* * 

c Planter un drapeau » 0) chez son gnrgotler, est une 
pratique courante chez quelques-uns. Des camarades de 
la Chambre syndicale des menuisiers qui, à beaucoup do 
points do vue, étaient de bons camarades, honnêtes dons 
les circonstances ordinaires de la vie, ne so mirent-Ils 
pas à ériger en principe l'estampage des marchands de 
vin? 

C'était en 85-86. Ils s'abonnaient aux malsons de vente 
à crédit. Une fois la marchandise livrée, ils s'arrangeaient 
pour ne p'.us payer. 

Parmi eux s'était constitué lo groupe des € Pieds-Plats », 
nom tiré de celte locution d'argot : « Je ne marche pas. 
J'ai les pieds plats ». Eux ne marchaient pas pour payer 
leurs restaurateurs. 

Quand ils avaient trouvé un gargotlcr confiant, au cré- 
dit facile, ils faisaient monter la note le plus qu'il leur 
était possible, puis disparaissaient lorsque le gargotlcr 
commençait à montrer les dents, & son tour, ne « mar- 
chnnt » plus. 

Mais quelques-uns ne s'en tenaient pas là. C'était un 
principe pour ceux-là, lorsqu'ils allaient chez le mar- 
chand de vins, — et ailleurs, Je suppose — de rafler tout 
ce qu'ils pouvaient. Couteaux, fourchettes, serviettes, li- 
tres de liqueurs s'il s'en trouvait à leur portée. Tout leur 
était bon. 



(1) Se faire ouvrir un compte et disparaître sans payer. 

15 



?12 IR ftOQTBKENT IJBBRTAIHB 

Ut) de nos camarades, pommé Rousseau, qui tenait 
une boutique de marchand de vin, au coin de la rue Saint- 
Martin et de la rue de Venise, chez qui on pouvait se réu- 
nir en toute sécurité, rendant service aux amis en plus 
d'une occasion, fut un des plus exploités par cette clique. 

* 

* * 

De temps a autre je recevais des communications d'un 
groupe de camarades italiens signant « Les Intransi-, 
genti >. Je fis connaissance avec deux d'entre eux, — 
peut-être composaient-ils tout le groupe à eux deux? — 
C'était Parmeggiani et Pini. Ds me parurent très éner- 
giques. Ils vinrent me demander de leur laisser composer 
a notre imprimerie un journal qu'ils se proposaient d'in- 
troduire clandestinement en Italie. Je ne vis aucun incon- 
vénient à leur donner cette autorisation, puisqu'il s'agis- 
sait de propagande. 

Quand je me présentai à l'imprimerie, la mise un pages 
de leur Journal était presque terminée. Ils me montrèrent 
avec orgueil les épreuves. Le journal s'appelait : // 
Ciclone. 

— C'est très bien, leur fis-je, s'il y a des poursuites, 
la police ne sera pas en peine de trouver l'imprimerie 
où 11 aura été composé. 

Ces imbéciles avaient non seulement composé leur titre 
dans les mêmes caractères que celui du Révolté, mais ils 
avaient donné à leur journal le même format, la même 
justification. Jusqu'aux titres des articles qui étalent si- 
milaires 1 

Cela ne rata pas. Peu de temps après, je recevais une 
convocation de M. Clément, commissaire aux délégations 
judiciaires. 

Arrivé chez le personnage, il me fit passer dans son 
cabinet. 

— Connaissez-vous cela, fit-il me tendant un exemplaire 
de II Ciclone. 

Je pris délicatement le journal. Je l'examinai — faisant 
semblant tout au moins — attentivement. Puis le retour- 
nai a Clément : 

-r- Non c'est la première fols quf je le vois. 



sous ia m* BÉPUBMQUB 213 

■^ Voua voye* qu'il ressemble au Révolté. Mêmes carac- 
tères, même disposition. 

— Oui. Je vois qu'on a voulu l'imiter. On y a à peu près 
réussi. 

— Alors, vous ne le connaissez pas? 

— Ma foi, non. 

— C'est bien. C'est tout ce que j'avais à vous demander. 
Vous pouvez vous retirer. 

Après une quinzaine de répit, Je reçus l'invitation 
d'avoir à me présenter cbez un juge d'instruction, qui 
me posa je ne sais plus quelles questions, insignifiantes 
certainement. 

L'affaire n'eut pas de suites. Le gouvernement italien 
n'insista-t-il pas ? Le nôtre pensa-t-il que ça ne valait pas 
le dérangement? Je n'entendis plus parler de rien. Et Je 
crois que ce fut la fin de // Ciclone. 

Outre ce journal, Plni vint imprimer trois ou quatre pla- 
cards, mais ils étaient principalement dirigés, sous pré- 
texte de divergences d'idées, contre d'autres révolution- 
naires : Merlino et Ciprianl. 

Ce qe fut que plus tard que J'appris que, associés avec 
les frères Scbouppe, Plni et Parmeggianl formaient une 
bande de cambrioleurs dont les opérations se chiffraient 
par centaines de mille francs. 

Les Schouppe, parait-Il, se targuaient d'être anarchistes, 
mais en réalité Ils n'étaient que des jouisseurs et de vul- 
gaires voleurs. 

De leurs fructueux vols, Je n'ai Jamais entendu dire que 
la moindre partie soit allée & une œuvre de propagande. 
Et cependant j'étais bien placé pour apprendre quantité 
de choses, même celles qui devaient rester secrètes. 

Quant à Pini, ses admirateurs ont vanté sa générosité, 
clamé a tous les échos les sommes qu'il aurait dépensées 
pour la propagande, mais J'en suis encore à trouver les 
œuvres que lui et Parmeggianl subventionnèrent. 

Les cinq placards — plutôt de discussions personnelles 
que de véritable propagande — et le numéro du Ciclone, 



214 m MOVVBHBNT tlBBRTAIRB 

c'est tout ce que je connais à leur actif en fait de propa- 
gande. 

* * 

Je n'ai pas terminé avec la bande Plnl. Ce dernier fut 
envoyé au bagne ; Parmeggiani ayant échappé à la police, 
eut une carrière de héros de roman. 

Au temps de leurs opérations, tous deux avaient volé des 
tableaux à un peintre espagnol nommé Cossira. Celui-ci, 
pour les recouvrer, se mit lui-même a la recherche de ses 
voleurs. Comment les découvrit-il? Comment entra-t-il en 
relations avec? Je n'ai jamais su les détails. Toujours est-il 
que Parmeggiani devint l'amant de Mme Cossira, que Cos- 
sira mourut, — de çà ou d'autre chose, je l'ignore. — et 
que Parmeggiani épousa Mme veuve Cossira, se fit anti- 
quaire et devint millionnaire. 

Ayant eu des démêlés avec le nommé Bordes, dont j'ai 
parlé, ce dernier publia que Parmeggiani — ceci se passait 
à Londres — était le Parmeggiani de la bande Pinl. Par- 
meggiani affirma qu'il était seulement le frère de l'anar- 
chiste et n'avait de commun que cette parenté avec Pex- 
cambrloleur. ' 

H intenta à Bordes un procès en diffamation, Bordes 
soutenant qu'il était à mémo de le connaître, puisque, 
autrefois, Parmeggiani s'était présenté a lui avec une 
lettre de recommandation de moi. 

Que j'aie donné à Parmeggiani une lettre de recomman- 
dation, c'est fort possible, car pendant longtemps Je l'ai 
cru un anarchiste fort sincère, homme peu cultivé, mais 
d'une rare énergie. Mais que je l'aie adressé a Bordes, voi- 
là qui est plus contestable, ayant depuis longtemps sus- 
pecté Bordes de n'être qu'un mouchard. 



Après la bande Plnl vint la bande Ortie qui, du reste 
n'était que la suite de la première. 

Celle-ci, il est probable, fournit quelques fonds à la 
propagande. Les bombes de la rue des Bons-Enfants, du 
Terminus, ainsi que la préparation des attentats, ne purent 



SOCS LA in* HÉPOBLIQOB 215 

être lancées qu'avec l'argent prélevé sur le produit des 
€ reprises » qu'elle fit. Mais lorsqu'on pense que quelques- 
uns de leurs vols dépassaient cent mille francs, on avoue- 
ra que l'argent dépensé pour le mouvement était maigre. 

Il me fut raconté que certains d'entre eux étant allés 
à Londres pour négocier les valeurs d'une de leurs opéra- 
tlons, s'étalent adressés à un vieux militant pour que ce- 
lui-ci les mit en rapport avec quelque receleur faisant 
cette sorte de trafic. Le camarado aurait, parait-il, ré- 
pondu que s'il acceptait de se mêler de l'affaire, il vou- 
lait que sur le produit de la transaction, un& certaine 
somme fût versée pour la propagande. Ces redresseurs de 
torts auraient refusé, préférant aller se fair* % estamper » 
par un autre trafiquant qu'on leur avait indiqué. Et, l'af- 
faire faite, — toujours d'après les on-dit — ils auraient 
fait la fête avant de retourner en France. 

Du reste, entre eux, ils agissaient ni plus ni moins que 
s'ils avaient étô de vulgaires cambrioleurs. 

Un Jour. Je reçus, d'un nommé Crespin, une lettre où 
il me disait qu'ayant des contestations d'intérêts avec 
Ortiz, il donnait à ce dernier rendez-vous au bureau du 
Journal pour liquider leur affaire sous mon arbitrage. 

Je mentirais en disant que Je fus flatté de la confiance 
que me témoignait Crespin. Mais, comme il ne me donnait 
pas son adresse, que Je n'avais pas davantage celle d'Ortlz, 
force me fut d'attendre leur venue. 

Le jour dit, s'amenèrent les deux lascars. Girard, Je 
crois, était avec mol. 

— Il vous a plu de me prendre pour arbitre, leur dé- 
clarai-]e, mais Je ne tiens nullement a être mêlé à vos 
affaires. Puisque vous êtes ici, Je consens que vous liqui- 
diez le litige qui vous dlvlso — ce fut une faiblesse de ma 
part — mais Je vous déclare que si, pluj tard, mon témoi- 
gnage est réclamé, Je déclinerai d'avoir rien connu de vos 
transactions, ni assisté à quoi que ce aolt. 

Et, avec Girard, nous retirant dans un coin de la pièce, 
nous Inlssôraos les deux compères faire leur petite affaire. 

Ils sortirent des paquets de valeurs, dont 11 y avait bon 
nombre, parmi lesquelles des valeurs ottomanes que Je 
remarquai à cause des caraetères turcs. Us se les porta- 



210 LB MOUm4uBNT UBBRTAIM 

gèrent après bien des contestations. Apre» quoi, lli a'eii 
allèrent 

J'avais oublié l'affaire lorsque Je fus appelé chfei le com- 
t missaire du quartier. 

Là, on me fit prêter serment de déclarer la vérité. Ser- 
ment que Je délivrai d'autant plus volontiers que, quel que 
soit ce que l'on me demanderait, Je ne dirais que ce qu'il 
me conviendrait de dire. 

— Les nommés Crespin et Ortie s'étaient-ils rencon- 
trés au bureau de La Révolte et s'y étaient-lis partagés 
des valeurs? 

Sans broncher, J'affirmai que Je ne connaissais que 
vaguement ces messieurs et n'avais aucune connaissance 
de cette rencontre. L'interrogatoire ne fut pas poussé 
plus loin. 

Mais de là, Je conclus que le Crespin avait été arrêté, 
qu'il avait dû dénoncer son complice et que c'était pour 
contrôler ses déclarations que j'étais appelé en témoi- 
gnage. 

Et Je compris ma bétlse d'avoir laissé ces deux 
« cocos > terminer leurs démêlés en ma présence, torsque 
au procès des Trente, sur la liste des témoins, Je vis figu- 
rer le nom de Crespin, détenu! 

Je me grattai furieusement la tête : « Encore une 
tulle! pensai-Je t. Il est là pour raconter l'histoire dé son 
entrevue au bureau du Journal, et l'avocat-gênéral en 
profitera pour dire : ■ Vous voyefc bien qu'ils étalent fôiis 
complices I C'était à la Révolte qu'on se partageait le 
butin >. 

Ce fut un véritable soupir de soulagement lorsque, eu 
procès, Crespin se retira, ayant terminé sa déposition 
■ans qu'il fût question de l'entrevue. 

* 
• * 

Quant è la bande Bonnot, elle est relativement trop ré- 
cente pour qu'on ne se la rappelle pas. D'elle, (e n'ai 
également connu personne, si ce n'est Un vâguo Comparse, 
Gauty, qui fut abonné aux Tempi Nouveau*/ et dont Je 
suis encore k me demander comment 11 s'était fourvoyé la* 
dedansi 



8003 la tn* h**CBUQtm 217 

r Je né puis* donc en parler que par ôùï*dlrê. Quelques 
uns dépensèrent une farouche énergie, digne do meilleur! 
objectifs. Eux aussi, opérèrent de riches coups, sans que 
personne ait jamais connu quelles oeuvres de pro- 
pagande ils soutinrent. Les victimes qui tombèrent sous 
leurs coups furent de pauvres diables de travailleurs ou 
d'employés. Eux aussi furent dénoncés par un de leur 
bando. On ne sut jamais comment la policé avait été mise 
sur la trace du dernier refuge de Gârnier. 

Du reste, ils avaient pris naissance dans le milieu du 
journal L'Anarchie où ils reçurent, sûrement, leurs pre- 
miers principes d'individualisme et de cambriolage par 
les « missionnaires » policiers qui Infestaient ce milieu. 

Pendant que la bande terrorisait Paris, je reçus la visite 
d'un grand gaillard bien découplé, accompagné d'un 
jeune garçon d'environ quatorze ens. 

11 me raconta que, faisant partie de la bande Donnot, 11 
était traqué, ne savait plus où se réfugier, et me demanda 
si Je pouvais lui trouver un asile. 

Cet homme aurait été poursuivi pour quelque acte de 
propagande, J'aurais certainement fait de mon mieux 
pour le tirer de sa peine. Mais ces gaillards, avec leur 
théorie de « vivre sa vie d'abord », proclamant que la so- 
lidarité était une blague, mais sachant s'en réclamer lors- 
qu'ils avaient besoin des autres, me dégoûtaient. Aussi 
lui répondls-Je que, adversaire de leurs théories comme do 
leurs pratiques, Je ne voulais rien avoir à foire avec eux. 
Et que, ce que Je ne voulais pas faire moi-même, 'e me gar- 
derais bien de le demander aux autres. 

Ceci, parce qu'il m'avait demandé l'adresse de cama- 
rades qui auraient pu lui venir en aide. 

J'avais grande pitié du gosse qui était avec lui. mais, 
vraiment, ils avalent fait trop bon marché de la v 4 e de pau- 
vres diables. La vérité devait Inur Être dite une fois pour 
toutes. » - \ 

D'autant plut* qu' il n'était peut-être qu'un vulgaire ta- 
peur. 

* 

• • v " ■-■ ■ ' I ' 

' Ce n'est pas seulement en France que fcette théorie du 

vol s'était développée comme un chance rongeur. Kro- 



218 LE MOUVEMENT UBERTAIRB 

potklne me racontait tout le mal qu'elle avait fait dans 
le mouvement russe. 

D'importantes sommes avaient été ainsi reprises sans 
grand profit pour la propagande. L'argent avait été utilisé 
pour préparer de nouveaux coups, ou pour tenter de faire 
évader ceux des complices qui avaient été pinces au 
cours des opérations. Sons compter ceux qui trouvaient 
mieux de l'employer à faire la noce! 



xvn 



LA LUTTE POUR L'EXISTENCE 



En feuilletant la collection du journal, je vois que les 
années 8 et 9 (1903-04) furent particulièrement difficiles. 
C'est souvent que l'on y voit annoncer la suppression du 
supplément. 

11 fallait faire quelque chose pour sortir de l'impasse I 
Paire des économies? Impossible... Elles étaient déjà pous- 
sées à l'extrême limite. Je pensai à donner 8 pages de 
texte au lieu de 4, plus les 8 pages du supplément. Aug- 
menter les frais alors que, jusque-là on n'avait eu que du 
déficit, c'était Imiter Gribouille. Mais cela avait déjà réus- 
si. Pourquoi ne réussirait-on pas encore ? 

Avec plus de texte, plus de variété, on devait attirer 
de nouveaux lecteurs. J'annonçai la chose afin d'y intéres- 
ser ces derniers. 

D'autre part, le n* 13 de la 10* année portait un nou- 
veau titre dessiné par Roubille qui, ainsi que d'autres 
camarades, avait dessiné des vignettes do rubriques. 

En examinant les numéros aujourd'hui, je ne crois pas 
que le journal ait beaucoup gagné à l'innovation. Cepen- 
dant, si j'avais été compris par les dessinateurs, les rubri- 
ques auraient pu fournir un grand choix de dessins satiri- 
ques. Roubille et quelques-uns s'y essayèrent, mais il aurait 
fallu que cela se renouvelât plus' souvent. Je ne pouvais 
pas être tout le temps à importuner les artistes. 

L'idée des vignettes devait amener celle d» donner des 
dessins sur l'actualité. On pouvait compter sur la bonne 
volonté de certains dont In réputation n'était plus à faiiet 
Stenleln, Willette, Roubille, Irlbe, Grandjean, Luce, Signac, 
Couturier, Delaw, Delannoy, Van Dongen, Lebasque, Jossot, 



220 IB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

Kupka, sans compter nombre d'autres camarades moins 
connus. 

Sur l'Initiative d'Hermann-Paul, ils furent convoqués au 
journal, ils n'y vinrent pas tous, mais les absents en- 
voyèrent leur adhésion et promirent leur concours. 

Il fut convenu que chacun à tour de rôle, donnerait un 
dessin par semaine. Je devais les prévenir lorsque vien- 
drait leur tour, afin qu'il n'y eût pas d'oubli malencon- 
treux. Hermann-Paul rêvait mieux. Il devait s'entendre " 
avec le Slmplicisalmus, de Munich, pour que nous repro- 
duisions quelques-uns de ses dessins : Madame Ménard 
devait aussi nous donner des dessins, qu'elle ne nous 
donna pas, du reste, mais elle paya largement son abon- „ 
nement. L'idée du « Simpltclsslmus > resta également à 
l'état de projet. , 

En somme, cela marcha assez bien. Malgré l'augraen- "' 

tation des frais, la situation n'en fut pas plus difficile. Il * 

y avait même une légère amélioration. Le nombre des 
acheteurs avait, certainement, augmenté. L'effort avait 
réussi. 

Va te faire f...ichel... arriva une grève des typographes y 

(avril 1006). L'Imprimerie où se faisait le journal occupait r 

des femmes. Elle fut mise à l'index. Je m'étais arrangé c 

avec une autre pour le tirage du numéro qui était compo- 
sé. Mais notre imprimeur éleva des difficultés pour laisser 
sortir les formes. Furieux du mauvais vouloir dont il fai« l 

sait preuve, je résolus de le quitter. Or il fallait trouver r 

les 700 francs que je lui devais. 

Je priai Delësalle de les demander à un de ses amis, 
qui se prétendait anarchiste, et pour lequel nous avions 
édité un volume. Ces 700 francs lui auraient été rendus „ 

en moins d'un mois, "le nouvel imprimeur nous consentant j 

le crédit des premiers numéros. t 

Mais l'ami répondit à 'Delësalle qu'il venait d'acheter < 

trois maisons et ne pouvait pas disposer des 700 francs. 

Ce fut Dunols qui me les prêta. Il fut remboursé comme 
ci-dessus dit. 

La grève eut un autre résultat, fatal pour nous. C'est 
que le coût d'Impression, avec les nouveaux prix, augmen- ' 

tait nos dépenses de 70 a 80 francs par numéro, réduisant 



sous Là in* néPUBtiQPB 221 

ainsi tiàtfë effort à néant. Avec l'impossibilité de rtéom- 
mencer de sitôt. 
Nous avions fait un travail d'écureuil. 

* * 

Entre temps, les événements marchaient En Russie, des 
mouvements annonçaient l'approche de la révolution. 

Charles-Albert eut l'idée de commémorer l'anniversaire 
de là mort de Lavrof en organisant une manifestation 
où les révolutionnaires seraient venus, le 5 février 1805, 
proclamer leurs sympathies pour la révolution russe. 

Un comité fut formé, où, à côté des noms des rédacteurs 
des temps Nouveaux, on pouvait lire ceux de A. France, 
Séverine, Quillard, Descaves, de Pressensé, Bouchor, 
Steinlen, Lermina, Jaurès, Geoffroy et quantités d'autres. 

Mais, patatras ! dans la semaine où devait avoir lieu la 
manifestation, le comité fut avisé par France, Quillard et 
Mirbeau que l'on tenait de source certaine que la mani- 
festation serait empêchée férocement et servirait de pré- 
texte à l'expulsion des réfugiés russes. Par une note aux 
journaux signée France, Quillard, Mirbeau, Hérold, le 
comité annonça que, devant les menaces du gouvernement, 
la manifestation n'aurait pas Heu. Avec les protestations 
de rigueur, bien entendu. 

Charles-Albert et moi refusâmes de signer le contre- 
ordre, et expliquâmes dans le journal que nous n'approu- 
vions pas cette reculade: que plier devant la menacé 
gouvernementale, c'était encourager les gouvernants a 
user dé la manière forte. Mais l'idée de manifestation 
était tuée, puisque ceux qui auraient pu amener les mani- 
festants se retiraient. 

Cela n'empêcha pas la révolution russe d'éclater. 

(Nous ne sommes qu'en 1905). 

* 

* * 

Plus tard, te fut Alphonse XIII qui vint rendre visite 
à Loubet. A leur sortie de l'Opéra, une bombe fut lancée 
contre leur voiture, sans occasionner d'autres dommages 



222 US MOUVEMENT UBBRTAIM 

que des blessures à de pauvres diables de chevaux qui 
n'y pouvaient rien. 

Seulement, ce fut l'occasion d'arrêter divers camara- 
des, entres autres Malato, que les journaux bourgeois - 
accusèrent d'avoir, dans les Temps Nouveaux, réclamé la 
mort du roi. 

Etait-ce ignorance ou mauvaise foi? Malato n'avait 
Jamais écrit dans les Temps Nouveaux. ? 

Cet attentat fut un véritable roman policier à la Gabo~ 
riau. La police instruite, parait-il, du complot, avait assisté < 

au départ d'Espagne des bombes, les avait suivies 
jusqu'à leur réception par les conjurés à Paris, ne les 
perdant de vue qu'au moment où ils allaient s'en servir 1 

Mais quelle fut ma stupéfaction, lorsque, appelé chez ' 

Leydet, le juge chargé d'instruire l'affaire, je fus mis en 
présence de copie écrite par moi, et d'une lettre de Stock ! 

à moi adressée. ' 

Leydet m'affirma les avoir trouvées lui-même dans les ' 

bols de Véllzy, enveloppant des bombes, soi-disant cachées ! 

par Vallina — un camarade espagnol arrêté — quant à ■ 

la lettre de Stock, elle était déchirée en menus morceaux, i 

jetés au vent. Et, miraclel tous avaient été retrouvés! i 

parmi les herbes, les buissons, les taillis et autres fron- , 

daisons. Elle était là, reconstituée I Pour les morceaux de ■ 

copie qui enveloppaient les bombes, ils pouvaient bien 
être grands comme la main! 

M. Leydet me demanda ce que cela signifiait. Je lut 
répondis que s'il voulait me l'expliquer, Je lui en serais 
reconnaissant. Mais que, peut-être, le Préfet de Police 
serait à même, beaucoup mieux que n'importe qui, de 
résoudre le rébus. 

Quant à moi, n'étant pas allé me promener dans les 
bols do Vélizy, Je ne pouvais y avoir semé ma correspon- 
dance, qu'au surplus. Je n'avais pas pour habitude de me 
promener avec elle. Et que si j'avais eu des bombes à ca- 
cher, je ne les aurais pas enfouies avec des pièces pouvant 
permettre d'identifier, aussitôt, celui qui les avait dépo- 
sées là. 

Les bombes avalent été cachées par un policier, cela ne 
faisait aucun doute. 
Comment pouvals-je expliquer que ces papiers fussent 



SOUS LA m* RÉPUBUQCB 223 

tombés entre les mains d'un policier? La lettre de Stock 
m'avait bien été remise par la poste I 

Oui, la lettre de Stock avait été en ma possession. 
Comment les policiers avalent-ils pu s'emparer de papiers 
m'appartenant? Qui pourrait le dire? Il arrivait au bureau 
toutes sortes de gens pour acheter des brochures. Quand 
j'avais le dos tourné pour les servir, il était facile de rafler 
sur la table ce qui était à portée. 

Et, en effet, je ne voyais guère & donner que cette 
explication. 

Parmi les arrêtés, il y avait bien un nommé Harvey dont 
le rôle dans cette affaire fut plus que suspect, et qui 
venait parfois au bureau. Mais il y avait des mois que lui 
et Vallina n'y avaient pas mis les pieds, et les papiers 
étaient de beaucoup postérieurs a leur dernière visite. 

Pendant qu'il m'interrogeait, Leydet alla parler, par 
acoustique, à quelqu'un, lui donna rendez-vous pour le 
lendemain. « Bon, pensai-je, attendons-nous à quelque 
perquisition pour demain. Si pas 'pis». 

C'était une fausse alerte. Par les journaux du lendemain, 
j'appris qu'il s'était agi d'une expédition au domicile de 
Malato. 

Le complot était si mal machiné que je ne fus plus 
inquiété, et les accusés furent acquittés. 

Appelé comme témoin au procès, les accusés me firent 
demander qui je soupçonnais d'avoir jeté les bombes 
contre la voiture présidentielle. 

A cette question, pas d'hésitation: «Ceux qui, ayant 
suivi leur trajet depuis la fabrication jusqu'à leur départ 
d'Espagne, ne les avaient perdues de vue qu'au moment 
où on allait s'en servir >. 

Puis, comme je ne tenais pas & perdre mon temps 1 à la 
Cour d'Assises, je demandai l'autorisation, si l'on n'avait 
plus besoin do moi, de ne plus y revenir. Ce qui me fut 
accordé. 

Dans son réquisitoire, Bulot — toujours lui — déblatéra 
contre moi tant qu'il put. 11 s'attaqua aussi à Emile Henry. 
Mais Fortuné, le frère de ce dernier, se trouvant dans la v 
salle, prit la défense de son frère et souleva un vif incident 
en prenant notre ennemi à partie. 

Ce n'est qu'en lisant les journaux, le lendemain, que 
j'eus connaissance de l'intervention de Bulot. Je regrettai 



W4 14 MOUVBMBHT UBEBTMRB 

mon absence, j'en aurais profité pour lui demander «J, loi, 
magistrat, devait ignorer qu'il est défendu de revenir 
sur la chose jugée I 

Vers la même époque, une voisine qui habitait au rez- 
de-chaussée, dans la cour, me prit un jour à part pour 
me dire qu'elle était sûre que, certaines nuits, on s'intro- 
duisait dans le bureau. 

Pour vérifier le fait, je couchai plusieurs nuits de suite 
au journal, sur la table, mais rien de suspect ne se produi- 
sit. Courbaturé, je cessai la surveillance, me contentant 
de faire mettre une serrure de sûreté. 

« 

* * 

La grève des typos nous avait ramenés à notre point 
de départ. Nous avions nos douze pages, nous avions des 
dessins, mais les difficultés financières s'en trouvaient 
d'autant augmentées. 

J'eus recours à un expédient qui m'avait souvent été 
suggéré, mais que j'avais toujours repoussé: Mettre le 
numéro à fr. 15. 

Je m'attendais bien à un peu de baisse, mais pas a ee 
qu'elle fut ni où elle se fit. 

Ce fut à Paris, surtout, que cette baisse fut apprécia- 
ble. De 1200 exemplaires que nous vendions, nous tom- 
bâmes à moins de 300. En province elle baissa seulement 
de 1500 par mois. 

Il faut dire, que, à ce moment, deux forts courants de 
déviation qui devaient miner le mouvement anarchiste 
commençaient a se développer. C'était l'individualisme 
et le néo-malthusianisme. 

Mais le pis est, je crois, que notre mise a fr. 15 coïn- 
cida avec l'apparition de La Gncrre Socialç, qui, avec 
les individualistes, apportait à certains anarchistes ce 
révolutionnarisme de phrases que nous avions toujours 
refusé d'employer. 

Jusque-là, on nous avait acceptés faute de mieux, mais, 
lorsque Hervé arriva avec sa Manuelle Cisaille et ton 
citoyen Browning, cela emballa tous ceux qui, enfin, 
avalent trouvé la feuille de leurs rêves, et qui pensaient 
que la moitié de la révolution était faite *l Jeur journal, 



SOCS 14 m* RÉPCBLIQDB #lo 

dans chaque numéro, mangeait du bourgeois, et si « leurs 
écrivains», employaient constamment les mots: bombes, 
incendies, «casser la gueule», et accrochaient, figura- 
tivement, aux becs de gaz, une demi-douzaine de gouver- 
nants et de politiciens dans chaque article. 

La Guerre Sociale leur apportait cela, et davantage en- 
core. Le < Citoyen Browning » et « Mamzelle Cisaille », 
ces deux précieuses inventions de Hervé, firent la fortune 
de son Journal, si cela valut le bagne ou la prison à quel- 
ques naïfs qui, ne se contentant pas u. mots, passèrent 
aux faits, croyant que c'était arrivé. 

Ils payèrent les pots cassés, mais aujourd'hui, Hervé, 
casé dons un Journal bourgeois, soutient la politique 
réactionnaire de Poincaré, et ses lieutenants sont lancés 
dans le monde des affaires. 

Il y eut bien d'autres petites saletés. Mais à quoi bon 
remuer ce fumier I 

Pour en revenir à ce qui nous concerne, la mise à 
fr. 15 ne fut pas une brillante idée, ni une heureuse 
spéculation. 

Cela ne nous empêchait pas de mener quelques campa- 
gnes de propagande chaque fois qu'il était possible. 

En 1907, ce fut l'affaire Joris. 

Ce camarade était allé à Constantlnople sur l'invita- 
tion des Arméniens pour les aider dans leurs efforts de 
défense contre l'arbitraire du «Sultan Rouge». Arrêté è 
la suite d'un attentat contre ce massacreur, Joris fut 
condamné a mort. 

A plusieurs reprises, il put nous envoyer des lettres (1) 
qu'il avait trouvé le moyen de foire sortir de sa prison. 
A force d'en appeler à l'opinion publique, elle finit par 



(1) Voici l'une d'elles : 
Prison Centrale Constantlnople, le ... Juillet. 

Cher Grave, 
Je n'ai pins eu de vos nouvelles sur ma dernière lettre o£ Je 
vous demandais l'adresse de Gadobert, en vous remettant égale- 



220 L8 MOUVBUBNT UBBRTAIHB 

s'y intéresser. Jorls put être arraché à Abdul-Hamid. D 
fut rendu à la Belgique dont il était sujet, et où des amis 
avaient mené une campagne active en sa faveur. Il était 
resté deux ans en prison, au régime des condamnés à 
mort 

* 

Mais il faut en revenir aux mesquineries de la vie. 

La vente avait baissé. Nous ne pouvions accepter cela. 
Les fr. 15 étant une faillite, il fallait revenir aux fr. 10. 
Un appel signé de tous les amis du journal fut fait en ce 
sens, et une tombola organisée. En octobre 1907, nous 
revenions à notre prix de fr. 10. 

En novembre, nous organisâmes, & l'occasion de l'anni- 
versaire des Martyrs de Chicago, un meeting Internatio- 
nal en faveur de Joris et Matha. Ce dernier était poursuivi 



ment une lettre pour Pierre Qulllord. Cette lettre date du 6 Juin 
et Quillard ne m'a pas répondu... Ce qui m'étonne. Il fait presque 
comme les ministres et ambassadeurs. 

Heureuse nouvelle. Grâce aux efforts des amis dont .ous 
m'avez donné les adresses, et surtout V„ mon ami d'ici a été 
sauvé. Le sultan l'a gracié sous la pression do l'ambassade d'Ita- 
lie. Il est libre deux Jours I 

J'ai encore un camarade condamné a mort que jo voudrais sau- 
ver, mais comme 11 est Grec, Il faudrait cette fols-ci des adresses 
de Grèce. Connaissez-vous quelqu'un à Athènes ou ailleurs qui 
pourrait être utile ? SI oui, veuillez me donner leurs adresses. 

Avez-vous publié l'article que Je vous al envoyé ? Il semble 
que, de fait, la question des pendaisons est désormais hors de 
cause quoique le Sultan me tient toujours sons le régime de 
« l'interdit ». Personne ne peut me voir, ni me causer. Pas mémo 
le directeur, ni les médecins de la prison I Ces gens paraissent 
ne pas savoir que pour Phommu d'énergie 11 n'y a aucune chaîne 
possible. 

L'hiver prochain, J'cspôro pouvoir tenter l'évasion. L'ami 
grec en question fait des préparatifs pour me faciliter la chose. 
Ça sera un peu rude, mais (a ira. Surtout, si lui parvient a se 
faire gracier un peu avant l'hiver. Il pourra prendra les dispo- 
sitions nécessaires du côté extérieur de la prison. 

Répondez-moi sans faute, S. V. P. 

Bien cordialement, 

E. Joius. 




portrait d'Emile hbnrv 




*. . — 






XIV 



REPRODUCTION ll*UNK III HfHlH APHIR I1R CONSTANTIN MËUNIBR 



sous ia m* bkpubuqvb 227 

comme faux monnayeur, la police ayant saisi an Liber- 
taire un attirail de faux monnayeur déposé à l'insu de 
Matha qui affirmait être victime d'une machination poli- 
cière. j 

Je dois dire que, malgré les difficultés pécuniaires* 
j'avais procédé à l'édition de Guerre-Militarisme, de 
Patriotisme-Colonisation, de trois séries du Coin de» 
Enfants, de Terre Libre, d'un album des dessins parus 
dons le Journal, des tirages à part des gravures de Guerre- 
Militarisme et Patriotisme-Colonisation, ainsi que de 
nombreuses cartes postales, et terminé l'édition de nos 
lithographies. 

Tout cela ne se vendait pas « comme du bon pain », 
mais s'écoulait petit a petit, aidaut a la publication du 
journal. 

La tombola avait produit 9.300 francs, 6 un franc le 
billet. Elle comportait près de 900 lots. Les billets non 
sortis étaient remboursables avec des llthos et des volumes 
de notre fond. 

Mais ce ne fut qu'une bouchée. J'avais fait faire un petit 
affichage. Nous avions des déficits do 200 & 300 francs 
par mois. Et nous n'avions pas attendu le tirage de la 
tombola pour anticiper sur les recettes. La situation restait 
tout aussi difficile 

Eesplanques m'ayant dit que, sentant . qu'il était une 
charge pour le journal, il préférait se retirer, tout en 
continuant sa collaboration, je résolus de ne paraître que 
tous les quinze jours et de faire la besogne tout seul. 

J'annonçai ma résolution dans le N* 61 de la quatorzième 
année (avril 1009), et la 15' année débuta avec l'appari- 
tion bl-mensuelle. 

Gela marcha assez bien, 18 mois environ. La vente 
s'était légèrement, très légèrement améliorée. Nous avions 
une économie de 40 fr. par semaine.' — Ces 40 francs 
représentaient les « fabuleux » appointements de ceux 
qui étaiont au journal — nous économisions le déficit 
d'un numéro sur deux. On ne faisait tout de. même pas les 
frais, mais le déficit n'était plus une entrave. Ça pouvait 
aller. 

Oui, mais... 11 existait un camarade plein d'Idées nou- 
velles qui, appliquées, devaient donner un nouvel essor 
à la propagande. De fait, 11 en avait, de temps & autre, 

16 



" :.:."^'. 



888 i» M0UV1W»IT ïiBBRTAnW 

d'excellentes. Seulement, si elles n'étalent pas déjà en 
pratique, c'est que les moyens manquaient pour les appli- 
quer. * r 

Qu'à cela ne tienne! Il était toujours plein de promes- - 

ses. 11 ferait ceci, organiserait cela. Il était prêt à se 
charger de tout. 

Lui aussi, n'avait qu'un défaut. C'est que, une fois le dos c 

tourné, il oubliait les promesses faites. 

Un certain Jour, il avait profltô de mon absence du Jour- i 

nal pour réunir Içs camarades qui s'y intéressaient et, i 

leur proposa tout un plan de réformes et de changements, 
sans me consulter. j 

Ce lut Madame Girard qui vint me prévenir, mais Je r 

n eus pas à intervenir, l'homme ayant oublié tous ses 
projets d amélioration et ses promesses financières. t 

Plus tard, ce fut mol qu'il vint trouver. Nous devions , 

donner une plus grande extension au mouvement lnter- j 

national. Il s'abonnerait à plusieurs des principaux Jour- 
naux européens. Pour améliorer la rédaction, on paierait , 
les articles. 

Su* ce, Je me gendarmai. Du reste, la question n'était i 

pas ù envisager pour le moment. Avant de penser à paver 
les rédacteurs, il fallait trouver le moyen de payer le inar- ] 

chand de papier, l'imprimeur et la poste. 

Notre homme paierait de sa poche I Et, en cela, il était , 

appuyé par Charles-Albert qui, ayant perdu de l'argent 
dans diverses entreprises malheureuses, était dans la né- i 

S \, d t lr0 i! ver , une occ »P a tlon lui permettant, à lui 
aussi, de boucher les trous de son budget. 

Naturellement, ce ne fut pas la raison qu'il donna. 
— peut-être même n'en avalt-U pas conscience lui- 
même -~ mais ce fut celle que Je compris. A l'appui de 
son opinion, U fit une série de critiques qui m'àbasour- E 

U y avait des numéros du Journal où des articles faisaient ) 

double emploi 1 D'autre part, 11 y avait des titres qui ' 

n avalent pas assez de blanc dans la mise en para • c 
d autres qui avalent des coquilles, etc. etc. ' 

m .ï' é i a i! 1 npr t S „ uae ^"«oorallon de plus de vingt année» r 

que Charles-Albert élevait ces critiques dont quelques- ' 
Unes pouvaient être Justes mais qu'il était mal venu de 

taire, car, étant libre, U aurait pu sacrifier une heure ou f 



/-*;?7^-:^7^>5v : 3!*'3 a ^^ ' -"V ' "'^■Ig.y^i 



SOUS LA là* R*POBUQUB 220 

deux chaque semaine pour venir avec moi à l'Imprimerie 
assister à la mise en page, et donner ses conseils. 

Je vois, dis-Je à Charles-Albert, que c'est la création 
d'un poste d'inspecteur des blancs de la mise en page, 
que vous proposes. Ce qui «ut pour effet de le froisser. 

A la fin, il semblait revenu de sa mauvaise humeur. Il 
convint que tant que la situation du Journal ne serait pas 
meilleure, il était impossible de payer les articles. Nous 
ne pouvions pas nous reposer 6ur la bonne volonté d'un 
seul pour inaugurer cela. 

Ce fut peu de temps après qu'il inventa avec un nommé 
Duchêne, un nouveau parti révolutionnaire qui, du reste 
ne vit Jamais le Jour. Mais il cessa sa collaboration, trou- 
vant que le moment était venu de c reviser > ses idées. 

Quant au bonhomme aux promesses, j'aime à penser 
qu'il était animé de bonnes intentions. Seulement, il en 
restait là. 

* 
* ♦ 

Mais ceci est de l'histoire ancienne. Il lui arrivait par* 
fols, de se rendre utile. Lors de l'affaire Ferrer, ce fut 
lui qui, sous le nom de Bertrand, nous aida' à mener la 
campagne d'agitation en vue de sauver notre camarade. 
Il paya de sa poche les frais du numéro exceptionnel que 
nous publiâmes, qu'il rédigea lui-même, et où il raconta les 
forfaitures du procès, dont le texte fut reproduit en bro- 
chure* 

La campagne, si elle ne réussit pas, avait été bien menée. 
Cela est à son actif. Je le prenais comme il était, conti- 
nuant mes relations avec lui, prenant ses promesses pour 
ce qu'elles valaient 

Le Journal paraissait tous les 15 Jours depuis 18 mois 
environ, lorsqu'il vint me trouver pour me dire que, vrai- 
ment, c'était pitoyable pour les Temps Nouveaux, de ne 
paraître que tous les 15 Jours, n fallait qu'Us redevinssent 
hebdomadaires. 

— Oui, mats qui comblera le déficit? A l'heure actuelle 
bien que la situation ne soit pas brillante, nous pouvons 
marcher sans trop de tiraillements. Je ne veux pas risquer 
d'empirer la situation. 

— A combien se monterait le déficit? 



230 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

— Le calcul est facile à faire Mon livre' de comptes 

était à jour. — Le numéro nous coûte tant. Il fau- 
dra que je reprenne un camarade avec moi, c'est 60 de 
plus par semaine. — 40 fr., c'était tout de même trop 
maigre. r 

Nous avons tant d'abonnements par mois, tant de vente 
au numéro. Il rentrera tant. Le déficit pourra aller de 300 
à 400 francs par mois. 

— Je peux faire la somme. 

Je me grattai l'oreille. Il paierait le déficit, c'était bien- 
tôt dit, Je connaissais mon bonhomme, et n'avais pas la 
moindre confiance dans ses promesses. Mais c'était mon 
secret désir de voir le journal redevenir hebdomadaire. 

Avant de me décider, cela méritait réflexion. 

J'en parlai à ma femme. Il ne faut pas plus compter 
sur Bertrand que sur une planche pourrie, dis-je. Avec 
lui, les promesses ne comptent pas. 

Et ma femme avait la même opinion, et était pour la 
prudence. r 

— Oui, mais si nous pouvions reparaître tous les 8 jours, 
peut-être arriverions-nous à retrouver de nouveaux lec- 
teurs, développer notre tirage et notre propagande. Il no 
faut pas compter sur ses promesses, c'est entendu. Mais 
s il s engage, il tiendra quelque temps tout de mêttffe. Ne 
tiendrait-il que 6 mois, ça serait suffisant peut-être, pour 
que l'expérience réussisse. 

Bertrand m'avait dit que sa situation allait encore s'a- 
méliorer dans des proportions Inespérées. 

Reparaître tous les 8 Jours était bien tentant. Le désir 
de reprendre notre place dans le mouvement l'emporta sur 
la prudence. Je répondis à Bertrand que, comptant cette 
fois qu il tiendrait parole, j'allais tenter l'entreprise. H me 
confirma ses promesses. 

* 
* * 

J'annonçai nos projets dans le numéro 10 de la 16 année 
Et, dès le n° 17, de la même année, nous inaugurions le 
retour à l'apparition hebdomadaire. Girard reprit ses 
fonctions avec moi, au journal. 

Le premier mois, le déficit ne fut que de 200 fr. Je m'em- 



SOUS LA m* RÉPUBLIQUE 231 

pressai d'en aviser Bertrand, tout en le prévenant de ne 
rien augurer de ce que le déficit était au-dessous des 
prévisions. Il pouvait les dépasser le mois suivant. 

Bertrand m'apporta les 200 (r., mais, à son grand re- 
gret, il se voyait obligé de me prévenir de ne plus comp- 
ter sur lui. Au lieu de s'améliorer, sa situation chez son 
employeur était devenue plus médiocre par une diminu- 
tion de travail et d'appointements. 

Ce fut un coup de massue, mais le vin était tiré, il fallait 
le boire. Ma femme et moi apprîmes ce qu'il en coûte 
de faire fonds sur certaines promesses. 

Plus tard, en causant, Bertrand laissa échapper que le 
motif de sa défection ne devait avoir effet qu'un an plus 
tard et qu'il avait un projet en vue où il y avait de l'or & 
gagner. 

L'homme était encore plus mufle — ou plus incons- 
cient — que je ne l'eusse cru. 

Dans le numéro du 8 avril suivant, je dus faire part de 
la situation aux lecteurs, et leur demander leur concours 
pour une tombola. Ce qu'il y en eut de ces tombolas I 

Il faut dire que les concours ne nous firent jamais dé- 
faut. Seulement, il me fallait les stimuler. Mon insistance 
finissait par me gêner. 

Je ne me rappelle pas ce que rapporta cette tombola 
— Je ne retrouve pas les comptes — mais il y eut 2.024 
lots, tous donnés par les amis du journal, parmi lesquels, 
comme toujours, les artistes se distinguèrent. 

* 
* • 

Durant cette période, les « campagnes > furent nom- 
breuses. Il y eut l'affaire de l'affiche antimilitariste. Un 
premier affichage ayant été poursuivi, il fut suivi d'un 
second, où figurèrent les signatures de plus d'un millier 
de camarades, protestant contre les poursuites. 

Mais le Parquet fit un triage parmi les signataires, et 
se borna à en poursuivre moins d'une vingtaine qui, du 
reste, furent acquittés. Parmi eux étaient deux de nos 
collaborateurs, Charles-Albert et de Marmande. Tous les 
deux furent excellents, leurs petits froissements d'amour- 
propre n'ayant pas atteint le public. 



232 us uoxmavsHr ubbrtaibb 

n y eut les affaires de Draveil, Raon-L*Etape, Ville- 
neuve-St-Georges et Vimeux, aemenceau, en ministre à 
poigne et voulant se distinguer, avait brutalement fait 
intervenir l'année dans les grèves. Dans toutes ces affal» 
res, il y eut des morts et des blessés. A Vimeux, deux 
grévistes furent fusillés' dans leur salle de réunion par les 
gendarmes. 

En Espagne, à la suite d'un attentat contre le roi, Ferrer 
avait été arrêté. Il resta un an en prison, puis fut acquitté. 
Nous célébrâmes cet acquittement comme une victoire 
sur le cléricalisme. Comme il aliait bientôt prendre sa 
revanche! „ . . ... 

En Amérique, les chefs de la Western Fédération of Mi- 
nera furent impliqués dans une espèce de complot ; il 
fallait les tirer des griffes de la magistrature capitaliste et 
ne pas laisser recommencer le coup de Chicago. 

En Argentine, c'était la police qui, à la suite d'une grève 
avait tiré sur la foule, tuant et blessant plusieurs personnes. 
En revanche, une bombe fut lancée contre la voiture du 
Préfet de Police maintenu en fonctions contre le sentiment 
populaire. 

Ce fut alors une véritable terreur. L'état de siège fut 
proclamé. Les bureaux du journal La Protesta, des sièges 
de fédérations ouvrières furent envahis et saccagés par 
la police. Tous les militants furent arrêtés. Défense aux 
journaux de parler des arrestations et déportations. Je 
reçus avis des faits par un de nos correspondants de 
Buenos-Ayres, et par des réfugiés de Montevideo. Je fis un 
numéro supplémentaire. C'était en décembre 1909. 

En août 1910, numéro spécial contre Birlbl, avec textes 
de Jacques Dhur, P. QulUard, F. de Pressensé, A. Naquet, 
Sicard de Plauzolles, Malato, M. Sembat, J. Hadamard, V. 
Basch, et les camarades du Journal. 

Il fut fait un tirage à part des dessins de Grandjouan, 
Delannoy, Bodo, Signac et Luce. Avec un supplémentaire 
de Steinlen qui était arrivé trop tard pour le tirage du 
numéro. 

A ce moment, le gouvernement poursuivait les signa- 
taires d'une affiche contre les bagnes militaires. Us furent 
tous acquittés. ^^ 

Plus tard, ce fut l'affaire Kotoku, — Janvier 1911 — 
l'anarchiste japonais exécuté après un procès comme 



socs la m* rApubuqub 233 

savent en faire tons les gouvernements lorsqu'ils veulent 
se débarrasser d'adversaires gênants. 

Février 1911, mutinerie de marins brésiliens, dont plu- 
sieurs furent assassinés clandestinement. L'un d'eux, Can- 
dido, avait été notre correspondant. 

La même année, nous eûmes une série d'articles, de dif- 
férents docteurs, soit de la rédaction, soit du dehors, qui 
s'élevaient contre le criminel * droit a l'avortement > pré- 
conisé par certains néo-malthusiens qui, sans aucune con- 
naissance médicale, faisaient le commerce de drogues, 
risquant la vie ou la santé tout au moins., des pauvres 
naïves qui avalent recours à leurs bons offices. 

* 
* * 

Entre temps, espérant pouvoir améliorer la publica- 
tion des brochures, j'eus ridée d'en faire le travail d'un 
groupe à part — le groupe de propagande par la bro- 
chure — et d'offrir une prime à ceux qui souscriraient 
un certain nombre d'exemplaires. Cela nous fut une occa- 
sion d'éditer des lithographies de B. Naudin, des eaux- 
fortes de F. Jacque et de Daumont. 

Nous pûmes régulariser l'impression des brochures, en 
tirer plus souvent, Il y avait bien chaque fols un déficit 
que devait combler le Journal, mais le stock se vendant 
continuellement, après tout ce déficit n'était qu'une avance 
de fonds. 






xvin 



NOTRE DERNIÈRE CAMPAGNE 



J'ai parlé de Ferrer. C'est une figure qui vaut qu'on 
ty arrête. Depuis longtemps, il était abonné au Journal, 
me rendant service de temps à autre. 

C'était un homme doux, tranquille et simple, n était 
pris par l'idéo d'éducation. U avait comme élève uno 
vieille dame qui, souvent, lui avait demandé ce qu'elle 
pourrait bien faire pour l'aider à la propagande de ses 
idées, lui promettant de ne pas l'oublier dans son testa- 
ment. 

Fonder une école rationnelle en Espagne était le rêve 
qu il caressait, si jamais il venait en possession des moyens 
de le faire. Aussi lorsque la dame mourut, lui laissant une 
somme Importante, il partit aussitôt pour l'Espagne afin 
de rénliscr son projet. 

» « ,^, écoi ?' U ad J 0, g»>« «ne maison d'édition, n lui 
rallolt éditer lui-même les livres dont il avait besoin pour 
son enseignement. 

n édita l'ouvrage d'Elysée Reclus : L'Homme et la Terre. 
De mol, il publia la traduction espagnole des Aventure» 
de Nono et Terre Libre, que j'écrivis pour lui, et dont 
ma femme avait fait les dessins. 

' -t ; ;•.. "*''» : : '•:<?/ ■%!! 

- • ••'■ - • ■ • ■ • ■• j tai»v>. 

* • 

Ferrer était assez content de son école ; — « l'Escuela 

Moderne > Uno racontait, lorsqu'il venait à Paris, 

qull lui venait des élèves de toutes les classes sociales. 



SOUS LA m* RÔPOBUQUB 235 

Jusqu'à un commandant de l'année qui lui envoyait sa 
fille. 

Mais par sa propagande, H s'était attiré la haine du 
parti clérical. Aussi proflta-t-on de l'attentat de Moral 
— nn professeur de son école — contre le roi pour l'arrê- 
ter comme complice. 

Ferrer était-11 au courant des projets de Moral? Qui 
sait ? En tout cas, on ne put prouver sa complicité, on 
dut le relâcher. 

Le cas de Moral, du reste, était un peu celui d'Emile 
Henry. Comme pour ce dernier, c'était, paraît-il, un sui- 
cide. Moral était amoureux de celle dont Ferrer devait 
faire sa compagne. 

Peu après, une insurrection ayant éclaté à Barcelone, 
qui dura une semaine, nombre d'églises et do couvents 
furent brûlés. Les cléricaux prirent alors leur revanche. 
Fusillades et arrestations en masse eurent lieu, et il s'en- 
suivit une véritable terreur. 

Cette fois l'occasion était trop belle. Ferrer fut compris 
dans les poursuites intentées contre ceux qui étaient com- 
promis — ou que l'on voulait englober dans la répres- 
sion. — Il avait réussi à se cocher. Mais traqué, découvert, 
il fut arrêté, traduit devant un conseil de guerre qui le 
condamna à mort après un semblant de jugement. 

* 

L'opinion publique se souleva de partout. Partout des 
manifestations eurent lieu en sa faveur. 

A Paris, Charles-Albert organisa un < Comité de dé- 
fense de Ferrer ». Une entente eut lieu entre ce comité et 
celui de «Défense Sociale», les socialistes et la Guerre 
Sociale. 

Le gouvernement fronçais avait-il quelque chantage 
à exercer contre le gouvernement espagnol? Je le croirais, 
car, non seulement, il laissa faire, mais organisa la ma- 
nifestation qui avait été mise debout par ces divers groupes. 

* * 



238 US MOUVBMBNT UBBRTAIftB 

Notre dernière campagne fut en faveur de Roussel 
Aux compagnies de discipline, un soldat nommé Aernoult 
avait été tué par un gradé. Rousset, camarade de la vic- 
time, avait dénoncé le meurtrier. Il s'ensuivit une cam- 
pagne de presse. L'autorité militaire dut faire un sem- 
blant d'enquête. 

Pendant l'instruction, un autre disciplinaire fut tué 
par un de ses camarades. Rousset était présent. Ce fut lui 
qui fut accusé du meurtre. 

La victime, qui n'était morte que quelques Jours après 
la blessure reçue, se refusait a nommer le meurtrier, mais 
niait énergiquement que ce fût Rousset. Les témoins ter- 
rorisés n'osaient parler. 

Aussi, lorsque, au procès du meurtrier d'Aernoult, il 
se présenta pour l'accuser, étant lui-même sous le poids 
de la même accusation, son témoignage fut considéré sans 
valeur. Le meurtrier d'Aernoult fut acquitté. Et lui-même 
passa en jugement et fut condamné pour un meurtre 
dont 11 était Innocent. 

Il ne cessa de protester de son innocence et de main- 
tenir ses accusations. 

Le Comité de Défense Sociale qui se donnait pour but de 
faire la guerre aux abus de pouvoir, aux actes d'Injustice, 
comme le cas Rousset, s'était emparé de l'affaire et avait 
confié à de Marmande le soin de mener une enquête. 
Celui-ci sut ramasser pas mal de documents qu'il apporta 
au Comité. *^ 

Mais ce dernier trouva qu'il avait été dépensé trop d'ar- 
gent. On se disputa, on se lança des accusations à la tête. 
Il y eut rupture entre le Comité et son mandataire. 

Il y eut des séances orageuses où se firent Jour de 

basses rancunes, mais dont il ne ressortit rien de positif. 

Les accusations n'étant pas prouvées, le Comité accepta 

de passer l'éponge. Mais, écœuré, de Marmande donna sa 

démission. 

L'affaire Rousset dormit quelques temps, le Comité de 
Défense n'ayant pas su tirer parti des documents que 
lui avait apportés de Marmande. 

Guêrin, Benoît, Girard et quelques autres amis du Jour- 
nal ayant fondé un groupe, le « Groupe des Temps Nou- 
veaux », profitèrent de ce que l'affaire Rousset venait en 
cassation pour demander à de Marmande de bien vou- 



sous ia in* HéPUBUQUB 237 

loir reprendre la campagne dans les Tempe Nouveaux en 
publiant le résultat de son enquête et de réclamer le 
dossier qui dormait depuis des mois. 

Le dossier ne fut pas positivement refusé, mais le Co- 
mité ne pouvait pas s'en dessaisir momentanément. La 
demande renouvelée un peu plus tard rencontra la même 
fin de non-recevoir. 

Mais de Marmande était un ami de Bnrtbon, 1 avocat 
de Rousset, et membre lui aussi du Comitù de Déiense. Il 
possédait le dossier et le communiqua à de Marmande qui, 
avec son esprit lucide, eut vite leit de l'analyser et d'en 
tirer le numéro volumineux que nous publiâmes. 

A première vue, il faut l'avouer, le dossier semblait plu- 
tôt défavorable a Rousset. Aussi se dépêtha-t-on -le nous 
accuser de porter préjudice & celui qu'il s'agissait de dé- 
fendre. 

Raynal, qui devait défendre le cas devant la Cour de 
• Cassation, avouait ne trouver rien de valable en faveur 
de Rousset. Marmande passa la nuit avec lui à éplucher 
le dossier, lui indiquant méthodiquement, clairement, les 
contradictions, les mensonges, les manœuvres que ca- 
chaient les pièces. Le Jugement fut cassé. 

La campagne avait duré un an. En dehors du numéro 
exceptionnel, tout un numéro des Temps Nouveaux fut con- 
sacré à publier l'opinion des notabilités littéraire», ar- 
tistiques, scientifiques et politiques que nous avions sup- 
posé devoir s'intéresser à un acte de Justice. 

* 

Grâce à l'ampleur qu'avait prise l'affaire Rousset, 
nous envisagions da continuer l'agitation en la portant 
contre les Conseils de Guerre et contre Blribl. Les mem- 
bres du Comité Rousset nous avaient promis leur concours. 
Mais, devant les imbéciles attaques du Cou-itè de Défense, 
principalement, beaucoup de bonnes volontés furent dé- 
couragées. La mise en liberté de Rousset qui devait être 
le point de départ d'une campagne plus g'nérale, apaisa 
les revendications. Il n'y avait plus rien à faire. 

Quant à Rousset, qui avait été magnifique alors qu'il 
était aux prises avec l'autorité militaire, qui avait risqué 



238 WB MOUVEMBNT UBBBTAmB 

sa vie en dévoilant le crime dont 11 avait été témoin, 
lorsqu'il fut rerois en liberté, tirii de droite, tiré de gauche 
par ceux qui voulaient s'en faire un piédestal, il se laissa 
circonvenir et eut une piètre attitude. 
. Pour en finir, les membres du Comité de Défense firent 
insérer dans la Bataille une longue diatribe contre moi, 
accompagnée de calomnies. Je leur envoyai ma ré^nse, 
mais ils refusèrent de l'insérer, sous prétexte de ne pas 
engager de discussions personnelles ! 

Je n'insistai pas, me contentant d'observer que, quoique 
faisant partie d'un journal ouvrier, ils se conduisaient 
comme de simples bourgeois. 

La compagne Rousset fut notre chant du cygne, Lite 
avait été magnifique, mais ce fut notre dernier crl:iir de 
vitalité. Le journal se traîna péniblement, supprimant des 
pages les trois quarts du temps. Puis ce fut l'atnatat de 
Sarajevo, dont je ne vis pas toutes les conséquences sur 
le champ. 

A quoi bon rapporter l'angoisse qui pesa sur l'Europe 
lorsque se dégagea la certitude que la diplomatie faisait de 
son mieux, profitant de l'incident pour foire crever l'ora- 
ge qu'elle prétendait vouloir détourner? Ce furent des 
heures sombres et tragiques. Pour mon compte, il rj'élalt 
impossible de croire qu'en plein vingtième siècle, les 
peuples seraient assez fous pour se laisser Jeter les uns 
contre les autres. Personne n'osera prendre la responsabi- 
lité d'une tuerie semblable, pensnis-je. Jusqu'au bout, J'es- 
pérais que le cataclysme serait évité. 

Quoique voulant la guerre — lorsque Poincaré mon- 
ta à la Présidence, le bruit ne courut-il pas qu'il avait dit 
que ça serait sous sa Présidence que I'Alsace-Lorrjlre re- 
viendrait a la France ? — nos gouvernants n'auraient Ja- 
mais osé en prendre la responsabilité. 

Malheureusement, il n'en était pas de même en Alle- 
magne. Je persiste & croire que Guillaume fut dépassé 
par les événements que le fameux ultimatum n'était qu'un 
bluff, procédé dont il était assez coulumler, et qui lui réus- 
sissait si bien, puisque l'Europe s'empressait de lui cé- 
der tout ce qu'il demandait lorsqu'il enfourchait son ch* 



sous m «r néPUBUQtm 289. 

▼al de bataille. Mais, celte fois, derrière lui et plu» fort 
que lui, U y avait le parti militariste allemand qui, pendant 
quarante ans, avait prêché et préparé la guerre ; qui avait 
compris que, plus elle serait reculée, plus elle deviendrait 
impossible et qui était résolu à précipiter les événements. 
Pour ne pas se voir supplanter par le Kronprinz, Guillau- 
me dut se mettre à la tête des partisans de la guerr<\ 

J'étais en train de travailler à mon jardin, lorsque le 
samedi 1" août, le crieur de Robinson annonça que la mo- 
bilisation était décrétée. Même encore, je voulais espérer 
que les choses s'arrangeraient au dernier moment. 

Mais comme nous avions toujours été avertis que la 
mobilisation serait le signal de l'arrestation des anarchis- 
tes et leur relégation dans un camp de concentration, il 
ne me restait qu'une chose à faire : me mettre à l'abri. 

Je dis adieu a ma femme et pris le train pour Paris, 
comptant aller demander asile au sculpteur Lefèvre, un de 
nos bons amis. , 

Place Denfert, je rencontrai un peintre avec lequel 
j'avais été très lié, mais qui s'était disputé avec un des 
rédacteurs du journal, ce qui avait eu pour effet de re- 
froidir nos relations, de son côté tout au moins. 11 ne 
m'invitait plus à aller le voir. 

Nous^nous mimes à parler des événements. Je lui dis 
que J'étais à la recherche d'un ami qui pourrait me 
donner asile. Cela lui aurait été facile de me prendre, 
habitant un pavillon à lui tout seul. Mais il oublia de m'en 
faire l'offre. # .,..,.. 

Chea Lefèvre, la concierge m'opprlt qu'il était â la 
campagne. Je pensai à Bertrand, mais, lui aussi, était 
absent, j'eus l'idée d'aller voir Luce. Mais 11 était près de 
onze heures du soir. J'étais éreinté, i. aurait fallu aller 
à Auteuil pour ne trouver personne peut-être. J'y renon- 
çai. Je relournai & Hoblnson où j'arrivai éreinté. 

Je m'étendis tout habillé sur le Ht, pour être prêt à mo 
sauver par les jardins si les policiers s'étalent amenés. 

Il ne vint personne. Mais, à quatre heures du matin, 
je repris, à pied cette fois, le chemin de Paris. 

Vers les sept heures, J'arrivai harassé à la porte d Or- 
léans. J'achetai un journal. Il n'était fait mention d'aucune 
arrestutlon ou menace d'arrestation. Au contraire, on 
reproduisait une note du Bonnet Rouge où il était dit 



240 IX MOUVBMBNT LIBERTAÏBB 

que, sur l'initiative de Malvy, le gouvernement avait renon- 
cé a faire des arrestations préventives. 

Cela s'annonçait mieux, mais il fallait voir. Je me rendis 
chez le camarade qui avait mené la campagne de la «Mano 
Negra» et qui, depuis, avait trouvé un emploi à la Cham- 
bre ; il alla, le premier, voir autour du bureau du Journal 
si rien de suspect ne s'y révélait. Aucune visite insolite 
n'y avait été faite. Je m'y rendis à mon tour et, peu 
après, arrivèrent quelques-uns des camarades qui avaient 
l'habitude d'y venir le dimanche. 

Afin d'être plus sûr encore, le camarade téléphona à 
un des manitous de la Chambre, à même de savoir ce qui 
se trafiquait en haut lieu ; la réponse fut : < Nous n'em... 
nuierons personne si on ne nous em...nuie pas>. 

Ayant déjeuné chez le camarade, je filai à Robinson 
rassurer ma femme. 

* * 

De ce côté, cela allait assez bien, mais, avec la mobilisa- 
tion, nous allions perdre la plus grande partie de nos 
lecteurs. Les difficultés pécuniaires que j'avais tant de 
peine à surmonter allaient, tout simplement, devenir tout 
a fait insurmontables. D'autre part, avec la censure que l'on 
venait d'établir, il ne serait plus permis de dire que ce 
que les autorités voudraient bien laisser passer. Il ne 
fallait pas penser pouvoir continuer la publication des 
Temps Nouveaux dans ces conditions. 

Pour ne pas disparaître sans rien dire, je fis imprimer 
une simple feuille où je développai ma bote du numéro 
précédent. Mais sans grand espoir que la censure laisse- 
rait passer. A ma grande stupéfaction, le visa tut donné 
sans la moindre rature. Les Temps Nouveaux avalent 
vécu. 

Tout le mois d'août se passa dans l'anxiété et l'attente. 
Par l'un ou par l'autre, on apprenait les nouvelles que le 
gouvernement tentait de cacher. On savait que les Alle- 
mands avançaient continuellement alors que les dépêches 
du gouvernement les disaient bien plus loin qu'ils n'étaient 
effectivement. 

Pendant tout le mois d'août il me rentra i fr. 50 de 
l'abonnement d'un camarade qui n'avait pas hésité 4 le 
renouveler. 



XIX 



QUE FAIRE ? 

Quoique le journal ne parût plus, J'allais tous les jours 
au bureau. J'y voyais quelques camarades. Et puis, qui 
sait ? il pouvait y avoir occasion de faire quelque chose. 
On ne sait Jamais ce qui peut arriver. 

Chaque matin, le train que je prenais était bondé de 
mobilisés, accompagnés, le plus souvent, de leurs femmes. 
Des conversations que J'entendais, Je pus conclure que la 
guerre — qui, certes, n'était pas désirée — était acceptée 
comme une cheminée qui vous tombe sur la tête, inévitable. 
On avait tellement été menacé de cette guerre, que la 
population, tout en la redoutant, avait fini par l'accepter 
comme inéluctable. 

Les gens partaient sans enthousiasme, mais Ils partaient. 
Tenter de leur faire comprendre qu'ils devaient refuser 
d'obéir, ou exiger des gouvernants des garanties contre 
la folie impérialiste, contre une aggravation militariste, 
n'avait aucune chance de succès. Le fléau déchaîné, Il 
était impossible de l'arrêter. 

Vint l'assassinat de Jaurès. 

Les amis de Jaurès affirment que, vivant, Il aurait, 
peut-être, pu empêcher la guerre. De cela, Je doute for- 
tement. Mais s'il n'avait pu arrêter le conflit, peut-être, 
lui, aurait-il su arracher au gouvernement quelques-unes 
des mesures que, en période révolutionnaire, les peuples 
conscients savent imposer a leurs maîtres. La mort de 
Jaurès fut, en effet, un grand malheur. JA „,„ M 

Quelle vie. ces quelques Jours qui suivirent la déclara- 
tion de guerre I et tout le mois d'août, se passant dans 
l'anxiété et l'attente de ce qui ne venait pas. 



242 LS MOOVBKBNT UBERTAIW» 

Les camarades qui venaient an bureau étalent, comme 
moi, désemparés. 

« Nous aurions dû faire quelque chose ». Mais quoi ? 
On nia s'oppose pas à un tel cataclysme lorsqu'on n'est 
qu'une poignée. 

Les anarchistes n'avaient Jamais su créer une organisa- 
tion capable de les unir entre eux, leur permettant de se 
trouver et de se concerter en cas de nécessité. Inorgani- 
sés, trop peu nombreux, s'étant toujours tenus ù l'écart de 
la masse, ils étaient complètement réduits à l'impuissance. 

Je reçus bien une lettre de Pierre Martin me convo- 
quant j.u Libertaire pour y discuter et « délibérer » sur ce 
que devaient faire les anarchistes. 

Le pédantisme do P. Martin m'était insupportable. Je 
n'avais qu'une confiance limitée dans son entourage. Je 
lui répondis qu'il était inutile de se réunir pour constater 
son impuissance. Qu'il n'avait pas à compter sur moi. Le 
résultat de leurs délibérations dut être ce que j'avais 
prévu ; car je n'ai pas vu qu'ils oient fait ou tenté quel- 
que chose. 

* 

« A faire » 1 Sans doute, il y avait à faire. 

Puisque le peuple allait être appelé ù toutes sortes de 
restrictions et de sacrifices, U aurait été do toute justice 
qu'il réclamât une part de contrôle sur les mesures a 
prendre. Puisque toute la vie sociale alluit être boulever- 
sée, c'était lé moment d'exiger une plqge dans l'adminis- 
tration de ses affaires. 

Il était à prévoir que spéculateurs et agioteurs allaient 
profiter des circonstances pour «faire leur beurre». Tous 
les petits boutiquiers de Paris — cela avait dû se passer 
de même ailleurs — n'nvalent-lls pas augmenté leurs prix 
dès le lendemain dé la déclaration de guerre ? On aurait 
dû exiger que le gouvernement fit main-basse sur tous les 
produits de première nécessité pour les revendre lui-même 
au prix coûtant, augmenté seulement des frais de gestion. 

On avait mobilisé les hommes pour les envoyer se foire 
tuer. On avait mobilisé chevaux, voitures automobiles. En 
certaines localités, on avait réquisitionné des hôtels pour 
en faire des hôpitaux. Pourquoi ne mobilisait-on pas les 




PORTRAIT DR KBOPOTK .fi 




XVI 



REPRODUCTION D'UNE LITHOGRAPHIE DE BERNARD NAUDIN 



_ socs ia ne RÉPOBUQPB 243 

commerçants, leur personnel, ne réquisitionnait-on pas le 
contenu de leurs magasins pour que la vente en fût faite 
au compte du pays? 

On aurait eu sous la main des stocks de vivres, on 
aurait vu ce qui était en quantité suffisante, ce qui man- 
quait, on aurait pu organiser le ravitaillement de la 
population, écarter la plus grande quantité possible d'in- 
termédiuires et empêcher la spéculation. 

Pour réussir dans cette tâche, il aurait fallu, évidem- 
ment, opérer de même pour le commerce de gros. Cela, 
sûrement, aurait fait sauter « d'indignation » ceux qui, 
déjà, envisageaient la fortune qu'il allait être possible de 
réaliser par suite des événements qui faisaient le malheur 
du plus grand nombre. Mais quand les trois quarts de la 
population virile sont appelés à risquer leur vie pour 
la défense commune, les criailleries des requins, se plai- 
gnant de ne pouvoir spéculer sur le malheur commun, ne 
comptent pas. D'autant plus que, s'ils avalent voulu aller 
trop loin, une demi-douzaine d'« exemples bien sentis » 
auraient vite fait taire le reste. 

De plus, n'avait-on pas le personnel des coopératives de 
consommation, leur organisation de gros, pour aider à la 
mise en marche de cette entreprise ? 

II y avait la fabrication des armes, des munitions, de 
tout l'outillage de guerre, dont on allait faire une consom- 
mation immense. Est-ce que toutes la usines n'auruient 
pas dû être réquisitionnées, et mises sous le contrôle do 
l'Etat, nu lieu de fournir des bénéfices énormes a leurs 
propriétaires ? Encore une fois, c'était une honte que 
ce qui avait trait à la défense commune fût prétexte à 
bénéfices pour certains particuliers, alors que la partie la 
plus saine do la population était appelée à payer de sa 
peau. 

Les travailleurs donnaient, dans cette occasion, tout 
ce qu'Us possédaient: leur vie, pour la défense commune, 
laissant dans la misère femmes et enfants, — car les trente 
sous 'l'allocation pour la femme et les quinze sous par 
enfant ne pouvaient suppléer la pale du père — chacun 
devait donner en proportion de ses moyens. 

«Des privilégiés donnaient aussi leur vie». D'aucuns, 
c'est entendu. — Il n'y avait pas d't embuscade» pour 
tous — D'aucuns jouaient le jeu. Mais leurs femmes et 

17 



244 IS MOUVEMENT LIBERTAIRE 

leurs enfants n'avaient pas à souffrir matériellement de 
leur absence. Ce n'était pas une raison pour que ceux qui 
restaient chez eux se fissent, du danger que courait le 
pays, un prétexte à bénéfices. 

Tout ce qui, directement ou indirectement, avait utilité 
pour la défense, devait être réquisitionné comme on réqui- 
sitionnait les hommes, être payé au prix de revient, en 
y ajoutant les frais d'usure de l'outillage réquisitionné, 
le pays ne devant, en retour, à leurs propriétaires, que 
les moyens de subsister. 

Oui, mais, dans la société actuelle, la propriété est plus 
intangible que la vie humaine. En temps ordinaire, il en 
coûte plus de voler un lapin que de tuer un homme. En 
temps de crise on peut bien envoyer les hommes se faire 
tuer, mais on se garde bien de toucher à la propriété. 

Comme les coopératives de consommation avaient leur 
emploi dans la distribution des vivres, les syndicats 
devaient avoir le leur dans la mobilisation des usines, 
aidant à recruter un personnel de premier choix, indi- 
quant les modifications avantageuses à apporter à l'exploi- 
tation, profitant de chaque occasion pour prendre, dans 
l'intérêt de tous, une part de plus en plus grande dans 
la gestion de ces usines qui, tant qu'aurait duré la guerre, 
auraient travaillé pour le pays. 

Cela aurait été d'autant plus facile que le gouverne- 
ment, ne se sentant pas solide, crut devoir faire appel 
aux chefs syndicalistes et socialistes, donnant des porte- 
feuilles — de figurants — à ces derniers et des fonctions, 
non moins de parade, à quelques syndicalistes notoires. 

* * 

Eht oui, nous étions dans une situation révolutionnai- 
re, sans que personne s'en fût aperçu. Sans doute, ce 
n'était pas la révolution, mais la situation aurait permis 
d'arracher des concessions à l'Etat, si les révolutionnai- 
res avaient eu la perception de «ce qui était possible». 
Les gouvernants, eux, le sentirent si bien que, dans tous 
les pays alliés, dès le début de la guerre, ils s'empressèrent 
de déclarer que cette guerre devait être la fin des guerres, 
la fin des armements, l'émancipation des peuples oppri- 
més, la fin de la diplomatie secrète. Que sais-je encore 1 



SOCS LA m* aÉPOBUQUB 245 

Os avaient senti que les peuples ne pouvaient prendre 
cœur à la défense que s'ils entrevoyaient qu'elle pût leur 
apporter la certitude que c'était la dernière. Les gouver- 
nements allaient au-devant des vœux des peuples. 

Oui, nous étions dans une situation révolutionnaire, 
mais personne ne s'en aperçut. Aucun de nous n'en eut 
conscience. Meneurs socialistes et syndicalistes se laissè- 
rent attacher au char de l'Etat pour y figurer le peuple, 
sans même penser à exiger — que dis-je exiger? — sans 
même penser à demander des garanties pour ceux qu'ils 
étaient censés représenter. Ce fut comme fonctionnaires de 
l'Etat qu'ils se laissèrent embrigader et traversèrent la crise 
sans s'apercevoir du travail révolutionnaire qui aurait pu 
s'accomplir. Ils apportèrent leur activité au gouvernement, 
ne s'apercevant pas que c'était une brèche qui s'ouvrait, 
par où aurait pu passer l'initiative ouvrière avec eux. 

Chez les anarchistes, la situation ne fut pas davantage 
comprise. Notre petit nombre et notre isolement nous 
vouaient d'avance à l'incapacité de faire quoi que ce soit 
par nous-mêmes. Mais eussions-nous été en mesure d'en- 
treprendre quelque chose, nous en aurions été empêchés 
par le sectarisme de ceux qui s'entêtaient à prêcher le 
refus de combattre, comme si l'abstention de quelques 
milliers d'individus pouvait changer quoi que ce soit 
à la situation. 

' Et cependant, avec les idées d'initiative que nous pen- 
sions avoir semées, nous avions espéré que les foules 
n'attendraient plus le mot d'ordre des chefs pour agir, 
qu'elles sauraient se mettre à l'œuvre d'elles-mêmes là 
où ce serait nécessaire, sachant tirer de chaque situation 
la solution à y appliquer. Et voilà qu'une situation rév )• 
lutionnaire se présentait sans que les foules, sans que les 
meneurs révolutionnaires s'en soient douté. 

Même les anarchistes, s'ils ne pouvaient rien faire seuls, 
auraient pu agir sur les groupes d'à côté. Mais, incons- 
cients de la situation, eux qui se vantaient de leurs qualités 
d'initiative, ils préférèrent s'enfermer dans leur dogma- 
tisme, au lieu de chercher à réaliser ce qui pouvait être 
tiré de la situation qui se présentait. 

C'est que, si nous avions beaucoup parlé de révolution, 
nous ne nous étions jamais rendu compte de ce que c'est 
qu'une révolution, ni des formes sous lesquelles elle peut 



246 Ut MOUVEMENT UBEBTAWUI 

se présenter. Nous avions bien déclaré qu'âne révolution 
sociale ne ressemble en rien à une révolution politique, 
mais ncus avions oublié qu'elle pouvait commencer do 
même, par quelque incident ne comportant pas de lutte. 
Au début tout au moins. 

Et les groupes syndicalistes, pas plus que les socialistes, 
ne virent plus loin que leurs meneurs. Ils les laissèrent se 
pavaner dans leurs fonctions de parade. Ceux que l'on 
avait réquisitionnés pour les usines de guerre se conten- 
tèrent de faire grève de temps à autre, pour exiger une 
augmentation de salaire I 

* 
* * 

Ces réflexions me venaient en foule, en relisant La 
Grande Révolution, de Kropotkine, et l'Histoire Politique 
de la Révolution Française, d'Aulard, où ils ont si bien 
décrit le rôle des Sections de Paris, en 1792. 

En lisant ces deux livres, comme on se rend bien compte 
que, lorsque «les idées sont dans l'air», quels que soient 
les hommes qui semblent mener la foule, les événements 
se dérouleront dans leur ordre logique, si la foule «soit», 
elle-mêiue, se mettre en mouvement. Son action suscitera 
les hommes nécessaires si ceux qui la dirigent ne sont pas 
a la hauteur des circonstances. Mais, il ne se trouve d'bom* 
mes véritablement « nécessaires > que lorsque la masse, ' 

épuisée, dégoûtée, ou satisfaite, cesse d'agir elle-même. 
Alors, les hommes nécessaires deviennent néfastes. ' 

L'action des masses, c'est bien ce que j'avais envisagé ' 

f>our In réussite de la révolution, les anarchistes déployant 
eur activité au sein des masses. Mais ici la masse restait 
inactivo, passive. Elle fut aussi inconsciente que ses 
chefs. i 

Comme Je le dis plus haut : les anarchistes, eussent-Ils 
compris la situation, auraient sûrement été incapables ' 

de rien entreprendre. Mais ils étaient d'avance prédes- ' 

Unes A l'inaction de par leur particularisme, sans compter 
l'esprit sectaire dont ils firent preuve en l'occurrence. | 

Antérieurement, dans leur propagande n'ouraicnt-lls pas 
dû chercher a s'associer, tout au moins, avec ceux qui, sur i 

' un point bien défini, pensaient de même sans s'occuper des 



60US hA IJI* R&POBLÏQDB 247 

points sur lesquels ils étaient en divergence, afin de mener 
à bien l'œuvre sur laquelle ils se seraient mis d'accord? 
Au lieu de cela, chacun voulait être le maître de sa petite 
chapelle, se condamnant ainsi à l'éparpiUement des efforts, 
et à l'insuccès. 

* 

Puisqu'il était impossible d'arrêter ce cataclysme déjà 
déclenché, je pensais que l'on pouvait combattre le débor- 
dement de réaction qui se dessinait, arrêter les féroces 
clameurs de germanophobie des super-patriotes. J'écrivis 
à Séverine, MJrbeau, A. France, Hermann-Paul, F. Jour- 
dain et quelques autres pour leur proposer de s'entendre 
pour résister à ce retour vers la barbarie, faire entendre 
des paroles de raison, éclairer l'opinion publique, en lui 
faisant comprendre qu'il y avait à distinguer entre le 
peuple allemand et ses maîtres. Et, si les alités étaient 
vainqueurs, être en mesure d'intervenir lorsque se ferait 
la paix, pour qu'elle ne soit pas une paix d'exploitation et 
d'oppression du vaincu. 

Très peu me répondirent, et ceux qui le firent c'était 
pour me dire que In question était prématurée. Comme s'il 
était Jamais trop tôt pour s'organiser en vue d'être prêt 
à fairo face aux événements. La paix vint, et il ne se 
trouva personne pour agir sur l'opinion publique. Aussi, 
politiciens et financiers purent-ils, à leur aise, maquignon- 
ner la paix que l'on connaît. 

Hermann-Paul m'écrivit qu'il avait vu A. France, que 
l'on allait s'occuper de la question, organiser quelque 
chose, créer un journal, mais Je n'entendis plus parler de 
rien. r 

* 
* » 

J'ai déjà noté le manque de parade chauvlnlste qui 
avait marqué l'entrée en guerre. On racontait, par contre, 
que, en divers endroits, de nombreux incidents — tous 
étalent-ils authentiques? — s'étaient produits, indiquant 
que celte guerre était acceptée comme la lin d'une situa- 
tion qui ne pouvait plus durer: comme la fin du miiilarisma 



248 LK MOUVEMENT UBBRTAIRB 

insensé qu'Imposait une paix armée ; qu'elle devait en 
fermer le cycle. 

On avait entendu des soldats en service crier.' «Vive 
l'Internationale !» ; des officiers avaient exprimé leurs 
sentiments sur l'idiotie de la guerre et du militarisme, 
sur la nécessité d'en finir avec eux. 

Vrais ou faux, ces propos indiquaient un état d'esprit. 
Si tous ces faits n'étaient pas authentiques, il y en avait, 
certainement de vrais. 

Le dernier dimanche d'août, des camarades, au bureau, 
m'appr.-rent que les Allemands étaient bien plus près de 
Paris que ne l'avouaient les dépêches officielles. Le gouver- 
nement croyait habile de cacher la vérité, alors qu'il ne 
faisait que créer une atmosphère de crainte et de suspi- 
cion, encore plus grande que si on avait été certain de 
la vérité. 

Evidemment, nous étions sous la menace d'un siège 
ou, pis encore, d'une occupation. 

En cas de siège, à Robinson, nous étions sous le feu des 
batteries du fort de Cnâtillon, du bols de Verrières et 
de Blèvres, sans compter les obus perdus des canons 
allemands. Même en cas d'occupation sans lutte, il n'aurait 
pas été prudent de rester. 

Or, j'avais passé le siège de Paris, en 71. Je savais par 
expérience que la santé de ma femme ne résisterait pas 
aux privations qu'auraient entraînées le siège ou une occu- 
pation. Condamné à ne pouvoir rien faire, être à Paris 
ou ailleurs n'avait plus aucune importance. Nous décidâ- 
mes de nous rendre en Angleterre, chez une sœur de ma 
femme. 

Le gouvernement lui-même, en remettant le soin de la 
défense de Paris à l'autorité militaire et en se réfugiant à 
Bordeaux, avait montré qu'il se désintéressait de la ques- 
tion, et prouvé sa volonté formelle de ne pa3 faire appel à 
la collaboration de ce qui restait valide de la population 
civile mâle. 

Nos amis L. nous ayant offert de prendre chez eux 
tout ce que nous pourrions y faire transporter de ce que 
nous voulions mettre à l'abri, Il se trouva, par chance, 
que celui qui nous achetait les invendus du Journal vint 
voir s'il y en avait à lui céder. Il se trouvait avoir sa 
voiture et un vieux cheval qui avalent échappé à la réqulsi* 



SOCS LA ni* RÉPUBLIQUE 249 

tion, U consentit à opérer le déménagement. Avec son aide, 
celle de Girard, nous emballâmes ce que nous pûmes de 
livres, linge, meubles, tableaux auxquels nous tenions le 
plus, qui furent transportés chez nos amis. 

Après avoir soupe chez eux, le mardi soir, nous allâmes 
dormir dans un hôtel, près de la gare Saint-Lazare, afin 
d'être prêts, le lendemain, à la première heure, pour 
prendre le train. 

Nous eûmes à traverser Paris sans lumières. C'était lugu- 
bre. En arrivant sur la place du Havre tous étaient en 
commotion. Un avion allemand venait de laisser tomber 
une bombe qui, je crois, avait dû blesser quelqu'un. 

Le lendemain, à S heures du matin, nous étions au 
milieu d'une foule surexcitée, sur le quai d'embarquement 
de la gare. Mais les trains ne furent mis en marche qu'à 
heures. Nous n'emportions qu'un sac de toilette et ce 
que nous avions sur le dos. 

A Dieppe, la foule était encore plus affolée. Ce fut une 
ruée pour s'embarquer, les hommes étant les pires de 
tous. Ils auraient écrasé femmes et enfants. On dut établir 
des barrages. 

A la fin, cependant, nous mimes le pied sur le bateau. 
II faisait une journée magnifique. La traversée dura quatre 
ou cinq heures. Contrairement à mon habitude, j'eus la 
chance de ne pas être malade. Au débarquement ça allait 
être encore la ruée. Mais elle fut arrêtée par la nécessité 
de remplir des cartes où U fallait Indiquer son état-civil, 
d'où l'on venait, où on allait. Cela demanda je ne sols 
plus combien d'heures avant que l'on puisse débarque! . 

Nous étions à Folkestone, où nous restâmes quelques 
jours, ayant, sitôt débarqués, télégraphié aux sœurs de 
ma femme notre arrivée en Angleterre. Dans l'hôtel où 
nous étions, arrivaient, chaque jour, des réfugiés de 
Belgique fuyant l'invasion. Le bateau qui nous avait amenés 
en était plein. De pauvres diables sans ressources. Notre 
dernière vision de Paris, était un agent, sur la plate-forme 
de la gare élevant à bout de bras un malheureux marmot 
égaré par ses parents. 

Nous nous rendîmes à Clifton, où demeurait une de mes 
belles-sœurs. Les premières nouvelles que nous apprîmes* 



250 LB MO0VBMENT 1IBEBTAIRB 

ce fut la, mort do deux neveux de ma femme, tués dans les 
Flandres. On nous avait préparé une chambre dans la 
maison où nous pensions attendre la fin des événements. 
Six mois, un on? Un peu plus, un peu moins? Qui aurait 
pu le dire? 



XX 

liN ANGLETERRE 



Pour beaucoup de pacifistes français, et beaucoup 
d'anarchistes, c'est l'Angleterre qui, en sous-main, aurait 
travaillé depuis longtemps à amener la guerre. 

Sans doute, sa diplomatie, aidée par la nôtre, avait 
commis nombre de bêtises dont le parti militaire allemand 
sut profiter pour surexciter le chauvinisme germanique. 
Eu opérant, par exemple, cet encerclement diplomatique 
dont étaient si fiers les politiciens de l'Entente: énorme 
maladresse dont l'Allemagne augura sa ruine. 

Mais, en Angleterre, personne ne voulait la guerre. Les 
gouvernants du moment étaient des pacifistes notoires. Et, 
J'ajouterai, certainement sincères. 

Beaucoup d'entre eux, et des plus influents, étalent d'édu- 
cation allemande. Et par là, ayant des sympathies aile- 
mandes. Dès le début de la guerre, tous leurs efforts furent 
employés à empêcher le conflit d'éclater. 

Depuis que la guerre est finie, toute une bibliothèque 
pourrait être formée des livres qui ont été écrits pour 
rechercher quels sont les vrais auteurs du conflit. Pour 
les uns, c'est l'Allemagne toute seule. Pour d'autres, ce 
sont les Alliés. Chacun a ses preuves, qui ne prouvent 
rien. 

Pour mol, j'admets que, ,des deux côtés, on voulait la 
guerre, on l'avait préparée; mais qui aurait le nerf de la 
faire? 

Or, quoi qu'on en dise, en refusant d'entrer en pour- 
parlers ou sujet de l'ultimatum, ce furent bien l'Autriche 
et l'Allemagne qui rendirent la guerre inévitable. 



252 LB MOUVEMENT UBBRTAJRB 

Ce qui est bien certain, c'est qu'en Angleterre, l'opinion 
publique ne voulait pas de guerre. Il n'est même pas 
sûr quo si l'Allemagne — manquant ici, comme en plu- 
sieurs autres cas au cours de la guerre, de psychologie, 
— n'avait pas violé la neutralité de la Belgique, l'Angle- 
terre serait intervenue dans la lutte. Elle aurait eu à payer 
pour son abstention, si la France avait été battue. 

Et cette impression, je ne la tire pas de ce que j'ai lu, 
mais de ce que j'ai vu et entendu. 

Par sa situation, mon beau-frère recevait toutes sortes 
de gens officiels: professeurs, juges, militaires de tous 
grades, jusqu'à des généraux et des diplomates des pays 
alliés, venus en mission en Angleterre. J'y ai même vu des 
évoques. 

Tous, je les al entendus déplorer la guerre et qu'elle n'ait 

{>u être évitée; souhaiter au moins, qu'elle fût la fin du mi- 
itarisme, des massacres et de la diplomatie secrète, tous 
désolidarisant le peuple allemand de ses gouvernants. 

J'ai accompagné ma belle-soeur dans ses visites aux 
vieilles familles aristocratiques des environs, où on me 
faisait admirer les peintures de Van Dyck, Reynolds, et 
autres maîtres, représentant des ancêtres en cuirasse, en 
robe, en perruque ; chez tous, il n'y avait que le sentiment 
de l'horreur de la guerre, l'espoir d'en finir définitivement 
avec les massacres, les conquêtes. 

Dans un de ces châteaux, dont les propriétaires étaient 
quelque peu apparentés â ma femme, on avait de proches 
parents officiers, tant dans l'armée allemande que dans 
l'armée anglaise. Ce qui était une raison de plus de ne 
pas vouloir la guerre. 

* * 

Oh! sans doute, comme dans chaque pays, il y avait on 
Angleterre une catégorie de mercantis auxquels la guerre 
n'était qu'une occasion de profils scandaleux, et qui la dé- 
siraient. Mois ils n'étaient pas l'opinion. 

Et ce n'était pas dans le peuple qu'il fallait aller cher- 
cher les partisans de la guerre. Chez lui, surtout, ce fut 
la violation du territoire belge qui fut, au début, la cause 
déterminante des enrôlements qui, en peu de temps, per- 



SOUS LA IlT RB>UBUQUB 253 

mirent au gouvernement anglais de mettre ses premières 
années sur pied. 

■ Par la suite, ce furent les actes de banditisme des fan* 
périalistes allemands : massacres de Louvain et d'ailleurs, 
torpillage du Britannia et autres navires non militaires, 
raids de zeppelins, assassinats de Miss Cavell et du Capi- 
taine Fryatt, qui soulevèrent l'opinion publique et préci- 
pitèrent les hommes aux bureaux d'enrôlement. Le re- 
cours à la conscription forcée ne vint que très tard au 
cours de la guerre. 

Chose remarquable, le pays de Galles qui, avant la 
guerre, se distinguait par sa haine de l'armée, se distingua 
par son empressement à s'enrôler. 

Je me rappelle que, la première année de la guerre, 
étant allé passer quelques mois dans le pays, presque à 
chaque cottage on pouvait lire aux fenêtres une pancarte 
annonçant qu'un ou plusieurs des occupants mâles étalent 
partis pour l'armée. 

Par contre, les Irlandais qui, en temps de paix, fournis- 
saient le principal contingent de l'armée anglaise, mon- 
trèrent le plus grand empressement a se dérober au ser- 
vice militaire. 

Malheureusement, les excès allemands eurent un autre 
effet : c'est que la colère de la population, au Heu de se 
concentrer contre la clique militariste, se tourna, peu 
a peu, contre le peuple allemand lui-même. On oubliait de 
maudire le Kaiser et sa suite pour exécrer le « Boche », ce 
qualificatif, remis en circulation par Barrés, Bourget et 
autres, étant passé dans le vocabulaire anglais. 

Petit à petit, on en arrivait a dire que les Allemands 
avalent besoin d'une leçon, qu'il fallait qu'Us soient écra- 
sés, qu'on devrait leur imposer une « forte » Indemnité 
de guerre pour les empêcher d'être a même de recommen* 
cer. 

Les raids des zeppelins sur des villes ouvertes, tuant 
sans aucun profit militaire des femmes, des enfants, ne 
firent que renforcer cette façon de parler qui, peu à peu, 
•e transforma en façon de penser. 

* 
» * 



254 VB MOCVEMBNT ZJBERTAIBB 

Une des choses qui me frappèrent à notre arrivée en 
Angleterre — qui me re-frappôrcnt serait plus exact, car 
J'avais été déjà à même de constater le fait auparavant — 
ce fut la générosité des Anglais. Faut-il rappeler comment 
furent reçus les réfugiés belges? Des comités s'étaient for- 
més dans les localités les plus éloignées pour les recevoir. 
Nous en rencontrâmes jusqu'au fin fond du Pays de 
Galles, dans des petits villages de rien du tout. 

Des habitations furent préparées pour les y installer ; 
du linge, des vêtements furent envoyés en quantité, et 
une allocation hebdomadaire — venant de l'initiative pri- 
vée — fut allouée à chaque famille, tant qu'elle n'arriverait 
pas à se suffire par son travail. 

Combien furent reçues dans de riches familles et trai- 
tées comme si elles étaient de la maison I 

Sans doute, par la suite, l'enthousiasme s'était un peu 
refroidi. C'est que certains réfugiés so montrèrent pas- 
sablement exigeants et surent se rendre parfaitement In- 
supportables. Mais les secours n'en allèrent pas moins 
Jusqu'à la fin à des milliers de familles qui étalent venues 
chercher abri en Angleterre. 

Les souscriptions, pour venir en aide à tel genre ou tel 
autre d'infortunes, abondaient. 

Il y eut d'abord, la souscription la plus importante — 
par le total qu'elle atteignit — « Le Fonds du Prince de 
Galles >, pour venir en aide aux misères causées par 
l'état de guerre. Dès la deuxième année, la souscription 
atteignit le chiffre coquet do 5.000.000 do livres; à la 
troisième année, cela dépassa 160.000.000 de livres, dont 
la moitié seulement fut dépensée. 

C'est qu'Ici, contrairement a ce que Je croyais, la 
guerre ne fut pas la source de misère quo Jo prévoyais. 
Le départ pour l'armée de millions d'hommes faits avait 
creusé des vides dans' le monde du travail. Il n'y avait plus 
assez de travailleurs pour remplacer ceux qui manquaient, 
et l'énorme consommation de munitions offrait du tra- 
vail aux femmes, a tous ceux qui voulurent travailler. 

Je ne me suis pas amusé à dénombrer les souscription* 
mais ellej lurent extrêmement nombreuses et fructueuses. 



sous !A m* néroBUQUB 269 

Evidemment, les profiteurs ne manquèrent pas. Ils sont 
de tous les pays, et de tories les occasions. 

Le compagnies de transport et de navigation, les pro- 
priétaires de mines de charbons tondirent le public de la 
belle façon. Pur deux fois, la censure française me sup- 
prima les articles où je citais le cas d'un nomme Thomas, 
un des plus richissimes charbonniers qui, sur ses béné- 
fices de guerre, avait trouvé le moyen d'acheter deux im- 
menses propriétés, dont l'une comprenait un château his- 
torique. Jusqu'aux fermiers qui, eux aussi, surent tirer 
tout ce qu'ils pouvaient de la situation. 

Un jour que je voyageais avec na femme, danB le même 
train que nous se trouvaient deux fermiers gallois qui 
parlaient de leurs affaires, se félicitant de leurs bénéfices, 
et souhaitant que la guerre durAt. Ils parlaient leur langue. 
Mais, près d'eux, se trouvait un soldat gallois qui avait 
suivi leur conversation. Outré, il leur conta quelque chose. 
Les fermiers se dépêchèrent de descendre à la plus proche 
station. 

Le jour de l'armistice, nous promenant, dans la cam- 
pagne, près de Criccieth, (pays de Galles), nous entrâmes 
prendre le thé dans uno fermer A la fermière qui nous 
servit, nous exprimâmes le contentement que la guerre 
fût finie. < Oh I on aurait pu tenir encore quelque temps », 
nous répondit- elle. 



• 
* • 



XXI 



LA PREMIÈRE SCISSION 

Arrivé en Angi e terre,j'écrlvis à nouveau à ceux aux- 
quels 1 avais déjà prêché l'union en vue de combatte 
I impérialisme qui menaçait. Mais sans plus de succès. 
111S An 6 1 f terre fêtait fondé un groupement de députés 
libéraux et socialistes qui se proposait • 

mf D l assure 1 r un r éel contrôle parlementaire sur la 
politique étrangère et d'empêcher qu'elle agisse en secret, 
en forçant le pays à accepter le fait accompli. 
.< r« Q n and Ia paix revl endralt, de former avec les par- 
tis et influences démocratiques du continent une orga- 
nisation intema-onale s'appuyant sur les partis popu- 
lalres plutôt que sur les gouvernants. 
tJ' ~ u* r * c,araer de le lles conditions que la paix ne 
fût pas humiliante pour les vaincus, et ne devînt — par 
des frontières arbitraires - le point de départ d'un an- 
tagonisme des nations et d'une guerre future. 

C'était signé: J. Ramsay Macdonald, Charles Trove- 
lyon, Norman Angell, E.D. Morel. 

Cela restait parlementaire, mais le but était celui au- 
quel faute de mieux, on pouvait se rallier sans compromis- 

SIOXK 

Je me mis en relation avec eux. 

D'autre part, Wedgewood, en réponse à une lettre où le 
lui exprima s la nécessité de se sentir les coudes, m'écri- 
vit qu il était absolument de mon avis, mais que lui allait 
s enrôler dans un corps franc d'automobiles blindées, se 
proposant de lutter à corps perdu. 

En même temps, il m'envoyait copie de la lettre qu'il 
adressait à ses électeurs, donnant les raisons pour lesquel- 



socs la m* népcBUQOB 257 

les, tout anti-militariste, tout adversaire de la fluerre 
qu'il fût, il s'enrôlait. 

Je fis un article de tout cela que j'envoyai à la Bataille. 
L'article fut refusé par la censure. 

J'envoyai copie du programme de 1*« Union du Con- 
trôle Démocratique » — c'était le nom pris par le grou- 
pement dont j'ai parlé plus haut — à tous ceux dont Je pus 
me rappeler l'adresse,, en vue d'organiser un groupe sem- 
blable. Cela resta sans réponse. 

Quand je quittai Paris, de tous les camarades qui ve- 
naient au bureau, aucun n'avait pensé qu'il fallût s'op- 
poser à la défense. Quelques-uns avaient envisagé la pos- 
sibilité de déserter. Mais, je crois que, pour la plupart, 
la question de principe ne venait que secondairement. 

Jusqu'en 1915, dans les lettres que nous échangeâmes, 
Girard, Benoit et moi, bien que nous ne fussions pas tou- 
jours d'accord, les divergences ne s'étalent pas trop ac- 
centuées. Mais la guerre se prolongeant avec son cor- 
tège de massacres, de misères, de dévastations et de 
douleurs, nos camarades énervés, subissant l'influence 
des Zimraerwaldiens, se trouvèrent entraînés à vouloir 
la paix quand même, s'en prenant à ceux qui, voyant la 
situation telle qu'elle était, et non telle qu'ils l'auraient 
voulue, étaient d'avis que l'imposition de la paix n'avait 
de raison d'être que si les peuples la réclamaient avec 
une unanime intensité. 

Si les alliés avalent été en Allemagne et non les Alle- 
mands chez nous, j'aurais compris. Mais dix départements 
envahis, les populations terrorisées, déportées en masse, 
au gré de l'envahisseur, forcées de travailler pour lui, cela 
changeait absolument la question. 

La non-réslslance, j'aurais compris cela de la part des 
tolstoïens. De la part des révolutionnaires, cela me dé- 
passait 1 

Voilà ce que ne voulurent pas voir les partisans de la 
« paix par les peuples ». Ils ne voulurent pas voir que la 
demi-douzaine de « social-démocrates > qui les amusaient 
à Kienthal, à Zimmerwald, n'étaient pas le peuple aile* 
mand, qu'ils n'étaient là que pour faire le jeu des mili- 
taristes allemands. 

N'ayant même pas pu remuer le petit doigt pour em- 
pêcher la conflagration, il fallait être absolument dépour- 



358 LB MOUVEMENT 1IDBRTAIBB 

vu de Jugeotte pour s'imaginer que, déchaînée, on allait 
pouvoir l'arrêter. 

Et, lorsque de l'issue d« cette lutte dépendait l'avenir 
de l'humanité entière, il était pas indifférent de s'in- 
quiéter de quel côté serait le vainqueur. 

Butés, les < gardiens des principes > ne voulurent s'em- 
barrasser d'aucune de ces raisons. De là cette scission 
qui devait être si fatale au mouvement anarchiste tout 
entier. 

Nous nous étions trop isolés de la foule. Nous payâmes 
pour cela. SI la leçon pouvait profiter... 

* * 

Le camarade Wintsch, de Lausanne, ayant eu l'Idée de 
publier un journal, La Libre Fédération, où il se propo- 
sait de défendre notre point de vue, me proposa d'y colla- 
borer. J'acceptai aussitôt. Je lui fis envoyer les adresses 
des abonnés des Temps Nouveaux. Grâce a ses efforts, le 
Journal vécut près de deux ans et demi. 

Jusque-là, Girard s'était employé à faire parvenir à 
leur adresse toutes les ietlres que je lui envoyais en vue de 
susciter un groupement semblable à celui du c Contrôle 
Démocratique ». Mais voyant que ça restait sans effet, 
11 m'écrivit que, puisqu'il ne résultait rien de mes efforts, 
il voulait — lui et d'autres camarades — tenter quelque 
chose d'autre. U m'envoyait un projet de manifeste qu'ils 
avalent élaboré. 

C'était à peu de choses près, mais affaibli, ce que 
je disais dans mes lettres. Mais, ce que l'on y sentait sur- 
tout, c'était un affaissement d'hommes qui plient sous 
l'horreur de la situation, et veulent on sortir n'importe 
comment. Ce n'était pas le ton d'hommes décidés à mar- 
cher vers un but voulu, précis. 

Je leur en fis la remarque. Us me dirent que je ne les 
avais pas compris, que je dénaturais leur pensée. Ce que 
je sais bien, c'est que si ces sentiments n'y étaient pas 
nettement exprimés, c'était bien ce qui s'en dégageait à 
la lecture, l'impression qu'elle me laissa. 

Ne voulant pas, sur une simple impression, les décou- 
rager, Je leur écrivis — Girard était leur porte-parole — 



8008 LA m* R&UBUQUB 259 

que si leur manifeste ne me plaisait pas, et si je refusais 
par conséquent de le signer, je restais, en principe, aveo 
eux. Mais qu'ils devaient me tenir au courant de ce 
qu'ils faisaient et ne faire usage de mon nom que lorsque 
je leur en donnerais l'autorisation. 

Entraînés, ils eurent vite fait de dégringoler la pente. 
Ils adhérèrent aux parlottes de Kicnthal et de Zimmer- 
wald. Et, cela, au nom des Temps Nouveaux. De plus, ils 
tenaient leurs réunions au journal, y faisaient adresser la 
correspondance de leur groupe, qu'ils appelaient c La 
Paix par les Peuples ». Un but des plus désirables si les 
peuples avaient pu avoir la parole pendant qu'on se bat- 
tait, mais qui n'était que bluff, puisque les peuples res- 
taient muets et que l'insistanco du grojpe ne laissait au- 
cun espoir. 

Je trouvai cela un peu excessif. J'éc-ivls à Girard que, 
puisque nous ne voyions plus de la mène façon — la scis- 
sion s'était encore élargie depuis leur manifeste — ils 
n'étalent pas autorisés à parler au nom des Temps Nou- 
veaux, ni à se servir de son adresse. Qu'ils fussent du jour- 
nal, c'était fort possible. Mais moi, Kropotkine, Pierrot 
et Guérln en étions aussi. Puisque le groupe se dissolvait 
par suite de notre mésintelligence, il était vain de disputer 
quels en étalent les vrais représentants. Le mieux était 
d'agir, en notre nom, chacun de son côté. Enfin, étant lo- 
cataire en nom pour le journal, responsable par consé- 
quent, je leur refusais le droit de se servir de cette 
adresse. 

11 me fut répondu que, avant la guerre, pour venir en 
aide au journal, ils avaient fondé un groupe sous le nom 
des c Temps Nouveaux » et que c'était au nom de ce grou- 
pe qu'ils avaient udhéro a la conférence do Zinimerwald. 

C'était tout simplement du jésuitisme, car Pierrot et 
Guérin faisaient également partie dudit groupe. Guérln 
était celui qui en avait eu l'idée. J'aime à croire que 
Girard était étranger à cette « subtilité ». 

On condescendait aussi a ne plus intituler les manifes- 
tes à venir « Aux Abonnés des Temps Nouveaux ». On les 
Intitulerait < Aux Amis des Temps Nouveaux » I Mais, à 
cause du Cabinet Noir, aucune adresse de camarade 
n'étant sûre, U était préférable d'employer celle du Jour- 
«ail 

... 18 



260 t8 MOUVEMENT LIBERTAIRE 

Ce qui équivalait à dire que, si, 11 y avait des risques à 
courir, à recevoir cette correspondance, on préférait me 
les laisser, puisque le loyer du local était à mon nom. 

Je suis sûr que, encore ici, Girard ne se rendait pas bien 
compte de l'énormité de ce qu'il écrivait, autrement il ne 
l'aurait pas écrit. 

J'écrivis à Girard et à Benoît pour leur demander s'ils 
se moquaient de mol et que, puisqu'ils le prenaient comme 
cela, j'exigeais qu'ils rendissent les clefs, et ne tinssent 
plus aucune réunion au bureau. 

Girard se froissa — ce que je regrettai — mais porta les 
clefs a Mme Guérin comme je le lui avais demandé, en 
disant que les camarades entendaient continuer à se réu- 
nir au bureau, et que Mme Guérin devrait leur en per- 
mettre l'accès. 

Benoit fit des difficultés pour remettre sa clef. Voyant 
cela, j'écrivis à mon ami L... de prendre un serrurier et 
d'aller faire mettre un cadenas à la porte du bureau. Ce qui 
fut fait. 

Ce fut pour moi très désagréable d'avoir a agir ainsi 
avec des camarades que j'estimais. Mais lour aveuglement 
no me laissait pas d'autre alternative. 

Envers l'autorité j'ai toujours pris la responsabilité 
de ce que je faisais, mais je ne voulais pas me trouver 
mêlé à une affaire que J'aurais été forcé de désavouer mes 
co-accusês — puisque J'étais contre — si Jamais 11 y avait 
eu poursuites. 

Et bien m'en prit d'avoir agi ainsi, car quelques Jours 
après la pose du cadenas, un commissaire de police se 
présenta rue Broca pour perquisitionner. 

J'avais demandé à Girard et aux autres de faire eux- 
mêmes la déclaration par laquelle Ils signifieraient 
qu'ils agissaient en leur propre nom et non en celui du 
Journal, ou Je serais forcé de le faire mol-même en des 
termes qui pourraient leur être désagréables. Comme Ils 
s'y refusèrent, j'envoyai un article à La Bataille, 

Enfin, pour en finir avec .ce triste épisode, un Jour, Cor- 
nelissen m'avisa que Benoit et Girard avalent, sous le titre 
c Un Désaccord >, publié une brochure contenant ma 
correspondance avec eux. 

Ce que je leur avals écrit, Je le disais dans me» articles 
a La Bataille. Il m'était donc indifférent qu'Us publient 



sous la in* RÉPUBMQUB 261 

mes lettres. Je n'avais rien à cacher* Mais la moindre 
loyauté aurait exigé qu'ils m'en avertissent. Ce qu'ils se 
gardèrent bien de faire. Bien mieux, il ne m'envoyèrent 
même pas un exemplaire de la brochure. Pour des cama- 
rades de lutte, liés comme nous l'avions été, Je trouvais 
cela plutôt indélicat. 

Pour donner plus de poids à leurs déclarations, quel- 
ques-uns des signataires de ladite brochure s'intitulaient : 
« rédacteur aux Temps Nouveaux >, alors qu'ils y avaient 
passé simplement quelques articles, sans avoir Jamais 
rien eu à voir dans la direction du Journal. 

• 
* * 

Etant donné les divergences de vue que nous avions sur 
la situation, il me semblait que nous nous devions de le 
déclarer publiquement Non pas seulement dans nos ar- 
ticles, mais par une déclaration spéciale adresséo à nos 
camarades. 

Cela me trottait par la tête depuis quelque temps, mais 
Jamais je n'avais pu décider Kropotklne à adhérer a mon 
point de vue. Son objection était que, « trop vieux nojr 
aller « ombattre. il ne nous convenait pas d'avoir l'air d'y 
pousser les autres ». 

Etant allé, avec ma femme passer quelques semaines à 
Brlghton, près do lui, nons eûmes nombre de discussions 
la-dessus. Je lui faisais observer quo si, do ce que nous 
dirions, 11 ressortait implicitement qu'il fallait prendre 
part à la lutte, cela nous ne pouvions l'empêcher. Mais, 
ce qu'il s'agissait d'affirmer, c'était le danger d'une tenta- 
tive d'hégémonie allemande, le danger pour l'évolution 
humaine du triomphe du militarisme allemand, et rien 
de plus. Que ce n'était pas parce que nous avions passé 
l'âge de combattre que cela devait nous ôter le droit de 
libérer notre conscience,- nous priver de dire ce que nous 
pensions. 

A la fin, Il fut ébranlé. Il fut convenu que, sitôt retour- 
né à Cllfton, Je lui enverrais un projet de manifeste. Ce 
que Je fis. il en rejeta une partie qu'il remplaça et 11 fut 
convenu que J'en taperais des exemplaires qui seraient 
eoToycs à différents camarades pour leur demander de 



263 1B MOUVEMENT UBBRTAWB 

le signer avec nous. Nous recueillîmes 15 signatures. A peu 
près tous ceux auxquels nous nous étions adressés. 

Lorsqu'il fut publié, les adhésions nous vinrent nom- 
breuses. Plus d'une centaine, dont la moitié d'Italie, figu- 
rèrent à la suite do cette « Déclaration >, lorsque Guôrin 
la publia en brochure. 

Nous aurions pu en trouver quantité d'autres si nous 
avions eu ?e loisir d'écrire un peu partout. Dans le tas de 
lettres que je possède, j'en retrouve une de Pindy dans 
laquelle il regrette de ne pas avoir été appelé à signer 
notre Déclaration, exprimant l'espoir, qu'à la On de la 
guerre, ces divisions disparaîtraient et que nous pourrions 
— ensemble — reprendre la bonne lutte. 

Pauvre Pindy! Je crois qu'il vit la fin de la guerre, mais 
la reprise de notre propagande, elle fut bien piteuse. 11 
avait cent fois raison. Mois il y avait ceux qui avaient 
pour mission d'envenimer nos dissensions, et qui pro- 
fitèrent de ce quo nous n'avions plus notre journal pour 
empoisonner l'esprit de ceux qui ne connaissaient rien 
du mouvement d'avant-guerre. 

Et aussi quelques vieilles rancunes qui avalent a se sa» 
tlsfalre. 

* 
• * 



Un Jour, je reçus une lettre de P. -H. Loyton, qui pro- 
fessai», m'écrivait-ll, uno « affectueuse admiration » pour 
moi et me voulait voir. 

Si, a la lecture de cette lettre, quelqu'un fut estomaqué, 
ce fut mol. « En affectueuse admiration »l Bigre I ce 
n'était pas de la petite blêrel C'était le moment de se pous- 
ser du col. 

Je ne me rappelais m'être rencontré qu'une fols avec 
Loyson. C'était à un déjeuner, pour l'anniversaire de Zola. , 
Ma figure ne senbla pas l'avoir frappé outre mesure, car 
ayant a lui demander un renseignement — 11 était un des 
organisateurs — ce fut à peine s'il daigna me répondre. Et i 
cela d'une façon plutôt rude. Ce quo voyant, Je ne l'im* 
portunal pas davantage. i 

Qu'importait! J'étais curieux de savoir ce qu'il pouvait 
bien avoir & me dire. Après en avoir causé avec ma femme, 



. 8008 la m* niPOBUQUi 283 

ooos décidâmes que, au lieu d'aller à Londres, nous Vin- 
^lierions à Clifton. s 

Je pensais l'inviter à un restaurant. — Nous étions ehea 
mon beau-frère. — Mais quand J'en parlai à ce dernier, 
il ne voulut pas entendre parler de restaurant, me disant 
de l'Inviter à le maison et, poussant la gentillesse Jusqu a 
lui offrir l'hostUallté pour la nuit. Loyson arriva un di- 
manche à Cllfttî. Mais il devait retourner à Londres le 
même après-midi, où il avait rendez-vous. 

n me raconta que, lieutenant de réserve, il avait con- 
couru comme interprète, (langues italienne et anglaise). 
Il était chargé de la propagande chez les neutres, sous la 
dépendance du Ministère des Affaires !!'V. n6èr , C !;. ODO i, 

Il avait suivi mes articles dans La Bataille, et n avait 
pu s'empêcher de me dire son contentement de voir que 
J'avais pris la droite ligne, malgré l'accusation de tra- 
hison que certains anarchistes lançaient contre mol. 

H me dit encore qu'il était Intervenu pour d autres 
auprès de la censure et me donna à entendre qu il était 
prêt à me rendre le même service le cas échéant. Ce dont 
Je le remerciai. Quoique la censure ait continué par la 
suite à sabrer mes articles, Je Jugeai inutile d'en appeler 

Cependant, comme La Libre Fédération, de Wlntsch. 
venait histement de se voir Interdire l'entrée en France, 
Je lui demandnl d'Intervenir. Mais 11 était déjà, dit-il. en 
rapports avec Wlntsch. et avait commencé des démnrches. 

Plus tard, de France, il m'envoya copie d'un rapport, 
pour faire parvenir a Wlntsch. qu'il adressait a son supé- 
rieur au sujet de l'Interdiction de La Libre Fédération. 
Pourquoi me prit-Il comme Intermédiaire au Heu de l'en- 
voyer directement a son destinataire ?... C'est ce que Je me 
demande encore. ..... . a- 

Je l'accompagnai ou train; il m'embrassa ayant de 
partir. C'était une amitié qui lui était poussée bien vite. 
Elle lui passa, du reste, aussi vite. Je le revis, chea lui. 
après l'armistice, où il nous avait Invités, ma femme et 
moi. Et ce fut fini. 

Nous étions prêts k partir pour Tenby, dans la Galles 



204 18 MOUVEMENT LIKERTAIRB 

du Sud, lorsque Je reçus un mot de Coroéllssen me disant 
qu'il se rendait à Londres et qu'il serait désireux de me 
voir. 

Il s'agissait de la Feuille. Charles-Albert était en rela« 
lions avec un ex-dreyfusard qui mettait des fonds à sa dis- 
position pour fonder ce journal. Cornellssen voulait avoir 
ma collaboration, celle de TcherkesofT et de Kropotkine. 

L'ex-dreyfusard pouvait être un bravé homme, mais 
tout réfléchi, Je préférai m'abstenir. J'ignorais dans quel 
but il subventionnait cetle feuille, où on nous promettait, 
il est vrai, de nous laisser toute liberté, mais c'était à voir. 

D'autant plus que ce mot subvention sonnait mal, surtout 
dans les circonstances présentes. Kropotkine et Tcherke- 
sofT pensèrent comme moi, et refusèrent. Quant A Corne- 
llssen, 11 démissionno au deuxième numéro. Charles-Albert 
ayant coiffé son article d'un entrefilet qui le fit regim- 
ber — Cornellssen, pas l'article. 

Entre temps avait éclaté la révolte Irlandaise. Ce fut 
un Incident malheureux. Les Alliés se vantant de com- 
battre pour la libération des peuples et l'un d'eux ayant 
A combattre chez lui la révolte de populations qu'il te- 
nait sous sa domination. 

Cependant à la décharge des gouvernants actuels de 
1 Angleterre, Il faut dire que le problème de l'Irlande était 
l'héritage d'une ancienne politique. 

Comme tous les peuples, les Irlandais avalent le droit 
de réclamer leur autonomie. Mais, II fout avouer que ce 
sont des gens bien encombrants et pou Intéressants. Dans 
les derniers temps, ils étalent sourtouî menés par des po- 
liticiens qui avalent pris A tâche de tirer de l'Angleterre 
tout ce qu'Us pouvaient. 

Ce n'était plus le peuple asservi qu'ils aimaient A se 
représenter. Depuis des décades, Ils étalent traités mieux 
que les autres peuples du Royaume-Uni, le gouvernement 
avançant aux paysans de l'argent A bas Intérêt pour ache- 
ter de la terre, et forçant les landlords A leur en vendre. 
Les comptes Individuels dans les banques augmentant 
chaque année, dénotaient une situation florissante. 

La veille de la guerre, leur autonomie leur avait été 
reconnue, et, comme on les supposait Incapables de bou- 
cler leur budget, c'étaient les contribuables anglais, gallois 
et écossais qui devaient combler le déficit. Le gouverne- 



SOUS LA III* R&PUBUQUB 205 

ment anglais consentait à verser au trésor irlandais quel- 
ques millions de livres par an. Un vainqueur n'aurait pu 
imposer de conditions de libération plus avantageuses. 

Mais l'Irlande ou plutôt le ramassis de politiciens qui 
parlait en son nom, refusait cet affranchissement, parce 
que ruister, selon sa volonté formelle, était soustrait à 
la domination irlandaise et obtenait un régime particu- 
lier. 

La raison?... C'est que l'UIster est un pays de travail- 
leurs, riche, et que l'Irlandais, catholique, ivrogne, igno- 
rant, paresseux, politicien Jusqu'à la moelle, ne voulait 
pas voir lui échapper une poire juteuse, bonne à presser. 

Drôles de partisans de la liberté qui veulent bien la 
leur, mais la refusent aux autres. 

Par contre, les Irlandais ont cela de bon que, lorsqu'ils 
ne cherchent pas a vous apitoyer sur leurs prétendus 
maux, ils savent se moquer d'eux-mêmes spirituellement. 
On n'a qu'à lire les romans de l'humoriste irlandais Bir- 
mingham, dont la plupart traitent de la vie irlandaise, 
pour être fixé à ce sujet. 

N'était-ce pas Birrell, le Secrétaire pour l'Irlande qui, 
en plein Parlement, avouait qu'il s'était souvent demandé 
pourquoi à sa place on n'avait pas un Jackdaw (corbeau) 
ayant pour fonction de crier de kmps à autre : c Pauvre 
Irlande ( Pauvre Irlande I Pauvre Irlande I ». 

* 
♦ * 

Dans les premiers temps, la censure anglaise avait été 
assez convenable. Mais, par la suite, elle voulut, elle aussi, 
faire voir qu'elle était un peu là. 

Deux de mes articles envoyés à la Libre Fédération 
furent échoppés avant de lui parvenir. Quatre aut.es fu- 
rent arrêtés. Quels étaient-ils? Je les ni oubliés. Mais je 
jugeai bon de réclamer. J'écrivis au chef censeur une 
lettre où, en résumé, Je lui disais que Je ne discuterais pas 
avec lui la légalité de la confiscation de mes articles, la 
censure n'étant elle môme qu'une extra-légalité. Seulement 
mes articles ne comportaient aucun renseignement pou- 
vant compromettre la défense du royaume, seul mo- 
tif valable qui pût être Invoqué. Que, s'ils avalent été 



268 US MOUVEMENT UBERTAIBB 

écrits pour on Journal anglais, lis auraient passé sans dlf- ■ 
ficulté. De quel droit faisait-on, dans l'ombre, ce que l'on '' ' 
n aurait pas osé faire ouvertement ? 

Je terminal en réclamant mes articles et mes frais de 
poste. 

Je reçus bien une lettre de la censure m'accusant récep- 
tion do ma réclamation, mais il n'était pas question de me 
retourner les articles ni mes frais do poste. 

Vers la fin de la guerre, on commençait à parler de la c 

« Société des Nations ». Société des Nations, certes, c'était ' 

un beau but à atteindre, mais à condition que ce soient 
réellement les nations qui composent l'association. Une 
société des nations dont les membres seraient nommés 
par les gouvernements était un bloc enfariné qui ne me 
disait rien qui vaille. J'écrivis plusieurs articles pour corn- ' 

battre ce gouvernement supplémentaire dont on voulait 
nous gratiner, et expliquer comment J'entendais ce que ' 

devait être une vraie société des nations, ayant pour but 
de les relier, régler elle-même leurs discussions, et empê- 
cher lu guerre. 

A diverses reprises, J'avais écrit a Wells pour essayer 
de l'intéresser aux projets qui me trottaient par la tête. Il 
m'avol: toujours répondu des lottres polies, mais sans ! 

s'engager en rien. Je lui envoyai mes articles sur la so- 
ciété des nations. Voici la réponse que J'en reçus : 

62, Jamo's Court. 
Bucklngam Gâte. 3. W. 

Mon cher Monsieur, i 

SI vous n'êtes pas en train, payé ou non payé, de travailler ' 

cour la victoire de l'Impérialisme allemand, «lors Je n'arrive pas 
à comprendre ce que vous voua imagines faire h l'heure qu'il 
est. 

Votre très sincèrement, 

H. 0. Wblii. 

Ne voulant pas être en reste de politesse avec l'auteur 
de Kippa, Je lui répondis par la lettre suivante : 

Clifton, 21/3, 1010. 
Cher Monsieur. 

Co que je m'Imagine faire en les temps présents? Ce que 
vous faites vous-môme, combattre l'impérialisme allemand. 



sous ia m* RÔPUBUQUB 2S7 

Faute de trouver on meilleur emploi de mes forcée. Je disent» 
les moyens que l'on nous propose pour le museler. Si Je le fali 
■veo m'oins de bruit que vous, c'est que Je n'ai pis votre noto- 
riété. Je veux la flo des guerres, U fia des armements, 1 entent* 
des peuples. . , , ...«„.» 

Seulement, convaincu que si ce sont les peuples qui se battent, 
ce sont les gouvernants qui ont voulu la guerre ou l'ont rendue 
possible. Je ne veux, pas en instituer un de plus, qui serait plus 
molfulsont, parce que plus puissant. 

Vous assurez qu'il maintiendra la pal». Quelles garanties aver- 
vous qu'il sera mieux que les autres, recruté par les même» 
moyen», puisqu'il sera composé des mêmes hommes T 

SI le voulais employer vos arfluments. Je vous dirais que votre 
projet u'est que la contre-partie du projet do Guillaume. Votre 
paix ne serait qu'une contrefaçon do paix allemande. 

Sans doute, c'est prétentieux de la part d'une simple indivi- 
dualité de penser différemment que la majorité de "», f 00 *» 11 *- 
poralns, mais cela n'excuse personne, pas même Wells, oai« 
flrmcr nue ceux qui se permettent d'être Indépendants font le 
Jeu do rAHcmaflne. ... , 

C'est un argument que, pour ma part, Je laissa aux jour- 
nalistes de troisième ordre. 

Avee mes salutations, 

J. GfUVB. 

La Icllre rest» sons réponse. Mais, plus tard, lorsqu'il 
revint de Russie, je lui écrivis pour savoir s'il avait des 
nouvelles do Kropotklne ; J'en reçus une réponse un pou 
plus amicale où 11 faisait allusion à notre petit attrapage. 

• * 

Enfin, ce fut la Un du cauchemar. Arriva la nouvelle 
que l'armée allemande se débandai!, qae ses chefs avalent 
fait une demande d'armistice. Et puis, enfin, que cet arrols» 
tlce était signé. 

Nous nous préparâmes à rentrer. J'avais pense, faute 
de mieux, que nous pourrions provisoirement continuer !a 
publication des petits bulletins dont Guérln avait pris 
rinlllnllve, quille o élargir le format au fur et a mesure 
des possibilité,?. 

Sa publication nous tiendrait en relation oveo les ca- 
marades que nous pourrions y Intéresser, et, ainsi pré* 



208 US MOUVEMENT UBERTAIRB 

parer la réapparition des Temps Nouveaux, sous leur nom 
ou un autre. Ce serait à voir. J'écrivis donc a Pierrot et à 
Gutrln dans ce sens. 
Mais cela demande tout un autre chapitre. 



XXII 



COMMENT ON TUE UNE PROPAGANDE 

Pour différentes raisons, notre retour en France fut re- 
tardé à plusieurs reprises. Ce fut épistolalrement que Je 
commençai a ro'attraper avec Pierrot et Guérln. 

Je leur avais écrit que. peut-être on pourrait penser â 
faire reparaltro les Temps Nouveaux, mais que. ne pou- 
vant plus, comme par le passé, ra'occuper de 1 adminis- 
tration, il faudrait que ce soit quelque autre camarade 
qui en prenne la charge. Je mo réservais la partie rédac- 
tion. Il fut à peu près convenu que ce serait Guérln qui 
prendrait l'administration. 

Du reste, voici le programme que Je leur avals envoyé. 
Ils en publièrent une parlie dans le Bulletin de Guérln. 
Ce qui indiquait qu'Us adhéraient a cette partie, du moins. 
Or, c'était la principale. 

Pboorammb pour la bbappabition dbs Temps Nouveaux. 

1 __ Trouver 5 à camarades capables de résister au* In- 
fluences de chapelles, sachant Juger des chose» et des gens pour 
assurer une tenue nette et loglquo du Journal, sachant o op- 
poser au» Ingérances Indésirables, et écarter toute déviation. 

3, 1,0 groupe devra se composer de camarades se connais- 
sant, ayant un fonda commun d'Idées leur permettant de s'en- 
tendre après discussion sans avoir * se partager en majorité et 
en minorité. 

8. — Ce groupe organisera la rédaction et l'administration, 
décidera du mode de publleaton, et fera appel au concours de 
tous cens qu approuveront le programme qui leur sera soumis. 

(H v» sans dire que, en dehors de la rédaction responsable, 
ta collaboration au Journal sera ouverte à toutea le» bonnea 
volontés valant d'être utilisées). 



270 LB MOUVEMENT UBBBTAIBB 

4. — Un fonds de catsse de 5.000 francs sera créé avant que 
soit lancé le premier numéro. 

6. — Ce fonds de caisse sera constitué par des souscriptions, 
le produit de réunions, conférences, etc.. — ce qui Impliquera 
l'organisation de groupes actfs, — les camarades feront dono 
bien, dès à présent, d'envisager ce côté de la propagande. C'est 
le manque d'organisation et de cohésion qui nous a rendus im- 
puissants devant les événements. 

((Un moyen de nous aider à former ce fonds de caisse serait 
de nous aider à liquider le stock de brochures, de volumes et 
de lithos qui nous restent de l'ancienne administration. 50 % 
de cette vente serait affectés à liquider les dettes de ladite 
administration, les autres 60 % a verser au fonds de caisse et 
suppléer aux frais de propagande et d'organisation). 

6. — Création d'un groupe de souscripteurs permanents s*en- 
gageant à des versements réguliers. 

7. — Partout où nous aurons des camarades, leur demander 
qu'ils nous î.ouvcnt des abonnés, des acheteurs nu numéro, et 
tous autres concours possibles et utiles. Leur suggérer de pren- 
dre, chaque fols que paraîtra le journal, ou une quelconque 
de nos publications, plusieurs exemplaires dont ils garanti- 
raient le paiement, engagi-ant leurs amis à opérer de même. 

Nous Invitons Instamment ceux de nos camarades qui estiment 
nécessaire la réapparition des Temps Nouveaux, de nous faire 
connaître, dès à présent, le chiffre d'abonnés qu'ils espèrent 
trouver, le nombre do numéros dont ils peuvent assurer la 
vente et le chiffre de souscriptions qu'ils peuvent ramasser. 
Cela nous aiderait grandement à calculer les chances de réus- 
site que nous pouvons avoir. Le paiement des abonnements et 
souscriptions ne sera demandé qu'à l'apparition du Journal). 

8. — Quand les fonds le permettront, il sera bon d'organiser, 
au moyen de Voyages circulaires, des visites aux camarades de 
province • » et de l'étranger — par des camarades qui, sans être 
orateurs, sauront exposer nos buts, et organiser des groupes 
de propagande. 

Ces voyages seraient une force pour le Journal, également 
pour la propagande. 

0. — Si, jamais nous arrivons à avoir avec nous des cama- 
rades pouvant être autre chose que des moulins à paroles, nous 
pourrions organiser des tournées de conférences, et profiter du. 
passage du conférencier pour organiser dans les localités où 
il s'arrêterait, et dans les localités voisines, des groupes qui se 
chargeraient d'envoyer au journal tous renseignements utiles. 
Mais il ne faudrait pas que ce soit leur seule besogne. Jusqu'Ici, 
on a trop parlé d'initiative, sans jamais la pratiquer, 11 serait 
temps que les camarades s'associent en vue de mettre sur pied 
quelque oeuvre de propagande. 



sous la m* XutPUBUQUB 271 

S'il vent dorer, le groupe doit avoir un but à accomplir. Ce 
ne sont que les groupes déjà existants au moment de la révo- 
lution qui en assureront le trolmphe, en étant capables de se 
substituer aux organisation* capitalistes qu'il s'agit de détruire. 
Ces formes de groupement ne manquent pas. Il ne s'agit que 
de les rendre conscientes du râlo qu'elles auront à jouer. "(Dé- 
fense Sociale, Résistance aux abus de toutes sortes, Ligue de 
consommateurs, Groupes d'Echanges, Coopératives de produc- 
tion et de Consommation, etc.). 

Provisoirement, le Bulletin do Guérin servira de lien entre 
ceux qui pensent que quelque ebose doit être fait pour repren- 
dre sérieusement la propagande. 

Ce programme, comme on le voit, ne concernait pas 
seulement la réapparition du journal. H visait à organiser 
une propagande suivie et raisonnée. 

Au lieu de cela, le numéro du Bulletin qui suivit celui 
qui avait publié ce programme en partie, annonçait, dans 
une petite note que, dans une réunion organisée par Pier- 
rot et Guérin, il avait été décidé que les Temps Nouveaux 
reparaîtrait sous forme de revue, et qu'on avait pro- 
cédé au choix d'un comité de rédaction. 

C'était le contre-pied absolu du programme qu'ils 
avaient accepté sans objection. Tellement bien accepté, 
que, d'eux-mêmes, ils avaient porté à 8.000 fr. le fonds 
que je demandais de 5.000 seulement. 

« 

* * 

Je m'empressai de protester contre cette hâte et ce 
mépris des conditions acceptées. Nous échangeâmes plu- 
sieurs lettres. Je n'ai pas gardé copie de toutes les miennes, 
mais j'en retrouve une qui, à mon avis, résume blon la 
situation ; sa longueur seule m'oblige à ne pas l'insérer. 

J'expliquais que, tôt ou tard, la place d'un journal 
manquant serait prise et — peut-être pas pour le bien de 
la Propagande. Que, risquer une faillite serait néfaste, 
qu'il fallait ne partir que lorsque le chiffre des adhésions 
permettrait d'espérer de pouvoir tenir. Et combien d'au- 
tres raisons 1 

* * 



272 LB MOUVEMBNT UBBHTAIRB 

Bien qu'ils eussent annoncé l'apparition, J'espérais que, 
au dernier moment, ils réfléchiraient. A une de mes lettres, 
Pierrot ne m'avait-il pas répondu : < Ne vous alarmez pas. 
Il n'y a rien de cassé ». A la fin, notre retour à Paris avait 
été décidé pour le milieu di juillet. Je les adjurai d'ai- 
lendri». 

Silôi rentrés, .T.a femme et moi r liâmes rendre visa- a 
Guérin. Durant cette visite nous avions tant à nous dire 
qu'il ne fut pas question de ce qui nous divisait. Mais en 
partant, je dis à Guérin : « J'espère que vous avez réflé- 
chi. Je reviendrai pour discuter la question à fond ». 

— Oui, oui, fit Guérin. 

Quelques jours après, j'apprenais que, à ce moment-là, 
il avait le numéro imprimé chez lui. 

Non seulement, ils avaient passé outre à ma résistance, 
mais s'ils avaient eu soin de faire disparaître mon nom 
de la liste des collaborateurs, ils s'étaient bien gardé d'in- 
diquer les raisons, comme je le leur avais demandé, qui 
faisaient que j'étais opposé à la tentative, et ma volonté 
qu'ils aient à changer de titre. 

Aussi, lorsque je reçus le premier numéro, Je rédigeai 
une protestation où lo plus courtoisement possible, je 
raisals 1 historique de nos divergences et donnais les 
raisons de mon opposition. On refusa d'insérer. Ce fut 
encore Pierrot qui servit de porte-parole à ces messieurs : 
« Si nous Insérions votre protestation, me disait-il, nous 
passerions pour des vaniteux ». 

— Je ne vous l'ai pas fait dire, lui répondis-je. 

Moi, qui pendant les trente ans que J'avais dirigé le Jour- 
nal, n'avais pas même changé un mot à leurs articles, Je 
trouvais un peu excessif que l'on me refusât dans un Jour- 
nal qui avait repris un titre que, à tous les points de vue, 
Je pouvais considérer comme m'appartenant, l'Insertion 
d une note qui avait pour but de donner les raisons de 
mon exclusion. 

Mais cela m'était dur de me trouver divisé avec les der- 
niers camarades de lutte qui restaient. Je renouvelai ma 
protestation que, pour ne pas allonger ce chapitre outre 
mesure, Je ne donnerai pas. 

Je me déclarais prêt à marcher avec eux s'ils voulaient 
seulement changer le titre des Temps Nouveaux. 

Cela ne fut pas davantage inséré. Mais on m'expédia 



SOCS LA m* ftéPUBUQUB 273 

Tcberkesoff et Paul Reclus qui vinrent m'expliquer que, 
« pour le bien de la propagande >, nous devions rester 
unis, que, peut-être les camarades avaient eu tort d'être 
si précipités, mais qu'en agissant ainsi ils avaient cru 
agir pour le mieux; que ce qui était fait était fait, qu'il 
fallait passer l'éponge. 

Je fus assez joîuird pour négliger leur manque de parole 
et travailler avec eux. D'autant plus jobard que les belles 
paroles de leurs délégués ne m'avaient nullement con- 
vaincu. Mais je voulais faire preuve de bonne volonté. 

J'étais censé devoir m'occuper de la confection des nu- 
méros, mais les articles ne me furent jamais communiqués 
que par les épreuves en feuille. Une seule fois, je deman- 
dai la suppression d'un article qui me semblait par trop 
« déroulédiste ». Pierrot me répondit qu'il l'avait donné 
à lire à sa Allé qui l'avait trouvé excellent I 

Je laissai passer. J'avais promis de faire mon possible 
pour aider. 

Vint la mort de Guérin. Dans la notice nécrologique qui 
lui fut consacrée, on disait que ce n'était que grâce à lui 
que les Temps Nouveaux avaient pu reparaître. 

Lorsque j'en pris connaissance, je trouvai vraiment 
qu'ils exagéraient. C'était moi, le premier, qui leur avait 
demandé de travailler ensemble à cette réapparition. Et 
quoique nous ayons été en discussion à ce sujet, Je ren- 
trais pour une partie dans la proposition de reparaître. 

Je leur demandai la suppression de ce passage. Cela 
ne faisait aucun tort a Guérin, et me donnait satisfaction. 
On refusa de modifier le passage. 

Je ne donnerai pas les lettres que J'eus à leur écrire 
pour obtenir l'insertion d'une protestation. Ce ne fut qu'à 
la troisième qu'ils s'exécutèrent, et de mauvaise grâce. 
Au lieu d'être insérée dans la revue, ma protestation fut 
imprimée sur une feuille à part. C'était d'autant plus 
dégoûtant qu'en me forçant à cette protestation, J'avais 
l'air de peser au compte-goutte les éloges à Guérin. 

J'ai des lettres instructives sur ce débat. Mais, à quoi 
bon insister I 

* 
* * 

Après ceci, mon tort fut de ne pas rompre aussitôt 



S74 ta uoovbmbnt ubbutaim 

aveo eux. Hais, en rompant, je restais Isolé. Et il y avait 
tant à faire pour remettre la propagande sur pied. Je 
continuai à « marcher ». Ce fut un tas de petites pi- 
qûres qui, à la fin, me firent comprendre que nous 
avions assez les uns des autres. 

Quand les Temps Nouveaux paraissaient, m'avait-on 
assez reproché que le journal n'était pas vivant, no fai- 
sant que de la théorie, ne sachant pas se tenir au cou- 
rant de la vie active. 

Ayant le temps, — n'étant plus tenu à la lutte journa- 
lière pour faire vivre le journal — je ramassai avec soin 
dans mes lectures tout ce qui était de nature à intéres- 
ser ie lecteur — et la propagande — et l'envoyai pour 
l'insertion. C'était régulièrement mis au panier. 

Personne ne s'intéressait a la bibliographie. Mol, ça 
m'intéressait, on me l'avait laissée. J'essuyai do faire 
le travail consciencieusement. 11 n'arriva qu'en seul vo- 
lume intéressant: on ne me le remit qu'au bout de six mois, 
malgré mes réclamations réitérées. Un camarade de 
Guérin l'avait emprunté pour le lire! 

Ne voulant pas passer pour un farceur, je donnai, dans 
mon compte-rendu, les raisons qui faisaient que j'en 
parlais si tard. On supprima le pussage. 

Ce qui me dégoûta le plus, c'est qu'il me vint aux 
oreilles que le sieur Bertrand — l'homme aux idées -— 
revenait avec le projet que j'avais fait écarter au dé» 
but : mettre le journal sous la coupe d'actionnaires. 
Mois, cette fois, par un détour. 

On fonderait une coopérative de librairie et d'éditions. 
C'est à cette coopérative que l'on confierait le soin d'éditer 
le journal. 

Je n'avais aucune objection contro la coopérative de 
librairie. Elle pouvait rendre des services. Mais j'en avais 
de fortes à mettre le journal à la merci d'un vote d'une as- 
semblée qui pouvait nous mettre en désacord avec elle. 

J'écrivis à Pierrot que j'en avais assez, qu'à titre de con- 
ciliation, Jo voulais bien continuer de marcher avec eux, 
mais que j'exigeais qu'on abandonnât le titre des Tcmp$ 
Nouveaux. 

Une réunion eut lieu. Etalent présents: Pierrot, RulHêres, 
l'inévitable Bertrand et son fils, trop Jeune pour avoir colla- 
boré aux Temps Nouveaux, mais aussi prétentieux que son 



8 ODS LA III* RâPUBUQUB 275 

père, et quelques autres dont la collaboration à l'ancien 
journal avait été plutôt vague. 

Bertrand commença a pontifier. C'était par solidarité 
pour moi que l'on s'était résigné à prendre le titre des 
Temps Nouveaux. Ils en étaient payés par la plus noire in- 
gratitude. Enfin, lis étaient assez magnanimes pour passer 
là-dessus. 

En passant, j'admirai la solidarité de ces gens, dont la 
première besogne avait été de vouloir me prendre comme 
paravent dans une publication dont Us entendaient être les 
maîtres, et qui, lorsque me refusant à ce rôle, je leur avais 
demandé de me laisser dire, dans ce qui avait été mon 
journal — puisqu'ils en avaient pris le titre — les raisons 
pour lesquelles je n'avais rien à faire dans la nouveau, s'y 
étaient absolument refusés. 

N'étant pas venu pour entendre les gasconnades du sieur 
Bertrand, je l'interrompis lorsque je vis qu'il allait tenir 
toute la séance sur des questions d'à-côié. Je les avais fait 
réunir pour leur demander d'abandonner le titre : c'était 
cela que Je voulais que l'on discute. Et me lovant, je me 
préparai a quitter la plèi e. 

Pierrot, c'était chez lui que cela se passait, courut après 
nous, — ma femme m'accompagnait — me disant de ne pas 
m'emboller, que les ebosts s'arrangeraient, et d'attendre la 
fin. Et il nous fit passer dans une pièce contigufi. 

La porte de communicatiou etuDl restée entr'ouverte, U 
nous venait .iii bribe;- de la dlnvUfslon. 

— SI vous renonces au titre, disait Bertand, c'est la dé- 
bâcle certaine, tandis que Je vous promets 1.500 abonnés 
avant trois mois d'ici, si nous le gardons. 

Tiens I tiens! ce n'était donc pas seulement pour mes 
beaux yeux que l'on s'était emparé du titre? 

Des murmures de voix, quelques paroles que Je ne com- 
prenais pas, d'autres chuchotements, puis la voix d'un 
homme que Je ne nommerai pas, mais qui ne s'était jamais 
occupé du Journal lorsqu'il vivait, qui affirmait que, 
« somme toute. Grave n'avait jamais été que leur manda- 
taire ». Un comble 1 

D'autres chuchotements. La séance était finie. Pierrot 
vint nous délivrer, déclarant que l'on n'avait pas pris de 
décision. Qu'il nous ferait savoir lorsqu'une décision aurait 

19 



276 LB MOUVEMENT LIBERTAIRB 

été prise. Le lendemain, je recevais une lettre de lui, disant 
qu'il lui avait été désagréable de nous le dire de vive 
voix, mais que les camarades avaient décidé de garder le 
titre. 
C'était donc la rupture. 

o 
* 

> 

Comme sur les 2 ou SCO abonnés qu'ils avaient ramassés, _* 
il y en avait bien les 80 centièmes qui étaient déjà d'anciens 
abonnés, il s'en trouva quelques-uns pour trouver étrange 
mon exclusion. Ils écrivirent aux « pirates » pour leur 
demander une explication. 

Deux d'entre eux m'envoyèrent la réponse qu'ils avaient 
reçue. La lettre elle-même. Comme c'est bien l'écriture du 
signataire, donc, pas d'erreur : j 

n 
31/7. 1620. j 

Mon cher 

Croyez-vous que la séparation ne nous a pas été pénible ? 
Nous avons fait tout notre possible pour l'éviter, Paul Reclus a 

surtout, qui a une âme de chrétien. Quant & mol excédé, J'au- „ 
rais rompu depuis longtemps. 

Nous n'avons ni ambition ni vanité. Nous avons repris les 
Temps Nouveaux a l'instigation de Grave. // demandai! qu'on 
le déchargeât des dettes et de toute la cuisine du journal (ad- 
ministration, etc.). 

Guérln accepta tout. — Je m'embarquai dans la galère sans n 

aucune espèce d'enthousiasme, Orave retardant sans cesse son u 

retour d'Angleterre et les camarades me pressant, Guérln et a 

mol lançâmes le premier numéro, en Juin 191B -- à In grande 
fureur de Grave. | 

Puis la vie continua a être Impossible. Orave habite I» ban- y 

lieue, ne veut pas se déranger pour venir a Paris, et veut que / 

tout marche sur ses ordres, comme lorsqu'il faisait tout seul 
le journal. Notre petit groupe faisait pour le mieux: nous étions d 

régulièrement engueulés et excommuniés. n 

Heureusement, le vieux Tcherkesoff et Paul Reclus intervin- 
rent pour dire à Grave qu'il n'avait pas la propriété exclusive , 
de la propagande (et mémo des Temps Nouueaux). Et cela se 
remit a marcher plus ou moins bien. 

Mais ce ne fut qu'une accalmie, Grave absent, était travaillé , 

de la maladie de la méfiance. Guérln mort, il Imagina qu'on " 

avait voulu l'écarter. Aucune preuve ne le satisfit. Il nous en- 1 



SOUS LA UI* RÉPUBLIQUE 277 

voya le factura inséré dans le N" 9, par lequel il déclarait se 
désintéresser de la revue. 

Reclus ayant succédé à Guérln, rencontra les mentes difficul- 
tés. Enfin, je passe sur les choses de détail. Les tonds n'étant 
pas suffisants, nous pensons créer une coopérative de librairie 
pour faire vivre le journal. Grave en est aussi partisan, mais 
exige maintenant qu'on abandonne le titre. Cela devenait fou. 
Nous avions conservé le titre au début justement pour ne pas 
abandonner Grave. 

Maintenant, c'est trop tard. 

Atteint par la maladie de la persécution, Grave se retire. 
Mais 11 voudrait que le journal mourût avec lut. Par honnê- 
teté, nous avons voulu que le public fût prévenu de cette 
scission. 

Bien à vous, 

x... 

Par respect pour notre ancienne amitié, Je ne donne pas 
le nom du signataire. 

Cette lettre est un modèle du jésuitisme le plus parfait, 
où le signataire se sert de quelques demi-vérités pour en 
extraire les mensonges les plus audacieux. 

1. — En ce qui concerne les dettes, il est vrai que Je leur 
avais écrit que, les discussions d'affaires n'étant pas mon 
fort et me déplaisant, ils eussent l'obligeance de voir nos 
créanciers pour moi et d'arranger l'affaire avec eux. Que 
Je paierais. 

2. — Je leur avais déclaré qu'il m'était impossible de 
reprendre l'administration, mais que je me réservai» la 
rédaction. 

3. — SI Paul Reclus et Tcherkesoff avalent usé, avec 
moi, du langage que leur prête le signataire avec mol. Je 
les aurais remis à leur place. 

4. — Leur comité de rédaction avait été nommé en 
dehors de mol. En effet, Je n'ai jamais voulu le reconnaître 
et ne suis Jamais allé à ses réunions. Je ne marche qu'avec 
ceux que j'ai librement choisis. Je ne m'en laisse imposer 
par personne. 

6. — Par honnêteté, ils voulurent que le public fut pré- 
venu de notre scission. Ils refusèrent d'insérer la note que 
Je leur envoyais à ce sujet. Ce ne fut que grâce a l'inter- 
vention d'une amie commune qu'ils se résignèrent à Insérer 
quelques lignes de leur crû à ce sujet. 



278 LB MOUVEMENT UBBATAIRB 

6. — J'étais atteint du délire de persécution!... 

Inutile de reproduire la deuxième lettre qui renouvelle 
les mêmes faussetés, les mômes mensonges. 

Tout ce que je puis dire, c'est qu'il est pitoyable que 
des amis de vingt ans, pour se justifier d'un premier man- 
que de franchise aient eu recours à tant d'autres men- 
songes qui frisent tant soit peu la calomnie. 

Ils voulaient avoir leu.- journal à eux. C'est là le fond 
de l'affaire. De cela, ils étaient parfaitement libres, et 
maîtres de le faire si telle était leur intention. Seulement r 

pourquoi ne pas le dire franchement? Pourquoi s'acharner 
à prendre un titre qui certainement m'appartenait, ù tous 
les points de vue, plus qu'à eux? 

Un journal à eux paraissant dans les mêmes conditions 
d'incertitude, il est probable que je leur aurais fait les < 

mêmes objections d'inopportunité, dont ils auraient tou- > 

Jours été libres de ne pas tenir compte. Mais, alors, ils \ 

auraient agi sous leur seule et propre reponsabllité. Je n'y 
aurais rien eu à dire. Je n'aurais même eu aucuno objec- 
tion à collaborer avec eux, s'ils avalent voulu accepter. 

Pour ne pas perdre contact avec le peu d'amis qui me 
restaient, Je profitai d'un <s Message aux Ouvriers d'Occi- 
dent » que Kropotklne avait envoyé par Miss Bonfleld qui ( 
l'avait visité en Russie, pour commencer la publication de a 
petits « Bulletins », dans lo genre do ceux de Guérin, que 
Jo me proposais de publier chaque fols qu'il me serait 
possible. 

J'écrivis à Turner, le tecrétnlre de a l'Union des Em- i 

ployés », de Londres, ami do Kropotklne, qui m'envoya le i 

numéro du « Labour Londer » contenant ledit message, 
que je traduisis et qui fut le texte du premier m».», ro de la 
série que J'entreprenais. 

Je n'avais aucune illusion en faisant ce'.e tentative. i 

Je n'espérais pas atteindre la demi-douzaine sans être forcé " 

de Iflcher. Mais ma faillite ne barrerait la route à personne. 
Or voilà sept ans que cela dure, et J'ai la perspective de 
pouvoir tenir encore u-i peu do temps. Mon cercle ne 
s'élargit pas beaucoup. Mais les nouveaux venus conipen- ' 

sent la perte de ceux qui s'en vont. La publication ne fait 
pas ses frais, mais quels furent les journaux révolution- 
naires — à part « la Guerre Sociale » — qui les ont Jamais 



SOUS LA III* RêPUBUQUB 279 

faits ? L'Important est de tenir. Il faudra bien que l'opi- 
nion publique se ressaisisse un Jour (') 

* 
* * 

Mais il reste la question des dettes, un gros mensonge à 
réfuter.. 

< Que Je me serais déchargé sur eux » 1 

Voyons un peu comment? 

Ces dettes se montaient à : 

L'imprimeur du Journal, environ 1.300 » 

Au camarade Pruuvost, reliquat des 3.000 fr. 

qu'H m'avait autrefois prêtés 501,50 

Marchand de pnpier 60 » 

a La Productrice», impression de brochures.. 160 t 

En tout 2.021,50 

Mais, s'il y avait des dettes, il y avait de la marchandise 
pour payer. 

Pendant mon absence, d'après le détail qu'il me fournit, 
Guérin avait encaissé... y compris 305 fr. qui lui furent 
remis par Girard 1.730,10 

Par contre, 11 avnlt dépensé 1.283,70 

(Dans celte dépense étalent compris 501,50 pour la dette 
Prouvost qu'il avait payés, déménagement, etc..) 



(1) Je dois ajouter que si J'ai pu parer an déflclt toujours 
croissant et tenir si longtemps, Je le dois a un canrn-ai'e suisse 
qui, à sa mort, me laissa environ 2.000 francs. Ce camurade, 
ancien lecteur du Râuolté, atteint d'une maladie Incurable, m'a- 
vait écrit me disant son élut et son CJtinie pour mol. 

Dans la vIo do propagandiste, 11 se trouve, comme cela, des 
amis Inconnus venant vous consoler de la raûflcrlo de quel- 
ques-uns. 

Quelques temps après cette lettre, un ami d'enfance do ce 
camarade, ancien lecteur du Révolté lui aussi, m'apprenait la 
mort de mon correspondant et m'avisait que, par testament, 11 
me laissait le quert de son petit avoir, 1.352 francs suisses, les- 
quels & l'époque, faisaient 2.107 francs. 

Ce camarade iusistalt que la somme était pour moi, person- 
nellement, et non pour la propagande. 



280 LU MOUVBMBNT UBBBTAinB 

Il loi restait donc en caisse 452,40 

Ajoutons : 

Vente de brochures et volumes 1.4JJ0 » 

Vente, par mol, de papier et remis à Guérln 160 » 

Sur une vente de llthos, a lui remis par moi 500 » 

Pour les boiseries du bureau, achetées par Ber- 
trand (a bon compte) 250 » 

Vente de lithos Naudin, par Guérln ^ uu * 

Il y avait donc à leur avoir M™' 40 

Dont 11 convient de déduire les dettes, soit.. 1.520 » 

Il resta, en leur possession 1.442,40 

C'est ce qu'ils appelaient leur avoir laissé la charge des 
dettes. 

Mais ce n'était pas tout. 

11 était resté, chez Guérin, au moins 100 llthos Naudin, 
à 20 fr. pièce, au bas mot, c'était la coquette somme de 
2.000 fr. De plus, il avait conservé trois ou quatre collec- 
tions de nos lithos, do 50 llthos chaque. Cela représentait 
au bas mot 800 fr. Pendant le temps que Je collaborais 
avec eux, Je fournis toutes les commandes de brochures 
qu'ils me transmirent. Je n'en ai pas conservé la liste. Mais 
cela représente encore au moins 2 à 300 fr., sinon davan- 

Les dettes furent-elles payées? Je l'espère. 



XXIII 



KALEIDOSCOPE 



Dam un mouvement qui combat tout ce qui existe, qui 
critique la morale courante, sans avoir encore bien pu 
définir la sienne, il est inévitable qu'il se trouve toutes 
sortes d'individus. Les meilleurs comme les pires. Des sin- 
cères comme d'autres qui, dans les idées émises, ne cher- 
chent que la justification de leurs appétits ou de leur va- 
nité. D'intelligents comme des détraqués. 

C'est dire que, pendant mes quarante ans de propagande, 
j'ai vu défiler toutes sortes de figures. Dans ce chapitre, 
j'en introduirai quelques-unes qui n'ont pu trouver place 
dans les chapitres précédents, 

« 
* * 

Au retour do la Nouvelle-Calédonie, Louise Michel était 
allée habiter Levallois-Perret. Je lui rendis visite un Jour. 
Son portrait a été fait trop souvent pour qu'il soit néces- 
saire de le retracer. Tout a été dit sur son désintéresse- 
ment, sa générosité qui allaft — il faut nommer les choses 
par leur nom — jusqu'à la bêtise, car elle était exploitée 
par un tas de ruffians qui spéculaient sur son bon cœur. 
Elle abandonnait son dernier morceau de pain au premier 
mendigot venu qui, bien souvent, en avait moins besoin 
qu'elle. 

Incapable du moindre mal, elle ne voulait voir que des 
petits saints dans ceux qui l'approchaient. Sa bonté s'éten- 
dait mémo à des personnages assea louches, ce qui est 
gênant, parfois, dans la propagande. 



283 1B UOUVBUBNT LIBBRTAWVB 

Une nommée V. s'était attachée à elle, comme garde du 
corps, surtout comme parasite, parait-il I Mais le manque 
de sens pratique de Lou'se la rendant incapable de se 
défendre, V., après tout, la défendait, dans la mesure du 
possible, contre l'exploitation des autres. 

Cette pauvre Louise 1 ce qu'elle fut pressurée, exploitée 
sous prétexte de propagande, par les aigrefins de l'anar- 
cbie t Janvion et un de ses associés, Ernest Girault, entre 
autres, l'ayant entraînée dans une tournée de conférences 
à travers la France, la surmenèrent, à un tel point qu'elle 
tomba malade en cours de route; ils l'abandonnèrent, sans 
le sou, dans une ville de province, tellement malade qu'elle 
en mourut. 

Je ne la rencontrais que très rarement. Quelquefois, en- 
tre deux tournées, elle m'écrivait d'aller la voir dans quel- 
que hôtel on elle était descendue. Chaque fois, j'essayais 
de la mettre ,j garde contre les ruffians, mais c'était peine 
perdue, Louise Michel aa pouvait se méfier de personne. 

Son corps ramené à Paris, la population lui fit de ma- 
gnifiques funérailles. 

Comme d'habitude, la police avait fait un déploiement 
formidable de forces sur le parcours du cortège, Lépine 
et ses subordonnés déployant un zèle intempestif. 

Un fait significatif qui prouve que, lorsque la foule est 
bien résolue à ne pas se laisser em...bêter, elle peut avoir 
le libre exercice de sa volonté : la partie du cortège ou Je 
me trouvais était, si mes souvenirs sont exacts, à peu près 
à la hauteur de la place Cllcby, — l'endroit, du reste im- 
porte peu, le fait est exact. — Lépine nous Jappait aux 
talons. Il ordonna à un peloton de gardes municipaux qui 
se trouvait la de mettre baïonnette au canon. Ce qui fut 
fait. Mais un cri formidable de: « A bas les baïonnettesl > 
sortit des rangs de la foule. Et les baïonnettes furent remi- 
ses au fourreau, sans attendre l'ordre des chefs. Lépine 
sut se taire, cette fols. 

» 
* * 

Au temps du Révolté venait au bureau, rue Mouffetard, 
une Jeune dame choisir des brochures. Nous nous entre- 
tenions de propagande. Elle me paraissait très intelligente. 



SOBS IA UI* HÉPUBUQTO3 283 

Qui était-elle? Je ne lui avais Jamais demandé son nom. 

Un Jour elle vint, accompagnée par un gros garçon, 
blond, Joufflu, ayant l'air fort réjoui. Elle me le présenta 
comme son mari, Albert Métln. Tous deux faisaient partie 
du «Groupe des Etudiants socialistes révolutionnaires». 

Par la suite, Métln prit l'habitude de venir bavarder, 
mais Je le trouvais superficiel et très inférieur à sa femme. 

n parut vouloir s'intéresser au Journal. Un Jour, il me 
demanda où en était la situation? Ce fut la réponse habi- 
tuelle: financièrement, elle n'était pas brillante. 

— Cela ne peut pas continuer ainsi, me fit-il, d'un ton 
résolu. Je vais m'occuper de récolter des souscripteurs. 
Autour de mol, Je vous promets de trouver au moins 4o fr. 
par mois. De plus, Je vous enverrai des articles. Donnez- 
mol les Journaux anglais, flamands, espagnols, italiens, 
Je vous en tirerai le « Mouvement social ». Il faut que les 
Tempa Nouveaux marchent. 

Je lui fis un paquet de tous les Journaux dernièrement 
arrivés, me félicitant d'avoir trouvé un collaborateur si 
actif) 

Trois ou quatre semaines se passèrent. H revint, me rap- 
portant les Journaux, mais ni articles ni mouvement so- 
clal. Ses occupations ne lui permettaient plus de faire le 
travail promis. Quant aux souscriptions: néant. 

J'appris par la suite qu'il venait d'être nommé à la 

Loula^Ménard * VHÔM ** VU,<> ' e ° rera P ,acemen * de 
L'hiver d'après, Je le rencontrai au cours de Manouvrier, 
à l'Ecole d Anthropologie. 11 était plein d'Importance, me 
demandant, avec grande condescendance, comment allait 
le mouvement, faisant io* critiques d'une façon détachée, 
comme quelqu'un qui voit de bien plus haut, et surtout 
de très loin. 

.1 J 1 ?. e l f,T evis P ,us - Ayant obtenu une bourse de voyage, 
il visita l'Australie et les Iles d'alentour. Le voyage était 
de 8 mois. Il en rapporta deux bouquins. 

Lancé dans la politique, il devint ministre. L'anarchie 
n est pas une entrave... si on sait en sortir a temps! 



* 
* * 



284 1.8 MOUVEMENT UBERTAIRB 

Parmi les originaux q-ii vinrent tâter de l'anarchie, il 
convient de citer Zo d'Axa. Son véritable nom, Je l'ai ou- 
blié. C'était, paraît-il, le fils d'un des hauts fonctionnaires 
de la compagnie d'Orléans. 

Ce fut dans les milieu? littéraires de Montmartre qu'il 
fit son apparition, et commença à se faire remarquer dans 
quelques petits cénacles où U annonça son intention de 
publier un journal. 

Zo d'Axa ne voulait pas ressembler à tout le monde. : 

Témoin le nom de guerre qu'il avait choisi. Il le montrait ' 

également par la coupe de ses vêtements qui lui donnaient 
l'air d'un mousquetaire. Sur la fin, ils tournaient à l'allure 
monastique. 

Au sujet du journal à paraître, il était perplexe, — ce 
fut Ritzerfeld, qui fréquentait ces milieux, qui me l'apprit. ! 

— Serait-il royaliste ou anarchiste? Grave problème. Il 
fallait épater les gensl d'Axa penchait pour le royalisme. ' 

Et ça cadrait avec son caractère. Par tempérament c'était ' 

un aristocrate. Son entourage finit par le décider pour 
l'anarchie. Mais, pour avoir plus d'allure, son journal 
s'appellerait L'Endehon. ' 

Û était bien fait et fournit une carrière de près de trois 
ans. Des jeunes littérateurs, dont quelques-uns sans grand 
souffle, s'y essayèrent à l'anarchie. Mais il y eut de très 
bons articles. 

Dans le premier numéro, d'Axa avait pris près de la 
moitié de la première page pour y proclamer les aphoris- 
mes suivants: 

Les Intensifs 
Zo d'Axa Les phases 

Superbe ! commencer l'œuvre 

c'est la passion 

l'on croit 

Pénible I la continuer 

c'est le travail 

on doute 

Habile i l'achever 

c'est l'art 

on ment 



SOUS LA Itl* RâPUBUQUB 285 

Zo d'Axa était désabusé avant d'avoir commencé t 
Poursuivi pour Je ne sais quel article, il préféra voya- 
ger plutôt que d'accepter l'hospitalité que lui offrait la 
« Justice » de son pays. Il fut arrêté à Jérusalem, en vertu 
des « Capitulations » de 1778 I Ramené à Paris et incar- 
céré à Sainte-Pélagie, il y écrivit un volume sur son 
odyssée qui parut sous le titre : « Sur le Trimard », puis 
sous cet autre : « De Slazas à Jérusalem ». 

En 1897, il publia, sous forme de feuilles volantes, un 
pamphlet intitulé «La Fouille», qui comportait une page 
de texte et une p ;e d'illustrations, un dessin en couleur, 
que fournissaient oteinlen, Luce, Hermann-Paul et Wilette. 
Il y eut 25 numéros. Puis d'Axa disparut. 

* 

Un Jour, en compagnie de Reclus, J'étais allé rendre 
visite à Léon Cladel qui habitait Suresnes, où, à cette épo- 
que, habitait également Reclus. 

Toute la famille Cladel était intéressante et sans morgue. 

Au cours de la conversation, Cladel nous raconta que, 
lorsqu'il vint à Paris, — il était Jeune, — il n'eut de cesse 
Jusqu'à ce qu'il fût présenté à Victor-Hugo, objet de sa 
grande admiration alors. 

n fut invité à déjeuner chez le Dieu. Or, paraît-il, il ne 
fallait Jamais contredire le « Maître » ! ; lorsqu'il avait par- 
lé, il ne restait plus qu'à s'incliner. Voilà que, au cours du 
repas, Cladel, en véritable irrégulier qu'il était, s'avisa 
d'émettre une opinion qui différait quelque peu de celle 
du grand homme. 

Devant un pareil blasphème, Lockroy et Meurlce — si 
mes souvenirs sont exacts — qui étaient placés de chaque 
côté de Hugo, eurent le geste de se lever pour empoigner 
le blasphémateur, et l'expulser. Mais, magnanime, le Maî- 
tre fit signe aux deux préfets de police qu'il pardon- 
nait au jeune imprudent qui, sans doute, avait péché par 
ignorance. 

Cladel échappa à l'ignominie d'être mis à la porte. Mais, 
sous les regards d'indignation, il passa le reste du déjeu- 
ner d'une façon très inconfortable. 



280 LB MOUVBMENT UBBRTAIHJI 



m 
* m 



Un Jour, vint me trouver une vieille dame russe, du noir 
de Mansouroff. 

Venue aux idées par le néo-malthusianisme, elle avait 
d'abord été en relations avec Robin. Mais, autant que je 
pus en Juger, elle était un peu menante. Robin, de son 
côté, était comme Je l'ai dit, de caractère difficile, l'harmo- 
nie ne dura pas longtemps entre eux. 

Je ne lui cachai pas que le néo-malthusianisme n'avait 
rien qui m'emballât par la façon mène où nous le présen- 
taient ceux qui le prônaient. Elle n'insista pas. Elle me 
remit mille francs pour faire imprimer en russe La Société 
Mourante qui lui plaisait beaucoup. Puis, en plusieurs fols, 
diverses sommes se montant à près de 4.000 fr. 

Elle me parla de son intention de laisser sa fortune 
pour fonder une colonie anarchiste dans sa villa de Men- 
ton, où J'étais allé passer quelques semaines, à la suite 
d une pneumonie. Ce fut ce Féjour qui servit de prétexte à 
Gohler pour m'accuser d'aller vivre en sybarite sur la 
Côte d'Azur. 

Mais, qui choisirait-elle comme héritiers, et quels hom- 
mes étaient dignes de remplir exactement ses vœux? Je 
lui nommai Kropotkine, Reclus, Malatesta, Domela Nleu- 
wenhuis. Avec eux, elle couvait être sûre que l'argent ne 
serait pas détourné de sa destination. 

L'année suivante, un camarade de l'entourage de Robin, 
vint me dire que, sérieusement malade, elle était séquestrée 
par sa famille dans sa villa. Que Je ferais bien d'aller la 
voir. 

Par hasard, Je me trouvais en mesure de disposer des 
frais du voyage pour deux ou trois Jours ; Je pris le train 
et débarquai à Menton. On consentit a réintroduire auprès 
d elle. Je la trouvai couchée sur un matelas posé à terre. 
Près d'elle étaient également couchées, tout habillées, 
deux servantes italiennes. 

Elle me dit qu'elle rouffrait horriblement, et n'avait 
qu'un désir: en finir vite avec la vie. Pouvais-Je lui pro- 
curer quelque poison qui l'emporterait sans souffrir? 

Elle me fit énormément de peine. Si cela avait été en 



SOUS LA IU* RÉPLBUQUB 287 

mon pouvoir, je crois que j'aurais accédé à son désir. An 
cours de la conversation, elle s'excusa de ne rien pouvoir 
faire pour la propagande: « On » ne lui laissait rien. 

Je lui dis de ne pas se tourmenter là-dessus, que je 
n'étais venu que pour savoir si je pouvais lui être utile. 

De mes relations, je ne pouvais, du reste, lui procurer 
ce qu'elle m'avait demandé. 

J y retournai le lendemain, mais on ne me permit pas 
d'entrer. Je n'avais qu'une chose à faire, reprendre le 
train. 

Quelques semaines après, le même camarade m'apprit 
qu'elle était morte. Le consulat russe avait mis l'embargo 
sur ce qu'elle laissait. Si elle avait laissé un testament, il 
n'en fut jamais question. 

D'après le même camarade, qui avait rangé ses papiers 
avec elle, sa fortune devait se monter à un million de 
roubles. 



* 

Dans une garnison de l'Est, se trouvait un sergent, nom- 
mé Guillon, qui, à plusieurs reprises, se fit envoyer des 
colis de brochures qu'il distribuait autour de lui. 

Un jour, le chef de gare s'avisa de fouiller dans le pa- 
quet, et avertit l'autorité militaire. Guillon fut arrêté en 
allant retirer le colis. 

Mais son arrestation eut un contre-coup. Des perquisi- 
tions furent opérées dans le paquetage des hommes de la 
compagnie de Guillon. ï)ans celui d'un nommé Dubois- 
Desaulle on trouva un Journal qu'il s'amusait à écrire, où 
l'autorité militaire était fortement maltraitée. 

Ce fut suffisant pour l'envoyer aux compagnies de dis- 
cipline. 

Pour Guillon, j'avais été averti de l'arrestation et j'avais 
pu faire faire un peu de tapage dans la presse. On se borna 
à le traduire devant un conseil de corps qui l'envoya finir 
les six mois de service qui lui restaient à faire dans un 
régiment d'Afrique. 

Mais pour Dubois-Desaulle, ce ne fut que lorsqu'il déserta 
de la compagnie de discipline où il avait été envoyé par 



288 ib MOUVEMENT UBBBTAUIB 

un conseil de guerre que sa mère vint me trouver. Elle me 
raconta que son fils lui avait bien dit de venir me trouver 
la première fois, mais que s'ét.nt adressée à des «in- 
fluences », on lui avait conseil'ô de ne faire aucun bruit, 
lui promettant d'obtenir l'indulgence de l'autorité pour 
son nis» 

rôaUsaÏÏon daJOUter qUe CCS promesses «Paient eu aucune 
• J'allai trouver Séverine, pour lui demander d'entamer 
une campagne en sa faveur. 

Séverine me dit : Une campagne dans la presse a p eu ! 

de chances d'être profitable à celui que vous voulez sau" 
ver. Mais le cabinet Bourgeois qui vient de se constituer 

?etm r LtT aD î er n d l V appUyer ' Je ™ demanderai, en 
retour, la grâce de Dubois-Desaulle ». i 

„™ plUS ff d . U i éUt . de déserll °n. ce dernier s'était sauvé 

=erde eff gle 8 rîe 0rd0nnanCe - " ™* été ^ S et P— - î 

a A 6 présld * nt du consei l de guerre, me racontait peu 
après Mme Desaulle, « fut tout à fait paternel. allant lui- 
n„™» 1" devantdes ^Ponses à faire à ses questions ». 
guant au commissaire du gouvernement, on n'en avait 
rodult VU numa ln. L'intervention de Séverine avait 

Acquitté, Dubois-Desaulle fut nommé bibliothécaire dans ' 

wr I Dl ° Ù U term,na ^anqu^ement son temps de 

Lorsqu'il fut libéré, il publia, chez Stock, un volume sur 
les compagnies de discipline, Sous la casaque. Puis 
a la Revue Blanche. Camisarda, Peaux de Lapins, et Cocos. 

Ayant trouvé à faire partie d'une caravane d'explora- 
tions organisée par un nommé Mc-MiUan, Il périt dans une 
embuscade, sur la Côte des Somalls, s'êtant aventuré, sans 
armes, loin de ses camarades, malgré toutes les recomman- 
dations. 



* # 



tJSX W? 1 di î' ,a pIupart dM artisles et littérateurs 
furent très obligeants avec nous. QuiUard, Hérold, Malquln, 



SOUS LA m* RÉPUBUQUB 289 

nous aidèrent grandement. Et je ne parle que des plus 
connus. 

Mais je dois faire une place à part à Luce. D'abord, ce 
fut à lui que je dus de connaître d'autres artistes, et 
quelques littérateurs. 

Toujours prêt, on pouvait lui demander n'importe quel 
service, il se mettait en quatre pour vous satisfaire. Et, 
ce qui est plus rare, je ne lui ai jamais entendu faire la 
moindre critique sur ses confrères. Il les défendait, au 
contraire, lorsque quelque rosserie était hasardée contre 
eux en leur absence. Cela, même lorsque celui qui était 
attaqué n'était pas tout à fait de ses amis. 

* * 

Vers 1908 ou 1909, je fus mis en relations avec un groupe 
de jeunes Chinois désireux d'apporter de l'extérieur leur 
concours à ceux de leurs camarades qui travaillaient à pré- 
parer la révolution en Chine. 

Ils avaient fait venir des caractères chinois, et se pro- 
posaient de publier un journal destiné à être expédié en 
Chine et aux associations chinoises éparpillées sur divers 
points du globo. 

Leur journal devait s'appeler « Les Temps Nouveaux ». 
Us me demanderont de leur laisser prendre l'adresse de 
la rue Broca et de bien vouloir recevoir leur correspon- 
dance. Ce que j'acceptai de grand cœur. 

Je suis persuadé qu'ils contribuèrent pour une bonne 
part au succès de la Révolution qui mit fin au Vieux 
Régime chinois. La plupart, d'ailleurs, partirent pour la 
Chine quand elle éclata. Leur journal cessa alors de 
paraître. 



XXIV 



LA VIE FINANCIÈRE 
D'UN JOURNAL RÉVOLUTIONNAIRE 

c Le Révolté »! « Les Temps Nouveaux cl Peuh! Ils 
étaient en mendicité perpétuelle » ! Telle est l'appréciation 
courante dont quelques « bons amis s» ont tenté, plus tard, B 

de me faire un grief. Critique que, pendant longtemps, j'ai 
cru presque vraie, ne me rappelant que les crises traver- in 

sées, les appels de fonds, les exposés de la situation in- 
sôrês* 

Mais, en relisant la collection du journal, j'ai pu cons- e 

tater que si les difficultés pécuniaires furent constantes t 

et si, au grô des lecteurs, Je les en entretennis trop, ces 1 1 

appels de fonds s'adressaient, surtout, aux dépositaires 
qui se faisaient par trop tirer l'oreille. 

SI c'est faire do la mendicité que de dire aux déposi- 
taires, aux abonnés en retard que leur négligence était « 
cause de l'irrégularité de la publication, soit Je ne chica- 
nerai pas sur le mot : le journal a vécu de mendicité. 

Malsce fut une maladie commune aux journaux do pro- 
pagande révolutionnaire, car en lisant d'autres feuilles de 
propagande — môme les peuples étrangers — a part miel- di 

ques exceptions, j'ai pu constater que nous n'étions pas t 

les seuls a avoir multiplié les appels de fonds. i 

Si, de temps à autres, Je glissais un mot à l'adresse de 
ceux qui nous affirmaient Approuver la ligne de conduite 
du journal, partager nos ferons de voir, et leur demandais 
de nous prouver leur sympathie autrement que par des 
mots, Je suis tellement obtus que, même encore, Je crois 
cette mendicité justifiée. 



SOUS LA m* RÉPUBUQVB 291 

Si notre journal, sous divers noms, ne fut contrôlé que 

?>ar un très petit nombre, le but de ce petit groupe fut de 
aire oeuvre collective de propagande aussi large que pos- 
sible, acceptant toutes les bonnes volontés qui venaient 
franchement, excluant toute idée de chapelle ou de cote- 
rie. 

Y avons-nous réussi? A ceux qui suivirent notre propa- 
gande, à ceux qui se donneront la peine de relire les 33 
années qui, s»us trois titres différents, représentent le 
même journal, je laisse le soin de répondre. 

Que ces exposés aient manqué de c décorum », c'est 
possible. Mais, faisant œuvre de propagande, j'ai toujours 
considéré que ceux qui approuvaient cette propagande, 
qui la trouvaient bonne, devaient la soutenir. Ce qui man- 
que de décorum, ce n'est pas de faire appel à ces concours, 
mais d'être forcé de rappeler à ceux qui se réclament de 
certaines idées, que toute foi qui n'agit pas ne vaut pas 
grand chose. 

En tous cas, ces appels furent toujours impersonnels. 
Adressés seulement à ceux qui approuvaient notre ligne 
de conduite, Je n'ai jamais importuné personne, sauf ceux 
qui m'y avalent autorisé, soit en promettant une sous- 
cription déOnie, soit en me permettant d'aller les trouver 
en cas de besoin extrême. Et je n'ai Jamais usé de la per- 
mission que lorsque je me voyais acculé à la suppression 
d'un numéro, ou si je ne trouvais pas la somme nectaire 
pour payer une vieille dette, 

* 

* 4f 

Si ces appels furent nombreux, c'est, surtout parce que 
les camarades qui recevaient le journal pour le vendre 
ne so pressaient pas de régler. Parmi les abonnés aussi» 
il y en avait trop qui oubliaient de renouveler. Et, par- 
mi ceux qui nous approuvaient chaudement, 11 s'en trou- 
vait trop qui étaient plus généreux en louanges qu'en 
monnaie, ou en toute autre aide effective. 

Cela me rappelle un Journaliste se disant aveo nous, 
gagnant largement sa vie et auquel j'avais fait cadeau 
d'une des rares collections de « La Révolte » qui me res- 

20 



292 LB MOUVEMENT UBBRTAIRB 

talent, qui vint un Jour nie trouver au journal et me dit : 

— Connaissez-vous les Russes qui sont venus me trou- 
ver pour me demander de souscrire à un Journal, en leur 
langue, qu'ils veulent publier ? Nous avons assez à soutenir 
les nôtres, sans être a lapés » pour d'autres qui nous 
touchent de moins près. 

Estomaqué, je le regardai sans trouver quoi lui ré- 
pondre 1 

Il m'avait toujours dit que le seul journal révolutionnaire 
qui l'intéressait, c'était « Les Temps Nouveaux ». Or, il 
n'avait jamais donné un fou, ni même payé l'abonnement 
de l'exemplaire dont je lui faisais le servicel J'aurais pu 
lui demander quels étaient les journaux qu'il soutenait? 

Je me vengeai en faisant prendre le remboursement, par 
la poste, de l'abonnement, qu'il paya quelque temps du reste. 

< Il n'y avait qu'à supprimer l'envoi a ceux qui ne 
payaient pas », me dira t-on, et c'est ce qui me fut con- 
seillé plus d'une fois. 

SI J avais mené une affaire commerciale, c'est ce que 
j'aurais fait. Mais c'était un journal de propagande que Je 
dirigeais. C'est tout différent. En ce qui concernait les 
vendeurs surtout. 

Si ce vendeur plaçait cinq, dix, vingt exemplaires, par- 
fois plus, en lui supprimant l'envoi, c'était autant de 
lecteurs que nous perdions. Autant do perdu pour la pro- 
pagande, car nous ne trouvions pas toujours à remplacer 
le vendeur. 

Quelques-uns nous coûtaient, en frais de lettre, autant, 
si non plus, que ne nous rapportait leur vente. Mais nous 
avions des lecteurs. 

Il y avait aussi le bouillonnage. Que de fols les gens 
« pratiques » me disaient de limiter le tirage au chiffre 
de la vente. Seulement, j'avais remarqué une chose : Lors- 
que Je réduisais le chiffre d'exemplaires à mettre en dé- 
pôt chez Hachette, aussitôt correspondait une baisse dans 
la vente. L'Idéal aurait été d'être assez riche pour doubler 
les dépôts afin d'augmenter noire circulation. C'est pour- 
quoi, bien que le boulilonnage de nos journaux fût un 
des grands griefs de ceux qui < savaient mieux >, j'ai 
préféré mener une vie de mendiant, tant que Je pus éviter 
de diminuer notre propagande. 



SOUS LA m* RêPDBUQtJB 293 

C'était aux souscriptions à aider à couvrir le déficit. 

Nous étions quelques-uns qui y consacrions nos forces, 
notre temps, notre intelligence, notre volonté, les autres 
pouvaient bien aider de leur poche. 

Et cependant, pour mettre le journal à flot, il n'aurait 
pas fallu tant d'efforts ni tant d'argent. 

Sur les 5.000 acheteurs au numéro ou abonnés, s'il y 
en avait eu seulement la moitié qui s'y fussent sérieuse- 
ment intéressés — c'est faire large part aux curieux et aux 
indifférents — et eusscu». consenti & prendre deux nu- 
méros par semaine pour les distribuer autour d'eux — 0,20 - 
centimes par semaine, ce n'est pas un grand effort — ces 
2 ou 3.000 exemplaires eussent suffi à améliorer gran- 
dement la situation. Sons compter la propagande faite. 

C'est un des mille « petits moyens » d'aider à la pro- 
pagande, mais négligés par les anarchistes, parce que 
petit moyen. Les anarchistes ont toujours vu « grand », 
voulant fonder des quotidiens, alors qu'Us n'étalent pas 
capables de faire vivre les hebdomadaires qui existaient! 

• 
• * 

J'eus l'idée de fonder un groupe de souscripteurs bé- 
névoles qui voudraient bien s'engager a un versement men- 
suel sur lequel nous pourrions compter. 

En juillet 1004, nous avions des promesses pour 344 fr. 
de versement mensuels et récolté 1188 fr. une fols versés. 
Mais un an après, les versements mensuels étalent tombés 
à 200 fr., environ. Deux ans après, Ils étalent do moins de 
100 fr. Les anarchistes n'ont jamais eu d'esprit de suite. 

Ce fut pour sortir de la gêne que je pensai à faire 
paraître « Le Révolté » tous les 8 Jours au lieu de tous 
les 15. 

Si la vente n'augmentait pas c'était doubler un déficit, 
mais il fallait sortir de la situation où nous végétions. 
Je ne voyais pas d'autre Issue. 

Consultés, Reclus et Kropotkine me répondirent $ «que, 
tenant la queue de la poêle, J'étais mieux à même qu'eux 
de savoir ce qu'il était possible de faire. Je tentai l'aven- 
ture. 

Je lançai 'donc un appel pour annoncer notre Intention, 



294 VB MOUVEMENT UBBRTAJBB 

demandant aux lecteurs de nous aider de leur obole pour 
couvrir les premiers déficits. 

Il m'arriva de nombreuses et « très » chaleureuses lettres 
d'encouragement. Et, en 10 mois de temps, je reçus 
357 fr. 60 de souscriptions I Là-dessus, il y avait 300 fr. 
qui nous étaient venus d'un bloc, sous la dénomination : 
< divers anonymes ». 

Je dois ajouter que ce n'étaient pas les souscriptions, 
pour une cause ou pour une autre, qui manquaient. 

Nous avons été soutenus. Cela est indéniable. Pourtant, 
quel minime effort il aurait fallu — et qui ne fut pas 
fait — pour parer à notre déficit. 

Dans le n° 39, du 30 juin 1888, je trouve un exposé de 
la situation Onancière, démontrant que, souscriptions 
comprises, le déficit n'était que de 37 fr. par numéro. 

Pendant les périodes de persécution, les difficultés fi- 
nancières furent moindtes car les camarades sortaient 
alors de leur apathie. 

Il faut ajouter qu'il y avait cette légende que Reclus 
était là pour venir en aide au journal. En effet. Reclus nous 
venait en aide et nous faisait une subvention de 100 fr. 
par mois lorsque le journal vint à Paris. 

Mais les ressources de Reclus n'étaient pas inépuisables. 
Sa Géographie terminée, Reclus dut nous supprimer sa 
souscription mensuelle lorsque parurent les « Tempe Nou- 
veaux ». 

Pendant longtemps ce fut le camarade Ardouln qui nous 
sauva en versant une souscription mensuelle de 60 fr. 

Je l'avais connu au « Groupe d'Aide aux Amnistié» ». 
Le groupe s'étant dispersé, je l'avais perdu de vue. 

Quelque temps après, j'avais bien lu dans les journaux 
qu'un nommé Ardouln, fabricant de couleurs pour fleu- 
ristes, avalent été appelé à siéger comme juré aux Assises 
de la Seine, mais s'était récusé en disant : « Que la société 
ne faisant rien pour prévenir le crime, II ne lui reconnais- 
sait pas le droit de le punir». 

— Tiens ! pensais-je, ça doit être mon Ardouln. Puis Je 
n'y pensai plus. Un an plus tard, étant au journal, méditant 
sur les moyens d'arriver à faire paraître le numéro de la 
semaine, — celui de la semaine précédente n'étant paru 
qu'après un appel désespéré, et une augmentation de 



SOUS LA UT RÉPUBLIQUE 285 

dette cfcet l'Imprimeur, je vis tout à coup entrer quel- 
qu'un qu'il me semblait connaître, sans pouvoir, sur le 
moment, mettre un nom sur sa figure. 

— Vous ne me reconnaissez pas? fit-il. 

— Vous êtes Ardouin. 
Le nom m'était revenu. 

Noua refîmes connaissance. Je lui parlai de l'incident 
de la Cour d'Assises dont il me raconta les détails. 

— Voilà ce qui m'amène, reprit-il. Voulant m'affranchir 
du patronat, — il était ouvrier fleuriste — j'ai monté un 
atelier de couleurs pour fleuristes. Mais l'affaire ayant 
prospéré au-delà de ce que j'avais prévu, j'ai été amené à 
prendre des ouvriers. Ne voulant pas les exploiter, je 
leur paie une bonne journée et à l'inventaire, à chaque fin 
d'année, nous partageons les bénéfices. Mais quelques-uns 
d'entre eux ont des femme qui occupent des ouvrières 
qu'elles paient très mal, et il n'est nullement question de 
partage de bénéfices. ft'autre part, j'ai remarqué que, 
lorsqu'on leur présente une liste de souscription, soit pour 
quelque œuvre de solidarité, soit pour quelque œuvre 
de propagande, plusieurs d'entre eux se défilent la plupart 
du temps. Je ne trouve pas cela juste. J'ai décidé que, doré- 
navant, une partie seulement des bénéfices serait leur, 
l'autre irait à des œuvres de propagande ou de solidarité. 
J'ai lu votre appel, et Je vous apporte une partie de la 
somme prélevée sur les bénéfices de l'année, 

Ce disant, il me tendit un billet de cinq cents francs! 

Cinq cents francs I C'était une aubaine qui ne se pro- 
duisait pas souvent. 

Pendant longtemps, Ardouin nous continua un verse- 
ment mensuel do 80 fr. environ. 

Ce fut Pissarro qui, deux fols, paya nos dettes cher, 
l'imprimeur, dépassant /bille francs à chaque fols. 

Une autre fois, ce fut une camarade polonaise qui 
m'apporta deux mille et quelques cents francs pro- 
venant d'un héritage qui lui était échu et que, adversaire 
de l'héritage, elle considérait ne pas devoir garder. 

Enfin, un de nos abonnés à la « Révolte », le camarade 
Lucien Massé de Ars-en-Ré, nous laissa, par testament, 
une somme de douze cents francs avec laquelle nous fîmes 
imprimer diverses brochures. 



290 LB MOUVEMENT LIBERTAIRE 

Parmi les bons amis du journal, je ne dois pas oublier 
Frédéric Slackelberg qui, outre sa collaboration, fut, avec 
Signac et Hérold, un du nos plus fidèles souscripteurs 
mensuels, depuis « La Révolte » jusqu'à la fin des « Temps 
Nouveaux ». 

Slackelberg, lui aussi, venait de la noblesse russe. Son 
père était un riche propriétaire. Il possédait l'Ile de 
Warms : 100 kilomètres carrés et 200 habitants qui lui 
appartenaient également. 

Mais, tout jeune, Slackelberg avait des idées libérales. 
Il ne s'entendait pas aveu son père. Ayant vu fouetter des 
paysans, il ne put le supporter. Il quitta sa famille et la 
Russie. Il avait seize ou dix-sept ans alors. Mais sa mère 
lui fut fidèle jusqu'à sa mort. Devenue veuve, elle vint 
habiter avec son fils a Nice. 

Il se mêla au mouvement révolutionnaire de bonno heure 
Du temps de la Fédération Jurassienne, dont il faisait 
partie, il publia une brochure : « La Femme et la Révolu- 
lion. Plus tard, L'Inévitable Révolution, dans la Biblio- 
thèque Sociologique, chez Stock, et enfin, U A. B. C. de 
l'astronomie paru en Variétés dons Les Temps Nouveaux. 

* 

Par ce rapide aperçu, on peut voir que l'aide n*a pas 
manqué au journal, ni l'encouragement. Malheureusement, 
cetlo aide s'est répartie sur une période de plus de trente 
années, avec des lacunes que ne comblaient pas les petites 
souscriptions ordinaires qui pouvaient se monter a un 
millier de francs chaque année, souscriptions nombreuses 
mais modiques, variant de 0,10 A 0,50. Un franc parfois, 
5 francs, c'était rare, 10 fr. encore plus. 

Et cependant que n'auralt-on pas pu faire avec de 
l'esprit de suite? J'ai souvent cité l'exemple du « Touring 
Club » qui, avec une cotisation modique de 5 fr., versée 
par chaque adhérent, entretient des routes, en construit 
au besoin, cl, en beaucoup de cas, se substitue a l'Etat pour 
faire ce dont ce dernier n'est pas capable. 

Il est impossible de dire a quel chiffre se montait le total 
de ceux qui so disaient anarchistes. Mettons 20.000 et nous 



SOUS LA ni* RÉPUBLIQUE 297 

serons bien au-dessous. Si chacun d'eux avait voulu — et 
qu'il y eût eu une organisation pour centraliser les souscrip- 
tions — verser seulement 0,50 par mois — je parle en mon- 
naie d'avant-guerre — coin aurait fait 120.000 fr. par an. 
Cette somme centralisée pendant 10 ou 20 ans, on aurait 
eu de quoi faire le quotidien après lequel les anarchistes 
ont soupiré si longtemps, ou subventionner des propa- 
gandes que nous ne fûmes jamais capables même d'envi- 
sager, faute de fonds. 

Et, je le répète, 20.000 anarchistes est un minimum. 

Pourtant notre personnel de propagande ne s'accrois- 
sait que très lentement; 'vs nouveaux venus ne faisant que 
remplacer ceux qui disparaissaient, et nous laissant tou- 
jours patauger dans les mêmes difficultés. 

Je suppose que les individus n'ont qu'une certaine 
énergie à dépenser pour la diffusion d'idées d'ordre gé- 
néral. Cette énergie dépensée, ils retombent dans la masse 
qui regarde faire, se désintéressant des idées d'émancipa- 
tion. Celte « masse veule », pour laquelle d'aucuns n'avaient 
pas assez de mépris. 

Quoique retirés de la lutte, quelques-uns, cependant, 
conservaient leur façon do penser. On les voyait reparaître 
aux périodes d'agitation. Mais, phénomène curieux, quoi- 
que ayant connu les difficultés de la propagande, on no 
voyait jamais figurer leur nom aux souscriptions. 

On se demandera comment, en définitive, j'arrivai à 
combler le déficit de quelques milliers de francs qui clô- 
turait l'exercice de choque année ? 

Comme je l'ai dit, par deux fois, Pissarro paya nos dettes. 
Comme droits d'auteur, je touchai, pour mes livres chez 
Stock, une dizaine de mille francs qui s'engouffrèrent dans 
noire budget si instable. 

Tout gosse, j'avais commencé une collection de timbres- 
poste, que nos relotions mondiales me permirent d'aug- 
menter. Un jour de déche noire, Je me décidai a la vendre. 
Elle me fut payée 800 fr. Aujourd'hui, elle en vaudrait 
30 ou 40.000. 

Une autre fois, Stock /tant embarrassé pour payer ses 
droits d'auteur ô Kropolkine, il fut convenu que je pren- 
drais des volumes et que je solderais Kropotklno. Je crois 
bien qu'il lui est redu, de ce fait, deux cents francs qui 
furent digérés par Je journal. 



298 LB MOUVEMENT UBBftTAIRB 

Il y a, enfin, les tombolas. Elle rapportaient, en 
moyenne, deux ou trois mille francs. Je ne me rappelle 
pas au juste. Sauf pour la dernière dont j'avais gardé les 
comptes (qui fut la plus productive de l'année, 8 à 9.000 fr. 
environ). 

Pour vingt sous on pouvait gagner des tableaux de 
Angrand, Agar, Bonnard, des médaillons de Charpentier, 
des peintures de Cross, M"" Cousturier, Van Dongen, Delan- 
noy, d'Espagnat, Grandjouan, Hermann-Paul, F. Jourdain, 
Lebasque, Lefèvre, Manzana, Paviot, Pissarro père, L. 
Pissaro, Luce, Petitjean, Roubille, Van Rysselberg, Raieter, 
Steinlen, Valloton et Willette. Et je ne cite que les plus 
connus. 

Au début, je m'étais inscrit pour un salaire de 150 fr. par 
mois puisque tout mon temps était pris par le journal. Je 
l'avais porté à 200 dans les dernières années. Mais c'était 
pour fixer un chiffre car je ne tirais pas cela du journal. 

Les camarades qui m'aidèrent furent payés 40 fr. par se- 
maine. Ce ne fut que dais les derniers temps que Girard 
fut élevé au haut chiffre de 60 fr. par semaine. 

• 

Voilà, résumé, le travail de 35 années de travail — en 
prenant notre point de lépart de l'apparition du premier 
numéro du Révolté. 35 années de propagande, 35 années de 
lutte acharnée. 

Et, aujourd'hui, que reste-t-11 de tout cela? Qu'est devenu 
le mouvement? 

Pour ainsi dire rien, ou presque rien. Nos idées, qui se 
répandaient dans tous les milieux, qui s'Imposaient à tous 
ceux qui étaient capables de réfléchir, ont été brusquement 
arrêtées dans leur essor par le cataclysme de 1914. 

Mais la boucherie de cinq ans de massacres, la fameuse 
« Déclaration » des seize, ne furent qu'une occasion, qu'un 
prétexte pour cette reculade. Sans doute, le sectarisme des 
uns, la vanité d'aucuns, et la basse rancune des éléments 
désorganisateurs envoyés parmi nous y contribuèrent pour 
une bonne part. Mais l'œuvre de désorganisation menée 
systématiquement et habilement par la police, avait, bien 



SOUS LA m* RipVBtlQUB 2*9 

avant la guerre, — nous l'avons vu dans ces pages — com- 
mencé son œuvre néfasta. 

Tout y a contribué. Il est fatal qu'à une période d'effer- 
vescence où les individus se sont dépensés en espoirs, en 
luttes, en sacrifices succède une période d'enlisement. 
La période révolutionnaire de 1789 à 1795 fut suivie de 
celle du Directoire, où la majeure partie des gens ne pen- 
saient qu'à jouir crapuleusement. Les 5 ans de guerre de 
1914 ont été suivis d'une période d'apathie qui dure en- 
core, et finira on ne sait quand. 

Mais, quel que soit le dégoût que nous inspire la démora- 
lisation de l'heure présente, malgré le bas niveau où est 
tombé notre mouvement par l'action voulue des uns, l'in- 
conscience des autres, je persiste à croire qu'il ne faut 
pas désespérer. Nos idées ont trouvé trop de répercussion 
dans les milieux où on .;e piquait de réfléchir pour croire 
qu'elles peuvent disparaître, sans laisser de trace. Elles 
peuvent sommeiller dans les cerveaux, mourir, non. 
« Il reviendra un moment où les esprits se reprendront. 
Le simple bon sens et la saine raison ne peuvent mourir. 
Reviendra le moment où elles se réveilleront, où les indi- 
vidus se ressaisiront, et comprendront que lutter pour 
jouir n'est pas une solution, ni un but. 

Aux anciens éléments de propagande disparus, se 
substitueront de jeunes générations qui reprendront 
la lutte où nous l'aurons laissée. La lutte pour plus de 
bien-être pour tous, pour la libération des cerveaux et 
des individus, reprendra la première place dans les préoc- 
cupations humaines, les Individus ayant compris, à nou- 
veau, que la satisfaction de bas appétits ne peut conten- 
ter que des brutes. Boire et manger, sans doute, sont des 
besoins primordiaux qu'il faut satisfaire, mais pour avoir 
la force de travailler au développement intégral de notre 
être: moral, intellectuel aussi bien que physique. 

Oui, nos idées portent en elles-mêmes leur force de vie 
et d'expansion. Tôt ou tard, elles reprendront leur place 
dans les préoccupations humaines. 



80l> U MOUVBHBMT UBBRTAIBB 



APPENDICE 



Recettes et Dépenses de quelques années : 

Beaucoup de mes livres de comptes ayant disparu dans 
le déménagement de la rue Broca, Je n'en retrouve pas 
d'antérieurs à 1902. 

Le bilan de cette année se décompose ainsi: 

Aux Recettes : 

Abonnements 6.599 > 

Vente au numéro 21.273 » 

Brochures et souscriptions 13.000 > 

Bénéfices sur vente de livres 765 55 

Total des recettes 41.637 55 

Aux Dépenses : 

f fl P ,er , 7.450 » 

Impression 16M0 , 

Expédition, frais divers de poste 6 947 45 

DIvers 10.750,*40 

Total des dépenses 41.147,85 

Mais, pour bien comprendre ces comptes, il est néces- 
saire de donner quelques explications. 

Toujours sous la menace d'une perquisition ou d'une 
arrestation, afin d'éviter des tracasseries pareilles aux 
camarades, dès le début, J'avais pris l'habitude de n'insérer 



SOUS 1A m* RÉPUBLIQUE 801 

que les Initiales des souscripteurs dans le Journal, et de ne 
faire figurer que la somme dans mes livres. 

Les noms des abonnés, impossible de les dissimuler. Mais, 
comme pour les souscriptions, il ne figurait aucun nom 
pour les achats de livres et de brochures. J'avais mis les 
trois dans la même colonne pour ne pas en avoir trente» 
six sur la même page. 

La maison Hachette qui nous faisait le service de la pro- 
vince, nous faisait payer 0,01 par exemplaire pour l'envoi 
à ses dépositaires. En plus, les frais de retour au kilo. Dans 
les recettes de la vente au numéro, ces frais ne figurent pas. 
Je n'inscrivais que la somme reçue. D.e sorte, que notre 
vente était un peu plus forte qu'elle ne figure aux recettes. 

Aux dépenses, sous la rubrique « Divers », j'inscrivais 
les menues dépenses: Frais de bureau, loyer, mon trai- 
tement et celui du camarade qui était avec moi, le coût 
des clichés, et autres dépenses qui ne rentraient pas sous 
les autres rubriques. 

Pour en revenir à ce chiffre de 41.637 fr. 55, le plus élevé 
que nous ayons encaissé — je n'ai pas les années précéden- 
tes — les souscriptions et les brochures y figurent pour 
13.000 fr. C'est que, là-dedans, est Inclus le produit d'une 
tombola. Ce qui explique cette autre anomalie: aux Temps 
Nouveaux et a La Révolte, un excédent de 500 fr. 

De plus, aux dépenses, figurent les sommes payées, mais 
non les commandes de papier ou les numéros parus non 
payés qui formaient notre passif. 

Aux recettes ne figurent pas davantage les numéros 
vendus mais que les dépositaires oubliaient de nous payer. 
Ce qui ne figure pas encore aux dépenses, ce sont les som- 
mes prêtées à des camarades qu'ils oubliaient de rendre. 
Celles versées pour venir en aide à quelque infortune. 
D existait bien une souscription pour aide aux famille des 
détenus. Mais les besoins dépassèrent toujours les recettes. 

Je reviens à mes comptes: 

1903. — Recettes : 41.428,55. — Dépenses : 44.567,80. 
Déficit : 3.130,25. La prospérité n'avait pas duré. 

1004. — Manque. 

1805. — Recettes : 23.600,40. — Dépenses : 25.868,65. 
Excédent : 731 fr. 75. Cet excédent, je ne peux l'expliquer, 
alors qu'il y a une baisse sérieuse dans la vente au numéro. 



309 LB MOUVEMENT UBEHTAIHB 

les abonnements restant à peu près les mêmes. 

1808. — Se maintient. — Recettes : 26.332,30. — Dépen- 
ses : 28.056,50. — Déficit : monte aussi : 1.724,20. 

1008. — Légère augmentation, mais c'est une autre an- 
née de tombola, qui a rapporté 9.256 fr. — Recettes : 
29.488,45. — Dépenses : 25.633,85, avec un excédent de 
3.854,60 qui servit à liquider quelques dettes. 

1912. — (Manquent les autres années) donne 21.887,20 
de recettes, autre baisse, et 29.481,85 de dépenses. Déficit: 
7.594,65. 

1913. — Autre baisse. Recettes : 20.052. — Dépenses : 
25.370,05. 

1914. — C'est la déroute. 



* 

* 



A côté de ces chiffres, voyons la besogne faite. ' 

Laissons de côté le Journal, qui compta, pendant les 
trente années de son existence, quelque chose comme 
12.000.000 d'exemplaires. 

Pour l'affaire Ferrer et l'affaire Pousse! nous publiâmes b 

des feuilles spéciales tirées à 10.000 exemplaires chaque. 

Pour la campagne en faveur des prisonniers de Mont- 
Juich, 11 fut tiré une feuille spéciale, Y Echo de Montfutch, 
distribuée avec les Temps Nouveaux, mais les frais en 
furent payés par Ardouin. i 

Ce fut dans l'édition des brochures que nous fûmes les e 

plus brillants. 

Lors du déménagement de la rue Broca, fait d'une façon 
Imbécile, il a été perdu quantité de documents. Je recons- 
titue avec ce qui me reste. Voici les chiffres que J'arrive 
à reconstituer: ' 

Nous publiâmes 88 brochures, avec un tirage global de c 

2.236.000 exemplaires. 

Certaines comme Entre Paysans, de Malatesta, furent 
en plusieurs reprises, tirées à 95.000. Aux Jeunes Gêna, de 
Kropotkine, 80.000. L'Esprit du Révolté, 30.000. Les autres 
à 10.000. 

2.236.000 exemplaires, et Je dois être au-dessous de la . 

véritéi Cela représente une belle activité. ] 



sous la in* h&ubuqub 303 

A Genève, pendant les cinq ans qui précédèrent mon 
arrivée, diverses brochures forent éditées, dont je ne con- 
nais pas le chiffre de tirage et dont plusieurs me manquent. 

Entre autres, La Peine de Mort de Reclus, Le procès 
Solovief, Le procès de Lyon et diverses autres dont Je ne 
puis faire figurer les tirages Ici, faute de renseignements. 

Il faut ajouter la brochure à distribuer que nous lais- 
slons aux camarades pour le prix du port. J'en trouve 6. 
Avec un tirage global de 240.000. 

Ensuite, nous eûmes les volumes suivants: Guerre-Mili- 
tarisme, 2.000 exemplaires ; Patriotisme-Colonisation 2.000 
ex.; Le Coin des Enfants (3 séries) 6.000 ex.; Terre-Libre, 
2.000 ex. 

Une série de 35 lithographies, dont 5 en couleurs, devant 
servir de frontispice aux volumes du Supplément, et dont 
le tirage fut de 2 à 300 exemplaires chacune. 

Une eau-forte de Daumont et de Barbotln, une autre de 
Daumont seul et une autre de Frédéric Jacques. Même tira- 
ge que les llthos. 

Il y eut un tirage à pari des illustrations de Guerre-IHill- 
tarisme et de Patriotisme-Colonisation. Un des dessins 
parus dans l'année où Les Temps Nouveaux furent illustrés. 
Un autre dessin du numéro sur Btrlbt. 

Une eaux-forte assez mal réussie (c'était notre début) sur 
les martyrs de Chicago. 

Portraits de Bakounlne, Proudhon et Caflero, burins de 
Barbotin. 

Plus, trois affiches illustrées. Une de Luce, une de Stein- 
len et une de Léomln. 

En somme, si la vie du Révolté jusqu'aux Temps Nou- 
veaux, fut une vie de mendicité, comme d'aucuns « bons 
camarades » veulent l'insinuer, 11 semble que, par contre; 
il y fut fait de la besogne. 

J'oubliais l'image « Cnauvtnard * (genre Eplnal), pour 
gosses, qui fut tirée à 15.000 exemplaires, que les 4.000 fr. 
de la camarade russe nous avaient permis d'exécuter. 



FIN 



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FAC-SIMILB D'UNB LBTTHB DB KBOPOTKINB 

ADRESSÉE A JBAN ORAVB LB 2 SBPTEMBRB 1914 

BT SUIVIB D'UNB AUTRE DU MÊHB AU HBMB CONTENANT 

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EXTRAIT D'UNB LBTTHB DB PtBRRB KROPOTKINB 
A JEAN GRAVB (4 AVRIL 1916) 







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TABLE DES GRAVURES 



Pages 

I. — Reproduction d'une lithographie de Slgnac. 34 

II. — Portrait de Jean Grave en 1928 35 

m. — Reproduction d'une lithographie de Signac. 50 

IV. — Portrait de Tolstoï 51 

V. — Reproduction d'une lithographie de Jehan- 
net 98 

VI. — Portrait d'Elysée Reclus 99 

VII. — Reproduction d'une lithographie de Pis- 

saro 114 

VIII — Portrait de Ravachol 116 

IX. — Reproduction d'une lithographie de Lebas- 

que 162 

X. — Portrait de Jean Grave à l'époque du Procès 

des Trente 163 

XI. — Reproduction d'une lithographie de Stein- 
len 178 

XII. — Jean Grave aux Temps Nouveaux 179 

XID. — Portrait d'Emile Henry 228 

XTV. — Reproduction d'une lithographie de Cons- 
tantin Meunier 227 

XV. — Portrait de Kropotklne 242 

XVI. — Reproduction d'une lithographie de Ber- 
nard Naudln 243 

XVII. — Fac-similé d'une lettre de Kropotklne 
adressée à Jean Grave, le 2 septembre 
1914, et suivie d'une autre, du même 
au même, contenant une critique inatten- , , 
due de Dostoïevsky î. ..; . . J. ■. 305 



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TABLE DES MATIÈRES 



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Jean Grave m 

I. — La Fin de l'Ordre Moral 1 

II. — Mes premières relations avec la Justice de 

mon Pays 21 

III. — Du Procès de Lyon à Genève 35 

IV. — Le Révolté à Paris 47 

V. — La Réuolte 65 

VI. — A Sainte-Pélagie 79 

VII. — La Révolte contre la Société des Gens de 

lettres 86 

Vm. — La Terreur 100 

IX. — La Bourrasque 118 

X A Clnirvaux 137 

XI. — < Les Temps Nouveaux » 146 

XII. — Pendant l'Affaire Dreyfus 158 

"Xlll. — De l'Affaire Dreyfus au Ministère Clemen- 
ceau 168 

XIV. — L'Individualisme et les Individualistes. ... 181 

XV. — Les Mouchards 101 

XVI. — Les Cambrioleurs 210 

XVII. — La Lutte pour l'Existence 210 

XVIII. — Notre dernière campagne 234 

XIX. — Que Faire ? 241 

XX. — En Angleterre 251 

XXI. — La première scission 256 

XXII. — Comment on tue une Propagande 269 

XXIII. — Kaléidoscope • 281 

XXIV. — La Vie Financière d'un Journal (400 action» 

naires) ■'. ' <• •'<# • 200 

Appendice \. t.. '.,.'...;.*. 800 

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