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Hugo, Victor (1802-1885). Romans. 1889.
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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
ÉDITION NATIONALE
VICTOR HUGO
ROMAN
XI
JUSTIFICATION DU TIRAGE
Il a été fait, pour les amateurs, un tirage spécial sur
papiers de luxe, de mille exemplaires numérotés à la
presse, avec une double suite des gravures hors texte.
50 exemplaires sur prapier du Japon, avec eaux-fortes pures là 30
200 — — du Japon 51 à 2S0
SO — — de Chine 251 à 300
100 — — Vélin à la forme 301 à 400
600 -- — Vergé — 401 à 1000
KDHIOX WTlOWlVi:
HUGO
TÉS TiJAVAii I i:i ns Dr: la m¥a\
II
H. QANGtR INV
JAOUCHQN JC.
PARIS
LIBRATRIE DE L'EDÏTION NATIONALE
KM M. K ! KS I \ li f>, Kl) I TK I W
18, RUIÎ DE CONDÉ, 18
189^2
'"V
DEUXIEME PARTIE
GILLIATT LE MALIN
ROMAN. — XI.
LIVRE PREMIER
L'ÉCUEIL
L- ej ■ V - B 1 c h tLi ' J Lî c
L'ENDROIT OU IL EST MALAISÉ D'ARRIVER
ET DIFFICILE DE REPARTIR
La barque, aperçue sur plusieurs points de la côte de
Guernesey dans la soirée précédente à des heures diverses,
était, on Ta deviné, la panse. Gilliatt avait choisi le long de
la côte le chenal à travers les rochers ; c'était la route
périlleuse, mais c'était le chemin direct. Prendre le plus
court avait été son seul souci. Les naufrages n'attendent
pas, la mer est une chose pressante, une heure de retard
6 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
pouvait être irréparable. Il voulait arriver vite au secours
de la machine en danger.
Une des préoccupations de Gilliatt en quittant Guernesey
parut être de ne point éveiller l'attention. Il partit de la
façon dont on s'évade. 11 eut un peu l'allure de se cacher.
Il évita la côte est comme quelqu'un qui trouverait inutile
de passer en vue de Saint-Sampson et de Saint-Pierre-Port;
il glissa, on pourrait presque dire il se glissa, silencieuse-
ment le long de la côte opposée qui est relativement inha-
bitée. Dans les brisants, il dut ramer; mais Gilliatt maniait
l'aviron selon la loi hydraulique, prendre l'eau sans choc
et la rendre sans vitesse, et de cette manière il put nager
dans l'obscurité avec le plus de force et le moins de bruit
possible. On eût pu croire qu'il allait faire une mauvaise
action.
La vérité, est que, se jetant tête baissée dans une entre-
prise fort ressemblante à l'impossible, et risquant sa vie
avec toutes les chances à peu près contre lui, il craignait la
concurrence.
Gomme le jour commençait à poindre, les yeux inconnus
qui sont peut-être ouverts dans les espaces purent voir au
milieu de la mer, sur un des points où il y a le plus de
solitude et de menace, deux choses entre lesquelles l'inter-
valle décroissait, l'une se rapprochant de l'autre. L'une,
presque imperceptible dans le large mouvement des lames,
était une barque à la voile; dans cette barque il y avait un
homme; c'était la panse portant Gilliatt. L'autre, immobile,
colossale, noire, avait au-dessus des vagues une surpre-
nante figure. Deux hauts piliers soutenaient hors des flots
L'ÉCUEIL.
dans le vide une sorte de traverse horizontale qui était
comme un pont entre leurs sommets. La traverse, si informe
de loin qu'il était impossible de deviner ce que c'était, fai-
sait corps avec les deux jambages. Cela ressemblait à une
porte. A quoi bon une porte dans cette ouverture de toutes
parts qui est la mer? On eût dit un dolmen titanique planté
là, en plein océan, par une fantaisie magistrale, et bâti par
des mains qui ont l'habitude de proportionner leurs con-
structions à l'abîme. Cette silhouette farouche se dressait
sur le clair du ciel.
La lueur du matin grandissait à l'est; la blancheur de
l'horizon augmentait la noirceur de la mer. En face, de
l'autre côté, la lune se couchait.
Ces deux piliers, c'étaient les Douvres. L'espèce de masse
emboîtée entre eux comme une architrave entre deux cham-
DranicS, u ctan la i^Lirciiiuc.
Cet écueil, tenant ainsi sa proie et la faisant voir, était
terrible; les choses ont parfois vis-à-vis de l'homme une
ostentation sombre et hostile. 11 y avait du défi dans Tatti-
tude de ces rochers. Cela semblait attendre.
Rien d'altier et d'arrogant comme cet ensemble : le
vaisseau vaincu, l'abîme maître. Les deux rochers, tout
ruisselants encore de la tempête de la veille, semblaient
des combattants en sueur. Le vent avait molli, la mer se
plissait paisiblement, on devinait à fleur d'eau quelques bri-
sants où les panaches d'écume retombaient avec grâce; il
venait du large un murmure semblable à un bruit d'abeilles.
Tout était de niveau, hors les deux Douvres, debout et
droites comuie deux colonnes noires. Elles étaient lusau'à
8 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
une certaine hauteur loules velues de varech. Leurs hanclies
escarpées avaient des reflets d'armures. Elles semblaient
prêtes à recommencer. On comprenait (pi'ellcs étaient enra-
cinées sous l'eau à des montagnes. Une sorte de toute-puis-
sance tragique s'en dégageait.
D'ordinaire la mer cache ses coups. Elle reste volontiers
obscure. Cette ombre incommensurable garde tout pour
elle. Il est très rare nue le mYstôre renonce au secret.
Certes, il y a du monstre dans la catastrophe, mais en
quantité inconnue. La mer est patente et secrète; elle se
dérobe, elle ne lient pas à divulguer ses actions. Elle fait
un naufrage, et le recouvre; l'engloutissement est sa pudeur.
La vague est hypocrite; elle tue, recèle, ignore et sourit.
Elle rugit, puis moutonne.
Ici rien de pareil. Les Douvres, élevant au-dessus des
flots la Durand e morte, avaient un air de triomphe. On eut
dit deux bras monstrueux sortant du gouffre et montrant
aux tempêtes ce cadavre de navire. C'était cjuelque chose
comme l'assassin qui se vante.
L'horreur sacrée de l'heure s'y ajoutait. Le point du jour
a une grandeur mystérieuse (jui se compose d'un reste de
rêve et d'un commencement de pensée. A ce moment trouble,
un peu de spectre flotte encore. L'espèce d'immense II ma-
juscule formée par les deux Douvres ayant la Durande pour
trait d'union apparaissait à l'horizon dans on ne sait quelle
majesté crépusculaire.
Gilliatt était vêtu de ses habits de mer, chemise de laine,
bas de laine, souliers (doutés, vareuse de tricot, paidalon à
jioches de grosse étoile bourrue, et sur la tête une de ces
( /t^fty - r /rSf^ '/ff/jT^/ . I,
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oc II. V.>\ MAI.AISI'; D'AHRIVKU
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L'ÉCUEIL.
coiffes de laine rouge usitées alors dans la marine, qu'on
appelait au siècle dernier galériennes.
11 reconnut l'écueil et avança.
La Durande était tout le contraire d'un navire coulé à
fond; c'était un navire accroché en l'air.
Pas de sauvetage plus étrange à entreprendre.
Il faisait plein jour quand Gilliatt arriva dans les eaux
de recueil.
Il y avait, nous venons de le dire, peu de mer. L'eau
avait seulement la quantité d'agitation que lui donne le res-
serrement entre les rochers. Toute manche, petite ou grande,
clapote. L'intérieur d'un détroit écume toujours.
Gilliatt n'aborda point les Douvres sans précaution.
Il jeta la sonde plusieurs fois.
Gilliatt avait un petit débarquement à faire.
Habitué aux absences, il avait chez lui son en-cas de
départ toujours prêt. C'était un sac de biscuit, un sac de
farine de seigle, un panier de stock-fish et de bœuf fumé,
un grand bidon d'eau douce, une caisse norvégienne à fleurs
peintes contenant quelques grosses chemises de laine, son
suroit et ses jambières goudronnées, et une peau de mouton
qu'il jetait la nuit par-dessus sa vareuse. Il avait, en quit-
tant le Bu de la Rue, mis tout cela en hâte dans la panse,
plus un pain frais. Pressé de partir, il n'avait emporté
d'autre engin de travail que son marteau de forgeron, sa
hache et son hacherot, une scie, et une corde à nœuds
armée de son grappin. Avec une échelle de cette sorte et la
manière de s'en servir, les pentes revêches deviennent ma-
niables, et un bon marin trouve des praticables dans les
llOMAPt. — X[. â
^0 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
plus rudes escarpements. On peut voir, dans l'île de Serk,
le parti que tirent d'une corde à nœuds les pêcheurs du
havre Gosselin.
Ses filets et ses lignes et tout son attirail de pèche étaient
dans la barque. H les y avait mis par habitude, et machi-
nalement, car il allait, s'il donnait suite à son entreprise,
séjourner quelque temps dans un archipel de brisants, et
les engins de pêche n'y ont que faire.
Au moment où Gilliatt accosta l'écueil, la mer baissait,
circonstance favorable. Les lames décroissantes laissaient à
découvert au pied de la petite Douvre quelques assises
plates ou peu inclinées, figurant assez bien des corbeaux à
porter un plancher. Ces surfaces, tantôt étroites, tantôt
larges, échelonnées avec des espacements inégaux le long
du monolithe vertical, se prolongeaient en corniche mince
jusque sotis la Durande, laquelle faisait ventre entre les deux
rochers. Elle était serrée là comme dans un étau.
Ces plates-formes étaient commodes pour débarquer et
aviser. On pouvait décharger là, provisoirement, l'en-cas
apporté dans la panse. Mais il liillait se hâter, elles n'étaient
hors de l'eau que pour peu d'heures. A la mer montante,
elles rentreraient sous l'écume.
Ce fut devant ces roches, les unes planes, les autres
déclives, que Gilliatt poussa et arrêta la panse.
Une épaisseur mouillée et glissante du goémon les cou-
vrait, l'obliquité augmentait çà et là le glissement.
Gilliatt se déchaussa, sauta pieds nus sur le goémon, et
amarra la panse à une pointe de rocher.
Puis il s'avança le plus loin qu'il put sur l'étroite cor-
L^ÉCUEIL. H
niche de granit, parvint sous la Durande, leva les yeux et
la considéra.
LaDurande était saisie, suspendue et comme ajustée dans
les deux roches à vingt pieds environ au-dessus du Ilot. 11
avait fallu pour la jeter là une furieuse violence de la mer.
Ces coups forcenés n'ont rien qui étonne les gens de
mer. Pour ne citer qu'un exemple, le 25 janvier 4840, dans
le golfe de Stora, une tempête finissante fit, du choc de sa
dernière lame, sauter un brick, tout d'une pièce, par-dessus
la carcasse échouée de la corvette la Marne^ et l'incrusta,
beaupré en avant, entre deux falaises.
Du reste, il n'y avait dans les Douvres qu'une moitié de
la Durand e.
Le navire, arraché aux vagues, avait été en quelque sorte
déraciné de l'eau par l'ouragan. Le tourbillon de vent l'avait
tordu, le tourbillon de mer l'avait retenu, et le bâtiment,
ainsi pris en sens inverse par les deux mains de la tem-
pête, s'était cassé comme une latte. L'arrière, avec la ma-
chine et les roues, enlevé hors de l'écume et chassé par
toute la furie du cyclone dans le défilé des Douvres, y était
entré jusqu'au maître-bau, et était demeuré là. Le coup de
vent avait été bien asséné; pour enfoncer ce coin entre ces
deux rochers, l'ouragan s'était fait massue. L'avant, emporté
et roulé par la rafale, s'était disloqué sur les brisants.
La cale défoncée avait vidé dans la mer les bœufs noyés.
Un large morceau da la muraille de l'avant tenait encore
à l'arrière et pendait aux porques du tambour de gauche
par quelques attaches délabrées, faciles à briser d'un coup
de hache.
4â LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
On voyait çà et là dans les anfractuosités lointaines de
recueil des poutres, des planches, des haillons de voiles,
des tronçons de chaînes, toutes sortes de débris, tranquilles
sur les rochers.
Gilliatt regardait avec attention la Durand e. La quille
faisait plafond au-dessus de sa tête.
L^horizon, où l'eau illimitée remuait à peine, était serein.
Le soleil sortait superbement de cette vaste rondeur bleue.
De temps en temps une goutte d'eau se détachait de
l'épave et tombait dans la mer.
II
LES PERFECTIONS DU DÉSASTRE
Les Douvres étaient différentes de forme comme de
hauteur.
Sur la petite Douvre, recourbée et aiguë, on voyait se
ramifier, de la base à la cime, de longues veines d'une roche
couleur brique, relativement tendre, qui cloisonnait de ses
lames Tintérieur du granit. Aux affleurements de ces lames
rougeâtres il y avait des cassures utiles à l'escalade. Une de
ces cassures, située un peu au-dessus de Fépave, avait été
si bien élargie et travaillée par les éclaboussures de la vague
qu'elle était devenue une espèce de niche où Ton eût pu
loger une statue. Le granit de la petite Douvre était arrondi
à la surface et mousse comme de la pierre de touche, dou-
ceur qui ne lui ôtait rien de sa dureté. La petite Douvre se
terminait en pointe comme une corne. La grande Douvre,
polie, unie, lisse, perpendiculaire, et comme taillée sur
épure, était d'un seul morceau et semblait faite d'ivoire noir.
Pas un trou, pas un relief. L'escarpement était inhospitalier;
14 LES TRAVAILLEURS DE LA MER
un forçat n'eût pu s^en servir pour sa fuite ni un oiseau
pour son nid. Au sommet il y avait, comme sur le roche.
l'Homme, une plate-forme ; seulement cette plate-forme était
inaccessible.
On pouvait monter sur la petite Douvre, mais non s'y
maintenir; on pouvait séjourner sur la grande, mais non y
monter.
Gilliatt, le premier coup d'œil jeté, revint à la panse, la
déchargea sur la plus large des corniches à fleur d'eau, fit
de tout ce chargement, fort succinct, une sorte de ballot
qu'il noua dans un prélart, y ajusta une élingue avec sa
boucle de hissement, poussa ce ballot dans un recoin de
roche où le flot ne pouvait l'atteindre, puis des pieds et des
mains, de saillie en saillie, étreignant la petite Douvre, se
cramponnant aux moindres stries, il monta jusqu'à la Du-
rande échouée en l'air.
Parvenu à la hauteur des tambours, il sauta sur le
pont.
Le dedans de l'épave était lugubre.
La Durande offrait toutes les traces d'une voie de fait
épouvantable. C'était le viol effrayant de l'orage. La tempête
se comporte comme une bande de pirates. Rien ne ressemble
à un attentat comme un naufrage. La nuée, le tonnerre, la
pluie, les souffles, les flots, les rochers, ce tas de complices
est horrible.
On rêvait sur le pont désemparé quelque chose comme
le trépignement furieux des esprits de la mer. Il y avait
partout des marques de rage. Les torsions étranges de cer-
taines ferrures indiquaient les saisissements forcenés- du
L^ÉCUEIL. 15
vent. L'entre-pont était comme le cabanon d'un fou où tout
était cassé.
Pas de bête comme la mer pour dépecer une proie. L'eau
est pleine de griffes. Le vent mord, le flot dévore; la vague
est une mâchoire. C'est à la fois de l'arrachement et de
l'écrasement. L'océan a le même coup de patte que le lion.
Le délabrement de la Durande offrait ceci de particulier
qu'il était détaillé et minutieux. C'était une sorte d'éplu-
chement terrible. Beaucoup de choses semblaient faites
exprès. On pouvait dire : quelle méchanceté! Les fractures
des bordages étaient feuilletées avec art. Ce genre de ravage
est propre au cyclone. Déchiqueter et amenuiser, tel est le
caprice de ce dévastateur énorme. Le cyclone a des recher-
ches de bourreau. Les désastres qu'il fait ont un air de
supplices. On dirait qu'il a de la rancune; il raffine comme
un sauvage. Il dissèque en exterminant. Il torture le nau-
frage, il se venge, il s'amuse; il y met de la petitesse.
Les cyclones sont rares dans nos climats, et d'autant
plus redoutables qu'ils sont inattendus. Un rocher rencontré
peut faire pivoter un orage. Il est probable que la bour-
rasque avait fait spirale sur les Douvres, et s'était brusque-
ment tournée en trombe au choc de l'écueil, ce qui expli-
quait le jet du navire à une telle hauteur dans ces roches.
Quand le cyclone souffle, un vaisseau ne pèse pas plus au
vent qu'une pierre à une fronde.
La Durande avait la plaie qu'aurait un homme coupé en
deux ; c'était un tronc ouvert laissant échapper un fouillis
de débris semblable à des entrailles. Des cordages flottaient
et frissonnaient; des chaînes se balançaient en grelottant;
16 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
les fibres et les nerfs du navire étaient à nu et pendaient.
Ce qui n'était pas fracassé était désarticulé ; des fragments
du mailletage du doublage étaient pareils à des étrilles
hérissées de clous ; tout avait la forme de la ruine ; une
barre d'anspec n'était plus qu'un morceau de fer, une sonde
n'était plus qu'un morceau de plomb, un cap-de-mouton
n'était plus qu'un morceau de bois ; une drisse n'était plus
qu'un bout de chanvre, un touron n'était plus qu'un éche-
veau brouillé, une ralingue n'était plus qu'un fil dans un
ourlet; partout l'inutilité lamentable de la démolition; rien
qui ne fût décroché, décloué, lézardé, rongé, déjeté, sa-
bordé, anéanti; aucune adhésion dans ce monceau hideux,
partout la déchirure, la dislocation, et la rupture, et ce je
ne sais quoi d'inconsistant et de liquide qui caractérise tous
les pêle-mêle, depuis les mêlées d'hommes qu'on nomme
bataille jusqu'aux mêlées d'éléments qu'on nomme chaos.
Tout croulait, tout coulait, et uq ruissellement de plan-
ches, de panneaux, de ferrailles, de câbles et de poutres
s'était arrêté au bord de la grande fracture de la quille,
d'où le moindre choc pouvait tout précipiter dans la mer.
Ce qui restait de cette puissante carène si triomphante au-
trefois, tout cet arrière suspendu entre les deux Douvres et
peut-être prêt à tomber, était crevassé çà et là et laissait
voir par de larges trous l'intérieur sombre du navire.
L'écume crachait d'en bas sur cette chose misérable.
III
GATlVï' MATCl NON SATIVF
Gilliatt ne s'attendait pas à ne trouver qu'une moitié du
bâtiment. Rien dans les indications, pourtant si précises, du
patron du Shealtiel, ne faisait pressentir cette coupure du
navire par le milieu. C'était probablement à l'instant où
s'était faite cette coupure sous les épaisseurs aveuglantes
de l'écume qu'avait eu lieu ce ce craquement diabolique »
entendu par le patron du Shealtiel, Ce patron s'était sans
doute éloigné au moment du dernier coup de vent, et ce
qu'il avait pris pour un paquet de mer était une trombe.
Plus tard, en se rapprochant pour observer l'échouement,
il n'avait pu voir que la partie antérieure de l'épave, le
reste, c'est-à-dire la large cassure qui avait séparé l'avant
de l'arrière, lui étant caché par l'étranglement de l'écueil.
A cela près, le patron du Shealtiel n'avait rien dit que
d'exact. La coque était perdue, la machine était intacte.
Ces hasards sont fréquents dans les naufrages comme
dans les incendies. La logique du désastre nous échappe.
ROMAN. — XI.
18 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Les mâts cassés étaient tombés, la cheminée n'était pas
même ployée; la grande plaque de fer qui supportait la
mécanique Tavait maintenue ensemble et tout d'une pièce.
Les revêtements en planches des tambours étaient disjoints
à peu près comme les lames d'une persienne ; mais à travers
leurs claires-voies on distinguait les deux roues en bon état.
Quelques pales manquaient.
Outre la machine, le grand cabestan de l'arrière avait
résisté, il avait sa chaîne, et, grâce à son robuste emboî-
tement dans un cadre de madriers, il pouvait rendre encore
des services, pourvu toutefois que l'effort du tournevire
ne fît pas fendre le plancher. Le tablier du pont fléchis-
sait presque sur tous les points. Tout ce diaphragme était
branlant.
En revanche le tronçon de la coque engagée entre les
Douvres tenait ferme, nous l'avons dit, et semblait solide.
Cette conservation de la machine avait on ne sait quoi
de dérisoire et ajoutait l'ironie à la catastrophe. La sombre
malice de l'inconnu éclate quelquefois dans ces espèces de
moqueries amères. La machine était sauvée, ce qui ne Fem-
pêchait point d'être perdue. L'océan la gardait pour la dé-
molir à loisir. Jeu de chat.
Elle allait agoniser là et se défaire pièce à pièce. Elle
allait servir de jouet aux sauvageries de l'écume. Elle allait
décroître jour par jour, et fondre pour ainsi dire. Qu'y
faire? Que ce lourd bloc de mécanismes et d'engrenages, à
la fois massif et délicat, condamné à l'immobilité par sa
pesanteur, livré dans cette solitude aux forces démolissantes,
mis par l'écueilà la discrétion du vent et du flot, pût, sous
RECUEIL. 19
la pression de ce milieu implacable, échapper à la des-
truction lente, il semblait qu'il y eût folie rien qu'à l'ima-
giner.
La Durande était prisonnière des Douvres.
Gomment la délivrer?
Gomment la tirer de là?
L'évasion d'un homme est difficile; mais quel problème
que celui-ci : l'évasion d'une machine !
?', fUitv/. In
IV
EXAMEN LOCAL PRÉALABLE
Gilliatt n'était entouré que d'urgences. Le plus pressé
pourtant était de trouver d'abord un mouillage pour la
panse, puis un gîte pour lui-même.
La Durande s'étant plus tassée à bâbord qu'à tribord, le
tambour de droite était plus élevé que le tambour de
gauche.
Gilliatt monta sur le tambour de droite. De là il domi-
nait la partie basse des brisants et, quoique le boyau des
22 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
rochers^ aligné à angles brisés derrière les Douvres, fît plu-
sieurs coudes, Gilliait put étudier le plan géométral de
recueil.
Ce fut par cette reconnaissance qu'il commença.
Les Douvres, ainsi que nous l'avons indiqué déjà, étaient
comme deux hauts pignons marquant l'entrée étroite d'une
ruelle de petites falaises granitiques à devantures perpen-
diculaires. 11 n'est point rare de trouver, dans les forma-
tions sous-marines primitives, de ces corridors singuliers
qui semblent coupés à la hache.
Ce défilé, fort tortueux, n'était jamais à sec, même dans
les basses mers. Un courant très secoué le traversait tou-
jours de part en part. La brusquerie des tournants était,
selon le rumb de vent régnant, bonne ou mauvaise; tantôt
elle déconcertait la houle et la faisait tomber; tantôt elle
l'exaspérait. Ce dernier cas était le plus fréquent; l'obstacle
met le flot en colère et le pousse aux excès; l'écume est
l'exagération de la vague.
Le vent d'orage, dans ces étranglements entre deux
roches, subit la même compression et acquiert la même
malignité. C'est la tempête à l'état de strangurie. L'immense
souffle reste immense et se fait aigu. Il est massue et dard.
Il perce en même temps qu'il écrase. Qu'on se figure l'ou-
ragan devenu vent coulis.
Les deux chaînes de rochers, laissant entre elles cette
espèce de rue de la mer, s'étageaient plus bas que les
Douvres en hauteurs graduellement décroissantes et s^en-
fonçaient ensemble dans le flot à une certaine distance. Il y
avait là un autre goulet, moins élevé que le goulet des
L'ÉGUEIL. 23
Douvres, mais plus étroit encore, et qui était Feutrée est du
défilé. On devinait que le double prolongement des deux
arêtes de roches continuait la rue sous Teau jusqu'au
rocher l'Homme placé comme une citadelle carrée à l'autre
extrémité de Técueil.
Du reste, à mer basse, et c'était l'instant où Gilliatt
observait, ces deux rangées de bas-fonds montraient leurs
affleurements, quelques-uns à sec, tous visibles, et se coor-
donnant sans interruption.
L'Homme bordait et arc-boutait au levant la masse
entière de l'écueil contrebutée au couchant par les deux
Douvres.
Tout recueil, vu à vol d'oiseau, offrait un chapelet ser-
pentant de brisants ayant à un bout les Douvres et à l'autre
bout l'Homme.
L'écueil Douvres, pris dans son ensemble, n'était autre
chose que l'émergement de deux gigantesques lames de
granit se touchant presque et sortant verticalement, comme
une crête, des cimes qui sont au fond de l'océan. 11 y a hors
de l'abîme de ces exfoliations immenses. La rafale et la
houle avaient déchiqueté cette crête en scie. On n'en voyait
que le haut; c'était l'écueil. Ce que le flot cachait devait
être énorme. La ruelle, où l'orage avait jeté la Durande,
était l'entre-deux de ces lames colossales.
Cette ruelle, en zigzag comme l'éclair, avait à peu près
sur tous les points la même largeur. L'océan l'avait ainsi
faite. L'éternel tumulte dégage de ces régularités bizarres.
Une géométrie sort de la vague.
D'un bout à l'autre du défilé, les deux murailles de
24 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
roche se faisaient face parallèlement à une distance que le
maître-couple de la Durande mesurait presque exactement.
Entre les deux Douvres, l'évasement de la petite Douvre,
recourbée et renversée, avait donné place aux tambours.
Partout ailleurs les tambours eussent été broyés.
La double façade intérieure de l'écueil était hideuse.
Quand dans l'exploration du désert d'eau nommé océan on
arrive aux choses inconnues de la mer, tout devient surprenant
et difforme. Ce que Gilliatt, du haut de l'épave, pouvait aper-
cevoir du défilé, faisait horreur. 11 y a souvent dans les gorges
granitiques de l'océan une étrange figuration permanente du
naufrage. Le défilé des Douvres avait la sienne, effroyable.
Les oxydes de la roche mettaient sur l'escarpement, çà et
là, des rougeurs imitant des plaques de sang caillé. C'était
quelque chose comme l'exsudation saignante d'un caveau de
boucherie. Il y avait du charnier dans cet écueil. La rude
pierre marine, diversement colorée, ici par la décomposi-
tion des amalgames métalliques mêlés à la roche, là par la
moisissure, étalait par places des pourpres affreuses, des
verdissements suspects, des éclaboussures vermeilles, éveil-
lant une idée de meurtre et d'extermination. On croyait voir
le mur pas essuyé d'une chambre d'assassinat. On eût dit
que des écrasements d'hommes avaient laissé là leur trace;
la roche à pic avait on ne sait quelle empreinte d'agonies
accumulées. En de certains endroits ce carnage paraissait
ruisseler encore, la muraille était mouillée, et il semblait
impossible d'y appuyer le doigt sans le retirer sanglant. Une
rouille de massacre apparaissait partout. Au pied du double
escarpement parallèle, épars à lleur d'eau, ou sous la lame,
L'ÉCUEIL. 25
ou à sec dans les affouillements, de monstrueux galets
ronds, les uns écartâtes, les autres noirs ou violets, avaient
des ressemblances de viscères; on croyait voir des pou-
mons frais, ou des foies pourrissant. On eût dit que des
ventres de géants avaient été vidés là. De longs fils rouges,
qu'on eût pu prendre pour des suintements funèbres,
rayaient du haut en bas le granit.
Ces aspects sont fréquents dans les cavernes de la mer.
IlOMA^f, — XI. 4
V
UN MOT SUR LA COLLABORATION SECRÈTE
DES ÉLÉMENTS
Pour ceux qui, par les hasards des voyages, peuvent être
condamnés à l'habitation temporaire d'un écueil dans
l'océan, la forme de l'écueil n'est point chose indifférente,
11 y a recueil pyramide, une cime unique hors de l'eau ; il
y a recueil cercle, quelque chose comme un rond de grosses
pierres; il y a l'écueil corridor. L'écueil corridor est le
plus inquiétant. Ce n'est pas seulement à cause de l'angoisse
du flot entre ses parois et des tumultes de la vague res-
serrée, c'est aussi à cause des obscures propriétés météo-
rologiques qui semblent se dégager du parallélisme de deux
roches en pleine mer. Ces deux lames droites sont un véri-
table appareil voltaïque.
Un écueil corridor est orienté. Cette orientation importe.
11 en résulte une première action sur l'air et sur l'eau.
L'écueil corridor agit sur le flot et sur le vent, mécanique-
L^ÉGUEIL. 27
ment, par sa forme, galvaniquement, par l'aimantation diffé-
rente possible de ses plans verticaux, masses juxtaposées et
contrariées l'une par Fautre.
Cette nature d'écueils tire à elle toutes les forces
furieuses éparses dans Fouragan, et a sur la tourmente une
singulière puissance de concentration.
De là, dans les parages de ces brisants, une certaine
accentuation de la tempête.
Il faut savoir que le vent est composite. On croit le vent
simple; il ne Test point. Cette force n'est pas seulement
chimique, elle est magnétique. Il y a en elle de l'inexpli-
cable. Le vent est électrique autant qu'aérien. De certains
vents coïncident avec les aurores boréales. Le vent du banc
des Aiguilles roule des vagues de cent pieds de haut, stu-
peur de Dumont d'Urville. — La corvette, dit-il, ne savait
à qui entendre. — Sous les rafales australes, de vraies
tumeurs maladives boursouflent l'océan, et la mer devient si
horrible que les sauvages s'enfuient pour ne point la voir.
Les rafales boréales sont autres; elles sont toutes mêlées
d'épingles de glace, et ces bises irrespirables refoulent en
arrière sur la neige les traîneaux des esquimaux. D'autres
vents brûlent. C'est le simoun d'Afrique, qui est le typhon
de Chine et le samiel de l'Inde. Simoun, Typhon, Samiel;
on croit nommer des démons. Ils fondent le haut des mon-
tagnes ; un orage a vitrifié le volcan de Tolucca. Ce vent
chaud, tourbillon couleur d'encre se ruant sur les nuées
écarlates, a fait dire aux Védas : Yoici le dieu noir qni
vient voler les vaches rouges. On sent dans tous ces faits
la pression du mystère électrique.
28 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Le vent est plein de ce mystère. De même la mer. Elle
aussi est compliquée ; sous ses vagues d'eau, qu'on voit,
elle a ses vagues de forces, qu'on ne voit pas. Elle se com-
pose de tout. De tous les pêle-mêle, l'océan est le plus
indivisible et le plus profond.
Essayez de vous rendre compte de ce chaos, si énorme
qu'il aboutit au niveau. Il est le récipient universel, réser-
voir pour les fécondations, creuset pour les transformations.
Il amasse, puis disperse; il accumule, puis ensemence; il
dévore, puis crée. Il reçoit tous les égouts de la terre, et il
les thésaurise. Il est solide dans la banquise, liquide dans
le flot, fluide dans l'effluve. Comme matière il est masse, et
comme force il est abstraction. Il égalise et marie les phé-
nomènes. Il se simplifie par l'infini de la combinaison. C'est
à force de mélange et de trouble qu'il arrive à la transpa-
rence. La diversité soluble se fond dans son unité. Il a tant
d'éléments qu'il est l'identité. Une de ses gouttes, c'est tout
lui. Parce qu'il est plein de tempête, il devient l'équilibre.
Platon voyait danser les sphères ; chose étrange à dire, mais
réelle, dans la colossale évolution terrestre autour du soleil,
l'océan, avec son flux et reflux, est le balancier du globe.
Dans un phénomène de la mer, tous les phénomènes ^
sont présents. La mer est aspirée par le tourbillon comme
par un siphon; un orage est un corps de pompe; la foudre
vient de l'eau comme de Pair; dans les navires on sent de
sourdes secousses, puis une odeur de soufre sort du puits
des chaînes. L'océan bout. Le diable a mis la mer dans
sa ehaudière, disait Ruyter. En des certaines tempêtes qui
caractérisent le remous des saisons et les entrées en équi-
LÉCUEIL. 29
libre des forces génésiaques, les navires battus de l'écume
semblent exsuder une lueur, et des flammèches de phos-
phore courent sur des cordages, si mêlées à la manœuvre
que les matelots tendent la main et tâchent de prendre au
vol ces oiseaux de feu. Après le tremblement de terre de
Lisbonne, une haleine de fournaise poussa vers la ville une
lame de soixante pieds de hauteur. L'oscillation océanique
se lie à la trépidation terrestre.
Ces énergies incommensurables rendent possibles tous
les cataclysmes. A la fin de 1864, à cent lieues des côtes de
Malabar, une des îles Maldives a sombré. Elle a coulé à fond
comme un navire. Les pêcheurs partis le matin n'ont rien
retrouvé le soir; à peine ont-ils pu distinguer vaguement
leurs villages sous la mer, et cette fois ce sont les barques
qui ont assisté au naufrage des maisons.
En Europe où il semble que la nature se sente contrainte
au respect de la civilisation, de tels événements sont rares
jusqu'à l'impossibilité présumable. Pourtant Jersey et Guer-
nesey ont fait partie de la Gaule; et, au moment où nous
écrivons ces lignes, un coup d'équinoxe vient de démolir
sur la frontière d'Angleterre et d'Ecosse la falaise Première
des Quatre, First of the Fourth.
Nulle part ces forces paniques n'apparaissent plus for-
midablement amalgamées que dans le surprenant détroit
boréal nommé Lyse-Fiord. Le Lyse-Fiord est le plus redou-
table des écueils-boyaux de l'océan. La démonstration est là
complète. C'est la mer de Norvège, le voisinage du rude
golfe Stavanger, le cinquante-neuvième degré de latitude.
L'eau est lourde et noire, avec une fièvre d'orages inter-
30 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
mittents. Dans cette eau, au milieu de cette solitude, il y a
une grande rue sombre. Rue pour personne. Nul n'y passe ;
aucun navire ne s'y hasarde. Un corridor de dix lieues de
long entre deux murailles de trois mille pieds de haut ; voilà
l'entrée qui s'offre. Ce détroit a des coudes et des angles
comme toutes les rues de la mer, jamais droites, étant faites
par la torsion du flot. Dans le Lyse-Fiord, presque toujours
la lame est tranquille, le ciel est serein; lieu terrible. Où
est le vent? pas en haut. Où est le tonnerre? pas dans le
ciel. Le vent est sous la mer, la foudre est dans la roche.
De temps en temps il y a un tremblement d'eau. A de cer-
tains moments, sans qu'il y ait un nuage en l'air, vers le
milieu de la hauteur de la falaise verticale, à mille ou quinze
cents pieds au-dessus des vagues, plutôt du côté sud que du
côté nord, brusquement le rocher tonne, un éclair en sort,
cet éclair s'élance, puis se retire, comme ces jouets qui s'al-
longent et se replient dans la main des enfants ; il a des
contractions et des élargissements ; il se darde à la falaise
opposée, rentre dans le rocher, puis en ressort, recommence,
multiplie ses têtes et ses langues, se hérisse de pointes,
frappe où il peut, recommence encore, puis s'éteint sinistre.
Les volées d'oiseaux s'enfuient. Rien de mystérieux comme
cette artillerie sortant de l'invisible. Un rocher attaque l'au-
tre. Les écueils s'entre-foudroient. Cette guerre ne regarde
pas les hommes. Haine de deux murailles dans le gouffre.
Dans le Lyse-Fiord le vent tourne en effluve, la roche fait
fonction de nuage et le tonnerre a des sorties de volcan. Ce dé-
troit étrange est une pilé; il a pour éléments ses deux falaises.
VI
UNE ÉCURIE POUR LE CHEVAL
Gilliatt se connaissait assez en éeueils pour prendre les
Douvres fort au sérieux. Avant tout, nous venons de le dire,
il s'agissait de mettre en sûreté la panse.
La double arête de récifs qui se prolongeait en tranchée
sinueuse derrière les Douvres faisait elle-même groupe çà
et là avec d'autres roches, et Ton y devinait des culs-de-sac
et des caves se dégorgeant dans la ruelle et se rattachant au
défilé principal comme des branches à un tronc.
32 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
La partie inférieure des brisants était tapissée de varech
et la partie supérieure de lichen. Le niveau uniforme du
varech sur toutes les roches marquait la ligne de flottaison
de la marée pleine et de la mer étale. Les pointes que Teau
n'atteignait pas avaient cette argenture et cette dorure que
donne aux granits marins le bariolage du lichen blanc et du
lichen jaune.
Une lèpre de coquillages conoïdes couvrait la roche à
de certains endroits. Carie sèche du granit.
Sur d'autres points, dans les angles rentrants où s'était
accumulé un sable fin onde à la surface plutôt par le vent
que par le flot, il y avait des touffes de chardon bleu.
Dans les redans peu battus do l'écume, on reconnaissait
les petites tanières forées par l'oursin. Ce hérisson coquil-
lage, qui marche, boule vivante, en roulant sur ses pointes,
et dont la cuirasse se compose de plus de dix mille pièces
artistement ajustées et soudées, l'oursin, dont la bouche
s'appelle, on ne sait pourquoi, lanterne d^Aristote, creuse
le granit avec ses cinq dents qui mordent la pierre, et se
loge dans le trou. C'est en ces alvéoles que les chercheurs
de fruits de mer le trouvent. Ils le coupent en quatre et le
mangent cru, comme l'huître. Quelques-uns trempent leur
pain dans cette chair molle. De là son nom, œuf de mer.
Les sommets lointains des bas-fonds, mis hors de l'eau
par la marée descendante, aboutissaient sous l'escarpement
même de l'Homme à une sorte de crique, murée presque
de tous côtés par l'écueil. Il y avait là évidemment un
mouillage possible. Gilliatt observa cette crique. Elle avait
la forme d'un fer à cheval, et s'ouvrait d'un seul côté, au
L'ÉCUEIL. 33
vent d'est, qui est le moins mauvais vent de ces parages. Le
flot y était enfermé et presque dormant. Cette baie était
tenable. Gilliatt d'ailleurs n'avait pas beaucoup de choix.
Si Gilliatt voulait profiter de la marée basse, il importait
qu'il se hâtât.
Le temps, du reste, continuait d'être beau et doux.
L'insolente mer était maintenant de bonne humeur.
Gilliatt redescendit, se rechaussa, dénoua l'amarre, rentra
dans sa barque et poussa en mer. Il côtoya à la rame le
dehors de l'écueil.
Arrivé près de l'Homme, il examina l'entrée de la crique.
Une moire fixe dans la mobilité du flot, ride imper-
ceptible à tout autre qu'un marin, dessinait la passe.
Gilliatt étudia un instant cette courbe, linéament presque
indistinct dans la lame, puis il prit un peu de large afin de
virer à Taise et de faire bon chenal, et vivement, d'un seul
coup d'aviron, il entra dans la petite anse.
11 sonda.
Le mouillage était excellent en effet.
La panse serait protégée là contre à peu près toutes les
éventualités de la saison.
Les plus redoutables récifs ont de ces recoins paisibles.
Les ports qu'on trouve dans l'écueil ressemblent à l'hospi-
talité du bédouin; ils sont honnêtes et sûrs.
Gilliatt rangea la panse le plus près qu'il put de l'Homme,
toutefois hors de la distance de tâtonnement, et mouilla ses
deux ancres.
Cela fait, il croisa les bras et tint conseil avec lui-même.
La panse était abritée; c'était un problème résolu; mais
ROMAN. — XI.
34 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
le deuxième se présentait. Où s'abriter lui-même maintenant?
Deux gîtes s'offraient; la panse elle-même, avec son coin
de cabine à peu près habitable, et le plateau de l'Homme,
aisé à escalader.
De l'un ou de l'autre de ces gîtes, on pourrait, à eau
basse, et en sautant de roche en roche, gagner presque à
pied sec l'entre-deux des Douvres où était la Durande.
Mais la marée basse ne dure qu'un moment, et tout le
reste du temps on serait séparé, soit du gîte, soit de l'épave,
par plus de deux cents brasses. Nager dans le flot d'un écueil
est difficile ; pour peu qu'il y ait de la mer, c'est impossible.
Il fallait renoncer à la panse et à l'Homme.
Aucune station possible dans les rochers voisins.
Les sommets inférieurs s'effaçaient deux fois par jour
sous la marée haute.
Les sommets supérieurs étaient sans cesse atteints par
des bonds d'écume. Lavage inhospitalier.
Restait l'épave elle-même.
Pouvait-on s'y loger?
Gilliatt l'espéra.
■^■-
V
I'.'. Diini; inv.
^+ 1 Q: _ I I „ .
VII
UNE CIMMBRE POUR LE VOYAGEUR
Une demi-heure après, Gilliatt, de retour sur i'épave,
montait et descendait du pont à l'entrepont et de l'entrepont
à la cale, approfondissant l'examen sommaire de sa pre-
mière visite.
Il avait, à l'aide du cabestan, hissé sur le pont de la
Durande le ballot qu'il avait fait du chargement de la panse.
Le cabestan s'était bien comporté. Les barres ne manquaient
pas pour le virer. Gilliatt, dans ce tas de décombres, n'avait
qu'à choisir.
36 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Il trouva dans les débris un ciseau à froid, tombé sans
doute de la baille du charpentier, et dont il augmenta sa
petite caisse d'outils.
En outre, car dans le dénûment tout compte, il avait
son couteau dans sa poche.
Gilliatt travailla toute la journée à l'épave, déblayant,
consolidant, simplifiant.
Le soir venu, il reconnut ceci :
Toute répave était frissonnante au vent. Cette carcasse
tremblait à chaque pas que Gilliatt faisait. Il n'y avait de
stable et de ferme que la partie de la coque, emboîtée entre
les rochers, qui contenait la machine. Là, les baux s'arc-
boutaient puissamment au granit.
S'installer dans la Durande était imprudent. C'était une
surcharge; et, loin de peser sur le navire, il importait de
l'alléger.
Appuyer sur Tépave était le contraire de ce qu'il fallait
faire.
Cette ruine voulait les plus grands ménagements. C'était
comme un malade, qui expire. Il y aurait bien assez du vent
pour la brutaliser.
C'était déjà fâcheux d'être contraint d'y travailler. La
quantité de travail que l'épave aurait nécessairement à por-
ter la fatiguerait certainement, peut-être au delà de ses
forces.
En outre, si quelque accident de nuit survenait pendant
le sommeil de Gilliatt, être dans l'épave, c'était sombrer
avec elle. Nulle aide possible; tout était perdu. Pour secourir
l'épave, il fallait être dehors.
L^ÉCUEIL. 37
Être hors d'elle et près d'elle; tel était le problème.
La difficulté se compliquait.
Où trouver un abri dans de telles conditions?
Gilliatt songea.
Il ne restait plus que les deux Douvres. Elles semblaient
peu logeables.
On distinguait d'en bas sur le plateau supérieur de la
grande Douvre une espèce d'excroissance.
Les roches debout à cime plate, comme la grande Douvre
et l'Homme, sont des pics décapités. Ils abondent dans les
montagnes et dans l'océan. Certains rochers, surtout parmi
ceux qu'on rencontre au large, ont des entailles comme des
arbres attaqués. Ils ont l'air d'avoir reçu un coup de cognée.
Us sont soumis en effet au vaste va-et-vient de l'ouragan,
ce bûcheron de la mer.
Il existe d'autres causes de cataclysme, plus profondes
encore. De là sur tous ces vieux granits tant de blessures.
Quelques-uns de ces colosses ont la tête coupée.
Quelquefois, cette tête, sans qu'on puisse s'expliquer
comment, ne tombe pas, et demeure, mutilée, sur le sommet
tronqué. Cette singularité n'est point très rare. La Roque-
au-Diable, à Guernesey, et la Table, dans la vallée d'Anweiler,
offrent, dans les plus surprenantes conditions, cette bizarre
énigme géologique.
Il était probablement arrivé à la grande Douvre quelque
chose de pareil.
Si le renflement qu'on apercevait sur le plateau n'était
pas une gibbosité naturelle de la pierre, c'était nécessaire-
ment quelque fragment restant du faîte ruiné.
38 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Peut-être y avait-il dans ce morceau de roche une exca-
vation.
Un trou où se fourrer ; Gilliatt n'en demandait pas davan-
tage.
Mais comment atteindre au plateau? comment gravir
cette paroi verticale, dense et polie comme un caillou, à
demi couverte d^une nappe de conferves visqueuses, et ayant
Faspect glissant d'une surface savonnée?
Il y avait trente pieds au moins du pont de la Durande
à l'arête du plateau.
Gilliatt tira de sa caisse d'outils la corde à nœuds, se
l'agrafa à la ceinture par le grappin, et se mit à escalader
la petite Douvre. A mesure qu'il montait, l'ascension était
plus rude. Il avait négligé d'ôter ses souliers, ce qui aug-
mentait le malaise de la montée. Il ne parvint pas sans
peine à la pointe. Arrivé à cette pointe, il se dressa debout.
Il n'y avait guère de place que pour ses deux pieds. En faire
son logis était difficile. Un stylite se fût contenté de cela ;
Gilliatt, plus exigeant, voulait mieux.
La petite Douvre se recourbait vers la grande, ce qui
faisait que de loin elle semblait la saluer ; et l'intervalle
des deux Douvres, qui était d'une vingtaine de pieds en bas,
n'était plus que de huit ou dix pieds en haut.
De la pointe où il avait gravi, Gilliatt vit plus distinc-
tement l'ampoule rocheuse qui couvrait en partie la plate-
forme de la grande Douvre.
Cette plate-forme s'élevait à trois toises au moins au-
dessus de sa tête.
Un précipice l'en séparait.
L'ÉCUEIL. 39
L'escarpement de la petite Douvre en surplomb se dé-
robait sous lui.
Gilliatt détacha de sa ceinture la corde à nœuds, prit
rapidement du regard les dimensions, et lança le grappin
sur la plate-forme.
Le grappin égratigna la roche, puis dérapa. La corde à
nœuds, ayant le grappin à son extrémité, retomba sous les
pieds de Gilliatt le long de la petite Douvre.
Gilliatt recommença, lançant la corde plus avant, et
visant la protubérance granitique où il apercevait des cre-
vasses et des stries.
Le jet fut si adroit et si net que le crampon se fixa.
Gilliatt tira dessus.
La roche cassa, et la corde à nœuds revint battre Fes-
carpement au-dessous de Gilliatt.
Gilliatt lança le grappin une troisième fois.
Le grappin ne retomba point.
Gilliatt fit effort sur la corde. Elle résista. Le grappin
était ancré.
Il était arrêté dans quelque anfractuosité du plateau que
Gilliatt ne pouvait voir.
11 s'agissait de confier sa vie à ce support inconnu.
Gilliatt n'hésita point.
Tout pressait. Il fallait aller au plus court.
D'ailleurs redescendre sur le pont de la Durande pour
aviser à quelque autre mesure était presque impossible. Le
glissement était probable, et la chute à peu près certaine.
On monte, on ne redescend pas.
Gilliatt avait, comme tous les bons matelots, des mou-
40 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
vements de précision. Il ne perdait jamais de force. Il ne
faisait que des efforts proportionnés. De là les prodiges
de vigueur qu'il exécutait avec des muscles ordinaires; il
avait les biceps du premier venu, mais un autre cœur. 11
ajoutait à la force, qui est physique, l'énergie, qui est
morale.
La chose à faire était redoutable.
Franchir, pendu à ce fil, l'intervalle des deux Douvres;
telle était la question.
On rencontre souvent, dans les actes de dévouement ou
de devoir, de ces points d'interrogation qui semblent posés
par la mort.
Feras-tu cela? dit l'ombre.
Gilliatt exécuta une seconde traction d'essai sur le cram-
pon ; le crampon tint bon.
Giljiatt enveloppa sa main gauche de son mouchoir,
étreignit la corde à nœuds du poing droit qu'il recouvrit de
son poing gauche, puis tendant un pied en avant, et repous-
sant vivement de l'autre pied la roche afin que la vigueur
de l'impulsion empêchât la rotation de la corde, il se pré-
cipita du haut de la petite Douvre sur l'escarpement de la
grande.
Le choc fut dur.
Malgré la précaution prise par Gilliatt, la corde tourna,
et ce fut son épaule qui frappa le rocher.
11 y eut rebondissement.
A leur tour ses poings heurtèrent la roche. Le mouchoir
s'était dérangé. Ils furent écorchés ; c'était beaucoup qu'ils
ne fussent pas brisés.
I
1.
L'ÉCUEIL. 41
Gilliatt demeura un moment étourdi et suspendu.
Il fut assez maître de son étourdissement pour ne point
lâcher la corde.
Un certain temps s'écoula en oscillations et en soubre-
sauts avant qu'il pût saisir la corde avec ses pieds ; il y
parvint pourtant.
Revenu à lui, et tenant la corde entre ses pieds comme
dans ses mains, il regarda en bas.
Il n'était pas inquiet sur la longueur de sa corde, qui
lui avait plus d'une fois servi pour de grandes hauteurs. La
corde, en effet, traînait sur le pont de la Durande.
Gilliatt, sûr de pouvoir redescendre, se mit à grimper.
En quelques instants il atteignit le plateau.
Jamais rien que d'ailé n'avait posé le pied là. Ce plateau
était couvert de fientes d'oiseaux. C'était un trapèze irré-
gulier, cassure de ce colossal prisme granitique nommé la
grande Douvre. Ce trapèze était creusé au centre comme
une cuvette. Travail des pluies.
Gilliatt, du reste, avait conjecturé juste. On voyait à
l'angle méridional du trapèze une superposition de rochers,
décombres probables de l'écroulement du sommet. Ces
rochers, espèces de tas de pavés démesurés, laissaient à une
bete fauve qui eût été fourvoyée sur cette cime de quoi se
glisser entre eux. Ils s'équilibraient pêle-mêle ; ils avaient
les interstices d'un monceau de gravats. Il n'y avait là ni
grotte, ni antre, mais des trous comme dans une éponge.
Une de ces tanières pouvait admettre Gilliatt.
Cette tanière avait un fond d'herbe et de mousse.
Gilliatt serait là comme dans une gaîne.
UOMAN. — XI.
42 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
L^alcôve, à Tentrée, avait deux pieds de haut. Elle allait
se rétrécissant vers le fond. Il y a des cercueils de pierre
qui ont cette forme. L'amas de rochers étant adossé au sud-
ouest, la tanière était garantie des ondées, mais ouverte au
vent du nord.
Gilliatt trouva que c'était bon.
Les deux problèmes étaient résolus ; la panse avait un
port et il y avait un logis.
L'exeenence ue ce lOgis était d'être à portée de l'épave.
Le grappin de la corde à nœuds, tombé entre deux
quartiers de roche, s'y était solidement accroché* Gilliatt
l'immobilisa en mettant dessus une grosse pierre.
Puis il entra immédiatement en libre Dratiaue avec la
Durande.
Il était chez lui désormais.
La grande Douvre était sa maison ; la Durande était son
chantier.
Aller et venir, monter et descendre, rien de plus simple.
II dégringola vivement de la corde à nœuds sur le pont.
La journée était bonne, cela commençait bien, il était
content, il s'aperçut qu'il avait faim.
Il déficela son panier de provisions, ouvrit son couteau,
coupa une tranche de bœuf fumé, mordit sa miche de pain
bis, but un coup au bidon d'eau douce, et soupa admira-
blement.
Bien faire et bien manger, ce sont là deux joies. L'es-
tomac plein ressemble à une conscience satisfaite.
Son souper fini, il y avait encore un peu de jour. 11 en
profita pour commencer l'allégement, très urgent, de l'épave.
L'ÉCUEIL. 43
Il avait passé une partie de la journée à trier les dé-
combres. Il mit de côté, dans le compartiment solide où
était la machine, tout ce qui pouvait servir, bois, fer, cor-
dage, toile. Il jeta à la mer l'inutile.
Le chargement de la panse, hissé par le cabestan sur le
pont, était, quelque sommaire qu'il fût, un encombrement.
Gilliatt avisa l'espèce de niche creusée, à une hauteur que
sa main pouvait atteindre, dans la muraille de la petite
Douvre. On voit souvent dans les rochers de ces armoires
naturelles, point fermées, il est vrai. Il pensa qu'il était
possible de confier à cette niche un dépôt. Il mit au fond
ses deux caisses, celle des outils et celle des vêtements, ses
deux sacs, le seigle et le biscuit, et sur le devant, un peu
trop près du bord peut-être, mais il n'avait pas d'autre
place, le panier de provisions.
Il avait eu le soin de retirer de la caisse aux vêtements
sa peau de mouton, son suroit à capuchon et ses jambières
goudronnées.
Pour ôter prise au vent sur la corde à nœuds, il en
attacha l'extrémité inférieure à une porque de la Durande.
La Durande ayant beaucoup de rentrée, cette porque
avait beaucoup de courbure, et tenait le bout de la corde
aussi bien que l'eût fait une main fermée.
Restait le haut de la corde. Assujettir le bas était bien,
mais au sommet de l'escarpement, à l'endroit où la corde à
nœuds rencontrait l'arête de la plate-forme, il était à craindre
qu'elle ne fût peu à peu sciée par l'angle vif du rocher.
Gilliatt fouilla le monceau de décombres en réserve, et y
prit quelques loques de toile à voile et, dans un tronçon de
44 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
vieux câbles, quelques longs brins de fil de caret, dont il
bourra ses poches.
Un marin eût deviné qu'il allait capitonner avec ces
morceaux de toile et ces bouts de fil le pli de la corde à
nœuds sur le coupant du rocher, de façon à le préserver de
toute avarie ; opération qui s'appelle fourrure.
Sa provision de chiffons faite, il se passa les jambières
aux jambes, endossa le suroit par-dessus sa vareuse, rabattit
le capuchon sur sa galérienne, se noua au cou par les deux
pattes la peau de mouton, et, ainsi vêtu de cette panoplie
complète, il empoigna la corde, robustement fixée désormais
au flanc de la grande Douvre, et il monta à l'assaut de cette
sombre tour de la mer.
Gilliatt, en dépit de ses mains écorchées, arriva leste-
ment au plateau.
Les dernières pâleurs du couchant s'éteignaient. Il faisait
nuit sur la mer. Le haut de la Douvre gardait un peu de lueur.
Gilliatt profita de ce reste de clarté pour fourrer la corde
à nœuds. Il lui appliqua, au coude qu'elle faisait sur le
rocher, un bandage de plusieurs épaisseurs de toile, forte-
ment ficelé à chaque épaisseur. C'était quelque chose comme
la garniture que se mettent aux genoux les actrices pour
les agonies et les supplications du cinquième acte.
La fourrure terminée, Gilliatt accroupi se redressa.
Depuis quelques instants, pendant qu'il ajustait ces loques
sur la corde à nœuds, il percevait confusément en l'air un
frémissement singulier.
Cela ressemblait, dans le silence du soir, au bruit que
ferait le battement d'ailes d'une immense chauve-souris.
L'ÉCUEIL. 45
Gillialt leva les yeux.
Un grand cercle noir tournait au-dessus de sa tête dans
le ciel profond et blanc du crépuscule.
On voit, dans les vieux tableaux, de ces cercles sur la
tête des saints. Seulement ils sont d'or sur un fond sombre;
celui-ci était ténébreux sur un fond clair. Rien de plus
étrange. On eût dit l'auréole de nuit de la grande Douvre.
Ce cercle s'approchait de Gilliatt et ensuite s'éloignait;
se rétrécissant, puis s'élargissant.
C'étaient des mouettes, des goélands, des frégates, des
cormorans, des mauves, une nuée d'oiseaux de mer, étonnés.
Il est probable que la grande Douvre était leur auberge
et qu'ils venaient se coucher. Gilliatt y avait pris une
chambre. Ce locataire inattendu les inquiétait.
Un homme là, c'est ce qu'ils n'avaient jamais vu.
Ce vol efTaré dura quelque temps.
Il paraissait attendre que Gilliatt s'en allât.
Gilliatt, vaguement pensif, les suivait du regard.
Ce tourbillon volant finit par prendre son parti, le cercle
tout à coup se défit en spirale, et ce nuage de cormorans
alla s'abattre, à l'autre bout de l'écueil, sur l'Homme.
Là, ils parurent se consulter et délibérer. Gilliatt, tout
en s'allongeant dans son fourreau de granit, et tout en se
mettant sous la joue une pierre pour oreiller, entendit
longtemps les oiseaux parler l'un après l'autre, chacun à
son tour de croassement.
Puis ils se turent, et tout s'endormit, les oiseaux sur
leur rocher, Gilliatt sur le sien.
I_,r Lfuny. il IV.
y-JjirhfLi'.i
VIII
IMPORTUNiEQUE VOLUCRES
Gilliatt dormit bien. Pourtant il eut froid, ce qui le
réveilla de temps en temps. 11 avait naturellement placé ses
pieds au fond et sa tête au seuil. 11 n'avait pas pris le soin
d'ôter de son lit une multitude de cailloux assez tranchants
qui n'amélioraient pas son sommeil.
Par moments, il entr'ouvrait les yeux.
Il entendait à de certains instants des détonations pro-
fondes. C'était la mer montante qui entrait dans les caves de
recueil avec un bruit de coup de canon.
48 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Tout ce milieu où il était offrait l'extraordinaire de la
vision; Gilliatt avait de la chimère autour de luL Le demi-
étonnement de la nuit s'y ajoutant, il se voyait plongé dans
l'impossible. Il se disait : Je rêve.
Puis il se rendormait, et, en rêve alors, il se retrouvait
au Bû de la Rue, aux Bravées, à Saint-Sampson ; il enten-
dait chanter Déruchette; il était dans le réel. Tant qu'il dor-
mait; il croyait veiller et vivre; quand il se réveillait, il
croyait dormir.
En effet, il était désormais dans un songe.
Vers le milieu de la nuit, une vaste rumeur s'était faite
dans le ciel. Gilliatt en avait confusément conscience à tra-
vers son sommeil. Il est probable que la brise s'élevait.
Une fois, qu'un frisson de froid le réveilla, il écarta les
paupières un peu plus qu'il n'avait fait encore. Il y avait de
larges nuées au zénith; la lune s'enfuyait et une grosse étoile
courait après elle.
Gilliall avait l'osprit pkviu dn la rliffusion des songes, et
ce grossissement du rêve compliquait les farouches paysages
de la nuit.
Au point du jour il était glacé et dormait profondément.
La brusquerie de l'aurore le tira de ce sommeil, dange-
reux peut-être. Son alcôve faisait face au soleil levant.
Gilliatt bâilla, s'étira, et se jeta hors de son trou.
Il dormait si bien qu'il ne comprit pas d'abord.
Peu à peu le sentiment de la réalité lui revint, et à tel
point qu'il s'écria : Déjeunons!
Le temps était calme, le ciel était froid et serein, il n'y
avait plus de nuages, le balayage de la nuit avait nettoyé
L'ÉCUEIL. 49
l'horizon, le soleil se levait bien. C'était une seconde belle
journée qui commençait. Gilliatt se sentit joyeux.
11 quitta son suroit et ses jambières, les roula dans la
peau de mouton, la laine en dedans, noua le rouleau d'un
bout de funin, et le poussa au fond de la tanière, à l'abri
d'une pluie éventuelle.
Puis il fît son lit, c'est-à-dire retira les cailloux.
Son lit fait, il se laissa glisser le long de la corde sur le
pont de la Durande, et courut à la niche où il avait déposé
le panier de provisions.
Le panier n'y était plus. Comme il était fort près du
bord, le vent de la nuit l'avait emporté et jeté dans la
mer.
Ceci annonçait l'intention de se défendre.
11 avait fallu au vent une certaine volonté et une certaine
malice pour aller chercher là ce panier.
C'était un commencement d'hostilités. Gilliatt le comprit.
Il est très difficile, quand on vit dans la familiarité
bourrue de la mer, de ne point regarder le vent comme
quelqu'un et les rochers comme des personnages.
Il ne restait plus à Gilliatt, avec le biscuit et la farine de
seigle, que la ressource des coquillages dont s'était nourri
le naufragé mort de faim sur le rocher l'Homme.
Quant à la pêche, il n'y fallait point songer. Le poisson,
ennemi des chocs, évite les brisants ; les nasses et les cha-
luts perdent leur peine dans les récifs, et ces pointes ne sont
bonnes qu'à déchirer les filets.
Gilliatt déjeuna de quelques poux de roque, qu'il détacha
fort malaisément du rocher. 11 faillit y casser son couteau.
ROMAN. — XI.
m LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Tandis qu^l faisait ce luncheon maigre, il entendit un
bizarre tumulte sur la mer. Il regarda.
C^était l'essaim de goélands et de mouettes qui venait de
se ruer sur une des roches basses, battant de l'aile, s'entre-
culbutant, criant, appelant. Tous fourmillaient bruyamment
sur le même point. Cette horde à bec et ongles pillait quel-
que chose.
Ce quelque chose était le panier de Gilliatt.
Le panier, lancé sur une pointe par le vent, s'y était
crevé. Les oiseaux étaient accourus. Ils emportaient dans
leurs becs toutes sortes de lambeaux déchiquetés. Gilliatt
reconnut de loin son bœuf fumé et son stockfish.
Les oiseaux entraient en lutte à leur tour. Ils avaient, eux
aussi, leurs représailles. Gilliatt leur avait pris leur logis;
ils lui prenaient son souper.
IX
L'ÉCUEIL, ET LA MANIÈRE DE S'EN SERVIR
Une semaine se passa.
Quoiqu'on fût dans une saison de pluie, il ne pleuvait
pas, ce qui réjouissait fort Gilliatt.
Du reste, ce qu'il entreprenait dépassait, en apparence
du moins, la force humaine. Le succès était tellement invrai-
semblable que la tentative paraissait folle.
Les opérations serrées de près manifestent leurs empê-
chements et leurs périls. Rien n'est tel que de commencer
pour voir combien il sera malaisé de finir. Tout début
résiste. Le premier pas qu'on fait est un révélateur inexo-
rable. La difficulté qu'on touche pique comme une épine.
Gilliatt eut tout de suite à compter avec Tobstacle.
Pour tirer du naufrage, où elle était aux trois quarts
enfoncée, la machine de la Durande, pour tenter, avec quel-
que chance de réussite, un tel sauvetage en un tel lieu dans
une telle saison, il semblait qu'il fallût être une troupe
d'hommes, Gilliatt était seul; il fallait tout un outillage de
52 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
charpenterie et de machinerie, Gillialt avait une scie, une
hache, un ciseau et un marteau ; il fallait un bon atelier et
un bon baraquement, Gilliatt n'avait pas de toit; il fallait
des provisions et des vivres, Gilliatt n'avait pas de pain.
Quelqu'un qui, pendant toute cette première semaine,
eût vu Gilliatt travailler dans l'éeueil, ne se fût pas rendu
compte de ce qu'il voulait faire. Il semblait ne plus songer
à la Darande ni aux deux Douvres. Il n'était occupé que de
ce qu'il y avait dans les brisants ; il paraissait absorbé dans
le sauvetage des petites épaves. Il profitait des marées basses
pour dépouiller les récifs de tout ce que le naufrage leur
avait partagé. Il allait de roche en roche ramasser ce que la
mer y avait jeté, les haillons de voilure, les bouts de corde,
les morceaux de fer, les éclats de panneaux, les bordages
défoncés, les vergues cassées, là une poutre, là une chaîne,
là une poulie.
En même temps il étudiait toutes les anfractuosités de
recueil. Aucune n'était habitable, au grand désappointement
de Gilliatt qui avait froid la nuit dans l'entre-deux de pavés
où il logeait sur le comble de la grande Douvre, et qui eût
souhaité trouver une meilleure mansarde.
Deux de ces anfractuosités étaient assez spacieuses;
quoique le dallage de roche naturel en fût presque partout
oblique et inégal, on pouvait s'y tenir debout et y marcher.
La pluie et le vent y avaient leurs aises, mais les plus hautes
marées ne les atteignaient point. Elles étaient voisines de la
petite Douvre, et d'un abord possible à toute heure. Gilliatt
décida que l'une serait un magasin, et l'autre une forge.
Avec tous les rabans de têtière et tous les rabans de
L'ÉCUEIL. 53
pointure qu'il put recueillir, il fit des ballots des menues
épaves, liant les débris en faisceaux et les toiles en paquets.
11 aiguilleta soigneusement le tout. A mesure que la marée
en montant venait renflouer ces ballots, il les traînait à tra-
vers les récifs jusqu'à son magasin. Il avait trouvé dans un
creux de roche une guinderesse au moyen de laquelle il
pouvait haler même les grosses pièces de charpente. 11 tira
de la mer de la même façon les nombreux tronçons de
chaînes, épars dans les brisants.
Gilliatt était tenace et étonnant dans ce labeur. Il faisait
tout ce qu'il voulait. Rien ne résiste à un acharnement de
fourmi.
A la fin de la semaine, Gilliatt avait dans ce hangar de
granit tout l'informe bric-à-brac de la tempête mis en ordre.
11 y avait le coin des écouets et le coin des écoutes ; les bou-
lines n'étaient point mêlées avec les drisses; les bigots
étaient rangés selon la quantité de trous qu'ils avaient; les
emboudinures, soigneusement détachées des organeaux des
ancres brisées, étaient roulées en écheveaux; les moques,
qui n'ont point de rouet, étaient séparées des moufles; les
cabillots, les margouillets, les pataras, les gabarons, les
joutereaux, les calebas, les galoches, les pantoires, les
oreilles d'âne, les racages, les bosses, les boute-hors, occu-
paient, pourvu qu'ils ne fussent pas complètement défigurés
par l'avarie, des compartiments différents; toute la char-
pente, traversins, piliers, épontilles, chouquets, mantelets,
jumelles, hiloires, était entassée à part; chaque fois que
cela avait été possible, les planches des fragments de franc-
bord embouffeté avaient été rentrées les unes dans les autres;
i4 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
il n'y avait nulle confusion des garcettes de ris avec les gar-
cettes de tournevire, ni des araignées avec les louées, ni
des poulies de galauban avec les poulies de franc-funin, ni
des morceaux de virure avec les morceaux de vibord; un
recoin avait été réservé à une partie du trelingage de la
Durande, qui appuyait les haubans de hune et les gambes
de hune. Chaque débris avait sa place. Tout le naufrage
était là, classé et étiqueté. C'était quelque chose comme le
chaos en magasin.
Une voile d'étai, fixée par de grosses pierres, recouvrait,
fort trouée il est vrai, ce que la pluie pouvait endommager.
Si fracassé qu'eût été l'avant de la Durande, Gilliatt était
parvenu à sauver les deux bossoirs avec leurs trois roues de
poulies.
Il retrouva le beaupré, et il eut beaucoup de peine à en
dérouler les liures; elles étaient fort adhérentes, ayant été,
comme toujours, faites au cabestan, et par un temps sec.
Gilliatt pourtant les détacha, ce gros funin pouvant lui être
fort utile.
Il avait également recueilli la petite ancre qui était de-
meurée accrochée dans un creux de bas-fond où la mer
descendante la découvrait.
Il trouva dans ce qui avait été la cabine de Tangrouille
un morceau de craie, et le serra soigneusement. On peut
avoir des marques à faire.
Un seau de cuir à incendie et plusieurs bailles en assez
bon état complétaient cet en-cas de travail.
Tout ce qui restait du chargement de charbon de terre
de la Durande fut porté dans le magasin.
L'ÉCUEIL. S5
En huit jours ce sauvetage des débris fut achevé; Fécueil
fut nettoyé, et ]a Durande fut allégée. Il ne resta plus sur
l'épave que la machine.
Le morceau de la muraille de l'avant qui adhérait à
l'arrière ne fatiguait point la carcasse. îl y pendait sans
tiraillement, étant soutenu par une saillie de roche. Il était
d'ailleurs large et vaste, et lourd à traîner, et il eût encombré
le magasin. Ce panneau de muraille avait l'aspect d'un
radeau. Gilliatt le laissa où il était.
Gilliatt, profondément pensif dans ce labeur, chercha en
vain la c( poupée » de la Durande. C'était une des choses
que le flot avait à jamais emportées. Gilliatt. pour la re-
trouver, eût donné ses deux bras, s'il n'en eût pas eu tant
besoin.
A l'entrée du magasin et en dehors, on voyait deux tas
de rebut, le tas de fer, bon à reforger, et le tas de bois, bon
à brûler.
Gilliatt était à la besogne au point du jour. Hors des
heures de sommeil, il ne prenait pas un moment de repos.
Les cormorans, volant çà et là, le regardaient travailler.
■■]3,DiiOK inv,
f'é.ry Bichard SC.
X
LA FORGE
Le magasin fait, Giliiatt fit la forge.
La deuxième anfractaosité choisie par Giliiatt offrait un
réduit, espèce de boyau assez profond. Il avait eu d'abord
ridée de s'y installer; mais la bise, se renouvelant sans cesse,
était si continue et si opiniâtre dans ce couloir qu'il avait
du renoncer à habiter là. Ce soufflet lui donna l'idée d'une
forge. Puisque cette caverne ne pouvait être sa chambre,
elle serait son atelier. Se faire servir par l'obstacle est un
ROMAN. — XI.
58 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
grand pas vers le triomphe. Le vent était l'ennemi de Gil-
liatt, Gilliatt entreprit d'en faire son valet.
Ce qu'on dit de certains hommes : — propres à tout,
bons à rien, — on peut le dire des creux de rocher. Ce qu'ils
offrent, ils ne le donnent point. Tel creux de rocher est une
baignoire, mais qui laisse fuir l'eau par une fissure; tel
autre est une chambre, mais sans plafond ; tel autre est un
lit de mousse, mais mouillée ; tel autre est un fauteuil, mais
de pierre.
La forge que Gilliatt voulait établir était ébauchée par
la nature; mais dompter cette ébauche jusqu'à la rendre
maniable, et transformer cette caverne en laboratoire, rien
n'était plus âpre et plus malaisé. Avec trois ou quatre larges
roches évidées en entonnoir et aboutissant à une fêlure
étroite, le hasard avait fait là une espèce de vaste soufflante
informe, bien autrement puissante que ces anciens grands
soufflets de forge de quatorze pieds de long, lesquels don-
naient en bas, par chaque coup d'haleine, quatrevingt-dix-
huit mille pouces d'air. C'était ici tout autre chose. Les pro-
portions de l'ouragan ne se calculent pas.
Cet excès de force était une gêne; il était difficile de
régler ce souffle.
La caverne avait deux inconvénients ; l'air la traversait
de part en part, l'eau aussi.
Ce n'était point la lame marine, c'était un petit ruissel-
lement perpétuel, plus semblable à un suintement qu'à un
torrent.
L'écume, sans cesse lancée par le ressac sur l'écueil,
quelquefois à plus de cent pieds en l'air, avait fini par
L'ÉGUEIL. 59
emplir d'eau de mer une cuve naturelle située dans les
hautes roches qui dominaient Texcavation. Le trop-plein de
ce réservoir faisait, un peu en arrière, dans l'escarpement,
une mince chute d'eau, d'un pouce environ, tombant de
quatre ou cinq toises. Un contingent de pluie s'y ajoutait.
De temps en temps un nuage versait en passant une ondée
dans ce réservoir inépuisable et toujours débordant. L'eau
en était saumâtre, non potable, mais limpide, quoique salée.
Cette chute s'égouttait gracieusement aux extrémités des
conferves comme aux pointes d'une chevelure.
Gilliatt songea à se servir de cette eau pour discipliner
ce vent. Au moyen d'un entonnoir, de deux ou troix tuyaux
en planches menuisés et ajustés à la hâte, dont un à robinet,
et d'une baille très large disposée en réservoir inférieur,
sans flasque et sans contre-poids, en complétant seulement
l'engin par un étranguillon en haut et des trous aspirateurs
en bas, Gilliatt, qui était, nous l'avons dit, un peu forgeron
.et un peu mécanicien, parvint à composer, pour remplacer
le soufflet de forge qu'il n'avait pas, un appareil moins par-
fait que ce qu'on nomme aujourd'hui une cagniardelle, mais
moins rudimentaire que ce qu'on appelait jadis dans les
Pyrénées une trompe.
Il avait de la farine de seigle, il en fit de la colle; il avait
du funin blanc, il en fit de l'étoupe. Avec cette étoupe et
cette colle et quelques coins de bois, il boucha toutes les
fissures du rocher, ne laissant qu'un bec d'air, fait d'un
petit tronçon d'espoulette qu'il trouva dans la Durande et
qui avait servi de boute-feu au pierrier de signal. Ce bec
d'air était horizontalement dirigé sur une large dalle où
60 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Gilliatt mit le foyer de la forge. Un bouchon, fait d'un bout
de touron, le fermait au besoin.
Après quoi, Gilliatt empila du charbon et du bois dans
ce foyer, battit le briquet sur le rocher même, fît tomber
l'étincelle sur une poignée d'étoupe, et avec l'étoupe allumée,
alluma le bois et le charbon.
11 essaya la soufflante. Elle fît admirablement.
Gilliatt sentit une fierté de cyclope, maître de l'air, de
l'eau et du feu.
Maître de l'air; il avait donné au vent une espèce de
poumon, créé dans le granit un appareil respiratoire, et
changé la soufflante en soufflet. Maître de l'eau; de la petite
cascade, il avait fait une trompe. Maître du feu; de ce rocher
inondé, il avait fait jaillir la flamme.
L'excavation étant presque partout à ciel ouvert, la fumée
s'en allait librement, noircissant l'escarpement en surplomb.
Ces rochers, qui semblaient à jamais faits pour l'écume, con-
nurent la suie.
Gilliatt prit pour enclume un gros galet roulé d'un grain
très dense, offrant à peu près la forme et la dimension vou-
lues. C'était là une base de frappement fort dangereuse, et
pouvant éclater. Une des extrémités de ce bloc, arrondie et
finissant en pointe, pouvait à la rigueur tenir lieu de bicorne
conoïde, mais l'autre bicorne, la bicorne pyramidale, man-
quait. C'était l'antique enclume de pierre des troglodytes.
La surface, polie par le flot, avait presque la fermeté de
l'acier.
Gilliatt regretta de ne point avoir apporté son enclume.
Gomme il ignorait que la Durande avait été coupée en deux
L'ÉGUEIL. 61
par la tempête, il avait espéré trouver la baille du charpen-
tier et tout son outillage ordinairement logé dans la cale à
l'avant. Or, c'était précisément l'avant qui avait été emporté.
Les deux excavations, conquises sur l'écueil par Gilliatt,
étaient voisines. Le magasin et la forge communiquaient.
Tous les soirs, sa journée finie, Gilliatt soupait d'un mor-
ceau de biscuit amolli dans l'eau, d'un oursin ou d'un poing-
clos, ou de quelques châtaignes de mer, la seule chasse pos-
sible dans ces rochers- et, grelottant comme la corde à nœuds,
remontait se coucher dans son trou sur la grande Douvre.
L'espèce d'abstraction où vivait Gilliatt s'au^^mentait de
la matérialité même de ses occupations. La réalité à haute
dose effare. Le labeur corporel avec ses détails sans nombre
n'ôtait rien à la stupeur de se trouver là et de faire ce qu'il
faisait. Ordinairement la lassitude matérielle est un fil qui
tire à terre; mais la singularité même de la besogne entre-
prise par Gilliatt le maintenait dans une sorte de région
idéale et crépusculaire. Il lui semblait par moments donner
des coups de marteau dans les nuages. Dans d'autres instants,
il lui semblait que ses outils étaient des armes. 11 avait le
sentiment singulier d'une attaque latente qu'il réprimait ou
qu'il prévenait. Tresser du funin, tirer d'une voile un fil de
caret, arc-bouter deux madriers, c'était façonner des ma-
chines de guerre. Les mille soins minutieux de ce sauvetage
finissaient par ressembler à des précautions contre des agres-
sions intelligentes, fort peu dissimulées et très transparentes.
Gilliatt ne savait pas les mots qui rendent les idées, mais il
percevait les idées. Il se sentait de moins en moins ouvrier
et de plus en plus belluaire.
62 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Il était là comme dompteur. Il le comprenait presque.
Élargissement étrange pour son esprit.
En outre, il avait autour de lui, à perte de vue, l'im-
mense songe du travail perdu. Voir manœuvrer dans Tinson-
dable et dans l'illimité la diffusion des forces, rien n'est
plus troublant. On cherche des buts. L'espace toujours en
mouvement, l'eau infatigable, les nuages qu'on dirait affairés,
le vaste effort obscur, toute cette convulsion est un pro-
blème. Qu'est-ce que ce tremblement perpétuel fait? que
construisent ces rafales? que bâtissent ces secousses? Ces
chocs, ces sanglots, ces hurlements, qu'est-ce qu'ils créent?
à quoi est occupé ce tumulte? Le flux et le reflux de ces
questions est éternel comme la marée. Gilliatt, lui, savait ce
qu'il faisait; mais l'agitation de l'étendue l'obsédait confu-
sément de son énigme. A son insu, mécaniquement, impé-
rieusement, par pression et pénétration, sans autre résultat
qu'un éblouissement inconscient et presque farouche, Gilliatt
rêveur amalgamait à son propre travail le prodigieux tra-
vail inutile de la mer. Comment, en effet, ne pas subir et
sonder, quand on est là, le mystère de l'effrayante onde labo-
rieuse? Gomment ne pas méditer, dans la mesure de ce qu'on
a de méditation possible, la vacillation du flot, l'acharne-
ment de l'écume, l'usure imperceptible du rocher, l'épou-
monnement insensé des quatre vents? Quelle terreur pour la
pensée, le recommencement perpétuel, l'océan puits, les
nuées Danaïdes, toute cette peine pour rien!
Pour rien, non. Mais, ô Inconnu, toi seul sais pourquoi.
A.1
DÉCOUVERTE
Un écueil voisin de la côte est quelquefois visité par les
hommes; un écueil en pleine mer, jamais. Qu'irait-on y
chercher? Ce n'est pas une île. Point de ravitaillement à
espérer, ni arbr,es à fruits, ni pâturages, ni bestiaux, ni
sources d'eau potable. C'est une nudité dans une solitude.
C'est une roche, avec des escarpements hors de l'eau et des
pointes sous Feau. Rien à trouver là que le naufrage.
Ces espèces d'écueils, que la vieille langue marine appelle
les Isolés, sont, nous l'avons dit, des lieux étranges. La mer
y est seule. Elle fait ce qu'elle veut. Nulle apparition ter-
restre ne l'inquiète. L'homme épouvante la mer; elle se défie
de lui ; elle lui cache ce qu'elle est et ce qu'elle fait. Dans
l'écueil, elle est rassurée; l'homme n'y viendra pas. Le mo-
nologue des flots ne sera point troublé. Elle travaille à
l'écueil, répare ses avaries, aiguise s.es pointes, le hérisse,
le remet à neuf, le maintient en état. Elle entreprend le per-
cement du rocher, désagrège la pierre tendre, dénude la
64 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
pierre dure, ôte la chair, laisse Fossement, fouille, dissè-
que, fore, troue, canalise, met les caecums en communica-
tion, emplit recueil de cellules, imite l'éponge en grand,
creuse le dedans, sculpte le dehors. Elle se fait, dans cette
montagne secrète qui est à elle, des antres, des sanctuaires,
des palais; elle a on ne sait quelle végétation hideuse et
splendide composée d'herbes flottantes qui mordent et de
monstres qui prennent racine; elle enfouit sous Tombre de
Teau cette magnificence affreuse. Dans l'écueil isolé, rien ne
la surveille, ne l'espionne et ne la dérange; elle y développe
à l'aise son côté mystéineux, inaccessible à l'homme. Elle y
dépose ses sécrétions vivantes et horribles. Tout l'ignoré de
la mer est là.
Les promontoires, les caps, les finistères, les nases, les
brisants, les récifs, sont, insistons-y, de vraies constructions.
La formation géologique est peu de chose, comparée à la
formation océanique. Les écueils, ces maisons de la vague,
ces pyramides et ces syringes de l'écume, appartiennent à
un art mystérieux que l'auteur de ce livre a nommé quelque
part TArt de la Nature, et ont une sorte de style énorme.
Le fortuit y semble voulu. Ces constructions sont multi-
formes. Elles ont l'enchevêtrement du polypier, la sublimité
de la cathédrale, Textravagance de la pagode, l'amplitude
du mont, la délicatesse du bijou, l'horreur du sépulcre. Elles
ont des alvéoles comme un guêpier, des tanières comme une
ménagerie, des tunnels comme une taupinière, des cachots
comme une bastille, des embuscades comme un camp. Elles
ont des portes, mais barricadées, des colonnes, mais tron-
quées, des tours, mais penchées, des ponts, mais rompus.
L^ÉCUEIL. 65
Leurs compartiments sont inexorables; ceci n'est que pour
les oiseaux; ceci n'est que pour les poissons. On ne passe
pas. Leur figure architecturale se transforme, se décon-
certe, affirme la statique, la nie, se brise, s'arrête court,
commence en archivolte, finit en architrave; bloc sur bloc;
Encelade est le maçon. Une dynamique extraordinaire étale
là ses problèmes, résolus. D'effrayants pendentifs menacent,
mais ne tombent pas. On ne sait comment tiennent ces
bâtisses vertigineuses. Partout des surplombs, des porte-à-
faux, des lacunes, des suspensions insensées; la loi de ce
babélisme échappe; l'Inconnu, immense architecte, ne cal-
cule rien, et réussit tout; les rochers, bâtis pêle-mêle, com-
posent un monument monstre; nulle logique, un vaste équi-
libre. C'est plus que de la solidité, c'est de l'éternité. En
même temps, c'est le désordre. Le tumulte de la vague
semble avoir passé dans le granit. Un écueil, c'est de la
tempête pétrifiée. Rien de plus émouvant pour l'esprit que
cette farouche architecture, toujours croulante, toujours
debout. Tout s'y entr'aide et s'y contrarie. C'est un combat
de lignes d'où résulte un édifice. On y reconnaît la collabo-
ration de ces deux querelles, l'océan et l'ouragan.
Cette architecture a ses chefs-d'œuvre, terribles. L'écueil
Douvres en était un.
Celui-là, la mer l'avait construit et perfectionné avec un
amour formidable. L'eau hargneuse le léchait. Il était hideux,
traître, obscur, plein de caves.
Il avait tout un système veineux de trous sous-marins
se ramifiant dans des profondeurs insondables. Plusieurs
des orifices de ce percement inextricable étaient à sec aux
aOMAN. — XI.
66 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
marées basses. On y pouvait entrer. A ses risques et périls.
Gilliatt, pour les besoins de son sauvetage, dut explorer
toutes ces grottes. Pas une qui ne fût effroyable. Partout,
dans ces caves, se reproduisait, avec les dimensions exa-
gérées de l'océan, cet aspect d'abattoir et de boucherie
étrangement empreint dans Tentre-deux des Douvres. Qui
n'a point vu, dans des excavations de ce genre, sur la mu-
raille du granit éternel, ces affreuses fresques de la nature,
ne peut s'en faire l'idée.
Ces grottes féroces étaient sournoises ; il ne fallait point
s'y attarder. La marée haute les emplissait jusqu'au plafond.
Les poux de roque et les fruits de mer y abondaient.
Elles étaient encombrées de galets roulés, amoncelés en
tas au fond des voûtes. Beaucoup de ces galets pesaient
plus d'une tonne. Ils étaient de toutes proportions et de
toutes couleurs ; la plupart paraissaient sanglants ; quelques-
uns, couverts de eonferves poilues et gluantes, semblaient
de grosses taupes vertes fouillant le rocher.
Plusieurs de ces caves se terminaient brusquement en
cul-de-four. D'autres, artères d'une circulation mystérieuse,
se prolongeaient dans le. rocher en fissures tortueuses et
noires. C'étaient les rues du gouffre. Ces fissures se rétré-
cissent sans cesse, un homme n'y pouvait passer. Un brandon
allumé y laissait voir des obscurités suintantes.
Une fois, Gilliatt, furetant, s'aventura dans une de ces
fissures. L'heure de la marée s'y prêtait. C'était une belle
journée de calme et de soleil. Aucun incident de mer, pou-
vant compliquer le risque, n'était à redouter.
Deux nécessités, nous venons de l'indiquer, poussaient
L'ÉGUEIL. 67
Gilliatt à ces explorations ; chercher^ pour le sauvetage, des
débris utiles, et trouver des crabes et des langoustes pour
sa nourriture. Les coquillages commençaient à lui manquer
dans les Douvres.
La fissure était resserrée et le passage presque impos-
sible. Gilliatt voyait de la clarté au delà. 11 fit effort, s'effaça,
se tordit de son mieux, et s'engagea le plus avant qu'il put.
11 se trouvait, sans s'en douter, précisément dans l'in-
térieur du rocher sur la pointe duquel Clubin avait lancé la
Durande. Gilliatt était sous cette pointe. Le rocher, abrupt
extérieurement, et inabordable, était évidé en dedans. Il avait
des galeries, des puits et des chambres comme le tombeau
d'un roi d'Egypte. Cet affouillement était un des plus com-
pliqués parmi ces dédales, travail de l'eau, sape de la mer
infatigable. Les embranchements de ce souterrain sous mer
communiquaient probablement avec l'eau immense du dehors
par plus d'une issue, les unes béantes au niveau du flot, les
autres, profonds entonnoirs invisibles. C'était tout près de
là, mais Gilliatt l'ignorait, que Clubin s'était jeté à la mer.
Gilliatt, dans cette lézarde à crocodiles, où les crocodiles,
il est vrai, n'étaient pas à craindre, serpentait, rampait, se
heurtait le front, se courbait, se redressait, perdait pied,
retrouvait le sol, avançait péniblement. Peu à peu le boyau
s'élargit, un demi-jour parut, et tout à coup Gilliatt fit son
entrée dans une caverne extraordinaire.
XII
LE DEDANS D'UN ÉDIFICE SOUS MER
Ce demi-jour vint à propos.
Un pas de plus, Gilliatt tombait dans une eau peut-être
sans fond. Ces eaux de caves ont un tel refroidissement et
une paralysie si subite, que souvent les plus forts nageurs
y restent.
Nul moyen d'ailleurs de remonter et de s'accrocher aux
escarpements entre lesquels on est muré.
Gilliatt s'arrêta court. La crevasse d'où il sortait abou-
70 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
tissait à une saillie étroite et visqueuse, espèce d'encorbel-
lement dans la muraille à pic. Gilliatt s'adossa à la muraille
et regarda.
Il était dans une grande cave. Il avait au-dessus de lui
quelque chose comme le dessous d'un crâne démesuré. Ce
crâne avait Fair fraîchement disséqué. Les nervures ruisse-
lantes des stries du rocher imitaient sur la voûte les embran-
chements des fibres et les sutures dentelées d'une boîte
osseuse. Pour plafond, la pierre ; pour plancher, l'eau ; les
lames de la marée, resserrées entre les quatre parois de la
grotte, semblaient de larges dalles tremblantes. La grotte
était fermée de toutes parts. Pas une lucarne, pas un
soupirail; aucune brèche à la muraille, aucune fêlure à la
voûte. Tout cela était éclairé d'en bas à travers l'eau. C'était
on ne sait quel resplendissement ténébreux.
Gilliatt,' dont les pupilles s'étaient dilatées pendant le tra-
jet obscur du corridor, distinguait tout dans ce crépuscule.
Il connaissait, pour y être allé plus d'une fois, les caves
de Piémont à Jersey, le Creux-Maillé à Guernesey, les Rou-
tiques à Serk, ainsi nommées à cause des contrebandiers
qui y déposaient leurs marchandises ; aucun de ces mer-
veilleux antres n'était comparable à la chambre souterraine
et sous-marine où il venait de pénétrer.
Gilliatt voyait en face de lui sous la vague une sorte
d'arche noyée. Cette arche, ogive naturelle façonnée par le
flot, était éclatante entre ses deux jambages profonds et
noirs. C'est par ce porche submergé qu'entrait dans la
caverne la clarté de la haute mer. Jour étrange donné par
un engloutissement.
L'ÉGUEIL. 71
Cette clarté s'évasait sous la lame comme un large
éventail et se répercutait sur le rocher. Ses rayonnements
rectilignes, découpés en longues bandes droites sur Topacité
du fond, s'éclaircissant ou s'assombrissant d'une anfractuo-
sité à l'autre, imitaient des interpositions de lames de verre.
Il y avait du jour dans cette cave, mais du jour inconnu.
Il n'y avait plus dans cette clarté rien de notre lumière. On
pouvait croire qu'on venait d'enjamber dans une autre pla-
nète. La lumière était une énigme; on eût dit la lueur
glauque de la prunelle d'un sphinx. Cette cave figurait le
dedans d'une tête de mort énorme et splendide; la voûte
était le crâne, et l'arche était la bouche ; les trous des yeux
manquaient. Cette bouche, avalant et rendant le flux et le
reflux, béante au plein midi extérieur, buvait de la lumière
et vomissait de l'amertume. De certains êtres, intelligents
et mauvais, ressemblent à cela. Le rayon du soleil, en tra-
versant ce porche obstrué d'une épaisseur vitreuse d'eau de
mer, devenait vert comme un rayon d'Aldébaran. L'eau,
toute pleine de cette lumière mouillée, paraissait de l'éme-
raude en fusion. Une nuance d'aigue-marine d'une délicatesse
inouïe teignait mollement toute la caverne. La voûte, avec
ses lobes presque cérébraux et ses ramifications rampantes
pareilles à des épanouissements de nerfs, avait un tendre
reflet de chrysoprase. Les moires du flot, réverbérées au
plafond, s'y décomposaient et s'y recomposaient sans fin,
élargissant et rétrécissant leurs mailles d'or avec un mou-
vement de danse mystérieuse. Une impression spectrale s'en
dégageait; l'esprit pouvait se demander quelle proie ou
quelle attente faisait si joyeux ce magnifique filet de feu
72 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
vivant. Aux reliefs de la voûte et aux aspérités du roc
pendaient de longues et fines végétations baignant proba-
blement leurs racines à travers le granit dans quelque nappe
d'eau supérieure, et égrenant, l'une après l'autre, à leur
extrémité, une goutte d'eau, une perle. Ces perles tombaient
dans le gouffre avec un petit bruit doux. Le saisissement de
cet ensemble était indicible. On ne pouvait rien imaginer de
plus charmant ni rien rencontrer de plus lugubre.
C'était on ne sait quel palais de la Mort, contente.
1- L;iic 7. inv
r: i-^r.i
XIII
CE QU'ON Y VOIT ET CE QU'ON Y ENTREVOIT
De l'ombre qui éblouit, tel était ce lieu surprenant.
La palpitation de la mer se faisait sentir dans cette cave.
L'oscillation extérieure gonllait, puis déprimait la nappe
d'eau intérieure avec la régularité d'une respiration. On
croyait deviner une âme mystérieuse dans ce grand dia-
phragme vert s'élevant et s'abaissant en silence.
L'eau était magiquement limpide, et Gilliatt y distinguait,
à des profondeurs diverses, des stations immergées, surfaces
nOKAiy. — XI.
10
74 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
de roches en saillie d'un vert déplus en plus foncé. Certains
creux obscurs étaient probablement insondables.
Des deux côtés du porche sous-marin, des ébauches de
cintres surbaissés, pleins de ténèbres, indiquaient de petites
caves latérales, bas-côtés de la caverne centrale, accessibles
peut-être à l'époque des très basses marées.
Ces anfractuosités avaient des plafonds en plan incliné,
à angles plus ou moins ouverts. De petites plages, larges
de quelques pieds, mises à nu par les fouilles de la mer,
s'enfonçaient et se perdaient sous ces obliquités.
Çà et là des herbes longues de plus d'une toise ondu-
laient sous l'eau avec un balancement de cheveux au vent.
On entrevoyait des forêts de goémons.
Hors du flot et dans le flot, toute la muraille de la cave,
du haut en bas, depuis la voûte jusqu'à son efl^acement dans
l'invisible, était tapissée de ces prodigieuses floraisons de
l'océan, si rarement aperçues par l'œil humain, que les
vieux navigateurs espagnols nommaient praderias ciel mar.
Une mousse robuste, qui avait toutes les nuances de l'olive,
cachait et amplifiait les exostoses du granit. De tous les
surplombs jaillissaient les minces lanières gaufrées du varech
dont les pêcheurs se font des baromètres. Le souffle obscur
de la caverne agitait ces courroies luisantes.
Sous ces végétations se dérobaient et se montraient en
même temps les plus rares bijoux de l'écrin de l'océan, des
éburnes, des strombes, des mitres, des casques, des pourpres,
des buccins, des struthiolaires, des cérites lurriculées. Les
cloches des patelles, pareilles à des huttes microscopiques,
adhéraient partout au rocher et se groupaient en villages,
L'ÉGUEÏL,
iO
dans les rues desquels rôdaient les oscabrions, ces scarabées
de la vague» Les galets ne pouvant que difficilement entrer
dans cette grotte, les coquillages s'y réfugiaient. Les coquil-
lages sont des grands seigneurs, qui, tout brodés et tout
passementés, évitent le rude et incivil contact de la popu-
lace des cailloux. L'amoncellement étincelant des coquillages
faisait sous la lame, à de certains endroits, d'ineffables irra-
diations à travers lesquelles on entrevoyait un fouillis d'azurs
et de nacres, et des ors de toutes les nuances de l'eau.
Sur la paroi de la cave, un peu au-dessus de la ligne de
flottaison de la marée, une plante magnifique et singulière
se rattachait comme une bordure à la tenture de varech, la
continuait et l'achevait. Cette plante, fibreuse, touffue,
inextricablement coudée et presque noire, offrait au regard
de larges nappes brouillées et obscures, partout piquées
d'innombrables petites fleurs couleur lapis-lazuli. Dans l'eau
ces fleurs semblaient s'allumer, et Ton croyait voir des braises
bleues. Hors de l'eau c'étaient des fleurs, sous l'eau c'étaient
des saphirs ; de sorte que la lame, en montant et en inondant
le soubassement de la grotte revêtu de ces plantes, couvrait
le rocher d'escarboucles.
A chaque gonflement de la vague enflée comme un pou-
mon, ces fleurs, baignées, resplendissaient; à chaque abais-
sement elles s'éteignaient ; mélancolique ressemblance avec
la destinée. C'était l'aspiration, qui est la vie ; puis l'expi-
ration, qui est la mort.
Une des merveilles de cette caverne, c'était le roc. Ce
roc, tantôt muraille, tantôt cintre, tantôt étrave ou pilastre,
était par places brut et nu, puis, tout à côté, travaillé des
76 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
plus délicates ciselures naturelles. On ne sait quoi, qui avait
beaucoup d'esprit, se mêlait à la stupidité massive du granit.
Quel artiste que l'abîme! Tel pan de mur, coupé carrément
et couvert de rondes bosses ayant des attitudes, figurait un
vague bas-relief; on pouvait, devant cette sculpture où il y
avait du nuage, rêver de Prométhée ébauchant pour Michel-
Ange. Il semblait qu'avec quelques coups de marteau le
génie eût pu achever ce qu'avait commencé le géant. En
d'autres endroits la roche était damasquinée comme un bou-
clier sarrasin ou niellée comme une vasque florentine. Elle
avait des panneaux qui paraissaient de bronze de Corinthe,
puis des arabesques comme une porte de mosquée, puis,
comme une pierre runique, des empreintes d'ongle obscures
et improbables. Des plantes à ramuscules torses et à vrilles,
s'entre-croisant sur les dorures du lichen, la couvraient de
filigranes. Cet antre se compliquait d'un alhambra. C'était
la rencontre de la sauvagerie et de l'orfèvrerie dans l'auguste
et difforme architecture du hasard.
Les magnifiques moisissures de la mer mettaient du
velours sur les angles du granit. Les escarpements étaient
festonnés de lianes grandiilores, adroites à ne point tom-
ber, et qui semblaient intelligentes, tant elles ornaient bien.
Des pariétaires à bouquets bizarres montraient leurs touffes
à propos et avec goût. Toute la coquetterie possible à une
caverne était là. La surprenante lumière édénique qui venait
de dessous l'eau, à la fois pénombre marine et rayonnement
paradisiaque, estompait tous les linéaments dans une sorte
de diffusion visionnaire. Chaque vague était un prisme. Les
contours des choses, sous ces ondoiements irisés, avaient
L'ÉCUEIL.
i i
le chromalisme des lentilles (roptique trop convexes; des
spectres solaires flottaient sous l'eau. On croyait voir se
tordre dans cette diaphanéité aurorale des tronçons d'arcs-
en-ciei noyés. Ailleurs, en d'autres coins, il y avait dans
l'eau un certain clair de lune. Toutes les splendeurs sem-
blaient amalgamées là pour faire on ne sait quoi d'aveugle
et de nocturne. Uien de plus troublant et de plus énigma-
tique que ce faste dans cette cave. Ce qui dominait, c'était
renchantement. La végétation fantasque et la stratification
informe s'accordaient et dégageaient une harmonie. Q^a
mariage de choses farouches était heureux. Les ramifica-
tions se cramponnaient en ayant fair d'eflleurer. La caresse
du roc sauvage et de la fleur fauve était profonde. Des
piliers massifs avaient pour chapiteaux et pour ligatures de
frêles guirlandes toutes pénétrées de frémissement, on son-
geait à des doigts de fées chatouillant des pieds de béhé-
moths, et le rocher soutenait la plante et la plante étrei-
gnait le rocher avec une grâce monstrueuse.
La résultante de ces difformités mystérieusement ajus-
tées était on ne sait quelle beauté souveraine. Les œuvres
de la nature, non moins suprêmes que les œuvres du génie,
contiennent de l'absolu, et s'imposent. Leur inattendu se
fait obéir impérieusement par l'esprit; on y sent une pré-
méditation qui est en dehors de l'homme, et elles ne sont
jamais plus saisissantes que lorsqu'elles font subitement
sortir l'exquis du terrible.
Cette grotte inconnue était, pour ainsi dire, et si une
telle expression est admissible, sidéralisée. On y subissait
ce que la stupeur a de plus imprévu. Ce qui emplissait cette
78 LES TRAVAILLEURS DE LA MER,
crypte, c'était de la lumière d'apocalypse. On n'était pas
bien sûr que cette chose fût. On avait devant les yeux
une réalité empreinte d'impossible. On regardait cela,
on y touchait, on y était; seulement il était difficile d'y
croire.
Était-ce du jour qui venait par cette fenêtre sous la mer?
Était-ce de l'eau qui tremblait dans cette cuve obscure? Ces
cintres et ces porches n'étaient-iîs point de la nuée céleste
imitant une caverne? Quelle pierre avait-on sous les pieds?
Ce support n'allait-il point se désagréger et devenir fumée?
Qu'était-ce que cette joaillerie de coquillages qu'on entre-
voyait? A quelle distance était-on de la vie, de la terre, des
hommes? Qu'était-ce que ce ravissement mêlé à ces ténè-
bres? Émotion inouïe, presque sacrée, à laquelle s'ajoutait
la douce inquiétude des herbes au fond de l'eau.
A l'extrémité de la cave, qui était oblongue, sous une
archivolte cyclopéenne d'une coupe singulièrement correcte,
dans un creux presque indistinct, espèce d'antre dans
l'antre et de tabernacle dans le sanctuaire, derrière une
nappe de clarté verte interposée comme un voile de temple,
on apercevait hors du flot une pierre à pans carrés ayant
une ressemblance d'autel. L'eau entourait cette pierre de
toutes parts. Il semblait qu'une déesse vînt d'en descendre.
On ne pouvait s'empêcher de rêver sous cette crypte, sur
cet autel, quelque nudité céleste éternellement pensive, et
que l'entrée d'un homme faisait éclipser. Il était difficile de
concevoir cette cellule auguste sans une vision dedans;
l'apparition, évoquée par la rêverie, se composait d'elle-
même; un ruissellement de lumière chaste sur des épaules
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L'ÉCUEIL.
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à peine entrevues, un front baigné d'aube, un ovale de
visage olympien, des rondeurs de seins mystérieux, des
bras pudiques, une chevelure dénouée dans de l'aurore, des
hanches ineffables modelées en pâleur dans une brume
sacrée, des formes de nymphe, un regard de vierge, une
Vénus sortant de la mer, une Eve sortant du chaos; tel était
le songe qu'il était impossible de ne pas faire. Il était
invraisemblable qu'il n'y eût point là un fantôme. Une
femme toute nue, ayant en elle un astre, était probable-
ment sur cet autel tout à l'heure. Sur ce piédestal d'où
émanait une indicible extase, on imaiiinait une blanchBnr
vivante et debout. L'esprit se représentait, au milieu de
l'adoration muette de cette caverne, une Amphitrite, une
Téthys, quelque Diane pouvant aimer, statue de l'idéal
formé d'un rayonnement et regardant l'ombre avec douceur.
C'était elle qui, en s'en allant, avait laissé dans la caverne
cette clarté, espèce de parfum lumière sorti de ce corps
étoile. L'éblouissemcnt de ce fantôme n'était plus là; on
n'apercevait pas cette figure, faite pour être vue seulement
par l'invisible, mais on la sentait; on avait ce tremblement,
qui est une volupté. La déesse était absente, mais la divi-
nité était présente.
La beauté de l'antre seniblait faite pour cette présence.
C'était à cause de cette déité, de cette fée des nacres, de
cette reine des souffles, de cette grâce née des flots, c'était
à cause d'elle, on se le figurait du moins, que le souterrain
était religieusement muré, afin que rien ne put jamais
troubler, autour de ce divin fantôme, l'obscurité qui était
un respect, et le silence qui est une majesté.
80 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Gillialt, qui était une espèce de voyant de la nature,
songeait, confusément ému.
Tout à coup, à quelques pieds au-dessous de lui, dans la
transparence charmante de cette eau, qui était comme de
la pierrerie dissoute, il aperçut quelque chose d'inexpri-
mable. Une espèce de long haillon se mouvait dans l'oscil-
lation des lames. Ce haillon ne flottait pas, il voguait; il
avait un but, il allait quelque part, il était rapide. Cette
guenille avait la forme d'une marotte de bouffon avec des
pointes; ces pointes, flasques, ondoyaient; elle semblait
couverte d'une poussière impossible à mouiller. C'était plus
qu'horrible, c'était sale. Il y avait de la chimère dans cette
chose ; c'était un être, à moins que ce ne fut une appa-
rence. Elle semblait se diriger vers la côté obscur de la
cave et s'y enfonçait. Les épaisseurs d'eau devinrent sombres
sur elle. Cette silhouette glissa et disparut, sinistre.
LIVRE DEUXIÈME
LE LABEUR
ROMAM — XI. Jj
y i.. ■■...-.
LES RESSOURCES DE CELUI A QUI TOUT MANQUE
Cette cave ne lâchait pas aisément les gens. L'entrée
avait été peu commode, la sortie fut plus obstruée encore.
Gilliatt néanmoins s'en tira, mais il n'y retourna plus. Il n'y
avait rien trouvé de ce qu'il cherchait, et il n'avait pas le
temps d'être curieux.
Il mit immédiatement la forge en activité. II manquait
d'outils, il s'en fabriqua.
Il avait pour combustible l'épave, l'eau pour moteur, le
U LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
vent pour souffleur, une pierre pour enclume, pour art son
instinct, pour puissance sa volonté.
Gilliatt entra ardemment dans ce sombre travail.
Le temps paraissait y mettre de la complaisance. Il con-
tinuait d'être sec et aussi peu équinoxial que possible. Le
mois de mars était venu, mais tranquillement. Les jours
s'allongeaient. Le bleu du ciel, la vaste douceur des mou-
vements de l'étendue, la sérénité du plein midi, semblaient
exclure toute mauvaise intention. La mer était gaie au
soleil. Une caresse préalable assaisonne les trahisons. De
ces caresses-là, la mer n'en est point avare. Quand on a
affaire à cette femme, il faut se défier du sourire.
Il y avait peu de vent ; la soufflante hydraulique n'en
travaillait que mieux. L'excès de vent eût plutôt gêné
qu'aidé.
Gilliatt avait une scie; il se fabriqua une lime; avec la
scie il attaqua le bois, avec la lime il attaqua le métal; puis
il s'ajouta les deux mains de fer du forgeron, une tenaille
et une pince; la tenaille étreint, la pince manie; l'une agit
comme le poignet, l'autre comme le doigt. L'outillage est un
organisme. Peu à peu Gilliatt se donnait des auxiliaires, et
construisait son armure. D'un morceau de feuillard il fit un
auvent au foyer de sa forge.
Un de ses principaux soins fut le triage et la réparation
des poulies. Il remit en état les caisses et les rouets des
moufles. Il coupa l'exfoliation de toutes les solives brisées,
et en refaçonna les extrémités; il avait, nous l'avons dit,
pour les nécessités de sa charpenterie, quantité de mem-
brures emmagasinées et appareillées selon les formes, les
LE LABEUR. 80
dimensions et les essences, le chêne d'un côté, le sapin de
l'autre, les pièces courbes, comme les porques, séparées
des pièces droites, comme les hiloires. C'était sa réserve de
points d'appui et de leviers, dont il pouvait avoir grand
besoin à un moment donné.
Quiconque médite un palan doit se pourvoir de poutres
et de moufles ; mais cela ne suffit pas, il faut de la corde.
Gilliatt restaura les câbles et les grelins. Il étira les voiles
déchirées, et réussit à en extraire d'excellent fîl de caret
dont il composa du filin; avec ce filin, il rabouta les cor-
dages. Seulement ces sutures étaient sujettes à pourrir, il
fallait se hâter d'employer ces cordes et ces câbles. Gilliatt
n'avait pu faire que du funin blanc, il manquait de goudron.
Les cordages raccommodés, il raccommoda les chaînes.
Il put, grâce à la pointe latérale du galet enclume, la-
quelle tenait lieu de bicorne conique, forger des anneaux
grossiers, mais solides. Avec ces anneaux il rattacha les uns
aux autres les bouts de chaîne cassés, et fit des longueurs.
Forger seul et sans aide est plus que malaisé. 11 en vint
à bout pourtant. II est vrai qu'il n'eut à façonner sur la forge
que des pièces de peu de masse; il pouvait les manier d'une
main avec la pince pendant qu'il les martelait de l'autre
main.
Il coupa en tronçons les barres de fer rondes de la pas-
serelle de commandement, forgea aux deux extrémités de
chaque tronçon, d'un côté une pointe, de l'autre une large
tête plate, et cela fit de grands clous d'environ un pied de
long. Ces clous, très usités en pontonnerie, sont utiles aux
fixations dans les rochers.
86 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Pourquoi Gillialt se donnait-il toute cette peine? On
verra.
Il dut refaire plusieurs fois le tranchant de sa hache et
les dents de sa scie. Il s'était, pour la scie, fabriqué un tiers-
point.
Il se servait dans l'occasion du cabestan de la Durande.
Le crochet de la chaîne cassa. Gilliatt en reforgea un autre.
A l'aide de sa pince et de sa tenaille, et en se servant de
son ciseau comme d'un tournevis, il entreprit de démonter
les deux roues du navire; il y parvint. On n'a pas oublié
que ce démontage était exécutable; c'était une particularité
de la construction de ces roues. Les tambours qui les avaient
couvertes, les emballèrent; avec les planches des tambours,
Gilliatt charpenta et menuisa deux caisses, où il déposa,
pièce à pièce, les deux roues soigneusement numérotées.
Son morceau de' craie lui fut précieux pour ce numérotage.
Il rangea ces deux caisses sur la partie la plus solide du
pont de la Durande.
Ces préliminaires terminés, Gilliatt se trouva face à face
avec la difficulté suprême. La question de la machine se
posa.
Démonter les roues avait été possible; démonter la ma-
chine, non.
D'abord Gilliatt connaissait mal ce mécanisme. Il pou-
vait, en allant au hasard, lui faire quelque blessure irrépa-
rable. Ensuite, même pour essayer de le défaire morceau à
morceau, s'il eût eu cette imprudence, il fallait d'autres
outils que ceux qu'on peut fabriquer avec une caverne pour
forge, un vent coulis pour soufflet, et un caillou pour en-
LE LABEUR. 87
elume. En tentant de démonter la machine, on risquait de la
dépecer.
Ici on pouvait se croire tout à fait en présence de Tim-
prati cable.
Il semblait que Gilliatt fût au pied de ce mur, l'impos-
sible.
Que faire?
II
COMME QUOI SHAKESPEARE
PEUT SE RENCONTRER AVEC ESCHYLE
Gilliatt avait son idée.
Depuis ce maçon charpentier de Salbris qui, au seizième
siècle, dans le bas âge de la sciencCj bien avant qu'Amon-
tons eût trouvé la première loi du frottement, Lahire la
seconde et Coulomb la troisième, sans conseil, sans guide,
sans autre aide qu'un enfant, son fils, avec un outillage
informe, résolut en bloc, dans la descente du c( gros hor-
loge )) de Féglise de la Gharité-sur-Loire, cinq ou six pro-
blèmes de statique et de dynamique mêlés ensemble ainsi
que des roues dans un embarras de charrettes et faisant
obstacle à la fois, depuis ce manœuvre extravagant et su-
perbe qui trouva moyen, sans casser un fil de laiton et sans
déchiqueter un engrenage, de faire glisser tout d'une pièce,
par une simplification prodigieuse, du second étage du clo-
cher au premier étage, cette massive cage des heures, toute
LE LABEUR. 89
en fer et en cuivre, « grande comme la chambre du guet-
teur de nuit », avec son mouvement, ses cylindres, ses
barillets, ses tambours, ses crochets et ses pesons, son orbe
de canon et son orbe de chaussée, son balancier horizontal,
ses ancres d'échappement, ses écheveaux de chaînes et de
chaînettes, ses poids de pierre dont un pesait cinq cents
livres, ses sonneries, ses carillons, ses jacquemarts; depuis
cet homme qui fit ce miracle, et dont on ne sait plus le nom,
jamais rien de pareil à ce que méditait Gilliatt n'avait été
entrepris.
L'opération que rêvait Gilliatt était pire peut-être, c'est-
à-dire plus belle encore.
Le poids, la délicatesse, l'enchevêtrement des difficultés,
n'étaient pas moindres de la machine de la Durande que de
l'horloge de la Charité-sur-Loire.
Le charpentier gothique avait un aide, son fils; Gilliatt
était seul.
Une population était là, venue de. Meung-sur-Loire, de
Nevers, et même d'Orléans, pouvant, au besoin, assister le
maçon de Salbris, et l'encourageant de son brouhaha bien-
veillant; Gilliatt n'avait autour de lui d'autre rumeur que le
vent et d'autre foule que les flots.
Rien n'égale la timidité de l'ignorance, si ce n'est sa
témérité. Quand l'ignorance se met à oser, c'est qu'elle a
en elle une boussole. Cette boussole, c'est l'intuition du
vrai, plus claire parfois dans un esprit simple que dans un
esprit compliqué.
Ignorer invite à essayer. L'ignorance est une rêverie, et
la rêverie curieuse est une force. Savoir, déconcerte par-
IlOMAN. — XI. 12
90 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
fois et déconseille souvent. Gama, savant, eût reculé devant
le cap des Tempêtes. Si Christophe Colomb eût été bon
cosmographe, il n'eût point découvert TAmérique.
Le second qui monta sur le mont Blanc fut un savant,
Saussure; le premier fut un pâtre, Balmat.
Ces cas, disons-le en passant, sont l'exception, et tout
ceci n'ôte rien à la science, qui reste la règle. L'ignorant
peut trouver, le savant seul invente.
La panse était toujours à l'ancre dans la crique de
l'Homme, où la mer la laissait tranquille. Gilliatt, on s'en
souvient, avait tout arrangé de façon à se maintenir en libre
pratique avec sa barque. II y alla, et en mesura soigneuse-
ment le bau à plusieurs endroits, particulièrement le maître-
couple. Puis il revint à la Durande, et mesura le grand
diamètre du parquet de la machine. Ce grand diamètre,
sans les roues, bien entendu, était de deux pieds moindre
que le maître-bau de la panse. Donc la machine pouvait
43ntrer dans la barque.
Mais comment l'y faire entrer?
III
LE CHEF-D'ŒUVRE DE GILLIATT
VIENT AU SECOURS
DU CHEF-D'ŒUVRE DE LETHIERRY
A quelque temps de là, un pêcheur qui eût été assez fou
pour flâner en cette saison dans ces parages eut été payé
de sa hardiesse par la vision entre les Douvres de quelque
chose de singulier.
Voici ce qu'il eût aperçu : quatre madriers robustes,
espacés également allant d'une Douvre à Tautre, et comme
forcés entre les rochers, ce qui est la meilleure des soli-
dités. Du côté de la petite Douvre leurs extrémités posaient
et se contrebutaient sur les reliefs du roc; du côté de la
grande Douvre, ces extrémités avaient dû être violemment
en(oncées dans l'escarpement à coups de marteau par quel-
que puissant ouvrier debout sur la poutre même qu'il en-
lonçait. Ces madriers étaient un peu plus longs que l'entre-
92 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
deux n'était large; de là la ténacité de leur emboîtement;
de là aussi leur ajustement en plan incliné. Ils touchaient la
grande Douvre à angle aigu et la petite Douvre à angle
obtus. Ils étaient faiblement déclives, mais inégalement, ce
qui était un défaut. A ce défaut près, on les eût dit dis-
posés pour recevoir le tablier d'un pont. A ces quatre ma-
driers étaient attachés quatre palans garnis chacun de leur
itague et de leur garant, et ayant cela de hardi et d'étrange
que le moufle à deux rouets était à une extrémité du ma-
drier et la poulie simple à l'extrémité opposée. Cet écart,
trop grand pour n'être pas périlleux, était probablement
exigé par les nécessités de l'opération à accomplir. Les
moufles étaient forts et les poulies solides. A ces palans se
rattachaient des câbles qui de loin paraissaient des fils, et, au-
dessous de cet appareil aérien de moufles et de charpentes,
la massive épave, la Durande, semblait suspendue à ces fils.
Suspendue, elle ne l'était pas encore. Perpendiculaire-
ment sous les madriers, huit ouvertures étaient pratiquées
dans le pont, quatre à bâbord et quatre à tribord de la
machine, et huit autres sous celles-là dans la carène. Les
câbles descendant verticalement des quatre moufles entraient
dans le pont, puis sortaient de la carène par les ouvertures
de tribord, passaient sous la quille et sous la machine, ren-
traient dans le navire par les ouvertures de bâbord, et,
remontant, traversant de nouveau le pont, revenaient s'en-
rouler aux quatre poulies des madriers, où une sorte de
palanguin les saisissait et en faisait un trousseau relié à un
câble unique et pouvant être dirigé par un seul bras. Un
crochet et une moque, par le trou de laquelle passait et se
LE LABEUR. 93
dévidait le câble unique, complétaient l'appareil et, au be-
soin, Tenrayaient. Cette combinaison contraignait les quatre
palans à travailler ensemble, et, véritable frein des forces
pendantes, gouvernail de dynamique sous la main du pilote
de l'opération, maintenait la manœuvre en équilibre. L'ajus-
tement très ingénieux de ce palanguin avait quelques-unes
des qualités simplifiantes de la poulie Weston d'aujourd'hui
et de l'antique polyspaston de Vitruve. Gilliatt avait trouvé
cela, bien qu'il ne connût ni Vitruve, qui n'existait plus, ni
Weston qui n'existait pas encore. La longueur des câbles
variait selon l'inégale déclivité des madriers, et corrigeait
un peu cette inégalité. Les cordes étaient dangereuses, le
funin blanc pouvait casser, il eût mieux valu des chaînes,
mais des chaînes eussent mal roulé sur les palans.
Tout cela, plein de fautes, mais fait par un seul homme,
était surprenant.
Du reste, nous abrégeons l'explication. On comprendra
que nous omettions beaucoup de détails qui rendraient la
chose claire aux gens du métier et obscure aux autres.
Le haut de la cheminée de la machine passait entre les
deux madriers du milieu.
Gilliatt, sans s'en douter, plagiaire inconscient de l'in-
connu, avait refait, à trois siècles de distance, le mécanisme
du charpentier de Salbris, mécanisme rudimentaire et incor-
rect, redoutable à qui oserait le manœuvrer.
Disons ici que les fautes, même les plus grossières, n'em-
pêchent point un mécanisme de fonctionner tant bien que
mal. Cela boite, mais cela marche. L'obélisque de la place
de Saint-Pierre de Rome a été dressé contre toutes les
94 LES TRAVAILLEURS DE LA MER,
règles de la statique. Le carrosse du czar Pierre était con-
struit de telle sorte qu'il semblait devoir verser à chaque
pas ; il roulait pourtant. Que de difformités dans la machine
de Marly! Tout y était en porte-à-faux. Elle n'en donnait
pas moins à boire à Louis XIV.
Quoi qu'il en fût, Gilliatt avait confiance. Il avait même
empiété sur le succès au point de fixer dans le bord de la
panse^ le jour où il y était allé, deux paires d'anneaux de fer
en regard, des deux côtés de la barque, aux mêmes espace-
ments que les quatre anneaux de la Durande auxquels se
rattachaient les quatre chaînes de la cheminée.
Gilliatt avait évidemment un plan très complet et très
arrêté. Ayant contre lui toutes les chances, il voulait mettre
toutes les précautions de son côté.
Il faisait des choses qui semblaient inutiles, signe d'une
préméditation attentive.
Sa manière de procéder eût dérouté, nous avons déjà
fait cette remarque, un observateur, même connaisseur.
Un témoin de ses travaux qui l'eût vu, par exemple,
avec des efforts inouïs et au péril de se rompre le cou,
enfoncer à coups de marteau huit ou dix des grands clous
qu'il avait forgés, dans le soubassement des deux Douvres
à l'entrée du défilé de l'écueil, eût compris difficilement le
pourquoi de ces clous, et se fût probablement demandé à
quoi bon toute cette peine.
S'il eût vu ensuite Gilliatt mesurer le morceau de la
muraille de l'avant qui était, on s'en souvient, resté adhé-
rent à l'épave, puis attacher un fort grelin au rebord supé-
rieur de cette pièce, couper à coups de hache les charpentes
LE LABEUR. 95
disloquées qui la retenaient, la traîner hors du défilé, à
Faide de la marée descendante poussant le bas pendant que
Gilliatt tirait le haut, enfin rattacher à grand'peine avec le
grelin cette pesante plaque de planches et de poutres, plus
large que l'entrée même du défilé, aux clous enfoncés dans
la base de la petite Douvre, l'observateur eût peut-être moins
compris encore, et se fut dit que si Gilliatt voulait, pour
l'aisance de ses manœuvres, dégager la ruelle des Douvres
de cet encombrement, il n'avait qu'à le laisser tomber dans
la marée qui l'eût emporté à vau-l'eau,
Gilliatt probablement avait ses raisons.
Gilliatt, pour fixer les clous dans le soubassement des
Douvres, tirait parti de toutes les fentes du granit, les élar-
gissait au besoin, et y enfonçait d'abord des coins de bois
dans lesquels il enracinait ensuite les clous de fer. Il ébau-
cha la même préparation dans les deux roches qui se dres-
saient à l'autre extrémité du détroit de l'écueil, du côté de
l'est; il en garnit de chevilles de bois toutes les lézardes,
comme s'il voulait tenir ces lézardes prêtes à recevoir, elles
aussi, des crampons; mais cela parut être un simple en-cas,
car il n'y enfonça point de clous. On comprend que, par
prudence dans sa pénurie, il ne pouvait dépenser ses maté-
riaux qu'au fur et à mesure des besoins, et au moment où
la nécessité se déclarait. C'était une complication ajoutée à
tant d'autres difficultés.
Un premier travail achevé, un deuxième surgissait.
Gilliatt passait sans hésiter de l'un à l'autre et faisait
résolument cette enjambée de géant.
IV
SUB RE
L'homme qui faisait ces choses était devenu effrayant.
Gilliatt, dans ce labeur multiple, dépensait toutes ses
forces à la fois; il les renouvelait difficilement.
Privations d'un côté, lassitude de l'autre, il avait maigri.
Ses cheveux et sa barbe avaient poussé. Il n'avait plus
qu'une chemise qui ne fût pas en loques. Il était pieds nus,
le vent ayant emporté un de ses souliers, et la mer l'autre.
Les éclats de l'enclume rudimentafçey tet ^^ort dangereuse,
Il nui M vt ■--. \ 1 .1
nOMAN. — XI.
98 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
dont il se servait, lui avaient fait aux mains et aux bras de
petites plaies, éclaboussures du travail. Ces plaies, écor-
cliures plutôt que blessures, étaient superficielles, mais
irritées par l'air vif et par l'eau salée,
11 avait faim, il avait soif, il avait froid.
Son bidon d'eau douce était vide. Sa farine de seigle
était employée ou mangée. 11 n'avait plus qu'un peu de
biscuit.
Il le cassait avec les dents, manquant d'eau pour le
détremper.
Peu à peu et jour à jour ses forces décroissaient.
Ce rocher redoutable lui soutirait la vie.
Boire était une question; manger était une question;
dormir était une question.
Il mangeait quand il parvenait à prendre un cloporte de
mer ou un crabe; il buvait quand il voyait un oiseau de
mer s'abattre sur une pointe de rocher. Il y grimpait et y
trouvait un creux avec un peu d'eau douce. II buvait après
l'oiseau, quelquefois avec l'oiseau; car les mauves et les
mouettes s'étaient accoutumées à lui, et ne s'envolaient pas
à son approche. Gilliatt, même dans ses plus grandes faims,
ne leur faisait point de mal. Il avait, on s'en souvient, la
superstition des oiseaux. Les oiseaux, de leur côté, ses
cheveux étant hérissés et horribles et sa barbe longue, n'en
avaient plus peur; ce changement de figure les rassurait;
ils ne le trouvaient plus un homme et le croyaient une bête.
Les oiseaux et Gilliatt étaient maintenant bons amis. Ces
pauvres s'entr'aidaient. Tant que Gilliatt avait eu du seigle,
il leur avait émietté de petits morceaux des galettes qu'il
LE LABEUR. 99
faisait; à cette heure, à leur tour, ils lui indiquaient les
endroits où il y avait de l'eau.
Il mangeait les coquillages crus; les coquillages sont,
dans une certaine mesure, désaltérants. Quant aux crabes,
il les faisait cuire; n'ayant pas de marmite, il les rôtissait
entre deux pierres rougies au feu, à la manière .des gens
sauvages des îles Féroë.
Cependant un peu d'équinoxe s'était déclaré; la pluie
était venue; mais une pluie hostile. Point d'ondées, point
d'averses, mais de longues aiguilles, fines, glacées, péné-
trantes, aiguës, qui perçaient les vêtements de Gilliatt jus-
qu'à la peau et la peau jusqu'aux os. Cette pluie donnait
peu à boire et mouillait beaucoup.
Avare d'assistance, prodigue de misère, telle était cette
pluie, indigne du ciel. Gilliatt l'eut sur lui pendant plus
d'une semaine tout le jour et toute la nuit. Cette pluie était
une mauvaise action d'en haut.
La nuit, dans son trou de rocher, il ne dormait que par
l'accablement du travail. Les grands cousins de mer venaient
le piquer. 11 se réveillait couvert de pustules.
11 avait la fièvre, ce qui le soutenait; la fièvre est un
secours, qui tue. D'instinct, il mâchait du lichen ou suçait
des feuilles de cochléaria sauvage, maigres pousses des
fentes sèches de l'écueil. Du reste, il s'occupait peu de sa
souffrance. Il n'avait pas le temps de se distraire de sa besogne
à cause de lui, Gilliatt. La machine de la Durande se portait
bien. Cela lui suffisait.
A chaque instant, pour les nécessités de son travail, il
se jetait à la nage, puis reprenait pied. Il entrait dans l'eau
100 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
et en sortait, comme on passe d'une chambre de son appar-
tement dans l'autre.
Ses vêtements ne séchaient plus. Ils étaient pénétrés d'eau
de pluie qui ne tarissait pas et d'eau de mer qui ne sèche
jamais. Gilliatt vivait mouillé.
Vivre mouillé est une habitude qu'on prend. Les pauvres
groupes irlandais, vieillards, mères, jeunes filles presque
nues, enfants, qui passent l'hiver en plein air sous l'averse
et la neige blottis les uns contre les autres aux angles des
maisons dans les rues de Londres, vivent et meurent mouillés.
Être mouillé et avoir soif; Gilliatt endurait cette torture
bizarre. Il mordait par moments la manche de sa vareuse.
Le feu qu'il faisait ne le réchauffait guère ; le feu en plein
air n'est qu'un demi-secours ; on brûle d'un côté et l'on gèle
de l'autre.
Gilliatt, en sueur, grelottait.
Tout résistait autour de Gilliatt dans une sorte de silence
terrible. Il se sentait l'ennemi.
Les choses ont un sombre Non possumus.
Leur inertie est un avertissement lugubre.
Une immense mauvaise volonté entourait Gilliatt. Il avait
des brûlures et des frissons. Le feu le mordait, l'eau le
glaçait, la soif l'enfiévrait, le vent lui déchirait ses habits,
la faim lui minait l'estomac. Il subissait l'oppression d'un
ensemble épuisant. L'obstacle, tranquille, vaste, ayant l'irres-
ponsabilité apparente du fait fatal, mais plein d'on ne sait
quelle unanimité farouche, convergeait de toutes parts sur
Gilliatt. Gilliatt le sentait appuyé inexorablement sur lui.
Nul moyen de s'y soustraire. C'était presque quelqu'un, Gil-
LE LABEUR. loi
liatt avait conscience d'un rejet sombre et d'une haine faisant
effort pour le diminuer. II ne tenait qu'à lui de fuir; mais,
puisqu'il restait, il avait affaire à l'hostilité impénétrable. Ne
pouvant le mettre dehors, on le mettait dessous. On? l'In-
connu. Cela l'étreignait, le comprimait, lui ôtait la place, lui
ôtait l'haleine. Il était meurtri par l'invisible. Chaque jour
la vis mystérieuse se serrait d'un cran.
La situation de Gilliatt en ce milieu inquiétant ressem-
blait à un duel louche dans lequel il y a un traître.
La coalition des forces obscures l'environnait. Il sentait
une résolution de se débarrasser de lui. C'est ainsi que le
glacier chasse le bloc erratique.
Presque sans avoir l'air d'y toucher, cette coalition
latente le mettait en haillons, en sang, aux abois, et, pour
ainsi dire, hors de combat avant le combat. II n'en travaillait
pas moins, et sans relâche ; mais, à mesure que l'ouvrage
se faisait, l'ouvrier se défaisait. On eût dit que cette fauve
nature, redoutant l'âme, prenait le parti d'exténuer l'homme.
Gilliatt tenait tête, et attendait. L'abîme commençait par
l'user. Que ferait l'abîme ensuite?
La double Douvre, ce dragon fait de granit et embusqué
en pleine mer, avait admis Gilliatt. Elle l'avait laissé entrer
et laissé faire. Cette acceptation ressemblait à l'hospitalité
d'une gueule ouverte.
Le désert, l'étendue, l'espace où il y a pour l'homme
tant de refus, l'inclémence muette des phénomènes suivant
leur cours, la grande loi générale implacable et passive,
les flux et les reflux, l'écueil, pléiade noire dont chaque
pointe est une étoile à tourbillons, centre d'une irradiation
102 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
de courants, on ne sait quel complot de l'indifférence des
choses contre la témérité d'un être, l'hiver, les nuées, la
mer assiégeante, enveloppaient Gilliatt, le cernaient lente-
ment, se fermaient en quelque sorte sur lui, et le séparaient
des vivants comme un cachot qui monterait autour d'un
homme. Tout contre lui, rien pour lui; il était isolé, aban-
donné, affaibli, miné, oublié. Gilliatt avait sa cambuse vide,
son outillage ébréché ou défaillant, la soif et la faim le jour,
le froid la nuit, des plaies et des loques, des guenilles sur
des suppurations, des trous aux habits et à la chair, les
mains déchirées, les pieds saignants, les membres maigres,
le visage livide, une flamme dans les yeux.
Flamme superbe, la volonté visible. L'œil de l'homme est
ainsi fait qu'on y aperçoit sa vertu. Notre prunelle dit quelle
quantité d'homme il y a en nous. Nous nous affirmons par
la lumière qui 'est sous notre sourcil. Les petites consciences
clignent de l'œiK les grandes iettent des éclairs. Si rien ne
brille sous la paupière, c'est que rien ne pense dans le cer-
veau, c'est que rien n'aime dans le cœur. Celui qui aime
veut, et celui qui veut éclaire et éclate. La résolution met
le feu au regard ; feu admirable qui se compose de la com-
bustion des pensées timides.
Les opiniâtres sont les sublimes. Qui n'est que brave n'a
qu'un accès, qui n'est que vaillant n'a qu'un tempérament,
qui n'est que courageux n'a qu'une vertu ; l'obstiné dans le
vrai a la grandeur. Presque tout le secret des grands cœurs
est dans ce mot : Perseverando. La persévérance est au
courage ce que la roue est au levier ; c'est le renouvellement
perpétuel du point d'appui. Que le but soit sur la terre ou
LE LABEUR. 103
au ciel, aller au but, tout est là ; dans le premier cas, on est
Colomb, dans le second cas, on est Jésus. La croix est folle;
de là sa gloire. Ne pas laisser discuter sa conscience ni
désarmer sa volonté, c'est ainsi qu'on obtient la souffrance,
et le triomphe. Dans l'ordre des faits moraux tomber n'exclut
point planer. De la chute sort l'ascension. Les médiocres se
laissent déconseiller par l'obstacle spécieux; les forts, non.
Périr est leur peut-être, conquérir est leur certitude. Vous
pouvez donner à Etienne toutes sortes de bonnes raisons
pour qu'il ne se fasse pas lapider. Le dédain des objections
raisonnables enfante cette sublime victoire vaincue qu'on
nomme le martyre.
Tous les efforts de Gilliatt semblaient cramponnés à l'im-
possible, la réussite était chétive ou lente, et il fallait dépenser
beaucoup pour obtenir peu; c'est là ce qui le faisait magna-
nime, c'est là ce qui le faisait pathétique.
Que, pour échafauder quatre poutres au-dessus d'un
navire échoué, pour découper et isoler dans ce navire la
partie sauvetable, pour ajuster à cette épave dans l'épave
quatre palans avec leurs câbles, il eût fallu tant de prépa-
ratifs, tant de travaux, tant de tâtonnements, tant de nuits
sur la dure, tant de jours dans la peine, c'était là la misère du
travail solitaire. Fatalité dans la cause, nécessité dans l'effet.
Cette misère, Gilliatt l'avait plus qu'acceptée; il l'avait voulue.
Redoutant un concurrent, parce qu'un concurrent eût pu
être un rival, il n'avait point cherché d'auxiliaire. L'écra-
sante entreprise, le risque, le danger, la besogne multipliée
par elle-même, l'engloutissement possible du sauveteur par
le sauvetage, la famine, la fièvre, le dénûment, la détresse,
104 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
il avait tout pris pour lui seul. Il avait eu cet égoïsme.
11 était sous une sorte d'effrayante cloche pneumatique.
La vitalité se retirait peu à peu de lui. Il s'en apercevait à
peine.
L'épuisement des forces n'épuise pas la volonté. Croire
n'est que la deuxième puissance; vouloir est la première.
Les montagnes proverbiales que la foi transporte ne sont
rien à côté de ce que fait la volonté. Tout le terrain que
Gilliatt perdait en vigueur, il le regagnait en ténacité. L'a-
moindrissement de l'homme physique sous l'action refoulante
de cette sauvage nature aboutissait au grand issement de
l'homme moral.
Gilliatt ne sentait point la fatigue, ou, pour mieux dire,
n'y consentait pas. Le consentement de l'âme refusé aux
défaillances du corps est une force immense.
Gilliatt voyait les pas que faisait son travail, et ne voyait
que cela. C'était le misérable sans le savoir. Son but, auquel
il touchait presque, l'hallucinait. Il souffrait toutes ces
souffrances sans qu'il lui vînt une autre pensée que celle-ci :
En avant! Son œuvre lui montait à la tête. La volonté grise.
On peut s'enivrer de son âme.
Cette ivrognerie-là s'appelle l'héroïsme.
Gilliatt était une espèce de Job de l'océan.
Mais un Job luttant, un Job combattant et faisant front
aux fléaux, un Job conquérant, et, si de tels mots n'étaient
pas trop grands pour un pauvre matelot pêcheur de crabes
et de langoustes, un Job Prométhée.
MJli LlYlbRA
Parfois, la nuit, Gilliatt ouvrait les yeux et regardait
l'ombre.
Il se sentait étrangement ému.
L*œil ouvert sur le noir. Situation lugubre; anxiété.
La pression de l'ombre existe.
Un indicible plafond de ténèbres ; une haute obscurité
sans plongeur possible ; de la lumière mêlée à cette obscu-
rité, on ne sait quelle lumière vaincue et sombre ; de la
ROMAN. — XI.
11
106 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
clarté mise en poudre; est-ce une semence? est-ce une
cendre? des millions de flambeaux, nul éclairage; une vaste
ignition qui ne dit pas son secret, une diffusion de feu en
poussière qui semble une volée d'étincelles arrêtée, le
désordre du tourbillon et l'immobilité du sépulcre, le pro-
blème offrant une ouverture de précipice, l'énigme montrant
et cachant sa face, l'infini masqué de noirceur, voilà la
lllAll, Ijcttc oupc^i p^^oiLâwii Ut;i3c a. i ilUIIliue*
Cet amalgame de tous les mystères à la fois, du mys-
tère cosmique comme du mystère fatal, accable la tête
humaine.
La pression de l'ombre agit en sens inverse sur les diffé-
rentes espèces d'âmes. L'homme devant la nuit se reconnaît
incomplet. Il voit l'obscurité et sent l'infirmité. Le ciel
noir, c'est l'homme aveugle. L'homme, face à face avec la
nuit, s'abat, s'agenouille, se prosterne, se couche à plat
ventre, rampe vers un trou, ou se cherche des ailes. Presque
toujours il veut fuir cette présence informe de Flnconnu. Il
se demande ce que c'est; il tremble, il se courbe, il ignore;
parfois aussi il veut y aller.
Aller où?
Là.
Là? Qu'est-ce? et qu'y a-t-il?
Cette curiosité est évidemment celle des choses défen-
dues, car de ce côté tous les ponts autour de l'homme sont
rompus. L'arche de l'infini manque. Mais le défendu attire,
étant gouffre. Où le pied ne va pas, le regard peut atteindre;
où le regard s'arrête, l'esprit peut continuer. Pas d'homme
qui n'essaie, si faible et si insuffisant qu'il soit. L'homme,
LE LABEUR. iOT
selon sa nature, est en quête ou en arrêt devant la nuit.
Pour les uns, c'est un refoulement; pour les autres c'est
une dilatation. Le spectacle est sombre. L'indéfinissable y
est mêlé.
La nuit est-elle sereine? C'est un fond d'ombre. Est-elle
orageuse? C'est un fond de fumée. L'illimité se refuse et
s'offre à la fois, fermé à l'expérimentation, ouvert à la con-
jecture. D'innombrables piqûres de lumière rendent plus
noire l'obscurité sans fond. Escarboucles, scintillations,
astres. Présences constatées dans l'Ignoré; défis effrayants
d'aller toucher à ces clartés. Ce sont des jalons de création
dans Pabsolu; ce sont des marques de distance, là où il n'y
a plus de distance ; c'est on ne sait quel numérotage impos-
sible, et réel pourtant, de l'étiage des profondeurs. Un
point microscopique qui brille, puis un autre, puis un autre,
puis un autre; c'est l'imperceptible, c'est l'énorme. Cette
lumière est un foyer, ce foyer est une étoile, cette étoile
est un soleil, ce soleil est un univers, cet univers n'est
rien. Tout nombre est zéro devant l'infini.
Ces univers, qui ne sont rien, existent. En les constatant,
on sent la différence qui sépare n'être rien de n'être pas.
L'inaccessible ajouté à l'inexplicable, tel est le ciel.
De cette contemplation se dégage un phénomène subliuie,
le grandissement de l'âme par la stupeur.
L'effroi sacré est propre à l'homme ; la bête ignore cette
crainte. L'intelligence trouve dans cette terreur auguste son
éclipse, et sa preuve.
L'ombre est une; de là l'horreur. En même temps elle
est complexe ; de là l'épouvante. Son unité fait masse sur
108 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
notre esprit, et ôte l'envie de résister. Sa complexité fait
qu'on regarde de tous côtés autour de soi ; il semble qu'on
ait à craindre de brusques arrivées. On se rend, et on se
garde. On est en présence de Tout, d'où la soumission, et
de Plusieurs, d'où la défiance. L'unité de l'ombre contient
un multiple. Multiple mystérieux, visible dans la matière,
sensible dans la pensée. Cela fait silence, raison de plus
d'être au guet.
La nuit, — celui qui écrit ceci l'a dit ailleurs, — c'est
l'état propre et normal de la création spéciale dont nous
faisons partie. Le jour, bref dans la durée comme dans
l'espace, n'est qu'une proximité d'étoile.
Le prodige nocturne universel ne s'accomplit pas sans
frottements, et tous les frottements d'une telle machine sont
des contusions à la vie. Les frottements de la machine, c'est
là ce que nous nommons le Mal.
Nous sentons dans cette obscurité le mal, démenti latent
à l'ordre divin, blasphème implicite du fait rebelle à l'idéal.
Le mal complique d'on ne sait quelle tératologie à mille
têtes le vaste ensemble cosmique. Le mal est présent à tout
pour protester. Il est ouragan, et il tourmente la marche
d'un navire; il est chaos, et il entrave l'éclosion d'un
monde. Le bien a l'unité, le mal a l'ubiquité. Le mal dé-
concerte la vie, qui est une logique. 11 fait dévorer la
mouche par l'oiseau et la planète par la comète. Le mal est
une rature à la création.
L'obscurité nocturne est pleine d'un vertige. Qui l'ap-
profondit s'y submerge et s'y débat. Pas de fatigue compa-
rable à cet examen des ténèbres. C'est l'étude d'un effacement.
LE LABEUR. 109
Aucun lieu définitif où poser l'esprit. Des points de
départ sans point d'arrivée. L'entre-croisement des solutions
contradictoires, tous les embranchements du doute s'offrant
en même temps, la ramification des phénomènes s'exfoliant
sans limite sous une poussée indéfinie, toutes les lois se
versant l'une dans l'autre, une promiscuité insondable qui
fait que la minéralisation végète, que la végétation vit, que
la pensée pèse, que l'amour rayonne et que la gravitation
aime; l'immense front d'attaque de toutes les questions se
développant dans l'obscurité sans bornes ; l'entrevue ébau-
chant l'ignoré; la simultanéité cosmique en pleine appa-
rition, non pour le regard mais pour l'intelligence, dans le
grand espace indistinct; l'invisible devenu vision. C'est
l'Ombre. L'homme est là-dessous.
11 ne connaît pas le détail, mais il porte, en quantité
proportionnée à son esprit, le poids monstrueux de l'en-
semble. Cette obsession poussait les pâtres chaldéens à l'as-
tronomie. Des révélations involontaires sortent des pores
de la création ; une exsudation de science se fait en quelque
sorte d'elle-même, et gagne l'ignorant. Tout solitaire, sous
cette imprégnation mystérieuse, devient, souvent sans en
avoir conscience, un philosophe naturel.
L'obscurité est indivisible. Elle est habitée. Habitée sans
déplacement par l'absolu, habitée aussi avec déplacement.
On s'y meut, chose inquiétante. Une formation sacrée y
accomplit ses phases. Des préméditations, des puissances,
des destinations voulues, y élaborent en commun une œuvre
démesurée. Une vie terrible et horrible est là dedans. Il y
a de vastes évolutions d'astres, la famille stellaire, la fa-
110 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
mille planétaire, le pollen zodiacal, le quid divinum des
courants, des effluves, des polarisations et des attractions ;
il y a l'embrassement et l'antagonisme, un magnifique flux
et reflux d'antithèse universelle, l'impondérable en liberté
au milieu des centres ; il y a la sève dans les globes, la
lumière hors des globes, l'atome errant, le germe épars, des
courbes de fécondation, des rencontres d'accouplement et
de combat, des profusions inouïes, des distances qui res-
semblent à des rêves, des circulations vertigineuses, des
enfoncements de mondes dans l'incalculable, des prodiges
s'entre-poursuivant dans les ténèbres, un mécanisme une
fois pour toutes, des souffles de sphères en fuite, des roues
qu'on sent tourner; le savant conjecture, l'ignorant consent
et tremble; cela est et se dérobe; c'est inexpugnable, c'est
hors de portée, c'est hors d'approche. On est convaincu
jusqu'à l'oppression. On a sur soi on ne sait quelle évidence
noire. On ne peut rien saisir. On est écrasé par l'impal-
pable.
Partout l'incompréhensible; nulle part l'inintelligible.
Et à tout cela ajoutez la question redoutable; cette
Immanence est-elle un Être?
On est sous l'ombre. On regarde. On écoute.
Cependant la sombre terre marche et roule ; les fleurs
ont conscience de ce mouvement énorme, la silène s'ouvre à
onze heures du soir et l'hémérocalle à cinq heures du matin.
Régularités saisissantes.
Dans d'autres profondeurs la goutte d'eau se fait monde,
rinfusoire pullule, la fécondité géante sort de l'animalcule,
l'imperceptible étale sa grandeur, le sens inverse de l'im-
LE LABEUR. m
mensité se manifeste; une diatomée en une heure produit
treize cents millions de diatomées.
Quelle proposition de toutes les énigmes à la fois !
L'irréductible est là.
On est contraint à la foi. Croire de force, tel est le ré-
sultat. Mais avoir foi ne suffit pas pour être tranquille. La
foi a on ne sait quel bizarre besoin de forme. De là les
religions. Rien n'est accablant comme une croyance sans
contour.
Quoi qu'on pense et quoi qu'on veuille, quelque résis-
tance qu'on ait en soi, regarder l'ombre, ce n'est pas re-
garder, c'est contempler.
Que faire de ces phénomènes? Gomment se mouvoir sous
leur convergence? Décomposer cette pression est impos-
sible. Quelle rêverie ajuster à tous ces aboutissants mysté-
rieux? Que de révélations abstruses, simultanées, balbu-
tiantes, s'obscurcissant par leur foule même, sortes de
bégaiements du verbe! L'ombre est un silence; mais ce
silence dit tout. Une résultante s'en dégage majestueuse-
ment : Dieu. Dieu, c'est la notion incompressible. Elle est
dans l'homme. Les syllogismes, les querelles, les négations,
les systèmes, les religions, passent dessus sans la diminuer.
Cette notion, l'ombre tout entière l'affirme. Mais le trouble
est sur tout le reste. Immanence formidable. L'inexprimable
entente des forces se manifeste par le maintien de toute
cette obscurité en équilibre. L'univers pend; rien ne tombe.
Le déplacement incessant et démesuré s'opère sans acci-
dent et sans fracture. L'homme participe à ce mouvement
de translation, et la quantité d'oscillation qu'il subit, il Tap-
112 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
pelle la destinée. Où commence la destinée? Où finit la
nature? Quelle différence y a-t-il entre un événement et une
saison, entre un chagrin et une pluie, entre une vertu et
une étoile? Une heure, n'est-ce pas une onde? Les engre-
nages en mouvement continuent, sans répondre à l'homme,
leur révolution impassible. Le ciel étoile est une vision de
roues, de balanciers et de contre-poids. C'est la contempla-
lion suprême, doublée de la suprême méditation. C'est toute
la réalité, plus toute l'abstraction. Rien au-delà. On se sent
pris. On est à la discrétion de cette ombre. Pas d'évasion
possible. On se voit dans l'engrenage, on est partie inté-
grante d'un Tout ignoré, on sent l'inconnu qu'on a en soi
fraterniser mystérieusement avec un inconnu qu'on a hors de
soi. Ceci est l'annonce sublime de la mort. Quelle angoisse,
et en même temps quel ravissement ! Adhérer à l'infini, être
amené par cette adhérence à s'attribuer à soi-même une
immortalité nécessaire, qui sait? une éternité possible, sentir
dans le prodigieux flot de ce déluge de vie universelle l'opi-
niâtreté insubmersible du moi ! regarder les astres et dire :
je suis une âme comme vous; regarder l'obscurité et dire :
je suis un abîme comme toi!
Ces énormités, c'est la Nuit.
Tout cela, accru par la solitude, pesait sur Gilliatt.
Le comprenait-il? Non.
Le sentait-il? Oui.
Gilliatt était un grand esprit trouble et un grand cœur
sauvage.
VI
GILLIATT FAIT PRENDRE POSITION
A LA PANSE
Ce sauvetage de la machine, médité par Gilliatt, était,
nous l'avons dit déjà, une véritable évasion, et l'on connaît
les patiences de l'évasion. On en connaît aussi les industries.
L'industrie va jusqu'au miracle; la patience va jusqu'à
l'agonie. Tel prisonnier, Thomas, par exemple, au Mont-
Saint-Michel, trouve moyen de mettre la moitié d'une mu-
raille dans sa paillasse. Tel autre, à Tulle, en 1820, coupe
du plomb sur la plate-forme promenoir de la prison, avec
quel couteau? on ne peut le deviner, fait fondre ce plomb,
avec quel feu? on l'ignore, coule ce plomb fondu, dans quel
module? on le sait, dans un moule de mie de pain; avec ce
plomb et ce moule, fait une clef, et avec cette clef ouvre une
serrure dont il n'avait jamais vu que le trou. Ces habiletés
inouïes, Gilliatt les avait. 11 eût monté et descendu la falaise
de Boisrosé. Il était le Trenck d'une épave et le Latude
d'une machine.
IlOMAN. ~ XI. 15
H4 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
La mer, geôlière, le surveillait.
Du reste, disons-le, si ingrate et si mauvaise que fût la
pluie, il en avait tiré parti. 11 avait un peu refait sa provi-
sion d'eau douce; mais sa soif était inextinguible, et il
vidait son bidon presque aussi rapidement qu'il l'emplissait.
Un jour, le dernier jour d'avril, je crois, ou le premier
de mai, tout se trouva prêt.
Le parquet de la machine était comme encadré entre les
huit câbles des palans, quatre d'un côté, quatre de l'autre.
Les seize ouvertures par où passaient ces câbles étaient re-
liées sur le pont et sous la carène par des traits de scie. Le
vaigrage avait été coupé avec la scie, la charpente avec la
hache, la ferrure avec la lime, le doublage avec le ciseau.
La partie de la quille à laquelle se superposait la machine,
était coupée carrément et prête à glisser avec la machine en
la soutenant. Tout ce branle effrayant ne tenait plus qu'à une
chaîne qui, elle-même, ne tenait plus qu'à un coup de lime.
A ce point d'achèvement et si près de la fin, la hâte est
prudence.
La marée était basse, c'était le bon moment.
Gilliatt était parvenu à démonter Farbre des roues dont
les extrémités pouvaient faire obstacle et arrêter le dérape-
ment. Il avait réussi à amarrer verticalement cette lourde
pièce dans la cage même de la machine.
II était temps de finir. Gilliatt, nous venons de le dire,
n'était point fatigué, ne voulant pas l'être, mais ses outils
l'étaient. La forge devenait peu à peu impossible. La pierre
enclume s'était fendue. La soufflante commençait à mal tra-
vailler. La petite chute hydraulique étant d'eau marine, des
LE LABEUR. iio
dépôts salins s'étaient formés dans les jointures de l'appa-
reil, et en gênaient le jeu.
Gilliatt alla à la crique de l'Homme, passa la panse en
revue, s'assura que tout y était en état, particulièrement les
quatre anneaux plantés à bâbord et à tribord, puis leva
l'ancre, et, ramant, revint avec la panse aux deux Douvres.
L'entre-deux des Douvres pouvait admettre la panse. Il
y avait assez de fond et assez d'ouverture. Gilliatt avait
reconnu dès le premier jour qu'on pouvait pousser la panse
jusque sous la Durande.
La manœuvre pourtant était excessive, elle exigeait une
précision de bijoutier, et cette insertion de la barque dans
l'écueil était d'autant plus délicate que, pour ce que Gilliatt
voulait faire, il était nécessaire d'entrer par la poupe, le
gouvernail en avant. Il importait que le mât et le gréement
de la panse restassent en deçà de l'épave, du côté du
goulet.
Ces aggravations dans la manœuvre rendaient l'opération
malaisée pour Gilliatt lui-même. Ce n'était plus, comme
pour la crique de l'Homme, l'affaire d'un coup de barre, il
fallait tout ensemble pousser, tirer, ramer et sonder. Gilliatt
n'y employa pas moins d'un quart d'heure. Il y parvint
pourtant.
En quinze ou vingt minutes, la panse fut ajustée sous la
Durande. Elle y fut presque embossée. Gilliatt, au moyen
de ses deux ancres, affourcha la panse. La plus grosse des
deux se trouva placée de façon à travailler du plus fort vent
à craindre, qui était le veut d'ouest. Puis, à l'aide d'un
levier et du cabestan, Gilliatt descendit dans la panse les
116 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
deux caisses contenant les roues démontées, dont les élin-
gues étaient toutes prêtes. Ces deux caisses firent lest.
Débarrassé des deux caisses, Gilliatt rattacha au crochet
de la chaîne du cabestan l'élingue du palanguin régulateur,
destiné à enrayer les palans.
Pour ce que méditait Gilliatt, les défauts de la panse
devenaient des qualités; elle n'était pas pontée, le charge-
ment aurait plus de profondeur, et pourrait poser sur la
cale; elle était matée à l'avant, trop à l'avant peut-être, le
chargement aurait plus d'aisance, et, le mât se trouvant ainsi
en dehors de l'épave, rien ne gênerait la sortie; elle n'était
qu'un sabot, rien n'est stable et solide en mer comme un
sabot.
Tout à coup Gilliatt, s'aperçut que la mer montait. Il
regarda d'où venait le vent.
VII
TOUT DE SUITE UN DANGER
Il y avait peu de brise, mais ce qui soufflait, soufflait de
l'ouest. C'est une mauvaise habitude que le vent a volontiers
dans l'équinoxe.
La marée montante, selon le vent qui souffle, se com-
porte diversement dans l'écueil Douvres. Suivant la rafale
qui le pousse, le flot entre dans ce corridor soit par Test,
soit par l'ouest. Si la mer entre par l'est, elle est bonne et
molle; si elle entre par l'ouest, elle est furieuse. Cela tient
à ce que le vent d'est, venant de terre, a peu d'haleine,
tandis que le vent d'ouest, qui traverse l'Atlantique, apporte
tout le souffle de l'immensité. Même très peu de brise appa-
rente, si elle vient de l'ouest, est inquiétante. Elle roule les
larges lames de l'étendue illimitée, et pousse trop de vague
à la fois dans l'étranglement.
Une eau qui s'engouffre est toujours affreuse. Il en est
d'une eau comme d'une foule; une multitude est un liquide;
quand la quantité pouvant entrer est moindre que la quan-
118 LES TRAVAILLEURS DE LA MER,
tité voulant entrer, il y a écrasement pour la foule et con-
vulsion pour l'eau. Tant que le vent du couchant règne,
fût-ce la plus faible brise, les Douvres ont deux fois par
jour cet assaut. La marée s'élève, le flux presse, la roche
résiste, le goulet ne s'ouvre qu'avarement, le flot enfoncé
de force bondit et rugit, et une houle forcenée bat les deux
façades intérieures de la ruelle. De sorte que les Douvres,
par le moindre vent d'ouest, on'rent ce spectacle singulier :
dehors, sur la mer, le calme; dans l'écueil, un orage. Ce
tumulte local et circonscrit n'a rien d'une tempête; ce n'est
qu'une émeute de vagues, mais terrible. Quant aux vents de
nord et de sud, ils prennent l'écueil en travers et ne font
que peu de ressac dans le boyau. L'entrée par l'est, détail
qu'il faut rappeler, confine au rocher l'Homme; l'ouverture
redoutable de l'ouest est à l'extrémité opposée, précisément
entre les deux T>ouvres.
C'est à cette ouverture de l'ouest que se trouvait Gilliatt
avec la Durande échouée et la panse embossée.
Une catastrophe semblait inévitable. Cette catastrophe
imminente avait, en quantité faible, mais suffisante, le vent
qu'il lui fallait.
Avant peu d'heures, le gonflement de la marée ascen-
dante allait se ruer de haute lutte dans le détroit des Dou-
vres. Les premières lames bruissaient déjà. Ce gonflement,
mascaret de toute l'Atlantique, aurait derrière lui la tota-
lité de la mer. Aucune bourrasque, aucune colère ; mais une
simple onde souveraine contenant en elle une force d'impul-
sion qui, partie de l'Amérique pour aboutir à l'Europe, a
deux mille lieues de jet. Cette onde, barre gigantesque de
LE LABEUR. H9
l'océan, rencontrerait l'hiatus de l'écueil et, froncée aux deux
Douvres, tours de l'entrée, piliers du détroit, enflée par le
flux, enflée par i^empêchement, repoussée par le rocher,
surmenée par la brise, ferait violence à l'écueil, pénétrerait,
avec toutes les torsions de l'obstacle subi et toutes les fré-
nésies de la vague entravée, entre les deux murailles, y
trouverait la panse et la Durande, et les briserait.
Contre cette éventualité, il fallait un bouclier. Gilliatt
l'avait.
11 fallait empêcher la marée de pénétrer d'emblée, lui
interdire de heurter tout en la laissant monter, lui barrer le
passage sans lui refuser l'entrée, lui résister et lui céder,
prévenir la compression du flot dans le goulet, qui était tout
le danger, remplacer l'irruption par l'introduction, soutirer
à la vague son emportement et sa brutalité, contraindre
cette furie à la douceur. Il fallait substituer à l'obstacle qui
irrite l'obstacle qui apaise.
Gilliatt, avec cette adresse qu'il avait, plus forte que la
force, exécutant une manœuvre de chamois dans la monta-
gne ou de sapajou dans la forêt, utilisant pour des enjambées
oscillantes et vertigineuses la moindre pierre en saillie,
sautant à l'eau, sortant de Feau, nageant dans le remous,
grimpant au rocher, une corde entre les dents, un marteau
à la main, détacha le grelin qui maintenait suspendu et
collé au soubassement de la petite Douvre le pan de mu-
raille de l'avant de la Durande, façonna avec des bouts de
haussière des espèces de gonds rattachant ce panneau aux
gros clous plantés dans le granit, fit tourner sur ces gonds
cette armature de planches pareille à une trappe d'écluse,
120 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
TofFrit en flanc, comme on fait d^ine joue de gouvernail, au
flot qui en poussa et en appliqua une extrémité sur la grande
Douvre pendant que les gonds de corde retenaient sur la petite
Douvre Tautre extrémité, opéra sur la grande Douvre, au
moyen des clous d'attente plantés d'avance, la même fixation
que sur la petite, amarra solidement cette vaste plaque de
bois au double pilier du goulet, croisa sur ce barrage une
chaîne comme un baudrier sur une cuirasse, et en moins
d'une heure cette clôture se dressa contre la marée, et la
ruelle de l'écueil fut fermée comme par une porte.
Cette puissante applique, lourde masse de poutres et de
planches, qui, à plat, eût été un radeau, et, debout, était
un mur, avait, le flot aidant, été maniée par Gilliatt avec
une dextérité de saltimbanque. On pourrait presque dire que
le tour était fait avant que la mer montante eût eu le temps
de s'en apercevoir.
C'était un de ces cas où Jean Cart eût dit le fameux mot
qu'il adressait au flot de la mer chaque fois qu'il esquivait
un naufrage : attrapé^ l'anglais! On sait que quand Jean
Bart voulait insulter l'océan, il l'appelait Vanglais.
Le détroit barré, Gilliatt songea à la panse. Il dévida
assez de câble sur les deux ancres pour qu'elle pût monter
avec la marée. Opération analogue à ce que les anciens ma-
rins appelaient « mouiller avec des embossures » . Dans tout
ceci, Gilliatt n'était pas pris au dépourvu, le cas était prévu;
un homme du métier l'eût reconnu à deux poulies de guin-
deresse frappées en galoche à l'arrière de la panse, dans
lesquelles passaient deux grelins dont les bouts étaient en
ralingue aux organaux des deux ancres.
LE LABEUR. 121
Cependant le flux avait grossi; la demi-montée s'était
faite; c'est à ce moment que les chocs des lames de la
marée, même paisible, peuvent être rudes. Ce que Gilliatt
avait combiné se réalisa. Le flot roulait violemment vers le
barrage, le rencontrait, s'y enflait, et passait dessous. Au
dehors, c'était la houle, au dedans, l'infiltration. Gilliatt
avait imaginé quelque chose comme les fourches caudines
de la mer. La marée était vaincue.
ftOMAN. — XI. 16
E.DucY-.inv .
Gerr-3![
VIII
PÉRIPÉTIE PLUTOT QUE DÉNOÛMENT
Le moment redoutable était venu.
Il s'agissait maintenant de mettre la machine dans la
barque.
Gilliatt fut pensif quelques instants, tenant le coude de
son bras gauche dans sa main droite et son front dans sa
main gauche.
Puis il monta sur Tépave dont une partie, la machine,
devait se détacher, et dont l'autre partie, la carcasse, devait
demeurer.
124 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Il coupa les quatre élingues qui fixaient à tribord et à
bâbord à la muraille de la Durande les quatre chaînes de
la cheminée. Les élingues n'étant que de la corde, son cou-
teau en vint à bout.
Les quatre chaînes, libres et sans attache, vinrent pendre
le long de la cheminée.
De repave il monta dans Fappareil construit par lui,
frappa du pied sur les poutres, inspecta les moufles, regarda
les poulies, toucha les câbles, examina les rallonges, s'assura
que le funin blanc n'était pas mouillé profondément, con-
stata que rien ne manquait et que rien ne fléchissait, puis,
sautant du haut des hiloires sur le pont, il prit position,
près du cabestan, dans la partie de la Durande qui devait
rester accrochée aux Douvres. C'était là son poste de travail.
Grave, ému seulement de l'émotion utile, il jeta un der-
nier coup d'œil sur les palans, puis saisit une lime et se mit
à scier la chaîne qui tenait tout en suspens.
On entendait le grincement de la lime dans le gronde-
ment de la mer.
La chaîne du cabestan, rattachée au palanguin régula-
teur, était à la portée de Gilliatt, tout près de sa main.
Tout à coup il y eut un craquement. Le chaînon que
mordait la lime, plus qu'à moitié entamé, venait de se
rompre ; tout l'appareil entrait en branle. Gilliatt n'eut que
le temps de se jeter sur le palanguin.
La chaîne cassée fouetta le rocher, les huit câbles se
tendirent, tout le bloc scié et coupé s'arracha de l'épave, le
ventre de la Durande s'ouvrit, le plancher de fer de la ma-
chine pesant sur les câbles apparut sous la quille.
LE LABEUR. 125
Si Gilliatt n'eût pas empoigné à temps le palangnin,
c'était une chute. Mais sa main terrible était là; ce fut une
descente.
Quand le frère de Jean Bart, Pieter Bart, ce puissant et
sagace ivrogne, ce pauvre pêcheur de Dunkerque qui tu-
toyait le grand amiral de France, sauva la galère Langeron
en perdition dans la baie d'Ambleteuse, quand pour tirer
cette lourde masse flottante du milieu des brisants de la baie
furieuse, il lia la grande voile en rouleau avec des joncs
marins, quand il voulut que ce fût ces roseaux qui, en se
cassant d'eux-mêmes, donnassent au vent la voile à enfler,
il se fia à la rupture des roseaux comme Gilliatt à la frac-
ture de la chaîne, et ce fut la même hardiesse bizarre cou-
ronnée du même succès surprenant.
Le palanguin, saisi par Gilliatt, tint bon et opéra admira-
blement. Sa fonction, on s'en souvient, était l'amortissement
des forces, ramenées de plusieurs à une seule, et réduites
à un mouvement d'ensemble. Ce palanguin avait quelque
rapport avec une patte de bouline ; seulement , au lieu
d'orienter une voile, il équilibrait un mécanisme.
Gilliatt, debout et le poing au cabestan, avait, pour ainsi
dire, la main sur le pouls de l'appareil.
Ici l'invention de Gilliatt éclata.
Une remarquable coïncidence de forces se produisit.
Pendant que la machine de la Durande, détachée en bloc,
descendait vers la panse, la panse montait vers la machine.
L'épave et le bateau sauveteur, s'entr'aidant en sens inverse,
allaient au-devant l'un de l'autre. Ils venaient se chercher
et s'épargnaient la moitié du travail.
126 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Le flux, se gonflant sans bruit entre les deux Douvres,
soulevait l'embarcation et l'approchait de la Durande. La
marée était plus que vaincue, elle était domestiquée. L'océan
faisait partie du mécanisme.
Le flot montant haussait la panse sans choc, mollement,
presque avec précaution et comme si elle eût été de por-
celaine.
Gilliatt combinait et proportionnait les deux travaux,
celui de l'eau et celui de l'appareil, et, immobile au cabes-
tan, espèce de statue redoutable obéie par tous les mouve-
ments à la fois, réglait la lenteur de la descente sur la len-
teur de la montée.
Pas de secousse dans le flot, pas de saccade dans les
palans. C'était une étrange collaboration de toutes les forces
naturelles, soumises. D'un côté, la gravitation, apportant la
machine; dé l'autre, la marée, apportant la barque. L'at-
traction des astres, qui est le flux, et l'attraction du globe,
qui est la pesanteur, semblaient s'entendre pour servir Gil-
liatt. Leur subordination n'avait pas d'hésitation ni de temps
d'arrêt, et, sous la pression d'une âme, ces puissances pas-
sives devenaient des auxiliaires actifs. De minute en minute
l'œuvre avançait ; l'intervalle entre la panse et l'épave dimi-
nuait insensiblement. L'approche se faisait en silence et avec
une sorte de terreur de l'homme qui était là. L'élément
recevait un ordre et l'exécutait.
Presque au moment précis où le flux cessa de s'élever,
les câbles cessèrent de se dévider. Subitement, mais sans
commotion, les moufl*es s'arrêtèrent. La machine, comme
posée par une main, avait pris assiette dans la panse. Elle y
LE LABEUR. 127
était droite, debout, immobile, solide. La plaque de soutè-
nement s'appuyait de ses quatre angles et d'aplomb sur la
cale.
C'était fait.
Gilliatt regarda, éperdu.
Le pauvre être n'était point gâté par la joie. Il eut le
fléchissement d'un immense bonheur. II sentit tous ses
membres plier; et, devant son triomphe, lui qui n'avait pas
eu un trouble jusqu'alors, il se mit à trembler.
Il considéra la panse sous l'épave, et la machine dans
la panse. Il semblait n'y pas croire. On eût dit qu'il ne s'at-
tendait pas à ce qu'il avait fait. Un prodige lui était sorti
des mains, et il le regardait avec stupeur.
Cet effarement dura peu.
Gilliatt eut le mouvement d'un homme qui se réveille,
se jeta sur la scie, coupa les huit câbles, puis, séparé main-
tenant de la panse, grâce au soulèvement du flux, d'une
dizaine de pieds seulement, il y sauta, prit un rouleau de
filin, fabriqua quatre élingues, les passa dans les anneaux
préparés d'avance, et fixa, des deux côtés, au bord de la
panse, les quatre chaînes de la cheminée encore attachées
une heure auparavant au bord de la Durande.
La cheminée amarrée, Gilliatt dégagea le haut de la ma-
chine. Un morceau carré du tablier du pont de la Durande
y adhérait, Gilliatt le décloua, et débarrassa la panse de cet
encombrement de planches et de solives qu'il jeta sur le
rocher. Allégement utile.
Du reste, la panse, comme on devait le prévoir, s'était
mamtenue fermement sous la surcharge de la machine. La
128 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
panse ne s'était enfoncée que jusqu'à un bon étiage de flot-
taison. La machine de la Durande, quoique pesante, était
moins lourde que le monceau de pierres et le canon rap-
portés jadis de Herm par la panse.
Tout était donc fini. Il n'y avait plus qu'à s'en aller.
IX
LE SUCCÈS REPRIS AUSSITOT QUE DONNÉ
Tout n'était pas fini.
Rouvrir le goulet fermé par le morceau de muraille de
la Durande, et pousser tout de suite la panse hors de Técueil,
rien n'était plus clairement indiqué. En mer, toutes les mi-
nutes sont urgentes. Peu de vent, à peine une ride au large;
la soirée, très belle, promettait une belle nuit. La mer était
étale, mais le reflux commençait à se faire sentir; le mo-
ment était excellent pour partir. On aurait la marée descen-
dante pour sortir des Douvres et la marée remontante pour
rentrer à Guernesey. On pourrait être à Saint-Sampson au
point du jour.
Mais un obstacle inattendu se présenta. Il y avait eu une
lacune dans la prévoyance de Gilliatt.
La machine était libre ; la cheminée ne l'était pas.
La marée, en approchant la panse de l'épave suspendue
en l'air, avait amoindri les périls de la descente et abrégé
le sauvetage ; mais cette diminution d'intervalle avait laissé
noMAN. — XI. n
130 LES TRAVAILLEURS DE LA MER,
le haut de la cheminée engagé dans l'espèce de cadre béant
qu'oflfrait la coque ouverte de la Durande. La cheminée était
prise là comme entre quatre murs.
Le service rendu par le flot se compliquait de cette
sournoiserie. Il semblait que la mer, contrainte d'obéir, eût
eu une arrière-pensée.
Il est vrai que ce que le flux avait fait, le reflux allait
le défaire.
La cheminée, haute d'un peu plus de trois toises, s'en-
fonçait de huit pieds dans la Durande; le niveau de l'eau
allait baisser de douze pieds ; la cheminée, descendant avec
la panse sur le flot décroissant, aurait quatre pieds d'ai-
sance et pourrait se dégager.
Mais combien de temps fallait-il pour cette mise en li-
berté? Six heures.
Dans six heures il serait près de minuit. Quel moyen
d'essayer la sortie à pareille heure, quel chenal suivre à
travers tous ces brisants déjà si inextricables le jour, et
comment se risquer en pleine nuit noire dans cette embus-
cade de bas-fonds?
Force était d'attendre au lendemain. Ces six heures per-
dues en faisaient perdre au moins douze.
Il ne fallait pas même songer à avancer le travail en
rouvrant le goulet de Fécueil. Le barrage serait nécessaire
à la prochaine marée.
Gilliatt dut se reposer.
Se croiser les bras, c'était la seule chose qu'il n'eût pas
encore faite depuis qu'il était dans l'écueil des Douvres.
Ce repos forcé l'irrita et l'indigna presque, comme s'il
LE LABEUR. 131
était de sa faute. Il se dit : Qu'est-ce que Déruehette pen-
serait de moi, si elle me voyait là à rien faire?
Pourtant cette reprise de forces n'était peut-être pas
inutile.
La panse étant maintenant à sa disposition, il arrêta qu'il
y passerait la nuit.
Il alla chercher sa peau de mouton sur la grande Douvre,
redescendit, soupa de quelques patelles et de deux ou trois
châtaignes de mer, but, ayant grand'soif, les dernières gor-
gées d'eau douce de son bidon presque vide, s'enveloppa
de la peau dont la laine lui fit plaisir, se coucha comme
un chien de garde près de la machine, rabattit sa galérienne
sur ses yeux, et s'endormit.
Il dormit profondément. On a de ces sommeils après
les choses faites.
X
LES AVERTISSEMENTS DE LA MER
Au milieu de la nuit, brusquement, et comme par la
détente d'un ressort, il se réveilla.
11 ouvrit les yeux.
Les Douvres' au-dessus de sa tête étaient éclairées ainsi
que par la réverbération d'une grande braise blanche. 11 y
avait sur toute la façade noire de l'écueil comme le reflet
d'un feu.
D'où venait ce feu.^
De l'eau.
La mer était extraordinaire.
Il semblait que l'eau fût incendiée. Aussi loin que le re-
gard pouvait s'étendre, dans l'écueil et hors de l'écueil,
toute la mer flamboyait. Ce flamboiement n'était pas rouge;
il n'avait rien de la grande flamme vivante des cratères et
des fournaises. Aucun pétillement, aucune ardeur, aucune
pourpre, aucun bruit. Des traînées bleuâtres imitaient sur
la vague des plis de suaire. Une large lueur blême fris-
LE LABEUR. Vè'è
sonnait sur l'eau. Ce n'était pas l'incendie; c'en était le
spectre.
C'était quelque chose comme l'embrasement livide d'un
dedans de sépulcre par une flamme de rêve.
Qu'on se figure des ténèbres allumées.
La nuit, la vaste nuit trouble et diffuse, semblait être le
combustible de ce feu glacé. C'était on ne sait quelle clarté
faite d'aveuglement. L'ombre entrait comme élément dans
cette lumière fantôme.
Les marins de la Manche connaissent tous ces indescrip-
tibles phosphorescences, pleines d'avertissements pour le
navigateur. Elles ne sont nulle part plus surprenantes que
dans le Grand V, près d'isigny.
A cette lumière, les choses perdent leur réalité. Une
pénétration spectrale les fait comme transparentes. Les
roches ne sont plus que des linéaments. Les câbles des an-
cres paraissent des barres de fer chauffées à blanc. Les
filets des pêcheurs semblent, sous l'eau, du feu tricoté. Une
moitié de l'aviron est d'ébène, l'autre moitié, sous la lame,
est d'argent. En retombant de la rame dans le Ilot, les gouttes
d'eau étoilent la mer. Toute barque traîne derrière elle une
comète. Les matelots mouillés et lumineux semblent des
hommes qui brûlent. On plonge sa main dans le flot, on la
retire gantée de flamme; cette flamme est morte, on ne la
sent point. Votre bras est un tison allumé. Vous voyez les
formes qui sont dans la mer rouler sous les vagues à vau-
le-feu. L'écume étincelle. Les poissons sont des langues de
feu et des tronçons d'éclair serpentant dans une profondeur
pâle.
\U LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Cette clarté avait passé à travers les paupières fermées
de Gilliatt. C'est grâce à elle qu'il s'était réveillé.
Ce réveil vint à point.
Le reflux avait descendu; un nouveau flux revenait. La
cheminée de la machine, dégagée pendant le sommeil de
Gilliatt, allait être ressaisie par l'épave, béante au-dessus
d'elle.
Elle y retournait lentement.
11 ne s'en fallait que d'un pied pour que la cheminée
rentrât dans la Durande.
La remontée d'un pied, c'est pour le flux environ une
demi-heure. Gilliatt, s'il voulait profiter de cette délivrance
déjà remise en question, avait une demi-heure devant lui.
Il se dressa en sursaut.
Si urgente que fût la situation, il ne put faire autrement
que de rester quelques minutes debout, considérant la phos-
phorescence, méditant.
Gilliatt savait à fond la mer. Malgré qu'elle en eût, et
quoique souvent maltraité par elle, il était depuis longtemps
son compagnon. Cet être mystérieux qu'on nomme l'océan
ne pouvait rien avoir dans l'idée que Gilliatt ne le devinât.
Gilliatt, à force d'observation, de rêverie et de solitude, était
devenu un voyant du temps, ce qu'on appelle en anglais un
weather wise,
Gilliatt courut aux guinderesses et fila du câble ; puis,
n'étant plus retenu par l'afFourche, il saisit le croc de la
panse, et, s'appuyant aux roches, la poussa vers le goulet
à quelques brasses au delà de la Durande, tout près du
barrage. Il y avait du rang^ comme disent les matelots de
LE LABEUR. 135
Guernesey. En moins de dix minutes, la panse fut retirée de
dessous la carcasse échouée. Plus de crainte que la che-
minée fût désormais reprise au piège. Le flux pouvait monter.
Pourtant Gilliatt n'avait point l'air d'un homme qui va
partir.
Il considéra encore la phosphorescence, et leva les an-
cres ; mais ce ne fut point pour déplanter, ce fut pour
affourcher de nouveau la panse, et très solidement; près de
la sortie, il est vrai.
Il n'avait employé jusque-là que les deux ancres de la
panse, et il ne s'était pas encore servi de la petite ancre de
la Durande, retrouvée, on s'en souvient, dans les brisants.
Cette ancre avait été déposée par lui, toute prête aux ur-
gences, dans un coin de la panse, avec un en-cas de liaus-
sières et de poulies de guinderesses, et son câble tout garni
d'avance de bosses très cassantes, ce qui empêche la chasse.
Gilliatt mouilla cette troisième ancre, en ayant soin de rat-
tacher le câble à un grelin dont un bout était en ralingue à
l'organeau de l'ancre, et dont l'autre bout se garnissait au
guindoir de la panse. Il pratiqua de cette façon une sorte
d'affourche en patte d'oie, bien plus forte que l'afTourche
à deux ancres. Ceci indiquait une vive préoccupation, et un
redoublement de précautions. Un marin eut reconnu dans
cette opération quelque chose de pareil au mouillage d'un
temps forcé, quand on peut craindre un courant qui pren-
drait le navire par sous le vent.
La phosphorescence, que Gilliatt surveillait et sur la-
quelle il avait l'œil fixé, le menaçait peut-être, mais en
même temps le servait. Sans elle il eût été prisonnier du
136 LES TRAVAILLEURS DE LA MER,
sommeil et dupe de la nuit. Elle l'avait réveillé, et elle
Téclairait.
Elle faisait dans Técueil un jour louche. Mais cette clarté,
si inquiétante qu'elle parût à Gilliatt, avait eu cela d'utile
qu'elle lui avait rendu le danger visible et la manœuvre
possible. Désormais, quand Gilliatt voudrait mettre à la voile,
la panse emportant la machine était libre.
Seulement, Gilliatt semblait de moins en moins songer
au départ. La panse embossée, il alla chercher la plus forte
chaîne qu'il eût dans son magasin, et, la rattachant aux
clous plantés dans les deux Douvres, il fortifia en dedans
avec cette chaîne le rempart de vaigres et de solives déjà
protégé au dehors par l'autre chaîne croisée. Loin d'ouvrir
l'issue, il achevait de la barrer.
La phosphorescence l'éclairait encore, mais décroissait.
11 est vrai que le jour commençait à poindre.
Tout à coup Gilliatt prêta l'oreille.
XI
A BON ENTENDEUR, SALUT
Il lui sembla entendre, dans un lointain iramense^ quel-
que chose de faible et d'indistinct.
Les profondeurs ont, à de certaines heures, un gron-
dement.
11 écouta une seconde fois. Le bruit lointain recommença.
Gilliatt secoua la tête comme quelqu'un qui sait ce que c'est.
Quelques minutes après, il était à l'autre extrémité de
la ruelle de l'écueil, à l'entrée vers l'est, libre jusque-là,
et, à grands coups de marteau, il enfonçait de gros clous
dans le granit des deux musoirs de ce goulet voisin du
rocher l'Homme, comme il avait fait pour le goulet des
Douvres.
Les crevasses de ces rochers étaient toutes préparées et
bien garnies de bois, presque tout cœur de chêne. L'écueil
de ce côté étant très délabré, il y avait beaucoup de lézardes,
et Gilliatt put y fixer plu^s de clous encore qu'au soubas-
sement des deux Douvres.
18
ROMAN. — XI.
m LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
A un moment donné, et comme si l'on eût soufflé dessus,
la phosphorescence s'était éteinte ; le crépuscule, d'instant
en instant plus lumineux, la remplaçait.
Les clous plantés, Gilliatt traîna des poutres, puis des
cordes, puis des chaînes, et, sans détourner les yeux de son
travail, sans se distraire un instant, il se mit à construire
en travers du goulet de l'Homme, avec des madriers fixés
horizontalement et rattachés par des câbles, un de ces bar-
rages à claire-voie que la science aujourd'hui a adoptés et
qu'elle qualifie brise-lames.
Ceux qui ont vu, par exemple, à la Rocquaine à Guer-
nesey, ou au Bourdault en France, l'effet que font quelques
pieux plantés dans le rocher, comprennent la puissance de
ces ajustages si simples. Le brise-lames, est la combinaison
de ce qu'on nomme en France épi avec ce qu'on nomme en
Angleterre dick. Les brise-lames sont les chevaux de frise
des fortifications contre les tempêtes. On ne peut lutter
contre la mer qu'en tirant parti de la divisibilité de cette
force.
Cependant le soleil s'était levé, parfaitement pur. Le
ciel était clair, la mer était calme.
Gilliatt pressait son travail. 11 était calme lui aussi, mais
dans sa hâte il y avait de l'anxiété.
11 allait, à grandes enjambées de roche en roche, du
barrage au magasin et du magasin au barrage. Il reve-
nait tirant éperdument, tantôt une porque, tantôt une hi-
loire. L'utilité de cet en-cas de charpentes se manifesta.
11 était évident que Gilliatt était en face d'une éventualité
prévue.
LE LABEUR. 139
Une forte barre de fer lui servait de levier pour remuer
les poutres.
Le travail s'exécutait si vite que c'était plutôt une crois-
sance qu'une construction. Qui n'a pas vu à l'œuvre un pon-
tonnier militaire ne peut se faire une idée de cette rapidité.
Le goulet de l'est était plus étroit encore que le goulet
de l'ouest. Il n'avait que cinq ou six pieds d'entre-bâillement.
Ce peu d'ouverture aidait Gilliatt. L'espace à fortifier et à
fermer étant très restreint, Tarmature serait plus solide et
pourrait être plus simple. Ainsi des solives horizontales
suffisaient; les pièces debout étaient inutiles.
Les premières traverses du brise-lames posées, Gilliatt
monta dessus et écouta.
Le grondement devenait expressif.
Gilliatt continua sa construction. 11 la contre-buta avec
les deux bossoirs de la Durande reliés à l'enchevêtrement
des solives par des drisses passées dans leurs trois roues
de poulies. Il noua le tout avec des chaînes.
Cette construction n'était autre chose qu'une sorte de
claie colossale, ayant des madriers pour baguettes et des
chaînes pour osiers.
Cela semblait tressé autant que bâti.
Gilliatt multiplia les attaches, et ajouta des clous où il
le fallait.
Ayant eu beaucoup de fer rond dans l'épave, il avait pu
faire de ces clous une grosse provision.
Tout en travaillant, il broyait du biscuit entre ses dents.
Il avait soif, mais ne pouvait boire, n'ayant plus d'eau
douce. Il avait vidé le bidon la veille à son souper.
140 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Il échafauda encore quatre ou cinq charpentes, puis
monta de nouveau sur le barrage. Il écouta.
Le bruit à l'horizon avait cessé. Tout se taisait.
La mer était douce et superbe; elle méritait tous les
madrigaux que lui adressent les bourgeois quand ils sont
contents d'elle, — c( un miroir », — • c< un lac », — « de
rhuile », — (c une plaisanterie », — ce un mouton ». — Le
bleu profond du ciel répondait au vert profond de l'océan.
Ce saphir et cette émeraude pouvaient s'admirer l'un l'autre.
Ils n'avaient aucun reproche à se faire. Pas un nuage en
haut, pas une écume en bas. Dans toute cette splendeur
montait magnifiquement le soleil d'avril. Il était impossible
de voir un plus beau temps.
A l'extrême horizon une longue file noire d'oiseaux de
passage rayait le ciel. Ils allaient vite. Ils se dirigeaient
vers la terre,' Il semblait qu'il y eût de la fuite dans leur
vol.
Gilliatt se remit à exhausser le brise-lames.
Il l'éleva le plus haut qu'il put, aussi haut que le lui
permit la courbure des rochers.
Vers midi, le soleil lui sembla plus chaud qu'il ne devait
l'être. Midi est l'heure critique du jour; Gilliatt, debout
sur la robuste claire-voie qu'il achevait de bâtir, se remit
à considérer l'étendue.
La mer était plus que tranquille, elle était stagnante. On
n'y voyait pas une voile. Le ciel était partout limpide; seu-
lement de bleu il était devenu blanc. Ce blanc était sin-
gulier. II y avait à l'ouest sur l'horizon une petite tache
d'apparence malsaine. Cette tache restait immobile à !
LE LABEUR. 141
même place, mais grandissait. Près des brisants, le ilôt fris-
sonnait très doucement.
Gilliatt avait Lien fait de bâtir son brise-lames.
Une tempête approchait.
L'abîme se décidait à livrer bataille.
LIVRE TROISIÈME
LA LUTTE
l't'ilv Hi'.isi.t.i- -i
I
L'EXTRÊME TOUCHE L EXTRÊME, ET LE CONTRAIRE
ANNONCE LE CONTRAIRE
Rien n'est menaçant comme Téquinoxe en retard.
Il y a sur la mer un phénomène farouche qu'on pourrait
appeler l'arrivée des vents du large.
En toute saison, particulièrement à l'époque des syzygies,
à l'instant où Ton doit le moins s'y attendre, la mer est
prise soudain d'une tranquillité étrange. Ce prodigieux mou-
vement perpétuel s'apaise; il a de l'assoupissement; il entre
aOMAN.
XI,
J'J
146 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
en langueur; il semble qu'il va se donner relâche; on pour-
rait le croire fatigué. Tous les chiffons marins, depuis le
guidon de pêche jusqu'aux enseignes de guerre, pendent le
long des mâts. Les pavillons amiraux, royaux, impériaux,
dorment.
Tout à coup ces loques se mettent à remuer discrètement.
C'est le moment, s'il y a des nuages, d'épier la formation
des cirrus; si le soleil se couche, d'examiner la rougeur
du soir; s'il fait nuit et s'il y a lune, d'étudier les halos.
Dans cette minute-là, le capitaine ou le chef d'escadre
qui a la chance de posséder un de ces verres-de-tempête
dont l'inventeur est inconnu, observe ce verre au micro-
scope et prend ses précautions contre le vent du sud si la
mixture a un aspect de sucre fondu, et contre le vent du
nord si la mixture s'exfolie en cristallisations pareilles à des
fourrés de fougères ou à des bois de sapins. Dans cette
minute-là, après avoir consulté quelque gnomon mystérieux
gravé par les romains, ou par les démons, sur une de ces
énigmatiques pierres droites qu'on appelle en Bretagne
menhir et en Irlande cruach, le pauvre pêcheur irlandais
ou breton retire sa barque de la mer.
Cependant la sérénité du ciel et de l'océan persiste. Le
matin se lève radieux et l'aurore sourit; ce qui remplissait
d'horreur religieuse les vieux devins, épouvantés qu'on pût
croire à la fausseté du soleil. Solem quis dicere falsum
audeat?
La sombre vision du possible latent est interceptée à
l'homme par l'opacité fatale des choses. Le plus redoutable
et le plus perfide des aspects, c'est le masque de l'abîme.
LA LUTTE. 147
On dit : anguille sous roche; on devrait dire tempête
sous calme.
Quelques heures, quelques jours parfois, se passent
ainsi. Les pilotes braquent leurs longues-vues çà et là. Le
visage des vieux marins a un air de sévérité qui tient à la
colère secrète de Tattente.
Subitement on entend un grand murmure confus. Il y a
une sorte de dialogue mystérieux dans l'air.
On ne voit rien.
L'étendue demeure impassible.
Cependant le bruit s'accroît, grossit, s'élève. Le dialogue
s'accentue.
Il y a quelqu'un derrière l'horizon.
Quelqu'un de terrible, le vent.
Le vent, c'est-à-dire cette populace de titans que nous
appelons les Souffles.
L'immense canaille de l'ombre.
L'Inde les nommait les Marouts, la Judée les Kéroubims,
la Grèce les Aquilons. Ce sont les invisibles oiseaux fauves
de l'infini. Ces borées accourent.
II
LES VENTS DU LARGE
D'où viennent-ils? de l'incommensurable. Il faut à leurs
envergures le diamètre du gouffre. Leurs ailes démesurées
ont besoin du recul indéfini des solitudes. L'Atlantique, le
Pacifique, ces vastes ouvertures bleues, voilà ce qui leur
convient. Ils les font sombres. Ils y volent en troupes. Le
commandant Page a vu une fois sur la haute mer sept
trombes à la fois. Ils sont là, farouches. Ils préméditent
les désastres. Ils ont pour labeur l'enflure éphémère et
éternelle du flot. Ce qu'ils peuvent est ignoré, ce qu'ils
veulent est inconnu. Ils sont les sphinx de l'abîme, et Gama
est leur OKdipe. Dans cette obscurité de l'étendue qui remue
toujours, ils apparaissent, faces de nuées. Qui aperçoit
leurs linéaments livides dans cette dispersion qui est l'ho-
rizon de la mer, se sent en présence de la force irréductible.
On dirait que rintelligence humaine les inquiète, et ils se
hérissent contre elle. L'intelligence est invincible, mais
l'élément est imprenable. Que faire contre l'ubiquité insai-
LA LUTTE. 149
sissable? Le souffle se faif, massue, puis redevient souffle.
Les vents combattent par l'écrasement et se défendent par
l'évanouissement. Qui les rencontre est aux expédients. Leur
assautj divers et plein de répercussions, déconcerte. Ils ont
autant de fuite que d'attaque. Ils sont les impalpables
tenaces. Comment en venir à bout? La proue du navire
Argo, sculptée dans un chêne de Dodone, à la fois proue et
pilote, leur parlait. Ils brutalisaient cette proue déesse.
Christophe Colomb, les voyant venir vers la PintcCy montait
sur le pont et leur adressait les premiers versets de l'évangile
selon saint Jean. Surcouf les insultait. Voici la clique,
disait-il. Napier leur tirait des coups de canon. Ils ont la
dictature du chaos.
Ils ont le chaos. Qu'en font-ils? On ne sait quoi d'impla-
cable. La fosse aux vents est plus monstrueuse que la fosse
aux lions. Que de cadavres sous ces plis sans fond ! Les vents
poussent sans pitié la grande masse obscure et anière. On
les entend toujours, eux ils n'écoutent rien. Ils commettent
des choses qui ressemblent à des crimes. On ne sait sur qui
ils jettent les arrachements blancs de Fécume. Que de féro-
cité impie dans le naufrage! quel affront à la providence!
Ils ont l'air par moment de cracher sur Dieu. Ils sont les
tyrans des lieux inconnus, //i^6^^/^^ spave'ntosi^viwxvmuxdiXQni
les marins de Venise.
Les espaces frémissants subissent leurs voies de fait. Ce
qui se passe dans ces grands abandons est inexprimable.
Quelqu'un d'équestre est mêlé à l'ombre. L'air fait un bruit
de foret. On n'aperçoit rien, et l'on entend des cavaleries.
11 est midi, tout à coup il fait nuit, un tornade passe; il est
150 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
minuit, tout à coup il fait jour, Teffluve polaire s'allume.
Des tourbillons alternent en sens inverse, sorte de danse
hideuse, trépignement des fléaux sur l'élément. Un nuage
trop lourd se casse par le milieu, et tombe en morceaux
dans la mer. D'autres nuages, pleins de pourpre, éclairent
et grondent, puis s'obscurcissent lugubrement; le nuage vidé
de foudre noircit, c'est un charbon éteint. Des sacs de pluie
se crèvent en brume. Là une fournaise où il pleut; là une
onde d'où se dégage un flamboiement. Les blancheurs de
la mer sous l'averse éclairent des lointains surprenants; on
voit se déformer des épaisseurs où errent des ressemblances.
Des nombrils monstrueux creusent les nuées. Les vapeurs
tournoient, les vagues pirouettent; les naïades ivres roulent;
à perte de vue, la mer massive et molle se meut sans se
déplacer; tout est livide; des cris désespérés sortent de
cette pâleur, *
Au fond de l'obscurité inaccessible, de grandes gerbes
d'ombre frissonnent. Par moments, il y a paroxysme. La
rumeur devient tumulte, de même que la vague devient
houle. L'horizon, superposition confuse de lames, oscillation
sans fin, murmure en basse continue; des jets de fracas y
éclatent bizarrement; on croit entendre éternuerdes hydres.
Des souffles froids surviennent, puis des souffles chauds. La
trépidation de la mer annonce une épouvante qui s'attend à
tout. Inquiétude. Angoisse. Terreur profonde des eaux. Subi-
tement, l'ouragan, comme une bête, vient boire à l'océan;
succion inouïe; l'eau monte vers la bouche invisible, une
ventouse se forme, la tumeur enfle; c'est la trombe, le
Prester des anciens, stalactite en haut, stalagmite en bas,
LA LUTTE. 151
double cône inverse tournant, une pointe en équilibre sur
l'autre, baiser de deux montagnes, une montagne d'écume
qui s'élève, une montagne de nuée qui descend; effrayant
coït de Tonde et de l'ombre. La trombe, comme la colonne
de la bible, est ténébreuse le jour et lumineuse la nuit.
Devant la trombe le tonnerre se tait. Il semble qu'il ait
peur.
Le vaste trouble des solitudes a une gamme; crescendo
redoutable : le grain, la rafale, la bourrasque, l'orage, la
tourmente, la tempête, la trombe; les sept cordes de la lyre
des vents, les sept notes de l'abîme. Le ciel est une largeur,
la mer est une rondeur; une haleine passe, il n'y a plus
rien de tout cela, tout est furie et pêle-mêle.
Tels sont ces lieux sévères.
Les vents courent, volent, s'abattent, finissent, recom-
mencent, planent, sifflent, mugissent, rient; frénétiques,
lascifs, effrénés, prenant leurs aises sur la vague irascible.
Ces hurleurs ont une harmonie. Ils font tout le ciel sonore.
Ils soufflent dans la nuée comme dans un cuivre, ils em-
bouchent l'espace ; et ils chantent dans l'infini, avec toutes
les voix amalgamées des clairons, des buccins, des olifants,
des bugles et des trompettes, une sorte de fanfare promé-
théenne.Qui les entend écoute Pan. Ce qu'il y a d'effroyable,
c'est qu'ils jouent. Ils ont une colossale joie composée
d'ombre. Ils font dans les solitudes la battue des navires.
Sans trêve, jour et nuit, en toute saison, au tropique
comme au pôle, en sonnant dans leur trompe éperdue, ils
mènent, à travers les enchevêtrements de la nuée et de la
vague, la grande chasse noire des naufrages. Ils sont des
m LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
maîtres de meutes. Ils s'amusent. Ils font aboyer après les
roches les flots, ces chiens. Ils combinent les nuages, et les
désagrègent. Ils pétrissent, comme avec des millions de
mains, la souplesse de l'eau immense.
L'eau est souple parce qu'elle est incompressible. Elle
glisse sous l'effort. Chargée d'un côté, elle échappe de
l'autre. C'est ainsi que l'eau se fait l'onde. La vague est sa
liberté.
III
EXPLICATION DU BRUIT ÉCOUTÉ
PAR GILLIATT
La grande venue des vents vers la terre se fait aux équi-
noxes. A ces époques la balance du tropique et du pôle
bascule, et la colossale marée atmosphérique verse son flux
sur un hémisphère et son reflux sur Tautre. 11 y a des
constellations qui signifient ces phénomènes, la Balance, le
Verseau.
C'est l'heure des tempêtes.
La mer attend, et garde le silence.
Quelquefois le ciel a mauvaise mine. Il est blafard, une
grande panne obscure Tobstrue. Les marins regardent avec
anxiété l'air fâché de l'ombre.
Mais c'est son air satisfait qu'ils redoutent le plus. Un
ciel riant d'équinoxe, c'est l'orage faisant patte de velours.
Par ces ciels-là, la Tour des Pleureuses d'A'msterdam s'em-
plissait de femmes examinant l'horizon.
ROMAN. •— XI. 20
154 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Quand la tempête vernale ou automnale tarde, c'est
qu'elle fait un plus gros amas. Elle thésaurise pour le
ravage. Méfiez-vous des arrérages. Ango disait : La mer est
bonne j^ayeuse. Quand Fattente est trop longue, la mer ne
trahit son impatience que par plus de calme. Seulement la
tension magnétique se manifeste par ce qu'on pourrait
nommer l'inflammation de l'eau. Des lueurs sortent de la
vague. Air électrique, eau phosphorique. Les matelots se
sentent harassés* Cette minute est particulièrement péril-
leuse pour les iron-clads; leur coque de fer peut produire
de fausses indications du compas, et les perdre. Le steamer
transatlantique VYowa a péri ainsi.
Pour ceux qui sont en familiarité avec la mer, son aspect,
dans ces instants-là, est étrange ; on dirait qu'elle désire et
craint le cyclone. De certains hyménées, d'ailleurs fort
voulus par la nature, sont accueillis de cette façon. La
lionne en rut fuit devant le lion. La mer, elle aussi, est en
chaleur. De là son tremblem^ent.
L'immense mariage va se faire.
Ce mariage, comme les noces des anciens empereurs, se
célèbre par des exterminations. C'est une fête avec assaison-
nement de désastres.
Cependant, de là-bas, du large, des latitudes inexpu-
gnables, du livide horizon des solitudes, du fond de la
liberté sans bornes, les vents arrivent.
Faites attention, voilà le fait équinoxial.
Une tempête, cela se complote. La vieille mythologie
entrevoyait ces personnalités indistinctes mêlées à la grande
nature diffuse. Éole se concerte avec Borée. L'entente de
LA LUTTE. 155
l'élément avec rélément est nécessaire. Ils se distribuent la
tâche. On a des impulsions à donner à la vague, au nuage,
à l'effluve; la nuit est un auxiliaire, il importe de l'em-
ployer. On a des boussoles à redouter, des fanaux à éteindre,
des phares à masquer, des étoiles à cacher. Il faut que la
mer coopère. Tout orage est précédé d^un murmure. Il y a
derrière l'horizon chuchotement préalable des ouragans.
C'est là ce que, dans l'obscurité, au loin, par-dessus le
«iiîlpTlPP pflPf»ftv<i rlp \a TTiPr nn pnfpnri
Ce chuchotement redoutable, Gilliatt l'avait entendu. La
phosphorescence avait été le premier avertissement; ce mur-
mure, le second.
Si le démon Légion existe, c'est lui, à coup sûr, qui est
le Vent.
Le vent est multiple, mais l'air est un.
De là cette conséquence : tout orage est mixte. L'unité
de Fair Texige.
Tout l'abîme est impliqué dans une tempête. L'océan
entier est dans une bourrasque. La totalité de ses forces y
entre en ligne et y prend part. Une vague, c'est le gouiFre
d'en haut. Avoir affaire à une tourmente, c'est avoir affaire
à toute la mer et à tout le ciel.
Messier, l'homme de la marine, l'astronome pensif de la
logette de Gluny, disait : Le vent de partout est partout. II
ne croyait point aux vents emprisonnés, même dans les mers
closes. Il n'y avait point pour lui de vents méditerranéens. II
disait les reconnaître au passage. Il affirmait que tel jour, à
telle heure, le Fohn du lac de Constance, l'antique Favonius
de Lucrèce, avait traversé l'horizon de Paris; tel autre jour
m LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
le Bora de l'Adriatique ; tel autre jour le Notus giratoire qu'on
prétend enfermé dans le rond des Gyclades. Il en spécifiait
les effluves. II ne pensait pas que l'autan qui tourne entre
Malte et Tunis et que Tautan qui tourne entre la Corse et
les Baléares, fussent dans l'impossibilité de s'échapper. Il
n'admettait point qu'il y eût des vents ours dans des cages.
Il disait : « Toute pluie vient du tropique et tout éclair
vient du pôle. » Le vent en efi'et se sature d'électricité à
l'intersection des colures, qui marque les extrémités de Taxe,
et d'eau à l'équateur; et il nous apporte de la Ligne le
liquide et des pôles le fluide.
Ubiquité, c'est le vent.
Ceci ne veut pas dire, certes, que les zones venteuses
n'existent pas. Rien n'est plus démontré que ces afflations à
courants continus, et un jour la navigation aérienne, servie
par les àir-navires que nous nommons, par manie du grec,
aéroscaphes, en utilisera les lignes principales. La canalisa-
tion de Fair par le vent est incontestable, il y a des fleuves
de vent, des rivières de vent et des ruisseaux de vent; seule-
ment les embranchements de l'air se font à l'inverse des
embranchements de l'eau; ce sont les ruisseaux qui sortent
des rivières et les rivières qui sortent des fleuves, au lieu
d'y tomber; de là, au lieu de la concentration, la disper-
sion.
C'est cette dispersion qui fait la solidarité des vents et
l'unité de l'atmosphère. Une molécule déplacée déplace
l'autre. Tout le vent remue ensemble. A ces profondes
causes d'amalgame, ajoutez le relief du globe, trouant l'at-
mosphère par toutes ses montagnes, faisant des nœuds et des
LA LUTTE. 157
torsions dans les courses du vent, et déterminant dans tous
les sens des contre-courants. Irradiation illimitée.
Le phénomène du vent, c'est Foscillation de deux océans
Tun sur l'autre; l'océan d'air, superposé à l'océan d'eau,
s'appuie sur cette fuite et chancelle sur ce tremblement.
L'indivisible ne se met pas dans des compartiments. Il
n'y a pas de cloison entre un flot et l'autre. Les îles de la
Manche sentent la poussée du cap de Bonne-Espérance. La
navigation universelle tient tête à un monstre unique. Toute
la mer est la même hydre. Les vagues couvrent la mer d'une
sorte de peau de poisson.^Océan, c'est Ceto,
Sur cette unité s'abat l'innombrable.
IV
TURBA, TURMA
Pour le compas, il y a trente-deux vents, c'est-à-dire
trente-deux directions ; mais ces directions peuvent se sub-
diviser indéfiniment. Le vent, classé par directions, c'est
l'incalculable; classé par espèces, c'est Tinlini.
Homère reculerait devant ce dénombrement.
Le courant polaire heurte le courant tropical. Voilà le
froid et le chaud combinés, l'équilibre commence par le
choc, l'onde des vents en sort, enflée, éparse, et déchiquetée
dans tous les sens en ruissellements farouches. La disper-
sion des souffles secoue aux quatre coins de l'horizon le
prodigieux échevèlement de l'air.
Tous les rumbs sont là; le vent du Gulf-Stream qui dé-
gorge tant de brume sur Terre-Neuve, le vent du Pérou,
région à ciel muet où jamais l'homme n'a entendu tonner,
le vent de la Nouvelle-Ecosse où vole le Grand Auk, Alca
impennis^, au bec rayé, les tourbillons de Fer des mers de
Chine, le vent de Mozambique qui malmène les pangaies et
les jonques, le vent électrique du Japon dénoncé par le
gong, le vent d'Afrique qui habite entre la montagne de la
LA LUTTE.
159
Table et la montagne du Diable et qui se déchaîne de là, le
vent de l'équateur qui passe par-dessus les vents alizés et
qui trace une parabole dont le sommet est toujours à l'ouest
le vent plutonien qui sort des cratères et qui est le redou-
table souffle de la flamme, l'étrange vent propre au volcan
Awu qui fait toujours surgir un nuage olivâtre du nord, la
mousson de Java, contre laquelle sont construites ces case-
mates qu'on nomme maisons d'ouragan, la bise à embran-
chements que les anglais appellent bush, buisson, les grains
arqués du détroit de Malacca observés par Hosburg, le puis-
sant vent du sud-ouest, nommé Pampero au Chili et Rebojo
à Buenos-Ayres, qui emporte le condor en pleine mer et le
sauve de la fosse où l'attend, sous une peau de bœuf fraî-
chement écorché, le sauvage couché sur le dos et bandant
son grand arc avec ses pieds, le vent chimique qui, selon
Lemery, fait dans la nuée des pierres de tonnerre, l'har-
mattan des cafres, le chasse-neige polaire, qui s'attelle aux
banquises et qui traîne les glaces éternelles, le vent du
golfe de Bengale qui va jusqu'à Nijni-Novogorod saccager le
triangle de baraques de bois où se tient la foire d'Asie, le
vent des Cordillères, agitateur des grandes vagues et des
grandes forêts, le vent des archipels d'Australie où les chas-
seurs de miel dénichent les ruches sauvages cachées sous
les aisselles des branches de l'eucalyptus géant, le siroco,
le mistral, le hurricane, les vents de sécheresse, les vents
d'inondation, les diluviens, les torrides, ceux qui jettent dans
les rues de Gênes la poussière des plaines du Brésil, ceux
qui obéissent à la rotation diurne, ceux qui la contrarient
et qui font dire à Herera : Malo viento torna contra el sol,
160 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
ceux qui vont par couples, d'accord pour bouleverser, Tun
défaisant ce que fait l'autre, et les vieux vents qui ont as-
sailli Christophe Colomb sur la côte de Veraguas, et ceux
qui pendant quarante jours, du 21 octobre au 28 novem-
bre 1520, ont mis en question Magellan abordant le Paci-
fique, et ceux qui ont démâté l'Armada et soufflé sur Phi-
lippe II. D'autres encore, et comment trouver la fin? Les
vents porteurs de crapauds et de sauterelles qui poussent
des nuées de bêtes par-dessus l'océan; ceux qui opèrent ce
qu'on appelle « la saute de vent » et qui ont pour fonction
d'achever les naufragés, ceux qui, d'un seul coup d'haleine,
déplacent la cargaison dans le navire, et le contraignent à
continuer sa route penché; les vents qui construisent les
circumcumuli, les vents qui construisent les circumstrati ;
les lourds vents aveugles tuméfiés de pluie, les vents de la
grêle, les v«nts de la fièvre, ceux dont l'approche met en
ébullition les salses et les solfatares de Galabre, ceux qui
font étinceler le poil des panthères d'Afrique rôdant dans les
broussailles du cap de Fer, ceux qui viennent secouant hors
de leur nuage, comme une langue de trigonocéphale, l'épou-
vantable éclair à fourche \ ceux qui apportent des neiges
noires. Telle est l'armée.
L'écueil Douvres, au moment où Gilliatt construisait son
brise-lames, en entendait le galop lointain.
Nous venons de le dire, le Vent, c'est tous les Vents.
Toute cette horde arrivait.
D'un côté, cette légion.
De l'autre, Gilliatt.
nTT T TATT
k L'OPTION
Les mystérieuses forces avaient bien choisi le moment.
Le hasard, s'il existe, est habile.
Tant que la panse avait été remisée dans la crique de
l'Homme, tant que la machine avait été emboîtée dans l'épave,
Gilliatt était inexpugnable. La panse était en sûreté, la ma-
chine était à l'abri: les Douvres, qui tenaient la machine,
la condamnaient à une destruction lente, mais la protégeaient
contre une surprise. Dans tous les cas, il restait à Gilliatt
une ressource. La machine détruite ne détruisait pas Gilliatt.
Il avait la panse pour se sauver.
Mais attendre que la panse fût retirée du mouillage où
elle était inaccessible, la laisser s'engager dans le défilé
des Douvres, patienter jusqu'à ce qu'elle fût prise, elle
aussi, par l'écueil, permettre à Gilliatt d'opérer le sauvetage,
le glissement et le transbordement de la machine, ne point
entraver ce merveilleux travail qui mettait tout dans la
panse, consentir à cette réussite, là était le piège. Là se
ROMA.M. — XI. 21
462 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
laissait entrevoir, sorte de linéament sinistre, la sombre
ruse de l'abîme.
A cette heure, la machine, la panse, Gilliatt, étaient
réunis dans la ruelle de rochers. Ils ne faisaient qu'un. La
panse broyée à l'écueil, la machine coulée à fond, Gilliatt
noyé, c'était l'affaire d'un effort unique sur un seul point.
Tout pouvait être fini à la fois, en même temps, et sans dis-
persion; tout pouvait être écrasé d'un coup.
Pas de situation plus critique que celle de Gilliatt.
Le sphinx possible, soupçonné par les rêveurs au fond
de l'ombre, semblait lui poser un dilemme.
Reste, ou pars.
Partir était insensé, rester était effrayant.
l''.rXi6H iriv.
Geryiiichetrd.se.
VI
LE COMBAT
Gilliatt monta sur la grande Douvre.
De là il voyait toute la mer.
L'ouest était surprenant. Il en sortait une muraille. Une
grande muraille de nuée, barrant de part en part Tétendue,
montait lentement de l'horizon vers le zénith. Cette mu-
raille, rectiligne, verticale, sans une crevasse dans sa hau-
teur, sans une déchirure à son arête, paraissait bâtie à
l'équerre et tirée au cordeau. C'était du nuage ressemblant
164 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
à du granit. L'escarpement de ce nuage, tout à fait perpen-
diculaire à l'extrémité sud, fléchissait un peu vers le nord
comme une tôle ployée, et offrait le vague glissement d'un
plan incliné. Ce mur de brume s'élargissait, et croissait sans
que son entablement cessât un instant d'être parallèle à la
ligne d'horizon, presque indistincte dans l'obscurité tom-
bante. Cette muraille de l'air montait tout d'une pièce en
silence. Pas une ondulation, pas un plissement, pas une
saillie qui se déformât ou se déplaçât. Cette immobilité en
mouvement était lugubre. Le soleil, blême derrière on ne
sait quelle transparence malsaine, éclairait ce linéament
d'apocalypse. La nuée envahissait déjà près de la moitié de
l'espace. On eût dit l'effrayant talus de l'abîme. C'était quel-
que chose comme le lever d'une montagne d'ombre entre
la terre et le ciel.
C'était en plein jour l'ascension de la nuit.
Il y avait dans l'air une chaleur de poêle. Une buée
d'étuve se dégageait de cet amoncellement mystérieux. Le
ciel, qui de bleu était devenu blanc, était de blanc devenu
gris. On eût dit une grande ardoise. La mer, dessous, terne
et plombée, était une autre ardoise énorme. Pas un souffle,
pas un flot, pas un bruit. A perte de vue, la mer déserte.
Aucune voile d'aucun côté. Les oiseaux s'étaient cachés. On
sentait de la trahison dans l'infini.
Le grossissement de toute cette ombre s'amplifiait insen-
siblement.
La montagne mouvante de vapeurs qui se dirigeait vers
les Douvres était un de ces nuages qu'on pourrait appeler
les nuages de combat. Nuages louches. A travers ces entasse-
LA LUTTE. 165
ments obscurs, on ne sait quel strabisme vous regarde.
Cette approche était terrible.
Gilliatt examina fixement la nuée et grommela entre ses
dents : J'ai soif, tu vas me donner à boire.
Il demeura quelques moments immobile, l'œil attaché
sur le nuage. On eût dit qu'il toisait la tempête.
Sa galérienne était dans la poche de sa vareuse, il l'en
tira et s'en coiffa. Il prit, dans le trou où il avait si long-
temps couché, sa réserve de bardes; il chaussa les jam-
bières et endossa le suroit, comme un chevalier qui revêt
son armure au moment de l'action. On sait qu'il n'avait plus
de souliers, mais ses pieds nus étaient endurcis aux ro-
chers.
Cette toilette de guerre faite, il considéra son brise-
lames, empoigna vivement la corde à nœuds, descendit du
plateau de la Douvre, prit pied sur les roches d'en bas, et
courut à son magasin. Quelques instants après, il était au
travail. Le vaste nuage muet put entendre ses coups de
marteau. Que faisait Gilliatt? Avec ce qui lui restait de
clous, de cordes et de poutres il construisait au goulet de
l'est une seconde claire-voie à dix ou douze pieds en arrière
de la première.
Le silence était toujours profond. Les brins d'herbe dans
les fentes de l'écueil ne bougeaient pas.
Brusquement le soleil disparut. Gilliatt leva la tête.
La nuée montante venait d'atteindre le soleil. Ce fut
comme une extinction du jour, remplacé par une réverbéra-
tion mêlée et pâle.
La muraille de nuée avait changé d'aspect. Elle n'avait
466 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
plus son unité. Elle s'était froncée horizontalement en tou-
chant au zénith d'où elle surplombait sur le reste du ciel.
Elle avait maintenant des étages. La formation de la tem-
pête s'y dessinait comme dans une section de tranchée. On
distinguait les couches de la pluie et les gisements de la
grêle. Il n'y avait point d'éclair, mais une horrible lueur
éparse; car l'idée d'horreur peut s'attacher à l'idée de lumière.
On entendait la vague respiration de l'orage. Ce silence pal-
pitait obscurément. Gilliatt, silencieux lui aussi, regardait
se grouper au-dessus de sa tête tous ces blocs de brume et
se composer la difformité des nuages. Sur l'horizon pesait
et s'étendait une bande de brouillard couleur cendre, et au
zénith une bande couleur plomb; des guenilles livides pen-
daient des nuages d'en haut sur les brouillards d'en bas.
Tout le fond, qui était le mur de nuages, était blafard, lai-
teux, terreux, merne, indescriptible. Une mince nuée blan-
châtre transversale, arrivée on ne sait d'où, coupait obli-
quement, du nord au sud, ia haute muraille sombre. Une
des extrémités de cette nuée traînait dans la mer. Au point
où elle touchait la confusion des vagues, on apercevait dans
l'obscurité un étouffement de vapeur rouge. Au-dessous de
la longue nuée pâle, de petits nuages très bas, tout noirs,
volaient en sens inverse les uns des autres comme s'ils ne
savaient que devenir. Le puissant nuage du fond croissait
de toutes parts à la fois, augmentait l'éclipsé, et continuait
son interposition lugubre. Il n'y avait plus, à l'est, derrière
Gilliatt, qu'un porche de ciel clair qui allait se fermer. Sans
qu'on eût l'impression d'aucun vent, une étrange diffusion
de duvet grisâtre passa, éparpillée et émieltée, comme si
LA LUTTE. 167
quelque gigantesque oiseau venait d'être plumé derrière ce
mur de ténèbres. Il s'était formé un plafond de noirceur
compacte qui, à l'extrême horizon, touchait la mer et s'y
mêlait dans de la nuit. On sentait quelque chose qui avance.
C'était vaste et lourd, et farouche. L'obscurité s'épanouis-
sait. Tout à coup un immense tonnerre éclata.
Gilliatt lui-même ressentit la secousse. 11 y a du songe
dans le tonnerre. Cette réalité brutale dans la région vision-
naire a quelque chose de terrifiant. On croit entendre la
chute d'un meuble dans la chambre des géants.
Aucun flamboiement électrique n'accompagna le coup.
Ce fut comme un tonnerre noir. Le silence se refit. Il y eut
une sorte d'intervalle comme lorsqu'on prend position. Puis
apparurent, l'un après l'autre et lentement, de grands éclairs
informes. Ces éclairs étaient muets. Pas de grondement. A
chaque éclair tout s'illuminait. Le mur de nuages était main-
tenant un antre. Il y avait des voûtes et des arches. On y
distinguait des silhouettes. Des têtes monstrueuses s'ébau-
chaient; des cous semblaient se tendre; des éléphants por-
tant leurs tours, entrevus, s'évanouissaient.
Une colonne de brume, droite, ronde et noire, surmontée
d'une vapeur blanche, simulait la cheminée d'un steamer
colossal englouti, chauffant sous la vague et fumant. Des
nappes de nuée ondulaient. On croyait voir des plis de
drapeaux. Au centre, sous des épaisseurs vermeilles, s'en-
fonçait, immobile, un noyau de brouillard dense, inerte,
impénétrable aux étincelles électriques, sorte de fœtus hideux
dans le ventre de la tempête.
Gilliatt subitement sentit qu'un souffle l'échevelait. Trois
168 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
ou quatre larges araignées de pluie s^écrasèrent autour de
lui sur la roche. Puis il y eut un second coup de foudre. Le
vent se leva.
L^attente de l'ombre était au comble; le premier coup
de tonnerre avait remué la mer, le deuxième fêla la muraille
de nuée du haut en bas, un trou se fit, toute Fondée en
suspens versa de ce côté, la crevasse devint comme une
bouche ouverte pleine de pluie, et le vomissement de la
tempête commença.
L'instant fut effroyable.
Averse, ouragan, fulgurations, fulminations, vagues jus-
qu'aux nuages, écume, détonations, torsions frénétiques,
cris, rauquements, sifflements, tout à la fois. Déchaînement
de monstres.
Le vent soufflait en foudre. La pluie ne tombait pas, elle
croulait.
Pour un pauvre homme, engraefé comme Gilliatt, avec une
barque chargée, dans un entre-deux de rochers en pleine
mer, pas de crise plus menaçante. Le danger de la marée,
dont Gilliatt avait triomphé, n'était rien près du danger de
la tempête. Voici quelle était la situation :
Gilliatt, autour de qui tout était précipice, démasquait, à
la dernière minute et devant le péril suprême, une stratégie
savante. Il avait pris son point d'appui chez l'ennemi même;
il s'était associé l'écueil; le rocher Douvres, autrefois son
adversaire, était maintenant son second dans cet immense
duel. Gilliatt l'avait mis sous lui. De ce sépulcre, Gilliatt
avait fait sa forteresse. Il s'était crénelé dans cette masure
formidable de la mer. Il y était bloqué, mais muré. Il était,
LA LUTTE. 169
pour ainsi dire, adossé à Técueil, face à face avec l'oura-
gan. Il avait barricadé le détroit, cette rue des vagues.
C'était du reste la seule chose à faire. Il semble que l'océan,
qui est un despote, puisse être, lui aussi, mis à la raison
par des barricades. La panse pouvait être considérée comme
en sûreté de trois côtés. Étroitement resserrée entre les
deux façades intérieures de l'écueil, affourchée en patte
d'oie, elle était abritée au nord par la petite Douvre, au
sud par la grande, escarpements sauvages, plus habitués à
faire des naufrages qu'à en empêcher. A l'ouest elle était
protégée par le tablier de poutres amarré et cloué aux
rochers, barrage éprouvé qui avait vaincu le rude flux de la
haute mer, véritable porte de citadelle ayant pour cham-
branles les colonnes mêmes de l'écueil, les deux Douvres.
Rien à craindre de ce côté-là. C'est à Test qu'était le danger.
A l'est il n'y avait que le brise-lames. Un brise-lames
est un appareil de pulvérisation. Il lui faut au moins deux
claires-voies. Gilliatt n'avait eu le temps que d'en construire
une. 11 bâtissait la seconde sous la tempête même.
Heureusement le vent arrivait du nord-ouest. La mer fait
des maladresses. Ce vent, qui est l'ancien vent de galerne,
avait peu d'effet sur les roches Douvres. Il assaillait l'écueil
en travers, et ne poussait le flot ni sur l'un, ni sur l'autre
des deux goulets du défilé, de sorte qu'au lieu d'entrer dans
une rue, il se heurtait à une muraille. L'orage avait mal
attaqué.
Mais les attaques du vent sont courbes, et il fallait s'at-
tendre à quelque virement subit. Si ce virement se faisait à
l'est avant que la deuxième claire-voie du brise-lames fût
IlOMAN. — XI. 22
170 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
construite, le péril serait grand. L'envahissement de la ruelle
de rochers par la tempête s'accomplirait, et tout était
perdu.
L'étourdissement de l'orage allait croissant. Toute la
tempête est coup sur coup. C'est là sa force; c'est aussi là
son défaut. A force d'être une rage, elle donne prise à
l'intelligence, et l'homme se défend ; mais sous quel écrase-
ment! Rien n'est plus monstrueux. Nul répit, pas d'inter-
ruption, pas de trêve, pas de reprise d'haleine. Il y a on ne
sait quelle lâcheté dans cette prodigalité de l'inépuisable.
On sent que c'est le poumon de l'infini qui souffle.
Toute l'immensité en tumulte se ruait sur l'écueil
Douvres. On entendait des voix sans nombre. Qui donc crie
ainsi? L'antique épouvante panique était là. Par moments,
cela avait l'air de parler, comme si quelqu'un faisait un
commandement. Puis des clameurs, des clairons, des trépi-
dations étranges, et ce grand hurlement majestueux que les
marins nomment appel de l'océan. Les spirales indéfinies
et fuyantes du vent sifflaient en tordant le flot; les vagues,
devenues disques sous ces tournoiements, étaient lancées
contre les brisants comme des palets gigantesques par des
athlètes invisibles. L'énorme écume échevelait toutes les
roches. Torrents en haut, baves en bas. Puis les mugisse-
ments redoublaient. Aucune rumeur humaine ou bestiale ne
saurait donner l'idée des fracas mêlés à ces dislocations de
la mer. La nuée canonnait, les grêlons mitraillaient, la houle
escaladait. De certains points semblaient immobiles; sur
d'autres le vent faisait vingt toises par seconde. La mer à
perte de vue était blanche; dix lieues d'eau de savon em-
LA LUTTE. 171
plissaient l'horizon. Des portes de feu s*ouvraient. Quelques
nuages paraissaient brûlés par les autres, et, sur des tas de
nuées rouges qui ressemblaient à des braises, ils ressem-
blaient à des fumées. Des configurations flottantes se heur-
taient et s'amalgamaient, se déformant les unes par les
autres. Une eau incommensurable ruisselait. On entendait
des feux de peloton dans le firmament. 11 y avait au milieu
du plafond d'ombre une espèce de vaste hotte renversée
d'où tombaient pêle-mêle la trombe, la grêle, les nuées, les
pourpres, les phosphores, la nuit, la lumière, les foudres,
tant ces penchements du gouffre sont formidables !
Gilliatt semblait n'y pas faire attention. Il avait la tête
baissée sur son travail, La deuxième claire-voie commençait
à s'exhausser. A chaque coup de tonnerre il répondait par
un coup de marteau. On entendait cette cadence dans ce
chaos. Il était nu-tête. Une rafale lui avait emporté sa galé-
rienne.
Sa soif était ardente. Il avait probablement la fièvre. Des
flaques de pluie s'étaient formées autour de lui dans des
trous de rochers. De temps en temps il prenait de l'eau
dans le creux de sa main et buvait. Puis, sans même exa-
miner où en était l'orage, il se remettait à la besogne.
Tout pouvait dépendre d'un instant. Il savait ce qui l'at-
tendait s'il ne terminait pas à temps son brise-lames. A quoi
bon perdre une minute à regarder s'approcher la face de la
mort?
Le bouleversement autour de lui était comme une chau-
dière qui bout. Il y avait du fracas et du tapage. Par instants
la foudre semblait descendre un escalier. Les percussions
172 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
électriques revenaient sans cesse aux mêmes pointes de
rocher, probablement veinées de diorite. Il y avait des grê-
lons gros comme le poing. Gilliatt était forcé de secouer les
plis de sa vareuse. Jusqu'à ses poches étaient pleines de
grêle.
La tourmente était maintenant ouest, et battait le barrage
des deux Douvres ; mais Gilliatt avait confiance en ce bar-
rage, et avec raison. Ce barrage, fait du grand morceau de
l'avant de la Durande, recevait sans dureté le choc du flot;
l'élasticité est une résistance ; les calculs de Stevenson
m
établissent que, contre la vague, élastique elle-même, un
assemblage de bois, d'une dimension voulue, rejointoyé et
enchaîné d'une certaine façon, fait meilleur obstacle qu'un
breack-water de maçonnerie. Le barrage des Douvres rem-
plissait ces conditions; il était d'ailleurs si ingénieusement
amarré que la lame, en frappant dessus, était comme le
marteau qui enfonce le clou, et l'appuyait au rocher et le
consolidait; pour le démolir, il eût fallu renverser les
Douvres. La rafale, en effet, ne réussissait qu'à envoyer à la
panse, par-dessus l'obstacle, quelques jets de bave. De ce
côté, grâce au barrage, la tempête avortait en crachement.
Gilliatt tournait le dos à cet effort-là. Il sentait tranquille-
ment derrière lui cette rage inutile.
Les flocons d'écume, volant de toutes parts, ressem-
blaient à de la laine. L'eau vaste et irritée noyait les ro-
chers, montait dessus, entrait dedans, pénétrait dans le
réseau des fissures intérieures, et ressortait des masses
granitiques par des fentes étroites, espèces de bouches
intarissables qui faisaient dans ce déluge de petites fontaines
t ?. yj.fii^-^ i/n'.
l'i/4'fii>rh 7 1 4ifi'i>nf7/^ ■
C^lifl/- lA'ilt'/jtWl/ ./<• ■
IJC roMliAT
■--/: /<-J'^f--> '■' -■■ '■/
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( 'f.l . .-.///. .-. .,
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LA LUTTE. 173
paisibles. Çà et là des filets d'argent tombaient gracieuse-
ment de ces trous dans la mer.
La claire-voie de renfort du barrage de l'est s'achevait.
Encore quelques nœuds de corde et de chaîne, et le moment
approchait où cette clôture pourrait à son tour lutter.
Subitement, une grande clarté se fit, la pluie discon-
tinua, les nuées se désagrégèrent, le vent venait de sauter,
une sorte de haute fenêtre crépusculaire s'ouvrit au zénith,
et les éclairs s'éteignirent; on put croire à la fin. C'était le
commencement.
La saute de vent était du sud-ouest au nord-est,
La tempête allait reprendre, avec une nouvelle troupe
d'ouragans. Le nord allait donner, assaut violent. Les marins
nomment cette reprise redoutée la rafale de la renverse.
Le vent du sud a plus d'eau, le vent du nord a plus de
foudre.
L'agression maintenant, venant de l'est, allait s'adresser
au point faible.
Cette fois Gilliatt se dérangea de son travail, il regarda.
Il se plaça debout sur une saillie de rocher en surplomb
derrière la deuxième claire-voie presque terminée. Si la
première claie du brise-lames était emportée, elle défonce-
rait la seconde, pas consolidée encore, et, sous cette démo-
lition, elle écraserait Gilliatt. Gilliatt, à la place qu'il venait
de choisir, serait broyé avant de voir la panse et la machine
et toute son œuvre s'abîmer dans cet engouffrement. Telle
était l'éventualité. Gilliatt l'acceptait, et, terrible, la voulait.
Dans ce naufrage de toutes ses espérances, mourir
d'abord, c'est ce qu'il lui fallait; mourir le premier; caria
174 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
machine lui faisait l'effet d'une personne. Il releva de sa
main gauche ses cheveux collés sur ses yeux par la pluie,
étreignit à pleine poignée son bon marteau, se pencha en
arrière, menaçant lui-même, et attendit.
II n'attendit pas longtemps.
Un éclat de foudre donna le signal, l'ouverture pâle du
zénith se ferma, une bouffée d'averse se précipita, tout rede-
vint obscur, et il n'y eut plus de flambeau que l'éclair. La
sombre attaque arrivait.
Une puissante houle, visible dans les coups sur coups de
l'éclair, se leva à l'est au delà du rocher l'Homme. Elle res-
semblait à un gros rouleau de verre. Elle était glauque et
sans écume et barrait toute la mer. Elle avançait vers le
brise-lames. En approchant, elle s'enflait; c'était on ne sait
quel large cylindre de ténèbres roulant sur l'océan. Le ton-
nerre grondait sourdement.
Cette houle atteignit le rocher l'Homme, s'y cassa en
deux, et passa outre. Les deux tronçons rejoints ne firent
plus qu'une montagne d'eau, et, de parallèle qu'elle était
au brise-lames, elle y devint perpendiculaire. C'était une
vague qui avait la forme d'une poutre.
Ce bélier se jeta sur le brise-lames. Le choc fut rugis-
sant. Tout s'effaça dans de l'écume.
On ne peut se figurer, si on ne les a vues, ces avalanches
de neige que la mer s'ajoute, et sous lesquelles elle engloutit
des rochers de plus de cent pieds de haut, tels, par exemple,
que le Grand Anderlo à Guernesey et le Pinacle à Jersey.
A Sainte-Marie de Madagascar, elle saute par-dessus la
pointe de Tintingue.
LA LUTTE. 175
Pendant quelques instants, le paquet de mer aveugla
tout. II n'y eut plus rien de visible qu'un entassement
furieux, une bave démesurée, la blancheur du linceul tour-
noyant au vent du sépulcre, un amas de bruit et d'orage
sous lequel l'extermination travaillait.
L'écume se dissipa. Gilliatt était debout.
Le barrage avait tenu bon. Pas une chaîne rompue, pas
un clou déplanté. Le barrage avait montré sous l'épreuve
les deux qualités du brise-lames; il avait été souple comme
une claie et solide comme un mur. La houle s'y était dis-
soute en pluie.
Un ruissellement d'écume, glissant le long des zigzags
du détroit, alla mourir sous la panse.
L'homme qui avait fait cette muselière à l'océan ne se
reposa pas.
L'orage heureusement divagua pendant quelque temps.
L'acharnement des vagues revint aux parties murées de
recueil. Ce fut un répit. Gilliatt en profita pour compléter
la claire-voie d'arrière.
La journée s'acheva dans ce labeur, La tourmente con-
tinuait ses violences sur le flanc de l'écueil avec une solen-
nité lugubre. L'urne d'eau et l'urne de feu qui sont dans les
nuées se versaient sans se vider. Les ondulations hautes et
basses du vent ressemblaient aux mouvements d'un dragon.
Quand la nuit vint, elle y était déjà; on ne s'en aperçut
pas.
Du reste, ce n'était point l'obscurité complète. Les tem-
pêtes, illuminées et aveuglées par l'éclair, ont des intermit-
tences de visible et d'invisible. Tout est blanc, puis tout est
176 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
noir. On assiste à la sortie des visions et à la rentrée des
ténèbres.
Une zone de phosphore, rouge de la rougeur boréale,
flottait comme un haillon de flamme spectrale derrière les
épaisseurs de nuages. 11 en résultait un vaste blêmissement.
Les largeurs de la pluie étaient lumineuses.
Ces clartés aidaient Gilliatt et le dirigeaient. Une fois il
se tourna et dit à l'éclair : Tiens-moi la chandelle.
11 put, à cette lueur, exhausser la claire-voie d'arrière
plus haut encore que la claire-voie d'avant. Le brise-lames
se trouva presque complet. Comme Gilliatt amarrait à l'étrave
culminante un câble de renfort, la bise lui souffla en plein
dans le visage. Ceci lui fit dresser la tête. Le vent s'était
brusquement replacé au nord-est. L'assaut du goulet de l'est
recommençait. Gilliatt jeta les yeux au large. Le brise-lames
allait être encore assailli. Un nouveau coup de mer venait.
Cette lame fut rudement assénée; une deuxième la suivit,
puis une autre et une autre encore, cinq ou six en tumulte,
presque ensemble; enfin une dernière, épouvantable.
Celle-ci, qui était comme un total de forces, avait on ne
sait quelle figure d'une chose vivante. 11 n'aurait pas été
malaisé d'imaginer dans cette intumescence et dans cette
transparence des aspects d'ouïes et de nageoires. Elle
s'aplatit et se broya sur le brise-lames. Sa forme presque
animale s'y déchira dans un rejaillissement. Ce fut, sur ce
bloc de rochers et de charpentes, quelque chose comme le
vaste écrasement d'une hydre. La houle en mourant dévas-
tait. Le Ilot paraissait se cramponner et mordre. Un profond
tremblement remua Técueil. Des grognements de bête s'y
LA LUTTE. 177
mêlaient. L'écume ressemblait à la salive d'un léviathan.
L'écume retombée laissa voir un ravage. Cette dernière
escalade avait fait de la besogne. Cette fois le brise-lames
avait souffert. Une longue et lourde poutre, arrachée de la
claire-voie d'avant, avait été lancée par-dessus le barrage
d'arrière, sur la roche en surplomb choisie un moment par
Gilliatt pour poste de combat. Par bonheur, il n'y était
point remonté. Il eût été tué roide.
Il y eut dans la chute de ce poteau une singularité qui,
en empêchant le madrier de rebondir, sauva Gilliatt des
ricochets et des contre-coups. Elle lui fut même utile en-
core, comme on va le voir, d'une autre façon.
Entre la roche en saillie et l'escarpement intérieur du
défilé, il y avait un intervalle, un grand hiatus assez sem-
blable à l'entaille d'une hache ou à Falvéole d'un coin. Une
des extrémités du madrier jeté en l'air par le flot s'était en
tombant engagée dans cet hiatus. L'hiatus s'en était élargi.
Une idée vint à Gilliatt.
Peser sur l'autre extrémité.
Le madrier, pris par un bout dans la fente du rocher
qu'il avait agrandie, en sortait droit comme un bras tendu.
Cette espèce de bras s'allongeait parallèlement à la façade
intérieure du défilé, et l'extrémité libre du madrier s'éloi-
gnait de ce point d'appui d'environ dix-huit ou vingt pouces.
Bonne distance pour l'effort à faire.
Gilliatt s'arc-bouta des pieds, des genoux et des poings à
l'escarpement et s'adossa des deux épaules au levier énorme.
La poutre était longue, ce qui augmentait la puissance de
la pesée. La roche était déjà ébranlée. Pourtant Gilliatt dut
IlOMAN. — XI. 23
178 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
s'y reprendre à quatre fois. Il lui ruisselait des cheveux
autant de sueur que de pluie. Le quatrième effort fut fréné-
tique. Il y eut un rauquement dans le rocher, l'hiatus pro-
longé en fissure s'ouvrit comme une mâchoire, et la lourde
masse tomba dans l'étroit entre-deux du défilé avec un bruit
terrible, réplique aux coups de foudre.
Elle tomba droite, si cette expression est possible, c'est-
à-dire sans se casser.
Qu'on se figure un menhir précipité tout d'une pièce.
La poutre-levier suivit le rocher et Gilliatt, tout cédant
à la fois sous lui, faillit lui-même tomber.
Le fond était très comblé de galets en cet endroit et il
y avait peu d'eau. Le monolithe, dans un clapotement
d'écume, qui éclaboussa Gilliatt, se coucha entre les deux
grandes roches parallèles du défilé et fit une muraille trans-
versale, sorte de trait d'union des deux escarpements. Ses
deux bouts touchaient; il était un peu trop long, et son
sommet qui était de roche mousse s'écrasa en s'emboîtant.
Il résulta de cette chute un cul-de-sac singulier, qu'on peut
voir encore aujourd'hui. L'eau, derrière cette barre de
pierre, est presque toujours tranquille.
C'était là un rempart plus invincible encore que le
panneau de l'avant de la Durande ajusté entre les deux
Douvres.
Ce barrage intervint à propos.
Les coups de mer avaient continué. La vague s'opiniâtre
toujours sur l'obstacle. La première claire-voie entamée
commençait à se désarticuler. Une maille défaite à un brise-
lames est une grave avarie. L'élargissement du trou est
LA LUTTE. 179
inévitable, et nul moyen d'y remédier sur place. La houle
emporterait le travailleur.
Une décharge électrique, qui illumina l'écueil, dévoila à
Gilliatt le dégât qui se faisait dans le brise-lames, les poutres
déjetées, les bouts de corde et les bouts de chaîne commen-
çant à jouer dans le vent, une déchirure au centre de l'ap-
pareil. La deuxième claire-voie était intacte.
Le bloc de pierre, si puissamment jeté par Gilliatt dans
l'entre-deux derrière le brise-lames, était la plus solide des
barrières, mais avait un défaut; il était trop bas. Les coups
de mer ne pouvaient le rompre, mais pouvaient le franchir.
Il ne fallait point songer à l'exhausser. Des masses ro-
cheuses seules pouvaient être utilement superposées à ce
barrage de pierre; mais comment les détacher, comment
les traîner, comment les soulever, comment les étager, com-
ment les fixer? On ajoute des charpentes, on n'ajoute pas
des rochers.
Gilliatt n'était pas ilinceiaue.
Le peu d'élévation de ce petit isthme de granit préoccu-
pait Gilliatt.
Ce défaut ne tarda point à se faire sentir. Les rafales ne
quittaient plus le brise-lames; elles faisaient plus que de
s'acharner, on eût dit qu'elles s'appliquaient. On entendait
sur cette charpente cahotée une sorte de piétinement.
Tout à coup un tronçon d'hiloire, détaché de cette dis-
location, sauta au delà de la deuxième claire-voie, vola par-
dessus la roche transversale, et alla s'abattre dans le défilé,
où l'eau le saisit et l'emporta dans les sinuosités de lamelle.
Gilliatt l'y perdit de vue. Il est probable que le morceau
180 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
de poutre alla heurter la panse. Heureusement, dans l'inté-
rieur de recueil, Teau, enfermée de toutes parts, se ressen-
tait à peine du bouleversement extérieur* 11 y avait peu de
flot, et le choc ne put être très rude. Gilliatt du reste n'avait
pas le temps de s'occuper de cette avarie, s'il y avait avarie;
tous les dangers se levaient à la fois, la tempête se con-
centrait sur le point vulnérable, l'imminence était devant lui.
L'obscurité fut un moment profonde, l'éclair s'inter-
rompit, connivence sinistre; la nuée et la vague ne firent
qu'un; il y eut un coup sourd.
Ce coup fut suivi d'un fracas.
Gilliatt avança la tête. La claire-voie, qui était le front
du barrage, était défoncée. On voyait les pointes de poutres
bondir dans la vague. La mer se servait du premier brise-
lames pour battre en brèche le second.
Gilliatt éprouva ce qu'éprouverait un général qui verrait
son avant-garde ramenée.
Le deuxième rang de poutres résista au choc. L'arma-
ture d'arrière était fortement liée et contre-butée. Mais la
claire-voie rompue était pesante, elle était à la discrétion
des flots qui la lançaient, puis la reprenaient, les ligatures
qui lui restaient l'empêchaient de s'émietter et lui mainte-
naient tout son volume, et les qualités que Gilliatt lui avait
données comme appareil de défense aboutissaient à en faire
un excellent engin de destruction. De bouclier elle était
devenue massue. En outre les cassures la hérissaient, des
bouts de solives lui sortaient de partout et elle était comme
couverte de dents et d'éperons. Pas d'arme contondante plus
redoutable et plus propre à être maniée par la tempête.
LA LUTTE. 181
Elle était le projectile et la mer était la catapulte.
Les coups se succédaient avec une sorte de régularité
tragique. Gilliatt, pensif derrière cette porte barricadée par
lui, écoutait ces frappements de la mort voulant entrer.
Il réfléchissait amèrement que, sans cette cheminée de la
Durande si fatalement retenue par Tépave, il serait en cet
instant-là même, et depuis le matin, rentré à Guernesey, et
au port, avec la panse en sûreté et la machine sauvée.
La chose redoutée se réalisa. L'effraction eut lieu. Ce fut
comme un râle. Toute la charpente du brise-lames à la fois,
les deux armatures confondues et broyées ensemble, vint, dans
une trombe de houle, se ruer sur le barrage de pierre comme
un chaos sur une montagne, et s'y arrêta. Cela ne fut plus
qu'un enchevêtrement, informe broussaille de poutres, péné-
trable aux flots, mais les pulvérisant encore. Ce rempart
vaincu agonisait héroïquement. La mer l'avait fracassé, il
brisait la mer. Renversé, il demeurait, dans une certaine
mesure, efficace. La roche formant barrage, obstacle sans
recul possible, le retenait par le pied. Le défilé était, nous
Lavons dit, très étroit sur ce point; la rafale victorieuse
avait refoulé, mêlé et pilé tout le brise-lames en bloc dans
cet étranglement; la violence même de la poussée, en tassant
la masse et en enfonçant les fractures les unes dans les
autres, avait fait de cette démolition un écrasement solide.
C'était détruit et inébranlable. Quelques pièces de bois seu-
lement s'arrachèrent. Le flot les dispersa. Une passa en l'air
très près de Gilliatt. Il en sentit le vent sur son front.
Mais quelques lames, ces grosses lames qui dans les
tourmentes reviennent avec une périodicité imperturbable,
182 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
sautaient par-dessus la i^uine du brise-lames. Elles retom-
baient dans le défilé, et, en dépit des coudes que faisait la
ruelle, elles y soulevaient l'eau. Le flot du détroit commen-
çait à remuer fâcheusement. Le baiser obscur des vagues
aux rochers s'accentuait.
Comment empêcher à présent cette agitation de se pro-
pager jusqu'à la panse?
Il ne faudrait pas beaucoup de temps à ces rafales pour
mettre toute l'eau intérieure en tempête, et, en quelques
coups de mer, la panse serait éventrée, et la machine coulée.
Gilliatt songeait, frémissant.
Mais il ne se déconcertait point. Pas de déroute possible
pour cette âme.
L'ouragan maintenant avait trouvé le joint et s'engouf-
frait frénétiquement entre les deux murailles du détroit.
Tout Ir^oup* retentit et se prolongea dans le défilé,
à quelque distance en arrière de Gilliatt, un craquement, plus
effrayant que tout ce que Gilliatt avait encore entendu.
C'était du côté de la panse.
Quelque chose de funeste se passait là.
Gilliatt y courut.
Du goulet de Test, où il était, il ne pouvait voir la panse
à cause des zigzags de la ruelle. Au dernier tournant, il
s'arrêta, et attendit un éclair.
L'éclair arriva et lui montra la situation.
Au co^M^de mer sur le goulet de l'est avait répondu un
coup de vent sur le goulet de l'ouest. Un désastre s'y
ébauchait.
La panse n'avait point d'avarie visible; alTourchée comme
LA LUTTE. 483
elle était, elle donnait peu de prise; mais la carcasse.de la
Durande était en détresse.
Cette ruine, dans une telle tempête, présentait de la sur-
face. Elle était toute hors de l'eau, en Pair, offerte. Le trou
que lui avait pratiqué Gilliatt pour en extraire la machine,
achevait d^affaiblir la coque. La poutre de quille était cou-
pée. Ce squelette avait la colonne vertébrale rompue.
L'ouragan avait soufflé dessus.
11 n'en avait point fallu davantage. Le tablier du pont
s'était plié comme un livre qui s'ouvre. Le démembrement
s'était fait. C'était ce craquement qui, à travers la tourmente^
était parvenu aux oreilles de Gilliatt.
Ce qu'il vit en approchant paraissait presque irré-
médiable.
L'incision carrée opérée par lui était devenue^yne plaie.
De cette coupure le vent avait fait une fractura Cette bri-
sure transversale séparait l'épave en deux. La partie pos-
térieure, voisine de la panse, était demeurée solide dans
son étau de rochers. La partie antérieure, celle qui faisait
face à Gilliatt, pendait. Une fracture, tant qu'elle tient, est
un gond. Cette masse oscillait sur ses cassures, comme sur
des charnières , et le vent la balançait avec un bruit redou-
table.
Heureusement la panse n'était plus dessous.
Mais ce balancement ébranlait l'autre moitié de la coque
encore incrustée et immobile entre les deux^||Rvres. De
l'ébranlement à l'arrachement il n'y a pas loin. Sous l'opi-
niâtreté du vent, la partie disloquée pouvait subitement en-
traîner l'autre, qui touchait presque à la panse, et tout, la
184 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
panse avec la machine, s'engloutirait sous cet effondrement.
Gilliatt avait cela devant les yeux.
C'était la catastrophe.
Comment la détourner?
Gilliatt était de ceux qui du danger même font jaillir le
secours. Il se recueillit un moment.
Gilliatt alla à son arsenal et prit sa hache.
Le marteau avait bien travaillé , c'était le tour de la
cognée.
Puis Gilliatt monta sur l'épave. Il prit pied sur la partie
du tablier qui n'avait pas fléchi, et, penché au-dessus du
précipice de l'entre-deux des Douvres, il se mit à achever
les poutres brisées et à couper ce qui restait d'attaches à
la coque pendante.
Consommer la séparation des deux tronçons de l'épave,
délivrer la moitié restée solide, jeter au flot ce que le vent
avait saisi, faire la part à la tempête, telle était l'opération.
Elle était plus périlleuse que malaisée. La moitié pendante
de la coque, tirée par le vent et par son poids, n'adhérait
que par quelques points. L'ensemble de l'épave ressemblait
à un diptyque dont un volet à demi décloué battrait l'autre.
Cinq ou six pièces de la membrure seulement, pliées et
éclatées, mais non rompues, tenaient encore. Leurs fractures
criaient et s'élargissaient à chaque va-et-vient de la bise,
et la hache n'avait pour ainsi dire qu'à aider le vent. Ce
peu d'attaches, qui faisait la facilité de ce travail, en faisait
aussi le danger. Tout pouvait crouler à la fois sous Gilliatt.
L'orage atteignait son paroxysme. La tempête n'avait été
que terrible, elle devint horrible. La convulsion de ia mer
LA LUTTE. 185
gagna le cieL La nuée jusque-là avait été souveraine, elle
semblait exécuter ce qu'elle voulait, elle donnait Timpulsion,
elle versait la folie aux vagues, tout en gardant on ne sait
quelle lucidité sinistre. En bas c'était de la démence, en
haut c'était de la colère. Le ciel est le souffle, l'océan n'est
que l'écume. De là l'autorité du vent. L'ouragan est génie.
Cependant l'ivresse de sa propre horreur l'avait troublé. 11
n'était plus que tourbillon. C'était l'aveuglement enfantant
la nuit.
Il y a dans les tourmentes un moment insensé ; c'est
pour le ciel une espèce de montée au cerveau. L'abîme ne
sait plus ce qu'il fait. 11 foudroie à tâtons. Rien de plus
affreux. C'est l'heure hideuse. La trépidation de i'écueil était
à son comble. Tout orage a une mystérieuse orientation; à
cet instant-là, il la perd. C'est le mauvais endroit de la
tempête. A cet instant-là, le vent, disait Thomas Fuller,
est un fou furieux. C'est à cet instant-là que se fait dans
les tempêtes cette dépense continue d'électricité que Pid-
dington appelle la cascade d'éclairs* C'est à cet instant-là
qu'au plus noir de la nuée apparaît, on ne sait pourquoi,
pour espionner l'effarement universel, ce cercle de lueur bleue
que les vieux marins espagnols nommaient l'Œil de Tem-
pête, el ojo de tempestad. Cet oeil lugubre était sur Gilliatt.
Gilliatt de son côté regardait la nuée. Maintenant il
levait la tête. Après chaque coup de cognée, il se dressait,
hautain. Il était, ou il semblait être, trop perdu pour que
l'orgueil ne lui vînt pas. Désespérait-il? Non, Devant le
suprême accès de rage de l'océan, il était aussi prudent que
hardi. Il ne mettait les pieds dans l'épave que sur les points
ROMAN. — XI. 24.
186 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
solides. Il se risquait et se préservait. Lui aussi était à son
paroxysme. Sa vigueur avait décuplé. Il était éperdu d'in-
trépidité. Ses coups de cognée sonnaient comme des défis.
Il paraissait avoir gagné en lucidité ce que la tempête avait
perdu. Conflit pathétique. D'un côté l'intarissable, de Tautre
l'infatigable. C'était à qui ferait lâcher prise à Fautre. Les
nuées terribles modelaient dans l'immensité des masques
de gorgones, tout le dégagement d'intimidation possible se
produisait, la pluie venait des vagues, Técume venait des
nuages, les fantômes du vent se courbaient, des faces de
météores s'empourpraient et s'éclipsaient, et Tobscurité
était monstrueuse après ces évanouissements; il n'y avait
plus qu'un versement, arrivant de tous les côtés à la fois;
tout était ébullition; l'ombre en masse débordait; les cu-
mulus chargés de grêle, déchiquetés, couleur cendre, parais-
saient pris d'une espèce de frénésie giratoire, il y avait en
l'air un bruit de pois secs secoués dans un crible, les élec-
tricités inverses observées par Volta faisaient de nuage à
nuage leur jeu fulminant, les proloMements de la foudre
étaient épouvantables, les éclairs s approchaient tout près
de Gilliatt. Il semblait étonner l'al^ime. Il allait et venait
sur la Durande branlante, faisant trembler le pont sous son
pas, frappant, taillant, coupant, tranchant, la hache au
poing, blême aux éclairs, échevelé, pieds nus, en haillons,
la face couverte des crachats de la mer, grand dans ce
cloaque de tonnerres.
Contre le délire des forces, l'adresse seule peut lutter.
L'adresse était le triomphe de Gilliatt. Il voulait une chute
ensemble de tout le débris disloqué. Pour cela, il affaiblis-
LA LUTTE. 487
sait les fractures charnières sans les rompre tout à fait,
laissant quelques fibres qui soutenaient le reste. Subitement
il s'arrêta, tenant la cognée haute. L'opération était à point.
Le morceau entier se détacha.
Cette moitié de la carcasse de l'épave coula entre les
deux Douvres, au-dessous de Gilliatt debout sur l'autre
moitié, penché et regardant. Elle plongea perpendiculaire-
ment dans l'eau, éclaboussa les rochers, et s'arrêta dans
l'étranglement avant de toucher le fond. Il en resta assez
hors de l'eau pour dominer le flot de plus de douze pieds;
le tablier vertical faisait muraille entre les deux Douvres:
comme la roche jetée en travers un peu plus haut dans le
détroit, il laissait à peine filtrer un glissement d'écume à ses
deux extrémités; et ce fut la cinquième barricade impro-
visée par Gilliatt contre la tempête dans cette rue de la
mer.
L'ouragan, aveugle, avait travaillé à cette barricade der-
nière.
11 était heureux que le resserrement des parois eût em-
pêché ce barrage d'aller jusqu'au fond. Cela lui laissait plus
de hauteur; en outre l'eau pouvait passer sous l'obstacle, ce
qui soutirait de la force aux lames. Ce qui passe par-des-
sous ne saute point par-dessus. C'est là, en partie, le
secret du brise-lames flottant.
Désormais, quoi que fît la nuée, rien n'était à craindre
pour la panse et la machine. L'eau ne pouvait plus bouger
autour d'elles. Entre la clôture des Douvres qui les couvrait
à l'ouest et le nouveau barrage qui les protégeait à l'est,
aucun coup de mer ni de vent ne pouvait les atteindre.
188 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Gilliatt de la catastrophe avait tiré le salut. La nuée, en
somme, l'avait aidé.
Cette chose faite, il prit d'une flaque de pluie un peu
d'eau dans le creux de sa main, but, et dit à la nuée :
Cruche !
C'est une joie ironique pour l'intelligence combattante
de constater la vaste stupidité des forces furieuses aboutis-
sant à des services rendus, et Gilliatt sentait <îet immémorial
besoin d'insulter son ennemi, qui remonte aux héros d'Ho-
mère.
Gilliatt descendit dans la panse et profita des éclairs pour
l'examiner. Il était temps que le secours arrivât à la pauvre
barque, elle avait été fort secouée dans l'heure précédente
et elle commençait à s'arquer. Gilliatt, dans ce coup d'œil
sommaire, ne constata aucune avarie. Pourtant il était cer-
tain qu'elle avait enduré des chocs violents. Une fois l'eau
calmée, la coque s'était redressée d'elle-même; les ancres
s'étaient bien comportées; quant à la machine, ses quatre
chaînes l'avaient admirablement maintenue.
Comme Gilliatt achevait cette revue, une blancheur passa
près de lui et s'enfonça dans l'ombre. C'était une mouette.
Pas d'apparition meilleure dans les tourmentes. Quand
les oiseaux arrivent, c'est que l'orage se retire.
Autre signe excellent, le tonnerre redoublait.
Les suprêmes violences de la tempête la désorganisent.
Tous les marins le savent, la dernière épreuve est rude,
mais courte. L'excès de foudre annonce la fin.
La pluie s'arrêta brusquement. Puis il n'y eut plus qu'un
roulement bourru dans la nuée. L'orage cessa comme une
LA LUTTE. 189
planche qui tombe à terre. Il se cassa, pour ainsi dire. L'im-
mense machine des nuages se défit. Une lézarde de ciel clair
disjoignit les ténèbres. Gillialt fut stupéfait, il était grand
jour.
La tempête avait duré près de vingt heures.
Le vent qui avait apporté, remporta. Un écroulement
d'obscurité diffuse encombra l'horizon. Les brumes rompues
et fuyantes se massèrent pêle-mêle en tumulte, il y eut d'un
bout à l'autre de la ligne des nuages un mouvement de
retraite, on entendit une longue rumeur décroissante, quel-
ques dernières gouttes de pluie tombèrent, et toute cette
ombre pleine de tonnerres s'en alla comme une cohue de
chars terribles.
Brusquement le ciel fut bleu,
Gilliatt s'aperçut qu'il était las. Le sommeil s'abat sur la
fatigue comme un oiseau de proie. Gilliatt se laissa fléchir
et tomber dans la barque sans choisir la place, et s'en-
dormit. Il resta ainsi quelques heures inerte et allongé, peu
distinct des poutres et des solives parmi lesquelles il gisait.
LIVRE QUATRIÈME
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE
I
QUI A FAIM N'EST PAS LE SEUL
Quand il s'éveilla, il eut faim.
La mer s*apaisait. Mais il restait assez d'agitation au
large pour que le départ immédiat fût impossible. La journée
d'ailleurs était trop avancée. Avec le chargement que portait
la panse, pour arriver à Guernesey avant minuit, il fallait
partir le matin.
Quoique la faim le pressât, Gilliatt commença par se
mettre nu, seul moyen de se réchauffer.
nOMAN. — XI.
au
]94 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Ses vêtements étaient trempés par Torage, mais Teau de
pluie avait lavé l'eau de mer, ce qui fait que maintenant ils
pouvaient sécher.
Gilliatt ne garda que son pantalon, qu'il releva jusqu'aux
jarrets.
Il étendit çà et là et fixa avec des galets sur les saillies
de rocher autour de lui sa chemise, sa vareuse, son suroit,
ses jambières et sa peau de mouton.
Puis il pensa à manger.
Gilliatt eut recours à son couteau qu'il avait grand soin
d'aiguiser et de tenir toujours en état, et il détacha du gra-
nit quelques poux de roque, de la même espèce à peu près
que les clovisses de la Méditerranée. On sait que cela se
mange cru. Mais, après tant de labeurs si divers et si rudes,
la pitance était maigre. Il n'avait plus de biscuit. Quant à
l'eau, elle ne lui manquait plus. 11 était mieux que désaltéré,
il était inondé.
Il profita de ce que la mer baissait pour rôder dans les
rochers à la recherche des langoustes. Il y avait assez de
découverte pour espérer une bonne chasse.
Seulement il ne réfléchissait pas qu'il ne pouvait plus
rien faire cuire. S'il eût pris le temps d'aller jusqu'à son
magasin, il l'eût trouvé effondré sous la pluie. Son bois et
son charbon étaient noyés, et de sa provision d'étoupe, qui
lui tenait lieu d'amadou, il n'y avait pas un brin qui ne fût
mouillé. Nul moyen d'allumer du feu.
Du reste la soufflante était désorganisée; l'auvent du
foyer de la forge était descellé ; l'orage avait fait le sac du
laboratoire. Avec ce qui restait d'outils échappés à l'avarie.
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 193
Gilliatt, à la rigueur, pouvait encore travailler comme char-
pentier^ non comme forgeron. Mais Gilliatt, pour l'instant,
ne songeait pas à son atelier.
Tiré d'un autre côté par l'estomac, il s'était mis, sans
plus de réflexion, à la poursuite de son repas. Il errait, non
dans la gorge de Técueil, mais en dehors, sur le revers des
brisants. C'était de ce côté-là que la Durande, dix semaines
auparavant, était venue se heurter aux récifs.
Pour la chasse que faisait Gilliatt, l'extérieur du défilé
valait mieux que l'intérieur. Les crabes, à mer basse, ont
l'habitude de prendre l'air. Ils se chauffent volontiers au
soleil. Ces êtres difformes aiment midi. C'est une chose
bizarre que leur sortie de l'eau en pleine lumière. Leur four-
millement indigne presque. Quand on les voit, avec leur
gauche allure oblique, monter lourdement, de pli en pli,
les étapes inférieurs des rochers comme les marches d'un
escalier, on est forcé de s'avouer que l'océan a de la ver-
mine.
Depuis deux mois Gilliatt vivait de cette vermine.
Ce jour-là pourtant les poing-clos et les langoustes se
dérobaient. La tempête avait refoulé ces solitaires dans
leurs cachettes et ils n'étaient pas encore rassurés. Gilliatt
tenait à la main son couteau ouvert, et arrachait de temps
en temps un coquillage sous le varech. Il mangeait, tout en
marchant.
Il ne devait pas être loin de l'endroit où sieur Clubin
s'était perdu.
Comme Gilliatt prenait le parti de se résigner aux our-
sins et aux châtaignes de mer, un clapotement se fit à ses
196 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
pieds. Un gros crabe, effrayé de son approche, venait de
sauter à Teau. Le crabe ne s'enfonça point assez pour que
Gilliatt le perdît de vue.
Gilliatt se mit à courir après le crabe sur le soubasse-
ment de recueil. Le crabe fuyait.
Subitement il n'y eut plus rien.
Le crabe venait de se fourrer dans quelque crevasse sous
le rocher.
Gilliatt se cramponna du poing à des reliefs de roche et
avança la tête pourvoir sous les surplombs.
Il y avait là, en effet, une anfractuosité. Le crabe avait
dû s'y réfugier.
C'était mieux qu'une crevasse. C'était une espèce de
porche.
La mer entrait sous ce porche, mais n'y était pas pro-
fonde. On voyait le fond couvert de galets. Ces galets étaient
glauques et revêtus de conferves, ce qui indiquait qu'ils
n'étaient jamais à sec. Ils ressemblaient à des dessus de
tètes d'enfants avec des cheveux verts.
Gilliatt prit son couteau dans ses dents, descendit des
pieds et des mains du haut de l'escarpement et sauta dans
cette eau. Il en eut presque jusqu'aux épaules.
Il s'engagea sous ce porche. Il se trouvait dans un cou-
loir fruste avec une ébauche de voûte ogive sur sa tête. Les
parois étaient polies et lisses. 11 ne voyait plus le crabe. Il
avait pied. Il avançait dans une décroissance de jour. Il
commençait à ne plus rien distinguer.
Après une quinzaine de pas, la voûte cessa au-dessus de
lui. 11 était hors du couloir. Il y avait plus d'espace, et par
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 197
conséquent plus de jour; ses pupilles d'ailleurs s'étaient
dilatées; il voyait assez clair. Il eut une surprise.
Il venait de rentrer dans cette cave étrange visitée par
lui le mois d'auparavant.
Seulement il y était rentré par la mer.
Cette arche qu'il avait vue noyée, c'est par là qu'il
venait de passer. A de certaines marées basses, elle était
praticable.
Ses yeux s'accoutumaient. Il voyait de mieux en mieux.
Il était stupéfait. Il retrouvait cet extraordinaire palais de
l'ombre, cette voûte, ces piliers, ces sangs ou ces pourpres,
cette végétation à pierreries, et, au fond, cette crypte,
presque sanctuaire, et cette pierre, presque autel.
Il se rendait peu compte de ces détails, mais il avait
dans l'esprit l'ensemble, et il le revoyait.
Il revoyait en face de lui, à une certaine hauteur dans
l'escarpement, la crevasse par laquelle il avait pénétré la
première fois, et qui, du point où il était maintenant, sem-
blait inaccessible.
Il revoyait près de l'arche ogive ces grottes basses et
obscures, sortes de caveaux dans la cave, qu'il avait déjà
observées de loin. A présent, il en était près. La plus voi-
sine de lui était à sec et aisément abordable.
Plus près encore que cet enfoncement, il remarqua au-
dessus du niveau de l'eau, à portée de sa main, une fissure
horizontale dans le granit. Le crabe élait probablement là.
Il y plongea le poing le plus avant qu'il put, et se mit à
tâtonner dans ce trou de ténèbres.
Tout à coup il se sentit saisir le bras.
198 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Ce qu'il éprouva en ce moment, c'est l'horreur indes-
criptible.
Quelque chose qui était mince, âpre, plat, gbàcé, gluant
et vivant venait de se tordre dans l'ombre autour de son
bras nu. Cela lui montait vers la poitrine. C'était la pression
d'une courroie et la poussée d'une vrille. En moins d'une
seconde, on ne sait quelle spirale lui avait envahi le poignet
et le coude et touchait l'épaule. La pointe fouillait sous son
aisselle.
Gilliatt se rejeta en arrière, mais put à peine remuer. Il
était comme cloué. De sa main gauche restée libre il prit
son couteau qu'il avait entre ses dents, et de cette main,
tenant le couteau, s'arc-bouta au rocher, avec un effort
désespéré pour retirer son bras. Il ne réussit qu'à inquiéter
un peu la ligature, qui se resserra. Elle était souple comme
le cuir, solide comme l'acier, froide comme la nuit.
Une deuxième lanière, étroite et aiguë, sortit de la cre-
vasse du roc. C'était comme une langue hors d'une gueule.
Elle lécha épouvantablement le torse nu de Gilliatt, et tout
à coup s'allongeant, démesurée et fine, elle s'appliqua sur
sa peau et lui entoura tout le corps.
En même temps, une souffrance inouïe, comparable à
rien, soulevait les muscles crispés de Gilliatt. Il sentait dans
sa peau des enfoncements ronds, horribles. II lui semblait
que d'innombrables lèvres, collées à sa chair, cherchaient à
lui boire le sang.
Une troisième lanière ondoya hors du rocher, tâta Gilliatt
et lui fouetta les côtes comme une corde. Elle s'y fixa.
L'angoisse, à son paroxysme, est muette. Gilliatt ne jetait
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 199
pas un cri. Il y avait assez de jour pour qu'il pût voir les
repoussantes formes appliquées sur lui. Une quatrième
ligature, celle-ci rapide comme une flèche, lui sauta autour
du ventre et s'y enroula.
Impossible de couper ni d'arracher ces courroies vis-
queuses qui adhéraient étroitement au corps de Gilliatt et
par quantité de points. Chacun de ces points était un foyer
d'afl'reuse et bizarre douleur. C'était ce qu'on éprouverait si
l'on se sentait avalé à la fois par une foule de bouches trop
petites.
Un cinquième allongement jaillit du trou. Il se super-
posa aux autres et vint se replier sur le diaphragme de
Gilliatt. La compression s'ajoutait à l'anxiété; Gilliatt pou-
vait à peine respirer.
Ces lanières, pointues à leur extrémité, allaient s'élar-
gissant comme des lames d'épée vers la poignée. Toutes les
cinq appartenaient évidemment au même centre. Elles mar-
chaient et rampaient sur Gilliatt. Il sentait se déplacer ces
pressions obscures qui lui semblaient être des bouches.
Brusquement une large viscosité ronde et plate sortit de
dessous la crevasse. C'était le centre; les cinq lanières s'y
rattachaient comme des rayons à un moyeu; on distinguait
au côté opposé de ce disque immonde le commencement de
trois autres tentacules, restés sous l'enfoncement du rocher.
Au milieu de cette viscosité il y avait deux yeux qui regar-
daient.
Ces yeux voyaient Gilliatt.
Gilliatt reconnut la pieuvre.
Ji.ir,y. iir.',
Gérv -B: c-'^.'^'*d ar.
II
LE MONSTRE
Pour croire à la pieuvre, il faut l'avoir vue.
Comparée à la pieuvre, les vieilles hydres font sourire.
A de certains moments, on serait tenté de le penser,
l'insaisissable qui flotte en nos songes rencontre dans le
possible des aimants auxquels ses linéaments se prennent,
et de ces obscures fixations du rêve il sort des êtres. L'In-
connu dispose du prodige, et il s'en sert pour composer le
monstre. Orphée, Homère et Hésiode n'ont pu faire que la
Chimère; Dieu a fait la Pieuvre.
IIOMA^.
XI.
i>t3
202 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Quand Dieu veut, il excelle dans l'exécrable.
Le pourquoi de cette volonté est Teffroi du penseur
religieux.
Tous les idéals étant admis, si l'épouvante est un but, la
pieuvre est un chef-d'œuvre.
La baleine a l'énormité, la pieuvre est petite; Thippopo-
tame a une cuirasse, la pieuvre est nue; la jararaca a un
sifflement, la pieuvre est muette; le rhinocéros a une corne,
la pieuvre n'a pas de corne; le scorpion a un dard, la
pieuvre n'a pas de dard; le buthus a des pinces, la pieuvre
n'a pas de pinces; l'alouate a une queue prenante, la pieuvre
n'a pas de queue; le requin a des nageoires tranchantes, la
pieuvre n'a pas de nageoires; le vespertilio-vampire a des
ailes onglées, la pieuvre n'a pas d'ailes; le hérisson a des
épines, la pieuvre n'a pas d'épines; l'espadon a un glaive, la
pieuvre n'a pas de glaive; la torpille a une foudre, la pieuvre
n'a pas d'effluve; le crapaud a un virus, la pieuvre n'a pas
de virus; la vipère a un venin, la pieuvre n'a pas de venin;
le lion a des griffes, la pieuvre n'a pas de griifes; le gypaète
a un bec, la pieuvre n'a pas de bec; le crocodile a une
gueule, la pieuvre n'a pas de dents.
La pieuvre n'a pas de masse musculaire, pas de cri me-
naçant, pas de cuirasse, pas de corne, pas de dard, pas de
pince, pas de queue prenante ou contondante, pas d'ailerons
tranchants, pas d'ailerons ongles, pas d'épines, pas d'épée,
pas de décharge électrique, pas de virus, pas de venin, pas
de griffes, pas de bec, pas de dents. La pieuvre est de
toutes les bêtes la plus formidablement armée.
Qu'est-ce donc que la pieuvre? C'est la ventouse.
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 203
Dans les écueils de pleine mer, là où l'eau étale et cache
toutes ses splendeurs, dans les creux de rochers non visités,
dans les caves inconnues où abondent les végétations, les
crustacés et les coquillages, sous les profonds portails de
l'océan, le nageur qui s'y hasarde, entraîné par la beauté
du lieu, court le risque d'une rencontre. Si vous faites cette
rencontre, ne soyez pas curieux, évadez-vous. On entre
ébloui, on sort terrifié.
Voici ce que c'est que cette rencontre, toujours possible
dans les roches du large.
Une forme grisâtre oscille dans l'eau, c'est gros comme
le bras, et long d'une demi-aune environ; c'est un chiffon;
cette forme ressemble à un parapluie fermé qui n'aurait
pas de manche. Cette loque avance vers vous peu à peu.
Soudain, elle s'ouvre, huit rayons s'écartent brusquement
autour d'une face qui a deux yeux; ces rayons vivent; il y
a du flamboiement dans leur ondoiement; c'est une sorte
de roue; déployée, elle a quatre ou cinq pieds de dia-
mètre.
Épanouissement effroyable. Cela se jette sur vous.
L'hydre harponne l'homme.
Cette bête s'applique sur sa proie, la recouvre, et la noue
de ses longues bandes. En dessous elle est jaunâtre, en
dessus elle est terreuse; rien ne saurait rendre cette inex-
plicable nuance poussière; on dirait une bête faite de cendre
qui habite l'eau. Elle est arachnide par la forme et camé-
léon par la coloration. Irritée, elle devient violette. Chose
épouvantable, c'est mou.
Ses nœuds garrottent; son contact paralyse.
204 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Elle a un aspect de scorbut et de gangrène. C'est de la
maladie arrangée en monstruosité.
Elle est inarrachable. Elle adhère étroitement à sa proie.
Comment? Par le vide. Les huit antennes, larges à l'ori-
gine, vont s'effilant et s'achèvent en aiguilles. Sous chacune
d'elles s'allongent parallèlement deux rangées de pustules
décroissantes, les grosses près de la tête, les petites à la
pointe. Chaque rangée est de vingt-cinq; il y a cinquante
pustules par antenne, et toute la bête en a quatre cents. Ces
pustules sont des ventouses.
Ces ventouses sont des cartilages cylindriques, cornés,
livides. Sur la grande espèce, elles vont diminuant du dia-
mètre d'une pièce de cinq francs à la grosseur d'une len-
tille. Ces tronçons de tubes sortent de l'animal et y rentrent.
Ils peuvent s'enfoncer dans la proie de plus d'un pouce.
Cet appareil de succion a toute la délicatesse d'un cla-
vier. Il se dresse, puis se dérobe. 11 obéit à la moindre
intention de l'animal. Les sensibilités les plus exquises
n'égalent pas la contraclilité de ces ventouses, toujours pro-
portionnée aux mouvements intérieurs de la bête et aux
incidents extérieurs. Ce dragon est une sensitive.
Ce monstre est celui que les marins appellent poulpe,
que la science appelle céphalopode, et que la légende
appelle kraken. Les matelots anglais l'appellent Devil-fish,
le Poisson-Diable. Ils l'appellent aussi îllood-suchery Suceur
de sang. Dans les îles de la Manche on le nomme la pieuvre.
Il est très rare à Guernesey, très petit à Jersey, très
gros et assez fréquent à Serk.
Une estampe de l'édition de BulFon par Sonnini repré-
LES DOUBLES EONDS DE L'OBSTACLE. 2O0
sente un céphalopode étreignant une frégate. Denis Montfort
pense qu'en eiïct le poulpe des hautes latitudes est de force
à couler un navire. Bory Saint-Vincent le nie, mais constate
que dans nos régions il attaque l'homme. Allez à Serk, on
vous montrera près de Brecq-liou le creux de rocher où
une pieuvre, il y a quelques années, a saisi, retenu et noyé
un pêcheur de homards. Pérou et Lamarck se trompent
quand ils doutent que le poulpe, n'ayant pas de nageoires,
puisse nager.
Celui qui écrit ces lignes a vu de ses yeux à Serk, dans
la cave dite les Boutiques, une pieuvre poursuivre à la nage
un haigneur. Tuée, on la mesura, elle avait quatre pieds
anglais d'envergure et l'on put compter les quatre cents
suçoirs. La hête agonisante les poussait hors d'elle convul-
sivement.
Selon Denis Montfort, un de ces observateurs que l'in-
tuition à haute dose fait descendre ou monter jusqu'au ma-
gisme, le poulpe a presque des passions d'homme; le poulpe
hait. En effet, dans l'absolu, être hideux, c'est haïr.
Le difforme se débat sous une nécessité d'élimination
qui le rend hostile.
La pieuvre nageant reste, pour ainsi dire, dans le four-
reau. Elle nage, tous ses plis serrés. Qu'on se représente
une manche cousue avec un poing dedans. Ce poing, qui est
la tète, pousse le liquide et avance d'un vague mouvement
ondulatoire. Ses deux yeux, (juoique gros, sont peu distincts,
étant de la couleur de l'eau.
La pieuvre en chasse ou au guet se dérobe; elle se
rapetisse, elle se condense; elle se réduit à sa plus simple
206 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
expression. Elle se confond avec la pénombre. Elle a l'air
d'un pli de la vague. Elle ressemble à tout^ excepté à quelque
chose de vivant.
La pieuvre, c'est l'hypocrite. On n'y fait pas attention;
brusquement, elle s'ouvre.
Une viscosité qui a une volonté, quoi de plus effroyable!
De la glu pétrie de haine.
C'est dans le plus bel azur de l'eau limpide que surgit
cette hideuse étoile voraee de la mer. Elle n'a pas d'ap-
proche, ce qui est terrible. Presque toujours, quand on la
voit, on est pris.
La nuit, pourtant, et particulièrement dans la saison du
rut, elle est phosphorescente. Cette épouvante a ses amours.
Elle attend l'hymen. Elle se fait belle, elle s'allume, elle
s'illumine, et, du haut de quelque rocher, on peut l'aper-
cevoir au-dessous de soi dans les profondes ténèbres épanouie
en une irradiation blême, soleil spectre.
La pieuvre nage; elle marche aussi. Elle est un peu pois-
son, ce qui ne l'empêche pas d'être un peu reptile. Elle
rampe sur le fond de la mer. En marche elle utilise ses
huit pattes. Elle se traîne à la façon de la chenille arpen-
teuse.
Elle n'a pas d'os, elle n'a pas de sang, elle n'a pas de
chair. Elle est flasque. Il n'y a rien dedans. C'est une peau.
On peut retourner ses huit tentacules du dedans au dehors
comme des doigts de gants.
Elle a un seul orifice, au centre de son rayonnement.
Cet hiatus unique, est-ce l'anus? est-ce la bouche? C'est les
deux.
LES DOUBLES FOiNDS DE L'OBSTACLE. 207
La même ouverture fait les deux fonctions. L'entrée et
l'issue. Toute la hète est froide.
Le carnasse de la Méditerranée est repoussant. C'est un
contact odieux que cette gélatine animée qui enveloppe le
naf>'eurj où les mains s'enfoncent, où les ongles labourent
qu'on déchire sans la tuer, et qu'on arrache sans l'oter
espèce d'être coulant et tenace qui vous passe entre les
doigts; mais aucune stupeur n'égale la subite apparition de
la pieuvre, Méduse servie par huit serpents.
Pas de saisissement pareil à l'étreinte du céphalopode.
C'est la machine pneumatique (}ui vous attaque. Vous
avez affaire au vide ayant des pattes. Ni coups d'ongle, ni
coups de dents; une scarilication indicible. Une morsure
est redoutable; moins qu'une succion. La griffe n'est rien
près de la ventouse. La grifTe, c'est la bête qui entre dans
votre chair; la ventouse, c'est vous-même qui entrez dans la
bête. Vos muscles s'enflent, vos fibres se tordent, votre peau
éclate sous une pesée immonde, votre sang jaillit et se mêle
afTreusement à la lymphe du mollusque. La bête se super-
pose à vous par mille bouches infâmes; l'hydre s'incorpore
à l'homme; l'homme s'amalgame à l'hydre. Vous ne faites
qu'un. Ce rêve est sur vous. Le tigre ne peut que vous
dévorer; le poulpe, horreur! vous aspire. Il vous tire à lui
et en lui, et, lié, englué, iinpuissant, vous vous sentez len-
tement vidé dans cet épouvantable sac, qui est un monstre.
Au delà du terrible, être mangé vivant, il y a l'inexpri-
mable, être bu vivant.
Ces étranges animaux, la science les rejette d'abord,
selon son habitude (l'excessive prudence, même vis-à-vis des
208 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
faits, puis elle se décide à les étudier; elle les dissèque,
elle les classe, elle les catalogue, elle leur met une éti-
quette; elle s'en procure des exemplaires; elle les expose
sous verre dans les musées ; ils entrent dans la nomencla-
ture; elle les qualifie mollusques, invertébrés, rayonnes; elle
constate leurs voisinages : un peu au delà les calmars, un
peu en deçà les sépiaires; elle trouve à ces hydres de l'eau
salée un analogue dans l'eau douce, l'argyronecte ; elle les
divise en grande, moyenne et petite espèce; elle admet plus
aisément la petite espèce que la grande, ce qui est d'ailleurs,
dans toutes les régions, la tendance de la science, laquelle
est plus volontiers microscopique que télescopique; elle
regarde leur construction et les appelle céphalopodes, elle
compte leurs antennes et les appelle octopèdes. Cela fait,
elle les laisse là. Où la science les lâche, la philosophie les
reprend.
La philosophie étudie à son tour ces êtres. Elle va moins
loin et plus loin que la science. Elle ne les dissèque pas,
elle les médite. Où le scalpel a travaillé, elle plonge l'hypo-
thèse. Elle cherche la cause finale. Profond tourment du
penseur. Ces créatures l'inquiètent presque sur le créateur.
Elles sont les surprises hideuses. Elles sont les trouble-
fête du contemplateur. 11 les constate éperdu. Elles sont les
formes voulues du mal. Que devenir devant ces blasphèmes
de la création contre elle-même? A qui s'en prendre?
Le Possible est une matrice formidable. Le mystère se
concrète en monstres. Des morceaux d'ombre sortent de ce
bloc, l'immanence, se déchirent, se détachent, roulent, flot-
tent, se condensent, font des emprunts à la noirceur am-
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 209
Liante, subissent des polarisations inconnues, prennent vie,
se composent on ne sait quelle forme avec l'obscurité et on
ne sait quelle âme avec le miasme, et s'en vont, larves, à
travers la vitalité. C'est quelque chose comme les ténèbres
faites bêtes. A quoi bon? à quoi cela sert-il? Rechute de la
question éternelle.
Ces animaux sont fantômes autant que monstres. Ils
sont prouvés et improbables. Être est leur fait, ne pas être
serait leur droit. Ils sont les amphibies de la mort. Leur
invraisemblance complique leur existence. Ils touchent la
frontière humaine et peuplent la limite chimérique. Vous
niez le vampire, la pieuvre apparaît. Leur fourmillement est
une certitude qui déconcerte notre assurance. L'optimisme,
qui est le vrai pourtant, perd presque contenance devant
eux. Ils sont l'extrémité visible des cercles noirs. Ils mar-
quent la transition de notre réalité à une autre. Ils semblent
appartenir à ce commencement d'êtres terribles que le son-
geur entrevoit confusément par le soupirail de la nuit.
Ces prolongements de monstres, dans l'invisible d'abord,
dans le possible ensuite, ont été soupçonnés, aperçus peut-
être, par l'extase sévère et par l'œil fixe des mages et des
philosophes. De là la conjecture d'un enfer. Le démon est
le tigre de l'invisible. La bête fauve des âmes a été dénoncée
au genre humain par deux visionnaires, l'un qui s'appelle
Jean, l'autre qui s'appelle Dante.
Si en effet les cercles de l'ombre continuent indéfiniment,
si après un anneau il y en a un autre, si cette aggravation
persiste en progression illimitée, si cette chaîne, dont pour
notre part nous sommes résolu à douter, existe, il est cer-
ROMAN. — XI.
27
210 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
tain que la pieuvre à une extrémité prouve Satan à l'autre.
Il est certain que le méchant à un bout prouve à l'autre
bout la méchanceté.
Toute bête mauvaise, comme toute intelligence perverse,
est sphinx.
Sphinx terrible proposant l'énigme terrible. L'énigme
du mal.
C'est cette perfection du mal qui a fait pencher parfois
de grands esprits vers la croyance au dieu double, vers le
redoutable bi-frons des manichéens.
Une soie chinoise, volée dans la dernière guerre au pa-
lais de l'empereur de Chine, représente le requin qui mange
le crocodile qui mange le serpent qui mange l'aigle qui
mange l'hirondelle qui mange la chenille.
Toute la nature que nous avons sous les yeux est man-
geante et mangée. Les proies s'entre-mordent.
Cependant des savants qui sont aussi des philosophes,
et par conséquent bienveillants pour la création, trouvent ou
croient trouver Texplication. Le but final frappe, entre
autres. Bonnet de Genève, ce mystérieux esprit exact, qui
fut opposé à Bufïon, comme plus tard Geoffroy Saint-Hilairc
l'a été à Guvier. L'explication serait ceci : la mort partout
exige l'ensevelissement partout. Les voraces sont des ense-
velisseurs.
Tous les êtres rentrent les uns dans les autres. Pour-
riture, c'est nourriture. Nettoyage effrayant du globe.
L'homme, carnassier, est, lui aussi, un enterreur. Notre vie
est faite de mort. Telle est la loi terrifiante. Nous sommes
sépulcres.
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 2H
Dans notre monde crépusculaire, cette fatalité de l'ordre
produit des monstres. Vous dites : à quoi bon? Le voilà.
Est-ce l'explication? Est-ce la réponse à la question?
Mais alors pourquoi pas un autre ordre? La question
renaît.
Vivons, soit.
Mais tâchons que la mort nous soit progrès. Aspirons
aux mondes moins ténébreux.
Suivons la conscience qui nous y mène.
Car, ne l'oublions jamais, le mieux n'est trouvé que par
le meilleur.
III
AUTRE FORME DU COMBAT DANS LE GOUFFRE
Tel était l'être auquel, depuis quelques instants, Gilliatt
appartenait.
Ce monstre était l'habitant de cette grotte. Il était l'ef-
frayant génie du lieu. Sorte de sombre démon de Teau.
Toutes ces magnificences avaient pour centre l'horreur.
Le mois d'auparavant, le jour où pour la première fois
Gilliatt avait pénétré dans la grotte, la noirceur ayant un
contour entrevue par lui dans les plissements de Teau
secrète, c'était cette pieuvre.
Elle était là chez elle.
Quand Gilliatt, entrant pour la seconde fois dans cette
cave à la poursuite du crabe, avait aperçu la crevasse où
il avait pensé que le crabe se réfugiait, la pieuvre était dans
ce trou, au guet.
Se figure-t-on cette attente?
Pas un oiseau n'oserait couver, pas un œuf n'oserait
éclore, pas une fleur n'oserait s'ouvrir, pas un sein n'ose-
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 213
rait allaiter, pas un cœur n'oserait aimer, pas un esprit
n'oserait s'envoler, si l'on songeait aux sinistres patiences
embusquées dans l'abîme.
Gilliatt avait enfoncé son bras dans le trou; la pieuvre
l'avait happé.
Elle le tenait.
Il était la mouche de cette araignée.
Gilliatt était dans l'eau jusqu'à la ceinture, les pieds crispés
sur la rondeur des galets glissants , le bras droit étreint
et assujetti par les enroulements plats des courroies de la
pieuvre, et le torse disparaissant presque sous les replis et
les croisements de ce bandage horrible.
Des huit bras de la pieuvre, trois adhéraient à la roche,
cinq adhéraient à Gilliatt. De cette façon, cramponnée' d'un
coté au granit, de l'autre à l'homme, elle enchaînait Gilliatt
au rocher. Gilliatt avait sur lui deux cent cinquante suçoirs.
Complication d'angoisse et de dégoût. Être serré dans un
poing démesuré dont les doigts élastiques, longs de près
d'un mètre, sont intérieurement pleins de pustules vivantes
qui vous fouillent la chair.
Nous l'avons dit, on ne s'arrache pas à la pieuvre. Si on
l'essaie, on est plus sûrement lié. Elle ne fait que se res-
serrer davantage. Son effort croît en raison du vôtre. Plus
de secousse produit plus de constriction.
Gilliatt n'avait qu'une ressource, son couteau.
Il n'avait de libre que la main gauche; mais on sait qu'il
en usait puissamment. On aurait pu dire de lui qu'il avait
deux mains droites.
Son couteau, ouvert, était dans cette main.
214 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
On ne coupe pas les antennes de la pieuvre; c'est un cuir
impossible à trancher, il glisse sous la lame ; d'ailleurs la
superposition est telle qu'une entaille à ces lanières enta-
merait votre chair.
Le poulpe est formidable; pourtant il y a une manière
de s'en servir. Les pêcheurs de Serk la connaissent; qui les
a vus exécuter en mer de certains mouvements brusques, le
sait. Les marsouins la connaissent aussi; ils ont une façon
de mordre la sèche qui lui coupe la tête. De là tous ces
calmars, toutes ces sèches et tous ces poulpes sans tête
qu'on rencontre au large.
Le poulpe, en effet, n'est vulnérable qu'à la tête.
Gilliatt ne l'ignorait point.
Il n'avait jamais vu de pieuvre de cette dimension. Du
premier coup, il se trouvait pris par la grande espèce. Un
autre se fût troublé.
Pour la pieuvre comme pour le taureau il y a un moment
qu'il faut saisir; c'est l'instant où le taureau baisse le cou,
c'est l'instant où la pieuvre avance la tête; instant rapide.
Qui manque ce joint est perdu.
Tout ce que nous venons de dire n'avait duré que quelques
minutes. Gilliatt pourtant sentait croître la succion des deux
cent cinquante ventouses.
La pieuvre est traître. Elle tâche de stupéfier d'abord
sa proie. Elle saisit, puis attend le plus qu'elle peut.
Gilliatt tenait son couteau. Les succions augmentaient.
Il regardait la pieuvre, qui le regardait.
Tout à coup la bête détacha du rocher sa sixième antenne,
et, la lançant sur Gilliatt, tâcha de lui saisir le bras gauche.
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LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 2io
En même temps elle avança vivement la tête. Une seconde
de plus, sa bouche-anus s'appliquait sur la poitrine de Gil-
liatt. Gilliatt, saigné au flanc, et les deux bras garrottés,
était mort.
Mais Gilliatt veillait. Guetté, il guettait.
Il évita l'antenne, et, au moment où la bête allait mordre
sa poitrine, son poing armé s'abattit sur la bête.
Il y eut deux convulsions en sens inverse, celle de la
pieuvre et celle de Gilliatt.
Ce fut comme la lutte de deux éclairs.
Gilliatt plongea la pointe de son couteau dans la visco-
sité plate, et, d'un mouvement giratoire pareil à la torsion
d'un coup de fouet, faisant un cercle autour des deux yeux,
il arracha la tête comme on arrache une dent.
Ce fut fini.
Toute la bête tomba.
Gela ressembla à un linge qui se détache. La pompe as-
pirante détruite, le vide se défit. Les quatre cents ventouses
lâchèrent à la fois le rocher et l'homme. Ce haillon coula
au fond de l'eau.
Gilliatt, haletant du combat, put apercevoir à ses pieds
sur les galets deux tas gélatineux informes, la tête d'un
côté, le reste de l'autre. Nous disons le reste, car on ne
pourrait dire le corps.
Gilliatt toutefois, craignant quelque reprise convulsive de
l'agonie, recula hors de la portée des tentacules.
Mais la bête était bien morte.
Gilliatt referma son couteau.
IV
RIEN NE SE CACHE ET RIEN NE SE PERD
Il était temps qu'il tuât la pieuvre. Il était presque
étouffé; son bras droit et son torse étaient violets; plus de
deux cents tumeurs s'y ébauchaient; le sang jaillissait de
quelques-unes çà et là. Le remède à ces lésions, c'est l'eau
salée. Gilliatt s'y plongea. En même temps il se frottait avec
la paume de la main. Les gonlïements s'effaçaient sous ces
frictions.
En reculant et en s'enfonçant plus avan
ROMAN. — XI.
I ^lîinu l'nniT il
ti8
218 LES TRAVAILLEURS DE LA MER,
s'était, sans s'en apercevoir, rapproché de l'espèce de
caveau, déjà remarqué par lui, près de la crevasse, où il
avait été harponné par la pieuvre.
Ce caveau se prolongeait obliquement, et à sec, sous les
grandes parois de la cave. Les galets qui s'y étaient amassés
en avaient exhaussé le fond au-dessus du niveau des marées
ordinaires. Cette anfractuosité était un assez large cintre
surbaissé; un homme y pouvait entrer en se courbant. La
clarté verte de la grotte sous-marine y pénétrait, etl'éclairait
faiblement.
Il arriva que, tout en frictionnant en hâte sa peau tumé-
fiée, Gilliatt leva machinalement les yeux.
Son regard s'enfonça dans ce caveau.
Il eut un tressaillement.
Il lui sembla voir au fond de ce trou dans l'ombre une
sorte de face qui riait.
Gilliatt ignorait le mot hallucination, mais connaissait la
chose. Les mystérieuses rencontres avec l'invraisemblable
que, pour nous tirer d'affaire, nous appelons hallucinations,
sont dans la nature. Illusions ou réalités, des visions passent.
Qui se trouve là les voit. Gilliatt, nous l'avons dit, était un
pensif. Il avait cette grandeur d'être parfois halluciné comme
un prophète. On n'est pas impunément le songeur des lieux
solitaires.
Il crut à un de ces mirages dont, homme nocturne qu'il
était, il avait eu plus d'une fois la stupeur.
L'anfractuosité figurait assez exactement un four à chaux.
C'était une niche basse en anse de panier, dont les voussures
abruptes allaient se rétrécissant jusqu'à l'extrémité de la
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE, ât9
crypte où le cailloutis de galets et la voûte de roche se
rejoignaient, et où finissait le cul-de-sac.
Il y entra, et, penchant le front, se dirigea vers ce qu'il
y avait au fond.
Quelque chose riait en effet.
C'était une tête de mort.
11 n'y avait pas que la tête, il y avait le squelette.
Un squelette humain était couché dans ce caveau.
Le regard d'un homme hardi, en de pareilles rencontres,
veut savoir à quoi s'en tenir.
Gilliatt jeta les yeux autour de lui.
Il était entouré d'une multitude de crabes.
Cette multitude ne remuait pas. C'était l'aspect que pré-
senterait une fourmilière morte. Tous ces crabes étaient
inertes. Ils étaient vides.
Leurs groupes, semés çà et là, faisaient sur le pavé de
galets qui encombrait le caveau des constellations difformes.
Gilliatt, l'œil fixé ailleurs, avait marché dessus sans s'en
apercevoir.
A l'extrémité de la crypte où Gilliatt était parvenu, il y
en avait une plus grande épaisseur. C'était un hérissement
immobile d'antennes, de pattes et de mandibules. Des pinces
ouvertes se tenaient toutes droites et ne se fermaient plus.
Les boîtes osseuses ne bougeaient pas sous leur croûte
d'épines; quelques-unes retournées montraient leur creux
livide. Cet entassement ressemblait à une mêlée d'assiégeants
et avait l'enchevêtrement d'une broussaille.
C'est sous ce monceau qu'était le squelette.
On apercevait sous ce pêle-mêle de tentacules et d'écaillés
220 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
le crâne avec ses stries, les vertèbres, les fémurs, les tibias,
les longs doigts noueux avec les ongles. La cage des côtes
était pleine de crabes. Un cœur quelconque avait battu là.
Des moisissures marines tapissaient les trous des yeux. Des
patelles avaient laissé leur bave dans les fosses nasales. Du
reste il n'y avait dans ce recoin de rocher ni goémons, ni
herbes, ni un souffle d'air. Aucun mouvement. Les dents
ricanaient.
Le côté inquiétant du rire, c'est l'imitation qu'en fait la
tête de mort.
Ce merveilleux palais de l'abîme, brodé et incrusté de
toutes les pierreries de la mer^ finissait par se révéler et
par dire son secret. C'était un repaire, la pieuvre y habitait;
et c'était une tombe, un homme y gisait.
L'immobilité spectrale du squelette et des bêtes oscillait
vaguement, à* cause de la réverbération des eaux souter-
raines qui tremblait sur cette pétrification. Les crabes,
fouillis effroyable, avaient l'air d'achever leur repas. Ces
carapaces semblaient manger cette carcasse. Rien de plus
étrange que cette vermine morte sur cette proie morte.
Sombres continuations de la mort.
Gilliatt avait sous les yeux le garde-manger de la pieuvre.
Vision lugubre, et où se laisserait prendre sur le fait
l'horreur profonde des choses. Les crabes avaient mangé
l'homme, la pieuvre avait mangé les crabes.
Il n'y avait près du cadavre aucun reste de vêtement. Il
avait dû être saisi nu.
Gilliatt, attentif et examinant, se mit à ôter les crabes
de dessus l'homme. Qu'était-ce que cet homme? Le cadavre
LES DOUBLES FONDS DE L^OBSTAGLE. m
était admirablement disséqué. On eût dit une préparation
d'anatomie; toute la chair était éliminée; pas un muscle ne
restait, pas un os ne manquait. Si Gilliatt eût été du métier,
il eût pu le constater. Les périostes dénudés étaient blancs,
polis, et comme fourbis. Sans quelques verdissements de
conferves çà et là, c'eût été de l'ivoire. Les cloisons carti-
lagineuses étaient délicatement amenuisées et ménagées. La
Le cadavre était comme enterré sous les crabes morts;
Gilliatt le déterrait.
Tout à coup il se pencha vivement.
Il venait d'apercevoir autour de la colonne vertébrale
une espèce de lien.
C'était une ceinture de cuir qui avait évidemment été
bouclée sur le ventre de l'homme de son vivant.
Le cuir était moisi, La boucle était rouillée.
Gilliatt tira à lui cette ceinture. Les vertèbres résis-
tèrent, et il dut les rompre pour la prendre. La ceinture
était intacte. Une croûte de coquillages commençait à s'y
former.
11 la palpa et sentit un objet dur et de forme carrée
dans l'intérieur. 11 ne fallait pas songer à défaire la boucle.
11 fendit le cuir avec son couteau.
La ceinture contenait une petite boîte de fer et quelques
pièces d'or. Gilliatt compta vingt guinées.
La boîte de fer était une vieille tabatière de matelot,
s'ouvrant à ressort. Elle était très rouillée et très fermée. Le
ressort, complètement oxydé, n'avait plus de jeu.
Le couteau tira encore d'embarras Gilliatt. Une pesé
222 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
de la pointe de la lame fit sauter le couvercle de la boîte.
La boîte s'ouvrit.
Il n'y avait dedans que du papier.
Une petite liasse de feuilles très minces, pliées en quatre,
tapissait le fond de la boîte. Elles étaient humides, mais
point altérées. La boîte, hermétiquement fermée, les avait
préservées. Gilliatt les déplia.
C'étaient trois bank-notes de mille livres sterling cha-
cune, faisant ensemble soixante-quinze mille francs.
Gilliatt les replia, les remit dans la boîte, profita d'un
peu de place qui y restait pour y ajouter les vingt guinées,
et referma la boîte le mieux qu'il put.
Il se mit à examiner la ceinture.
Le cuir, autrefois verni à l'extérieur, était brut à l'inté-
rieur. Sur ce fond fauve quelques lettres étaient tracées en
noir à l'encre grasse. Gilliatt déchifl'ra ces lettres et lut :
Sieur Clubin,
V
DANS L'INTERVALLE QUI SÉPARE SIX POUCES
DE DEUX PIEDS
IL Y A DE QUOI LOGER LA MORT
Gilliatt remit la boîte dans la ceinture, et mit la ceinture
dans la poche de son pantalon.
Il laissa le squelette aux crabes, avec la pieuvre morte
à côté.
Pendant que Gilliatt était avec la pieuvre et avec le sque-
lette, le ilux remontant avait noyé le boyau d'entrée. Gilliatt
ne put sortir qu'en plongeant sous l'arclie. Il s'en tira sans
peine; il connaissait l'issue, et il était maître dans ces
gymnastiques de la mer.
On entrevoit le drame qui s'était passé là dix semaines
auparavant. Un monstre avait saisi l'autre. La pieuvre avait
pris Clubin.
Gela avait été, dans l'ombre inexorable, presque ce qu'on
224 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
pourrait nommer la rencontre des hypocrisies. Il y avait eu,
au fond de Tabîme, abordage entre ces deux existences
faites d'attente et de ténèbres, et Tune qui était la bête,
avait exécuté l'autre, qui était l'âme. Sinistres justices.
Le crabe se nourrit de charogne, la pieuvre se nourrit
de crabes. La pieuvre arrête au passage un animal nageant,
une loutre, un chien, un homme si elle peut, boit le sang,
et laisse au fond de l'eau le corps mort. Les crabes sont les
scarabées nécrophores de la mer. La chair pourrissante les
attire; ils viennent; ils mangent le cadavre, la pieuvre les
mange. Les choses mortes disparaissent dans le crabe, le
crabe disparaît dans la pieuvre. Nous avons déjà indiqué
cette loi.
Glubin avait été l'appât de la pieuvre.
La pieuvre l'avait retenu et noyé; les crabes l'avaient
dévoré. Un flot quelconque l'avait poussé, dans la cave, au
fond de l'anfractuosité où Gilliatt l'avait trouvé.
Gilliatt s'en revint, furetant dans les rochers, cherchant
des oursins et des patelles, ne voulant plus de crabes. 11 lui
eut semblé manger de la chair humaine.
Du reste, il ne songeait plus qu'à souper le mieux pos-
sible avant de partir. Rien désormais ne l'arrêtait. Les
grandes tempêtes sont toujours suivies d'un calme qui dure
plusieurs jours quelquefois. Nul danger maintenant du côté
de la mer. Gilliatt était résolu à partir le lendemain. Il im-
portait de garder pendant la nuit, à cause de la marée, le
barrage ajusté entre les Douvres; mais Gilliatt comptait
défaire au point du jour ce barrage, pousser la panse hors
des Douvres, et mettre à la voile pour Saint-Sampson. La
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 225
brise de calme qui soufflait, et qui était sud-est, était pré-
cisément le vent qu'il lui fallait.
On entrait dans le premier quartier de la lune de mai;
les jours étaient longs.
Quand Gilliatt, sa tournée de rôdeur de rochers terminée
et son estomac à peu près satisfait, revint à l'entre-deux
des Douvres où était la panse, le soleil était couché, le cré-
puscule se doublait de ce demi-clair de lune qu'on pourrait
appeler clair de croissant; le flux avait atteint son plein, et
commençait à redescendre. La cheminée de la machine
debout au-dessus de la panse avait été couverte par les
écumes de la tempête d'une couche de sel que la lune blan-
chissait.
Ceci rappela à Gilliatt que la tourmente avait jeté dans
la panse beaucoup d'eau de pluie et d'eau de mer, et que,
s'il voulait partir le lendemain, il fallait vider la barque.
11 avait constaté, en quittant la panse pour aller à la
chasse aux crabes, qu'il y avait environ six pouces d'eau
dans la cale. Sa pelle d'épuisement suffirait pour jeter cette
eau dehors.
Arrivé à la barque, Gilliatt eut un mouvement de ter-
reur. Il y avait dans la panse près de deux pieds d'eau.
Incident redoutable, la panse faisait eau.
Elle s'était peu à peu emplie pendant l'absence de Gil-
liatt. Chargée comme elle l'était, vingt pouces d'eau étaient
un surcroît périlleux. Un peu plus, elle coulait. Si Gilliatt
fût revenu une heure plus tard, il n'eut probablement trouvé
hors de l'eau que la cheminée et le mat.
Il n'y avait pas même à prendre une minute pour déli-
ROMAN. — XI. 2U
226 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
bérer. Il fallait chercher la voie d'eau, la boucher, puis
vider la barque, ou du moins ralléger. Les pompes de la
Durande s'étaient perdues dans le naufrage; Gilliatt était
réduit à la pelle d'épuisement de la panse.
Chercher la voie d'eau, avant tout. C'était le plus pressé.
Gilliatt se mit à l'œuvre tout de suite, sans même se
donner le temps de se rhabiller, frémissant. Il ne sentait
plus ni la faim, ni le froid.
La panse continuait de s'emplir. Heureusement il n'y
avait point de vent. Le moindre clapotement l'eût coulée.
La lune se coucha.
Gilliatt, à tâtons, courbé, plus qu'à demi plongé dans
l'eau, chercha longtemps. Il découvrit enfin l'avarie.
Pendant la bourrasque, au moment critique où la panse
s'était arquée, la robuste barque avait talonné et heurté assez
violemment te rocher. Un des reliefs de la petite Douvre
avait fait, dans la coque, à tribord, une fracture.
Cette voie d'eau était fâcheusement, on pourrait presque
dire perfidement, située près du point de rencontre de deux
porques, ce qui, joint à l'ahurissement de la tourmente,
avait empêché Gilliatt, dans sa revue obscure et rapide au
plus fort de l'orage, d'apercevoir le dégât.
La fracture avait cela d'alarmant qu'elle était large, et
cela de rassurant que, bien qu'immergée en ce moment par
la crue intérieure de l'eau, elle était au-dessus de la flot-
taison.
A l'instant où la crevasse s'était faite, le flot était rude-
ment secoué dans le détroit, et il n'y avait plus de niveau
de flottaison, la lame avait pénétré par Teffraction dans la
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE, m
panse, la panse sous cette surcharge s'était enfoncée de
quelques pouces, et, même après Tapaisement des vagues,
le poids du liquide infiltré, faisant hausser la ligne de flot-
taison, avait maintenu la crevasse sous l'eau. De là, Fimmi-
nènce du danger. La crue avait augmenté de six pouces à
vingt. Mais si Ton parvenait à boucher la voie d'eau, on
pourrait vider la panse; une fois la barque étanchée, elle
remonterait à sa flottaison normale, la fracture sortirait de
l'eau, et, à sec, la réparation serait aisée, ou du moins
possible. Gilliatt, nous l'avons dit, avait encore son outil-
lage de charpentier en assez bon état.
Mais que dlncertitudes avant d'en venir là ! que de pé-
rils ! que de chances mauvaises ! Gilliatt entendait l'eau
sourdre inexorablement. Une secousse, et tout sombrait.
Quelle misère! Peut-être n'était-il plus temps.
Gilliatt s'accusa amèrement. Il aurait dû voir tout de
suite l'avarie. Les six pouces d'eau dans la cale auraient dû
l'avertir. 11 avait été stupide d'attribuer ces six pouces d'eau
à la pluie et à l'écume. Il se reprocha d'avoir dormi, d'avoir
mangé ; il se reprocha la fatigue, il se reprocha presque la
tempête et la nuit. Tout était de sa faute.
Ces duretés qu'il se disait à lui-même se mêlaient au
va-et-vient de son travail et ne l'empêchaient pas d'aviser.
La voie d'eau était trouvée, c'était le premier pas ;
l'étouper était le second. On ne pouvait davantage pour
l'instant. On ne fait point de menuiserie sous l'eau.
Une circonstance favorable, c'est que l'effraction de la
coque avait eu lieu dans l'espace compris entre les deux
chaînes qui assujettissaient à tribord la cheminée de la
ns LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
machine. L*étoupage pouvait se rattacher à ces chaînes.
L'eau cependant gagnait. La crue maintenant dépassait
deux pieds.
Gilliatt avait de Teau plus haut que les genoux.
./■..,//,:,,' :-.:':: rtj,
VI
Tx-n i-fc r* /"\ ii¥ T AT ¥\"r C'i i l\ AT TTÎHT
Gilliatt avait à sa disposition, dans la réserve du grée-
ment de la panse, un assez grand prélart goudronné pourvu
de longues aiguillettes à ses quatre coins.
11 prit ce prélart, en amarra deux coins par les aiguil-
lettes aux deux anneaux des chaînes de la cheminée du côté
de la voie d'eau, et jeta le prélart par-dessus le hord. Le
prélart tomba comme une nappe entre la petite Douvre et
la barque, et s'immergea dans le Ilot. La poussée de l'eau
230 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
voulant entrer dans la cale l'appliqua contre la coque sur
le trou. Plus Feau pressait, plus le prélart adhérait. Il était
collé par le flot lui-même sur la fracture. La plaie de la
barque était pansée.
Cette toile goudronnée s'interposait entre l'intérieur de
la cale et les lames du dehors. Il n'entrait plus une goutte
d'eau.
La voie d'eau était masquée, mais n'était pas étoupée.
C'était un répit.
Gillîatt prit la pelle d'épuisement et se mit à vider la
panse. Il était grand temps de l'alléger. Ce travail le ré-
chauffa un peu, mais sa fatigue était extrême. Il était forcé
de s'avouer qu'il n'irait point jusqu'au bout et qu'il ne par-
viendrait pas à étancher la cale. Gilliatt avait à peine mangé,
et il avait l'humiliation de se sentir exténué.
II mesuraitjes progrès de son travail à la baisse du ni-
veau de l'eau à ses genoux. Cette baisse était lente.
En outre la voie d'eau n'était qu'interrompue. Le mal
était pallié, non réparé. Le prélart, poussé dans la fracture
par le flot, commençait à faire tumeur dans la cale. Cela
ressemblait à un poing sous cette toile, s'efTorçant de la
crever. La toile solide, et goudronnée, résistait; mais le
gonflement et la tension augmentaient, il n'était pas cer-
tain que la toile ne céderait pas, et d'un moment à l'autre
la tumeur pouvait se fendre. L'irruption de l'eau recom-
mencerait.
En pareil cas, les équipages en détresse le savent, il
n'y a pas d'autre ressource qu'un tampon. On prend les
chiffons de toute espèce qu'on trouve sous sa main, tout ce
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 231
que dans la langue spéciale on appelle fourrures y et Ton
refoule le plus qu'on peut dans la crevasse la tumeur du
prélart.
De ces ce fourrures », Gilliatt n'en avait point. Tout ce
qu'il avait emmagasiné de lambeaux et d'étoupes avait été
ou employé dans ses travaux, ou dispersé par la rafale.
A la rigueur, il eût pu en retrouver quelques restes en
furetant dans les rochers. La panse était assez allégée pour
qu'il pût s'absenter un quart d'heure; mais comment faire
cette perquisition sans lumière? L'obscurité était complète.
11 n'y avait plus de lune; rien que le sombre ciel étoile.
Gilliatt n'avait pas de filin sec pour faire une mèche, pas
de suif pour faire une chandelle, pas de feu pour l'allumer,
pas de lanterne pour l'abriter. Tout était confus et indis-
tinct dans la barque et dans l'écueil. On entendait l'eau
bruire autour de la coque blessée, on ne voyait même pas
la crevasse; c'est avec les mains que Gilliatt constatait la
tension croissante du prélart. Impossible de faire en cette
obscurité une recherche utile des haillons de toile et de
funin épars dans les brisants. Gomment glaner ces loques
sans y voir clair? Gilliatt considérait tristement la nuit.
Toutes les étoiles, et pas une chandelle.
La masse liquide ayant diminué dans la barque, la pres-
sion extérieure augmentait. Le gonflement du prélart grossis-
sait. Il ballonnait de plus en plus. C'était comme un abcès
prêt à s'ouvrir. La situation, un moment améliorée, redeve-
nait menaçante.
Un tampon était impérieusement nécessaire.
Gilliatt n'avait plus que ses vêtements.
232 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Il les avait, on s'en souvient , mis à sécher sur les ro-
chers saillants de la petite Douvre.
11 les alla ramasser et les déposa sur le rebord de la
panse.
11 prit son suroit goudronné, et, s'agenouillant dans
l'eau, il l'enfonça dans la crevasse, repoussant la tumeur
du prélart au dehors, et par conséquent la vidant. Au
suroit il ajouta la peau de mouton, à la peau de mouton
la chemise de laine, à la chemise la vareuse. Tout y
passa.
11 n'avait plus sur lui qu'un vêtement, il l'ôta, et avec
son pantalon il grossit et affermit l'étoupage. Le tampon
était fait, et ne semblait pas insuffisant.
Ce tampon débordait au dehors la crevasse, avec le pré-
lart pour enveloppe. Le flot, voulant entrer, pressait l'ob-
stacle, l'élargissait utilement sur la fracture, et le consolidait.
C'était une sorte de compresse extérieure.
A l'intérieur, le centre seul du gonflement ayant été
refoulé, il restait tout autour de la crevasse et du tampon
un bourrelet circulaire du prélart d'autant plus adhérent
que les inégalités mêmes de la fracture le retenaient. La
voie d'eau était aveuglée.
Mais rien n'était plus précaire. Ces reliefs aigus de la
fracture qui fixaient le prélart, pouvaient le percer, et par
ces trous l'eau rentrerait. Gilliatt, dans l'obscurité, ne s'en
apercevrait même pas. Il était peu probable que ce tampon
durât jusqu'au jour. L'anxiété de Gilliatt changeait de forme,
mais il la sentait croître en même temps qu'il sentait ses
forces s'éteindre.
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 233
Il s'était remis à vider la cale, mais ses bras, à bout
d'efforts, pouvaient à peine soulever la pelle pleine d'eau. 11
était nu, et frissonnait.
Gilliatt sentait l'approche sinistre de l'extrémité.
Une chance possible lui traversa l'esprit. Peut-être y
avait-il une voile au large. Un pêcheur qui serait par aven-
ture de passage dans les eaux des Douvres pourrait lui venir
en aide. Le moment était arrivé où un collaborateur était
absolument nécessaire. Un homme et une lanterne, et tout
pouvait être sauvé. A deux, on viderait aisément la cale;
dès que la barque serait étanche, n'ayant plus cette sur-
charge de liquide, elle remonterait, elle reprendrait son
niveau de flottaison, la crevasse sortirait de l'eau, le radoub
serait exécutable, on pourrait immédiatement remplacer le
tampon par une pièce de bordage, et l'appareil provisoire
posé sur la fracture par une réparation définitive. Sinon, il
fallait attendre jusqu'au jour, attendre toute la nuit! Retard
funeste qui pouvait être la perdition. Gilliatt avait la fièvre
de l'urgence. Si par hasard quelque fanal de navire était en
vue, Gilliatt pourrait, du haut de la grande Douvre, faire
des signaux. Le temps était calme, il n'y avait pas de vent,
il n'y avait pas de mer, un homme s'agitant sur le fond
étoile du ciel avait possibilité d'être remarqué. Un capi-
taine de navire, et même un patron de barque, n'est pas la
nuit dans les eaux des Douvres sans braquer la longue-vue
sur recueil; c'est de précaution.
Gilliatt espéra qu'on l'apercevrait.
Il escalada Fépave, empoigna la corde à nœuds, et monta
sur la grande Douvre.
noMAN. — XI. 30
234 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Pas une voile à Thorizon. Pas un fanaL L'eau à perte de
vue était déserte.
Nulle assistance possible et nulle résistance possible,
Gilliatt, chose qu'il n'avait point éprouvée jusqu'à ce
moment, se sentit désarmé.
La fatalité obscure était maintenant sa maîtresse. Lui
avec sa barque, avec la machine de la Durande, avec toute
sa peine, avec toute sa réussite, avec tout son courage, il
appartenait au gouffre. Il n'avait plus de ressource de lutte;
il devenait passif. Comment empêcher le flux de venir,
Peau de monter, la nuit de continuer? Ce tampon était son
unique point d'appui. Gilliatt s'était épuisé et dépouillé
à le composer et à le compléter; il ne pouvait plus ni le
fortifier, ni Paffermir; le tampon était tel quel, il devait
rester ainsi, et fatalement tout effort était fini. La mer
avait à sa discrétion cet appareil hâtif appliqué sur la
voie d'eau. Comment se comporterait cet obstacle inerte?
C'était lui maintenant qui combattait, ce n'était plus Gilliatt.
C'était ce chiffon, ce n'était plus cet esprit. Le gonflement
d'un flot suffisait pour déboucher la fracture. Plus ou moins
de pression; toute la question était là.
Tout allait se dénouer par une lutte machinale entre
deux quantités mécaniques. Gilliatt ne pouvait désormais ni
aider Pauxiliaire, ni arrêter l'ennemi. Il n'était plus que le
spectateur de sa vie ou de sa mort. Ce Gilliatt, qui avait été
une providence, était, à la minute suprême, remplacé par
une résistance inconsciente.
Aucune des épreuves et des épouvantes que Gilliatt avait
traversées n'approchait de celle-ci.
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 235
En arrivant dans Técueil Douvres, il s'était vu entouré
et comme saisi par la solitude. Cette solitude faisait plus
que l'environner, elle l'enveloppait. Mille menaces à la fois
lui avaient montré le poing. Le vent était là, prêt à souffler;
la mer était là, prête à rugir. Impossible de bâillonner cette
bouche, le vent; impossible d'édenter cette gueule, la mer.
Et pourtant il avait lutté; homme, il avait combattu corps
à corps l'océan; il s'était colleté avec la tempête.
Il avait tenu tête à d'autres anxiétés et à d'autres néces-
sités encore. Il avait eu affaire à toutes les détresses. Il lui
avait fallu sans outils faire des travaux, sans aide remuer
des fardeaux, sans science résoudre des problèmes, sans
provisions boire et manger, sans lit et sans toit dormir.
Sur cet écueil, chevalet tragique, il avait été tour à tour
mis à la question par les diverses fatalités tortionnaires de
la nature, mère quand bon lui semble, bourreau quand il
lui plaît.
Il avait vaincu Fisolement, vaincu la faim, vaincu la soif,
vaincu le froid, vaincu la fièvre, vaincu le travail, vaincu le
sommeil. Il avait rencontré pour lui barrer le passage les
obstacles coalisés. Après le dénûment, l'élément; après la
marée, la tourmente; après la tempête, la pieuvre; après le
monstre, le spectre.
Lugubre ironie finale. Dans cet écueil d'où Gilliatt avait
compté sortir triomphant, Clubin mort venait de le regarder
en riant.
Le ricanement du spectre avait raison. Gilliatt se voyait
perdu. Gilliatt se voyait aussi mort que Clubin.
L'hiver, la famine, la fatigue, l'épave à dépecer, la ma-
236 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
chine à transborder, les coups d'équinoxe, le vent, le ton-
nerre, la pieuvre, tout cela n'était rien près de la voie d'eau.
On pouvait avoir, et Gilliatt avait eu, contre le froid le feu,
contre la faim les coquillages du rocher, contre la soif la
pluie, contre les difficultés du sauvetage l'industrie et Téner-
gie, contre la marée et l'orage le brise-lames, contre la
pieuvre le couteau. Contre la voie d'eau, rien.
L'ouragan lui laissait cet adieu sinistre. Dernière reprise,
estocade traître, attaque sournoise du vaincu au vainqueur.
La tempête en fuite lançait cette flèche derrière elle. La
déroute se retournait et frappait. C'était le coup de Jarnac
de Tabîme,
On combat la tempête; mais comment combattre un
suintement?
Si le tampon cédait, si la voie d'eau se rouvrait, rien ne
pouvait faire que la panse ne sombrât point. C'était la liga-
ture de l'artère qui se dénoue. Et une fois la panse au fond
de l'eau, avec cette surcharge, la machine, nul moyen de
l'en tirer. Ce magnanime effort de deux mois titaniques
aboutissait à un anéantissement. Recommencer était impos-
sible. Gilliatt n'avait plus ni forge, ni matériaux. Peut-être,
au point du jour, allait-il voir toute son œuvre s'enfoncer
lentement et irrémédiablement dans le gouffre.
Chose effrayante, sentir sous soi la force sombre.
Le gouffre le tirait à lui.
Sa barque engloutie, il n'aurait plus qu'à mourir de faim
et de froid, comme l'autre, le naufragé du rocher l'Homme.
Pendant deux longs mois, les consciences et les provi-
dences qui sont dans l'invisible avaient assisté à ceci : d'un
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE, m
côté les étendues, les vagues, les vents, les éclairs, les mé-
téores, de Tautre un homme; d'un côté la mer, de Tautre
une âme ; d'un côté l'infini, de Tartre un atome.
Et il y avait eu bataille.
Et voilà que peut-être ce prodige avortait.
Ainsi aboutissait à l'impuissance cet héroïsme inouï,
ainsi s'achevait par le désespoir ce formidable combat
accepté, cette lutte de Rien contre Tout, cette Iliade à un.
Gilliatt éperdu regardait l'espace,
11 n'avait même plus un vêtement. 11 était nu devant
l'immensité.
Alors, dans l'accablement de toute cette énormité
inconnue, ne sachant plus ce qu'on lui voulait, se confron-
tant avec l'ombre, en présence de cette obscurité irréduc-
tible, dans la rumeur des eaux, des lames, des flots, des
houles, des écumes, des rafales, sous les nuées, sous les
souffles, sous la vaste force éparse, sous ce mystérieux fir-
mament des ailes, des astres et des tombes, sous l'intention
possible mêlée à ces choses démesurées, ayant autour de
lui et au-dessous de lui l'océan, et au-dessus de lui les
constellations, sous l'insondable, il s'affaissa, il renonça, il
se coucha tout de son long le dos sur la roche, la face aux
étoiles, vaincu, et joignant les mains devant la profondeur
terrible, il cria dans l'infini : Grâce !
Terrassé par l'immensité, il la pria.
Il était là, seul dans cette nuit sur ce rocher au milieu
de cette mer, tombé d'épuisement, ressemblant à un fou-
droyé, nu comme le gladiateur dans le cirque, seulement au
lieu de cirque ayant l'abîme, au lieu de bêtes féroces les
238 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
ténèbres, au lieu des yeux du peuple le regard de Fineonnu,
au lieu des vestales les étoiles, au lieu de César, Dieu.
Il lui sembla qu'il se sentait se dissoudre dans le froid,
dans la fatigue, dans l'impuissance, dans la prière, dans
Tombre, et ses yeux se fermèrent.
J'm Vuù'a inv.
^'f/iT/'iiç/if^i/ f8.9S? 61/ f?. ,^.
Géry-Bichard pc.
VII
IL Y A UNE OREILLE DANS L'INCONNU
Quelques heures s'écoulèrent.
Le soleil se leva, éblouissant.
Son premier rayon éclaira sur le plateau de la grande
Douvre une forme immobile. C'était Gilliatt.
Il était toujours étendu sur le rocher.
Cette nudité glacée et roidie n'avait plus un frisson. Les
paupières closes étaient blêmes. Il eût été difficile de dire
si ce n'était pas un cadavre.
240 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Le soleil paraissait le regarder.
Si cet homme nu n'était pas mort, il en était si près qu'il
suffisait du moindre vent froid pour Fachever.
Le vent se mit à souffler, tiède et vivifiant; la printa-
nière haleine de mai.
Cependant le soleil montait dans le profond ciel bleu;
son rayon moins horizontal s'empourpra. Sa lumière devint
chaleur. Elle enveloppa Gilliatt.
Gilliatt ne bougeait pas. S'il respirait, c'était de cette res-
piration prête à s'éteindre qui ternirait à peine un miroir.
Le soleil continua son ascension, de moins en moins
oblique sur Gilliatt. Le vent, qui n'avait été d'abord que
tiède, était maintenant chaud.
Ce corps rigide et nu demeurait toujours sans mouve-
ment; pourtant la peau semblait moins livide.
Le soleil, approchant du zénith, tomba à plomb sur le
plateau de la Douvre. Une prodigalité de lumière se versa
du haut du ciel; la vaste réverbération de la mer sereine
s'y joignit; le rocher commença à tiédir, et réchauffa
l'homme.
Un soupir souleva la poitrine de Gilliatt.
Il vivait.
Le soleil continua ses caresses, presque ardentes. Le
vent, qui était déjà le vent de midi et le vent d'été, s'ap-
procha de Gilliatt comme une bouche, soufflant mollement.
Gilliatt remua.
L'apaisement de la mer était inexprimable. Elle avait un
murmure de nourrice près de son enfant. Les vagues parais-
saient bercer l'écueil.
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 241
Les oiseaux de mer, qui connaissaient Gilliatt, volaient
au-dessus de lui, inquiets. Ce n'était plus leur ancienne
inquiétude sauvage. C'était aa ne sait quoi de tendre et de
fraternel. Ils poussaient de petits cris, lis avaient Tair de
l'appeler. Une mouette, qui l'aimait sans doute, eut la fami-
liarité de venir tout près de lui. Elle se mit à lui parler.
11 ne semblait pas entendre. Elle sauta sur son épaule et
lui becqueta les lèvres doucement,
Gilliatt ouvrit les yeux.
Les oiseaux, contents et farouches, s'envolèrent.
Gilliatt se dressa debout, s'étira comme le lion réveillé,
courut au bord de la plate-forme, et regarda sous lui dans
l'entre-deux des Douvres.
La panse était là, intacte. Le tampon s'était maintenu;
la mer probablement l'avait peu rudoyé.
Tout était sauvé.
Gilliatt n'était plus las. Ses forces étaient réparées. Cet
évanouissement avait été un sommeil.
Il vida la panse, mit la cale à sec et l'avarie hors de la
flottaison, se rhabilla, but, mangea, fut joyeux.
La voie d'eau, examinée au jour, demandait plus de
travail que Gilliatt n'aurait cru. C'était une assez grave
avarie. Gilliatt n'eut pas trop de toute la journée pour la
réparer.
Le lendemain, à l'aube, après avoir défait le barrage et
rouvert l'issue du défilé, vêtu de ces haillons qui avaient eu
raison de la voie d'eau, ayant sur lui la ceinture de Clubin
et les soixante-quinze mille francs, debout dans la panse
radoubée à côté de la machine sauvée, par un bon vent,
ROMAN. — XI. 31
242 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
par une mer admirable, Giliiatt sortit de l'écueil Douvres.
Il mit le cap sur Guernesey.
Au moment où il s'éloigna de l'écueil, quelqu'un qui
eût été là l'eût entendu chanter à demi-voix Tair Bonny
Dundee.
TROISIEME PARTIE
DÉRUCHETTE
LIVRE PREMIER
NUIT ET LUNE
I
LA CLOCHE DU PORT
Le Saint-Sampson d'aujourd'hui est presque une ville;
le Saint-Sampson d'il y a quarante ans était presque un
village.
Le printemps venu et les veillées d'hiver finies, on y
faisait les soirées courtes, on se mettait au lit dès la nuit
tombée. Saint-Sampson était une ancienne paroisse de couvre-
feu ayant conservé l'habitude de souffler de bonne heure sa
chandelle. On s'y couchait et on s'y levait avec le jour. Ces
vieux villages normands sont volontiers poulaillers.
248 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Disons en outre que Saint-Sampson, à part quelques
riches familles bourgeoises, est une population de carriers
et de charpentiers. Le port est un port de radoub. Tout le
jour on extrait des pierres ou l'on façonne des madriers ;
ici le pic, là le marteau. Maniement perpétuel de bois de
chêne et du granit. Le soir on tombe de fatigue et l'on
dort comme des plombs. Les rudes travaux font les durs
sommeils.
Un soir du commencement de mai, après avoir, pendant
quelques instants, regardé le croissant de la lune dans les
arbres et écouté le pas de Déruchette se promenant seule,
au frais de la nuit, dans le jardin des Bravées, mess Le-
thierry était rentré dans sa chambre située sur le port et
s'était couché. Douce et Grâce étaient au lit. Excepté Déru-
chette, tout dormait dans la maison. Tout dormait aussi dans
Saint-Sampson. Portes et volets étaient partout fermés.
Aucune allée et venue dans les rues. Quelques rares lumières,
pareilles à des clignements d'yeux qui vont s'éteindre, rou-
gissaient çà et là des lucarnes sur les toits, annonce du cou-
cher des domestiques. Il y avait un certain temps déjà que
neuf heures avaient sonné au vieux clocher roman couvert
de lierre qui partage avec l'église de Saint-Brelade de Jersey
la bizarrerie d'avoir pour date quatre uns : llH ; ce qui
signifie onze cent onze.
La popularité de mess Lethierry à Saint-Sampson tenait
à son succès. Le succès ôté, le vide s'était fait. 11 faut croire
que le guignon se gagne et que les gens point heureux ont
la peste, tant est rapide leur mise en quarantaine. Les jolis
fils de famille évitaient Déruchette. L'isolement autour des
NUIT ET LUNE. 249
Bravées était maintenant tel qu'on n'y avait pas même su le
petit grand événement local qui avait ce jour-là mis tout
Saint-Sampson en rumeur. Le recteur de la paroisse, le
révérend Joë Ebenezer Gaudray, était riche. Son oncle, le
magnifique doyen de Saint-Asaph, venait de mourir à
Londres. La nouvelle en avait été apportée par le sloop de
poste Cashmere arrivé d'Angleterre le matin même, et dont
on apercevait le mât dans la rade de Saint-Pierre-Port. Le
Cashmere devait repartir pour Southampton le lendemain à
midi, et, disait-on, emmener le révérend recteur, rappelé
en Angleterre à bref délai pour l'ouverture officielle du tes-
tament, sans compter les autres urgences d'une grande
succession à recueillir. Toute la journée, Saint-Sampson
avait confusément dialogué. Le Cashmere^ le révérend Ebe-
nezer, son oncle mort, sa richesse, son départ, ses promo-
tions possibles dans l'avenir, avaient fait le fond du bour-
donnement. Une seule maison, point informée, était restée
silencieuse, les Bravées. '
Mess Lethierry s'était jeté sur son branle, tout habillé.
Depuis la catastrophe de la Durande, se jeter sur son branle,
c'était sa ressource. S'étendre sur son grabat, c'est à quoi tout
prisonnier a recours, et mess Lethierry était le prisonnier
du chagrin. Il se couchait; c'était une trêve, une reprise
d'haleine, une suspension d'idées. Dormait-il? non. Veillait-
il? non. A proprement parler, depuis deux mois et demi, —
il y avait deux mois et demi de cela, — mess Lethierry était
comme en somnambulisme. Il ne s'était pas encore ressaisi
lui-même. Il était dans cet état mixte et diffus que con-
naissent ceux qui ont subi les grands accablements. Ses
ROMAN. — XI. ^^
250
LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
réflexions n'étaient pas de la pensée, son sommeil n'était
pas du repos. Le jour il n'était pas un homme éveillé, la
nuit il n'était pas un homme endormi. Il était debout, puis
il était couché, voilà tout. Quand il était dans son branle,
l'oubli lui venait un peu, il appelait cela dormir, les chi-
mères flottaient sur lui et en lui, le nuage nocturne, plein
de faces confuses, traversait son cerveau ; l'empereur Napo-
léon lui dictait ses mémoires, il y avait plusieurs Déruchettes,
des oiseaux bizarres étaient dans des arbres, les rues de Lons-
le-Saulnier devenaient des serpents. Le cauchemar était le
répit du désespoir. Il passait ses nuits à rêver, et ses jours
à songer.
Il restait quelquefois toute une après-midi, immobile à
la fenêtre de sa chambre qui donnait, on s'en souvient, sur
le port, la, tête basse, les coudes sur la pierre, les oreilles
dans ses poings, le dos tourné au monde entier, l'œil fixé
sur le vieil anneau de fer scellé dans le mur de sa maison
à quelques pieds de sa fenêtre, où jadis on amarrait la
Durande. Il regardait la rouille qui venait à cet anneau.
Mess Lethierry était réduit à la fonction machinale de
vivre.
Les plus vaillants hommes, privés de leur idée réalisable,
en arrivent là. C'est l'ellet des existences vidées. La vie est
le voyage, l'idée est l'itinéraire. Plus d'itinéraire, on s'arrête.
Le but est perdu, la force est morte. Le sort a un obscur
pouvoir discrétionnaire. Il peut toucher de sa verge même
notre être moral. Le désespoir, c'est presque la destitution
de l'âme. Les très grands esprits seuls résistent. Et encore.
Mess Lethierry méditait continuellement, si l'absorption
NUIT ET LUNE. 251
peut s'appeler méditation, au fond d'une sorte de précipice
trouble. Illui échappait des paroles navrées comme celle-ci :
— Il ne me reste plus qu'à demander là-haut mon billet de
sortie.
Notons une contradiction dans cette nature, complexe
comme la mer dont Lethierry était, pour ainsi dire, le pro-
duit; mess Lethierry ne priait point.
Être impuissant, c'est une force. En présence de nos
deux grandes cécités, la destinée et la nature, c'est dans
son impuissance que l'homme a trouvé le point d'appui, la
prière.
L'homme se fait secourir par l'effroi; il demande aide à
sa crainte; l'anxiété, c'est un conseil d'agenouillement.
La prière, énorme force propre à l'âme et de même
espèce que le mystère. La prière s'adresse à la magnani-
mité des ténèbres ; la prière regarde le mystère avec les
yeux mêmes de l'ombre, et, devant la fixité puissante de ce
regard suppliant, on sent un désarmement possible de l'In-
connu.
Cette possibilité entrevue est déjà une consolation.
Mais Lethierry ne priait pas.
Du temps qu'il était heureux, Dieu existait pour lui, on
pourrait dire en chair et en os; Lethierry lui parlait, lui
engageait sa parole, lui donnait presque de temps en temps
une poignée de main. Mais dans le malheur de Lethierry,
phénomène du reste assez fréquent, Dieu s'était éclipsé.
Cela arrive quand on s'est fait un bon Dieu qui est un
bonhomme.
Il n'y avait pour Lethierry, dans l'état d'âme où il était.
252 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
qu'une vision nette, le sourire de Déruchette. Hors de ce
sourire, tout était noir.
Depuis quelque temps, sans doute à cause de la perte
de la Durande, dont elle ressentait le contre-coup, ce char-
mant sourire de Déruchette était plus rare. Elle paraissait
préoccupée. Ses gentillesses d'oiseau et d'enfant s'étaient
éteintes. On ne la voyait plus, le matin, au coup de canon
du point du jour, faire une révérence et dire au soleil
levant : « BumL,. jour. Donnez-vous la peine d'entrer. »
Elle avait par. moments l'air très sérieux, chose triste dans
ce doux être. Elle faisait effort cependant pour rire à mess
Lethierry, et pour le distraire, mais sa gaîté se ternissait de
jour en jour et se couvrait de poussière comme l'aile d'un
papillon qui a une épingle à travers le corps. Ajoutons que,
soit par chagrin du chagrin de son oncle, car il y a des
douleurs de reflet, soit pour d'autres raisons, elle semblait
maintenant incliner beaucoup vers la religion. Du temps de
l'ancien recteur M. Jaquemin Hérode, elle n'allait guère, on
le sait, que quatre fois l'an à l'église. Elle y était à présent
fort assidue. Elle ne manquait aucun office, niMu dimanche,
ni du jeudi. Les âmes pieuses de la paroisse voyaient avec
satisfaction cet amendement. Car c'est un grand bonheur
qu'une jeune fille, qui court tant de dangers du côté des
hommes, se tourne vers Dieu.
Cela fait du moins que les pauvres parents ont l'esprit
en repos du côté des amourettes.
Le soir, toutes les fois que le temps le permettait, elle
se promenait une heure ou deux dans le jardin des Bravées.
Elle était là, presque aussi pensive que mess Lethierry, et
NUIT ET LUNE. 253
toujours seule. Déruchette se couchait la dernière. Ce qui
n'empêchait point Douce et Grâce d'avoir toujours un peu
l'œil sur elle, par cet instinct de guet qui se mêle à la do-
mesticité; espionner désennuie de servir.
Quant à mess Léthierry, dans l'état voilé où était son
esprit, ces petites altérations dans les habitudes de Déru-
chette lui échappaient. D'ailleurs, il n'était pas né duègne.
Il ne remarquait même pas l'exactitude de Déruchette aux
offices de la paroisse. Tenace dans son préjugé contre les
choses et les gens du clergé, il eût vu sans plaisir ces fré-
quentations d'église.
Ce n'est pas que sa situation morale à lui-même ne fût
en train de se modifier. Le chagrin est nuage et change de
forme.
Les âmes robustes, nous venons de le dire, sont parfois,
par de certains coups de malheur, destituées presque, non
tout à fait. Les caractères virils, tels que Lethierry, réagis-
sent dans un temps donné. Le désespoir a des degrés re-
montants. De l'accablement on monte à l'abattement, de
l'abattement à l'affliction, de l'affliction à la mélancolie. La
mélancolie est un crépuscule. La souff*rance s'y fond dans
une sombre joie.
La mélancolie, c'est le bonheur d'être triste.
Ces atténuations élégiaques n'étaient point faites pour
Lethierry; ni la nature de son tempérament, ni le genre de
son malheur, ne comportaient ces nuances. Seulement, au
moment où nous venons de le retrouver, la rêverie de son
premier désespoir tendait, depuis une semaine environ, à se
dissiper; sans être moins triste, Lethierry était moins inerte;
254 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
il était toujours sombre, .mais il n'était plus morne; il lui
revenait une certaine perception des faits et des événements;
et il commençait à éprouver quelque chose de ce phéno-
mène qu'on pourrait appeler la rentrée dans la réalité.
Ainsi, le jour, dans la salle basse, il n'écoutait pas les
paroles des gens, mais il les entendait. Grâce vint un matin
toute triomphante dire à Déruchette que mess Lethierry
avait défait la bande d'un journal.
Cette demi-acceptation de la réalité est, en soi, un bon
symptôme. C'est la convalescence. Les grands malheurs sont
un étourdissement. On en sort par là. Mais cette améliora-
tion fait d'abord l'effet d'une aggravation. L'état de rêve
antérieur émoussait la douleur; on voyait trouble, on sen-
tait peu; à présent la vue est nette, on n'échappe à rien, on
saigne de tout. La plaie s'avive. La douleur s'accentue de
tous les détails qu'on aperçoit. On revoit tout dans le sou-
venir. Tout retrouver, c'est tout regretter. 11 y a dans ce
retour au réel toutes sortes d'arrière-goûts amers. On est
mieux, et pire. C'est ce qu'éprouvait Lethierry. Il souffrait
plus distinctement.
Ce qui avait ramené mess Lethierry au sentiment de la
réalité, c'était une secousse.
Disons cette secousse.
Une après-midi, vers le 15 ou le W avril, on avait en-
tendu à la porte de la salle basse des Bravées les deux coups
qui annoncent le facteur. Douce avait ouvert. C'était une
lettre en effet.
Cette lettre venait de la mer. Elle était adressée à mess
Lethierry. Elle était timbrée Lisboa.
NUIT ET LUNE. 2ss
20D
Douce avait porté la lettre à mess Lethierry qui était
enfermé dans sa chambre, U avait pris cette lettre, l'avait
machinalement posée sur sa table, et ne Tavait pas re-
gardée.
Cette lettre resta une bonne semaine sur la table sans
être décachetée.
Il arriva pourtant qu'un matin Douce dit à mess Le-
thierry :
— Monsieur, faut-il ôter la poussière qu'il y a sur votre
lettre?
Lethierry parut se réveiller.
— C'est juste, dit-il.
Et il ouvrit la lettre.
Il lut ceci :
c( En mer, ce 10 mars.
(c Mess Lethierry, de Saint-Sampson,
(( Vous recevrez de mes nouvelles avec plaisir.
c( Je suis sur le Tamaulipas, en route pour Pasrevenir.
Il y a dans l'équipage un matelot Ahier-Tostevin, de Guer-
nesey, qui reviendra, lui, et qui aura des choses à raconter.
Je profite de la rencontre du navire Ilernan Gortez allant
à Lisbonne pour vous faire passer cette lettre.
c( Soyez étonné. Je suis honnête homme.
a Aussi honnête que sieur Clubiu.
c( Je dois croire que vous savez la chose qui est arrivée;
pourtant il n'est peut-être pas de trop que je vous l'ap-
prenne.
c( La voici :
256 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
« Je vous ai rendu vos capitaux.
« Je vous avais emprunté, un peu incorrectement, cin-
quante mille francs. Avant de quitter Saint-Malo, j'ai remis
pour vous à votre homme de confiance, sieur Glubin, trois
bank-notes de mille livres chaque, ce qui fait soixante-
quinze mille francs. Vous trouverez sans doute ce rembour-
sement suffisant.
c( Sieur Glubin a pris vos intérêts et reçu votre argent
avec énergie. Il m^a paru très zélé; c'est pourquoi je vous
avertis.
c( Votre autre homme de confiance,
c( Rantaine.
« Postscriptum. — Sieur Glubin avait un revolver, ce
qui fait que je n'ai pas de reçu. »
Touchez une torpille, touchez une bouteille de Leyde
chargée, vous ressentirez ce qu'éprouva mess Lethierry en
lisant cette lettre.
Sous cette enveloppe, dans cette feuille de papier pliée
en quatre à laquelle il avait au premier moment fait si peu
attention, il y avait une commotion.
11 reconnut cette écriture, il reconnut cette signature.
Quant au fait, tout d'abord il n'y comprit rien.
Gommotion telle qu'elle lui remit, pour ainsi dire, l'es-
prit sur pied.
Le phénomène des soixante-quinze mille francs confiés
par Rantaine à Glubin, étant une énigme, était le côté utile
de la secousse, en ce qu'il forçait le cerveau de Lethierry
NUIT ET LUNE. 257
à travailler. Faire une conjeclure, c'est pour la pensée une
occupation saine. Le raisonnement est éveillé, la logique
est appelée.
Depuis quelque temps l'opinion publique de Guernesey
était occupée à rejuger Glubin, cet honnête homme pendant
tant d'années si unanimement admis dans la circulation de
l'estime. On s'interrogeait, on se prenait à douter, il y avait
des paris pour et contre. Des lumières singulières s'étaient
produites. Clubin commençait à s'éclairer, c'est-à-dire qu'il
devenait noir.
Une information judiciaire avait eu lieu à Saint-Malo
pour savoir ce qu'était devenu le garde-côte 619. La perspi-
cacité légale avait fait fausse route, ce qui lui arrive sou-
vent. Elle était partie de cette supposition que le garde-
côte avait dû être embauché par Zuela et embarqué sur le
Tamaulipas pour le Chili. Cette hypothèse ingénieuse avait
entraîné force aberrations. La myopie de la justice n'avait
pas même aperçu Rantaine. ÎVlais, chemin faisant, les magis-
trats instructeurs avaient levé d'autres pistes. L'obscure
affaire s'était compliquée. Glubin avait fait son entrée dans
l'énigme. Il s'était établi une coïncidence, un rapport peut-
être, entre le départ du Tamaulipas et la perte de la
Durande. Au cabaret de la porte Dinan où Glubin croyait
n'être pas connu, on l'avait reconnu; le cabaretier avait
parlé; Glubin avait acheté une bouteille d'eau-de-vie. Pour
qui? L'armurier de la rue Saint-Vincent avait parlé; Glubin
avait acheté un revolver. Contre qui? L'aubergiste de l'Au-
berge Jean avait parlé; Clubin avait eu des absences inex-
plicables. Le capitaine Gertrais-Gaboureau avait parlé;
IlOMAN. — X[. 2\i
258 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Clubin avait voulu partir, quoique averti, et sachant qu'il
allait chercher le brouillard. L'équipage de la Durande avait
parlé. Au fait, le chargement était manqué et l'arrimage
était mal fait, négligence aisée à comprendre, si le capitaine
veut perdre le navire. Le passager guernesiais avait parlé;
Clubin avait cru naufrager sur les Ilanois. Les gens de ïor-
teval avaient parlé; Clubin y était venu quelques jours avant
la perte de la Durande, et avait dirigé sa promenade vers
Plainmont voisin des Hanois. Il portait un sac- valise, ce II
était parti avec, et revenu sans. » Les déniquoiseaux avaient
parlé; leur histoire avait paru pouvoir se rattacher à la
disparition de Clubin, à la seule condition d'y remplacer
les revenants par des contrebandiers. Enfin la maison
visionnée de Plainmont elle-même avait parlé; des gens
décidés à se renseigner Tavaient escaladée, et avaient trouvé
dedans, quoi? précisément le sac-valise de Clubin. La Dou-
zaine de Torteval avait saisi le sac, et l'avait fait ouvrir. Il
contenait des provisions de bouche, une longue-vue, un
chronomètre, des vêtements d'homme et du linge marqué
aux initiales de Clubin. Tout cela, dans les propos de Saint-
Malo et de Guernesey, se construisait, et finissait par faire
un à peu près de baraterie. On rapprochait des linéaments
confus; on constatait un dédain singulier des avis, une
acceptation des chances de brouillard, une négligence sus-
pecte dans l'arrimage, une bouteille d'eau-de-vie, un timo-
nier ivre, une substitution du capitaine au timonier, un coup
de barre au moins bien maladroit. L'héroïsme à demeurer
sur l'épave devenait coquinerie. Clubin du reste s'était
trompé d'écueil. L'intention de baraterie admise, on com-
NUIT ET LUNE. 259
prenait le choix des Hanois, la côte aisément gagnée à la
nage, un séjour dans la maison visionnée en attendant l'oc-
casion de fuir. Le sac-valise, cet en-cas, achevait la démon-
stration. Par quel lien cette aventure se rattachait-elle à
l'autre aventure, celle du garde-côte, on ne le saisissait
point. On devinait une corrélation; rien de plus. On entre-
voyait, du côté de cet homme, le garde-marine numéro 619,
tout un drame tragique. Clubin peut-être n'y jouait pas,
mais on l'apercevait dans la coulisse.
Tout ne s'expliquait point par la baraterie. 11 y avait un
revolver sans emploi. Ce revolver était probablement de
l'autre alîaire.
Le flair du peuple est fin et juste. L'instinct public
excelle dans ces restaurations de la vérité faites de pièces
et de morceaux. Seulement, dans ces faits d'où se dégageait
une baraterie vraisemblable, il y avait de sérieuses incerti-
tudes.
Tout se tenait, tout concordait; mais la base manquait.
On ne perd pas un navire pour le plaisir de le perdre.
On ne court point tous ces risques de brouillard, d'écueil,
de nage, de refuge et de fuite, sans un intérêt. Quel avait
pu être l'intérêt de Clubin?
On voyait son acte, on ne voyait pas son motif.
De là un doute dans beaucoup d'esprits. Où il n'y a
point de motif, il semble qu'il n'y ait plus d'acte.
La lacune était grave.
Cette lacune, la lettre de Rantaine venait la combler.
Cette lettre donnait le motif de Clubin. Soixante-quinze
mille francs à voler.
260 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Rantaine était le dieu dans la machine. Il descendait du
nuage une chandelle à la main.
Sa lettre était le coup de clarté final.
Elle expliquait tout, et surabondamment elle annonçait
un témoignage, Ahier-Tostevin.
Chose décisive, elle donnait l'emploi du revolver.
Rantaine était incontestablement tout à fait informé. Sa
lettre faisait toucher tout du doigt.
Aucune atténuation possible à la scélératesse de Clubin.
11 avait prémédité le naufrage ; et la preuve, c'était l'en-cas
apporté dans la maison visionnée. Et en le supposant inno-
cent, en admettant le naufrage fortuit, n'eût-il pas dû, au
dernier moment, décidé à son sacrifice sur Tépave, remettre
les soixante-quinze mille francs pour mess Lethierry aux
hommes qui se sauvaient dans la chaloupe? L'évidence écla-
tait. Maintenant qu'était devenu Clubin? Il avait probable-
ment été victime de sa méprise. Il avait sans doute péri
dans recueil Douvres.
Cet échafaudage de conjectures, très conformes, on le
voit, à la réalité, occupa, pendant plusieurs jours l'esprit de
mess Lethierry. La lettre de Rantaine lui rendit ce service
de le forcer à penser. Il eut un premier ébranlement de
surprise, puis il fit cet efi"ort de se mettre à réfléchir. Il fit
l'autre effort plus difficile encore de s'informer. II dut
accepter et même chercher des conversations. Au bout de
huit jours, il était redevenu, jusqu'à un certain point, pra-
tique; son esprit avait repris de l'adhérence, et était presque
guéri. Il était sorti de l'état trouble.
La lettre de Rantaine, en admettant que mess Lethierry
NUIT ET LUNE.
261
eût pu jamais entretenir quelque espoir de remboursement
de ce côté-là, fit évanouir sa dernière chance.
Elle ajouta à la catastrophe de la Durande ce nouveau
naufrage de soixante-quinze mille francs. Elle le remit en
possession de cet argent juste assez pour lui en faire sentir
la perte. Cette lettre lui montra le fond de sa ruine.
De là une souffrance nouvelle, et très aiguë, que nous
avons indiquée tout à l'heure. Il commença, chose qu'il
n'avait point faite depuis deux mois, à se préoccuper de sa
maison, de ce qu'elle allait devenir, de ce qu'il faudrait
réformer. Petit ennui à mille pointes, presque pire que le
désespoir. Subir son malheur par le menu, disputer pied à
pied au fait accompli le terrain qu'il vient vous prendre,
c'est odieux. Le bloc du malheur s'accepte, non sa pous-
sière. L'ensemble accablait, le détail torture. Tout à l'heure
la catastrophe vous foudroyait, maintenant elle vous chicane.
C'est l'humiliation aggravant l'écrasement. C'est une
deuxième annulation s'ajoutant à la première, et laide. On
descend d'un degré dans le néant. Après le linceul, c'est le
haillon.
Songer à décroître. II n'est pas de pensée plus triste.
Être ruiné, cela semble simple. Coup violent; brutalité du
sort; c'est la catastrophe une fois pour toutes. Soit. On l'ac-
cepte. Tout est fini. On est ruiné. C'est bon, on est mort. Point.
On est vivant. Dès le lendemain, on s'en aperçoit. A quoi? A
des piqûres d'épingle. Tel passant ne vous salue plus, les fac-
tures des marchands pleuvent, voilà un de vos ennemis qui
rit. Peut-être rit-il du dernier calembour d'Arnal, mais c'est
égal, ce calembour ne lui semble si charmant que parce que
5262 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
vous êtes ruiné. Vous lisez votre amoindrissement même
dans les regards indifférents ; les gens qui dînaient chez vous
trouvent que c'était trop de trois plats à votre table ; vos
défauts sautent aux yeux de tout le monde ; les ingratitudes,
n'attendant plus rien, s'affichent; tous les imbéciles ont prévu
ce qui vous arrive ; les méchants vous déchirent, les pires
vous plaignent. Et puis cent détails mesquins. La nausée
succède aux larmes. Vous buviez du vin, vous boirez du
cidre. Deux servantes ! c'est déjà trop d'une. Il faudra con-
gédier celle-ci et surcharger celle-là. H y a trop de fleurs
dans le jardin; on plantera des pommes de terre. On donnait
ses fruits à ses amis, on les fera vendre au marché. Quant
aux pauvres, il n'y faut plus songer; n'est-on pas un pauvre
soi-même ? Les toilettes, question poignante. Retrancher un
ruban à une femme, quel supplice! A qui vous donne la
beauté, refuser la parure! Avoir l'air d'un avare! Elle va
peut-être vous dire : — Quoi, vous avez ôté les fleurs de
mon jardin, et voilà que vous les ôtez de mon chapeau ! —
Hélas ! la condamner aux robes fanées ! La table de famille
est silencieuse. Vous vous figurez qu'autour de vous on vous
en veut. Les visages aimés sont soucieux. Voilà ce que c'est
que décroître. Il faut remourir tous les jours. Tomber, ce
n'est rien, c'est la fournaise. Décroître, c'est le petit feu.
L'écroulement, c'est Waterloo ; la diminution, c'est Sainte-
Hélène. Le sort, incarné en Wellington, a encore quelque
dignité ; mais quand il se fait Hudson Lowe, quelle vilenie !
Le destin devient un pleutre. On voit l'homme de Campo-
Formio querellant pour une paire de bas de soie. Rapetis-
sement de Napoléon qui rapetisse l'Angleterre.
NUIT ET LUNE. 263
Ces deux phases, Waterloo et Sainte-Hélène, réduites aux
proportions bourgeoises, tout homme ruiné les traverse.
Le soir que nous avons dit, et qui était un des premiers
soirs de mai, Lethierry, laissant Déruchette errer au clair
de lune dans le jardin, s'était couché plus triste que jamais.
Tous ces détails chétifs et déplaisants, complications des
fortunes perdues, toutes ces préoccupations du troisième
ordre, qui commencent par être insipides et qui finissent par
être lugubres, roulaient dans son esprit. Maussade encombre-
ment de misères. Mess Lethierry sentait sa chute irrémédiable.
Qu^allait-on faire? Qu'allait-on devenir." Quels sacrifices
faudrait-il imposera Déruchette? Qui renvoyer, de Douce ou
de Grâce? Vendrait-on les Bravées? N'en serait-on pas réduit
à quitter l'île? N'être rien là où Ton a été tout, déchéance
insupportable en effet.
Et dire que c'était fini ! Se rappeler ces traversées liant
la France à l'Archipel, ces mardis du départ, ces vendredis
du retour, la foule sur le quai, ces grands chargements, cette
industrie, cette prospérité, cette navigation directe et fière,
cette machine où l'homme met sa volonté, cette chaudière
toute-puissante, cette fumée, cette réalité! Le navire à vapeur,
c'est la boussole complétée; la boussole indique le droit
chemin, la vapeur le suit. L'une propose, l'autre exécute.
Où était-elle, sa Durande, cette magnifique et souveraine
Durande, cette maîtresse de la mer, cette reine qui le faisait
roi? Avoir été dans son pays l'homme idée, Thomme succès,
l'homme révolution! y renoncer! abdiquer! N'être plus!
faire rire! Être un sac où il y a eu quelque chose! Être le
passé quand on a été l'avenir! aboutir à la pitié hautaine
264 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
des idiots! voir triompher la routine, Fentêtement, l'ornière,
l'égoïsme, l'ignorance! voir recommencer bêtement les va-
et-vient des contres gothiques cahotés sur le flot ! voir la
vieillerie rajeunir! Avoir perdu toute sa vie! avoir été la
lumière et subir l'éclipsé ! Ah ! comme c'était beau sur les
vagues cette cheminée altière, ce prodigieux cylindre, ce
pilier au chapiteau de fumée, cette colonne plus grande que
la colonne Vendôme, car sur l'une il n'y a qu'un homme et
sur l'autre il y a le progrès! L'océan était dessous. C'était
la certitude en pleine mer. On avait vu cela dans cette petite
île, dans ce petit port, dans ce petit Saint-Sampson? Oui,
on l'avait vu! Quoi! on l'a vu, et on ne le reverra plus.
Toute cette obsession du regret torturait Lethierry. 11
y a des sanglots de la pensée. Jamais peut-être il n'avait
plus amèrement senti sa perte. Un certain engourdissement
suit ces accès aigus. Sous cet appesantissement de tristesse,
il s'assoupit.
Il resta environ deux heures les paupières fermées, dor-
mant un peu, songeant beaucoup, fiévreux. Ces torpeurs-ià
couvrent un obscur travail dn cerveau, très fatigant. Vers le
milieu de la nuit, vers minuit, un peu avant, ou un peu
après, il secoua cet assoupissement. Il se réveilla, il ouvrit
les yeux, sa fenêtre faisait face à son hamac, il vit une chose
extraordinaire.
Une forme était devant sa fenêtre. Une forme inouïe. La
cheminée d'un bateau à vapeur.
Mess Lethierry se dressa tout d'une pièce sur son séant.
Le hamac oscilla comme au branle d'une tempête. Lethierry
regarda. Il y avait dans la fenêtre une vision. Le port plei
_ n
NUIT ET LUNE. 265
de clair de lune s'encadrait dans les vitres, et sur cette
clarté, tout près de la maison, se découpait, droite, ronde
et noire, une silhouette superbe.
Un tuyau de machine était là.
Lethierry se précipita à Las du hamac, courut à la fenêtre,
leva le châssis, se pencha dehors, et la reconnut.
La cheminée de la Durande était devant lui.
Elle était à l'ancienne place.
Ses quatre chaînes la maintenaient amarrée au bordage
d'un bateau dans lequel, au-dessous d'elle, on distinguait
une masse qui avait un contour compliqué.
Lethierry recula, tourna le dos à la fenêtre, et retomba
assis sur le hamac.
Il se retourna, et revit la vision.
Un moment après, le temps d'un éclair, il était sur le
quai, une lanterne à la main.
Au vieil anneau d'amarrage de la Durande était attachée
une barque portant un peu à l'arrière un bloc massif d'où
sortait la cheminée droite devant la fenêtre des Bravées.
L'avant de la barque se prolongeait, en dehors du coin du
mur de la maison, à fleur de quai.
Il n'y avait personne dans la barque.
Cette barque avait une forme à elle et dont tout Guer-
nesey eût donné le signalement. C'était la panse.
Lethierry sauta dedans. Il courut à la masse qu'il voyait
au delà du mât. C'était la machine.
Elle était là, entière, complète, intacte, carrément assise
sur son plancher de fonte; la chaudière avait toutes ses
cloisons ; l'arbre des roues était dressé et amarré près de
ROMAN. — xr. 34
266 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
la chaudière; la pompe de saumure était à sa place; rien
ne manquait.
Lethierry examina la machine.
La lanterne et la lune s'entr'aidaient pour Téclairer.
Il passa tout le mécanisme en revue.
Il vit les deux caisses qui étaient à côté. Il regarda
l'arbre des roues.
Il alla à la cabine. Elle était vide.
Il revint à la machine et la toucha. Il avança sa tête dans
la chaudière. Il se mit à genoux pour voir dedans.
Il posa dans le fourneau sa lanterne dont la lueur illu-
mina toute la mécanique et produisit presque le trompe-l'œil
d'une machine allumée.
Puis il éclata de rire, et, se redressant, l'œil fixé sur
la machine, les bras tendus vers la cheminée, il cria : Au
secours !
La cloche du port était sur le quai à quelques pas, il y
courut, empoigna la chaîne et se mit à secouer la cloche
impétueusement.
('!, IJuru l'nv.
'fti/fit^n/Zi^i-i/ /rf/y/? V/y ',''/' .'■£
GÀr V iîii:ha.r ti tk^
II
ENCORE LA CLOCHE DU PORT
Gilliatt en effet, après une traversée sans incident, mais
un peu lente à cause de la pesanteur du chargement de la
panse, était arrivé à Saint-Sampson à la nuit close, plus près
de dix heures que de neuf.
Gilliatt avait calculé l'heure. La demi-remontée s'était
faite. Il y avait de la lune et de Feau; on pouvait entrer dans
le port.
Le petit havre était endormi. Quelques navires y étaient
268 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
mouillés, cargues sur vergues, hunes capelées, et sans
fanaux. On apercevait au fond quelques barques au radoub,
à sec dans le carénage. Grosses coques démâtées et sabordées,
dressant au-dessus de leur bordage troué de claires-voies les
pointes courbes de leur membrure dénudée, assez semblables
à des scarabées morts couchés sur le dos, pattes en Fair.
Gilliatt, sitôt le goulet franchi, avait examiné le port et
le quai. 11 n'y avait de lumière nulle part, pas plus aux
Bravées qu'ailleurs. 11 n'y avait point de passants, excepté
peut-être quelqu'un, un homme, qui venait d'entrer au pres-
bytère ou d'en sortir. Et encore n'était-on pas sûr que ce
fût une personne, la nuit estompant tout ce qu'elle dessine
et le clair de lune ne faisant jamais rien que d'indécis. La
distance s'ajoutait à l'obscurité. Le presbytère d'alors était
situé de l'autre côté du port, sur un emplacement où est
construite aujourd'-hui une cale couverte.
Gilliatt avait silencieusement accosté les Bravées, et avait
amarré la panse à l'anneau de la Durande sous la fenêtre de
mess Lethierry.
Puis il avait sauté par-dessus le bordage et pris terre.
Gilliatt, laissant derrière lui la panse à quai, tourna la
maison, longea une mette, puis une autre, ne regarda même
pas l'embranchement de sentier qui menait au Bu de la
Rue, et, au bout de quelques minutes, s'arrêta dans ce recoin
de muraille où il y avait une mauve sauvage à fleurs roses
en juin, du houx, du lierre et des orties. C'est de là que,
caché sous les ronces, assis sur une pierre, bien des fois,
dans les jours d'été, et pendant de longues heures et pen-
dant des mois entiers, il avait contemplé, par-dessus le mur,
NUIT ET LUNE. 269
bas au point de tenter l'enjambée, le jardin des Bravées, et,
à travers les branches d^arbres, deux fenêtres d'une chambre
de la maison. Il retrouva sa pierre, sa ronce, toujours le
mur aussi bas, toujours l'angle aussi obscur, et, comme une
bête rentrée au trou, glissant plutôt que marchant, il se
blottit. Une fois assis, il ne fit plus un mouvement. Il regarda.
Il revoyait le jardin, les allées, les massifs, les carrés de
fleurs, la maison, les deux fenêtres de la chambre. La lune
lui montrait ce rêve. Il est affreux qu'on soit forcé de res-
pirer. II faisait ce qu'il pouvait pour s'en empêcher.
Il lui semblait voir un paradis fantôme. Il avait peur que
tout cela ne s'envolât. Il était presque impossible que ces
choses fussent réellement sous ses yeux; et si elles y étaient,
ce ne pouvait être qu'avec l'imminence d'évanouissement
qu'ont toujours les choses divines. Un souffle, et tout se
dissiperait. Gilliatt avait ce tremblement.
Tout près, en face de lui, dans le jardin, au bord d'une
allée, il y avait un banc de bois peint en vert. On se souvient
de ce banc.
Gilliatt regardait les deux fenêtres. Il pensait à un som-
meil possible de quelqu'un dans cette chambre. Derrière
ce mur, on dormait. Il eût voulu ne pas être où il était. Il
eût mieux aimé mourir que de s'en aller. Il pensait à une
haleine soulevant une poitrine. Elle, ce mirage, cette blan-
cheur dans une nuée, cette obsession flottante de son esprit,
elle était là! il pensait à l'inaccessible qui était endormi,
et si près, et comme à la portée de son extase; il pensait à
la femme impossible assoupie, et visitée, elle aussi, par les
chimères ; à la créature souhaitée, lointaine, insaisissable,
270 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
fermant les yeux, le front dans la main; au mystère du
sommeil de l'être idéal ; aux songes que peut faire un songe.
Il n'osait penser au delà et il pensait pourtant; il se ris-
quait dans les manques de respect de la rêverie, la quantité
de forme féminine que peut avoir un ange le troublait,
l'heure nocturne enhardit aux regards furtifs les yeux
timides, il s'en voulait d'aller si avant, il craignait de pro-
faner en réfléchissant ; malgré lui, forcé, contraint, frémis-
sant, il regardait dans l'invisible. Il subissait le frisson, et
presque la souffrance, de se figurer un jupon sur une chaise,
une mante jetée sur le tapis , une ceinture débouclée, un
fichu. Il imaginait un corset, un lacet traînant à terre, des
bas, des jarretières. Il avait l'âme dans les étoiles.
Les étoiles sont faites aussi bien pour le cœur humain
d'un pauvre comme Gilliatt que pour le cœur humain d'un
millionnaire. A un certain degré de passion, tout homme
est sujet aux profonds éblouissements. Si c'est une nature
âpre et primitive, raison de plus.
Être sauvage, cela s'ajoute au rêve.
Le ravissement est une plénitude qui déborde comme
une autre. Voir ces fenêtres, c'était presque trop pour
Gilliatt.
Tout à coup, il la vit elle-même.
Des branchages d'un fourré déjà épaissi parle printemps,
sortit, avec une ineffable lenteur spectrale et céleste, une
figure, une robe, un visage divin, presque une clarté sous
la lune.
Gilliatt se sentit défaillir, c'était Déruchette.
Déruchette approcha. Elle s'arrêta. Elle fit quelques pas
NUIT ET LUNE. 271
pour s'éloigner, s'arrêta encore, puis revint s'asseoir sur le
banc de bois. La lune était dans les arbres, quelques nuées
erraient parmi les étoiles pâles, la mer parlait aux choses
de l'ombre à demi-voix, la ville dormait, une brume mon-
tait de l'horizon, cette mélancolie était profonde. Déruchette
inclinait le front, avec cet œil pensif qui regarde attenti-
vement rien; elle était assise de profil, elle était presque
nu-tête, ayant un bonnet dénoué qui laissait voir sur sa
nuque délicate la naissance des cheveux, elle roulait machi-
nalement un ruban de ce bonnet autour d'un de ses doigts,
la pénombre modelait ses mains de statue, sa robe était
d'une de ces nuances que la nuit fait blanches, les arbres
remuaient comme s'ils étaient pénétrables à l'enchantement
qui se dégageait d'elle, on voyait le bout d'un de ses pieds,
il y avait dans ses cils baissés cette vague contraction qui
annonce une larme rentrée ou une pensée refoulée, ses bras
avaient l'indécision ravissante de ne point trouver où s'ac-
couder, quelque chose qui flotte un peu se mêlait à toute
sa posture, c'était plutôt une lueur qu'une lumière et une
grâce qu'une déesse, les plis du bas de sa jupe étaient
exquis, son adorable visage méditait virginalement. Elle
était si près que c'était terrible. Gilliatt l'entendait res-
pirer.
Il y avait dans des profondeurs un rossignol qui chantait.
Les passages du vent dans les branches mettaient en mou-
vement l'ineffable silence nocturne. Déruchette, jolie et sa-
crée, apparaissait dans ce crépuscule comme la résultante
de ces rayons et de ces parfums; ce charme immense et
épars aboutissait mystérieusement à elle, et s'y condensait,
272 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
et elle en élaii l'épanouissement. Elle semblait l'âme fleur
de toute cette ombre.
Toute cette ombre flottante en Déruchette pesait sur
Gilliatt. Il était éperdu. Ce qu'il éprouvait échappe aux pa-
roles; l'émotion est toujours neuve et le mot a toujours servi,
de là l'impossibilité d'exprimer l'émotion. L'accablement
du ravissement existe. Voir Déruchette, la voir elle-même,
voir sa robe, voir son bonnet, voir son ruban qu'elle tourne
autour de son doigt, est-ce qu'on peut se figurer une telle
chose? Être près d'elle, est-ce que c'est possible? L'en-
tendre respirer, elle respire donc ! alors les astres respirent.
Gilliatt frissonnait. Il était le plus misérable et le plus
enivré des hommes. II ne savait que faire. Ce délire de la
voir l'anéantissait. Quoi ! c'était elle qui était là, et c'était
lui qui était ici! Ses idées, éblouies et fixes, s'arrêtaient sur
cette créature comme sur une escarboucle. Il regardait cette
nuque et ces cheveux. Il ne se disait même pas que tout
cela maintenant était à lui, qu'avant peu, demain peut-être,
ce bonnet il aurait le droit de le défaire, ce ruban il aurait
le droit de le dénouer. Songer jusque-là, il n'eût pas même
conçu un moment cet excès d'audace. Toucher avec la pen-
sée, c'est presque toucher avec la main. L'amour était pour
Gilliatt comme le miel pour l'ours, le rêve exquis et délicat.
Il pensait confusément. Il ne savait ce qu'il avait. Le rossi-
gnol chantait. Il se sentait expirer.
Se lever, franchir le mur, s'approcher, dire : c'est moi,
parler à Déruchette, cette idée ne lui venait pas. Si elle lui
fût venue, il se fût enfui. Si quelque chose de semblable à
une pensée parvenait à poindre dans son esprit, c'était ceci,
NUIT ET LUNE. 273
que Déruchette était là, qu'il n'y avait besoin de rien de
plus, et que l'éternité commençait.
Un bruit les tira tous les deux, elle de sa rêverie, lui de
son extase.
Quelqu'un marchait dans le jardin. On ne voyait pas qui,
à cause des arbres. C'était un pas d'homme.
Déruchette leva les yeux.
Les pas s'approchèrent, puis cessèrent. La personne qui
marchait venait de s'arrêter. Elle devait être tout près. Le
sentier où était le banc se perdait entre deux massifs. C'est
là qu'était cette personne, dans cet entre-deux, à quelques
pas du banc.
Le hasard avait disposé les épaisseurs des branches de
telle sorte que Déruchette la voyait, mais que Gilliatt ne la
voyait pas.
La lune projetait sur la terre, hors du massif jusqu'au
banc, une ombre.
Gilliatt voyait cette ombre. 11 regarda Déruchette.
Elle était toute pâle. Sa bouche entr'ouverte ébauchait
un cri de surprise. Elle s'était soulevée à demi sur le
banc et elle y était retombée; il y avait dans son attitude
un mélange de fuite et de fascination. Son étonnement
était un enchantement plein de crainte. Elle avait sur les
lèvres presque le rayonnement du sourire et une lueur de
larmes dans les yeux. Elle était comme transfigurée par
une présence. Il ne semblait pas que l'être qu'elle voyait
fût de la terre. La réverbération d'un ange était dans son
regard .
L'être qui n'était pour Gilliatt qu'une ombre parla. Une
ROMA.N. — XI. ^^
274 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
voix sortit du massif, plus douce qu'une voix de femme, une
voix d'homme pourtant. Gilliatt entendit ces paroles :
— Mademoiselle, je vous vois tous les dimanches et tous
les jeudis; on m'a dit qu'autrefois vous ne veniez pas si
souvent. C'est une remarque qu'on a faite, je vous demande
pardon. Je ne vous ai jamais parlé, c'était mon devoir : au-
jourd'hui je vous parle, c'est mon devoir. Je dois d'abord
m'adresser à vous. Le Cashmere part demain. C'est ce qui
fait que je suis venu. Vous vous promenez tous les soirs
dans votre jardin. Ce serait mal à moi de connaître vos
habitudes si je n'avais pas la pensée que j'ai. Mademoi-
selle, vous êtes pauvre; depuis ce matin je suis riche. Vou-
lez-vous de moi pour votre mari?
Déruchette joignit ses deux mains comme une suppliante,
et regarda celui qui lui parlait, muette, l'œil fixe, trem-
blante de la tête aiix pieds.
La voix reprit :
— Je vous aime. Dieu n'a pas fait le cœur de l'homme
pour qu'il se taise. Puisque Dieu promet l'éternité , c'est
qu'il veut qu'on soit deux. Il y a pour moi sur la terre une
femme, c'est vous. Je pense à vous comme à une prière.
Ma foi est en Dieu et mon espérance est en vous. Les ailes
que j'ai, c'est vous qui les portez. Vous êtes ma vie, et déjà
mon ciel.
— Monsieur, dit Déruchette, il n'y a personne pour ré-
pondre dans la maison.
La voix s'éleva de nouveau :
— J'ai fait ce doux songe. Dieu ne défend pas les songes.
Vous me faites l'effet d'une gloire. Je vous aime passion-
NUIT ET LUNE. 275
nément, mademoiselle. La sainte innocence, c'est vous. Je
sais que c'est l'heure où l'on est couché, mais je n'avais pas
le choix d'un autre moment. Vous rappelez-vous ce pas-
sage de la bible qu'on a lu? Genèse, chapitre vingt-cinq. J'y
ai toujours songé depuis. Je l'ai relu souvent. Le révérend
Ilérode me disait : Il vous faut une femme riche. Je lui ai
répondu : Non, il me faut une femme pauvre. Mademoi-
selle, je vous parle sans approcher, je me reculerai même
si vous ne voulez pas que mon ombre touche vos pieds.
C'est vous qui êtes la souveraine; vous viendrez à moi si
vous voulez. J'aime et j'attends. Vous êtes la forme vivante
de la bénédiction.
— Monsieur, balbutia Déruchette, je ne savais pas qu'on
me remarquait le dimanche ^i le jeudi,
La voix continua :
— On ne peut rien contre les choses angéliques. Toute
la loi est amour. Le mariage, c'est Ghanaan. Vous êtes la
beauté promise. pleine de grâce, je vous salue.
Déruchette répondit :
— Je ne croyais pas faire plus de mal que les autres
personnes qui étaient exactes.
La voix poursuivit :
— Dieu a mis ses intentions dans les fleurs, dans l'au-
rore, dans le printemps, et il veut qu'on aime. Vous êtes
belle dans cette obscurité sacrée de la nuit. Ce jardin a été
cultivé par vous et dans ses parfums il y a quelque chose
de votre haleine. Mademoiselle, les rencontres des âmes ne
dépendent pas d'elles. Ce n'est pas de notre faute. Vous
assistiez, rien de plus ; j'étais là, rien de plus. Je n'ai rien
^276 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
fait que de sentir que je vous aimais. Quelquefois mes yeux
se sont levés sur vous. J'ai eu tort, mais comment faire?
c'est en vous regardant que tout est venu. On ne peut s'em-
pêcher. II y a des volontés mystérieuses qui sont au-dessus
de nous. Le premier des temples c'est le cœur. Avoir votre
âme dans ma maison, c'est à ce paradis terrestre que j'as-
pire, y consentez-vous ? Tant que j'ai été pauvre, je n'ai rien
dit. Je sais votre âge. Vous avez vingt et un ans, j'en ai
vingt-six. Je pars demain; si vous me refusez, je ne revien-
drai pas. Soyez mon engagée, voulez-vous? Mes yeux ont
déjà, plus d'une fois, malgré moi, fait aux vôtres cette ques-
tion. Je vous aime, répondez-moi. Je parlerai à votre oncle
dès qu'il pourra me recevoir, mais je me tourne d'abord
vers vous. C'est à Rebecca qu'on demande Rebecca. A moins
que vous ne m'aimiez pas.
Déruchette pencha le front, et murmura :
— Oh! je l'adore !
Cela fut dit si bas que Gilliatt seul entendit.
Elle resta le front baissé comme si le visage dans l'ombre
mettait dans l'ombre la pensée.
Il y eut une pause. Les feuilles d'arbres ne remuaient
pas. C'était ce moment sévère et paisible où le sommeil des
choses s'ajoute au sommeil des êtres, et où la nuit semble
écouter le battement de cœur de la nature. Dans ce recueil-
lement s'élevait, comme une harmonie qui complète un si-
lence, le bruit immense de la mer.
La voix reprit :
— - Mademoiselle.
Déruchette tressaillit.
NUIT ET LUNE. 277
La voix continua :
— Ilélas ! j'attends.
— Qu'attendez-vous ?
— Votre réponse.
— Dieu l'a entendue, dit Déruchette.
Alors la voix devint presque sonore, et en même temps
plus douce que jamais. Ces paroles sortirent du massif,
comme d'un buisson ardent :
— Tu es ma fiancée. Lève-toi et viens. Que le bleu pro-
fond où sont les astres assiste à cette acceptation de mon
âme par ton âme, et que notre premier baiser se mêle au
firmament!
Déruchette se leva, et demeura un instant immobile, le
regard fixé devant elle, sans doute sur un autre regard.
Puis, à pas lents, la tête droite, les bras pendants et les
doigts des mains écartés comme lorsqu'on marche sur
un support inconnu, elle se dirigea vers le massif et y dis-
parut.
Un moment après, au lieu d'une ombre sur le sable il y
en avait deux, elles se confondaient, et Gilliatt voyait à ses
pieds l'embrassement de ces deux ombres.
Le temps coule de nous comme d'un sablier, et nous
n'avons pas le sentiment de cette fuite, surtout dans de cer-
tains instants suprêmes. Ce couple d'un côté, qui ignorait
ce témoin et ne le voyait pas, de l'autre ce témoin qui ne
voyait pas ce couple, mais qui le savait là, combien de mi-
nutes demeurèrent-ils ainsi , dans cette suspension mysté-
rieuse? 11 serait impossible de le dire. Tout à coup, un bruit
lointain éclata, une voix cria : Au secours! et la cloche du
278 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
port sonna. Ce tumulte, il est probable que le bonheur, ivre
et céleste, ne Tentendit pas.
La cloche continua de sonner. Quelqu'un qui eût cherché
Gilliatt dans l'angle du mur, ne l'y eût plus trouvé.
LIVRE DEUXIÈME
LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME
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Gér v-Bif^hfLr-i kt. .
I
JOIE ENTREMÊLÉE D'ANGOISSE
Mess Lethierry agitait la cloche avec emportement. Brus-
quement il s'arrêta. Un homme venait de tourner l'angle du
quai. C'était Gilliatt.
Mess Lethierry courut à lui, ou pour mieux dire se jeta
sur lui, lui prit la main dans ses poings, et le regarda un
moment dans les deux yeux en silence; un de ces silences
qui sont de l'explosion ne sachant par où sortir.
Puis avec violence, le secouant et le tirant, et le serrant
nOMAN. — XI.
36
282 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
dans ses bras, il fît entrer Gilliatt dans la salle basse des
Bravées, en repoussa du talon la porte qui demeura entr'ou-
verte, s'assit, ou tomba, sur une chaise à côté d'une grande
table éclairée par la lune dont le reflet blanchissait vague-
ment le visage de Gilliatt, et, d'une voix où il y avait des
éclats de rire et des sanglots mêlés, il cria :
— Ah! mon fils! l'homme au bug pipe! Gilliatt! je savais
bien que c'était toi! La panse, parbleu! Conte-moi ça. Tu y
es donc allé! On t'aurait brûlé il y a cent ans. C'est de la
magie. Il ne manque pas une vis. J'ai déjà tout regardé,
tout reconnu, tout manié. Je devine que les roues sont dans
les deux caisses. Te voilà donc enfin! Je viens de te cher-
cher dans ta cabine. J'ai sonné la cloche. Je te cherchais.
Je me disais : Où est-il que je le mange! Il faut convenir
qu'il se passe des choses extraordinaires. Cet animal-là
revient de l'écueil Douvres. Il me rapporte ma vie. Tonnerre!
tu es un ange. Oui, oui, oui, c'est ma machine. Personne
n'y croira. On le verra, on dira : Ce n'est pas vrai. Tout y
est, quoi! Tout y est! Il ne manque pas un serpentin. Il ne
manque pas un apitage. La tube de prise d'eau n'a pas
bougé. C'est incroyable qu'il n'y ait pas eu d'avarie. Il n'y
a qu'un peu d'huile à mettre. Mais comment as-tu fait? Et
dire que Durande va remarcher! L'arbre des roues est
démonté comme par un bijoutier. Donne-moi ta parole
d'honneur que je ne suis pas fou.
Il se dressa debout, respira et poursuivit :
— Jure-moi ça. Quelle révolution! Je me pince, je sens
bien que je ne rêve pas. Tu es mon enfant, tu es mon gar-
çon, tu es le bon Dieu. Ah! mon fils. Avoir été me chercher
LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME. 283
ma gueuse de machine! En pleine mer! dans ce guet-apens
d'écueil ! J'ai vu des choses très farces dans ma vie. Je n'ai
rien vu de tel. J'ai vu les parisiens qui sont des satans. Je
t'en fiche qu'ils feraient ça. C'est pis que la Bastille. J'ai vu
les gauchos lahourer dans les pampas, ils ont pour charrue
une branche d'arbre qui a un coude et pour herse un fagot
d'épines tiré avec une corde de cuir, ils récoltent avec ça
des grains de blé gros comme des noisettes. C'est de la gno-
gnotte à côté de toi. Tu as fait là un miracle, un pour de
vrai. Ah! legredin! Saute-moi donc au cou. Et on te devra
tout le bonheur du pays. Vont-ils bougonner dans Saint-
Sampson! Je vais m'occuper tout de suite de refaire le
bachot. C'est étonnant, la bielle n'a rien de cassé. Messieurs,
il est allé aux Douvres. Je dis les Douvres. Il est allé tout
seul. Les Douvres! un caillou qu'il n'y a rien de pire. Tu
sais, t'a-t-on dit? c'est prouvé, ça a été fait exprès, Clubin
a coulé Durande pour me filouter de l'argent qu'il avait à
m'apporter. Il a soulé Tangrouille. C'est long, je te racon-
terai un autre jour la piraterie. Moi, affreuse brute, j'avais
confiance dans Clubin. Il s'y est pincé, le scélérat, car il n'a
pas du en sortir. Il y a un Dieu, canaille! Vois-tu, Gilliatt,
tout de suite, dare, dare, les fers au feu, nous allons re-
bâtir Durande. Nous lui donnerons vingt pieds de plus. On
fait maintenant les bateaux plus longs. J'achèterai du bois
à Dantzick et à Brème. A présent que j'ai la machine, on me
fera crédit. La confiance reviendra.
Mess Lethierry s'arrêta, leva les yeux avec ce regard qui
voit le ciel à travers le plafond, et dit entre ses dents : Il
y en a un.
284 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Puis il posa le médium de sa main droite entre ses deux
sourcils, Fongle appuyé sur la naissance du nez, ce qui
indique le passage d'un projet dans le cerveau, et il reprit :
— C'est égal, pour tout recommencer sur une grande
échelle, un peu d'argent comptant eût bien fait mon affaire.
Ah! si j'avais mes trois hank- notes, les soixante-quinze
mille francs que ce brigand de Rantaine m'a rendus et que
ce brigand de Clubin m'a volés!
Gilliatt, en silence, chercha dans sa poche quelque
chose qu'il posa devant lui. C'était la ceinture de cuir qu'il
avait rapportée. Il ouvrit et étala sur la table cette cein-
ture dans l'intérieur de laquelle la lune laissait déchiffrer le
mot Chcbin; il tira du gousset de la ceinture une boîte, et
de la boîte trois morceaux de papier plies qu'il déplia et
qu'il tendit à mess Lethierry.
Mess Lethierry- examina les trois morceaux de papier. Il
faisait assez clair pour que le chiffre 1000 et le mot thon-
sand y fussent parfaitement visibles. Mess Lethierry prit
les trois billets, les posa sur la table l'un à côté de l'autre,
les regarda, regarda Gilliatt, resta un moment interdit, puis
ce fut comme une éruption après- une explosion.
— Ça aussi! Tu es prodigieux. Mes bank-notes! tous les
trois! mille chaque! mes soixante-quinze mille francs! Tu
es donc allé jusqu'en enfer. C'est la ceinture à Clubin. Par-
dieu! je lis dedans son ordure de nom. Gilliatt rapporte la
machine, plus l'argent! Voilà de quoi mettre dans les jour-
naux. J'achèterai du bois première qualité. Je devine, tu
auras retrouvé la carcasse. Clubin pourri dans quelque
coin. Nous prendrons le sapin à Dantzick et le chêne à
LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME. 285
Brème, nous ferons un bon bordé, nous mettrons le chêne
en dedans et le sapin en dehors. Autrefois on fabriquait les
navires moins bien et ils duraient davantage; c'est que le
bois était plus assaisonné, parce qu'on ne construisait pas
tant. Nous ferons peut-être la coque en orme. L'orme est
bon pour les parties noyées; être tantôt sec, tantôt trempé,
ça le pourrit; l'orme veut être toujours mouillé, il se nourrit
d'eau. Quelle belle Diirande nous allons conditionner! On
ne me fera pas la loi. Je n'aurai plus besoin de crédit. J'ai
les sous. A"t-on jamais vu ce Gilliatt! J'étais par terre,
aplati, mort. Il me remet debout sur mes quatre fers ! Et
moi qui ne pensais pas du tout à lui! Ça m'était sorti de
l'esprit. Tout me revient, à présent. Pauvre garçon! Ah!
par exemple, tu sais, tu épouses Déruchette.
Gilliatt s'adossa au mur, comme quelqu'un qui chancelle,
et très bas, mais très distinctement, il dit :
— Non.
Mess Lethierry eut un soubresaut.
— Comment, non!
Gilliatt répondit :
— Je ne l'aime pas.
Mess Lethierry alla à la fenêtre, l'ouvrit et la referma,
revint à la table, prit les trois bank-notes, les plia, posa
la boîte de fer dessus, se gratta les cheveux, saisit la cein-
ture de Clubin, la jeta violemment contre la muraille, et
dit :
— Il y a quelque chose.
11 enfonça ses deux poings dans ses deux poches, et
reprit :
286 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
— Tu n'aimes pas Déruchette! C'est donc pour moi que
tu jouais du bug pipe?
Gilliatt, toujours adossé au mur, pâlissait comme un
homme qui tout à l'heure ne respirera plus. A mesure qu'il
devenait pâle, mess Lethierry devenait rouge.
— En voilà un imbécile! 11 n'aime pas Déruchette! Eh
bien, arrange-toi pour l'aimer, car elle n'épousera que toi.
Quelle diable d'anecdote viens-tu me conter là! Si tu crois
que je te crois! Est-ce que tu es malade? c'est bon, envoie
chercher le médecin, mais ne dis pas d'extravagances. Pas
possible que tu aies déjà eu le temps de vous quereller et
de te fâcher avec elle. Il est vrai que les amoureux, c'est si
bête! Voyons, as-tu des raisons? Si tu as des raisons, dis-
les. On n'est pas une oie sans avoir des raisons. Après ça,
j'ai du coton dans les oreilles, j'ai peut-être mal entendu,
répète ce que tu as dit.
Gilliatt répliqua :
— J'ai dit non.
— Tu as dit non. II y tient, la brute! Tu as quelque
chose, c'est sûr! Tu as dit non! Voilà une stupidité qui
dépasse les limites du monde connu. On flanque des douches
aux personnes pour bien moins que ça. Ah! tu n'aimes pas
Déruchette! Alors c'est pour l'amour du bonhomme que tu
as fait tout ce que tu as fait! C'est pour les beaux yeux du
papa que tu es allé aux Douvres, que tu as eu froid, que tu
as eu chaud, que tu as crevé de faim et de soif, que tu as
mangé de la vermine de rocher, que tu as eu le brouillard,
la pluie et le vent pour chambre à coucher, et que tu as
exécuté la chose de me rapporter ma machine, comme on
LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME, 287
rapporte à une jolie femme son serin qui s'est échappé ! Et
la tempête d'il y a trois jours! Si tu t'imagines que je ne
me rends pas compte. Tu en as eu du tirage! C'est en fai-
sant la bouche en cœur du côté de ma vieille caboche que
tu as taillé, coupé, tourné, viré, traîné, limé, scié, charpenté,
inventé, écrabouillé, et fait plus de miracles à toi tout seul
que tous les saints du paradis. Ah! idiot! tu m'as pourtant
assez ennuyé avec ton bug pipe. On appelle ça biniou en
Bretagne. Toujours le même air, l'animal! Ah! tu n'aimes
pas Dérnchette! Je ne sais pas ce que tu as. Je me rappelle
bien tout à présent, j'étais là dans le coin, Déruchette a dit :
Je l'épouserai. Et elle t'épousera! Ah! tu ne l'aimes pas!
Réflexions faites, je ne comprends rien. Ou tu es fou, ou je
le suis. Et le voilà qui ne dit plus un mot. Ça n'est pas
permis de faire tout ce que tu as fait, et de dire à la fin :
Je n'aime pas Déruchette. On ne rend pas service aux gens
pour les mettre en colère. Eh bien! si tu ne l'épouses pas,
elle coiffera sainte Catherine. D'abord, j'ai besoin de toi,
moi. Tu seras le pilote de Durande. Si tiï t'imagines que je
vais te laisser aller comme ça! Ta, ta, ta, nenni mon cœur,
je ne te lâche point. Je te tiens. Je ne t'écoute seulement
pas. Où y a-t-il un matelot comme toi! Tu es mon homme-
Mais parle donc !
Cependant la cloche avait réveillé la maison et les envi-
rons. Douce et Grâce s'étaient levées et venaient d'entrer
dans la salle basse, l'air stupéfait, sans dire mot. Grâce avait
à la main une chandelle. Un groupe de voisins, bourgeois,
marins et paysans, sortis en hâte, était dehors sur le quai,
considérant avec pétrification et stupeur la cheminée de la
288 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Durande dans la panse. Quelques-uns, entendant la voix de
mess Letlîierry dans la salle basse, commençaient à s'y
glisser silencieusement par la porte entre-bâillée. Entre
deux faces de commères, passait la tête de sieur Landoys
qui avait ce hasard d'être toujours là où il aurait regretté
de ne pas être.
Les grandes joies ne demandent pas mieux que d'avoir
un public. Le point d'appui un peu épars, qu'offre toujours
une foule, leur plaît; elles repartent de là. Mess Lethierry
s'aperçut tout à coup qu'il y avait des gens autour de lui. Il
accepta d'emblée l'auditoire.
— Ah! vous voilà, vous autres. C'est bien heureux. Vous
savez la nouvelle. Cet homme a été là et il a rapporté ça.
Bonjour, sieur Landoys. Tout à l'heure quand je me suis
réveillé, j'ai vu le tuyau. C'était sous ma fenêtre. Il ne
manque pas un clou à la chose. On fait des gravures de
Napoléon; moi, j'aime mieux ça que la bataille d'Austerlitz.
Vous sortez de votre lit, bonnes gens. La Durande vous vient
en dormant. Pendant que vous mettez vos bonnets de coton
et que vous soufflez vos chandelles, il y a des gens qui sont
des héros. On est un tas de lâches et de fainéants, on chauffe
ses rhumatismes, heureusement cela n'empêche pas qu'il y
ait des enragés. Ces enragés vont où il faut aller et font ce
qu'il faut faire. L'homme du Bu de la Rue arrive du rocher
Douvres. Il a repêché la Durande au fond de la mer, il a
repêché l'argent dans la poche de Clubin, un trou encore
plus profond. Mais comment as-tu fait? Tout le diantre était
contre toi, le vent et la marée, la marée et le vent. C'est
vrai que tu es sorcier. Ceux qui disent ça ne sont déjà pas
LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME. 289
si bêtes. La Durande est revenue! Les tempêtes ont beau
avoir de la méchanceté, ça la leur coupe rasibus. Mes amis,
je vous annonce qu'il n'y a plus de naufrages. J'ai visité la
mécanique. Elle est comme neuve, entière, quoi! Les tiroirs
à vapeur jouent comme sur des roulettes. On dirait un objet
d'hier matin. Vous savez que l'eau qui sort est conduite
hors du bateau par un tube placé dans un autre tube par où
passe l'eau qui entre, pour utiliser la chaleur; eh bien, les
deux tubes, ça y est. Toute la machine! les roues aussi! Ah!
tu l'épouseras!
— Qui? la machine? demanda sieur Landoys.
— Non, la fille. Oui, la machine. Les deux. Il sera
deux fois mon gendre. Il sera le capitaine. Good bye, capi-
taine Gilliatt. Il va y en avoir une, de Durande ! On va en
faire des affaires, et de la circulation, et du commerce, et
des chargements de bœufs et de moutons! Je ne donnerais
pas Saint-Sampson pour Londres. Et voici Fauteur. Je vous
dis que c'est une aventure. On lira ça samedi dans la ga-
zette au père Mauger. Gilliatt le Malin est un malin. Qu'est-
ce que c'est que ces louis d'or-là?
Mess Lethierry venait de remarquer, par l'hiatus du
couvercle, qu'il y avait de For dans la boîte posée sur les
bank-notes. Il la prit, l'ouvrit, la vida dans la paume de sa
main, et mit la poignée de guinées sur la table.
— Pour les pauvres. Sieur Landoys, donnez ces pounds
de ma part au connétable de Saint-Sampson. Vous savez, la
lettre de Rantaine? Je vous l'ai montrée; eh bien, j'ai les
bank-notes. Voilà de quoi acheter du chêne et du sapin et
faire de la menuiserie. Regardez plutôt. Vous rappelez-vous
ROMAN. ~ XI, 37
290 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
le temps d'il y a trois jours? Quel massacre de vent et de
pluie! Le ciel tirait le canon. Gilliatt a reçu ça dans les
Douvres. Ça ne l'a pas empêché de décrocher l'épave comme
je décroche ma montre. Grâce à lui, je redeviens quelqu'un.
La galiote au pèi'e Lethierry va reprendre son service, mes-
sieurs, mesdames. Une coquille de noix avec deux roues et
un tuyau de pipe, j'ai toujours été toqué de cette invention-
là. Je me suis toujours dit : j'en ferai une! Ça date de loin;
c'est une idée qui m'est venue à Paris dans le café qui fait
le coin de la rue Christine et de la rue Dauphine en Hsant
un journal qui en parlait. Savez-vous bien que Giliiatt ne
serait pas gêné pour mettre la machine de Marly dans son
gousset et pour se promener avec? C'est du fer battu, cet
homme-là, de l'acier trempé, du diamant, un marin bon
jeu bon argent, un forgeron, un gaillard extraordinaire, plus
étonnant que le prince de Hohenlohe. J'appelle ça un homme
qui a de l'esprit. Nous sommes tous des pas grand'chose.
Les loups de mer, c'est vous, c'est moi, c'est nous ; mais le
lion de mer, le voici. Hurrah, Gilliatt! Je ne sais pas ce
qu'il a fait, mais certainement il a été un diable, et comment
veut-on que je ne lui donne pas Déruchette !
Depuis quelques instants Déruchette était dans la salle.
Elle n'avait pas dit un mot, elle n'avait pas fait de bruit.
Elle avait eu une entrée d'ombre. Elle s'était assise, presque
inaperçue, sur une chaise en arrière de mess Lethierry de-
bout, loquace, orageux, joyeux, abondant en gestes et par-
lant haut. Un peu après elle, une autre apparition muette
s'était faite. Un homme vêtu de noir, en cravate blanche,
ayant son chapeau à la main, s'était arrêté dans l'entre-bâil-
LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME. 291
lement de la porte. II y avait maintenant plusieurs chan-
delles dans le groupe lentement grossi. Ces lumières éclai-
raient de côté l'homme vêtu de noir; son profil d'une
blancheur jeune et charmante se dessinait sur le fond obscur
avec une pureté de médaille; il appuyait son coude à l'an-
gle d'un panneau de la porte, et il tenait son front dans sa
main gauche, attitude, à son insu, gracieuse, qui faisait valoir
la grandeur du front par la petitesse de la main. Il y avait
un pli d'angoisse au coin de ses lèvres contractées. Il exa-
minait et écoutait avec une attention profonde. Les assis-
tants, ayant reconnu le révérend Ebenezer Caudray, recteur
de la paroisse, s'étaient écartés pour le laisser passer, mais
il était resté sur le seuil. Il y avait de l'hésitation dans sa
posture et de la décision dans son regard. Ce regard par
moments se rencontrait avec celui de Déruchette. Quant à
Gilliatt, soit par hasard, soit exprès, il était dans Pombre,
et on ne le voyait que très confusément.
Mess Lethierry d'abord n'aperçut pas M. Ebenezer, mais
il aperçut Déruchette. II alla à elle, et l'embrassa avec tout
Pemportement que peut avoir un baiser au front. En même
temps il étendait le bras vers le coin sombre où était Gilliatt.
— Déruchette, dit-il, te revoilà riche, et voilà ton mari.
Déruchette leva la tête avec égarement et regarda dans
cette obscurité.
Mess Lethierry reprit :
— On fera la noce tout de suite, demain si ça se peut,
on aura les dispenses, d'ailleurs ici les formalités ne sont
pas lourdes, le doyen fait ce qu'il veut, on est marié avant
qu'on ait eu le temps de crier gare, ce n'est pas comme en
292 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
France, où il faut des bans, des publications, des délais,
tout le bataclan, et tu pourras te vanter d'être la femme
d'un brave homme, et il n'y a pas à dire, c'est que c'est
un marin, je l'ai pensé dès le premier jour quand je l'ai vu
revenir de Herm avec le petit canon. A présent il revient des
Douvres, avec sa fortune, et la mienne, et la fortune du
pays; c'est un homme dont on parlera un jour comme il
n'est pas possible; tu as dit : je l'épouserai, tu l'épouseras;
et vous aurez des enfants, et je serai grand-père, et tu auras
cette chance d'être la lady d'un gaillard sérieux, qui tra-
vaille, qui est utile, qui est surprenant, qui en vaut cent, qui
sauve les inventions des autres, qui est une providence, et
au moins, toi, tu n'auras pas, comme presque toutes les
chipies riches de ce pays-ci, épousé un soldat ou un prêtre,
c'est-à-dire l'homme qui tue ou l'homme qui ment. Mais
qu'est-ce que tu fais dans ton coin, Gilliatt? On ne te voit
pas. Douce! Grâce! tout le monde, de la lumière. Illuminez-
moi mon gendre à giorno. Je vous fiance, mes enfants, et
voilà ton mari, et voilà mon gendre, c'est Gilliatt du Bû de
la Rue, le bon garçon, le grand matelot, et je n'aurai pas
d'autre gendre, et tu n'auras pas d'autre mari, j'en redonne
ma parole d'honneur au bon Dieu. Ah! c'est vous, monsieur
le curé, vous me marierez ces jeunes gens-là.
L'œil de mess Lethierry venait de tomber sur le révérend
Ebenezer.
Douce et Grâce avaient obéi. Deux chandelles posées sur
la table éclairaient Gilliatt de la tête aux pieds.
— Qu'il est beau ! cria Lethierry.
Gilliatt était hideux.
LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME. 293
Il était tel qu'il était sorti, le matin même, de l'éeueil
Douvres, en haillons, les coudes percés, la barbe longue,
les cheveux hérissés, les yeux brûlés et rouges, la face
écorchée, les poings saignants; il avait les pieds nus. Quel-
ques-unes des pustules de la pieuvre étaient encore visibles
sur ses bras velus.
Lethierry le contemplait.
— C'est mon vrai gendre. Comme il s'est battu avec la
mer! il est tout en loques! Quelles épaules! quelles pattes!
Que tu es beau !
Grâce courut à Déruchette et lui soutint la tête. Déru-
chette venait de s'évanouir.
PI U-uez inv.
Co.ofiijiùr/i^fi!- 'fSffS y^ &. ■S3-
Gérv-Bichard se
II
LA MALLE DE CUIR
Dès l'aube Saint-Sampson était sur pied et Saint-Pierre-
Port commençait à arriver. La résurrection de la Durande
faisait dans l'île un bruit comparable à celui qu'a fait dans
le midi de la France la Salette. 11 y avait foule sur le quai
pour regarder la cheminée sortant de la panse. On eût bien
voulu voir et toucher un peu la machine; mais Lethierry,
après avoir fait de nouveau, et au jour, l'inspection triom-
phante de la mécanique, avait posté dans la panse deux ma-
296 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
telots chargés d'empêcher l'approche. La cheminée, au sur-
plus, suffisait à la contemplation. La foule s'émerveillait.
On ne parlait que de Gilliatt. On commentait et on acceptait
son surnom de Malin; l'admiration s'achevait volontiers par
cette phrase : « Ce n'est toujours pas agréable d'avoir dans
l'île des gens capables de faire des choses comme ça. »
On voyait du dehors mess Lethierry assis à sa table de-
vant sa fenêtre et écrivant, un œil sur son papier, l'autre
sur la machine. Il était tellement absorbé qu'il ne s'était in-
terrompu qu'une fois pour ce crier* » Douce et pour lui de-
mander des nouvelles de Déruchette. Douce avait répondu :
— Mademoiselle s'est levée, et est sortie. — Mess Lethierry
avait dit : — Elle fait bien de prendre l'air. Elle s'est trouvée
un peu mal cette nuit à cause de la chaleur. Il y avait beau-
coup de monde dans la salle. Et puis la surprise, la joie,
avec cela que lés fenêtres étaient fermées. Elle va avoir
un fier mari! — Et il avait recommencé à écrire. Il avait
déjà paraphé et scellé deux lettres adressées aux plus no-
tables maîtres de chantiers de Brème. Il achevait de cacheter
la troisième.
Le bruit d'une roue sur le quai lui fit dresser le cou. 11
se pencha à sa fenêtre et vit déboucher du sentier par où
l'on allait au Bu de la Rue un boy poussant une brouette-
Ce boy se dirigeait du côté de Saint-Pierre-Port. Il y avait
dans la brouette une malle de cuir jaune damasquinée de
clous de cuivre et d'étain.
Mess Lethierry apostropha le boy.
— Où vas-tu, garçon?
Appeler.
LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME. 297
Le boy s'arrêta, et répondit :
— Au Cas'hmere.
— Quoi faire?
— Porter cette malle.
— Eh bien, tu porteras aussi ces trois lettres.
Mess Lethierry ouvrit le tiroir de sa table, y prit un bout
de ficelle, noua ensemble sous un nœud en croix les trois
lettres qu'il venait d'écrire, et jeta le paquet au boy qui le
reçut au vol dans ses deux mains.
— Tu diras au capitaine du Cashmere que c'est moi qui
écris, et qu'il ait soin. C'est pour l'Allemagne. Brème via
London.
— Je ne parlerai pas au capitaine, mess Lethierry.
— Pourquoi?
— Le Cashmere n'est pas à quai.
— Ah!
— Il est en rade.
— C'est iuste. A cause de la mer.
— Je ne pourrai parler qu'au patron de l'embarcation.
— Tu lui recommanderas mes lettres.
— Oui, mess Lethierry.
— A quelle heure part le Cashmere?
— A douze heures.
— A midi, aujourd'hui, la marée monte. Il a la marée
contre,
— Mais il a le vent pour.
— Boy, dit mess Lethierry, braquant son index sur la
cheminée de la machine, vois-tu ça? ça se moque du vent et
de la marée.
ftOMAN. — XI. ^^
298 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Le boy mit les lettres dans sa poche, ressaisit le bran-
card de la brouette, et reprit sa course vers la ville. Mess
Lethierry appela : Douce! Grâce!
— Mess, qu'y a-t-il?
Grâce entre-bâilla la porte.
— Entre, et attends.
Mess Lethierry prit une feuille de papier et se mit à
écrire. Si Grâce, debout derrière lui, eût été curieuse et eût
avancé la tête pendant qu'il écrivait, elle aurait pu lire, par-
dessus son épaule, ceci :
ce J'écris à Brème pour du bois. J'ai rendez-vous toute
la journée avec des charpentiers pour Festimat. La recon-
struction marchera vite. Toi, de ton côté, va chez le doyen
pour avoir les dispenses. Je désire que le mariage se fasse
le plus tôt possible, tout de suite serait le mieux. Je m'oc-
cupe de Durande, occupe-toi de Déruchette. »
Il data, et signa; Lethierry.
Il ne prit point la peine de cacheter le billet, le plia
simplement en quatre et le tendit à Grâce.
— Porte cela à Gilliatt.
- Au Bû de la Rue?
— Au Bû de la Rue.
LIVRE TROISIÈME
DEPx\RT DU « CASHMERE »
K iliif:
' >'.,./, y -..y/,/. ;/ //i.'/^ ùl^ ''/ , VJ
LE HAVELET TOUT PROCHE DE L'ÉGLISE
Saint-Sampson ne peut avoir foule sans que Saint-Pierre-
Port soit désert. Une chose curieuse sur un point donné
est une pompe aspirante. Les nouvelles courent vite dans
les petits pays ; aller voir la cheminée de la Durande sous
les fenêtres de mess Lethierry était depuis le lever du soleil
la grande affaire de Guernesey, Tout autre événement s'était
effacé devant celui-là. Éclipse de la mort du doyen de Saint-
Asaph; il n'était plus question du révérend Ebenezer Cau-
302 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
dray, ni de sa soudaine riehesse, ni de son départ par le
Cashmere. La machine de la Durande rapportée des Dou-
vres, tel était l'ordre du jour. On n'y croyait pas. Le nau-
frage avait paru extraordinaire, mais le sauvetage semblait
impossible. C'était à qui s'en assurerait par ses yeux. Toute
autre préoccupation était suspendue. De longues files de
bourgeois en famille, depuis le vésin jusqu'au mess, des
hommes, des femmes, des gentlemen, des mères avec en-
fants et des enfants avec poupées, se dirigeaient par toutes
les routes vers « la chose à voir » aux Bravées et tournaient
le dos à Saint- Pierre- Port. Beaucoup de boutiques dans
Saint-Pierre-Port étaient fermées; dans Commercial-Arcade,
stagnation absolue de vente et de négoce; toute l'attention
était à la Durande ; pas un marchand n'avait « étrenné » ;
excepté un bijoutier, lequel s'émerveillait d'avoir vendu un
anneau d'or pour, mariage ce à une espèce d'homme parais-
sant fort pressé qui lui avait demandé la demeure de mon-
sieur le doyen ». Les boutiques restées ouvertes étaient des
lieux de causerie où l'on commentait bruyamment le mira-
culeux sauvetage. Pas un promeneur à l'Hyvreuse, qu'on
nomme aujourd'hui, sans savoir pourquoi, Cambridge-Park,
personne dans High-street, qui s'appelait alors la Grand'Rue,
ni dans Smith-street, qui s'appelait alors la rue des Forges;
personne dans Hauteville; l'Esplanade elle-même était dé-
peuplée. On eût dit un dimanche. Une altesse royale en vi-
site passant la revue de la milice à l'Ancresse n'eût pas
mieux vidé la ville. Tout ce dérangement à propos d'un rien
du tout comme ce Gilliatt faisait hausser les épaules aux
hommes graves et aux personnes correctes.
DÉPART DU (c GASHMERE ». 303
L'église de Saint-Pierre-Port, triple pignon juxtaposé
avec transept et flèche, est au bord de l'eau au fond du
port presque sur le débarcadère même. Elle donne la bien-
venue à ceux qui arrivent et l'adieu à ceux qui s'en vont.
Cette église est la majuscule de la longue ligne que fait la
façade de la ville sur l'océan.
Elle est en même temps paroisse de Saint-Pierre-Port et
doyenne de toute l'île. Elle a pour desservant le subrogé
de l'évêque^ clergyman à pleins pouvoirs.
Le havre de Saint-Pierre-Port, très beau et très large
port aujourd'hui, était à cette époque, et il y a dix ans
encore, moins considérable que le havre de Saint-Sampson.
C'étaient deux grosses murailles cyclopéennes courbes par-
tant du rivage à tribord et à bâbord, et se rejoignant
presque à leur extrémité, où il y avait un petit phare blanc.
Sous ce phare un étroit goulet, ayant encore le double an-
neau de la chaîne qui le fermait au moyen âge, donnait pas-
sage aux navires. Qu'on se figure une pince de homard
entr'ouverte , c'était le havre de Saint-Pierre-Port. Cette
tenaille prenait sur l'abîme un peu de mer qu'elle forçait
à se tenir tranquille. Mais, par le vent d'est, il y avait du
flot à l'entrebâillement, le port clapotait, et il était plus
sage de ne point entrer. C'est ce qu'avait fait ce jour-là le
Cashmere, 11 avait mouillé en rade.
Les navires, quand il y avait du vent d'est, prenaient
volontiers ce parti qui, en outre, leur économisait les frais
de port. Dans ce cas, les bateliers commissionnés de la
ville, brave tribu de marins que le nouveau port a destituée,
venaient prendre dans leurs barques, soit à l'embarcadère,
304 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
soit aux stations de la plage, les voyageurs, et les transpor-
taient, eux et leurs bagages, souvent par de très grosses
mers et toujours sans accident, aux navires en partance. Le
vent d'est est un vent de côté, très bon pour la traversée
d'Angleterre; on roule, mais on ne tangue pas.
Quand le bâtiment en partance était dans le port, tout
le monde s'embarquait dans le port; quand il était en rade,
on avait le choix de s'embarquer sur un des points de la
côte voisine du mouillage. On trouvait dans toutes les criques
des bateliers « à volonté ».
Le Havelet était une de ces criques. Ce petit havre, ha-
velet, était tout près de la ville, mais si solitaire qu'il en
semblait très loin. Il devait cette solitude à l'encaissement
des hautes falaises du fort George qui dominent cette anse
discrète. On arrivait au Havelet par plusieurs sentiers. Le
plus direct longeait le bord de l'eau; il avait l'avantage de
mener à la ville et à l'église en cinq minutes, et l'inconvé-
nient d'être couvert par la lame deux fois par jour. Les
autres sentiers, plus ou moins abrupts, s'enfonçaient dans
les anfractuosités des escarpements. Le Havelet, même en
plein jour, était dans une pénombre. Des blocs en porte-à-
faux pendaient de toutes parts. Un hérissement de ronces
et de broussailles s'épaississait et faisait une sorte de douce
nuit sur ce désordre de roches et de vagues; rien de plus
paisible que cette crique en temps calme, rien de plus tumul-
tueux dans les grosses eaux. 11 y avait là des pointes de
branches perpétuellement mouillées par l'écume. Au prin-
temps c'était plein de fleurs, de nids, de parfums, d'oiseaux,
de papillons et d'abeilles. Grâce aux travaux récents, ce
DÉPART DU (( CASHMERE ». 305
sauvageries n'existent plus aujourd'hui ; de belles lignes
droites les ont remplacées; il y a des maçonneries, des quais
et des jardinets, le terrassement a sévi; le goût a fait jus-
tice des bizarreries de la montagne et de l'incorrection des
rochers.
ROMAN. — XI. ^''^
^''^i^IMj
T., Diifcx inv.
'&t>fut^^t/fe/, tS.9i^ -én^ 'ff. . ^
Gér-v-3icha_-rt
II
LES DÉSESPOIRS EN PRÉSENCE
Il était un peu moins de dix heures du matin ; le quart
avant, comme on dit à Guernesey.
L'affluence, selon toute apparence, grossissait à Saint-
Sampson. La population, enfiévrée de curiosité, versant
toute au nord de l'île, le Havelet, qui est au sud, était plus
désert que jamais.
Pourtant on y voyait un bateau, et un batelier. Dans le
bateau il y avait un sac de nuit. Le batelier semblait at-
tendre.
308 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
On apercevait en rade le Cashmere à l'ancre^ qui, ne
devant partir qu'à midi, ne faisait encore aucune manœuvre
d'appareillage.
Un passant qui, de quelqu'un des sentiers-escaliers de
la falaise, eût prêté l'oreille, eût entendu un murmure de
paroles dans le Havelet, et, s'il se fût penché par-dessus
les surplombs, il eût vu, à quelque distance du bateau, dans
un recoin de roches et de branches où ne pouvait pénétrer
le regard du batelier, deux personnes, un homme et une
femme, Ebenezer et Déruchette.
Ces réduits obscurs du bord de la mer, qui tentent les
baigneuses, ne sont pas toujours aussi solitaires qu'on le
croit. On y est quelquefois observé et écouté. Ceux qui s'y
réfugient et qui s'y abritent peuvent être aisément suivis à
travers les épaisseurs des végétations et grâce à la multipli-
cité et à l'enchevêtrement des sentiers. Les granits et les
arbres, qui cachent l'aparté, peuvent cacher aussi un
témoin.
Déruchette et Ebenezer étaient debout en face l'un de
l'autre, le regard dans le regard; ils se tenaient les mains.
Déruchette parlait. Ebenezer se taisait. Une larme amassée
et arrêtée entre ses cils hésitait, et ne tombait pas.
La désolation et la passion étaient empreintes sur le front
religieux d'Ebenezer. Une résignation poignante s'y ajoutait,
résignation hostile à la foi, quoique venant d'elle. Sur ce
visage, simplement angélique jusqu'alors, il y avait un com-
mencement d'expression fatale. Celui qui n'avait encore
médité que le dogme, se mettait à méditer le sort, médi-
tation malsaine au prêtre. La foi s'y décompose. Plier sous
DÉPART DU c( CASHMERE ». 309
de l'inconnu, rien n'est plus troublant. L'homme est le pa-
tient des événements. La vie est une perpétuelle arrivée;
nous la subissons. Nous ne savons jamais de quel côté vien-
dra la brusque descente du hasard. Les catastrophes et les
félicités entrent, puis sortent, comme des personnages inat-
tendus. Elles ont leur loi, leur orbite, leur gravitation, en
dehors de l'homme. La vertu n'amène pas le bonheur, le
crime n'amène pas le malheur; la conscience a une logique,
le sort en a une autre ; nulle coïncidence. Rien ne peut être
prévu. Nous vivons pêle-mêle et coup sur coup. La con-
science est la ligne droite, la vie est le tourbillon. Ce tour-
billon jette inopinément sur la tête de l'homme des chaos
noirs et des ciels bleus. Le sort n'a point l'art des transitions.
Quelquefois la roue tourne si vite que l'homme distingue à
peine l'intervalle d'une péripétie à l'autre et le lien d'hier
à ajourd'hui. Ebenezer était un croyant mélangé de raison-
nement et un prêtre compliqué de passion. Les religions
célibataires savent ce qu'elles font. Rien ne défait le prêtre
comme d'aimer une femme. Toutes sortes de nuages assom-
brissaient Ebenezer.
Il contemplait Déruchette, trop.
Ces deux êtres s'idolâtraient.
11 y avait dans la prunelle d' Ebenezer la muette adora-
tion du désespoir.
Déruchette disait :
— Vous ne partirez pas. Je n'en ai pas la force. Voyez-
vous, j'ai cru que je pourrais vous dire adieu, je ne peux
pas. On n'est pas forcé de pouvoir. Pourquoi êtes-vous venu
hier? 11 ne fallait pas venir si vous vouliez vous en aller. Je
310 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
ne vous ai jamais parlé. Je vous aimais, mais je ne le sa-
vais pas. Seulement, le premier jour, quand monsieur Hé-
rode a lu l'histoire de Rebecca et que vos yeux ont ren-
contré les miens, je me suis senti les joues en feu, et j'ai
pensé : Oh ! comme Rebecca a dû devenir rouge ! C'est égal,
avant-hier, on m'aurait dit : Vous aimez le recteur, j'aurais
ri. C'est ce qu'il y a eu de terrible dans cet amour-là. C'a
été comme une trahison. Je n'y ai pas pris garde. J'allais
à l'église, je vous voyais, je croyais que tout le monde était
comme moi. Je ne vous fais pas de reproche, vous n'avez
rien fait pour que je vous aime, vous ne vous êtes pas donné
de peine, vous me regardiez, ce n'est pas de votre faute si
vous regardez les personnes, et cela a fait que je vous ai
adoré. Je ne m'en doutais pas. Quand vous preniez le livre,
c'était de la lumière ; quand les autres le prenaient, ce n'était
qu'un livre. Vous leviez quelquefois les yeux sur moi. Vous
parliez des archanges, c'était vous l'archange. Ce que vous
disiez, je le pensais tout de suite. Avant vous, je ne sais pas
si je croyais en Dieu. Depuis vous, j'étais devenue une femme
qui fait sa prière. Je disais à Douce : Habille-moi bien vite
que je ne manque pas l'office. Et je courais à l'église. Ainsi,
être amoureuse d'un homme, c'est cela. Je ne le savais pas.
Je me disais : Comme je deviens dévote ! C'est vous qui
m'avez appris que je n'allais pas à l'église pour le bon Dieu.
J'y allais pour vous, c'est vrai. Vous êtes beau, vous parlez
bien, quand vous leviez les bras au ciel, il me semblait que
vous teniez mon cœur dans vos deux mains blanches. J'étais
folle, je l'ignorais. Voulez-vous que je vous dise votre faute,
c'est d'être entré hier dans le jardin, c'est de m'avoir parlé.
DÉPART DU (c GASHMERE ». 3H
Si vous ne m^aviez rien dit, je n'aurais rien su. Vous seriez
parti, j'aurais peut-être été triste, mais à présent je mourrai.
A présent que je sais que je vous aime, il n'est plus possible
que vous vous en alliez. A quoi pensez-vous? Vous n'avez
pas l'air de m'écouter.
Ebenezer répondit :
— Vous avez entendu ce qui s'est dit hier.
— Hélas !
— Que puis-je à cela?
Ils se turent un moment. Ebenezer reprit :
— Il n'y a plus pour moi qu'une chose à faire. Partir.
— Et moi, mourir. Oh! je voudrais qu'il n'y eût pas de
mer et qu'il n'y eût que le ciel. Il me semble que cela arran-
gerait tout, notre départ serait le même. Il ne fallait pas me
parler, vous. Pourquoi m'avez-vous parlé? Alors ne vous en
allez pas. Qu'est-ce que je vais devenir? Je vous dis que je
mourrai. Vous serez bien avancé quand je serai dans le cime-
tière. Oh! j'ai le cœur brisé. Je suis bien malheureuse. Mon
oncle n'est pas méchant pourtant.
C'était la première fois de sa vie que Déruchette disait,
en parlant de mess Lethierry, mon oncle. Jusque-là elle
avait toujours dit mon père.
Ebenezer recula d'un pas et fit un signe au batelier. On
entendit le bruit du croc dans les galets et le pas de
l'homme sur le bord de sa barque.
— Non, non! cria Déruchette.
Ebenezer se rapprocha d'elle.
— 11 le faut, Déruchette.
— Non, jamais! Pour une machine! Est-ce que c'est
312 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
possible? Avez-vous vu cet homme horrible hier? Vous ne
pouvez pas m'abandonner. Vous avez de l'esprit, vous trou-
verez un moyen. Il ne se peut pas que vous m^ayez dit de
venir vous trouver ici ce matin, avec l'idée que vous parti-
riez. Je ne vous ai rien fait. Vous n'avez pas à vous plaindre
de moi. C'est par ce vaisseau-là que vous voulez vous en
aller? Je ne veux pas. Vous ne me quitterez pas. On n'ouvre
pas le ciel pour le refermer. Je vous dis que vous resterez.
D'ailleurs il n'est pas encore l'heure. Oh! je t'aime.
Et, se pressant contre lui, elle lui croisa ses dix doigts
derrière le cou, comme pour faire de ses bras ^enlacés un
lien à Ebenezer et de ses mains jointes une prière à Dieu.
Il dénoua cette étreinte délicate qui résista tant qu'elle
put.
Déruchette tomba assise sur une saillie de roche cou-
verte de lierre, relevant d'un geste machinal la manche de
sa robe jusqu'au coude, montrant son charmant bras nu,
avec une clarté noyée et blême dans ses yeux fixes. La
barque approchait.
Ebenezer lui prit la tête dans ses deux mains; cette
vierge avait l'air d'une veuve et ce jeune homme avait l'air
d'un aïeul. Il lui touchait les cheveux avec une sorte de pré-
caution religieuse; il attacha son regard sur elle pendant
quelques instants, puis il déposa sur son front un de ces
baisers sous lesquels il semble que devrait éclore une
étoile, et, d'un accent où tremblait la suprême angoisse et
où l'on sentait l'arrachement de l'âme, il lui dit ce mot, le
mot des profondeurs : Adieu!
Déruchette éclata en sanglots.
DÉPART DU c< CASHMERE ». 313
En ce moment ils entendirent une voix lente et grave
qui disait :
— Pourquoi ne vous mariez-vous pas ?
Ebenezer tourna la tête. Déruchette leva les yeux.
Gilliatt était devant eux.
Il venait d'entrer par un sentier latéral.
Gilliatt n'était plus le même homme que la veille. Il avait
peigné ses cheveux. Il avait fait sa barbe, il avait mis des
souliers, il avait une chemise blanche de marin à grand col
rabattu, il était vêtu de ses habits de matelot les plus neufs.
On voyait une bague d'or à son petit doigt. Il semblait pro-
fondément calme. Son haie était livide.
Du bronze qui souffre, tel était ce visage.
Ils le regardèrent, stupéfaits. Quoique méconnaissable,
Déruchette le reconnut. Quant aux paroles qu'il venait de
dire, elles étaient si loin de ce qu'ils pensaient en ce mo-
ment-là, qu'elles avaient glissé sur leur esprit.
Gilliatt reprit :
— Quel besoin avez-vous de vous dire adieu? Mariez-
vous. Vous partirez ensemble.
Déruchette tressaillit. Elle eut un tremblement de la tête
aux pieds.
Gilliatt continua :
— Miss Déruchette a ses vingt et un ans. Elle ne dé-
pend que d'elle. Son oncle n'est que son oncle. Vous vous
aimez...
Déruchette interrompit doucement :
— Comment se fait-il que vous soyez ici ?
— Mariez-vous, poursuivit Gilliatt.
ROHAN. — XI. 40
314 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Déruchette commençait à percevoir ce que cet homme
lui disait. Elle bégaya :
— Mon pauvre oncle...
— Il refuserait si le mariage était à faire, dit Gilliatt,
il consentira quand le mariage sera fait. D'ailleurs vous allez
partir. Quand vous reviendrez, il pardonnera.
Gilliatt ajouta avec une nuance amère : — Et puis, il ne
pense déjà plus qu'à rebâtir son bateau. Gela l'occupera pen-
dant votre absence. Il a la Durande pour le consoler.
— Je ne voudrais pas, balbutia Déruchette, dans une
stupeur où Ton sentait de la joie, laisser derrière moi des
chagrins.
— Ils ne dureront pas longtemps, dit Gilliatt.
Ebenezer et Déruchette avaient eu comme un éblouis-
sement. Il se remettaient maintenant. Dans leur trouble dé-
croissant, le sens des paroles de Gilliatt leur apparaissait.
Un nuage y restait mêlé, mais leur affaire à eux n'était pas
de résister. On se laisse faire à qui sauve. Les objections à
la rentrée dans l'éden sont molles. Il y avait dans l'attitude
de Déruchette, imperceptiblement appuyée sur Ebenezer,
quelque chose qui faisait cause commune avec ce que disait
Gilliatt. Quant à l'énigme de la présence de cet homme et
de ses paroles qui, dans l'esprit de Déruchette en parti-
culier, produisaient plusieurs sortes d'étonnements, c'étaient
des questions à côté. Cet homme leur disait : Mariez-vous. Ceci
était clair. S'il y avait une responsabilité, il la prenait. Déru-
chette sentait confusément que, pour des raisons diverses,
il en avait le droit. Ce qu'il disait de mess Lethierry était
vrai. Ebenezer pensif murmura : Un oncle n'est pas un père.
DÉPART DU € CASHMERE ». 315
Il subissait la corruption d'une péripétie heureuse et
soudaine. Les scrupules probables du prêtre fondaient et
se dissolvaient dans ce pauvre cœur amoureux.
La voix de Gilliatt devint brève et dure et Ton y sentait
comme des pulsations de fièvre :
— Tout de suite. Le Cashmere part dans deux heures.
Vous avez le temps, mais vous n'avez que le temps. Venez.
Ebenezer le considérait attentivement.
Tout à coup il s'écria :
— Je vous reconnais. C'est vous qui m'avez sauvé la vie.
Gilliatt répondit :
— Je ne crois pas.
— Là-bas, à la pointe des Banques.
— - Je ne connais pas cet endroit-là.
— C'est le jour même que j'arrivais.
— Ne perdons pas de temps, dit Gilliatt.
— Et, je ne me trompe pas, vous êtes l'homme d'hier
soir.
— Peut-être.
— Comment vous appelez-vous ?
Gilliatt haussa la voix :
— Batelier, attendez-nous. Nous allons revenir. Miss,
vous m'avez demandé comment il se faisait que j'étais ici,
c'est bien simple, je marchais derrière vous. Vous avez
vingt et un ans. Dans ce pays-ci, quand les personnes sont
majeures et dépendent d'elles-mêmes, on se marie en un
quart d'heure. Prenons le sentier du bord de l'eau. Il est
praticable, la mer ne montera qu'à midi. Mais tout de suite.
Venez avec moi.
316 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Déruchette et Ebenezer semblaient se consulter du regard.
Ils étaient debout l'un près de l'autre, sans bouger; ils étaient
comme ivres. Il y a de ces hésitations étranges au bord de
cet abîme, le bonheur. Ils comprenaient sans comprendre.
— Il s'appelle Gilliatt, dit Déruchette bas à Ebenezer.
Gilliatt reprit avec une sorte d'autorité :
— Qu'attendez-vous? je vous dis de me suivre.
— Où? demanda Ebenezer.
— Là.
Et Gilliatt montra du doigt le clocher de l'église.
Ils le suivirent.
Gilliatt allait devant. Son pas était ferme. Eux ils chan-
celaient.
A mesure qu'ils avançaient vers le clocher, on voyait
poindre sur ces purs et beaux visages d' Ebenezer et de Déru-
chette quelque chose (Jui serait bientôt le sourire. L'approche
de l'église les éclairait. Dans l'œil creux de Gilliatt, il y avait
de la nuit.
On eût dit un spectre menant deux âmes au paradis.
Ebenezer et Déruchette ne se rendaient pas bien compte
de ce qui allait arriver. L'intervention de cet homme était
la branche où se raccroche le noyé. Ils suivaient Gilliatt
avec la docilité du désespoir pour le premier venu. Qui se
s«nt mourir n'est pas difficile sur l'acceptation des inci-
dents. Déruchette, plus ignorante, était plus confiante. Ebe-
nezer songeait. Déruchette était majeure. Les formalités du
mariage anglais sont très simples, surtout dans les pays
autochthones où les recteurs de paroisse ont un pouvoir
presque discrétionnaire; mais le doyen néanmoins consen-
DÉPART DU (( CASHMERE ». 317
tirait-il à célébrer le mariage sans même s'informer si Fonde
consentait? Il y avait là une question. Pourtant, on pouvait
essayer. Dans tous les cas, c'était un sursis.
Mais qu'était-ce que cet homme? et si c'était lui en
effet que la veille mess Lethierry avait déclaré son gendre,
comment s'expliquer ce qu'il faisait là? Lui, l'obstacle, il
se changeait en providence. Ebenezer s'y prêtait, mais il
donnait à ce qui se passait le consentement tacite et rapide
de l'homme qui se sent sauvé.
Le sentier était inégal, parfois mouillé et difficile. Ebe-
nezer, absorbé, ne faisait pas attention aux flaques d'eau et
aux blocs de galets. De temps en temps, Gilliatt se retour-
nait et disait à Ebenezer : — Prenez garde à ces pierres,
donnez-lui la main.
'fÛY<"/'"y^i^M,/- t^y^ ùy 'ff. ^,
Géry-Bicliarâ se.
III
LA PRÉVOYANCE DE L'ABNÉGATION
Dix heures et demie sonnaient comme ils entraient dans
l'église.
A cause de l'heure, et aussi à cause de la solitude de la
ville ce jour-là, l'église était vide.
Au fond pourtant près de la table qui, dans les églises
réformées, remplace l'autel, il y avait trois personnes ; c'é-
taient le doyen et son évangéliste; plus le registraire. Le
doyen, qui était le révérend Jaquemin Hérode, était assis;
l'évangéliste et le registraire étaient debout.
320 * LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Le Livre, ouvert, était sur la table,
A côté, sur une crédence, s'étalait un autre livre, le
registre de paroisse, ouvert également, et sur lequel un œil
attentif eût pu remarquer une page fraîchement écrite et
dont l'encre n'était pas encore séchée. Une plume et une
écritoire étaient à côté du registre.
En voyant entrer le révérend Ebenezer Caudray, le révé-
rend Jaquemin Hérode se leva.
— Je vous attends, dit-il. Tout est prêt.
Le doyen, en effet, était en robe d'officiant.
Ebenezer regarda Gilliatt.
Le révérend doyen ajouta :
— Je suis à vos ordres, mon collègue.
Et il salua.
Ce salut ne s'égara ni à droite ni à gauche. 11 était évi-
dent, à la direction dû rayon visuel du doyen, que pour lui
Ebenezer seul existait. Ebenezer était clergyman et gentle-
man. Le doyen ne comprenait dans sa salutation ni Déruchette
qui était à côté, ni Gilliatt qui était en arrière. Il y avait
dans son regard une parenthèse où le seul Ebenezer était
admis. Le maintien de ces nuances fait partie du bon ordre
et consolide les sociétés.
Le doyen reprit avec une aménité gracieusement altière :
— Mon collègue, je vous fais mon double compliment.
Votre oncle est mort et vous prenez femme ; vous voilà riche
par l'un et heureux par l'autre. Du reste, maintenant, grâce
à ce bateau à vapeur qu'on va rétablir, miss Lethierry aussi
est riche, ce que j'approuve. Miss Lethierry est née sur cette
paroisse, j'ai vérifié la date de sa naissance sur le registre.
DÉPART DU « GASHMERE >>. 321
Miss Lethierry est majeure, et s'appartient. D'ailleurs son
oncle, qui est toute sa famille, consent. Vous voulez vous
marier tout de suite à cause de votre départ, je le com-
prends; mais, ce mariage étant d'un recteur de paroisse,
j'aurais souhaité un peu de solennité. J'abrégerai pour vous
être agréable. L'essentiel peut tenir dans le sommaire. L'acte
est déjà tout dressé sur le registre que voici, et il n'y a que
les noms à remplir. Aux termes de la loi et coutume, le
mariage peut être célébré immédiatement après l'inscription.
La déclaration voulue pour la licence a été dûment faite. Je
prends sur moi une petite irrégularité, car la demande de
licence eût dû être préalablement enregistrée sept jours
d'avance; mais je me rends à la nécessité et à l'urgence de
votre départ. Soit. Je vais vous marier. Mon évangéliste sera
le témoin de l'époux; quant au témoin de l'épouse...
Le doyen se tourna vers Gilliatt.
Gilliatt fit un signe de tête.
— Gela suffit, dit le doyen.
Ebenezer restait immobile. Déruchette était l'extase,
pétrifiée.
Le doyen continua :
— Maintenant, toutefois, il y a un obstacle.
Déruchette fit un mouvement.
Le doyen poursuivit :
— L'envoyé, ici présent, de mess Lethierry, lequel
envoyé a demandé pour vous la licence et a signé la décla-
ration sur le registre, — et du pouce de sa main gauche le
doyen désigna Gilliatt, ce qui l'exemptait d'articuler ce nom
quelconque, — l'envoyé de mess Lethierry m'a dit ce matin
UOMAN. — XI,
-il
322 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
que mess Lethierry, trop occupé pour venir en personne,
désirait que le mariage se fît incontinent. Ce désir, exprimé
verbalement, n'est point assez. Je ne saurais, à cause des
dispenses à accorder et de l'irrégularité que je prends sur
moi, passer outre si vite sans m'informer près de mess Le-
thierry, à moins qu'on ne me montre sa signature. Quelle
que soit ma bonne volonté, je ne puis me contenter d'une
parole qu'on vient me redire. Il me faudrait quelque chose
d'écrit.
— Qu'à cela ne tienne, dit Gilliatt.
Et il présenta au révérend doyen un papier.
Le doyen se saisit du papier, le parcourut d'un coup
d'œil, sembla passer quelques lignes, sans doute inutiles, et
lut tout haut :
— ^ ce ... Va chez le doyen pour avoir les dispenses. Je
désire que le mariage 'se fasse le plus tôt possible. Tout
de suite serait le mieux. »
11 posa le papier sur la table, et poursuivit :
— Signé Lethierry. La chose serait plus respectueuse-
ment adressée à moi. Mais puisqu'il s'agit d'un collègue, je
n'en demande pas davantage.
Ebenezer regarda de nouveau Gilliatt. Il y a des ententes
d'âmes. Ebenezer sentait là une fraude ; et il n'eut pas la
force, il n'eut peut-être pas même l'idée, de la dénoncer.
Soit obéissance à un héroïsme latent qu'il entrevoyait, soit
étourdissement de la conscience par le coup de foudre du
bonheur, il demeura sans paroles.
Le doyen prit la plume et remplit, aidé du registraire,
les blancs de la page écrite sur le registre, puis il se
DÉPART DU « CASHMERE ).. 323
redressa, et, du geste, invita Ehenezer et Déruchette à s'ap-
procher de la table.
La cérémonie commença.
Ce fut un moment étrange.
Ebenezer et Déruchette étaient Fun près de l'autre devant
le ministre. Quiconque a fait un songe où il s'est marié a
éprouvé ce qu'ils éprouvaient.
Gilliatt était à quelque distance dans l'obscurité des
piliers.
Déruchette le matin en se levant, désespérée, pensant
au cercueil et au suaire, s'était vêtue de blanc. Cette idée
de deuil fut à propos pour la noce. La robe blanche fait
tout de suite une fiancée. La tombe aussi est une fiançaille.
Un rayonnement se dégageait de Déruchette. Jamais elle
n'avait été ce qu'elle était en cet instant-là. Déruchette avait
ce défaut d'être peut-être trop jolie et pas assez belle. Sa
beauté péchait, si c'est là pécher, par excès de grâce. Dé-
ruchette au repos, c'est-à-dire en dehors de la passion et
de la douleur, était, nous avons indiqué ce détail, surtout
gentille. La transfiguration de la fille charmante, c'est la
vierge idéale. Déruchette, grandie par l'amour et par la
souffrance, avait eu, qu'on nous passe le mot, cet avance-
ment. Elle avait la même candeur avec plus de dignité, la
même fraîcheur avec plus de parfum. C'était quelque chose
comme une pâquerette qui deviendrait un lys.
La moiteur des pleurs taries était sur ses joues. Il y
avait peut-être encore une larme dans le coin du sourire.
Les larmes séchées, vaguement visibles, sont une sombre
et douce parure au bonheur.
324 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Le doyen, debout près de la table, posa un doigt sur la
bible ouverte et demanda à haute voix :
— Y a-t-il opposition?
Personne ne répondit :
— Amen, dit le doyen.
Ebenezer et Déruchette avancèrent d'un pas vers le révé-
rend Jaquemin llérode.
Le doyen dit :
— Joë Ebenezer Caudray, veux-tu avoir cette femme
pour ton épouse?
Ebenezer répondit :
— Je le veux.
Le doyen reprit :
— Durande Déruchette Lethierry, veux-tu avoir cet
homme pour ton mari?
Déruchette, dans Fagonie de l'âme sous trop de joie
comme de la lampe sous trop d'huile, murmura plutôt
qu'elle ne prononça : — Je le veux.
Alors, suivant le beau rite du mariage anglican, le doyen
regarda autour de lui et fit dans l'ombre de l'église cette
demande solennelle :
>
• — Qui est-ce qui donne cette femme à cet homme?
— Moi, dit Gilliatt.
Il y eut un silence. Ebenezer et Déruchette sentirent on
ne sait quelle vague oppression à travers leur ravissement.
Le doyen mit la main droite de Déruchette dans la main
droite d'Ebenezer, et Ebenezer dit à Déruchette :
— Déruchette, je te prends pour ma femme, soit que
tu sois meilleure ou pire, plus riche ou plus pauvre, en
DÉFART DU a CASHMERE )>. 32?
maladie ou en santé, pour t'aimer jusqu'à la mort, et je te
donne ma foi.
Le doyen mit la main droite d'Ebenezer dans la main
droite de Déruchette, et Déruchette dit à Ebenezer :
— Ebenezer, je te prends pour mon mari, soit que tu
sois meilleur ou pire, plus riche ou plus pauvre, en maladie
ou en santé, pour t'aider et t'obéir jusqu'à la mort, et je te
donne ma foi.
Le doyen reprit :
— Où est l'anneau?
Ceci était l'imprévu. Ebenezer, pris au dépourvu, n'avait
pas d'anneau.
Gilliatt ôta la bague d'or qu'il avait au petit doigt, et
la présenta au doyen. C'était probablement l'anneau « de
mariage » acheté le matin au bijoutier de Commercial-
Arcade.
Le doyen posa l'anneau sur le livre, puis le remit à
Ebenezer.
Ebenezer prit la petite main gauche, toute tremblante,
de Déruchette, passa l'anneau au quatrième doigt, et dit :
— Je t'épouse avec cet anneau.
— Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, dit le
doyen.
— Que cela soit ainsi, dit l'évangéliste.
Le doyen éleva la voix :
— Vous êtes époux.
— Que cela soit, dit l'évangéliste.
Le doyen reprit :
— Prions.
326 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Ebenezer et Dérucliette se retournèrent vers la table et
se mirent à genoux.
Gilliatt, resté debout, baissa la tête.
Eux s'agenouillaient devant Dieu, lui se courbait sous la
destinée.
f',.,,../;,,//!/^:/ /ff.'JJ'/ /',, 'f/'. /A?
y
ijrif'f yMcnixi-A :)c.
IV
c< POUR TA FEMME, QUAND TU TE MARIERAS »
A leur sortie de l'église, ils virent le Cashmere qui
commençait à appareiller.
— Vous êtes à temps, dit Gilliatt.
Ils reprirent le sentier du Havelet.
Ils allaient devant, Gilliatt maintenant marchait derrière.
C'étaient deux somnambules. Ils n'avaient pour ainsi
dire que changé d'égarement. Ils ne savaient ni où ils étaient,
ni ce qu'ils faisaient; ils se hâtaient machinalement, ils ne
328 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
se souvenaient plus de l'existence de rien, ils se sentaient
l'un à l'autre, ils ne pouvaient lier deux idées. On ne pense
pas plus dans l'extase qu'on ne nage dans le torrent. Du
milieu des ténèbres, ils étaient tombés brusquement dans un
Niagara de joie. On pourrait dire qu'ils subissaient Tempa-
radisement. Ils ne se parlaient point, se disant trop de choses
avec l'âme. Déruchette serrait contre elle le bras d'Ebezener.
Le pas de Gilliatt derrière eux leur faisait par moments
songer qu'il était là. lis étaient profondément émus, mais
sans dire mot; l'excès d'émotion se résout en stupeur. La
leur était délicieuse, mais accablante. Ils étaient mariés. Ils
ajournaient, on se reverrait, ce que Gilliatt faisait était bien,
voilà tout. Le fond de ces deux cœurs le remerciait ardem-
ment et vaguement. Déruchette se disait qu'elle avait là
quelque chose à débrouiller, plus tard. En attendant, ils
acceptaient. Ils se sentaient à la discrétion de cet homme
décisif et' subit, qui, d'autorité, faisait leur bonheur. Lui
adresser des questions, causer avec lui, était impossible.
Trop d'impressions se précipitaient sur eux à la fois. Leur
engloutissement est pardonnable.
Les faits sont parfois une grêle. Ils vous criblent. Cela
assourdit. La brusquerie des incidents tombant dans des
existences habituellement calmes, rend très vite les événe-
ments inintelligibles à ceux qui en souffrent ou qui en pro-
fitent. On n'est pas au fait de sa propre aventure. On est
écrasé sans deviner; on est couronné sans comprendre.
Déruchette, en particulier, depuis quelques heures, avait
reçu toutes les commotions ; d'abord Téblouissement, Ebe-
nezer dans le jardin ; puis le cauchemar, ce monstre déclaré
DÉPART DU « CASHMERE ». 329
son mari; puis la désolation, l'ange ouvrant ses ailes et prêt
à partir; maintenant c'était la joie, une joie inouïe, avec un
fond indéchiffrable; le monstre lui donnant l'ange, à elle,
Déruchette; le mariage sortant de l'agonie; ce Giliiatt, la
catastrophe d'hier, le salut d'aujourd'hui. Elle ne se rendait
compte de rien. Il était évident que depuis le matin Gilliatt
n'avait eu d'autre occupation que de les marier; il avait tout
fait; il avait répondu pour mess Lethierry, vu le doyen,
demandé la licence, signé la déclaration voulue ; voilà com-
ment le mariage avait pu s'accomplir. Mais Déruchette ne
le comprenait pas ; d'ailleurs, lors même qu'elle eût compris
comment, elle n'eût pas compris pourquoi.
Fermer les yeux, rendre grâces mentalement, oublier la
terre et la vie, se laisser emporter au ciel par ce bon démon,
il n'y avait que cela à faire. Un éclaircissement était trop
long, un remercîment était trop peu. Elle se taisait dans ce
doux abrutissement du bonheur.
Un peu de pensée leur restait, assez pour se conduire.
Sous l'eau il y a des parties de l'éponge qui demeurent
blanches. Ils avaient juste la quantité de lucidité qu'il fallait
pour distinguer la mer de la terre, et le Gashmere de tout
autre navire.
En quelques minutes, ils furent au Havelet.
Ebenezer entra le premier dans le bateau. Au moment
où Déruchette allait le suivre, elle eut la sensation de sa
manche doucement retenue. C'était Gilliatt qui avait posé
un doigt sur un pli de sa robe.
— Madame, dit-il, vous ne vous attendiez pas à partir.
J'ai pensé que vous auriez peut-être besoin de robes et de
ROMAM. — XI. 42
330 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
linge. Vous trouverez à bord du Cashmere un coffre qui
contient des objets pour femme. Ce coffre me vient de ma
mère. II était destiné à la femme que j'épouserais. Per-
mettez-moi de vous l'offrir.
Déruchette se réveilla à demi de son rêve. Elle se tourna
vers Gilliatt. Gilliatt, d'une voix basse et qu'on entendait à
peine, continua :
— Maintenant, ce n'est pas pour vous retarder, mais
voyez-vous, madame, je crois qu'il faut que je vous explique.
Le jour qu'il y a eu ce malheur, vous étiez assise dans la
salle basse, vous avez dit une parole. Vous ne vous souvenez
pas, c'est tout simple. On n'est pas forcé de se souvenir de
tous les mots qu'on dit. Mess Lethierry avait beaucoup de
chagrin. Il est certain que c'était un bon bateau, et qui
rendait des services. Le malheur de la mer était arrivé; il
y avait de l'émotion da'ns le pays. Ce sont là des choses,
naturellement, qu'on a oubliées. Il n'y a pas eu que ce
navire-là perdu dans les rochers. On ne peut pas penser
toujours à un accident. Seulement ce que je voulais vous
dire, c'est que, comme on disait personne n'ira, j'y suis
allé. Ils disaient c'est impossible; ce n'était pas cela qui
était impossible. Je vous remercie de m'écouter un petit
instant. Vous comprenez, madame, si je suis allé là, ce
n'était pas pour vous offenser. D'ailleurs la chose date de
très loin. Je sais que vous êtes pressée. Si on avait le temps,
si on parlait, on se souviendrait, mais cela ne sert à rien.
La chose remonte à un jour où il y avait de la neige. Et
puis une fois que je passais, j'ai cru que vous aviez souri.
C'est comme ça que ça s'explique. Quant à hier, je n'avais
DÉPART DU « GASHMERE )>. 331
pas eu le temps de rentrer chez moi, je sortais du travail,
j'étais tout déchiré, je vous ai fait peur, vous vous êtes
trouvée mal, j'ai eu tort, on n'arrive pas ainsi chez les per-
sonnes, je vous prie de ne pas m'en vouloir. C'est à peu
près tout ce que je voulais dire. Vous allez partir. Vous aurez
beau temps. Le vent est à l'est. Adieu, madame. Vous trou-
vez juste que je vous parle un peu, n'est-ce pas? ceci est
une dernière minute.
— Je pense à ce coffre, répondit Déruchette. Mais pour-
quoi ne pas le garder pour votre femme, quand vous vous
marierez?
— Madame, dit Gilliatt, je ne me marierai probable-
ment pas.
— Ce sera dommage, car vous êtes bon. Merci.
Et Déruchette sourit. Gilliatt lui rendit ce sourire.
Puis il aida Déruchette à entrer dans le canot.
Moins d'un quart d'heure après, le bateau où étaient
Ebenezer et Déruchette abordait en rade le Cashmere,
r^. Duo; l'nv.
f^yijtù^A/f.v/. fS9S ù,^ î? .®
'l-ir-.- S'A'-.'hfL-r'l
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LA GRANDE TOMBE
Gilliatt suivit le bord de l'eau, passa rapidement dans
Saint-Pierre-Port, puis se remit à marcher vers Saint-Samp-
son le long de la mer, se dérobant aux rencontres, évitant
les routes, pleines de passants par sa faute.
Dès longtemps, on le sait, il avait une manière à lui de
traverser dans tous les sens le pays sans être vu de personne.
Il connaissait des sentiers, il s'était fait des itinéraires isolés
et serpentants; il avait l'habitude farouche de l'être qui ne
334 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
se sent pas aimé; il restait lointain. Tout enfant, voyant peu
d'accueil dans les visages des hommes, il avait pris ce pli,
qui depuis était devenu son instinct, de se tenir à l'écart.
Il dépassa l'Esplanade, puis la Salerie. De temps en
temps, il se retournait et regardait, en arrière de lui, dans
la rade, le Cashmere, qui venait de mettre à la voile. Il y
avait peu de vent, Gilliatt allait plus vite que le Cashmere,
Gilliatt marchait dans les roches extrêmes du bord de l'eau,
la tête baissée. Le flux commençait à monter.
A un certain moment il s'arrêta, et, tournant le dos à la
mer, il considéra pendant quelques minutes, au delà des
rochers cachant la rouie du Valle, un bouquet de chênes.
C'étaient les chênes du lieu dit les Basses-Maisons. Là, au-
trefois, sous ces arbres, le doigt de Déruchette avait écrit
son nom, Gilliatt, sur la neige. Il y avait longtemps que
cette neige était fondue..
Il poursuivit son chemin.
La journée était charmante plus qu'aucune qu'il y eût
encore eu cette année-là. Cette matinée avait on ne sait quoi
de nuptial. C'était un de ces jours printaniers où mai se
dépense tout entier; la création semble n'avoir d'autre but
que de se donner une fête et de faire son bonheur. Sous
toutes les rumeurs, de la forêt comme du village, de la vague
comme de l'atmosphère, il y avait un roucoulement. Les
premiers papillons se posaient sur les premières roses. Tout
était neuf dans la nature, les herbes, les mousses, les
feuilles, les parfums, les rayons. Il semblait que le soleil
n'eût jamais servi. Les cailloux étaient lavés de frais. La
profonde chanson des arbres était chantée par des oiseaux
DÉPART OU « CASIÏMERE )). 335
nés d'hier. Il est probable que leur coquille d'œuf cassée
par leur petit bec était encore dans le nid. Des essais d'ailes
bruissaient dans le tremblement des branches. Ils chan-
taient leur premier chant, ils volaient leur premier vol.
C'était un doux parlage de tous à la fois, huppes, mésanges,
piquebois, chardonnerets, bouvreuils, moines et misses. Les
lilas, les muguets, les daphnés, les glycines, faisaient dans
les fourrés un bariolage exquis. Une très jolie lentille d'eau
qu'il y a à Guernesey couvrait les mares d'une nappe
d'émeraude. Les bergeronnetles et les épluque-pommiers,
qui font de si gracieux petits nids, s'y baignaient. Par toutes
les claires-voies de la végétation, on apercevait le bleu du
ciel. Quelques ^uées lascives s'entre-poursuivaient dans
l'azur avec des ondoiements de nymphes. On croyait sentir
passer des baisers que s'envoyaient des bouches invisibles.
Pas un vieux mur qui n'eût, comme un marié, son bouquet
de giroflées. Les prunelliers étaient en fleur, les cylises
étaient en fleur; on voyait ces monceaux blancs qui luisaient
et ces monceaux jaunes qui étincelaient à travers les entre-
croisements des rameaux. Le printemps jetait tout son
argent et tout son or dans l'immense panier percé des bois.
Les pousses nouvelles étaient toutes fraîches vertes. On en-
tendait en l'air des cris de bienvenue. L'été hospitalier ou-
vrait sa porte aux oiseaux lointains. C'était l'instant de
l'arrivée des hirondelles. Les thyrses des ajoncs bordaient
les talus des chemins creux, en attendant les thyrses des
aubépines. Le beau et le joli faisaient bon voisinage; le
superbe se complétait par le gracieux; le grand ne gênait
pas le petit; aucune note du concert ne se perdait; les ma-
336 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
gnifîcences microscopiques étaient à leur plan dans la vaste
beauté universelle ; on distinguait tout comme dans une eau
limpide. Partout une divine plénitude et un gonflement
mystérieux faisaient deviner l'efl'ort panique et sacré de la
sève en travail. Qui brillait, brillait plus ; qui aimait, aimait
mieux. Il y avait de l'bymne dans la fleur et du rayonne-
ment dans le bruit. La grande harmonie difl'use s'épanouis-
sait. Ce qui commence à poindre provoquait ce qui com-
mence à sourdre. Un trouble, qui venait d'en bas, et qui
venait aussi d'en haut, remuait vaguement les cœurs, cor-
ruptibles à l'influence éparse et souterraine des germes. La
tïeur promettait obscurément le fruit, toute vierge songeait,
la reproduction des êtres, préméditée par l'immense âme de
l'ombre, s'ébauchait dans l'irradiation des choses. On se
fiançait partout. On s'épousait sans fin. La vie, qui est la
femelle, s'accouplait avère l'infini, qui est le mâle. Il faisait
beau, il faisait clair, il faisait chaud ; à travers les haies,
dans les enclos, on voyait rire les enfants. Quelques-uns
jouaient aux mérelles. Les pommiers, les pêchers, les ceri-
siers, les poiriers, couvraient les vergers de leurs grosses
touffes pâles ou vermeilles. Dans l'herbe, primevères, per-
venches, achillées, marguerites, amaryllis, jacinthes, et les
violettes, et les véroniques. Les bourraches bleues, les iris
jaunes, pullulaient, avec ces belles petites étoiles roses qui
fleurissent toujours en troupe et qu'on appelle pour cela
a les compagnons ». Des bêtes toutes dorées couraient
entre les pierres. Les joubarbes en floraison empourpraient
les toits de chaume. Les travailleuses des ruches étaient
dehors. L'abeille était à la besogne. L'étendue était pleine
DÉPART DU (( CASHMERE ». 337
du murmure des mers et du bourdonnement des mouches.
La nature, perméable au printemps, était moite de volupté.
Quand Gilliatt arriva à Saint-Sampson, il n'y avait pas
encore d'eau au fond du port, et il put le traverser à pied
sec, inaperçu derrière les coques de navires au radoub. Un
cordon de pierres plates espacées qu'il y a là, aide à ce
passage.
Gilliatt ne fut pas remarqué. La foule était à l'autre bout
du port, près du goulet, aux Bravées. Là son nom était dans
toutes les bouches. On parlait tant de lui qu'on ne fit pas
attention à lui. Gilliatt passa, caché en quelque sorte par
le bruit qu'il faisait.
Il vit de loin la panse à la place où il l'avait amarrée,
la cheminée de la machine entre ses quatre chaînes, un
mouvement de charpentiers à l'ouvrage, des silhouettes
confuses d'allants et de venants, et il entendit la voix ton-
nante et joyeuse de mess Lethierry donnant des ordres.
Il s'enfonça dans les mettes.
Il n'y avait personne derrière les Bravées, toute la cu-
riosité étant sur le devant. Gilliatt prit le sentier longeant le
mur bas du jardin. Il s'arrêta dans l'angle où était la mauve
sauvage ; il revit la pierre où il s'était assis ; il revit le banc
de bois où s'était assise Déruchette. Il regarda la terre de
l'allée où il avait vu s'embrasser deux ombres, qui avaient
disparu.
11 se remit en marche. Il gravit la colline du château du
Valle, puis la redescendit, et se dirigea vers le Bû de la
Rue.
Le Houmet-Paradis était solitaire.
.43
UOlVfAÎS'. — XI.
338 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
Sa maison était telle qu'il l'avait laissée le matin après
s'être habillé pour aller à Saint-Pierre-Port.
Une fenêtre était ouverte. Par cette fenêtre on voyait le
bug-pipe accroché à un clou de la muraille.
On apercevait sur la table la petite bible donnée en re-
mercîraent à Gilliatt par un inconnu, qui était Ebenezer.
La clef était à la porte. Gilliatt approcha, posa la main
sur cette clef, ferma la porte à double tour, mit la clef dans
sa poche, et s'éloigna.
Il s'éloigna, non du côté de la terre, mais du côté de la
mer.
Il traversa diagonalement son jardin, par le plus court,
sans précaution pour les plates-bandes, en ayant soin tou-
tefois de ne pas écraser les seakales, qu'il avait plantés
parce que c'était un goût de Déruchette.
Il franchit le parapet et descendit dans les brisants.
Il se mit à suivre, allant toujours devant lui, la longue
et étroite ligne de récifs qui liait le Bu de la Rue à ce gros
obélisque de granit debout au milieu de la mer qu'on appe-
lait la Corne de la Bête. C'est là qu'était la Chaise Gild-
Holm-'Ur.
Il enjambait d'un récif à l'autre comme un géant sur
des cimes. Faire ces enjambées sur une crête de brisants,
cela ressemble à marcher sur l'arête d'un toit.
Une pêcheuse à la trouble qui rôdait pieds nus dans les
flaques d'eau à quelque distance, et qui regagnait le rivage,
lui cria : Prenez garde. La mer arrive.
Il continua d'avancer.
Parvenu à ce grand rocher de la pointe, la Corne, qui
DÉPART DU (( CASHMERE ». 339
faisait pinacle sur la mer, il s'arrêta. La terre finissait là.
C'était Textrémité du petit promontoire.
Il regarda.
Au large, quelques barques, à Tancre, péchaient. On
voyait de temps en temps sur ces bateaux des ruissellements
d'argent au soleil qui étaient la sortie de l'eau des filets.
Le Cashmere n'était pas encore à la hauteur de Saint-
Sampson; il avait déployé son grand hunier. Il était entre
Herm et Jethou.
Gilliatt tourna le rocher. Il parvint sous la Chaise Gild-
Holm-'Ur, au pied de cette espèce d'escalier abrupt que,
moins de trois mois auparavant, il avait aidé Ebenezer à
descendre. Il le monta.
il
La plupart des degrés étaient déjà sous l'eau. Deux ou
trois seulement étaient encore à sec. Il les escalada.
Ces degrés menaient à la Chaise Gild-Holm'-Ur. 11 arriva
à la Chaise, la considéra un moment, appuya sa main sur
ses yeux et la fit lentement glisser d'un sourcil à l'autre,
geste par lequel il semble qu'on essuie le passé, puis il
s'assit dans le creux de roche, avec l'escarpement derrière
son dos et l'océan sous ses pieds.
Le Cashmere en ce moment-là élongeait la grosse tour
ronde immergée, gardée par un sergent et un canon, qui
marque dans la rade le mi-chemin entre Herm et Saint-
Pierre-Port.
Au-dessus de la tête de Gilliatt, dans les fentes, quelques
fleurs de rocher frissonnaient. L'eau était bleue à perte de
vue. Le vent étant d'est, il y avait peu de ressac autour de
Serk, dont on ne voit de Guernesey que la côte occidentale.
340 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
On apercevait au loin la France comme une brume et la
longue bande jaune des sables de Garteret. Par instants, un
papillon blanc passait. Les papillons ont le goût de se pro-
mener sur la mer.
La brise était très faible. Tout ce bleu, en bas comme
en haut, était immobile. Aucun tremblement n'agitait ces
espèces de serpents d'un azur plus clair ou plus foncé qui
marquent à la surface de la mer les torsions latentes des
bas-fonds.
Le Cashmere, peu poussé du vent, avait, pour saisir la
brise, hissé ses bonnettes de hune. Il s'était couvert de toile.
Mais, lèvent étant de travers, l'effet des bonnettes le forçait
à serrer de très près la côte de Guernesey. II avait franchi
la balise de Saint-Sampson. II atteignait la colline du châ-
teau du Valle. Le moment arrivait où il allait doubler la
pointe du Bu de la Rue.
Gilliatt le regardait venir.
L'air et la vague étaient comme assoupis. La marée se
faisait, non par lame, mais par gonflement. Le niveau de
l'eau se haussait sans palpitation. La rumeur du large,
éteinte, ressemblait à un souffle d'enfant.
On entendait dans la direction du havre de Saint-Samp-
son de petits coups sourds, qui étaient des coups de mar-
teau. G'étaient probablement les charpentiers dressant les
palans et le fardier pour retirer de la panse la machine. Ges
bruits parvenaient à peine à Gilliatt, à cause de la masse
de granit à laquelle il était adossé.
Le Cashmere approchait avec une lenteur de fantôme.
Gilliatt attendait.
DÉPART DU (( GASHMERE ». 341
Tout à coup, un clapotement et une sensation de froid
le firent regarder en bas. Le flot lui touchait les pieds.
Il baissa les yeux, puis les releva.
Le Cashmere était tout près.
L'escarpement où les pluies avaient creusé la Chaise
Gild-Holm-'Ur était si vertical, et il y avait là tant d'eau,
que les navires pouvaient sans danger, par les temps calmes,
faire chenal à quelques encablures du rocher.
Le Cashmere arriva. Il surgit, il se dressa. Il semblait
croître sur Feau. Ce fut comme le grandissement d'une
ombre. Le gréement se détacha en noir sur le ciel dans le
magnifique balancement de la mer. Les longues voiles, un
moment superposées au soleil, devinrent presque roses et
eurent une transparence ineffable. Les flots avaient un mur-
mure indistinct. Aucun bruit ne troublait le glissement ma-
jestueux de cette silhouette. On voyait sur le pont comme si
on y eut été.
Le Cashmere rasa presque la roche.
Le timonier était à la barre, un mousse grimpait aux
haubans, quelques passagers, accoudés au bordage, consi-
déraient la sérénité du temps, le capitaine fumait.
Mais ce n'était rien de tout cela que voyait Gillialt.
Il y avait sur le pont un coin plein de soleil. C'était là
ce qu'il regardait. Dans ce soleil étaient Ebenezer et Déru-
chette. Ils étaient assis dans cette lumière, lui près d'elle.
Ils se blottissaient gracieusement côte à côte, comme deux
oiseaux se chauffant à un rayon de midi, sur un de ces
bancs couverts d'un petit plafond goudronné que les navires
bien aménagés offrent aux voyageurs et sur lesquels on lit,
342 LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
quand c'est un bâtiment anglais : For ladies only, La tête
de Déruchette était sur l'épaule d'Ebenezer, le bras d'Ebe-
nezer était derrière la taille de Déruchette; ils se tenaient
les mains, les doigts entre-croisés dans les doigts. Les
nuances d'un ange à l'autre étaient saisissables sur ces deux
exquises figures faites d'innocence. L'une était plus virgi-
nale, l'autre plus sidérale. Leur chaste embrassement était
expressif. Tout l'hyménée était là, toute la pudeur aussi.
Ce banc était déjà une alcôve et presque un nid. En même
temps, c'était une gloire ; la douce gloire de l'amour en fuite
dans un nuage.
Le silence était céleste.
L'œil d'Ebenezer rendait grâce et contemplait; les lèvres
de Déruchette remuaient; et dans ce charmant silence,
comme le vent portait du côté de terre, à l'instant rapide
où le sloop glissa .à quelques toises de la Chaise Gild-
Holm-'Ur, Gilliatt entendit la voix tendre et délicate de
Déruchette qui disait :
— Vois donc. Il semblerait qu'il y a un homme dans le
rocher.
Cette apparition passa.
Le Cashmere laissa la pointe du Bû de la Rue derrière
lui et s'enfonça dans le plissement profond des vagues. En
moins d'un quart d'heure, sa mâture et ses voiles ne firent
plus sur la mer qu'une sorte d'obélisque blanc décroissant
à l'horizon. Gilliatt avait de l'eau jusqu'aux genoux.
Il regardait le sloop s'éloigner.
La brise fraîchit au large. Il put voir le Cashmere hisser
ses bonnettes basses et ses focs pour profiter de cette aug-
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LES TRAVAILLEURS DE
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Le sloop fuyait au nord. Il gagna la haute mçr; II n'étWMMl
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(Tonie II. Livre II.)
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DÉPART DU « GASHMERE ». 3i3
mentalion de vent. Le Cashmere était déjà hors des eaux
de Guernesey. Gillialt ne le quittait pas des yeux.
Le Ilot lui arrivait à la ceinture.
La marée s'élevait. Le temps passait.
Les mauves et les cormorans volaient autour de lui,
inquiets. On eût dit qu'ils cherchaient à l'avertir. Peut-être
y avait-il dans ces volées d'oiseaux quelque mouette venue
des Douvres, qui le reconnaissait.
Une heure s'écoula.
Le vent du large ne se faisait pas sentir dans la rade,
mais la diminution du Cashmere était rapide. Le sloop était,
selon toute apparence, en pleine vitesse. Il atteignait déjà
presque la hauteur de»-Casquets.
11 n'y avait pas d'écume autour du rocher Gild-Holm'Ur,
aucune lame ne battait le granit. L'eau s'enflait paisiblement.
Elle atteignait presque les épaules de Gilliatt.
Une autre heure s'écoula.
Le Cashmere était au delà des eaux d'Aurigny. Le rocher
Ortach le cacha un moment. Il entra dans l'occultation de
cette roche, puis en ressortit, comme d'une éclipse. Le sloop
fuyait au nord. Il gagna la haute mer. Il n'était plus qu'un
point ayant, à cause du soleil, la scintillation d'une lumière.
Les oiseaux jetaient de petits cris à Gilliatt.
On ne voyait plus que sa tête.
La mer montait avec une douceur sinistre.
Gilliatt, immobile, regardait le Cashmere s'évanouir.
Le iïux était presque à son plein. Le soir approchait.
Derrière Gilliatt, dans la rade, quelques bateaux de pêche
rentraient.
su LES TRAVAILLEURS DE LA MER.
L'œil de Gilliatt, attaché au loin sur le sloop, restait fixe.
Cet œil fixe ne ressemblait à rien de ce qu'on peut voir
sur la terre. Dans cette prunelle tragique et calme il y avait
de l'inexprimable. Ce regard contenait toute la quantité
d'apaisement que laisse le rêve non réalisé; c'était Tac-
ceptation lugubre d'un autre accomplissement. Une fuite
d'étoile doit être suivie par des regards pareils. De moment
en moment, l'obscurité céleste se faisait sous ce sourcil
dont le rayon visuel demeurait fixé à un point de l'espace.
En même temps que l'eau infinie autour du rocher Gild-
Holm-'Ur, l'immense tranquillité de l'ombre montait dans
l'œil profond de Gilliatt.
Le Cashmere, devenu imperceptible^ était maintenant
une tache mêlée à la brume. Il fallait pour le distinguer
savoir où il était.
Peu à peu, cette tache, qui n'était plus une forme, pâlit.
Puis elle s'amoindrit.
Puis elle se dissipa.
A l'instant où le navire s'eflkça à l'horizon, la tête dis-
parut sous l'eau. Il n'y eut plus rien que la, mer.
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t
NOTES
nOMAN — XI.
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NOTE I
Sui' lu iHige (!ii [itrc on lil, dans le nianusciil, oi'iginal, les montions sui-
vantes :
Commencé le 4 juin 1S64.\
Interrompu le 4 août.
Repris le 4 déccimbre.
Terminé le 529 avril 1865.
Publié le 12 mars 1866.
A la paj^o (|ui teimiue la pn-niiùrc parlic, Sûnir Clahûi, on lil :
3 août, 8 heures 1/2 du matin.
Interrompu jusqu'à mon retour. Je vais partir pour mon voyage annuel,
le 10 ou le 11.
NOTE II
Dans la pieniièrc partie, livre VI, an ciïapitie II, Du cognac inespéré ^ les
lignes qui suivent sont hilï'ées dans le nianusciil :
Une volonté dans un mécanisme fait contre-poids à Tinlini. L'inllni,
lui aussi, contient un mécanisme. Ses engrenages sont pour nous invi-
sibles, tant ils sont démesurés Le zodiaque est une de ces roues. La loi
348 NOTES.
des saisons est liée à cette rotation. Il faut à l'aiguille aiinantée six cent
vingt ans pour qu'elle accomplisse son oscillation complète à rouesL et
à l'est du. méridien. Ainsi l'oscillation actuelle, commencée en 1660, ne
s'achèvera qu'en 2280. ï^a loi des tempêtes est liée à celte oscillation.
Dans cette révolution de six cent vingt ans, c'est tantôt le pôle asiatique,
tantôt le pôle américain, qui est le pôle le plus froid. Une période de
quarante et un ans ramène le maximum des taches solaires. Franklin a
prouvé que les coups de vent du nord-est avaient leur source au sud-ouest.
Au sud de réquateur, les ouragans tournent dans le sens d'une monljCj
et au nord de réquateur en sens inverse.
NOTE m
Le livre septième de Ja première partie^ imprudence de faire des (jUMiiona à
un toï'ie, a, dans le manuscrit, ces variantes du iitj'e : Jorr MiVrrKu quk lk
lîMu.E FArr LA et Dieu vwwm a ex jkijjn'es im/us souvj^int qu'aux viiujx.
*
Auti'es variantes de titres :
Denx.ièine jiartie, Livre \. Chapitre VIIL hnportunœque votmres.
Un lîOMAiN niïWïJUîKAri'.
Ctuipilrc XJL Le dedans d'an édifice sous mer.
Une €A,CJ(BTTE Bfi LA MJja.
Troi s iè rn e partie . DêrucheUe.
(Je qui ÉcuArpE a la mkh N'/;cnAiM'K pas a- la rriM^n;.
L i v re 1 1 J . Départ du C a sh ix\ e va .
La mer is'AVArr pas i>jt son dehimiih mor.
TABLE
DU TOME DEUXIÈME
DEUXIÈME PARTIE
GILLIATT LE MALIN
UIVRE PREMIER
L'ÉGUEIL
Pases.
*o
I. L'endroit où il est malaisé d'arriver et difiiciie de repartir. . 5
II. Les perfections du désastre 13
III. Saine, mais non sauve 17
IV. Examen local préalable 21
V. Un mot sur la collaboi-ation seei'ète des éléments. ... 26
YI. Une écurie poui* le cheval 31
Vil. Une chambre pour le voyageur 35
VI H. Importtmœque volucres 47
IX. L'écueil, et la manière de s'en servir 51
X. La forge 37
XI. Découverte 63
XII. Le dedans d'un édilice sous mer 69
XIII. Ce qu'on y voit et ce qu'on y entrevoit 73
352 TABLE.
LIVRE DEUXIÈME
LE LABEUR
Pages.
I, Les ressources de celui à qui tout manque 83
IL Comme quoi Sliakespeaie peut se rencontrer avec Eschyle. 88
ÏIL Le chef-d'œuvre de Gilliatt vient au secours du chef-d'œuvre
de Lethierrv 91
IV. Subre 97
V. Sub mnhrâ 105
VI. Gilliatt fait prendre position à la panse 113
VIÏ. Tout de suite un danger 117
Vin. Périptitie plutôt que- dénoûment 123
IX. Le succès repris aussitôt que donné 129
X. Les avertissements de la niej' 132
XI. A bon entendeur, salut 137
LIVRE TROISIÈME
LA LUTTE
I. L'extrême touche Textrôme et le contraire annonce le con-
traire 145
II. Les vents du large 148
III. Explication du bruit écouté par Gilliatt 153
TABLE. 3o3
Pages.
IV. Turha, turma 158
V. Gilliatt a l'option 161
VI. Le combat 163
LIVRE QUATRIÈME
LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE
I. Qui a faim n'est pas le seul 193
IL Le monstre 2^'
\J L
III. Autre forme du combat dans le gouffre 212
IV. Rien ne se cache et rien ne se perd 217
V. Dans rintcrvalie qui sépare six pouces de deux pieds il y a de
quoi loger la mort 223
VI. De profandis ad altum 229
VU. Il y a une oreille dans l'inconnu 239
TROISIÈME PARTIE
DERUCHETTE
LIVRE PREAIÏER
NUIT ET LUNE
I. La cloche du port 247
IL Encore la cloche du porl 267
ROMAN. — Xf. 43
354 TABLE.
LIVRE DEUXIÈME
LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME
Pages.
1, JUiii ciii/i (^iijv^icc u «iigv-norîr;. ........... iO J
II. La malle de cuir 295
LIVRE TROISIÈME
DÉPART DU « CASIIMERE »
f la I-T mr^.l ^^f l^^.-.! .. ..y. ^.K .. .1.. I '/. ,,l :,. ,. '.^iljf
1. Jjt; JitJiïvjiuL Luui> ïji u\^ihj u.i; i i:: t: 1 1 o i:; . ......... OU J
II. Les désespoirs en présence 307
ni. La prévoyance de i'abnégation 319
IV. (( Pour ta femme, quand tu te mai'ieras jju 327
V. La grande tombe /v . !. ç. . ' 333
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SUR LES PRESSES DE MM. CHAMEROT ET RENOUARD
LE QUINZE MARS MDCCCXCII
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