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Full text of "Le Livre de ma vie"

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UE UVRE 



MA VIE 



I 



COMTESSEheNOAII-IES 

UE LIVBE 



MA VIE 



HACHETTE 



II a etc lire do oet OUVrage ; BUT papier Ja] 
blanc nacre : 2 <v 

ct 2 exemplaires numerotes I et II ; sur 
papier Japon imperial : 5 exemplaires am 
rotes de l a 5 et 15 exemplaires numerotes <l<- 
1 a XV ; sur papier de Holland e : 10 sx&m 
plaires numerotes de 1 a 10 et 5 exemplaires 
numerotes <l< i l a V ; sur papier de Mada^as 
car : 25 exemplaires numerotes de 1 a 25 
et 5 exemplaires numerotes de 1 a V ; sur 
papier velin pur fil Lafuma : 25 exemplaires 
numerotes de 1 a 25 et 10 exemplaires nume- 
rotes de I a \ ; sur papier Heliotrope : 
10 exemplaires numerotes de 1 a 10 et 10 
exemplaires numerous de I a X ; sur papier 
Alfa : 220 exemplaires numerotes de 1 a 
220 reserves aux « Selections Lardanchet ». 
I/edition originate a ete" tir6e sur papier 
d'Alfa. 

Les exemplaires numerotes en chiffres 
romains ne sont pas destines au commerce. 

EDITION ORIGINALE 



Tous droits de traduction, de reproduction 
et d' adaptation reserves pour tous pays. 

Copyright by Librairie Jfachette, 193X 



LE LIVRE DE MA VIE 



INTRODUCTION 






Jamais la verite ne m'a coute a dire ; le senti- 
ment de Tevident, du raisonnable, de l'equi- 
libre communique a qui le possede une fierte 
qui ne comporte ni hesitation ni regret. 

C'est un pacte conclu des l'eveil de l'esprit avec 
soi-meme, avec ce qu'on devine etre la force, Fhon- 
neur, la mysterieuse duree. Car Thomme se sent 
eternel et vit selon cette fiction, bien que plus 
tard, assailli par la lassitude, oppresse par la clair- 
voyance, ilne sesente plus eternel, eternellement... 

Aujourd'hui, au moment de raconter les sou- 
venirs si precis de mon existence, la robust e et pure 
verite m'apparait delicate et redoutable. Elle a 
des exigences et peut nous obliger a nous cele- 
brer comme a nous nuire. 

Pour ne pas manquer a la sincerity il me faudra 
p&rfois ne pas etre modeste, depeindre ce qu'est, 
chez une enfant, la vocation, la predestination, et 
devoiler ainsi Talliance de l'humilite* candide et 
grave avec un puissant orgueiJ. « Nous n'^galons 
pas nos pensees», ecrivait Bossuet. Cette affinna- 






6 INTRODUCTION 



Ition qui, tout d'abord, s&iuit, — carPetre actif 
se sent le serviteur malaise de sa vigueur spiri- 
tuelle, — n'est plus exacte dhs qu'on la medite, 
La passion, Tinstinct, le subconscient imperieuxel 
secourable transportent les esprits doues de toutes 
les amours au-dessus de leur raison m&ne. Par 

Iune aptitude que j'ai 6te obligee de constater des 
mon enfance, j'ai £gale, j'ai depasse mes pensees, 
j'ai vole au-dessus d'elles. Si attach ee que je 

Ifusse a T intelligence, et jusqu'a me sentir comme 
en prison, et volontairement, entre les chaines 
mobiles, mais inexorables de la Iogique, j' ai connu 
un au-dela du possible. Une sorte d'ivresse ple- 
ni&re m'installait souvent avec aisance dans un 
domaine que le coeur deborde, oil la creature, 
n'ayant plus aucune sensation d'entrave, dispose 
d'un univers sans lois et, pareille aux dieux, exerce 
toutes les vertus prodigues. 

Je ne songeais pas a combattre la temerite qui 
naissait de moi-meme, de Tardente liqueur incluse 
dans mes veines. La plus energique securite me 
pretait un appui total. Du haut d'une zone sans 
voussure, je dascendais vers les choses, je f rater- 
nisais avec les Elements. Que j'eusse tous les pou- 
voirs, l'exc&s de mon d£sir, Tabsence de contra- 
diction interieure me Tafiirmaient* J'avais la cer- 
titude d'etre capable de marcher sur les flots. 
Parfois, au bord du lac L&nan, quand la nappe 
tfede d'une eau bleue bordee d^cume m'invitail 



; 



INTRODUCTION 






I a la parcourir, j'ai vu se reduire si e^roitement 
le lien tyrannique qui nous retient a l'existence, 
que je me suis sentie chanceler avec une prefe- 
rence egale entre la vie et la mort. Comme on 
l'imagine bien, l'invincible commandement de la 
vie l'emportait, mais j'etais en dehors de cette 
decision ; je demeurais done sans culpabilite, sans 
faiblesse, sans defaut en vers l'extravagance. 

La lumiere me fit trebucher d'emerveillement 

des mes premieres annees. J'ai eleve vers le soleil, 

dans le mutisme de Timpuissance enfantine, des 

prieres bourdonnantes d'amour qui empruntaient 

leur encens a lasauge duvetee, aux plantureuses 

rhubarbes, aux acanthes pourprees des massifs 

du jardin paternel. Non seulement l'eclat du jour 

me tenait comme inclinee sous son irresistible joug, 

mais, effrayee par la funebre figure des nuits aux 

constellations insistantes, par cette tribu bohe'- 

mienne des astres egare*s et comme sans abri, je 

benissaislefeu captif desdemeures,celui deslampes, 

celui de l'atre. Au cours de mon adolescence, j'ai 

souvent epouvante mes amis par le tranquille 

elan avec lequel je bousculais dans la cheminee, 

du bout d'une mince bottine ou d'un Soulier dore\ 

le bois incandescent. Je m'avancais dans le foyer 

avec une absurde alacrity prononcant ces mots 

pre'somptueux, toujours sinceres : « Le feu et 

moi, nous nous connaissons ! » Par ces imprudences 

spontan&s furent roussis et consumes les precieux 



pinceaux d'une fourrure de zibeline, pesant au 
bas d'un manteau, et, un soir, des volants de 
dentelles s'eteignirent en rougeoyant entre les 
mains empressees de spectateurs moins f&ches 
contre moi qu'ils n'etaient emus. 

II est vrai que mon intrepidite n'ignorait pas 
ce que Taudace et le peril ajoutent de seduction 
a la faiblesse feminine. La pusillanimity reelle ou 
feinte, les defaillances, les cris ont le meme pres- 
tige : je ne m'en privais pas non plus. N'^tant 
encore que toute petite fille, je souhaitais attirer 
la tendresse des hommes, les inquieter, etre sauvee 
par eux, mourir entre tous les bras... 






* 



Je ne me dissimule pas la difnculte que j'aurai a 
raconter mes souvenirs. Plus la memoire est vivace, 
coloree, rigoureusement fidele, plus il serait oppor- 
tun de lui imposer une demarche bien reglee. 
Elle veut bondir, tout offrir, s'elancer, retourner en 
arriere ? Soyons indulgents envers sa tache, accor- 
dons-lui laliberte.De preference a un recit ordonne, 
presentons les sinuosites de la pensee, qui se divise 
en meme temps qu'elle se developpe ; reproduisons 
la palpitation de l'instant meme ou nous combat- 
times contre les circonstances ou times alliance avec 
elles. Combien de fois ai-je soupir£, du fond de ce 
lit oil, des mon adolescence, j'ai supports de cruels 
languissements : « Ah ! :;i je pouvais envoyer ma 



, 



INTRODUCTION 



tete chez l'imprimeur ! » Oui, si les images pou- 
vaient passer directement de la substance qui les 
engendre a ia page typographique, si les arabes- 
ques de l'esprit s'inscrivaient sur un feuillet comme 
Ia fougere aux varietes infinies se dessine dans 
Fherbier du savant, nous aurions peut-etre l'em- 
preinte de la verite. Et, pourtant, ce livre-la lui- 
raeme ne serait pas exact. II ne revelerait pas sufii- 
samment la delicate ou violente acrobatie de l'idee, 
lameditation, la temerite, cet etat d'univers, dirai-je, 
qui, hors du sommeil, ne m'a jamais abandonnee. 
Je me resous a ecrire des Memoires plus que je 
ne le souhaite. Un poete sur qui tout le bonheur 

Iet le malheur du monde se sont abattus, qui, pour 
etre plus vrai, s'est exprime avec une sorte d'hum- 
ble impertinence envers les lexiques et les gram- 
maires, assemblant les vocables comme on hele 
le passant, 1'inconnu, dont on attend un prompt 
secours, croit s'etre livre entierement dans ce qu'il 
a^ d'individuel et dans ce que la poesie contient 
d'universel. En ecrivant mes poemes, dans l'exces 
du plaisir ou de la souffrance, il me semblait que 
je depeignais pour autrui non seulement Taltitude 
et l'abtme oil la vie me situait mais encore que je 
leur designais les lacets du chemin et les raisons 
qui me conduisaient. Une ame transparente, pen- 
sais-je, en qui s'affirme si fortement la vie, qui 
aime si pmssamment ce qu'elfe aime, et aime encore 
ce qui pourrait lui d^plaire, est persuasive, con- 



- 



io INTRODUCTION 

Ivaincante, contagieuse* Je me trompais. Peu 
d'etres nous connaissent. On peut influencer autrui, 
Timpregner, Tenvahir meme, on ne le transperce 
pas, on n'interrompt pas en lui sa solitaire et dure 
continuity par laquelle il nous est contradictoire ; 
la passion seule, sa ferocite, son acquiescement 
habile et tendre a tous les sacrifices, parvient a 
meler les etres. De la, sans doute, cette tentation 
perpetuelle de r amour et ce besoin d'une tyrannie 
et d'une servitude alternees qui permettent le 
brisernent et r absorption de ce que Ton convoite. 
L'etonnement que m'ont si souvent procure les 
interpretations les plus deformantes, cette absence 
de nous qui se trouve dans la plupart de nos bio- 
graphies, m'ont, enfin, decidee a me prononcer 
moi-meme. 

Le bienfait de Tecriture personnelle est done 
probablement qu'on y entend le son de la voix, 
T emotion charnelle, les vibrations physiques, la 
respiration. Ecoutons ce cri defensif d'un philo- 
sophe irrite : « Le style est inviolable ! » En effet, 
autant cette appreciation est juste, autant il est 
juste de co istater Funicite de tout individu. 
Qui solliciter ions-nous d'etre nous, de nous repre- 
sentee de nous reveler dans les mouvements de 
not re intelligence et de nos passions ? Nos &6i ail- 
lances memes, nous les voulons voir marquees 
de nos tremblements et de nos sueurs, charges 
de ces sursauts d'6nergie, de ces puissantes rdsur- 







INTRODUCTION 



ii 



Irections que nous sommes seuls a connaitre et a 
pouvoir fournir. 
« Qui telephonera quand je serai morte ? » 
me suis-je ecriee souvent quand j'entendais a 

Imes cotes une voix me rendre le service de me 
suppleer. Ces moUes ou timides paroles, ces irre- 
solutions, cette ligne onduleuse de la volonte, ce 
duel sans vigueur avec un silence adverse, non, ce 
n'etait pas moi. Si ces memes voix avaient eu 
a s'interpreter elles-memes, sans doute eussent- 
elles repondu avec perfection au vceu de l'interlo- 
cuteur. Mais celui qui nous attend, qui ne veut que 
nous, qui a pour espoir de se nourrir de nous et 
de s'en abreuver, qu'a-t-il a faire de tels travestis- 
sements ? Et moi-meme, severe a moi-meme, 
j'ai pu dire souvent, dans mes instants de grande 
fatigue, d'inertie sans recours, de desabusement et 
de juste epouvante devant le neant de l'infime 
comme de l'infini : « Je me sens inutile, mais irrem- 
pla9able... » 



CHAPITRE PREMIER 



Paris. — L' hotel de V avenue Roche. Decor 
citadin. — Nostalgie de la nature. — Mon fere. 

— Aiitour de la table d'Amphion. — Ma mere. 

— De la splendeur orientale au hrouillard bri- 
tannique. — Premiere legon d' anglais. — La 
gouvernante el le prestidigitateur. — Douleur 

d' enfant, 

TE suis nee a Paris. Ces quelques mots m'ont, 
des Tenfance, confere un si solide conten- 
tement, ils m'ont a tel point construite, j'ai 
puise en eux la notion d'une chance si particu- 

Iliere et qui presiderait a toute ma vie, que je 
pourrais r^peter ce vers de Verlaine : 



L'amou • de la patrie est le premier amour... 









Ainsi illustrerais-je une de mes verites, car on 
sent bien que le po&te a pour privilege d'etre mul- 
tiple, de pouvoir prouver sa sincere abondance, 
de n'etre enferm£ en rien. Chez lui, le double choix 
n'est pas contradiction, mate prolongement du 
raisonnement et croissance de la sagesse. Les sen- 



LE LIVRE DE MA VIE 13 

timents que je de*peindrai, meme tout uniment, 
ne seront done jamais absolument simples, quelle 
que puisse £tre leur apparente nettete. 



Je suis n6e a Paris, boulevard de Latour-Mau- 
bourg. Je n'ai pas garde - le souvenir precis du lieu 
ou s'elevait la demeure vitree comme une serre 
chaude que me decrivait souvent ma mere, de- 
vant laquelle un jour elle me conduisit, et ou 
j'avais passe* les premiers mois de ma vie. Ma me- 
moire s'eveille dans un opaque hotel de l'avenue 
Hoche, spacieux et haut, serpente par des esca- 
liers recouverts de lake rouge, que surchargeaient 
et fleurissaient les roses, les verts, les bleus fanes 
des tapis d'Orient. Le salon le plus important 
de Thdtel 4ta.it habille de peluche couleur de tur- 
quoise, meuble de canapes et de sieges dores, et 
deux larges pianos y etalaient, c6te a cdte, le 
desert laque de leurs reflets de palissandre, sous 
un haut palmier languissant. Les plantes vertes 
des appartements m'ont, en souvenir du palmier 
de mon enfance, attrist^e d&ormais comme le 
fauve soumis des cirques, comme la Malabaraise 
faisant emplette de provisions aux dtalages d'un 
marche* de Paris. 

D'un autre c6t6 du vestibule, un boudoir orien- 
tal, briUant, tintant, pourrais-je dire, comme des 



*4 



LE LIVRE DE MA VIE 



bijoux de bazar, prfoddait une galerie oil s'enca- 
draient dans le chene sculpt^ des portraits d'aieux 
portant sceptres et couronnes. Aieux paternels, 
ayant regn.6 sur le Danube et les Carpathes, adou- 
cis par le sang plus d£licat de leurs m&res et de 
leurs epouses grecques. Leur l^gende, que mon 
pere m'expliquait, me les montrait tout-puissants 
et implacables. Pourtant, Tun d'entre eux tenait 
entre ses mains une colombe. Je sentais, en les 
regardant, que, depuis des siecles, je les avais 
quittes pour devenir la petite fille toute neuve de 
r avenue Hoche et d'un jardin de Savoie. Cet aus- 
tere chemin gen^alogique, form£ par de sorabres 
visages, aboutissait a une veranda en bois ver- 
meil qui me semblait enchanter esse. Des fleurs 
de soie ornaient le leger treillage croise en lo- 
sanges. Un divan arrondi faisait gonfler ses cous- 
sins en gaze de Turquie, et de vastes baies contem- 
plaient Tavenue Hoche en son sens le plus large, 
le plus pur, le plus noble, — comme on dirait d'un 
fleuve. 

Pourtant, ce riche decor citadin me d£solait 
de m&anco lie. Tout n'&ait que pierre £crasante 
a mon cceu : oppresse. Les murs du secret Tatter- 
sail, qui abritait myst^rieusement un luxueux 
marche de chevaux, faisaient un lointain vis-&- 
vis a notre demeure. Le Tatter sail, pay sage cir- 
conspect et pierreux de mon enfance, est aujour- 
d'hui disparu. Je lui savais gi6 de n'avoir qu'une 



LE LIVRE DE MA VIE 15 



mediocre hauteur qui ne me privait pas de la vue 
du ciel. Chaque matin, a l'heure oh le branle- 
bas de la voiture du laitier pen&rait dans notre. 
sommeil enfantin et le derangeait, la po&ie des 
cloches emanait d'une invisible eglise enfouie 
dans la grisaille des constructions et me consolait 
du lever du jour. 

Je n'ai pas aime la demeure elegante de mes 
parents, je n'ai pas aime l'avenue Hoche qu'appre- 
ciaient et honoraient fort les Parisiens, victimes 
des perspectives resserrees ou des bruyants bou- 
levards. Cet aspect de mausolee, de cimetiere 
surhausse qu'avait notre horizon, cet avare oxy- 
gene qu'il nous distribuait, ne me paraissaient 
pas 6tre le lieu raisonnable oil se developpent le 
corps et l'esprit des enfants des hommes. Et pour- 
tant, au printemps, la nature, si durement chas- 
see des villes, s'efforcait de nous apporter son re 
gard, sa tiede poignee de main, son encourage- 
ment. Les platanes robustes du quartier de l'Etoile 
egayaient par leurs bourgeons la grise avenue des 
le mois d'avril, s'epanouissaient en juin et puis 
laissaient rouler sur les trottoirs leurs fruits deli- 
cats, sorte de molles noisettes epineuses, d'un vert 
re>uissant. Mais cette faible offrande, pas plus 
que le voisinage du pare Monceau, ou, pourtant. 
abondait la verdure morcele'e, ne me persuadait. 
Je ressentais avec la tristesse amere des profondes 
loyautes et de l'esperance trahie la difference du 



— 

■ 






HE MA VIE 



don que font les villes au regard des g6n£reuses 
campagnes. Je voyais bien que, dans *e pare 
Monceau, orgueil vegetal de notre voisina.je, une 
colonnade faussement en ruine entourait un etang 
de couleur grege, ou quelques cygnes et des ca- 
nards aux teintes franciscaines rehaussees d'une 
lueur de lophophore se r^signaient a la nostalgic 
dedaignee des betes. J'entendais bien le lointain 
et triste effort de F omnibus et j'apercevais, rou- 
lant dans les avenues sablees du pare, des fiacres 
surprenants par le cheval delabre, le cachot vitre 
de la voiture et les blanches pelerines eta gees 
du cocher, tandis que, le long des pelouses en- 
combrees de nourrices et d'enfants, des sergmts 
de ville semblaient commander aux moineaux 

J'etais un coeur que Ton ne trompait pas. J'ai- 
mais la nature. Enfant, j'en eus faim et soif, je ne 
voulais rien qu'elle. Loin d'elle, je mourais, et le 
chalet, les routes, le lac, les collines de Savoie 
me causaient, quand j'etais parmi eux, un enivre- 
ment et, quand j'en etais eloigned, une detresse, 
dont d^pendaient ma sante\ ma secrete humeur : 
dnigmes qu'-me enfant, dans sa mysterieuse bra- 
voure, n'int( rroge pas. Sur les trottoirs de Paris, 
mon esprit, iaconne' avec precision, se represent ait 
la huppe violette de la scabieuse, son ar6me effil^, 
le papillon blanc stri6 de noir qui s'6chappait 
de la fleur, le merisier aux cerises exigues, 1'agneau 
des paturages tremp6 de ros^e, aussi passionneS 









LE LIVRE DE MA VIE 



ment, aussi desesperement que l'amant voit, en 
songeant et sous Tinfluence du d£sir, la chevelure 
cr6pel6e de la jeune fille qu'il espere obtenir sans 
en avoir la formelle certitude. 

Je n'aimais done pas Tavenue Hoche, vaste et 
ciaire, ni l'hdtel au portail blond et verni qui s'ou- 
vrait sur la voute sonore ou nous nous arretions 
pour prendre le chemin des appartements, tandis 
qu'en avant de nous apparaissaient la cour et 
les ecuries couleur de brique, qu'enveloppait une 
vague odeur animale. Mais e'est la, pourtant, que 
je re^us toutes les lemons de ma petite vie, car, 
dans le jardin du lac Leman, je n'ecoutais que les 
voix de l'univers. 




Dans la maison de Paris, comme dans la de- 
meure d'Amphion, pres d'Evian, il y avait, im- 
menses a nos yeux par leur liberte et leurs privi- 
leges sans bornes, monpere etma mere. Mon pere, 
ancien eleve de Saint-Cyr,netarissait pas de louan- 
ges sur la dure discipline a laquelle il s'etait plie 
avec passion dans la severe ecole, qu'il venerait 
comme un temple. II se rejouissait d'avoir souf- 
fert du froid, du lever avant l'aube, de la nourri- 
ture rebutante, des exercices penibles, des ordres 
re ? us et executes, et, comme tout humain qui a 
tnomphe de l'esclavage, il y ava it pu is6 un fier 

2 



i8 



LE LIVRE DE MA VIE 



sentiment de virility. Autoritaire et bon, ami des 
jardins et des pontes classiques, aimant a s'enten- 
dre parler, aimant a commander, aimant a batir, 
sa persorme g£n£reuse m'inspirait un grand amour 
et une peur extreme. D'abord, il m'6tonnait. 
Le premier homme dtonne une petite fille. Je sen- 
tais bien que tout d^pendait de lui. Je n'&ais pas 
sure que sa justice fut telle qu'elle eut toujours 
raison. Je l'avais vu s'irriter contre Ies jardiniers, 
contre les marins de notre gracieux bateau du lac, 
contre les serviteurs. Dans ces moments-la, j'avais 
pri£ Dieu dans le coin des chambres pour que mon 
p6re se tut ou que le monde cessat. Je ne pouvais 
supporter, quelle que fut ma veneration pour mon 
pere, qu'il s'emportat contre ceux qui ne se sen- 
taient que le droit du silence. Sans que je me per- 
misse de le juger, mais avecun sentiment de regret, 
je trouvais que mon pbve citait Corneille ou Ra- 
cine solennellement, sans opportunity et a la fa- 
con salutaire des proverbes. 11 se servait d'eux 
pour etayer sa morale, pour donner des conseils, 
pour r^pandre les nobles craintes. 

Celui qui met un frein a la fureur des flots 
Salt aussi des mdchants arreter les complots... 

disait, soudain, la voix de mon p6re, qui, occu- 
pant un fauteuil rustique, buvait paisiblement 
une tasse de the* sur le balcon du chalet d'Amphion, 
dans une atmosphere de paradis, car des petunias 



LE LIVRE DE MA VIE 



vanilles et des hortensias roses, aux ftoraisons 
profuses, offraient le spectacle de la jeunesse du 
monde inclinee sur la transparence de 1'eau. 

Tout enfant, la po^sie me semblait mature si 
sacr^e que j'eusse voulu la rendre secrete, l'arra- 
cher au bon usage des exemples instruct if s. Mais 
fetais lide a mon p6re comme le surgeon du chene 
est lie au chgne, et je reprimandais en moi cette 
delicatesse> cette vive susceptibility qui me por- 
taient k lui trouver des torts et a eprouver par lui 
un malaise confus, 

Mon pere s' 6ta.it marie tard et avait vecu en 
superbe celibataire les dernieres annees du second 
Empire. II se plaisait a narrer, a l'heure des repas 
oil nous etions presents, si petits que nous fussions, 
et tortures, le soir, par le vertige du sommeil, 
la politique des Tuileries. Devant notre imagi- 
nation effrayee se deroulaient les brillants combats 
du Mexique, la prise de Puebla, la guerre de 1870, 
Tarrachement de 1' Alsace-Lorraine a la France. 
J'ai ete elevee parmi des academiciens (myste- 
rieux pour moi par les noms similaires de Camilla 
Doucet et de Camille Rousset), des diplomates, 
desdcrivains, — autourd'une table trop abondam- 
ment fournie, oil, dfraisonnablement, rienne nous 
etait refuse, — dans le recit des provinces per- 
dues, dans les discussions sur les responsabilites 
militaires et civiles, enfin, dans le sentiment d'un 
d<5sastre qui remplirait a jamais l'&me de cha- 






20 LE LIVRE DE MA VIE 



v 

a 



cun et de tout un pcuple. ReVeuse, je me sen- 
tais responsable de ne pouvoir reparer la cata- 
strophe. Le nom de Bismarck traversait les con- 
versations a la maniere d'un fleau humain qui 

vait contriste la conscience du monde, nui a la 
patrie du soldat de fer comme a celle qu'il avait 
vaincue ; celui du ills de Guillaume I er , Frederic, 
epoux de Timperatrice Victoria, devouee aux cou- 
tumes de sa natale Angleterre, s'enveloppait, au 
contraire, d'anecdotes sympathiques. Les voix 
changeaient de ton en parlant de lui ; on citait 

es mots historiques empreints de generosite et de 
compassion. J'etais etonnee, mais contente, dans 
mon souhait de conciliation, dans mon amour 
de tout, qu'on put avoir combattu, etre fils d'em- 
pereur, heritier d'une charge cruelle, et obtenir 
autour de la table d'Amphion Thommage de no- 
bles paroles. 

Ma mere etait parfaitement belle, sans exces 
de lueur, avec moderation, comme l'exige le des- 
sin grec. Son profil celebre, a qui allaient les louan- 
ges merit^es par l'exceptionnel, la nettete des 
modeled, Ten :adrement du precis regard sont un 
temoignage ae la durabilite des vertus physiques 
dans la race. Ma mere ressemblait, sans nul d&aut, 
aux gracieuses V6nus des musees d'Athenes, de 
Florence, de Naples, de Sicile ; mais Fexpression 
de son visage d^celait une naivete rieuse, un repos 
innocent dans le charme, qui ne l'apparentaient 



LE LIVRE DE MA VIE 21 

plus aux dtegantes deesses de marbre, obsedantes 
par la ruse voluptueuse. 

La beaute de ma mere, son radieux talent de 
musicienne etaient le tresor et la foi inebran- 
lable de notre famille. Nous eussions doute de la 
clarte du jour, mais non de la valeur attachee a 
la purete d'un front que prolonge la ligne impec- 
cable d'un nez fin et droit. Nous la contemplions 
aussi avec ferveur quand elle s'approchait du 
piano. Ma mere, anxieuse, refusait parfois de 
s'asseoir sur le tabouret faisant face au clavier. 
Des amis fanatiques l'y contraignaient. Elledon- 
nait alors, par sa resistance, ses lamentations, ses 
larmes, le spectacle d'une captive de Delacroix, 
brutalisee par les vainqueurs. Et puis, apaisee, 
maitresse d'elle-meme, Tautorite de ses mains &ier- 
giques et volantes, semblables k des tourterelles, 
arrachait a l'ivoire et a l'ebene les plus beaux sons, 
les plus profonds, les plus allegres que l'on puisse 
entendre. 

« Je suis issue tout entiere du bois de ton piano », 
ai-je pu dire, en toute v&ite, a ma m£re, au 
moment oh, dans un sommeil que l'obsession 
de la musique enchantait encore, elle quittait 
doucement la vie, ayant sur les tevres les noms 
de Beethoven, de Mozart, de Chopin. 

Et, en effet, f&ais si redevable du don de po&ie 
a son ravissant genie qu'a I'heure accablante et 
naturelle oil, penchee sur ma mere, je voyais en 



22 



LE LIVRE DE MA VIE 



elle, k l'etat de clart£, ce que nous avions de tout 
k fait coramun, je me suis entendue prononcer 
cette phrase qui nous melait Tune a I'autre par- 
dela le tombeau : « Je suis bien heureuse que ma 
mere ait ecrit quelques poemes qui, peut-etre, ne 
periront pas. » 



* 



N^e a Constantinople, d'une antique famille 
d'humanistes de Tile de Crete, ma mere fut 
transported peu apres sa naissance dans une am- 
bassade de Londres, ou elle demeura jusqu'a son 
mariage. Son pere, entoure de consideration, y 
representait la Sublime-Porte : mots dores, appel- 
lation fabuleuse qui me faisaient confondre la 
nation aux tr&ors byzantins avec une arche sans 
limite et nVemplissaient de respect envers un tissu 
bariole, justement denomme « le chale du Sultan ». 

Heureuse a Paris, ne pouvant vivre ailleurs, 
ma mere, fidele et poetique, se reportait pourtant 
avec nostalgie aux sensationnels brouillards de 
TAngleterre. Elle nous depeignait frequemment, 
avec une sor e de beatitude qui accorde une tendre 
part au chagrin, l'hiver britannique, la tristessede 
1'orguedeBarbarie, etouffeedans la brume opaque 
et jaune, les bougies allumees des l'aurore, l'ennui 
du dimanche, les loisirs evang^liques rendus obli- 
gatoires. Ces plaintes heureuses me font songer a 
la sirene legendaire dont parle Michelet et qui, cap- 



LE LIVRE DE MA VIE 23 

turee dans un port de Hollande, se fit religieuse ; 
elle emerveillait par sa grace le convent qu'elle 
avait choisi; elle y etait aimee, choyee, k l'abri de 
toutes les brutalites du climat ; mais, parfois, le 
soir, quand un pale soleil descendait sur les eaux, 
elle regrettait les gouffres mouvementes, l'aprete 
saline et versait des pleurs en regardant la mer... 
Nos parents, nos amis ne parlaient devant nous 
et entre eux que le francais ; aussi, avec la conclu- 
sion rapide que les enfants sont obliges d'appor- 
ter aux courts evenements de leur vie successive- 
ment breve, j'en avais infe're' que la France seule 
etait une nation et comptait dans le monde. Les 
gouvernantes allemandes, anglaises, un vieux 
maitre d'hdtel bavarois me semblaient des per- 
sonnages sobtaires, egares, que Ton avait recueillis 
et qui, attaches a notre bonne fortune comme ils 
l'eussent e'te" a notre adversity, faisaient partie 
d'une portion solide de la planete, que nous re- 
presentions, et qui leur etait echue en echange 
de cette espece de rien qui nous les avait livres. 
Aussi, ma premiere lecon d 'anglais devait-elle 
me surprendre. Elle nous fut donne'e par une pit- 
toresque vieiUe Irlandaise, hantee par des points 
de tncot et la reussite de patisseries au gingembre. 
L aimable sorciere, rhumatisante, au front enve- 
ioppe de lamages, nous fit balbutier un abrege 
du regne des Edouard, des Jacques, des Henri 
La guerre des Deu X -Rase S , perdant tout sens pour 



24 LE LIVRE DE MA VIE 

moi, se mit a fleurir devant mes yeux et je la 
situai dans un jardin. 

« Comment s'est organisfe votre premiere legon 
d'anglais ? » s'enquit, le soir, mon pere ; et je 
repondis du fond du coeur, avec une serenite ou nul 
etonnement ne figurait plus : « Nous avons appris 
quelques pages de l'Histoire de France en anglais. » 

La pensee que TAngleterre avait une histoire 
comme la France, c'est-a-dire un long passe qui 
reunit entre eux des hommes, leur communique 
par le climat, la constitution physique, les usages, 
les preceptes, les victoires de tout ordre, un senti- 
ment d'unite, d'orgueil et de superiority in^bran- 
lables, n'aurait pu s'installer dans mon esprit. 
Exclusivite de F amour chez l'enfant, fruit de la 
tendre, prudente et constructive ignorance ! 

Ce n'est cependant pas a mes legons d'anglais, 
ni aux descriptions que ma mkre me faisait des 
pelouses luxueuses de Hyde Park recouvertes de 
brebis avec leurs agneaux, que je dois une part de 
mon enchantement pastoral. Une gouvernante 
allemande tr inait ma petite personne et mes petits 
pieds dans les allees ravissantes du jardin d'Am- 
phion, et elle m'apprenait dans sa langue le nom des 
saisons, des mois, des fleurs, des oiseaux. Elle 
&ait rude et sans bont£ ; elle rendit notre enfance 
tres malheureuse ; mais la pi6t6 envers la nature 
habitait en elle : par son inconsciente action, elle 







LE LIVRE DE MA VIE 25 

me lia d'amitie eblouie et familiere avec ce qu'il y 

a de sublime et de modeste egalement dans Tuni- 

vers. Je lui dois mes reveries oppressart tes jusqu'a 

la souffrance devant les ciels du soir et la lune 

songeuse, a qui nous adressions des prieres chan- 

tees, comme aussi a la neige et au muguet. Je lui 

dois, a elle, souvent brutale et qui nous inculquait 

les vertusparboutades qui ebranlaient notrecoeur, 

mon amitie et mon respect pour le pauvre et le 

mendiant, mon affection pour la petite ville avec 

son clocher, son auberge, son humble bijoutier et 

son epicene ; mes relations passionnees et atten- 

tives avec les plantes, l'abeille, le colimaQon, les 

ablettes arret&s dans la transparence de l'eau 

bleue du lac Leman. 

Je dois a cette gouvernante sans tendresse, mais 
po&ique, le bercement des contes de fees lus par 
elle a mon chevet, pendant les convalescences des 
maladies enfantines ; je lui dois enfin, en raison 
des chagrins qu'elle m'a fait eprouver, ce premier 
desordre violent dans la douleur qui augmente 
l'individu et le situe sur un sommet sensible, ou, 
desormais, obeissant a l'habitude et surtout a l'ins- 
tinct, il rejoint son lieu de crucifixion. Un soir 
ounos parents avaient fait venir d'£vian a la villa 
d'Amphion un prestidigitateur, je connus l'extase 
dispensed par ce qui jaillitet s'affirme sans d&eler 
son ongme, par les merveilles de la fantaisie aux 
hbertes apparentes : colombes s'envolant d'un cha- 









26 LE LIVRE DE MA VIE 

peau, me*trage infini d'un ruban deVide* au bord de 
la manchette de l'artiste, mouchoir mis en pieces, 
escamote* et soudain rendu repare k son possesseur 
penaud mais content. La stance de miracles ter- 
minee, j'allais aborder dans mon lit un sommeil 
enchants, lorsque la cruelle gouvernante me dit ces 
simples mots : « Moi, j'etais mal placee dans le 
salon de vos parents, je n'ai rien vu. » Mon desespoir 
d' avoir entendu cette phrase fut tel et telle 6tait 
ma certitude que notre gouvernante avait endur£ 
une inguenssable deception enetant priveede la 
vision du prestidigitateur, que je puis attacher 
a ce soir dechirant la naissance du sentiment qui a 
tou jours trouble ma vie et que j'ai si souvent 
exprime par ces mots : « J'ai desire de mourir 
pour cesser d'avoir piti^. » 

Un chagrin aussi v6hement, mais celui-la 
profitable, car il est bon que la compassion 
entre en nous non seulement par des chemins 
aises et delicats, mais aussi par des entailles et 
blessures, me fut encore procure par elle au cours 
d'une promenade aux abords du village d'Amphion. 
Le chemin . arge et bombe s'allongeait entre le lac 
de cristal et les vergers des collines. II Aait jonche, 
ce jour-la, de courtes branches jetees a terre par 
le vent et de vertes noix dont l'odeur de brou, 
alerte et astringente, marquait pour moi le charme 
du rugueux octobre. La severe creature qui nous 
accompagnait affirma, sans raison et sans preuve, 










LE LIVRE DE MA VIE 



que j'avais ri en voyant passer deux pauvres 
naines savoyardes, fort agees en leur taille dif- 
forme et, de plus, goitreuses, sourdes et muettes. 
Aujourd'hui encore, je souffre en pensant que je 
fus accusee d'une moquerie qui m'eut semble cri- 
minelle. Les mots «sourd» et «muet», par reminis- 
cence, transportent toujours mon esprit dans une 
region mysterieuse oil l'injustice faite aux enfants 
sans defense, le spectacle de l'indigence et le sen- 
timent de la charite composent un tableau dans 
lequel l'inique etle repoussant se melent a quelque 
chose d'angelique. 

Le jour oix la dure surveillante nous quitta 
pour rejoindre sa patrie me donna l'avant-gout 
de la mort. Je l'aimais. EUe avait, sans le com- 
prendre et d'une main distraite et rude, touche" et 
frappe le coeur le plus sensible et le plus complet. 
Si 1'abeille de nos jardins et les verts bourgeons 
n'ont pas, pour mon reve, de traduction immediate 
en anglais, les mots : die Biene summt, der Fruhling 
et das junge Grun ajoutent a mon univers visuel 
et musical. Lors de ce depart bouleversant, on nous 
confia, par necessite et dans Tintention d'adoucir 
notre peine, a une plantureuse, debonnaire et spi- 
ntuelle Beige, chargee chez nous du soin de la Jin- 
gene. EUe tenta de dissiper l'affreuse tristesse que 
ie partageais avec ma soeur, en nous promenant a 
travers Paris, en nous faisant entrer chez le patis- 
sier, en nous apprenant une petite chanson rustique 



28 



LE LIVRE DE MA VIE 



au cours de laquelle — jem'en souviens bien, tant 
le sentimental dugout de ce jour est fixe en moi — 
« I'oiseau fait son nidi). Enfin, elle nous conduisit 
chez un papetier et nous acheta deux petits calc- 
pins relies en cuir de Russie, dont elle nous fit res- 
pirer le parfum d'encens, de gomme arabique. 
Unenausee del'ame qui, depuisle matin, m'envahis- 
sait, atteignit la son point le plus eleve. II faut que 
les enfants ne puissent pas mourir pour que cet 
apres-midi m'ait laissee vivante. Depuis ces 
instants inexprimables, je ne crus pas a la consola- 
tion par le divertissement, par l'innocente debauche 
de rime a quoi des creatures charitables nous 
engagent. J'ai su depuis, et je ressens chaque 
jour, que Tenfant que j'etais, rivee au souvenir, 
immobile dans la douleur, ne s'etait pas trompee. 









CHAPITRE II 

Nuit d'angine. — M. et Mme Philibert. — Le 
14 Juillet. — La Marseillaise. — La reine Victoria 
sur la>Corniche. — Un fidele du comte de Cham- 
bord, — L e lac de Geneve. — U exile de Pran- 
gi n $ r — Bonaparte, faime en vous... — ■ Napoleon 
bdtisseur et devin. — ■ Uastre du heros. — Le 

seducteur illimite. 

Jamais l'idee ne me vint que mes parents fussent 
des etrangers. Sur quoi ^tablissais-je ce sen- 
timent d' unit 6 entre eux et le pays qui 
m'avait vue naitre ? Les parents, en ce temps-la, 
ne parlaient pas beaucoup a leurs petits enfants ; 
ils etaient fiers de leurs dons, de leur aspect, mais 
s'en remettaient de tous les soins et de tous les 
eclaircissements aux bonnes et aux gouvernantes. 
Tres malade d'une angine support ee avec le rude 
et necessaire courage de la petitesse, je vis tout un 
soir des serviteurs m'entourer tendrement, et c'est 
vers minuit seulement qu'apparut, au pied de 
mon lit, ma mere, ravissante, coiffee d'un feutre de 
couleur creme que voilait un tulle p&le 011 se cachait 
une rose th6. Les m&lecins, amoureux d'elle, lui 
avaient intime 1'ordre de se distraire, d'aller au 



30 



LE LIVRE DE MA VIE 



thdatre, de ne pas veiller sa petite fille. A partir de 
ce jour-la, j'ai porte" tout mon amour, toute ma 
pitie* sur les malades eux-memes et non sur la 
famille des malades, & qui s'adressentg6n6ralement 
la sympathie, la compassion et les condolences. 

J'ai raconte' ce petit incident d'une nuit d'angine 
pour 6tablir la distance qui existait alors entre les 
enfants et les parents les meilleurs.Nousn'interro- 
gions pas les notres ; aussi, n'est-ce pas par eux que 
j'avais £tabli ma certitude de notre nationalite. 
11 y avait, des le portail de l'avenue Hoche fran- 
chi, une vaste piece transparente qu'occupaient 
deux personnages importants, M. et Mme Phili- 
bert, les concierges. M. Philibert etait un vieil 
homme tout en relief, et sa femme present ait, sous 
des bandeaux de cheveux gris, un charmant visage 
aplani de vieille mousme normande. M. et Mme Phi- 
libert, installes et comme plantes a l'entr^e meme 
de Thotel, beneficiaient justement d'une repu- 
tation sans egale. Leur honnetete, leur bonhomie, 
la rudesse pittoresque du male, son franc-parler 
respectueux, Tobligeance et Tempressement soumis 
de la femme, plus courtoise et qui gourmandait son 
mari pour la familiere verdeur de ses propos, dic- 
taient une loi a notre maison. 

Que mes parents, que mon frere, que ma soeur 
et moi puissions etre d'une autre nation que 
M. et Mme Philibert, ne pas feter comme ils le fai- 
saient le 14 Juillet, ne pas arborer, ce jour-la, le dra- 



- 



LE LIVRE DE MA VIE 



peau tricolore h. nos fenetres, comme ils le fai- 
saient k la leur ; enfin, que nous puissions ne pas 
vivre et mourir pour ce qui leur dtait cher et 

|sacr£ m'eut semble impossible autant que comique. 
Le 14 Juillet etait pour nous un jour remar- 
quable dont nous ne d&nelions pas bien le sens ; 
quelques personnes de notre parent^ (deux sceurs 
de mon p6re (Staient devenues Frangaises par leur 
manage) quittaient Paris des la veille, comme si 
elles abandonnaient la ville a une rejouissanee 
immodeste et indigne de leur estime. Par contre, 
plusieurs de nos amis, nous le savions, se levaient 
de fort bonne heure et se dirigeaient vers les plaines 
de Longchamp avec une eclatante et sensible satis- 
faction. Le personnel de notre maison lachait 
soudain tous les ustensiles du menage et se preci- 
pitait aux fenetres quand resonnait, dans le loin- 
tain, La Marseillaise, alors que les troupes, apres la 
revue militaire passee a Longchamp, regagnaient 

■les casernes de la capitale. La Marseillaise m'enivra 
la premiere fois que je l'entendis, et pour toujours. 
Ce que ce chant du courage contient d'appels vers 
le plus loin et le plus haut que soi, l'arrachement 
qu'il optke sur la paresse et la prudence, ces cris 
d'amour, de nfrolte, de d&ivrance que les na- 
tions lui empruntent pour affirmer leur ind^pen- 
dance, La Marseillaise, enfin, se dresse dans ma 
pens& telle qu'on la voit, taiUee dans la pierre, 
par Rude, sur l'Arc de Triomphe, entrainant 



32 



LE LIVRE DE MA VIE 



des adolescents qui se livrent entterement a elle. 

Mon p&re, dont les ancetres et le p&re avaient 
r^gne sur la Valachie, qui dtait par tradition le 
filleul de 1'empereur d'Autriche et tenait a grand 
honneur qu'un de ses ascendants eut entretenu 
une correspondance avec Louis XIV, loin de 
proterer des paroles d'inimitie contre la Republic 
que, en parlait avec respect et optait pour elle. 

La situation de mon p6re ne me semblait pas 
definissable. « Oil est la couronne ? » demandais-je 
souvent a mes bonnes, et j'ajoutais : « Est-ce qu'une 
petite fille a le droit aussi de mettre un cercle d'or 
sur sa tete ? » Devant le mutisme ou les reponses 
indiff&rentes des bonnes sur ce sujet, je cessai de 
croire a son importance et de m'interesser a des 
regnes sans parure. 

Ma mere, emue d'avoir 6te elevee sur les genoux 
de Victoria, reine d'Angleterre, lui portait un res- 
pect si grand qu'elle ne permettait pas qu'on dit 
devant elle que la reine avait le gout des aperitifs et 
qu'elle accordait une familiere bienveillance au 
superbe et J aodeste ficossais en costume national 
que Ton rei larquait toujours a ses cotes. 

L'annfe de mon mariage, je vis a Nice, dans un 
landau dfcouvert, sur le chemin or et bleu de la 
Corniche, et puis port^e a bras par des Orientaux 
6tincelants comme en repr&ent&rent plus tard les 
ballets russes, une trhs grosse et tr&s courte petite 







LE LIVRE DE MA VIE 33 



dame en noir au visage de hibou fatiguS, au cha- 
peau burlesque, orn<S d'une de ces voilettes de gaze, 
d'un bleu de bleuet qui, jadis, £voquait des ama- 
zones cavalcadant sous le feuillage ou des voya- 
geuses intr&pides. Je contemplais en cette forme 
lourde et basse, qu'enveloppaient mystiquement 
les lauriers et la v^n^ration d'un peuple immense, 
la reine Victoria, idole de ma m&re. Mais ma mhre, 
quelque amour qu'elle eut voue a la vieille sou- 
veraine qui avait distingue et honor£ particu- 
lidrement son p&re, parlait avec deference de la 
R^publique frangaise. 

Mes parents, dont je connaissais et m^ditais les 
origines, mais que je consid^rais toujours comme 
les compatriotes actuels de M. et de Mme Philibert 
et de moi-meme, n6e a Paris, etaient des hotes 
courtois. lis ne se permettaient sur aucun sujet de 
politique fran^aise des observations desobligeantes. 

^« C'est un legitimiste », les entendis-je prononcer 
n jour a voix secrete, au cours d'une de nos recep- 
tions, et leurs regards s'attardaient sur un aimable 
vieux monsieur, d'aspect frivole et parfaitement 
gai. Le ton que mes parents avaient pris pour 
designer le visiteur qui leur &ait amen<5par un 
groupe d'amis dtait, je dois 1'avouer, un ton chagrin, 
comme celui que suscite une obstination vaine, 
un enfantillage. Aussi mon attention s'^veilia-t-elle. 
Lorsque s'acheva la reunion, mes parents s'entre- 
tinrent longuement du sincere courtisan qu'une 

3 






34 



LE LIVRE DE MA VIE 



noble fermete attachait au destin du comte de 
Chambord et au culte du drapeau blanc. L'aventure 
historique et infortun^e du drapeau blanc me stu- 
p6fia ; mon esprit ne pouvait concevoir l'inop- 
portunite ; je la bl&mais, je l'opposais au jovial 
« Paris vaut bien unemesse», del'agissant Henri IV. 
Un attrait puissant, invincible pour ce qui 
r&issit, n'est pas sterile, porte des fruits, me souleva 
contre une preference que la chance devait 16ser. 
Et puis, le drapeau tricolore m'avait parle son 
langage violent et rdsolu ; je le voyais aussi Hotter 
familierement au haut des mats qui ornaient le 
petit port de notre jardin d'Amphion. Comment 
n'eusse-je pas pris en pitie le vieil homme res- 
pectable qui voulait lui substituer un linceul ? 



Sans fanatisme, — en cela je devais, un jour, 
diff^rer d'eux, — mon p6re et ma m6re aimaient, 
Tun comme l'autre, rendre hommage aux per- 
sonnalites considerables, quelle que fut la situation 
sociale qu'elles occupassent. Par eux, j'ai connu, 
ressenti et conserve cette passion de 1' unique, qu'un 
philosophe a resumee en cette phrase inattaquable : 
« L'humanitc vit en peu d'&tres. » Le sentiment de 
respect qui nous attache & la superiority et nous 
#£ve au niveau de l'exceptionnel, passe au-dessus 
du mediocre, vient rejoindre la foule, s'y mSler, 
combattre avec elle pour ses justes besoins, pour 6a 
sagesse que le nombre m£me fonde. Son ideal, re- 



LE LIVRE DE MA VIE 35 



cueilli par la raison des meilleurs, ordonnS par les 
pr&autions d'un g&iie collectif, est future v£rit6. 






Le lac de Geneve rapprochait et favorisait toutes 
les convictions ; il semble que THistoire se soit 
reposee, comme le voyageur aux cheveux 6pars, au 
col de chemise entr'ouvert des gravures roman- 
tiques, sur ces coteaux vallonnes, traverses de 
sources chantantes, a V ombre des chataigniers 
dont les branches robustes, pench^es sur Tespace, 
paraissent soulever et retenir parmi leurs feuillages 
des portions d'onde azuree. 

«Nous allonsaPrangins, chezle prince Napoleons, 

dit un jour mon pere, en donnant des ordres pour 

que nous fussions vetues dlegamment, pour que nos 

costumes marins et le beret dont je tirai un parti 

favorable a la coquetterie, grace a une chevelure 

volante bien disposee sur les ^paules, fussent ceux 

du dimanche. Nous allions done voir le prince 

J&dme Napoleon, Napoleon tout court, devrais-je 

dire, car e'est le pr&iom aux echos sublimes, e'est 

cette apath&se colorant I'&endue, ce fracas de 

gloxre qui changea les lois, les contrdes, le coeur 

des hommes, bossela l'univers et vint se heurter 

aux parois de l'espace, qui me faisait chanceler de 

plaisir, et de plaisir effray<5, & la pensde du voyage de 

Prangins. 



36 LE LIVRE DE MA VIE 

Le nom de Napoleon m'&nerveillait, me satis- 
faisait comme il satisfaisait Napoldon lui-m£me. 
Celui qui constatait en toute chose le r£el a su 
dire de soi, dans ses entretiens si humains, si di- 
rects de Sainte-H&kne, que la nature lui avait 
dispense, sans aucun manque, ce qui devait s6~ 
duire et enivrer les peuples, et, ajoutait-il, jus- 
qu'd mon nom, avec ce qu'il a de podtique et de redon- 
dant... 

Un jour d'£t£, ayant navigu^ pendant deux 
heures environ, nous arrivames, un peu avant le 
coucher du soleil, a cet endroit resserr£ du lac que 
la rade de Geneve limite, ayant a son cot6 les ver- 
dures de Prangins. Nous vimes de loin venir par 
une all£e sableuse, et s'arreter pour nous recevoir 
sur le d£barcad6re, un homme vigoureux, aux 
^paules larges et hautes, dont le visage puissant, 
d'une teinte jaunatre, ressemblait, affirmait-on, 
a celui de Tempereur. Je voyais un homme qui 
ressemblait a Napoleon I er ! L'equipage villa- 
geois et champetre de notre bateau, nos bonnes 
anglaises et allemandes, avaient 6ti autoris^s a 
monter sur le pont, a regarder secr&ement, furti- 
vement, Ye<il6 qui ressemblait a Fempereur. 



— Napoleon Bonaparte, jeune homme maigre 
et emport£ des livres d'&rennes de mon enfance, 



LE LIVRE DE MA VIE 



vous dont le pur proiil au menton volontaire, la 
bouche parfaite, convoitSe par les Renomm£es sil- 
lonnant les nu6es, 1'ceil d'aigle, clair a Tombre 
d'une chevelure lisse et longue, m'enseignaient 
Taudace, Vopiniktretd, le sommet des destinies 
que j'ai aime votre triomphal mystere I 

Je vous voyais dans le severe costume de Ro 

bespierre, mais Streint a la taille par une ceintur< 

largement d6ploy6e qui marquait votre supr^- 

matie, et toujours dans le danger, dans un danger 

qui semblait n'affronter que vous seul, en avant 

de tous les autres ; vous si beau sur le pont d'Ar- 

cole, si hardi et compatissant parmi les pestiferfe 

de Jaffa, si docte aussi au milieu des savants ! 

Jamais je ne melai votre image au fleau de la 

guerre, a l'atrocit£ des combats, des incendies, des 

mutilations. Pendant des annexes et des annees 

une clameur d'amour 6tait montee vers vous 

lancee par des millions d'hommes affames de voui 

apercevoir, de vous toucher, d'obtenir 1'assurance 

que, de loin meme et au moment de perir, ils se- 

raient places dans la direction de votre regard. 

Quand, sur la demande de vos regiments, apres 

les batailles, vous passiez dans 1'or invisible des 

victoires devant le carnage humain, comme un 

jeune Booz consciencieux parmi ses recoltes, 

fcaientee des mourants au souffle dpuise, <5taient ' 

ce des demi-morts slants qui vous acclamaient 

encore, qui n'ttaient pas rassasids de votre per- 



38 LE LIVRE DE MA VIE 

sonne ? II est impossible d'en douter. Longtemps 
apres que vous elites rendu le dernier soupir, de 
vieux invalides, oublieux de leur chair offensee, 
suivaient votre image dans la nue et vous confon- 
daient avec le fils de Dieu. Nul ne saura quel baume 
emanait de vous, anesth&iant les blessures, exci- 
tant l'esprit, jetant sur le trepas un nuage apai- 
sant. 

Votre nom mince, aigu et allonge de Bonaparte 
traversait comme un stylet votre gloire impe*riale, 
apportait un correctif & r&iorme eblouissement de 
votre dictature souveraine, maintenait en vous, 
comme etait etabli en vous votre delicat squelette, 
le sous-lieutenant de Brienne, le jeune general de 
Toulon, le pauvre soldat de la Revolution aux 
mains noircies de fumee, que jamais vous n'avez 
renie, que vous evoquiez merae brutalement, 
sous la dure epithete de jacobin, parmi vos mare- 
chaux, dues et princes portant des noms de cites 
et de fleuves, — et qui mourut sur le plus etroit et 
le plus miserable lit du monde I J'ai aime, j'aime 
et j 'adore en vous, heros sans egal, que Goethe, dans 
sa lucide passion, appelait abrigS de Vunivevs, 
ce mythe du soleil se levant a l'orient, se couchant 
a l'occident, qui vous situa dans la legende et l'in- 
vraisemblable, de votre vivant meme. En vous, 
j'aime la seule poesie desirde, la po&ie vivante, 
qui inspirait vos actes et votre langage naturel. 
J'aime ce soir de me*lancolie, de maladie, dans 






LE LIVRE DE MA VIE \ 

i ii. i i ■ i i in 



I Tile d'Elbe, ou, sous un'ciel d'&nail torride, vous 
souvenant du jour brumeux d'une de vos insignes 
victoires, vous avez soupire : Je guerirais lien si 
je revoyais ce nuage I Je contemple en vous le 
veilleur visionnaire qui, sous la tente de toile, le 
compas et le crayon a la main, mesurait avec un 
sens infaillible les details de la carte du monde, 
tandis qu'&endues dans la campagne nocturne 
sommeillaient a Tinfini vos armies amoureuses. 
Seul avec Tespace, vous lui d£robiez ses secrets, 
ses eflluves, ses ondes, et, mystique resolu, vous 
avez prononce cette phrase eblouissante : La nuit, 
je -fats mes plans de bataille avec V esprit de mes 
soldats endormis... 

J'aime en vous le moraliste precis et serein, 
qui confie a ses compagnons de d&astre son emou- 
vante erreur, lorsque, prenant connaissance de 
toutes les trahisons, de toutes les lAchetds, vous 
dites : Je n'ai pas cm a la vertu des hotnmes, mats 
j' avals cru a lew honneur ! 

Jaime en vous, passionnement, le dieu soli- 
taire qui, par-dessus la frenesie des hommages 
on raccablante adversite, heurte son front a 
'espace sans issue, mais ne cesse jamais d'agir, 
d'aimer, et qui, lorsque les apr&s-diners de 
Longwood se font trop pesants, s'efforce de 
ranimer tous les courages par la lecture d'une 
page de Racine. Car c'est vous qui, le premier, 
avez puis£ dans votre reve et murmure ces mots! 



i 



40 



LE LIVRE DE MA VIE 



plus tard c£16bres sous le nom de Baudelaire : 

Andromaque, je pense k vous I 

J'aime en votre personne celui qui, sachant 
que sa divine figure ne lui appartient pas, sur- 
monte son dugout et sa lassitude de vivre, et, 
comprenant qu'il n'a pas droit a toutes les morts, 
n'htfeite pas, en traversant la fidvreuse Provence 
oil le menacent l'injure et la pendaison, k se d£gui- 
ser, a paraitre s'avilir, en d6pit du coeur le plus 
altier qui jamais fut, parce qu'en votre chair £tait 
inscrit ce pr^cepte sacre* : « Je suis un homme que 
Von tue, mats que Von n'outrage pas. » Je revere 
en vous ce stoique detachement des pires peines 
personnelles, qui vous faisait r6peter, dans la 
misfere pitoyable de Sainte-Hel£ne : « Mes malheurs 
ne sont point id ! » En vous, je recueille indefini- 
ment le puissant soupir qui s'exhale de l'enfance 
demunie autant que du heros, et qui relie entre 
eux le faible, rinfirme, Tomnipotent. « Ah ! — 
confessiez-vous a Las-Cases, en m6ditant sur la 
fragile dignity de rhomme, — qu'importent la 
constance et . a vigueur de la pensee ? Certes, rien 
ne l'enchaine, elle nous rend libres, et, ici meme, 
sur ce roc de feu, epie en tous mes mouvements, 
prisonnier que Ton tente d'humilier, j'&happe h 
mes pers6cuteurs, je ne leur appartiens pas, je 
m'&rade par l'esprit, je suis ou je veux ; mais 
voyez Novarraz, notre fiddle Espagnol Novarraz, 






LE LIVRE DE MA VIE 41 






avec ses fortes epaules, ses bras d'athl&te, que ne 
pourrait-il, par sa seule structure, contre une crea- 
ture moins vigoureuse que lui ? » Et vous con- 
cluiez par ces paroles cTun accent sublime; «La 
nature, qui fait tout pour Vdme, ne fait rien pour le 
corps ! » 

Enfin, j'aime en vous, avec une delectation qui 
permet de d&iaigner toutes les amours, l'homme 
pareil 4 tous les hommes que vous futes aussi, 
dans l'app€tit et la rage voluptueuse. Un homme 
pareil k tous les hommes, avec les supplications, 
les transes, la p&leur, Tindicible Evasion fr&nis- 
sante, et dont une de vos mattresses a pu dire, 
^voquant votre d&ire et vos p&moisons confondus : 
« II a bu mes larmes ! » 

Ce qui est a Torigine de Bonaparte, c'est la 
reussite unique et consciente, c'est l'ambition a 
travers les stecles, non vaniteuse, non paresseuse, 
non d£daigneuse, mais attache a un epuisant 
labeur, dirigee vers la connaissance de toutes 
choses, accordee avec cette phrase pathetique qui 
ennoblit par la t&nerite le sort miserable de l'in- 
dividu sous un ciel sans Providence : « Cesar pleura 
lorsqu'il vit la statue d' Alexandre...)) La crea- 
ture qui s'est donne pour tache de tout modifier 
et reconstruire a d'abord remis au destin, comme 
supreme enjeu, un don sans reserve, le seul qui 
constitue l'homme : sa vie. Bonaparte, dds qu'il 
fut, ne cessa pas de consentir & mourir. Alors 






42 



LE LIVRE DE MA VIE 



que le miracle humain est si rare, honorons le 
dieu solide et calme qui repose sous le ddme 
des Invalides dont il ordonna lui-meme la reveuse 
dorure, par fid&it^ a tout ce qui fut sa jeunesse, 
parce qu'il aimait a evoquer les minarets poe- 
tiques du Caire avec la meme sensibilite qu'il 
mit a glorifier ind6nniment le soldat Muiron, tue 
pour lui dans la journ^e d'Arcole, le couvrant 
de son corps. « Je prendrai le nom de Muiron », 
disait-il souvent, lorsqu'il jugeait son r61e im- 
mense termin6 et sa pr6sence en France nuisible 
a la patrie. « Sous le nom de Muiron, r£p£tait-il, 
je recommencerai une nouvelle vie... » 

Ce sont la des anecdotes du cceur, les plus emou- 
vantes, il est vrai, si Yon songe que sans cesse le 
heros fut en droit d'exprimer ce qu'il ne voulut 
consigner qu'une fois : « J'ai forte le monde sur mes 
epaules, cela ne va pas sans quelque fatigue... » 

Citons, a present, ce que furent les projets du 
b&tisseur, les proprieties du puissant devin. Qui 
n'a pas reproche k Napoleon rhallucinante et desas- 
treuse campagne de Russie ? On attribua ce ter- 
rible elan( ement vers le Nord a l'ennui, a la fa- 
tigue d'un esprit que le repos et les sages pensees 
ne pouvaient satisfaire, enfin a quelque irritante 
maladie de l'epiderme qui jette l'individu hors de 
soi. Pourtant, Napoleon, harcete par les exigences 
de ses fr&res devenus rois et qui renouvelaient 
sans cesse leur souhait de gofiter un divertissant 



repos dans les jardins de FIle-de-France, tout 
en conservant leur faste autoritaire, repondait 
avec reproche : « Moi seul d'entre nous tous je 
peux vivre dans la simplicity familiale ; j'aime a 
causer avec ma femme ; je sais parler aux enfants ; 
j'interroge les savants ; je fais volontiers la lec- 
ture, Ie soir, a mon entourage... » 

Certes, la tragique defaite de sang et de neige 
en Russie — comme auparavant les combats 
d&sordonn^s et confus d'Espagne — reste une 
des plaies obsddantes de I'Histoire ; mais, d&s 
que Thomme responsable lui-meme s'explique, 
quelle persuasive et raisonnable beaute ! « La 
paix dans Moscou, disait-il a Sainte-H616ne, ac- 

Icomplissait et terminait mes expeditions de guerre ; 
c'&ait la fin des hasards et le commencement 
de la securite. La cause du si&cle etait gagnfe ; la 
revolution accomplie, il ne s'agissait plus que de la 
raccommoder avec ce qu'elle n'avait pas detruit ; 
cet ouvrage m'appartenait, je Teusse fait triom- 
pher aux depens de ma popularity meme. Ma gloire 
eut et£ dans mon equite. » 

Paroles oil apparait, chez ce p<Strisseur du globe, 
rinclination qu'il eut toujours pour la puret^, la 
conciliation, la magnanimite. Jamais on ne put 
I'obliger a la rancune, lasser sa volontaire indul- 
gence, son plaisir du pardon. La vue du sang, 
ce sang qui avait d6jk tant coute pendant la Revolu- 
tion et dont souffrirent aussi Danton et Robes- 



44 



LE LIVRE DE MA VIE 



pierre, lui £tait en horreur ; il resta toujours 
hant6 de la neige maculae d'Eylau. Le dominateur 
surnaturel qui, avec le consentement inconceva- 
ble des hommes, obtint que fussent franchies 
les bornes de l'exigible, douta souvent de sa mis- 
sion ; devant le tombeau de Rousseau, qu'il avait 
tant aim6, il sentit faiblir son coeur et murmura : 
« Peut-§tre eut-il mieux valu pour T humanity 
que ni lui ni moi ne fussions n£s. » Mais ses doutes, 
ses hesitations redescendaient de lui rapidement, 
comme l'aube humide et grise d'dte se dissipe 
pour laisser resplendir le net 6clat du jour. 

Consid^rant et developpant ce qu'il eut propose 
pour la prosp&lte, les interets, la jouissance 
et le bien-etre de 1' association europ£enne, il ter- 
minal par ces mots, qui, aujourd'hui, sans que 
jamais son nom y puisse etre mele, s'elevent du 
sein de tous les groupes humains comme la voix 
des Suppliantes : « L'Europe n'eut bientot fait 
veritablement qu'un meme peuple et chacun en 
voyageant partout se fut trouve toujours dans la 
patrie commune ; les grandes armees permanentes 
eussent e:e reduites d&ormais a la seule garde 
de la pab des nations... » 



Ainsi eut v6cu, toujours actif, mais adminis- 
trateur paisible et d&int£ress£ du monde, celui 
qui, au fond de l'&me, ne voulut jamais rien pour 






LE LIVRE DE MA VIE 45 

soi. Un matin, a la Malmaison, il fit retirer de sa 

chambre un tableau fascinant que Josephine y 

avait suspendu en secret dans la nuit. « Je ne puis 

le voir, disait-il, il me gene, me trouble, me donne 

la sensation insupportable que je vole mes mu- 

se"es. » Napoleon reconnut souvent qu'il n'avait 

eu en propre que son nom. Conviction et humility 

des plus grands en face des buts indiscernables 

de l'univers ! Ce nom lux fut refuse sur le cercueil 

de Sainte-Hdlene, ou l'Angleterre ne consentit 

pas a le voir inscrit. 

Grandeur, gloire, 6 neant I calme de la nature ! 

La rencontre a Prangins d'une enfant attentive 
avec le prince exile qui portait en lui, melee au 
sang de Catherine de Wurtemberg, une part de la 
substance de Napoleon n'avait apporte que decep- 
tions. Je sentais que I'ineffable genie de rhomme 
qui stupe-fie 1'Histoire s'&ait arrets avec lui, le 
5 mai 1821, a l'heure du cr^puscule marquee sur 
le cadran du monde, oh le canon anglais salua, 
dans un dbranlement recueiUi par les rochers, le 
ciel, les eaux, et transmit aux siecles futurs la 
descente du soleil dans la mer et la liberation 
d un souffle fabuleux. 

Mais la maussade et vigoureuse figure de Je- 
r6me NapoMon, prftendant calculates et morose 
qui ne pouvait rappeler ni 1'homme du tonnerre 
m le captif flamboyant et d^bonnaire de Porto- 



46 



LE LIVRE DE MA VIE 



ferrajo qui causait dans Tile avec les pecheurs de 
thons et partageait avec eux le'ur repas du soir, 
me servit de guide pour remonter vers celui que 
je ne me lasserai pas de consid£rer comme le joyau 
exaltant de THistoire. Quand la nature r6ussit- 
elle une creature qui, en toutes ses apparences, 
en toutes ses fonctions, l'emplit et la ddpasse ? 
Quand nous convie-t-elle a contempler, de la 
naissance d'un homme a sa mort, le prodige per- 
manent et qui d£fie la prevision, tant par la somp- 
tuosite sans seconde que par la mesure et la so- 
bn6t6 ? Sur qui accumule-t-elle le positif et le 
myst6rieux de facon si Strange que V imagination 
erre, ebahie, de l'astre du heros, vu en un songe 
divinatoire par Frederic le Grand, en 1769, a cette 
minuscule etoile, ast&isque trace par Bonaparte 
a dix-huitans, aubas de son dernier cahier d'&ude ? 
Impenetrable secret de Tavenir, ce studieux for- 
cend, achevant de noter et de commenter la 
somme de ses immenses lectures, ecrivit, une nuit, 
sur l'espace restreint de la feuille terminale : 
Sainte-HdUne, petite tie de Vocian Atlantigue. 
(Possession anglaise.) 



Jusqu'au physique qui, chez lui, conqu&ait et 
puis comblait de ravissement sa proie. 

Dans les heures r£volutionnaires de Toulon, 
sans gloire encore pour lui, une femme £l£gante 
de Tancienne cour fuyait, 6perdue, guid6e par ses 



LE LIVRE DE MA VIE 47 

sauveteurs a travers les rues ou volait la mitraille ; 
elle apercut soudain, donnant des ordres a un 
groupe d'adolescents guerriers, le jeune Bonaparte. 
Elle se retourna, s'arreta, oubliant toute terreur, 
Immobile, elle posa la main sur son cceur, ayant 
vu, disait-elle, dans le bref espace d'un eclair, 
les dents les plus eblouissantes du monde. Denture 
parfaite, dont Napoleon se montrait fier, qui le 
trahissait aussi et l'obligeait, au cours des fetes 
deguisees dont il avait le gout, a voiler le bas de 
son visage, dans la crainte que ne fut reconnue 
aussitdt la lueur de nacre et d'ivoire. Regard 
inde"finissable de Napoleon, jamais decrit, et 
mains si belles que ses ennemis eux-mimes les 
dejpeignaient avec complaisance et les conside"- 
raient comme magn&iques. A l'agonie, sur le lit 
de fer de Sainte-Helene, Napoleon exprima le 
desir qu'apres sa mort ses mains fussent laissees 
libres, etendues naturellement de chaque cote 
de son corps et non pas croisees sur sa poitrine. 
II ne pouvait concevoir, — ce fib de l'Hellade, 
nd en Corse, ou souvent la purete des traits 
attiques, comme l'idiome, est conservee intacte, 
et puis si puissamment et uniquement francais 
que l'on retrouve dans son genie Montaigne, La 
Rochefoucauld, les philosophes de L'EncyclofS- 
dxe, — il ne pouvait admettre cette attitude con- 
trite du cadavre dont les doigts sont joints en 
signe d humility et de vaine imploration. 



4 8 



LE LIVRE DE MA VIE 



Bien qu'en lui Torganisateur infini, le pofete 
incommensurable et, sans doute, 1' enfant respec- 
tuenx de Laetitia Bonaparte soutint les rites de 
la religion catholique et les exigent autour de sa 
mort, combien de fois n'a-t-il pas 6voqu6 Tacci- 
dent Aiigmatique de la creation et le n£ant de 
Findividu ? Comment n'etre pas £mu par la pen- 
sive tristesse qui le saisissait a Tissue des chasses 
a courre, lorsque, dans la foret en fete, on lui pr£sen- 
tait le corps entr'ouvert et sanglant du chevreuil ! 
« Ah ! demandait-il avec m&ancolie k ceux qui l'en- 
touraient, quelle difference vous est-il possible de 
distinguer entre Tanimal sans souffle et les humains 
que la vie a quittes ? » Et il affirmait : « De la plante 
a rhomme, il y a une chaine ininterrompue. j> 

Parmi les reflexions que nous inspire ce dieu 
mortel, si combie de gloire que, lass£ parfois, il 
put dire : « Je m'en suis gorge, fen ai fait liti£re », 
comme il disait aussi de la France, cet epoux 
obstin£ : « J'ai couch£ avec elle, » n'omettons pas 
la juste et l'humble riposte d'une femme orgueil- 
leuse qu'on plaignait plaisamment de n'avoir pas 
v£cu au emps du s£ducteur illimit6, alors qu'elle 
efit pu 1 enter de subjuguer celui qui subjuguait 
l'univers « Non, affirmait-elle avec feu et gravity 
repoussant de toutes les forces de son imagination 
la vague vision de la sublime idylle, non je n'eussepas 
voulu fitre une de ses amantes, mais un de ses gro- 
gnards ; ceux-l&, du moins, mouraient pour lui... » 



CHAPITRE III 



\e miracle de Bonaparte. — Dans le fare de la 

lalmaison. — Sous les charmilles de Voltaire. — 

/enchantement de Rousseau. — Bands aux Char- 

mettes. — Decouverte amour euse de Musset. — 

Lectures sur le lac. — Le genie de Corneille et 

de Victor Hugo. 




.^.u'est-ce qui attache et surprend davantage 
II dans le miracle de Bonaparte ? Est-ce le fait 

^^ qu'il fut le plus nombreux des humains ou le 
plus solitaire d'entreeux? Quelle solitude chezcelui 
qui, le jour du sacre, tenant a sa merci le pape dans 
Notre-Dame 6bra.nl6e de musique, incendi£e de 
lumi&re, estima sa valeur sans seconde et jugea 
ne pouvoir disposer que de ses propres mains pour 
saisir la couronne imperiale et Fassujettir sur sa 
t6te I Quelle foule dans le coeur du vaincu de 
Fontainebleau, qui, ayant absorb^ le poison 
dont mourut Condorcet, et si decide k p&ir qu'on 
le voyait ravaler ses vomissements, recense ce- 
pendant avec tranquillity ses chances rdelles, 
et, couch£ dans la p&iombre de la chambre 
ecarlate, dit avec discernement, d'une voix 
affaiblie mais nette : « Tel regiment, tel corps 



50 LE LIVRE DE MA VIE 

d'arm^e est pret a donner son sang pour moi... » 
Quelle solitude encore dans le chemineau au- 
guste et silencieux des routes de Grasse, de Gre- 
noble, de Lyon, qui marche lourdement, se h&te, 
boite, tombe, se relive, voit peu a peu les paysans 
et le petit peuple grossir de sa masse importante 
son mince cortege du d6but et s'entend heler 
avec une familiere ferveur par cette foule bigarree, 
m£lant V appellation de Sire au tutoiement de la 
supreme tendresse ! 

Soir de Grenoble, ou une part de tous les males 
du monde, sauf de Russie et d'Angleterre, le fusil 
sur T^paule, montes sur des chevaux robustes, 
eurent devant eux un homme petit et fatigue, qui 
s'dtait avance seul, sans arme et sans escorte, pour 
interroger tristement ses anciens soldats, ecarter 
le revers de son manteau terni et leur designer la 
place de son coeur ! Une seule balle traversant 
Tespace, comme on voit en ete un papillon unique 
etinceler entre des champs de luzerne et l'azui 
infini, exit suffi a coucher sur le sol ce corps lasse, 
eternel, ( t eut termini son destin. La muraille 
humaine, que Napoleon avait interpell£e brieve- 
ment, pref6ra se jeter aux genoux du proscrit. 
Tremblants d'amour et d'une sorte d'incr&lule 
et maternelle ivresse, les hommes s'accrochaient 
a. lui, le palpaient, s'assuraient de sa presence, 
couvraient de baisers sa personne. On assista au 
culte rendu jadis k Cyb61e, aux fttes dionysiaqn 



LE LIVRE DE MA VIE 51 



du print emps. Mais quelle solitude encore dans 
le voyageur harasse, assourdi par les acclama- 
tions, qui rentre ensuite aux Tuileries que vient 
de quitter, h la lueur des torches, le chancelant 
Louis XVIII ! La, le gagnant du sort n'est 
plus qu'une statue aux membres inertes, aux 
yeux clos, aux l&vres jointes, que des mains 
passionnees arrachent de sa voiture, tirent dans 
le vestibule, hissent sur les escaliers, soulevent de 
terre, font naviguer sur un ocean d'amour. En ce 
lieu, Napoleon fut presse d'une si compacte et 
perilleuse etreinte qu'on entendit rugir de terreur 
Lab&loyere et Caulaincourt, qui Tencerclerent de 
leurs bras pour Tisoler, lui rendre le souffle, et 
s'arc-bout^rent autour de lui jusqu'k laisser cra- 
quer leurs os. 

Ill est juste que la vie de chaque creature ait un 
oids £gal dans la balance collective, inspire les 
memes £gards a la communaut£. L'equit6, la pitie 
posent sur cette solide mystique. Je n'oublie pas 
1'extreme emotion que je ressentis la premiere ft»s 
que je lus la Declaration des Droits de V Homme et 
du Citoyen, ou cette phrase contente l'&me : « Les 
hommes naissent et demeurent libres et 6gaux en 
droits. » La raison, la bonte' le veulent : « Libres 
et dgaux en droits ! » Puis vient la mort. Apr6s la 
mort, la juste in<5galit6 s'empare du cadavre, 
lui restitue sa part augments, ce total qui ne lese 



52 



LE LI VRE DE MA VIE 



plus aucun vivant ; Tin^galitd sensed et giaireust- 
v&iere en ces morts augustes la somme du meYite 
physique et spirituel par quoi un seul homme vaut 
un millier d'hommes. Qu'importe, — et il le 
savait, — que Napoleon lui-me^me ait dit : a Lt 
sentiment de l'^galitfi est naturel dans l'individu, 
il en ressent la justesse, il s'y complait, il lui est 
plus n&essaire que celui de la liberty. Oil voit-on 
que la nature ait fait nattre des creatures marquees 
les unes d'un Mtet les autres chausseesde bottes?» 
Raison, sagesse, magnanimity des chefs tristes 
du monde qui se d<Sbarrassent de la flatterie par 
un haussement d^paules ! 



* 



Un jour d'£te de Tanned 1930, j'ai visits une 
fois de plus le domaine de la Malmaison. J'errais 
dans cette demeure que l'absence d'un homme vi- 
dait de toute atmosphere, de toute vie. Ilfaut §tre 
moins d£mesure\ moins exorbitant, moins cer- 
tain et d&fini, moins imaginaire, improbable et 
present cans tout l'univers que Napoleon, pour 
que le jardin, Tescalier, les chambres qu'un £tre 
vivant parcourait familierement aient le pouvoir 
d'enchainer son fant6me. Le cceur oppress^ par 
ce sentiment tout neuf (car on retrouve C&ar 
parmi les coquelicots et les roses blanches du 
Forum, Dante dans le palais purpurin de Veroiu- 



LE LIVRE DE MA VIE 53 

orne" de volets peints en vert, oil il decrivit 1 
Paradis, Goethe a. Weimar, mais on cherche ei 
vain Napoleon a la Malmaison), je restais immo 
bile et d^cue, debout sur un palier de la demeure 
Je regardais par les hautes fenltres ce paysage 
gracile, decouvert, oil s'etait diverti et repose* le 
general Bonaparte, oil s'etait dissous 1'empereur 
des Francais. Je me souvins d'anciennes lectures 

Ide ma jeunesse, narrations ecrites par les contem- 
porains du miracle, precises, color&s, et qui 
s'apparentent au roman plus qu'a l'histoire dont 
eUes ne sont pourtant que 1'exact et minutieux 
reflet. 

Dans les soirs tiedes de l'ete, de l'automne, le 
jeune vainqueur aimait a s'exercer au jeu de barres 
sur ces carres de sable, avec ses lieutenants insou- 
ciants, entoure durire et de l'audacieux babillage 
de leurs femmes braves et coquettes. Et je son- 
:eais : Est-ce vraiment ici que se sont pose's les 
deds du prodige ? Pieds qui nous sont reveles 
par le portrait d'lsabey, et si gracieux, si enfantins 
qu'ils semblent des mains delicates gantees de 
peau d'antilope. On les imagine, ces pieds du des- 
tm, sur les Alpes terrifiantes qui semblent se sou- 
mettre a eux, les guider, les transporter jusque 
dans les plaines radieuses. On les voit parmi les 
asphodeles et les violettes des jardins d'ltalie* 
on suit leur trace au bord du Nil, oh le maigre chef 
empanach^ paralt a l'abri des immenses soleih 



s 



54 



LE LIVRE DE MA VIE 



dans F ombre geante et fraiche de Kldber. lis sont , 
ces pieds inouis, dessines, effaces, immortels, sur 
tolas les chemins du globe. lis sont sur cette route 
gel6e de la B£r£zina, oil les grenadiers, glacfe eux- 
inemes, pleuraient de les voir passer, trainant lc 
fardeau du corps accable, qui, pour la premiere 
fois, s'appuyait sur un baton. Dans le pare de la 
Malmaison, mon reve attentif ne voyait qu'un sol 
sans memoire. 

Melee aux curieux de ce jour d'ete, je visitai 
done le chateau et me trouvai dans la salle oil sont 
exposes les vetements de cette epoque subite, 
cahotee, fabuleuse, oil l'aigle et Tabeille emplirent 
l'espace, vinrent s'abattre sur les tentures et les 
tapis, se glisserent aussi dans les cols, les cor- 
sages, les manches, les poignets. Cet etalage pom- 
peux et bien ordonne, qu'etait-il ? Une sorte de 
magasin de satin et de broderies fanees qui essaie 
en vain de retenir Fombre du g&rie par un pan de 
sa robe de pourpre. « Defroques augustes et sen- 
sibles au cceur, me disais-je en regardant les bro- 
dequins corleur de reseda de la reine Hortense, 
un bonnet m linon du roi de Rome, mais defro- 
ques quand meme ! » Attristee, jetee hors du precis 
et de tout centre, je me penchai sur des vitrines 
habilement dispos&s devant les fenetres et qui 
offraient a la brutale clarte du jour leurs reliques 
de lingerie affinee et ambrde par les ans. Alors, 
mon regard fut attir^ par un large mouchoir tie 



LE LIVRE DE MA VIE 



55 



batiste, deplie de maniere a laisser voir une tache 
de couleur orange. Le temps, sur le tissu de lin, 
avait absorbe l'ecarlate, le cramoisi et ne Iaissait 
plus que cette faible nuance de rouille ; une eti- 

Iquette jointe au document expliquait que c'etait 
la le sang de Napoleon, blessC a Ratisbonne. Et, 
devant cette empreinte qui envahissait mon esprit, 
le distendait sans mesure, je pensais qu'en effet 
loute vie est en droit de reclamer ses forces, 
d'exiger son bien-etre, de souhaiter garder son 
essence ; mais combien sont-ils, parmi les humains, 
qui ont le pouvoir de retenir indefiniment notre 
reve par ces mots, emanes du silence : « Ceci est 
mon sang » ?... 

Alors que Prangins, pres de Geneve, baignait 

dans l'eclat prolonge du prestige imperial, a l'autre 

extremite du lac, l'interet changeait ; on se mon- 

trait une villa enfouie dans le feuillage ou s'etaient 

refugiees les amours de Gambetta ; en d'autres 

sites, on pariait de Lamartine, de Michelet, d'Ed- 

gar Quinet. A Lausanne, on revait a Mme de Wa- 

rens, jeune veuve modeste et savante, dont la 

robe noire, dchancree sur un cou de tourterelle, 

emouvait les professeurs des university helveti- 

ques avant que la gracieuse p&ante, &ablie pres 

de Chambery, sur la colline des Charmettes, 






ft 



56 LE LIVRE DE MA VIE 

fut k jamais fleurie du de*sir et des pervenches de 
Rousseau. En tous les paysages des verdoyantes 
et liquides Savoies, Jean- Jacques Rousseau oc- 
•-upait Timagination ; ainsi le faisait Voltaire a 
Femey. Sa statue au centre de la place villageoisr 
paraissait repr&enter un patriarche champetre, 
b&iissant sa descendance bucolique et s'unissant 
encore a elle par l'image souriante, sur une rive 
secrete et idyllique. 

C'est, en effet, parmi un petit peuple d'enfants 
jouant autour d'une fontaine que, jeune fille, 
j'attachai mes yeux pour la premiere fois sur cet 
aieul immobile, dont le genie avait remue* la pen- 
se*e du monde. Plus tard, j'allai souvent en pele- 
rinage a la demeure de Voltaire ; ce Voltaire au 
visage dilate\ sarcastique et benin, que les doigts 
du destin modelerent dans la finesse, le rire crea- 
teur, triomphant et charitable ; ce Voltaire uni- 
versel qui frappa le siecle de son nom, en fit une. 
monnaie ayant cours a travers les contrees et les 
iges, enrichissant a jamais tout esprit, permettant 
qu'aucun ne fut d&nuni. 

Assise dans la claire chambre de Ferney oil 
sont conserves les habits evocateurs, je recons- 
truisais le corps du philosophe infatigable bien 
que malingre, e*grotant et ge'missant; je le voyais 
parcourant en chaise de poste de lointains pays 
qu'il ^blouissait par sa science multiple et jubi- 
lante. Je me representais, gr&ce a 1'exhibition des 



LE LIVRE DE MA VIE 57 

redingotes en taffetas couleur puce, des gilets clairs 
brod4s de fleurs, des chapeaux tricornes et des 
Cannes v&ierables, le promeneur qui ensemen^a 
de sa raison le monde. 

Dans la radieuse demeure lacustre oil j'errais 
sous les charmilles de Voltaire et pres de la vigne 
muscate de son jardin potager, que de fois ai-je 
song6 avec respect : « Void le lieu de l'univers oh 
fut prof ere le moins de betises I » 

La devotion, iut-elle fanatique, qu'inspire son 

oeuvre, puissante en son Elegance, infinie en sa 

sagesse, toujours me plait, jamais ne me parait 

excessive. Les nombreuses editions, souvent su- 

rbes, de ses e'crits, que j'ai tenues entre mes 

:ains, montraient presque toutes, a la premiere 

page, une illustration, une interjection passion- 

n&. 

La bibliotheque du chateau de Champlatreux, 

en Seine-et-Oise, que ma belle-mere, la duchesse 

de Noailles, tenait de son grand-pere, le comte 

Mote, ministry et ami du roi Louis-Philippe, me 

ravissait par sa forme ronde, ses parquets et ses 

rayons couleur de miel brun et blond alternes. 

Les reliures precieuses, aux nuances diverses, 

formjiient la une sorte de tenture solide dont ema- 

nait Patmosph^re grave et ennoblissante de la 

pensee. Dans une haute fenStre aux allures ro- 

bustes et gracieuses du xvn* stecle, s'encastrait 

Ubondante verdure de Champlatreux : atbres 



s 



58 LE LIVRE DE MA VIE 

epanchant leurs lourdes branches, prairies poeti- 
ques oil se fussent parfaitement unis ou querelles 
les bien-disants animaux, dot^s de tous les tra- 
vers humains, des fables de La Fontaine. Le jour, 
une lumtere g£n6reuse et, le soir, l'eclairage d'un 
lustre d&ie aux vives lueurs illuminaient les eta- 
geres incurvees, tendues, semblait-il, de cuir et de 
maroquin, qui contenaient en leurs feuillets la 
somme et le pouvoir des si&cles. 

Dans cette piece seduisante, la curiosite de 
mon extreme jeunesse, souvent languissante et 
paresseuse, trouvait a se satisfaire. Juchee sur 
une confortable echelle, je faisais le choix de mes 
lectures ; bien souvent, je pris un des volumes de 
l'ceuvre de Voltaire, recouvert d'un cuir lisse, jaspe 
comme la peau du leopard, aux tranches d'un 
bleu de turquoise fan6e. Lerecueil initial presen- 
tait, grave sur une premiere page grenue et brunie 
par le temps, un buste de Voltaire, agremente 
d'une vignette altegorique que soulignait cette 
phrase inspiree par le sentiment de Tadoration : 
« 11 arracha au monde le bandeau de Terreur ! » 
Pourquoi ces hommages nous surprendraient-ils ? 
Le memeei cens monte de not re esprit vers ce savant 
et poetiquc Voltaire, qui sut evoquer Newton avec 
le ravissement et T^pouvante qu' inspire la ceesse 
ma.squ6e des math&natiques et des astres, et dont 
la vive habilet^ ressuscite Sa&di dans un jardin 
de roses, enivre par le son des guitares persanes. 



LE LIVRE DE MA VIE 59 



Quelques amis de mes parents s'acharnaient a 
traiter de « diable nefaste » ce lumineux esprit ; 
mais de"ja, sans que je connusse son poeme, Hugo 
me pretait mysterieusement son cri reconnais- 
sant, qui joint a sa patrie le philosophe univer- 
sel : 

fays de Voltaire!. . . 

Jean-Jacques Rousseau, lui, avait envahi mon 
imagination d'enfant ignorante et intriguee par 
la seule magie de son nom mele au bonheur 
champetre comme a la melancolie de l'espace midi- 
tutif. J'avais respire\ goute Rousseau sous les 
chataigniers du lac de Geneve, au bruit des sources 
courant sous les ronciers, au tintement des clo- 
ches des troupeaux et sur les rivages du soir, 
lorsque stagne autour des fermes, dans le mur- 
mure associe du chant des grillons et du cla- 
potis des vagues, une odeur de fumee et de lai- 
tage. 

^ Le genie, quand il est vaste et Mgendaire, 
s'empare des paysages, prend possession des cite's 
et des campagnes, s'annexe tous les aspects de la 
nature, a tel point que 1'aurore semble s'elancer 
de la poitrine d'Homere et les clairs de lune eraa- 
ner du coeur de Byron ou de la tristesse etudiee 
de Chateaubriand. Je n'ai lu Virgile qu'au mi- 
lieu du chemin de ma vie ; les Memoires d'Oidre- 
Tombe ne m'ont attiree et absorbee qu'auxheures 
des longs chagrins adultes, et pourtant Virgile 



6o 



LE LIVRE DE MA VIE 



et Chateaubriand, par leur ame errante, par quel- 
ques-uns de leurs immortels soupirs, toujours pro- 
pages, ont occupe* le ciel de mon enfance, & 
paturages et ses jardins fruitiers. 

Vers ma vingtieme annee seulement, Tamer en- 
chantement que prodiguent I'ceuvre et la vie de 
Rousseau s'installa dans mon coeur. 

Pour £tre absolument veridique, je ne donnai 
pas mon adhesion aux aveux complaisants et 
consciencieux des vices qu'il croit devoir nous 
apporter comme une corbeille de cerises ou une 
naive couvee d'oiseaux. Les choses de l'amour, 
toutes attaches au corps et que nous revetons 
a juste titre des ors spirituels, lorsque le sublime 
du desir, du bonheur menace et de la douleur les 
rend meritoires, ont en chaque 6tre leur modalite, 
leur embryon de honte, ignore ou voile, mais qui 
commande, agit, choisit, se gave. 

Les saintes, les anges, nous feraient, si la divine 
et necessaire pudeur ne posait un doigt sur leurs 
levres, des confidences apres quoi, la trouble ivresse 
apaisee, 'existence quotidienne perdrait de son 
laborieux et digne agrfenent et de son honneur. 
Mais il y a, pour seMuire la pens^e et Tattacher a 
Rousseau, sa v^racite aux dissimulations obscures, 
ses angoisses inguenssables, les tableaux par- 
faits, vernisses et comme tangibles, que forment 
les remits des Confessions, et, enfin, ces Rfoeries 
A*un Promeneur solitaire ou la simplicity des aveux 



a l'ardme de l'herbage, du candide b&ail, du 
logis savoisien, du naissant desir, 

« Aujourd'hui, jour de Paques fleuries...», dcrit 
Jean- Jacques en retracant Ie pelerinage qu'il fit, 
vieux et courbe, sur la route ou, adolescent, il se 

Idirigeait, les oreilles bourdonnantes des palpita- 
tions de son coeur, vers Mme de Warens. 
Neuvieme promenade du recueil, Pastorale 
amoureuse et reconnaissante, breve sonate du 
verbe deciiee a la maternelle amante qui, parmi les 
ruses, les soins, les complaisances bien ordonnees, 
satisfit l'ame fievreuse du poete, que plus rien 
ensuite ne contenta. Je revois la chambre au 
rugueux papier chinois, la vaisselle en etain du 
xvin e siecle, le vert cartel pose sur le clavecin 
modeste, l'etroite chapelle, l'horizon divise" d'azur 
et de plantes potageres : de'cor ou Rousseau 
posse"da sa placide maitresse, bienveillante aussi en- 
versles exigences duperruquier d'Annecy, comme 
elle l'avait ete jadis a regard du docte jardinier. 

La gratitude du jeune homme, dup<j, comble, 
eclate gene"reusement dans cette phrase qu'il faut 
consider comme l'andante de ces pages passion- 
nees ; « J e puis dire a peu pres comme ce prefet 
du pretoire, qui, disgrace sous Vespasien, s'en 
alia fimr paisiblement ses jours a la campagne • 
« J ai passe" soixante-dix ans sur la terre et i'en 
« ax vecu sept. » Sans ce court, mais pr&ieuxespace 
je serais peut-Stre reste incertain sur moi. Aime 



62 



LE LIVRE DE MA VIE 



d/une femme pleine de douceur, je sus dormer a 
mon kme, encore simple et neuve, la forme qui ltd 
convenait davantage et qu'elle a gard^e toujours... » 

Quelques annees passerent. Puis vint l'heure 
fortunee oil je visitai les Charmettes en compagnie 
d'un cceur que Rousseau avait hante. Maurice 
Barres, Mme Barres, le petit Philippe, leur enfant, 
nous ayant rejoints a Annecy, firent route avec 
nous. De*ja, Maurice Barres et moi, un matin 
d'6te\ dans les proches environs d'Annecy, nous 
avions recherche (lui plus que moi, Tazur absor- 
bant toutes mes facult£s) le site venere ou Lamar- 
tine avait soutenu entre ses bras, dans le vent 
des tempetes d'un petit lac colereux, sa p&le com- 
pagne, mourante, ardente, Julie, Elvire, — en 
deux mots : Mme Charles. 

Nous avions ri de voir, dans le d&ordre d'une 
prairie touffue de sainfoin rose et de tr6fl.es incar- 
nats, un poteau indicateur plants tout de travers, 
qui portait ces mots lyriques et rapides : Lieu 
de I'inspi ation, 300 metres. 

Mais, bien que Barres eut pour Lamartine une 
devotion qu'il essayait de faire prevaloir sur Tad- 
miration effrayee que lui inspirait Hugo, les Char- 
mettes de Mme de Warens et de Rousseau l'atti- 
raient davantage. Au cr^puscule, nous parvinmes, 
entassfe tons familialement dans un automobile, 
i la demeure des Charmettes. Route parfume*e du 



LE LIVRE DE MA VIE 63 



soir, regard sur le paysage illustre, entree difficile 
dans la maison silencieuse qu'un gardien defiant 
habitait avec indifference ! II nous temoigna, par 
une mine taciturne, le d^plaisir que lui causaient 
ces touristes emus et graves. Nous visitames scru- 
puleusement la maison des amours nombreuses et 
partag^es, dont souffrit le heros novice des Confes- 
sions, Je restai longtemps, seule, dans la chambre 
de Jean- Jacques, pres du lit ou ce corps d^licat, en 
proie aux malaises du genie et des nerfs, faisait 
alterner la demi-mort avec la vie tumultueuse de 
rSme. Le verger d'automne, 6tincelant de lourds 
dahlias, encombre de groseilliers et de framboisiers 
drminues de leurs fruits, que les levres meme de Tete 
semblaient avoir absorbs, etait tapisse de vertes 
plantes aplaties sur le sol, dont les ratines 
profondes exhalaient un humide soupir. La fraiche 
saison ne nous livrait aucune pervenche, Je le 
regrettai. N'importe ! nous evoqu&mes la fleurpri- 
vitegitfe et, sans qu'on put s'en douter, jecomposai 
un poeme sur Rousseau, tout en causant et en 
parcourant d'un pas alerte le jardin oil je croyais 
rencontrer l'ombre de Claude Anet, favori, dans 
les heures nocturnes, de Thotesse aux epaules de 
colombe. En mon esprit se formaient rapidement 
les images de ces stances que Maurice Barr&s s'effor^ 
?ait, avec une tendre bienveillance, de ddchiffrer 
dans mon regard. Je dddiai ces strophes aux Char- 
mettes ; je les retrace ici ; 



6 4 



LE LIVRE UE MA VIE 



LES CHARMETTES 

La route : un tendre miel de menthe 
Flottait sur le petit torrent, 
Rousseau, quand vous vintei>, errant, 
Vers votre humble, immortelle amante. 

L'eau coule, le silence est frais, 

U ombre est verte, humide et dormante. 

C'est sur cette pente si lente 

Que votre fenetre s'ouvrait ! 

Tous vos soupirs, tout votre or age } 
Qui, dans la plus grande cite, 
Meneront un peuple irrite, 
Soulevent ici le feuillage... 

Religieuse pdmoison ! 
Mon cceur de douceur va se fendre : 
Je pousse votre porte, j'entre, 
Voici Voir de votre maison f 

le me penche a votre fenitre, 
Le soir descend sur ChambSry ; 
C'est la que vous avez souri 
A votre maitresse champitre. 

Vos pieds couraient sur le carreau 
lit vous traversiez la chapelle 
Quand votre mke sensueilr 
S'Sveillait entrc ses ridea* 



H 



LB LIVRE DE MA VIE 65 



Des cloches tintent, le jour baisse, 
Voyez, je reve, je me tais. . . 
Cest sur ce lit que tu jetais 
Ton cceur qui crevait de tristesse t 

Voyez avec quel front pdli t 
Dans cette emouvante soiree, 
Je suis, — Vdme grave et serree T — 
Venue aupris de voire lit. 

Recueillie et silencieuse, 
Les deux mains sur voire oreitter, 
Les bras ouverts et replies 
Je jus voire scaur amour euse. 

Je presse votre ombre sur moi, 
Que mHmportent ces cent annees I 
Vous viviez ici vos journees 
A la mime heure de ce rnois. 

II est six heures et demie t 
Claude Anet arrose au jar din; 
Vos deux mains, si chaudes soudain, 
Sont sur le cou de votre amie, 

Cest ici, pr&s de ce muscat, 
Dans la douce monotonie, 
Que vous greloitiez de ginie, 
heros Idche et delicat ! 

Uodeur claire et fraiche en automne 
Des dahlias et du raisin, 



5 



66 



LE LIVRE DE MA VIE 



Glissait, dans I'aube, sur le sein 
De celle qui vous fut si bonne. 

Dans la chambre un papier chino 
Sur les murs vieillis se dicolle. 
Ah ! comme voire hdtesse est folle ! 
Voas pleurez d' amour tons les trois. . . 

La force des soleils sur Panne, 
Les beaux golfes de Vunivers 
Ne valent pas un jardin vert 
Oil coulaient de fameuses larmes. 

Rousseau qui jutes laquais 
Et f4tes chassl par vos maitres, 
Vous dont le chant divin penetre 
Les bois, les sources, les forets, 

Voyez, ce soir le del bleu penche 
Sur les Charmettes son front pur ; 
Je prends dans mes mains tout Vazur, 
Je te donne cette pervenche ! . . . 



Maussade, mais coutumier, le gardien silencieux 
nous pr&enta, vers la fin de notre p£lerinage, le 
cahier des visit eurs oil s'alignaient des noms sans 
prestige, des reflexions simples on saugrenues. 
J'eus le plaisir d'y pouvoir inscrire, tandis que 
Maurice Barr£s, pensif, attendant le moment de 
prendre k son tour la plume, rGvait k la po&ie, 



LE LIVRE DE MA VIE 67 



cette phrase cTun de ses livres de jeunesse qui 
m'avait frappee par la vehemente interjection : 
« Mon cher Rousseau, 6 mon Jean- Jacques ! vous 
fhomme du monde que j'ai le plus aime L. » 






On le voit, le lac L&nan m'apportait tout, depuis 
ce nom d'Amphion, donne par un lointain hasard 
du terroir a notre rive et a notre demeure. Mon 
p&re, au moment de son mariage, avait acquis 
le chalet elegant, entoure d'orangers en caisse au 
parfum ineffable, et le jardin bien dessine, empie- 
tant sur le lac, que possedait le comte Walewski. 
Trdsor negligeable de THistoire, le comte Walewski 
etait le fils des amours de Napoleon avec la Polo- 
naise el^giaque et fidele qui ne craignit pas de venir 
s'abattre dans File d'Elbe, portee par un voilier 
p&illeux, afin de tendre au captif le front obscure- 
ment insigne de l'enfant qu'elle avait eu de lui. 
Napoleon contempla et embrassa la tete riante avec 
cette ferveur de pere qui, plus tard, par le roi de 
Rome, fut sa blessure charnelle et path&ique. 

Le nom d'Amphion emerveillait Maurice Barr^s. 
Toujours enivn* de po&ie, il prenait plaisir k r6pe- 
ter pour lui-m£me ce vers fr&nissant de Hugo : 

Homme, Thibc eterndh en proie aux Amphions ! 
Que de souvenirs encore, que d'images fusant 






68 



LE LIVRE DE MA VIE 



en tout sens ! Ouchy, Lausanne, Clarens s'hono- 
raient a jamais de la visite de Byron et de Shelley ; 
Vevey, sinueux et ombragd comme le detmt des 
secretes tendresses, avait offert a Alfred de Musset, 
pour remuneration nostalgique des paysages de sa 
Nuit de Dicembre, cette image simple, mais fralche 
comme une peinture de maitre, ex&utfe rapide- 
ment, les pieds dans la rose*e, a l'heure matinale : 

A Vevey, sous les verts pommiers. . . 

Chillon et la prison de Bonivard apprenaient a 
ma pitie toujours a decouvert que les cachots 
existent et que Tingeniosite des hommes s'exerce 
et triomphe dans la cruaute\ 

J'ignorais que Musset eut sejourne sur les bords 
du lac, quand, petite fille et si Uprise de lui, je lisais, 
a bord du charmant bateau a vapeur de mon pere, 
La Romania, ses Poemes d'Espagne et d' Italic et, 
peu a peu, son ceuvre entiere. Les voyages sur le 
lac L&nan, dont j'avais pourtant la passion, me 
causaient souvent un extreme malaise, surtout 
quand s'eievaient ces brusques tempfites dont 
s'enorg ieillissaient les habitants des rives et dont 
s'amusaient les voyageurs, habitues des puissantes 
eaux salines. 

A l'heure du tangage et du roulis, je r&fugiais 
rnes vertiges dans une cabine tendue d'un drap 
couleur des flots et gracieusement d^corde d'aqua- 
relles marines, ou je demeurais Vendue. On avait 






LE L1VRE DE MA VIE 69 

piti6 de mon pile visage, on ne me delogeait pas. 
C'est la que, respirant l'humide odeur de la tenture 
feutr^e et du bois verni, regardant par le hublot se 
soulever pres de mon epaule Tepaule bleue des 
vagues, je connus la seduction de la poesie. 

Pepita, charmante fille/... 

lisais-je, et mon imagination, pleine d'innocents 
pressentiments, se promettait a toute l'Espagne. 

A Saint-Blaise, a la Zuecca ! 

lisais-je encore, et plus tard les vins de toutes les 
trattorie d'ltalie, en leurs flacons inclines, revetus 
d'une robe de paille, eurent pour moi un gotit 
d'Alfred de Musset. 

Si vous croyez que je vais dire 
Qui fose aimer. . . 

Lccueillais-je dans mon coeur avec le trouble 
des adolescentes pour qui le poete de l'obsession 
amoureuse sera eterneilement le premier et pur 
amant. Une sorte d 'amour a la Musset penetra ainsi 
en moi et se m&angea a toutes les formes d'amour 
que l'h&AIitc*, Tenigme individuelle et les circons- 
tances imposent h chaque creature. D'ailleurs, 
Alfred de Musset ftait-U bien le chantre nuageux' 
victimede larobuste George Sand, dont parlaient r$- 
veusement, devant moi, de vieilles dames aux yeux 
clairs, Ninons et Ninettes d^ues par leurs ^poux 







70 



LE LIVRE DE MA VIE 



voues a la philosophic aux sciences; aux dtudes 
absorbantes, et que nul n'avait satisfaites en leur 
noble ou frivole langueur ? Dames aux cheveux 
ternis, coquettement traitfe, ayant adopte de bonne 
heure la robe de dentelle noire, les p&rins violets, 
parfois le gris, — qui leur semblait ose, — mais 
dont Tame se souvenait d'avoir gout£, au temps 
des fiancailles, ces vers romanesques : 

Jamais vent de minuit, dans Veternel silence, 
N'emporta si gaiment, du pied d'un balcon d'or, 
Les soupirs de V amour a la beaute qui dort... 

N'etais-je pas, a quinze ans, plus perspicace 
qu'elles, lorsque je devinais et aimais les transes du 
poete charnel, ses apostrophes hardies, habillees de 
la jupe de gaze des danseuses et voilees d'une 
musique de concert, qui engourdissaient une partie 
de ma conscience d'enfant si honnete ? N'est-ce 
pas dans la ten^bre diabolique du sensuel amour 
que plongent tels vers qui retenaient longuement 
mon attention, et oil le nom de Suzon pose avec 
adresse sa note legere ? Le nom de Suzon toujours 
reussissa t a Musset. Qui pour rait n* aimer point ce 
cri de depart qui se deroule comme le leger tour- 
billon d'une brise alert e, emportant un parfum : 

Adieu, Suzon, ma rose blonde ? 

Voici le po&me lu par moi, sur La Romania, avec 
vine ingenue et curieuse predilection, et qui, bien 



LE LIVRE DE MA VIE 71 



que situe dans le domaine d£concertant de la f an- 
taisie, dirige vers ritistinct sa voluptueuse et 
cruelle morsure : 

Evoque ton courage et le sang de ies veines, 
Ton amour et le dieu des volontes hum-dines J 
P entire dans la chambre oil Suzon dormira; 
Ne la reveille fas; parle-lui, charme-la; 
Donne4ui, si tu veux, de V opium la veille. 
Ta main a ses seins nus, ta bouche k son oreille ; 
Autour de tes deux bras, route ses longs cheveux. 
Glisse-toi sur son oceur, et dis-lui que tu veux 
(Entends-tu? que tu veux!) sur ta tite et sous peine 
De mart, qu'elle te sente, et qu'elle s y en souvienne ; 
Blesse4a quelque part, mile a son sang ion sang ; 
Que la marque lui reste et fais-toi la par exile; 
N'importe a quelle place, a la joue, h V oreille, 
Pourvu qu'elle fremisse en la reconnaissant. 
Le lendemain f sois dur, le plus profond silence, 
Lceil ferme, laisse-la raisonner sans effroi, 
Et, des la nuit venue, arrive et recommence. 
Huit jours de cette epreuve, et la proie est a toi... 

La passion, telle qu'elle se revele chez Racine, 
devait bientdt recouvrir autoritairement le senti- 
ment amoureux que m'inspirait Musset. Racine, 
qu'on s'obstinait iappelerle doux,le tendre Racine, 

— et ces adjectifs, dont usaient mes professeurs 
confines dans la tradition et le vocabulaire de 
l^poque, me causaient une silencieuse irritation, 

— atteignait en moi la justesse d'&me de la fille des' 



72 



LE LIVRE DE MA VIE 



Grecs, initiait l'enfant de Sophocle et d'Euripide. 
Ce qu'il y a de furieux, d'inevitable, de sanglant 
dans le drame racinien, s'accordait avecma violence 
encore assoupie, et la liquidity de lave torride des 
vers de Racine m'enivrait comme du brulant 
Mozart : 

Grdces au del mes mains ne sont point criminelles. 
Plat aux dieux que mon cceur fat innocent comme elles I 

En ces m£mes promenades sur le lac, je lisais Cor- 
neille dans une edition exigue, dont les caracteres 
devenaient indechiff rabies au jour tombant, mais 
sur quoi je gardais riv& mes yeux fatigues, aux- 
quels Topiniatrete pretait une energique acuity. 
Le po&te, le heros, me conquer ait par la fiertd 
inflexible, le tragique puissant, le duel somptueux 
du dialogue ample ou rapide. Qui est n£ au pays de 
Corneille et a ecoute sa voix vit et meurt selon ses 
commandements. Dans les conflits du cceur, ses 
lecons stoiques se dressent en nous, comme range 
severe, a Tepee flamboyante, debout devant les 
portes de l'fiden, et obtiennent notre soumission. 
Que j'ai aime a repeter pour moi-meme tel cri 
musical de Chirnene : 






V assassin de Rodrigue ou celui de mon pert I 

II y a, dans la podsie de Corneille, une toge de 
pourpre que nulle autre ceuvre que la slenne ne 



LE LIVRE DE MA VIE 



: 






saurait rev£tir, et je me souviens d'un « que vous 
expliquassiez *, sttue a la rime, qui suscitait la 
jalousie et la critique des amoureux de Racine. I 
est vrai que plus tard, et dans ces moment 
oh la gaiete ne craint pas de s'attaquer au sublime, 
je m'etonnai des complets carnages familiaux fre- 
quents dans les drames corn&iens oil jamais ne 
frdmit le chant dore des harpes de Racine 
Reste-t-il un seul vivant au dernier acte d' Horace ? 
Vu du palier de nos appartements modernes, que 
de fureur, desang, detumulte, d'an&mtissements ! 
« Je pr^fere Racine a Corneille », ai-je dit un jour, 
a quinze ans, enivre'e par les de'licates plaintes de 
Berenice, k mon institutrice extravagante, et je fus 
offensee, en mon courage comme en mes sentiments 
de decence, par cette prodigieuse re'ponse, proferee 
avec hostilite et d'un ton de chaste m^pris et 
de dignity niilitaire : « Cela ne m'etonne pas de 
vous ! » 

Les nations ne sont pas constitutes uniquement 
par leur territoire ; le genie de Corneille vaut des 
provinces. Je crois n'avoir pas menti dans le 
moment oil j'ai pu murmurer tristement a un ami, 
chez qui parfois les resolutions etaient plus h&i- 
tantes et plus faibles que les miennes : « Vous van- 
tez sans cesse Corneille ; moi, je vis selon lui. » 
Peu de temps apr£s mon initiation corn&ienne 
Victor Hugo surmonta, en mon esprit d'enfant,' 
~mour que je portais k tous les po&es. Son souffle 



I 



74 



LE LIVRE DE MA VIE 



de g£ant, Tunivers parcouru au moyen de la po&ie, 
la puissance aisee du metier, les milliers de vers, 
chacun aussi vivant dans l'isolement que dans 
le bloc de marbre qui les retient groupds, 
m'inspirerent une devotion que le temps n'a pas 
raodifiee. Chez Hugo l'honneur est inclus dans la 
sonority meme des syllabes ; il hausse la vie et le 
courage de qui le lit ; il ne proph&ise que le 
plausible et le veritable : ce que Voltaire savait, 
Hugo l'a magnifie. Par l'agilite et le nombre etour- 
dissant du verbe, cet homme oiseau bondit du 
sous-humain au celeste, s'flance du volcan jusque 
dans les astres. Si, chez la creature, tout sentiment 
etait porte sur un vers de Victor Hugo, la noblesse 
de Tame en serait elevee. Habitant des sommets, 
son genie s'abaisse aussi vers la grace, comme 
on voit, sur une miniature persane, le col de l'an- 
tilope s'enf oncer dans une touffe de digit ales. Cer- 
tains de ses vers ont un prolongement infini d'evo- 
cation ; d'autres suffisent, tant leur debut est 
direct et plaisant, a reveiller une epoque, une 
cite, un homme engloutis dans les t^n&bres du 
temps : 

Autrefois, j'ai connu Ferdousi dans Mysore... 

Cette facility sereine du premier vers, ce place- 
ment parfait, comme le doit £tre la pose d'une 
pierre robuste dans la profondeur des fondations, 
je l'ai souvent rapproch^e de la construction po£- 



LE LIVRE DE MA VIE 






tique de La Fontaine ; fermete habile, ^quilibre 
bref et propagateur : 



Le ch&ne un jour dit au roseau. , . 



Onpeutignorer, oublier, renier ce que Yon doit a 
Victor Hugo, c'est la T ingratitude naturelle a ceux 
qui, dans les jours indigents, se sont nourris 
du pain des dieux. Pour ma part, des que je 
le lus, il me subjugua entierement et je fus son 
enfant. 



CHAPITRE IV 

Mme de Stall me fait peur. — M. et Mme Neckef 
dans le local funibre. — George Sand. — Ferveur 
franpaise. — L'Histoire revisee par M. Dessus. — 
La Patrie t prison maternelle. — U enfant dans la 
cage du monde. — Le paradis d'Amphion. — 
L'oncle Jean. — Meditation funSbre. 



Traversons une fois encore, par le souvenir, le 
lac L&nan, (Tune de ses extr&nites a l'autre. Je 
retrouve,non loin de Geneve, le bourg agreste 
d'Hermance, compost d'un petit nombre de mai- 
sons cr^pies k la chaux sous un revetement de 
vignes plantureuses. Les quelques habitants du site 
romanesque se montraient vaniteux de l'unique 
auberge au beau jardin, ou les &naux chatoyants 
du plumage du coq et des poules, disperses fami- 
li&rement dans les allees riveraines, retenaient 
les touristes au cours des mois d'6te. Dans ces 
parages, le chateau de Coppet, en retrait sur une 
cour largement pav£e, flevait sa pure fa9ade. 
P£ndtrer h l'int&ieur de la demeure, Stre accueillis 
par la descendance de la fameuse Corinne : le 
comte d'Haussonville, aupr£s de qui se tenait sa 
f emme, c£l&bre par son alti&re et romanesque allure , 



- 



LE LIVRE DE MA VIE 



17 



et qu'entouraient de jeunes fiUes au maintien 

charcnant, tons hdtes Srndits et pleins de gr&ce, 

autorisaient une visite au cceur mSme de Mme de 

Stael, J'^tais une enfant qu'on emmenait fr^quem- 

ment, qui, timide, se taisait, mais en qui tout s'in- 

stallait avec une exceptionnelle precision. Les yeux 

baiss£s, semblait-il, et pourtant grands ouverts, je 

regardais, je contemplais, j'inspectais. De toutes 

parts surgissaient les portraits, les bustes et les 

miniatures de Mme de Stael. 

Je l'avoue, elle me desolait ; que dis-je ! elle 

m'epouvantait. Les enfants, avides de beaute, 

demeurent consternes devant ce qui domine sans 

seduire. En ses nombreuses e&gies t Mme de Stael, 

coiffe'e d'un epais turban musulman surmontant un 

mSJe visage, produisait au-dessus d'un corsage de 

3in une gorge haute et forte qu'elargissaient des 

epaules vigoureuses, d'ofr descendaient des bras 

charnus et bistres. Mais les enfants esp£rent ton- 

jours. Un apr&s-midi, k Coppet, j'eus le bonheur 

d'entendre dire, devant ces images qui me d£ce- 

vaient, que Mme de Stael poss&iait des yeux 

magjnifiques ainsi qu'une eloquence sans £gale, que 

Benjamin Constant l'avait aimfe, que sa harpe 

vermeille avait laiss<5 s'envoler sous ses doigts des 

arp^ges celestes, que son amour pour ses parents 

fat exemplaire, que son ceuvre etait immortelle. 

Je me sentis rassuree, console, heureuse. Je regar^ 

dais avec b&titude le buste en marbre de sa fille 



7 $ 



LE LIVRE DE MA VIE 



charmante, aux cheveux routes en bouclesallong6es, 
la duchesse deBroglie. Un portrait d'Ingres, repre- 
sentant la mere de M. d'Haussonville, 6tait deli- 
cieux a voir. La jeune femme, sombre grillon sans 
beauts, touchait pourtant le coeur par l'attitude 
pensive, par cette proeminence pudique et conve- 
nue de la gorge, des handles, du ventre, que 
mettait en valeur une robe bleue, couleur de lobelia 
p&li au soleil. £ternelles Elvires, que Lamartine 
avait modelees dans le reve des hommes par ses 
vers superbes et innocents ! 

Enfin, plus tard, je lus les romans de Mme de 
Stael et sa correspondance. Je reconnus instantane- 
ment Faccent d'un genie vigoureux. Je Faimai des 
lors, en depit des effusions sans choix qui m'a- 
vaient lassee et m'avaient eloignee d'elle a la 
lecture de Delphine. J'adoptai avec sympathie sa 
lyre violemment retenue sur le sein, son cap Misene, 
son tardif accouplement avec un adolescent souleve 
d'amour, qui fit don a son epouse vaillante et usee 
d'un fils dont les jeunes ans et la mort, k vingt ans, 
s'inscrivent dans les archives d'Hermance. 



La presence mysterieuse, situee a Coppet, en un 
lieu que Ton ne nous revelait pas, des parents de 
Mme de Stael, M. et Mme Necker, flottant dans un 
immense bocal d'alcool qui les pr&ervait de la 
corruption, m'emplissait d'une anxi&e" circulaire. 
Mon esprit ne savait pas en quel endroit du chateau 



LE LIVRE DE MA VIE 79 

ou du pare se perpetrait ind6finiment cette funfebre 
union. 

A chacune de nos visites, les h6tes parfaits de 
Coppet et leurs convives se plaisaient a admirer et a 
commenter de nouveau la chambre de Mme R6ca~ 
mier : lit enveloppe d'organdi blanc, tenture peinte 
de bambous et de lotus roses, — chinoiserie k la 
franchise acc&lant an salon oh Chateaubriand 
rencontra, pour la premiere fois, cette provocante 
Juliette, sans etre fascine par elle, sans prevoir leur 
futur et immortel attachement. 

Mais ces visions de grace, de triomphe et d'a- 
mour etaient assombries pour moi par la crainte 
ou j'etais que tant d'aimable curiosite historique 
n'aboutit au formidable recipient de cristal dans 
Iequel baignaient, satur£s d'alcool, deux epoux 
a jamais insensibles et livides. 

Mme de Stael est installee dans mon esprit 
aupres de George Sand, dans une gloire qui leur est 
commune. Toujours juste pour ces deux heroines, 
je m'insurge d£s qu'on les attaque ou les veut dimi- 
nuer; je reste silencieuse lorsqu'on les v6nfere avec 
exc£s, car je ne parviens pas a me les repr&enter 
dans leur naturel ni k comprendre leur cceur. Si je 
ne connaissais pas le charmant dessin que Musset 
fit de George Sand, qui incline avec langueur un 
dfiicat profil de poisson japonais, ou bien ce bref 
~>rtrait de Delacroix ou nous la voyons coiffik 



80 LE LIVRE DE MA VIE 

d'un chapeau aux plumes multicolores, sous lequel 
son visage fonc£, mais pur encore, fait penser a 
quelque combattante de la Fronde, je ne pourrais 
pas concevoir que la seVere matrone, graved par 
Calamata, son amant, fut l'idoledu Mussetde Julie, 
de Pepa, de Juana, de Laurette. Mais, touched par 
le recit que fait George Sand d'un matin de Nohant, 
ou, souffrante, elle £coutait, Tame d&endue et 
ravie, monter jusqu'a son lit les trombes volup- 
tueuses du clavier de Liszt ; assuree de sa mater- 
nelle generosite ; eblouie par son regne sur le cceur 
de Chopin dans un monastere delabre des iles 
Baleares, je ne lui fais grief que de certains de ses 
romans, a. la fois alpestres et philosophiques. Pour- 
quoi s'est-elle complu a depeindre une invraisem- 
blable sociologie qui s'ebat sur lebord des torrents, 
a l'ombre des rudes sapins et dans la froide odeur 
des cyclamens, ou dissertent des Socrates et des 
Platons montagnards, conducteurs de troupeaux, 
bucherons ou metayers ? 

Entr ; les nombreuses opinions politiques que le 
lac L6man illustrait, j'avais choisi. Ayant re9u au 
cceur, un jour d'£t£, dans le clapotement des vagues 
du rivage de Prangins, le coup d'amour que donne 
le nom de Napoldon, mais comprenant que l'homme 
ej)ais, farouche et melancolique qui portait a 



LE LIVRE DE MA VIE 



8} 



aa 



present ce nom enivrant demeurerait en exil, je n 

Ifondai aucun espoir sur lui, j'abandonnai sa dynas 
tie, je fus gagnee entikrement a la Republique, 
Strange passion d'une enfant pour le regime 
qu'elle associe definitivement a ce qu'elle aime 
avec reflexion et poesie : la terre natale. Qui aime 
son pays et n'^prouve pas de preference pour les 
lois qui le gouvernent, de combatif instinct pour 

Il'idee et Inspiration qui le modelent, le transfor- 
ment et 1'amplifient, ne connait pas cette ferveur 
raisonnante que ressent Tesprit consciencieux et 
inform^. Celui-la est reconnaissant a l'univers que 
sa patrie ait merite cette phrase somptueuse : 
« Sans la France, le monde serait seul. » Cri filial a 
quoi r^pond cette affirmation venue de loin ; « La 
France est le flambeau du monde, sa disparition 
Jaisserait les nations dans les ten&bres... » et encore 
cet Eloquent temoignage de Goethe : « Lorsque les 
Romains avaient quelque chose d'important a 
formuler, ils le faisaient en grec, pourquoi ne le 
ferions-nous pas en f ra^ais ? » 

Heureux qui, pieux envers la grandeur et la grace 
du pass£, se place dans le present, y travaille pour 
Tayenir, s'attache laborieusement a bouturer ce qui 
doit etre a ce qui est ! 

Un jour de mon adolescence, etant plus attentive 
que de coutume a la ceremonie de la messe, et non 
pas comme cette compagne ingenue qui me confia 
avec sincerity : « Je prie pour que la messe finisse », 



82 



LE LIVRE DE MA VIE 



j'entendis le pretre terminer ses oraisons, lentes a 
mon gre, par ces mots modules en longues ondea 
sonores : Domine salvam fac Rempublicam ! Mots 
prononces avec ferveur, supplique adressee au 
Dieu qui se tient au-dessus des autels, regoit Thorn- 
mage des charbons aromatiques, la fraiche Emana- 
tion des linges brod& et d6pli& avec devotion . 

Ainsi, dans tous les sanctuaires de France, par 
la voix de tout officiant, on formait des voeux 
pour la Republique ! Je venais d'entendre une 
pri&re qui s'accordait avec mon cceur. L'atmo- 
sph&resolennelleet songeuse des Eglises conquiert 
aisement la sensibilite sans emploi d'une jeune 
rille reveuse. De nettes pensees m'envahissaient. 
Je me souvins que le precepteur de mon fr&re, cette 
ann^e-la precisement, avait fait avec son Eleve, 
au cours des vacances de P&ques, un voyage en 
Boh€me, en Autriche, dans le Tyrol. II me racon- 
tait la chamarrure, les exigences ou la complai 
sance du protocole, Aux grands de ce mondt- 
allaient les saluts et l'aide empressEe que provo 
quait le texte pompeux de leurs passeports, ou 
leurs titres nobiliaires s'alliaient au nom des 
souverains autocrat es. Le jeune professeur termi- 
nait sa description d'une Autriche particuli^rement 
pourvue de fonctionnaires hautains ou serviles 
par le fier aveu de la dEsinvolture qu'il eprouvait. 
lui, homme simple, ayant pour toute opulence 
son Erudition, a sortir de sa poche et k produiro le 









modeste feuillet oil ces quelques mots avaient un 
pouvoir total : « Au nom du peuple fran£ais... » 

Cette formule simple et digne vint rejoindre en 
mon esprit Tespece de solennel respect que m'ins- 
piraient, d£s mon enfance, les mots : Liberie, 
Egaliti, FratemiU, largement incises sur les murs de 
pierre du lycee Condorcet, que je c6toyais, a 
i'&ge de cinq ans, pour me rendre au cours de sol- 
f6ge, situe pres du passage du Havre. J'eus beau- 
coup a souffrir pour ces vocables infinis, que les 
passants ne constataient meme plus. 



Pr&ente a tous les repas chez mes parents, 
prenant part silencieusement a toutes les conver- 
sations, je pr&tais une grande attention aux pro- 
pos d'un vieil homme tres instruit, tres aime de 
nous, du nom de M. Dessus, Cet ami quotidien, 
— dont Taspect dtait si eloigne de ce que notre 
epoque compose qu'on pourrait penser que la 
physionomie ob&t k une mode passagere, que la 
nature cesse ou s'interrompt de creer M, Thiers 
ou fimile Ollivier pour ne s'attacher avec Constance 
qu'& la figuration des amiraux, — etait un musi- 
cien angelique en m&me temps qu'un politicien 
de mauvaise foi et un croyant irriteS. Aux c6tes de 
ma mere, lorsqu'il jouait du violon, — de 1'alto, 
prdcisait-il, — son Strange visage sans ciselure, 
comme decoupe ing&iument par un enfant dans 
tu carton solide, refl&ait la bu£e d'or des sons et 



84 LE LIVRE DE MA VIE 

paraissait inond6 du bleu, soudain charmant, de 
son ceil, non plus aigre et pointu, mais couleur 
de l'aile de la m&ange, Homme singulier, loyal 
et sans probity du coeur ! Nulle &me plus que la 
sienne n'avait bondi d'une conviction k une autre. 
C'est lui qui, r£volutionnaire et antireligieux 
violent, ^carta du lit de Lamennais mourant et 
jeta dans l'escalier le pretre venu au chevet du 
moribond. Du moins, il Taf&rmait, et il narrait 
cet incident avec un repentir bien en vue, que sur- 
montait la vanite inherente aux caract&res empor- 
tes, secret ement satisfaits de tous les actes ou leur 
personnalite a domine sur autrui. 

Ce robuste et sensuel vieillard converti signait 
du pseudonyme transparent de « Super » des ar- 
ticles d'une pi£t6 naive et cruelle, d'un antisd- 
mitisme barbare, dans de petits journaux appeles 
a conservateurs ». Sa personne, en changeant de 
passion, £tait demeuree la meme. Je Tentendai 
s'irriter a tout propos contre la Revolution, san; 
pour cela qu'il apportit la moindre attenuation 
au m£co itentement que lui inspirait THistoire 
enti&re, uont il s'etait fait le juge. Sa critique s'atta- 
quait k chaque £poque ; ainsi, plus tard m'apparut 
Taine, dans son manque d' amour methodique et 
prolong^, qui me pr^cipita sur le cceur de Michelet. 
M. Dessus, dont les griefs m'attristaient sans nn 
convaincre, reprochait k Francois I er sa galante- 
rie, son alacrity son brillant mais liger courage ; 



LE LIVRE DE MA VIE 



85 



t 



a Henri IV, sa naissance huguenote, ses mai- 
tresses aux beaux noms, son epouse florentine ; a 
Louis XIV, sa hauteur, ses batards, sa politique 
batailleuse, son asservissement de la noblesse, 
et enfin Mme de Maintenon, qu'il pensait accabler 
sous la denomination de « la veuve Scarron ». 
A Louis XV, M. Dessus ne pardonnait point sa vie 
lascive, et le Bien-Aime' toujours me terrifia en 
depit du plus tendre surnom. A Louis XVI, si 
pitoyable pourtant, notre malveillant ami deman- 
lait compte de la Revolution ; mais, a la Revolu- 
tion, il reprochait tout. Les noms de Marceau, de 
Hoche, par patriotisme il les de"tachait des evene- 
ments, les faisait flotter dans un espace immense 
et dore, puis, passionne" pour eux comme il Yeta.it 
pour la musique, il les immobilisait sur un socle 
aerien ou les veiUait une France ailee, ignorante 
et virginale. Ce n'est pas a mi qu'on eut pu citer, 
sans eveiller son apoplectique colere, la phrase 
charitable de Michelet, courant et trebuchant 
d'amour vers tous les pecheurs : « Robespierre 
avait bu du fiel tout ce que contient le monde... • 
Mais M. Dessus s'acharnait sp&ialement contre 
ces trois mots qui gagnaient mon cceur lorsque ie 
passais devant le lycee Condorcet : Liberti, EgaUte 
Fraierniti. 

« Quelle mensongere niaiserie ! s'ecriait-il. Ouellc 
coupable et hypocrite affirmation ! » 
Pourtant, si petite que je fusse, et P osse<!ant 



86 



LE LIVRE DE MA VIE 






le caractere le plus doux et le plus docile, ce 
que j'avais d<Sja d'assure et d'inflexible en moi 
se refusait a croire M. Dessus, a. lui donner raison 
contre les vocables sdduisants. Que Tespdrance fut 
inscrite sur les pierres de la cits' ; qu'elle donnat 
le sentiment de jouer le role sacre* des commande- 
ments sur les Tables de la Loi ; qu'elle incitat 
les privile'gies a se souvenir de leur chance for 
tuite et de leurs devoirs ; qu'elle permit aux infor 
tunes de rever a un vague bonheur equitable, me 
procurait un contentement et un allegement dont 
je ne pouvais plus me separer. C'est ce sentiment 
puissamment populaire, eprouve spontanement 
des ma petite enfance, qui fit de moi, autant que 
les paysages de Paris, de l'lle-de-France et de la 
Savoie, un etre si attache a sa terre natale. Un 
sort favorable m'avait devolu la plus noble pa- 
trie de toutes, celle qui travaille pour les autres, 
s'en rapproche par naturel elan, par volontair 
et sage amitie, place sa fierte hors de l'envie 
tente d'abolir Tardeur des antiques rivalites 
redige la convocation de T amour au fraternc 
banquet . 

Quand le monde aura denonce a jamais Tigno- 



i 



minie de la guerre ; quand les meres n'auront pas, 
pendant des annees, dans le souci, V Industrie, 
ponctualite, soigne et instruit leur enfant male, 
surveilM ses forces et ses dons d'ecolier pour le voir 
partir vers une mort sans pitid ; quand, enfin, scr.i 



LE LIVRE DE MA VIE 87 

moins dominante Tamere parole de Rousseau : 
« L'haleine de Yhomme est mortelle a Thomme », 
il restera que le ills de la femme est pourtant fils 
de la terre qui l'a vu naitre. 

Dans une Europe apaisee,communicante, echan- 
geant ses bienfaits, chaque homme, s'il se connait 
soi-meme, sera, de corps, d'esprit, de son pays et 
non point de tous les autres. La plante que Ton 
transporte de son sol initial dans un sol inconnu, 
il faut la chloroformer, 1'arracher a sa conscience 
vdgetale pour qu'elle echappe a la syncope et a la 
mort Tels animaux captes en leurs contr&s, exi- 
les dans la notre, languissent, perdent leur robe 
lustree, perdent leur chant, cessent de se repro- 
duce. Comment l'homme, si vaste, ferme et pas- 
sionn<5 que doive etre son amour de tout ce qui est 
humain, s'evaderait-il de cette suave et delicate 
prison maternelle ? II est animal, il est plante, 
A son insu m&me, et si genereux, si ascetique qu'il 
puisse etre, il est ne pour rechercher la satisfac- 
tion. Au sein de la famille humaine, il demeurera 
Findividu qui veut perseverer en soi, qui, pendant 
son court passage menace a travers les elements et 
hs circonstances, tentera de prosperer, d'augmenter 
la somme de son plaisir et de sa notoriete. Tel qui 
se croit d&ache du sol natal par un goftt genereux 
de l'universel y est retenu par la connaissance et 
la dictation du langage patemel, par de fines et 
fortes exigences organiques, par cette sournoise 



88 



LE L1VRE DE MA VIE 



et noble passion de pr£s6ance qui regit les reflexes 
collectifs comme les reflexes individuels. « J'ain 
la France parce que j'aime les hommes », r£p£tait 
souvent un savant biologiste, qui voyait en sa 
patrie la vigoureuse et preste batisseuse d'un 
avenir plus clement a rhumanite. 

Un de mes amis, aussi remarquable par son talent 
litteYaire d'une acide puretd toute francaise que 
par sa valeur scientifique, et qui, incapable de 
demander un verre d'eau en aucune langue e*tran- 
gere, se croit adapte a toutes les nations, £taif 
prie, par ses atnes, d'ecrire un article de critique ; 
son impartialite fut parfaite et refleta sa raison 
aceree. Avec justesse, il indiqua rinferiorite oil 
se trouvait la France en face des autres pays 
quant a Torganisation des laboratoires et a Thom- 
mage rendu aux savants. Je remarquai que, plu- 
sieurs fois parmi ses reproches bien fondes, je 
trouvai le mot « chez nous ». Ce chez nous, meTn 
quand on le gourmande, c'est bien 1'endroit d 
monde oil Ton vit, oil Ton travaille, ou Ton souhait 
amplifk r son destin et mourir : c'est un instinct 
baiser gppuye sur la joue maternelle. 



■ 




L'homme ne me semble pas ne pour vivre. Les 
difficultes de sa naissance, sa ch&ivete, la plus 
totale qui soit, son absence de pens<5e et d'ins- 
tinct, CC rien de vidisablc qui le earacterise font 



LE LIVRE DE MA VIE 8< 

V. lui le plus infirme des esclaves. S'il n'etait 
auve" a tout instant de la mort par une vigilanc 
permanente, il paraitrait voiie" a un passage inu 
tile et bref des tenebres maternelles a i'aneantis 
sement terrestre. Cependant, 1'enfant resiste 
les dangers qu'accumulent sur lui des usages res- 
pects ou la distraction de ceux qui le protegent 
ne suffisent pas, la plupart du temps, a amoin- 
drir cette force stup&fiante que contiennent d^ja 
le cerveau obscur, les membres maladroits. Dans 
son inconscience absolue, le petit enfant prevoit 
son ceuvre et sa tache ; toutes les parcelles qui 1 
composent s'attachent a la lumiere, a 1'air, a la 
nourriture, au somrtieil, a ce quotidien recommen- 
cement dans lequel il se developpe et s'affermit. 
Que pressent-elie mysteneusenient, cette chair 
dont le destin est imprevisible, a laquelle rien 
n'est promis et qui, pourtant, animalement, sou- 
haite passionn ement d'etre et de demeurer ? 
Je dirai pour 1'enfant ce que j ecrivais hier encore, 
en songeant aux adultes combles et de'truits a la 
fois par le sort et que n'abandonnent pas le sou- 
venir et le souhait de la volupte : 

Pour ce peu de bonheur que Von esfere, on vitt... 

£difier sa personne corporelle et morale sur un 

t>rgueil solide et combatif, voila le labeur de Ten- 
ant, qui tente de s'emparer de tout le possible, afin 
I 



go 



LE LIVRE DE MA VIE 



de pouvoir, plus tard, pr&endre a la souverainete 
par quoi, en outre, on se saisit et se repait des 
amours de son choix. Telle est, je crois, la fonc- 
tion vigoureuse, habile et prudente de l'instinr 
dans Fenfant. Toutes les sensuality, celles de Fap- 
p&it dflicat, des temperatures plaisantes, des mou- 
vements, des repos ; celles des coloris, des sons, 
des ar6mes ; celle du genie meme et des privautes 
qu'il autorise, auraient-elles a s'exercer, a connaitre 
leurs puissances et leurs jubilations si tout Fetre 
n'aspirait pas a cette recompense unique de la 
nature : le plaisir ? Le plaisir, approchant du par- 
fait, le realisant, le depassant meme, apportant, 
avec F extension fulgurante d^volue un instant 
a Findividu, ce final desinteressement qui consent 
a la royale satiete de la mort. L'on peut nier que 
toute action ait pour but le plaisir, mais cette 
negation plonge dans 1' ignorance ou nous sommes 
des heures qu'il nous faudra combler par des 
occupations acceptables, pour aboutir aux ins- 
tants enivres dont Fapproche nous soutenait 
secretement des Fenfance. Que de lassitude, que 
d' ennui, de battlements, d'irritation, de coleres, 
de d&ir de mourir chez Fenfant ! II ne sait pas 
pourquoi il a ete introduit dans la cage du monde, 
il erre, rode, s'affaisse jusqu'a ce que la turbu- 
lente nature, a travers les barreaux, lui ait mut- 
mure* son veridique, invincible et d&evant s( 
cret ! 



I 



LE LIVRE DE MA VIE 



A 



Petite fille, j'ai, certes, goute des moments d 
paradis a Amphion, dans l'allee des platane 
etendant sur le lac une vo&te de vertes feuilles ; 
dans l'allee des rosiers, oil chaque arbuste, arrondi 
et gonfte de roses, laissait choir ses pet ales lasses 
sur une bordure de sombres heliotropes ; je res- 
pirais avec predilection le parf urn de vanille qu'ex- 
halent ces fleurs exigues, gresillant et se r&Iuisant 
au soleil, comme un charbon violet. Oui, ce fut la 
le paradis et je l'eusse trouve plus satisfaisant en- 
core si les framboises, mon fruit pref ere, n'eussent 
pas fractionne renchantement qu'elles procuraient 
au gout par leurs multiples et embarrassants 
p^pins I Mais si je reflechis, mon bonheur ne me 
paraissait complet que par cela meme qu'il aval 
d'inacheve. J'attendais. Enfant installee dan 
un jardin d'avant Adam et £ve, je savais bien, 
innocemment, qu'il se revelerait a moi, le couple 
enigmatique pour qui 1'univers semble cree et dont 
la mission est de perpetuer le sort hasardeux de 
rhomme dans Finconnaissance de toute raison 
discernable et probablement dans r absence de tout 
but eternel. 



* 








chee 



Ce sentiment de l'amour, qui constitue 1'interei 
\ la vie, a pour compagnon et pour ombre cou- 
ee a son cot6 le sentiment de la mort. Un apris- 






92 



LE LIVRE DE MA VIE 



midi de juillet, je marchais, toute petite, sur L 
ierrasse de granit, surplombant le lac et enrich! 
de sphinx en bronze noir, une de flies mains tenu 
par mon p&re, 1* autre par sa soeur tr&s ainee, m 
tante filise, lorsque j'entendis tous deux me dire, 
avec precaution, avec management et tendresse, 
ces mots extraordinaires : « L'oncle Jean est 
mort. » lis concevaient done qu'ils allaient, pour 
la premiere fois, offrir a une enfant une pensee 
terrifiante, car la douceur de leur voix t&noi- 
gnait d'un sentiment de crainte envers moi, e1 
d'excuse. 

Bien plus tard, j'admirai qu'on empech&t, 
sous Tancien regime, le roi de France d'assister a 
toute agonie, a toute mort, fut-ce celle du dauphin, 
son fils. La marque du respect supreme, e'etait 
done le privilege inhumain, offert au monarque 
de n'approcher ni le moribond ni le cadavre. Ces 
a un sentiment de cet ordre, ne au cceur de mo 
pere et de sa soeur, que s'apparentait la phras 
dite a voix basse, insinuee, plutot que prononcee 
« I/onde Jean est mort. » Tout aussitot, j'entendis 
qu'on ajoutait, par pi6te reveuse et surtout par 
egard pour ma surprise bouleversee : « II est au 
ciel! » Jelevai les yeux. Un azur sans defaut com- 
blait Tespace et se tenait suspendu sur l'azur 
faiblement mouvement^ du lac. Les floraisons. 
l'apogee de leur force et de leur ampleur, u 
taient Tatmosph^re de nuances (Via (antes. On les 



voyait enveloppees, prolong^es par le bouquet 
dansant et dore" des abeilles. Les pelouses accos- 
taient le fin gravier du jardin, oil les jardiniers, 
feunes Savoyards placides aux regards de doux 
be"tail, arme's d'un rateau, remuaient et remet- 
taient en place les fins cailloux argentes. Je regar- 
dai le ciel. Non, l'oncle Jean, tel que le represen- 

»tait un portrait imposant, encadre d'une large 
dorure et appose sur randrinople d'un des salons 
Id'Amphion, n'etait pas au ciel. 
L'oncle Jean, au visage busque et bistre", aux 
yeux bons et renseignes, corpulent dans sa redin- 
gote close, les pieds poses sur un rouge tapis, et 
qui venait de mourir, charge d'ans et d'honneurs, 
en un palais dore de Moldavie, n'etait pas au ciel. 
H n'etait pas volant dans ce net azur que je con- 
templais ; il n'etait pas en desequilibre dans l'es- 
pace de cette journee triomphale de juiUet. Ses 
bottines, que le peintre avait scrupuleusemenf 
reproduces, ne foulaient pas l'altier et mol azur. 
Ou l'oncle Jean aurait-il pose" dans l'e~ther, Uen 
au-dessus de ma Ute songeuse, ses fermes chaus- 
sures ? Helas ! ce trajet maladroit, cette ascen- 
sion impossible, quelle accablante derision I 

Depuis ce jour - car l'enfant n'est pas logique, 

- ) ai, pendant longtemps, donne mon coeur aux 

croyances religieuses ; j'ai prie avec ferveur, avec 

d&ice ; j ai fait des sacrifices et des vceux • j'ai 

^pandu l'eau bfaite sur les images aim&s qui 



^■^■l^B^BH^^HHI 



94 



LE LIVRE DE MA VIE 



\ 



d&oraient ma chambre : h&os, musiciens, pontes 
romanciers, — mais je n'ai pas cru que l'onc?l 
Jean fut au del. J'ai gout<5 pieusement le pain sa- 
frane de l'eglise du village de Publier, parok 
d'Amphion, ou l'indigence du presbytere, la sou- 
tane d£color£e du cure, le verre de vin blanc 
modeste me ravissaient (car toujours le Paradis 
m'apparut pauvre, net, sans faste), — mais 
n'ai pas cru que Toncle Jean fut au ciel. La dignite 
paysanne des pr£tres &nouvait mon esprit, leur 
amitie m'etait chere, je me pliais a leur loi, m&is 
je ne crus pas a Tassomption d'un vieil homme de 
ma famille dans Tintact ether du jardin d'Am- 
phion... 



vmt 



Maiade a quinze ans, ]e ins envoy ee, avec xfl 
institutrice dont je redoutais 1' inopportune 
(et, plus tard, d&nente) desinvolture, a FErmitage 
des Voirons : altitude que Ton atteignait lentemeV t 
par le train qui longeait le lac, s'arretait a Boi 
Saint -Didier, et confiait ensuite son peu de voya- 
geurs a quelques voitures destinies a gravir la 
montagne. L'attelage vigoureux et ennuy6 dSpen- 
sait son courage, au bruit de ses grelots, sur les 
routes hautes et tortueuses. Je souffrais du soleil 
vertical et du froid soudain que deversaient, de 
distance en distance, des groupes compacts de 
s£v£res sapins. Mais seuls les chevaux int«5n 
saient la collectivity ; on nous faisait descendre de 



LE LIVRB DE MA VIE 



95 



oiture, marcher a. leurs cotes quand la route de- 
venait plus ardue. Je perdais le souffle, mais je 
'lonnais raison a la piti€. Et puis, vers le soir, on 
arrivait sur un terre-plein ou s'elevait une etroite 
auberge en face du formidable et triste massif du 

Jmont Blanc. La purete* de l'air, dontle large deploie- 
ment s'imposait aux creatures, la gaiete" de com- 
mande qui liait les uns aux autres les touristes, 
m'oppressaient, isolaient l'ame dans un silence de 
cristal. L'aubergiste, fiere de sa modeste h6telle- 
rie, — unique asile, — faisait aux arrivants un 
accueil dominateur et souriant ; elle les logeait 
comme 1'arbre des cimes abrite ses rares oiseaux 
frileux. J'ai connu dans ce pauvre chalet aux 
chambres monastiques un charmant vicaire bota- 
niste, qui venait se reposer aux Voirons de son 
dur sacerdoce exercS dans les faubourgs de Lyon. 
je le rencontrais le matin, lisant son breviaire 
parmi les myrtilles et les champignons dessapins, 
ou le soir, agenouille sur les dalles de la chapelle 
faisant a la statue de platre de la Vierge une of' 
frande de digitales et d'edelweiss, cueillis par lui 
dans ses perilleuses excursions des apres-midi. 
J'&ais une enfant souffrante, mais vaillante • 
le jeune pretre s'&ait attache a moi. II n'approu- 
vait pas mes lectures, il me reprochait les quatre 
volumes de La Vic LitUraire d'Anatole France 
dont je faisais mes delices instructives, mais il 
aimait bien mon cceur et mon 



visage. Un jour 



9 6 



LE LIVRE DE MA VIE 



chaud, sur un banc moisi, dans la plaine crepi- 
tant e du chant d'insectes ail£s, il me re*cita, non 
sans tendre Amotion, ces vers consacrfe par Victor 
Hugo k sa fille : 

Elle itait -pdle et fiourtant rose, 
Petite avec de longs cheveux. . . 

Je re9us cet hommage, saintement adresse, 
avec gratitude et le mo ins de coquetterie possible. 
Je venerais et ne cesserai de veneYer ceux qui ont 
place la po&ie et la passion au-dessus des sens 
et de la terre ; nulle jeune fille ne fut plus seduite 
par Tespace que moi, et pourtant je demeurais 






assured que l'oncle Jean de mon enfance n'etait 
pas au ciel. 

Apres mon manage, ayant appris le d£ces d'une 
compagne de mes cours de solfege, je me rendis k 
ses obseques. La musique, les fleurs, les noires 
draperies, le feu p&le des lumieres evoquaient 
moins pour moi la mort inimaginable qu'une sin- 
gulis et t&i£breuse volupte\ La vie est puis- 
sante dans une jeune femme reveuse. Comme je 
restais la derniere sur le parvis de l'eglise, je vis 
de quelle maniere alerte, avec quelle rapidite 
vigoureuse on d&nenageait soudain le deuil et les 
honneurs rendus au trepas. Des hommes robustes 
et affaire's arrachaient les tentures funebres, rou- 
laient les tapis, soulevaient des candelabres ar- 
gentds, d'apparence somptueuse, mais creux et 



lagers et qui symbolisaient mis&rablement ce que 
(a plupart des vivants accordent aux morts, et ce 
que les regrets humains ont de superficial et d'6- 
phim&re. Je regardais avec stupeur cette cessa- 
tion, a la surface de la terre, de la mort eternelle. 
N'&ant pas rest£e en relation avec la jeune femme 
disparue, je pensais moins & elle qu'& ceux qui la 
pleuraient ; ma d6tresse se portait vers sa m&re, 
k qui Ie destin venait d'arracher son petit enfant 
de vingt ans. Mes regards allaient des abords 
de l'<%lise, oh diminuait le bruit du rangement, 
l'atmosph&re de Paris, nuageuse, ventilde, qui 
l'obligeait a presser contre ma bouche une era- 
rate de fourrure, Le sentiment que Ja m£re, a 
jamais dSpouiltee, avait perdu sa fille de chair, 
la louable creature un peu lourde dont je me reme- 
lorais nettement les yeux, les cheveux, la voix, 
et non pas un ange planant d&ormais en d'in- 
dsibles regions, — provoqua en moi ce souhait 
ie piti£ profonde, conforme k mes vceux, et que 
~ mere malheureuse eftt repouss6 avec horreur : 
« Puisse-t-elle, du moins, ne pas croire que sa 
fille est au ciel... » 



CHAPITRE V 

U enfant que je fus... — Le nom d'Anna. — Un 
regard de Mistral. — Sully Prudhomme et Gas- 
ton Paris, — Le prince de Galles et ses deux fih 
a Amphion. — Ma faculti d' admiration. — Confra- 
ternite. — Gerard d'Houville et Colette. — Le 
compliment a la princesse Louise d'Angleterre. 



Si peu martel6 par les eVenements, et gardant 
ainsi intact l'&nail de Tame, un enfant peut-il 
se croire pareil aux autres enfants ? Une certi- 
tude negative nous est fournie plus tard, quand 
nous nous apercevons a quel point, des le plus petit 
age, nous fumes diffe*rents de nos pue'rils compa- 
gnons. Je revois la vSranda du chalet d' Amphion 
qui tressaillait le soir aux cris elegiaques des hiron- 
delles, dont le vol en sombres et le*gers coups de 
couteau poignardait un azur poudre" de rose, 
flaml oyant et puis voile\ sur lequel se d^tachait 
la danse silencieuse, aux angles aigus, des chauves- 
souris. Veranda mi-close, fraiche et bruineuse 
comme une barque arr£t£e la nuit sur l'eau. L&, 
au moment qui prece'dait le diner, sur des canape's 
encombr^s de coussins turcs en laine re'che, je 
m'asseyais entre mon frere et ma sceur et me 




LE LIVRE DE MA VIE 99 




croyais innocemment toute semblable a eux, par 
un tendre sentiment de collectivity propre a 
rhumble et chaleureuse enfance. Je les imaginais 
oppresses comme je l'6tais, et je ne devinais pas 
que j'&ais k la fois plus s6pax6e et plus rapproch^e 
de tous les humains et que rimmense po&ie du 
monde m'avait choisie et pensait : « J'entrerai dans 
la gorge de cette enfant. » U enfant que je fus et 
que, pareille en cela a tous les etres, je suis restee, 
car rien n'est plus vrai que le magnifique vers de 
Victor Hugo, adresse par un adulte a un vieillard : 

La beaute de V enfance est de ne pas finir, 

6ta.it done tout different des autres, J^prouvai 
parmi ma soci&e enfantine, un sentiment erron^ 
de parity alors meme que mes parents et leurs 
amis m'entouraient de louanges, qui, loin de cor- 
rompre mon cceur, suscitaient en moi un amour 
plein de gratitude et de modestie. L'orgueil qui 
devait s'aflirmer et m'accompagner dans la vie 
n'etait ni fat ni envahissant, mais n'a cesse de 
ressembler a une pri&re elevee vers Tinconnu. 
J'&ais dot£e de cette sympathie envers tous les 
Stres dont le seul obstacle est pour moi I'inimitte 
chagrinante d'autrui. A chaque t&noignage de ten- 
dresse qui m'&ait adresse?, un d&ir suffocant de 
rendre au donateur un peu de son bienf ait et davan- 
tage encore m'&artelait le cceur. C'est une des 
tragiques pauvretfe de l'enfance que tout ^change 



100 



LE LIVRE DE MA VIE 






lui soit interdit ; ellen'a aucun moyen d'offrir ; elle 
ne peut qu'etre aim£e ; l'immense amour dont elle- 
meme dispose n'est pas recueilli, pas entendu. Que 
de pelotes a £pingles confectionn^es par moi, pour 
mon entourage protecteur, au moyen de vieux 
journaux dont je bourrais des lambeaux d'&offe 
mal rapprochfe et mal cousus ! Que d'£ventails 
espdr^s, en joignant puis en d^ployant les plumes 
que les paons phosphorescents et blancs d'Amphion 
abandonnaient comme un branchage verdoyant ou 
neigeux sur le gravier du jardin I fiventails rebelles 
et d&evants, qui toujours retombaient a l'dtat 
d'un mince et vertical plumeau ! 

D&s le seuil du salon, que rendaient seduisant 
Todeur de la gaie cretonne impregn^e comme 
un vegetal d'une leg£re humiditd, l'ardme de 
parquet cire et Teffluve des mille roses d£bor- 
dant les vases de crista!, j'6tais, je le reconnais, 
l'orgueil de ma famille. Mais je jugeais raison- 
nablement qu'on n'eut pas du adresser a une 
petite fille les louanges qui m'etaient decernees 
publiquement. Ma mfere, pour qui la musique repre- 
sentai! Tart supreme, ne doutait d'aucune de mes 
facultcs. Elle entassait des volumes cartonnes de 
la collection « Litolff » sur le tabouret du piano, 
m'y faisait asseoir et annonsait que j'allais com- 
poser imm&liatement des melodies 6vocatrices, 
sur le sujet qui me serait donn£. C'est ainsi que, 
tremblante, embarrass^e, mais l'oreille tendue 




: ; 




nettement vers l'infini, je reproduisais, a la m 
ntere (Tune dict^e harmonieuse et coloree, le chan 
des oiseaux, la naissance p9Ie et puis £clatante d 
jour, la campagne pastorale, la caquetante et t 
dieuse basse-cour, la reverie du croissant de la 
lune au-dessus des magnolias en fleur qu'envelo 
pait Thaleine raouill^e du lac, Encourag^e par 
auditoire toujours trop bienveillant et, sans dout 
sensible aux yeux verts allonges d'une enfant 
qui portait avec timidite les presents d'un destin 
privil^gie, j'^crivis de petits morceaux de musique 
que ma m&re fit relier dans un album de T aspect 
le plus serieux. Je demandai et j'obtins facilement 
qu'on inscrivit sur le cuir, couleur de noisette, 
en lettres d'or, le nom d'Anna. Sur quoi n'ai-je 
pas, de ma main d'enfant, ecrit ce nom ? Le besoin 
ou se trouve un petit etre de se constituer le porte 
a reproduire le plus qu'il peut le signe qui le repre- 
sente. ficrire sur des cahiers, sur des livres, s 
du papier buvard, sur des cartons a chapeaux, su 
le sable des allees, le nom d'Anna, ^quival 
certainement a ces medications fortifiantes qu'o 
donne aux enfants pour assurer le bon etat et la 
croissance des os. Mon nom ne me plaisait pas, 
mais je fus exorcis^e de l'ennui qu'il me causait 
par la remarque enjolivee de flatterie que me fit 
un jour un vieux monsieur (etait-il vieux ? le sait- 
on k l^ge oil j'&ais ?), qu'il de'butait par la pre- 
miere lettre de l'alphabet et qu'il demeurait £gal 



102 



LE LIVRE DE MA VIE 






dans les deux sens. Ce monsieur si aimable, que, 
dans ma petitesse, je jugeai vieux, et qui voulait 
trouver dans la nettete reversible de mon nom 
une promesse de perfection, n'&ait pas seul a 
m'entourer de bont^s. Nulle petite fille ne fut plus 
compliments, plus embrassee que moi. La fut 
ma chance, bien necessaire, car, loin d'etre altiere, 
egoiste ou vaniteuse, je dependais entierement de 
I' affection de tous les £tres. Aucune creature au- 
tant que moi ne sollicita instinctivement, silen- 
cieusement, pour avoir la force de vivre : 

Avec le pain qu'il faut aux hommes 
Le baiser qu'il faut aux en f ants, 

ainsi que l'ecrit leur supreme ami, Victor Huge 
La nuit, qui dispose en tous sens ses intangibles 
barrieres et, par Tobscurite, le lit solitaire, le 
sommeil, defait le bouquet humain, separant ceux 
qui s'aiment le jour, me rendait craintive, elle 
m'eut paru intolerable si je ne m'etais endormie 
avec la conviction que je posais ma tete sur 
l'epaula de l'ange gardien tant de fois d6crit par 
la poetique et dure gouvernante allemande. Je 
n'eus pas a me plaindre de ma situation dans l'ap- 
parat ; d&s qu'un visiteur etait annonce, on m'appe- 
lait, on me montrait ; mes parents attendaient avec 
confiance Tapprobation, qui leur semblait cer- 
taine, des hdtes importants. Le superbc Mistral, 
p&tre royal, abaissa tendrement sur moi un regard 



LE LIVRE DE MA VIE 




competent et divinateur dont je devais garder le 

f constant souvenir (plus emu encore que celui de 
nos futures rencontres) jusqu'au jour lointain oil, 
apprenant sa mort, je suivis longuement, dans la 
pure tenebre d'un soir d'ete, le sillage mysterieux 
d'un souffle de genie retournant a la patrie celeste. 
Sully Prudhomme, haut, lourd et clair, yeux 
d'ange et barbe d'eveque, me tenait assise aupres 
de lui cependant qu'il fascinait l'auditoire expert 
ou naif, par un expose patient et minutieux des 
lois de la prosodie, — code implacable, masque de 
fer attache" sur le visage mobile d'firato. Ronsard 
n'avait pas recherche" et n'eut point admis tant 
d'obstacles a ses libres jeux de Tame et du verbe 
guide's par une harmonie impeneuse et cependant 
nonchalamment confiante. Mais quel miracle ne 
peut-on attendre de la poesie, comme de 1'adap- 
tation de l'esprit aux contraintes imposees, si Yon. 
songe que Inflexible reglement ne gena pas les 
deux poetes les plus expansifs, les plus prodigues 
diffusions ineffables, — Vim, gigantesque, reten- 
tissant, universel : Victor Hugo ; — 1'autre, balance 
sur des strophes ailees autant que sur les echelles 
de soie qui, dans les soirs romantiques, elevent 
l'amant imprudent vers les vierges et les sultanes 
Alfred de Musset ? 

Lorsque j'eus quinze ans, je rencontrai une fois 
de plus Sully Prudhomme. Le maitre bienveil- 
lant qui avait accueilli avec une all^gresse abon- 








104 


LE LIVRE DE MA VIE 





damment epanchee mes poemes <T enfant (en me 
priant n^anmoins de ne point m'e'carter du che- 
min ardu, classique) avait 6t6 convie" avec moi 
dans la bibliotheque du College de France illustre'e 
par Renan, qu'occupait, apres lui, le savant, le 
gracieux Gaston Paris, notre h&te. Je vis avec 
tristesse que le poete vieillissant, dont la foi avait 
tant defendu contre mes vceux de petite fille « la 
rime pour l'ceil », se demandait k present, avec la 
limpide anxiete qui composait tout son etre, si 
ses efforts et ses laborieuses restrictions n'avaient 
point ete vains ou nuisibles. II n'&ait plus 
convaincu comme jadis que blasphemer et amer 
constituassent une melodie satisfaisante, tandis 
que froid et effroi ne se devaient pas confronter. 
La querelle de Thiatus, se rapportant kil y a et 
Ulliade, Tun autorise et 1' autre interdit, perdait 
aussi de son importance a ses yeux azure's de fleur 
de bourrache qui va se fanant. Pareil, soudain 
a son poignant poeme stellaire sur la Grande Ours 
oil revent les p&tres de Chaldee, il douta de o 
qu'il avait veneVe, et, soucieux, soumis encore, 
mais dfeormais sans joie, m&Iitant le joug sous 
lequel pliaient ses moissons tardives, il « examina 
sa priere du soir ». Hardiment, Gaston Paris, 
vieil homme juvenile en qui affluait avec perma- 
nence la vie printaniere, prit mon parti contre son 
ami, victime d'un cceur oil le scrupule et l'obeis- 
sance l'avaient emportd sur la feconde tdmirit^. 



r 

: 




LE LIVRE DE MA VIE 




Et je benissais 1'erudit, le gardien des livres pou~ 
dreux et des textes immuables qui accordait des 
droits d' expansion aux p&ales boucles de la ja- 
cinthe Ik ou le noble Sully Prudhomme, pokte et 
philosophe, mettait des car cans aux corolies. 



* 
* * 






; 



Revenons a ces journ£es enfantines qui, cha- 
cune creatrice, nous apportent une neuve nourri- 
ture dont nous ben6ficierons en notre esprit, en 
nos actes, en nos ceuvres futures. 

fidouard VII, alors prince de Galles, de pas- 
sage a Lausanne, annon9a, un jour d'automne, sa 
visite k Amphion. Une all^gresse religieuse s'em- 
para de nos bonnes anglaises, imm&liatement 
extasi^es comme une communaut^ monastique a 
Fheure de l'adoration. 

La saison epanouie, a peine tachee par la rouille 
dentelant de secrets taillis, mais en ses &ans visi- 
bles peinturee de pourpre et de feu comme les 
brugnons reputes des espaliers d'Amphion, ac- 
cueillit dans un envolement de vent bleu et de 
feuilles colorees le prince courtois. Un the superbe 
lui fut servi dans la salle a manger d' aspect sim- 
ple et desuet, d&oree de tableaux giboyeux, et 
dont les portes vitrees, ouvertes sur une portion 
parfaite du paysage, encadraient l'horizon liquide, 
la terrasse ombrag^e de palmes, o& des chaises de 



io6 



LE LIVRE DE MA VIE 



jardin, rendues confortables par une elasticity 
metallique, brillaient d'un jaune vif qui les appa- 
rentait aux massifs des pelouses. Descendues des 
balcons, les vignes vierges carminies de septembre 
se balan9aient comme d'innocents serpents velou- 
t&. De tous c6t& se pressait contre les fenetres 
allongees du chalet le peuple des fuchsias, arbustes 
aux fleurs violettes et purpurines, &lat6es sur de 
longs pistils, et qui semblent de tenues danseuses 
aeriennes. 

Tandis que circulait autour de la table une volu- 
mineuse th&ere d'argent et que les « pain et beurre » 
chers a TAngleterre diminuaient dans les plats 
de porcelaine (porcelaines fleuries, si fraichesau 
regard qu'elles sont les jardins interieurs de nos 
maisons), ma mere vint me chercher et m'apporta 
fi&rement au futur souverain. Je levai craintive- 
ment et furtivement les yeux sur ses deux jeunes 
fils, plus interessants pour moi que le visage char- 
nu, au bleu regard dilate, du pere. Le fils alne, 
dote du nom poetique de due de Clarence, me plai- 
sait i loins que le cadet. Dans la croyance oil j'etais 
qu'il me faudrait un jour choisir Tun des deux 
pour £poux, — car ma m&re, innocenteettaquine, 
ne re$ut jamais aucun homme, dans mon enfance, 
sans me demander gaiement si je voulais F^pouser 
(hantise de l'amoureux Orient) ! — je restai plu- 
sieurs jours silencieuse, en proie a une prostra- 
tion cruelle dans laquelle se dtfbattaient les deux 



LE LIVRE DE MA VIE 107 

exigences rivales qui inspirent toutes les energies : 
l'ambition et le sensuel attrait. 

C'est dans son sens le plus pr6cis, mais le plus 

etroit, impersonnel et triste, que ma mere, amusee, 

avait offert a mon imagination le desir de regner; 

et, sans doute, la transfiguration s'etait-elle faite 

imm&liatement en mon coeur, puisque je discer 

nai un devoir dans une t&che si curieuse et situ6 

au sommet d'une solitude alti&re. Neanmoins, 1 

langueur que j'dprouvai en supposant qu'il m'&ai 

enjoint de renoncer a celui des deux adolescents 

qui representait le seducteur, me mit en pr&ence 

des tentations dont naquirent la tragedie de tous 

les siecles et le motif de la plupart des arts. Si 

j'interroge mon souvenir, l'ambition anima cartes 

ma volonte et ma bravoure ingenue des le plus 

jeune kge ; je ne fus jamais sans pressentir mon 

destim J'eusse fremi de terreur sacree, de scrupules, 

de remords, a la pensee d'avoir ete creee, placee 

avec le coeur le plus ardent au centre du monde, 

sans laisser en tous lieux possibles de l'univers 

bruissant, aromatique, terrestre ou ethere, mon 

reflet et mon empreinte. Le melancolique vertige 

qui s'emparait de Jules et d'Edmond de Goncourt 

a la certitude que le papier des livres qui conte- 

naient leurs travaux et leurs reves ne serait que 

cendres au terme de trente mille ans, — pour 

piaisant qu'il soit, - pen^tre tout esprit createur 

II lui mflige, ftit-ce un instant, et avec sarcasme 



io8 



LE LIVRE DE MA VIE 



le sentiment anxieux de sa pr&omption, d6daigne 
par le distrait espace. Mais qui ne se sent pas la 
puissance et la dur£e des dieux au moment ou, 
charg£ d'Hme et de po&ie, il espere se l£guer a 
l'avenir, est voue a la paresse, aux besognes insi- 
gnifiantes et, ce qui est plus coupable, imparfaites 
en leur modicite. 

Et pourquoi ne pas raconter jusqu'k quel point 
j'ai porte le souhait de m'approcher plus que tout 
autre de la beaute du globe, d'en dechiffrer et 
recueillir les secrets, de la communiquer intacte 
et vive, baignee de sa rosfe, parfe de ses astres, 
a tous ceux qui pouvaient m'entendre ? 

Dans le rire de l'extreme jeunesse, quand tout 
est grkce, espieglerie permise, je m'amusais k dire 
(venant de publier Le Cceur InnomiraUe et rece- 
vant, des lors, tant de manuscrits et de volumes 
de vers) que fetais pr£te a repondre a mes nou- 
veaux confreres, apres avoir parcouru leurs ou- 
vrages, avec peut-etre la crainte qu'ils n'eussent 
depeint les elements, et surtout la jubilation, lc 
tristesje, la soif du coeur avec autant d'amoui 
que jYn eprouvai : « Monsieur, je viens de lire vos 
beaux po&nes, j'en ai ete quitte pour la peur... » 
C'&ait 1& une plaisanterie que j'avais tort d'appr£- 
cier, car elle ne correspondait k aucun besoin de 
mon esprit, qui ne fut soutenu, au cours de la vie, 
que par ma v6h&nente et pieuse faculty d'admira- 
tion. Je ne me suis point tromp^e sur les habitants 



LE LIVRE DE MA VIE tog 

des cimes quand je v£nerai Sophocle, Ronsard, 
Montaigne, Shakespeare, Voltaire, Nietzsche, Hugo. 
J'ai aim£ ou excuse de mauvaises odes, des 
stances detestables, de fecheux sonnets, quand 
s'y trouvait ench&ss<5, parmi les banalit£s ou l'ex- 
I travagance, quelque adjectif briilant du seul £clat 
de ses syllabes evocatrices ; 6carlate> azur6> 'pas- 
toral, magnanime, absolvaient a mes yeux 1'au- 
teur, Nulle malveillance, je le jure, ne put jamais 
forcer mon coeur, esp£rer de s'y glisser, d'y avan- 
cer dun pas. Non seulement un don d'ing&iuit6 
definitive faisait circuler en mon etre une rapide 
et salubre brise, oh Yoxyghne, le frais ozone entre- 
tenait un pur climat, mais encore j'&ais n6e lim- 
pidement orgueilleuse. Celui qui est orgueilleux, 
qui ne serait meme que vaniteux avec gr&ce, veille 
farouchement kh noblesse et alanettete de I'&me, 
agit de fa?on a se complaire. De plus, ce que Ton 
appelle la generosity et qui, chez moi, est impul- 
sion, bondissement et joie, me portait k aider fra- 
terneUement tout etre, et de preference quelque 
ennemi, a obtenir ce qu'il souhaitait. Les £diteurs, 
les directeurs de revues re?urent de mes mains' 
ayec d'insistantes supplications, avec des regards 
d'Andromaque, ce qui se pouvait, sans d&honneur 
de Intelligence, recommander a leur attention 
soup ? onneuse. Si d^gl^es Aaient mes alertes d-- 
marches, qu'un ami des premieres ann&s de mon 
manage, L6on Daudet, attach^ k moi par son gSnie 



no 



LE LIVRE DE MA VIE 



imaginatif, verbal, lyrique, et davantage encore a 
ma soeur, dont le charme secret et tenace &ait 
pareil a certains parfums qui ne diminuent pas 
d'intensit^, me criait d'aussi loin qu'il me voyait, 
— de cette voix soleilleuse de Provence, qui un 
jour s'emporta contre ceux qu'il avait aim6s, et 
les m^connut : « Pas de zile ! » II esp6rait me d£s- 
habituer des vibrantes d&licaces que j'adressai sur 
mes livres aux plus negligeables ecrivains, et, paro- 
diant mes formules d'excessive politesse, il affir- 
mait plaisamment que je signais volontiers : « Votre 
admiratrice rougissante. » 

Certes, il se pourrait qu'en telle occasion vrai- 
ment &latante, favorable et opportune, Tintel- 
ligence et le gout fussent envieux. L'envie, re- 
veuse, passive, sans action, ne me paratt pas bla- 
mable ; c'est une constatation de la beaute, un 
souhait d'el^vation et de communaute. J'ai connu 
des envieux, je sus leur plaire et me les gagner. II 
est un rem&de a l'envie : Ce qu'il est juste d'en- 
vier, il s'agit seulement de r aimer, Alors, l'^mu- 
lation seule demeure, m£l£e de tendresse et de 
grati :ude envers ce qui fut en droit d'exciternotre 
convoitise. 

En m&me temps que paraissaient, dans la Revue 
de Paris, mes premiers po&mes, que leur franchise, 
leur ar&me de bourgeons et de fruits p&i£tr& 
d'abeilles, firent tendrement priser, Marie de Here- 
dia, qui venait d'^pouser M. Henri de R^gnier, 



LE L1VRB DE MA VIE in 



I 



ubliait, dans la Revue des Deux Monies, sous 
a leg&re signature de « trois etoiles », des vers 
purs et plaintifs, 6man6s, eiit~on pu croire, de la 
gorge d'une imprudente Nausicaa menant ses 
jeux au bord du fieuve funebre et apitoyant par 
sa grace de creole, nourrie de miel ionien, l'anti- 
que nautonier. Longue, ambree, mollement coiffee 
d'une avalanche de cheveux bleus, cette fille 
mysterieuse des nuits semblait avoir cueilli l'enig- 
matique figure astrale qui terminait ses chants 
parmi les constellations, dans la celeste Chevelure 
de Berenice, aux abords d ! 'Androme.de et de 
Cassiopee. Paris, a qui 1'univers fait echo, s'emut 
au son de ses strophes surprenantes, dont la 
melodie, la couleur, le sanglot, ne cesserent jamais 
plus de me seduire. Ainsi le firent ses romans 
iilins et melancoliques, — comme elle veloutes, 
malicieux, fringants, et comme elle afflige*s. 

Plus tard fit irruption un eerivain longtemps 
yoile", qui, de son beau visage aigu de renard dechire 
a tous les buissons aromatiques, troua la trom- 
peuse dentelle appliquee sur tant de force aceree. 
Et Von vit apparaltre, lasse de dissimulation, pro- 
vocate, effrontee, sure de soi, paisible aussi 
comme Cybele, e"nigmatique comme Ja d6esse 
africaine, chatte et tigre, Colette, aux yeux de 
pmssante naiade avisee. Ce nom delicat, naif 
jusqu'alors porte" par des jeunes filles qui sugg<§~ 
raient la vision de leur pensionnat distingue, de 



112 



LE L1VRE DE MA VIE 



leurs fiancailles dlegantes ou contraintes, devint, 
dans sa bri&vete, sa solitude dominatrice, un cabo- 
chon d&nesur6 et sans felures, aupr&s de quoi 
palirent toutes les pierres taill^es, lui d&liant 
spontan&nent leurs faisceaux de lueurs. 

Je ne d£crirai pas ici le g&iie de Colette ; auto- 
risez-la a faire usage d'un dictionnaire entier, 
elle y creusera son gite, produira par jaillisse- 
ment et avec labeur,dit-elle,uneceuvre succulente, 
sanguine, v£g£tale, o& tous les vocables semble- 
ront avoir 6t6 raflis et distribu^s sans pourtant 
que nulle adjonction vienne alourdir un rdcit qui 
se reclame de la vie et de la n^cessit^. Ne lui accor- 
dez plus que l'emploi de quelques adjectifs, Co- 
lette les disposera d'une main si habile a cons- 
truire, que le monde viendra se refleter en eux, y 
installer avec une loyale astuce ses opulents ba- 
gages immenses et r&luits. Colette, d&s qu'elle 
£crit, penchant sur son travail la masse leg&re et 
brfeve de ses cheveux d'un blond mauve, pareils 
a. im plant de violettes de Parme, sait fonder vm 
contrc'e, elever des villes, susciter la mer et le 
ciel varies. A l'£gal du Nil deifi£, elle rend fertile 
et vivace le feuillet aride, fait crottre des r£cits 
envahissants, tentateurs et redoutables par leur 
active pr&ence. Mais deux lignes d'elle dans un 
journal ^ph&n&re ont le pouvoir de d^crire une 
representation d'Hamlet ou la pyramide de 
stolques et anxieux ^quilibristes, dont les muscles 



LE L1VRE DE MA VIE 



II: 



^ 




dompt&s peinent sous les projecteurs aveuglant 
du cirque, comme dans les tableaux fameux d'un 
Toulouse-Lautrec et d'un Degas, I 

Marie de Heredia (Gerard d'Houville), dont le 
trio d'£toiles se posait, comme les 6tincelles d'une 
ixonchalante fus^e au bas des stances les plus 
harmonieuses, exalta mon esprit d&s notre extreme 
jeimesse. Colette, univers concentre, scfene du 
monde que pi&inent les passions, « Vune portanl 
%on masque et V autre son couteau », voila les deux 
dryades pensives dont j'eusse voulu decouvrirles 
secrets et les d^rober. D&s que je connus Tune, 
et puis l'autre, je cessai d'etre curieuse du labora- 
toire de leur g&iie et, sans r&flechir k ce que nous 
vions de pareil ou de dissemblable, je choisis de 
es aimer. Cependant, rien ne vaut qui ne nous 
ienne de l'&me. Je ne tairai pasl'energie m&itoire 
e mon enfantin passd. Petite fille timide et deli- 
cate, adolescente souffrante, jamais ma vaillance 
et mon opini&tre amour des choses n'oubliaient 
que j'ai pour patrie maternelle le Taygete, 1 
ol oil le jeune Th&nistocle preferait attirer s 
oi la disgrace et les cMtiments dont on mena- 
ait, dans le stade, les coureurs fr&nissants, que 
e mettre en p&il sa chance et son triomphe. 
Aux anciens, qui rdglaient avec minutie les jeux 
et veillaient & conserver l'ordre parmiles athletes, 
Th&nistocle,dont l'flan ne pouvait dtre contenu, 
r^pondait, d&iaigneux des rgprimandes : « II est 

8 




114 LE LIVRE DE MA VIE 

preferable d'etre frappe de baguettes et d'arriver 
au but de telle sorte que Ton obtienne la couronne 
de roses et de feuilles d'olivier... >> 

Mais je reviens a mes souvenirs de petite filie 
d'Amphion. La princesse Louise d'Angleterre, soeur 
du prince de Galles, tres amicale envers ma mere 
qui avait et6 elev^e dans le proche voisinage di- 
plomatique de la cour de Londres, fut pour moi 
l'objet d'un incident notoire aux yeux d'une en- 
fant. Comme elle devait aborder a not re rive sur 
La Romania qui avait ete la chercher a Montreux, 
on m/avait appris un bref discours en anglais, 
qu'il me fallait lui reciter en lui off rant un somp- 
tueux bouquet de fleurs. La phrase bien composee 
me troublait en ce langage etranger que ma mere 
parlait parfaitement sans que j'aie jamais pu ac- 
qu£rir l'accent d&irable. Elle se terminait par 
cette salutation : « The welcome be your Roy a, 
Highness. » En proie a une timidity douloureuse, 
non seulement je sentis mon pied se prendre dans 
les planches a claire-voie du ddbarcadere, ce qui 
compromettait une reV6rence longuement etu- 
die'e, mais encore je ddformai les derniers vocables 
de mon compliment et je prononcai :« Your royal 
honey », c'est-a-dire miel royal, sous l'oeil pour la 
premiere fois severe de ma mere. Je souffris, mais 
ensuite, je raisonnai. Miel royal a la place de royale 
grandeur m'apparut po6tique et consola solitaire- 



LE LIVRE DE MA VIE 115 



merit ma. conscience triste, oil Ton avait introduit 
un sentiment de culpabilite. 

Par ces r^cits oil dansent autour de ma tete en-^ 

fantine de 16g&res aureoles, peut-etre croit-on que 

la petite fille dont les parents faisaient briller les 

nitrites en toute occasion etait sans cesse Tobjet 

des memes faveurs. Bien au contraire. J'ai d£ja 

signal^ la durete, le manque de douceur des gou- 

vernantes, D6s qu'on me remontait a Tetage su- 

pdrieur, oil se trouvait notre appartement d'en- 

fants, un reel martyre commen^ait pour moi. 

L'humeur irrit^e et souvent excusable des filles 

£trangeres k qui nous etions livres la plupart du 

temps, s'exergait sur moi, sensible a toute parole, 

alors que mon frfere fehappait a la hargne de ces 

corps ddpays^s, par la consideration que leur ins- 

pirait un garfon, et que ma soeur, esprit secret, 

solide, inentamable, les laissait indifferentes. J'ai 

garde de mon enfance, dont j'ai marqu£ les points 

lumineux, les Aroites iles d'or, un souvenir si 

pesant, si cruellement et justement offens^, que 

toute d^tresse me semble moins injurieuse que ce 

d&6quilibre sans nul recours oil se trouvent la 

sagesse et la droiture de Tenfant, menace par les 

forces frivoles de ceux qui le gouvernent. 



CHAPITRE VI 

Plaidoyer pour les coupables. — Promenades au 
cripuscule d'eti. — Un homme entre deux gen- 
darmes Savoyards. — Alarmes physiques. — Le 
tramway de la rue Taitbout. — Le nouveau cours 

de Solfige. 

LA pitie fut, des Faurore de la vie, mon senti- 
ment dominant ; la puissance de douleur allait 
chez moi jusqu'a T intolerable. II suffisait que 
notre gouvernante dit, a l'heure du gouter, alors 
qu'un pot de creme a la vanille m'etait presents, — 
et rien ne me paraissait plus delicieux, — que les 
enfants pauvres en etaient privfe, pour que je 
reposasse sur mon assiette la petite cuiller qui 
venait de m'enchanter par le don d'une saveur 
delectable. J'ai ainsi offert a la vision vague, im- 
mense de l'enfance sans bonheur rhommage et 
la privation inutile de mon dessert. Aromes du 
sacrifice d'Abel montant vers un espace oil rien 
ne pouvait Faccueillir ! II y eut aussi l'enchante- 
ment du bain ti6de, de ce restreint, mais envelop- 
pant paradis liquide dont je me faisais un reproche . 
Le bain heureux, aujourd'hui encore, 6veille en 
ma conscience, obscur6ment ou avec vigilance, 



; 



Tindicible regret d'ununiversconstruit sans £quite. 
Je dois au coeur de ma mere, bien que mon pere 
fut g6n6reux et bon, mais il aimait qu'on lui fftt 
soumis, de ne me sentir separ^e d'aucune creature, 
d'etre soucieuse du besoin de toutes, de con- 
fondre leur vie avec la mienne. La tasse de th.6 que 
ma m&re offrait a l'accordeur de piano avant de 
se servir elle-meme, alors que, jeunes filles, nous 
assistions aux pr£paratifs d'une fete musicale 
promise pour la soiree, m'a enseigne la fraternelle 
amitie envers chaque humain. Ce sentiment puis- 
sant, portd par la logique, d£esse insociable, me 
rend inapte a ce que l'on appelle la justice dans 
son sens severe, c'est-a-dire dans ce triste et peut- 
etre necessaire oubli du nonchalant destin qui, 
n<%ligemrnent, fait naitre les mortels sous le 
signe de la rose ou sous celui de l'ortie. Aussi, 
quelque exaltation que me fasse ressentir la 
beaute morale et bien qu'ayant, dans l'enfance, 
pali d'amour en epelant 1'epitaphe sacre'e : « Passant 
va dire a Laoidimone que nous sommes id, morts 
pour obSir a ses his », la vertu ne m'inspire pas 
un sentiment de surprise emue ; je ventre et 
j'aime ceux qui en sont le lieu vivant, mais je les 
juge par e]le recompenses, — tandis que les cou- 
pables sont, k mes yeux, poignants par leur mal 
chance irrevocable et desordonnfe. 

Les coupables, mot qui ne peut s'appliquer a. 
coupable lui-m$me, mais k sa lente, s&ulaire 



n8 



LE LIVRE DE MA VIE 









successive formation, a son aboutissement ine- 
vitable. Un homme tue, vole, manque k l'honneur, 
a l'observance des lois, — mais depuis quand ? 
depuis combien de temps ? R^pondons bravement : 
Depuis toujours. Pr£vu et incr^£, il devenait ce 
pitoyable lui-meme au cours des nombreux en- 
gendrements qui devaient aboutir a sa presence 
redoutable, hideuse, chetive, nuisible. Rien ne 
me parait plus pathetique que cette sc&ie d'un 
roman de Dostoiewsky : dans un monastere de 
Russie, Tun des moines, doue de clairvoyance et 
distribuant ses benedictions, apergoit soudain, 
parmi les assistants, 1* homme designe pour la fu- 
ture violence ; alors il se trouble, refl&hit, le 
contemple, s'approche solennellement de celui qui 
est encore sans premeditation turbulente, et 
courbe son vieux corps, indemne de peches, devant 
la creature qui naquit pour le malheur. 






fitant enfants, ma sceur et moi, nous faisions 
presque chaque soir, en ete, une promenade en voi- 
ture d&ouverte, avec nos parents, sur la route 
d'Amphion a Thonon. Assises toutes deux sur lc 
strapontin de la victoria, nous goutions silencieu- 
sement le plaisir fortuit de nous trouver mG16es 
sans entraves aux douceurs bucoliques et comme 
jet^es en travers du monde v£g£tal. 

Je pense que e'est dans ces instants-li que 
I'^blouissante nature s'empara d&initivement de 



moi, m'envahit pour toujours, se concentra, e 
'onnant a l'ftme une extension infinie, dans un s 
etit etre. Le temps n'a rien efface en ma memoir 
e la route en poussiere blonde et chaude, des 
.aies epineuses tressees de muriers et d'eglan- 
iers, oil les baies bleues du prunellier sauvage 
'arrondissaient humblement sous V aigrette aigue 
it fanfaronne de Tepine-vinette en grains de co- 
rail, jficoutant distraitement le pas monotone et 
resolu des chevaux, ma soeur et moi nous contem- 
plions T horizon que chaque seconde modifiait, 
Enveloppes des nuances vives et puis defaillantes 
et vaporeuses du cr^puscule, apparaissaient les 
clochers des eglises, pareils a des colombiers 
elanc&>, les maisons basses des villages, les peu- 
pliers feuillus de leurs racines au fatte, les pampres 
trails contre la moisissure par une chimie heu 
reuse, qui les teintait du bleu des faiences per- 
sanes. Sur le bord de la route se rangeaient, 
sous la direction benoite d'un adolescent intrigue 
par notre passage, une multitude de petits pores 
noirs, demons gaiement dessines. Deja comesti- 
bles a Yce&, on efct voulu les arracher a leur des- 
tin ineluctable et succulent, ainsi que leur mere 
enorme, armoire ambulante qui les suivait et 
qui eut pu les receier de nouveau. Les cris d'un 
pourceau ligote, mis a mort pour des agapes pay- 
sannes, et que j'entendis dans mes plus neuves 
annees, m'avaient laisse l'atroce souvenir rt'nn 



: 



I 



120 



LE LIVRE DE MA VIE 



, 



crime laborieux, maladroit et cachottier. J'eu 
aussi de vifs chagrins pour le petit veau encore 
mol et cremeux, qu'un paysan tralnait par une 
corde sur le chemin ou emportait au trot de sa 
charrette. « On le mene a l'abattoir », avait dit, 
la premiere fois, Yurie de nos bonnes, fiperdue de 
douleur, je demandai a l'acheter. A present encor 
l'argent m'apparait surtout comme un moyen 
de soustraire les creatures a leur sort redoute ; 
la fortune est, k mes yeux, l'auxiliaire de la com- 
passion plus encore que du plaisir. 

Parmi les plaines qui, aux c6tes de la route 
d'Amphion a Thonon, etalaient des tons verts, 
cuivres ou vermeils, selon la culture du sol, j'aper- 
cevais soudain, avec allegresse, une prairie que, 
par places seulement, des coquelicots capricieuse- 
ment recouvraient : archipels de fleurs ecarlates 
et sirupeuses, vivant la, en tribu, leur ephemere 
existence, de couleur triomphale. 

Absorption de la Nature par tous les sens ; tres- 
saillement en mon coeur de la poesie; vague et to- 
tal tnveloppement de l'etre par r amour, dont 
j 'avals ressenti le precis vertige dans notre cham- 
bre du chalet, lorsque le jeune matelot Alexis, 
soulevant de terre la petite fille que j 'etais, l'em- 
brassa sur la joue, d'une levre duvet^e dont 
notre bonne allemande avait bien la connais- 
sance, — toutes ces sensations, berce'es au rythme 
allegre de la victoria, montaient de mon rtve 



LE LIVRE DE MA VIE 121 



innocent vers les cieux de Savoie, me jetaient en 
eux et semblaient m'y fixer parmi la liquide palpi- 
tation des etoiles du soir. 









Pendant ces promenades au cr^puscule paisible, 
nous voyions, parfois, venir de loin un pauvre 
homme d£penaille, soutenu et dirige un peu bruta- 
lement par deux gendarmes Savoyards aux bons 
visages lustres. Le groupe aper^u k distance par 
moi, qui voyais aussi nettement 1' amplitude de 
rhorizon que les d&icates et fermes coutures de 
l'epi de bl£ et que le gonflement du col chantant 
d'un roitelet sur la branche d'un sapin evasee 
en panache d'ecureuil, me causait une souffrance 
aigue. Je ne haissais pas les gendarmes agrestes, 
dociles envers d'invisibles decrets, mais j'aimais 
leur prisonnier. 

Pauvre homme ivre, sans doute, ou triste indi- 
gent ayant derobeS quelque objet a Tetalage d'un 
bazar. L'avait-il voulu, ce mefait pour lequel il 
tr^buchait entre deux etreintes energiques, sur la 
route ou perissait, aux yeux des passants, son 
maigre et modeste honneur ? Et quelle creature a 
voulu quoi que ce soit que la destinee anterieure 
et la chaine des ev&iements ne l'aient inexorable- 
ment prdpard pour elle ? 

Compassion et pardon pour tous, — dange- 






122 



LE LIVRE DE MA VIE 



reuse philosophic du cceur, je le sais ; — arrache- 
ment des tuteurs inflexibles qui font croitre noble- 
ment le vignoble humain ; mais mon homme pau- 
vre de la route de Thonon, mon modeste voleur, 
par sa faiblesse, son humilite d'agneau, par son 
absence de ruse et d'arrogance, efit, je le jure, su 
plaire aux anges ! Bouleversee par ce spectacle 
qui se renouvelait, je priais chaque fois ma sceur 
de s'associer a moi dans le salut de tete que je ne 
manquais jamais de faire au passant dechu, lors- 
que sa misere croisait not re voiture. Enfant paree, 
protegee, a l'abri des forfaits, je desirais presenter 
au desherite qui me faisait ainsi courber le front 
mes excuses d'etre innocent e. 

Cette aumdne de la pitie, offrande de la raison 
profonde, il n'est pas un jour de ma vie oil je ne 
fus pr£te, oti je ne sois prete a la faire. Jeune fille, 
et lisant par desoeuvrement, aux heures blanches 
et nues d'apres le repas de midi, la quatrieme 
page des journaux consacree jadis aux delits, je 
recor imandais a Dieu, le journal a la main, dans 
ma priere d'avant le sommeil du soir, et en les 
designant par lenrs noms, ceux qui s'etaient rendus 
fautifs ; pauvres heros d'une lutte meurtriere, 
vagabonds reprehensibles, p6cheurs de tout ordre, 
jen'omettais rien. C'^tait une comptabilit^ stricte- 
ment tenueparmoi, que jepre*sentais, avecconfiai 
et en sollicitant son indulgence, au Dieu responsa- 
ble, pensais-je, des errements de 8fi creature. 



. 



LE LIVRE DE MA VIE 12- 



i 



Lorsque, plus tard, je Ins Nietzsche, dans la feli- 
e qu'octroie ce discourant soleil, je lui fus recon- 
naissante de cette phrase de charite supreme : « Le 
veritable orgueiileux est ceiui qui ne supporte p< 
qu'on humilie un homme devant lui. » 

Probablement est-ce Tagilite de mon coeur vers 

i'espace, 1'attraction des astres dotit j'observais, 

comme en priere, la palpitation et les balbutie- 

ments scintillants, mon amour de 1'equite, qui me 

firent ecrire dans un cahier, oil, jeune fijle, je con- 

signai les reflexions de ma solitude ; « Rien ne 

m'emeut da vantage que la vue du ciel etoile et le 

sentiment de la justice dans le coeur de 1'homme.. . » 

Un de mes amis les plus chers recueillit plus 

tard cette page, en m'affirmant que Kant avait 

employe a peu pres les memes mots. Quoi ! lui si 

haut, lui si loin, Kant de Kcenigsberg, le pro- 

meneur ponctuel que Ton vit d&roger a ses cou~ 

tumes et faire un inconcevable detour a la nou- 

velle de la Revolution fran?aise ; le philosophe au 

nom toujours present, dont la sonorite br^ve et 

dure frappe V esprit comme une cle qui a le pou- 

voir d'ouvrir la porte de toutes les metaphysiques, 

avait eu, un instant, le m£me cceur qu'une enfant 

de quinze ans ? Je ressentis un muet orgueil a 

constater la rencontre et le rapprochement des 

regards dans la nue et dans la profondeur de la 

conscience humaine. 



1 



1 



124 



LE L1VRE DE MA VIE 



: 



Le sentiment de la compassion, dont je r6p&U 
qu'il est sans doute le plus fort en moi avec celui 
de la dignity de l'etre, fut cause de plusieurs inci- 
dents d'une cocasserie variee. 

Vers quatorze ans, je commented a souffrii 
violemment d'une appendicite qui troublait ma 
sante depuis mon enfance. Petite fille, j'avais 
connu, en tous lieux oil j'avais espere le bonheur, 
ces malaises affaiblissants auxquels j'opposaisune 
negation indbranlable de Tesprit : cet inaccept 
dont la science a pu etablir qu'il etait la loi m6me 
de la vie, la Constance obtenue par la lutte des 
creatures contre un monde qui les a suscitees 
et ne les agree plus. D&eptions inevitables, 
dans le froid de decembre, lorsque s'allumait, 
sans que j'y pusse assister, chez les soeurs de mon 
p6re, mes tantes frangaises, l'arbre de Noel, evo- 
qu£ bien des jours auparavant avec un po£tique 
amour, comme la palme orientale, dans un poeme 
de Henri Heine, songe au sapin du Nord ! Reclu- 
sion imposee, en ete, tandis que mon frere et ma 
sceur parcouraient les forets de Ragatz, aux con- 
fins de la Suisse et de rAutriche, oil les torrents et 
le vent, dans les ^paisses forets, menaient le galop 
panique des strophes t6n6breuses de Goethe, des 
musiques chasseresses de Weber. Impossibility 
m&ancolique de suivre ma famille a Chamonix, 
nom neigeux et fourr^, qui me tentait comme une 
gigantesque friandise. D£sespoir a Constantinople. 




— 

LE LIVRE DE MA VIE 125 



j7iand j'&ais seule a ne pouvoir me joindre au 
troupe de mes oncles en redingote, coiSSs d'un 
fez, et de mes tantes ravissantes, vgtues a la 
isieime, qui allaient, avec la curiosity moqueuse 
Grec pour le Turc (que ma mere jamais ne par- 
tagea) assister a une seance sacree de « derviches 
journeurs ». 

ILe temps n'avait fait que rendre mon mal plus 
certain et plus vif , Si dpuisantes £tafent k present 
les douleurs qui m'<£treignaient, que je parcourais 
cristement le jardin et les vergers d'Amphion, 
avec l'imprecis mais profond desespoir d'un tres 
j eune £tre en qui les alarmes corporelles semblent 
vouloir dominer la vaillance, abolir la pensive et 
grave resistance. Je maigrissais, }e changeais de 
visage. J'ai 1'habitude de dire qu J a partir de ce 
moment-la je n'eus plus le type pour lequel j'etais 
nee, car, de robuste petite fille que j'etais, aux 
membres delicats mais arrondis et aux joues colo- 
r6es, j 'acquis ce caractere physique plus frele, plus 
nuageux, qui fit dexnoiutieadolescentepath&ique, 
en d^pit de la source durire quipeut jaillir de mon 
desert, de ma famine, de mes breves et myst£rieuses 
morts, aussi £trangement que durocherde Moise. 
Je ne vanterai pas mon courage, comme j'en aurais 
le droit. Jel'assimile & mes forces, a mes chances. 
Je peux le d&rire comme on dit : « J'ai les yeux 
rertSy les cheveux noirs, la main petite et puis- 
;ante, la substance de Ydme invbx< 







126 



LE LIVRE DE MA VIE 



Une m&ancolie bravement dissimul^e qui m'en- 
vahissait au cours de ces promenades, recomman- 
d£es par des m&lecins peu avisos, comme si l'&ier- 
gie qu'ils observaient en moi exit pu, a elle seule, 
combattre les sournois mefaits de la maladie, 
avait frapp6 et peine les modestes habitants de la 
cdte d'Amphion et, tout d'abord, le fermier et la 
fermi&re. Ce manage de rudes pay sans habitait 
une demeure situee sur le bord de la route, et tou- 
j ours fumante d'une odeur de permanent repas, 
dont la buee cherchait des issues vers l'espace. Je 
n'&ais separee de ces gens excellents que par la 
palissade du jardin. lis s'inqui&aient de me voir 
d^p&ir, traversaient le chemin et venaient causer 
avec moi. Plus exactement, ils me pr&entaient, 
parmi quelques interjections, embarrassees par le 
respect, une serie de physionomies contrist^es, 
silencieusement interrogatives et empreintes de 
commiseration. 

Je rendais a leur sympathie une sympathie 
plus vive encore, ce qui encouragea la fermiere, 
sort 3 de sorci&re rustique, vermillonne et tann^e, 
aux cheveux en poils de chevre, mere pourtant 
de nombreux eniants dont elle allaitait le dernier 
(alacrity de l'instinct chez le fermier !) a me con- 
fier que sa fille Prot^sie, du meme age que moi, 
ressentait des troubles analogues aux miens. Elle 
ne digdrait pas, perdait l'&lat de son dpais et fourbe 
visage. Intdress^e a la misfere de cette adolescente 



LE LIVRE DE MA VIE 127 



tutant qu'a la mienne, et deja habituee a distri- 
buer avec une sorte d'autorite judicieuse les medi- 
caments que je jugeais expedients, je traitais la 
pitoyable Prot&ie comme je me traitais moi- 
rngme ; je lui portais des cachets et des pilules, 
je lui indiquais la maniere d'appliquer des com- 
presses afin d'assoupir la douleur. Ainsi j'attirais 
sur moi les benedictions de la nombreuse famille 
et du voisinage emu. Uh jour, j'appris que Prote- 
sie ; dont tout Amphion disait : « Elle a la meme 
maladie que Mile Anna », venait de mettre au 
monde un petit enfant malingre, congu dans le 
vertige et V&briite du hameau en fete d'Amphion- 
la-Rive. Cette le?on ne me decouragea pas. Le J*ai 
la meme chose que vous, dit charitablement a la 
penaude campagnarde qui sentait la brebis, le 
fromage, la fumee de la soupe eternelle qui bouillait 
comme un encens vers des dieux vegdtaux, sur le 
fourneau de ses parents, devait etre repete souvent 
encore par moi. 

Une de mes jeunes amies du lac, que Ton me 
permit d'aller voir dans un sanatorium, dtait fort 
eprouvee par une anemie c^rebrale. Couchee dans 
une position inclinee, les pieds plus haut que la 
t£te, elle me semblait manquer, ainsi que ses com- 
pagnons d'infirmite, au noble respect humain par 
une exhibition loyale et triste. 

Je tins a lui afiirmer, faisant allusion k des mo- 
ments de cruelle fatigue que l'insomnie m'infli- 



128 



LE LIVRE DE MA VIE 



1 



geait : « J'ai la meme chose que toi. » Le bruit 
s'en rdpandit ; ma m£re et moi nous dumes — et 
ce fut ais6 — fournir k quelques malveillants le 
t&noignage de ma volubility dans la conversation 
et de ma memoire. 

Les spontands mensonges que je profdrais pour 
dissimuler k des creatures dans la peine Visolement 
et la particularity que cause le malheur physique, 
je suis tentie de les commettre toujours. 

Pendant la guerre, je fus en proie aux justes 
visions de la plus grande des catastrophes, rdpan- 
due sur le globe. Bien que ne concevant pas la vie 
sans le salut d'une nation innocente, un d&espoir 
universel m'avait envahie. Nuit et jour, je regar- 
dais Tespace oil luit a tous lesyeux 1' unique soleil, 
ou croit et d&roit la lune de toutes les contrees. 
L'infini des cieux m'attirait, par sa pure negli- 
gence, hors des luttes hideuses de la fourmiliere 
humaine. J'en etais venue a ne plus pouvoir poser 
mon regard sur une main, tant m'oppressait 
le sentiment que le reseau des veines £tait fragile, 
pr&cire, menace, ouvert sur l'dtendue terrestre. 
La mort diffuse, la mort perp&uelle, m'avait d6s- 
habitu£e de ma propre vie. 

Dans ces moments de constante hantise, une 
charmante creature, au visage menu et gai d'oiseau 
dansant, les yeux pimpants, aviv£s par une cheve- 
lure pr&ocement grisonnante, venait me rendre 
visit e chaque matin. Amende prfes de moi par la 



LE LIVRE DE MA VIE 129 






esie qu elle aimait, retenue par ma visible dou- 
ceur, elle obtint ma confiance. Je re^pugnais pour- 
iant k lui d&rire mon intolerable malaise, tant il 
me semblait indigne de songer k moi lorsque souf- 
Sraient tous les corps. Silencieuse, souriant par gra- 
titude, je lui laissais le choix des divertissements 
qu'elle souhaitait m'apporter : chants espagnols, 
lanc6s avec audace et imitative petulance ; 
esquisses de fandangos et bruits de castagnettes ; 
dictons citfe dans Vidiome de toutes les provinces 
de France ; confection, au centre de la chambre 
languissante oil je semblais un bless£ au repos, de 
nets pittoresques, qui m&angeaient la tomate avec 
Folive, le piment, le mais, sur un ing&iieux appareil 
€Lectrique. C'etait un des charmes de ma neuve et 
sensible amie, nomade que tour k tour chaque 
pays avait conquise, de croire que la polenta 
reconstituait Naples et la pauvrete cbantante du 
Pausilippe ; la tomate ou le piment, un cabaret a 
Burgos; l'olive, les auberges d'Agrigente, 

Je snbissais avec reconnaissance sa bont£ 
inventive qui s'ing&iiait k me procurer toutes 
sortes de distractions sans parvenir k m'apporter le 
moindre secours. Mais, un jour, j'entendis la b6n€- 
vole visiteuse, a qui je m'6tais comparee en sou- 
venir d'une m#ancolie de jadis, dont elle m'avait 
fait la confidence, s'irriter contre moi, tant sa 
nature p&iilante 6tait loin de pouvoir s'appa- 
renter k ma d&resse. Et elle prononga ces paroles 

9 




130 



LE LIVRE DE MA VIE 



stup^fiantes : « Mais qui de nous n'a souffert les 
tortures qu'en ce moment vous endurez ? D6s ma 
jeunesse, j'ai connu, par intermittence, cette 
anxiety. Oui, qui de nous ne s'est pas cru chien, 
qui de nous ne s'est pas cru panier ? » Je regardai 
craintivement ce visage gracieux qui soudain me 
parut redoutable. Ainsi, le charmant pivert dont 
les yeux en rosde riante et les pittoresques pele- 
rines battaient gaiement des ailes dans ma chambre, 
etait une inconnue, un etre parfois gri&vement 



ddraisonnable, dont la pensee, loin de toute disci- 
pline, avait habite la region decriee des absurdes 
phantasmes ! 

Depuis, c'est avec plus de circonspection que j'ai 
affirme a toute creature que sa souffrance etait 
en tout point semblable a la mienne. 






Cette vivace et universelle sympathie qui m'a- 
nime, n'en suis-je pas redevable, pour une part, a 
l'&iergie de Torgueil, a Tinspiration qui m'inonde 
de s&urite et de forces insoupgonndes ? « L'instinct 
de p: otection est un instinct de puissance », ecrit 
Pascal, On ne saurait en douter. Une spirituelle 
et fraternelle amie prit le parti, au cours de ma vie 
difficile, de moins me plaindre, comme pourtant 
il seyait, que d'exaiterles faculty qu'elle me con- 
naissait.Un jour, oil, repoussant la mortelle fatigue, 
je puisais en moi une vigueur que je d^pensais aussi- 
t6t sans reserve, elle me regarda parler, bondir, 




LE LIVRE DE MA VIE 



131 



aiguillonner l'espace, et, satisfaite, elle s'ecria en 
riant : « Quel athlete ! Quel chanteur 1 Quel gene- 
ral !... » 






Au d6but d'une ann6e scolaire, j'avais six ans, 
ma m&re me dit tendrement 

« Je viens de recevoir une lettre ae Mme Leroy 
(la directrice du cours de solfege) ; elle a £te 
contente de vous (par une habitude anglaise, ma 
m&re ne nous tutoyait pas, mais nous tutoyions 
mon p&re et elle). Vous passerez dans un cours 
nouveau, plus avance, alors que vos petits cama- 
rades r£p£teront les memes etudes. Vous, ce sera 
autre chose. » 

Autre chose, du nouveau, l'inconnu, plus le 
meme ! J'eus une vision vertigineuse de la trans- 
figuration du monde* Oil allais-je done me trou- 
ver ? Depuis un an, on me conduisait avec mon 
fr&re et ma soeur chez Mme Leroy, au second 
etage d'un immeuble obscur de la rue Caumartin, 
ou la replete et trottinante mattresse d'harmonie, 
assistee de Mile Cecile, alerte et bienveillante, de 
Mile Juliette, severe bien que coquette, nous ter- 
rorisait et nous emeiveillait par une science musi- 
cale herm&ique, par une familiarity solidement 
6tablie avec la de de fa et les cles dW. Le trajet 

Ide l'avenue Hoche a la rue Caumartin bouleversail 
chaque fois notre gouvernante, inqui&e d'un iti- 



132 



LE LIVRE DE MA VIE 



n&raire compliqu^ oil figurait, hasardeux, difficile a 
joindre et sou vent « complet », le tramway de la 
rue Taitbout. Souvenir d'instants brusques et sans 
charme, qu'avaient soudain illumines les paroles de 
ma m&re ! Je ne Tinterrogeai pas davantage sur 
l'annonce qu'elle m'avait faite, je savourais un plai- 
sir au long £cho ; je remarquai seulement que 
la le^on k laquelle j 'assisterais &ait indiqu£e pour 
cinq heures et non plus pour trois heures, comme 
l'annfe prec&lente. J'allais done entrer dans un 
cours nouveau, pen&rer dans quelque chose 
d'inoui, — ascension due a mes merites, au sort 
favorable, et j'avais six ans ! Dans le tramway qui 
parcourait le boulevard Haussmann pour s'arreter 
a la rue Taitbout, je revais, enivree. J'aimais le 
tramway, son rythme gringant et heurte, sa voute 
de cabine de navire, coloriee d'afiiches, et je savais 
que se poseraient sur moi des regards souriants, 
tandis que me parviendrait un murmure oil je 
discernais tou jours ces mots : « Quels grands yeux ! » 
Je songeais aussi qu'a Tissue du cours de solf&ge 
j'irais dans une patisserie du passage du Havre, 
achetcr un croissant, a l'heure oil les lyc^ens de 
Condorcet y passent en groupes turbulents parmi 
les courants d'air des portes glissantes, vigoureuse- 
ment pouss£es et rejet^es. Je savais que, parfois, 
ils laisseraient tomber sur moi une observation 
galante, qui faisait naltre en mon coeur un bouillon- 
nant plaisir. 









J'attendais done avec impatience mon entree au 
nouveau corns de solfhge. QueUes ne furent pas ma 
stupeur, mon incr<5dulite, ma detresse, suffocante 
en sa resignation, lorsque je vis que Ton me con- 
duisait exactement dans la meme piece du local 
habituel et a la place meme que j'occupais quel- 

Iques mois auparavant J Comment ! le nouveau 
n'&ait pas du nouveau ? On pouvait entendre de 
grandes personnes loyales comme ma mkre dire : 
« Ce ne sera pas comme l'annee derni&re » et se 
retrouver au m^me endroit, frustree de la magie du 
changement ? En d^pit de toute promesse, j'etais 

Ibien sur le banc de cuir £troit et long qu'il fallait 
soulever et rabattre pour s'y glisser, devant la 
table commune garnie de reps grenat, qui m'avait 
ennuyee, desolee, pendant toutes les classes de 
Fannie precedent e ? Oft done etaient la merveille, 
Taventure esperee ? Helas ! nulle modification ! 
L'&endue et Tespace 6taient-ils done si indigents 
qu'ils ne pussent pas m'offrir autre chose que cette 
morne continuity ? L'etonnement et la deception 
que je ressentis eveilferent en moi, d'une manure 
subite, reflechie, le sentiment de ratmosph&re et 
de I'&ourdissant Cosmos. Jusqu'a ce jour, j'avais 
appartenu par le printemps de l'avenue Hoche, par 
les && jubilants d'Amphion, a la nature ter- 
restre, k sa prodigality k son ciel amical : prairies 
d'en haut, coupole tut&aire que je croyais arrondie 
avec tendresse sur la famille humaine ; voute 



134 



LE LIVRE DE MA VIE 




enigmatique dont la solennite* m'avait parfois, la 
nuit, inqui&ee, mais qui d'habitude ne m'intri- 
guait pas plus qu'une pelouse indigo, fieurie de 
jasmins diamantfe. D&ormais, j'appartenais ausst 
a l'etendue, k lather, k l'illimite, dont on m'avait 
promis une portion infime, que Ton ne m'avait pas 
donnde. L'infini, que je miditai soudain anxieuse- 
ment dans Tetroit appartement fumeux de la rue 
Caumartin, vint chercher la petite fille les£e, l'en- 
traina dans son domaine aerien, ou l'esprit, orne 
d'ailes, gorge de liberie, n'accorderait plus au 
sejour terrestre la valeur que les humains dupes 
lui conferent, si l'amour et le malheur ne rendaient 
au limon primitif ses pouvoirs de plaisir crfeteur 
et de pensif dechirement. 




CHAPITRE VII 

Octobre au bord du lac Leman. — ■ La mort d 
mon fibre. — Protocole funeraire. — M. Dessus 
la consolation. — Quand nous ont quittes ceux que 
nous aimions... — M. Caro et les « Carolines ». 
Diplomat es a table. — Grandeur et misbre des 
ricefiiions. — Vivre et mount. 

UN jour vient oil le malheur entre dans la 
maison. Nous etions de tres petits enfants, 
heureux a Amphion, en octobre. Ce mois de 
cristal est le plus beau qui soit au bord du lac 
Leman. L'ete finissant traine ses caresses ens 
leillees sur les prairies encore en fleur et qui sou 
pirent de satisfaction. Les rayons plus vifs d 
matin amollissent Tonde en sa profondeur jusqu'a 
tenir oppresses et immobile la vive et preste truite. 
Les oiseaux, pris de vertige, tournoient sans 
discernement, dans une confusion bleuatre, se 
trompent d'element, penetrent les vagues, d'oii ils 
rejaillissent, si bien qu'on croit voir une hiron- 
delle qui nage ou une ablette ailee. En ces matins 
d'octobre, Tabsence de baigneurs rendait a la 
navigation industrieuse les bateliers tousenroles, en 
et£, dans le service des sources ou du port mouve- 





136 LE LIVRE DE MA VIE 



mente d'fivian-les-Bains. Des voiliers charges de 
graviers, larges barques aux ailes crois^es et bien 
ouvertes, dessinaient sur l'horizon, divisd par la 
ligne des montagnes, d'un bleu accentu£, la forme 
d'un ange parcourant les flots. Les balcons et les 
terrasses des villas empi&ant sur l'espace sem- 
blaient aider 1'homme a conqu£rir un peu plus de 
cet azur qui le tente, et paralt le guider vers le 
bonheur. Octobre, c'est le moment de la fenaison ; 
l'odeur du foin fauche qui jonchait les plaines et les 
coteaux etait si dense, que, par une confusion des 
sens, cette vaste senteur semblait verte. Les 
cloches des troupeaux, que les sommets neigeux 
rendaient aux p&turages de la rive, emplissaient 
l'air d'un ang&us pastoral. A l'heure du crepuscule, 
la troupe invisible des genies de Tair d^ployait avec 
plus d'empressement que ne le font les marchands 
d'Orient le tapis du soleil declinant, qui dorait 
jusqu'a la couche secrete de l'onde. 

Uint&ieur de notre maison, les boiseries du 
vestibule, des escaliers et du salon, les tentures 
fleuries de bouquets trames dans le chanvre, 
le pi mo verni ou jouait ma mkre, s'impregnaient 
d'hu nidite combattue par des feux de bois, oil 
eclataient en etincelles les vigoureuses pommes de 
pin ramass6es sur les pelouses du jardin ventil6. 
Dans ces moments oh Tasile humain lutte contre 
le turbulent automne, je compris pourquoi la 
demeure pent, en depit de son aspect de tut&aire 




prison, rappeler si fortement la nature et en dis- 
penser les baumes. Elle est nee de l'arbre et con- 
serve j usque dans ses humbles revetements, r&luits 
tk nous rendre service, la moelle, l'essence, les fibres 
et la re'sine des forfits. De la ce parfum secret et 
insistent des logis, aussi radieux a Todorat que la 
couleur Test au regard. Si parfaites de transpa- 
rence, de puretd, de bonheur sans inquiets desirs 
furent de telles journees de Savoie qu'elles de- 
vaient me servir de module definitif pour la figure 
du monde, selon mon choix. 
I Mon p&re, dissimulant sous un robuste entrain le 
regret que lui causait la separation d'avec son 
jardin triomphal et d'avec sa famille, 6tait rentv6 h 
Paris afin de conduire mon fr&re ain6, kge de 
neuf ans, au college. Ma m6re, entour^e de con- 
vives familiers, continuait de mener sa vie habi- 
tueUe enveloppSe de musique, soucieuse de visites 
a rendre aux chatelains du lac. Les uns etaient 
possessors de rudes bitisses ayant la pretention 
d'avoir abrit<§ les dues de Savoie ou saint Francois 
de Sales, les autres se montraient vaniteux d'un 
manoir modeste ou les blasons arrogants de la 
noblesse provinciate deroulaient de la cimaise 
aux poutres du plafond des chim^res dardant 
une langue de feu. Habitations toutes exquises 
par le lierre, le buis g^ant, les vignes, les plates- 
bandes de calc&laires et de begonias, l'ombrage 
des noyers et des ch&taigniers indigents a la 



138 LE LIVRE DE MA VIE 

s&heresse casanifere de l'arbre gen^alogique. 
Soudain, la nouvelle d'une maladie subite de 
mon p&re se repandit dans notre maison. L'alarme, 
a la manifere d'une rumeur assourdie, d'une anxi&e 
brouillee et ind&hiffrable, parvenait jusqu'a ma 
soeur et k moi. Les t£16grammes, en ce temps-la 
peu rapides, arrivaient par le facteur, d'Evian a 
notre villa d'Amphion. Nos h6tes de Y6te, qui 
occupaient la demeure, s'ing&iiaient, nous le devi- 
nions en surprenant leurs conversations accom- 
pagnees de gestes emportes et negatifs, a rassurer 
ma mere, lis lui tenaient ces ignorant s propos dont 
le but est d'embarrasser et de contredire la revela- 
tion progressive de la verite. L'annonce inquie- 
tante faite a ma m&re et a son entourage par les 
messages expedi^s de Paris semblait se maintenir 
fierement a leur hauteur, ne descendre que lente- 
ment et par lambeaux jusqu'aux petites filles 
placees au bas de la vie commensante. Cependant, 
d'heure en heure, la gravite du mal qui terrassait 
mon pere augmentait. On nous abandonnait a no- 
tre curiosite triste, a nos suppositions sans paroles. 
La vie quotidienne de l'enfant, quand ne survient 
c ucun dv^nement, est parfois chose si morose, que 
le remuement cause par l'angoisse circulant dans la 
demeure pose devant son esprit une interrogation, 
un inconnu, et, j'ose le dire, une sorte d'espoir 
d£sesp6r6 de changement qui l'agite, sans qu'il 
puisse ddfinir son trouble. Oui, si le vent vif venu 



LE LIVRE DE MA VIE 139 






de loin, charge de nouvelles angoissantes, etait 
soudain retomb£ ; si le t^tegraphe, aux communi- 
cations a&riennes, rassure enfin, s'etait tu ; si le 
calme s'etait retabli trop vite, apportant la ponc- 
tualite inexorable des le9ons, des repas, du coucher, 
j'eusse ressenti une deception, que Tame, dans son 
besoin de surprises et d'aventures, redoute. Ce 
sentiment fugitif me traversait confusement, sans 
faire partie de moi-meme, tandis que les gouver- 
nantes, preoccupees et parlant a voix basse, nous 

»laissaient user de la balanipoire, allegeant notre 
sort des habituelles reprimandes, dont Fabsence, 
cette fois, eveillait notre defiance. On nous apprit 
brusquement que notre mere partait le soir meme 
pour Paris, l'etat de sante de notre pere s'etant 
aggrave. La maison se vida de ses hdtes ; les f emmes 
de chambre nous eloignaient du corridor en emoi, 
afin de transporter en Mte et librement, jusqu'aux 
casiers 6tal6s des malles, les toilettes, la lingerie, 
tout le contenu desnombreuses armoires. Prete pour 
le depart, notre m&re, au visage soudain immobile 
et consterne, ne nous fit pas d'adieux. Enfin, nous 
nous trouv&mes a l'heure du diner, ma soeur et 
moi, dans une salle a manger froide, qu'on ne prit 
pas la peine d'eclairer suffisamment, et entourees 
de serviteurs sans contrainte, lesquels amenaient 
a leur suite, autour de nous, bien qu'a distance, les 
bateliers, les jardiniers de notre propriete sans sur- 
veillance. En un instant, nous f&mes assises a la 



140 



LE LIVRE DE MA VIE 



table trop grande, seules, Tune en face de l'autre, 
a la place qu'occupaient nos parents. Ascension 
immediate et poignante des petits &tres qui, tout a 
coup, succfedent, dans un espace d6sertique, a ceux 
qui dominaient, commandaient et prot^geaient ! 
Au cours de ces reminiscences, je songe a la phrase 
poignante que Michelet nous rapporte de Luther. 
Revenant d'assister aux obs&ques de son p&re, le 
violent reformateur se laissa tomber, silencieux et 
accabl6, sur unsi&ge oiisesamis, anxieux, s'empres- 
serent autour de sa farouche d6tresse. II les ecarta 
de sa personne, scruta longtemps du regard ce 
gouffre invisible oil s'&ait engloutie sa chair ini- 
tiale, et, bien que dans la force de son &ge, il pro- 
nonga ces paroles ameres, fit retentir cette plainte 
d'orphelin que plus rien derriere soi ne surplombe 
ni n'&aye : « Desormais, c'est moi le vieux 
Luther !»Dois-je rapporter tous les propos inno- 
cents et cruels qui, pareils a des filches lancees 
par des sauvages, transperc^rent mon esprit, 
dans cette salle a manger oil les serviteurs et leurs 
camarades du jardin et du bateau nous plaignaient 
et nous accablaient sous une pitie sans choix ? Je 
veu i, si dur que soit pour moi ce souvenir, rappeler 
le :noment stup^fiant oil j'entendis le maitre 
d'hotel dire a la femme de charge, avec un respect 
profond et pieux, m§16 pourtant du sentiment que 
son service habituel continuait : « II faut emballer 
et exp&Lier imm&Uatement l'habit du prince, 



- 



LE LIVRE BE MA VIE 141 



Je gilet et la cravate blanche. » Comment euss£-je 
compris que ces paroles inouies, qui evoquaient 
!es diners chez les barons de Rothschild, d'od nos 
parents nous rapportaient de menus bibelots en 
confiserie ; inauguration des regates sur le lac 
d'£vian ; un gala de tableaux vivants ou je fus 
d£guis£e en minuscule figyptienne, cependant que 
ma m&re, imitant Cl^op&tre, dirigeait vers son coeur 
un serpent de papier, annonfaient la mort de mon 
p6re ? Pouvais-je concevoir que le corps sans souffle 

Iallait pour la derni^re fois, et pour tou jours, revetir 
ce strict vetement, au contraste eclatant de noir et 
de blancheur brillante, sur lequel s'etait detachee, 
appuyee a lui, gracieuse, nerveuse, filiale, ma mere 
n robe de bal, que Ton nous avait accorde de 
oir dans son vaste cabinet de toilette de Paris ? 
ces moments, mon p&re, un de ses yeux de 
yope irise par le monocle, inspectait minu 
ieusement, avant le depart pour le succes, les 
tours de sa belle epouse, qui me parut feerique, 
n certain soir, enveloppee dans un tourbillo 
de tulle rouge, ayant sur une de ses epaules a 
pur contour deux noires hirondelles agrafees. 

Les enfants sont de trop dans le malheur 
les adultes, convaincus de 1' indifference de l'en- 
fance et agites par tous les p&iibles devoirs q 
ieurincombent, bousculent les petits corps, les re 
foulent surleur passage, ne savent oil les mettre 
de quelle mantere, momentan&nent, s'en d^faire. 



lui 
re- 

et 



142 



LE L1VRE DE MA VIE 



Lorsque ma sceur et moi nous d^barquames a 
Paris, apr6s une nuit pass£e assises dans un wagon 
suffocant et comble, ou Ton nous avait admises 
par compassion, nous fumes d'abord conduites 
rue de Varenne, dans Thdteld'une cousine de ma 
m&re, la princesse Gortchakow, absente de sa 
superbe demeure. Pr&ente, elle nous eut si fort 
effray^es par une sorte de brutale desinvolture 
russe, apprise a son foyer conjugal de Saint-Pe- 
tersbourg (plus tard abandonnfe par elle pour des 
reveries musicales, archeologiques) , que toutes nos 
pensees eussent 6t6 accapar£es par la crainte de 
son apparition. Mais la demeure etait deserte et 
silencieuse. 

Les timides interrogations que nous posions a 
nos gouvernantes ne provoquaient pas de re- 
ponses ; sans decisions a prendre, elles transpor- 
taient les valises, les ouvraient, les refermaient, 
s'employaient a Fmutile. Vers midi, des serviteurs 
etrangers draperent habilement, d'une nappe, la 
table en marqueterie d'un des salons et appor- 
terent des plats nombreux qui participaient a mes 
yem du mauvais songe au fond duquel nous etions 
pr£c pitees lament ablement. Privdes de direction, 
nous errames, ma sceur et moi, dans des chambres 
luxueuses, tapissees de satin bleu, de satin blanc, 
oil les lits, a notre grand <§tonnement, portaient 
des enveloppements de mousseline qui les prot£- 
geaient contre les moustiqucs cntretenus par ui 




LE LIVRE DE MA VIE 143 

_ 

etang, dont le noble aspect composait une des 
beautes du jardin renommd de la rue de Varenne. 
Ce depaysement dansTaube froide d'octobre, le 
deuil, incertain encore, que nous sentions planer 
sur nous et auquel faisait allusion, avec pitie e 
aladresse, un gar9on d' office venu de l'avem*. 
Hoche pour aider a notre e'phem&re installation 
puis a notre retour aupres de notre mere, me firen 
:onnaJtre Thorreur d'une situation qui inquietai 
* offensait tous les sens. Et pourtant Von ne nous 
econnaissait pas mke le droit d'enregistrer la vie 
•t de nous plaindre. Enfin, nous fumes replaces le 
ioir de ce jour cruel dans un omnibus de gare, 
joyeux quelques mois auparavant, quand il nous 
emportait munies d'instruments de jardinage, de 
filets k papillons, de bottes de botanique vers la 
gare de Lyon. J'eus Ja vision de ce voyage d'ete, 
des stations aimees d'Amberieu, de Culoz, de 
Thonon-les-Bains, apparition benie du lac! Pen 
dant le parcours de la rue de Varenne a 1'aveniiL 
Hoche, la gouvernante, la bonne, le gar?on 
d'omce, absorb^ par une epuisante metaphysique 
simple et vague, ne se department pas de leur 
silence. En entrant dans la piece oil ma m&re se 
trouvait assise et comme fig6e, sans autre expres- 
sion que celle de la stupeur et vetue d'un noir 
opaque, jecompris que mon p£re ft ait mort. Mais 
jene voulus pas le savoir. Je tins mes doigts contre 
mes oreilles pendant des heures, afin de ne pas 



1 



144 



LE LIVRE DE MA VIE 



entendre formuler ce que je n'ignorais plus. La 
puissance des mots, ce qu'ils ont d'irr&vocable, 
l'annonce 6vocatrice que ne peut £galer ou d£pas- 
ser que le spectacle m£me, qui nous fut £pargn£, 
me rendait puissamment minutieuse envers un 
tel ^v&iement. Les precautions que je pris tou- 
jours contre la violent e intrusion des paroles 
dans 1' esprit, je ne m'en suis pas servie pour 
dissimuler la douleur, pour la taire. Dire ou ne 
pas dire, tout le caract&re des Stres et l'appui sur 
lequel se meuvent les evenements dependent du 
choix que Ton fait de Tune ou de l'autre de ces 
decisions. J'ai toujours pr£fer£, quand c'etait pos- 
sible et ne pouvait nuire a nul etre, dire un peu, 
ou beaucoup, ou difteremment, afin de me d&i- 
vrer d'une quantity de cet invisible sang spiri- 
tuel par quoi Ton suffoque. 

Ce qui me semble certain, c'est que la phrase 
de Mme de Stael : « Les grandes douleurs sont 
muettes » est en marge de la realite. Le malheur 
avoue, se debat, raconte, clame, et je trouve par- 
faitement justes et emouvantes ces paroles pro- 
non )6es par un etre en proie a une grande 
souifrance dont il cherchait a exprimer 1' inten- 
sity : « J'ai invents des cris nouveaux ! » 

Dans l'h6tel en deuil de 1' avenue Hoche, on 
continuait k nous jeter de cdte comme si notre 
presence miserable et silencieuse, notre incapacity 
de servir et d'apporter quelque soulagement au 




d&espoir maternel, t&noignaient d'un manque 
de respect ou r£v£laient un esprit dissip6. Les amis 
de ma mere ne se souciaient que d'elle. L'on parais- 
sait nous reprocher jusqu'a notre pauvre aspect 
d'enfants d6t6riores par la catastrophe. Nous 
finimes notre journ^e dans F office, chez les ser- 
viteurs, et pass&mes la nuit dans la chambre du 
cocher et de sa femme, qui nous la c£d6rent. Le 
cceur populaire est z6\6, organisateur, prodigue ; 
il offre ce qu'il pense devoir etre desirable et r£pa- 
rateur ; on nous apporta une nourriture excessive, 
on entassa des ^dredons sur le lit, on fit dans la 
chemin<fe un feu qui dclaira la modeste pi&ce d'une 
sorte d'incendie heureux, mais Tame demeura soli- 
taire et comme bless^e de tant de soins destines 
au corps. 

En un instant, mon p&re, aime, certes, mais 
craint, devint 1'objet de la devotion de tous ceux 
qui 1'avaient servi. Nous surprenions des lam- 
beaux de conversation entre les femmes de cham- 
bre, oil il &ait dit que nous avions tout perdu 
en le perdant. Ma m&re, qui toujours fut indul- 
gente, ^ expansive, famili&re, riante, enfantine, 
semblait soudain exclue de la sympathie. On re- 
grettait celui que Von avait redouts. Pour ma part, 
je cessais de vouloir vivre, de pouvoir manger. Je 
ne comprenais pas bien que le destin, par un _ 
grand trouble int£rieur, voulftt m'obliger h sorti 
d'un univers oil il m'avait exig^e. Je p&issai 



i 

IS 



146 LE LIVRE DE MA VIE 

confus&nent, comrae un oiseau qui meurt. Un 
peu d'eau de Cologne qu'on me contraignit a res- 
pirer dans un moment ou je ddfaillais me laissa une 
impression si nette d'ardme melang^ au malheur 
que pendant des ann£es je conservai, a regard de 
cet allegre effiuve, une aversion insurmon table. 
Au bout de peu de jours, un surprenant protocole 
funebre, affaire, triste, alerte, s'empara de la 
maison. Les deux amis constants et autoritaires de 
la demeure, M. Dessus et le docteur Vidal, fort 
celebre en son temps par de subtiles decouvertes 
qui le designaient comme Tanimateur de Tridpital 
Saint-Louis, veillaient a tout et, pareils a deux 
car iat ides, soutenaient au-dessus de nos tetes im- 
plorantes la construction du monde, sur le point 
de s'eCTOuler. M. Dessus aimait ma soeur, le doc- 
teur Vidal m'aimait. Les petites filles inspirent 
aux hommes que seduit le charme de leur mere une 
tendresse protectrice, mais qui, en ses innocentes 
manifestations de preference, satisfait un attrait 
vif, secret, complique.Peut-etre voile- t-il cet igno- 
rant app^tit sensuel qui consiste a n'etre rassa- 
sie d<; la creature premierement desired que par 
un prolongement confus de la convoitise, par un 
souhait d'assouvissement continuel dans la race, 
representee par ses jeunes ramures. Neanmoins, 
le deVouement de ces deux amis de ma mere 
etait, en ces heures funebres, uniquement occupe* 
d'elle et nous laissait le sentiment denotre impor- 



LE LIVRE DE MA VIE 147 



tunite. J'ai garde aussi, du premier deuil de mon 
existence, le souvenir des discussions qui s'ele- 
vaient au sujet de la densite du crepe ; de \i 
valeur, dans le desastre, du noir mat ou du noil 
de jais ; de l'audace qu'il y aurait a soulever, 
au cours d'une promenade furtive dans les che- 
mins isoles du Bois de Boulogne, le voile pesant 
et rabattu sur le visage, qui empechait ma mere 
de respirer. Enfin, six mois etant revolus, les 
fournisseurs s'enhardirent; de reserves qu'ils 
£taient, ils devinrent empresses, obsequieux, flat- 
teurs et aborderent la question du noir seyant. 
Peu a peu, le malheur, dans une certaine pro- 
portion, se convertit en gr&ce et coquetterie. 
M. Dessus, exploitant avec une opini&trete sin- 
cere, dictee par la foi, notre malheur, retenait la 
pensfe de ma mere et la notre fixee sur les tom- 
beaux et sur Timmortalite. II apportait souvent 
a ma m6re, dont il faisait ainsi jaillir les larmes, 
toujours pretes a sourdre, de petits volumes, 
choisis chez un libraire de la rue Cassette, dans 
une collection qui s'etait donne pour tache de 
cultiver la melancolie, de defricher la renaissance 
de la vie dans l'&me et dans les corps fortifies. 

Un soir, il lui remit fi^rement, comme on offre 
la subsistance a qui jeune et la certitude k qui 
languit dans le doute, une plaquette cartonnfe 
sur laquelle je lus ces mots : Au del onse recon- 
nait. De telles promesses, destinies k ma m6re 



148 



LE L1VRE DE MA VIE 



et non a moi, ne manquaient pourtant pas d'agi- 
ter mon coeur. Ah I que je souhaitais la realisation 
(Time si radieuse assurance ! Ce qui m > emp6chait 
de me complaire a la lecture de ces petits livres 
d'un ton hautain, mais, h&as ! insouciant et 
l£ger, c'est que j'appelais de toutes mes forces 
un apaisement plus prompt, que les r&iacteurs 
imp£rieux des consolantes Ventures ne s'ing£- 
niaient pas a procurer. Les alternatives d'espoir 
et de d&espoir dur&rent plus de deux ans. Des 
c£r&nonies fun^bres, fr&ruemment r^p^t^es, s'op- 
posaient a la cicatrisation de la blessure. Le deuil, 
pesant et prolonge, tel qu'on le con9oit en Orient 
et que ma m&re etait encline a le consid&rer, avait 
pour conseiller apaisant le docteur Vidal, mais 
pour zelateur M. Dessus, robuste et sensuel Cor- 
r&ien, decide a diriger les ames vers Dieu par la 
douleur, qu'il ne jugeait plus necessaire a son 
propre salut. Possedant la foi la plus tenace et 
spacieuse, ayant ainsi atteint le but, il se mettait 
al'abri de toute tristesse, jouissait avec plenitude 
de r« xistence et pensait seulement ajouter a ses 
m£ri es en guidant durement vers Dieu les esprits 
hesitants. II nous faisait de grand cceur gravir un 
calvaire dont il ne tentaitplus 1' ascension, assure 
qu'il 6tait que nos efforts lui seraient b£n£ficiels. 



LE LIVRE DE MA VIE 



* 



Comment ne pas songer ici au deuil secret et 
cMnue de tout apparat qui, plus tard, accompagne 
la mort de ceux de nos amis qui emportent avec 
eux notre vie ? lis nous laissent gisants, sans nul 
autre parti k prendre que de mdditer leur into- 
lerable absence. Le vieux tricot de laine cramoisie 
que nous portions a l'heure des conversations ten- 
dres et familieres ; aux instants de notre travail, 
par eux contempt ; au cours des repas intimes, 
et qu'ils baisaient a l'epaule, au coude, au poi- 
gnet, ne nous offre pas le divertissement de son- 
ger k le quitter ! Lorsque, chancelants, amputes 
d'eux, nous recommengons a faire nos premiers 
pas sur la terre qui nous les a derobes et qui, en 
tous lieux, nous semblera funebre, nous pouvons 
revetir d£sormais la robe decrochee au hasard 
dans Tarmoire ; nous pouvons poser sur nos 
cheveux un chapeau garni de plumes de rouge- 
gorge ou de pourpres camelias, sans nous pre- 
occuper de notre aspect, qui ne nous tient plus 
a coeur. Les malheurs sans gu&ison ne se revelent 
pas aux passants ni m£me a nos relations super- 
ficielles. lis n'ont pas de registre dans la loge du 
concierge ni dans le vestibule de nos maisons ; le 
meurtre qu'ils ont exerce sur nous demeure notre 
secret et notre inepuisable savoir... 



150 



LE LIVRE DE MA VIE 



* 




partir de la mort de mon pere, cessment, 
chez nous, jusqu'au moment des premiers bals 
pour notre presentation dans le monde, les cor- 
diaux et plantureux dejeuners du dimanche, 
auxquels mon pere pretait une attention solennelle 
qui n'eut pas admis de negligence. Ces repas, 
d'une abondance que Ton a peine a se representer 
aujourd'hui, me firent connaitre les ecrivains et 
les personnalites f ran Raises les plus en vue, les 
hommes d'fitat etrangers, reputes ou craints dans 
leur patrie. 

J'appris aussi ce qu'est l'idolatrie en regar- 
dant, tou jours entour^, M. Caro, le philosophe spi- 
ritualiste, au visage onctueux et paterne, qu'un 
trait trompeur de la nature avait marque d'une 
levre finement narquoise. Aimant et aime, M. Caro 
inspirait ce respect que suscite le titre officiel de 
penseur. II voyait ses cours suivis par les femmes 
les plus belles, comme les plus etourdies ; on les 
avait nominees les « Carolines ». Ma mere, tres 
a tachee a M. Caro, initiee a sa facile philosophic 
p.ir son livre celebre intitule L'Idee de Dieu, 
lui temoignait une amitie si r^elle qu'elle se rendit 
a son chevet de mourant et, tout en larmes, nous 
rapporta comme un propos sublime cette phrase 
par laquellf. il lui d6crivit les affres de l'angino 
de poitrine : « J'ai autour du cceur comme une 






LE LIVRE DE MA VIE 151 

cuirasse de sanglots. » Pourtant, par l'absence de 
brigue et d'artifices, ma m6re echappait a la deno- 
mination qui englobait les « Carolines ». 

La salle a manger de Th6tel de l'avenue Hoche 

semblait etre presid^e par une vaste et pr^cieuse 

tapisserie des Gobelins representant un Assuerus 

redoutable, mais rose et azure comme l'aurore 

sur les mers du Sud, et aux pieds de qui defaillait 

une path&ique Esther, nuancee comme un pile 

volubilis. Le decor de cette piece spacieuse me 

d£plaisait par les tons heurt^s de la peluche bleue 

des rideaux, voisinant avec des stores coulisses, 

d'un rouge de pavot, qu'egayait pourtant le soleil 

de midi. Autour de la table, je voyais se rejouir, 

se gorger de viandes solides, subtilement accom- 

modees, le comte Gourowski, Polonais grisonnant, 

large et ventru, qui, avant le repas, me serrait 

paternellement sur son ample plastron. Ma robe 

de velours rouge garnie de dentelles d'Irlande 

s epanouissait au-dessus de sa chaine de montre 

a breloques, tandis qu'il me revelait un sourire 

de fauve dont les dents auraient connu les som ; 

et l'or de quelque dentiste de la jungle. Dans 

l'ombre de ce g^ant se dessinait en sombre decou- 

pure un Hongrois au bref visage, couture par des 

duels galants ou politiques ; un It alien renomme, 

bien que suspect, specialise dans l'astuce, que 

Iui-meme signalait ingenument, et dont la finesse 

et la ruse trop vantees devenaient k son insu une 



152 LE LIVRE BE MA VIE 

leste bonhomie aux francs aveux. J'dtais intriguee 
par le ministre de Hollande k Paris, personnage 
gourm^ et taciturne, qui portait le titre inusite 
de « chevalier ». L'ambassade de Russie nous 
etait comme naturellement d&ivr^e le dimanche, 
par le court trajet qui reliait l'^glise russe, 
situ^e rue Daru, a l'avenue Hoche. 

Nous assistions presque tou jours k la ceremonie 
religieuse orthodoxe et rentrions chez nous avec 
les conseillers et attaches : MM. de Kotzebue, de 
Friedrichs, Narichkine, de Giers. Je remarquai, 
des ce moment, qu'un ambassadeur et son entou- 
rage sont une nation en voyage, qui fait halte, 
selon les ordres de son gouvernement, en telle ou 
telle ville, oil ils impriment, par leur apparence, 
leurs vocalises, leurs usages imperceptiblement, 
mais profond&nent difterents des ndtres, Timage de 
leur race tout entiere. J'ai vu des femmes slaves, 
d^coratives ou fascinantes, £voquer myst^rieuse- 
ment pour moi un visage de vieux bouc a favoris 
et a monocle, tel qu'apparaissait le baron de 
Mohrenheim ou s'apparenter, par la silhouette, a 
un svelte comte balte. 

Les diplomates, en fonction ou en retraite, 
£taient assures du plus grand succes aupr&s de ma 
mere. £lev6e k Londres dans l'drudition, les minu- 
ties et les scrupules des pr&£ances, elle se plaisait 
k ne pas commettre d'erreur et assignait sans se 
tromper, k chacun de ces fonctionnaires altiers 



LE LIVRE DE MA VIE 



153 



et susceptibles, la place a laquelle il avait droit, 
'a m&re ne d£daignait pas les distributions exac- 
tes des honneurs, non qu'elle leur accord&t une 
valeur positive ou qu'elle mit quelque croyance 
en les vanit^s, — la musique, la po&ie, la beaut6> 
une religion sans pesanteur, evangelique et se- 
reine, Tavaient vou^e au culte d'un Bach, d'un 
Mozart, eussent-ils £te chemineaux, — mais parce 
qu'elle recherchait en ses actions la justesse et 
la perfection. Nous I'entendimes parfois citer avec 
force le livre de laPairie, qui faisait loien Angle- 
terre et a l'ambassade de Londres, de la m&me 
mani&re dont elle eut nativement, et par heredite, 
soutenu les dialogues oil s impose la logique de 
Socrate. 

Mon pere, lui, avait pour les reunions fastueuses 
autour de sa table, ainsi que pour Taccueil qu'il 
faisait a ses h6tes d'Amphion, une inclination qui 
tenait du digne amour du decor, d'une sorte d'&o- 
quence dans Torganisation, a quoi se m£lait le 
besoin de voir croitre autour de soi le bonheur 
dispense par sa puissance. Je ne pourrais affirmer 
qu'une ancestrale habitude de commandement, 
une reminiscence despalais etdes pares d'Orient, 
le souvenir des receptions et des caleches de 
Napoteon III ne s'^panouissaient pas en lui dans 
les moments oh. ses efforts aboutissaient & un agrea- 
ble triomphe. Bien que j^prouvasse fugitivement 
une fidvreuse fiert£ k regarder mon p&re se r^jouir 



154 



LE LIVRE DE MA VIE 



de ses r&issites opulentes, mon plaisir cessait et 
faisait place au plus vif chagrin lorsque je voyais 
ma mfere s'infliger, pendant la semaine, l'obliga- 
tion de visites k faire, en s&ie compacte et ^pui- 
sante. A peine le dejeuner terming elle revetait 
ces toilettes absnrdes, spirituelles et despotiques, 
qui comprimaient la creature de toutes parts. 
Depuis le pied, 6treint dans des chaussures bou- 
tonnees haut, jusqu'a la main engourdie dans le 
gant etroit qui ramassait la paume et la faisait 
bomber entre deux boutons de nacre, et a la voi- 
lette mouchetant le visage d'un semis chenille 
ou de minimes grains d'acier, tout etait recherche 
galante et insensee. 

Ma mere se rendait, ainsi paree, au « jour » 
des personnes avec qui elle etait en relations. Le 
« jour » ! fetichisme inimaginable et, en ce temps, 
formalite d'un code indiscute. On allait reveren- 
cieusement au « jour » d'une Napoleonide, prin- 
cesse imperiale, mais non avec plus d'empresse- 
ment qu'a celui de Mme Dubois, nee Camille 
O'Meara, jadis eleve aimee de Chopin, chere a tous 
ie. 1 musiciens, et qui, a son « jour » modeste, mais 
noblement fr£quente, offrait des macarons sa- 
voureux soudfe a un mince papier, qu'accompa- 
gnait un th.6 pale, versd dans des tasses de Chine 
modiques, r&emment ddballees et arrach^es aux 
copeaux d'un arrivagc d'Extr&ne-Orient. 

Au cours de telle.s reunions, auxquelles ma m&re 






y emmena.it parfois, je me promis de ne jamais me 
eler, plus tard, a ces rencontres convention- 
nelles compliqudes de souvenirs politiques ou 
coloniaux. J'avais trop sincerement souffert d'im- 
patience au « jour » de Mme Gavini de Campile 
ou de Mile Olga de La Grenee : Tune, ancienne 
pr6fkte du second Empire, 1'autre, soeur vaniteuse 
d'un explorateur mort, au loin, de la fi&vrejaune. 
Je compris que j'e'tais venue au monde pourune 
tache ample et rude, qui n'autorise pas les ste- 
riles loisirs et, par rapide discernement, me les 
montrait denues de seduction. Le puissant et opi- 
niatre travail qui agissait en moi pour maintenir 
et developper le germe individuel, paraltelement 
a une amitie humaine si prodigue qu'elle eut pu 
m'an&mtir en faveur d'autrui, composa le drame 
confus de mes plus jeunes ann&s. La mission 
que je sentais m'avoir ete confiee par le destin 
m'enjoignait de perseverer, lorsque passaient sur 
mon coeur les heures sombres ; de ne point fle~ 
chir ; de m'acharner. Et, en meme temps, s'eta- 
blissaient en moi ce profond grief contre la vie, 
cette hostilite envahissante et resolue, ce reproche 
reflechi qui me faisait soupirer souvent, dans la 
langue allemande de mes gouvernantes, cet Ich 
mochte sterben (je voudrais mourir !) qu'un soir, a 
vingt ans, heureuse et orgueilleuse au bord d'une 
loge, j'entendis, a ma premiere audition de Tris- 
tan, jailiir de la gorge, soudain divine, du celebre 



156 LE LIVRE DE MA VIE 

tenor Van Dyck, ange enorme, tout 6clatant du 
g&iie de Wagner. Vivre et mourir, revivre davan- 
tage, mourir sur l'altitude, tel fut le voeu de 
mon enfance. « Les Grecs utilisent la mort », lit-on 
dans un des Cahiers de Barres. Combien est juste 
pour moi cette affirmation ! Toutes les forces sub- 
conscientes, loyales et rusees de mon etre se sont 
appliqu^es a construire une vie qui, par ses rea- 
lisations, son obedience a je ne sais quoi de 
celeste, permit la mort auguste, fut-elle obscure 
et sans temoins. 

Dans mes trhs jeunes ans, pendant nos jeux sur 
une prairie au bord du lac, je me souviens d' avoir 
raconte a mon frere et a ma soeur ce que serait mon 
destin. Prophetie melancolique, ou j'eus, par 
visions eblouissantes ou orageuses, la divination 
du plus beau et du pire. Image redoutable, dont 
j'acceptai tout ; certitude de Constance, de har- 
diesse, d'usure fructueuse, qui se melait a ma dou- 
ceur d'humble enfant, mais qui me faisait regar- 
der avec stupeur la gouvernante brutale qui me 
reprimandait.«Se peut-il, songeais-je tristement, 
c l'elle offense en moi ce qu'il faudra bien que je 
devienne et que je sois ? » Quelle difference y avait- 
il entre la petite fille sage et distraitement gron- 
d6e et la future adolescente qui, par inclination 
et assiduite, voulut tout poss&ler et tout donner ? 
Aucune. Les gouvernantes, un jour, disparurent ; 
le sort prit leur place, II maltraita autant qu'il 



LE LIVRE DE MA VIE 



157 



l'avait combine la creature puissante et faible; 
il la maintint au-dessus des naufrages oil elle 
apparut ainsi qu'une Ophelie combative, sauvant 
ses fleurs et dont la voix toujours s'&eve. II 
lui accorda d'esperer que soit vraiment exacte 
cette ultime promesse : « Les Grecs utilisent la 
mort... » 



CHAPITREVIII 

Mon amour de la foule. — Ddjeuners dominicaux. 

— Dteirs d' enfant. — Le corset et les liqueurs. 

— La silhouette. — U embonpoint des sylpkides. — 
De Viglise russe a la chapelle espagnole. — 
Lucide melancolie. — La promesse du Bosphore. 

LE luxe amical et prodigue dans lequel, petite 
fille, je voyais mes parents et leur entourage 
se mouvoir developpait rapidement chez moi, 
par Tobservation et par de subites tristesses, le 
gout de la meditation, des groupements familiers, 
des repas pris dans Tintimite. Non pas que de- 
vaientm'abandonner le plaisir et la vigueur que me 
communiquerent tou jours les foules. J'ai aime et 
j'aime 1' agora. L' affluence humaine a pour moi 
un seul visage, un seul coeur, qu'il s'agit d'attein- 
dre, de forcer, de convaincre. Attraction de la 
nultitude, circulation sanguine etendue et uni- 
i^e, ddbats et triomphes sur le forum, moi, si 
,ouvent ramie du silence, de la torpeur r£veuse et 
de la mort, je ne cesserai de vous louer et de me 
complaire a vos fetes tumultueuses et tecondes I 
Aussi, ai-je souvent pu rassurer des amis qui s*ex- 
cusaient du nombre de leurs convives, dont ils 



LE LIVRE DE MA VIE 



159 



craignaient que je ne fusse importunee, par ce 
sincere aveu : « Je n'aime pas jouer devant 
des banquettes vides. » 

Probablement, dans mon enfance, etais-je in- 
commodfe, en ces dimanches c£r6monieux que je 
viens de d&rire, par la hate qui nous pr£cipitait 
>ior$ de l'dgiise russe dans le salon et la saile a 
manger ou eclat ait la joie bruyante de nos hdtes : 
vieux ecoliers a 1'heure de la recreation et qui 
subodoraient lafindu jeune. fipanchements emou- 
vants, mais non sans niaiseries, de collogues qui 
^changeaient des poignees de main heureuses et 
se f£licitaient mutuellement de se rencontrer. 
J'£tais stupefaite du rire aux nombreux echos 
suscite par des conversations dont je ne discer- 
nais ni le divertissement ni le droit a Thilarite. 
Confuse de l'int6r&t que j'inspirais a quelques- 
uns de ces ogres dont la main distraite s'abattait 
sur la mienne, Tengloutissait et la tenait captive, 
je souhaitais etre invisible. Parfois, imbue de la 
certitude que ma personne tenue, au bout d'une 
table si grande, disparaissait, je me repliais sur 
les mets qui, pendant prbs de deux heures, cir- 
culaient, et je me gorgeais imprudemment d'ali- 
ments dont me plaisaient l'aspect, l'ar&me et la 
saveur. 

Non seulement l'enfant aime manger et la suc- 
culence inspire ses faculty imaginatives, mais tout 
:e qui le s&iuit dans la vie, par tous les sens, il le 



i6o 



LE LIVRE DE MA VIE 



voudrait porter a ses levres et l'absorber. Quel 
enfant n'a souhaite' boire l'eau de pluie, d£guster 
la neige, mordre les bourgeons oil repose, acre, 
entasse, chiffonne\ l'avenir de la rose, broyer la 
chataigne incomestible, lutter contre l'&orce qui 
enferme d'dtroits univers, la meurtrir et la vaincre ? 
Ce d&ir de happer, cette jouissance gustative, 
la sournoise satisfaction de dissimuler en soi ce 
que Ton convoite et de s'en rendre propri6taire 
est certainement la formule de tout desir. 

Neanmoins, ce sont bien des souvenirs sans joie 
que m'ont laisses les reunions insouciantes et 
gloutonnes du dimanche, oil, vers la fin du repas, 
le teint delicat de ma mere se colorait de vif car- 
min, comme si T Evaporation des bordeaux et des 
bourgognes avait embue son beau visage et fait 
d'elle, par traitrise, une bacchante novice et de- 
cente. Assemblies dont je ne concevais pas la 
necessite, mais interessantes, si j'y songe, oil des 
hommes aux joues pourpr£es, aux cheveux drus, 
aux corps alourdis mais resistants, ou bien sees et 
onduleux, revelaient tous l'energie physique d'une 
epoque a la fois laborieuse et futile. 

Les hommes, attaches a leurs charges ; les 
femmes, a leurs devoirs de maitresse de maison, 
qui comportaient des allures de coquettes provo- 
cates, plus souvent chastes, ne c^daient pas a la 
melancolie, au management de soi, au souci de leur 
preservation. £poque oil brillait, chez tous ces 



LE LIVRE DE MA VIE 



gens affaires, galants, voraces et repus, les vertus 
incorporelles. 

Hommes et femmes auraient pu reclamer, ei 
faveur de leur brillant courage, le t£moigna£ 
de tortures et de d&ices £galement ennemies de 

I la nature : le corset et les liqueurs. Mon enfance 
s'&oula dans un paysage humain oil les gorges 
et les croupes feminines, livrees a la pression du 
corset, que ces innocentes croyaient apte a resor- 
ber ce qu'il ne faisait que repartir curieusement, 
n'entravaient ni les elans, ni les gestes intrepides, 
ni la candide securite de Tame dans Tamour. 

J'ai vu des corps feminins debordant de proe- 
minences se hisser legerement, et des 1'heure ma- 
tinale, sur le marchepied des breaks, s' installer, 
l'ombrelle a la main, sur d'etroites banquettes, 
heureux d'entreprendre, dans un bruit de grelots 
dont resonnaient le postilion et les chevaux harna- 
ch.es, l'ascension de quelque colline abrupte rece- 
lant un monastere au parfum de platre et d'aban- 
don. La, on v&ierait le chapeau de saint Francis 
de Sales, le prie-Dieu de sainte Chantal. Je les ai 
vues, ces femmes espiegles et rebondies, enfourcher 
des anes, choisis robustes, et s'amuser des ruades 
provoquant un nuage de poussiere. Je les ai sur- 
prises a Taurore, se baignant dans le lac angelique 
et transparent, hymne d'azurqu'ellesderangeaient 
et brouillaient en s'y &an$ant sous le pudique cos- 
tume de bain, bleu marine, orne d'une ancn 



. 



l62 



LE LIVRE DE MA VIE 



broctee en fil blanc. J'ai vu, le soir, ces deesses 
volumineuses, sangldes dans le satin, les cheveux 
ceints d'une couronne de lierre ou de jasmins, 
chanter, aussit6t apr^s le repas copieux, des me- 
lodies accortes ou voluptueuses de Verdi, d 
Gounod, de Saint-Saens. Amenee par surpris 
grace a nos bonnes, que la musique seduisait, 
jusqu'a la porte vitr^e du hall ou, sur une mousse 
veloutee, s'elevaient des palmiers sur qui ser- 
pentaient de precieuses orchidees, je vis ces syl- 
phides £normes danser au son des valses de 
Strauss. Elles tourbillonnaient avec la finesse de la 
neige silencieuse, leurs appas incrustes dans 1'habit 
noir d'un danseur fringant et muscle, au rythme 
du Beau Danube Bleu. Je les voyais enjouees 
aussi, et sentimentales, sous le regard triompha- 
teur de leurs cavaliers, qui, vigoureux et de cceur 
militaire, chevauchaient la vie, ses plaisirs, ses 
obstacles, comme une monture capricieuse que la 
bravoure de ces hommes entraines etait toujours 
prete a dompter, ce qui leur donnait une tenue 
d'esprit, si Ton peut dire, equestre. 

Les beaut es celebrees dans mon enfance, pour 
qui d&irait un Maupassant, se tuait d'une balle 
au coeur un gentilhomme cosaque, etaient des 
iles charnues, dont le visage, aux traits de- 
licats, les mains dodues, pareilles a de blan 
ches palombes, nous apparaitraient aujour 
d'hui comme des bijoux victimes d'un mateiuv 







qui les preserverait de toute concupiscence. 
Mais aussi la nourriture, consid&ree en ce temps- 
la comme salutaire, honnete et valeureuse, le.^ 
vins, les cigares, les alcools entretenaient chez le 
hommes, avec la hardiesse et T&egant libertinage, 
un sentiment de l'honneur dans l'amour, qui fai- 
sait d'eux des amants courtois et surs, devoues 
a leurs conquetes feminines comme un officiei 
Test a son epee. 

II est curieux de songer que le mot « silhouette » 
est a peu pres absent du vocabulaire de l'epoque. 
Des membres delies, un visage gracile etonnaient 
et deconcertaient. La ravissante Mile Van Zandt, 
cantatrice nordique qu'accompagnait sa robuste 
m6re et que je connus au bord du lac quand j'avais 
cinq ans, etait, par son charme fragile, le sujet de 
toutes les conversations. On Taimait poetiquement, 
on la plaignit avec une particuliere ardeur lors- 
qu'elle dut interrompre definitivement ses repr6- 
sentations a TOpera-Comique, ou, un soir, elle 
apparut chancelante dans Lakmd, ayant absorbe, 
comme a son ordinaire, d'incalculables coupes de 
champagne, qui, cette fois-la, eurent raison de 
resistance diaphane et doree. 

Lembonpoint des femmes, glorifie par T^dora- 
tion de leurs amants, n'eveillait les propos sati- 
riques que si le corps epanoui s'etait design*? a 
l'attention par quelque singularity de l'esprit. 
'est ainsi que j'entendis de legers sarcasmes 



1 64 LE LIVRE DE MA VIE 






diriges vers les formes excessives de deux per- 
sonnes dont les torts n'&aient point dans leur 
aspect, mais consistaient a n'avoir pas craint 
d'afficher des opinions voyantes : Tune dans la 
violence, l'autre dans la vertu rehauss^e de solen- 
nite ecclesiastique. En effet, Mile Marianne Swis- 
tinoff, aimable Russe revolutionnaire, se reclamait 
du nihilisme, et la chanoinesse de Faudoas, vieille 
fille infatuee de son ascendance nobiliaire, avait 
obtenu, par des intrigues romaines, le titre reli- 
gieux qui Tautorisait a porter en tout temps, 
sur ses vetements, une large croix en diamants, 
qui soulevait, par son etrangete dans les reu- 
nions mondaines, une reprobation unanime. 



Nos dejeuners du dimanche etaient, je l'ai dit, 
precedes d'une station a 1'eglise russe ; la fumee 
des encensoirs y etait dense et comme epicee ; 
elle me touchait moins que celle que je respirais 
les jours de la semaine a la chapelle mi-espagnole 
t mi-anglaise de 1* avenue Hoche, 6troite eglise 
evere oil nos bonnes et nos gouvernantes catho- 
liques retrouvaient leurs collegues et parlaient a 
voix basse, mais d'abondance, au-dessus de la 
tete de leurs eleves hebetees. La chapelle, alveole 
religieux essaime des villes saintes d'Avila et de 
Tol&de, plus encore que de la plaintive Irlande, 
avait pour regie la pauvietc. On y voyait circuler 




LE LIVRE DE MA VIE 



de sombres pretres tonsures et rases dans un ton 
bleu indigo et qui portaient sur d'energiques et 
piles visages, aux yeux d'ardents picadors, les 
traces de la mortification. 

C'est entre les murs de la chapelle ascetique 
que je connus la creche de Noel, exposee en decem- 
bre et Janvier. Petite scene ingenieuse, oil etaient 
represent es, avec un mecanisme de jouet, le defile 
des rois mages, le salut du bceuf et de l'ane, la 
palpitation de l'etoile, qu'un carillon melancoli- 
que enveloppait d'une poesie captivante et triste. 
Au contraire, sous les domes dores de Teglise or- 

Ithodoxe, ayant pour chef le tsar, regnait le proto- 
cole des cours. Seul Tambassadeur de Russie (et 
parfois quelque grand-due de passage) avait de- 
vant lui une legere chaise doree sur laquelle il 
s'appuyait elegamment de la main, sans jamais 
s'y asseoir, tant par respect pour le service reli- 
gieux, les icones pathetiques et illuminees, que 
par une bienseante courtoisie a Tegard de femmes 
et d'enfantsconstamment debout. Grace aux chants 
seraphiques que des voix d' adolescents faisaient 
retentir sous l'oeil mena9ant d'un mattre de cha- 
pelle, je supportais la fatigue d'un equilibre epui- 
sant etj'eusleloisir de rever, d'esperer, de desirer, 
a Teglise russe. En ce salon de Dieu, parfume ae 
resine etde bergamote, toute petite fille, je fisgra- 
vement, avec reflexion et ferveur, une prifere pour 
que Dieu m'accordat, un jour, de poss&lerun en- 



c66 LE LIVRE DE MA VIE 



fant nddemoiseule! D'oii pouvait venir, chez une 
creature si tendre et qui, par tous les charmes de 
I'univers, pressentait l'amour, cet ingenu et obse- 
dant souhait ? J'aimais les poupees, je pretais a 
leur immobilite l'animation de ma propre existence ; 
je n'eusse pas dormi sous la chaleur d'une cou- 
verture sans qu'elles aussi fussent enveloppees 
de laine et de duvet. Je connaissais des moments 
de bonheur sans defaut dans le silence de cette 
unite. Je revais de gouter vraiment la pure solitude 
dedoublee. II me semblait aussi que les hommes, 
dont ma mere, je l'ai raconte, me faisait garment 
l'offre matrimoniale, eveillaient le trouble et le 
desordre dans mon esprit. Je crus done que 
j'assurais mon bonheur en implorant cet enfant 
identique a. moi, sans intrusion d'autrui et sans 
melange. 

Plus tard, bien plus tard, observant la deshar- 
monie que presentent les couples humains et de- 
couvrant en leur descendance le desarroi cause 
par la transmission des dons et des imperfections, 
j ai pu dire que la plupart des enfants me sem- 
I laient etre un divorce vivant. Ce besoin de per- 
sister intacte, d'etre deux fois moi-meme, je 
T^prouvais avec avidite dans ma petite enfan< 
Ah ! que j'ai souhait^, dans les instants tragiqu 
oil ma douceur reveuse etait le jouet des inju- 
ricuses bonnes, avoir a mes ( 6trs une autre petite 
Anna qui jetterait B6S bras autour dv mon cou, 



LE LIVRE DE MA VII 



qui me consolerait, me comprendrait, soutiendrait 

le coeur et Torgueil si frequemment blesse et 

abaisse des petits etres ! Cette pauvre enfant 

compatissante, toute pareille a ce que j 'etais, dont 

j'ai tant appele la compagnie, s'est en effet, un 

jour, rev&ee a moi. Au cours de la vie, je la ren- 

contrai en mon coeur et je la retins fortement ; 

elle me secourut, non sous la forme de la conso^ 

lation que j'avais esperee, mais sous celle du 

courage, le seul bien que le sort puisse deposer 

dans un des plateaux de sa prodigue mais inique 

balance. 



* 



La mort de mon pere, en me separant de cette 
vie de receptions et de faste oil une sorte de phi- 
losophic heureuse s'apparentait, d'une mani&re 
noble, aux orchestrations et aux quadrilles etour- 
dissants d'Offenbach, me laissait languissante, 
et j'eus une peine extreme a continuer d'exister. 
Je vivais dans une melancolie que ma mere 
approuvait d'un regard profond et tendre et pour 
laquelle m'estimaient nos amis, veillant a la repa- 
ration de la dechirure familiale. L'amour, commc 
la dignite, avait ete offense en moi par la mort de 
mon pere. Aux Champs-£lysees, ou l'on nous me- 
nait dans l'esperance de « grand air » et dont je n 
sus jamais gouter les petits theatres de Guigno 
voiture aux ctevres, les boutiques bariote 



i68 



LE LIVRE DE MA VIE 






par leurs batons dc sucre d'orge vert et rouge, que 
surveillaient des matrones delurecs, — miserable 
copie du bonheur, — je cessai bientot de vouloir 
me meler aux autres enfants. 

« Pourquoi etes-vous habill^e en noir ? » m'avait 
demand^, un jour, une petite fille robustement 
installee dans des vetements clairs et gais. Le 
questionnaire des enfants adresse a d' autres en- 
fants est toujours celui d'un soupconneux inves- 
tigateur, d'un severe policier. Elle insistait. Je dus 
avouer que j'avais perdu mon pere. « Moi, j'ai 
mon pere et ma mere », repondit avec orgueil et 
confort la petite fille a qui rien ne manquait dans 
Tordre social du cceur. Je vis bien que je lui appa- 
raissais comme une creature appauvrie par son 
deuil, participant d'un foyer negligent et sans 
prudence, d'ou on laissait s'evader ce que la de- 
meure possede de plus humainement solide : le 

)ere. Le pere, regime et gouvernement du foyer, 
obstacle a T invasion, reponse au defi. et garantie 
superbe contre les peurs chimeriques ou le reel 
danger, constitue en ce temps-la par l'incendie et 

is chevaux emballes. Ma mere, soumise au ha- 
zard qui distribue des la naissance les inquietudes, 
ne fut pas hantee par l'incendie, mais elle ne 
cessa jamais de l'etre par les chevaux emballes. 

Men longtemps, dans ma vie, je fus entrained par 
elle, a chacune de nos promenades a pied, dans 
les taillis bonhnl I&S roulrs, {;vni elle croyait 




LE LIVRE BE MA VIE 



169 






qu'une voiture qu'elle apercevait au loin nous 
menafait par son correct ou chetif coursier. Jeunes 
filles, nous ne montames jamais dans notre landau 
attele des magnifiques chevaux Balthazar et 
Pluton, sans demander a Dieu de nous garder 
du peril dans lequel nous nous etions engagees. 



Les mois passaient. Souffrante, je trouvais 
indiscernablement dans la douleur physique, su- 
bie avec courage, et comme biffee par Tesprit, 
une diversion a l'oppressante nostalgic que j'avais 
de la presence de mon pere. Je n'oubliais pas que 
lui, le premier, me fit ecrire ces narrations qu'il 
lisait a haute voix dans le salon d'Amphion, £veil- 
lant ainsi ma destinee. Ma mere s'etait montree 
aussi charmee que lui a la lecture de ces recits 
puerils, mais elle craignait pour moi la fatigue. 
Je dois confesser que la phrase coutumiere : « Cette 
enfant est trop inteiligente pour vivre... » qui, 
bien entendu, ne pouvait etre prononcee par mes 
parents, mais qui etait lancee distraitement par 
mes bonnes, m'emplissait d'une terreur que je 
n'h&itais pas a croire justified. Je dirigeais alors 
vers la fenetre de ma chambre du chalet d'Am- 
phion, qui offrait le spectacle du del et du jardm 
keureux, un regard tout empli du desir de ne leur 
point dire adieu. 

, Neanmoins, malgre la tristesse, le temps qui 
s^coulait amenait ses diversions et ses projets. 



J 70 



LE LIVRE DE MA VIE 



Par un enchainement de souvenirs et de reveries, 
ma mere, privee desormais de son compagnon 
inventif et dominateur, souhaita revoir son pen , 
qui habitait un palais de marbre bleu a Arnaout- 
Keui, sur le Bosphore, dans les environs de Cons- 
tantinople. Le Bosphore ! — phosphore, phos- 
phorescence... toutes ces syllabes lumineuses, 
soudain, m'eblouirent, m'envahirent, ne me lais- 
serent plus de repos. Desormais, je ne songeais 
qu'a ce depart vers le Bosphore. Je me preoccu- 
pais, sans me laisser distraire de mon plaisir par 
les d&lains de ma sceur, enfant farouche et taci- 
turne, des robes que Ton nous avait commandoes 
pour notre sejour en Orient. Je les voyais etalees 
sur le sofa du petit salon de ma mere, qui les 
faisait approuver par nos amis et par nos tantes. 
Toilettes enfantines, noires mais luisantes et a 
reflets : en cora, mot ravissant qui, aujourd'hui, 
s'appelle ponge ; en surah merveilleux, devenu 
crepe satin ; en popeline, en sicilienne, en ottoman 
enfin en alpaga, vision et vocable qui faisaien: 
bondir mon coeur par ses etincellements de fil 
verni et leger. Aujourd'hui encore, 1* alpaga evoqir 
pour moi les delicieuses et penibles chaleurs di 
plein ete, ces journees oh. la creature, mele 
Tatmosph6re, ne redoutant plus ses rigueurs, se 
familiarise avec elle et, comme les plantes, fait avcc 
elle de confiants ^changes. Chapeaux nombroix 
ssi, en paille d'ltalie 011 en paillede riz, incline 




LE LIVRE DE MA VIE 



171 



sur les yeux comme un auvent delicat, ou hardi- 
ment releves sur le front par un panache de plumes 
pareil a ceux qui decoraient les coiffures des heros 
de Tan II. 



II est dans le destin de Yhomme d'etre soumisa 

toutes les variations brusques. Fils dedaigne de la 

nature, il est precipite du plaisir et de la quietude 

dans la douleur, traln6 cahotant sur la route, 

arrache a toutes ses racines, conduit jusqu'au 

bord de l'abime, puis replace tout a coup dans 

un ephemere et rassurant paradis. Nous avions 

souffert miserablement jusqu'a etre desaccoutu- 

mees de nous-memes et, soudain, la promesse du 

Bosphore fit renaftre chez moi I'instinct du prin- 

temps, de la poesie, le delectable d&ir de plaire. 

A qui voulais-je plaire ? Au Bosphore. II y a, 

chez les petites filles passionnees, deux formes 

songeuses de F amour : Tune pour un etre, et 

je l'avais eprouvee deja douloureusement au 

contact du rapide et negligent baiser d'Alexis, 

le jeune batelier d'Amphion-la-Rive, ainsi que 

pour un petit M. de Lesseps, age de treize ans, 

qui suivait avec nous les cours de gymnastique du 

pittoresque Espagnol, M. Lopez, rue du Colis^ 

Je l'avais ressentie pour le consul britannique a 

Geneve, ivrogne roide, enigmatique et respects ; 

pour uncondisciple de mon frSre, au lycee Tanson' 



172 



LE LIVRE DE MA VIE 



dont je ne connaissais pourtant que le nom : 

Roger Despr&, syllabes d&icieuses ; pour le tres 

jeune comte Hoyos, rose autrichienne, entrevu 

une premiere lecon d'^quitation. Enfin, j'avais ete 

seduite par 1' image de Roland a Roncevaux que me 

pr^sentait un beau livre recu en cadeau le jour de 

TAn et que Ton me permettait de conserver lesoir 

sous mon oreiller. L'autre amour qui m'envahissait 

s'adressait aux paysages, aux cites inconnues, a 

l'espace, aTesperance, a Taventure. J'avais aime, 

de cette maniere, le bateau a vapeur Le Rhone, qui 

faisait le service d'Evian a Geneve et sur lequel 

j 'avais ete embarquee,un matin d' ete, dans une odeur 

stimulante de goudron, d'huile, de soleil et de vent. 

L'indicible plaisir que m'avait dispense la 

robuste allure du bateau Le Rhone faisant jaillir 

a ses cotes une eau ecumeuse, je le retrouvai, 

vague et puissant, dans la passion qui naissait en 

moi pour le Bosphore. Ah ! s'il n'y avait pas eu un 

seul petit garcon sur la terre, si la nouvelle m'avait 

ete annoncee que le monde ne serait peuple desor- 

mais que de petites filles, je n'eusse certes pas 

souhaite voir se lever le soleil du lendemain ; mes 

robes m'eussent inspire 1' indifference, je n'aurais 

pas ete heureuse a bord du Rhone, je n'eusse pas 

desir^ le Bosphore ! Mais, laissant s'estomper dans 

mon cceur l'image des humaines amours enfantines, 

je souhaibus reellement s&luire l'espace et plain 

au Bosphore lui-inrnu 







CHAPITRE IX 

Valses viennoises. — Le flat national. — Cons- 
tantinople, — Le serail du sultan. — Sous la 
moustiquaire. — Les cancans d' Amaout-Kem. 
Les admirations litteraires de Voncle Paul. — A 

UN soir de juillet, nous partimes pour Cons- 
tantinople ; une halte devait nous retenir a 
Vienne, une autre a Bucarest. Ma mere s 
faisait accompagner de la sceur ainee de mon pere 
d'un secretaire ou, en ce temps, intendant, du 
nom de M. Dejean, sorte de vigoureux notaire 
limousin, au poil dru et gris, a la voix rapeuse 
dont les formes epaisses etaient confortablemen 
modelees par des vetements usages ; de notr 
gouvernante allemande, d'une femme de chambro 
et d'une quantite prodigieuse de malles. Les mot 
« excedent de bagages %, dont je ne comprenais pas 
bien le sens et qui amenaient des reprimandes de 
la part de ma tante et des recriminations du per sonne I 
des gares, frapp&rent mes oreilles jusqu'a notre 
arriv^e dans Tantique Byzance. Appeles par 
TOrient et craignant d'y arriver tard, alors qu 



• 



*74 



LE L1VRE DE MA VIE 



nous y etions attendus, nous restames a Vienne 
moins d'une semaine. 

Ma m6re, ^panouie dans sa beauts claire aux 
yeux couleur d'abeille, aux cheveux chatains que 
les toilettes noires mettaient en valeur comme un 
sombre feuillage rel&ve le ton des p&ales, prit 
un vif plaisir a parcourir la ville cel&bre pour sa 
grace. On nous emmena dans les restaurants 
renommes ou le schnitzel fameux, dont on nous 
demontrait l'appret inimitable, me causa la 
deception de n'etre tout de meme qu'une escalope 
de veau. Les magasins, papillotants de multiples et 
menus objets, enchantaient ma mere, qui nous 
rapportait de ses courses onereuses, dont elle ne 
perdit jamais l'habitude, ces bibelots viennois de 
jadis, d'un mauvais gout poetique si prise ; 
par exemple, une rose en porcelaine, soigneuse- 
ment coloriee, contenait au centre de la fleur un 
petit flacon empli de son parfum. Installee a Th6- 
tel Zacher, ma premiere impression de ce sejour 
fut la surprise que me causa mon lit, d'oii ne 
cessait de glisser une couverture de soie piquee, 
sur laquelle dtait rabattu, par des boutonni&res 
attachdes a des boutons de nacre, un drap de toile 
festonne. Les Viennois, au temps de mon voyage 
s'&endaient sur un mince matelas, puis allon 
geaient sur eux cette dtroite courtepointe dont ils se 
satisfaisaient, si instable pourtant que je passais 
mes nuits a la ramasser, a la replacer sur moi. 







LE LIVRB DE MA VIE 



17: 



t 



Un lit fait on defait en France evoque la nettet 
moelleuse, ou bien laparesse,ledesordre,lavolupte ; 
mais a Vienne, lorsque, petite fille, je m'y arretai 
le Jit etait une 61£gante planche a repos, qui n 
pouvait sugg^rer que 1'image d'un consciencieu 
)mmeiL 

Je m'etais rejouie a la pensee de voir le Prater 

longue etendue de bocages, qui est a Vienne c 

qu'est a Paris le Bois de Boulogne. Ayant, des 1 

commencement de ma vie, entendu ma mere jouer 

les valses de Johann Strauss, le Prater, leur do- 

maine, me semblait un lieu d'enchantement. Je 

connaissais si bien le moment oil ma mere, ayant 

fait jaillir du clavier les sanglots et les arcs-en-ciel 

de Beethoven, les spirituelles mathematiques de 

Mozart, larchitecture de Bach, enfin tout ce que 

Chopin contient de reveuse, heroique et sensuelle 

hypocondrie, se reposait de la musique magistrate 

en installant sur le pupitre du piano un cahier 

des valses de Strauss. J'aimais ces feuillets 

Iqgers, illustres d'un gai dessin en grisaille, ou 

I'encre d'imprimerie debordait g6nereusement des 

silhouettes enlacees, et qui portait les titres de 

Wiener Blatter, Wein, Weil und Gesang, Man 

lebt nur einmal } — cent appellations d'un charme 

qui envahissait la m&noire ! Par leurs trois temps 

in<%aux, leurs deux elajis acceleres, leur moment 

de suspension langoureuse, les valses viennoise* 

venaient avec fl^gance provoquer la romanesque 



176 



LE LIVRE DE MA VIE 



passion. Ce rythme de l'attente et de 1* abandon 
pr&ipitait le souffle, l'arretait, pretait au reve 
innocent de l'enfance la suffocation du plaisir. 
Nous allions done connaitre le Prater ! Ma 
comme nous etions entass<£s en trop grand nombre 
dans un landau d&ouvert, et attristfe par la 
solitude que la saison d'et£ faisait peser sur h 
capitale et ses environs sylvestres, je n'eus des 
pares et forets reputes qu'une impression de 
melancolie. Le vent chaud de juillet faisait d&ja 
voler et tomber a terre des feuilles grillees, 
roussies, cependant qu'un grele orchestre attache 
a un cabaret rustique consentait a donner leur vol 
a quelques phrases musicales, que les tziganes 
distribuaient avec negligence dans une atmo- 
sphere cuisante et deserte. 

Le voyage se poursuivant, nous arrivames a 
Bucarest, apres avoir vu, par les fenetres du wagon, 
de petits enfants bruns, entierement nus, qui nous 
faisaient rougir et baisser les yeux, lorsque, son- 
riant, ils tendaient vers le train lentement en 
narche des branches de cerisiers aux feuilles fanees, 
iux fruits vifs. Nous craignimes de nous trouver 
dans un pays ou la pudeur n'est point en usage. 
Je connus a peine Bucarest, etant tombee malade 
et privde cruellement de la visite faite par mon 
fr&re et ma sceur au pare de Cismejiu, que son lac 
rendait c£l£bre. Un lac ! Pour moi, quel mot, quelle 
vision ! L'eau, element reveur, allegro, palpable, 






LE LIVRE DE MA VIE 



177 



assimilable, miroir du del, chemin des indolents 
voyages, m'enivrait et, par le jardin et le lac d'Am- 
phion, me plongeait dans les songes. « II y a des 
jours qui sont des iles... », ecrivait dans un volume 
de sa jeunesse Maurice Barres ; cette phrase 6vo- 
que des instants de vie paisible, voluptueuse, 
a l'abri de toute menace, proteges par la tiedeur, 
la solitude et le silence. Mais autour de ces iles 
heureuses, je n'eusse pas voulu la mer, inquietante 
en son infinite, et que, malgre sa fertile senteur, 
respiree, un ete, sur les bords de la Manche, je 
n'aimais pas. Mais les iles ! Les iles, c'etaient pour 
moi les rives d'un jardin en fleur devant lequel 
Feau paisible, limitee par un horizon delicat, etend 
des promesses de bonheur, cependant que d'in- 
visibles sirenes veillent a la securite d'un couple 
referme sur lui-meme. 

En arrivant a Bucarest, j'avais ete surprise de 
Failure des attelages, pareils, me dit-on, a ceux de 
la Russie. Des cochers endiables, chevelus, barbus, 
soulevaient le galop de leurs chevaux dans des cer- 
ceaux de poussiere, comme ils le faisaient en hiver 
dans les tourbillons de la neige. 

Un matin, on me conduisit, bien faible encore et 
vetue du noir le plus severe, au service funebre, 
plein demphase, qui fut ceiebre k lamemoirede 
mon p&re, dans l^glise doree de Domna-Balasha. 
Le protocole de la douleur, sur ce sol Stranger a ma 
vie, oil pourtant allait rester a jamais mon p6re 

l. 



178 



I IV RE DE MA VIE 



endormi, devait nous re jeter dans l'abime.Au milieu 
des tentures violettes et argent^es, des prieres el 
des lamentations des pre'tres, nous sentfmes not re 
blessure se rouvrir et nos larmes intarissables 
r^pandirent, cornme issues d'arteres et de veines 
tranches. Au sortir de l'eglise, le calme lentemenl 
serefaisait. Je regardais une ville a peu pres sem- 
blable a une autre, plus coloriee, sur laquelle 
re"gnaient un climat et un parfum de Fair etrange, 
que je divisais sans m'en impregner, et dont le 
vocabulaire, inscrit sur les batiments et les maga- 
sins, m'etait inconnu. 

Pendant notre court sejour a Bucarest, nous 
habitames d'abord l'hotel qui communiquait avec 
le somptueux restaurant Capsa et puis la maison 
champetre de ma tante Elise a « La Chaussee », 
aujourd'hui propriete de mon frere. Je vis, parmi 
des arbres nombreux et legers qui offraient en 
pature au soleil leurs feuillages gresillants, un 
sapin vert, perseverant et solennel, qui revait en ce 
coin du monde comme j'en avais vu rever dans tous 
les lieux de la terre oil j 'avais passe. Le sapin, le 
cMre, l'araucaria, par leur aspect m^ditatif, leur 
vigueur paisible et noble, ont sans cesse retenu 
mon attention ; je v&iere en eux les mages au cceur 
conscient du monde vegetal. 

La tante Elise nous annonca un matin que nous 
1< rions connaissance, au repas de midi, avec le plat 
national, la mamaliga ; cea seuls mots, « le plat 



LE LIVRE DE MA VIE 



179 



national », avaient sur mon imagination une puis- 
sance etrangement evocatrice. lis me dispensaient 
avec force le pouvoir d'esp6rer. Qu'attendais-je dt 
ces vocables ? Sans doute, je me le dis aujourd'hi 
un r6sum6 de tout le pittoresque d'une contree 
d'une nation ignorees, la revelation du charmc 
m&ne d'un peuple et de son sol, une amitie plus 
intime encore que celle decrite par Flaubert dans 
cette phrase fameuse : « II est des paysages si 
beaux qu'on voudrait les serrer contre son creur... » 
Le plat national frappa toujours ma pensee autant 
qu'un now. de fleuve attache a sa ville : Rome et le 
Tibre, Verone et TAdige, Madrid et le Ma^anarez, 
Londres et la Tamise, tous ces poetiques hyme- 
nees, je les retrouvais mysterieusernent dans la 
saveur de 1'aliment populaire. C'est par les fleuves 
acce'dant aux mers, par les denrees lointaines aise^ 
ment dispensees que l'Angleterre, la Hollande 
touchent aux Indes, que Breme s'accote a Venise, 
que le Nord re£oit au coeur une fleche torride, 



entend les cris brulants des perroquets barioles, 
manie 1'ivoire et les brocatelles, permit l'ardme 
d'un patetuvier. Mais, au dejeuner vante par h 
tante Elise, je fus de$ue et chagrinee : la mama 
%*, plat national, n'&ait qu'une rude farine de 
mats sableuse, difficile a ingerer, que ne parve- 
naient pas a rendre agreable les condiments inu~ 
sites qu'on s'&ait ingenie a y joindre. Probable- 
ment, imagination sfrieuse de r enfant ue a 






r8o 



LE LIVRE DE MA VIE 



trompe-t-elle gu6re, et ce mets sans finesse qui 
contente Ie paysan en le rassasiant aurait-il du me 
reveler les durs travaux d'une multitude d'hu- 
mains laborieux et r6sign£s qui, de l'aube a la 
nuit, usent leurs forces contre la. terre et, au sortir 
du silencieux acharnement, lui sont reconnais- 
sants de la nourriture sommaire qu'elle leur 
accorde, lui rendent graces en des chants candides, 
contemplatifs et fievreux. 

Notre arrivee a Constantinople fut, par son 
respect, ses extases, paradoxalement celle des Chre- 
tiens debarquant en Terre Sainte. Ma mere nous 
avait appeles sur le pont du bateau des qu'on lui 
avait signale, a l'aurore, la vue du port immense de 
Galata. Par les souvenirs que lui avait laisses son 
voyage de noces, ou le sultan l'avait comblee d'hon- 
neurs, ma mere, si fiere de son sang cretois qu'elle 
en appelait aux filles de Minos a la moindre dis- 
cussion avec son entourage, s'assurant ainsi It 
triomphe de la raison, restait attachee a la cite 
fabuleuseque gouvernait Abdul-Hamid. Ce souve- 
ain seduisant, ennuye et cruel, l'avait charmee 
par l'ascendant gracieux qu'elle exer^ait sur lui. II 
avait fait flechir devant elle les rigueurs observes 
au s£rail et l'avait presentee aux sultanes, 
d£pouill6es de leur voile l^gendaire. 

Ma m6re nous racontait avec Amotion cette jour- 
n6e pass<5e dans un dcScor qu'ello nommait feeriq 
mi des femmei itiques, aux visages ronds, 



s - 



LE LIVRE DE MA VIE 181 



enfantins, mollement busques, telles que Kayam 
et Sa&di les depeignent quand ils les comparent a la 
tulipe, a la lune d'ete, a un miroir d'argent. Devant 
ces princesses et ces esclaves ravissantes, vetues,par 
courtoisie, a l'europeenne, maladroit ement enfer- 
mees dans des robes de satin broche, venu sans 
doute de Lyon et de Paris, ma mere donna un 
concert auquel le sultan se montra sensible. Pour 
la remercier, il lui offrit un diademe eclatant, 
parure incommode que, dans mon enfance, je la vis 
porter avec orgueil, mais en soupirant. Ce jour du 
Sultan fut marque aussi par le don de la decoration 
la plus rare, que mon pere obligeait ma mere a pro- 
duce dans les fetes parisiennes, soit qu'elle fut 
nouee a son cou parmi les pedes ou fixe'e en sautoir 
au corsage ; le large ruban de moire blanche borde 
de vermilion, qui retenait le pesant insigne, trou- 
[1 Wait ma m£re, laquelle n'aimait pas exhiber 
l'exceptionnel et le fantasque. C'est de cette 
epoque que date la possession du chale precieux 
dont j'ai parle ; nappe immense de cachemire 
Wane, qu'envahissaient en bordure les algues mui~ 
ticolores de la broderie la plus minutieuse. Lors- 
que, tant d'annees plus tard, Abdul-Hamid dut 
abdiquer et qu'il acheva ses jours dans la peur des 
poignards et des poisons, au fond d'un palais que 
cernaient l'injure et la menace, ma mere, fiddle 
celebrait opiniatrement la courtoisie et les vertus 
de Thomrne qu'elle avait conquis par la beaute et 






LE LIVRE DE MA VIE 



la musique. Je me souviens de 1' avoir entendue, 
mi jour d'hiver, reclamer impeYieusement, mais a 
voix basse, — car, assaillie par les pol&niques, 
elle ne savait plus s'il lui fallait me*priser ce 
qti'elle vdnerait encore, — « le chale du pauvre 
sultan » ! 

L'e'clat du ciel turc et du blanc village d'Arnaout- 
Keui, oil s' 61eva.it le palais de mon grand-pere, ne 
me fut revele" qu'a t ravers une grave maladie qui 
me retint couchee sous la moustiquaire du lit place 
dans T immense salon denude, qu'occupaient aussi 
mon frere, masceuretnotregouvernante allemande. 

Une copie agreable de La Vierge a la Chaise, de 
Raphael, dans un cadre dore suspendu sur la 
muraille peinte d'un lait de chaux bistre, repan- 
dait sa grace parfaite et caline sur la vaste piece 
qu'ornait seulement le luxe d'un grand sopha en 
soie orientale, jaune et grenat, Les fenetres, dis- 
posers au sud et a l'ouest, offraient, les unes la vue 
du Bosphore et des villages estompes de la rive 
d'Asie, les autres, pareilles a un regard plus sombre 
et plus modeste, se coloraient du vert fonce des 
sycomores, des figuiers, des cypres decorant un 
petit jardin qui s'elancait d'un trait sinueux sur 
des coteaux abrupts. 

Dans cette chambre spacieuse, je souffris 
beaucoup. Le sdjour en Turquie nvait gravement 
attaque" ma ; la nourriturr v 6tait desirable et 

nor.ivo. Dan trftme ennui d'tme vie oish 



LE LIVRE DE MA VIE 



183 



bavarde, la satisfaction qu'inspiraient des aliments 
s&iuisants rencontrait chez chacun une appetence 
d^reglee. II n'etait question que de cuisine, de 
digestion, d'indigestion, de dysenterie, de fievre 
typhoide. Les plus chanceux, les plus vigoureux 
d'entre les convives, guerissaient grace a quelques 
journees de jeune ; d'autres se voyaient terrasses 
par la qualite et Tabondance des pilafs aux pois 
chiches, des moules geantes, des dolmas : boulettes 
de riz farcies de chair de mouton et presentees 
dans des feuilles de vigne ; des aubergines gorgees 
d'huile, des pasteques glaciales. 

IParmi les victimes, je fus de beaucoup la plus 
atteinte. II y eut une grande agitation autour de la 
petite fille qu'un danger mortel mena?ait. Mon 
grand-pere et mes oncles, en robe de chambre a 
cordeliere ou en redingote correcte de coupe 
etrange, il est vrai, appelee a Pera stambouline, et 
invariablement coiffes d'un fez, faisaient irruption 
dans la chambre. Leurs voix melees s'emportaient 
contre le mauvais sort qui m'avait vaincue et 
depensaient les forces oratoires qu'on connait aux 
he'ros d'Homere. A travers ma. faiblesse je les 
entendais lire et commenter le dictionnaire medi- 
cal, dont les insensibles decrets, se rapportant 
aux symptdmes que presentait mon etat, me 
condamnaient au trepas, 

Cette turbulence cordiale de ma famille, natu- 
relle a des caracteres impulsifs et communicatifs. 



184 



LE LIVRE DE MA VIE 



chagrinaitraa pudeur eveilWe, frappaitmon esprit 
observateur et desintdresse de moL 

J'aspirais simplement & moins de souffrance et 
j'absorbais docilement, mais avec incr&lulite, des 
compotes de cornouilles, fruits ecarlates aigres et 
astringents, consideres a Arnaout-Keu'i comme le 
remede triomphal contre toute fievre ind&errninee. 

Rien n'etait plus difficile que d'obtenir la vlv 
du celebre docteur Zambako, ancien&evedeshopi- 
taux de Paris, que se disputaient, a toutes les sta- 
tions du Bosphore, les Turcs, les Grecs, les hotels, 
les ambassades. Celle plus aisee du docteur Apos- 
talides, qui habitait le proche village de Bebek, 
n'inspirait pas confiance et se compliquait des 
etrangetes de cet esprit pueril. Fier d'un uni- 
forme militaire, eclatant et fantaisiste, il s'apergut, 
une nuit ou, appele en Mte a mon chevet, il 
s'y rendit, qu'il avait oublie de suspendre a son 
cote Tepee qui completait son habillement. Non 
seulement il s'en excusa longuement aupres de in; 1 
mere, mais renonga avec brusquerie a me donner le 
moindre soin et retourna dans les tenebres a Bebek, 
off rant de revenir en tenue martiale irreprochah 
proposition qui fut declinee. 

Cependantquemon grand-pere, erudit silencieux, 
travaillait sans repit, dans la fraiche bibliothcquc 
de son palais de marbre, a rachevonient d'r 
remarquable traduction de La Divine Comedie dans 
le groc difficile et pur dc saint Gregoire de Naziance, 







- 



LE LIVRE DE MA VIE 



185 



sea second fils, mon oncle Paul Musurus, poete et 
pent re, inoccup£, depayse, charge d'electricite 
ntelectuelle et cruellement arrache a ses clubs de 
Lonckes, a ses cercles artistiques de Paris, venait 
me rapporter ce que Ton appelait les « cancans 
d'Arnaout-Keui». 

Je prsssentais sa venue en Tentendant de loin 

rendre la justice avec un pittoresque du meilleur 

aloi parmi une nombreuse domesticite grecque et 

turque, qui se chamaillait dans les cuisines en 

un irangais barbare et limite, et jetait des cris de 

chats blesses. Par-dessus la terrasse doree de 

soleil, bleuie de glycines, qui dominait le Bosphore, 

je percevais ces scenes et discussions auxquelles le 

gout amuse de mon oncle conferait un aspect de 

petit theatre populaire. Et puis il errait inquiet, 

toujours bien-disant, de chambre en chambre, a 

la poursuite des scorpions qu'il craignait comme 

il affirmait tout craindre, y compris la disparition 

capricieuse et definitive du soleil. II avait, disait-il, 

Je courage de sa lachete. Enfin, il venait s'asseoir 

aupres de mon lit, ou, ne dedaignant pas mon 

petit age, il prenait plaisir a m'exposer les 

drames qui eclataient dans la demeure voisinc 

de la notre, vaste batisse de bois moisi, meuble<> 

de divans, abri d'une dizaine de jeunes femmes 

ravissantes : foiphyle, Cassandre, Smaragda, 

Aspasie, Euphrosine, Catina, Themis, Esperance 

Manka, d'autres encore. Ces merveilles, helas sans 



i86 



LE LIVRE DE MA VIE 



dot ! ces irisations vivantes, ces roses, se fanaiert, 
ravagfes par la solitude familiale, dans un 
royaume presque exclusivement fdminin. 

La plupart d'entre elles, non mariees, n'avaient 
pour but que de plaire a un homme qu'elles enchai- 
neraient, dont elles feraient leur epoux. les cir- 
constances leur refusaient avec persistance cette 
juste convoitise. Pareilles toutes a Mme Bovary, 
modele sans omission, elles revaient, s'irritaient, 
languissaient dans un nuage de desirs oil se colo- 
rait la vision de villes insoupconnees, de voyages 
romanesques, de plaisirs paresseux ou trepidant s 
— melange de variation perpetuelle et d'eternite. 

Qu'un seul homme s'arret&t quelques instants a 
Arnaout-Keui, fut-il secretement (et elles le sa- 
vaient) le compagnon obese, soumis et inatta- 
quable de quelque sultane ; ou le conservateur 
vieilli d'un musee de Pera, que son intelligence 
faisait valoir ; ou encore un de ces jeunes cousins, 
voyageur tout occupe d'une actrice occidentale, 
on voyait, des le depart de ces porteurs d'illu- 
sions, les beaux visages feminins rougis, gonfles 
ie larmes, accables par le desenchantement 
Elles deperissaient, s'alitaient, cessaieni 
manger, et, soucieuses pourtant, par amour- 
propre, de ne pas confier leur deception, fai- 
saient savoir par une vieillc servante d£vou£e 
f.uiatiquement a chacnne d'elles, que seul un 
malaise digestif Irs obligeait& an repos prolong^. 













LE LIVRE DE MA VIE 



Voncle Paul me tenait au courant des projets 
1 'union cent fois esp£res, differes, abolis, et sa 
:.onversation chat oy ante, ses remarques diver- 
^issantes et taquines, depeignaient narquoisement 
3S tragedies de la vie juvenile se dechirant aux 
>arreaux d'une inique prison. Par Ira, j'apprenais 
issi que M. Dejean, le solide bourgeois grison- 
)ant qui jetait sur !es rivals du Bosphore un 
regard sans surprise, tant il restait fideleau Limou- 
sin et n'admettait aucune rivalite avec Uzerche, 
Tulle, Brive-la~Gaiilarde, avail fait son choix pla- 
tonique dans le parterre de fleurs que represen- 
taient les joMes filles de notre famille. Content du 
jeu de mots que lui fournissait sa predilection, il 
ne cessait de repeter avec tine grandiloquence sa- 
tisfaite ; « Je me suis livre pieds et poings lies a 
Themis.,. » La chanaante Themis, brune accorte 
aux yeux d'antilope, fiere d'une gorge et de jam- 
bes parfaites, unanimement vantees par sa famille, 
vierge robuste qu'on eut choisie pour etre Vh6* 
roine d'uneeglogue radieuse,riait decetriomphene- 
gligeable, sans toutefois le dedaigner absolument 

PJ'eusse ete bien malheureuse dans le paiais 
d'Arnaout-Keui, si mon oncle Paul ne s'&ait 
applique a me faire apprendre par coeur les poemes 
dont il e'tait hante. Disciple de l'ecole dite par- 
nassienne, eblouiparce qu'il appelait « la facture », 
correspondant de revues que patronnait Leconte 
le Lisle, il me recitait et commentait lentement. 



1 88 LE LIVRE DE MA VIE 

jusqu'a ce que je les eusse apprises par coeur, les 
strophes d'un sonnet c&6bre de Thdophile Gautirr 
qui resumait pour lui 1' inspiration et les prouesses 
qu'il exigeait d'une oeuvre podtique. Description 
exacte, haute en couleur, adoucie par d'habil 
transitions, s'elevant soudain a la pensee philoso- 
phique traduite par 1' image. L'elancement final, 
d'une « facture » irreprochable, voila ce qui jetait 
Toncle Paul dans remerveillement. 

Triste et malade, eloignee de toute distraction, 
immobile dans mon lit drape d'une moustiquaire, 
ne recevant que le jour triste filtre par les sombres 
sycomores que dispensaient les fenetres de l'ouest 
non voilees contre le soleil, je m'appliquais a rete- 
nir les vers qui m'etaient proposes en exemple 
irrefutable. Le piano de ma mere emplissait a 
nos cotes, du tumulte de l'harmonie, l'etendue d'un 
salon vaste comme une route que des lustres enor- 
mes et nombreux divisaient au plafond ainsi que 
des bornes etincelantes. L'oncle Paul, serieux, 
patient, recueilli, detaillait le sonnet v&iere et, 
devotement, en priere autant que lui-meme, je 
repetais apres lui, surveillee par son regard 
attentif : 

Sur le Guadalquivir, en sortant de Sevilt 
Qnand Vceil a V horizon se tournc avec reg> 
Les domes, les dockers, font commc une fon 
A ohaqm tour dc roue, il swgH une mgmi 



\i 



LE LIVRE DE MA VIE 



189 



I hard la Giralda, dont Vange d'or scintille, 

i$e dans le del bleu, darde son minaret ; 
La cathedrale enorme a son tour afifiarati 
Par-dessus Us mahons, qui vont a sa cheville. 

De -pres, I' on n'afiergoit que des fragments d'arceaux: 
I Un fiignon biscornu, Tangle d'un mur maussade 
Cache la fleche ouvree et la riche fagade. 

\ 



Grands kommes, obstrues et masques far Us sots, 

Comme Us hautes tours sur Us toils de la ville, 

De loin vos fronts grandis montent dans Vair tranquille 



Comment decrirai-je l'emotion respectueuse 
ressentie au dernier tercet, quand Toncle Paul 
me faisait remarquer que I'esprit s'arrachait a 
i'orfevrerie du verbe pour atteindre un juste. 
in&ni I Ainsi, j'habitais un palais sur le Bosphore; 
autour de moi croissaient les arbres et les fleurs 
que 1'imagination situe au paradis ; j'entendais 
nommer par des sonorites ravissantes les plus 
beaux paysages qu J offrait Thorizon ; on me desi- 
gnait au loin, sur ]a rive d'Asie, les vergers de Bey- 
bey, oti avait joue, adolescente, la mere d'Andre 
Chenier, et, pourtant, au cours de lemons poetiques 
qui me transportaient, je detoumais ma pensee 
du present, je me penchais vers l'Espagne, je 
me refugiais sur les bords du Guadalquivir, je 
revais a la Giralda, tant il est exact que la joie, 






1 

1 



190 



LE LIVRE BE MA VIE 



ainsi que l'ecrit d'Annunzio, est toujours sur 
l'autre rive ! 

J'ai aime* dans mon enfance le sonnet cher a 
i'oncle Paul avec cette r6jouissaucc d'une arne 
insatiable qui se disait : «Voici done, tout ensemble, 
la musique, la peinture, les paysages reflates par 
l'esprit ; l'epanchement du cceur ; et, pour ter- 
miner, les mouvements aises de I'intelligenc* 
enoncant une verite inge'nieuse et pathetique 
La poesie est, sans aucun doute, Tart spacieux 
et dominateur dans lequel tous les autres se 
confondent ! » 

Depuis cette initiation, et des mes premiers 
essais, j'ai parle un langage ou ne restaient 
plus entieres la certitude et la foi puisees dans les 
enseignements de Toncle Paul. Sans modele, sans 
guide, seule avec la Nature, je l'ai contemptee, j'ai 
ecout6 son appel et ses confidences ; je me suis 
abandonnee a elle et je l'ai attiree sur mon cceur. 
Cette union passionnee m'inspira une harmoni< 
hardie et neuve, soutenue par la tradition et les 
reminiscences, mais qui ne recueillait les conseils 
d'aueune e'eole et ne voulut reproduire que ce q 
est vif et fremissant. 



■ 



J'ai insiste* sur la malchance qui troubla mon 
6t6 du Bosphore et me le rendit cruel. Si, plus 
ratd, j'ai pu chanter aver amour les rives orien- 
tals* de l'Europe et la rive d'Asie que je ne conn 




I 



LE LIVRE DE MA VIE iqi 




qu'enfant, malade et melancolique, c'est que j' 
ai toutes les souffrances que j'avais endure'e 
ur ne me souvenir que de quelques plaisirs 
de quelques etonnements. Parmi eux, mon voyage 
caique, fl&che legere soulev^e par les ftots, qui 
nous porta aux jardins luxueux des Eaux-Douces, 
oil je penetrais dans un pavilion de faience et 
d'or, inhabite et pr6t, semblait-il, a recevoir la 
visite du bonheur ; les br&ves promenades du soir, 
pendant ma convalescence, au village deBebek, que 
le soleil couchant opprimait de ses puissantes lueurs 
ahaissees, cependant que, par groupes, rddaient 
les habitants de notre demeure, occup^s aux se- 
crets et aux delations amoureuses. Je gardais 
fid&lement l'image de l'amitie dont m'entourait 
ma cousine Ir6ne, jeune fille romanesque deja en 
age d'etre coquette et de poursuivre le songe 
obsedant du xnariage, et qui, neanmoins, choisis- 
sait de s'asseoir aupres de mon lit et de tenir ma 
main d' enfant mattieureuse ; enfin, vme visite 
au grand bazar de Constantinople m'avait arra- 
chee au sentiment de toute contree. Dans les 
d6dales de cette cite des soies, des nacres, des bi- 
joux, des tabacs etdesarmes, le severe Theodore 
Baltazzi, Gxec romantique et chevaleresque, qui 
me traitait en dame, tres petite mais digne des 
m&nes egards, m'offrit une quantity d'&harpes 
en gaze de Brousse. On r£v6rait cet imposant 
Don Quichotte de 1'honneur helienique, homme 



192 



LE LIVRE DE MA VIE 



silencieux, absorbs reveusement par les revolu- 
tions et les guerres de l'lndependance, par hi 
figure heYoique de Kanaris, que Hugo ressuscite 
en ces vers de magnifique couleur : 

Mais il te reste, 6 Grec ! ton del bleu, ta mer bleue, 

Tes grands aigles qui font d'un coup d'aile une lieue, 

Ton soleil toujours pur dans toutes les saisons, 

La sereine beaute des tildes horizons, 

Ta langue harmonieuse, ineffable, amollie, 

Que le temps a melee aux langues d'ltalie 

Comme aux flots de Bala la vague de Samos ; 

Langue d'Homere ou Dante a fete quelques mots ! 

II te reste, tresor du grand homme candide, 

Ton long fusil sculpte, ion yatagan splendide, 

Tes larges calecons de toile, tes caftans 

De velours rouge et d'or, aux coudes eclatants I . . . 



Mais, surtout, j'avais ete interessee par mon 
oncle Paul, qui m'avait instruite et divertie au 
cours des longues journ£es torpides. Je ne m'6tais 
pas lassee de Tentendre me narrer l'aventure a 
laquelle il devait de n' avoir pas contemple en face 
son dieu, son flambeau, son allegresse perp&uelle : 
Victor Hugo. Ayant, a l'occasion des quatre-vingts 
ans de Hugo, adresse au vieillard sublime un son- 
net, qui, parmi des milliers d'envois poetiques, 
avait paru le meilleur a Auguste Vacquerie ct a 
Paul Meurice, qui presidaient au depouillement 
du scrutin lyrique, mon onck ftait venu a Paris 



LE LIVRE DE MA VIE 



ans la seule intention de d£poser sa gratitud* 
dux pieds de son idole. Au moment de sonnei 
la porte du plus grand des poetes, mon onch 
scrupuleux, nerveux, hesitant, epouvante, se d* 
manda soudain s'il dirait correctement a la ser- 
vante : « Monsieur Victor Hugo est-il chez lui ? » 
ou bien, avec la veneration famili&re reserv£e a 
i'exceptionnel : « Victor Hugo est-il chez lui ? » 
NTe pouvant resoudre la question, se decider pour 
la formule de la civilite coutumi&re ou pour celle 
de l'adoration, mon oncle s'enfuit, terrorise 
d'amour, des qu'il entendit des pas dans I'escalier 
de Midtel exigu de 1'avenue d'Eylau et qu'il put 
craindre de voir s'ouvrir la porte du temple mo- 
deste, oh. logeaient, par la puissance du genie, les 
sommets et les gouffres. 



13 



CHAPITRE X 

A bord de ^'Aurora. — Notre gouvemante 
allemande. — Correspondance avec V Orient. — 
Mme Colin, maitresse de frangais. — De Chateau- 
briand a Emile Zola. — La musique et la poisie. 



Notre depart d'Arnaout-Keui fut fixe pour le 
d£but d'octobre; ma mere echangeait avec 
son pere des adieux que chacun d'eux devi- 
nait sans retour. Cette tristesse non formulee, jointe 
a Taffairement que procuraient une vingtaine de 
malles entrouvertes, ne me laisse qu'un souvenir 
confus. Je retrouve des images exact es en revoyant 
dans ma memoire, toute notre famille, mon 
grand-p&re excepte, se dirigeant vers le port de 
Galata oil £tait amarre seul et sous pression, d6- 
pensant la vapeur, la fumee et la flamme, le bateau 
destin^ a notre rapatriement : V Aurora. C'etait 
un pauvre bateau noir et roux que le Bosphort- 
sertissait de ses flots du soir, pourpres et dor&. 
Le desordre et 1' organisation du d6part, recher- 
chant un difficile equilibre, groupaient sur L'em- 
barcad^re les voyageurs soucieux de leurs bagages 
et les portefaix, dont Tempressement maladroit 
menacait sans cesse les malles et les paquets. 



LE LIVRE DE MA VIE 19: 






Afin de mieux surveiller ses nombreux colis 
notre mere, aideede notre gouvernante allemande, 
nous avait parques dans une portion confortable 
du navire. On nous avait assis, mon frere, ma soeur 
et moi, au fond d'un large fauteuil d'osier em- 
preint d'humidite saline, et des chales ecossais 
serres autour de nos genoux avaient donne a nos 
gardiennes le sentiment que nous 6tions entraves 

Isolidement et en securite. EUes retournerent a 
Ieurs bagages, a leurs debats avec la populace 
turque, serviable et querelleuse. Dans un va-et- 
vient sans moderation, notre mere, entouree de 
sa nombreuse famille phanariote, entralnait sur 
Tembarcadere et la passerelle les plus beaux visages 
du monde : des profils droits et delicats, des yeux 
finement dessines de statue, une coloration claire 
et comme susceptible du visage. La douceur de la 
perfection grecque nous apparaissait pour la der- 
ni&re fois, et notre attention s'impregnait aussi 
de ces gestes romanesques, decette grace eternel- 
lement demodee des femmes enfantines qui ont 
toujours levd les yeux vers Thomme, ont venere 
sa tjnrannie tutelaire et n'ont pas cherche a se 
mesurer contre lui. Du fond de notre prison ma- 
rine, nous suivions du regard, avec une hostilite 
confuse, notre gouvernante allemande. 

Pendant trois mois, — tout notre sejour scus 
le ciel de 1'Islam, — elle nous avait irrites chaque 
soir, dans le palais d'Arnaout-Keui, par la pone- 



196 



LE L1VRE DE MA VIE 




tualite silencieuse qu'elle mettait a inscrire ses 
souvenirs et reflexions dans un cahier orne par 
elle, en calligraphie, du titre de Constantinopel. 
Ce mot, exact en langue allemande, etait consi- 
d^re s£v6rement par nous, soit qu'il nous troublat 
par une orthographe que nous croyions d£fec- 
tueuse, soit qu'il nous parut Taffirmation agres- 
sive d'une race 6trangere, moins bien dispos 
envers nous que la notre. Les enfant s ont ainsi 
des torts mysterieux, issus de leur immense souhait 
de parent e et de tendresse. Isoles sur le pont du 
paquebot, tristes, oisifs et ennuyes, notre obser- 
vation s'exer^ait avec acuite, et il ne nous echap- 
pait pas que, dans la bagarre import ante du de- 
part, oil les groupes familiaux semblaient en peril 
et a la recherche de leur salut, notre gouvernante, 
soudain, nous devenait chere. Aux cotes de notre 
mere anxieuse, nous la voyions, brave et habile, 
d£fendre nos interets, et elle perdait ainsi a nos 
yeux de sa singularity ; comme tous les passagers, 
elle n'etait plus qu'une force attachee a ce qu'elle 
appelait les « coffres». Sa maigreurmaussade, dressee 
sur un squelette elegant , nous emplissait peu a peu de 
confiance et d'amour. L'embarcad^re s'enveloppait 
de Teclat violent des couleurs degradees du cr£- 
puscule et l'humaine turbulence s'y d&hainait. 
Que de cris, de discussions, de d£bats ! Seals les 
enfants, dont on n'attendait aucun effort, &aient 
en droit de rfiver, de regretter et de souffrir. 







LE LIVRE DE MA VIE 197 



Je posai un regard charge de tristesse sur cet 

horizon dont ma famille parlait avec extase. Et, 

pourtant, Constantinople, Stamboul, Pera, Galata, 

Tile des Princes, les Eaux-Douces d'Asie, la mer 

de Marmara, tous ces mots enchanteurs, ces sites 

vantes, ne m'avaient pas rendue heureuse, Je 

regrettais la nette et franche Savoie, ses collines 

et ses vallons qui semblaient se detendre et res- 

pirer a force d'azur tiede et ventile. Je regrettais 

l'herbe petillante, peinturee de fleurs en eveil et 

ingenues ; les fusses epineuses des 6glantiers et des 

muriers oil s'epanouissaient en masse de blancs 

liserons sirupeux. Avec nostalgie je songeais a la 

brusque joie des sources contrariees et opini&tres 

qui se croisaient sur le coteau et Fenveloppaient 

d'un mobile murmure, ainsi qu'au sable p&le des 

rivages ou, le soir, s'enlisaient les barques des 

pecheurs revenant du lac. Le clair de lune, qui 

semblait un clair de lune reserve a la poetique 

Savoie, decouvrait les routes ombreuses, les voies 

ferrees, que dominait la maison rustique du 

garde-barriere, a qui j'enviais la compagnie ro« 

buste et comme vigilante des tournesols. 

Mais, enfant de neuf ans, j'avais, dans la beaut e 
d'un village turc, nou£ le lien des amities roma- 
nesques avec de jeunes tantes, des cousines et des 
cousins qui m'avaient enseigne les soupirs du 
reve, fait entrevoir la vie violente oh jaillissent 
les pleurs myst&ieux, et j'allais les quitter, voila 




LE LIVRE DE MA VIE 






ce qui ddchirait mon coeur ! Quand tous les com- 
bats de l'enregistrement furent termmes, ma mere, 
suivie de notre gouvernante, vint nous rejoindre 
sur le pont de V Aurora ; nous les vimes toutes 
deux ecarlates, epuisees, hors d'haleine ; nous les 
confondimes dans un meme sentiment de ten- 
dresse et de reconnaissance. C'est alors que la 
famille aux beaux visages, qui les avait entourees 
j usque-la, donna un supreme gage d'amour. Elle 
descendit par les chemins etroits du port et s'ins- 
talla dans des barques legeres, qui se mirent a 
Hotter autour de notre solide bateau. Ayant quitte 
le large fauteuil ou Ton nous avait entasses, nous 
nous appuyames a la balustrade et aux cordages 
du navire. Accabl6s, nous regardions ces yoles 
fragiles qui oscillaient au moindre mouvement 
des passagers, et les adieux definitifs commen- 
cerent : paroles ultimes, recommandations, pro- 
messes, prenoms lances et repetes d'une voix 
pathetique, comme si les belles syllabes grecques, 
{ uirlandes jetees au-dessus de l'abime des eaux, 
c ussent eu un pouvoir d'enchainement ! Quand 
l'^woralevarancre, ne sachant comment ne point 
quitter des etres tant aimes et de quelle maniere 
leur t&noigner mon affliction et leur transmettre 
ma vie, je parvins afaire tomber, dans l'embarca- 
tion oil se trouvaient mes pr<5f<5res, mon mouchoir 
lourd de larmes. Ce goste do passion avait cofitr 

mon sentimenl de i;i d&ence, car i(^ pont du 



LE LIVRE DE MA VIE 199 

bateau etait sillonne de voyageurs ; mais que se- 

rait l'amour qui ne vaincrait pas 1'amour-propre ? 

En depit de mon vosu puissant de stabilite eter- 

nelle, V Aurora s'eloigna en bourdonnant, et len- 

tement il quitta les rives de Galata. Nous voguions 

d&ormais. L'obscurite se fit peu a peu dans Pes- 

pace. On nous etendit en plein air, sur de dures 

couchettes ; le froid progressif de la nuit aida le 

sommeil a s'emparer de ma detresse, qui conserva 

pourtant cette demi-conscience par laquelle Tes- 

prit assoupi juge lucidement — avec desespoir 

mais soumission — Tetranglement, la terreur, 

1'exces de souffrance que le destin maintient en 

lui, tout en le reduisant a Timpuissance. 

Aprds un long voyage oule debarquement sur 

des flots tumultueux et le wagon-restaurant des 

trains constituent les seules distractions, nous 

retrouvames notre maison de Paris. Reintegres 

dans l'habitude, notre coeur ne se detachait pas 

des charmants Orientaux aux paupieres allon- 

gees sur des regards iangoureux oil s'eveillaient 

des lueurs de styM. Nous revions a leur vivace 

et faible existence destinee a se fletrir comme ces 

orchidees infinies de la Floride, qui exhalent en 

pure perte leur ar6me vanille et disparaissent 

dans le silence des nuits ainsi qu'un peuple inutile- 

ment cree, 

Je portais fid&ement les amulettes des bazars 



200 



IE LIVRE DE MA VIE 






turcs, que m'avaient offertes ma cousine Irene et 
le venerable Thdodore Baltazzi : bijoux en fili- 
grane, piecettes en email bleu, oil le nom du sul- 
tan tracait, en traits reduits semblables a des 
griffes argentees, un leger vol d'hirondelles. Deux 
fois par semaine, nous l'avions promis, nous ecri- 
vions a ces cousines, a ces cousins aines. Ne sa- 
chant quelles nouvelles opportunes communiquer 
de si loin, nous repetions les formules de l'affec- 
tion incessante. Ma mere, qui corrigeait nos let- 
tres et qui appreciaitla sobriete d' expression qu'elle 
tenait de ses educatrices anglaises, s'irritait de lire 
plusieurs fois par page : « Tres chere Irene ; tres 
chere Aspasie ; tres cher Stavro. » Timides, re- 
primanded par elle, nous la jugions un peu dure 
de coeur ; mais les enfants ne savent jamais si leurs 
parents n'ont pas raison contre eux et, bien que 
ne renoncant pas a nos tendresses excessives, nous 
les jugions peut-etre blamables en leur exaltation. 
L'hiver, qui, dans le royaume des images et des 
sensations, eteint des feux, en allume d'autres, 
c olle aux vitres une atmosphere qui rend 1' ima- 
gination abstinente et, par l'eclat des lampes et 
de l'atre, pousse vers Tame songeuse des rayons 
brulants, nous detacha peu a peu de nos affections 
de l'e'te. La vie s'organisa sous la direction re- 
trouv^e de M. Dessus et du docteur Vidal. Nous 
admlmes que le s&ieux out ses agr&nents, son 
effervescent 



On avait engage une maltresse de fran9ais 
reputee pour sa culture litteraire : Mme Colin. 
Les preuves que j'avais donnees de mon amour 
de la poesie, ma facilite, des mon plus petit &ge, 
dans les narrations, attiraient sur moi 1' atten- 
tion de nos amis. Mais, il faut le dire, quelque 
I bonne volonte que l'enfant mette a s'instruire, 
I et si studieux qu'il se dispose a etre, l'ennui se 
glisse avec le professeur dans la chambre ou des 
petites filles sont sommees, a heure fixe, d'aban- 
donner leurs jeux, leurs lectures, leur noncha- 
lance, pour se plier aux exigences d'un programme 
rigoureusement etabli. Le choix fait par Mme Colin 
dans les oeuvres du talent ou du genie etait 
soumis au gout de l'epoque : Casimir Delavigne 
restait le modele du lyrisme bienseant, et telle 
originalite due a un auteur dont le nom m'e- 
chappe et dont le poeme portait ce titre saisissant ; 
Le Peintre Robert perdu dans les Catacombes, 
off rait un vers dont Mme Colin prenait avec audace 
la responsabilite d'affirmer la valeur : 

III ne voit que la nuit, n'entend que le silence I 
Cette image etait contestee par ceux de nos amis 
qui se reclamaient de la raison ; j'osai affirmer mon 
estime envers cet alexandrin temeraire ; j'y dis- 
tinguais une habile confusion qui marquait, avec 
indigence peut-etre, une recherche d'abondance 
chere k mon d&ir d'&vocations nombreuses. 



202 



LE LIVRE DE MA VIE 



Je me souviens qu'un jour torride, en 1908, 
errant en Sicile, je trouvai, dans le pauvre salon 
d'une auberge d'Agrigente, une revue saccagde par 
les touristes, oil je lus cette phrase de Dante : 
« Je pen6trai en ces lieux, muets de toute lumiere... » 
Cette pens£e bienheureuse, signee d'un nom au~ 
guste, nes' apparent ait-elle pas au vers du modeste 
poete de mon enfance ? D'un mouvement du coeur, 
je les rapprochai, j'inclinai le front de 1'humble 
reveur oublie sur l'epaule secourable de Dante. 

Mme Colin, dont nous respections la science et 
qui brillait a nos yeux en nous proposant constam- 
ment pour exemple la carriere rapide de lettre que 
faisait son ills Ambroise, me decevait par ses 
enthousiasmes austeres et inebranlables. Elle 
venerait comme il etait juste de le faire l'ceuvre de 
Chateaubriand ; mais, au lieu de nous conduire 
dans le domaine populeux et royal des Memoires, 
vibrant a jamais des cantiques de l'orgueil amer, 
elle nous dictait un chapitre d'Atala, 011 les mots 
« Bon sauvage ! » interjection proferee au milieu 
rles lianes par Tillustre Rene lui-meme, me firent 
1 ^ver les yeux et contempler, dans la tenebre des 
; ges, un spectacle non denue de niaiserie ; ou bien 
elle nous faisait reciter les pages cel^bres inti- 
(ulees « Cimodocee aux lieux infames ». Quoiqur 
intrigude par le mystirc dument voild du sujet, 
auquel les mots pretaient une somptuouse pOTUl 
franchise impatiente, ma. passion du r^el, de 






Tactile!, du visible, mes vertiges d' amour devant 
I l'eclosion, sur le rebord de notre fenetre, de la pre- 
miere jaeinthe charnue et sucree, m'eloignaient des 
ouvrages exemplaires, immobiles et glaces, pareite 
aux Pharaons dans Ieurs tombeaux d'or. L'hymne 
printanier du monde, je 1'evoquais aux cris des 
jaunes canaris de M. et de Mme Philibert, all&gres 
sous le frais mouron qui amplifiait de verdure le 
toit de Ieur cage. La, dans le nid qui se preparait, 
j'escomptais la presence de petits osufs bleus de 
lune piquetes de noir. 

Je ne tardais pas a comprendre que Mme Colin 
ne cesserait de nuire a la beaute litteraire, et, 
desormais, je me defiai des eclaircissements qu'elle 
apportait aux anthologies et des apotheoses 
quelle nous proposait. Jeme refugiai alors aupres 
de ma mere, qui, dans son salon familier attenant 
a notre chambre, le mouchoir a la main, versait 
des pleurs secrets en lisant a haute voix, pour 
elle-meme, les livres qui charmaient son emotive 
et candide sincerite. Revelation inouie ! ma mere, 
timoree, pudique et pour toujours ingenue, aimait 
les romans ou £mile Zola s'efforgait lourdement 
mais avec une naivete creatrice desordonnee, 
apte a seduire les coeurs purs — vers la poesie! 
J'entendais parler pieusement de La Faute de 
I'Abbd Moureti on me decrivait le Paradou, pro- 
fusion oppressante et insupportable d'herbages, 
*e ramies, de v^getaux et de fleurs qui ravissait 



204 



LE LIVRE DE MA VIE 



les imaginations innocentes ; on celebrait la chaste 
affabulation du dernier recueil : Le Reve. 

— Ecoutez, disait ma mere, la voix tremblante 
de tendre admiration, ecoutez, ma chere enfant, ce 
debut plein de grace. 

Et elle lisait : 

« Pendant le rude hiver de i860, l'Oise gela... » 

Je Tecoutai et je laissai s'allonger dans mon 
cceur Techo de syllabes simples et loyales qui, du 
moins, comme les notes limpides de la gamme, se 
succedaient naturellement et ne deformaient pas 
Tunivers. 

C'est a cette surprenante predilection maternelle 
pour un auteur sincere, par ailleurs hallucine, 
maniaque et puerilement insistant, que je dois 
d' avoir lu, a dix-huit ans, consciencieusement, Ger- 
minal, dont les fresques sensibles et brutales tou- 
cherent mon esprit sans le captiver. Mais, quelques 
annees plus tard, je me suis arret ee un jour, cour- 
batue, enfievree, consternee, victime de l'admira- 
tion patiente, a la derniere page d'un chef-d'ceuvrc 
incontestable, construit superbement avec les 
n tat^riaux de la misere et du vice : UAssommoir. 



LE LIVRE DE MA VIE 



205 



* 



Notre education artistique, a la meme epoque de 
notre enfance, ne fut pas non plus negligee ; une 
maltresse de piano, de bonne lignee musicale, nous 
retjut chez elle deux fois par semaine. Nous lui 
apportions une petite virtuosite acquise par des 
lemons de moindre importance donnees a domicile 
depuis notre plus jeune age. Je vis la comment 
regne la passion de l'artdansun interieur modest e, 
parmi les privations, la pauvrete du decor, les 
economies obligatoires qui laissaient en hiver le 
poele sans feu. Agee, souffreteuse, f rappee par le 
veuvage, Mme Piquet devenait, en s'approchant 
du piano 011 elle observait notre doigte et nous 
indiquait d'un filet de chant poetique 1'expres- 
sion qu'elle souhaitait nous voir marquer, la com- 
pagne et la madone des musiciens de genie dont 
nous malmenions les oeuvres avec la patience des 
enfants appliques, qui demontent et brisent soi- 
gneusement les pendules. ^interpretation musicale 
exige l'humilite, le renoncement de soi, la contem- 
plation du heros createur ; eUe n'attend pas que 
Von s'exprime, s'avoue et se console par elle. Mais 
je ne Tentendais pas ainsi ; douee d'une kme sen- 
sible et veh&nente, je pensais pouvoir me servii 
d^'un prelude de Bach, d'une sonate de Haydn, 
d'un largo de Haendel, pour elancer les jets d'eai' 
"un .coeur confidentiel, faire tourbillonner les 



206 LE LIVRE DE MA VIE 

feuilles tombantes cTun reve e^giaque: affreux 
oubli du service religieux que doit £tre la presen- 
tation d'une oeuvre musicale ! Ma turbulence ne 
manquait pas de sonorite* ni d'un sens dflicat du 
toucher qui me valaient des floges. Pour ma part, 
j'etais fiere de mes attaques guerrieres sur l'ivoire 
et l'eb&ne ; ma hardiesse m'enivrait ; le pied 
appuye sur la peMale resonnante, je conquerais un 
monde invisible et divin. Mais ma mere, plus encore 
que Mme Piquet, qui, en tant que professeur, ne 
s'eloignait ni de la flatterie ni de Fespoir de per- 
fectionner son eleve, me reprochait mon tumulte et , 
parfois, irritee, se precipitait sur moi comme sur un 
debut d'incendie et m'arrachait les mains du clavier. 
Entravee dans mon expansion, une promesse 
interieure, encourageante, m'affirmait qu'il me se- 
rait donne, un jour, de me depenser entierement 
par un moyen dont je ne mesurais pas encore 
l'dtendue, mais precis et retentissant. Puissance du 
verbe, action sonore de F eloquence, domination de 
la poe'sie, je vous preVoyais obscurement dans ces 
instants de modeste depit, et nul mot 6mane de mon 
coeur ne suffirait a vous rendre graces ! Les obstacles 
61evescontreFexistence, queledestin n'acesse d'ac- 
cumuler devant moi, furent si meurtriersque j 'eusse 
du abandonner le combat, defaillir inanim£e, en 
de^i de la victoire stoique. Aujourd'hui, il m'est 
permis de reconnaitre que, soutenue par Tame et 
ses forces d'hannonie, j'ai v&u au sonde ma voix... 



CHAPITRE XI 

Etudes et meditations . — Les « cuistres ». — Appari- 
tion de Paderewski. — M. Dessus sapprivoise. 
L'Univers parle a V enfant. — Menaces et promesses. 
Les enchantements d'Amphion. — Chauves- 
soaris et hirondelles. — Metaphysique du soir. 

1l y eut aussi, dans notre salle d'etudes, les lemons 
de dessin : le Caracalla de carton blanc, moins 
grand que nature, qui, sous la direction de 
Mile Delaplace, &eve de Bonnat, devait nous ser- 
vir de module, alternait avec La Jeune Fille aux 
osselets. Je me sentais impuissante a tenir avec 
ferveur le fil a plomb, a bien comprendre son rdle 
qui divisait et fixait Tespace de mantere si par- 
faite que notre maitresse de dessin, en nous 
I'expliquant clairement, tirait de son expose une 
vanity d'inventeur. Lefusain, le papier Ingres, les 
fragments de pain rassis dont ma sceur f aisait usage 
avec une decision robuste et adroite, me laissaient 
h&itante et plaintive. Mile Delaplace, vieille fille 
malodorante, aux yeux humides, affligee d'un 
rhume perpetuel, devenait, par l'esprit, nymphe 
heureuse dans les beaux-arts, comme Mme Piquet 
l'&ait dans le royaume des sons. Mon embarras 



208 



LE LIVRE DE MA VIE 



inspirait la compassion. On me permit cTaban- 
donner la chevelure moutonnante, le front bas, le 
menton pro&ninent des empereurs romains, et, 
comme on s'apercut que la decoration des eventails 
de satin apprete, destines a etre colories d'une 
branche en fleur supportant un nid charge d'ceufs 
mouchetes, que se disposait a couver tin couple de 
fauvettes, me causait une melancolique appre- 
hension, on m'accorda enfin la liberte absolue, aux 
heures ou ma sceur dessinait avec un original et 
incisif talent. 

Ces journeys Ian guides, privees de promenades 
sufiisantes, privies de joies, et bien que les arts y 
distillassent le naissant poison, faible encore, des 
amoureuses reveries, me detachaient de la vie. Je 
ne trouvais de necessite et de but a rien ; je portals 
le fardeau d'une tristesse incommunicable. En vain 
essayais-je de m'attacher avec zele a l'etude ; la 
connaissance des choses ne devait pas me venir des 
livres et des cahiers ouverts sur la table en bois 
triste, tapissee d'un feutre grenat, qu'eclairait la 
lueur mal assuree d'une lampe a huile, obsedante 
par un grin^ant murmure de deglutition. Et pour- 
tant, quand j'entendais M. Dessus traiter les ecri- 
vains, les eYudits, les savants du nom de « cuistres », 
expression que je croyais amicale et destinee a les 
designer dignement, je joignais les mains, j'evo- 
quais la noblesse de la pensee humaine et je 
lu'ecriais avec ferveur : « Ah ! que j'aime les 






cuistres ! » Mais le plaisir manquait dans la mai- 
son. Vivre sans plaisir, etre une enfant qui, silei 
cieusement, se retire en soi-meme, n'interroge 
plus, considere, avec un ingenu dedain, autour de 
soi, Taffairement des grandes personnes occupies 
a diriger les serviteurs d'une maison dont tout 
1'apparat lui semble vain et reprehensible, quel 
poids sur un si jeune coeur ! Le jardin d'Amphion 
m'avait, en ete, entouree de son charme bien 
connu et toujours agissant, mais j'y observais 
I 1 absence de mon pere qui voilait jusqu'a F eclat 
des jours parfaits. La poesie des paysages ne 
cessait de monter vers moi, et je l'enfermais en de 
premiers vers maladroits, recites par ma m&re aux 
hotes du voisinage ; malgre 1'ephemere beatitude 
de l'orgueil flatte, je ne me satisfaisais pas de ces 
petits po&mes qui empruntaient puerilement a 
l'infini de Hugo Tantithese poignante du berceau 
et de la tombe. 

U existence allait-elle continuer ainsi, trop lourde 
vraiment pour les forces d'une enfant brave, mais 
qui, ne pr£voyant rien au-dela de son large cachot, 
souhaite plier le col sur l'epaule et mourir ? La 
mort n'apparait pas a Tenfant comme rigide, 
funebre, dissolvante. Sans images precises fournies 
par F experience, il y voit seulement la cessation 
etegiaque du m&ontentement sensoriel, de la contra- 
diction de toute chose repondant asonappel confus, 
:ar rien ne lui est ternoin, auxiliaire ou complice. 

U 



LE LIVRE DE MA VIE 



— 

2IO 

Alors, il arrive que le sort pitoyable et gendreux 
s'occupe de l'Gtre en d^tresse. Le destin printanier 
pousse soudain la porte de la maison, p6n£tre et 
transfigure la maussade atmosphere, Cette r&iu 
rection, ces fetes spirituelles des semailles et du 
jeune ble, se peut-il qu'elles aient des veilles si 
cruelles que la neuve creature, tentfe par l'eva- 
nouissement supreme, ne puisse en respirer dans 
Tespace le secourable effluve 

Ma mere avait recu, depuis quelques jours, la 
visite d'une celebre pianiste russe, son amie, 
Mme Annette Essipoff, mariee a l'illustre musicien 
viennois Letchitisky. Mme Essipoff demanda a ma 
mere la permission de lui presenter un jeune pianiste 
dont elle vantait le juvenile genie, l'intelligence et 
la grace. Ainsi vint chez nous, un jour d'avril, 
vers quatre heures, baigne des rayons du plein 
soleil alors qu'il montait dignement les quelques 
marches, eclairees par unblanc vitrail, quimenaient 
au salon de peluche bleue, Ignace Paderewski. 
Prevenues de cette visite sensationnelle, nous la 
guettions, ma sceur et moi, dissimulees avec notre 
gouvernante derriere l'epais rideau qui separait 
une partie de l'hotel de son premier palier. Cette 
apparition fugitive nous laissa etonnees, sans opi- 
nion, mais intrigues par le futur. Paderewski revinl 
souvent, et puis chaque jour, et bientdt M. Dessus 
ddcida de nousprendre,masceuretmoi, ehaame par 
la main, et il nous conduisit vers l'hdtemerveilleux. 









LE LIVRE DE MA VIE 



211 



Je vis une sorte d'archange aux cheveux roux, 
aux yeux bleus, purs, durs, examinateurs et 

|d£fiants, tournes vers l'&me. Le cou robuste et 
color^ etait amplement decouvert par un col 
empesd et rabattu, d'oii s'envolaient les coques 
d'une cravate de foulard d'un blanc triste, comme 
la fleur nuageuse des arbres fruitiers. 
Le corps e'lance presentait sa minceur dans une 
redingote noire de tissu modeste, qui contrastait 
avec I'extreme fierte du visage, barre d'une courte 
moustache vermeille, dont la vive nuance tache- 
tait aussi le menton volontaire. On eut pu croire 
a la m&ancolie resolue du jeune artiste si tout a 
coup, et frequemment, les traits charmants ne 
s'etaient denoues et epanouis dans le recit d'anec- 
dotes miroitantes, chargees d'e'rudi tion ou bien 
mordantes et railleuses, qu'accompagnait un rire 
perle de collegien, une gaiete ressentie jusqu'a la 
suffocation. La poignee de main d'Ignace Pade- 
rewski etait si violente, si chaleureuse, commu- 
niquait avec tant de force loyale et passionnee une 
&me abondante, qu'il etait impossible de ne pas 
subir sans cri de douleur son amicale et longue 
meurtrissure. Ayant eu ma main d'enfant broyee 
►ar ces phalanges d'oii decoulaient toutes 1< 
sources musicales et qu'avaient aguerries les etour- 
dissantes octaves des rapsodies de Liszt, je lev; 
sur le coupable un regard sans rancune et bient6< 
ebloui. Combien me plut imm&liatement cettt 



212 



LE LIVRE DE MA VIE 



allure de vagabond de race noble et fiere qui 
semblait etre arrive lentement, jour apres jour, de 
cette Pologne des rois ou tout ce qui est marque" 
du signe de la superiority s'adjuge avec simplicity 
et bonhomie le droit a l'amour-propre supreme ! 
II me semblait que le jeune homme etrange, pres- 
sentant notre tendresse, £tait venu vers nous par les 
routes de Podolie et de Lithuanie, usant, dans la 
chaude poussiere ou dans le froid de Thiver qui tue 
et fait choir les oiseaux, ses bottines a elastiques, 
dont la forme inusitee moulait un pied de patre 
grec, tel que le propose en exemple l'ficole des 
Beaux- Arts. Perruque de lumiere (ainsi parlait 
Ronsard), les yeux accordes avec les etoiles, un 
mage nous etait presente ; nous Taimames. 



La vie de Thotel de r avenue Hoche fut desor- 
mais detournee de la monotonie. Nous ressentions, 
avec Timpression d'eternite qui s'attache au bien- 
etre, Tallegresse goutee sur les sommets du reve, 
atteints d'un bond, et qui offraient leur hospi- 
tality comme si 1' altitude, s'aplanissant, se derou- 
lant, permit qu'une cite heureuse jetat sur la hau- 
teur ses fondalions. 

II n'est personne, dans la demeure, qui ne rendit 
graces au miracle de la presence du jeune homme 
sensible et forcene\ La depensiere agilite de l'fttre 
qui l'animait enrichissait de biens spirituels toute 
creature queses yeux distinguaient.En franchissanl 



LE LIVRE DE MA VIE 



213 



le seuil de la maison, il saluait, du rire de son regard 
donateur et d'une noble flexion de la taille, M. et 
Mme Philibert reconnaissants, puis entrait dans le 
vaste salon de peluche turquoise que fleurissaient 
les corbeilles d'azalees blanches adressees par lui a 
ma mere. 

Nos etudes de la journee terminees, et apres 
avoir entendu, de notre chambre lointaine, les 
sonorites vagues du piano, d'oii s'elevait finale- 
ment Youragan d'un brillant morceau de Liszt oh 
le chant du Don Juan de Mozart est entraine, 
harcete, lapide par une danse brutale et conque- 
rante, nous arrivions. Notre institutrice frangaise, 
mon frere et son precepteur, le vieux maitre 
d'hdtel bavarois a qui tout servait de pretexte 
pour s'introduire dans le salon musical : la sur- 
veillance du samovar, la fermeture des volets, 
la disposition des lampes, la distribution du vin 
de Tokay, chacun de nous se sentait place dans 
la direction de ce rayon dore par quoi s'e- 
clairent mystiquement la portion de cloitre et 
le lis initie des tableaux representant T Ann on- 
ciation. 

Aupres d'lgnace Paderewski, nous etions tous 
pareils a ces promeneurs qui, passant brusque- 
ment de l'ombre au soleil, eprouvent le ravisse- 
ment de sentir sur leur epaule la pression legere et 
cuisante de la chaleur aerienne. Delices de la lumierc* 
p&ietrante, presence subite de miouissement ! 



: 



214 



LE LIVRE DE MA VIE 



Qui ne se souvient de s'6tre arrets, comme allege 
rapidement de tout fardeau, dans un chaud espace, 
devant la lyrique blancheur d'un mur frappe de la 
foudre du couchant ? On voit alors les indolents 
lezards reprendre soudain leurs mouvements de 
source ondoyante, cependant que l'herbage, les 
paves de la route, un buisson epineux regoivent 
une scintillante benediction et que brille au centre 
d'un calice la c&oine verte des rosiers ? 

Par une alliance de charmes, Paderewski reunis- 
sait en lui ces dons vivifiants qui, s'il s'agissait 
d'une contree, feraient dire que tout y peut pros- 
pered qu'un climat privilege y est aussi favorable 
a la vigne et au froment qu'a la croissance des 
camelias decoratifs, du fragile mimosa que ras- 
surent un ete sans cruelles canicules, les bontes 
d'un prudent hiver. A la fois exuberant et reflechi, 
rieur et grave, le jeune Polonais etait volontiers 
fastueux comme sa patrie, qu'on imagine coiftee 
d'epaisse et pr6cieuse fourrure, le dolman chamarre 
re j ete sur l'epaule, maitrisant au rythme nettement 
scande d'une « cracovienne » quelque monture dif- 
ficile ; ou bien tendre et fraternel au plus humble, 
pareil ainsi a ces Wenceslas et ces Hedwige royaux . 
qui, sur le trone meme, temoignaient des merited 
inouis de la saintete. 

Ame religieuse, Paderewski s'approchait du 
piano comme le pretre rejoint l'mitel. D'abord, il 
demeurait silencieux. Ses mains, secritement 



3 






LE LIVRE DE MA VIE 215 



robustes, reposaient faiblement stir ses genoux. 
Modeste et recueilli, il attendait. Son visage, ses 
yeux leves semblaient en quete d'un ordre secret, 
d'un secours, d'un guide, Apres cet emouvant pre- 
ambule, toute sa personne, dont venait de s'em- 
parer une resolution soudaine, attaquait le cla- 
vier avec une vigueur indomptable, comme si, 
obeissant au commandement de quelque ange 
furieux, il eut eu a terrasser des chimeres. Rete- 
nant ou precipitant ses chevaux emportes, il 
faisait alterner la frenesie avec le calme et la sua- 
vite sereine. La musique chantait par ses mains 
avec quelque chose de parfaitement proche du 
divin, repandant avec une pensive abondance les 
larmes de Niobe, le sang des heros invisibles. 
Elle accordait a la nostalgie, al'exil, aux sublimes 
souhaits, a tout ce qui est errant et mendiant 
dans Tespace un toit auguste et charitable. Aussi, 
contemplant ce front inspire, il semblait qu'on 
put voir le lien lumineux qui le rattachait a la 
nue. 

Ma mere avait, pendant deux annees, vecu dans 
la melancolie d'un deuil devenu peu a peu con- 
ventionnel et qui nous recouvrait de son ombre 
oppressante. En entendant divinisees, par une 
&me auguste, les harmonies qui lui etaient si 
cheres, elle fut arrachee a sa paresse de ccaur et 
transportee dans la region de sa verite*. Nous 
vimes autour d'elle et sur elle renaitre Theureuse 



216 LE LIVRE DE MA VIE 

frivolite de la jeunesse. Les robes nombreuses, 
claires et fantasques, les parfums destines k etre 
vaporises (parmi eux un lilas de Perse qui me 
causait un ddbut de migraine hallucin^e, oil 
s'ebauchaient de capiteux jardins), et le coiffeur 
cel&bre, M. Dondel, qui parlait « chevelure » aussi 
continument que les hommes politiques parlent 
« gouvernement », reprirent le chemin de sa 
chambre. Paree, parfumee, elle apparaissait riante, 
oontente, comrae entouree d'invisibles guirlandes 
de fleurs, et dans son clair visage s'ebattait gaie- 
ment l'expression d'un regard de jeune fille. 

M. Dessus, dont on gagnait le coeur par la mu- 
sique, port ait au jeune homme de genie un pater- 
nel interet, oil se melaient diverses nuances du 
sentiment et jusqu'a l'indignation qu'eveillait 
tou jours en lui le partage de la Pologne, ecartele- 
ment dont nous-memes ressentions, jusqu'a la 
souffrance physique, Tiniquite. Vieil amoureux 
de ma m&re, sorte de tuteur anxieux comme l'a 
decrit Beaumarchais, M. Dessus, depuis la mort 
de mon pere, veillait dans la maison a ce que ne 
f ut point approchee la beaute. Nous avions assiste 
i de nombreux ostracismes ; il traitait violem- 
i lent de « galantin » tout homme agreable, voire 
important, que ma mere eut recu sans ennui ; 
nous l'entendimes murmurer a M. Philibert des 
ordres confidentiels pour que fut &art6 de la i 
meure tel personnage en renom, dont les visites 



LE LIVRE DE MA VIE 



217 



lui paraissaient trop frequentes ; mais, seduit, il 
donna son consentement a la pure union des &me 
musiciennes. 

Grice a la musique, M. Dessus, chaque soir, 1 
epaules et les bras appuyes aux coussins d'u 
profond fauteuil et revant, sentait s'apaiser dan 

I son coeur la colere de badaud qui le soulevai 
contre le peuple d'Israel, les reformes de Luthe 
et de Calvin, les m^faits de la franc-ma9onnerie 
les ouvrages de Taine et de Renan. Au son de 
pianos, qui souvent associaient leur melodieu 
encens, il se promenait dans les forets de Schu- 
bert, souriait a Mozart, son prefere, suivait Cho 
pin dans ses transes et ses altieres resignations 
Lorsque s'arretaient les vibrations, M. Dessus, que 
son vieil age bondissant rela^ait au centre de sa 
vie, s'entretenait fievreusement avec Paderewski 
du poete Adam Mickiewicz, figure heroique et 
combative de sa jeunesse, dont il connaissait et 
venerait la famille. Si fort etait chez M. Dessus 
cet attachement, qu'il s'associait a tout le tour- 
ment polonais, aux ferventes et vaines conspi- 
rations organisees dans l'intimite. Uni auxproches 
parents de Mickiewicz, il constituait, avec cux, 
dans Paris, un de ces archipels de la nation 
offensee oil l'on commemore, par des rites fami- 
liaux, les gloires, les sacrifices et les defaites de 
la patrie eparse. Aussi, le diner, avenue Hoche, 
avait-il Ueu tard ; cependant, nous y etions admis! 



218 



LE LIVRE DE MA VIE 



Le caviar, les huitres, les hors-d'oeuvre epices, 
pr&edaient un long repas au cours duquel s'^pui- 
saient des bouteilles de champagne rose qui don- 
nait a la table un eclat de feux de Bengale el 
rimportance d'un festin. Paderewski, asc&te, pele- 
rin et jeuneur s'il Teut fallu pour rendre k sa 
ville natale le plus 16ger service, devenait soudain, 
a l'heure du repas, un jeune seigneur du Nord, tel 
que, dans le lointain des ages, on se le represente, 
solide, loquace, insouciant, qui reprend possession 
de son royaume devant les innombrables venaisons 
livrees a son appetit par les forets opaques, for- 
cees au son des trompes, et tient dans son poing 
vigoureux un pesant hanap. 






IS 

x 



J'avais ete une enfant dont le coeur se fanait, 
que les parois d'une existence etroite meurtris- 
saient ; parmi le chant des spheres etabli dans la 
demeure, a present, j'etais heureuse. Ce n'est pas 
seulement la guerison d'une vie blessee par L 
regret filial et Y ennui songeur que je devais 
Ignace Paderewski, c'etait une reintegration de 
toutes mes forces d'esperance dans un univers 
figure et limite par un seul etre, mais infini quant a 
la gr&ce persuasive etdominatrice. Cet enchanteur 
puissant, s^rieux, possedait la noble faculte de ne 
rien dddaigner. Curieux de toute chose, ing&iument 
appliqu6, bienveillant, agissant avec candeur et 
opini4tret^, iJ appartenai< k la terre, il la sentait 



LE LJVRE DE MA VIE 



219 



ImaterneUe ; il ne lui adressait pas ce blasphem 
divin echappe a des l&vres saintes : « Je ne sui 
pas d'ici !» Sachons-le, il est n£cessaire que la vie 
ephemere, hostile et negligeable, ait ses croyants 
C'est par son respect pour un monde auquel j 
n'etais pas habituee, que Paderewski me sauvait 
Meme dans 1'enfance, la creature humaine, quan 
elle s'est rapidement nourrie dMvenements, d 
sagesse triste, peut pressentir et constater Tindif 
ference du destin et choisir de chanceler vers 1 
mort, qui lui paratt plus savante et plus gene 
reuse. Des que Tesprit est apte a etre etonne d 
la condition de Thomme et que, le regard troubl 
par la figure des nuits, il a ressenti l'etrangete du 
don de T intelligence, vaincu par l'enigme provo- 
cate del'eternel silence, il se sentira le fils de'mun 
et d^bile d'une civilisation fortuite, oil les lois 
les usages et les convenances lui seront moins 
familiers que le chant de l'oiseau, que le bondis 
sement du lievre dans la prairie. Une voix myste 
rieuse, universelle, dit a l'enfant qui songe 
«Efforce-toi, puisque ainsi le veulent Taveugl 
vigueur de ton jeune sang et ce but unique du 
plaisir, vers lequel, inconsciemment, tu t'elances ; 
mais tu ne meneras pas jusqu'au bout les entre- 
prises de la noblesse du coeur, des loyales intrigues, 
de la prevoyance. Puisque tu vis, c'est que tu 

COmDlotes He r^nccir • fn Ac/-^rr,r%4-^o «„^ J~« x~< 



I 



complotes de reussir ; tu escomptes que des forces 
micales, eman^es des cieux, issues du globe, 



■ 






220 LE LIVRE DE MA VIE 

encourageront ton intrdpide essor. Tu te crois 

ndcessaire a la miserable et injurieuse planete. 

Es-tu soudain souffrant, tu luttes par Fame et 

par le corps pour demeurer vivant, car, ne* avec le 

sentiment presomptueux de la tache insigne et de 

Fexceptionnel, tu crains d'avoir tort en mourant. 

D'ou te vient, pauvre enfant, pauvre homme, 

cette confiance dans une secrete protection ? 

Autour de toi, nulle assurance, nulje garantie. 

Regarde passer tout ce qui t'eblouit et triomphe. 

L'athlete estfrappede fievre, il se debat, se revoke, 

et puis s'abandonne et s'eteint. Ce qui est vigou- 

reux devient le malade ; le malade devient le 

moribond ; le mort est le mort. Et quelle eternite 

imaginais-tu done pour que tu prisses un soin si 

minutieux de ton apparence et de ta renommee ? 

Sorti depuis des siecles des forets ancestrales, oil, 

du moins, tu obeissais sans conscience a la turbu- 

lente nature, preserve desormais de la rigueur 

des elements, arme contre tes rivaux par Fingenio- 

site et la raison des antiques aieux, tu sentais 

decroitre ton intuition et ton instinct, cependant 

que se developpaient ta delicatesse et ton souhait 

du divin. Cet amoindrissement, en toi, de Fani- 

mal, est, crois-tu, toute ta dignite. Pourtant, tu 

aimes, tu desires, tu t'efforces de t'arrirmer ; ainsi 

seras-tu redoutable et meurtrier dans F ambition 

lime dans Famour. Tu fais la guci re, d'individu 

a individu, de milliers d'honunes k rnUKers d'hom- 



: 






LE LIVRE DE MA VIE 2.21 






mes. Tu goutes ce qui te represente, tu hais ce qui 
t'annihile, tu t'ennuies la oil ta personne n'est pas 
le centre des interets et des faveurs. Si puissant 
que soit ton reve, et si complete sa reussite, tu n 
peux t&noigner de ta valeur que parmi le peuple 
gitif des humains. Poussi&re vivante etinquiete 
ton avenir est d'etre cendre inerte. Ce qui tent 
ton esprit, les enigmes dechiffrees du monde, 1 
compagnie des constellations, il te faut y renoncer. 
Afin de te consoler par le courage et la resigna- 
tion, tu peux ecouter les lamentations de Job ge 
missant pour tout ce qui vit, ou partager le degout 
de Diog&ie, si venere des Grecs qu'ils louerent 
en mille epigrammes votives le « chien celeste ». 
Pourtant, la joie seule est ingenue et salubre. 
Deux divinites te la decrivent et te Taccordent 
la passion et la musique. Dans les moments ou 
Tune ou Tautre te prot&gent, tu peux connaitre 
le bonheur ; tu peux d£passer par les sens comme 
par Tesprit ce qui est sans limite, et te detourner 
de cette phrase desespe'ree de Pascal : « Pyrrhus 
ne pouvait Stre heureux ni avant ni apres avoir 

Inquis le monde... » 
Ces paroles, indistinctes pour la pensee d'une 
fant, mais dont le murmure me poursuivait 
comme la voix du Roi des Aulnes, qui, dans la 
ballade de Goethe, fait tressaiUir d^pouvante 
et mourir un petit gar?on entre les bras paternels, 






222 LE LIVRE DE MA VIE 






au cours d'une chevauchee nocturne, je cessai 
de les entendre. Grace aux sortileges d'une musique 
lassurante et au rayonnement de 1' artiste, je ren- 
dis a la terre mon amitie. Aussi, Amphion me fit 
connaltre a nouveau ses enchantements. Nous 
n'habitions plus le charmant chalet au toit in- 
cline, recouvert de fleurs comme le chapeau de 
paille des bergeres. Ma mere, delaissant pieusement 
les souvenirs des annees heureuses de son mariage, 
nous avait loges avec elle dans une seconde de- 
meure appelee « le chateau », situeedans le jardin, 
pres d'un etang romantique, et qui, auparavant, 
abritait nos hotes nombreux et pretait ses vastes 
salles a des receptions restees pour nous memo- 
rabies. Ce plaisant batiment de couleur blanche et 
rose etait envahi a sa base par les viornes et les 
troenes, arbustes tenebreux aux floraisons lac- 
tees, et sur le treillage des murs s'elancaient jus- 
qu'aux balcons des capucines, fleurs volantes 
posees sur la plate soucoupe de leurgai feuillage, 
gosiers dores que l'heure de midi gorgeait de fra- 
ternelle lumiere. Le chateau devait sa denomi- 
nation pretentieuse a une tourelle modeste, mais 
cr&ielfe, qui touchait mon imagination ainsi 
qu'une romanesque fanfare. Le lac, en cette paxtie 
du jardin, etait plus proche encore de nous. Au- 
dessus d'un bel arbre engonee, appele* catalpa, 
je voyais respirer et frisson nor hnpereeptiblement 
cette fraiche Vendue d'azur liquide ; jVn goutais 



LE LIVRE DE MA VIE 223 

avec un discernement paisible le parfum mouille, 
uni et benevole. 

C'est dans une chambre solitaire de la tourelle 
que Paderewski, retire, enferme, s'exergait pen- 
dant de longues heures a des gammes durement 
frappees en tierces, en sixtes et en octaves, ce- 
pendant que, dans une piece immense et vitree, 
appelee le « hall », se reunissaient nos autres invi- 
tes. J'aimais ce hall sans style defini, que mon 
pere avait fait construire negligemment comme 
on dresse une tente, et si grand que des palmiers 
dans des caisses de bois, le billard, deux pianos, 
des lampes supportees par des ibis roses, un nom- 
breux mobilier rustique, ne semblaient pas en 
diminuer l'espace. Les baies aux larges croisees, 
souvent ouvertes, ne nous separaient guere de la 
nature meme. Les abeilles et les frelons, aux heures 
lumineuses du jour, venaient dans le hall retrou- 
ver les fleurs cueillies le matin par les jardiniers, 
et bourdonnaient, surpris, autour de ces bouquets 
tildes et declinants qui seffeuillaient et s'eva 
nouissaient dans la cruelle atmosphere de no 
plaisirs. 

Si peu clos etait le hall, elegant et curieux han 
gar, que je me souviens d'y avoir vu voler au pla- 
fond et se heurter contre les murailles des libel- 
Jules, dont le corps sec et ferme donnait Timpre, 
sion d'un bijou de paille verte et bleue, aux d&i 
cates diamines, dont les ailes translucides 6vo 



1 



224 LE LIVRE DE MA VIE 






quaient l'ouvrage de quelque fuseau a&ien. Apres 
le coucher du soleil, quand les cieux religieux de 
Savoie semblaient emplis de mains jointes et en 
priere, apparaissaient les chauves-souris. Elles ne 
nous effrayaient pas, J'e'tais sans crainte envers 
ces messageres du cr£puscule, rnorceaux detaches 
du soir, qui se mouvaient avec une circonspecte 
douceur sur l'horizon couleur de platine et dont 
la danse feutr^e honorait le silence par le silence. 
L'intrusion de Tune d'elles dans le hall, ou, im- 
mobile et dissimulee, elle semblait se deviner fau- 
tive, ne troublait pas nos reunions ; seule Tentree 
etourdie d'une hirondelle nous desolait ; son desar- 
roi, son tourbillonnement egare eveillaient la 
pitie et la consternation. On s'ingeniait a Teloi- 
gner de sa prison, a la rendre a son pur infini. 
Nous avions appris, des la plus petite enfance, a 
reve'rer la fleche vivante qui fauche gaiement Tes- 
pace de son coup d'aile noir et blanc, happe le 
brouillard dore des moucherons et dessine sur 
l'etendue des arceaux de cris plaintifs et melo- 
dieux : hirondelle, ame parmi le peuple des oi- 
seaux ! C'est k l'heure du soir, quand le jardin 
d'Amphion n'offrait plus qu'un aspect elague 
de paysage japonais, en deux tons, d'argent 
p&le et d'argent bruni, et que dans la paix 
aromatique on entendait la legere psalmodio 
du lac, que se posail cntw. les grandes per- 
sonnes et descendait jusqu'aux enfants, muets 









LE LIVRE DE MA VIE 225 






: 



mais interrogans, la question de 1'immortalite 
Paderewski, goutant le repos du clavier ferme 
assure jusqu'au lendemain de Tagilite de ses doigts 
auxquels il avait sacrifie Teclatante journee, re 
vait, les yeux fixes sur ces clairs de lune, inspira 
teurs des sonates, et d'une voix docte, puis ethe- 
ree, s'appuyant sur ses nombreuses lectures phi- 
losophiques autant que sur les forces de son cceur, 
affirmait la Providence. Insatiable d'harmonie, 
il repoussait la pensee du neant, autant qu'il eut 
refuse au debut d'un concert d'admettre Tanky- 
lose et la surdite. M. Dessus, chretien nuisible 
continuant en son esprit le travail de son apres 
midi occupe loyalement a de perfides ecrits, evo 
quait, en face du decor celeste qui portait Tern 
preinte et l'arabesque des platanes, des bambous 
des rosiers, un dieu, comme lui irrite, agressif, 
abonne, eut-on dit, au journal ou notre incons 
cient ami assurait de haineuses chroniques. 

Ma mere, de race platonicienne, que le gout d 
I'evidence et de la logique dirigeait, recevait en 
son &me, aisement troublee jusqu'aux pleurs, les 
appels poetiques du soir. EUe cherchait avec scru- 
pule une route qui conduisit a la certitude. S'etant 
&out£e parler, convaincue par son Amotion meme, 
elle concluait k la m^tempsycose. Ainsi, sans 
abandonner les d&ices biens^antes de la foi, et 
sans renoncer au doute, parvenait-elle k concevoir 
saintement, par d'ing&iieux m^andres, la dur 

■ 



: 



nr 



226 



LE LIVRE DE MA VIE 






infinie. Ces organismes g£n£reux avaient le cou- 
rage de Tdternitd. Life indissolublement a leur 
propre essence, ils ^taient exempts de ce poids 
d'amertume, de cette lassitude par quoi Ton envi- 
sage avec delectation, au-dela de la mort, le 
repos. Sous le regard des astres, que j'examinais 
avec une lucide ardeur et un desir d' effraction, 
envelopp^e d'encens vegetal, enfant s&ieuse, je 
me sentais installee dans le bapteme de la poesie. 
Mais, insatisfaite, pressentant un mystere oil 
s'epanche le coeur immense et comprime, je devi- 
nais qu'un jour je ne serais plus une creature soli- 
taire. Je savais que j'entrainerais sur les sommets 
de la tristesse et de l'inconnaissable des compagnons 
dont je deviendrais, grace a Tunivers anxieusement 
reflete, Tinnombrable enigme. 



CHAPITRE XII 

Paul Marieton et VEooU romane. — Un lutin de 
Shakespeare. — Vabeille virgilienne du verger 
de Mistral. — L 'Exposition Universelle. — La 
carte du monde. — La tour Eiffel et Francois 
Coppee. — Rencontre avec Pierre Loti. — Adoles- 
cence, — Ma sceur et moi. — Lutte contre 

le destin. 

T~\armi les pittoresques amis de notre mere, qui 
£ creent autour des enfants un climat seduisant, 
tant par le charme ou la gaiete emanant d'eux, 
que par V observation qu'ils eveillent, je ne citerai 
que ceux dont mon imagination b£neficiait. Des 
Y&ge de dix ans, je vois autour de nous, surtout a 
Amphion, ou le peu d' importance accorde aux 
devoirs de vacances nous permettait une large liber- 
ty Paul Marieton, figure etonnante par T alliance 
de la valeur reelle et du comique le plus certain. Ce 
Lyonnais au visage d'un rose de fleur, aux tempes 
orn^es de quelques cheveux dores, tournes en vrille, 
devait k sa passion pour l'ceuvre de Mistral d'etr 
devenu Mediterran^en, Ligure, Phoceen, citoye 
d'Arles et d'Avignon, pterin fervent des portail 
en bois sculptds d'Aix et des paysages de Cassis. 



Is 



228 LE LIVRE DE MA VIE 

Chauve des son adolescence, disait-il, et au 
temps ou nous le connumes remarquable aussi 
par cette le*gerete* de corps que Ton voit parfois 
aux jeunes obeses, il £tait comparable a ces bal- 
lons tendus et glissants qui posent a peine sur le 
sol et paraissent plus a^riens que terrestres. II 
portait fierement, avec une sorte de defi et de van- 
tardise, sa calvitie, comme si elle eut ete un feutre 
empanache, et il transformait sa proeminence 
abdominale en subtilite de danseuse aux ailes de 
gaze. Son clair regard exorbite, couleur d'aigue- 
marine, semblait reproduire par Thesitation et par 
la soudaine explosion son inguerissable begaie- 
ment. Favorable defaut ! Marieton obtenait, grace 
a ce frein capricieux, a Tattente imposee, des 
effets d'eloquence, une facilite prodigieuse disso- 
ciation d'idees, qui lui fournissaient des jeux de 
mots pleins de chance et de reussite. 

A un diner chez ma mere, alors que ma sceur et 
moi etions de toutes jeunes mariees, insouciantes, 
sures du destin, rieuses parmi des compagnons 
heureux, un ananas fut pr&ente au dessert. 
On allait le d^couper en tranches rondes lorsque 
L&m Daudet, s'interposant, appliqua au beau 
fruit exotique la me'thode expert e del'arrachement 
en pleine pulpe : « Mais, L&m, s'ecria Marieton, 
en s^parant convulsivement les syllabes, c'est de 
l'ana-na-tomie ! » 

fipris du ge'nie de Mistral .uttant que Vincent 



LB LIVRB DE MA VIE 229 

est amoureux de Mireille, il avait contribu6 
cxiev autour du superbe ermite de Maillane une 
religion noble et compliquee dont les rites et l'hon- 
neur comportaient le retour perpetuel des noms 
d'Aubanel, de F&ix Gras, de Roumanille : It 

IFelibrige. 
Sans qu'il nous fut possible de savoir exact e- 
ment ce qu'etait le Felibrige, 1'apparence de trou- 
badour et les recits ensoleilles de Marieton ins- 
tallaient chez nous le mas et le micocoulier, la 

Icueillette des olives, la farandole, les tambouri- 
naires, puis son verbe haut et saccade reculait 
dans Tazur des siecles jusqu'a evoquer Eschyle 
et Sophocle, dont il declamait d'une voix ligotee 
et pourtant bondissante les apostrophes myste- 
rieuses : 

Cither on! fourquoi... 
ou bien : 



Ce 3 



Soldi t ceil du jour d y or! 



magnifique bavard, en qui la parole et les 
chants populaires circulaient comme un betail 
abondant et lustre sur une route sans encombre, 
ainsi voit-on des troupeaux de boeufs blancs, 
aux cornes en forme de lyre, traverser la cam- 
pagne romaine, — me comblait de reveries e: 
modulant au piano les po&mes mistraliens d 
recueil des lies d'Or. Les vers ais& et puissants de 
Mistral me faisaient sombrer dans le bienheureux 



: 



230 LE LIVRE DE MA VIE 



abime des songes. Que de promesses, de parfums, 
d'horizon avait pour moi cette image aux syllabes 
m&odieuses, que faisait retentir dans le hall d' Am- 
phion la voix allegre de Marieton : 

Le bailment vient de Major que, 
De Major que vient le bdtiment... 

Par le genie azure, salin, aromatique, stellaire de 
Frederic Mistral, Paul Marieton m'initiait a l'Hel- 
lade, de la meme mani&re que la conversation du 
radieux Paderewski, son elocution brillante et 
l'accent veloute de sa race me transportaient dans 
la Pologne fastueuse, imaginative et susceptible. 
Mais ne sachant oil situer le culte rendu par Marie- 
ton a la poesie romane et a la langue d'oc, je m'at- 
tachais surtout aux cocasseries que provoquait 
son sacerdoce et qu'il se plaisait a reveler. Direc- 
teur de la Revue Felibreenne aux rares apparitions, 
revetu jusque sur ses cartes de visite du titre de 
Chancelier du Felibrige, il nous ravissait en nous 
montrant, parmi la correspondance ininterrompue 
qui lui parvenait, des enveloppes qui portaient 
gravement la suscription de : 

Monsieur Paul Marieton, 
Chandelier du Filibrige, 

ou, pis encore : 

Chamclicr du lu'iibrige. 



LE LIVRE DE MA VIE 



233 



Paul Marieton tenait de Tirreel quant a Tim- 
pulsivite qui faisait de lui une figure romanesque, 
menee en tous sens par le souffle d'un genie cr£a- 
teur qui aurait choisi pour divertissement le bur- 
lesque. II y avait du lutin de Shakespeare dans ce 
gros homme poetique, musicien, solennel et risi- 
ble, toujours pret a se bafouer lui-m&me, comme a 
s'honorer sans mesure, bien qu'avec une eclatante 
incertitude. 

Presomptueux ou elegiaque en amour, chaste 
amant dupe des vierges et des aventurieres, senti- 
mental jusqu'a Temouvante niaiserie, il pouvait 
pretendre chevaucher, tel un sylphe, les rayons de 
la lune d'etd, ou donner de la noblesse a la bouffon- 



nerie classique et royale, couleur de pourpre et d'or. 

it 



I Les evenements et les renommees se groupaient 
volontiers autour de ce naif et bourdonnant ami 
qui, en depit de son erudition diverse, desordonnee 
et surabondante, offrait une ame spacieuse et 
desertique, tendrement accueillante aux strophes 
lyriques, aux heroines diaphanes, aux frelons et 
aux grelots. 

Quand j'eus vingt ans, c'est chez Paul Marieton, 
a Paris, dans son rez-de-chaussee obscur de la rue 
Richepanse, bonde de livres et de lettres qu'il 
attribuait confidentiellement a des couples d'a- 
mants celebres, ou a la solitude amere d'Alfred de 
Vigny et de Barbey d'Aurevilly, que je rencontrai 
'our la premiere fois, pendant quelques instants 



p 



232 



LE LIVRE DE MA VIE 



(car nous fumes comme effray^s Tun par 1' autre), 
Maurice Barres. Cost Marieton qui me conduisit 
plus tard a Maillane et me mela pendant une 
semaine aux fetes mistralicuncs. Par lui, je fus 
coiffee du ruban de moire noire des filles d'Arles 
que maintiennent de lourdes epingles dorees ; 
c'est lui qui me jeta dans les bras du poete Char- 
loun, paysan amical et prophetique, aussi fievreux 
qu'etait paisible le divin Mistral ; enfin, c'est lui 
qui me fit sojourner, a Maillane, dans la demeure 
gracieuse et archaique du genie. Je pouvais me 
croire, dans cette blanche maison entour^e de 
jarres aromatiques, l'hote d'Homereou d'Hesiode, 
tant Frederic Mistral, fils de la jeune antiquite, 
octogenaire aux yeux d'un bleu de limpide ca- 
lanque, au sourire pur et galant, au port de tete de 
tier oiseau dans la saison de 1' amour, etait en droit 
de faire penser a quelque robuste et viril Daphnis. 
Lorsque, prematurement, bravement, dissimu- 
lant son agonie invraisemblable, Marieton, ce 
Chevalier de la Joyeuse Figure, mourut de cruelle 
et languissante phtisie, dans une maison battue 
des vents de Villeneuve-sur-Rh6ne, fidele jus- 
qu'aux derniers instants a la Provence soleilleuse 
et mordante, je ne me repr&entai pas son anean- 
tissement. II semblait devoir £chapper au s^rieux 
triste du trdpas. Son 6bridt6 rabelaisienne, 
glauques songeries, au cours desquelles il fredon- 
aait des stances de Schiller on la Lorelei d'Henri 









LE LIVRE DE MA VIE 233 



Heine, non sans s'adresser a lui-meme de gais 
sarcasmes,etaienttout impregnees de sagesse latine. 
finorme abeille virgilienne du verger de Mistral, 
habitue a bondir et a bruire confusement parmi les 
aromates et les hautes tiges de citronnelles de 
1'enclos du poete insigne, nul plus que lui n'etait 
adapte a la vie. Penser a lui, c'etait s'accommoder 
du sort, renoncer a toute metaphysique, repousser 
le sentiment de Tinfini, qui empeche que Tesprit 
ne se satisfasse du bon sens. 






* 



A l'epoque, tout enfantine encore pour nous, 
011 Tillustre Paderewski dorait nos journees par 
sa grace magnanime et nous bouleversait par 
la solennite de ses concerts que Ton frequentait 
comme un temple aux heures saintes, eut lieu 
a Paris l'Exposition Universelle, 

Ainsi, parfois, le bonheur s'amplifie. Cette eclo- 
sion secrete, ce brusque epanouissement de tous 
les sites enigmatiques sur le terrain du Champ de 
Mars fut pour moi le commencement exaltant de la 
possession du monde, que jusqu'alors je n'avais 
connu qu'en m'emparant reveusement de la beaut6 
des paysages du lac L&nan. J'avais, d&sl'enfance, 
fait alliance avec Tunivers par les matins de bleu 
cristal, la purete tiede et neigeuse de l'air, la sm 
face po&ique de 1'eau, d'011 je m'attendais k voir 



234 



LE LIVRE DE MA VIE 






surgir une neuve, gracile et naive Aphrodite ; les 
mains jointes, j'avais contemple les couchers de 
soleil silencieux et pourtant, par leur emphase, 
declamatoires. Sollicitee par leur appel mele de 
quotidien adieu, j'avais souhaite* me pr&upiter en 
eux, m'engloutir dans leur draperie 6carlate, y 
perir triomphalement. 

A present, l'Exposition Universelle m'offrait 
tous les aspects du globe, venus se poser pres de 
nous a grands coups d'ailes, comme d'extrava- 
gantes et dociles colombes. On se rendait aux 
etalages des nations avec une sorte de gloutonnerie 
curieuse, decide a tout voir, a tout palper. 

Si malaisees etaient encore a. cette epoque les 
communications, que le pavilion de TAngleterre, 
verni, rustique, confortable, fleuri de chevrefeuille 
et de buissons d'anthemis, achalande de patisserie 
au gingembre et de thes odorants que presentaient 
des Cingalais, aux longs cheveux releves sur I 
crane par un peigne feminin, eblouissait 1' imagi- 
nation. Le chalet du Danemark, clair batimen 
de bois resineux, orne de son drapeau simple et net, 
faisait penser a un brick arrete sur une mer froide, 
cependant que Tisba moscovite, modeste chau- 
miere sur la porte de laquelle souriait bonne- 
ment, sous un fichu rouge enveloppant la tvte et 
nou6 autour du con, une jeune femme tartare, 
aux pommettes hautes et rondes, donnait le 

vertige des distances incalculabl 



i 






LE LIVRE DE MA VIE 



235 



Ainsi m'accointais-je, avec felicite, de la geo- 
raphie que je n'aimais pas, que je ne devais 
jamais aimer. Tout a plat dans un atlas, les cou- 
gars et les traits indiquant la configuration des 
contrees, la delimitation et les arabesques des 
eaux, non seulement rebutaient mon esprit, mais 
lui imposaient une sorte de melancolie due a 
^abstraction qui, de mes yeux degus, frappait 
mon coeur. 

La carte du monde, feuillet miserable de papier 
colorie, dont la turbulence de la vie etait absente, 
devait, un jour, m'apparaitre humainement dechi- 
rante et infliger a ma pensee le plus poignant et 
precis desarroi. C'est lorsque j'eus la douleur d'as- 
sister, dans sa detresse infinie, une mere a qui 
venait d'etre arrache, par la mortelle maladie, un 
fils d'une vingtaine d'annees, chef-d'oeuvre de 
grace et d'intelligence, en qui alternait la reverie 
altiere de la philosophic avec le rire tendre, 
et moqueusement renseigne de Henri Heine : 
Henri Franck. 

Mon desespoir s'accotait a celui de la mere vail- 
lante, que son malheur m£me ; solide et comme 
durci, retenait a la terre. HeMtee autant qu'elle, je 
la considerais qui tenait entre ses doigts la mince 
feuille de papier d'une photographie. Avec une 
sorte de farouche et opiniatre ardeur, la pauvre 
creature, frustnfe de toute realite, s'appliquait a 
posseder encore le souffle et l'apparence de son 



236 



LE LIVRE DE MA VIE 




enfant qu'on ensevelissait et dont elle avait connu 
la chaleur delicieuse, les dimensions exquises, l'a- 
lerte et fine epaisseur, les couleurs que Tame faisait 
vibrer, toutes les brusqueries et les pulsations de la 
vie. Tromperie atroce, injurieuse imitation du vrai, 
telle m'apparut cette contemplation dechirante ; 
de la meme offensante maniere, m'avait, dans mon 
enfance, attristee la carte du monde. 



Pour les petites fiUes que nous etions, cette 
authentique et palpitante reduction de la planete 
que figurait l'Exposition Universelle semblait 
repondre a toutes les aspirations de l'enfance, desi- 
reuse d'aventures emouvantes ou redoutables. 
Sur mes prieres, on m'epargna les visites instruc- 
tives : la Galerie des Machines, les ateliers de 
filature, les b&timents oh se fabriquaient le verre, 
le chocolat, les boites metalliques emplies d'echan- 
tillons de biscuits. On m'accorda de ne cueillir sur 
le monde Stranger que la poesie incorporee a sa 
substance. Sauf la Chine et le Japon, abondam- 
ment representes par des bazars oil le papier 
cotonneux, huileux, facilement en charpie, envelop- 
pait les bibelots de bois dont nous faisions l'ac- 
quisition, et qui me livra d^finitivement la 
puissant e et persistante odeur de la race jaune, la 
plupart des autres nations avaient envoy^, pour 
•/-'iffinnei, leurs cabaretiers, I 1 et 

l» urs musiciens. 



Sur le vaste espace du Champ-de-Mars, la musi- 
ue de chaque pays s'etendait comme un tissu 

tflottant que trouait la rumeur de la foule impa- 
tiente. Dans Tether presse par les a&iennes archi- 
tectures juxtaposees, trainaient, lambeaux so- 
nores, la plainte fringante des violonsdeBoheme, 
le sifflement d'oiseau pame de la flute de Pan issu 
du pavilion roumain, les vociferations d' amour 
et de mort qui retentissaient entre les parois de 
laque rouge du theatre annamite, Plusieurs fois 
par semaine, ma m&re, le docteur Vidal, M. Des 
sus, le glorieux Paderewski, se rendaient ave 
nous a cette reunion familiale de Tunivers, petit 
mais grouillante, et qui avait comme enivre 
Paris. La tour Eiffel, fabuleux cypres metallique, 
n' avait pour rivale que la rue du Caire, qui parais- 
sait etourdissante par la reproduction de hautes 
maison rapprochees, formant un frais couloir ; le 
dialecte des indigenes, dedaigneux et tristes, errant 
en longues chemises bleues ; les petits anes au 
poil neigeux ; la malproprete orientale, que Ton 
appelait alors exotique. Nous avions remarque 
Tinter&t mysterieux qu'eveillaient les danseuses 
javanaises, a la fois insectes et bibelots noblement 
manier<5s, dont les corps enfantins et safranfe, aux 
regards stupefies, paraissaient, k la faveur de leurs 
vStements droits, incrustes eux-m§mes de pierre- 
ries. Mais la tour Eiffel ne perdait pas son rang 
d'attraction insigne ; des clans s'etaient formes qui 



238 



LE LIVRE DE MA VIE 



l'attaquaient, d'autres la voulaient ddfendre. On 
6tait pour ou contre la tour Eiffel. A son sujet, les 
discussions artistiques et scientifiques aboutirent 
k une querelle nationale, politique, sectaire. Fran- 
gois Coppee 6ta.it le chef brutal et intransigeant 
des ennemis du moderne campanile. Je n'avais 
encore lu de Coppfe que des contes bourrus et 
larmoyants dans un livre d'etrennesqu'illustraient 
des croquis^ de la rue Rousselet et du quartier 
Mouffetard. J'avais admire l'honnetete, la bra- 
voure, le desinteressement, les sacrifices tou jours 
aimablement consentis des enfants ple'beiens, les 
vertus de leurs parents courageux, nets, sobres 
et loyaux ; mais, bien vite, j'avais decouvert les 
procedes litteraires du narrateur bourgeois, qui, 
confortablement etabli dans une vie de plaisir, 
s'etait voue a la description de l'artisan des fau- 
bourgs comme un Hollandais voluptueux cultive 
des tulipes. Pour Francois Coppee, l'azur d'un 
jour d'ete evoquait un ciel en blouse bleue, et les 
lilas ineffables, merveille du printemps, lui repre- 
sentaient le familier aphrodisiaque auquel suc- 
combe, sur l'herbe roussie des banlieues, la 
pudeur des modestes citadines. J'avais et£ plus 
touched par quelques-uns de ses vers amoureux 
que j'entendais reciter, parmi lesquels celui-ci 
m'avait semble' bien hardi et bien beau : 






Quelque chose comme une odeur qui serait blonde 



LE LIVRE DE MA VIE 239 



- 

Pourquoi Thommage opiniatre et comme agres- 
sif, rendu par Francis Coppee a une sorte de 
mis&re id&de, honorable et florissante, ne convain- 
quait-il pas man coeur pitoyable, d£j& fraternelle- 
ment populaire, alors que le nom de Tolstoi, 
prononc^ autour de nous, me faisait entrevoir les 
grandes tragedies de la conscience et de la compas- 
sion sociale ? 

Je n'aimais pas que Francois Coppee accepts 
d'etre celebre sous le titre de « poete des humbles », 
car, respectant les humbles, sachant qu'ils peu vent 
atteindre a la royaut^ de Tesprit et du caractere, 
je leur reconnaissais le droit a la fierte. Parmi 
lespremierspoem.es qui avaient forme ma pensee, 
se trouvaient les vers ou Victor Hugo depeint 
un mendiant qui passe son chemin, en vetements 
loqueteux, et rencontre un promeneur charitable, 
dispose a lui faire genereusement Taumone, Aus- 
sitot, le pauvre se transfigure enbeaute, rnajeste, 
clarte et represente Jesus-Christ lui-meme, dans 
une tunique parsemee d'astres. 

Au moment de l'Exposition Universelle, Francois 
Coppee, manquant a toute resignation, se sentit 
personnellement atteint et incommode par le 
r&ent aspect que la tour Eiffel donn^it au visage 
de Paris. Rev&ant un nouvel et acerbe patriotisms 
il exprima sa rancoeur au cours d'un long po&me 
dont ce vers enthousiasma ses amis : 

Cest dnorme, ce n'est pas grand/ 



240 LE LIVRE DE MA VIE 

Nous aimions la tour Eiffel, l'arche imposante 
de sa base, la mysterieuse et insensible oscillation 
qui se produisait k son faite, complicity's ae'riennes 
d'harmonieuses math&natiques. 

Bravement, au prix d'un vertige inoubliable, 
nous gravimes les escaliers a claire-voie, ressentant 
l'honneur d'etre accompagnes par M. Eiffel. Ma 
mere, s'accrochant avec terreur au bras de l'illustre 
ingenieur, se reVelait entierement en faisant alter- 
ner des gemissements sans contrainte avec les 
plus court oises et souriantes felicitations. Elle et 
moi, epuisees, dumes nous arreter a la derniere 
plate-forme, cependant que mon frere et ma soeur 
s'elancaient jusqu'a toucher le drapeau. lis eprou- 
verent de cet exploit un orgueil dont il fut long- 
temps parle. Deux sentiments etaient en honneur 
dans la maison de l'avenue Hoche : la temerite 
d'abord, mais aussi, chez une petite fille et chez 
une femme, l'anxiete, la de'faillance, les langou- 
reuses angoisses, tout ce qui apparente un corps 
delicat au po6tique evanouissement d'Esther. 

Le temps passait, nous vivions heureux dans 
le rayonnement de la presence quotidienne de 
Paderewski, rieur, disert, anecdotique. En depit 
d'une fragility de sant^ attache k ma native ro- 
bustesse par la grave maladie de Constantinople, 
je gofttais doucement, envahie par le mont 
images, les confuses d&ices de la croissance. A 



I 



LE LIVRE DE MA VIE 241 



treize ans je m'unissais a tous les Elements, a tout 
le roman du monde. Si la creature, d&s sa nais- 
sance et jusqu'a sa mort, est inconsciemment livree 
a la hantise voluptueuse par la reverie, rirritation, 
la tristesse, il est une longue partie de sa vie o 
1'obsession sans relache fait d'elle l'esclave, la vie- 
time triomphante des solliciteitions de la nature. De 
bonne heure, les petites filles sont averties secre- 
tement de la predominance du charme corporel sur 

Itoutes les vertus de l'esprit, et, si fieres sont-elles de 
cet avantage animal que leur confdre la beauts, que, 
pour elles, l'orgueil est presque toujours physique. 
Bien que timide par delicatesse de Vame, 
par amitie pour tous les etres meles a mes 6tudes 
comme a mes jeux, et dont je pressentais obscu- 
rement, quant a quelques-uns, le ch£tif avenir, 
j'&ais assuree de ma puissance, satisfaite de mon 
apparence que mon entourage approuvait. J'avais 
eu peur de ce que Ton appelle injustement Vkge 
ingrat, — ce si beau moment d'avant quinze ans ! 
Pauvre enfant ingenue, je comptais, avec une naive 
certitude, m'ebattre au centre du monde, « Si je 
n'&ais pas souffrante, ai-je dit aiors, et repete 
toute la vie, je sentirais des ailes croitre k mes 
epaules et je m'&ancerais dans la nue. » 11 faut 
Tavouer, et e'est la, je crois, une verity pour les 
femmes que le destin a favoris£es, j'&ais moins 
vaniteuse des dons de l'esprit, si vigoureux en moi 
que je ne les mettais pas en doute, que de l'image 




LE LIVRE DE MA VIE 



~ 



refl6t£e par mon miroir, fr^quemment consults. Car, 
si la superiority de rintelligence confdre un bien- 
gtre materiel et installe dans I'etre un repos de- 
lectable, seul le plaisir physique contente Ftaie 
pleinement. 



* * 



A cette epoque de nebuleux bonheur, je dus 
une des fiertes de ma vie a ma tante, la princesse 
Alexandre Bibesco, femme du dernier frere de mon 
pere, musicienne fougueuse et savante. La pulsa- 
tion rapide et diamantee de son tenebreux regard 
et son rire nacr6 de Bohemienne, enclrne aux 
exces eharitables, rendaient a son visage Tat trait 
dont le privaient un teint bistre, un dur profil 
irregulier. Son entourage se composait aussi bien 
d'artistes et d'ecrivains en renom que de mede- 
cins celebres et de royales altesses, errantes, 
destitutes, en quete de relations amicales, de 
reunions artistiques et de collations. Const atons-le, 
ce qui r&gne reellement et porte la responsabilite 
du commandement s'apparente aux esprits labo- 
rieux, se signale par la dignit6, le souci, et souvent 
par le noble embarras, mais ce qui est sans pres- 
tige efficace ni pouvoir se repait de sterile vanity et 
croit accorder la faveur de sa pr&ence, tout en 
ne pouvant que mendier hautainement de falla- 
cious hommages. 




LE LIVRE DE MA VIE 24 



Ma tante, g&idreuse par un feu de I'&me 
sillonnait son £tre febrile, s'int&ressait k moi. 

I don de po&ie qu'ellemeconnaissait et lalangue 
maladiveque je surmontais plaisaient a son cce 
actif , imperieux et pitoyable. Elle me demanda ui 
jour ce qui pourrait me causer le plus gran 
plaisir. Deja, grace a son zele, qui la desennuyai 
j'avais rendu visite au professeur Hay em, etrange 
oiseau nocturne, sombre Faust installe au milieu 
des alambics. Son regard magnetique et defiant 
semblait briller au centre de sa personne tout 
entiere crochue. Ne pouvant se rendrea l'evidence 
des facilites poetiques d'une enfant de treize ans, 
que, modestement, je lui avouai, il m'avait pres- 
ent, aulong de quatre pages, un traitement minu- 
tieux, dont il attendait, me disait-il, la guerison 
complete de la douleur physique comme de l'inspi- 
ration lyrique. Aujourd'hui encore, le professeur 
Hayem, vieillard juvenile, gloire medicale veneree, 
se souvient, en riant, de son innocent diagnostic. 
Je confessai done a ma tante le desir ardent que 
j'avais de rencontrer Pierre Loti, qui 6tait un de ses 
fideles amis. Je venais de lire Pecheur d'Islande. 
Je vivais dans la turbulence de ce recit qu'animen 
lesQots marins indefiniment depeints en leurs v; 
rietcfe; j'aimais d'une confuse et harcelante passio: 
le h^ros du roman, le pauvre matelot apollonien 
qui lutte avec la tempete, 1' amour et la mort 
comme Jacob avec 1'ange furieux. Enivree par le 



: 

)n 




244 LE LIVRE DE MA VIE 

style de Loti qui semble murmurer, rever, sugg&rer, 
plus qu'il ne s'attache a formuler nettement, je 
p£n£trais dans le miel de ses longs adjectifs qui 
captivent le coeur avant m£me de le renseigner. Je 
discernais aussi chez lui cette sommaire, sensuelle 
et v^ridique philosophic, si humaine, par quoi 
la creature cherche aprement a s'envelopper de 
sensations voluptueuses et a les retenir. 

L'invisible immorality du genie de Loti, la 
part de verity qu'elle contient, m'avaient s^duite 
au moyen des syllabes trainantes, et envahie 
par les paysages fren^tiques des contrees loin- 
taines et tristes. Un autre de ses volumes, celui- 
la mele de fourmillante Europe autant que des 
Tropiques, m'avait troublee au point que le nom 
seul des ports de Brest, de Cherbourg, de Toulon, 
point de depart vers l'Orient, m'engourdissait de 
bonheur. Ingenue, j'ignorais que ce bien-etre hal- 
lucine me venait de la vision du po&te, decrivant 
1' effervescence des jeunes hommes devolus aux 
rudes aventures des mers, qu'ils affrontent, aux 
heures du depart, avec une brutale et luxurieuse 
d^pense de l'Stre. Et, heureuse, je repetais pour 
moi seule ce refrain d'une chanson miserable des 
ruelles suspectes, que Loti fait retentir dans les 
nuits troubles et bachiques : 

Enfants, cueillex tour it tour 
Des jours de jolie et des nuits d* amour... 






LE LIVRE DE MA VIE 245 



II fut convenu avec ma tante que je rencontre- 
rais Pierre Loti chez elle, un dimanche, vers qua- 
tre heures. Je croyais aimer le poete lui-meme, 
le donateur prodigue de rOrient, dont les desirs 
inassouvissables s'assoupissent au bruit des gui- 
tares indigenes, entre les feuillages opulents et 
les rivieres limoneuses, sous des ciels aux astres 
rapproches. Mais vouloir connaitre le seducteur, 
souhaiter etre vue par lui, c'est tenter de plaire, 
de se d&aire du sentiment que Ton eprouve en 
le transmettant a celui qui Tinspire ; ce n'est 
plus aimer comme il faut aimer, humblement. 
Certes, j'ignorais que j'agissais deja dans le sens 
de la nature vindicative et rusee, et c'est avec un 
tremblement du coeur que j'imaginais ma ren- 
contre avec ce Bouddha respirant. 

Lorsque je sus a quel moment j'allais me trouver 
en face de Pierre Loti, je fus extr&mement pr^oc 
cupee de la maniere dont je serais paree. Ma mere 
nous laissait deja libres du choix de nos toilettes. 
J'aimais la vivacite des couleurs, leur audacieux 
contraste ; une robe me semblait un paysage, une 
amorce avec le destin, une promesse d'aventur 
Le malheur, pour moi, etait qu'a treize ans j 
n'avais pas droit encore au couturier habile qu 
mbn<z jusqu'& la perfection la t&n&it£ et r eclat des 
tissus assembles. Au moment de revetir la robe 
execute par des mains hesitantes, je ne manquais 
pas de souffrir de tous les defauts qui m'etaient 



- 



1 

ui 



246 LE LIVRE DE MA VIE 






viv€\€s, Je n'6tais done pas satisfaite du vetement 
ing£nieusement rev6, gauchement compose, que 
j'endossais pour me rendre chez ma tante. Le 
chapeau, une capeline inclin^e garnie de margue- 
rites et de p&les bleuets, la chevelure volante, le 
visage dont j'etais contente, m'encourageaient, 
mais la deception m'attendait en la personne 
meme au-devant de qui j'allais. 

Lorsque j'entrai chez ma tante, rue de Cour- 
celles, dans un salon dont Tameublement chinois, 
tout entier en bois d'ebene, en ce temps-la fort 
prise, figurait des chim&res irritees, que bleuis- 
sait l'aveuglant soleil de l'apres-midi, je vis un 
homme petit, anxieux de son apparence, hausse 
sur des talons qui deformaient ses pieds tenus. 
Un nez epais et arrondi d'ample papillon des 
nuits, une courte barbe foncee, taillee en pointe, 
ne parvenaient pas a etre rachetes par la sai- 
sissante beaute du regard. Le regard etait pour- 
tant obsedant. Yeux vastes et immobiles, appli- 
ques a bien voir, qui semblaient aspirer tout 
spectacle, meler avec idolatrie une vision nou- 
velle a 1' accumulation des regions, des cieux, des 
oceans, des astres, engloutis dans la prunelle de 
ce voyageur perpetuel et non rassasie. Mais, 
tandis que je commences k souffrir de n'avoir 
pas rencontr^ l'&nir avec qui je souhailais vi- 
vre ct mourir, j'entendis Pierre Loti, observa- 
teur i, dire k ma tante d'unc vobc nette et 







LE LIVRE DE MA VIE 247 

tendre, dont j'ai garde Taccent dans mon cceur : 
« C'est la petite fille de V Aurora ; je l'ai vue 
pleurer il y a quelques annees sur un bateau qui 
la ramenait de Constantinople a un port de la 

Imer Noire.., » 
Le soir meme, je re^us de Pierre Loti une photo- 
graphie qui le representait demi-nu, les bras en 
croix, les handles serrees par un pagne, dans l'at- 
titude extasiee des fakirs. Bien que secreternent 
scandalisee par le torse decouvert, j'eprouvai 
un bondissant orgueil a lire la dedicace qui rap- 
pelait notre rapprochement mysterieux sur les 
eaux du Bosphore. Quoi done ! Tecrivain qui, 
par ses livres de genie, m'installait au paradis, 
avait distingue, plusieurs annees auparavant, une 
petite fille en larmes, qui, a force de souffrance 
sentimentale, aspirait a l'aneantissement sur le 
pont d'un bateau turc ! Je pouvais, desormais, 
negliger les hommages des jeunes chatelains du lac 
Ldman; ne preter aucune attention a leurs com- 
pliments pietrement exprimes, qui ne laissaient 
pas de me toucher, car, au printemps, la compagne 
de 1'oiseau, sur la branche de l'aubepine vanillee, 
remercie, d'un mouvement gracieux du col et des 
ailes, le m&le tendre et infatue qui s'ingenie a lui 
plaire et la rend naivement favorable a l'amour 
inconnu. 







248 



LE LIVRE DE MA VIE 



* 



C'est une ties lois les plus constantes du destin, 
dedaigneux des hommes, lesquels pourtant ont 
fait de lui un dieu sensible k leurs prteres, que Ton 
ne puisse gouter des moments de bonheur, pour- 
tant toujours traverses d'ennui et de languis- 
sement, sans que le malheur vienne interrompre 
notre riant e ou mediocre s^curite. 

Un jour d'aout, a Amphion, ma soeur et moi, 
en costume blanc de tennis, une cravate de soie 
bleu pile nouee autour du col, coiftees, sur nos 
longs cheveux, d'un chapeau de feutre aux ondu- 
lations romanesques, nous nous promenions sur 
le bord du lac, dans cette partie du jardin qui me 
semblait plus parfaite par l'exuberance de hauts 
magnolias verniss^s* Leurs larges fleurs au parfum 
fruitier et torrentiel, s'epanouissaient au-dessus de 
sveltes palmiers qu'humectait le courant d'une fine 
source. Soudain, une querelle eclata entre nous. 
Les jeunes etres sont des fauves, Tardeur des lion- 
ceaux les habite, si doux, raisonnables et affec- 
tueux que s'affirment a Tordinaire leur esprit et 
leur caract&re. Inexplicablement et sans que 
Ton puisse conjurer rinstinctif orage, le d£fl, 
la contradiction, l'invective se donnent libre 
cours. Chacun des combattants, pareils a des gla- 
diateurs et oubliant 1'habituelle tondresse, choisit 












z 



LB LIVRE DE MA VIE 249 



pour tache honorable la n^cessite de vaincre et de 
triompher sans misericorde. Nous nous dispu- 
tames, absurdement, &prement, sur le sujet le plus 
futile. Ma soeur etait justement connue pour ro- 

Ibuste, entetee, gar<jonniere, alors que j'etais une 
adolescente delicate, dont se preoccupaient les 
medecins ; elle s'elanga sur moi. Les arguments 
ay ant fait place a la violence, nous nous taisions 
et nous nous malmenions toutes deux. Attaquee 
a tort, je me defendis, et, incroyablement me- 
chantes pour un instant, nous representions, 
Tune contre l'autre, deux forces acharn^es et hai- 
neuses. C'est alors que j'entendis ma soeur, dont 
j'avais jusqu'alors, en de regrettables combats, 
ete la victime meurtrie, suffoquer tout a coup, 
chanceler et dire d'une voix alt^ree, dont l'accent 
faible et sans defense me transperga le cceur : « Je 
suis fatiguee... » 

Je sentis une pitie indicible et un remords 
epouvante m'envahir. Je contemplai avec h^be 
tude, avec un sentiment de lassitude indefinis 
sable qui implore l'infini, le visage subitemen 
aminci de ma soeur vigoureuse, de ma soeur que 
j'avais, depuis les premieres ann^es denotre vie 
commune, aimee en la redoutant, en n'esp&ant 
pas conqu&ir son coeur secret, volontaire et dis- 
tant. Si l'existence m'avait 6t6 arrach^e en c 
instant-&, j'eusse connu un bienheureux som 
meil : Tenlisement dans ces neiges ou ces sables 



; 




250 



LE LIVRE DE MA VIE 



onctueux qui, lentement, recouvrent et abolisseni 
la conscience. Mais, pcrspicace, je compris que 1' en- 
fant courageuse et brutale qui venait de renoncer 
k la lutte par elle-meme provoqu^e s'6tait sentie 
malade, etait touch^e par quelque ennemi interieur 
de la reguliere et puissante respiration. N'ayant 
plus connaissance de rien que de la resolution 
affligee ou j'etais de la servir, je la ramenai a 
petits pas versnotre maison, et lemedecin, aussitot 
appele, constata qu'elle etait atteinte depuis plu- 
sieurs jours cl'une pleuresie. Brave, obstinee et de 
coeur fier, ma sceur parut ne pas s'occuper d'elle- 
meme, des soins confus et douloureux qui lui furent 
donnes. Pour ma part, je sentis en moi les veines 
de V&me s'ouvrir, la vie me quitter. Quoi ! ma 
sceur quotidienne et indechiffrable, l'etre qui ne 
s'accointait de personne, qui, frequemment, me 
bousculait et me peinait, ma propre personne 
divisee, T enfant de mes parents, le seul corps 
humain qui, etranger a moi-meme, etait pour- 
tant tout moi-mfime, avait ete frappee de la 
foudre a mes cotes sans que mon organisme eut 
flechi avec le sien ! Mon seul voeu etait de 
prendre la moitii de son mal, moi dont la subs- 
tance etait entierement composee de la siennc. 
IDe tels souhaits nes de la chair, issus de la profon- 
deur ancestrale, ne sont pas rxaiicos, mais la re- 
bfllion de rinstinct ne se Laisse pas apaiser, Des 



I 



LB LIVRE DE MA VIE 251 



pas, je cessai d'etre la creature conqu&rante, lan- 
goureuse, coquette, envahissante ou passionne- 
ment et chretiennement modeste que j'etais, que 
je me plaisais a etre. 

Un sentiment maternel ineffable m'attacha h 
l'enfant dont j'etais l'ainee d'un an, et dont sou- 
vent le charme farouche et la mysterieuse durete 
m'avaient fait souffrir. Je ne cessai de ressentir 
et de refuser rinjure que le destin m'envoyait a 
travers elle. Ma mere, incapable de se contr61er, 
repandait des pleurs qui nous consternaient et 
nuisaient a l'energie de l'enfant malade. Notre 
institutrice franfaise, qui avait pour raoi une pre- 
dilection accus^e, me torturait par la preference 
qu'elle persistant a me temoigner ; M. Dessus, 
maladroit dans sa tendresse inquiete et bless^e, 
tenait a ma soeur des propos de piet£, qui 1'irri- 
taient et suscitaient en son esprit une silencieuse 
apprehension. Les medecins, plus attache's a rassu- 
rer ma mere et a lui complaire qu'a imposer leur 

I science, d'ailleurs indecise, tout enfin contribuait 
a desesperer ma raison, mon fraternel amour. 
En octobre, de retour a Paris et en depit des 
diverses opinions medicales chancelantes, ma mere, 
mise en face du froid tenebreux et d une pluie 
persistante, decida que nous partirions pour le 
Midi, Une villa fut choisie a Monte-Carlo. La M<£- 
diterranee dont j'avais toixjours reve, les jardins 



252 



LE LIVRE DE MA VIE 



qui fleurissent a l'^poque ou la neige, les brouil- 
lards, les vents glaces plongent Paris dans une 
somnolence desol^e, en un mot la volupt6 du plus 
proche Orient, je ne devais done les connaitre 
que guid^e par la main £conome du destin, qui 
repousse avec une maussade moquerie l'elan 
filial des jeunes etres, tou jours prets a l'enlacer, 
a oublier ses d^dains, a lui prodiguer leurs confiants 
embrassements ! 

Arret^e sur ma route triomphante et ing6nu- 
ment voluptueuse, je courbai la tete, je jurai de 
secourir ma soeur charnellement offensee, et, ces- 
sant d'etre elegiaque ou agitatrice par d6sir de 
seduction, j'entrepris d'opposer au destin provo- 
cateur une robustesse d'ame que la tendresse 
irrit^e rendait stoique et invincible. 






TABLE DES MATIERES 



Introduction 

CHAPITRE PREMIER 

Paris. — L'hdtel de Tavenue Hoche. — Decor 

Icitadin. — Nostalgie de la nature. — Mon 
pere. — Autour de la table d'Amphion. — Ma 
mere. — De la splendeur orientale au brouil- 
lard britannique. — Premiere lefon d'anglais. 
— La gouvernante et le prestidigitateur. — 
Douleur d'enfant 



CHAPITRE II 






Nuit d'angine. — M. et Mme Philibert. — Le 
14 Juillet. — La Marseillaise. — La reine Vic- 
toria sur la Corniche. — Un fidele du comte 
de Chambord. — Le lac de Geneve. — L'exil6 
de Prangins. — Bonaparte, j'aime en vous.... 
— Napoleon batisseur et devin. — L'astre du 
h£ros. — Le sMucteur illimiti 



CHAPITRE III 

Le miracle de Bonaparte. — Dans le pare de la 
Malmaison. — Sous les charmilles de Voltaire. 
— L'enchantement de Rousseau. — Barr£s 
aux Charmettes. — D£couverte amoureuse de 



254 TABLE DES M ATI E RES 



Musset. — Lectures sur le lac. — Le genie de 
Corneille et de Victor Hugo 49 

CHAPITRE IV 

Mme de Stael me fait peur. — M. et 
Mme Necker dans le bocal funebre. — George 
Sand. — Ferveur francaise. — L'Histoire 
revised par M. Dessus. — La Patrie, prison 
maternelle. — L'enfant dans la cage du 
monde. — Le paradis d'Amphion. — L'oncle 
Jean. — Meditation funebre 76 

CHAPITRE -V 

L'enfant que je fus... — Le nom d'Anna. — 
Un regard de Mistral. — Sully Prudhomme et 
Gaston Paris. — Le prince de Galles et ses deux 
flls a Amphion. — Ma faculte d'admiration. 
— Confraternite. — Gerard d'Houville et 
Colette. — Le compliment a la princesse 
Louise d' Angleterre 98 

CHAPITRE VI 



. 



Plaidoyer pour les coupables. — Promenades 
au crdpuscule d'et6. — Un homme entre deux 
gendarmes Savoyards. — Alarmes physiques. 
— Le tramway de la rue Taitbout. — Le nou- 
veau cours de solfe.ge 116 

CHAPITRE VII 

Octobre au bord du lac l.riuan. — La nv 
de 1 iion pfcre. — Protc incnuiv. — M. Des- 

sus et la consolation. — Quand nous out 






quittes ceux que nous aimions.., — M. Caro 
et les « Carolines ». — Diplomates a table. — 
Grandeur et mis&re des receptions. — Vivre 
et mourir 135 

:hapitre VIII 

Mon amour de la foule. — D6jeuners domi- 
nicaux, — Desirs d'enfant. — Le corset et 
les liqueurs. — La silhouette. — I/embon- 
point des sylphides. — De Teglise russe a la 
chapelle espagnole. — Lucide melancolie. — 
La promesse du Bosphore 

;hapitre ix 

Valses viennoises. — Le plat national. — 
Constantinople. — Le serail du sultan. — 
Sous la moustiquaire. — Les cancans d'Ar- 
naout-Keui. — Les admirations litt^raires de 
l'oncle Paul. — A la porte de Victor Hugo 



173 



CHAPITRE X 






A bord de Y Aurora. — Notre gouvernante 
allemande. — Correspondance avec l'Orient. 
— Mme Colin, maitresse de francais. — De 
Chateaubriand k Smile Zola. — La musique 
et la poesie . , 

(HAPITRE XI 
fitudes et meditations. — Les « cuistres ». — 
Apparition de Paderewski. — M. Dessus 
s'apprivoise. — L'Univers parle a l'enfant. — 
Menaces et promesses. — Les enchantements 






256 



TABLE DES MATURES 



d'Amphion. — Chauves-souris et hirondelles. 

— M^taphysique du soir 207 

CHAPJTRE XII 

Paul Marieton et l'ficole romane. — Un lutin 
de Shakespeare. — L'abeille virgilienne du 
verger de Mistral. — L'Exposition Univer- 
selle. — La carte du monde. — La tour Eiffel 
et Francois Coppe'e. — Rencontre avec Pierre 
LotL — Adolescence. — Ma sceur et moi. — 
Lutte contre le destin 22 J 



IMPRIMERIK CRET* 
CORBBIL (S.-ET-O.) 

7753 " 4 " *93*