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Full text of "Les travailleurs de la mer II"

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BIBLIOTHEQUE 
NUMÉRIQUE 



Hugo, Victor (1802-1885). Romans. 1889. 



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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France 



ÉDITION NATIONALE 



VICTOR HUGO 



ROMAN 



XI 



JUSTIFICATION DU TIRAGE 



Il a été fait, pour les amateurs, un tirage spécial sur 
papiers de luxe, de mille exemplaires numérotés à la 
presse, avec une double suite des gravures hors texte. 



50 exemplaires sur prapier du Japon, avec eaux-fortes pures là 30 

200 — — du Japon 51 à 2S0 

SO — — de Chine 251 à 300 

100 — — Vélin à la forme 301 à 400 

600 -- — Vergé — 401 à 1000 



KDHIOX WTlOWlVi: 




HUGO 



TÉS TiJAVAii I i:i ns Dr: la m¥a\ 



II 







H. QANGtR INV 



JAOUCHQN JC. 



PARIS 



LIBRATRIE DE L'EDÏTION NATIONALE 

KM M. K ! KS I \ li f>, Kl) I TK I W 

18, RUIÎ DE CONDÉ, 18 



189^2 

'"V 



DEUXIEME PARTIE 



GILLIATT LE MALIN 



ROMAN. — XI. 



LIVRE PREMIER 



L'ÉCUEIL 




L- ej ■ V - B 1 c h tLi ' J Lî c 



L'ENDROIT OU IL EST MALAISÉ D'ARRIVER 



ET DIFFICILE DE REPARTIR 



La barque, aperçue sur plusieurs points de la côte de 
Guernesey dans la soirée précédente à des heures diverses, 
était, on Ta deviné, la panse. Gilliatt avait choisi le long de 
la côte le chenal à travers les rochers ; c'était la route 
périlleuse, mais c'était le chemin direct. Prendre le plus 
court avait été son seul souci. Les naufrages n'attendent 
pas, la mer est une chose pressante, une heure de retard 



6 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



pouvait être irréparable. Il voulait arriver vite au secours 
de la machine en danger. 

Une des préoccupations de Gilliatt en quittant Guernesey 
parut être de ne point éveiller l'attention. Il partit de la 
façon dont on s'évade. 11 eut un peu l'allure de se cacher. 
Il évita la côte est comme quelqu'un qui trouverait inutile 
de passer en vue de Saint-Sampson et de Saint-Pierre-Port; 
il glissa, on pourrait presque dire il se glissa, silencieuse- 
ment le long de la côte opposée qui est relativement inha- 
bitée. Dans les brisants, il dut ramer; mais Gilliatt maniait 
l'aviron selon la loi hydraulique, prendre l'eau sans choc 
et la rendre sans vitesse, et de cette manière il put nager 
dans l'obscurité avec le plus de force et le moins de bruit 
possible. On eût pu croire qu'il allait faire une mauvaise 
action. 

La vérité, est que, se jetant tête baissée dans une entre- 
prise fort ressemblante à l'impossible, et risquant sa vie 
avec toutes les chances à peu près contre lui, il craignait la 
concurrence. 

Gomme le jour commençait à poindre, les yeux inconnus 
qui sont peut-être ouverts dans les espaces purent voir au 
milieu de la mer, sur un des points où il y a le plus de 
solitude et de menace, deux choses entre lesquelles l'inter- 
valle décroissait, l'une se rapprochant de l'autre. L'une, 
presque imperceptible dans le large mouvement des lames, 
était une barque à la voile; dans cette barque il y avait un 
homme; c'était la panse portant Gilliatt. L'autre, immobile, 
colossale, noire, avait au-dessus des vagues une surpre- 
nante figure. Deux hauts piliers soutenaient hors des flots 



L'ÉCUEIL. 



dans le vide une sorte de traverse horizontale qui était 
comme un pont entre leurs sommets. La traverse, si informe 
de loin qu'il était impossible de deviner ce que c'était, fai- 
sait corps avec les deux jambages. Cela ressemblait à une 
porte. A quoi bon une porte dans cette ouverture de toutes 
parts qui est la mer? On eût dit un dolmen titanique planté 
là, en plein océan, par une fantaisie magistrale, et bâti par 
des mains qui ont l'habitude de proportionner leurs con- 
structions à l'abîme. Cette silhouette farouche se dressait 
sur le clair du ciel. 

La lueur du matin grandissait à l'est; la blancheur de 
l'horizon augmentait la noirceur de la mer. En face, de 
l'autre côté, la lune se couchait. 

Ces deux piliers, c'étaient les Douvres. L'espèce de masse 
emboîtée entre eux comme une architrave entre deux cham- 

DranicS, u ctan la i^Lirciiiuc. 

Cet écueil, tenant ainsi sa proie et la faisant voir, était 
terrible; les choses ont parfois vis-à-vis de l'homme une 
ostentation sombre et hostile. 11 y avait du défi dans Tatti- 
tude de ces rochers. Cela semblait attendre. 

Rien d'altier et d'arrogant comme cet ensemble : le 
vaisseau vaincu, l'abîme maître. Les deux rochers, tout 
ruisselants encore de la tempête de la veille, semblaient 
des combattants en sueur. Le vent avait molli, la mer se 
plissait paisiblement, on devinait à fleur d'eau quelques bri- 
sants où les panaches d'écume retombaient avec grâce; il 
venait du large un murmure semblable à un bruit d'abeilles. 
Tout était de niveau, hors les deux Douvres, debout et 
droites comuie deux colonnes noires. Elles étaient lusau'à 



8 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

une certaine hauteur loules velues de varech. Leurs hanclies 
escarpées avaient des reflets d'armures. Elles semblaient 
prêtes à recommencer. On comprenait (pi'ellcs étaient enra- 
cinées sous l'eau à des montagnes. Une sorte de toute-puis- 
sance tragique s'en dégageait. 

D'ordinaire la mer cache ses coups. Elle reste volontiers 
obscure. Cette ombre incommensurable garde tout pour 
elle. Il est très rare nue le mYstôre renonce au secret. 
Certes, il y a du monstre dans la catastrophe, mais en 
quantité inconnue. La mer est patente et secrète; elle se 
dérobe, elle ne lient pas à divulguer ses actions. Elle fait 
un naufrage, et le recouvre; l'engloutissement est sa pudeur. 
La vague est hypocrite; elle tue, recèle, ignore et sourit. 
Elle rugit, puis moutonne. 

Ici rien de pareil. Les Douvres, élevant au-dessus des 
flots la Durand e morte, avaient un air de triomphe. On eut 
dit deux bras monstrueux sortant du gouffre et montrant 
aux tempêtes ce cadavre de navire. C'était cjuelque chose 
comme l'assassin qui se vante. 

L'horreur sacrée de l'heure s'y ajoutait. Le point du jour 
a une grandeur mystérieuse (jui se compose d'un reste de 
rêve et d'un commencement de pensée. A ce moment trouble, 
un peu de spectre flotte encore. L'espèce d'immense II ma- 
juscule formée par les deux Douvres ayant la Durande pour 
trait d'union apparaissait à l'horizon dans on ne sait quelle 
majesté crépusculaire. 

Gilliatt était vêtu de ses habits de mer, chemise de laine, 
bas de laine, souliers (doutés, vareuse de tricot, paidalon à 
jioches de grosse étoile bourrue, et sur la tête une de ces 







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L'ÉCUEIL. 

coiffes de laine rouge usitées alors dans la marine, qu'on 
appelait au siècle dernier galériennes. 
11 reconnut l'écueil et avança. 

La Durande était tout le contraire d'un navire coulé à 
fond; c'était un navire accroché en l'air. 

Pas de sauvetage plus étrange à entreprendre. 
Il faisait plein jour quand Gilliatt arriva dans les eaux 
de recueil. 

Il y avait, nous venons de le dire, peu de mer. L'eau 
avait seulement la quantité d'agitation que lui donne le res- 
serrement entre les rochers. Toute manche, petite ou grande, 
clapote. L'intérieur d'un détroit écume toujours. 

Gilliatt n'aborda point les Douvres sans précaution. 
Il jeta la sonde plusieurs fois. 
Gilliatt avait un petit débarquement à faire. 
Habitué aux absences, il avait chez lui son en-cas de 
départ toujours prêt. C'était un sac de biscuit, un sac de 
farine de seigle, un panier de stock-fish et de bœuf fumé, 
un grand bidon d'eau douce, une caisse norvégienne à fleurs 
peintes contenant quelques grosses chemises de laine, son 
suroit et ses jambières goudronnées, et une peau de mouton 
qu'il jetait la nuit par-dessus sa vareuse. Il avait, en quit- 
tant le Bu de la Rue, mis tout cela en hâte dans la panse, 
plus un pain frais. Pressé de partir, il n'avait emporté 
d'autre engin de travail que son marteau de forgeron, sa 
hache et son hacherot, une scie, et une corde à nœuds 
armée de son grappin. Avec une échelle de cette sorte et la 
manière de s'en servir, les pentes revêches deviennent ma- 
niables, et un bon marin trouve des praticables dans les 

llOMAPt. — X[. â 



^0 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



plus rudes escarpements. On peut voir, dans l'île de Serk, 
le parti que tirent d'une corde à nœuds les pêcheurs du 
havre Gosselin. 

Ses filets et ses lignes et tout son attirail de pèche étaient 
dans la barque. H les y avait mis par habitude, et machi- 
nalement, car il allait, s'il donnait suite à son entreprise, 
séjourner quelque temps dans un archipel de brisants, et 
les engins de pêche n'y ont que faire. 

Au moment où Gilliatt accosta l'écueil, la mer baissait, 
circonstance favorable. Les lames décroissantes laissaient à 
découvert au pied de la petite Douvre quelques assises 
plates ou peu inclinées, figurant assez bien des corbeaux à 
porter un plancher. Ces surfaces, tantôt étroites, tantôt 
larges, échelonnées avec des espacements inégaux le long 
du monolithe vertical, se prolongeaient en corniche mince 
jusque sotis la Durande, laquelle faisait ventre entre les deux 
rochers. Elle était serrée là comme dans un étau. 

Ces plates-formes étaient commodes pour débarquer et 
aviser. On pouvait décharger là, provisoirement, l'en-cas 
apporté dans la panse. Mais il liillait se hâter, elles n'étaient 
hors de l'eau que pour peu d'heures. A la mer montante, 
elles rentreraient sous l'écume. 

Ce fut devant ces roches, les unes planes, les autres 
déclives, que Gilliatt poussa et arrêta la panse. 

Une épaisseur mouillée et glissante du goémon les cou- 
vrait, l'obliquité augmentait çà et là le glissement. 

Gilliatt se déchaussa, sauta pieds nus sur le goémon, et 
amarra la panse à une pointe de rocher. 

Puis il s'avança le plus loin qu'il put sur l'étroite cor- 



L^ÉCUEIL. H 



niche de granit, parvint sous la Durande, leva les yeux et 
la considéra. 

LaDurande était saisie, suspendue et comme ajustée dans 
les deux roches à vingt pieds environ au-dessus du Ilot. 11 
avait fallu pour la jeter là une furieuse violence de la mer. 

Ces coups forcenés n'ont rien qui étonne les gens de 
mer. Pour ne citer qu'un exemple, le 25 janvier 4840, dans 
le golfe de Stora, une tempête finissante fit, du choc de sa 
dernière lame, sauter un brick, tout d'une pièce, par-dessus 
la carcasse échouée de la corvette la Marne^ et l'incrusta, 
beaupré en avant, entre deux falaises. 

Du reste, il n'y avait dans les Douvres qu'une moitié de 
la Durand e. 

Le navire, arraché aux vagues, avait été en quelque sorte 
déraciné de l'eau par l'ouragan. Le tourbillon de vent l'avait 
tordu, le tourbillon de mer l'avait retenu, et le bâtiment, 
ainsi pris en sens inverse par les deux mains de la tem- 
pête, s'était cassé comme une latte. L'arrière, avec la ma- 
chine et les roues, enlevé hors de l'écume et chassé par 
toute la furie du cyclone dans le défilé des Douvres, y était 
entré jusqu'au maître-bau, et était demeuré là. Le coup de 
vent avait été bien asséné; pour enfoncer ce coin entre ces 
deux rochers, l'ouragan s'était fait massue. L'avant, emporté 
et roulé par la rafale, s'était disloqué sur les brisants. 

La cale défoncée avait vidé dans la mer les bœufs noyés. 

Un large morceau da la muraille de l'avant tenait encore 
à l'arrière et pendait aux porques du tambour de gauche 
par quelques attaches délabrées, faciles à briser d'un coup 
de hache. 



4â LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

On voyait çà et là dans les anfractuosités lointaines de 
recueil des poutres, des planches, des haillons de voiles, 
des tronçons de chaînes, toutes sortes de débris, tranquilles 
sur les rochers. 

Gilliatt regardait avec attention la Durand e. La quille 
faisait plafond au-dessus de sa tête. 

L^horizon, où l'eau illimitée remuait à peine, était serein. 
Le soleil sortait superbement de cette vaste rondeur bleue. 

De temps en temps une goutte d'eau se détachait de 
l'épave et tombait dans la mer. 



II 



LES PERFECTIONS DU DÉSASTRE 



Les Douvres étaient différentes de forme comme de 
hauteur. 

Sur la petite Douvre, recourbée et aiguë, on voyait se 
ramifier, de la base à la cime, de longues veines d'une roche 
couleur brique, relativement tendre, qui cloisonnait de ses 
lames Tintérieur du granit. Aux affleurements de ces lames 
rougeâtres il y avait des cassures utiles à l'escalade. Une de 
ces cassures, située un peu au-dessus de Fépave, avait été 
si bien élargie et travaillée par les éclaboussures de la vague 
qu'elle était devenue une espèce de niche où Ton eût pu 
loger une statue. Le granit de la petite Douvre était arrondi 
à la surface et mousse comme de la pierre de touche, dou- 
ceur qui ne lui ôtait rien de sa dureté. La petite Douvre se 
terminait en pointe comme une corne. La grande Douvre, 
polie, unie, lisse, perpendiculaire, et comme taillée sur 
épure, était d'un seul morceau et semblait faite d'ivoire noir. 
Pas un trou, pas un relief. L'escarpement était inhospitalier; 



14 LES TRAVAILLEURS DE LA MER 



un forçat n'eût pu s^en servir pour sa fuite ni un oiseau 
pour son nid. Au sommet il y avait, comme sur le roche. 
l'Homme, une plate-forme ; seulement cette plate-forme était 
inaccessible. 

On pouvait monter sur la petite Douvre, mais non s'y 
maintenir; on pouvait séjourner sur la grande, mais non y 
monter. 

Gilliatt, le premier coup d'œil jeté, revint à la panse, la 
déchargea sur la plus large des corniches à fleur d'eau, fit 
de tout ce chargement, fort succinct, une sorte de ballot 
qu'il noua dans un prélart, y ajusta une élingue avec sa 
boucle de hissement, poussa ce ballot dans un recoin de 
roche où le flot ne pouvait l'atteindre, puis des pieds et des 
mains, de saillie en saillie, étreignant la petite Douvre, se 
cramponnant aux moindres stries, il monta jusqu'à la Du- 
rande échouée en l'air. 

Parvenu à la hauteur des tambours, il sauta sur le 
pont. 

Le dedans de l'épave était lugubre. 

La Durande offrait toutes les traces d'une voie de fait 
épouvantable. C'était le viol effrayant de l'orage. La tempête 
se comporte comme une bande de pirates. Rien ne ressemble 
à un attentat comme un naufrage. La nuée, le tonnerre, la 
pluie, les souffles, les flots, les rochers, ce tas de complices 
est horrible. 

On rêvait sur le pont désemparé quelque chose comme 
le trépignement furieux des esprits de la mer. Il y avait 
partout des marques de rage. Les torsions étranges de cer- 
taines ferrures indiquaient les saisissements forcenés- du 



L^ÉCUEIL. 15 



vent. L'entre-pont était comme le cabanon d'un fou où tout 
était cassé. 

Pas de bête comme la mer pour dépecer une proie. L'eau 
est pleine de griffes. Le vent mord, le flot dévore; la vague 
est une mâchoire. C'est à la fois de l'arrachement et de 
l'écrasement. L'océan a le même coup de patte que le lion. 

Le délabrement de la Durande offrait ceci de particulier 
qu'il était détaillé et minutieux. C'était une sorte d'éplu- 
chement terrible. Beaucoup de choses semblaient faites 
exprès. On pouvait dire : quelle méchanceté! Les fractures 
des bordages étaient feuilletées avec art. Ce genre de ravage 
est propre au cyclone. Déchiqueter et amenuiser, tel est le 
caprice de ce dévastateur énorme. Le cyclone a des recher- 
ches de bourreau. Les désastres qu'il fait ont un air de 
supplices. On dirait qu'il a de la rancune; il raffine comme 
un sauvage. Il dissèque en exterminant. Il torture le nau- 
frage, il se venge, il s'amuse; il y met de la petitesse. 

Les cyclones sont rares dans nos climats, et d'autant 
plus redoutables qu'ils sont inattendus. Un rocher rencontré 
peut faire pivoter un orage. Il est probable que la bour- 
rasque avait fait spirale sur les Douvres, et s'était brusque- 
ment tournée en trombe au choc de l'écueil, ce qui expli- 
quait le jet du navire à une telle hauteur dans ces roches. 
Quand le cyclone souffle, un vaisseau ne pèse pas plus au 
vent qu'une pierre à une fronde. 

La Durande avait la plaie qu'aurait un homme coupé en 
deux ; c'était un tronc ouvert laissant échapper un fouillis 
de débris semblable à des entrailles. Des cordages flottaient 
et frissonnaient; des chaînes se balançaient en grelottant; 



16 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



les fibres et les nerfs du navire étaient à nu et pendaient. 
Ce qui n'était pas fracassé était désarticulé ; des fragments 
du mailletage du doublage étaient pareils à des étrilles 
hérissées de clous ; tout avait la forme de la ruine ; une 
barre d'anspec n'était plus qu'un morceau de fer, une sonde 
n'était plus qu'un morceau de plomb, un cap-de-mouton 
n'était plus qu'un morceau de bois ; une drisse n'était plus 
qu'un bout de chanvre, un touron n'était plus qu'un éche- 
veau brouillé, une ralingue n'était plus qu'un fil dans un 
ourlet; partout l'inutilité lamentable de la démolition; rien 
qui ne fût décroché, décloué, lézardé, rongé, déjeté, sa- 
bordé, anéanti; aucune adhésion dans ce monceau hideux, 
partout la déchirure, la dislocation, et la rupture, et ce je 
ne sais quoi d'inconsistant et de liquide qui caractérise tous 
les pêle-mêle, depuis les mêlées d'hommes qu'on nomme 
bataille jusqu'aux mêlées d'éléments qu'on nomme chaos. 
Tout croulait, tout coulait, et uq ruissellement de plan- 
ches, de panneaux, de ferrailles, de câbles et de poutres 
s'était arrêté au bord de la grande fracture de la quille, 
d'où le moindre choc pouvait tout précipiter dans la mer. 
Ce qui restait de cette puissante carène si triomphante au- 
trefois, tout cet arrière suspendu entre les deux Douvres et 
peut-être prêt à tomber, était crevassé çà et là et laissait 
voir par de larges trous l'intérieur sombre du navire. 
L'écume crachait d'en bas sur cette chose misérable. 



III 



GATlVï' MATCl NON SATIVF 



Gilliatt ne s'attendait pas à ne trouver qu'une moitié du 

bâtiment. Rien dans les indications, pourtant si précises, du 

patron du Shealtiel, ne faisait pressentir cette coupure du 

navire par le milieu. C'était probablement à l'instant où 

s'était faite cette coupure sous les épaisseurs aveuglantes 

de l'écume qu'avait eu lieu ce ce craquement diabolique » 

entendu par le patron du Shealtiel, Ce patron s'était sans 

doute éloigné au moment du dernier coup de vent, et ce 

qu'il avait pris pour un paquet de mer était une trombe. 

Plus tard, en se rapprochant pour observer l'échouement, 

il n'avait pu voir que la partie antérieure de l'épave, le 

reste, c'est-à-dire la large cassure qui avait séparé l'avant 

de l'arrière, lui étant caché par l'étranglement de l'écueil. 

A cela près, le patron du Shealtiel n'avait rien dit que 

d'exact. La coque était perdue, la machine était intacte. 

Ces hasards sont fréquents dans les naufrages comme 
dans les incendies. La logique du désastre nous échappe. 



ROMAN. — XI. 



18 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

Les mâts cassés étaient tombés, la cheminée n'était pas 
même ployée; la grande plaque de fer qui supportait la 
mécanique Tavait maintenue ensemble et tout d'une pièce. 
Les revêtements en planches des tambours étaient disjoints 
à peu près comme les lames d'une persienne ; mais à travers 
leurs claires-voies on distinguait les deux roues en bon état. 
Quelques pales manquaient. 

Outre la machine, le grand cabestan de l'arrière avait 
résisté, il avait sa chaîne, et, grâce à son robuste emboî- 
tement dans un cadre de madriers, il pouvait rendre encore 
des services, pourvu toutefois que l'effort du tournevire 
ne fît pas fendre le plancher. Le tablier du pont fléchis- 
sait presque sur tous les points. Tout ce diaphragme était 
branlant. 

En revanche le tronçon de la coque engagée entre les 
Douvres tenait ferme, nous l'avons dit, et semblait solide. 

Cette conservation de la machine avait on ne sait quoi 
de dérisoire et ajoutait l'ironie à la catastrophe. La sombre 
malice de l'inconnu éclate quelquefois dans ces espèces de 
moqueries amères. La machine était sauvée, ce qui ne Fem- 
pêchait point d'être perdue. L'océan la gardait pour la dé- 
molir à loisir. Jeu de chat. 

Elle allait agoniser là et se défaire pièce à pièce. Elle 
allait servir de jouet aux sauvageries de l'écume. Elle allait 
décroître jour par jour, et fondre pour ainsi dire. Qu'y 
faire? Que ce lourd bloc de mécanismes et d'engrenages, à 
la fois massif et délicat, condamné à l'immobilité par sa 
pesanteur, livré dans cette solitude aux forces démolissantes, 
mis par l'écueilà la discrétion du vent et du flot, pût, sous 



RECUEIL. 19 



la pression de ce milieu implacable, échapper à la des- 
truction lente, il semblait qu'il y eût folie rien qu'à l'ima- 
giner. 

La Durande était prisonnière des Douvres. 

Gomment la délivrer? 

Gomment la tirer de là? 

L'évasion d'un homme est difficile; mais quel problème 
que celui-ci : l'évasion d'une machine ! 




?', fUitv/. In 



IV 



EXAMEN LOCAL PRÉALABLE 



Gilliatt n'était entouré que d'urgences. Le plus pressé 
pourtant était de trouver d'abord un mouillage pour la 
panse, puis un gîte pour lui-même. 

La Durande s'étant plus tassée à bâbord qu'à tribord, le 
tambour de droite était plus élevé que le tambour de 
gauche. 

Gilliatt monta sur le tambour de droite. De là il domi- 
nait la partie basse des brisants et, quoique le boyau des 



22 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

rochers^ aligné à angles brisés derrière les Douvres, fît plu- 
sieurs coudes, Gilliait put étudier le plan géométral de 
recueil. 

Ce fut par cette reconnaissance qu'il commença. 

Les Douvres, ainsi que nous l'avons indiqué déjà, étaient 
comme deux hauts pignons marquant l'entrée étroite d'une 
ruelle de petites falaises granitiques à devantures perpen- 
diculaires. 11 n'est point rare de trouver, dans les forma- 
tions sous-marines primitives, de ces corridors singuliers 
qui semblent coupés à la hache. 

Ce défilé, fort tortueux, n'était jamais à sec, même dans 
les basses mers. Un courant très secoué le traversait tou- 
jours de part en part. La brusquerie des tournants était, 
selon le rumb de vent régnant, bonne ou mauvaise; tantôt 
elle déconcertait la houle et la faisait tomber; tantôt elle 
l'exaspérait. Ce dernier cas était le plus fréquent; l'obstacle 
met le flot en colère et le pousse aux excès; l'écume est 
l'exagération de la vague. 

Le vent d'orage, dans ces étranglements entre deux 
roches, subit la même compression et acquiert la même 
malignité. C'est la tempête à l'état de strangurie. L'immense 
souffle reste immense et se fait aigu. Il est massue et dard. 
Il perce en même temps qu'il écrase. Qu'on se figure l'ou- 
ragan devenu vent coulis. 

Les deux chaînes de rochers, laissant entre elles cette 
espèce de rue de la mer, s'étageaient plus bas que les 
Douvres en hauteurs graduellement décroissantes et s^en- 
fonçaient ensemble dans le flot à une certaine distance. Il y 
avait là un autre goulet, moins élevé que le goulet des 



L'ÉGUEIL. 23 



Douvres, mais plus étroit encore, et qui était Feutrée est du 
défilé. On devinait que le double prolongement des deux 
arêtes de roches continuait la rue sous Teau jusqu'au 
rocher l'Homme placé comme une citadelle carrée à l'autre 
extrémité de Técueil. 

Du reste, à mer basse, et c'était l'instant où Gilliatt 
observait, ces deux rangées de bas-fonds montraient leurs 
affleurements, quelques-uns à sec, tous visibles, et se coor- 
donnant sans interruption. 

L'Homme bordait et arc-boutait au levant la masse 
entière de l'écueil contrebutée au couchant par les deux 
Douvres. 

Tout recueil, vu à vol d'oiseau, offrait un chapelet ser- 
pentant de brisants ayant à un bout les Douvres et à l'autre 
bout l'Homme. 

L'écueil Douvres, pris dans son ensemble, n'était autre 
chose que l'émergement de deux gigantesques lames de 
granit se touchant presque et sortant verticalement, comme 
une crête, des cimes qui sont au fond de l'océan. 11 y a hors 
de l'abîme de ces exfoliations immenses. La rafale et la 
houle avaient déchiqueté cette crête en scie. On n'en voyait 
que le haut; c'était l'écueil. Ce que le flot cachait devait 
être énorme. La ruelle, où l'orage avait jeté la Durande, 
était l'entre-deux de ces lames colossales. 

Cette ruelle, en zigzag comme l'éclair, avait à peu près 
sur tous les points la même largeur. L'océan l'avait ainsi 
faite. L'éternel tumulte dégage de ces régularités bizarres. 
Une géométrie sort de la vague. 

D'un bout à l'autre du défilé, les deux murailles de 



24 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



roche se faisaient face parallèlement à une distance que le 
maître-couple de la Durande mesurait presque exactement. 
Entre les deux Douvres, l'évasement de la petite Douvre, 
recourbée et renversée, avait donné place aux tambours. 
Partout ailleurs les tambours eussent été broyés. 

La double façade intérieure de l'écueil était hideuse. 
Quand dans l'exploration du désert d'eau nommé océan on 
arrive aux choses inconnues de la mer, tout devient surprenant 
et difforme. Ce que Gilliatt, du haut de l'épave, pouvait aper- 
cevoir du défilé, faisait horreur. 11 y a souvent dans les gorges 
granitiques de l'océan une étrange figuration permanente du 
naufrage. Le défilé des Douvres avait la sienne, effroyable. 
Les oxydes de la roche mettaient sur l'escarpement, çà et 
là, des rougeurs imitant des plaques de sang caillé. C'était 
quelque chose comme l'exsudation saignante d'un caveau de 
boucherie. Il y avait du charnier dans cet écueil. La rude 
pierre marine, diversement colorée, ici par la décomposi- 
tion des amalgames métalliques mêlés à la roche, là par la 
moisissure, étalait par places des pourpres affreuses, des 
verdissements suspects, des éclaboussures vermeilles, éveil- 
lant une idée de meurtre et d'extermination. On croyait voir 
le mur pas essuyé d'une chambre d'assassinat. On eût dit 
que des écrasements d'hommes avaient laissé là leur trace; 
la roche à pic avait on ne sait quelle empreinte d'agonies 
accumulées. En de certains endroits ce carnage paraissait 
ruisseler encore, la muraille était mouillée, et il semblait 
impossible d'y appuyer le doigt sans le retirer sanglant. Une 
rouille de massacre apparaissait partout. Au pied du double 
escarpement parallèle, épars à lleur d'eau, ou sous la lame, 



L'ÉCUEIL. 25 



ou à sec dans les affouillements, de monstrueux galets 
ronds, les uns écartâtes, les autres noirs ou violets, avaient 
des ressemblances de viscères; on croyait voir des pou- 
mons frais, ou des foies pourrissant. On eût dit que des 
ventres de géants avaient été vidés là. De longs fils rouges, 
qu'on eût pu prendre pour des suintements funèbres, 
rayaient du haut en bas le granit. 

Ces aspects sont fréquents dans les cavernes de la mer. 



IlOMA^f, — XI. 4 



V 



UN MOT SUR LA COLLABORATION SECRÈTE 



DES ÉLÉMENTS 



Pour ceux qui, par les hasards des voyages, peuvent être 
condamnés à l'habitation temporaire d'un écueil dans 
l'océan, la forme de l'écueil n'est point chose indifférente, 
11 y a recueil pyramide, une cime unique hors de l'eau ; il 
y a recueil cercle, quelque chose comme un rond de grosses 
pierres; il y a l'écueil corridor. L'écueil corridor est le 
plus inquiétant. Ce n'est pas seulement à cause de l'angoisse 
du flot entre ses parois et des tumultes de la vague res- 
serrée, c'est aussi à cause des obscures propriétés météo- 
rologiques qui semblent se dégager du parallélisme de deux 
roches en pleine mer. Ces deux lames droites sont un véri- 
table appareil voltaïque. 

Un écueil corridor est orienté. Cette orientation importe. 
11 en résulte une première action sur l'air et sur l'eau. 
L'écueil corridor agit sur le flot et sur le vent, mécanique- 



L^ÉGUEIL. 27 



ment, par sa forme, galvaniquement, par l'aimantation diffé- 
rente possible de ses plans verticaux, masses juxtaposées et 
contrariées l'une par Fautre. 

Cette nature d'écueils tire à elle toutes les forces 
furieuses éparses dans Fouragan, et a sur la tourmente une 
singulière puissance de concentration. 

De là, dans les parages de ces brisants, une certaine 
accentuation de la tempête. 

Il faut savoir que le vent est composite. On croit le vent 
simple; il ne Test point. Cette force n'est pas seulement 
chimique, elle est magnétique. Il y a en elle de l'inexpli- 
cable. Le vent est électrique autant qu'aérien. De certains 
vents coïncident avec les aurores boréales. Le vent du banc 
des Aiguilles roule des vagues de cent pieds de haut, stu- 
peur de Dumont d'Urville. — La corvette, dit-il, ne savait 
à qui entendre. — Sous les rafales australes, de vraies 
tumeurs maladives boursouflent l'océan, et la mer devient si 
horrible que les sauvages s'enfuient pour ne point la voir. 
Les rafales boréales sont autres; elles sont toutes mêlées 
d'épingles de glace, et ces bises irrespirables refoulent en 
arrière sur la neige les traîneaux des esquimaux. D'autres 
vents brûlent. C'est le simoun d'Afrique, qui est le typhon 
de Chine et le samiel de l'Inde. Simoun, Typhon, Samiel; 
on croit nommer des démons. Ils fondent le haut des mon- 
tagnes ; un orage a vitrifié le volcan de Tolucca. Ce vent 
chaud, tourbillon couleur d'encre se ruant sur les nuées 
écarlates, a fait dire aux Védas : Yoici le dieu noir qni 
vient voler les vaches rouges. On sent dans tous ces faits 
la pression du mystère électrique. 



28 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Le vent est plein de ce mystère. De même la mer. Elle 
aussi est compliquée ; sous ses vagues d'eau, qu'on voit, 
elle a ses vagues de forces, qu'on ne voit pas. Elle se com- 
pose de tout. De tous les pêle-mêle, l'océan est le plus 
indivisible et le plus profond. 

Essayez de vous rendre compte de ce chaos, si énorme 
qu'il aboutit au niveau. Il est le récipient universel, réser- 
voir pour les fécondations, creuset pour les transformations. 
Il amasse, puis disperse; il accumule, puis ensemence; il 
dévore, puis crée. Il reçoit tous les égouts de la terre, et il 
les thésaurise. Il est solide dans la banquise, liquide dans 
le flot, fluide dans l'effluve. Comme matière il est masse, et 
comme force il est abstraction. Il égalise et marie les phé- 
nomènes. Il se simplifie par l'infini de la combinaison. C'est 
à force de mélange et de trouble qu'il arrive à la transpa- 
rence. La diversité soluble se fond dans son unité. Il a tant 
d'éléments qu'il est l'identité. Une de ses gouttes, c'est tout 
lui. Parce qu'il est plein de tempête, il devient l'équilibre. 
Platon voyait danser les sphères ; chose étrange à dire, mais 
réelle, dans la colossale évolution terrestre autour du soleil, 
l'océan, avec son flux et reflux, est le balancier du globe. 

Dans un phénomène de la mer, tous les phénomènes ^ 
sont présents. La mer est aspirée par le tourbillon comme 
par un siphon; un orage est un corps de pompe; la foudre 
vient de l'eau comme de Pair; dans les navires on sent de 
sourdes secousses, puis une odeur de soufre sort du puits 
des chaînes. L'océan bout. Le diable a mis la mer dans 
sa ehaudière, disait Ruyter. En des certaines tempêtes qui 
caractérisent le remous des saisons et les entrées en équi- 



LÉCUEIL. 29 



libre des forces génésiaques, les navires battus de l'écume 
semblent exsuder une lueur, et des flammèches de phos- 
phore courent sur des cordages, si mêlées à la manœuvre 
que les matelots tendent la main et tâchent de prendre au 
vol ces oiseaux de feu. Après le tremblement de terre de 
Lisbonne, une haleine de fournaise poussa vers la ville une 
lame de soixante pieds de hauteur. L'oscillation océanique 
se lie à la trépidation terrestre. 

Ces énergies incommensurables rendent possibles tous 
les cataclysmes. A la fin de 1864, à cent lieues des côtes de 
Malabar, une des îles Maldives a sombré. Elle a coulé à fond 
comme un navire. Les pêcheurs partis le matin n'ont rien 
retrouvé le soir; à peine ont-ils pu distinguer vaguement 
leurs villages sous la mer, et cette fois ce sont les barques 
qui ont assisté au naufrage des maisons. 

En Europe où il semble que la nature se sente contrainte 
au respect de la civilisation, de tels événements sont rares 
jusqu'à l'impossibilité présumable. Pourtant Jersey et Guer- 
nesey ont fait partie de la Gaule; et, au moment où nous 
écrivons ces lignes, un coup d'équinoxe vient de démolir 
sur la frontière d'Angleterre et d'Ecosse la falaise Première 
des Quatre, First of the Fourth. 

Nulle part ces forces paniques n'apparaissent plus for- 
midablement amalgamées que dans le surprenant détroit 
boréal nommé Lyse-Fiord. Le Lyse-Fiord est le plus redou- 
table des écueils-boyaux de l'océan. La démonstration est là 
complète. C'est la mer de Norvège, le voisinage du rude 
golfe Stavanger, le cinquante-neuvième degré de latitude. 
L'eau est lourde et noire, avec une fièvre d'orages inter- 



30 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



mittents. Dans cette eau, au milieu de cette solitude, il y a 
une grande rue sombre. Rue pour personne. Nul n'y passe ; 
aucun navire ne s'y hasarde. Un corridor de dix lieues de 
long entre deux murailles de trois mille pieds de haut ; voilà 
l'entrée qui s'offre. Ce détroit a des coudes et des angles 
comme toutes les rues de la mer, jamais droites, étant faites 
par la torsion du flot. Dans le Lyse-Fiord, presque toujours 
la lame est tranquille, le ciel est serein; lieu terrible. Où 
est le vent? pas en haut. Où est le tonnerre? pas dans le 
ciel. Le vent est sous la mer, la foudre est dans la roche. 
De temps en temps il y a un tremblement d'eau. A de cer- 
tains moments, sans qu'il y ait un nuage en l'air, vers le 
milieu de la hauteur de la falaise verticale, à mille ou quinze 
cents pieds au-dessus des vagues, plutôt du côté sud que du 
côté nord, brusquement le rocher tonne, un éclair en sort, 
cet éclair s'élance, puis se retire, comme ces jouets qui s'al- 
longent et se replient dans la main des enfants ; il a des 
contractions et des élargissements ; il se darde à la falaise 
opposée, rentre dans le rocher, puis en ressort, recommence, 
multiplie ses têtes et ses langues, se hérisse de pointes, 
frappe où il peut, recommence encore, puis s'éteint sinistre. 
Les volées d'oiseaux s'enfuient. Rien de mystérieux comme 
cette artillerie sortant de l'invisible. Un rocher attaque l'au- 
tre. Les écueils s'entre-foudroient. Cette guerre ne regarde 
pas les hommes. Haine de deux murailles dans le gouffre. 

Dans le Lyse-Fiord le vent tourne en effluve, la roche fait 
fonction de nuage et le tonnerre a des sorties de volcan. Ce dé- 
troit étrange est une pilé; il a pour éléments ses deux falaises. 




VI 



UNE ÉCURIE POUR LE CHEVAL 



Gilliatt se connaissait assez en éeueils pour prendre les 
Douvres fort au sérieux. Avant tout, nous venons de le dire, 
il s'agissait de mettre en sûreté la panse. 

La double arête de récifs qui se prolongeait en tranchée 
sinueuse derrière les Douvres faisait elle-même groupe çà 
et là avec d'autres roches, et Ton y devinait des culs-de-sac 
et des caves se dégorgeant dans la ruelle et se rattachant au 
défilé principal comme des branches à un tronc. 



32 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

La partie inférieure des brisants était tapissée de varech 
et la partie supérieure de lichen. Le niveau uniforme du 
varech sur toutes les roches marquait la ligne de flottaison 
de la marée pleine et de la mer étale. Les pointes que Teau 
n'atteignait pas avaient cette argenture et cette dorure que 
donne aux granits marins le bariolage du lichen blanc et du 
lichen jaune. 

Une lèpre de coquillages conoïdes couvrait la roche à 
de certains endroits. Carie sèche du granit. 

Sur d'autres points, dans les angles rentrants où s'était 
accumulé un sable fin onde à la surface plutôt par le vent 
que par le flot, il y avait des touffes de chardon bleu. 

Dans les redans peu battus do l'écume, on reconnaissait 
les petites tanières forées par l'oursin. Ce hérisson coquil- 
lage, qui marche, boule vivante, en roulant sur ses pointes, 
et dont la cuirasse se compose de plus de dix mille pièces 
artistement ajustées et soudées, l'oursin, dont la bouche 
s'appelle, on ne sait pourquoi, lanterne d^Aristote, creuse 
le granit avec ses cinq dents qui mordent la pierre, et se 
loge dans le trou. C'est en ces alvéoles que les chercheurs 
de fruits de mer le trouvent. Ils le coupent en quatre et le 
mangent cru, comme l'huître. Quelques-uns trempent leur 
pain dans cette chair molle. De là son nom, œuf de mer. 

Les sommets lointains des bas-fonds, mis hors de l'eau 
par la marée descendante, aboutissaient sous l'escarpement 
même de l'Homme à une sorte de crique, murée presque 
de tous côtés par l'écueil. Il y avait là évidemment un 
mouillage possible. Gilliatt observa cette crique. Elle avait 
la forme d'un fer à cheval, et s'ouvrait d'un seul côté, au 



L'ÉCUEIL. 33 



vent d'est, qui est le moins mauvais vent de ces parages. Le 
flot y était enfermé et presque dormant. Cette baie était 
tenable. Gilliatt d'ailleurs n'avait pas beaucoup de choix. 

Si Gilliatt voulait profiter de la marée basse, il importait 
qu'il se hâtât. 

Le temps, du reste, continuait d'être beau et doux. 
L'insolente mer était maintenant de bonne humeur. 

Gilliatt redescendit, se rechaussa, dénoua l'amarre, rentra 
dans sa barque et poussa en mer. Il côtoya à la rame le 
dehors de l'écueil. 

Arrivé près de l'Homme, il examina l'entrée de la crique. 
Une moire fixe dans la mobilité du flot, ride imper- 
ceptible à tout autre qu'un marin, dessinait la passe. 

Gilliatt étudia un instant cette courbe, linéament presque 
indistinct dans la lame, puis il prit un peu de large afin de 
virer à Taise et de faire bon chenal, et vivement, d'un seul 
coup d'aviron, il entra dans la petite anse. 
11 sonda. 

Le mouillage était excellent en effet. 
La panse serait protégée là contre à peu près toutes les 
éventualités de la saison. 

Les plus redoutables récifs ont de ces recoins paisibles. 
Les ports qu'on trouve dans l'écueil ressemblent à l'hospi- 
talité du bédouin; ils sont honnêtes et sûrs. 

Gilliatt rangea la panse le plus près qu'il put de l'Homme, 
toutefois hors de la distance de tâtonnement, et mouilla ses 
deux ancres. 

Cela fait, il croisa les bras et tint conseil avec lui-même. 
La panse était abritée; c'était un problème résolu; mais 



ROMAN. — XI. 



34 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

le deuxième se présentait. Où s'abriter lui-même maintenant? 

Deux gîtes s'offraient; la panse elle-même, avec son coin 
de cabine à peu près habitable, et le plateau de l'Homme, 
aisé à escalader. 

De l'un ou de l'autre de ces gîtes, on pourrait, à eau 
basse, et en sautant de roche en roche, gagner presque à 
pied sec l'entre-deux des Douvres où était la Durande. 

Mais la marée basse ne dure qu'un moment, et tout le 
reste du temps on serait séparé, soit du gîte, soit de l'épave, 
par plus de deux cents brasses. Nager dans le flot d'un écueil 
est difficile ; pour peu qu'il y ait de la mer, c'est impossible. 

Il fallait renoncer à la panse et à l'Homme. 

Aucune station possible dans les rochers voisins. 

Les sommets inférieurs s'effaçaient deux fois par jour 
sous la marée haute. 

Les sommets supérieurs étaient sans cesse atteints par 
des bonds d'écume. Lavage inhospitalier. 

Restait l'épave elle-même. 

Pouvait-on s'y loger? 

Gilliatt l'espéra. 







■^■- 



V 




I'.'. Diini; inv. 



^+ 1 Q: _ I I „ . 



VII 



UNE CIMMBRE POUR LE VOYAGEUR 



Une demi-heure après, Gilliatt, de retour sur i'épave, 
montait et descendait du pont à l'entrepont et de l'entrepont 
à la cale, approfondissant l'examen sommaire de sa pre- 
mière visite. 

Il avait, à l'aide du cabestan, hissé sur le pont de la 
Durande le ballot qu'il avait fait du chargement de la panse. 
Le cabestan s'était bien comporté. Les barres ne manquaient 
pas pour le virer. Gilliatt, dans ce tas de décombres, n'avait 
qu'à choisir. 



36 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

Il trouva dans les débris un ciseau à froid, tombé sans 
doute de la baille du charpentier, et dont il augmenta sa 
petite caisse d'outils. 

En outre, car dans le dénûment tout compte, il avait 
son couteau dans sa poche. 

Gilliatt travailla toute la journée à l'épave, déblayant, 
consolidant, simplifiant. 

Le soir venu, il reconnut ceci : 

Toute répave était frissonnante au vent. Cette carcasse 
tremblait à chaque pas que Gilliatt faisait. Il n'y avait de 
stable et de ferme que la partie de la coque, emboîtée entre 
les rochers, qui contenait la machine. Là, les baux s'arc- 
boutaient puissamment au granit. 

S'installer dans la Durande était imprudent. C'était une 
surcharge; et, loin de peser sur le navire, il importait de 
l'alléger. 

Appuyer sur Tépave était le contraire de ce qu'il fallait 
faire. 

Cette ruine voulait les plus grands ménagements. C'était 
comme un malade, qui expire. Il y aurait bien assez du vent 
pour la brutaliser. 

C'était déjà fâcheux d'être contraint d'y travailler. La 
quantité de travail que l'épave aurait nécessairement à por- 
ter la fatiguerait certainement, peut-être au delà de ses 
forces. 

En outre, si quelque accident de nuit survenait pendant 
le sommeil de Gilliatt, être dans l'épave, c'était sombrer 
avec elle. Nulle aide possible; tout était perdu. Pour secourir 
l'épave, il fallait être dehors. 



L^ÉCUEIL. 37 



Être hors d'elle et près d'elle; tel était le problème. 

La difficulté se compliquait. 

Où trouver un abri dans de telles conditions? 

Gilliatt songea. 

Il ne restait plus que les deux Douvres. Elles semblaient 
peu logeables. 

On distinguait d'en bas sur le plateau supérieur de la 
grande Douvre une espèce d'excroissance. 

Les roches debout à cime plate, comme la grande Douvre 
et l'Homme, sont des pics décapités. Ils abondent dans les 
montagnes et dans l'océan. Certains rochers, surtout parmi 
ceux qu'on rencontre au large, ont des entailles comme des 
arbres attaqués. Ils ont l'air d'avoir reçu un coup de cognée. 
Us sont soumis en effet au vaste va-et-vient de l'ouragan, 
ce bûcheron de la mer. 

Il existe d'autres causes de cataclysme, plus profondes 
encore. De là sur tous ces vieux granits tant de blessures. 
Quelques-uns de ces colosses ont la tête coupée. 

Quelquefois, cette tête, sans qu'on puisse s'expliquer 
comment, ne tombe pas, et demeure, mutilée, sur le sommet 
tronqué. Cette singularité n'est point très rare. La Roque- 
au-Diable, à Guernesey, et la Table, dans la vallée d'Anweiler, 
offrent, dans les plus surprenantes conditions, cette bizarre 
énigme géologique. 

Il était probablement arrivé à la grande Douvre quelque 
chose de pareil. 

Si le renflement qu'on apercevait sur le plateau n'était 
pas une gibbosité naturelle de la pierre, c'était nécessaire- 
ment quelque fragment restant du faîte ruiné. 



38 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Peut-être y avait-il dans ce morceau de roche une exca- 
vation. 

Un trou où se fourrer ; Gilliatt n'en demandait pas davan- 
tage. 

Mais comment atteindre au plateau? comment gravir 
cette paroi verticale, dense et polie comme un caillou, à 
demi couverte d^une nappe de conferves visqueuses, et ayant 
Faspect glissant d'une surface savonnée? 

Il y avait trente pieds au moins du pont de la Durande 
à l'arête du plateau. 

Gilliatt tira de sa caisse d'outils la corde à nœuds, se 
l'agrafa à la ceinture par le grappin, et se mit à escalader 
la petite Douvre. A mesure qu'il montait, l'ascension était 
plus rude. Il avait négligé d'ôter ses souliers, ce qui aug- 
mentait le malaise de la montée. Il ne parvint pas sans 
peine à la pointe. Arrivé à cette pointe, il se dressa debout. 
Il n'y avait guère de place que pour ses deux pieds. En faire 
son logis était difficile. Un stylite se fût contenté de cela ; 
Gilliatt, plus exigeant, voulait mieux. 

La petite Douvre se recourbait vers la grande, ce qui 
faisait que de loin elle semblait la saluer ; et l'intervalle 
des deux Douvres, qui était d'une vingtaine de pieds en bas, 
n'était plus que de huit ou dix pieds en haut. 

De la pointe où il avait gravi, Gilliatt vit plus distinc- 
tement l'ampoule rocheuse qui couvrait en partie la plate- 
forme de la grande Douvre. 

Cette plate-forme s'élevait à trois toises au moins au- 
dessus de sa tête. 

Un précipice l'en séparait. 



L'ÉCUEIL. 39 



L'escarpement de la petite Douvre en surplomb se dé- 
robait sous lui. 

Gilliatt détacha de sa ceinture la corde à nœuds, prit 
rapidement du regard les dimensions, et lança le grappin 
sur la plate-forme. 

Le grappin égratigna la roche, puis dérapa. La corde à 
nœuds, ayant le grappin à son extrémité, retomba sous les 
pieds de Gilliatt le long de la petite Douvre. 

Gilliatt recommença, lançant la corde plus avant, et 
visant la protubérance granitique où il apercevait des cre- 
vasses et des stries. 

Le jet fut si adroit et si net que le crampon se fixa. 

Gilliatt tira dessus. 

La roche cassa, et la corde à nœuds revint battre Fes- 
carpement au-dessous de Gilliatt. 

Gilliatt lança le grappin une troisième fois. 

Le grappin ne retomba point. 

Gilliatt fit effort sur la corde. Elle résista. Le grappin 
était ancré. 

Il était arrêté dans quelque anfractuosité du plateau que 
Gilliatt ne pouvait voir. 

11 s'agissait de confier sa vie à ce support inconnu. 

Gilliatt n'hésita point. 

Tout pressait. Il fallait aller au plus court. 

D'ailleurs redescendre sur le pont de la Durande pour 
aviser à quelque autre mesure était presque impossible. Le 
glissement était probable, et la chute à peu près certaine. 
On monte, on ne redescend pas. 

Gilliatt avait, comme tous les bons matelots, des mou- 



40 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

vements de précision. Il ne perdait jamais de force. Il ne 
faisait que des efforts proportionnés. De là les prodiges 
de vigueur qu'il exécutait avec des muscles ordinaires; il 
avait les biceps du premier venu, mais un autre cœur. 11 
ajoutait à la force, qui est physique, l'énergie, qui est 
morale. 

La chose à faire était redoutable. 

Franchir, pendu à ce fil, l'intervalle des deux Douvres; 
telle était la question. 

On rencontre souvent, dans les actes de dévouement ou 
de devoir, de ces points d'interrogation qui semblent posés 
par la mort. 

Feras-tu cela? dit l'ombre. 

Gilliatt exécuta une seconde traction d'essai sur le cram- 
pon ; le crampon tint bon. 

Giljiatt enveloppa sa main gauche de son mouchoir, 
étreignit la corde à nœuds du poing droit qu'il recouvrit de 
son poing gauche, puis tendant un pied en avant, et repous- 
sant vivement de l'autre pied la roche afin que la vigueur 
de l'impulsion empêchât la rotation de la corde, il se pré- 
cipita du haut de la petite Douvre sur l'escarpement de la 
grande. 

Le choc fut dur. 

Malgré la précaution prise par Gilliatt, la corde tourna, 
et ce fut son épaule qui frappa le rocher. 
11 y eut rebondissement. 

A leur tour ses poings heurtèrent la roche. Le mouchoir 
s'était dérangé. Ils furent écorchés ; c'était beaucoup qu'ils 
ne fussent pas brisés. 



I 

1. 



L'ÉCUEIL. 41 



Gilliatt demeura un moment étourdi et suspendu. 
Il fut assez maître de son étourdissement pour ne point 
lâcher la corde. 

Un certain temps s'écoula en oscillations et en soubre- 
sauts avant qu'il pût saisir la corde avec ses pieds ; il y 
parvint pourtant. 

Revenu à lui, et tenant la corde entre ses pieds comme 
dans ses mains, il regarda en bas. 

Il n'était pas inquiet sur la longueur de sa corde, qui 
lui avait plus d'une fois servi pour de grandes hauteurs. La 
corde, en effet, traînait sur le pont de la Durande. 

Gilliatt, sûr de pouvoir redescendre, se mit à grimper. 
En quelques instants il atteignit le plateau. 
Jamais rien que d'ailé n'avait posé le pied là. Ce plateau 
était couvert de fientes d'oiseaux. C'était un trapèze irré- 
gulier, cassure de ce colossal prisme granitique nommé la 
grande Douvre. Ce trapèze était creusé au centre comme 
une cuvette. Travail des pluies. 

Gilliatt, du reste, avait conjecturé juste. On voyait à 
l'angle méridional du trapèze une superposition de rochers, 
décombres probables de l'écroulement du sommet. Ces 
rochers, espèces de tas de pavés démesurés, laissaient à une 
bete fauve qui eût été fourvoyée sur cette cime de quoi se 
glisser entre eux. Ils s'équilibraient pêle-mêle ; ils avaient 
les interstices d'un monceau de gravats. Il n'y avait là ni 
grotte, ni antre, mais des trous comme dans une éponge. 
Une de ces tanières pouvait admettre Gilliatt. 

Cette tanière avait un fond d'herbe et de mousse. 
Gilliatt serait là comme dans une gaîne. 



UOMAN. — XI. 



42 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



L^alcôve, à Tentrée, avait deux pieds de haut. Elle allait 
se rétrécissant vers le fond. Il y a des cercueils de pierre 
qui ont cette forme. L'amas de rochers étant adossé au sud- 
ouest, la tanière était garantie des ondées, mais ouverte au 
vent du nord. 

Gilliatt trouva que c'était bon. 

Les deux problèmes étaient résolus ; la panse avait un 
port et il y avait un logis. 

L'exeenence ue ce lOgis était d'être à portée de l'épave. 
Le grappin de la corde à nœuds, tombé entre deux 
quartiers de roche, s'y était solidement accroché* Gilliatt 
l'immobilisa en mettant dessus une grosse pierre. 

Puis il entra immédiatement en libre Dratiaue avec la 
Durande. 

Il était chez lui désormais. 

La grande Douvre était sa maison ; la Durande était son 
chantier. 

Aller et venir, monter et descendre, rien de plus simple. 
II dégringola vivement de la corde à nœuds sur le pont. 
La journée était bonne, cela commençait bien, il était 
content, il s'aperçut qu'il avait faim. 

Il déficela son panier de provisions, ouvrit son couteau, 
coupa une tranche de bœuf fumé, mordit sa miche de pain 
bis, but un coup au bidon d'eau douce, et soupa admira- 
blement. 

Bien faire et bien manger, ce sont là deux joies. L'es- 
tomac plein ressemble à une conscience satisfaite. 

Son souper fini, il y avait encore un peu de jour. 11 en 
profita pour commencer l'allégement, très urgent, de l'épave. 



L'ÉCUEIL. 43 



Il avait passé une partie de la journée à trier les dé- 
combres. Il mit de côté, dans le compartiment solide où 
était la machine, tout ce qui pouvait servir, bois, fer, cor- 
dage, toile. Il jeta à la mer l'inutile. 

Le chargement de la panse, hissé par le cabestan sur le 
pont, était, quelque sommaire qu'il fût, un encombrement. 
Gilliatt avisa l'espèce de niche creusée, à une hauteur que 
sa main pouvait atteindre, dans la muraille de la petite 
Douvre. On voit souvent dans les rochers de ces armoires 
naturelles, point fermées, il est vrai. Il pensa qu'il était 
possible de confier à cette niche un dépôt. Il mit au fond 
ses deux caisses, celle des outils et celle des vêtements, ses 
deux sacs, le seigle et le biscuit, et sur le devant, un peu 
trop près du bord peut-être, mais il n'avait pas d'autre 
place, le panier de provisions. 

Il avait eu le soin de retirer de la caisse aux vêtements 
sa peau de mouton, son suroit à capuchon et ses jambières 
goudronnées. 

Pour ôter prise au vent sur la corde à nœuds, il en 
attacha l'extrémité inférieure à une porque de la Durande. 

La Durande ayant beaucoup de rentrée, cette porque 
avait beaucoup de courbure, et tenait le bout de la corde 
aussi bien que l'eût fait une main fermée. 

Restait le haut de la corde. Assujettir le bas était bien, 
mais au sommet de l'escarpement, à l'endroit où la corde à 
nœuds rencontrait l'arête de la plate-forme, il était à craindre 
qu'elle ne fût peu à peu sciée par l'angle vif du rocher. 

Gilliatt fouilla le monceau de décombres en réserve, et y 
prit quelques loques de toile à voile et, dans un tronçon de 



44 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

vieux câbles, quelques longs brins de fil de caret, dont il 
bourra ses poches. 

Un marin eût deviné qu'il allait capitonner avec ces 
morceaux de toile et ces bouts de fil le pli de la corde à 
nœuds sur le coupant du rocher, de façon à le préserver de 
toute avarie ; opération qui s'appelle fourrure. 

Sa provision de chiffons faite, il se passa les jambières 
aux jambes, endossa le suroit par-dessus sa vareuse, rabattit 
le capuchon sur sa galérienne, se noua au cou par les deux 
pattes la peau de mouton, et, ainsi vêtu de cette panoplie 
complète, il empoigna la corde, robustement fixée désormais 
au flanc de la grande Douvre, et il monta à l'assaut de cette 
sombre tour de la mer. 

Gilliatt, en dépit de ses mains écorchées, arriva leste- 
ment au plateau. 

Les dernières pâleurs du couchant s'éteignaient. Il faisait 
nuit sur la mer. Le haut de la Douvre gardait un peu de lueur. 
Gilliatt profita de ce reste de clarté pour fourrer la corde 
à nœuds. Il lui appliqua, au coude qu'elle faisait sur le 
rocher, un bandage de plusieurs épaisseurs de toile, forte- 
ment ficelé à chaque épaisseur. C'était quelque chose comme 
la garniture que se mettent aux genoux les actrices pour 
les agonies et les supplications du cinquième acte. 
La fourrure terminée, Gilliatt accroupi se redressa. 
Depuis quelques instants, pendant qu'il ajustait ces loques 
sur la corde à nœuds, il percevait confusément en l'air un 
frémissement singulier. 

Cela ressemblait, dans le silence du soir, au bruit que 
ferait le battement d'ailes d'une immense chauve-souris. 



L'ÉCUEIL. 45 



Gillialt leva les yeux. 

Un grand cercle noir tournait au-dessus de sa tête dans 
le ciel profond et blanc du crépuscule. 

On voit, dans les vieux tableaux, de ces cercles sur la 
tête des saints. Seulement ils sont d'or sur un fond sombre; 
celui-ci était ténébreux sur un fond clair. Rien de plus 
étrange. On eût dit l'auréole de nuit de la grande Douvre. 

Ce cercle s'approchait de Gilliatt et ensuite s'éloignait; 
se rétrécissant, puis s'élargissant. 

C'étaient des mouettes, des goélands, des frégates, des 
cormorans, des mauves, une nuée d'oiseaux de mer, étonnés. 

Il est probable que la grande Douvre était leur auberge 
et qu'ils venaient se coucher. Gilliatt y avait pris une 
chambre. Ce locataire inattendu les inquiétait. 

Un homme là, c'est ce qu'ils n'avaient jamais vu. 

Ce vol efTaré dura quelque temps. 

Il paraissait attendre que Gilliatt s'en allât. 

Gilliatt, vaguement pensif, les suivait du regard. 

Ce tourbillon volant finit par prendre son parti, le cercle 
tout à coup se défit en spirale, et ce nuage de cormorans 
alla s'abattre, à l'autre bout de l'écueil, sur l'Homme. 

Là, ils parurent se consulter et délibérer. Gilliatt, tout 
en s'allongeant dans son fourreau de granit, et tout en se 
mettant sous la joue une pierre pour oreiller, entendit 
longtemps les oiseaux parler l'un après l'autre, chacun à 
son tour de croassement. 

Puis ils se turent, et tout s'endormit, les oiseaux sur 
leur rocher, Gilliatt sur le sien. 




I_,r Lfuny. il IV. 



y-JjirhfLi'.i 



VIII 



IMPORTUNiEQUE VOLUCRES 



Gilliatt dormit bien. Pourtant il eut froid, ce qui le 
réveilla de temps en temps. 11 avait naturellement placé ses 
pieds au fond et sa tête au seuil. 11 n'avait pas pris le soin 
d'ôter de son lit une multitude de cailloux assez tranchants 
qui n'amélioraient pas son sommeil. 

Par moments, il entr'ouvrait les yeux. 

Il entendait à de certains instants des détonations pro- 
fondes. C'était la mer montante qui entrait dans les caves de 
recueil avec un bruit de coup de canon. 



48 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

Tout ce milieu où il était offrait l'extraordinaire de la 
vision; Gilliatt avait de la chimère autour de luL Le demi- 
étonnement de la nuit s'y ajoutant, il se voyait plongé dans 
l'impossible. Il se disait : Je rêve. 

Puis il se rendormait, et, en rêve alors, il se retrouvait 
au Bû de la Rue, aux Bravées, à Saint-Sampson ; il enten- 
dait chanter Déruchette; il était dans le réel. Tant qu'il dor- 
mait; il croyait veiller et vivre; quand il se réveillait, il 
croyait dormir. 

En effet, il était désormais dans un songe. 

Vers le milieu de la nuit, une vaste rumeur s'était faite 
dans le ciel. Gilliatt en avait confusément conscience à tra- 
vers son sommeil. Il est probable que la brise s'élevait. 

Une fois, qu'un frisson de froid le réveilla, il écarta les 
paupières un peu plus qu'il n'avait fait encore. Il y avait de 
larges nuées au zénith; la lune s'enfuyait et une grosse étoile 
courait après elle. 

Gilliall avait l'osprit pkviu dn la rliffusion des songes, et 
ce grossissement du rêve compliquait les farouches paysages 
de la nuit. 

Au point du jour il était glacé et dormait profondément. 

La brusquerie de l'aurore le tira de ce sommeil, dange- 
reux peut-être. Son alcôve faisait face au soleil levant. 

Gilliatt bâilla, s'étira, et se jeta hors de son trou. 

Il dormait si bien qu'il ne comprit pas d'abord. 

Peu à peu le sentiment de la réalité lui revint, et à tel 
point qu'il s'écria : Déjeunons! 

Le temps était calme, le ciel était froid et serein, il n'y 
avait plus de nuages, le balayage de la nuit avait nettoyé 



L'ÉCUEIL. 49 



l'horizon, le soleil se levait bien. C'était une seconde belle 
journée qui commençait. Gilliatt se sentit joyeux. 

11 quitta son suroit et ses jambières, les roula dans la 
peau de mouton, la laine en dedans, noua le rouleau d'un 
bout de funin, et le poussa au fond de la tanière, à l'abri 
d'une pluie éventuelle. 

Puis il fît son lit, c'est-à-dire retira les cailloux. 
Son lit fait, il se laissa glisser le long de la corde sur le 
pont de la Durande, et courut à la niche où il avait déposé 
le panier de provisions. 

Le panier n'y était plus. Comme il était fort près du 
bord, le vent de la nuit l'avait emporté et jeté dans la 
mer. 

Ceci annonçait l'intention de se défendre. 
11 avait fallu au vent une certaine volonté et une certaine 
malice pour aller chercher là ce panier. 

C'était un commencement d'hostilités. Gilliatt le comprit. 
Il est très difficile, quand on vit dans la familiarité 
bourrue de la mer, de ne point regarder le vent comme 
quelqu'un et les rochers comme des personnages. 

Il ne restait plus à Gilliatt, avec le biscuit et la farine de 
seigle, que la ressource des coquillages dont s'était nourri 
le naufragé mort de faim sur le rocher l'Homme. 

Quant à la pêche, il n'y fallait point songer. Le poisson, 
ennemi des chocs, évite les brisants ; les nasses et les cha- 
luts perdent leur peine dans les récifs, et ces pointes ne sont 
bonnes qu'à déchirer les filets. 

Gilliatt déjeuna de quelques poux de roque, qu'il détacha 
fort malaisément du rocher. 11 faillit y casser son couteau. 



ROMAN. — XI. 



m LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

Tandis qu^l faisait ce luncheon maigre, il entendit un 
bizarre tumulte sur la mer. Il regarda. 

C^était l'essaim de goélands et de mouettes qui venait de 
se ruer sur une des roches basses, battant de l'aile, s'entre- 
culbutant, criant, appelant. Tous fourmillaient bruyamment 
sur le même point. Cette horde à bec et ongles pillait quel- 
que chose. 

Ce quelque chose était le panier de Gilliatt. 

Le panier, lancé sur une pointe par le vent, s'y était 
crevé. Les oiseaux étaient accourus. Ils emportaient dans 
leurs becs toutes sortes de lambeaux déchiquetés. Gilliatt 
reconnut de loin son bœuf fumé et son stockfish. 

Les oiseaux entraient en lutte à leur tour. Ils avaient, eux 
aussi, leurs représailles. Gilliatt leur avait pris leur logis; 
ils lui prenaient son souper. 



IX 



L'ÉCUEIL, ET LA MANIÈRE DE S'EN SERVIR 



Une semaine se passa. 

Quoiqu'on fût dans une saison de pluie, il ne pleuvait 
pas, ce qui réjouissait fort Gilliatt. 

Du reste, ce qu'il entreprenait dépassait, en apparence 
du moins, la force humaine. Le succès était tellement invrai- 
semblable que la tentative paraissait folle. 

Les opérations serrées de près manifestent leurs empê- 
chements et leurs périls. Rien n'est tel que de commencer 
pour voir combien il sera malaisé de finir. Tout début 
résiste. Le premier pas qu'on fait est un révélateur inexo- 
rable. La difficulté qu'on touche pique comme une épine. 

Gilliatt eut tout de suite à compter avec Tobstacle. 

Pour tirer du naufrage, où elle était aux trois quarts 
enfoncée, la machine de la Durande, pour tenter, avec quel- 
que chance de réussite, un tel sauvetage en un tel lieu dans 
une telle saison, il semblait qu'il fallût être une troupe 
d'hommes, Gilliatt était seul; il fallait tout un outillage de 



52 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

charpenterie et de machinerie, Gillialt avait une scie, une 
hache, un ciseau et un marteau ; il fallait un bon atelier et 
un bon baraquement, Gilliatt n'avait pas de toit; il fallait 
des provisions et des vivres, Gilliatt n'avait pas de pain. 

Quelqu'un qui, pendant toute cette première semaine, 
eût vu Gilliatt travailler dans l'éeueil, ne se fût pas rendu 
compte de ce qu'il voulait faire. Il semblait ne plus songer 
à la Darande ni aux deux Douvres. Il n'était occupé que de 
ce qu'il y avait dans les brisants ; il paraissait absorbé dans 
le sauvetage des petites épaves. Il profitait des marées basses 
pour dépouiller les récifs de tout ce que le naufrage leur 
avait partagé. Il allait de roche en roche ramasser ce que la 
mer y avait jeté, les haillons de voilure, les bouts de corde, 
les morceaux de fer, les éclats de panneaux, les bordages 
défoncés, les vergues cassées, là une poutre, là une chaîne, 
là une poulie. 

En même temps il étudiait toutes les anfractuosités de 
recueil. Aucune n'était habitable, au grand désappointement 
de Gilliatt qui avait froid la nuit dans l'entre-deux de pavés 
où il logeait sur le comble de la grande Douvre, et qui eût 
souhaité trouver une meilleure mansarde. 

Deux de ces anfractuosités étaient assez spacieuses; 
quoique le dallage de roche naturel en fût presque partout 
oblique et inégal, on pouvait s'y tenir debout et y marcher. 
La pluie et le vent y avaient leurs aises, mais les plus hautes 
marées ne les atteignaient point. Elles étaient voisines de la 
petite Douvre, et d'un abord possible à toute heure. Gilliatt 
décida que l'une serait un magasin, et l'autre une forge. 
Avec tous les rabans de têtière et tous les rabans de 



L'ÉCUEIL. 53 



pointure qu'il put recueillir, il fit des ballots des menues 
épaves, liant les débris en faisceaux et les toiles en paquets. 
11 aiguilleta soigneusement le tout. A mesure que la marée 
en montant venait renflouer ces ballots, il les traînait à tra- 
vers les récifs jusqu'à son magasin. Il avait trouvé dans un 
creux de roche une guinderesse au moyen de laquelle il 
pouvait haler même les grosses pièces de charpente. 11 tira 
de la mer de la même façon les nombreux tronçons de 
chaînes, épars dans les brisants. 

Gilliatt était tenace et étonnant dans ce labeur. Il faisait 
tout ce qu'il voulait. Rien ne résiste à un acharnement de 
fourmi. 

A la fin de la semaine, Gilliatt avait dans ce hangar de 
granit tout l'informe bric-à-brac de la tempête mis en ordre. 
11 y avait le coin des écouets et le coin des écoutes ; les bou- 
lines n'étaient point mêlées avec les drisses; les bigots 
étaient rangés selon la quantité de trous qu'ils avaient; les 
emboudinures, soigneusement détachées des organeaux des 
ancres brisées, étaient roulées en écheveaux; les moques, 
qui n'ont point de rouet, étaient séparées des moufles; les 
cabillots, les margouillets, les pataras, les gabarons, les 
joutereaux, les calebas, les galoches, les pantoires, les 
oreilles d'âne, les racages, les bosses, les boute-hors, occu- 
paient, pourvu qu'ils ne fussent pas complètement défigurés 
par l'avarie, des compartiments différents; toute la char- 
pente, traversins, piliers, épontilles, chouquets, mantelets, 
jumelles, hiloires, était entassée à part; chaque fois que 
cela avait été possible, les planches des fragments de franc- 
bord embouffeté avaient été rentrées les unes dans les autres; 



i4 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



il n'y avait nulle confusion des garcettes de ris avec les gar- 
cettes de tournevire, ni des araignées avec les louées, ni 
des poulies de galauban avec les poulies de franc-funin, ni 
des morceaux de virure avec les morceaux de vibord; un 
recoin avait été réservé à une partie du trelingage de la 
Durande, qui appuyait les haubans de hune et les gambes 
de hune. Chaque débris avait sa place. Tout le naufrage 
était là, classé et étiqueté. C'était quelque chose comme le 
chaos en magasin. 

Une voile d'étai, fixée par de grosses pierres, recouvrait, 

fort trouée il est vrai, ce que la pluie pouvait endommager. 

Si fracassé qu'eût été l'avant de la Durande, Gilliatt était 

parvenu à sauver les deux bossoirs avec leurs trois roues de 

poulies. 

Il retrouva le beaupré, et il eut beaucoup de peine à en 
dérouler les liures; elles étaient fort adhérentes, ayant été, 
comme toujours, faites au cabestan, et par un temps sec. 
Gilliatt pourtant les détacha, ce gros funin pouvant lui être 
fort utile. 

Il avait également recueilli la petite ancre qui était de- 
meurée accrochée dans un creux de bas-fond où la mer 
descendante la découvrait. 

Il trouva dans ce qui avait été la cabine de Tangrouille 
un morceau de craie, et le serra soigneusement. On peut 
avoir des marques à faire. 

Un seau de cuir à incendie et plusieurs bailles en assez 
bon état complétaient cet en-cas de travail. 

Tout ce qui restait du chargement de charbon de terre 
de la Durande fut porté dans le magasin. 



L'ÉCUEIL. S5 



En huit jours ce sauvetage des débris fut achevé; Fécueil 
fut nettoyé, et ]a Durande fut allégée. Il ne resta plus sur 
l'épave que la machine. 

Le morceau de la muraille de l'avant qui adhérait à 
l'arrière ne fatiguait point la carcasse. îl y pendait sans 
tiraillement, étant soutenu par une saillie de roche. Il était 
d'ailleurs large et vaste, et lourd à traîner, et il eût encombré 
le magasin. Ce panneau de muraille avait l'aspect d'un 
radeau. Gilliatt le laissa où il était. 

Gilliatt, profondément pensif dans ce labeur, chercha en 
vain la c( poupée » de la Durande. C'était une des choses 
que le flot avait à jamais emportées. Gilliatt. pour la re- 
trouver, eût donné ses deux bras, s'il n'en eût pas eu tant 
besoin. 

A l'entrée du magasin et en dehors, on voyait deux tas 
de rebut, le tas de fer, bon à reforger, et le tas de bois, bon 
à brûler. 

Gilliatt était à la besogne au point du jour. Hors des 

heures de sommeil, il ne prenait pas un moment de repos. 

Les cormorans, volant çà et là, le regardaient travailler. 




■■]3,DiiOK inv, 



f'é.ry Bichard SC. 



X 



LA FORGE 



Le magasin fait, Giliiatt fit la forge. 

La deuxième anfractaosité choisie par Giliiatt offrait un 
réduit, espèce de boyau assez profond. Il avait eu d'abord 
ridée de s'y installer; mais la bise, se renouvelant sans cesse, 
était si continue et si opiniâtre dans ce couloir qu'il avait 
du renoncer à habiter là. Ce soufflet lui donna l'idée d'une 
forge. Puisque cette caverne ne pouvait être sa chambre, 
elle serait son atelier. Se faire servir par l'obstacle est un 



ROMAN. — XI. 



58 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



grand pas vers le triomphe. Le vent était l'ennemi de Gil- 
liatt, Gilliatt entreprit d'en faire son valet. 

Ce qu'on dit de certains hommes : — propres à tout, 
bons à rien, — on peut le dire des creux de rocher. Ce qu'ils 
offrent, ils ne le donnent point. Tel creux de rocher est une 
baignoire, mais qui laisse fuir l'eau par une fissure; tel 
autre est une chambre, mais sans plafond ; tel autre est un 
lit de mousse, mais mouillée ; tel autre est un fauteuil, mais 
de pierre. 

La forge que Gilliatt voulait établir était ébauchée par 
la nature; mais dompter cette ébauche jusqu'à la rendre 
maniable, et transformer cette caverne en laboratoire, rien 
n'était plus âpre et plus malaisé. Avec trois ou quatre larges 
roches évidées en entonnoir et aboutissant à une fêlure 
étroite, le hasard avait fait là une espèce de vaste soufflante 
informe, bien autrement puissante que ces anciens grands 
soufflets de forge de quatorze pieds de long, lesquels don- 
naient en bas, par chaque coup d'haleine, quatrevingt-dix- 
huit mille pouces d'air. C'était ici tout autre chose. Les pro- 
portions de l'ouragan ne se calculent pas. 

Cet excès de force était une gêne; il était difficile de 
régler ce souffle. 

La caverne avait deux inconvénients ; l'air la traversait 
de part en part, l'eau aussi. 

Ce n'était point la lame marine, c'était un petit ruissel- 
lement perpétuel, plus semblable à un suintement qu'à un 
torrent. 

L'écume, sans cesse lancée par le ressac sur l'écueil, 
quelquefois à plus de cent pieds en l'air, avait fini par 



L'ÉGUEIL. 59 



emplir d'eau de mer une cuve naturelle située dans les 
hautes roches qui dominaient Texcavation. Le trop-plein de 
ce réservoir faisait, un peu en arrière, dans l'escarpement, 
une mince chute d'eau, d'un pouce environ, tombant de 
quatre ou cinq toises. Un contingent de pluie s'y ajoutait. 
De temps en temps un nuage versait en passant une ondée 
dans ce réservoir inépuisable et toujours débordant. L'eau 
en était saumâtre, non potable, mais limpide, quoique salée. 
Cette chute s'égouttait gracieusement aux extrémités des 
conferves comme aux pointes d'une chevelure. 

Gilliatt songea à se servir de cette eau pour discipliner 
ce vent. Au moyen d'un entonnoir, de deux ou troix tuyaux 
en planches menuisés et ajustés à la hâte, dont un à robinet, 
et d'une baille très large disposée en réservoir inférieur, 
sans flasque et sans contre-poids, en complétant seulement 
l'engin par un étranguillon en haut et des trous aspirateurs 
en bas, Gilliatt, qui était, nous l'avons dit, un peu forgeron 
.et un peu mécanicien, parvint à composer, pour remplacer 
le soufflet de forge qu'il n'avait pas, un appareil moins par- 
fait que ce qu'on nomme aujourd'hui une cagniardelle, mais 
moins rudimentaire que ce qu'on appelait jadis dans les 
Pyrénées une trompe. 

Il avait de la farine de seigle, il en fit de la colle; il avait 
du funin blanc, il en fit de l'étoupe. Avec cette étoupe et 
cette colle et quelques coins de bois, il boucha toutes les 
fissures du rocher, ne laissant qu'un bec d'air, fait d'un 
petit tronçon d'espoulette qu'il trouva dans la Durande et 
qui avait servi de boute-feu au pierrier de signal. Ce bec 
d'air était horizontalement dirigé sur une large dalle où 



60 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Gilliatt mit le foyer de la forge. Un bouchon, fait d'un bout 
de touron, le fermait au besoin. 

Après quoi, Gilliatt empila du charbon et du bois dans 
ce foyer, battit le briquet sur le rocher même, fît tomber 
l'étincelle sur une poignée d'étoupe, et avec l'étoupe allumée, 
alluma le bois et le charbon. 

11 essaya la soufflante. Elle fît admirablement. 
Gilliatt sentit une fierté de cyclope, maître de l'air, de 
l'eau et du feu. 

Maître de l'air; il avait donné au vent une espèce de 
poumon, créé dans le granit un appareil respiratoire, et 
changé la soufflante en soufflet. Maître de l'eau; de la petite 
cascade, il avait fait une trompe. Maître du feu; de ce rocher 
inondé, il avait fait jaillir la flamme. 

L'excavation étant presque partout à ciel ouvert, la fumée 
s'en allait librement, noircissant l'escarpement en surplomb. 
Ces rochers, qui semblaient à jamais faits pour l'écume, con- 
nurent la suie. 

Gilliatt prit pour enclume un gros galet roulé d'un grain 
très dense, offrant à peu près la forme et la dimension vou- 
lues. C'était là une base de frappement fort dangereuse, et 
pouvant éclater. Une des extrémités de ce bloc, arrondie et 
finissant en pointe, pouvait à la rigueur tenir lieu de bicorne 
conoïde, mais l'autre bicorne, la bicorne pyramidale, man- 
quait. C'était l'antique enclume de pierre des troglodytes. 
La surface, polie par le flot, avait presque la fermeté de 
l'acier. 

Gilliatt regretta de ne point avoir apporté son enclume. 
Gomme il ignorait que la Durande avait été coupée en deux 



L'ÉGUEIL. 61 



par la tempête, il avait espéré trouver la baille du charpen- 
tier et tout son outillage ordinairement logé dans la cale à 
l'avant. Or, c'était précisément l'avant qui avait été emporté. 
Les deux excavations, conquises sur l'écueil par Gilliatt, 
étaient voisines. Le magasin et la forge communiquaient. 

Tous les soirs, sa journée finie, Gilliatt soupait d'un mor- 
ceau de biscuit amolli dans l'eau, d'un oursin ou d'un poing- 
clos, ou de quelques châtaignes de mer, la seule chasse pos- 
sible dans ces rochers- et, grelottant comme la corde à nœuds, 
remontait se coucher dans son trou sur la grande Douvre. 

L'espèce d'abstraction où vivait Gilliatt s'au^^mentait de 
la matérialité même de ses occupations. La réalité à haute 
dose effare. Le labeur corporel avec ses détails sans nombre 
n'ôtait rien à la stupeur de se trouver là et de faire ce qu'il 
faisait. Ordinairement la lassitude matérielle est un fil qui 
tire à terre; mais la singularité même de la besogne entre- 
prise par Gilliatt le maintenait dans une sorte de région 
idéale et crépusculaire. Il lui semblait par moments donner 
des coups de marteau dans les nuages. Dans d'autres instants, 
il lui semblait que ses outils étaient des armes. 11 avait le 
sentiment singulier d'une attaque latente qu'il réprimait ou 
qu'il prévenait. Tresser du funin, tirer d'une voile un fil de 
caret, arc-bouter deux madriers, c'était façonner des ma- 
chines de guerre. Les mille soins minutieux de ce sauvetage 
finissaient par ressembler à des précautions contre des agres- 
sions intelligentes, fort peu dissimulées et très transparentes. 
Gilliatt ne savait pas les mots qui rendent les idées, mais il 
percevait les idées. Il se sentait de moins en moins ouvrier 
et de plus en plus belluaire. 



62 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

Il était là comme dompteur. Il le comprenait presque. 
Élargissement étrange pour son esprit. 

En outre, il avait autour de lui, à perte de vue, l'im- 
mense songe du travail perdu. Voir manœuvrer dans Tinson- 
dable et dans l'illimité la diffusion des forces, rien n'est 
plus troublant. On cherche des buts. L'espace toujours en 
mouvement, l'eau infatigable, les nuages qu'on dirait affairés, 
le vaste effort obscur, toute cette convulsion est un pro- 
blème. Qu'est-ce que ce tremblement perpétuel fait? que 
construisent ces rafales? que bâtissent ces secousses? Ces 
chocs, ces sanglots, ces hurlements, qu'est-ce qu'ils créent? 
à quoi est occupé ce tumulte? Le flux et le reflux de ces 
questions est éternel comme la marée. Gilliatt, lui, savait ce 
qu'il faisait; mais l'agitation de l'étendue l'obsédait confu- 
sément de son énigme. A son insu, mécaniquement, impé- 
rieusement, par pression et pénétration, sans autre résultat 
qu'un éblouissement inconscient et presque farouche, Gilliatt 
rêveur amalgamait à son propre travail le prodigieux tra- 
vail inutile de la mer. Comment, en effet, ne pas subir et 
sonder, quand on est là, le mystère de l'effrayante onde labo- 
rieuse? Gomment ne pas méditer, dans la mesure de ce qu'on 
a de méditation possible, la vacillation du flot, l'acharne- 
ment de l'écume, l'usure imperceptible du rocher, l'épou- 
monnement insensé des quatre vents? Quelle terreur pour la 
pensée, le recommencement perpétuel, l'océan puits, les 
nuées Danaïdes, toute cette peine pour rien! 

Pour rien, non. Mais, ô Inconnu, toi seul sais pourquoi. 



A.1 



DÉCOUVERTE 



Un écueil voisin de la côte est quelquefois visité par les 
hommes; un écueil en pleine mer, jamais. Qu'irait-on y 
chercher? Ce n'est pas une île. Point de ravitaillement à 
espérer, ni arbr,es à fruits, ni pâturages, ni bestiaux, ni 
sources d'eau potable. C'est une nudité dans une solitude. 
C'est une roche, avec des escarpements hors de l'eau et des 
pointes sous Feau. Rien à trouver là que le naufrage. 

Ces espèces d'écueils, que la vieille langue marine appelle 
les Isolés, sont, nous l'avons dit, des lieux étranges. La mer 
y est seule. Elle fait ce qu'elle veut. Nulle apparition ter- 
restre ne l'inquiète. L'homme épouvante la mer; elle se défie 
de lui ; elle lui cache ce qu'elle est et ce qu'elle fait. Dans 
l'écueil, elle est rassurée; l'homme n'y viendra pas. Le mo- 
nologue des flots ne sera point troublé. Elle travaille à 
l'écueil, répare ses avaries, aiguise s.es pointes, le hérisse, 
le remet à neuf, le maintient en état. Elle entreprend le per- 
cement du rocher, désagrège la pierre tendre, dénude la 



64 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



pierre dure, ôte la chair, laisse Fossement, fouille, dissè- 
que, fore, troue, canalise, met les caecums en communica- 
tion, emplit recueil de cellules, imite l'éponge en grand, 
creuse le dedans, sculpte le dehors. Elle se fait, dans cette 
montagne secrète qui est à elle, des antres, des sanctuaires, 
des palais; elle a on ne sait quelle végétation hideuse et 
splendide composée d'herbes flottantes qui mordent et de 
monstres qui prennent racine; elle enfouit sous Tombre de 
Teau cette magnificence affreuse. Dans l'écueil isolé, rien ne 
la surveille, ne l'espionne et ne la dérange; elle y développe 
à l'aise son côté mystéineux, inaccessible à l'homme. Elle y 
dépose ses sécrétions vivantes et horribles. Tout l'ignoré de 
la mer est là. 

Les promontoires, les caps, les finistères, les nases, les 
brisants, les récifs, sont, insistons-y, de vraies constructions. 
La formation géologique est peu de chose, comparée à la 
formation océanique. Les écueils, ces maisons de la vague, 
ces pyramides et ces syringes de l'écume, appartiennent à 
un art mystérieux que l'auteur de ce livre a nommé quelque 
part TArt de la Nature, et ont une sorte de style énorme. 
Le fortuit y semble voulu. Ces constructions sont multi- 
formes. Elles ont l'enchevêtrement du polypier, la sublimité 
de la cathédrale, Textravagance de la pagode, l'amplitude 
du mont, la délicatesse du bijou, l'horreur du sépulcre. Elles 
ont des alvéoles comme un guêpier, des tanières comme une 
ménagerie, des tunnels comme une taupinière, des cachots 
comme une bastille, des embuscades comme un camp. Elles 
ont des portes, mais barricadées, des colonnes, mais tron- 
quées, des tours, mais penchées, des ponts, mais rompus. 



L^ÉCUEIL. 65 



Leurs compartiments sont inexorables; ceci n'est que pour 
les oiseaux; ceci n'est que pour les poissons. On ne passe 
pas. Leur figure architecturale se transforme, se décon- 
certe, affirme la statique, la nie, se brise, s'arrête court, 
commence en archivolte, finit en architrave; bloc sur bloc; 
Encelade est le maçon. Une dynamique extraordinaire étale 
là ses problèmes, résolus. D'effrayants pendentifs menacent, 
mais ne tombent pas. On ne sait comment tiennent ces 
bâtisses vertigineuses. Partout des surplombs, des porte-à- 
faux, des lacunes, des suspensions insensées; la loi de ce 
babélisme échappe; l'Inconnu, immense architecte, ne cal- 
cule rien, et réussit tout; les rochers, bâtis pêle-mêle, com- 
posent un monument monstre; nulle logique, un vaste équi- 
libre. C'est plus que de la solidité, c'est de l'éternité. En 
même temps, c'est le désordre. Le tumulte de la vague 
semble avoir passé dans le granit. Un écueil, c'est de la 
tempête pétrifiée. Rien de plus émouvant pour l'esprit que 
cette farouche architecture, toujours croulante, toujours 
debout. Tout s'y entr'aide et s'y contrarie. C'est un combat 
de lignes d'où résulte un édifice. On y reconnaît la collabo- 
ration de ces deux querelles, l'océan et l'ouragan. 

Cette architecture a ses chefs-d'œuvre, terribles. L'écueil 
Douvres en était un. 

Celui-là, la mer l'avait construit et perfectionné avec un 
amour formidable. L'eau hargneuse le léchait. Il était hideux, 
traître, obscur, plein de caves. 

Il avait tout un système veineux de trous sous-marins 
se ramifiant dans des profondeurs insondables. Plusieurs 
des orifices de ce percement inextricable étaient à sec aux 



aOMAN. — XI. 



66 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

marées basses. On y pouvait entrer. A ses risques et périls. 

Gilliatt, pour les besoins de son sauvetage, dut explorer 
toutes ces grottes. Pas une qui ne fût effroyable. Partout, 
dans ces caves, se reproduisait, avec les dimensions exa- 
gérées de l'océan, cet aspect d'abattoir et de boucherie 
étrangement empreint dans Tentre-deux des Douvres. Qui 
n'a point vu, dans des excavations de ce genre, sur la mu- 
raille du granit éternel, ces affreuses fresques de la nature, 
ne peut s'en faire l'idée. 

Ces grottes féroces étaient sournoises ; il ne fallait point 
s'y attarder. La marée haute les emplissait jusqu'au plafond. 

Les poux de roque et les fruits de mer y abondaient. 

Elles étaient encombrées de galets roulés, amoncelés en 
tas au fond des voûtes. Beaucoup de ces galets pesaient 
plus d'une tonne. Ils étaient de toutes proportions et de 
toutes couleurs ; la plupart paraissaient sanglants ; quelques- 
uns, couverts de eonferves poilues et gluantes, semblaient 
de grosses taupes vertes fouillant le rocher. 

Plusieurs de ces caves se terminaient brusquement en 
cul-de-four. D'autres, artères d'une circulation mystérieuse, 
se prolongeaient dans le. rocher en fissures tortueuses et 
noires. C'étaient les rues du gouffre. Ces fissures se rétré- 
cissent sans cesse, un homme n'y pouvait passer. Un brandon 
allumé y laissait voir des obscurités suintantes. 

Une fois, Gilliatt, furetant, s'aventura dans une de ces 
fissures. L'heure de la marée s'y prêtait. C'était une belle 
journée de calme et de soleil. Aucun incident de mer, pou- 
vant compliquer le risque, n'était à redouter. 

Deux nécessités, nous venons de l'indiquer, poussaient 



L'ÉGUEIL. 67 



Gilliatt à ces explorations ; chercher^ pour le sauvetage, des 
débris utiles, et trouver des crabes et des langoustes pour 
sa nourriture. Les coquillages commençaient à lui manquer 
dans les Douvres. 

La fissure était resserrée et le passage presque impos- 
sible. Gilliatt voyait de la clarté au delà. 11 fit effort, s'effaça, 
se tordit de son mieux, et s'engagea le plus avant qu'il put. 
11 se trouvait, sans s'en douter, précisément dans l'in- 
térieur du rocher sur la pointe duquel Clubin avait lancé la 
Durande. Gilliatt était sous cette pointe. Le rocher, abrupt 
extérieurement, et inabordable, était évidé en dedans. Il avait 
des galeries, des puits et des chambres comme le tombeau 
d'un roi d'Egypte. Cet affouillement était un des plus com- 
pliqués parmi ces dédales, travail de l'eau, sape de la mer 
infatigable. Les embranchements de ce souterrain sous mer 
communiquaient probablement avec l'eau immense du dehors 
par plus d'une issue, les unes béantes au niveau du flot, les 
autres, profonds entonnoirs invisibles. C'était tout près de 
là, mais Gilliatt l'ignorait, que Clubin s'était jeté à la mer. 
Gilliatt, dans cette lézarde à crocodiles, où les crocodiles, 
il est vrai, n'étaient pas à craindre, serpentait, rampait, se 
heurtait le front, se courbait, se redressait, perdait pied, 
retrouvait le sol, avançait péniblement. Peu à peu le boyau 
s'élargit, un demi-jour parut, et tout à coup Gilliatt fit son 
entrée dans une caverne extraordinaire. 




XII 



LE DEDANS D'UN ÉDIFICE SOUS MER 



Ce demi-jour vint à propos. 

Un pas de plus, Gilliatt tombait dans une eau peut-être 
sans fond. Ces eaux de caves ont un tel refroidissement et 
une paralysie si subite, que souvent les plus forts nageurs 
y restent. 

Nul moyen d'ailleurs de remonter et de s'accrocher aux 
escarpements entre lesquels on est muré. 

Gilliatt s'arrêta court. La crevasse d'où il sortait abou- 



70 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

tissait à une saillie étroite et visqueuse, espèce d'encorbel- 
lement dans la muraille à pic. Gilliatt s'adossa à la muraille 
et regarda. 

Il était dans une grande cave. Il avait au-dessus de lui 
quelque chose comme le dessous d'un crâne démesuré. Ce 
crâne avait Fair fraîchement disséqué. Les nervures ruisse- 
lantes des stries du rocher imitaient sur la voûte les embran- 
chements des fibres et les sutures dentelées d'une boîte 
osseuse. Pour plafond, la pierre ; pour plancher, l'eau ; les 
lames de la marée, resserrées entre les quatre parois de la 
grotte, semblaient de larges dalles tremblantes. La grotte 
était fermée de toutes parts. Pas une lucarne, pas un 
soupirail; aucune brèche à la muraille, aucune fêlure à la 
voûte. Tout cela était éclairé d'en bas à travers l'eau. C'était 
on ne sait quel resplendissement ténébreux. 

Gilliatt,' dont les pupilles s'étaient dilatées pendant le tra- 
jet obscur du corridor, distinguait tout dans ce crépuscule. 
Il connaissait, pour y être allé plus d'une fois, les caves 
de Piémont à Jersey, le Creux-Maillé à Guernesey, les Rou- 
tiques à Serk, ainsi nommées à cause des contrebandiers 
qui y déposaient leurs marchandises ; aucun de ces mer- 
veilleux antres n'était comparable à la chambre souterraine 
et sous-marine où il venait de pénétrer. 

Gilliatt voyait en face de lui sous la vague une sorte 
d'arche noyée. Cette arche, ogive naturelle façonnée par le 
flot, était éclatante entre ses deux jambages profonds et 
noirs. C'est par ce porche submergé qu'entrait dans la 
caverne la clarté de la haute mer. Jour étrange donné par 
un engloutissement. 



L'ÉGUEIL. 71 



Cette clarté s'évasait sous la lame comme un large 
éventail et se répercutait sur le rocher. Ses rayonnements 
rectilignes, découpés en longues bandes droites sur Topacité 
du fond, s'éclaircissant ou s'assombrissant d'une anfractuo- 
sité à l'autre, imitaient des interpositions de lames de verre. 
Il y avait du jour dans cette cave, mais du jour inconnu. 
Il n'y avait plus dans cette clarté rien de notre lumière. On 
pouvait croire qu'on venait d'enjamber dans une autre pla- 
nète. La lumière était une énigme; on eût dit la lueur 
glauque de la prunelle d'un sphinx. Cette cave figurait le 
dedans d'une tête de mort énorme et splendide; la voûte 
était le crâne, et l'arche était la bouche ; les trous des yeux 
manquaient. Cette bouche, avalant et rendant le flux et le 
reflux, béante au plein midi extérieur, buvait de la lumière 
et vomissait de l'amertume. De certains êtres, intelligents 
et mauvais, ressemblent à cela. Le rayon du soleil, en tra- 
versant ce porche obstrué d'une épaisseur vitreuse d'eau de 
mer, devenait vert comme un rayon d'Aldébaran. L'eau, 
toute pleine de cette lumière mouillée, paraissait de l'éme- 
raude en fusion. Une nuance d'aigue-marine d'une délicatesse 
inouïe teignait mollement toute la caverne. La voûte, avec 
ses lobes presque cérébraux et ses ramifications rampantes 
pareilles à des épanouissements de nerfs, avait un tendre 
reflet de chrysoprase. Les moires du flot, réverbérées au 
plafond, s'y décomposaient et s'y recomposaient sans fin, 
élargissant et rétrécissant leurs mailles d'or avec un mou- 
vement de danse mystérieuse. Une impression spectrale s'en 
dégageait; l'esprit pouvait se demander quelle proie ou 
quelle attente faisait si joyeux ce magnifique filet de feu 



72 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



vivant. Aux reliefs de la voûte et aux aspérités du roc 
pendaient de longues et fines végétations baignant proba- 
blement leurs racines à travers le granit dans quelque nappe 
d'eau supérieure, et égrenant, l'une après l'autre, à leur 
extrémité, une goutte d'eau, une perle. Ces perles tombaient 
dans le gouffre avec un petit bruit doux. Le saisissement de 
cet ensemble était indicible. On ne pouvait rien imaginer de 
plus charmant ni rien rencontrer de plus lugubre. 
C'était on ne sait quel palais de la Mort, contente. 




1- L;iic 7. inv 



r: i-^r.i 



XIII 



CE QU'ON Y VOIT ET CE QU'ON Y ENTREVOIT 



De l'ombre qui éblouit, tel était ce lieu surprenant. 

La palpitation de la mer se faisait sentir dans cette cave. 
L'oscillation extérieure gonllait, puis déprimait la nappe 
d'eau intérieure avec la régularité d'une respiration. On 
croyait deviner une âme mystérieuse dans ce grand dia- 
phragme vert s'élevant et s'abaissant en silence. 

L'eau était magiquement limpide, et Gilliatt y distinguait, 
à des profondeurs diverses, des stations immergées, surfaces 



nOKAiy. — XI. 



10 



74 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



de roches en saillie d'un vert déplus en plus foncé. Certains 
creux obscurs étaient probablement insondables. 

Des deux côtés du porche sous-marin, des ébauches de 
cintres surbaissés, pleins de ténèbres, indiquaient de petites 
caves latérales, bas-côtés de la caverne centrale, accessibles 
peut-être à l'époque des très basses marées. 

Ces anfractuosités avaient des plafonds en plan incliné, 
à angles plus ou moins ouverts. De petites plages, larges 
de quelques pieds, mises à nu par les fouilles de la mer, 
s'enfonçaient et se perdaient sous ces obliquités. 

Çà et là des herbes longues de plus d'une toise ondu- 
laient sous l'eau avec un balancement de cheveux au vent. 
On entrevoyait des forêts de goémons. 

Hors du flot et dans le flot, toute la muraille de la cave, 
du haut en bas, depuis la voûte jusqu'à son efl^acement dans 
l'invisible, était tapissée de ces prodigieuses floraisons de 
l'océan, si rarement aperçues par l'œil humain, que les 
vieux navigateurs espagnols nommaient praderias ciel mar. 
Une mousse robuste, qui avait toutes les nuances de l'olive, 
cachait et amplifiait les exostoses du granit. De tous les 
surplombs jaillissaient les minces lanières gaufrées du varech 
dont les pêcheurs se font des baromètres. Le souffle obscur 
de la caverne agitait ces courroies luisantes. 

Sous ces végétations se dérobaient et se montraient en 
même temps les plus rares bijoux de l'écrin de l'océan, des 
éburnes, des strombes, des mitres, des casques, des pourpres, 
des buccins, des struthiolaires, des cérites lurriculées. Les 
cloches des patelles, pareilles à des huttes microscopiques, 
adhéraient partout au rocher et se groupaient en villages, 



L'ÉGUEÏL, 



iO 



dans les rues desquels rôdaient les oscabrions, ces scarabées 
de la vague» Les galets ne pouvant que difficilement entrer 
dans cette grotte, les coquillages s'y réfugiaient. Les coquil- 
lages sont des grands seigneurs, qui, tout brodés et tout 
passementés, évitent le rude et incivil contact de la popu- 
lace des cailloux. L'amoncellement étincelant des coquillages 
faisait sous la lame, à de certains endroits, d'ineffables irra- 
diations à travers lesquelles on entrevoyait un fouillis d'azurs 
et de nacres, et des ors de toutes les nuances de l'eau. 

Sur la paroi de la cave, un peu au-dessus de la ligne de 
flottaison de la marée, une plante magnifique et singulière 
se rattachait comme une bordure à la tenture de varech, la 
continuait et l'achevait. Cette plante, fibreuse, touffue, 
inextricablement coudée et presque noire, offrait au regard 
de larges nappes brouillées et obscures, partout piquées 
d'innombrables petites fleurs couleur lapis-lazuli. Dans l'eau 
ces fleurs semblaient s'allumer, et Ton croyait voir des braises 
bleues. Hors de l'eau c'étaient des fleurs, sous l'eau c'étaient 
des saphirs ; de sorte que la lame, en montant et en inondant 
le soubassement de la grotte revêtu de ces plantes, couvrait 
le rocher d'escarboucles. 

A chaque gonflement de la vague enflée comme un pou- 
mon, ces fleurs, baignées, resplendissaient; à chaque abais- 
sement elles s'éteignaient ; mélancolique ressemblance avec 
la destinée. C'était l'aspiration, qui est la vie ; puis l'expi- 
ration, qui est la mort. 

Une des merveilles de cette caverne, c'était le roc. Ce 
roc, tantôt muraille, tantôt cintre, tantôt étrave ou pilastre, 
était par places brut et nu, puis, tout à côté, travaillé des 



76 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



plus délicates ciselures naturelles. On ne sait quoi, qui avait 
beaucoup d'esprit, se mêlait à la stupidité massive du granit. 
Quel artiste que l'abîme! Tel pan de mur, coupé carrément 
et couvert de rondes bosses ayant des attitudes, figurait un 
vague bas-relief; on pouvait, devant cette sculpture où il y 
avait du nuage, rêver de Prométhée ébauchant pour Michel- 
Ange. Il semblait qu'avec quelques coups de marteau le 
génie eût pu achever ce qu'avait commencé le géant. En 
d'autres endroits la roche était damasquinée comme un bou- 
clier sarrasin ou niellée comme une vasque florentine. Elle 
avait des panneaux qui paraissaient de bronze de Corinthe, 
puis des arabesques comme une porte de mosquée, puis, 
comme une pierre runique, des empreintes d'ongle obscures 
et improbables. Des plantes à ramuscules torses et à vrilles, 
s'entre-croisant sur les dorures du lichen, la couvraient de 
filigranes. Cet antre se compliquait d'un alhambra. C'était 
la rencontre de la sauvagerie et de l'orfèvrerie dans l'auguste 
et difforme architecture du hasard. 

Les magnifiques moisissures de la mer mettaient du 
velours sur les angles du granit. Les escarpements étaient 
festonnés de lianes grandiilores, adroites à ne point tom- 
ber, et qui semblaient intelligentes, tant elles ornaient bien. 
Des pariétaires à bouquets bizarres montraient leurs touffes 
à propos et avec goût. Toute la coquetterie possible à une 
caverne était là. La surprenante lumière édénique qui venait 
de dessous l'eau, à la fois pénombre marine et rayonnement 
paradisiaque, estompait tous les linéaments dans une sorte 
de diffusion visionnaire. Chaque vague était un prisme. Les 
contours des choses, sous ces ondoiements irisés, avaient 



L'ÉCUEIL. 



i i 



le chromalisme des lentilles (roptique trop convexes; des 
spectres solaires flottaient sous l'eau. On croyait voir se 
tordre dans cette diaphanéité aurorale des tronçons d'arcs- 
en-ciei noyés. Ailleurs, en d'autres coins, il y avait dans 
l'eau un certain clair de lune. Toutes les splendeurs sem- 
blaient amalgamées là pour faire on ne sait quoi d'aveugle 
et de nocturne. Uien de plus troublant et de plus énigma- 
tique que ce faste dans cette cave. Ce qui dominait, c'était 
renchantement. La végétation fantasque et la stratification 
informe s'accordaient et dégageaient une harmonie. Q^a 
mariage de choses farouches était heureux. Les ramifica- 
tions se cramponnaient en ayant fair d'eflleurer. La caresse 
du roc sauvage et de la fleur fauve était profonde. Des 
piliers massifs avaient pour chapiteaux et pour ligatures de 
frêles guirlandes toutes pénétrées de frémissement, on son- 
geait à des doigts de fées chatouillant des pieds de béhé- 
moths, et le rocher soutenait la plante et la plante étrei- 
gnait le rocher avec une grâce monstrueuse. 

La résultante de ces difformités mystérieusement ajus- 
tées était on ne sait quelle beauté souveraine. Les œuvres 
de la nature, non moins suprêmes que les œuvres du génie, 
contiennent de l'absolu, et s'imposent. Leur inattendu se 
fait obéir impérieusement par l'esprit; on y sent une pré- 
méditation qui est en dehors de l'homme, et elles ne sont 
jamais plus saisissantes que lorsqu'elles font subitement 
sortir l'exquis du terrible. 

Cette grotte inconnue était, pour ainsi dire, et si une 
telle expression est admissible, sidéralisée. On y subissait 
ce que la stupeur a de plus imprévu. Ce qui emplissait cette 



78 LES TRAVAILLEURS DE LA MER, 



crypte, c'était de la lumière d'apocalypse. On n'était pas 
bien sûr que cette chose fût. On avait devant les yeux 
une réalité empreinte d'impossible. On regardait cela, 
on y touchait, on y était; seulement il était difficile d'y 
croire. 

Était-ce du jour qui venait par cette fenêtre sous la mer? 
Était-ce de l'eau qui tremblait dans cette cuve obscure? Ces 
cintres et ces porches n'étaient-iîs point de la nuée céleste 
imitant une caverne? Quelle pierre avait-on sous les pieds? 
Ce support n'allait-il point se désagréger et devenir fumée? 
Qu'était-ce que cette joaillerie de coquillages qu'on entre- 
voyait? A quelle distance était-on de la vie, de la terre, des 
hommes? Qu'était-ce que ce ravissement mêlé à ces ténè- 
bres? Émotion inouïe, presque sacrée, à laquelle s'ajoutait 
la douce inquiétude des herbes au fond de l'eau. 

A l'extrémité de la cave, qui était oblongue, sous une 
archivolte cyclopéenne d'une coupe singulièrement correcte, 
dans un creux presque indistinct, espèce d'antre dans 
l'antre et de tabernacle dans le sanctuaire, derrière une 
nappe de clarté verte interposée comme un voile de temple, 
on apercevait hors du flot une pierre à pans carrés ayant 
une ressemblance d'autel. L'eau entourait cette pierre de 
toutes parts. Il semblait qu'une déesse vînt d'en descendre. 
On ne pouvait s'empêcher de rêver sous cette crypte, sur 
cet autel, quelque nudité céleste éternellement pensive, et 
que l'entrée d'un homme faisait éclipser. Il était difficile de 
concevoir cette cellule auguste sans une vision dedans; 
l'apparition, évoquée par la rêverie, se composait d'elle- 
même; un ruissellement de lumière chaste sur des épaules 




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L'ÉCUEIL. 



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à peine entrevues, un front baigné d'aube, un ovale de 
visage olympien, des rondeurs de seins mystérieux, des 
bras pudiques, une chevelure dénouée dans de l'aurore, des 
hanches ineffables modelées en pâleur dans une brume 
sacrée, des formes de nymphe, un regard de vierge, une 
Vénus sortant de la mer, une Eve sortant du chaos; tel était 
le songe qu'il était impossible de ne pas faire. Il était 
invraisemblable qu'il n'y eût point là un fantôme. Une 
femme toute nue, ayant en elle un astre, était probable- 
ment sur cet autel tout à l'heure. Sur ce piédestal d'où 
émanait une indicible extase, on imaiiinait une blanchBnr 
vivante et debout. L'esprit se représentait, au milieu de 
l'adoration muette de cette caverne, une Amphitrite, une 
Téthys, quelque Diane pouvant aimer, statue de l'idéal 
formé d'un rayonnement et regardant l'ombre avec douceur. 
C'était elle qui, en s'en allant, avait laissé dans la caverne 
cette clarté, espèce de parfum lumière sorti de ce corps 
étoile. L'éblouissemcnt de ce fantôme n'était plus là; on 
n'apercevait pas cette figure, faite pour être vue seulement 
par l'invisible, mais on la sentait; on avait ce tremblement, 
qui est une volupté. La déesse était absente, mais la divi- 
nité était présente. 

La beauté de l'antre seniblait faite pour cette présence. 
C'était à cause de cette déité, de cette fée des nacres, de 
cette reine des souffles, de cette grâce née des flots, c'était 
à cause d'elle, on se le figurait du moins, que le souterrain 
était religieusement muré, afin que rien ne put jamais 
troubler, autour de ce divin fantôme, l'obscurité qui était 
un respect, et le silence qui est une majesté. 



80 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Gillialt, qui était une espèce de voyant de la nature, 
songeait, confusément ému. 

Tout à coup, à quelques pieds au-dessous de lui, dans la 
transparence charmante de cette eau, qui était comme de 
la pierrerie dissoute, il aperçut quelque chose d'inexpri- 
mable. Une espèce de long haillon se mouvait dans l'oscil- 
lation des lames. Ce haillon ne flottait pas, il voguait; il 
avait un but, il allait quelque part, il était rapide. Cette 
guenille avait la forme d'une marotte de bouffon avec des 
pointes; ces pointes, flasques, ondoyaient; elle semblait 
couverte d'une poussière impossible à mouiller. C'était plus 
qu'horrible, c'était sale. Il y avait de la chimère dans cette 
chose ; c'était un être, à moins que ce ne fut une appa- 
rence. Elle semblait se diriger vers la côté obscur de la 
cave et s'y enfonçait. Les épaisseurs d'eau devinrent sombres 
sur elle. Cette silhouette glissa et disparut, sinistre. 



LIVRE DEUXIÈME 



LE LABEUR 



ROMAM — XI. Jj 




y i.. ■■...-. 



LES RESSOURCES DE CELUI A QUI TOUT MANQUE 



Cette cave ne lâchait pas aisément les gens. L'entrée 
avait été peu commode, la sortie fut plus obstruée encore. 
Gilliatt néanmoins s'en tira, mais il n'y retourna plus. Il n'y 
avait rien trouvé de ce qu'il cherchait, et il n'avait pas le 
temps d'être curieux. 

Il mit immédiatement la forge en activité. II manquait 
d'outils, il s'en fabriqua. 

Il avait pour combustible l'épave, l'eau pour moteur, le 



U LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

vent pour souffleur, une pierre pour enclume, pour art son 
instinct, pour puissance sa volonté. 

Gilliatt entra ardemment dans ce sombre travail. 
Le temps paraissait y mettre de la complaisance. Il con- 
tinuait d'être sec et aussi peu équinoxial que possible. Le 
mois de mars était venu, mais tranquillement. Les jours 
s'allongeaient. Le bleu du ciel, la vaste douceur des mou- 
vements de l'étendue, la sérénité du plein midi, semblaient 
exclure toute mauvaise intention. La mer était gaie au 
soleil. Une caresse préalable assaisonne les trahisons. De 
ces caresses-là, la mer n'en est point avare. Quand on a 
affaire à cette femme, il faut se défier du sourire. 

Il y avait peu de vent ; la soufflante hydraulique n'en 
travaillait que mieux. L'excès de vent eût plutôt gêné 
qu'aidé. 

Gilliatt avait une scie; il se fabriqua une lime; avec la 
scie il attaqua le bois, avec la lime il attaqua le métal; puis 
il s'ajouta les deux mains de fer du forgeron, une tenaille 
et une pince; la tenaille étreint, la pince manie; l'une agit 
comme le poignet, l'autre comme le doigt. L'outillage est un 
organisme. Peu à peu Gilliatt se donnait des auxiliaires, et 
construisait son armure. D'un morceau de feuillard il fit un 
auvent au foyer de sa forge. 

Un de ses principaux soins fut le triage et la réparation 
des poulies. Il remit en état les caisses et les rouets des 
moufles. Il coupa l'exfoliation de toutes les solives brisées, 
et en refaçonna les extrémités; il avait, nous l'avons dit, 
pour les nécessités de sa charpenterie, quantité de mem- 
brures emmagasinées et appareillées selon les formes, les 



LE LABEUR. 80 



dimensions et les essences, le chêne d'un côté, le sapin de 
l'autre, les pièces courbes, comme les porques, séparées 
des pièces droites, comme les hiloires. C'était sa réserve de 
points d'appui et de leviers, dont il pouvait avoir grand 
besoin à un moment donné. 

Quiconque médite un palan doit se pourvoir de poutres 
et de moufles ; mais cela ne suffit pas, il faut de la corde. 
Gilliatt restaura les câbles et les grelins. Il étira les voiles 
déchirées, et réussit à en extraire d'excellent fîl de caret 
dont il composa du filin; avec ce filin, il rabouta les cor- 
dages. Seulement ces sutures étaient sujettes à pourrir, il 
fallait se hâter d'employer ces cordes et ces câbles. Gilliatt 
n'avait pu faire que du funin blanc, il manquait de goudron. 

Les cordages raccommodés, il raccommoda les chaînes. 

Il put, grâce à la pointe latérale du galet enclume, la- 
quelle tenait lieu de bicorne conique, forger des anneaux 
grossiers, mais solides. Avec ces anneaux il rattacha les uns 
aux autres les bouts de chaîne cassés, et fit des longueurs. 

Forger seul et sans aide est plus que malaisé. 11 en vint 
à bout pourtant. II est vrai qu'il n'eut à façonner sur la forge 
que des pièces de peu de masse; il pouvait les manier d'une 
main avec la pince pendant qu'il les martelait de l'autre 
main. 

Il coupa en tronçons les barres de fer rondes de la pas- 
serelle de commandement, forgea aux deux extrémités de 
chaque tronçon, d'un côté une pointe, de l'autre une large 
tête plate, et cela fit de grands clous d'environ un pied de 
long. Ces clous, très usités en pontonnerie, sont utiles aux 
fixations dans les rochers. 



86 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Pourquoi Gillialt se donnait-il toute cette peine? On 
verra. 

Il dut refaire plusieurs fois le tranchant de sa hache et 
les dents de sa scie. Il s'était, pour la scie, fabriqué un tiers- 
point. 

Il se servait dans l'occasion du cabestan de la Durande. 
Le crochet de la chaîne cassa. Gilliatt en reforgea un autre. 
A l'aide de sa pince et de sa tenaille, et en se servant de 
son ciseau comme d'un tournevis, il entreprit de démonter 
les deux roues du navire; il y parvint. On n'a pas oublié 
que ce démontage était exécutable; c'était une particularité 
de la construction de ces roues. Les tambours qui les avaient 
couvertes, les emballèrent; avec les planches des tambours, 
Gilliatt charpenta et menuisa deux caisses, où il déposa, 
pièce à pièce, les deux roues soigneusement numérotées. 
Son morceau de' craie lui fut précieux pour ce numérotage. 
Il rangea ces deux caisses sur la partie la plus solide du 
pont de la Durande. 

Ces préliminaires terminés, Gilliatt se trouva face à face 
avec la difficulté suprême. La question de la machine se 
posa. 

Démonter les roues avait été possible; démonter la ma- 
chine, non. 

D'abord Gilliatt connaissait mal ce mécanisme. Il pou- 
vait, en allant au hasard, lui faire quelque blessure irrépa- 
rable. Ensuite, même pour essayer de le défaire morceau à 
morceau, s'il eût eu cette imprudence, il fallait d'autres 
outils que ceux qu'on peut fabriquer avec une caverne pour 
forge, un vent coulis pour soufflet, et un caillou pour en- 



LE LABEUR. 87 



elume. En tentant de démonter la machine, on risquait de la 

dépecer. 

Ici on pouvait se croire tout à fait en présence de Tim- 
prati cable. 

Il semblait que Gilliatt fût au pied de ce mur, l'impos- 
sible. 

Que faire? 



II 



COMME QUOI SHAKESPEARE 



PEUT SE RENCONTRER AVEC ESCHYLE 



Gilliatt avait son idée. 

Depuis ce maçon charpentier de Salbris qui, au seizième 
siècle, dans le bas âge de la sciencCj bien avant qu'Amon- 
tons eût trouvé la première loi du frottement, Lahire la 
seconde et Coulomb la troisième, sans conseil, sans guide, 
sans autre aide qu'un enfant, son fils, avec un outillage 
informe, résolut en bloc, dans la descente du c( gros hor- 
loge )) de Féglise de la Gharité-sur-Loire, cinq ou six pro- 
blèmes de statique et de dynamique mêlés ensemble ainsi 
que des roues dans un embarras de charrettes et faisant 
obstacle à la fois, depuis ce manœuvre extravagant et su- 
perbe qui trouva moyen, sans casser un fil de laiton et sans 
déchiqueter un engrenage, de faire glisser tout d'une pièce, 
par une simplification prodigieuse, du second étage du clo- 
cher au premier étage, cette massive cage des heures, toute 



LE LABEUR. 89 



en fer et en cuivre, « grande comme la chambre du guet- 
teur de nuit », avec son mouvement, ses cylindres, ses 
barillets, ses tambours, ses crochets et ses pesons, son orbe 
de canon et son orbe de chaussée, son balancier horizontal, 
ses ancres d'échappement, ses écheveaux de chaînes et de 
chaînettes, ses poids de pierre dont un pesait cinq cents 
livres, ses sonneries, ses carillons, ses jacquemarts; depuis 
cet homme qui fit ce miracle, et dont on ne sait plus le nom, 
jamais rien de pareil à ce que méditait Gilliatt n'avait été 
entrepris. 

L'opération que rêvait Gilliatt était pire peut-être, c'est- 
à-dire plus belle encore. 

Le poids, la délicatesse, l'enchevêtrement des difficultés, 
n'étaient pas moindres de la machine de la Durande que de 
l'horloge de la Charité-sur-Loire. 

Le charpentier gothique avait un aide, son fils; Gilliatt 
était seul. 

Une population était là, venue de. Meung-sur-Loire, de 
Nevers, et même d'Orléans, pouvant, au besoin, assister le 
maçon de Salbris, et l'encourageant de son brouhaha bien- 
veillant; Gilliatt n'avait autour de lui d'autre rumeur que le 
vent et d'autre foule que les flots. 

Rien n'égale la timidité de l'ignorance, si ce n'est sa 
témérité. Quand l'ignorance se met à oser, c'est qu'elle a 
en elle une boussole. Cette boussole, c'est l'intuition du 
vrai, plus claire parfois dans un esprit simple que dans un 
esprit compliqué. 

Ignorer invite à essayer. L'ignorance est une rêverie, et 
la rêverie curieuse est une force. Savoir, déconcerte par- 

IlOMAN. — XI. 12 



90 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



fois et déconseille souvent. Gama, savant, eût reculé devant 
le cap des Tempêtes. Si Christophe Colomb eût été bon 
cosmographe, il n'eût point découvert TAmérique. 

Le second qui monta sur le mont Blanc fut un savant, 
Saussure; le premier fut un pâtre, Balmat. 

Ces cas, disons-le en passant, sont l'exception, et tout 
ceci n'ôte rien à la science, qui reste la règle. L'ignorant 
peut trouver, le savant seul invente. 

La panse était toujours à l'ancre dans la crique de 
l'Homme, où la mer la laissait tranquille. Gilliatt, on s'en 
souvient, avait tout arrangé de façon à se maintenir en libre 
pratique avec sa barque. II y alla, et en mesura soigneuse- 
ment le bau à plusieurs endroits, particulièrement le maître- 
couple. Puis il revint à la Durande, et mesura le grand 
diamètre du parquet de la machine. Ce grand diamètre, 
sans les roues, bien entendu, était de deux pieds moindre 
que le maître-bau de la panse. Donc la machine pouvait 
43ntrer dans la barque. 

Mais comment l'y faire entrer? 



III 



LE CHEF-D'ŒUVRE DE GILLIATT 



VIENT AU SECOURS 



DU CHEF-D'ŒUVRE DE LETHIERRY 



A quelque temps de là, un pêcheur qui eût été assez fou 
pour flâner en cette saison dans ces parages eut été payé 
de sa hardiesse par la vision entre les Douvres de quelque 
chose de singulier. 

Voici ce qu'il eût aperçu : quatre madriers robustes, 
espacés également allant d'une Douvre à Tautre, et comme 
forcés entre les rochers, ce qui est la meilleure des soli- 
dités. Du côté de la petite Douvre leurs extrémités posaient 
et se contrebutaient sur les reliefs du roc; du côté de la 
grande Douvre, ces extrémités avaient dû être violemment 
en(oncées dans l'escarpement à coups de marteau par quel- 
que puissant ouvrier debout sur la poutre même qu'il en- 
lonçait. Ces madriers étaient un peu plus longs que l'entre- 



92 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



deux n'était large; de là la ténacité de leur emboîtement; 
de là aussi leur ajustement en plan incliné. Ils touchaient la 
grande Douvre à angle aigu et la petite Douvre à angle 
obtus. Ils étaient faiblement déclives, mais inégalement, ce 
qui était un défaut. A ce défaut près, on les eût dit dis- 
posés pour recevoir le tablier d'un pont. A ces quatre ma- 
driers étaient attachés quatre palans garnis chacun de leur 
itague et de leur garant, et ayant cela de hardi et d'étrange 
que le moufle à deux rouets était à une extrémité du ma- 
drier et la poulie simple à l'extrémité opposée. Cet écart, 
trop grand pour n'être pas périlleux, était probablement 
exigé par les nécessités de l'opération à accomplir. Les 
moufles étaient forts et les poulies solides. A ces palans se 
rattachaient des câbles qui de loin paraissaient des fils, et, au- 
dessous de cet appareil aérien de moufles et de charpentes, 
la massive épave, la Durande, semblait suspendue à ces fils. 
Suspendue, elle ne l'était pas encore. Perpendiculaire- 
ment sous les madriers, huit ouvertures étaient pratiquées 
dans le pont, quatre à bâbord et quatre à tribord de la 
machine, et huit autres sous celles-là dans la carène. Les 
câbles descendant verticalement des quatre moufles entraient 
dans le pont, puis sortaient de la carène par les ouvertures 
de tribord, passaient sous la quille et sous la machine, ren- 
traient dans le navire par les ouvertures de bâbord, et, 
remontant, traversant de nouveau le pont, revenaient s'en- 
rouler aux quatre poulies des madriers, où une sorte de 
palanguin les saisissait et en faisait un trousseau relié à un 
câble unique et pouvant être dirigé par un seul bras. Un 
crochet et une moque, par le trou de laquelle passait et se 



LE LABEUR. 93 



dévidait le câble unique, complétaient l'appareil et, au be- 
soin, Tenrayaient. Cette combinaison contraignait les quatre 
palans à travailler ensemble, et, véritable frein des forces 
pendantes, gouvernail de dynamique sous la main du pilote 
de l'opération, maintenait la manœuvre en équilibre. L'ajus- 
tement très ingénieux de ce palanguin avait quelques-unes 
des qualités simplifiantes de la poulie Weston d'aujourd'hui 
et de l'antique polyspaston de Vitruve. Gilliatt avait trouvé 
cela, bien qu'il ne connût ni Vitruve, qui n'existait plus, ni 
Weston qui n'existait pas encore. La longueur des câbles 
variait selon l'inégale déclivité des madriers, et corrigeait 
un peu cette inégalité. Les cordes étaient dangereuses, le 
funin blanc pouvait casser, il eût mieux valu des chaînes, 
mais des chaînes eussent mal roulé sur les palans. 

Tout cela, plein de fautes, mais fait par un seul homme, 
était surprenant. 

Du reste, nous abrégeons l'explication. On comprendra 
que nous omettions beaucoup de détails qui rendraient la 
chose claire aux gens du métier et obscure aux autres. 

Le haut de la cheminée de la machine passait entre les 
deux madriers du milieu. 

Gilliatt, sans s'en douter, plagiaire inconscient de l'in- 
connu, avait refait, à trois siècles de distance, le mécanisme 
du charpentier de Salbris, mécanisme rudimentaire et incor- 
rect, redoutable à qui oserait le manœuvrer. 

Disons ici que les fautes, même les plus grossières, n'em- 
pêchent point un mécanisme de fonctionner tant bien que 
mal. Cela boite, mais cela marche. L'obélisque de la place 
de Saint-Pierre de Rome a été dressé contre toutes les 



94 LES TRAVAILLEURS DE LA MER, 



règles de la statique. Le carrosse du czar Pierre était con- 
struit de telle sorte qu'il semblait devoir verser à chaque 
pas ; il roulait pourtant. Que de difformités dans la machine 
de Marly! Tout y était en porte-à-faux. Elle n'en donnait 
pas moins à boire à Louis XIV. 

Quoi qu'il en fût, Gilliatt avait confiance. Il avait même 
empiété sur le succès au point de fixer dans le bord de la 
panse^ le jour où il y était allé, deux paires d'anneaux de fer 
en regard, des deux côtés de la barque, aux mêmes espace- 
ments que les quatre anneaux de la Durande auxquels se 
rattachaient les quatre chaînes de la cheminée. 

Gilliatt avait évidemment un plan très complet et très 
arrêté. Ayant contre lui toutes les chances, il voulait mettre 
toutes les précautions de son côté. 

Il faisait des choses qui semblaient inutiles, signe d'une 
préméditation attentive. 

Sa manière de procéder eût dérouté, nous avons déjà 
fait cette remarque, un observateur, même connaisseur. 

Un témoin de ses travaux qui l'eût vu, par exemple, 
avec des efforts inouïs et au péril de se rompre le cou, 
enfoncer à coups de marteau huit ou dix des grands clous 
qu'il avait forgés, dans le soubassement des deux Douvres 
à l'entrée du défilé de l'écueil, eût compris difficilement le 
pourquoi de ces clous, et se fût probablement demandé à 
quoi bon toute cette peine. 

S'il eût vu ensuite Gilliatt mesurer le morceau de la 
muraille de l'avant qui était, on s'en souvient, resté adhé- 
rent à l'épave, puis attacher un fort grelin au rebord supé- 
rieur de cette pièce, couper à coups de hache les charpentes 



LE LABEUR. 95 



disloquées qui la retenaient, la traîner hors du défilé, à 
Faide de la marée descendante poussant le bas pendant que 
Gilliatt tirait le haut, enfin rattacher à grand'peine avec le 
grelin cette pesante plaque de planches et de poutres, plus 
large que l'entrée même du défilé, aux clous enfoncés dans 
la base de la petite Douvre, l'observateur eût peut-être moins 
compris encore, et se fut dit que si Gilliatt voulait, pour 
l'aisance de ses manœuvres, dégager la ruelle des Douvres 
de cet encombrement, il n'avait qu'à le laisser tomber dans 
la marée qui l'eût emporté à vau-l'eau, 
Gilliatt probablement avait ses raisons. 
Gilliatt, pour fixer les clous dans le soubassement des 
Douvres, tirait parti de toutes les fentes du granit, les élar- 
gissait au besoin, et y enfonçait d'abord des coins de bois 
dans lesquels il enracinait ensuite les clous de fer. Il ébau- 
cha la même préparation dans les deux roches qui se dres- 
saient à l'autre extrémité du détroit de l'écueil, du côté de 
l'est; il en garnit de chevilles de bois toutes les lézardes, 
comme s'il voulait tenir ces lézardes prêtes à recevoir, elles 
aussi, des crampons; mais cela parut être un simple en-cas, 
car il n'y enfonça point de clous. On comprend que, par 
prudence dans sa pénurie, il ne pouvait dépenser ses maté- 
riaux qu'au fur et à mesure des besoins, et au moment où 
la nécessité se déclarait. C'était une complication ajoutée à 
tant d'autres difficultés. 

Un premier travail achevé, un deuxième surgissait. 
Gilliatt passait sans hésiter de l'un à l'autre et faisait 
résolument cette enjambée de géant. 




IV 



SUB RE 



L'homme qui faisait ces choses était devenu effrayant. 

Gilliatt, dans ce labeur multiple, dépensait toutes ses 
forces à la fois; il les renouvelait difficilement. 

Privations d'un côté, lassitude de l'autre, il avait maigri. 
Ses cheveux et sa barbe avaient poussé. Il n'avait plus 
qu'une chemise qui ne fût pas en loques. Il était pieds nus, 
le vent ayant emporté un de ses souliers, et la mer l'autre. 
Les éclats de l'enclume rudimentafçey tet ^^ort dangereuse, 

Il nui M vt ■--. \ 1 .1 



nOMAN. — XI. 



98 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

dont il se servait, lui avaient fait aux mains et aux bras de 
petites plaies, éclaboussures du travail. Ces plaies, écor- 
cliures plutôt que blessures, étaient superficielles, mais 
irritées par l'air vif et par l'eau salée, 

11 avait faim, il avait soif, il avait froid. 

Son bidon d'eau douce était vide. Sa farine de seigle 
était employée ou mangée. 11 n'avait plus qu'un peu de 
biscuit. 

Il le cassait avec les dents, manquant d'eau pour le 
détremper. 

Peu à peu et jour à jour ses forces décroissaient. 

Ce rocher redoutable lui soutirait la vie. 

Boire était une question; manger était une question; 
dormir était une question. 

Il mangeait quand il parvenait à prendre un cloporte de 
mer ou un crabe; il buvait quand il voyait un oiseau de 
mer s'abattre sur une pointe de rocher. Il y grimpait et y 
trouvait un creux avec un peu d'eau douce. II buvait après 
l'oiseau, quelquefois avec l'oiseau; car les mauves et les 
mouettes s'étaient accoutumées à lui, et ne s'envolaient pas 
à son approche. Gilliatt, même dans ses plus grandes faims, 
ne leur faisait point de mal. Il avait, on s'en souvient, la 
superstition des oiseaux. Les oiseaux, de leur côté, ses 
cheveux étant hérissés et horribles et sa barbe longue, n'en 
avaient plus peur; ce changement de figure les rassurait; 
ils ne le trouvaient plus un homme et le croyaient une bête. 

Les oiseaux et Gilliatt étaient maintenant bons amis. Ces 
pauvres s'entr'aidaient. Tant que Gilliatt avait eu du seigle, 
il leur avait émietté de petits morceaux des galettes qu'il 



LE LABEUR. 99 



faisait; à cette heure, à leur tour, ils lui indiquaient les 
endroits où il y avait de l'eau. 

Il mangeait les coquillages crus; les coquillages sont, 
dans une certaine mesure, désaltérants. Quant aux crabes, 
il les faisait cuire; n'ayant pas de marmite, il les rôtissait 
entre deux pierres rougies au feu, à la manière .des gens 
sauvages des îles Féroë. 

Cependant un peu d'équinoxe s'était déclaré; la pluie 
était venue; mais une pluie hostile. Point d'ondées, point 
d'averses, mais de longues aiguilles, fines, glacées, péné- 
trantes, aiguës, qui perçaient les vêtements de Gilliatt jus- 
qu'à la peau et la peau jusqu'aux os. Cette pluie donnait 
peu à boire et mouillait beaucoup. 

Avare d'assistance, prodigue de misère, telle était cette 
pluie, indigne du ciel. Gilliatt l'eut sur lui pendant plus 
d'une semaine tout le jour et toute la nuit. Cette pluie était 
une mauvaise action d'en haut. 

La nuit, dans son trou de rocher, il ne dormait que par 
l'accablement du travail. Les grands cousins de mer venaient 
le piquer. 11 se réveillait couvert de pustules. 

11 avait la fièvre, ce qui le soutenait; la fièvre est un 
secours, qui tue. D'instinct, il mâchait du lichen ou suçait 
des feuilles de cochléaria sauvage, maigres pousses des 
fentes sèches de l'écueil. Du reste, il s'occupait peu de sa 
souffrance. Il n'avait pas le temps de se distraire de sa besogne 
à cause de lui, Gilliatt. La machine de la Durande se portait 
bien. Cela lui suffisait. 

A chaque instant, pour les nécessités de son travail, il 
se jetait à la nage, puis reprenait pied. Il entrait dans l'eau 



100 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



et en sortait, comme on passe d'une chambre de son appar- 
tement dans l'autre. 

Ses vêtements ne séchaient plus. Ils étaient pénétrés d'eau 
de pluie qui ne tarissait pas et d'eau de mer qui ne sèche 
jamais. Gilliatt vivait mouillé. 

Vivre mouillé est une habitude qu'on prend. Les pauvres 
groupes irlandais, vieillards, mères, jeunes filles presque 
nues, enfants, qui passent l'hiver en plein air sous l'averse 
et la neige blottis les uns contre les autres aux angles des 
maisons dans les rues de Londres, vivent et meurent mouillés. 

Être mouillé et avoir soif; Gilliatt endurait cette torture 
bizarre. Il mordait par moments la manche de sa vareuse. 

Le feu qu'il faisait ne le réchauffait guère ; le feu en plein 
air n'est qu'un demi-secours ; on brûle d'un côté et l'on gèle 
de l'autre. 

Gilliatt, en sueur, grelottait. 

Tout résistait autour de Gilliatt dans une sorte de silence 
terrible. Il se sentait l'ennemi. 

Les choses ont un sombre Non possumus. 

Leur inertie est un avertissement lugubre. 

Une immense mauvaise volonté entourait Gilliatt. Il avait 
des brûlures et des frissons. Le feu le mordait, l'eau le 
glaçait, la soif l'enfiévrait, le vent lui déchirait ses habits, 
la faim lui minait l'estomac. Il subissait l'oppression d'un 
ensemble épuisant. L'obstacle, tranquille, vaste, ayant l'irres- 
ponsabilité apparente du fait fatal, mais plein d'on ne sait 
quelle unanimité farouche, convergeait de toutes parts sur 
Gilliatt. Gilliatt le sentait appuyé inexorablement sur lui. 
Nul moyen de s'y soustraire. C'était presque quelqu'un, Gil- 



LE LABEUR. loi 



liatt avait conscience d'un rejet sombre et d'une haine faisant 
effort pour le diminuer. II ne tenait qu'à lui de fuir; mais, 
puisqu'il restait, il avait affaire à l'hostilité impénétrable. Ne 
pouvant le mettre dehors, on le mettait dessous. On? l'In- 
connu. Cela l'étreignait, le comprimait, lui ôtait la place, lui 
ôtait l'haleine. Il était meurtri par l'invisible. Chaque jour 
la vis mystérieuse se serrait d'un cran. 

La situation de Gilliatt en ce milieu inquiétant ressem- 
blait à un duel louche dans lequel il y a un traître. 

La coalition des forces obscures l'environnait. Il sentait 
une résolution de se débarrasser de lui. C'est ainsi que le 
glacier chasse le bloc erratique. 

Presque sans avoir l'air d'y toucher, cette coalition 
latente le mettait en haillons, en sang, aux abois, et, pour 
ainsi dire, hors de combat avant le combat. II n'en travaillait 
pas moins, et sans relâche ; mais, à mesure que l'ouvrage 
se faisait, l'ouvrier se défaisait. On eût dit que cette fauve 
nature, redoutant l'âme, prenait le parti d'exténuer l'homme. 
Gilliatt tenait tête, et attendait. L'abîme commençait par 
l'user. Que ferait l'abîme ensuite? 

La double Douvre, ce dragon fait de granit et embusqué 
en pleine mer, avait admis Gilliatt. Elle l'avait laissé entrer 
et laissé faire. Cette acceptation ressemblait à l'hospitalité 
d'une gueule ouverte. 

Le désert, l'étendue, l'espace où il y a pour l'homme 
tant de refus, l'inclémence muette des phénomènes suivant 
leur cours, la grande loi générale implacable et passive, 
les flux et les reflux, l'écueil, pléiade noire dont chaque 
pointe est une étoile à tourbillons, centre d'une irradiation 



102 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



de courants, on ne sait quel complot de l'indifférence des 
choses contre la témérité d'un être, l'hiver, les nuées, la 
mer assiégeante, enveloppaient Gilliatt, le cernaient lente- 
ment, se fermaient en quelque sorte sur lui, et le séparaient 
des vivants comme un cachot qui monterait autour d'un 
homme. Tout contre lui, rien pour lui; il était isolé, aban- 
donné, affaibli, miné, oublié. Gilliatt avait sa cambuse vide, 
son outillage ébréché ou défaillant, la soif et la faim le jour, 
le froid la nuit, des plaies et des loques, des guenilles sur 
des suppurations, des trous aux habits et à la chair, les 
mains déchirées, les pieds saignants, les membres maigres, 
le visage livide, une flamme dans les yeux. 

Flamme superbe, la volonté visible. L'œil de l'homme est 
ainsi fait qu'on y aperçoit sa vertu. Notre prunelle dit quelle 
quantité d'homme il y a en nous. Nous nous affirmons par 
la lumière qui 'est sous notre sourcil. Les petites consciences 
clignent de l'œiK les grandes iettent des éclairs. Si rien ne 
brille sous la paupière, c'est que rien ne pense dans le cer- 
veau, c'est que rien n'aime dans le cœur. Celui qui aime 
veut, et celui qui veut éclaire et éclate. La résolution met 
le feu au regard ; feu admirable qui se compose de la com- 
bustion des pensées timides. 

Les opiniâtres sont les sublimes. Qui n'est que brave n'a 
qu'un accès, qui n'est que vaillant n'a qu'un tempérament, 
qui n'est que courageux n'a qu'une vertu ; l'obstiné dans le 
vrai a la grandeur. Presque tout le secret des grands cœurs 
est dans ce mot : Perseverando. La persévérance est au 
courage ce que la roue est au levier ; c'est le renouvellement 
perpétuel du point d'appui. Que le but soit sur la terre ou 



LE LABEUR. 103 



au ciel, aller au but, tout est là ; dans le premier cas, on est 
Colomb, dans le second cas, on est Jésus. La croix est folle; 
de là sa gloire. Ne pas laisser discuter sa conscience ni 
désarmer sa volonté, c'est ainsi qu'on obtient la souffrance, 
et le triomphe. Dans l'ordre des faits moraux tomber n'exclut 
point planer. De la chute sort l'ascension. Les médiocres se 
laissent déconseiller par l'obstacle spécieux; les forts, non. 
Périr est leur peut-être, conquérir est leur certitude. Vous 
pouvez donner à Etienne toutes sortes de bonnes raisons 
pour qu'il ne se fasse pas lapider. Le dédain des objections 
raisonnables enfante cette sublime victoire vaincue qu'on 
nomme le martyre. 

Tous les efforts de Gilliatt semblaient cramponnés à l'im- 
possible, la réussite était chétive ou lente, et il fallait dépenser 
beaucoup pour obtenir peu; c'est là ce qui le faisait magna- 
nime, c'est là ce qui le faisait pathétique. 

Que, pour échafauder quatre poutres au-dessus d'un 
navire échoué, pour découper et isoler dans ce navire la 
partie sauvetable, pour ajuster à cette épave dans l'épave 
quatre palans avec leurs câbles, il eût fallu tant de prépa- 
ratifs, tant de travaux, tant de tâtonnements, tant de nuits 
sur la dure, tant de jours dans la peine, c'était là la misère du 
travail solitaire. Fatalité dans la cause, nécessité dans l'effet. 
Cette misère, Gilliatt l'avait plus qu'acceptée; il l'avait voulue. 
Redoutant un concurrent, parce qu'un concurrent eût pu 
être un rival, il n'avait point cherché d'auxiliaire. L'écra- 
sante entreprise, le risque, le danger, la besogne multipliée 
par elle-même, l'engloutissement possible du sauveteur par 
le sauvetage, la famine, la fièvre, le dénûment, la détresse, 



104 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



il avait tout pris pour lui seul. Il avait eu cet égoïsme. 
11 était sous une sorte d'effrayante cloche pneumatique. 
La vitalité se retirait peu à peu de lui. Il s'en apercevait à 
peine. 

L'épuisement des forces n'épuise pas la volonté. Croire 
n'est que la deuxième puissance; vouloir est la première. 
Les montagnes proverbiales que la foi transporte ne sont 
rien à côté de ce que fait la volonté. Tout le terrain que 
Gilliatt perdait en vigueur, il le regagnait en ténacité. L'a- 
moindrissement de l'homme physique sous l'action refoulante 
de cette sauvage nature aboutissait au grand issement de 
l'homme moral. 

Gilliatt ne sentait point la fatigue, ou, pour mieux dire, 
n'y consentait pas. Le consentement de l'âme refusé aux 
défaillances du corps est une force immense. 

Gilliatt voyait les pas que faisait son travail, et ne voyait 
que cela. C'était le misérable sans le savoir. Son but, auquel 
il touchait presque, l'hallucinait. Il souffrait toutes ces 
souffrances sans qu'il lui vînt une autre pensée que celle-ci : 
En avant! Son œuvre lui montait à la tête. La volonté grise. 
On peut s'enivrer de son âme. 

Cette ivrognerie-là s'appelle l'héroïsme. 
Gilliatt était une espèce de Job de l'océan. 
Mais un Job luttant, un Job combattant et faisant front 
aux fléaux, un Job conquérant, et, si de tels mots n'étaient 
pas trop grands pour un pauvre matelot pêcheur de crabes 
et de langoustes, un Job Prométhée. 




MJli LlYlbRA 



Parfois, la nuit, Gilliatt ouvrait les yeux et regardait 
l'ombre. 

Il se sentait étrangement ému. 

L*œil ouvert sur le noir. Situation lugubre; anxiété. 

La pression de l'ombre existe. 

Un indicible plafond de ténèbres ; une haute obscurité 
sans plongeur possible ; de la lumière mêlée à cette obscu- 
rité, on ne sait quelle lumière vaincue et sombre ; de la 



ROMAN. — XI. 



11 



106 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



clarté mise en poudre; est-ce une semence? est-ce une 
cendre? des millions de flambeaux, nul éclairage; une vaste 
ignition qui ne dit pas son secret, une diffusion de feu en 
poussière qui semble une volée d'étincelles arrêtée, le 
désordre du tourbillon et l'immobilité du sépulcre, le pro- 
blème offrant une ouverture de précipice, l'énigme montrant 
et cachant sa face, l'infini masqué de noirceur, voilà la 

lllAll, Ijcttc oupc^i p^^oiLâwii Ut;i3c a. i ilUIIliue* 

Cet amalgame de tous les mystères à la fois, du mys- 
tère cosmique comme du mystère fatal, accable la tête 
humaine. 

La pression de l'ombre agit en sens inverse sur les diffé- 
rentes espèces d'âmes. L'homme devant la nuit se reconnaît 
incomplet. Il voit l'obscurité et sent l'infirmité. Le ciel 
noir, c'est l'homme aveugle. L'homme, face à face avec la 
nuit, s'abat, s'agenouille, se prosterne, se couche à plat 
ventre, rampe vers un trou, ou se cherche des ailes. Presque 
toujours il veut fuir cette présence informe de Flnconnu. Il 
se demande ce que c'est; il tremble, il se courbe, il ignore; 
parfois aussi il veut y aller. 

Aller où? 

Là. 

Là? Qu'est-ce? et qu'y a-t-il? 

Cette curiosité est évidemment celle des choses défen- 
dues, car de ce côté tous les ponts autour de l'homme sont 
rompus. L'arche de l'infini manque. Mais le défendu attire, 
étant gouffre. Où le pied ne va pas, le regard peut atteindre; 
où le regard s'arrête, l'esprit peut continuer. Pas d'homme 
qui n'essaie, si faible et si insuffisant qu'il soit. L'homme, 



LE LABEUR. iOT 



selon sa nature, est en quête ou en arrêt devant la nuit. 
Pour les uns, c'est un refoulement; pour les autres c'est 
une dilatation. Le spectacle est sombre. L'indéfinissable y 
est mêlé. 

La nuit est-elle sereine? C'est un fond d'ombre. Est-elle 
orageuse? C'est un fond de fumée. L'illimité se refuse et 
s'offre à la fois, fermé à l'expérimentation, ouvert à la con- 
jecture. D'innombrables piqûres de lumière rendent plus 
noire l'obscurité sans fond. Escarboucles, scintillations, 
astres. Présences constatées dans l'Ignoré; défis effrayants 
d'aller toucher à ces clartés. Ce sont des jalons de création 
dans Pabsolu; ce sont des marques de distance, là où il n'y 
a plus de distance ; c'est on ne sait quel numérotage impos- 
sible, et réel pourtant, de l'étiage des profondeurs. Un 
point microscopique qui brille, puis un autre, puis un autre, 
puis un autre; c'est l'imperceptible, c'est l'énorme. Cette 
lumière est un foyer, ce foyer est une étoile, cette étoile 
est un soleil, ce soleil est un univers, cet univers n'est 
rien. Tout nombre est zéro devant l'infini. 

Ces univers, qui ne sont rien, existent. En les constatant, 
on sent la différence qui sépare n'être rien de n'être pas. 

L'inaccessible ajouté à l'inexplicable, tel est le ciel. 

De cette contemplation se dégage un phénomène subliuie, 
le grandissement de l'âme par la stupeur. 

L'effroi sacré est propre à l'homme ; la bête ignore cette 
crainte. L'intelligence trouve dans cette terreur auguste son 
éclipse, et sa preuve. 

L'ombre est une; de là l'horreur. En même temps elle 
est complexe ; de là l'épouvante. Son unité fait masse sur 



108 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

notre esprit, et ôte l'envie de résister. Sa complexité fait 
qu'on regarde de tous côtés autour de soi ; il semble qu'on 
ait à craindre de brusques arrivées. On se rend, et on se 
garde. On est en présence de Tout, d'où la soumission, et 
de Plusieurs, d'où la défiance. L'unité de l'ombre contient 
un multiple. Multiple mystérieux, visible dans la matière, 
sensible dans la pensée. Cela fait silence, raison de plus 
d'être au guet. 

La nuit, — celui qui écrit ceci l'a dit ailleurs, — c'est 
l'état propre et normal de la création spéciale dont nous 
faisons partie. Le jour, bref dans la durée comme dans 
l'espace, n'est qu'une proximité d'étoile. 

Le prodige nocturne universel ne s'accomplit pas sans 
frottements, et tous les frottements d'une telle machine sont 
des contusions à la vie. Les frottements de la machine, c'est 
là ce que nous nommons le Mal. 

Nous sentons dans cette obscurité le mal, démenti latent 
à l'ordre divin, blasphème implicite du fait rebelle à l'idéal. 
Le mal complique d'on ne sait quelle tératologie à mille 
têtes le vaste ensemble cosmique. Le mal est présent à tout 
pour protester. Il est ouragan, et il tourmente la marche 
d'un navire; il est chaos, et il entrave l'éclosion d'un 
monde. Le bien a l'unité, le mal a l'ubiquité. Le mal dé- 
concerte la vie, qui est une logique. 11 fait dévorer la 
mouche par l'oiseau et la planète par la comète. Le mal est 
une rature à la création. 

L'obscurité nocturne est pleine d'un vertige. Qui l'ap- 
profondit s'y submerge et s'y débat. Pas de fatigue compa- 
rable à cet examen des ténèbres. C'est l'étude d'un effacement. 



LE LABEUR. 109 



Aucun lieu définitif où poser l'esprit. Des points de 
départ sans point d'arrivée. L'entre-croisement des solutions 
contradictoires, tous les embranchements du doute s'offrant 
en même temps, la ramification des phénomènes s'exfoliant 
sans limite sous une poussée indéfinie, toutes les lois se 
versant l'une dans l'autre, une promiscuité insondable qui 
fait que la minéralisation végète, que la végétation vit, que 
la pensée pèse, que l'amour rayonne et que la gravitation 
aime; l'immense front d'attaque de toutes les questions se 
développant dans l'obscurité sans bornes ; l'entrevue ébau- 
chant l'ignoré; la simultanéité cosmique en pleine appa- 
rition, non pour le regard mais pour l'intelligence, dans le 
grand espace indistinct; l'invisible devenu vision. C'est 
l'Ombre. L'homme est là-dessous. 

11 ne connaît pas le détail, mais il porte, en quantité 
proportionnée à son esprit, le poids monstrueux de l'en- 
semble. Cette obsession poussait les pâtres chaldéens à l'as- 
tronomie. Des révélations involontaires sortent des pores 
de la création ; une exsudation de science se fait en quelque 
sorte d'elle-même, et gagne l'ignorant. Tout solitaire, sous 
cette imprégnation mystérieuse, devient, souvent sans en 
avoir conscience, un philosophe naturel. 

L'obscurité est indivisible. Elle est habitée. Habitée sans 
déplacement par l'absolu, habitée aussi avec déplacement. 
On s'y meut, chose inquiétante. Une formation sacrée y 
accomplit ses phases. Des préméditations, des puissances, 
des destinations voulues, y élaborent en commun une œuvre 
démesurée. Une vie terrible et horrible est là dedans. Il y 
a de vastes évolutions d'astres, la famille stellaire, la fa- 



110 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



mille planétaire, le pollen zodiacal, le quid divinum des 
courants, des effluves, des polarisations et des attractions ; 
il y a l'embrassement et l'antagonisme, un magnifique flux 
et reflux d'antithèse universelle, l'impondérable en liberté 
au milieu des centres ; il y a la sève dans les globes, la 
lumière hors des globes, l'atome errant, le germe épars, des 
courbes de fécondation, des rencontres d'accouplement et 
de combat, des profusions inouïes, des distances qui res- 
semblent à des rêves, des circulations vertigineuses, des 
enfoncements de mondes dans l'incalculable, des prodiges 
s'entre-poursuivant dans les ténèbres, un mécanisme une 
fois pour toutes, des souffles de sphères en fuite, des roues 
qu'on sent tourner; le savant conjecture, l'ignorant consent 
et tremble; cela est et se dérobe; c'est inexpugnable, c'est 
hors de portée, c'est hors d'approche. On est convaincu 
jusqu'à l'oppression. On a sur soi on ne sait quelle évidence 
noire. On ne peut rien saisir. On est écrasé par l'impal- 
pable. 

Partout l'incompréhensible; nulle part l'inintelligible. 
Et à tout cela ajoutez la question redoutable; cette 
Immanence est-elle un Être? 

On est sous l'ombre. On regarde. On écoute. 
Cependant la sombre terre marche et roule ; les fleurs 
ont conscience de ce mouvement énorme, la silène s'ouvre à 
onze heures du soir et l'hémérocalle à cinq heures du matin. 
Régularités saisissantes. 

Dans d'autres profondeurs la goutte d'eau se fait monde, 
rinfusoire pullule, la fécondité géante sort de l'animalcule, 
l'imperceptible étale sa grandeur, le sens inverse de l'im- 



LE LABEUR. m 



mensité se manifeste; une diatomée en une heure produit 
treize cents millions de diatomées. 

Quelle proposition de toutes les énigmes à la fois ! 
L'irréductible est là. 

On est contraint à la foi. Croire de force, tel est le ré- 
sultat. Mais avoir foi ne suffit pas pour être tranquille. La 
foi a on ne sait quel bizarre besoin de forme. De là les 
religions. Rien n'est accablant comme une croyance sans 
contour. 

Quoi qu'on pense et quoi qu'on veuille, quelque résis- 
tance qu'on ait en soi, regarder l'ombre, ce n'est pas re- 
garder, c'est contempler. 

Que faire de ces phénomènes? Gomment se mouvoir sous 
leur convergence? Décomposer cette pression est impos- 
sible. Quelle rêverie ajuster à tous ces aboutissants mysté- 
rieux? Que de révélations abstruses, simultanées, balbu- 
tiantes, s'obscurcissant par leur foule même, sortes de 
bégaiements du verbe! L'ombre est un silence; mais ce 
silence dit tout. Une résultante s'en dégage majestueuse- 
ment : Dieu. Dieu, c'est la notion incompressible. Elle est 
dans l'homme. Les syllogismes, les querelles, les négations, 
les systèmes, les religions, passent dessus sans la diminuer. 
Cette notion, l'ombre tout entière l'affirme. Mais le trouble 
est sur tout le reste. Immanence formidable. L'inexprimable 
entente des forces se manifeste par le maintien de toute 
cette obscurité en équilibre. L'univers pend; rien ne tombe. 
Le déplacement incessant et démesuré s'opère sans acci- 
dent et sans fracture. L'homme participe à ce mouvement 
de translation, et la quantité d'oscillation qu'il subit, il Tap- 



112 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

pelle la destinée. Où commence la destinée? Où finit la 
nature? Quelle différence y a-t-il entre un événement et une 
saison, entre un chagrin et une pluie, entre une vertu et 
une étoile? Une heure, n'est-ce pas une onde? Les engre- 
nages en mouvement continuent, sans répondre à l'homme, 
leur révolution impassible. Le ciel étoile est une vision de 
roues, de balanciers et de contre-poids. C'est la contempla- 
lion suprême, doublée de la suprême méditation. C'est toute 
la réalité, plus toute l'abstraction. Rien au-delà. On se sent 
pris. On est à la discrétion de cette ombre. Pas d'évasion 
possible. On se voit dans l'engrenage, on est partie inté- 
grante d'un Tout ignoré, on sent l'inconnu qu'on a en soi 
fraterniser mystérieusement avec un inconnu qu'on a hors de 
soi. Ceci est l'annonce sublime de la mort. Quelle angoisse, 
et en même temps quel ravissement ! Adhérer à l'infini, être 
amené par cette adhérence à s'attribuer à soi-même une 
immortalité nécessaire, qui sait? une éternité possible, sentir 
dans le prodigieux flot de ce déluge de vie universelle l'opi- 
niâtreté insubmersible du moi ! regarder les astres et dire : 
je suis une âme comme vous; regarder l'obscurité et dire : 
je suis un abîme comme toi! 

Ces énormités, c'est la Nuit. 

Tout cela, accru par la solitude, pesait sur Gilliatt. 

Le comprenait-il? Non. 

Le sentait-il? Oui. 

Gilliatt était un grand esprit trouble et un grand cœur 
sauvage. 



VI 



GILLIATT FAIT PRENDRE POSITION 



A LA PANSE 



Ce sauvetage de la machine, médité par Gilliatt, était, 
nous l'avons dit déjà, une véritable évasion, et l'on connaît 
les patiences de l'évasion. On en connaît aussi les industries. 
L'industrie va jusqu'au miracle; la patience va jusqu'à 
l'agonie. Tel prisonnier, Thomas, par exemple, au Mont- 
Saint-Michel, trouve moyen de mettre la moitié d'une mu- 
raille dans sa paillasse. Tel autre, à Tulle, en 1820, coupe 
du plomb sur la plate-forme promenoir de la prison, avec 
quel couteau? on ne peut le deviner, fait fondre ce plomb, 
avec quel feu? on l'ignore, coule ce plomb fondu, dans quel 
module? on le sait, dans un moule de mie de pain; avec ce 
plomb et ce moule, fait une clef, et avec cette clef ouvre une 
serrure dont il n'avait jamais vu que le trou. Ces habiletés 
inouïes, Gilliatt les avait. 11 eût monté et descendu la falaise 
de Boisrosé. Il était le Trenck d'une épave et le Latude 
d'une machine. 

IlOMAN. ~ XI. 15 



H4 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



La mer, geôlière, le surveillait. 

Du reste, disons-le, si ingrate et si mauvaise que fût la 
pluie, il en avait tiré parti. 11 avait un peu refait sa provi- 
sion d'eau douce; mais sa soif était inextinguible, et il 
vidait son bidon presque aussi rapidement qu'il l'emplissait. 

Un jour, le dernier jour d'avril, je crois, ou le premier 
de mai, tout se trouva prêt. 

Le parquet de la machine était comme encadré entre les 
huit câbles des palans, quatre d'un côté, quatre de l'autre. 
Les seize ouvertures par où passaient ces câbles étaient re- 
liées sur le pont et sous la carène par des traits de scie. Le 
vaigrage avait été coupé avec la scie, la charpente avec la 
hache, la ferrure avec la lime, le doublage avec le ciseau. 
La partie de la quille à laquelle se superposait la machine, 
était coupée carrément et prête à glisser avec la machine en 
la soutenant. Tout ce branle effrayant ne tenait plus qu'à une 
chaîne qui, elle-même, ne tenait plus qu'à un coup de lime. 
A ce point d'achèvement et si près de la fin, la hâte est 
prudence. 

La marée était basse, c'était le bon moment. 

Gilliatt était parvenu à démonter Farbre des roues dont 
les extrémités pouvaient faire obstacle et arrêter le dérape- 
ment. Il avait réussi à amarrer verticalement cette lourde 
pièce dans la cage même de la machine. 

II était temps de finir. Gilliatt, nous venons de le dire, 
n'était point fatigué, ne voulant pas l'être, mais ses outils 
l'étaient. La forge devenait peu à peu impossible. La pierre 
enclume s'était fendue. La soufflante commençait à mal tra- 
vailler. La petite chute hydraulique étant d'eau marine, des 



LE LABEUR. iio 



dépôts salins s'étaient formés dans les jointures de l'appa- 
reil, et en gênaient le jeu. 

Gilliatt alla à la crique de l'Homme, passa la panse en 
revue, s'assura que tout y était en état, particulièrement les 
quatre anneaux plantés à bâbord et à tribord, puis leva 
l'ancre, et, ramant, revint avec la panse aux deux Douvres. 
L'entre-deux des Douvres pouvait admettre la panse. Il 
y avait assez de fond et assez d'ouverture. Gilliatt avait 
reconnu dès le premier jour qu'on pouvait pousser la panse 
jusque sous la Durande. 

La manœuvre pourtant était excessive, elle exigeait une 
précision de bijoutier, et cette insertion de la barque dans 
l'écueil était d'autant plus délicate que, pour ce que Gilliatt 
voulait faire, il était nécessaire d'entrer par la poupe, le 
gouvernail en avant. Il importait que le mât et le gréement 
de la panse restassent en deçà de l'épave, du côté du 
goulet. 

Ces aggravations dans la manœuvre rendaient l'opération 
malaisée pour Gilliatt lui-même. Ce n'était plus, comme 
pour la crique de l'Homme, l'affaire d'un coup de barre, il 
fallait tout ensemble pousser, tirer, ramer et sonder. Gilliatt 
n'y employa pas moins d'un quart d'heure. Il y parvint 
pourtant. 

En quinze ou vingt minutes, la panse fut ajustée sous la 
Durande. Elle y fut presque embossée. Gilliatt, au moyen 
de ses deux ancres, affourcha la panse. La plus grosse des 
deux se trouva placée de façon à travailler du plus fort vent 
à craindre, qui était le veut d'ouest. Puis, à l'aide d'un 
levier et du cabestan, Gilliatt descendit dans la panse les 



116 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



deux caisses contenant les roues démontées, dont les élin- 
gues étaient toutes prêtes. Ces deux caisses firent lest. 

Débarrassé des deux caisses, Gilliatt rattacha au crochet 
de la chaîne du cabestan l'élingue du palanguin régulateur, 
destiné à enrayer les palans. 

Pour ce que méditait Gilliatt, les défauts de la panse 
devenaient des qualités; elle n'était pas pontée, le charge- 
ment aurait plus de profondeur, et pourrait poser sur la 
cale; elle était matée à l'avant, trop à l'avant peut-être, le 
chargement aurait plus d'aisance, et, le mât se trouvant ainsi 
en dehors de l'épave, rien ne gênerait la sortie; elle n'était 
qu'un sabot, rien n'est stable et solide en mer comme un 
sabot. 

Tout à coup Gilliatt, s'aperçut que la mer montait. Il 
regarda d'où venait le vent. 



VII 



TOUT DE SUITE UN DANGER 



Il y avait peu de brise, mais ce qui soufflait, soufflait de 
l'ouest. C'est une mauvaise habitude que le vent a volontiers 
dans l'équinoxe. 

La marée montante, selon le vent qui souffle, se com- 
porte diversement dans l'écueil Douvres. Suivant la rafale 
qui le pousse, le flot entre dans ce corridor soit par Test, 
soit par l'ouest. Si la mer entre par l'est, elle est bonne et 
molle; si elle entre par l'ouest, elle est furieuse. Cela tient 
à ce que le vent d'est, venant de terre, a peu d'haleine, 
tandis que le vent d'ouest, qui traverse l'Atlantique, apporte 
tout le souffle de l'immensité. Même très peu de brise appa- 
rente, si elle vient de l'ouest, est inquiétante. Elle roule les 
larges lames de l'étendue illimitée, et pousse trop de vague 
à la fois dans l'étranglement. 

Une eau qui s'engouffre est toujours affreuse. Il en est 
d'une eau comme d'une foule; une multitude est un liquide; 
quand la quantité pouvant entrer est moindre que la quan- 



118 LES TRAVAILLEURS DE LA MER, 

tité voulant entrer, il y a écrasement pour la foule et con- 
vulsion pour l'eau. Tant que le vent du couchant règne, 
fût-ce la plus faible brise, les Douvres ont deux fois par 
jour cet assaut. La marée s'élève, le flux presse, la roche 
résiste, le goulet ne s'ouvre qu'avarement, le flot enfoncé 
de force bondit et rugit, et une houle forcenée bat les deux 
façades intérieures de la ruelle. De sorte que les Douvres, 
par le moindre vent d'ouest, on'rent ce spectacle singulier : 
dehors, sur la mer, le calme; dans l'écueil, un orage. Ce 
tumulte local et circonscrit n'a rien d'une tempête; ce n'est 
qu'une émeute de vagues, mais terrible. Quant aux vents de 
nord et de sud, ils prennent l'écueil en travers et ne font 
que peu de ressac dans le boyau. L'entrée par l'est, détail 
qu'il faut rappeler, confine au rocher l'Homme; l'ouverture 
redoutable de l'ouest est à l'extrémité opposée, précisément 
entre les deux T>ouvres. 

C'est à cette ouverture de l'ouest que se trouvait Gilliatt 
avec la Durande échouée et la panse embossée. 

Une catastrophe semblait inévitable. Cette catastrophe 
imminente avait, en quantité faible, mais suffisante, le vent 
qu'il lui fallait. 

Avant peu d'heures, le gonflement de la marée ascen- 
dante allait se ruer de haute lutte dans le détroit des Dou- 
vres. Les premières lames bruissaient déjà. Ce gonflement, 
mascaret de toute l'Atlantique, aurait derrière lui la tota- 
lité de la mer. Aucune bourrasque, aucune colère ; mais une 
simple onde souveraine contenant en elle une force d'impul- 
sion qui, partie de l'Amérique pour aboutir à l'Europe, a 
deux mille lieues de jet. Cette onde, barre gigantesque de 



LE LABEUR. H9 



l'océan, rencontrerait l'hiatus de l'écueil et, froncée aux deux 
Douvres, tours de l'entrée, piliers du détroit, enflée par le 
flux, enflée par i^empêchement, repoussée par le rocher, 
surmenée par la brise, ferait violence à l'écueil, pénétrerait, 
avec toutes les torsions de l'obstacle subi et toutes les fré- 
nésies de la vague entravée, entre les deux murailles, y 
trouverait la panse et la Durande, et les briserait. 

Contre cette éventualité, il fallait un bouclier. Gilliatt 
l'avait. 

11 fallait empêcher la marée de pénétrer d'emblée, lui 
interdire de heurter tout en la laissant monter, lui barrer le 
passage sans lui refuser l'entrée, lui résister et lui céder, 
prévenir la compression du flot dans le goulet, qui était tout 
le danger, remplacer l'irruption par l'introduction, soutirer 
à la vague son emportement et sa brutalité, contraindre 
cette furie à la douceur. Il fallait substituer à l'obstacle qui 
irrite l'obstacle qui apaise. 

Gilliatt, avec cette adresse qu'il avait, plus forte que la 
force, exécutant une manœuvre de chamois dans la monta- 
gne ou de sapajou dans la forêt, utilisant pour des enjambées 
oscillantes et vertigineuses la moindre pierre en saillie, 
sautant à l'eau, sortant de Feau, nageant dans le remous, 
grimpant au rocher, une corde entre les dents, un marteau 
à la main, détacha le grelin qui maintenait suspendu et 
collé au soubassement de la petite Douvre le pan de mu- 
raille de l'avant de la Durande, façonna avec des bouts de 
haussière des espèces de gonds rattachant ce panneau aux 
gros clous plantés dans le granit, fit tourner sur ces gonds 
cette armature de planches pareille à une trappe d'écluse, 



120 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



TofFrit en flanc, comme on fait d^ine joue de gouvernail, au 
flot qui en poussa et en appliqua une extrémité sur la grande 
Douvre pendant que les gonds de corde retenaient sur la petite 
Douvre Tautre extrémité, opéra sur la grande Douvre, au 
moyen des clous d'attente plantés d'avance, la même fixation 
que sur la petite, amarra solidement cette vaste plaque de 
bois au double pilier du goulet, croisa sur ce barrage une 
chaîne comme un baudrier sur une cuirasse, et en moins 
d'une heure cette clôture se dressa contre la marée, et la 
ruelle de l'écueil fut fermée comme par une porte. 

Cette puissante applique, lourde masse de poutres et de 
planches, qui, à plat, eût été un radeau, et, debout, était 
un mur, avait, le flot aidant, été maniée par Gilliatt avec 
une dextérité de saltimbanque. On pourrait presque dire que 
le tour était fait avant que la mer montante eût eu le temps 
de s'en apercevoir. 

C'était un de ces cas où Jean Cart eût dit le fameux mot 
qu'il adressait au flot de la mer chaque fois qu'il esquivait 
un naufrage : attrapé^ l'anglais! On sait que quand Jean 
Bart voulait insulter l'océan, il l'appelait Vanglais. 

Le détroit barré, Gilliatt songea à la panse. Il dévida 
assez de câble sur les deux ancres pour qu'elle pût monter 
avec la marée. Opération analogue à ce que les anciens ma- 
rins appelaient « mouiller avec des embossures » . Dans tout 
ceci, Gilliatt n'était pas pris au dépourvu, le cas était prévu; 
un homme du métier l'eût reconnu à deux poulies de guin- 
deresse frappées en galoche à l'arrière de la panse, dans 
lesquelles passaient deux grelins dont les bouts étaient en 
ralingue aux organaux des deux ancres. 



LE LABEUR. 121 



Cependant le flux avait grossi; la demi-montée s'était 
faite; c'est à ce moment que les chocs des lames de la 
marée, même paisible, peuvent être rudes. Ce que Gilliatt 
avait combiné se réalisa. Le flot roulait violemment vers le 
barrage, le rencontrait, s'y enflait, et passait dessous. Au 
dehors, c'était la houle, au dedans, l'infiltration. Gilliatt 
avait imaginé quelque chose comme les fourches caudines 
de la mer. La marée était vaincue. 



ftOMAN. — XI. 16 




E.DucY-.inv . 



Gerr-3![ 



VIII 



PÉRIPÉTIE PLUTOT QUE DÉNOÛMENT 



Le moment redoutable était venu. 

Il s'agissait maintenant de mettre la machine dans la 
barque. 

Gilliatt fut pensif quelques instants, tenant le coude de 
son bras gauche dans sa main droite et son front dans sa 
main gauche. 

Puis il monta sur Tépave dont une partie, la machine, 
devait se détacher, et dont l'autre partie, la carcasse, devait 
demeurer. 



124 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Il coupa les quatre élingues qui fixaient à tribord et à 
bâbord à la muraille de la Durande les quatre chaînes de 
la cheminée. Les élingues n'étant que de la corde, son cou- 
teau en vint à bout. 

Les quatre chaînes, libres et sans attache, vinrent pendre 
le long de la cheminée. 

De repave il monta dans Fappareil construit par lui, 
frappa du pied sur les poutres, inspecta les moufles, regarda 
les poulies, toucha les câbles, examina les rallonges, s'assura 
que le funin blanc n'était pas mouillé profondément, con- 
stata que rien ne manquait et que rien ne fléchissait, puis, 
sautant du haut des hiloires sur le pont, il prit position, 
près du cabestan, dans la partie de la Durande qui devait 
rester accrochée aux Douvres. C'était là son poste de travail. 

Grave, ému seulement de l'émotion utile, il jeta un der- 
nier coup d'œil sur les palans, puis saisit une lime et se mit 
à scier la chaîne qui tenait tout en suspens. 

On entendait le grincement de la lime dans le gronde- 
ment de la mer. 

La chaîne du cabestan, rattachée au palanguin régula- 
teur, était à la portée de Gilliatt, tout près de sa main. 

Tout à coup il y eut un craquement. Le chaînon que 
mordait la lime, plus qu'à moitié entamé, venait de se 
rompre ; tout l'appareil entrait en branle. Gilliatt n'eut que 
le temps de se jeter sur le palanguin. 

La chaîne cassée fouetta le rocher, les huit câbles se 
tendirent, tout le bloc scié et coupé s'arracha de l'épave, le 
ventre de la Durande s'ouvrit, le plancher de fer de la ma- 
chine pesant sur les câbles apparut sous la quille. 



LE LABEUR. 125 

Si Gilliatt n'eût pas empoigné à temps le palangnin, 
c'était une chute. Mais sa main terrible était là; ce fut une 
descente. 

Quand le frère de Jean Bart, Pieter Bart, ce puissant et 
sagace ivrogne, ce pauvre pêcheur de Dunkerque qui tu- 
toyait le grand amiral de France, sauva la galère Langeron 
en perdition dans la baie d'Ambleteuse, quand pour tirer 
cette lourde masse flottante du milieu des brisants de la baie 
furieuse, il lia la grande voile en rouleau avec des joncs 
marins, quand il voulut que ce fût ces roseaux qui, en se 
cassant d'eux-mêmes, donnassent au vent la voile à enfler, 
il se fia à la rupture des roseaux comme Gilliatt à la frac- 
ture de la chaîne, et ce fut la même hardiesse bizarre cou- 
ronnée du même succès surprenant. 

Le palanguin, saisi par Gilliatt, tint bon et opéra admira- 
blement. Sa fonction, on s'en souvient, était l'amortissement 
des forces, ramenées de plusieurs à une seule, et réduites 
à un mouvement d'ensemble. Ce palanguin avait quelque 
rapport avec une patte de bouline ; seulement , au lieu 
d'orienter une voile, il équilibrait un mécanisme. 

Gilliatt, debout et le poing au cabestan, avait, pour ainsi 
dire, la main sur le pouls de l'appareil. 
Ici l'invention de Gilliatt éclata. 

Une remarquable coïncidence de forces se produisit. 
Pendant que la machine de la Durande, détachée en bloc, 
descendait vers la panse, la panse montait vers la machine. 
L'épave et le bateau sauveteur, s'entr'aidant en sens inverse, 
allaient au-devant l'un de l'autre. Ils venaient se chercher 
et s'épargnaient la moitié du travail. 



126 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Le flux, se gonflant sans bruit entre les deux Douvres, 
soulevait l'embarcation et l'approchait de la Durande. La 
marée était plus que vaincue, elle était domestiquée. L'océan 
faisait partie du mécanisme. 

Le flot montant haussait la panse sans choc, mollement, 
presque avec précaution et comme si elle eût été de por- 
celaine. 

Gilliatt combinait et proportionnait les deux travaux, 
celui de l'eau et celui de l'appareil, et, immobile au cabes- 
tan, espèce de statue redoutable obéie par tous les mouve- 
ments à la fois, réglait la lenteur de la descente sur la len- 
teur de la montée. 

Pas de secousse dans le flot, pas de saccade dans les 
palans. C'était une étrange collaboration de toutes les forces 
naturelles, soumises. D'un côté, la gravitation, apportant la 
machine; dé l'autre, la marée, apportant la barque. L'at- 
traction des astres, qui est le flux, et l'attraction du globe, 
qui est la pesanteur, semblaient s'entendre pour servir Gil- 
liatt. Leur subordination n'avait pas d'hésitation ni de temps 
d'arrêt, et, sous la pression d'une âme, ces puissances pas- 
sives devenaient des auxiliaires actifs. De minute en minute 
l'œuvre avançait ; l'intervalle entre la panse et l'épave dimi- 
nuait insensiblement. L'approche se faisait en silence et avec 
une sorte de terreur de l'homme qui était là. L'élément 
recevait un ordre et l'exécutait. 

Presque au moment précis où le flux cessa de s'élever, 
les câbles cessèrent de se dévider. Subitement, mais sans 
commotion, les moufl*es s'arrêtèrent. La machine, comme 
posée par une main, avait pris assiette dans la panse. Elle y 



LE LABEUR. 127 



était droite, debout, immobile, solide. La plaque de soutè- 
nement s'appuyait de ses quatre angles et d'aplomb sur la 

cale. 

C'était fait. 

Gilliatt regarda, éperdu. 

Le pauvre être n'était point gâté par la joie. Il eut le 
fléchissement d'un immense bonheur. II sentit tous ses 
membres plier; et, devant son triomphe, lui qui n'avait pas 
eu un trouble jusqu'alors, il se mit à trembler. 

Il considéra la panse sous l'épave, et la machine dans 
la panse. Il semblait n'y pas croire. On eût dit qu'il ne s'at- 
tendait pas à ce qu'il avait fait. Un prodige lui était sorti 
des mains, et il le regardait avec stupeur. 

Cet effarement dura peu. 

Gilliatt eut le mouvement d'un homme qui se réveille, 
se jeta sur la scie, coupa les huit câbles, puis, séparé main- 
tenant de la panse, grâce au soulèvement du flux, d'une 
dizaine de pieds seulement, il y sauta, prit un rouleau de 
filin, fabriqua quatre élingues, les passa dans les anneaux 
préparés d'avance, et fixa, des deux côtés, au bord de la 
panse, les quatre chaînes de la cheminée encore attachées 
une heure auparavant au bord de la Durande. 

La cheminée amarrée, Gilliatt dégagea le haut de la ma- 
chine. Un morceau carré du tablier du pont de la Durande 
y adhérait, Gilliatt le décloua, et débarrassa la panse de cet 
encombrement de planches et de solives qu'il jeta sur le 
rocher. Allégement utile. 

Du reste, la panse, comme on devait le prévoir, s'était 
mamtenue fermement sous la surcharge de la machine. La 



128 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



panse ne s'était enfoncée que jusqu'à un bon étiage de flot- 
taison. La machine de la Durande, quoique pesante, était 
moins lourde que le monceau de pierres et le canon rap- 
portés jadis de Herm par la panse. 

Tout était donc fini. Il n'y avait plus qu'à s'en aller. 



IX 



LE SUCCÈS REPRIS AUSSITOT QUE DONNÉ 



Tout n'était pas fini. 

Rouvrir le goulet fermé par le morceau de muraille de 
la Durande, et pousser tout de suite la panse hors de Técueil, 
rien n'était plus clairement indiqué. En mer, toutes les mi- 
nutes sont urgentes. Peu de vent, à peine une ride au large; 
la soirée, très belle, promettait une belle nuit. La mer était 
étale, mais le reflux commençait à se faire sentir; le mo- 
ment était excellent pour partir. On aurait la marée descen- 
dante pour sortir des Douvres et la marée remontante pour 
rentrer à Guernesey. On pourrait être à Saint-Sampson au 
point du jour. 

Mais un obstacle inattendu se présenta. Il y avait eu une 
lacune dans la prévoyance de Gilliatt. 

La machine était libre ; la cheminée ne l'était pas. 

La marée, en approchant la panse de l'épave suspendue 
en l'air, avait amoindri les périls de la descente et abrégé 
le sauvetage ; mais cette diminution d'intervalle avait laissé 

noMAN. — XI. n 



130 LES TRAVAILLEURS DE LA MER, 



le haut de la cheminée engagé dans l'espèce de cadre béant 
qu'oflfrait la coque ouverte de la Durande. La cheminée était 
prise là comme entre quatre murs. 

Le service rendu par le flot se compliquait de cette 
sournoiserie. Il semblait que la mer, contrainte d'obéir, eût 
eu une arrière-pensée. 

Il est vrai que ce que le flux avait fait, le reflux allait 
le défaire. 

La cheminée, haute d'un peu plus de trois toises, s'en- 
fonçait de huit pieds dans la Durande; le niveau de l'eau 
allait baisser de douze pieds ; la cheminée, descendant avec 
la panse sur le flot décroissant, aurait quatre pieds d'ai- 
sance et pourrait se dégager. 

Mais combien de temps fallait-il pour cette mise en li- 
berté? Six heures. 

Dans six heures il serait près de minuit. Quel moyen 
d'essayer la sortie à pareille heure, quel chenal suivre à 
travers tous ces brisants déjà si inextricables le jour, et 
comment se risquer en pleine nuit noire dans cette embus- 
cade de bas-fonds? 

Force était d'attendre au lendemain. Ces six heures per- 
dues en faisaient perdre au moins douze. 

Il ne fallait pas même songer à avancer le travail en 
rouvrant le goulet de Fécueil. Le barrage serait nécessaire 
à la prochaine marée. 

Gilliatt dut se reposer. 

Se croiser les bras, c'était la seule chose qu'il n'eût pas 
encore faite depuis qu'il était dans l'écueil des Douvres. 

Ce repos forcé l'irrita et l'indigna presque, comme s'il 



LE LABEUR. 131 



était de sa faute. Il se dit : Qu'est-ce que Déruehette pen- 
serait de moi, si elle me voyait là à rien faire? 

Pourtant cette reprise de forces n'était peut-être pas 
inutile. 

La panse étant maintenant à sa disposition, il arrêta qu'il 
y passerait la nuit. 

Il alla chercher sa peau de mouton sur la grande Douvre, 
redescendit, soupa de quelques patelles et de deux ou trois 
châtaignes de mer, but, ayant grand'soif, les dernières gor- 
gées d'eau douce de son bidon presque vide, s'enveloppa 
de la peau dont la laine lui fit plaisir, se coucha comme 
un chien de garde près de la machine, rabattit sa galérienne 
sur ses yeux, et s'endormit. 

Il dormit profondément. On a de ces sommeils après 
les choses faites. 



X 



LES AVERTISSEMENTS DE LA MER 



Au milieu de la nuit, brusquement, et comme par la 
détente d'un ressort, il se réveilla. 

11 ouvrit les yeux. 

Les Douvres' au-dessus de sa tête étaient éclairées ainsi 
que par la réverbération d'une grande braise blanche. 11 y 
avait sur toute la façade noire de l'écueil comme le reflet 
d'un feu. 

D'où venait ce feu.^ 

De l'eau. 

La mer était extraordinaire. 

Il semblait que l'eau fût incendiée. Aussi loin que le re- 
gard pouvait s'étendre, dans l'écueil et hors de l'écueil, 
toute la mer flamboyait. Ce flamboiement n'était pas rouge; 
il n'avait rien de la grande flamme vivante des cratères et 
des fournaises. Aucun pétillement, aucune ardeur, aucune 
pourpre, aucun bruit. Des traînées bleuâtres imitaient sur 
la vague des plis de suaire. Une large lueur blême fris- 



LE LABEUR. Vè'è 



sonnait sur l'eau. Ce n'était pas l'incendie; c'en était le 
spectre. 

C'était quelque chose comme l'embrasement livide d'un 
dedans de sépulcre par une flamme de rêve. 

Qu'on se figure des ténèbres allumées. 

La nuit, la vaste nuit trouble et diffuse, semblait être le 
combustible de ce feu glacé. C'était on ne sait quelle clarté 
faite d'aveuglement. L'ombre entrait comme élément dans 
cette lumière fantôme. 

Les marins de la Manche connaissent tous ces indescrip- 
tibles phosphorescences, pleines d'avertissements pour le 
navigateur. Elles ne sont nulle part plus surprenantes que 
dans le Grand V, près d'isigny. 

A cette lumière, les choses perdent leur réalité. Une 
pénétration spectrale les fait comme transparentes. Les 
roches ne sont plus que des linéaments. Les câbles des an- 
cres paraissent des barres de fer chauffées à blanc. Les 
filets des pêcheurs semblent, sous l'eau, du feu tricoté. Une 
moitié de l'aviron est d'ébène, l'autre moitié, sous la lame, 
est d'argent. En retombant de la rame dans le Ilot, les gouttes 
d'eau étoilent la mer. Toute barque traîne derrière elle une 
comète. Les matelots mouillés et lumineux semblent des 
hommes qui brûlent. On plonge sa main dans le flot, on la 
retire gantée de flamme; cette flamme est morte, on ne la 
sent point. Votre bras est un tison allumé. Vous voyez les 
formes qui sont dans la mer rouler sous les vagues à vau- 
le-feu. L'écume étincelle. Les poissons sont des langues de 
feu et des tronçons d'éclair serpentant dans une profondeur 
pâle. 



\U LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Cette clarté avait passé à travers les paupières fermées 
de Gilliatt. C'est grâce à elle qu'il s'était réveillé. 

Ce réveil vint à point. 

Le reflux avait descendu; un nouveau flux revenait. La 
cheminée de la machine, dégagée pendant le sommeil de 
Gilliatt, allait être ressaisie par l'épave, béante au-dessus 
d'elle. 

Elle y retournait lentement. 

11 ne s'en fallait que d'un pied pour que la cheminée 
rentrât dans la Durande. 

La remontée d'un pied, c'est pour le flux environ une 
demi-heure. Gilliatt, s'il voulait profiter de cette délivrance 
déjà remise en question, avait une demi-heure devant lui. 

Il se dressa en sursaut. 

Si urgente que fût la situation, il ne put faire autrement 
que de rester quelques minutes debout, considérant la phos- 
phorescence, méditant. 

Gilliatt savait à fond la mer. Malgré qu'elle en eût, et 
quoique souvent maltraité par elle, il était depuis longtemps 
son compagnon. Cet être mystérieux qu'on nomme l'océan 
ne pouvait rien avoir dans l'idée que Gilliatt ne le devinât. 
Gilliatt, à force d'observation, de rêverie et de solitude, était 
devenu un voyant du temps, ce qu'on appelle en anglais un 
weather wise, 

Gilliatt courut aux guinderesses et fila du câble ; puis, 
n'étant plus retenu par l'afFourche, il saisit le croc de la 
panse, et, s'appuyant aux roches, la poussa vers le goulet 
à quelques brasses au delà de la Durande, tout près du 
barrage. Il y avait du rang^ comme disent les matelots de 



LE LABEUR. 135 



Guernesey. En moins de dix minutes, la panse fut retirée de 
dessous la carcasse échouée. Plus de crainte que la che- 
minée fût désormais reprise au piège. Le flux pouvait monter. 

Pourtant Gilliatt n'avait point l'air d'un homme qui va 
partir. 

Il considéra encore la phosphorescence, et leva les an- 
cres ; mais ce ne fut point pour déplanter, ce fut pour 
affourcher de nouveau la panse, et très solidement; près de 
la sortie, il est vrai. 

Il n'avait employé jusque-là que les deux ancres de la 
panse, et il ne s'était pas encore servi de la petite ancre de 
la Durande, retrouvée, on s'en souvient, dans les brisants. 
Cette ancre avait été déposée par lui, toute prête aux ur- 
gences, dans un coin de la panse, avec un en-cas de liaus- 
sières et de poulies de guinderesses, et son câble tout garni 
d'avance de bosses très cassantes, ce qui empêche la chasse. 
Gilliatt mouilla cette troisième ancre, en ayant soin de rat- 
tacher le câble à un grelin dont un bout était en ralingue à 
l'organeau de l'ancre, et dont l'autre bout se garnissait au 
guindoir de la panse. Il pratiqua de cette façon une sorte 
d'affourche en patte d'oie, bien plus forte que l'afTourche 
à deux ancres. Ceci indiquait une vive préoccupation, et un 
redoublement de précautions. Un marin eut reconnu dans 
cette opération quelque chose de pareil au mouillage d'un 
temps forcé, quand on peut craindre un courant qui pren- 
drait le navire par sous le vent. 

La phosphorescence, que Gilliatt surveillait et sur la- 
quelle il avait l'œil fixé, le menaçait peut-être, mais en 
même temps le servait. Sans elle il eût été prisonnier du 



136 LES TRAVAILLEURS DE LA MER, 

sommeil et dupe de la nuit. Elle l'avait réveillé, et elle 
Téclairait. 

Elle faisait dans Técueil un jour louche. Mais cette clarté, 
si inquiétante qu'elle parût à Gilliatt, avait eu cela d'utile 
qu'elle lui avait rendu le danger visible et la manœuvre 
possible. Désormais, quand Gilliatt voudrait mettre à la voile, 
la panse emportant la machine était libre. 

Seulement, Gilliatt semblait de moins en moins songer 
au départ. La panse embossée, il alla chercher la plus forte 
chaîne qu'il eût dans son magasin, et, la rattachant aux 
clous plantés dans les deux Douvres, il fortifia en dedans 
avec cette chaîne le rempart de vaigres et de solives déjà 
protégé au dehors par l'autre chaîne croisée. Loin d'ouvrir 
l'issue, il achevait de la barrer. 

La phosphorescence l'éclairait encore, mais décroissait. 
11 est vrai que le jour commençait à poindre. 

Tout à coup Gilliatt prêta l'oreille. 



XI 



A BON ENTENDEUR, SALUT 



Il lui sembla entendre, dans un lointain iramense^ quel- 
que chose de faible et d'indistinct. 

Les profondeurs ont, à de certaines heures, un gron- 
dement. 

11 écouta une seconde fois. Le bruit lointain recommença. 
Gilliatt secoua la tête comme quelqu'un qui sait ce que c'est. 

Quelques minutes après, il était à l'autre extrémité de 
la ruelle de l'écueil, à l'entrée vers l'est, libre jusque-là, 
et, à grands coups de marteau, il enfonçait de gros clous 
dans le granit des deux musoirs de ce goulet voisin du 
rocher l'Homme, comme il avait fait pour le goulet des 
Douvres. 

Les crevasses de ces rochers étaient toutes préparées et 
bien garnies de bois, presque tout cœur de chêne. L'écueil 
de ce côté étant très délabré, il y avait beaucoup de lézardes, 
et Gilliatt put y fixer plu^s de clous encore qu'au soubas- 
sement des deux Douvres. 

18 



ROMAN. — XI. 



m LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



A un moment donné, et comme si l'on eût soufflé dessus, 
la phosphorescence s'était éteinte ; le crépuscule, d'instant 
en instant plus lumineux, la remplaçait. 

Les clous plantés, Gilliatt traîna des poutres, puis des 
cordes, puis des chaînes, et, sans détourner les yeux de son 
travail, sans se distraire un instant, il se mit à construire 
en travers du goulet de l'Homme, avec des madriers fixés 
horizontalement et rattachés par des câbles, un de ces bar- 
rages à claire-voie que la science aujourd'hui a adoptés et 
qu'elle qualifie brise-lames. 

Ceux qui ont vu, par exemple, à la Rocquaine à Guer- 
nesey, ou au Bourdault en France, l'effet que font quelques 
pieux plantés dans le rocher, comprennent la puissance de 
ces ajustages si simples. Le brise-lames, est la combinaison 
de ce qu'on nomme en France épi avec ce qu'on nomme en 
Angleterre dick. Les brise-lames sont les chevaux de frise 
des fortifications contre les tempêtes. On ne peut lutter 
contre la mer qu'en tirant parti de la divisibilité de cette 
force. 

Cependant le soleil s'était levé, parfaitement pur. Le 
ciel était clair, la mer était calme. 

Gilliatt pressait son travail. 11 était calme lui aussi, mais 
dans sa hâte il y avait de l'anxiété. 

11 allait, à grandes enjambées de roche en roche, du 
barrage au magasin et du magasin au barrage. Il reve- 
nait tirant éperdument, tantôt une porque, tantôt une hi- 
loire. L'utilité de cet en-cas de charpentes se manifesta. 
11 était évident que Gilliatt était en face d'une éventualité 
prévue. 



LE LABEUR. 139 



Une forte barre de fer lui servait de levier pour remuer 
les poutres. 

Le travail s'exécutait si vite que c'était plutôt une crois- 
sance qu'une construction. Qui n'a pas vu à l'œuvre un pon- 
tonnier militaire ne peut se faire une idée de cette rapidité. 

Le goulet de l'est était plus étroit encore que le goulet 
de l'ouest. Il n'avait que cinq ou six pieds d'entre-bâillement. 
Ce peu d'ouverture aidait Gilliatt. L'espace à fortifier et à 
fermer étant très restreint, Tarmature serait plus solide et 
pourrait être plus simple. Ainsi des solives horizontales 
suffisaient; les pièces debout étaient inutiles. 

Les premières traverses du brise-lames posées, Gilliatt 
monta dessus et écouta. 

Le grondement devenait expressif. 

Gilliatt continua sa construction. 11 la contre-buta avec 
les deux bossoirs de la Durande reliés à l'enchevêtrement 
des solives par des drisses passées dans leurs trois roues 
de poulies. Il noua le tout avec des chaînes. 

Cette construction n'était autre chose qu'une sorte de 
claie colossale, ayant des madriers pour baguettes et des 
chaînes pour osiers. 

Cela semblait tressé autant que bâti. 

Gilliatt multiplia les attaches, et ajouta des clous où il 
le fallait. 

Ayant eu beaucoup de fer rond dans l'épave, il avait pu 
faire de ces clous une grosse provision. 

Tout en travaillant, il broyait du biscuit entre ses dents. 
Il avait soif, mais ne pouvait boire, n'ayant plus d'eau 
douce. Il avait vidé le bidon la veille à son souper. 



140 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Il échafauda encore quatre ou cinq charpentes, puis 
monta de nouveau sur le barrage. Il écouta. 

Le bruit à l'horizon avait cessé. Tout se taisait. 

La mer était douce et superbe; elle méritait tous les 
madrigaux que lui adressent les bourgeois quand ils sont 
contents d'elle, — c( un miroir », — • c< un lac », — « de 
rhuile », — (c une plaisanterie », — ce un mouton ». — Le 
bleu profond du ciel répondait au vert profond de l'océan. 
Ce saphir et cette émeraude pouvaient s'admirer l'un l'autre. 
Ils n'avaient aucun reproche à se faire. Pas un nuage en 
haut, pas une écume en bas. Dans toute cette splendeur 
montait magnifiquement le soleil d'avril. Il était impossible 
de voir un plus beau temps. 

A l'extrême horizon une longue file noire d'oiseaux de 
passage rayait le ciel. Ils allaient vite. Ils se dirigeaient 
vers la terre,' Il semblait qu'il y eût de la fuite dans leur 
vol. 

Gilliatt se remit à exhausser le brise-lames. 

Il l'éleva le plus haut qu'il put, aussi haut que le lui 
permit la courbure des rochers. 

Vers midi, le soleil lui sembla plus chaud qu'il ne devait 
l'être. Midi est l'heure critique du jour; Gilliatt, debout 
sur la robuste claire-voie qu'il achevait de bâtir, se remit 
à considérer l'étendue. 

La mer était plus que tranquille, elle était stagnante. On 
n'y voyait pas une voile. Le ciel était partout limpide; seu- 
lement de bleu il était devenu blanc. Ce blanc était sin- 
gulier. II y avait à l'ouest sur l'horizon une petite tache 
d'apparence malsaine. Cette tache restait immobile à ! 






LE LABEUR. 141 



même place, mais grandissait. Près des brisants, le ilôt fris- 
sonnait très doucement. 

Gilliatt avait Lien fait de bâtir son brise-lames. 

Une tempête approchait. 

L'abîme se décidait à livrer bataille. 



LIVRE TROISIÈME 



LA LUTTE 




l't'ilv Hi'.isi.t.i- -i 



I 



L'EXTRÊME TOUCHE L EXTRÊME, ET LE CONTRAIRE 



ANNONCE LE CONTRAIRE 



Rien n'est menaçant comme Téquinoxe en retard. 

Il y a sur la mer un phénomène farouche qu'on pourrait 
appeler l'arrivée des vents du large. 

En toute saison, particulièrement à l'époque des syzygies, 
à l'instant où Ton doit le moins s'y attendre, la mer est 
prise soudain d'une tranquillité étrange. Ce prodigieux mou- 
vement perpétuel s'apaise; il a de l'assoupissement; il entre 



aOMAN. 



XI, 



J'J 



146 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

en langueur; il semble qu'il va se donner relâche; on pour- 
rait le croire fatigué. Tous les chiffons marins, depuis le 
guidon de pêche jusqu'aux enseignes de guerre, pendent le 
long des mâts. Les pavillons amiraux, royaux, impériaux, 
dorment. 

Tout à coup ces loques se mettent à remuer discrètement. 

C'est le moment, s'il y a des nuages, d'épier la formation 
des cirrus; si le soleil se couche, d'examiner la rougeur 
du soir; s'il fait nuit et s'il y a lune, d'étudier les halos. 

Dans cette minute-là, le capitaine ou le chef d'escadre 
qui a la chance de posséder un de ces verres-de-tempête 
dont l'inventeur est inconnu, observe ce verre au micro- 
scope et prend ses précautions contre le vent du sud si la 
mixture a un aspect de sucre fondu, et contre le vent du 
nord si la mixture s'exfolie en cristallisations pareilles à des 
fourrés de fougères ou à des bois de sapins. Dans cette 
minute-là, après avoir consulté quelque gnomon mystérieux 
gravé par les romains, ou par les démons, sur une de ces 
énigmatiques pierres droites qu'on appelle en Bretagne 
menhir et en Irlande cruach, le pauvre pêcheur irlandais 
ou breton retire sa barque de la mer. 

Cependant la sérénité du ciel et de l'océan persiste. Le 
matin se lève radieux et l'aurore sourit; ce qui remplissait 
d'horreur religieuse les vieux devins, épouvantés qu'on pût 
croire à la fausseté du soleil. Solem quis dicere falsum 
audeat? 

La sombre vision du possible latent est interceptée à 
l'homme par l'opacité fatale des choses. Le plus redoutable 
et le plus perfide des aspects, c'est le masque de l'abîme. 



LA LUTTE. 147 



On dit : anguille sous roche; on devrait dire tempête 
sous calme. 

Quelques heures, quelques jours parfois, se passent 
ainsi. Les pilotes braquent leurs longues-vues çà et là. Le 
visage des vieux marins a un air de sévérité qui tient à la 
colère secrète de Tattente. 

Subitement on entend un grand murmure confus. Il y a 
une sorte de dialogue mystérieux dans l'air. 

On ne voit rien. 

L'étendue demeure impassible. 

Cependant le bruit s'accroît, grossit, s'élève. Le dialogue 
s'accentue. 

Il y a quelqu'un derrière l'horizon. 

Quelqu'un de terrible, le vent. 

Le vent, c'est-à-dire cette populace de titans que nous 
appelons les Souffles. 

L'immense canaille de l'ombre. 

L'Inde les nommait les Marouts, la Judée les Kéroubims, 
la Grèce les Aquilons. Ce sont les invisibles oiseaux fauves 
de l'infini. Ces borées accourent. 



II 



LES VENTS DU LARGE 



D'où viennent-ils? de l'incommensurable. Il faut à leurs 
envergures le diamètre du gouffre. Leurs ailes démesurées 
ont besoin du recul indéfini des solitudes. L'Atlantique, le 
Pacifique, ces vastes ouvertures bleues, voilà ce qui leur 
convient. Ils les font sombres. Ils y volent en troupes. Le 
commandant Page a vu une fois sur la haute mer sept 
trombes à la fois. Ils sont là, farouches. Ils préméditent 
les désastres. Ils ont pour labeur l'enflure éphémère et 
éternelle du flot. Ce qu'ils peuvent est ignoré, ce qu'ils 
veulent est inconnu. Ils sont les sphinx de l'abîme, et Gama 
est leur OKdipe. Dans cette obscurité de l'étendue qui remue 
toujours, ils apparaissent, faces de nuées. Qui aperçoit 
leurs linéaments livides dans cette dispersion qui est l'ho- 
rizon de la mer, se sent en présence de la force irréductible. 
On dirait que rintelligence humaine les inquiète, et ils se 
hérissent contre elle. L'intelligence est invincible, mais 
l'élément est imprenable. Que faire contre l'ubiquité insai- 



LA LUTTE. 149 



sissable? Le souffle se faif, massue, puis redevient souffle. 
Les vents combattent par l'écrasement et se défendent par 
l'évanouissement. Qui les rencontre est aux expédients. Leur 
assautj divers et plein de répercussions, déconcerte. Ils ont 
autant de fuite que d'attaque. Ils sont les impalpables 
tenaces. Comment en venir à bout? La proue du navire 
Argo, sculptée dans un chêne de Dodone, à la fois proue et 
pilote, leur parlait. Ils brutalisaient cette proue déesse. 
Christophe Colomb, les voyant venir vers la PintcCy montait 
sur le pont et leur adressait les premiers versets de l'évangile 
selon saint Jean. Surcouf les insultait. Voici la clique, 
disait-il. Napier leur tirait des coups de canon. Ils ont la 
dictature du chaos. 

Ils ont le chaos. Qu'en font-ils? On ne sait quoi d'impla- 
cable. La fosse aux vents est plus monstrueuse que la fosse 
aux lions. Que de cadavres sous ces plis sans fond ! Les vents 
poussent sans pitié la grande masse obscure et anière. On 
les entend toujours, eux ils n'écoutent rien. Ils commettent 
des choses qui ressemblent à des crimes. On ne sait sur qui 
ils jettent les arrachements blancs de Fécume. Que de féro- 
cité impie dans le naufrage! quel affront à la providence! 
Ils ont l'air par moment de cracher sur Dieu. Ils sont les 
tyrans des lieux inconnus, //i^6^^/^^ spave'ntosi^viwxvmuxdiXQni 
les marins de Venise. 

Les espaces frémissants subissent leurs voies de fait. Ce 
qui se passe dans ces grands abandons est inexprimable. 
Quelqu'un d'équestre est mêlé à l'ombre. L'air fait un bruit 
de foret. On n'aperçoit rien, et l'on entend des cavaleries. 
11 est midi, tout à coup il fait nuit, un tornade passe; il est 



150 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



minuit, tout à coup il fait jour, Teffluve polaire s'allume. 
Des tourbillons alternent en sens inverse, sorte de danse 
hideuse, trépignement des fléaux sur l'élément. Un nuage 
trop lourd se casse par le milieu, et tombe en morceaux 
dans la mer. D'autres nuages, pleins de pourpre, éclairent 
et grondent, puis s'obscurcissent lugubrement; le nuage vidé 
de foudre noircit, c'est un charbon éteint. Des sacs de pluie 
se crèvent en brume. Là une fournaise où il pleut; là une 
onde d'où se dégage un flamboiement. Les blancheurs de 
la mer sous l'averse éclairent des lointains surprenants; on 
voit se déformer des épaisseurs où errent des ressemblances. 
Des nombrils monstrueux creusent les nuées. Les vapeurs 
tournoient, les vagues pirouettent; les naïades ivres roulent; 
à perte de vue, la mer massive et molle se meut sans se 
déplacer; tout est livide; des cris désespérés sortent de 
cette pâleur, * 

Au fond de l'obscurité inaccessible, de grandes gerbes 
d'ombre frissonnent. Par moments, il y a paroxysme. La 
rumeur devient tumulte, de même que la vague devient 
houle. L'horizon, superposition confuse de lames, oscillation 
sans fin, murmure en basse continue; des jets de fracas y 
éclatent bizarrement; on croit entendre éternuerdes hydres. 
Des souffles froids surviennent, puis des souffles chauds. La 
trépidation de la mer annonce une épouvante qui s'attend à 
tout. Inquiétude. Angoisse. Terreur profonde des eaux. Subi- 
tement, l'ouragan, comme une bête, vient boire à l'océan; 
succion inouïe; l'eau monte vers la bouche invisible, une 
ventouse se forme, la tumeur enfle; c'est la trombe, le 
Prester des anciens, stalactite en haut, stalagmite en bas, 



LA LUTTE. 151 



double cône inverse tournant, une pointe en équilibre sur 
l'autre, baiser de deux montagnes, une montagne d'écume 
qui s'élève, une montagne de nuée qui descend; effrayant 
coït de Tonde et de l'ombre. La trombe, comme la colonne 
de la bible, est ténébreuse le jour et lumineuse la nuit. 
Devant la trombe le tonnerre se tait. Il semble qu'il ait 
peur. 

Le vaste trouble des solitudes a une gamme; crescendo 
redoutable : le grain, la rafale, la bourrasque, l'orage, la 
tourmente, la tempête, la trombe; les sept cordes de la lyre 
des vents, les sept notes de l'abîme. Le ciel est une largeur, 
la mer est une rondeur; une haleine passe, il n'y a plus 
rien de tout cela, tout est furie et pêle-mêle. 

Tels sont ces lieux sévères. 

Les vents courent, volent, s'abattent, finissent, recom- 
mencent, planent, sifflent, mugissent, rient; frénétiques, 
lascifs, effrénés, prenant leurs aises sur la vague irascible. 
Ces hurleurs ont une harmonie. Ils font tout le ciel sonore. 
Ils soufflent dans la nuée comme dans un cuivre, ils em- 
bouchent l'espace ; et ils chantent dans l'infini, avec toutes 
les voix amalgamées des clairons, des buccins, des olifants, 
des bugles et des trompettes, une sorte de fanfare promé- 
théenne.Qui les entend écoute Pan. Ce qu'il y a d'effroyable, 
c'est qu'ils jouent. Ils ont une colossale joie composée 
d'ombre. Ils font dans les solitudes la battue des navires. 
Sans trêve, jour et nuit, en toute saison, au tropique 
comme au pôle, en sonnant dans leur trompe éperdue, ils 
mènent, à travers les enchevêtrements de la nuée et de la 
vague, la grande chasse noire des naufrages. Ils sont des 



m LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

maîtres de meutes. Ils s'amusent. Ils font aboyer après les 
roches les flots, ces chiens. Ils combinent les nuages, et les 
désagrègent. Ils pétrissent, comme avec des millions de 
mains, la souplesse de l'eau immense. 

L'eau est souple parce qu'elle est incompressible. Elle 
glisse sous l'effort. Chargée d'un côté, elle échappe de 
l'autre. C'est ainsi que l'eau se fait l'onde. La vague est sa 
liberté. 



III 



EXPLICATION DU BRUIT ÉCOUTÉ 



PAR GILLIATT 



La grande venue des vents vers la terre se fait aux équi- 
noxes. A ces époques la balance du tropique et du pôle 
bascule, et la colossale marée atmosphérique verse son flux 
sur un hémisphère et son reflux sur Tautre. 11 y a des 
constellations qui signifient ces phénomènes, la Balance, le 
Verseau. 

C'est l'heure des tempêtes. 

La mer attend, et garde le silence. 

Quelquefois le ciel a mauvaise mine. Il est blafard, une 
grande panne obscure Tobstrue. Les marins regardent avec 
anxiété l'air fâché de l'ombre. 

Mais c'est son air satisfait qu'ils redoutent le plus. Un 
ciel riant d'équinoxe, c'est l'orage faisant patte de velours. 
Par ces ciels-là, la Tour des Pleureuses d'A'msterdam s'em- 
plissait de femmes examinant l'horizon. 

ROMAN. •— XI. 20 



154 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Quand la tempête vernale ou automnale tarde, c'est 
qu'elle fait un plus gros amas. Elle thésaurise pour le 
ravage. Méfiez-vous des arrérages. Ango disait : La mer est 
bonne j^ayeuse. Quand Fattente est trop longue, la mer ne 
trahit son impatience que par plus de calme. Seulement la 
tension magnétique se manifeste par ce qu'on pourrait 
nommer l'inflammation de l'eau. Des lueurs sortent de la 
vague. Air électrique, eau phosphorique. Les matelots se 
sentent harassés* Cette minute est particulièrement péril- 
leuse pour les iron-clads; leur coque de fer peut produire 
de fausses indications du compas, et les perdre. Le steamer 
transatlantique VYowa a péri ainsi. 

Pour ceux qui sont en familiarité avec la mer, son aspect, 
dans ces instants-là, est étrange ; on dirait qu'elle désire et 
craint le cyclone. De certains hyménées, d'ailleurs fort 
voulus par la nature, sont accueillis de cette façon. La 
lionne en rut fuit devant le lion. La mer, elle aussi, est en 
chaleur. De là son tremblem^ent. 

L'immense mariage va se faire. 

Ce mariage, comme les noces des anciens empereurs, se 
célèbre par des exterminations. C'est une fête avec assaison- 
nement de désastres. 

Cependant, de là-bas, du large, des latitudes inexpu- 
gnables, du livide horizon des solitudes, du fond de la 
liberté sans bornes, les vents arrivent. 

Faites attention, voilà le fait équinoxial. 

Une tempête, cela se complote. La vieille mythologie 
entrevoyait ces personnalités indistinctes mêlées à la grande 
nature diffuse. Éole se concerte avec Borée. L'entente de 



LA LUTTE. 155 



l'élément avec rélément est nécessaire. Ils se distribuent la 
tâche. On a des impulsions à donner à la vague, au nuage, 
à l'effluve; la nuit est un auxiliaire, il importe de l'em- 
ployer. On a des boussoles à redouter, des fanaux à éteindre, 
des phares à masquer, des étoiles à cacher. Il faut que la 
mer coopère. Tout orage est précédé d^un murmure. Il y a 
derrière l'horizon chuchotement préalable des ouragans. 
C'est là ce que, dans l'obscurité, au loin, par-dessus le 

«iiîlpTlPP pflPf»ftv<i rlp \a TTiPr nn pnfpnri 

Ce chuchotement redoutable, Gilliatt l'avait entendu. La 
phosphorescence avait été le premier avertissement; ce mur- 
mure, le second. 

Si le démon Légion existe, c'est lui, à coup sûr, qui est 
le Vent. 

Le vent est multiple, mais l'air est un. 

De là cette conséquence : tout orage est mixte. L'unité 
de Fair Texige. 

Tout l'abîme est impliqué dans une tempête. L'océan 
entier est dans une bourrasque. La totalité de ses forces y 
entre en ligne et y prend part. Une vague, c'est le gouiFre 
d'en haut. Avoir affaire à une tourmente, c'est avoir affaire 
à toute la mer et à tout le ciel. 

Messier, l'homme de la marine, l'astronome pensif de la 
logette de Gluny, disait : Le vent de partout est partout. II 
ne croyait point aux vents emprisonnés, même dans les mers 
closes. Il n'y avait point pour lui de vents méditerranéens. II 
disait les reconnaître au passage. Il affirmait que tel jour, à 
telle heure, le Fohn du lac de Constance, l'antique Favonius 
de Lucrèce, avait traversé l'horizon de Paris; tel autre jour 



m LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

le Bora de l'Adriatique ; tel autre jour le Notus giratoire qu'on 
prétend enfermé dans le rond des Gyclades. Il en spécifiait 
les effluves. II ne pensait pas que l'autan qui tourne entre 
Malte et Tunis et que Tautan qui tourne entre la Corse et 
les Baléares, fussent dans l'impossibilité de s'échapper. Il 
n'admettait point qu'il y eût des vents ours dans des cages. 
Il disait : « Toute pluie vient du tropique et tout éclair 
vient du pôle. » Le vent en efi'et se sature d'électricité à 
l'intersection des colures, qui marque les extrémités de Taxe, 
et d'eau à l'équateur; et il nous apporte de la Ligne le 
liquide et des pôles le fluide. 

Ubiquité, c'est le vent. 

Ceci ne veut pas dire, certes, que les zones venteuses 
n'existent pas. Rien n'est plus démontré que ces afflations à 
courants continus, et un jour la navigation aérienne, servie 
par les àir-navires que nous nommons, par manie du grec, 
aéroscaphes, en utilisera les lignes principales. La canalisa- 
tion de Fair par le vent est incontestable, il y a des fleuves 
de vent, des rivières de vent et des ruisseaux de vent; seule- 
ment les embranchements de l'air se font à l'inverse des 
embranchements de l'eau; ce sont les ruisseaux qui sortent 
des rivières et les rivières qui sortent des fleuves, au lieu 
d'y tomber; de là, au lieu de la concentration, la disper- 
sion. 

C'est cette dispersion qui fait la solidarité des vents et 
l'unité de l'atmosphère. Une molécule déplacée déplace 
l'autre. Tout le vent remue ensemble. A ces profondes 
causes d'amalgame, ajoutez le relief du globe, trouant l'at- 
mosphère par toutes ses montagnes, faisant des nœuds et des 



LA LUTTE. 157 



torsions dans les courses du vent, et déterminant dans tous 
les sens des contre-courants. Irradiation illimitée. 

Le phénomène du vent, c'est Foscillation de deux océans 
Tun sur l'autre; l'océan d'air, superposé à l'océan d'eau, 
s'appuie sur cette fuite et chancelle sur ce tremblement. 

L'indivisible ne se met pas dans des compartiments. Il 
n'y a pas de cloison entre un flot et l'autre. Les îles de la 
Manche sentent la poussée du cap de Bonne-Espérance. La 
navigation universelle tient tête à un monstre unique. Toute 
la mer est la même hydre. Les vagues couvrent la mer d'une 
sorte de peau de poisson.^Océan, c'est Ceto, 

Sur cette unité s'abat l'innombrable. 



IV 



TURBA, TURMA 



Pour le compas, il y a trente-deux vents, c'est-à-dire 
trente-deux directions ; mais ces directions peuvent se sub- 
diviser indéfiniment. Le vent, classé par directions, c'est 
l'incalculable; classé par espèces, c'est Tinlini. 

Homère reculerait devant ce dénombrement. 

Le courant polaire heurte le courant tropical. Voilà le 
froid et le chaud combinés, l'équilibre commence par le 
choc, l'onde des vents en sort, enflée, éparse, et déchiquetée 
dans tous les sens en ruissellements farouches. La disper- 
sion des souffles secoue aux quatre coins de l'horizon le 
prodigieux échevèlement de l'air. 

Tous les rumbs sont là; le vent du Gulf-Stream qui dé- 
gorge tant de brume sur Terre-Neuve, le vent du Pérou, 
région à ciel muet où jamais l'homme n'a entendu tonner, 
le vent de la Nouvelle-Ecosse où vole le Grand Auk, Alca 
impennis^, au bec rayé, les tourbillons de Fer des mers de 
Chine, le vent de Mozambique qui malmène les pangaies et 
les jonques, le vent électrique du Japon dénoncé par le 
gong, le vent d'Afrique qui habite entre la montagne de la 



LA LUTTE. 



159 



Table et la montagne du Diable et qui se déchaîne de là, le 
vent de l'équateur qui passe par-dessus les vents alizés et 
qui trace une parabole dont le sommet est toujours à l'ouest 
le vent plutonien qui sort des cratères et qui est le redou- 
table souffle de la flamme, l'étrange vent propre au volcan 
Awu qui fait toujours surgir un nuage olivâtre du nord, la 
mousson de Java, contre laquelle sont construites ces case- 
mates qu'on nomme maisons d'ouragan, la bise à embran- 
chements que les anglais appellent bush, buisson, les grains 
arqués du détroit de Malacca observés par Hosburg, le puis- 
sant vent du sud-ouest, nommé Pampero au Chili et Rebojo 
à Buenos-Ayres, qui emporte le condor en pleine mer et le 
sauve de la fosse où l'attend, sous une peau de bœuf fraî- 
chement écorché, le sauvage couché sur le dos et bandant 
son grand arc avec ses pieds, le vent chimique qui, selon 
Lemery, fait dans la nuée des pierres de tonnerre, l'har- 
mattan des cafres, le chasse-neige polaire, qui s'attelle aux 
banquises et qui traîne les glaces éternelles, le vent du 
golfe de Bengale qui va jusqu'à Nijni-Novogorod saccager le 
triangle de baraques de bois où se tient la foire d'Asie, le 
vent des Cordillères, agitateur des grandes vagues et des 
grandes forêts, le vent des archipels d'Australie où les chas- 
seurs de miel dénichent les ruches sauvages cachées sous 
les aisselles des branches de l'eucalyptus géant, le siroco, 
le mistral, le hurricane, les vents de sécheresse, les vents 
d'inondation, les diluviens, les torrides, ceux qui jettent dans 
les rues de Gênes la poussière des plaines du Brésil, ceux 
qui obéissent à la rotation diurne, ceux qui la contrarient 
et qui font dire à Herera : Malo viento torna contra el sol, 



160 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

ceux qui vont par couples, d'accord pour bouleverser, Tun 
défaisant ce que fait l'autre, et les vieux vents qui ont as- 
sailli Christophe Colomb sur la côte de Veraguas, et ceux 
qui pendant quarante jours, du 21 octobre au 28 novem- 
bre 1520, ont mis en question Magellan abordant le Paci- 
fique, et ceux qui ont démâté l'Armada et soufflé sur Phi- 
lippe II. D'autres encore, et comment trouver la fin? Les 
vents porteurs de crapauds et de sauterelles qui poussent 
des nuées de bêtes par-dessus l'océan; ceux qui opèrent ce 
qu'on appelle « la saute de vent » et qui ont pour fonction 
d'achever les naufragés, ceux qui, d'un seul coup d'haleine, 
déplacent la cargaison dans le navire, et le contraignent à 
continuer sa route penché; les vents qui construisent les 
circumcumuli, les vents qui construisent les circumstrati ; 
les lourds vents aveugles tuméfiés de pluie, les vents de la 
grêle, les v«nts de la fièvre, ceux dont l'approche met en 
ébullition les salses et les solfatares de Galabre, ceux qui 
font étinceler le poil des panthères d'Afrique rôdant dans les 
broussailles du cap de Fer, ceux qui viennent secouant hors 
de leur nuage, comme une langue de trigonocéphale, l'épou- 
vantable éclair à fourche \ ceux qui apportent des neiges 
noires. Telle est l'armée. 

L'écueil Douvres, au moment où Gilliatt construisait son 
brise-lames, en entendait le galop lointain. 

Nous venons de le dire, le Vent, c'est tous les Vents. 

Toute cette horde arrivait. 

D'un côté, cette légion. 

De l'autre, Gilliatt. 



nTT T TATT 



k L'OPTION 



Les mystérieuses forces avaient bien choisi le moment. 

Le hasard, s'il existe, est habile. 

Tant que la panse avait été remisée dans la crique de 
l'Homme, tant que la machine avait été emboîtée dans l'épave, 
Gilliatt était inexpugnable. La panse était en sûreté, la ma- 
chine était à l'abri: les Douvres, qui tenaient la machine, 
la condamnaient à une destruction lente, mais la protégeaient 
contre une surprise. Dans tous les cas, il restait à Gilliatt 
une ressource. La machine détruite ne détruisait pas Gilliatt. 
Il avait la panse pour se sauver. 

Mais attendre que la panse fût retirée du mouillage où 
elle était inaccessible, la laisser s'engager dans le défilé 
des Douvres, patienter jusqu'à ce qu'elle fût prise, elle 
aussi, par l'écueil, permettre à Gilliatt d'opérer le sauvetage, 
le glissement et le transbordement de la machine, ne point 
entraver ce merveilleux travail qui mettait tout dans la 
panse, consentir à cette réussite, là était le piège. Là se 

ROMA.M. — XI. 21 



462 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



laissait entrevoir, sorte de linéament sinistre, la sombre 
ruse de l'abîme. 

A cette heure, la machine, la panse, Gilliatt, étaient 
réunis dans la ruelle de rochers. Ils ne faisaient qu'un. La 
panse broyée à l'écueil, la machine coulée à fond, Gilliatt 
noyé, c'était l'affaire d'un effort unique sur un seul point. 
Tout pouvait être fini à la fois, en même temps, et sans dis- 
persion; tout pouvait être écrasé d'un coup. 

Pas de situation plus critique que celle de Gilliatt. 

Le sphinx possible, soupçonné par les rêveurs au fond 
de l'ombre, semblait lui poser un dilemme. 

Reste, ou pars. 

Partir était insensé, rester était effrayant. 




l''.rXi6H iriv. 



Geryiiichetrd.se. 



VI 



LE COMBAT 



Gilliatt monta sur la grande Douvre. 

De là il voyait toute la mer. 

L'ouest était surprenant. Il en sortait une muraille. Une 
grande muraille de nuée, barrant de part en part Tétendue, 
montait lentement de l'horizon vers le zénith. Cette mu- 
raille, rectiligne, verticale, sans une crevasse dans sa hau- 
teur, sans une déchirure à son arête, paraissait bâtie à 
l'équerre et tirée au cordeau. C'était du nuage ressemblant 



164 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

à du granit. L'escarpement de ce nuage, tout à fait perpen- 
diculaire à l'extrémité sud, fléchissait un peu vers le nord 
comme une tôle ployée, et offrait le vague glissement d'un 
plan incliné. Ce mur de brume s'élargissait, et croissait sans 
que son entablement cessât un instant d'être parallèle à la 
ligne d'horizon, presque indistincte dans l'obscurité tom- 
bante. Cette muraille de l'air montait tout d'une pièce en 
silence. Pas une ondulation, pas un plissement, pas une 
saillie qui se déformât ou se déplaçât. Cette immobilité en 
mouvement était lugubre. Le soleil, blême derrière on ne 
sait quelle transparence malsaine, éclairait ce linéament 
d'apocalypse. La nuée envahissait déjà près de la moitié de 
l'espace. On eût dit l'effrayant talus de l'abîme. C'était quel- 
que chose comme le lever d'une montagne d'ombre entre 
la terre et le ciel. 

C'était en plein jour l'ascension de la nuit. 
Il y avait dans l'air une chaleur de poêle. Une buée 
d'étuve se dégageait de cet amoncellement mystérieux. Le 
ciel, qui de bleu était devenu blanc, était de blanc devenu 
gris. On eût dit une grande ardoise. La mer, dessous, terne 
et plombée, était une autre ardoise énorme. Pas un souffle, 
pas un flot, pas un bruit. A perte de vue, la mer déserte. 
Aucune voile d'aucun côté. Les oiseaux s'étaient cachés. On 
sentait de la trahison dans l'infini. 

Le grossissement de toute cette ombre s'amplifiait insen- 
siblement. 

La montagne mouvante de vapeurs qui se dirigeait vers 
les Douvres était un de ces nuages qu'on pourrait appeler 
les nuages de combat. Nuages louches. A travers ces entasse- 



LA LUTTE. 165 



ments obscurs, on ne sait quel strabisme vous regarde. 

Cette approche était terrible. 

Gilliatt examina fixement la nuée et grommela entre ses 
dents : J'ai soif, tu vas me donner à boire. 

Il demeura quelques moments immobile, l'œil attaché 
sur le nuage. On eût dit qu'il toisait la tempête. 

Sa galérienne était dans la poche de sa vareuse, il l'en 
tira et s'en coiffa. Il prit, dans le trou où il avait si long- 
temps couché, sa réserve de bardes; il chaussa les jam- 
bières et endossa le suroit, comme un chevalier qui revêt 
son armure au moment de l'action. On sait qu'il n'avait plus 
de souliers, mais ses pieds nus étaient endurcis aux ro- 
chers. 

Cette toilette de guerre faite, il considéra son brise- 
lames, empoigna vivement la corde à nœuds, descendit du 
plateau de la Douvre, prit pied sur les roches d'en bas, et 
courut à son magasin. Quelques instants après, il était au 
travail. Le vaste nuage muet put entendre ses coups de 
marteau. Que faisait Gilliatt? Avec ce qui lui restait de 
clous, de cordes et de poutres il construisait au goulet de 
l'est une seconde claire-voie à dix ou douze pieds en arrière 
de la première. 

Le silence était toujours profond. Les brins d'herbe dans 
les fentes de l'écueil ne bougeaient pas. 

Brusquement le soleil disparut. Gilliatt leva la tête. 

La nuée montante venait d'atteindre le soleil. Ce fut 
comme une extinction du jour, remplacé par une réverbéra- 
tion mêlée et pâle. 

La muraille de nuée avait changé d'aspect. Elle n'avait 



466 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



plus son unité. Elle s'était froncée horizontalement en tou- 
chant au zénith d'où elle surplombait sur le reste du ciel. 
Elle avait maintenant des étages. La formation de la tem- 
pête s'y dessinait comme dans une section de tranchée. On 
distinguait les couches de la pluie et les gisements de la 
grêle. Il n'y avait point d'éclair, mais une horrible lueur 
éparse; car l'idée d'horreur peut s'attacher à l'idée de lumière. 
On entendait la vague respiration de l'orage. Ce silence pal- 
pitait obscurément. Gilliatt, silencieux lui aussi, regardait 
se grouper au-dessus de sa tête tous ces blocs de brume et 
se composer la difformité des nuages. Sur l'horizon pesait 
et s'étendait une bande de brouillard couleur cendre, et au 
zénith une bande couleur plomb; des guenilles livides pen- 
daient des nuages d'en haut sur les brouillards d'en bas. 
Tout le fond, qui était le mur de nuages, était blafard, lai- 
teux, terreux, merne, indescriptible. Une mince nuée blan- 
châtre transversale, arrivée on ne sait d'où, coupait obli- 
quement, du nord au sud, ia haute muraille sombre. Une 
des extrémités de cette nuée traînait dans la mer. Au point 
où elle touchait la confusion des vagues, on apercevait dans 
l'obscurité un étouffement de vapeur rouge. Au-dessous de 
la longue nuée pâle, de petits nuages très bas, tout noirs, 
volaient en sens inverse les uns des autres comme s'ils ne 
savaient que devenir. Le puissant nuage du fond croissait 
de toutes parts à la fois, augmentait l'éclipsé, et continuait 
son interposition lugubre. Il n'y avait plus, à l'est, derrière 
Gilliatt, qu'un porche de ciel clair qui allait se fermer. Sans 
qu'on eût l'impression d'aucun vent, une étrange diffusion 
de duvet grisâtre passa, éparpillée et émieltée, comme si 



LA LUTTE. 167 



quelque gigantesque oiseau venait d'être plumé derrière ce 
mur de ténèbres. Il s'était formé un plafond de noirceur 
compacte qui, à l'extrême horizon, touchait la mer et s'y 
mêlait dans de la nuit. On sentait quelque chose qui avance. 
C'était vaste et lourd, et farouche. L'obscurité s'épanouis- 
sait. Tout à coup un immense tonnerre éclata. 

Gilliatt lui-même ressentit la secousse. 11 y a du songe 
dans le tonnerre. Cette réalité brutale dans la région vision- 
naire a quelque chose de terrifiant. On croit entendre la 
chute d'un meuble dans la chambre des géants. 

Aucun flamboiement électrique n'accompagna le coup. 
Ce fut comme un tonnerre noir. Le silence se refit. Il y eut 
une sorte d'intervalle comme lorsqu'on prend position. Puis 
apparurent, l'un après l'autre et lentement, de grands éclairs 
informes. Ces éclairs étaient muets. Pas de grondement. A 
chaque éclair tout s'illuminait. Le mur de nuages était main- 
tenant un antre. Il y avait des voûtes et des arches. On y 
distinguait des silhouettes. Des têtes monstrueuses s'ébau- 
chaient; des cous semblaient se tendre; des éléphants por- 
tant leurs tours, entrevus, s'évanouissaient. 

Une colonne de brume, droite, ronde et noire, surmontée 
d'une vapeur blanche, simulait la cheminée d'un steamer 
colossal englouti, chauffant sous la vague et fumant. Des 
nappes de nuée ondulaient. On croyait voir des plis de 
drapeaux. Au centre, sous des épaisseurs vermeilles, s'en- 
fonçait, immobile, un noyau de brouillard dense, inerte, 
impénétrable aux étincelles électriques, sorte de fœtus hideux 
dans le ventre de la tempête. 

Gilliatt subitement sentit qu'un souffle l'échevelait. Trois 



168 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



ou quatre larges araignées de pluie s^écrasèrent autour de 
lui sur la roche. Puis il y eut un second coup de foudre. Le 
vent se leva. 

L^attente de l'ombre était au comble; le premier coup 
de tonnerre avait remué la mer, le deuxième fêla la muraille 
de nuée du haut en bas, un trou se fit, toute Fondée en 
suspens versa de ce côté, la crevasse devint comme une 
bouche ouverte pleine de pluie, et le vomissement de la 
tempête commença. 

L'instant fut effroyable. 

Averse, ouragan, fulgurations, fulminations, vagues jus- 
qu'aux nuages, écume, détonations, torsions frénétiques, 
cris, rauquements, sifflements, tout à la fois. Déchaînement 
de monstres. 

Le vent soufflait en foudre. La pluie ne tombait pas, elle 
croulait. 

Pour un pauvre homme, engraefé comme Gilliatt, avec une 
barque chargée, dans un entre-deux de rochers en pleine 
mer, pas de crise plus menaçante. Le danger de la marée, 
dont Gilliatt avait triomphé, n'était rien près du danger de 
la tempête. Voici quelle était la situation : 

Gilliatt, autour de qui tout était précipice, démasquait, à 
la dernière minute et devant le péril suprême, une stratégie 
savante. Il avait pris son point d'appui chez l'ennemi même; 
il s'était associé l'écueil; le rocher Douvres, autrefois son 
adversaire, était maintenant son second dans cet immense 
duel. Gilliatt l'avait mis sous lui. De ce sépulcre, Gilliatt 
avait fait sa forteresse. Il s'était crénelé dans cette masure 
formidable de la mer. Il y était bloqué, mais muré. Il était, 



LA LUTTE. 169 



pour ainsi dire, adossé à Técueil, face à face avec l'oura- 
gan. Il avait barricadé le détroit, cette rue des vagues. 
C'était du reste la seule chose à faire. Il semble que l'océan, 
qui est un despote, puisse être, lui aussi, mis à la raison 
par des barricades. La panse pouvait être considérée comme 
en sûreté de trois côtés. Étroitement resserrée entre les 
deux façades intérieures de l'écueil, affourchée en patte 
d'oie, elle était abritée au nord par la petite Douvre, au 
sud par la grande, escarpements sauvages, plus habitués à 
faire des naufrages qu'à en empêcher. A l'ouest elle était 
protégée par le tablier de poutres amarré et cloué aux 
rochers, barrage éprouvé qui avait vaincu le rude flux de la 
haute mer, véritable porte de citadelle ayant pour cham- 
branles les colonnes mêmes de l'écueil, les deux Douvres. 
Rien à craindre de ce côté-là. C'est à Test qu'était le danger. 

A l'est il n'y avait que le brise-lames. Un brise-lames 
est un appareil de pulvérisation. Il lui faut au moins deux 
claires-voies. Gilliatt n'avait eu le temps que d'en construire 
une. 11 bâtissait la seconde sous la tempête même. 

Heureusement le vent arrivait du nord-ouest. La mer fait 
des maladresses. Ce vent, qui est l'ancien vent de galerne, 
avait peu d'effet sur les roches Douvres. Il assaillait l'écueil 
en travers, et ne poussait le flot ni sur l'un, ni sur l'autre 
des deux goulets du défilé, de sorte qu'au lieu d'entrer dans 
une rue, il se heurtait à une muraille. L'orage avait mal 
attaqué. 

Mais les attaques du vent sont courbes, et il fallait s'at- 
tendre à quelque virement subit. Si ce virement se faisait à 
l'est avant que la deuxième claire-voie du brise-lames fût 

IlOMAN. — XI. 22 



170 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



construite, le péril serait grand. L'envahissement de la ruelle 
de rochers par la tempête s'accomplirait, et tout était 
perdu. 

L'étourdissement de l'orage allait croissant. Toute la 
tempête est coup sur coup. C'est là sa force; c'est aussi là 
son défaut. A force d'être une rage, elle donne prise à 
l'intelligence, et l'homme se défend ; mais sous quel écrase- 
ment! Rien n'est plus monstrueux. Nul répit, pas d'inter- 
ruption, pas de trêve, pas de reprise d'haleine. Il y a on ne 
sait quelle lâcheté dans cette prodigalité de l'inépuisable. 
On sent que c'est le poumon de l'infini qui souffle. 

Toute l'immensité en tumulte se ruait sur l'écueil 
Douvres. On entendait des voix sans nombre. Qui donc crie 
ainsi? L'antique épouvante panique était là. Par moments, 
cela avait l'air de parler, comme si quelqu'un faisait un 
commandement. Puis des clameurs, des clairons, des trépi- 
dations étranges, et ce grand hurlement majestueux que les 
marins nomment appel de l'océan. Les spirales indéfinies 
et fuyantes du vent sifflaient en tordant le flot; les vagues, 
devenues disques sous ces tournoiements, étaient lancées 
contre les brisants comme des palets gigantesques par des 
athlètes invisibles. L'énorme écume échevelait toutes les 
roches. Torrents en haut, baves en bas. Puis les mugisse- 
ments redoublaient. Aucune rumeur humaine ou bestiale ne 
saurait donner l'idée des fracas mêlés à ces dislocations de 
la mer. La nuée canonnait, les grêlons mitraillaient, la houle 
escaladait. De certains points semblaient immobiles; sur 
d'autres le vent faisait vingt toises par seconde. La mer à 
perte de vue était blanche; dix lieues d'eau de savon em- 



LA LUTTE. 171 



plissaient l'horizon. Des portes de feu s*ouvraient. Quelques 
nuages paraissaient brûlés par les autres, et, sur des tas de 
nuées rouges qui ressemblaient à des braises, ils ressem- 
blaient à des fumées. Des configurations flottantes se heur- 
taient et s'amalgamaient, se déformant les unes par les 
autres. Une eau incommensurable ruisselait. On entendait 
des feux de peloton dans le firmament. 11 y avait au milieu 
du plafond d'ombre une espèce de vaste hotte renversée 
d'où tombaient pêle-mêle la trombe, la grêle, les nuées, les 
pourpres, les phosphores, la nuit, la lumière, les foudres, 
tant ces penchements du gouffre sont formidables ! 

Gilliatt semblait n'y pas faire attention. Il avait la tête 
baissée sur son travail, La deuxième claire-voie commençait 
à s'exhausser. A chaque coup de tonnerre il répondait par 
un coup de marteau. On entendait cette cadence dans ce 
chaos. Il était nu-tête. Une rafale lui avait emporté sa galé- 
rienne. 

Sa soif était ardente. Il avait probablement la fièvre. Des 
flaques de pluie s'étaient formées autour de lui dans des 
trous de rochers. De temps en temps il prenait de l'eau 
dans le creux de sa main et buvait. Puis, sans même exa- 
miner où en était l'orage, il se remettait à la besogne. 

Tout pouvait dépendre d'un instant. Il savait ce qui l'at- 
tendait s'il ne terminait pas à temps son brise-lames. A quoi 
bon perdre une minute à regarder s'approcher la face de la 
mort? 

Le bouleversement autour de lui était comme une chau- 
dière qui bout. Il y avait du fracas et du tapage. Par instants 
la foudre semblait descendre un escalier. Les percussions 



172 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

électriques revenaient sans cesse aux mêmes pointes de 
rocher, probablement veinées de diorite. Il y avait des grê- 
lons gros comme le poing. Gilliatt était forcé de secouer les 
plis de sa vareuse. Jusqu'à ses poches étaient pleines de 
grêle. 

La tourmente était maintenant ouest, et battait le barrage 
des deux Douvres ; mais Gilliatt avait confiance en ce bar- 
rage, et avec raison. Ce barrage, fait du grand morceau de 
l'avant de la Durande, recevait sans dureté le choc du flot; 
l'élasticité est une résistance ; les calculs de Stevenson 

m 

établissent que, contre la vague, élastique elle-même, un 
assemblage de bois, d'une dimension voulue, rejointoyé et 
enchaîné d'une certaine façon, fait meilleur obstacle qu'un 
breack-water de maçonnerie. Le barrage des Douvres rem- 
plissait ces conditions; il était d'ailleurs si ingénieusement 
amarré que la lame, en frappant dessus, était comme le 
marteau qui enfonce le clou, et l'appuyait au rocher et le 
consolidait; pour le démolir, il eût fallu renverser les 
Douvres. La rafale, en effet, ne réussissait qu'à envoyer à la 
panse, par-dessus l'obstacle, quelques jets de bave. De ce 
côté, grâce au barrage, la tempête avortait en crachement. 
Gilliatt tournait le dos à cet effort-là. Il sentait tranquille- 
ment derrière lui cette rage inutile. 

Les flocons d'écume, volant de toutes parts, ressem- 
blaient à de la laine. L'eau vaste et irritée noyait les ro- 
chers, montait dessus, entrait dedans, pénétrait dans le 
réseau des fissures intérieures, et ressortait des masses 
granitiques par des fentes étroites, espèces de bouches 
intarissables qui faisaient dans ce déluge de petites fontaines 




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LA LUTTE. 173 



paisibles. Çà et là des filets d'argent tombaient gracieuse- 
ment de ces trous dans la mer. 

La claire-voie de renfort du barrage de l'est s'achevait. 
Encore quelques nœuds de corde et de chaîne, et le moment 
approchait où cette clôture pourrait à son tour lutter. 

Subitement, une grande clarté se fit, la pluie discon- 
tinua, les nuées se désagrégèrent, le vent venait de sauter, 
une sorte de haute fenêtre crépusculaire s'ouvrit au zénith, 
et les éclairs s'éteignirent; on put croire à la fin. C'était le 
commencement. 

La saute de vent était du sud-ouest au nord-est, 
La tempête allait reprendre, avec une nouvelle troupe 
d'ouragans. Le nord allait donner, assaut violent. Les marins 
nomment cette reprise redoutée la rafale de la renverse. 
Le vent du sud a plus d'eau, le vent du nord a plus de 
foudre. 

L'agression maintenant, venant de l'est, allait s'adresser 
au point faible. 

Cette fois Gilliatt se dérangea de son travail, il regarda. 
Il se plaça debout sur une saillie de rocher en surplomb 
derrière la deuxième claire-voie presque terminée. Si la 
première claie du brise-lames était emportée, elle défonce- 
rait la seconde, pas consolidée encore, et, sous cette démo- 
lition, elle écraserait Gilliatt. Gilliatt, à la place qu'il venait 
de choisir, serait broyé avant de voir la panse et la machine 
et toute son œuvre s'abîmer dans cet engouffrement. Telle 
était l'éventualité. Gilliatt l'acceptait, et, terrible, la voulait. 
Dans ce naufrage de toutes ses espérances, mourir 
d'abord, c'est ce qu'il lui fallait; mourir le premier; caria 



174 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

machine lui faisait l'effet d'une personne. Il releva de sa 
main gauche ses cheveux collés sur ses yeux par la pluie, 
étreignit à pleine poignée son bon marteau, se pencha en 
arrière, menaçant lui-même, et attendit. 
II n'attendit pas longtemps. 

Un éclat de foudre donna le signal, l'ouverture pâle du 
zénith se ferma, une bouffée d'averse se précipita, tout rede- 
vint obscur, et il n'y eut plus de flambeau que l'éclair. La 
sombre attaque arrivait. 

Une puissante houle, visible dans les coups sur coups de 
l'éclair, se leva à l'est au delà du rocher l'Homme. Elle res- 
semblait à un gros rouleau de verre. Elle était glauque et 
sans écume et barrait toute la mer. Elle avançait vers le 
brise-lames. En approchant, elle s'enflait; c'était on ne sait 
quel large cylindre de ténèbres roulant sur l'océan. Le ton- 
nerre grondait sourdement. 

Cette houle atteignit le rocher l'Homme, s'y cassa en 
deux, et passa outre. Les deux tronçons rejoints ne firent 
plus qu'une montagne d'eau, et, de parallèle qu'elle était 
au brise-lames, elle y devint perpendiculaire. C'était une 
vague qui avait la forme d'une poutre. 

Ce bélier se jeta sur le brise-lames. Le choc fut rugis- 
sant. Tout s'effaça dans de l'écume. 

On ne peut se figurer, si on ne les a vues, ces avalanches 
de neige que la mer s'ajoute, et sous lesquelles elle engloutit 
des rochers de plus de cent pieds de haut, tels, par exemple, 
que le Grand Anderlo à Guernesey et le Pinacle à Jersey. 
A Sainte-Marie de Madagascar, elle saute par-dessus la 
pointe de Tintingue. 



LA LUTTE. 175 



Pendant quelques instants, le paquet de mer aveugla 
tout. II n'y eut plus rien de visible qu'un entassement 
furieux, une bave démesurée, la blancheur du linceul tour- 
noyant au vent du sépulcre, un amas de bruit et d'orage 
sous lequel l'extermination travaillait. 

L'écume se dissipa. Gilliatt était debout. 

Le barrage avait tenu bon. Pas une chaîne rompue, pas 
un clou déplanté. Le barrage avait montré sous l'épreuve 
les deux qualités du brise-lames; il avait été souple comme 
une claie et solide comme un mur. La houle s'y était dis- 
soute en pluie. 

Un ruissellement d'écume, glissant le long des zigzags 
du détroit, alla mourir sous la panse. 

L'homme qui avait fait cette muselière à l'océan ne se 

reposa pas. 

L'orage heureusement divagua pendant quelque temps. 
L'acharnement des vagues revint aux parties murées de 
recueil. Ce fut un répit. Gilliatt en profita pour compléter 
la claire-voie d'arrière. 

La journée s'acheva dans ce labeur, La tourmente con- 
tinuait ses violences sur le flanc de l'écueil avec une solen- 
nité lugubre. L'urne d'eau et l'urne de feu qui sont dans les 
nuées se versaient sans se vider. Les ondulations hautes et 
basses du vent ressemblaient aux mouvements d'un dragon. 

Quand la nuit vint, elle y était déjà; on ne s'en aperçut 
pas. 

Du reste, ce n'était point l'obscurité complète. Les tem- 
pêtes, illuminées et aveuglées par l'éclair, ont des intermit- 
tences de visible et d'invisible. Tout est blanc, puis tout est 



176 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



noir. On assiste à la sortie des visions et à la rentrée des 
ténèbres. 

Une zone de phosphore, rouge de la rougeur boréale, 
flottait comme un haillon de flamme spectrale derrière les 
épaisseurs de nuages. 11 en résultait un vaste blêmissement. 
Les largeurs de la pluie étaient lumineuses. 

Ces clartés aidaient Gilliatt et le dirigeaient. Une fois il 
se tourna et dit à l'éclair : Tiens-moi la chandelle. 

11 put, à cette lueur, exhausser la claire-voie d'arrière 
plus haut encore que la claire-voie d'avant. Le brise-lames 
se trouva presque complet. Comme Gilliatt amarrait à l'étrave 
culminante un câble de renfort, la bise lui souffla en plein 
dans le visage. Ceci lui fit dresser la tête. Le vent s'était 
brusquement replacé au nord-est. L'assaut du goulet de l'est 
recommençait. Gilliatt jeta les yeux au large. Le brise-lames 
allait être encore assailli. Un nouveau coup de mer venait. 

Cette lame fut rudement assénée; une deuxième la suivit, 
puis une autre et une autre encore, cinq ou six en tumulte, 
presque ensemble; enfin une dernière, épouvantable. 

Celle-ci, qui était comme un total de forces, avait on ne 
sait quelle figure d'une chose vivante. 11 n'aurait pas été 
malaisé d'imaginer dans cette intumescence et dans cette 
transparence des aspects d'ouïes et de nageoires. Elle 
s'aplatit et se broya sur le brise-lames. Sa forme presque 
animale s'y déchira dans un rejaillissement. Ce fut, sur ce 
bloc de rochers et de charpentes, quelque chose comme le 
vaste écrasement d'une hydre. La houle en mourant dévas- 
tait. Le Ilot paraissait se cramponner et mordre. Un profond 
tremblement remua Técueil. Des grognements de bête s'y 



LA LUTTE. 177 



mêlaient. L'écume ressemblait à la salive d'un léviathan. 

L'écume retombée laissa voir un ravage. Cette dernière 
escalade avait fait de la besogne. Cette fois le brise-lames 
avait souffert. Une longue et lourde poutre, arrachée de la 
claire-voie d'avant, avait été lancée par-dessus le barrage 
d'arrière, sur la roche en surplomb choisie un moment par 
Gilliatt pour poste de combat. Par bonheur, il n'y était 
point remonté. Il eût été tué roide. 

Il y eut dans la chute de ce poteau une singularité qui, 
en empêchant le madrier de rebondir, sauva Gilliatt des 
ricochets et des contre-coups. Elle lui fut même utile en- 
core, comme on va le voir, d'une autre façon. 

Entre la roche en saillie et l'escarpement intérieur du 
défilé, il y avait un intervalle, un grand hiatus assez sem- 
blable à l'entaille d'une hache ou à Falvéole d'un coin. Une 
des extrémités du madrier jeté en l'air par le flot s'était en 
tombant engagée dans cet hiatus. L'hiatus s'en était élargi. 

Une idée vint à Gilliatt. 

Peser sur l'autre extrémité. 

Le madrier, pris par un bout dans la fente du rocher 
qu'il avait agrandie, en sortait droit comme un bras tendu. 
Cette espèce de bras s'allongeait parallèlement à la façade 
intérieure du défilé, et l'extrémité libre du madrier s'éloi- 
gnait de ce point d'appui d'environ dix-huit ou vingt pouces. 
Bonne distance pour l'effort à faire. 

Gilliatt s'arc-bouta des pieds, des genoux et des poings à 
l'escarpement et s'adossa des deux épaules au levier énorme. 
La poutre était longue, ce qui augmentait la puissance de 
la pesée. La roche était déjà ébranlée. Pourtant Gilliatt dut 

IlOMAN. — XI. 23 



178 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

s'y reprendre à quatre fois. Il lui ruisselait des cheveux 
autant de sueur que de pluie. Le quatrième effort fut fréné- 
tique. Il y eut un rauquement dans le rocher, l'hiatus pro- 
longé en fissure s'ouvrit comme une mâchoire, et la lourde 
masse tomba dans l'étroit entre-deux du défilé avec un bruit 
terrible, réplique aux coups de foudre. 

Elle tomba droite, si cette expression est possible, c'est- 
à-dire sans se casser. 

Qu'on se figure un menhir précipité tout d'une pièce. 

La poutre-levier suivit le rocher et Gilliatt, tout cédant 
à la fois sous lui, faillit lui-même tomber. 

Le fond était très comblé de galets en cet endroit et il 
y avait peu d'eau. Le monolithe, dans un clapotement 
d'écume, qui éclaboussa Gilliatt, se coucha entre les deux 
grandes roches parallèles du défilé et fit une muraille trans- 
versale, sorte de trait d'union des deux escarpements. Ses 
deux bouts touchaient; il était un peu trop long, et son 
sommet qui était de roche mousse s'écrasa en s'emboîtant. 
Il résulta de cette chute un cul-de-sac singulier, qu'on peut 
voir encore aujourd'hui. L'eau, derrière cette barre de 
pierre, est presque toujours tranquille. 

C'était là un rempart plus invincible encore que le 
panneau de l'avant de la Durande ajusté entre les deux 
Douvres. 

Ce barrage intervint à propos. 

Les coups de mer avaient continué. La vague s'opiniâtre 
toujours sur l'obstacle. La première claire-voie entamée 
commençait à se désarticuler. Une maille défaite à un brise- 
lames est une grave avarie. L'élargissement du trou est 



LA LUTTE. 179 



inévitable, et nul moyen d'y remédier sur place. La houle 
emporterait le travailleur. 

Une décharge électrique, qui illumina l'écueil, dévoila à 
Gilliatt le dégât qui se faisait dans le brise-lames, les poutres 
déjetées, les bouts de corde et les bouts de chaîne commen- 
çant à jouer dans le vent, une déchirure au centre de l'ap- 
pareil. La deuxième claire-voie était intacte. 

Le bloc de pierre, si puissamment jeté par Gilliatt dans 
l'entre-deux derrière le brise-lames, était la plus solide des 
barrières, mais avait un défaut; il était trop bas. Les coups 
de mer ne pouvaient le rompre, mais pouvaient le franchir. 

Il ne fallait point songer à l'exhausser. Des masses ro- 
cheuses seules pouvaient être utilement superposées à ce 
barrage de pierre; mais comment les détacher, comment 
les traîner, comment les soulever, comment les étager, com- 
ment les fixer? On ajoute des charpentes, on n'ajoute pas 
des rochers. 

Gilliatt n'était pas ilinceiaue. 

Le peu d'élévation de ce petit isthme de granit préoccu- 
pait Gilliatt. 

Ce défaut ne tarda point à se faire sentir. Les rafales ne 
quittaient plus le brise-lames; elles faisaient plus que de 
s'acharner, on eût dit qu'elles s'appliquaient. On entendait 
sur cette charpente cahotée une sorte de piétinement. 

Tout à coup un tronçon d'hiloire, détaché de cette dis- 
location, sauta au delà de la deuxième claire-voie, vola par- 
dessus la roche transversale, et alla s'abattre dans le défilé, 
où l'eau le saisit et l'emporta dans les sinuosités de lamelle. 
Gilliatt l'y perdit de vue. Il est probable que le morceau 



180 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



de poutre alla heurter la panse. Heureusement, dans l'inté- 
rieur de recueil, Teau, enfermée de toutes parts, se ressen- 
tait à peine du bouleversement extérieur* 11 y avait peu de 
flot, et le choc ne put être très rude. Gilliatt du reste n'avait 
pas le temps de s'occuper de cette avarie, s'il y avait avarie; 
tous les dangers se levaient à la fois, la tempête se con- 
centrait sur le point vulnérable, l'imminence était devant lui. 
L'obscurité fut un moment profonde, l'éclair s'inter- 
rompit, connivence sinistre; la nuée et la vague ne firent 
qu'un; il y eut un coup sourd. 
Ce coup fut suivi d'un fracas. 

Gilliatt avança la tête. La claire-voie, qui était le front 
du barrage, était défoncée. On voyait les pointes de poutres 
bondir dans la vague. La mer se servait du premier brise- 
lames pour battre en brèche le second. 

Gilliatt éprouva ce qu'éprouverait un général qui verrait 
son avant-garde ramenée. 

Le deuxième rang de poutres résista au choc. L'arma- 
ture d'arrière était fortement liée et contre-butée. Mais la 
claire-voie rompue était pesante, elle était à la discrétion 
des flots qui la lançaient, puis la reprenaient, les ligatures 
qui lui restaient l'empêchaient de s'émietter et lui mainte- 
naient tout son volume, et les qualités que Gilliatt lui avait 
données comme appareil de défense aboutissaient à en faire 
un excellent engin de destruction. De bouclier elle était 
devenue massue. En outre les cassures la hérissaient, des 
bouts de solives lui sortaient de partout et elle était comme 
couverte de dents et d'éperons. Pas d'arme contondante plus 
redoutable et plus propre à être maniée par la tempête. 



LA LUTTE. 181 

Elle était le projectile et la mer était la catapulte. 

Les coups se succédaient avec une sorte de régularité 
tragique. Gilliatt, pensif derrière cette porte barricadée par 
lui, écoutait ces frappements de la mort voulant entrer. 

Il réfléchissait amèrement que, sans cette cheminée de la 
Durande si fatalement retenue par Tépave, il serait en cet 
instant-là même, et depuis le matin, rentré à Guernesey, et 
au port, avec la panse en sûreté et la machine sauvée. 

La chose redoutée se réalisa. L'effraction eut lieu. Ce fut 
comme un râle. Toute la charpente du brise-lames à la fois, 
les deux armatures confondues et broyées ensemble, vint, dans 
une trombe de houle, se ruer sur le barrage de pierre comme 
un chaos sur une montagne, et s'y arrêta. Cela ne fut plus 
qu'un enchevêtrement, informe broussaille de poutres, péné- 
trable aux flots, mais les pulvérisant encore. Ce rempart 
vaincu agonisait héroïquement. La mer l'avait fracassé, il 
brisait la mer. Renversé, il demeurait, dans une certaine 
mesure, efficace. La roche formant barrage, obstacle sans 
recul possible, le retenait par le pied. Le défilé était, nous 
Lavons dit, très étroit sur ce point; la rafale victorieuse 
avait refoulé, mêlé et pilé tout le brise-lames en bloc dans 
cet étranglement; la violence même de la poussée, en tassant 
la masse et en enfonçant les fractures les unes dans les 
autres, avait fait de cette démolition un écrasement solide. 
C'était détruit et inébranlable. Quelques pièces de bois seu- 
lement s'arrachèrent. Le flot les dispersa. Une passa en l'air 
très près de Gilliatt. Il en sentit le vent sur son front. 

Mais quelques lames, ces grosses lames qui dans les 
tourmentes reviennent avec une périodicité imperturbable, 



182 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



sautaient par-dessus la i^uine du brise-lames. Elles retom- 
baient dans le défilé, et, en dépit des coudes que faisait la 
ruelle, elles y soulevaient l'eau. Le flot du détroit commen- 
çait à remuer fâcheusement. Le baiser obscur des vagues 
aux rochers s'accentuait. 

Comment empêcher à présent cette agitation de se pro- 
pager jusqu'à la panse? 

Il ne faudrait pas beaucoup de temps à ces rafales pour 
mettre toute l'eau intérieure en tempête, et, en quelques 
coups de mer, la panse serait éventrée, et la machine coulée. 

Gilliatt songeait, frémissant. 

Mais il ne se déconcertait point. Pas de déroute possible 
pour cette âme. 

L'ouragan maintenant avait trouvé le joint et s'engouf- 
frait frénétiquement entre les deux murailles du détroit. 

Tout Ir^oup* retentit et se prolongea dans le défilé, 
à quelque distance en arrière de Gilliatt, un craquement, plus 
effrayant que tout ce que Gilliatt avait encore entendu. 

C'était du côté de la panse. 

Quelque chose de funeste se passait là. 

Gilliatt y courut. 

Du goulet de Test, où il était, il ne pouvait voir la panse 
à cause des zigzags de la ruelle. Au dernier tournant, il 
s'arrêta, et attendit un éclair. 

L'éclair arriva et lui montra la situation. 

Au co^M^de mer sur le goulet de l'est avait répondu un 
coup de vent sur le goulet de l'ouest. Un désastre s'y 
ébauchait. 

La panse n'avait point d'avarie visible; alTourchée comme 



LA LUTTE. 483 



elle était, elle donnait peu de prise; mais la carcasse.de la 
Durande était en détresse. 

Cette ruine, dans une telle tempête, présentait de la sur- 
face. Elle était toute hors de l'eau, en Pair, offerte. Le trou 
que lui avait pratiqué Gilliatt pour en extraire la machine, 
achevait d^affaiblir la coque. La poutre de quille était cou- 
pée. Ce squelette avait la colonne vertébrale rompue. 

L'ouragan avait soufflé dessus. 

11 n'en avait point fallu davantage. Le tablier du pont 
s'était plié comme un livre qui s'ouvre. Le démembrement 
s'était fait. C'était ce craquement qui, à travers la tourmente^ 
était parvenu aux oreilles de Gilliatt. 

Ce qu'il vit en approchant paraissait presque irré- 
médiable. 

L'incision carrée opérée par lui était devenue^yne plaie. 
De cette coupure le vent avait fait une fractura Cette bri- 
sure transversale séparait l'épave en deux. La partie pos- 
térieure, voisine de la panse, était demeurée solide dans 
son étau de rochers. La partie antérieure, celle qui faisait 
face à Gilliatt, pendait. Une fracture, tant qu'elle tient, est 
un gond. Cette masse oscillait sur ses cassures, comme sur 
des charnières , et le vent la balançait avec un bruit redou- 
table. 

Heureusement la panse n'était plus dessous. 

Mais ce balancement ébranlait l'autre moitié de la coque 
encore incrustée et immobile entre les deux^||Rvres. De 
l'ébranlement à l'arrachement il n'y a pas loin. Sous l'opi- 
niâtreté du vent, la partie disloquée pouvait subitement en- 
traîner l'autre, qui touchait presque à la panse, et tout, la 



184 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

panse avec la machine, s'engloutirait sous cet effondrement. 

Gilliatt avait cela devant les yeux. 

C'était la catastrophe. 

Comment la détourner? 

Gilliatt était de ceux qui du danger même font jaillir le 
secours. Il se recueillit un moment. 

Gilliatt alla à son arsenal et prit sa hache. 

Le marteau avait bien travaillé , c'était le tour de la 
cognée. 

Puis Gilliatt monta sur l'épave. Il prit pied sur la partie 
du tablier qui n'avait pas fléchi, et, penché au-dessus du 
précipice de l'entre-deux des Douvres, il se mit à achever 
les poutres brisées et à couper ce qui restait d'attaches à 
la coque pendante. 

Consommer la séparation des deux tronçons de l'épave, 
délivrer la moitié restée solide, jeter au flot ce que le vent 
avait saisi, faire la part à la tempête, telle était l'opération. 
Elle était plus périlleuse que malaisée. La moitié pendante 
de la coque, tirée par le vent et par son poids, n'adhérait 
que par quelques points. L'ensemble de l'épave ressemblait 
à un diptyque dont un volet à demi décloué battrait l'autre. 
Cinq ou six pièces de la membrure seulement, pliées et 
éclatées, mais non rompues, tenaient encore. Leurs fractures 
criaient et s'élargissaient à chaque va-et-vient de la bise, 
et la hache n'avait pour ainsi dire qu'à aider le vent. Ce 
peu d'attaches, qui faisait la facilité de ce travail, en faisait 
aussi le danger. Tout pouvait crouler à la fois sous Gilliatt. 

L'orage atteignait son paroxysme. La tempête n'avait été 
que terrible, elle devint horrible. La convulsion de ia mer 



LA LUTTE. 185 



gagna le cieL La nuée jusque-là avait été souveraine, elle 
semblait exécuter ce qu'elle voulait, elle donnait Timpulsion, 
elle versait la folie aux vagues, tout en gardant on ne sait 
quelle lucidité sinistre. En bas c'était de la démence, en 
haut c'était de la colère. Le ciel est le souffle, l'océan n'est 
que l'écume. De là l'autorité du vent. L'ouragan est génie. 
Cependant l'ivresse de sa propre horreur l'avait troublé. 11 
n'était plus que tourbillon. C'était l'aveuglement enfantant 
la nuit. 

Il y a dans les tourmentes un moment insensé ; c'est 
pour le ciel une espèce de montée au cerveau. L'abîme ne 
sait plus ce qu'il fait. 11 foudroie à tâtons. Rien de plus 
affreux. C'est l'heure hideuse. La trépidation de i'écueil était 
à son comble. Tout orage a une mystérieuse orientation; à 
cet instant-là, il la perd. C'est le mauvais endroit de la 
tempête. A cet instant-là, le vent, disait Thomas Fuller, 
est un fou furieux. C'est à cet instant-là que se fait dans 
les tempêtes cette dépense continue d'électricité que Pid- 
dington appelle la cascade d'éclairs* C'est à cet instant-là 
qu'au plus noir de la nuée apparaît, on ne sait pourquoi, 
pour espionner l'effarement universel, ce cercle de lueur bleue 
que les vieux marins espagnols nommaient l'Œil de Tem- 
pête, el ojo de tempestad. Cet oeil lugubre était sur Gilliatt. 

Gilliatt de son côté regardait la nuée. Maintenant il 
levait la tête. Après chaque coup de cognée, il se dressait, 
hautain. Il était, ou il semblait être, trop perdu pour que 
l'orgueil ne lui vînt pas. Désespérait-il? Non, Devant le 
suprême accès de rage de l'océan, il était aussi prudent que 
hardi. Il ne mettait les pieds dans l'épave que sur les points 

ROMAN. — XI. 24. 



186 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



solides. Il se risquait et se préservait. Lui aussi était à son 
paroxysme. Sa vigueur avait décuplé. Il était éperdu d'in- 
trépidité. Ses coups de cognée sonnaient comme des défis. 
Il paraissait avoir gagné en lucidité ce que la tempête avait 
perdu. Conflit pathétique. D'un côté l'intarissable, de Tautre 
l'infatigable. C'était à qui ferait lâcher prise à Fautre. Les 
nuées terribles modelaient dans l'immensité des masques 
de gorgones, tout le dégagement d'intimidation possible se 
produisait, la pluie venait des vagues, Técume venait des 
nuages, les fantômes du vent se courbaient, des faces de 
météores s'empourpraient et s'éclipsaient, et Tobscurité 
était monstrueuse après ces évanouissements; il n'y avait 
plus qu'un versement, arrivant de tous les côtés à la fois; 
tout était ébullition; l'ombre en masse débordait; les cu- 
mulus chargés de grêle, déchiquetés, couleur cendre, parais- 
saient pris d'une espèce de frénésie giratoire, il y avait en 
l'air un bruit de pois secs secoués dans un crible, les élec- 
tricités inverses observées par Volta faisaient de nuage à 
nuage leur jeu fulminant, les proloMements de la foudre 
étaient épouvantables, les éclairs s approchaient tout près 
de Gilliatt. Il semblait étonner l'al^ime. Il allait et venait 
sur la Durande branlante, faisant trembler le pont sous son 
pas, frappant, taillant, coupant, tranchant, la hache au 
poing, blême aux éclairs, échevelé, pieds nus, en haillons, 
la face couverte des crachats de la mer, grand dans ce 
cloaque de tonnerres. 

Contre le délire des forces, l'adresse seule peut lutter. 
L'adresse était le triomphe de Gilliatt. Il voulait une chute 
ensemble de tout le débris disloqué. Pour cela, il affaiblis- 



LA LUTTE. 487 



sait les fractures charnières sans les rompre tout à fait, 
laissant quelques fibres qui soutenaient le reste. Subitement 
il s'arrêta, tenant la cognée haute. L'opération était à point. 
Le morceau entier se détacha. 

Cette moitié de la carcasse de l'épave coula entre les 
deux Douvres, au-dessous de Gilliatt debout sur l'autre 
moitié, penché et regardant. Elle plongea perpendiculaire- 
ment dans l'eau, éclaboussa les rochers, et s'arrêta dans 
l'étranglement avant de toucher le fond. Il en resta assez 
hors de l'eau pour dominer le flot de plus de douze pieds; 
le tablier vertical faisait muraille entre les deux Douvres: 
comme la roche jetée en travers un peu plus haut dans le 
détroit, il laissait à peine filtrer un glissement d'écume à ses 
deux extrémités; et ce fut la cinquième barricade impro- 
visée par Gilliatt contre la tempête dans cette rue de la 
mer. 

L'ouragan, aveugle, avait travaillé à cette barricade der- 
nière. 

11 était heureux que le resserrement des parois eût em- 
pêché ce barrage d'aller jusqu'au fond. Cela lui laissait plus 
de hauteur; en outre l'eau pouvait passer sous l'obstacle, ce 
qui soutirait de la force aux lames. Ce qui passe par-des- 
sous ne saute point par-dessus. C'est là, en partie, le 
secret du brise-lames flottant. 

Désormais, quoi que fît la nuée, rien n'était à craindre 
pour la panse et la machine. L'eau ne pouvait plus bouger 
autour d'elles. Entre la clôture des Douvres qui les couvrait 
à l'ouest et le nouveau barrage qui les protégeait à l'est, 
aucun coup de mer ni de vent ne pouvait les atteindre. 



188 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Gilliatt de la catastrophe avait tiré le salut. La nuée, en 
somme, l'avait aidé. 

Cette chose faite, il prit d'une flaque de pluie un peu 
d'eau dans le creux de sa main, but, et dit à la nuée : 
Cruche ! 

C'est une joie ironique pour l'intelligence combattante 
de constater la vaste stupidité des forces furieuses aboutis- 
sant à des services rendus, et Gilliatt sentait <îet immémorial 
besoin d'insulter son ennemi, qui remonte aux héros d'Ho- 
mère. 

Gilliatt descendit dans la panse et profita des éclairs pour 
l'examiner. Il était temps que le secours arrivât à la pauvre 
barque, elle avait été fort secouée dans l'heure précédente 
et elle commençait à s'arquer. Gilliatt, dans ce coup d'œil 
sommaire, ne constata aucune avarie. Pourtant il était cer- 
tain qu'elle avait enduré des chocs violents. Une fois l'eau 
calmée, la coque s'était redressée d'elle-même; les ancres 
s'étaient bien comportées; quant à la machine, ses quatre 
chaînes l'avaient admirablement maintenue. 

Comme Gilliatt achevait cette revue, une blancheur passa 
près de lui et s'enfonça dans l'ombre. C'était une mouette. 

Pas d'apparition meilleure dans les tourmentes. Quand 
les oiseaux arrivent, c'est que l'orage se retire. 

Autre signe excellent, le tonnerre redoublait. 

Les suprêmes violences de la tempête la désorganisent. 
Tous les marins le savent, la dernière épreuve est rude, 
mais courte. L'excès de foudre annonce la fin. 

La pluie s'arrêta brusquement. Puis il n'y eut plus qu'un 
roulement bourru dans la nuée. L'orage cessa comme une 



LA LUTTE. 189 



planche qui tombe à terre. Il se cassa, pour ainsi dire. L'im- 
mense machine des nuages se défit. Une lézarde de ciel clair 
disjoignit les ténèbres. Gillialt fut stupéfait, il était grand 
jour. 

La tempête avait duré près de vingt heures. 

Le vent qui avait apporté, remporta. Un écroulement 
d'obscurité diffuse encombra l'horizon. Les brumes rompues 
et fuyantes se massèrent pêle-mêle en tumulte, il y eut d'un 
bout à l'autre de la ligne des nuages un mouvement de 
retraite, on entendit une longue rumeur décroissante, quel- 
ques dernières gouttes de pluie tombèrent, et toute cette 
ombre pleine de tonnerres s'en alla comme une cohue de 
chars terribles. 

Brusquement le ciel fut bleu, 

Gilliatt s'aperçut qu'il était las. Le sommeil s'abat sur la 
fatigue comme un oiseau de proie. Gilliatt se laissa fléchir 
et tomber dans la barque sans choisir la place, et s'en- 
dormit. Il resta ainsi quelques heures inerte et allongé, peu 
distinct des poutres et des solives parmi lesquelles il gisait. 



LIVRE QUATRIÈME 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE 




I 



QUI A FAIM N'EST PAS LE SEUL 



Quand il s'éveilla, il eut faim. 

La mer s*apaisait. Mais il restait assez d'agitation au 
large pour que le départ immédiat fût impossible. La journée 
d'ailleurs était trop avancée. Avec le chargement que portait 
la panse, pour arriver à Guernesey avant minuit, il fallait 
partir le matin. 

Quoique la faim le pressât, Gilliatt commença par se 
mettre nu, seul moyen de se réchauffer. 



nOMAN. — XI. 



au 



]94 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Ses vêtements étaient trempés par Torage, mais Teau de 
pluie avait lavé l'eau de mer, ce qui fait que maintenant ils 
pouvaient sécher. 

Gilliatt ne garda que son pantalon, qu'il releva jusqu'aux 
jarrets. 

Il étendit çà et là et fixa avec des galets sur les saillies 
de rocher autour de lui sa chemise, sa vareuse, son suroit, 
ses jambières et sa peau de mouton. 

Puis il pensa à manger. 

Gilliatt eut recours à son couteau qu'il avait grand soin 
d'aiguiser et de tenir toujours en état, et il détacha du gra- 
nit quelques poux de roque, de la même espèce à peu près 
que les clovisses de la Méditerranée. On sait que cela se 
mange cru. Mais, après tant de labeurs si divers et si rudes, 
la pitance était maigre. Il n'avait plus de biscuit. Quant à 
l'eau, elle ne lui manquait plus. 11 était mieux que désaltéré, 
il était inondé. 

Il profita de ce que la mer baissait pour rôder dans les 
rochers à la recherche des langoustes. Il y avait assez de 
découverte pour espérer une bonne chasse. 

Seulement il ne réfléchissait pas qu'il ne pouvait plus 
rien faire cuire. S'il eût pris le temps d'aller jusqu'à son 
magasin, il l'eût trouvé effondré sous la pluie. Son bois et 
son charbon étaient noyés, et de sa provision d'étoupe, qui 
lui tenait lieu d'amadou, il n'y avait pas un brin qui ne fût 
mouillé. Nul moyen d'allumer du feu. 

Du reste la soufflante était désorganisée; l'auvent du 
foyer de la forge était descellé ; l'orage avait fait le sac du 
laboratoire. Avec ce qui restait d'outils échappés à l'avarie. 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 193 



Gilliatt, à la rigueur, pouvait encore travailler comme char- 
pentier^ non comme forgeron. Mais Gilliatt, pour l'instant, 
ne songeait pas à son atelier. 

Tiré d'un autre côté par l'estomac, il s'était mis, sans 
plus de réflexion, à la poursuite de son repas. Il errait, non 
dans la gorge de Técueil, mais en dehors, sur le revers des 
brisants. C'était de ce côté-là que la Durande, dix semaines 
auparavant, était venue se heurter aux récifs. 

Pour la chasse que faisait Gilliatt, l'extérieur du défilé 
valait mieux que l'intérieur. Les crabes, à mer basse, ont 
l'habitude de prendre l'air. Ils se chauffent volontiers au 
soleil. Ces êtres difformes aiment midi. C'est une chose 
bizarre que leur sortie de l'eau en pleine lumière. Leur four- 
millement indigne presque. Quand on les voit, avec leur 
gauche allure oblique, monter lourdement, de pli en pli, 
les étapes inférieurs des rochers comme les marches d'un 
escalier, on est forcé de s'avouer que l'océan a de la ver- 
mine. 

Depuis deux mois Gilliatt vivait de cette vermine. 

Ce jour-là pourtant les poing-clos et les langoustes se 
dérobaient. La tempête avait refoulé ces solitaires dans 
leurs cachettes et ils n'étaient pas encore rassurés. Gilliatt 
tenait à la main son couteau ouvert, et arrachait de temps 
en temps un coquillage sous le varech. Il mangeait, tout en 
marchant. 

Il ne devait pas être loin de l'endroit où sieur Clubin 

s'était perdu. 

Comme Gilliatt prenait le parti de se résigner aux our- 
sins et aux châtaignes de mer, un clapotement se fit à ses 



196 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



pieds. Un gros crabe, effrayé de son approche, venait de 
sauter à Teau. Le crabe ne s'enfonça point assez pour que 
Gilliatt le perdît de vue. 

Gilliatt se mit à courir après le crabe sur le soubasse- 
ment de recueil. Le crabe fuyait. 

Subitement il n'y eut plus rien. 

Le crabe venait de se fourrer dans quelque crevasse sous 

le rocher. 

Gilliatt se cramponna du poing à des reliefs de roche et 
avança la tête pourvoir sous les surplombs. 

Il y avait là, en effet, une anfractuosité. Le crabe avait 
dû s'y réfugier. 

C'était mieux qu'une crevasse. C'était une espèce de 
porche. 

La mer entrait sous ce porche, mais n'y était pas pro- 
fonde. On voyait le fond couvert de galets. Ces galets étaient 
glauques et revêtus de conferves, ce qui indiquait qu'ils 
n'étaient jamais à sec. Ils ressemblaient à des dessus de 
tètes d'enfants avec des cheveux verts. 

Gilliatt prit son couteau dans ses dents, descendit des 
pieds et des mains du haut de l'escarpement et sauta dans 
cette eau. Il en eut presque jusqu'aux épaules. 

Il s'engagea sous ce porche. Il se trouvait dans un cou- 
loir fruste avec une ébauche de voûte ogive sur sa tête. Les 
parois étaient polies et lisses. 11 ne voyait plus le crabe. Il 
avait pied. Il avançait dans une décroissance de jour. Il 
commençait à ne plus rien distinguer. 

Après une quinzaine de pas, la voûte cessa au-dessus de 
lui. 11 était hors du couloir. Il y avait plus d'espace, et par 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 197 



conséquent plus de jour; ses pupilles d'ailleurs s'étaient 
dilatées; il voyait assez clair. Il eut une surprise. 

Il venait de rentrer dans cette cave étrange visitée par 
lui le mois d'auparavant. 

Seulement il y était rentré par la mer. 

Cette arche qu'il avait vue noyée, c'est par là qu'il 
venait de passer. A de certaines marées basses, elle était 

praticable. 

Ses yeux s'accoutumaient. Il voyait de mieux en mieux. 
Il était stupéfait. Il retrouvait cet extraordinaire palais de 
l'ombre, cette voûte, ces piliers, ces sangs ou ces pourpres, 
cette végétation à pierreries, et, au fond, cette crypte, 
presque sanctuaire, et cette pierre, presque autel. 

Il se rendait peu compte de ces détails, mais il avait 
dans l'esprit l'ensemble, et il le revoyait. 

Il revoyait en face de lui, à une certaine hauteur dans 
l'escarpement, la crevasse par laquelle il avait pénétré la 
première fois, et qui, du point où il était maintenant, sem- 
blait inaccessible. 

Il revoyait près de l'arche ogive ces grottes basses et 
obscures, sortes de caveaux dans la cave, qu'il avait déjà 
observées de loin. A présent, il en était près. La plus voi- 
sine de lui était à sec et aisément abordable. 

Plus près encore que cet enfoncement, il remarqua au- 
dessus du niveau de l'eau, à portée de sa main, une fissure 
horizontale dans le granit. Le crabe élait probablement là. 
Il y plongea le poing le plus avant qu'il put, et se mit à 
tâtonner dans ce trou de ténèbres. 

Tout à coup il se sentit saisir le bras. 



198 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Ce qu'il éprouva en ce moment, c'est l'horreur indes- 
criptible. 

Quelque chose qui était mince, âpre, plat, gbàcé, gluant 
et vivant venait de se tordre dans l'ombre autour de son 
bras nu. Cela lui montait vers la poitrine. C'était la pression 
d'une courroie et la poussée d'une vrille. En moins d'une 
seconde, on ne sait quelle spirale lui avait envahi le poignet 
et le coude et touchait l'épaule. La pointe fouillait sous son 

aisselle. 

Gilliatt se rejeta en arrière, mais put à peine remuer. Il 
était comme cloué. De sa main gauche restée libre il prit 
son couteau qu'il avait entre ses dents, et de cette main, 
tenant le couteau, s'arc-bouta au rocher, avec un effort 
désespéré pour retirer son bras. Il ne réussit qu'à inquiéter 
un peu la ligature, qui se resserra. Elle était souple comme 
le cuir, solide comme l'acier, froide comme la nuit. 

Une deuxième lanière, étroite et aiguë, sortit de la cre- 
vasse du roc. C'était comme une langue hors d'une gueule. 
Elle lécha épouvantablement le torse nu de Gilliatt, et tout 
à coup s'allongeant, démesurée et fine, elle s'appliqua sur 
sa peau et lui entoura tout le corps. 

En même temps, une souffrance inouïe, comparable à 
rien, soulevait les muscles crispés de Gilliatt. Il sentait dans 
sa peau des enfoncements ronds, horribles. II lui semblait 
que d'innombrables lèvres, collées à sa chair, cherchaient à 
lui boire le sang. 

Une troisième lanière ondoya hors du rocher, tâta Gilliatt 
et lui fouetta les côtes comme une corde. Elle s'y fixa. 

L'angoisse, à son paroxysme, est muette. Gilliatt ne jetait 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 199 



pas un cri. Il y avait assez de jour pour qu'il pût voir les 
repoussantes formes appliquées sur lui. Une quatrième 
ligature, celle-ci rapide comme une flèche, lui sauta autour 
du ventre et s'y enroula. 

Impossible de couper ni d'arracher ces courroies vis- 
queuses qui adhéraient étroitement au corps de Gilliatt et 
par quantité de points. Chacun de ces points était un foyer 
d'afl'reuse et bizarre douleur. C'était ce qu'on éprouverait si 
l'on se sentait avalé à la fois par une foule de bouches trop 

petites. 

Un cinquième allongement jaillit du trou. Il se super- 
posa aux autres et vint se replier sur le diaphragme de 
Gilliatt. La compression s'ajoutait à l'anxiété; Gilliatt pou- 
vait à peine respirer. 

Ces lanières, pointues à leur extrémité, allaient s'élar- 
gissant comme des lames d'épée vers la poignée. Toutes les 
cinq appartenaient évidemment au même centre. Elles mar- 
chaient et rampaient sur Gilliatt. Il sentait se déplacer ces 
pressions obscures qui lui semblaient être des bouches. 

Brusquement une large viscosité ronde et plate sortit de 
dessous la crevasse. C'était le centre; les cinq lanières s'y 
rattachaient comme des rayons à un moyeu; on distinguait 
au côté opposé de ce disque immonde le commencement de 
trois autres tentacules, restés sous l'enfoncement du rocher. 
Au milieu de cette viscosité il y avait deux yeux qui regar- 
daient. 

Ces yeux voyaient Gilliatt. 

Gilliatt reconnut la pieuvre. 




Ji.ir,y. iir.', 



Gérv -B: c-'^.'^'*d ar. 



II 



LE MONSTRE 



Pour croire à la pieuvre, il faut l'avoir vue. 

Comparée à la pieuvre, les vieilles hydres font sourire. 

A de certains moments, on serait tenté de le penser, 
l'insaisissable qui flotte en nos songes rencontre dans le 
possible des aimants auxquels ses linéaments se prennent, 
et de ces obscures fixations du rêve il sort des êtres. L'In- 
connu dispose du prodige, et il s'en sert pour composer le 
monstre. Orphée, Homère et Hésiode n'ont pu faire que la 
Chimère; Dieu a fait la Pieuvre. 



IIOMA^. 



XI. 



i>t3 



202 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Quand Dieu veut, il excelle dans l'exécrable. 

Le pourquoi de cette volonté est Teffroi du penseur 

religieux. 

Tous les idéals étant admis, si l'épouvante est un but, la 
pieuvre est un chef-d'œuvre. 

La baleine a l'énormité, la pieuvre est petite; Thippopo- 
tame a une cuirasse, la pieuvre est nue; la jararaca a un 
sifflement, la pieuvre est muette; le rhinocéros a une corne, 
la pieuvre n'a pas de corne; le scorpion a un dard, la 
pieuvre n'a pas de dard; le buthus a des pinces, la pieuvre 
n'a pas de pinces; l'alouate a une queue prenante, la pieuvre 
n'a pas de queue; le requin a des nageoires tranchantes, la 
pieuvre n'a pas de nageoires; le vespertilio-vampire a des 
ailes onglées, la pieuvre n'a pas d'ailes; le hérisson a des 
épines, la pieuvre n'a pas d'épines; l'espadon a un glaive, la 
pieuvre n'a pas de glaive; la torpille a une foudre, la pieuvre 
n'a pas d'effluve; le crapaud a un virus, la pieuvre n'a pas 
de virus; la vipère a un venin, la pieuvre n'a pas de venin; 
le lion a des griffes, la pieuvre n'a pas de griifes; le gypaète 
a un bec, la pieuvre n'a pas de bec; le crocodile a une 
gueule, la pieuvre n'a pas de dents. 

La pieuvre n'a pas de masse musculaire, pas de cri me- 
naçant, pas de cuirasse, pas de corne, pas de dard, pas de 
pince, pas de queue prenante ou contondante, pas d'ailerons 
tranchants, pas d'ailerons ongles, pas d'épines, pas d'épée, 
pas de décharge électrique, pas de virus, pas de venin, pas 
de griffes, pas de bec, pas de dents. La pieuvre est de 
toutes les bêtes la plus formidablement armée. 

Qu'est-ce donc que la pieuvre? C'est la ventouse. 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 203 



Dans les écueils de pleine mer, là où l'eau étale et cache 
toutes ses splendeurs, dans les creux de rochers non visités, 
dans les caves inconnues où abondent les végétations, les 
crustacés et les coquillages, sous les profonds portails de 
l'océan, le nageur qui s'y hasarde, entraîné par la beauté 
du lieu, court le risque d'une rencontre. Si vous faites cette 
rencontre, ne soyez pas curieux, évadez-vous. On entre 
ébloui, on sort terrifié. 

Voici ce que c'est que cette rencontre, toujours possible 
dans les roches du large. 

Une forme grisâtre oscille dans l'eau, c'est gros comme 
le bras, et long d'une demi-aune environ; c'est un chiffon; 
cette forme ressemble à un parapluie fermé qui n'aurait 
pas de manche. Cette loque avance vers vous peu à peu. 
Soudain, elle s'ouvre, huit rayons s'écartent brusquement 
autour d'une face qui a deux yeux; ces rayons vivent; il y 
a du flamboiement dans leur ondoiement; c'est une sorte 
de roue; déployée, elle a quatre ou cinq pieds de dia- 
mètre. 

Épanouissement effroyable. Cela se jette sur vous. 

L'hydre harponne l'homme. 

Cette bête s'applique sur sa proie, la recouvre, et la noue 
de ses longues bandes. En dessous elle est jaunâtre, en 
dessus elle est terreuse; rien ne saurait rendre cette inex- 
plicable nuance poussière; on dirait une bête faite de cendre 
qui habite l'eau. Elle est arachnide par la forme et camé- 
léon par la coloration. Irritée, elle devient violette. Chose 
épouvantable, c'est mou. 

Ses nœuds garrottent; son contact paralyse. 



204 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

Elle a un aspect de scorbut et de gangrène. C'est de la 
maladie arrangée en monstruosité. 

Elle est inarrachable. Elle adhère étroitement à sa proie. 
Comment? Par le vide. Les huit antennes, larges à l'ori- 
gine, vont s'effilant et s'achèvent en aiguilles. Sous chacune 
d'elles s'allongent parallèlement deux rangées de pustules 
décroissantes, les grosses près de la tête, les petites à la 
pointe. Chaque rangée est de vingt-cinq; il y a cinquante 
pustules par antenne, et toute la bête en a quatre cents. Ces 
pustules sont des ventouses. 

Ces ventouses sont des cartilages cylindriques, cornés, 
livides. Sur la grande espèce, elles vont diminuant du dia- 
mètre d'une pièce de cinq francs à la grosseur d'une len- 
tille. Ces tronçons de tubes sortent de l'animal et y rentrent. 
Ils peuvent s'enfoncer dans la proie de plus d'un pouce. 

Cet appareil de succion a toute la délicatesse d'un cla- 
vier. Il se dresse, puis se dérobe. 11 obéit à la moindre 
intention de l'animal. Les sensibilités les plus exquises 
n'égalent pas la contraclilité de ces ventouses, toujours pro- 
portionnée aux mouvements intérieurs de la bête et aux 
incidents extérieurs. Ce dragon est une sensitive. 

Ce monstre est celui que les marins appellent poulpe, 
que la science appelle céphalopode, et que la légende 
appelle kraken. Les matelots anglais l'appellent Devil-fish, 
le Poisson-Diable. Ils l'appellent aussi îllood-suchery Suceur 
de sang. Dans les îles de la Manche on le nomme la pieuvre. 

Il est très rare à Guernesey, très petit à Jersey, très 
gros et assez fréquent à Serk. 

Une estampe de l'édition de BulFon par Sonnini repré- 



LES DOUBLES EONDS DE L'OBSTACLE. 2O0 



sente un céphalopode étreignant une frégate. Denis Montfort 
pense qu'en eiïct le poulpe des hautes latitudes est de force 
à couler un navire. Bory Saint-Vincent le nie, mais constate 
que dans nos régions il attaque l'homme. Allez à Serk, on 
vous montrera près de Brecq-liou le creux de rocher où 
une pieuvre, il y a quelques années, a saisi, retenu et noyé 
un pêcheur de homards. Pérou et Lamarck se trompent 
quand ils doutent que le poulpe, n'ayant pas de nageoires, 
puisse nager. 

Celui qui écrit ces lignes a vu de ses yeux à Serk, dans 
la cave dite les Boutiques, une pieuvre poursuivre à la nage 
un haigneur. Tuée, on la mesura, elle avait quatre pieds 
anglais d'envergure et l'on put compter les quatre cents 
suçoirs. La hête agonisante les poussait hors d'elle convul- 
sivement. 

Selon Denis Montfort, un de ces observateurs que l'in- 
tuition à haute dose fait descendre ou monter jusqu'au ma- 
gisme, le poulpe a presque des passions d'homme; le poulpe 
hait. En effet, dans l'absolu, être hideux, c'est haïr. 

Le difforme se débat sous une nécessité d'élimination 
qui le rend hostile. 

La pieuvre nageant reste, pour ainsi dire, dans le four- 
reau. Elle nage, tous ses plis serrés. Qu'on se représente 
une manche cousue avec un poing dedans. Ce poing, qui est 
la tète, pousse le liquide et avance d'un vague mouvement 
ondulatoire. Ses deux yeux, (juoique gros, sont peu distincts, 
étant de la couleur de l'eau. 

La pieuvre en chasse ou au guet se dérobe; elle se 
rapetisse, elle se condense; elle se réduit à sa plus simple 



206 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



expression. Elle se confond avec la pénombre. Elle a l'air 
d'un pli de la vague. Elle ressemble à tout^ excepté à quelque 
chose de vivant. 

La pieuvre, c'est l'hypocrite. On n'y fait pas attention; 
brusquement, elle s'ouvre. 

Une viscosité qui a une volonté, quoi de plus effroyable! 
De la glu pétrie de haine. 

C'est dans le plus bel azur de l'eau limpide que surgit 
cette hideuse étoile voraee de la mer. Elle n'a pas d'ap- 
proche, ce qui est terrible. Presque toujours, quand on la 
voit, on est pris. 

La nuit, pourtant, et particulièrement dans la saison du 
rut, elle est phosphorescente. Cette épouvante a ses amours. 
Elle attend l'hymen. Elle se fait belle, elle s'allume, elle 
s'illumine, et, du haut de quelque rocher, on peut l'aper- 
cevoir au-dessous de soi dans les profondes ténèbres épanouie 
en une irradiation blême, soleil spectre. 

La pieuvre nage; elle marche aussi. Elle est un peu pois- 
son, ce qui ne l'empêche pas d'être un peu reptile. Elle 
rampe sur le fond de la mer. En marche elle utilise ses 
huit pattes. Elle se traîne à la façon de la chenille arpen- 
teuse. 

Elle n'a pas d'os, elle n'a pas de sang, elle n'a pas de 
chair. Elle est flasque. Il n'y a rien dedans. C'est une peau. 
On peut retourner ses huit tentacules du dedans au dehors 
comme des doigts de gants. 

Elle a un seul orifice, au centre de son rayonnement. 
Cet hiatus unique, est-ce l'anus? est-ce la bouche? C'est les 
deux. 



LES DOUBLES FOiNDS DE L'OBSTACLE. 207 

La même ouverture fait les deux fonctions. L'entrée et 
l'issue. Toute la hète est froide. 

Le carnasse de la Méditerranée est repoussant. C'est un 
contact odieux que cette gélatine animée qui enveloppe le 
naf>'eurj où les mains s'enfoncent, où les ongles labourent 
qu'on déchire sans la tuer, et qu'on arrache sans l'oter 
espèce d'être coulant et tenace qui vous passe entre les 
doigts; mais aucune stupeur n'égale la subite apparition de 
la pieuvre, Méduse servie par huit serpents. 

Pas de saisissement pareil à l'étreinte du céphalopode. 

C'est la machine pneumatique (}ui vous attaque. Vous 
avez affaire au vide ayant des pattes. Ni coups d'ongle, ni 
coups de dents; une scarilication indicible. Une morsure 
est redoutable; moins qu'une succion. La griffe n'est rien 
près de la ventouse. La grifTe, c'est la bête qui entre dans 
votre chair; la ventouse, c'est vous-même qui entrez dans la 
bête. Vos muscles s'enflent, vos fibres se tordent, votre peau 
éclate sous une pesée immonde, votre sang jaillit et se mêle 
afTreusement à la lymphe du mollusque. La bête se super- 
pose à vous par mille bouches infâmes; l'hydre s'incorpore 
à l'homme; l'homme s'amalgame à l'hydre. Vous ne faites 
qu'un. Ce rêve est sur vous. Le tigre ne peut que vous 
dévorer; le poulpe, horreur! vous aspire. Il vous tire à lui 
et en lui, et, lié, englué, iinpuissant, vous vous sentez len- 
tement vidé dans cet épouvantable sac, qui est un monstre. 

Au delà du terrible, être mangé vivant, il y a l'inexpri- 
mable, être bu vivant. 

Ces étranges animaux, la science les rejette d'abord, 
selon son habitude (l'excessive prudence, même vis-à-vis des 



208 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

faits, puis elle se décide à les étudier; elle les dissèque, 
elle les classe, elle les catalogue, elle leur met une éti- 
quette; elle s'en procure des exemplaires; elle les expose 
sous verre dans les musées ; ils entrent dans la nomencla- 
ture; elle les qualifie mollusques, invertébrés, rayonnes; elle 
constate leurs voisinages : un peu au delà les calmars, un 
peu en deçà les sépiaires; elle trouve à ces hydres de l'eau 
salée un analogue dans l'eau douce, l'argyronecte ; elle les 
divise en grande, moyenne et petite espèce; elle admet plus 
aisément la petite espèce que la grande, ce qui est d'ailleurs, 
dans toutes les régions, la tendance de la science, laquelle 
est plus volontiers microscopique que télescopique; elle 
regarde leur construction et les appelle céphalopodes, elle 
compte leurs antennes et les appelle octopèdes. Cela fait, 
elle les laisse là. Où la science les lâche, la philosophie les 
reprend. 

La philosophie étudie à son tour ces êtres. Elle va moins 
loin et plus loin que la science. Elle ne les dissèque pas, 
elle les médite. Où le scalpel a travaillé, elle plonge l'hypo- 
thèse. Elle cherche la cause finale. Profond tourment du 
penseur. Ces créatures l'inquiètent presque sur le créateur. 
Elles sont les surprises hideuses. Elles sont les trouble- 
fête du contemplateur. 11 les constate éperdu. Elles sont les 
formes voulues du mal. Que devenir devant ces blasphèmes 
de la création contre elle-même? A qui s'en prendre? 

Le Possible est une matrice formidable. Le mystère se 
concrète en monstres. Des morceaux d'ombre sortent de ce 
bloc, l'immanence, se déchirent, se détachent, roulent, flot- 
tent, se condensent, font des emprunts à la noirceur am- 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 209 



Liante, subissent des polarisations inconnues, prennent vie, 
se composent on ne sait quelle forme avec l'obscurité et on 
ne sait quelle âme avec le miasme, et s'en vont, larves, à 
travers la vitalité. C'est quelque chose comme les ténèbres 
faites bêtes. A quoi bon? à quoi cela sert-il? Rechute de la 
question éternelle. 

Ces animaux sont fantômes autant que monstres. Ils 
sont prouvés et improbables. Être est leur fait, ne pas être 
serait leur droit. Ils sont les amphibies de la mort. Leur 
invraisemblance complique leur existence. Ils touchent la 
frontière humaine et peuplent la limite chimérique. Vous 
niez le vampire, la pieuvre apparaît. Leur fourmillement est 
une certitude qui déconcerte notre assurance. L'optimisme, 
qui est le vrai pourtant, perd presque contenance devant 
eux. Ils sont l'extrémité visible des cercles noirs. Ils mar- 
quent la transition de notre réalité à une autre. Ils semblent 
appartenir à ce commencement d'êtres terribles que le son- 
geur entrevoit confusément par le soupirail de la nuit. 

Ces prolongements de monstres, dans l'invisible d'abord, 
dans le possible ensuite, ont été soupçonnés, aperçus peut- 
être, par l'extase sévère et par l'œil fixe des mages et des 
philosophes. De là la conjecture d'un enfer. Le démon est 
le tigre de l'invisible. La bête fauve des âmes a été dénoncée 
au genre humain par deux visionnaires, l'un qui s'appelle 
Jean, l'autre qui s'appelle Dante. 

Si en effet les cercles de l'ombre continuent indéfiniment, 
si après un anneau il y en a un autre, si cette aggravation 
persiste en progression illimitée, si cette chaîne, dont pour 
notre part nous sommes résolu à douter, existe, il est cer- 



ROMAN. — XI. 



27 



210 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



tain que la pieuvre à une extrémité prouve Satan à l'autre. 

Il est certain que le méchant à un bout prouve à l'autre 
bout la méchanceté. 

Toute bête mauvaise, comme toute intelligence perverse, 
est sphinx. 

Sphinx terrible proposant l'énigme terrible. L'énigme 

du mal. 

C'est cette perfection du mal qui a fait pencher parfois 
de grands esprits vers la croyance au dieu double, vers le 
redoutable bi-frons des manichéens. 

Une soie chinoise, volée dans la dernière guerre au pa- 
lais de l'empereur de Chine, représente le requin qui mange 
le crocodile qui mange le serpent qui mange l'aigle qui 
mange l'hirondelle qui mange la chenille. 

Toute la nature que nous avons sous les yeux est man- 
geante et mangée. Les proies s'entre-mordent. 

Cependant des savants qui sont aussi des philosophes, 
et par conséquent bienveillants pour la création, trouvent ou 
croient trouver Texplication. Le but final frappe, entre 
autres. Bonnet de Genève, ce mystérieux esprit exact, qui 
fut opposé à Bufïon, comme plus tard Geoffroy Saint-Hilairc 
l'a été à Guvier. L'explication serait ceci : la mort partout 
exige l'ensevelissement partout. Les voraces sont des ense- 
velisseurs. 

Tous les êtres rentrent les uns dans les autres. Pour- 
riture, c'est nourriture. Nettoyage effrayant du globe. 
L'homme, carnassier, est, lui aussi, un enterreur. Notre vie 
est faite de mort. Telle est la loi terrifiante. Nous sommes 
sépulcres. 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 2H 

Dans notre monde crépusculaire, cette fatalité de l'ordre 
produit des monstres. Vous dites : à quoi bon? Le voilà. 

Est-ce l'explication? Est-ce la réponse à la question? 
Mais alors pourquoi pas un autre ordre? La question 
renaît. 

Vivons, soit. 

Mais tâchons que la mort nous soit progrès. Aspirons 
aux mondes moins ténébreux. 

Suivons la conscience qui nous y mène. 

Car, ne l'oublions jamais, le mieux n'est trouvé que par 
le meilleur. 



III 



AUTRE FORME DU COMBAT DANS LE GOUFFRE 



Tel était l'être auquel, depuis quelques instants, Gilliatt 
appartenait. 

Ce monstre était l'habitant de cette grotte. Il était l'ef- 
frayant génie du lieu. Sorte de sombre démon de Teau. 

Toutes ces magnificences avaient pour centre l'horreur. 

Le mois d'auparavant, le jour où pour la première fois 
Gilliatt avait pénétré dans la grotte, la noirceur ayant un 
contour entrevue par lui dans les plissements de Teau 
secrète, c'était cette pieuvre. 

Elle était là chez elle. 

Quand Gilliatt, entrant pour la seconde fois dans cette 
cave à la poursuite du crabe, avait aperçu la crevasse où 
il avait pensé que le crabe se réfugiait, la pieuvre était dans 
ce trou, au guet. 

Se figure-t-on cette attente? 

Pas un oiseau n'oserait couver, pas un œuf n'oserait 
éclore, pas une fleur n'oserait s'ouvrir, pas un sein n'ose- 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 213 



rait allaiter, pas un cœur n'oserait aimer, pas un esprit 
n'oserait s'envoler, si l'on songeait aux sinistres patiences 
embusquées dans l'abîme. 

Gilliatt avait enfoncé son bras dans le trou; la pieuvre 
l'avait happé. 
Elle le tenait. 

Il était la mouche de cette araignée. 
Gilliatt était dans l'eau jusqu'à la ceinture, les pieds crispés 
sur la rondeur des galets glissants , le bras droit étreint 
et assujetti par les enroulements plats des courroies de la 
pieuvre, et le torse disparaissant presque sous les replis et 
les croisements de ce bandage horrible. 

Des huit bras de la pieuvre, trois adhéraient à la roche, 
cinq adhéraient à Gilliatt. De cette façon, cramponnée' d'un 
coté au granit, de l'autre à l'homme, elle enchaînait Gilliatt 
au rocher. Gilliatt avait sur lui deux cent cinquante suçoirs. 
Complication d'angoisse et de dégoût. Être serré dans un 
poing démesuré dont les doigts élastiques, longs de près 
d'un mètre, sont intérieurement pleins de pustules vivantes 
qui vous fouillent la chair. 

Nous l'avons dit, on ne s'arrache pas à la pieuvre. Si on 
l'essaie, on est plus sûrement lié. Elle ne fait que se res- 
serrer davantage. Son effort croît en raison du vôtre. Plus 
de secousse produit plus de constriction. 

Gilliatt n'avait qu'une ressource, son couteau. 
Il n'avait de libre que la main gauche; mais on sait qu'il 
en usait puissamment. On aurait pu dire de lui qu'il avait 
deux mains droites. 

Son couteau, ouvert, était dans cette main. 



214 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

On ne coupe pas les antennes de la pieuvre; c'est un cuir 
impossible à trancher, il glisse sous la lame ; d'ailleurs la 
superposition est telle qu'une entaille à ces lanières enta- 
merait votre chair. 

Le poulpe est formidable; pourtant il y a une manière 
de s'en servir. Les pêcheurs de Serk la connaissent; qui les 
a vus exécuter en mer de certains mouvements brusques, le 
sait. Les marsouins la connaissent aussi; ils ont une façon 
de mordre la sèche qui lui coupe la tête. De là tous ces 
calmars, toutes ces sèches et tous ces poulpes sans tête 
qu'on rencontre au large. 

Le poulpe, en effet, n'est vulnérable qu'à la tête. 

Gilliatt ne l'ignorait point. 

Il n'avait jamais vu de pieuvre de cette dimension. Du 
premier coup, il se trouvait pris par la grande espèce. Un 
autre se fût troublé. 

Pour la pieuvre comme pour le taureau il y a un moment 
qu'il faut saisir; c'est l'instant où le taureau baisse le cou, 
c'est l'instant où la pieuvre avance la tête; instant rapide. 
Qui manque ce joint est perdu. 

Tout ce que nous venons de dire n'avait duré que quelques 
minutes. Gilliatt pourtant sentait croître la succion des deux 
cent cinquante ventouses. 

La pieuvre est traître. Elle tâche de stupéfier d'abord 
sa proie. Elle saisit, puis attend le plus qu'elle peut. 

Gilliatt tenait son couteau. Les succions augmentaient. 

Il regardait la pieuvre, qui le regardait. 

Tout à coup la bête détacha du rocher sa sixième antenne, 
et, la lançant sur Gilliatt, tâcha de lui saisir le bras gauche. 













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LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 2io 



En même temps elle avança vivement la tête. Une seconde 
de plus, sa bouche-anus s'appliquait sur la poitrine de Gil- 
liatt. Gilliatt, saigné au flanc, et les deux bras garrottés, 
était mort. 

Mais Gilliatt veillait. Guetté, il guettait. 

Il évita l'antenne, et, au moment où la bête allait mordre 
sa poitrine, son poing armé s'abattit sur la bête. 

Il y eut deux convulsions en sens inverse, celle de la 
pieuvre et celle de Gilliatt. 

Ce fut comme la lutte de deux éclairs. 

Gilliatt plongea la pointe de son couteau dans la visco- 
sité plate, et, d'un mouvement giratoire pareil à la torsion 
d'un coup de fouet, faisant un cercle autour des deux yeux, 
il arracha la tête comme on arrache une dent. 

Ce fut fini. 

Toute la bête tomba. 

Gela ressembla à un linge qui se détache. La pompe as- 
pirante détruite, le vide se défit. Les quatre cents ventouses 
lâchèrent à la fois le rocher et l'homme. Ce haillon coula 
au fond de l'eau. 

Gilliatt, haletant du combat, put apercevoir à ses pieds 
sur les galets deux tas gélatineux informes, la tête d'un 
côté, le reste de l'autre. Nous disons le reste, car on ne 
pourrait dire le corps. 

Gilliatt toutefois, craignant quelque reprise convulsive de 
l'agonie, recula hors de la portée des tentacules. 

Mais la bête était bien morte. 

Gilliatt referma son couteau. 




IV 



RIEN NE SE CACHE ET RIEN NE SE PERD 



Il était temps qu'il tuât la pieuvre. Il était presque 
étouffé; son bras droit et son torse étaient violets; plus de 
deux cents tumeurs s'y ébauchaient; le sang jaillissait de 
quelques-unes çà et là. Le remède à ces lésions, c'est l'eau 
salée. Gilliatt s'y plongea. En même temps il se frottait avec 
la paume de la main. Les gonlïements s'effaçaient sous ces 
frictions. 

En reculant et en s'enfonçant plus avan 

ROMAN. — XI. 



I ^lîinu l'nniT il 



ti8 



218 LES TRAVAILLEURS DE LA MER, 

s'était, sans s'en apercevoir, rapproché de l'espèce de 
caveau, déjà remarqué par lui, près de la crevasse, où il 
avait été harponné par la pieuvre. 

Ce caveau se prolongeait obliquement, et à sec, sous les 
grandes parois de la cave. Les galets qui s'y étaient amassés 
en avaient exhaussé le fond au-dessus du niveau des marées 
ordinaires. Cette anfractuosité était un assez large cintre 
surbaissé; un homme y pouvait entrer en se courbant. La 
clarté verte de la grotte sous-marine y pénétrait, etl'éclairait 
faiblement. 

Il arriva que, tout en frictionnant en hâte sa peau tumé- 
fiée, Gilliatt leva machinalement les yeux. 

Son regard s'enfonça dans ce caveau. 

Il eut un tressaillement. 

Il lui sembla voir au fond de ce trou dans l'ombre une 
sorte de face qui riait. 

Gilliatt ignorait le mot hallucination, mais connaissait la 
chose. Les mystérieuses rencontres avec l'invraisemblable 
que, pour nous tirer d'affaire, nous appelons hallucinations, 
sont dans la nature. Illusions ou réalités, des visions passent. 
Qui se trouve là les voit. Gilliatt, nous l'avons dit, était un 
pensif. Il avait cette grandeur d'être parfois halluciné comme 
un prophète. On n'est pas impunément le songeur des lieux 
solitaires. 

Il crut à un de ces mirages dont, homme nocturne qu'il 
était, il avait eu plus d'une fois la stupeur. 

L'anfractuosité figurait assez exactement un four à chaux. 
C'était une niche basse en anse de panier, dont les voussures 
abruptes allaient se rétrécissant jusqu'à l'extrémité de la 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE, ât9 



crypte où le cailloutis de galets et la voûte de roche se 
rejoignaient, et où finissait le cul-de-sac. 

Il y entra, et, penchant le front, se dirigea vers ce qu'il 
y avait au fond. 

Quelque chose riait en effet. 

C'était une tête de mort. 

11 n'y avait pas que la tête, il y avait le squelette. 

Un squelette humain était couché dans ce caveau. 

Le regard d'un homme hardi, en de pareilles rencontres, 
veut savoir à quoi s'en tenir. 

Gilliatt jeta les yeux autour de lui. 

Il était entouré d'une multitude de crabes. 

Cette multitude ne remuait pas. C'était l'aspect que pré- 
senterait une fourmilière morte. Tous ces crabes étaient 
inertes. Ils étaient vides. 

Leurs groupes, semés çà et là, faisaient sur le pavé de 
galets qui encombrait le caveau des constellations difformes. 

Gilliatt, l'œil fixé ailleurs, avait marché dessus sans s'en 
apercevoir. 

A l'extrémité de la crypte où Gilliatt était parvenu, il y 
en avait une plus grande épaisseur. C'était un hérissement 
immobile d'antennes, de pattes et de mandibules. Des pinces 
ouvertes se tenaient toutes droites et ne se fermaient plus. 
Les boîtes osseuses ne bougeaient pas sous leur croûte 
d'épines; quelques-unes retournées montraient leur creux 
livide. Cet entassement ressemblait à une mêlée d'assiégeants 
et avait l'enchevêtrement d'une broussaille. 
C'est sous ce monceau qu'était le squelette. 

On apercevait sous ce pêle-mêle de tentacules et d'écaillés 



220 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

le crâne avec ses stries, les vertèbres, les fémurs, les tibias, 
les longs doigts noueux avec les ongles. La cage des côtes 
était pleine de crabes. Un cœur quelconque avait battu là. 
Des moisissures marines tapissaient les trous des yeux. Des 
patelles avaient laissé leur bave dans les fosses nasales. Du 
reste il n'y avait dans ce recoin de rocher ni goémons, ni 
herbes, ni un souffle d'air. Aucun mouvement. Les dents 
ricanaient. 

Le côté inquiétant du rire, c'est l'imitation qu'en fait la 
tête de mort. 

Ce merveilleux palais de l'abîme, brodé et incrusté de 
toutes les pierreries de la mer^ finissait par se révéler et 
par dire son secret. C'était un repaire, la pieuvre y habitait; 
et c'était une tombe, un homme y gisait. 

L'immobilité spectrale du squelette et des bêtes oscillait 
vaguement, à* cause de la réverbération des eaux souter- 
raines qui tremblait sur cette pétrification. Les crabes, 
fouillis effroyable, avaient l'air d'achever leur repas. Ces 
carapaces semblaient manger cette carcasse. Rien de plus 
étrange que cette vermine morte sur cette proie morte. 
Sombres continuations de la mort. 

Gilliatt avait sous les yeux le garde-manger de la pieuvre. 

Vision lugubre, et où se laisserait prendre sur le fait 
l'horreur profonde des choses. Les crabes avaient mangé 
l'homme, la pieuvre avait mangé les crabes. 

Il n'y avait près du cadavre aucun reste de vêtement. Il 
avait dû être saisi nu. 

Gilliatt, attentif et examinant, se mit à ôter les crabes 
de dessus l'homme. Qu'était-ce que cet homme? Le cadavre 



LES DOUBLES FONDS DE L^OBSTAGLE. m 



était admirablement disséqué. On eût dit une préparation 
d'anatomie; toute la chair était éliminée; pas un muscle ne 
restait, pas un os ne manquait. Si Gilliatt eût été du métier, 
il eût pu le constater. Les périostes dénudés étaient blancs, 
polis, et comme fourbis. Sans quelques verdissements de 
conferves çà et là, c'eût été de l'ivoire. Les cloisons carti- 
lagineuses étaient délicatement amenuisées et ménagées. La 

Le cadavre était comme enterré sous les crabes morts; 
Gilliatt le déterrait. 

Tout à coup il se pencha vivement. 

Il venait d'apercevoir autour de la colonne vertébrale 
une espèce de lien. 

C'était une ceinture de cuir qui avait évidemment été 
bouclée sur le ventre de l'homme de son vivant. 

Le cuir était moisi, La boucle était rouillée. 

Gilliatt tira à lui cette ceinture. Les vertèbres résis- 
tèrent, et il dut les rompre pour la prendre. La ceinture 
était intacte. Une croûte de coquillages commençait à s'y 
former. 

11 la palpa et sentit un objet dur et de forme carrée 
dans l'intérieur. 11 ne fallait pas songer à défaire la boucle. 
11 fendit le cuir avec son couteau. 

La ceinture contenait une petite boîte de fer et quelques 
pièces d'or. Gilliatt compta vingt guinées. 

La boîte de fer était une vieille tabatière de matelot, 
s'ouvrant à ressort. Elle était très rouillée et très fermée. Le 
ressort, complètement oxydé, n'avait plus de jeu. 

Le couteau tira encore d'embarras Gilliatt. Une pesé 






222 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



de la pointe de la lame fit sauter le couvercle de la boîte. 

La boîte s'ouvrit. 

Il n'y avait dedans que du papier. 

Une petite liasse de feuilles très minces, pliées en quatre, 
tapissait le fond de la boîte. Elles étaient humides, mais 
point altérées. La boîte, hermétiquement fermée, les avait 
préservées. Gilliatt les déplia. 

C'étaient trois bank-notes de mille livres sterling cha- 
cune, faisant ensemble soixante-quinze mille francs. 

Gilliatt les replia, les remit dans la boîte, profita d'un 
peu de place qui y restait pour y ajouter les vingt guinées, 
et referma la boîte le mieux qu'il put. 

Il se mit à examiner la ceinture. 

Le cuir, autrefois verni à l'extérieur, était brut à l'inté- 
rieur. Sur ce fond fauve quelques lettres étaient tracées en 
noir à l'encre grasse. Gilliatt déchifl'ra ces lettres et lut : 
Sieur Clubin, 



V 



DANS L'INTERVALLE QUI SÉPARE SIX POUCES 

DE DEUX PIEDS 



IL Y A DE QUOI LOGER LA MORT 



Gilliatt remit la boîte dans la ceinture, et mit la ceinture 
dans la poche de son pantalon. 

Il laissa le squelette aux crabes, avec la pieuvre morte 
à côté. 

Pendant que Gilliatt était avec la pieuvre et avec le sque- 
lette, le ilux remontant avait noyé le boyau d'entrée. Gilliatt 
ne put sortir qu'en plongeant sous l'arclie. Il s'en tira sans 
peine; il connaissait l'issue, et il était maître dans ces 
gymnastiques de la mer. 

On entrevoit le drame qui s'était passé là dix semaines 
auparavant. Un monstre avait saisi l'autre. La pieuvre avait 
pris Clubin. 

Gela avait été, dans l'ombre inexorable, presque ce qu'on 



224 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



pourrait nommer la rencontre des hypocrisies. Il y avait eu, 
au fond de Tabîme, abordage entre ces deux existences 
faites d'attente et de ténèbres, et Tune qui était la bête, 
avait exécuté l'autre, qui était l'âme. Sinistres justices. 

Le crabe se nourrit de charogne, la pieuvre se nourrit 
de crabes. La pieuvre arrête au passage un animal nageant, 
une loutre, un chien, un homme si elle peut, boit le sang, 
et laisse au fond de l'eau le corps mort. Les crabes sont les 
scarabées nécrophores de la mer. La chair pourrissante les 
attire; ils viennent; ils mangent le cadavre, la pieuvre les 
mange. Les choses mortes disparaissent dans le crabe, le 
crabe disparaît dans la pieuvre. Nous avons déjà indiqué 

cette loi. 

Glubin avait été l'appât de la pieuvre. 

La pieuvre l'avait retenu et noyé; les crabes l'avaient 
dévoré. Un flot quelconque l'avait poussé, dans la cave, au 
fond de l'anfractuosité où Gilliatt l'avait trouvé. 

Gilliatt s'en revint, furetant dans les rochers, cherchant 
des oursins et des patelles, ne voulant plus de crabes. 11 lui 
eut semblé manger de la chair humaine. 

Du reste, il ne songeait plus qu'à souper le mieux pos- 
sible avant de partir. Rien désormais ne l'arrêtait. Les 
grandes tempêtes sont toujours suivies d'un calme qui dure 
plusieurs jours quelquefois. Nul danger maintenant du côté 
de la mer. Gilliatt était résolu à partir le lendemain. Il im- 
portait de garder pendant la nuit, à cause de la marée, le 
barrage ajusté entre les Douvres; mais Gilliatt comptait 
défaire au point du jour ce barrage, pousser la panse hors 
des Douvres, et mettre à la voile pour Saint-Sampson. La 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 225 



brise de calme qui soufflait, et qui était sud-est, était pré- 
cisément le vent qu'il lui fallait. 

On entrait dans le premier quartier de la lune de mai; 
les jours étaient longs. 

Quand Gilliatt, sa tournée de rôdeur de rochers terminée 
et son estomac à peu près satisfait, revint à l'entre-deux 
des Douvres où était la panse, le soleil était couché, le cré- 
puscule se doublait de ce demi-clair de lune qu'on pourrait 
appeler clair de croissant; le flux avait atteint son plein, et 
commençait à redescendre. La cheminée de la machine 
debout au-dessus de la panse avait été couverte par les 
écumes de la tempête d'une couche de sel que la lune blan- 
chissait. 

Ceci rappela à Gilliatt que la tourmente avait jeté dans 
la panse beaucoup d'eau de pluie et d'eau de mer, et que, 
s'il voulait partir le lendemain, il fallait vider la barque. 

11 avait constaté, en quittant la panse pour aller à la 
chasse aux crabes, qu'il y avait environ six pouces d'eau 
dans la cale. Sa pelle d'épuisement suffirait pour jeter cette 
eau dehors. 

Arrivé à la barque, Gilliatt eut un mouvement de ter- 
reur. Il y avait dans la panse près de deux pieds d'eau. 

Incident redoutable, la panse faisait eau. 

Elle s'était peu à peu emplie pendant l'absence de Gil- 
liatt. Chargée comme elle l'était, vingt pouces d'eau étaient 
un surcroît périlleux. Un peu plus, elle coulait. Si Gilliatt 
fût revenu une heure plus tard, il n'eut probablement trouvé 
hors de l'eau que la cheminée et le mat. 

Il n'y avait pas même à prendre une minute pour déli- 

ROMAN. — XI. 2U 



226 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



bérer. Il fallait chercher la voie d'eau, la boucher, puis 
vider la barque, ou du moins ralléger. Les pompes de la 
Durande s'étaient perdues dans le naufrage; Gilliatt était 
réduit à la pelle d'épuisement de la panse. 

Chercher la voie d'eau, avant tout. C'était le plus pressé. 

Gilliatt se mit à l'œuvre tout de suite, sans même se 
donner le temps de se rhabiller, frémissant. Il ne sentait 
plus ni la faim, ni le froid. 

La panse continuait de s'emplir. Heureusement il n'y 
avait point de vent. Le moindre clapotement l'eût coulée. 

La lune se coucha. 

Gilliatt, à tâtons, courbé, plus qu'à demi plongé dans 
l'eau, chercha longtemps. Il découvrit enfin l'avarie. 

Pendant la bourrasque, au moment critique où la panse 
s'était arquée, la robuste barque avait talonné et heurté assez 
violemment te rocher. Un des reliefs de la petite Douvre 
avait fait, dans la coque, à tribord, une fracture. 

Cette voie d'eau était fâcheusement, on pourrait presque 
dire perfidement, située près du point de rencontre de deux 
porques, ce qui, joint à l'ahurissement de la tourmente, 
avait empêché Gilliatt, dans sa revue obscure et rapide au 
plus fort de l'orage, d'apercevoir le dégât. 

La fracture avait cela d'alarmant qu'elle était large, et 
cela de rassurant que, bien qu'immergée en ce moment par 
la crue intérieure de l'eau, elle était au-dessus de la flot- 
taison. 

A l'instant où la crevasse s'était faite, le flot était rude- 
ment secoué dans le détroit, et il n'y avait plus de niveau 
de flottaison, la lame avait pénétré par Teffraction dans la 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE, m 



panse, la panse sous cette surcharge s'était enfoncée de 
quelques pouces, et, même après Tapaisement des vagues, 
le poids du liquide infiltré, faisant hausser la ligne de flot- 
taison, avait maintenu la crevasse sous l'eau. De là, Fimmi- 
nènce du danger. La crue avait augmenté de six pouces à 
vingt. Mais si Ton parvenait à boucher la voie d'eau, on 
pourrait vider la panse; une fois la barque étanchée, elle 
remonterait à sa flottaison normale, la fracture sortirait de 
l'eau, et, à sec, la réparation serait aisée, ou du moins 
possible. Gilliatt, nous l'avons dit, avait encore son outil- 
lage de charpentier en assez bon état. 

Mais que dlncertitudes avant d'en venir là ! que de pé- 
rils ! que de chances mauvaises ! Gilliatt entendait l'eau 
sourdre inexorablement. Une secousse, et tout sombrait. 
Quelle misère! Peut-être n'était-il plus temps. 

Gilliatt s'accusa amèrement. Il aurait dû voir tout de 
suite l'avarie. Les six pouces d'eau dans la cale auraient dû 
l'avertir. 11 avait été stupide d'attribuer ces six pouces d'eau 
à la pluie et à l'écume. Il se reprocha d'avoir dormi, d'avoir 
mangé ; il se reprocha la fatigue, il se reprocha presque la 
tempête et la nuit. Tout était de sa faute. 

Ces duretés qu'il se disait à lui-même se mêlaient au 
va-et-vient de son travail et ne l'empêchaient pas d'aviser. 

La voie d'eau était trouvée, c'était le premier pas ; 
l'étouper était le second. On ne pouvait davantage pour 
l'instant. On ne fait point de menuiserie sous l'eau. 

Une circonstance favorable, c'est que l'effraction de la 
coque avait eu lieu dans l'espace compris entre les deux 
chaînes qui assujettissaient à tribord la cheminée de la 



ns LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



machine. L*étoupage pouvait se rattacher à ces chaînes. 

L'eau cependant gagnait. La crue maintenant dépassait 
deux pieds. 

Gilliatt avait de Teau plus haut que les genoux. 




./■..,//,:,,' :-.:':: rtj, 



VI 



Tx-n i-fc r* /"\ ii¥ T AT ¥\"r C'i i l\ AT TTÎHT 



Gilliatt avait à sa disposition, dans la réserve du grée- 
ment de la panse, un assez grand prélart goudronné pourvu 
de longues aiguillettes à ses quatre coins. 

11 prit ce prélart, en amarra deux coins par les aiguil- 
lettes aux deux anneaux des chaînes de la cheminée du côté 
de la voie d'eau, et jeta le prélart par-dessus le hord. Le 
prélart tomba comme une nappe entre la petite Douvre et 
la barque, et s'immergea dans le Ilot. La poussée de l'eau 



230 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

voulant entrer dans la cale l'appliqua contre la coque sur 
le trou. Plus Feau pressait, plus le prélart adhérait. Il était 
collé par le flot lui-même sur la fracture. La plaie de la 
barque était pansée. 

Cette toile goudronnée s'interposait entre l'intérieur de 
la cale et les lames du dehors. Il n'entrait plus une goutte 
d'eau. 

La voie d'eau était masquée, mais n'était pas étoupée. 
C'était un répit. 

Gillîatt prit la pelle d'épuisement et se mit à vider la 
panse. Il était grand temps de l'alléger. Ce travail le ré- 
chauffa un peu, mais sa fatigue était extrême. Il était forcé 
de s'avouer qu'il n'irait point jusqu'au bout et qu'il ne par- 
viendrait pas à étancher la cale. Gilliatt avait à peine mangé, 
et il avait l'humiliation de se sentir exténué. 

II mesuraitjes progrès de son travail à la baisse du ni- 
veau de l'eau à ses genoux. Cette baisse était lente. 

En outre la voie d'eau n'était qu'interrompue. Le mal 
était pallié, non réparé. Le prélart, poussé dans la fracture 
par le flot, commençait à faire tumeur dans la cale. Cela 
ressemblait à un poing sous cette toile, s'efTorçant de la 
crever. La toile solide, et goudronnée, résistait; mais le 
gonflement et la tension augmentaient, il n'était pas cer- 
tain que la toile ne céderait pas, et d'un moment à l'autre 
la tumeur pouvait se fendre. L'irruption de l'eau recom- 
mencerait. 

En pareil cas, les équipages en détresse le savent, il 
n'y a pas d'autre ressource qu'un tampon. On prend les 
chiffons de toute espèce qu'on trouve sous sa main, tout ce 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 231 



que dans la langue spéciale on appelle fourrures y et Ton 
refoule le plus qu'on peut dans la crevasse la tumeur du 
prélart. 

De ces ce fourrures », Gilliatt n'en avait point. Tout ce 
qu'il avait emmagasiné de lambeaux et d'étoupes avait été 
ou employé dans ses travaux, ou dispersé par la rafale. 

A la rigueur, il eût pu en retrouver quelques restes en 
furetant dans les rochers. La panse était assez allégée pour 
qu'il pût s'absenter un quart d'heure; mais comment faire 
cette perquisition sans lumière? L'obscurité était complète. 
11 n'y avait plus de lune; rien que le sombre ciel étoile. 
Gilliatt n'avait pas de filin sec pour faire une mèche, pas 
de suif pour faire une chandelle, pas de feu pour l'allumer, 
pas de lanterne pour l'abriter. Tout était confus et indis- 
tinct dans la barque et dans l'écueil. On entendait l'eau 
bruire autour de la coque blessée, on ne voyait même pas 
la crevasse; c'est avec les mains que Gilliatt constatait la 
tension croissante du prélart. Impossible de faire en cette 
obscurité une recherche utile des haillons de toile et de 
funin épars dans les brisants. Gomment glaner ces loques 
sans y voir clair? Gilliatt considérait tristement la nuit. 
Toutes les étoiles, et pas une chandelle. 

La masse liquide ayant diminué dans la barque, la pres- 
sion extérieure augmentait. Le gonflement du prélart grossis- 
sait. Il ballonnait de plus en plus. C'était comme un abcès 
prêt à s'ouvrir. La situation, un moment améliorée, redeve- 
nait menaçante. 

Un tampon était impérieusement nécessaire. 

Gilliatt n'avait plus que ses vêtements. 



232 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Il les avait, on s'en souvient , mis à sécher sur les ro- 
chers saillants de la petite Douvre. 

11 les alla ramasser et les déposa sur le rebord de la 

panse. 

11 prit son suroit goudronné, et, s'agenouillant dans 
l'eau, il l'enfonça dans la crevasse, repoussant la tumeur 
du prélart au dehors, et par conséquent la vidant. Au 
suroit il ajouta la peau de mouton, à la peau de mouton 
la chemise de laine, à la chemise la vareuse. Tout y 
passa. 

11 n'avait plus sur lui qu'un vêtement, il l'ôta, et avec 
son pantalon il grossit et affermit l'étoupage. Le tampon 
était fait, et ne semblait pas insuffisant. 

Ce tampon débordait au dehors la crevasse, avec le pré- 
lart pour enveloppe. Le flot, voulant entrer, pressait l'ob- 
stacle, l'élargissait utilement sur la fracture, et le consolidait. 
C'était une sorte de compresse extérieure. 

A l'intérieur, le centre seul du gonflement ayant été 
refoulé, il restait tout autour de la crevasse et du tampon 
un bourrelet circulaire du prélart d'autant plus adhérent 
que les inégalités mêmes de la fracture le retenaient. La 
voie d'eau était aveuglée. 

Mais rien n'était plus précaire. Ces reliefs aigus de la 
fracture qui fixaient le prélart, pouvaient le percer, et par 
ces trous l'eau rentrerait. Gilliatt, dans l'obscurité, ne s'en 
apercevrait même pas. Il était peu probable que ce tampon 
durât jusqu'au jour. L'anxiété de Gilliatt changeait de forme, 
mais il la sentait croître en même temps qu'il sentait ses 
forces s'éteindre. 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 233 



Il s'était remis à vider la cale, mais ses bras, à bout 
d'efforts, pouvaient à peine soulever la pelle pleine d'eau. 11 
était nu, et frissonnait. 

Gilliatt sentait l'approche sinistre de l'extrémité. 
Une chance possible lui traversa l'esprit. Peut-être y 
avait-il une voile au large. Un pêcheur qui serait par aven- 
ture de passage dans les eaux des Douvres pourrait lui venir 
en aide. Le moment était arrivé où un collaborateur était 
absolument nécessaire. Un homme et une lanterne, et tout 
pouvait être sauvé. A deux, on viderait aisément la cale; 
dès que la barque serait étanche, n'ayant plus cette sur- 
charge de liquide, elle remonterait, elle reprendrait son 
niveau de flottaison, la crevasse sortirait de l'eau, le radoub 
serait exécutable, on pourrait immédiatement remplacer le 
tampon par une pièce de bordage, et l'appareil provisoire 
posé sur la fracture par une réparation définitive. Sinon, il 
fallait attendre jusqu'au jour, attendre toute la nuit! Retard 
funeste qui pouvait être la perdition. Gilliatt avait la fièvre 
de l'urgence. Si par hasard quelque fanal de navire était en 
vue, Gilliatt pourrait, du haut de la grande Douvre, faire 
des signaux. Le temps était calme, il n'y avait pas de vent, 
il n'y avait pas de mer, un homme s'agitant sur le fond 
étoile du ciel avait possibilité d'être remarqué. Un capi- 
taine de navire, et même un patron de barque, n'est pas la 
nuit dans les eaux des Douvres sans braquer la longue-vue 
sur recueil; c'est de précaution. 

Gilliatt espéra qu'on l'apercevrait. 

Il escalada Fépave, empoigna la corde à nœuds, et monta 
sur la grande Douvre. 

noMAN. — XI. 30 



234 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Pas une voile à Thorizon. Pas un fanaL L'eau à perte de 
vue était déserte. 

Nulle assistance possible et nulle résistance possible, 

Gilliatt, chose qu'il n'avait point éprouvée jusqu'à ce 
moment, se sentit désarmé. 

La fatalité obscure était maintenant sa maîtresse. Lui 
avec sa barque, avec la machine de la Durande, avec toute 
sa peine, avec toute sa réussite, avec tout son courage, il 
appartenait au gouffre. Il n'avait plus de ressource de lutte; 
il devenait passif. Comment empêcher le flux de venir, 
Peau de monter, la nuit de continuer? Ce tampon était son 
unique point d'appui. Gilliatt s'était épuisé et dépouillé 
à le composer et à le compléter; il ne pouvait plus ni le 
fortifier, ni Paffermir; le tampon était tel quel, il devait 
rester ainsi, et fatalement tout effort était fini. La mer 
avait à sa discrétion cet appareil hâtif appliqué sur la 
voie d'eau. Comment se comporterait cet obstacle inerte? 
C'était lui maintenant qui combattait, ce n'était plus Gilliatt. 
C'était ce chiffon, ce n'était plus cet esprit. Le gonflement 
d'un flot suffisait pour déboucher la fracture. Plus ou moins 
de pression; toute la question était là. 

Tout allait se dénouer par une lutte machinale entre 
deux quantités mécaniques. Gilliatt ne pouvait désormais ni 
aider Pauxiliaire, ni arrêter l'ennemi. Il n'était plus que le 
spectateur de sa vie ou de sa mort. Ce Gilliatt, qui avait été 
une providence, était, à la minute suprême, remplacé par 
une résistance inconsciente. 

Aucune des épreuves et des épouvantes que Gilliatt avait 
traversées n'approchait de celle-ci. 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 235 

En arrivant dans Técueil Douvres, il s'était vu entouré 
et comme saisi par la solitude. Cette solitude faisait plus 
que l'environner, elle l'enveloppait. Mille menaces à la fois 
lui avaient montré le poing. Le vent était là, prêt à souffler; 
la mer était là, prête à rugir. Impossible de bâillonner cette 
bouche, le vent; impossible d'édenter cette gueule, la mer. 
Et pourtant il avait lutté; homme, il avait combattu corps 
à corps l'océan; il s'était colleté avec la tempête. 

Il avait tenu tête à d'autres anxiétés et à d'autres néces- 
sités encore. Il avait eu affaire à toutes les détresses. Il lui 
avait fallu sans outils faire des travaux, sans aide remuer 
des fardeaux, sans science résoudre des problèmes, sans 
provisions boire et manger, sans lit et sans toit dormir. 

Sur cet écueil, chevalet tragique, il avait été tour à tour 
mis à la question par les diverses fatalités tortionnaires de 
la nature, mère quand bon lui semble, bourreau quand il 
lui plaît. 

Il avait vaincu Fisolement, vaincu la faim, vaincu la soif, 
vaincu le froid, vaincu la fièvre, vaincu le travail, vaincu le 
sommeil. Il avait rencontré pour lui barrer le passage les 
obstacles coalisés. Après le dénûment, l'élément; après la 
marée, la tourmente; après la tempête, la pieuvre; après le 
monstre, le spectre. 

Lugubre ironie finale. Dans cet écueil d'où Gilliatt avait 
compté sortir triomphant, Clubin mort venait de le regarder 
en riant. 

Le ricanement du spectre avait raison. Gilliatt se voyait 
perdu. Gilliatt se voyait aussi mort que Clubin. 

L'hiver, la famine, la fatigue, l'épave à dépecer, la ma- 



236 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



chine à transborder, les coups d'équinoxe, le vent, le ton- 
nerre, la pieuvre, tout cela n'était rien près de la voie d'eau. 
On pouvait avoir, et Gilliatt avait eu, contre le froid le feu, 
contre la faim les coquillages du rocher, contre la soif la 
pluie, contre les difficultés du sauvetage l'industrie et Téner- 
gie, contre la marée et l'orage le brise-lames, contre la 
pieuvre le couteau. Contre la voie d'eau, rien. 

L'ouragan lui laissait cet adieu sinistre. Dernière reprise, 
estocade traître, attaque sournoise du vaincu au vainqueur. 
La tempête en fuite lançait cette flèche derrière elle. La 
déroute se retournait et frappait. C'était le coup de Jarnac 
de Tabîme, 

On combat la tempête; mais comment combattre un 
suintement? 

Si le tampon cédait, si la voie d'eau se rouvrait, rien ne 
pouvait faire que la panse ne sombrât point. C'était la liga- 
ture de l'artère qui se dénoue. Et une fois la panse au fond 
de l'eau, avec cette surcharge, la machine, nul moyen de 
l'en tirer. Ce magnanime effort de deux mois titaniques 
aboutissait à un anéantissement. Recommencer était impos- 
sible. Gilliatt n'avait plus ni forge, ni matériaux. Peut-être, 
au point du jour, allait-il voir toute son œuvre s'enfoncer 
lentement et irrémédiablement dans le gouffre. 

Chose effrayante, sentir sous soi la force sombre. 

Le gouffre le tirait à lui. 

Sa barque engloutie, il n'aurait plus qu'à mourir de faim 
et de froid, comme l'autre, le naufragé du rocher l'Homme. 

Pendant deux longs mois, les consciences et les provi- 
dences qui sont dans l'invisible avaient assisté à ceci : d'un 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE, m 



côté les étendues, les vagues, les vents, les éclairs, les mé- 
téores, de Tautre un homme; d'un côté la mer, de Tautre 
une âme ; d'un côté l'infini, de Tartre un atome. 

Et il y avait eu bataille. 

Et voilà que peut-être ce prodige avortait. 

Ainsi aboutissait à l'impuissance cet héroïsme inouï, 
ainsi s'achevait par le désespoir ce formidable combat 
accepté, cette lutte de Rien contre Tout, cette Iliade à un. 

Gilliatt éperdu regardait l'espace, 

11 n'avait même plus un vêtement. 11 était nu devant 
l'immensité. 

Alors, dans l'accablement de toute cette énormité 
inconnue, ne sachant plus ce qu'on lui voulait, se confron- 
tant avec l'ombre, en présence de cette obscurité irréduc- 
tible, dans la rumeur des eaux, des lames, des flots, des 
houles, des écumes, des rafales, sous les nuées, sous les 
souffles, sous la vaste force éparse, sous ce mystérieux fir- 
mament des ailes, des astres et des tombes, sous l'intention 
possible mêlée à ces choses démesurées, ayant autour de 
lui et au-dessous de lui l'océan, et au-dessus de lui les 
constellations, sous l'insondable, il s'affaissa, il renonça, il 
se coucha tout de son long le dos sur la roche, la face aux 
étoiles, vaincu, et joignant les mains devant la profondeur 
terrible, il cria dans l'infini : Grâce ! 

Terrassé par l'immensité, il la pria. 

Il était là, seul dans cette nuit sur ce rocher au milieu 
de cette mer, tombé d'épuisement, ressemblant à un fou- 
droyé, nu comme le gladiateur dans le cirque, seulement au 
lieu de cirque ayant l'abîme, au lieu de bêtes féroces les 



238 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



ténèbres, au lieu des yeux du peuple le regard de Fineonnu, 
au lieu des vestales les étoiles, au lieu de César, Dieu. 

Il lui sembla qu'il se sentait se dissoudre dans le froid, 
dans la fatigue, dans l'impuissance, dans la prière, dans 
Tombre, et ses yeux se fermèrent. 




J'm Vuù'a inv. 



^'f/iT/'iiç/if^i/ f8.9S? 61/ f?. ,^. 



Géry-Bichard pc. 



VII 



IL Y A UNE OREILLE DANS L'INCONNU 



Quelques heures s'écoulèrent. 

Le soleil se leva, éblouissant. 

Son premier rayon éclaira sur le plateau de la grande 
Douvre une forme immobile. C'était Gilliatt. 

Il était toujours étendu sur le rocher. 

Cette nudité glacée et roidie n'avait plus un frisson. Les 
paupières closes étaient blêmes. Il eût été difficile de dire 
si ce n'était pas un cadavre. 



240 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

Le soleil paraissait le regarder. 

Si cet homme nu n'était pas mort, il en était si près qu'il 
suffisait du moindre vent froid pour Fachever. 

Le vent se mit à souffler, tiède et vivifiant; la printa- 
nière haleine de mai. 

Cependant le soleil montait dans le profond ciel bleu; 
son rayon moins horizontal s'empourpra. Sa lumière devint 
chaleur. Elle enveloppa Gilliatt. 

Gilliatt ne bougeait pas. S'il respirait, c'était de cette res- 
piration prête à s'éteindre qui ternirait à peine un miroir. 

Le soleil continua son ascension, de moins en moins 
oblique sur Gilliatt. Le vent, qui n'avait été d'abord que 
tiède, était maintenant chaud. 

Ce corps rigide et nu demeurait toujours sans mouve- 
ment; pourtant la peau semblait moins livide. 

Le soleil, approchant du zénith, tomba à plomb sur le 
plateau de la Douvre. Une prodigalité de lumière se versa 
du haut du ciel; la vaste réverbération de la mer sereine 
s'y joignit; le rocher commença à tiédir, et réchauffa 
l'homme. 

Un soupir souleva la poitrine de Gilliatt. 

Il vivait. 

Le soleil continua ses caresses, presque ardentes. Le 
vent, qui était déjà le vent de midi et le vent d'été, s'ap- 
procha de Gilliatt comme une bouche, soufflant mollement. 

Gilliatt remua. 

L'apaisement de la mer était inexprimable. Elle avait un 
murmure de nourrice près de son enfant. Les vagues parais- 
saient bercer l'écueil. 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE. 241 



Les oiseaux de mer, qui connaissaient Gilliatt, volaient 
au-dessus de lui, inquiets. Ce n'était plus leur ancienne 
inquiétude sauvage. C'était aa ne sait quoi de tendre et de 
fraternel. Ils poussaient de petits cris, lis avaient Tair de 
l'appeler. Une mouette, qui l'aimait sans doute, eut la fami- 
liarité de venir tout près de lui. Elle se mit à lui parler. 
11 ne semblait pas entendre. Elle sauta sur son épaule et 
lui becqueta les lèvres doucement, 
Gilliatt ouvrit les yeux. 

Les oiseaux, contents et farouches, s'envolèrent. 
Gilliatt se dressa debout, s'étira comme le lion réveillé, 
courut au bord de la plate-forme, et regarda sous lui dans 
l'entre-deux des Douvres. 

La panse était là, intacte. Le tampon s'était maintenu; 
la mer probablement l'avait peu rudoyé. 
Tout était sauvé. 

Gilliatt n'était plus las. Ses forces étaient réparées. Cet 
évanouissement avait été un sommeil. 

Il vida la panse, mit la cale à sec et l'avarie hors de la 
flottaison, se rhabilla, but, mangea, fut joyeux. 

La voie d'eau, examinée au jour, demandait plus de 
travail que Gilliatt n'aurait cru. C'était une assez grave 
avarie. Gilliatt n'eut pas trop de toute la journée pour la 

réparer. 

Le lendemain, à l'aube, après avoir défait le barrage et 

rouvert l'issue du défilé, vêtu de ces haillons qui avaient eu 

raison de la voie d'eau, ayant sur lui la ceinture de Clubin 

et les soixante-quinze mille francs, debout dans la panse 

radoubée à côté de la machine sauvée, par un bon vent, 

ROMAN. — XI. 31 



242 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



par une mer admirable, Giliiatt sortit de l'écueil Douvres. 

Il mit le cap sur Guernesey. 

Au moment où il s'éloigna de l'écueil, quelqu'un qui 
eût été là l'eût entendu chanter à demi-voix Tair Bonny 
Dundee. 



TROISIEME PARTIE 



DÉRUCHETTE 



LIVRE PREMIER 



NUIT ET LUNE 




I 



LA CLOCHE DU PORT 



Le Saint-Sampson d'aujourd'hui est presque une ville; 
le Saint-Sampson d'il y a quarante ans était presque un 
village. 

Le printemps venu et les veillées d'hiver finies, on y 
faisait les soirées courtes, on se mettait au lit dès la nuit 
tombée. Saint-Sampson était une ancienne paroisse de couvre- 
feu ayant conservé l'habitude de souffler de bonne heure sa 
chandelle. On s'y couchait et on s'y levait avec le jour. Ces 
vieux villages normands sont volontiers poulaillers. 



248 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Disons en outre que Saint-Sampson, à part quelques 
riches familles bourgeoises, est une population de carriers 
et de charpentiers. Le port est un port de radoub. Tout le 
jour on extrait des pierres ou l'on façonne des madriers ; 
ici le pic, là le marteau. Maniement perpétuel de bois de 
chêne et du granit. Le soir on tombe de fatigue et l'on 
dort comme des plombs. Les rudes travaux font les durs 
sommeils. 

Un soir du commencement de mai, après avoir, pendant 
quelques instants, regardé le croissant de la lune dans les 
arbres et écouté le pas de Déruchette se promenant seule, 
au frais de la nuit, dans le jardin des Bravées, mess Le- 
thierry était rentré dans sa chambre située sur le port et 
s'était couché. Douce et Grâce étaient au lit. Excepté Déru- 
chette, tout dormait dans la maison. Tout dormait aussi dans 
Saint-Sampson. Portes et volets étaient partout fermés. 
Aucune allée et venue dans les rues. Quelques rares lumières, 
pareilles à des clignements d'yeux qui vont s'éteindre, rou- 
gissaient çà et là des lucarnes sur les toits, annonce du cou- 
cher des domestiques. Il y avait un certain temps déjà que 
neuf heures avaient sonné au vieux clocher roman couvert 
de lierre qui partage avec l'église de Saint-Brelade de Jersey 
la bizarrerie d'avoir pour date quatre uns : llH ; ce qui 
signifie onze cent onze. 

La popularité de mess Lethierry à Saint-Sampson tenait 
à son succès. Le succès ôté, le vide s'était fait. 11 faut croire 
que le guignon se gagne et que les gens point heureux ont 
la peste, tant est rapide leur mise en quarantaine. Les jolis 
fils de famille évitaient Déruchette. L'isolement autour des 



NUIT ET LUNE. 249 



Bravées était maintenant tel qu'on n'y avait pas même su le 
petit grand événement local qui avait ce jour-là mis tout 
Saint-Sampson en rumeur. Le recteur de la paroisse, le 
révérend Joë Ebenezer Gaudray, était riche. Son oncle, le 
magnifique doyen de Saint-Asaph, venait de mourir à 
Londres. La nouvelle en avait été apportée par le sloop de 
poste Cashmere arrivé d'Angleterre le matin même, et dont 
on apercevait le mât dans la rade de Saint-Pierre-Port. Le 
Cashmere devait repartir pour Southampton le lendemain à 
midi, et, disait-on, emmener le révérend recteur, rappelé 
en Angleterre à bref délai pour l'ouverture officielle du tes- 
tament, sans compter les autres urgences d'une grande 
succession à recueillir. Toute la journée, Saint-Sampson 
avait confusément dialogué. Le Cashmere^ le révérend Ebe- 
nezer, son oncle mort, sa richesse, son départ, ses promo- 
tions possibles dans l'avenir, avaient fait le fond du bour- 
donnement. Une seule maison, point informée, était restée 
silencieuse, les Bravées. ' 

Mess Lethierry s'était jeté sur son branle, tout habillé. 
Depuis la catastrophe de la Durande, se jeter sur son branle, 
c'était sa ressource. S'étendre sur son grabat, c'est à quoi tout 
prisonnier a recours, et mess Lethierry était le prisonnier 
du chagrin. Il se couchait; c'était une trêve, une reprise 
d'haleine, une suspension d'idées. Dormait-il? non. Veillait- 
il? non. A proprement parler, depuis deux mois et demi, — 
il y avait deux mois et demi de cela, — mess Lethierry était 
comme en somnambulisme. Il ne s'était pas encore ressaisi 
lui-même. Il était dans cet état mixte et diffus que con- 
naissent ceux qui ont subi les grands accablements. Ses 

ROMAN. — XI. ^^ 



250 



LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



réflexions n'étaient pas de la pensée, son sommeil n'était 
pas du repos. Le jour il n'était pas un homme éveillé, la 
nuit il n'était pas un homme endormi. Il était debout, puis 
il était couché, voilà tout. Quand il était dans son branle, 
l'oubli lui venait un peu, il appelait cela dormir, les chi- 
mères flottaient sur lui et en lui, le nuage nocturne, plein 
de faces confuses, traversait son cerveau ; l'empereur Napo- 
léon lui dictait ses mémoires, il y avait plusieurs Déruchettes, 
des oiseaux bizarres étaient dans des arbres, les rues de Lons- 
le-Saulnier devenaient des serpents. Le cauchemar était le 
répit du désespoir. Il passait ses nuits à rêver, et ses jours 

à songer. 

Il restait quelquefois toute une après-midi, immobile à 
la fenêtre de sa chambre qui donnait, on s'en souvient, sur 
le port, la, tête basse, les coudes sur la pierre, les oreilles 
dans ses poings, le dos tourné au monde entier, l'œil fixé 
sur le vieil anneau de fer scellé dans le mur de sa maison 
à quelques pieds de sa fenêtre, où jadis on amarrait la 
Durande. Il regardait la rouille qui venait à cet anneau. 

Mess Lethierry était réduit à la fonction machinale de 

vivre. 

Les plus vaillants hommes, privés de leur idée réalisable, 
en arrivent là. C'est l'ellet des existences vidées. La vie est 
le voyage, l'idée est l'itinéraire. Plus d'itinéraire, on s'arrête. 
Le but est perdu, la force est morte. Le sort a un obscur 
pouvoir discrétionnaire. Il peut toucher de sa verge même 
notre être moral. Le désespoir, c'est presque la destitution 
de l'âme. Les très grands esprits seuls résistent. Et encore. 

Mess Lethierry méditait continuellement, si l'absorption 



NUIT ET LUNE. 251 

peut s'appeler méditation, au fond d'une sorte de précipice 
trouble. Illui échappait des paroles navrées comme celle-ci : 
— Il ne me reste plus qu'à demander là-haut mon billet de 
sortie. 

Notons une contradiction dans cette nature, complexe 
comme la mer dont Lethierry était, pour ainsi dire, le pro- 
duit; mess Lethierry ne priait point. 

Être impuissant, c'est une force. En présence de nos 
deux grandes cécités, la destinée et la nature, c'est dans 
son impuissance que l'homme a trouvé le point d'appui, la 
prière. 

L'homme se fait secourir par l'effroi; il demande aide à 
sa crainte; l'anxiété, c'est un conseil d'agenouillement. 

La prière, énorme force propre à l'âme et de même 
espèce que le mystère. La prière s'adresse à la magnani- 
mité des ténèbres ; la prière regarde le mystère avec les 
yeux mêmes de l'ombre, et, devant la fixité puissante de ce 
regard suppliant, on sent un désarmement possible de l'In- 
connu. 

Cette possibilité entrevue est déjà une consolation. 

Mais Lethierry ne priait pas. 

Du temps qu'il était heureux, Dieu existait pour lui, on 
pourrait dire en chair et en os; Lethierry lui parlait, lui 
engageait sa parole, lui donnait presque de temps en temps 
une poignée de main. Mais dans le malheur de Lethierry, 
phénomène du reste assez fréquent, Dieu s'était éclipsé. 
Cela arrive quand on s'est fait un bon Dieu qui est un 
bonhomme. 

Il n'y avait pour Lethierry, dans l'état d'âme où il était. 



252 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



qu'une vision nette, le sourire de Déruchette. Hors de ce 
sourire, tout était noir. 

Depuis quelque temps, sans doute à cause de la perte 
de la Durande, dont elle ressentait le contre-coup, ce char- 
mant sourire de Déruchette était plus rare. Elle paraissait 
préoccupée. Ses gentillesses d'oiseau et d'enfant s'étaient 
éteintes. On ne la voyait plus, le matin, au coup de canon 
du point du jour, faire une révérence et dire au soleil 
levant : « BumL,. jour. Donnez-vous la peine d'entrer. » 
Elle avait par. moments l'air très sérieux, chose triste dans 
ce doux être. Elle faisait effort cependant pour rire à mess 
Lethierry, et pour le distraire, mais sa gaîté se ternissait de 
jour en jour et se couvrait de poussière comme l'aile d'un 
papillon qui a une épingle à travers le corps. Ajoutons que, 
soit par chagrin du chagrin de son oncle, car il y a des 
douleurs de reflet, soit pour d'autres raisons, elle semblait 
maintenant incliner beaucoup vers la religion. Du temps de 
l'ancien recteur M. Jaquemin Hérode, elle n'allait guère, on 
le sait, que quatre fois l'an à l'église. Elle y était à présent 
fort assidue. Elle ne manquait aucun office, niMu dimanche, 
ni du jeudi. Les âmes pieuses de la paroisse voyaient avec 
satisfaction cet amendement. Car c'est un grand bonheur 
qu'une jeune fille, qui court tant de dangers du côté des 
hommes, se tourne vers Dieu. 

Cela fait du moins que les pauvres parents ont l'esprit 
en repos du côté des amourettes. 

Le soir, toutes les fois que le temps le permettait, elle 
se promenait une heure ou deux dans le jardin des Bravées. 
Elle était là, presque aussi pensive que mess Lethierry, et 



NUIT ET LUNE. 253 



toujours seule. Déruchette se couchait la dernière. Ce qui 
n'empêchait point Douce et Grâce d'avoir toujours un peu 
l'œil sur elle, par cet instinct de guet qui se mêle à la do- 
mesticité; espionner désennuie de servir. 

Quant à mess Léthierry, dans l'état voilé où était son 
esprit, ces petites altérations dans les habitudes de Déru- 
chette lui échappaient. D'ailleurs, il n'était pas né duègne. 
Il ne remarquait même pas l'exactitude de Déruchette aux 
offices de la paroisse. Tenace dans son préjugé contre les 
choses et les gens du clergé, il eût vu sans plaisir ces fré- 
quentations d'église. 

Ce n'est pas que sa situation morale à lui-même ne fût 
en train de se modifier. Le chagrin est nuage et change de 
forme. 

Les âmes robustes, nous venons de le dire, sont parfois, 
par de certains coups de malheur, destituées presque, non 
tout à fait. Les caractères virils, tels que Lethierry, réagis- 
sent dans un temps donné. Le désespoir a des degrés re- 
montants. De l'accablement on monte à l'abattement, de 
l'abattement à l'affliction, de l'affliction à la mélancolie. La 
mélancolie est un crépuscule. La souff*rance s'y fond dans 
une sombre joie. 

La mélancolie, c'est le bonheur d'être triste. 

Ces atténuations élégiaques n'étaient point faites pour 
Lethierry; ni la nature de son tempérament, ni le genre de 
son malheur, ne comportaient ces nuances. Seulement, au 
moment où nous venons de le retrouver, la rêverie de son 
premier désespoir tendait, depuis une semaine environ, à se 
dissiper; sans être moins triste, Lethierry était moins inerte; 



254 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



il était toujours sombre, .mais il n'était plus morne; il lui 
revenait une certaine perception des faits et des événements; 
et il commençait à éprouver quelque chose de ce phéno- 
mène qu'on pourrait appeler la rentrée dans la réalité. 

Ainsi, le jour, dans la salle basse, il n'écoutait pas les 
paroles des gens, mais il les entendait. Grâce vint un matin 
toute triomphante dire à Déruchette que mess Lethierry 
avait défait la bande d'un journal. 

Cette demi-acceptation de la réalité est, en soi, un bon 
symptôme. C'est la convalescence. Les grands malheurs sont 
un étourdissement. On en sort par là. Mais cette améliora- 
tion fait d'abord l'effet d'une aggravation. L'état de rêve 
antérieur émoussait la douleur; on voyait trouble, on sen- 
tait peu; à présent la vue est nette, on n'échappe à rien, on 
saigne de tout. La plaie s'avive. La douleur s'accentue de 
tous les détails qu'on aperçoit. On revoit tout dans le sou- 
venir. Tout retrouver, c'est tout regretter. 11 y a dans ce 
retour au réel toutes sortes d'arrière-goûts amers. On est 
mieux, et pire. C'est ce qu'éprouvait Lethierry. Il souffrait 
plus distinctement. 

Ce qui avait ramené mess Lethierry au sentiment de la 
réalité, c'était une secousse. 

Disons cette secousse. 

Une après-midi, vers le 15 ou le W avril, on avait en- 
tendu à la porte de la salle basse des Bravées les deux coups 
qui annoncent le facteur. Douce avait ouvert. C'était une 
lettre en effet. 

Cette lettre venait de la mer. Elle était adressée à mess 
Lethierry. Elle était timbrée Lisboa. 



NUIT ET LUNE. 2ss 



20D 



Douce avait porté la lettre à mess Lethierry qui était 
enfermé dans sa chambre, U avait pris cette lettre, l'avait 
machinalement posée sur sa table, et ne Tavait pas re- 
gardée. 

Cette lettre resta une bonne semaine sur la table sans 
être décachetée. 

Il arriva pourtant qu'un matin Douce dit à mess Le- 
thierry : 

— Monsieur, faut-il ôter la poussière qu'il y a sur votre 
lettre? 

Lethierry parut se réveiller. 

— C'est juste, dit-il. 
Et il ouvrit la lettre. 
Il lut ceci : 

c( En mer, ce 10 mars. 

(c Mess Lethierry, de Saint-Sampson, 

(( Vous recevrez de mes nouvelles avec plaisir. 

c( Je suis sur le Tamaulipas, en route pour Pasrevenir. 
Il y a dans l'équipage un matelot Ahier-Tostevin, de Guer- 
nesey, qui reviendra, lui, et qui aura des choses à raconter. 
Je profite de la rencontre du navire Ilernan Gortez allant 
à Lisbonne pour vous faire passer cette lettre. 

c( Soyez étonné. Je suis honnête homme. 

a Aussi honnête que sieur Clubiu. 

c( Je dois croire que vous savez la chose qui est arrivée; 
pourtant il n'est peut-être pas de trop que je vous l'ap- 
prenne. 

c( La voici : 



256 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



« Je vous ai rendu vos capitaux. 

« Je vous avais emprunté, un peu incorrectement, cin- 
quante mille francs. Avant de quitter Saint-Malo, j'ai remis 
pour vous à votre homme de confiance, sieur Glubin, trois 
bank-notes de mille livres chaque, ce qui fait soixante- 
quinze mille francs. Vous trouverez sans doute ce rembour- 
sement suffisant. 

c( Sieur Glubin a pris vos intérêts et reçu votre argent 
avec énergie. Il m^a paru très zélé; c'est pourquoi je vous 
avertis. 

c( Votre autre homme de confiance, 

c( Rantaine. 

« Postscriptum. — Sieur Glubin avait un revolver, ce 
qui fait que je n'ai pas de reçu. » 

Touchez une torpille, touchez une bouteille de Leyde 
chargée, vous ressentirez ce qu'éprouva mess Lethierry en 
lisant cette lettre. 

Sous cette enveloppe, dans cette feuille de papier pliée 
en quatre à laquelle il avait au premier moment fait si peu 
attention, il y avait une commotion. 

11 reconnut cette écriture, il reconnut cette signature. 
Quant au fait, tout d'abord il n'y comprit rien. 

Gommotion telle qu'elle lui remit, pour ainsi dire, l'es- 
prit sur pied. 

Le phénomène des soixante-quinze mille francs confiés 
par Rantaine à Glubin, étant une énigme, était le côté utile 
de la secousse, en ce qu'il forçait le cerveau de Lethierry 



NUIT ET LUNE. 257 



à travailler. Faire une conjeclure, c'est pour la pensée une 
occupation saine. Le raisonnement est éveillé, la logique 
est appelée. 

Depuis quelque temps l'opinion publique de Guernesey 
était occupée à rejuger Glubin, cet honnête homme pendant 
tant d'années si unanimement admis dans la circulation de 
l'estime. On s'interrogeait, on se prenait à douter, il y avait 
des paris pour et contre. Des lumières singulières s'étaient 
produites. Clubin commençait à s'éclairer, c'est-à-dire qu'il 
devenait noir. 

Une information judiciaire avait eu lieu à Saint-Malo 
pour savoir ce qu'était devenu le garde-côte 619. La perspi- 
cacité légale avait fait fausse route, ce qui lui arrive sou- 
vent. Elle était partie de cette supposition que le garde- 
côte avait dû être embauché par Zuela et embarqué sur le 
Tamaulipas pour le Chili. Cette hypothèse ingénieuse avait 
entraîné force aberrations. La myopie de la justice n'avait 
pas même aperçu Rantaine. ÎVlais, chemin faisant, les magis- 
trats instructeurs avaient levé d'autres pistes. L'obscure 
affaire s'était compliquée. Glubin avait fait son entrée dans 
l'énigme. Il s'était établi une coïncidence, un rapport peut- 
être, entre le départ du Tamaulipas et la perte de la 
Durande. Au cabaret de la porte Dinan où Glubin croyait 
n'être pas connu, on l'avait reconnu; le cabaretier avait 
parlé; Glubin avait acheté une bouteille d'eau-de-vie. Pour 
qui? L'armurier de la rue Saint-Vincent avait parlé; Glubin 
avait acheté un revolver. Contre qui? L'aubergiste de l'Au- 
berge Jean avait parlé; Clubin avait eu des absences inex- 
plicables. Le capitaine Gertrais-Gaboureau avait parlé; 

IlOMAN. — X[. 2\i 



258 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

Clubin avait voulu partir, quoique averti, et sachant qu'il 
allait chercher le brouillard. L'équipage de la Durande avait 
parlé. Au fait, le chargement était manqué et l'arrimage 
était mal fait, négligence aisée à comprendre, si le capitaine 
veut perdre le navire. Le passager guernesiais avait parlé; 
Clubin avait cru naufrager sur les Ilanois. Les gens de ïor- 
teval avaient parlé; Clubin y était venu quelques jours avant 
la perte de la Durande, et avait dirigé sa promenade vers 
Plainmont voisin des Hanois. Il portait un sac- valise, ce II 
était parti avec, et revenu sans. » Les déniquoiseaux avaient 
parlé; leur histoire avait paru pouvoir se rattacher à la 
disparition de Clubin, à la seule condition d'y remplacer 
les revenants par des contrebandiers. Enfin la maison 
visionnée de Plainmont elle-même avait parlé; des gens 
décidés à se renseigner Tavaient escaladée, et avaient trouvé 
dedans, quoi? précisément le sac-valise de Clubin. La Dou- 
zaine de Torteval avait saisi le sac, et l'avait fait ouvrir. Il 
contenait des provisions de bouche, une longue-vue, un 
chronomètre, des vêtements d'homme et du linge marqué 
aux initiales de Clubin. Tout cela, dans les propos de Saint- 
Malo et de Guernesey, se construisait, et finissait par faire 
un à peu près de baraterie. On rapprochait des linéaments 
confus; on constatait un dédain singulier des avis, une 
acceptation des chances de brouillard, une négligence sus- 
pecte dans l'arrimage, une bouteille d'eau-de-vie, un timo- 
nier ivre, une substitution du capitaine au timonier, un coup 
de barre au moins bien maladroit. L'héroïsme à demeurer 
sur l'épave devenait coquinerie. Clubin du reste s'était 
trompé d'écueil. L'intention de baraterie admise, on com- 



NUIT ET LUNE. 259 



prenait le choix des Hanois, la côte aisément gagnée à la 
nage, un séjour dans la maison visionnée en attendant l'oc- 
casion de fuir. Le sac-valise, cet en-cas, achevait la démon- 
stration. Par quel lien cette aventure se rattachait-elle à 
l'autre aventure, celle du garde-côte, on ne le saisissait 
point. On devinait une corrélation; rien de plus. On entre- 
voyait, du côté de cet homme, le garde-marine numéro 619, 
tout un drame tragique. Clubin peut-être n'y jouait pas, 
mais on l'apercevait dans la coulisse. 

Tout ne s'expliquait point par la baraterie. 11 y avait un 
revolver sans emploi. Ce revolver était probablement de 
l'autre alîaire. 

Le flair du peuple est fin et juste. L'instinct public 
excelle dans ces restaurations de la vérité faites de pièces 
et de morceaux. Seulement, dans ces faits d'où se dégageait 
une baraterie vraisemblable, il y avait de sérieuses incerti- 
tudes. 

Tout se tenait, tout concordait; mais la base manquait. 

On ne perd pas un navire pour le plaisir de le perdre. 
On ne court point tous ces risques de brouillard, d'écueil, 
de nage, de refuge et de fuite, sans un intérêt. Quel avait 
pu être l'intérêt de Clubin? 

On voyait son acte, on ne voyait pas son motif. 

De là un doute dans beaucoup d'esprits. Où il n'y a 
point de motif, il semble qu'il n'y ait plus d'acte. 

La lacune était grave. 

Cette lacune, la lettre de Rantaine venait la combler. 

Cette lettre donnait le motif de Clubin. Soixante-quinze 
mille francs à voler. 



260 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Rantaine était le dieu dans la machine. Il descendait du 
nuage une chandelle à la main. 

Sa lettre était le coup de clarté final. 

Elle expliquait tout, et surabondamment elle annonçait 
un témoignage, Ahier-Tostevin. 

Chose décisive, elle donnait l'emploi du revolver. 

Rantaine était incontestablement tout à fait informé. Sa 
lettre faisait toucher tout du doigt. 

Aucune atténuation possible à la scélératesse de Clubin. 
11 avait prémédité le naufrage ; et la preuve, c'était l'en-cas 
apporté dans la maison visionnée. Et en le supposant inno- 
cent, en admettant le naufrage fortuit, n'eût-il pas dû, au 
dernier moment, décidé à son sacrifice sur Tépave, remettre 
les soixante-quinze mille francs pour mess Lethierry aux 
hommes qui se sauvaient dans la chaloupe? L'évidence écla- 
tait. Maintenant qu'était devenu Clubin? Il avait probable- 
ment été victime de sa méprise. Il avait sans doute péri 
dans recueil Douvres. 

Cet échafaudage de conjectures, très conformes, on le 
voit, à la réalité, occupa, pendant plusieurs jours l'esprit de 
mess Lethierry. La lettre de Rantaine lui rendit ce service 
de le forcer à penser. Il eut un premier ébranlement de 
surprise, puis il fit cet efi"ort de se mettre à réfléchir. Il fit 
l'autre effort plus difficile encore de s'informer. II dut 
accepter et même chercher des conversations. Au bout de 
huit jours, il était redevenu, jusqu'à un certain point, pra- 
tique; son esprit avait repris de l'adhérence, et était presque 
guéri. Il était sorti de l'état trouble. 

La lettre de Rantaine, en admettant que mess Lethierry 



NUIT ET LUNE. 



261 



eût pu jamais entretenir quelque espoir de remboursement 
de ce côté-là, fit évanouir sa dernière chance. 

Elle ajouta à la catastrophe de la Durande ce nouveau 
naufrage de soixante-quinze mille francs. Elle le remit en 
possession de cet argent juste assez pour lui en faire sentir 
la perte. Cette lettre lui montra le fond de sa ruine. 

De là une souffrance nouvelle, et très aiguë, que nous 
avons indiquée tout à l'heure. Il commença, chose qu'il 
n'avait point faite depuis deux mois, à se préoccuper de sa 
maison, de ce qu'elle allait devenir, de ce qu'il faudrait 
réformer. Petit ennui à mille pointes, presque pire que le 
désespoir. Subir son malheur par le menu, disputer pied à 
pied au fait accompli le terrain qu'il vient vous prendre, 
c'est odieux. Le bloc du malheur s'accepte, non sa pous- 
sière. L'ensemble accablait, le détail torture. Tout à l'heure 
la catastrophe vous foudroyait, maintenant elle vous chicane. 
C'est l'humiliation aggravant l'écrasement. C'est une 
deuxième annulation s'ajoutant à la première, et laide. On 
descend d'un degré dans le néant. Après le linceul, c'est le 
haillon. 

Songer à décroître. II n'est pas de pensée plus triste. 
Être ruiné, cela semble simple. Coup violent; brutalité du 
sort; c'est la catastrophe une fois pour toutes. Soit. On l'ac- 
cepte. Tout est fini. On est ruiné. C'est bon, on est mort. Point. 
On est vivant. Dès le lendemain, on s'en aperçoit. A quoi? A 
des piqûres d'épingle. Tel passant ne vous salue plus, les fac- 
tures des marchands pleuvent, voilà un de vos ennemis qui 
rit. Peut-être rit-il du dernier calembour d'Arnal, mais c'est 
égal, ce calembour ne lui semble si charmant que parce que 



5262 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



vous êtes ruiné. Vous lisez votre amoindrissement même 
dans les regards indifférents ; les gens qui dînaient chez vous 
trouvent que c'était trop de trois plats à votre table ; vos 
défauts sautent aux yeux de tout le monde ; les ingratitudes, 
n'attendant plus rien, s'affichent; tous les imbéciles ont prévu 
ce qui vous arrive ; les méchants vous déchirent, les pires 
vous plaignent. Et puis cent détails mesquins. La nausée 
succède aux larmes. Vous buviez du vin, vous boirez du 
cidre. Deux servantes ! c'est déjà trop d'une. Il faudra con- 
gédier celle-ci et surcharger celle-là. H y a trop de fleurs 
dans le jardin; on plantera des pommes de terre. On donnait 
ses fruits à ses amis, on les fera vendre au marché. Quant 
aux pauvres, il n'y faut plus songer; n'est-on pas un pauvre 
soi-même ? Les toilettes, question poignante. Retrancher un 
ruban à une femme, quel supplice! A qui vous donne la 
beauté, refuser la parure! Avoir l'air d'un avare! Elle va 
peut-être vous dire : — Quoi, vous avez ôté les fleurs de 
mon jardin, et voilà que vous les ôtez de mon chapeau ! — 
Hélas ! la condamner aux robes fanées ! La table de famille 
est silencieuse. Vous vous figurez qu'autour de vous on vous 
en veut. Les visages aimés sont soucieux. Voilà ce que c'est 
que décroître. Il faut remourir tous les jours. Tomber, ce 
n'est rien, c'est la fournaise. Décroître, c'est le petit feu. 

L'écroulement, c'est Waterloo ; la diminution, c'est Sainte- 
Hélène. Le sort, incarné en Wellington, a encore quelque 
dignité ; mais quand il se fait Hudson Lowe, quelle vilenie ! 
Le destin devient un pleutre. On voit l'homme de Campo- 
Formio querellant pour une paire de bas de soie. Rapetis- 
sement de Napoléon qui rapetisse l'Angleterre. 



NUIT ET LUNE. 263 

Ces deux phases, Waterloo et Sainte-Hélène, réduites aux 
proportions bourgeoises, tout homme ruiné les traverse. 

Le soir que nous avons dit, et qui était un des premiers 
soirs de mai, Lethierry, laissant Déruchette errer au clair 
de lune dans le jardin, s'était couché plus triste que jamais. 

Tous ces détails chétifs et déplaisants, complications des 
fortunes perdues, toutes ces préoccupations du troisième 
ordre, qui commencent par être insipides et qui finissent par 
être lugubres, roulaient dans son esprit. Maussade encombre- 
ment de misères. Mess Lethierry sentait sa chute irrémédiable. 
Qu^allait-on faire? Qu'allait-on devenir." Quels sacrifices 
faudrait-il imposera Déruchette? Qui renvoyer, de Douce ou 
de Grâce? Vendrait-on les Bravées? N'en serait-on pas réduit 
à quitter l'île? N'être rien là où Ton a été tout, déchéance 
insupportable en effet. 

Et dire que c'était fini ! Se rappeler ces traversées liant 
la France à l'Archipel, ces mardis du départ, ces vendredis 
du retour, la foule sur le quai, ces grands chargements, cette 
industrie, cette prospérité, cette navigation directe et fière, 
cette machine où l'homme met sa volonté, cette chaudière 
toute-puissante, cette fumée, cette réalité! Le navire à vapeur, 
c'est la boussole complétée; la boussole indique le droit 
chemin, la vapeur le suit. L'une propose, l'autre exécute. 
Où était-elle, sa Durande, cette magnifique et souveraine 
Durande, cette maîtresse de la mer, cette reine qui le faisait 
roi? Avoir été dans son pays l'homme idée, Thomme succès, 
l'homme révolution! y renoncer! abdiquer! N'être plus! 
faire rire! Être un sac où il y a eu quelque chose! Être le 
passé quand on a été l'avenir! aboutir à la pitié hautaine 



264 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



des idiots! voir triompher la routine, Fentêtement, l'ornière, 
l'égoïsme, l'ignorance! voir recommencer bêtement les va- 
et-vient des contres gothiques cahotés sur le flot ! voir la 
vieillerie rajeunir! Avoir perdu toute sa vie! avoir été la 
lumière et subir l'éclipsé ! Ah ! comme c'était beau sur les 
vagues cette cheminée altière, ce prodigieux cylindre, ce 
pilier au chapiteau de fumée, cette colonne plus grande que 
la colonne Vendôme, car sur l'une il n'y a qu'un homme et 
sur l'autre il y a le progrès! L'océan était dessous. C'était 
la certitude en pleine mer. On avait vu cela dans cette petite 
île, dans ce petit port, dans ce petit Saint-Sampson? Oui, 
on l'avait vu! Quoi! on l'a vu, et on ne le reverra plus. 

Toute cette obsession du regret torturait Lethierry. 11 
y a des sanglots de la pensée. Jamais peut-être il n'avait 
plus amèrement senti sa perte. Un certain engourdissement 
suit ces accès aigus. Sous cet appesantissement de tristesse, 
il s'assoupit. 

Il resta environ deux heures les paupières fermées, dor- 
mant un peu, songeant beaucoup, fiévreux. Ces torpeurs-ià 
couvrent un obscur travail dn cerveau, très fatigant. Vers le 
milieu de la nuit, vers minuit, un peu avant, ou un peu 
après, il secoua cet assoupissement. Il se réveilla, il ouvrit 
les yeux, sa fenêtre faisait face à son hamac, il vit une chose 
extraordinaire. 

Une forme était devant sa fenêtre. Une forme inouïe. La 
cheminée d'un bateau à vapeur. 

Mess Lethierry se dressa tout d'une pièce sur son séant. 
Le hamac oscilla comme au branle d'une tempête. Lethierry 
regarda. Il y avait dans la fenêtre une vision. Le port plei 



_ n 



NUIT ET LUNE. 265 



de clair de lune s'encadrait dans les vitres, et sur cette 
clarté, tout près de la maison, se découpait, droite, ronde 
et noire, une silhouette superbe. 

Un tuyau de machine était là. 

Lethierry se précipita à Las du hamac, courut à la fenêtre, 
leva le châssis, se pencha dehors, et la reconnut. 

La cheminée de la Durande était devant lui. 

Elle était à l'ancienne place. 

Ses quatre chaînes la maintenaient amarrée au bordage 
d'un bateau dans lequel, au-dessous d'elle, on distinguait 
une masse qui avait un contour compliqué. 

Lethierry recula, tourna le dos à la fenêtre, et retomba 
assis sur le hamac. 

Il se retourna, et revit la vision. 

Un moment après, le temps d'un éclair, il était sur le 
quai, une lanterne à la main. 

Au vieil anneau d'amarrage de la Durande était attachée 
une barque portant un peu à l'arrière un bloc massif d'où 
sortait la cheminée droite devant la fenêtre des Bravées. 
L'avant de la barque se prolongeait, en dehors du coin du 
mur de la maison, à fleur de quai. 

Il n'y avait personne dans la barque. 

Cette barque avait une forme à elle et dont tout Guer- 
nesey eût donné le signalement. C'était la panse. 

Lethierry sauta dedans. Il courut à la masse qu'il voyait 
au delà du mât. C'était la machine. 

Elle était là, entière, complète, intacte, carrément assise 
sur son plancher de fonte; la chaudière avait toutes ses 
cloisons ; l'arbre des roues était dressé et amarré près de 

ROMAN. — xr. 34 



266 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



la chaudière; la pompe de saumure était à sa place; rien 
ne manquait. 

Lethierry examina la machine. 

La lanterne et la lune s'entr'aidaient pour Téclairer. 

Il passa tout le mécanisme en revue. 

Il vit les deux caisses qui étaient à côté. Il regarda 
l'arbre des roues. 

Il alla à la cabine. Elle était vide. 

Il revint à la machine et la toucha. Il avança sa tête dans 
la chaudière. Il se mit à genoux pour voir dedans. 

Il posa dans le fourneau sa lanterne dont la lueur illu- 
mina toute la mécanique et produisit presque le trompe-l'œil 
d'une machine allumée. 

Puis il éclata de rire, et, se redressant, l'œil fixé sur 
la machine, les bras tendus vers la cheminée, il cria : Au 
secours ! 

La cloche du port était sur le quai à quelques pas, il y 
courut, empoigna la chaîne et se mit à secouer la cloche 
impétueusement. 




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II 



ENCORE LA CLOCHE DU PORT 



Gilliatt en effet, après une traversée sans incident, mais 
un peu lente à cause de la pesanteur du chargement de la 
panse, était arrivé à Saint-Sampson à la nuit close, plus près 
de dix heures que de neuf. 

Gilliatt avait calculé l'heure. La demi-remontée s'était 
faite. Il y avait de la lune et de Feau; on pouvait entrer dans 
le port. 

Le petit havre était endormi. Quelques navires y étaient 



268 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

mouillés, cargues sur vergues, hunes capelées, et sans 
fanaux. On apercevait au fond quelques barques au radoub, 
à sec dans le carénage. Grosses coques démâtées et sabordées, 
dressant au-dessus de leur bordage troué de claires-voies les 
pointes courbes de leur membrure dénudée, assez semblables 
à des scarabées morts couchés sur le dos, pattes en Fair. 

Gilliatt, sitôt le goulet franchi, avait examiné le port et 
le quai. 11 n'y avait de lumière nulle part, pas plus aux 
Bravées qu'ailleurs. 11 n'y avait point de passants, excepté 
peut-être quelqu'un, un homme, qui venait d'entrer au pres- 
bytère ou d'en sortir. Et encore n'était-on pas sûr que ce 
fût une personne, la nuit estompant tout ce qu'elle dessine 
et le clair de lune ne faisant jamais rien que d'indécis. La 
distance s'ajoutait à l'obscurité. Le presbytère d'alors était 
situé de l'autre côté du port, sur un emplacement où est 
construite aujourd'-hui une cale couverte. 

Gilliatt avait silencieusement accosté les Bravées, et avait 
amarré la panse à l'anneau de la Durande sous la fenêtre de 
mess Lethierry. 

Puis il avait sauté par-dessus le bordage et pris terre. 

Gilliatt, laissant derrière lui la panse à quai, tourna la 
maison, longea une mette, puis une autre, ne regarda même 
pas l'embranchement de sentier qui menait au Bu de la 
Rue, et, au bout de quelques minutes, s'arrêta dans ce recoin 
de muraille où il y avait une mauve sauvage à fleurs roses 
en juin, du houx, du lierre et des orties. C'est de là que, 
caché sous les ronces, assis sur une pierre, bien des fois, 
dans les jours d'été, et pendant de longues heures et pen- 
dant des mois entiers, il avait contemplé, par-dessus le mur, 



NUIT ET LUNE. 269 



bas au point de tenter l'enjambée, le jardin des Bravées, et, 
à travers les branches d^arbres, deux fenêtres d'une chambre 
de la maison. Il retrouva sa pierre, sa ronce, toujours le 
mur aussi bas, toujours l'angle aussi obscur, et, comme une 
bête rentrée au trou, glissant plutôt que marchant, il se 
blottit. Une fois assis, il ne fit plus un mouvement. Il regarda. 
Il revoyait le jardin, les allées, les massifs, les carrés de 
fleurs, la maison, les deux fenêtres de la chambre. La lune 
lui montrait ce rêve. Il est affreux qu'on soit forcé de res- 
pirer. II faisait ce qu'il pouvait pour s'en empêcher. 

Il lui semblait voir un paradis fantôme. Il avait peur que 
tout cela ne s'envolât. Il était presque impossible que ces 
choses fussent réellement sous ses yeux; et si elles y étaient, 
ce ne pouvait être qu'avec l'imminence d'évanouissement 
qu'ont toujours les choses divines. Un souffle, et tout se 
dissiperait. Gilliatt avait ce tremblement. 

Tout près, en face de lui, dans le jardin, au bord d'une 
allée, il y avait un banc de bois peint en vert. On se souvient 
de ce banc. 

Gilliatt regardait les deux fenêtres. Il pensait à un som- 
meil possible de quelqu'un dans cette chambre. Derrière 
ce mur, on dormait. Il eût voulu ne pas être où il était. Il 
eût mieux aimé mourir que de s'en aller. Il pensait à une 
haleine soulevant une poitrine. Elle, ce mirage, cette blan- 
cheur dans une nuée, cette obsession flottante de son esprit, 
elle était là! il pensait à l'inaccessible qui était endormi, 
et si près, et comme à la portée de son extase; il pensait à 
la femme impossible assoupie, et visitée, elle aussi, par les 
chimères ; à la créature souhaitée, lointaine, insaisissable, 



270 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

fermant les yeux, le front dans la main; au mystère du 
sommeil de l'être idéal ; aux songes que peut faire un songe. 
Il n'osait penser au delà et il pensait pourtant; il se ris- 
quait dans les manques de respect de la rêverie, la quantité 
de forme féminine que peut avoir un ange le troublait, 
l'heure nocturne enhardit aux regards furtifs les yeux 
timides, il s'en voulait d'aller si avant, il craignait de pro- 
faner en réfléchissant ; malgré lui, forcé, contraint, frémis- 
sant, il regardait dans l'invisible. Il subissait le frisson, et 
presque la souffrance, de se figurer un jupon sur une chaise, 
une mante jetée sur le tapis , une ceinture débouclée, un 
fichu. Il imaginait un corset, un lacet traînant à terre, des 
bas, des jarretières. Il avait l'âme dans les étoiles. 

Les étoiles sont faites aussi bien pour le cœur humain 
d'un pauvre comme Gilliatt que pour le cœur humain d'un 
millionnaire. A un certain degré de passion, tout homme 
est sujet aux profonds éblouissements. Si c'est une nature 
âpre et primitive, raison de plus. 

Être sauvage, cela s'ajoute au rêve. 

Le ravissement est une plénitude qui déborde comme 
une autre. Voir ces fenêtres, c'était presque trop pour 
Gilliatt. 

Tout à coup, il la vit elle-même. 

Des branchages d'un fourré déjà épaissi parle printemps, 
sortit, avec une ineffable lenteur spectrale et céleste, une 
figure, une robe, un visage divin, presque une clarté sous 
la lune. 

Gilliatt se sentit défaillir, c'était Déruchette. 

Déruchette approcha. Elle s'arrêta. Elle fit quelques pas 



NUIT ET LUNE. 271 



pour s'éloigner, s'arrêta encore, puis revint s'asseoir sur le 
banc de bois. La lune était dans les arbres, quelques nuées 
erraient parmi les étoiles pâles, la mer parlait aux choses 
de l'ombre à demi-voix, la ville dormait, une brume mon- 
tait de l'horizon, cette mélancolie était profonde. Déruchette 
inclinait le front, avec cet œil pensif qui regarde attenti- 
vement rien; elle était assise de profil, elle était presque 
nu-tête, ayant un bonnet dénoué qui laissait voir sur sa 
nuque délicate la naissance des cheveux, elle roulait machi- 
nalement un ruban de ce bonnet autour d'un de ses doigts, 
la pénombre modelait ses mains de statue, sa robe était 
d'une de ces nuances que la nuit fait blanches, les arbres 
remuaient comme s'ils étaient pénétrables à l'enchantement 
qui se dégageait d'elle, on voyait le bout d'un de ses pieds, 
il y avait dans ses cils baissés cette vague contraction qui 
annonce une larme rentrée ou une pensée refoulée, ses bras 
avaient l'indécision ravissante de ne point trouver où s'ac- 
couder, quelque chose qui flotte un peu se mêlait à toute 
sa posture, c'était plutôt une lueur qu'une lumière et une 
grâce qu'une déesse, les plis du bas de sa jupe étaient 
exquis, son adorable visage méditait virginalement. Elle 
était si près que c'était terrible. Gilliatt l'entendait res- 
pirer. 

Il y avait dans des profondeurs un rossignol qui chantait. 
Les passages du vent dans les branches mettaient en mou- 
vement l'ineffable silence nocturne. Déruchette, jolie et sa- 
crée, apparaissait dans ce crépuscule comme la résultante 
de ces rayons et de ces parfums; ce charme immense et 
épars aboutissait mystérieusement à elle, et s'y condensait, 



272 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



et elle en élaii l'épanouissement. Elle semblait l'âme fleur 
de toute cette ombre. 

Toute cette ombre flottante en Déruchette pesait sur 
Gilliatt. Il était éperdu. Ce qu'il éprouvait échappe aux pa- 
roles; l'émotion est toujours neuve et le mot a toujours servi, 
de là l'impossibilité d'exprimer l'émotion. L'accablement 
du ravissement existe. Voir Déruchette, la voir elle-même, 
voir sa robe, voir son bonnet, voir son ruban qu'elle tourne 
autour de son doigt, est-ce qu'on peut se figurer une telle 
chose? Être près d'elle, est-ce que c'est possible? L'en- 
tendre respirer, elle respire donc ! alors les astres respirent. 
Gilliatt frissonnait. Il était le plus misérable et le plus 
enivré des hommes. II ne savait que faire. Ce délire de la 
voir l'anéantissait. Quoi ! c'était elle qui était là, et c'était 
lui qui était ici! Ses idées, éblouies et fixes, s'arrêtaient sur 
cette créature comme sur une escarboucle. Il regardait cette 
nuque et ces cheveux. Il ne se disait même pas que tout 
cela maintenant était à lui, qu'avant peu, demain peut-être, 
ce bonnet il aurait le droit de le défaire, ce ruban il aurait 
le droit de le dénouer. Songer jusque-là, il n'eût pas même 
conçu un moment cet excès d'audace. Toucher avec la pen- 
sée, c'est presque toucher avec la main. L'amour était pour 
Gilliatt comme le miel pour l'ours, le rêve exquis et délicat. 
Il pensait confusément. Il ne savait ce qu'il avait. Le rossi- 
gnol chantait. Il se sentait expirer. 

Se lever, franchir le mur, s'approcher, dire : c'est moi, 
parler à Déruchette, cette idée ne lui venait pas. Si elle lui 
fût venue, il se fût enfui. Si quelque chose de semblable à 
une pensée parvenait à poindre dans son esprit, c'était ceci, 



NUIT ET LUNE. 273 



que Déruchette était là, qu'il n'y avait besoin de rien de 
plus, et que l'éternité commençait. 

Un bruit les tira tous les deux, elle de sa rêverie, lui de 
son extase. 

Quelqu'un marchait dans le jardin. On ne voyait pas qui, 
à cause des arbres. C'était un pas d'homme. 

Déruchette leva les yeux. 

Les pas s'approchèrent, puis cessèrent. La personne qui 
marchait venait de s'arrêter. Elle devait être tout près. Le 
sentier où était le banc se perdait entre deux massifs. C'est 
là qu'était cette personne, dans cet entre-deux, à quelques 
pas du banc. 

Le hasard avait disposé les épaisseurs des branches de 
telle sorte que Déruchette la voyait, mais que Gilliatt ne la 
voyait pas. 

La lune projetait sur la terre, hors du massif jusqu'au 
banc, une ombre. 

Gilliatt voyait cette ombre. 11 regarda Déruchette. 

Elle était toute pâle. Sa bouche entr'ouverte ébauchait 
un cri de surprise. Elle s'était soulevée à demi sur le 
banc et elle y était retombée; il y avait dans son attitude 
un mélange de fuite et de fascination. Son étonnement 
était un enchantement plein de crainte. Elle avait sur les 
lèvres presque le rayonnement du sourire et une lueur de 
larmes dans les yeux. Elle était comme transfigurée par 
une présence. Il ne semblait pas que l'être qu'elle voyait 
fût de la terre. La réverbération d'un ange était dans son 
regard . 

L'être qui n'était pour Gilliatt qu'une ombre parla. Une 

ROMA.N. — XI. ^^ 



274 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



voix sortit du massif, plus douce qu'une voix de femme, une 
voix d'homme pourtant. Gilliatt entendit ces paroles : 

— Mademoiselle, je vous vois tous les dimanches et tous 
les jeudis; on m'a dit qu'autrefois vous ne veniez pas si 
souvent. C'est une remarque qu'on a faite, je vous demande 
pardon. Je ne vous ai jamais parlé, c'était mon devoir : au- 
jourd'hui je vous parle, c'est mon devoir. Je dois d'abord 
m'adresser à vous. Le Cashmere part demain. C'est ce qui 
fait que je suis venu. Vous vous promenez tous les soirs 
dans votre jardin. Ce serait mal à moi de connaître vos 
habitudes si je n'avais pas la pensée que j'ai. Mademoi- 
selle, vous êtes pauvre; depuis ce matin je suis riche. Vou- 
lez-vous de moi pour votre mari? 

Déruchette joignit ses deux mains comme une suppliante, 
et regarda celui qui lui parlait, muette, l'œil fixe, trem- 
blante de la tête aiix pieds. 

La voix reprit : 

— Je vous aime. Dieu n'a pas fait le cœur de l'homme 
pour qu'il se taise. Puisque Dieu promet l'éternité , c'est 
qu'il veut qu'on soit deux. Il y a pour moi sur la terre une 
femme, c'est vous. Je pense à vous comme à une prière. 
Ma foi est en Dieu et mon espérance est en vous. Les ailes 
que j'ai, c'est vous qui les portez. Vous êtes ma vie, et déjà 
mon ciel. 

— Monsieur, dit Déruchette, il n'y a personne pour ré- 
pondre dans la maison. 

La voix s'éleva de nouveau : 

— J'ai fait ce doux songe. Dieu ne défend pas les songes. 
Vous me faites l'effet d'une gloire. Je vous aime passion- 



NUIT ET LUNE. 275 



nément, mademoiselle. La sainte innocence, c'est vous. Je 
sais que c'est l'heure où l'on est couché, mais je n'avais pas 
le choix d'un autre moment. Vous rappelez-vous ce pas- 
sage de la bible qu'on a lu? Genèse, chapitre vingt-cinq. J'y 
ai toujours songé depuis. Je l'ai relu souvent. Le révérend 
Ilérode me disait : Il vous faut une femme riche. Je lui ai 
répondu : Non, il me faut une femme pauvre. Mademoi- 
selle, je vous parle sans approcher, je me reculerai même 
si vous ne voulez pas que mon ombre touche vos pieds. 
C'est vous qui êtes la souveraine; vous viendrez à moi si 
vous voulez. J'aime et j'attends. Vous êtes la forme vivante 
de la bénédiction. 

— Monsieur, balbutia Déruchette, je ne savais pas qu'on 
me remarquait le dimanche ^i le jeudi, 

La voix continua : 

— On ne peut rien contre les choses angéliques. Toute 
la loi est amour. Le mariage, c'est Ghanaan. Vous êtes la 
beauté promise. pleine de grâce, je vous salue. 

Déruchette répondit : 

— Je ne croyais pas faire plus de mal que les autres 
personnes qui étaient exactes. 

La voix poursuivit : 

— Dieu a mis ses intentions dans les fleurs, dans l'au- 
rore, dans le printemps, et il veut qu'on aime. Vous êtes 
belle dans cette obscurité sacrée de la nuit. Ce jardin a été 
cultivé par vous et dans ses parfums il y a quelque chose 
de votre haleine. Mademoiselle, les rencontres des âmes ne 
dépendent pas d'elles. Ce n'est pas de notre faute. Vous 
assistiez, rien de plus ; j'étais là, rien de plus. Je n'ai rien 



^276 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



fait que de sentir que je vous aimais. Quelquefois mes yeux 
se sont levés sur vous. J'ai eu tort, mais comment faire? 
c'est en vous regardant que tout est venu. On ne peut s'em- 
pêcher. II y a des volontés mystérieuses qui sont au-dessus 
de nous. Le premier des temples c'est le cœur. Avoir votre 
âme dans ma maison, c'est à ce paradis terrestre que j'as- 
pire, y consentez-vous ? Tant que j'ai été pauvre, je n'ai rien 
dit. Je sais votre âge. Vous avez vingt et un ans, j'en ai 
vingt-six. Je pars demain; si vous me refusez, je ne revien- 
drai pas. Soyez mon engagée, voulez-vous? Mes yeux ont 
déjà, plus d'une fois, malgré moi, fait aux vôtres cette ques- 
tion. Je vous aime, répondez-moi. Je parlerai à votre oncle 
dès qu'il pourra me recevoir, mais je me tourne d'abord 
vers vous. C'est à Rebecca qu'on demande Rebecca. A moins 
que vous ne m'aimiez pas. 

Déruchette pencha le front, et murmura : 

— Oh! je l'adore ! 

Cela fut dit si bas que Gilliatt seul entendit. 

Elle resta le front baissé comme si le visage dans l'ombre 
mettait dans l'ombre la pensée. 

Il y eut une pause. Les feuilles d'arbres ne remuaient 
pas. C'était ce moment sévère et paisible où le sommeil des 
choses s'ajoute au sommeil des êtres, et où la nuit semble 
écouter le battement de cœur de la nature. Dans ce recueil- 
lement s'élevait, comme une harmonie qui complète un si- 
lence, le bruit immense de la mer. 

La voix reprit : 

— - Mademoiselle. 

Déruchette tressaillit. 



NUIT ET LUNE. 277 



La voix continua : 

— Ilélas ! j'attends. 

— Qu'attendez-vous ? 

— Votre réponse. 

— Dieu l'a entendue, dit Déruchette. 

Alors la voix devint presque sonore, et en même temps 
plus douce que jamais. Ces paroles sortirent du massif, 
comme d'un buisson ardent : 

— Tu es ma fiancée. Lève-toi et viens. Que le bleu pro- 
fond où sont les astres assiste à cette acceptation de mon 
âme par ton âme, et que notre premier baiser se mêle au 
firmament! 

Déruchette se leva, et demeura un instant immobile, le 
regard fixé devant elle, sans doute sur un autre regard. 
Puis, à pas lents, la tête droite, les bras pendants et les 
doigts des mains écartés comme lorsqu'on marche sur 
un support inconnu, elle se dirigea vers le massif et y dis- 
parut. 

Un moment après, au lieu d'une ombre sur le sable il y 
en avait deux, elles se confondaient, et Gilliatt voyait à ses 
pieds l'embrassement de ces deux ombres. 

Le temps coule de nous comme d'un sablier, et nous 
n'avons pas le sentiment de cette fuite, surtout dans de cer- 
tains instants suprêmes. Ce couple d'un côté, qui ignorait 
ce témoin et ne le voyait pas, de l'autre ce témoin qui ne 
voyait pas ce couple, mais qui le savait là, combien de mi- 
nutes demeurèrent-ils ainsi , dans cette suspension mysté- 
rieuse? 11 serait impossible de le dire. Tout à coup, un bruit 
lointain éclata, une voix cria : Au secours! et la cloche du 



278 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



port sonna. Ce tumulte, il est probable que le bonheur, ivre 
et céleste, ne Tentendit pas. 

La cloche continua de sonner. Quelqu'un qui eût cherché 
Gilliatt dans l'angle du mur, ne l'y eût plus trouvé. 



LIVRE DEUXIÈME 



LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME 




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I 



JOIE ENTREMÊLÉE D'ANGOISSE 



Mess Lethierry agitait la cloche avec emportement. Brus- 
quement il s'arrêta. Un homme venait de tourner l'angle du 
quai. C'était Gilliatt. 

Mess Lethierry courut à lui, ou pour mieux dire se jeta 
sur lui, lui prit la main dans ses poings, et le regarda un 
moment dans les deux yeux en silence; un de ces silences 
qui sont de l'explosion ne sachant par où sortir. 

Puis avec violence, le secouant et le tirant, et le serrant 



nOMAN. — XI. 



36 



282 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



dans ses bras, il fît entrer Gilliatt dans la salle basse des 
Bravées, en repoussa du talon la porte qui demeura entr'ou- 
verte, s'assit, ou tomba, sur une chaise à côté d'une grande 
table éclairée par la lune dont le reflet blanchissait vague- 
ment le visage de Gilliatt, et, d'une voix où il y avait des 
éclats de rire et des sanglots mêlés, il cria : 

— Ah! mon fils! l'homme au bug pipe! Gilliatt! je savais 
bien que c'était toi! La panse, parbleu! Conte-moi ça. Tu y 
es donc allé! On t'aurait brûlé il y a cent ans. C'est de la 
magie. Il ne manque pas une vis. J'ai déjà tout regardé, 
tout reconnu, tout manié. Je devine que les roues sont dans 
les deux caisses. Te voilà donc enfin! Je viens de te cher- 
cher dans ta cabine. J'ai sonné la cloche. Je te cherchais. 
Je me disais : Où est-il que je le mange! Il faut convenir 
qu'il se passe des choses extraordinaires. Cet animal-là 
revient de l'écueil Douvres. Il me rapporte ma vie. Tonnerre! 
tu es un ange. Oui, oui, oui, c'est ma machine. Personne 
n'y croira. On le verra, on dira : Ce n'est pas vrai. Tout y 
est, quoi! Tout y est! Il ne manque pas un serpentin. Il ne 
manque pas un apitage. La tube de prise d'eau n'a pas 
bougé. C'est incroyable qu'il n'y ait pas eu d'avarie. Il n'y 
a qu'un peu d'huile à mettre. Mais comment as-tu fait? Et 
dire que Durande va remarcher! L'arbre des roues est 
démonté comme par un bijoutier. Donne-moi ta parole 
d'honneur que je ne suis pas fou. 

Il se dressa debout, respira et poursuivit : 

— Jure-moi ça. Quelle révolution! Je me pince, je sens 
bien que je ne rêve pas. Tu es mon enfant, tu es mon gar- 
çon, tu es le bon Dieu. Ah! mon fils. Avoir été me chercher 



LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME. 283 



ma gueuse de machine! En pleine mer! dans ce guet-apens 
d'écueil ! J'ai vu des choses très farces dans ma vie. Je n'ai 
rien vu de tel. J'ai vu les parisiens qui sont des satans. Je 
t'en fiche qu'ils feraient ça. C'est pis que la Bastille. J'ai vu 
les gauchos lahourer dans les pampas, ils ont pour charrue 
une branche d'arbre qui a un coude et pour herse un fagot 
d'épines tiré avec une corde de cuir, ils récoltent avec ça 
des grains de blé gros comme des noisettes. C'est de la gno- 
gnotte à côté de toi. Tu as fait là un miracle, un pour de 
vrai. Ah! legredin! Saute-moi donc au cou. Et on te devra 
tout le bonheur du pays. Vont-ils bougonner dans Saint- 
Sampson! Je vais m'occuper tout de suite de refaire le 
bachot. C'est étonnant, la bielle n'a rien de cassé. Messieurs, 
il est allé aux Douvres. Je dis les Douvres. Il est allé tout 
seul. Les Douvres! un caillou qu'il n'y a rien de pire. Tu 
sais, t'a-t-on dit? c'est prouvé, ça a été fait exprès, Clubin 
a coulé Durande pour me filouter de l'argent qu'il avait à 
m'apporter. Il a soulé Tangrouille. C'est long, je te racon- 
terai un autre jour la piraterie. Moi, affreuse brute, j'avais 
confiance dans Clubin. Il s'y est pincé, le scélérat, car il n'a 
pas du en sortir. Il y a un Dieu, canaille! Vois-tu, Gilliatt, 
tout de suite, dare, dare, les fers au feu, nous allons re- 
bâtir Durande. Nous lui donnerons vingt pieds de plus. On 
fait maintenant les bateaux plus longs. J'achèterai du bois 
à Dantzick et à Brème. A présent que j'ai la machine, on me 
fera crédit. La confiance reviendra. 

Mess Lethierry s'arrêta, leva les yeux avec ce regard qui 
voit le ciel à travers le plafond, et dit entre ses dents : Il 
y en a un. 



284 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

Puis il posa le médium de sa main droite entre ses deux 
sourcils, Fongle appuyé sur la naissance du nez, ce qui 
indique le passage d'un projet dans le cerveau, et il reprit : 

— C'est égal, pour tout recommencer sur une grande 
échelle, un peu d'argent comptant eût bien fait mon affaire. 
Ah! si j'avais mes trois hank- notes, les soixante-quinze 
mille francs que ce brigand de Rantaine m'a rendus et que 
ce brigand de Clubin m'a volés! 

Gilliatt, en silence, chercha dans sa poche quelque 
chose qu'il posa devant lui. C'était la ceinture de cuir qu'il 
avait rapportée. Il ouvrit et étala sur la table cette cein- 
ture dans l'intérieur de laquelle la lune laissait déchiffrer le 
mot Chcbin; il tira du gousset de la ceinture une boîte, et 
de la boîte trois morceaux de papier plies qu'il déplia et 
qu'il tendit à mess Lethierry. 

Mess Lethierry- examina les trois morceaux de papier. Il 
faisait assez clair pour que le chiffre 1000 et le mot thon- 
sand y fussent parfaitement visibles. Mess Lethierry prit 
les trois billets, les posa sur la table l'un à côté de l'autre, 
les regarda, regarda Gilliatt, resta un moment interdit, puis 
ce fut comme une éruption après- une explosion. 

— Ça aussi! Tu es prodigieux. Mes bank-notes! tous les 
trois! mille chaque! mes soixante-quinze mille francs! Tu 
es donc allé jusqu'en enfer. C'est la ceinture à Clubin. Par- 
dieu! je lis dedans son ordure de nom. Gilliatt rapporte la 
machine, plus l'argent! Voilà de quoi mettre dans les jour- 
naux. J'achèterai du bois première qualité. Je devine, tu 
auras retrouvé la carcasse. Clubin pourri dans quelque 
coin. Nous prendrons le sapin à Dantzick et le chêne à 



LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME. 285 



Brème, nous ferons un bon bordé, nous mettrons le chêne 
en dedans et le sapin en dehors. Autrefois on fabriquait les 
navires moins bien et ils duraient davantage; c'est que le 
bois était plus assaisonné, parce qu'on ne construisait pas 
tant. Nous ferons peut-être la coque en orme. L'orme est 
bon pour les parties noyées; être tantôt sec, tantôt trempé, 
ça le pourrit; l'orme veut être toujours mouillé, il se nourrit 
d'eau. Quelle belle Diirande nous allons conditionner! On 
ne me fera pas la loi. Je n'aurai plus besoin de crédit. J'ai 
les sous. A"t-on jamais vu ce Gilliatt! J'étais par terre, 
aplati, mort. Il me remet debout sur mes quatre fers ! Et 
moi qui ne pensais pas du tout à lui! Ça m'était sorti de 
l'esprit. Tout me revient, à présent. Pauvre garçon! Ah! 
par exemple, tu sais, tu épouses Déruchette. 

Gilliatt s'adossa au mur, comme quelqu'un qui chancelle, 
et très bas, mais très distinctement, il dit : 

— Non. 

Mess Lethierry eut un soubresaut. 

— Comment, non! 
Gilliatt répondit : 

— Je ne l'aime pas. 

Mess Lethierry alla à la fenêtre, l'ouvrit et la referma, 
revint à la table, prit les trois bank-notes, les plia, posa 
la boîte de fer dessus, se gratta les cheveux, saisit la cein- 
ture de Clubin, la jeta violemment contre la muraille, et 
dit : 

— Il y a quelque chose. 

11 enfonça ses deux poings dans ses deux poches, et 
reprit : 



286 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



— Tu n'aimes pas Déruchette! C'est donc pour moi que 

tu jouais du bug pipe? 

Gilliatt, toujours adossé au mur, pâlissait comme un 
homme qui tout à l'heure ne respirera plus. A mesure qu'il 
devenait pâle, mess Lethierry devenait rouge. 

— En voilà un imbécile! 11 n'aime pas Déruchette! Eh 
bien, arrange-toi pour l'aimer, car elle n'épousera que toi. 
Quelle diable d'anecdote viens-tu me conter là! Si tu crois 
que je te crois! Est-ce que tu es malade? c'est bon, envoie 
chercher le médecin, mais ne dis pas d'extravagances. Pas 
possible que tu aies déjà eu le temps de vous quereller et 
de te fâcher avec elle. Il est vrai que les amoureux, c'est si 
bête! Voyons, as-tu des raisons? Si tu as des raisons, dis- 
les. On n'est pas une oie sans avoir des raisons. Après ça, 
j'ai du coton dans les oreilles, j'ai peut-être mal entendu, 
répète ce que tu as dit. 

Gilliatt répliqua : 

— J'ai dit non. 

— Tu as dit non. II y tient, la brute! Tu as quelque 
chose, c'est sûr! Tu as dit non! Voilà une stupidité qui 
dépasse les limites du monde connu. On flanque des douches 
aux personnes pour bien moins que ça. Ah! tu n'aimes pas 
Déruchette! Alors c'est pour l'amour du bonhomme que tu 
as fait tout ce que tu as fait! C'est pour les beaux yeux du 
papa que tu es allé aux Douvres, que tu as eu froid, que tu 
as eu chaud, que tu as crevé de faim et de soif, que tu as 
mangé de la vermine de rocher, que tu as eu le brouillard, 
la pluie et le vent pour chambre à coucher, et que tu as 
exécuté la chose de me rapporter ma machine, comme on 



LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME, 287 



rapporte à une jolie femme son serin qui s'est échappé ! Et 
la tempête d'il y a trois jours! Si tu t'imagines que je ne 
me rends pas compte. Tu en as eu du tirage! C'est en fai- 
sant la bouche en cœur du côté de ma vieille caboche que 
tu as taillé, coupé, tourné, viré, traîné, limé, scié, charpenté, 
inventé, écrabouillé, et fait plus de miracles à toi tout seul 
que tous les saints du paradis. Ah! idiot! tu m'as pourtant 
assez ennuyé avec ton bug pipe. On appelle ça biniou en 
Bretagne. Toujours le même air, l'animal! Ah! tu n'aimes 
pas Dérnchette! Je ne sais pas ce que tu as. Je me rappelle 
bien tout à présent, j'étais là dans le coin, Déruchette a dit : 
Je l'épouserai. Et elle t'épousera! Ah! tu ne l'aimes pas! 
Réflexions faites, je ne comprends rien. Ou tu es fou, ou je 
le suis. Et le voilà qui ne dit plus un mot. Ça n'est pas 
permis de faire tout ce que tu as fait, et de dire à la fin : 
Je n'aime pas Déruchette. On ne rend pas service aux gens 
pour les mettre en colère. Eh bien! si tu ne l'épouses pas, 
elle coiffera sainte Catherine. D'abord, j'ai besoin de toi, 
moi. Tu seras le pilote de Durande. Si tiï t'imagines que je 
vais te laisser aller comme ça! Ta, ta, ta, nenni mon cœur, 
je ne te lâche point. Je te tiens. Je ne t'écoute seulement 
pas. Où y a-t-il un matelot comme toi! Tu es mon homme- 
Mais parle donc ! 

Cependant la cloche avait réveillé la maison et les envi- 
rons. Douce et Grâce s'étaient levées et venaient d'entrer 
dans la salle basse, l'air stupéfait, sans dire mot. Grâce avait 
à la main une chandelle. Un groupe de voisins, bourgeois, 
marins et paysans, sortis en hâte, était dehors sur le quai, 
considérant avec pétrification et stupeur la cheminée de la 



288 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

Durande dans la panse. Quelques-uns, entendant la voix de 
mess Letlîierry dans la salle basse, commençaient à s'y 
glisser silencieusement par la porte entre-bâillée. Entre 
deux faces de commères, passait la tête de sieur Landoys 
qui avait ce hasard d'être toujours là où il aurait regretté 
de ne pas être. 

Les grandes joies ne demandent pas mieux que d'avoir 
un public. Le point d'appui un peu épars, qu'offre toujours 
une foule, leur plaît; elles repartent de là. Mess Lethierry 
s'aperçut tout à coup qu'il y avait des gens autour de lui. Il 
accepta d'emblée l'auditoire. 

— Ah! vous voilà, vous autres. C'est bien heureux. Vous 
savez la nouvelle. Cet homme a été là et il a rapporté ça. 
Bonjour, sieur Landoys. Tout à l'heure quand je me suis 
réveillé, j'ai vu le tuyau. C'était sous ma fenêtre. Il ne 
manque pas un clou à la chose. On fait des gravures de 
Napoléon; moi, j'aime mieux ça que la bataille d'Austerlitz. 
Vous sortez de votre lit, bonnes gens. La Durande vous vient 
en dormant. Pendant que vous mettez vos bonnets de coton 
et que vous soufflez vos chandelles, il y a des gens qui sont 
des héros. On est un tas de lâches et de fainéants, on chauffe 
ses rhumatismes, heureusement cela n'empêche pas qu'il y 
ait des enragés. Ces enragés vont où il faut aller et font ce 
qu'il faut faire. L'homme du Bu de la Rue arrive du rocher 
Douvres. Il a repêché la Durande au fond de la mer, il a 
repêché l'argent dans la poche de Clubin, un trou encore 
plus profond. Mais comment as-tu fait? Tout le diantre était 
contre toi, le vent et la marée, la marée et le vent. C'est 
vrai que tu es sorcier. Ceux qui disent ça ne sont déjà pas 



LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME. 289 



si bêtes. La Durande est revenue! Les tempêtes ont beau 
avoir de la méchanceté, ça la leur coupe rasibus. Mes amis, 
je vous annonce qu'il n'y a plus de naufrages. J'ai visité la 
mécanique. Elle est comme neuve, entière, quoi! Les tiroirs 
à vapeur jouent comme sur des roulettes. On dirait un objet 
d'hier matin. Vous savez que l'eau qui sort est conduite 
hors du bateau par un tube placé dans un autre tube par où 
passe l'eau qui entre, pour utiliser la chaleur; eh bien, les 
deux tubes, ça y est. Toute la machine! les roues aussi! Ah! 
tu l'épouseras! 

— Qui? la machine? demanda sieur Landoys. 

— Non, la fille. Oui, la machine. Les deux. Il sera 
deux fois mon gendre. Il sera le capitaine. Good bye, capi- 
taine Gilliatt. Il va y en avoir une, de Durande ! On va en 
faire des affaires, et de la circulation, et du commerce, et 
des chargements de bœufs et de moutons! Je ne donnerais 
pas Saint-Sampson pour Londres. Et voici Fauteur. Je vous 
dis que c'est une aventure. On lira ça samedi dans la ga- 
zette au père Mauger. Gilliatt le Malin est un malin. Qu'est- 
ce que c'est que ces louis d'or-là? 

Mess Lethierry venait de remarquer, par l'hiatus du 
couvercle, qu'il y avait de For dans la boîte posée sur les 
bank-notes. Il la prit, l'ouvrit, la vida dans la paume de sa 
main, et mit la poignée de guinées sur la table. 

— Pour les pauvres. Sieur Landoys, donnez ces pounds 
de ma part au connétable de Saint-Sampson. Vous savez, la 
lettre de Rantaine? Je vous l'ai montrée; eh bien, j'ai les 
bank-notes. Voilà de quoi acheter du chêne et du sapin et 
faire de la menuiserie. Regardez plutôt. Vous rappelez-vous 

ROMAN. ~ XI, 37 



290 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

le temps d'il y a trois jours? Quel massacre de vent et de 
pluie! Le ciel tirait le canon. Gilliatt a reçu ça dans les 
Douvres. Ça ne l'a pas empêché de décrocher l'épave comme 
je décroche ma montre. Grâce à lui, je redeviens quelqu'un. 
La galiote au pèi'e Lethierry va reprendre son service, mes- 
sieurs, mesdames. Une coquille de noix avec deux roues et 
un tuyau de pipe, j'ai toujours été toqué de cette invention- 
là. Je me suis toujours dit : j'en ferai une! Ça date de loin; 
c'est une idée qui m'est venue à Paris dans le café qui fait 
le coin de la rue Christine et de la rue Dauphine en Hsant 
un journal qui en parlait. Savez-vous bien que Giliiatt ne 
serait pas gêné pour mettre la machine de Marly dans son 
gousset et pour se promener avec? C'est du fer battu, cet 
homme-là, de l'acier trempé, du diamant, un marin bon 
jeu bon argent, un forgeron, un gaillard extraordinaire, plus 
étonnant que le prince de Hohenlohe. J'appelle ça un homme 
qui a de l'esprit. Nous sommes tous des pas grand'chose. 
Les loups de mer, c'est vous, c'est moi, c'est nous ; mais le 
lion de mer, le voici. Hurrah, Gilliatt! Je ne sais pas ce 
qu'il a fait, mais certainement il a été un diable, et comment 
veut-on que je ne lui donne pas Déruchette ! 

Depuis quelques instants Déruchette était dans la salle. 
Elle n'avait pas dit un mot, elle n'avait pas fait de bruit. 
Elle avait eu une entrée d'ombre. Elle s'était assise, presque 
inaperçue, sur une chaise en arrière de mess Lethierry de- 
bout, loquace, orageux, joyeux, abondant en gestes et par- 
lant haut. Un peu après elle, une autre apparition muette 
s'était faite. Un homme vêtu de noir, en cravate blanche, 
ayant son chapeau à la main, s'était arrêté dans l'entre-bâil- 



LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME. 291 



lement de la porte. II y avait maintenant plusieurs chan- 
delles dans le groupe lentement grossi. Ces lumières éclai- 
raient de côté l'homme vêtu de noir; son profil d'une 
blancheur jeune et charmante se dessinait sur le fond obscur 
avec une pureté de médaille; il appuyait son coude à l'an- 
gle d'un panneau de la porte, et il tenait son front dans sa 
main gauche, attitude, à son insu, gracieuse, qui faisait valoir 
la grandeur du front par la petitesse de la main. Il y avait 
un pli d'angoisse au coin de ses lèvres contractées. Il exa- 
minait et écoutait avec une attention profonde. Les assis- 
tants, ayant reconnu le révérend Ebenezer Caudray, recteur 
de la paroisse, s'étaient écartés pour le laisser passer, mais 
il était resté sur le seuil. Il y avait de l'hésitation dans sa 
posture et de la décision dans son regard. Ce regard par 
moments se rencontrait avec celui de Déruchette. Quant à 
Gilliatt, soit par hasard, soit exprès, il était dans Pombre, 
et on ne le voyait que très confusément. 

Mess Lethierry d'abord n'aperçut pas M. Ebenezer, mais 
il aperçut Déruchette. II alla à elle, et l'embrassa avec tout 
Pemportement que peut avoir un baiser au front. En même 
temps il étendait le bras vers le coin sombre où était Gilliatt. 

— Déruchette, dit-il, te revoilà riche, et voilà ton mari. 
Déruchette leva la tête avec égarement et regarda dans 

cette obscurité. 

Mess Lethierry reprit : 

— On fera la noce tout de suite, demain si ça se peut, 
on aura les dispenses, d'ailleurs ici les formalités ne sont 
pas lourdes, le doyen fait ce qu'il veut, on est marié avant 
qu'on ait eu le temps de crier gare, ce n'est pas comme en 



292 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



France, où il faut des bans, des publications, des délais, 
tout le bataclan, et tu pourras te vanter d'être la femme 
d'un brave homme, et il n'y a pas à dire, c'est que c'est 
un marin, je l'ai pensé dès le premier jour quand je l'ai vu 
revenir de Herm avec le petit canon. A présent il revient des 
Douvres, avec sa fortune, et la mienne, et la fortune du 
pays; c'est un homme dont on parlera un jour comme il 
n'est pas possible; tu as dit : je l'épouserai, tu l'épouseras; 
et vous aurez des enfants, et je serai grand-père, et tu auras 
cette chance d'être la lady d'un gaillard sérieux, qui tra- 
vaille, qui est utile, qui est surprenant, qui en vaut cent, qui 
sauve les inventions des autres, qui est une providence, et 
au moins, toi, tu n'auras pas, comme presque toutes les 
chipies riches de ce pays-ci, épousé un soldat ou un prêtre, 
c'est-à-dire l'homme qui tue ou l'homme qui ment. Mais 
qu'est-ce que tu fais dans ton coin, Gilliatt? On ne te voit 
pas. Douce! Grâce! tout le monde, de la lumière. Illuminez- 
moi mon gendre à giorno. Je vous fiance, mes enfants, et 
voilà ton mari, et voilà mon gendre, c'est Gilliatt du Bû de 
la Rue, le bon garçon, le grand matelot, et je n'aurai pas 
d'autre gendre, et tu n'auras pas d'autre mari, j'en redonne 
ma parole d'honneur au bon Dieu. Ah! c'est vous, monsieur 
le curé, vous me marierez ces jeunes gens-là. 

L'œil de mess Lethierry venait de tomber sur le révérend 
Ebenezer. 

Douce et Grâce avaient obéi. Deux chandelles posées sur 
la table éclairaient Gilliatt de la tête aux pieds. 

— Qu'il est beau ! cria Lethierry. 

Gilliatt était hideux. 



LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME. 293 



Il était tel qu'il était sorti, le matin même, de l'éeueil 
Douvres, en haillons, les coudes percés, la barbe longue, 
les cheveux hérissés, les yeux brûlés et rouges, la face 
écorchée, les poings saignants; il avait les pieds nus. Quel- 
ques-unes des pustules de la pieuvre étaient encore visibles 
sur ses bras velus. 

Lethierry le contemplait. 

— C'est mon vrai gendre. Comme il s'est battu avec la 
mer! il est tout en loques! Quelles épaules! quelles pattes! 

Que tu es beau ! 

Grâce courut à Déruchette et lui soutint la tête. Déru- 
chette venait de s'évanouir. 




PI U-uez inv. 



Co.ofiijiùr/i^fi!- 'fSffS y^ &. ■S3- 



Gérv-Bichard se 



II 



LA MALLE DE CUIR 



Dès l'aube Saint-Sampson était sur pied et Saint-Pierre- 
Port commençait à arriver. La résurrection de la Durande 
faisait dans l'île un bruit comparable à celui qu'a fait dans 
le midi de la France la Salette. 11 y avait foule sur le quai 
pour regarder la cheminée sortant de la panse. On eût bien 
voulu voir et toucher un peu la machine; mais Lethierry, 
après avoir fait de nouveau, et au jour, l'inspection triom- 
phante de la mécanique, avait posté dans la panse deux ma- 



296 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



telots chargés d'empêcher l'approche. La cheminée, au sur- 
plus, suffisait à la contemplation. La foule s'émerveillait. 
On ne parlait que de Gilliatt. On commentait et on acceptait 
son surnom de Malin; l'admiration s'achevait volontiers par 
cette phrase : « Ce n'est toujours pas agréable d'avoir dans 
l'île des gens capables de faire des choses comme ça. » 

On voyait du dehors mess Lethierry assis à sa table de- 
vant sa fenêtre et écrivant, un œil sur son papier, l'autre 
sur la machine. Il était tellement absorbé qu'il ne s'était in- 
terrompu qu'une fois pour ce crier* » Douce et pour lui de- 
mander des nouvelles de Déruchette. Douce avait répondu : 
— Mademoiselle s'est levée, et est sortie. — Mess Lethierry 
avait dit : — Elle fait bien de prendre l'air. Elle s'est trouvée 
un peu mal cette nuit à cause de la chaleur. Il y avait beau- 
coup de monde dans la salle. Et puis la surprise, la joie, 
avec cela que lés fenêtres étaient fermées. Elle va avoir 
un fier mari! — Et il avait recommencé à écrire. Il avait 
déjà paraphé et scellé deux lettres adressées aux plus no- 
tables maîtres de chantiers de Brème. Il achevait de cacheter 
la troisième. 

Le bruit d'une roue sur le quai lui fit dresser le cou. 11 
se pencha à sa fenêtre et vit déboucher du sentier par où 
l'on allait au Bu de la Rue un boy poussant une brouette- 
Ce boy se dirigeait du côté de Saint-Pierre-Port. Il y avait 
dans la brouette une malle de cuir jaune damasquinée de 
clous de cuivre et d'étain. 

Mess Lethierry apostropha le boy. 

— Où vas-tu, garçon? 

Appeler. 



LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME. 297 



Le boy s'arrêta, et répondit : 

— Au Cas'hmere. 

— Quoi faire? 

— Porter cette malle. 

— Eh bien, tu porteras aussi ces trois lettres. 

Mess Lethierry ouvrit le tiroir de sa table, y prit un bout 
de ficelle, noua ensemble sous un nœud en croix les trois 
lettres qu'il venait d'écrire, et jeta le paquet au boy qui le 
reçut au vol dans ses deux mains. 

— Tu diras au capitaine du Cashmere que c'est moi qui 
écris, et qu'il ait soin. C'est pour l'Allemagne. Brème via 
London. 

— Je ne parlerai pas au capitaine, mess Lethierry. 

— Pourquoi? 

— Le Cashmere n'est pas à quai. 

— Ah! 

— Il est en rade. 

— C'est iuste. A cause de la mer. 

— Je ne pourrai parler qu'au patron de l'embarcation. 

— Tu lui recommanderas mes lettres. 

— Oui, mess Lethierry. 

— A quelle heure part le Cashmere? 

— A douze heures. 

— A midi, aujourd'hui, la marée monte. Il a la marée 

contre, 

— Mais il a le vent pour. 

— Boy, dit mess Lethierry, braquant son index sur la 
cheminée de la machine, vois-tu ça? ça se moque du vent et 
de la marée. 

ftOMAN. — XI. ^^ 



298 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Le boy mit les lettres dans sa poche, ressaisit le bran- 
card de la brouette, et reprit sa course vers la ville. Mess 
Lethierry appela : Douce! Grâce! 

— Mess, qu'y a-t-il? 
Grâce entre-bâilla la porte. 

— Entre, et attends. 

Mess Lethierry prit une feuille de papier et se mit à 
écrire. Si Grâce, debout derrière lui, eût été curieuse et eût 
avancé la tête pendant qu'il écrivait, elle aurait pu lire, par- 
dessus son épaule, ceci : 

ce J'écris à Brème pour du bois. J'ai rendez-vous toute 
la journée avec des charpentiers pour Festimat. La recon- 
struction marchera vite. Toi, de ton côté, va chez le doyen 
pour avoir les dispenses. Je désire que le mariage se fasse 
le plus tôt possible, tout de suite serait le mieux. Je m'oc- 
cupe de Durande, occupe-toi de Déruchette. » 

Il data, et signa; Lethierry. 

Il ne prit point la peine de cacheter le billet, le plia 
simplement en quatre et le tendit à Grâce. 

— Porte cela à Gilliatt. 
- Au Bû de la Rue? 

— Au Bû de la Rue. 



LIVRE TROISIÈME 



DEPx\RT DU « CASHMERE » 




K iliif: 



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LE HAVELET TOUT PROCHE DE L'ÉGLISE 



Saint-Sampson ne peut avoir foule sans que Saint-Pierre- 
Port soit désert. Une chose curieuse sur un point donné 
est une pompe aspirante. Les nouvelles courent vite dans 
les petits pays ; aller voir la cheminée de la Durande sous 
les fenêtres de mess Lethierry était depuis le lever du soleil 
la grande affaire de Guernesey, Tout autre événement s'était 
effacé devant celui-là. Éclipse de la mort du doyen de Saint- 
Asaph; il n'était plus question du révérend Ebenezer Cau- 



302 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



dray, ni de sa soudaine riehesse, ni de son départ par le 
Cashmere. La machine de la Durande rapportée des Dou- 
vres, tel était l'ordre du jour. On n'y croyait pas. Le nau- 
frage avait paru extraordinaire, mais le sauvetage semblait 
impossible. C'était à qui s'en assurerait par ses yeux. Toute 
autre préoccupation était suspendue. De longues files de 
bourgeois en famille, depuis le vésin jusqu'au mess, des 
hommes, des femmes, des gentlemen, des mères avec en- 
fants et des enfants avec poupées, se dirigeaient par toutes 
les routes vers « la chose à voir » aux Bravées et tournaient 
le dos à Saint- Pierre- Port. Beaucoup de boutiques dans 
Saint-Pierre-Port étaient fermées; dans Commercial-Arcade, 
stagnation absolue de vente et de négoce; toute l'attention 
était à la Durande ; pas un marchand n'avait « étrenné » ; 
excepté un bijoutier, lequel s'émerveillait d'avoir vendu un 
anneau d'or pour, mariage ce à une espèce d'homme parais- 
sant fort pressé qui lui avait demandé la demeure de mon- 
sieur le doyen ». Les boutiques restées ouvertes étaient des 
lieux de causerie où l'on commentait bruyamment le mira- 
culeux sauvetage. Pas un promeneur à l'Hyvreuse, qu'on 
nomme aujourd'hui, sans savoir pourquoi, Cambridge-Park, 
personne dans High-street, qui s'appelait alors la Grand'Rue, 
ni dans Smith-street, qui s'appelait alors la rue des Forges; 
personne dans Hauteville; l'Esplanade elle-même était dé- 
peuplée. On eût dit un dimanche. Une altesse royale en vi- 
site passant la revue de la milice à l'Ancresse n'eût pas 
mieux vidé la ville. Tout ce dérangement à propos d'un rien 
du tout comme ce Gilliatt faisait hausser les épaules aux 
hommes graves et aux personnes correctes. 



DÉPART DU (c GASHMERE ». 303 



L'église de Saint-Pierre-Port, triple pignon juxtaposé 
avec transept et flèche, est au bord de l'eau au fond du 
port presque sur le débarcadère même. Elle donne la bien- 
venue à ceux qui arrivent et l'adieu à ceux qui s'en vont. 
Cette église est la majuscule de la longue ligne que fait la 
façade de la ville sur l'océan. 

Elle est en même temps paroisse de Saint-Pierre-Port et 
doyenne de toute l'île. Elle a pour desservant le subrogé 
de l'évêque^ clergyman à pleins pouvoirs. 

Le havre de Saint-Pierre-Port, très beau et très large 
port aujourd'hui, était à cette époque, et il y a dix ans 
encore, moins considérable que le havre de Saint-Sampson. 
C'étaient deux grosses murailles cyclopéennes courbes par- 
tant du rivage à tribord et à bâbord, et se rejoignant 
presque à leur extrémité, où il y avait un petit phare blanc. 
Sous ce phare un étroit goulet, ayant encore le double an- 
neau de la chaîne qui le fermait au moyen âge, donnait pas- 
sage aux navires. Qu'on se figure une pince de homard 
entr'ouverte , c'était le havre de Saint-Pierre-Port. Cette 
tenaille prenait sur l'abîme un peu de mer qu'elle forçait 
à se tenir tranquille. Mais, par le vent d'est, il y avait du 
flot à l'entrebâillement, le port clapotait, et il était plus 
sage de ne point entrer. C'est ce qu'avait fait ce jour-là le 
Cashmere, 11 avait mouillé en rade. 

Les navires, quand il y avait du vent d'est, prenaient 
volontiers ce parti qui, en outre, leur économisait les frais 
de port. Dans ce cas, les bateliers commissionnés de la 
ville, brave tribu de marins que le nouveau port a destituée, 
venaient prendre dans leurs barques, soit à l'embarcadère, 



304 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



soit aux stations de la plage, les voyageurs, et les transpor- 
taient, eux et leurs bagages, souvent par de très grosses 
mers et toujours sans accident, aux navires en partance. Le 
vent d'est est un vent de côté, très bon pour la traversée 
d'Angleterre; on roule, mais on ne tangue pas. 

Quand le bâtiment en partance était dans le port, tout 
le monde s'embarquait dans le port; quand il était en rade, 
on avait le choix de s'embarquer sur un des points de la 
côte voisine du mouillage. On trouvait dans toutes les criques 
des bateliers « à volonté ». 

Le Havelet était une de ces criques. Ce petit havre, ha- 
velet, était tout près de la ville, mais si solitaire qu'il en 
semblait très loin. Il devait cette solitude à l'encaissement 
des hautes falaises du fort George qui dominent cette anse 
discrète. On arrivait au Havelet par plusieurs sentiers. Le 
plus direct longeait le bord de l'eau; il avait l'avantage de 
mener à la ville et à l'église en cinq minutes, et l'inconvé- 
nient d'être couvert par la lame deux fois par jour. Les 
autres sentiers, plus ou moins abrupts, s'enfonçaient dans 
les anfractuosités des escarpements. Le Havelet, même en 
plein jour, était dans une pénombre. Des blocs en porte-à- 
faux pendaient de toutes parts. Un hérissement de ronces 
et de broussailles s'épaississait et faisait une sorte de douce 
nuit sur ce désordre de roches et de vagues; rien de plus 
paisible que cette crique en temps calme, rien de plus tumul- 
tueux dans les grosses eaux. 11 y avait là des pointes de 
branches perpétuellement mouillées par l'écume. Au prin- 
temps c'était plein de fleurs, de nids, de parfums, d'oiseaux, 
de papillons et d'abeilles. Grâce aux travaux récents, ce 



DÉPART DU (( CASHMERE ». 305 



sauvageries n'existent plus aujourd'hui ; de belles lignes 
droites les ont remplacées; il y a des maçonneries, des quais 
et des jardinets, le terrassement a sévi; le goût a fait jus- 
tice des bizarreries de la montagne et de l'incorrection des 
rochers. 



ROMAN. — XI. ^''^ 




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T., Diifcx inv. 



'&t>fut^^t/fe/, tS.9i^ -én^ 'ff. . ^ 



Gér-v-3icha_-rt 



II 



LES DÉSESPOIRS EN PRÉSENCE 



Il était un peu moins de dix heures du matin ; le quart 
avant, comme on dit à Guernesey. 

L'affluence, selon toute apparence, grossissait à Saint- 
Sampson. La population, enfiévrée de curiosité, versant 
toute au nord de l'île, le Havelet, qui est au sud, était plus 
désert que jamais. 

Pourtant on y voyait un bateau, et un batelier. Dans le 
bateau il y avait un sac de nuit. Le batelier semblait at- 
tendre. 



308 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

On apercevait en rade le Cashmere à l'ancre^ qui, ne 
devant partir qu'à midi, ne faisait encore aucune manœuvre 
d'appareillage. 

Un passant qui, de quelqu'un des sentiers-escaliers de 
la falaise, eût prêté l'oreille, eût entendu un murmure de 
paroles dans le Havelet, et, s'il se fût penché par-dessus 
les surplombs, il eût vu, à quelque distance du bateau, dans 
un recoin de roches et de branches où ne pouvait pénétrer 
le regard du batelier, deux personnes, un homme et une 
femme, Ebenezer et Déruchette. 

Ces réduits obscurs du bord de la mer, qui tentent les 
baigneuses, ne sont pas toujours aussi solitaires qu'on le 
croit. On y est quelquefois observé et écouté. Ceux qui s'y 
réfugient et qui s'y abritent peuvent être aisément suivis à 
travers les épaisseurs des végétations et grâce à la multipli- 
cité et à l'enchevêtrement des sentiers. Les granits et les 
arbres, qui cachent l'aparté, peuvent cacher aussi un 
témoin. 

Déruchette et Ebenezer étaient debout en face l'un de 
l'autre, le regard dans le regard; ils se tenaient les mains. 
Déruchette parlait. Ebenezer se taisait. Une larme amassée 
et arrêtée entre ses cils hésitait, et ne tombait pas. 

La désolation et la passion étaient empreintes sur le front 
religieux d'Ebenezer. Une résignation poignante s'y ajoutait, 
résignation hostile à la foi, quoique venant d'elle. Sur ce 
visage, simplement angélique jusqu'alors, il y avait un com- 
mencement d'expression fatale. Celui qui n'avait encore 
médité que le dogme, se mettait à méditer le sort, médi- 
tation malsaine au prêtre. La foi s'y décompose. Plier sous 



DÉPART DU c( CASHMERE ». 309 



de l'inconnu, rien n'est plus troublant. L'homme est le pa- 
tient des événements. La vie est une perpétuelle arrivée; 
nous la subissons. Nous ne savons jamais de quel côté vien- 
dra la brusque descente du hasard. Les catastrophes et les 
félicités entrent, puis sortent, comme des personnages inat- 
tendus. Elles ont leur loi, leur orbite, leur gravitation, en 
dehors de l'homme. La vertu n'amène pas le bonheur, le 
crime n'amène pas le malheur; la conscience a une logique, 
le sort en a une autre ; nulle coïncidence. Rien ne peut être 
prévu. Nous vivons pêle-mêle et coup sur coup. La con- 
science est la ligne droite, la vie est le tourbillon. Ce tour- 
billon jette inopinément sur la tête de l'homme des chaos 
noirs et des ciels bleus. Le sort n'a point l'art des transitions. 
Quelquefois la roue tourne si vite que l'homme distingue à 
peine l'intervalle d'une péripétie à l'autre et le lien d'hier 
à ajourd'hui. Ebenezer était un croyant mélangé de raison- 
nement et un prêtre compliqué de passion. Les religions 
célibataires savent ce qu'elles font. Rien ne défait le prêtre 
comme d'aimer une femme. Toutes sortes de nuages assom- 
brissaient Ebenezer. 

Il contemplait Déruchette, trop. 

Ces deux êtres s'idolâtraient. 

11 y avait dans la prunelle d' Ebenezer la muette adora- 
tion du désespoir. 

Déruchette disait : 

— Vous ne partirez pas. Je n'en ai pas la force. Voyez- 
vous, j'ai cru que je pourrais vous dire adieu, je ne peux 
pas. On n'est pas forcé de pouvoir. Pourquoi êtes-vous venu 
hier? 11 ne fallait pas venir si vous vouliez vous en aller. Je 



310 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



ne vous ai jamais parlé. Je vous aimais, mais je ne le sa- 
vais pas. Seulement, le premier jour, quand monsieur Hé- 
rode a lu l'histoire de Rebecca et que vos yeux ont ren- 
contré les miens, je me suis senti les joues en feu, et j'ai 
pensé : Oh ! comme Rebecca a dû devenir rouge ! C'est égal, 
avant-hier, on m'aurait dit : Vous aimez le recteur, j'aurais 
ri. C'est ce qu'il y a eu de terrible dans cet amour-là. C'a 
été comme une trahison. Je n'y ai pas pris garde. J'allais 
à l'église, je vous voyais, je croyais que tout le monde était 
comme moi. Je ne vous fais pas de reproche, vous n'avez 
rien fait pour que je vous aime, vous ne vous êtes pas donné 
de peine, vous me regardiez, ce n'est pas de votre faute si 
vous regardez les personnes, et cela a fait que je vous ai 
adoré. Je ne m'en doutais pas. Quand vous preniez le livre, 
c'était de la lumière ; quand les autres le prenaient, ce n'était 
qu'un livre. Vous leviez quelquefois les yeux sur moi. Vous 
parliez des archanges, c'était vous l'archange. Ce que vous 
disiez, je le pensais tout de suite. Avant vous, je ne sais pas 
si je croyais en Dieu. Depuis vous, j'étais devenue une femme 
qui fait sa prière. Je disais à Douce : Habille-moi bien vite 
que je ne manque pas l'office. Et je courais à l'église. Ainsi, 
être amoureuse d'un homme, c'est cela. Je ne le savais pas. 
Je me disais : Comme je deviens dévote ! C'est vous qui 
m'avez appris que je n'allais pas à l'église pour le bon Dieu. 
J'y allais pour vous, c'est vrai. Vous êtes beau, vous parlez 
bien, quand vous leviez les bras au ciel, il me semblait que 
vous teniez mon cœur dans vos deux mains blanches. J'étais 
folle, je l'ignorais. Voulez-vous que je vous dise votre faute, 
c'est d'être entré hier dans le jardin, c'est de m'avoir parlé. 



DÉPART DU (c GASHMERE ». 3H 

Si vous ne m^aviez rien dit, je n'aurais rien su. Vous seriez 
parti, j'aurais peut-être été triste, mais à présent je mourrai. 
A présent que je sais que je vous aime, il n'est plus possible 
que vous vous en alliez. A quoi pensez-vous? Vous n'avez 
pas l'air de m'écouter. 
Ebenezer répondit : 

— Vous avez entendu ce qui s'est dit hier. 

— Hélas ! 

— Que puis-je à cela? 

Ils se turent un moment. Ebenezer reprit : 

— Il n'y a plus pour moi qu'une chose à faire. Partir. 

— Et moi, mourir. Oh! je voudrais qu'il n'y eût pas de 
mer et qu'il n'y eût que le ciel. Il me semble que cela arran- 
gerait tout, notre départ serait le même. Il ne fallait pas me 
parler, vous. Pourquoi m'avez-vous parlé? Alors ne vous en 
allez pas. Qu'est-ce que je vais devenir? Je vous dis que je 
mourrai. Vous serez bien avancé quand je serai dans le cime- 
tière. Oh! j'ai le cœur brisé. Je suis bien malheureuse. Mon 
oncle n'est pas méchant pourtant. 

C'était la première fois de sa vie que Déruchette disait, 
en parlant de mess Lethierry, mon oncle. Jusque-là elle 
avait toujours dit mon père. 

Ebenezer recula d'un pas et fit un signe au batelier. On 
entendit le bruit du croc dans les galets et le pas de 
l'homme sur le bord de sa barque. 

— Non, non! cria Déruchette. 
Ebenezer se rapprocha d'elle. 

— 11 le faut, Déruchette. 

— Non, jamais! Pour une machine! Est-ce que c'est 



312 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

possible? Avez-vous vu cet homme horrible hier? Vous ne 
pouvez pas m'abandonner. Vous avez de l'esprit, vous trou- 
verez un moyen. Il ne se peut pas que vous m^ayez dit de 
venir vous trouver ici ce matin, avec l'idée que vous parti- 
riez. Je ne vous ai rien fait. Vous n'avez pas à vous plaindre 
de moi. C'est par ce vaisseau-là que vous voulez vous en 
aller? Je ne veux pas. Vous ne me quitterez pas. On n'ouvre 
pas le ciel pour le refermer. Je vous dis que vous resterez. 
D'ailleurs il n'est pas encore l'heure. Oh! je t'aime. 

Et, se pressant contre lui, elle lui croisa ses dix doigts 

derrière le cou, comme pour faire de ses bras ^enlacés un 

lien à Ebenezer et de ses mains jointes une prière à Dieu. 

Il dénoua cette étreinte délicate qui résista tant qu'elle 

put. 

Déruchette tomba assise sur une saillie de roche cou- 
verte de lierre, relevant d'un geste machinal la manche de 
sa robe jusqu'au coude, montrant son charmant bras nu, 
avec une clarté noyée et blême dans ses yeux fixes. La 
barque approchait. 

Ebenezer lui prit la tête dans ses deux mains; cette 
vierge avait l'air d'une veuve et ce jeune homme avait l'air 
d'un aïeul. Il lui touchait les cheveux avec une sorte de pré- 
caution religieuse; il attacha son regard sur elle pendant 
quelques instants, puis il déposa sur son front un de ces 
baisers sous lesquels il semble que devrait éclore une 
étoile, et, d'un accent où tremblait la suprême angoisse et 
où l'on sentait l'arrachement de l'âme, il lui dit ce mot, le 
mot des profondeurs : Adieu! 
Déruchette éclata en sanglots. 



DÉPART DU c< CASHMERE ». 313 



En ce moment ils entendirent une voix lente et grave 
qui disait : 

— Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? 
Ebenezer tourna la tête. Déruchette leva les yeux. 
Gilliatt était devant eux. 

Il venait d'entrer par un sentier latéral. 

Gilliatt n'était plus le même homme que la veille. Il avait 
peigné ses cheveux. Il avait fait sa barbe, il avait mis des 
souliers, il avait une chemise blanche de marin à grand col 
rabattu, il était vêtu de ses habits de matelot les plus neufs. 
On voyait une bague d'or à son petit doigt. Il semblait pro- 
fondément calme. Son haie était livide. 

Du bronze qui souffre, tel était ce visage. 

Ils le regardèrent, stupéfaits. Quoique méconnaissable, 
Déruchette le reconnut. Quant aux paroles qu'il venait de 
dire, elles étaient si loin de ce qu'ils pensaient en ce mo- 
ment-là, qu'elles avaient glissé sur leur esprit. 

Gilliatt reprit : 

— Quel besoin avez-vous de vous dire adieu? Mariez- 
vous. Vous partirez ensemble. 

Déruchette tressaillit. Elle eut un tremblement de la tête 
aux pieds. 

Gilliatt continua : 

— Miss Déruchette a ses vingt et un ans. Elle ne dé- 
pend que d'elle. Son oncle n'est que son oncle. Vous vous 
aimez... 

Déruchette interrompit doucement : 

— Comment se fait-il que vous soyez ici ? 

— Mariez-vous, poursuivit Gilliatt. 

ROHAN. — XI. 40 



314 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

Déruchette commençait à percevoir ce que cet homme 
lui disait. Elle bégaya : 

— Mon pauvre oncle... 

— Il refuserait si le mariage était à faire, dit Gilliatt, 
il consentira quand le mariage sera fait. D'ailleurs vous allez 
partir. Quand vous reviendrez, il pardonnera. 

Gilliatt ajouta avec une nuance amère : — Et puis, il ne 
pense déjà plus qu'à rebâtir son bateau. Gela l'occupera pen- 
dant votre absence. Il a la Durande pour le consoler. 

— Je ne voudrais pas, balbutia Déruchette, dans une 
stupeur où Ton sentait de la joie, laisser derrière moi des 
chagrins. 

— Ils ne dureront pas longtemps, dit Gilliatt. 
Ebenezer et Déruchette avaient eu comme un éblouis- 

sement. Il se remettaient maintenant. Dans leur trouble dé- 
croissant, le sens des paroles de Gilliatt leur apparaissait. 
Un nuage y restait mêlé, mais leur affaire à eux n'était pas 
de résister. On se laisse faire à qui sauve. Les objections à 
la rentrée dans l'éden sont molles. Il y avait dans l'attitude 
de Déruchette, imperceptiblement appuyée sur Ebenezer, 
quelque chose qui faisait cause commune avec ce que disait 
Gilliatt. Quant à l'énigme de la présence de cet homme et 
de ses paroles qui, dans l'esprit de Déruchette en parti- 
culier, produisaient plusieurs sortes d'étonnements, c'étaient 
des questions à côté. Cet homme leur disait : Mariez-vous. Ceci 
était clair. S'il y avait une responsabilité, il la prenait. Déru- 
chette sentait confusément que, pour des raisons diverses, 
il en avait le droit. Ce qu'il disait de mess Lethierry était 
vrai. Ebenezer pensif murmura : Un oncle n'est pas un père. 



DÉPART DU € CASHMERE ». 315 



Il subissait la corruption d'une péripétie heureuse et 
soudaine. Les scrupules probables du prêtre fondaient et 
se dissolvaient dans ce pauvre cœur amoureux. 

La voix de Gilliatt devint brève et dure et Ton y sentait 
comme des pulsations de fièvre : 

— Tout de suite. Le Cashmere part dans deux heures. 
Vous avez le temps, mais vous n'avez que le temps. Venez. 

Ebenezer le considérait attentivement. 
Tout à coup il s'écria : 

— Je vous reconnais. C'est vous qui m'avez sauvé la vie. 
Gilliatt répondit : 

— Je ne crois pas. 

— Là-bas, à la pointe des Banques. 
— - Je ne connais pas cet endroit-là. 

— C'est le jour même que j'arrivais. 

— Ne perdons pas de temps, dit Gilliatt. 

— Et, je ne me trompe pas, vous êtes l'homme d'hier 
soir. 

— Peut-être. 

— Comment vous appelez-vous ? 
Gilliatt haussa la voix : 

— Batelier, attendez-nous. Nous allons revenir. Miss, 
vous m'avez demandé comment il se faisait que j'étais ici, 
c'est bien simple, je marchais derrière vous. Vous avez 
vingt et un ans. Dans ce pays-ci, quand les personnes sont 
majeures et dépendent d'elles-mêmes, on se marie en un 
quart d'heure. Prenons le sentier du bord de l'eau. Il est 
praticable, la mer ne montera qu'à midi. Mais tout de suite. 
Venez avec moi. 



316 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

Déruchette et Ebenezer semblaient se consulter du regard. 
Ils étaient debout l'un près de l'autre, sans bouger; ils étaient 
comme ivres. Il y a de ces hésitations étranges au bord de 
cet abîme, le bonheur. Ils comprenaient sans comprendre. 

— Il s'appelle Gilliatt, dit Déruchette bas à Ebenezer. 
Gilliatt reprit avec une sorte d'autorité : 

— Qu'attendez-vous? je vous dis de me suivre. 

— Où? demanda Ebenezer. 

— Là. 

Et Gilliatt montra du doigt le clocher de l'église. 

Ils le suivirent. 

Gilliatt allait devant. Son pas était ferme. Eux ils chan- 
celaient. 

A mesure qu'ils avançaient vers le clocher, on voyait 
poindre sur ces purs et beaux visages d' Ebenezer et de Déru- 
chette quelque chose (Jui serait bientôt le sourire. L'approche 
de l'église les éclairait. Dans l'œil creux de Gilliatt, il y avait 
de la nuit. 

On eût dit un spectre menant deux âmes au paradis. 

Ebenezer et Déruchette ne se rendaient pas bien compte 
de ce qui allait arriver. L'intervention de cet homme était 
la branche où se raccroche le noyé. Ils suivaient Gilliatt 
avec la docilité du désespoir pour le premier venu. Qui se 
s«nt mourir n'est pas difficile sur l'acceptation des inci- 
dents. Déruchette, plus ignorante, était plus confiante. Ebe- 
nezer songeait. Déruchette était majeure. Les formalités du 
mariage anglais sont très simples, surtout dans les pays 
autochthones où les recteurs de paroisse ont un pouvoir 
presque discrétionnaire; mais le doyen néanmoins consen- 



DÉPART DU (( CASHMERE ». 317 



tirait-il à célébrer le mariage sans même s'informer si Fonde 
consentait? Il y avait là une question. Pourtant, on pouvait 
essayer. Dans tous les cas, c'était un sursis. 

Mais qu'était-ce que cet homme? et si c'était lui en 
effet que la veille mess Lethierry avait déclaré son gendre, 
comment s'expliquer ce qu'il faisait là? Lui, l'obstacle, il 
se changeait en providence. Ebenezer s'y prêtait, mais il 
donnait à ce qui se passait le consentement tacite et rapide 
de l'homme qui se sent sauvé. 

Le sentier était inégal, parfois mouillé et difficile. Ebe- 
nezer, absorbé, ne faisait pas attention aux flaques d'eau et 
aux blocs de galets. De temps en temps, Gilliatt se retour- 
nait et disait à Ebenezer : — Prenez garde à ces pierres, 
donnez-lui la main. 




'fÛY<"/'"y^i^M,/- t^y^ ùy 'ff. ^, 



Géry-Bicliarâ se. 



III 



LA PRÉVOYANCE DE L'ABNÉGATION 



Dix heures et demie sonnaient comme ils entraient dans 
l'église. 

A cause de l'heure, et aussi à cause de la solitude de la 
ville ce jour-là, l'église était vide. 

Au fond pourtant près de la table qui, dans les églises 
réformées, remplace l'autel, il y avait trois personnes ; c'é- 
taient le doyen et son évangéliste; plus le registraire. Le 
doyen, qui était le révérend Jaquemin Hérode, était assis; 
l'évangéliste et le registraire étaient debout. 



320 * LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Le Livre, ouvert, était sur la table, 

A côté, sur une crédence, s'étalait un autre livre, le 
registre de paroisse, ouvert également, et sur lequel un œil 
attentif eût pu remarquer une page fraîchement écrite et 
dont l'encre n'était pas encore séchée. Une plume et une 
écritoire étaient à côté du registre. 

En voyant entrer le révérend Ebenezer Caudray, le révé- 
rend Jaquemin Hérode se leva. 

— Je vous attends, dit-il. Tout est prêt. 
Le doyen, en effet, était en robe d'officiant. 
Ebenezer regarda Gilliatt. 

Le révérend doyen ajouta : 

— Je suis à vos ordres, mon collègue. 
Et il salua. 

Ce salut ne s'égara ni à droite ni à gauche. 11 était évi- 
dent, à la direction dû rayon visuel du doyen, que pour lui 
Ebenezer seul existait. Ebenezer était clergyman et gentle- 
man. Le doyen ne comprenait dans sa salutation ni Déruchette 
qui était à côté, ni Gilliatt qui était en arrière. Il y avait 
dans son regard une parenthèse où le seul Ebenezer était 
admis. Le maintien de ces nuances fait partie du bon ordre 
et consolide les sociétés. 

Le doyen reprit avec une aménité gracieusement altière : 

— Mon collègue, je vous fais mon double compliment. 
Votre oncle est mort et vous prenez femme ; vous voilà riche 
par l'un et heureux par l'autre. Du reste, maintenant, grâce 
à ce bateau à vapeur qu'on va rétablir, miss Lethierry aussi 
est riche, ce que j'approuve. Miss Lethierry est née sur cette 
paroisse, j'ai vérifié la date de sa naissance sur le registre. 



DÉPART DU « GASHMERE >>. 321 



Miss Lethierry est majeure, et s'appartient. D'ailleurs son 
oncle, qui est toute sa famille, consent. Vous voulez vous 
marier tout de suite à cause de votre départ, je le com- 
prends; mais, ce mariage étant d'un recteur de paroisse, 
j'aurais souhaité un peu de solennité. J'abrégerai pour vous 
être agréable. L'essentiel peut tenir dans le sommaire. L'acte 
est déjà tout dressé sur le registre que voici, et il n'y a que 
les noms à remplir. Aux termes de la loi et coutume, le 
mariage peut être célébré immédiatement après l'inscription. 
La déclaration voulue pour la licence a été dûment faite. Je 
prends sur moi une petite irrégularité, car la demande de 
licence eût dû être préalablement enregistrée sept jours 
d'avance; mais je me rends à la nécessité et à l'urgence de 
votre départ. Soit. Je vais vous marier. Mon évangéliste sera 
le témoin de l'époux; quant au témoin de l'épouse... 

Le doyen se tourna vers Gilliatt. 

Gilliatt fit un signe de tête. 

— Gela suffit, dit le doyen. 

Ebenezer restait immobile. Déruchette était l'extase, 
pétrifiée. 

Le doyen continua : 

— Maintenant, toutefois, il y a un obstacle. 
Déruchette fit un mouvement. 

Le doyen poursuivit : 

— L'envoyé, ici présent, de mess Lethierry, lequel 
envoyé a demandé pour vous la licence et a signé la décla- 
ration sur le registre, — et du pouce de sa main gauche le 
doyen désigna Gilliatt, ce qui l'exemptait d'articuler ce nom 
quelconque, — l'envoyé de mess Lethierry m'a dit ce matin 



UOMAN. — XI, 



-il 



322 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



que mess Lethierry, trop occupé pour venir en personne, 
désirait que le mariage se fît incontinent. Ce désir, exprimé 
verbalement, n'est point assez. Je ne saurais, à cause des 
dispenses à accorder et de l'irrégularité que je prends sur 
moi, passer outre si vite sans m'informer près de mess Le- 
thierry, à moins qu'on ne me montre sa signature. Quelle 
que soit ma bonne volonté, je ne puis me contenter d'une 
parole qu'on vient me redire. Il me faudrait quelque chose 
d'écrit. 

— Qu'à cela ne tienne, dit Gilliatt. 

Et il présenta au révérend doyen un papier. 

Le doyen se saisit du papier, le parcourut d'un coup 
d'œil, sembla passer quelques lignes, sans doute inutiles, et 
lut tout haut : 

— ^ ce ... Va chez le doyen pour avoir les dispenses. Je 
désire que le mariage 'se fasse le plus tôt possible. Tout 
de suite serait le mieux. » 

11 posa le papier sur la table, et poursuivit : 

— Signé Lethierry. La chose serait plus respectueuse- 
ment adressée à moi. Mais puisqu'il s'agit d'un collègue, je 
n'en demande pas davantage. 

Ebenezer regarda de nouveau Gilliatt. Il y a des ententes 
d'âmes. Ebenezer sentait là une fraude ; et il n'eut pas la 
force, il n'eut peut-être pas même l'idée, de la dénoncer. 
Soit obéissance à un héroïsme latent qu'il entrevoyait, soit 
étourdissement de la conscience par le coup de foudre du 
bonheur, il demeura sans paroles. 

Le doyen prit la plume et remplit, aidé du registraire, 
les blancs de la page écrite sur le registre, puis il se 



DÉPART DU « CASHMERE ).. 323 



redressa, et, du geste, invita Ehenezer et Déruchette à s'ap- 
procher de la table. 

La cérémonie commença. 

Ce fut un moment étrange. 

Ebenezer et Déruchette étaient Fun près de l'autre devant 
le ministre. Quiconque a fait un songe où il s'est marié a 
éprouvé ce qu'ils éprouvaient. 

Gilliatt était à quelque distance dans l'obscurité des 
piliers. 

Déruchette le matin en se levant, désespérée, pensant 
au cercueil et au suaire, s'était vêtue de blanc. Cette idée 
de deuil fut à propos pour la noce. La robe blanche fait 
tout de suite une fiancée. La tombe aussi est une fiançaille. 

Un rayonnement se dégageait de Déruchette. Jamais elle 
n'avait été ce qu'elle était en cet instant-là. Déruchette avait 
ce défaut d'être peut-être trop jolie et pas assez belle. Sa 
beauté péchait, si c'est là pécher, par excès de grâce. Dé- 
ruchette au repos, c'est-à-dire en dehors de la passion et 
de la douleur, était, nous avons indiqué ce détail, surtout 
gentille. La transfiguration de la fille charmante, c'est la 
vierge idéale. Déruchette, grandie par l'amour et par la 
souffrance, avait eu, qu'on nous passe le mot, cet avance- 
ment. Elle avait la même candeur avec plus de dignité, la 
même fraîcheur avec plus de parfum. C'était quelque chose 
comme une pâquerette qui deviendrait un lys. 

La moiteur des pleurs taries était sur ses joues. Il y 
avait peut-être encore une larme dans le coin du sourire. 
Les larmes séchées, vaguement visibles, sont une sombre 
et douce parure au bonheur. 



324 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Le doyen, debout près de la table, posa un doigt sur la 
bible ouverte et demanda à haute voix : 

— Y a-t-il opposition? 
Personne ne répondit : 

— Amen, dit le doyen. 

Ebenezer et Déruchette avancèrent d'un pas vers le révé- 
rend Jaquemin llérode. 
Le doyen dit : 

— Joë Ebenezer Caudray, veux-tu avoir cette femme 
pour ton épouse? 

Ebenezer répondit : 

— Je le veux. 
Le doyen reprit : 

— Durande Déruchette Lethierry, veux-tu avoir cet 
homme pour ton mari? 

Déruchette, dans Fagonie de l'âme sous trop de joie 
comme de la lampe sous trop d'huile, murmura plutôt 
qu'elle ne prononça : — Je le veux. 

Alors, suivant le beau rite du mariage anglican, le doyen 
regarda autour de lui et fit dans l'ombre de l'église cette 

demande solennelle : 

> 

• — Qui est-ce qui donne cette femme à cet homme? 

— Moi, dit Gilliatt. 

Il y eut un silence. Ebenezer et Déruchette sentirent on 
ne sait quelle vague oppression à travers leur ravissement. 

Le doyen mit la main droite de Déruchette dans la main 
droite d'Ebenezer, et Ebenezer dit à Déruchette : 

— Déruchette, je te prends pour ma femme, soit que 
tu sois meilleure ou pire, plus riche ou plus pauvre, en 



DÉFART DU a CASHMERE )>. 32? 



maladie ou en santé, pour t'aimer jusqu'à la mort, et je te 
donne ma foi. 

Le doyen mit la main droite d'Ebenezer dans la main 
droite de Déruchette, et Déruchette dit à Ebenezer : 

— Ebenezer, je te prends pour mon mari, soit que tu 
sois meilleur ou pire, plus riche ou plus pauvre, en maladie 
ou en santé, pour t'aider et t'obéir jusqu'à la mort, et je te 
donne ma foi. 

Le doyen reprit : 

— Où est l'anneau? 

Ceci était l'imprévu. Ebenezer, pris au dépourvu, n'avait 
pas d'anneau. 

Gilliatt ôta la bague d'or qu'il avait au petit doigt, et 
la présenta au doyen. C'était probablement l'anneau « de 
mariage » acheté le matin au bijoutier de Commercial- 
Arcade. 

Le doyen posa l'anneau sur le livre, puis le remit à 
Ebenezer. 

Ebenezer prit la petite main gauche, toute tremblante, 
de Déruchette, passa l'anneau au quatrième doigt, et dit : 

— Je t'épouse avec cet anneau. 

— Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, dit le 
doyen. 

— Que cela soit ainsi, dit l'évangéliste. 
Le doyen éleva la voix : 

— Vous êtes époux. 

— Que cela soit, dit l'évangéliste. 
Le doyen reprit : 

— Prions. 



326 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Ebenezer et Dérucliette se retournèrent vers la table et 
se mirent à genoux. 

Gilliatt, resté debout, baissa la tête. 

Eux s'agenouillaient devant Dieu, lui se courbait sous la 
destinée. 




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y 



ijrif'f yMcnixi-A :)c. 



IV 



c< POUR TA FEMME, QUAND TU TE MARIERAS » 



A leur sortie de l'église, ils virent le Cashmere qui 
commençait à appareiller. 

— Vous êtes à temps, dit Gilliatt. 

Ils reprirent le sentier du Havelet. 

Ils allaient devant, Gilliatt maintenant marchait derrière. 

C'étaient deux somnambules. Ils n'avaient pour ainsi 
dire que changé d'égarement. Ils ne savaient ni où ils étaient, 
ni ce qu'ils faisaient; ils se hâtaient machinalement, ils ne 



328 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

se souvenaient plus de l'existence de rien, ils se sentaient 
l'un à l'autre, ils ne pouvaient lier deux idées. On ne pense 
pas plus dans l'extase qu'on ne nage dans le torrent. Du 
milieu des ténèbres, ils étaient tombés brusquement dans un 
Niagara de joie. On pourrait dire qu'ils subissaient Tempa- 
radisement. Ils ne se parlaient point, se disant trop de choses 
avec l'âme. Déruchette serrait contre elle le bras d'Ebezener. 
Le pas de Gilliatt derrière eux leur faisait par moments 
songer qu'il était là. lis étaient profondément émus, mais 
sans dire mot; l'excès d'émotion se résout en stupeur. La 
leur était délicieuse, mais accablante. Ils étaient mariés. Ils 
ajournaient, on se reverrait, ce que Gilliatt faisait était bien, 
voilà tout. Le fond de ces deux cœurs le remerciait ardem- 
ment et vaguement. Déruchette se disait qu'elle avait là 
quelque chose à débrouiller, plus tard. En attendant, ils 
acceptaient. Ils se sentaient à la discrétion de cet homme 
décisif et' subit, qui, d'autorité, faisait leur bonheur. Lui 
adresser des questions, causer avec lui, était impossible. 
Trop d'impressions se précipitaient sur eux à la fois. Leur 
engloutissement est pardonnable. 

Les faits sont parfois une grêle. Ils vous criblent. Cela 
assourdit. La brusquerie des incidents tombant dans des 
existences habituellement calmes, rend très vite les événe- 
ments inintelligibles à ceux qui en souffrent ou qui en pro- 
fitent. On n'est pas au fait de sa propre aventure. On est 
écrasé sans deviner; on est couronné sans comprendre. 
Déruchette, en particulier, depuis quelques heures, avait 
reçu toutes les commotions ; d'abord Téblouissement, Ebe- 
nezer dans le jardin ; puis le cauchemar, ce monstre déclaré 



DÉPART DU « CASHMERE ». 329 



son mari; puis la désolation, l'ange ouvrant ses ailes et prêt 
à partir; maintenant c'était la joie, une joie inouïe, avec un 
fond indéchiffrable; le monstre lui donnant l'ange, à elle, 
Déruchette; le mariage sortant de l'agonie; ce Giliiatt, la 
catastrophe d'hier, le salut d'aujourd'hui. Elle ne se rendait 
compte de rien. Il était évident que depuis le matin Gilliatt 
n'avait eu d'autre occupation que de les marier; il avait tout 
fait; il avait répondu pour mess Lethierry, vu le doyen, 
demandé la licence, signé la déclaration voulue ; voilà com- 
ment le mariage avait pu s'accomplir. Mais Déruchette ne 
le comprenait pas ; d'ailleurs, lors même qu'elle eût compris 
comment, elle n'eût pas compris pourquoi. 

Fermer les yeux, rendre grâces mentalement, oublier la 
terre et la vie, se laisser emporter au ciel par ce bon démon, 
il n'y avait que cela à faire. Un éclaircissement était trop 
long, un remercîment était trop peu. Elle se taisait dans ce 
doux abrutissement du bonheur. 

Un peu de pensée leur restait, assez pour se conduire. 
Sous l'eau il y a des parties de l'éponge qui demeurent 
blanches. Ils avaient juste la quantité de lucidité qu'il fallait 
pour distinguer la mer de la terre, et le Gashmere de tout 
autre navire. 

En quelques minutes, ils furent au Havelet. 
Ebenezer entra le premier dans le bateau. Au moment 
où Déruchette allait le suivre, elle eut la sensation de sa 
manche doucement retenue. C'était Gilliatt qui avait posé 
un doigt sur un pli de sa robe. 

— Madame, dit-il, vous ne vous attendiez pas à partir. 
J'ai pensé que vous auriez peut-être besoin de robes et de 

ROMAM. — XI. 42 



330 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

linge. Vous trouverez à bord du Cashmere un coffre qui 
contient des objets pour femme. Ce coffre me vient de ma 
mère. II était destiné à la femme que j'épouserais. Per- 
mettez-moi de vous l'offrir. 

Déruchette se réveilla à demi de son rêve. Elle se tourna 
vers Gilliatt. Gilliatt, d'une voix basse et qu'on entendait à 
peine, continua : 

— Maintenant, ce n'est pas pour vous retarder, mais 
voyez-vous, madame, je crois qu'il faut que je vous explique. 
Le jour qu'il y a eu ce malheur, vous étiez assise dans la 
salle basse, vous avez dit une parole. Vous ne vous souvenez 
pas, c'est tout simple. On n'est pas forcé de se souvenir de 
tous les mots qu'on dit. Mess Lethierry avait beaucoup de 
chagrin. Il est certain que c'était un bon bateau, et qui 
rendait des services. Le malheur de la mer était arrivé; il 
y avait de l'émotion da'ns le pays. Ce sont là des choses, 
naturellement, qu'on a oubliées. Il n'y a pas eu que ce 
navire-là perdu dans les rochers. On ne peut pas penser 
toujours à un accident. Seulement ce que je voulais vous 
dire, c'est que, comme on disait personne n'ira, j'y suis 
allé. Ils disaient c'est impossible; ce n'était pas cela qui 
était impossible. Je vous remercie de m'écouter un petit 
instant. Vous comprenez, madame, si je suis allé là, ce 
n'était pas pour vous offenser. D'ailleurs la chose date de 
très loin. Je sais que vous êtes pressée. Si on avait le temps, 
si on parlait, on se souviendrait, mais cela ne sert à rien. 
La chose remonte à un jour où il y avait de la neige. Et 
puis une fois que je passais, j'ai cru que vous aviez souri. 
C'est comme ça que ça s'explique. Quant à hier, je n'avais 



DÉPART DU « GASHMERE )>. 331 



pas eu le temps de rentrer chez moi, je sortais du travail, 
j'étais tout déchiré, je vous ai fait peur, vous vous êtes 
trouvée mal, j'ai eu tort, on n'arrive pas ainsi chez les per- 
sonnes, je vous prie de ne pas m'en vouloir. C'est à peu 
près tout ce que je voulais dire. Vous allez partir. Vous aurez 
beau temps. Le vent est à l'est. Adieu, madame. Vous trou- 
vez juste que je vous parle un peu, n'est-ce pas? ceci est 
une dernière minute. 

— Je pense à ce coffre, répondit Déruchette. Mais pour- 
quoi ne pas le garder pour votre femme, quand vous vous 
marierez? 

— Madame, dit Gilliatt, je ne me marierai probable- 
ment pas. 

— Ce sera dommage, car vous êtes bon. Merci. 

Et Déruchette sourit. Gilliatt lui rendit ce sourire. 
Puis il aida Déruchette à entrer dans le canot. 
Moins d'un quart d'heure après, le bateau où étaient 
Ebenezer et Déruchette abordait en rade le Cashmere, 










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LA GRANDE TOMBE 



Gilliatt suivit le bord de l'eau, passa rapidement dans 
Saint-Pierre-Port, puis se remit à marcher vers Saint-Samp- 
son le long de la mer, se dérobant aux rencontres, évitant 
les routes, pleines de passants par sa faute. 

Dès longtemps, on le sait, il avait une manière à lui de 
traverser dans tous les sens le pays sans être vu de personne. 
Il connaissait des sentiers, il s'était fait des itinéraires isolés 
et serpentants; il avait l'habitude farouche de l'être qui ne 



334 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



se sent pas aimé; il restait lointain. Tout enfant, voyant peu 
d'accueil dans les visages des hommes, il avait pris ce pli, 
qui depuis était devenu son instinct, de se tenir à l'écart. 

Il dépassa l'Esplanade, puis la Salerie. De temps en 
temps, il se retournait et regardait, en arrière de lui, dans 
la rade, le Cashmere, qui venait de mettre à la voile. Il y 
avait peu de vent, Gilliatt allait plus vite que le Cashmere, 
Gilliatt marchait dans les roches extrêmes du bord de l'eau, 
la tête baissée. Le flux commençait à monter. 

A un certain moment il s'arrêta, et, tournant le dos à la 
mer, il considéra pendant quelques minutes, au delà des 
rochers cachant la rouie du Valle, un bouquet de chênes. 
C'étaient les chênes du lieu dit les Basses-Maisons. Là, au- 
trefois, sous ces arbres, le doigt de Déruchette avait écrit 
son nom, Gilliatt, sur la neige. Il y avait longtemps que 
cette neige était fondue.. 

Il poursuivit son chemin. 

La journée était charmante plus qu'aucune qu'il y eût 
encore eu cette année-là. Cette matinée avait on ne sait quoi 
de nuptial. C'était un de ces jours printaniers où mai se 
dépense tout entier; la création semble n'avoir d'autre but 
que de se donner une fête et de faire son bonheur. Sous 
toutes les rumeurs, de la forêt comme du village, de la vague 
comme de l'atmosphère, il y avait un roucoulement. Les 
premiers papillons se posaient sur les premières roses. Tout 
était neuf dans la nature, les herbes, les mousses, les 
feuilles, les parfums, les rayons. Il semblait que le soleil 
n'eût jamais servi. Les cailloux étaient lavés de frais. La 
profonde chanson des arbres était chantée par des oiseaux 



DÉPART OU « CASIÏMERE )). 335 

nés d'hier. Il est probable que leur coquille d'œuf cassée 
par leur petit bec était encore dans le nid. Des essais d'ailes 
bruissaient dans le tremblement des branches. Ils chan- 
taient leur premier chant, ils volaient leur premier vol. 
C'était un doux parlage de tous à la fois, huppes, mésanges, 
piquebois, chardonnerets, bouvreuils, moines et misses. Les 
lilas, les muguets, les daphnés, les glycines, faisaient dans 
les fourrés un bariolage exquis. Une très jolie lentille d'eau 
qu'il y a à Guernesey couvrait les mares d'une nappe 
d'émeraude. Les bergeronnetles et les épluque-pommiers, 
qui font de si gracieux petits nids, s'y baignaient. Par toutes 
les claires-voies de la végétation, on apercevait le bleu du 
ciel. Quelques ^uées lascives s'entre-poursuivaient dans 
l'azur avec des ondoiements de nymphes. On croyait sentir 
passer des baisers que s'envoyaient des bouches invisibles. 
Pas un vieux mur qui n'eût, comme un marié, son bouquet 
de giroflées. Les prunelliers étaient en fleur, les cylises 
étaient en fleur; on voyait ces monceaux blancs qui luisaient 
et ces monceaux jaunes qui étincelaient à travers les entre- 
croisements des rameaux. Le printemps jetait tout son 
argent et tout son or dans l'immense panier percé des bois. 
Les pousses nouvelles étaient toutes fraîches vertes. On en- 
tendait en l'air des cris de bienvenue. L'été hospitalier ou- 
vrait sa porte aux oiseaux lointains. C'était l'instant de 
l'arrivée des hirondelles. Les thyrses des ajoncs bordaient 
les talus des chemins creux, en attendant les thyrses des 
aubépines. Le beau et le joli faisaient bon voisinage; le 
superbe se complétait par le gracieux; le grand ne gênait 
pas le petit; aucune note du concert ne se perdait; les ma- 



336 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

gnifîcences microscopiques étaient à leur plan dans la vaste 
beauté universelle ; on distinguait tout comme dans une eau 
limpide. Partout une divine plénitude et un gonflement 
mystérieux faisaient deviner l'efl'ort panique et sacré de la 
sève en travail. Qui brillait, brillait plus ; qui aimait, aimait 
mieux. Il y avait de l'bymne dans la fleur et du rayonne- 
ment dans le bruit. La grande harmonie difl'use s'épanouis- 
sait. Ce qui commence à poindre provoquait ce qui com- 
mence à sourdre. Un trouble, qui venait d'en bas, et qui 
venait aussi d'en haut, remuait vaguement les cœurs, cor- 
ruptibles à l'influence éparse et souterraine des germes. La 
tïeur promettait obscurément le fruit, toute vierge songeait, 
la reproduction des êtres, préméditée par l'immense âme de 
l'ombre, s'ébauchait dans l'irradiation des choses. On se 
fiançait partout. On s'épousait sans fin. La vie, qui est la 
femelle, s'accouplait avère l'infini, qui est le mâle. Il faisait 
beau, il faisait clair, il faisait chaud ; à travers les haies, 
dans les enclos, on voyait rire les enfants. Quelques-uns 
jouaient aux mérelles. Les pommiers, les pêchers, les ceri- 
siers, les poiriers, couvraient les vergers de leurs grosses 
touffes pâles ou vermeilles. Dans l'herbe, primevères, per- 
venches, achillées, marguerites, amaryllis, jacinthes, et les 
violettes, et les véroniques. Les bourraches bleues, les iris 
jaunes, pullulaient, avec ces belles petites étoiles roses qui 
fleurissent toujours en troupe et qu'on appelle pour cela 
a les compagnons ». Des bêtes toutes dorées couraient 
entre les pierres. Les joubarbes en floraison empourpraient 
les toits de chaume. Les travailleuses des ruches étaient 
dehors. L'abeille était à la besogne. L'étendue était pleine 



DÉPART DU (( CASHMERE ». 337 



du murmure des mers et du bourdonnement des mouches. 
La nature, perméable au printemps, était moite de volupté. 

Quand Gilliatt arriva à Saint-Sampson, il n'y avait pas 
encore d'eau au fond du port, et il put le traverser à pied 
sec, inaperçu derrière les coques de navires au radoub. Un 
cordon de pierres plates espacées qu'il y a là, aide à ce 
passage. 

Gilliatt ne fut pas remarqué. La foule était à l'autre bout 
du port, près du goulet, aux Bravées. Là son nom était dans 
toutes les bouches. On parlait tant de lui qu'on ne fit pas 
attention à lui. Gilliatt passa, caché en quelque sorte par 
le bruit qu'il faisait. 

Il vit de loin la panse à la place où il l'avait amarrée, 
la cheminée de la machine entre ses quatre chaînes, un 
mouvement de charpentiers à l'ouvrage, des silhouettes 
confuses d'allants et de venants, et il entendit la voix ton- 
nante et joyeuse de mess Lethierry donnant des ordres. 

Il s'enfonça dans les mettes. 

Il n'y avait personne derrière les Bravées, toute la cu- 
riosité étant sur le devant. Gilliatt prit le sentier longeant le 
mur bas du jardin. Il s'arrêta dans l'angle où était la mauve 
sauvage ; il revit la pierre où il s'était assis ; il revit le banc 
de bois où s'était assise Déruchette. Il regarda la terre de 
l'allée où il avait vu s'embrasser deux ombres, qui avaient 

disparu. 

11 se remit en marche. Il gravit la colline du château du 
Valle, puis la redescendit, et se dirigea vers le Bû de la 

Rue. 

Le Houmet-Paradis était solitaire. 

.43 



UOlVfAÎS'. — XI. 



338 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



Sa maison était telle qu'il l'avait laissée le matin après 
s'être habillé pour aller à Saint-Pierre-Port. 

Une fenêtre était ouverte. Par cette fenêtre on voyait le 
bug-pipe accroché à un clou de la muraille. 

On apercevait sur la table la petite bible donnée en re- 
mercîraent à Gilliatt par un inconnu, qui était Ebenezer. 

La clef était à la porte. Gilliatt approcha, posa la main 
sur cette clef, ferma la porte à double tour, mit la clef dans 
sa poche, et s'éloigna. 

Il s'éloigna, non du côté de la terre, mais du côté de la 
mer. 

Il traversa diagonalement son jardin, par le plus court, 
sans précaution pour les plates-bandes, en ayant soin tou- 
tefois de ne pas écraser les seakales, qu'il avait plantés 
parce que c'était un goût de Déruchette. 

Il franchit le parapet et descendit dans les brisants. 

Il se mit à suivre, allant toujours devant lui, la longue 
et étroite ligne de récifs qui liait le Bu de la Rue à ce gros 
obélisque de granit debout au milieu de la mer qu'on appe- 
lait la Corne de la Bête. C'est là qu'était la Chaise Gild- 
Holm-'Ur. 

Il enjambait d'un récif à l'autre comme un géant sur 
des cimes. Faire ces enjambées sur une crête de brisants, 
cela ressemble à marcher sur l'arête d'un toit. 

Une pêcheuse à la trouble qui rôdait pieds nus dans les 
flaques d'eau à quelque distance, et qui regagnait le rivage, 
lui cria : Prenez garde. La mer arrive. 

Il continua d'avancer. 

Parvenu à ce grand rocher de la pointe, la Corne, qui 



DÉPART DU (( CASHMERE ». 339 



faisait pinacle sur la mer, il s'arrêta. La terre finissait là. 
C'était Textrémité du petit promontoire. 

Il regarda. 

Au large, quelques barques, à Tancre, péchaient. On 
voyait de temps en temps sur ces bateaux des ruissellements 
d'argent au soleil qui étaient la sortie de l'eau des filets. 
Le Cashmere n'était pas encore à la hauteur de Saint- 
Sampson; il avait déployé son grand hunier. Il était entre 
Herm et Jethou. 

Gilliatt tourna le rocher. Il parvint sous la Chaise Gild- 
Holm-'Ur, au pied de cette espèce d'escalier abrupt que, 
moins de trois mois auparavant, il avait aidé Ebenezer à 

descendre. Il le monta. 

il 

La plupart des degrés étaient déjà sous l'eau. Deux ou 
trois seulement étaient encore à sec. Il les escalada. 

Ces degrés menaient à la Chaise Gild-Holm'-Ur. 11 arriva 
à la Chaise, la considéra un moment, appuya sa main sur 
ses yeux et la fit lentement glisser d'un sourcil à l'autre, 
geste par lequel il semble qu'on essuie le passé, puis il 
s'assit dans le creux de roche, avec l'escarpement derrière 
son dos et l'océan sous ses pieds. 

Le Cashmere en ce moment-là élongeait la grosse tour 
ronde immergée, gardée par un sergent et un canon, qui 
marque dans la rade le mi-chemin entre Herm et Saint- 
Pierre-Port. 

Au-dessus de la tête de Gilliatt, dans les fentes, quelques 
fleurs de rocher frissonnaient. L'eau était bleue à perte de 
vue. Le vent étant d'est, il y avait peu de ressac autour de 
Serk, dont on ne voit de Guernesey que la côte occidentale. 



340 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

On apercevait au loin la France comme une brume et la 
longue bande jaune des sables de Garteret. Par instants, un 
papillon blanc passait. Les papillons ont le goût de se pro- 
mener sur la mer. 

La brise était très faible. Tout ce bleu, en bas comme 
en haut, était immobile. Aucun tremblement n'agitait ces 
espèces de serpents d'un azur plus clair ou plus foncé qui 
marquent à la surface de la mer les torsions latentes des 
bas-fonds. 

Le Cashmere, peu poussé du vent, avait, pour saisir la 
brise, hissé ses bonnettes de hune. Il s'était couvert de toile. 
Mais, lèvent étant de travers, l'effet des bonnettes le forçait 
à serrer de très près la côte de Guernesey. II avait franchi 
la balise de Saint-Sampson. II atteignait la colline du châ- 
teau du Valle. Le moment arrivait où il allait doubler la 
pointe du Bu de la Rue. 
Gilliatt le regardait venir. 

L'air et la vague étaient comme assoupis. La marée se 
faisait, non par lame, mais par gonflement. Le niveau de 
l'eau se haussait sans palpitation. La rumeur du large, 
éteinte, ressemblait à un souffle d'enfant. 

On entendait dans la direction du havre de Saint-Samp- 
son de petits coups sourds, qui étaient des coups de mar- 
teau. G'étaient probablement les charpentiers dressant les 
palans et le fardier pour retirer de la panse la machine. Ges 
bruits parvenaient à peine à Gilliatt, à cause de la masse 
de granit à laquelle il était adossé. 

Le Cashmere approchait avec une lenteur de fantôme. 
Gilliatt attendait. 



DÉPART DU (( GASHMERE ». 341 



Tout à coup, un clapotement et une sensation de froid 
le firent regarder en bas. Le flot lui touchait les pieds. 

Il baissa les yeux, puis les releva. 

Le Cashmere était tout près. 

L'escarpement où les pluies avaient creusé la Chaise 
Gild-Holm-'Ur était si vertical, et il y avait là tant d'eau, 
que les navires pouvaient sans danger, par les temps calmes, 
faire chenal à quelques encablures du rocher. 

Le Cashmere arriva. Il surgit, il se dressa. Il semblait 
croître sur Feau. Ce fut comme le grandissement d'une 
ombre. Le gréement se détacha en noir sur le ciel dans le 
magnifique balancement de la mer. Les longues voiles, un 
moment superposées au soleil, devinrent presque roses et 
eurent une transparence ineffable. Les flots avaient un mur- 
mure indistinct. Aucun bruit ne troublait le glissement ma- 
jestueux de cette silhouette. On voyait sur le pont comme si 
on y eut été. 

Le Cashmere rasa presque la roche. 

Le timonier était à la barre, un mousse grimpait aux 
haubans, quelques passagers, accoudés au bordage, consi- 
déraient la sérénité du temps, le capitaine fumait. 

Mais ce n'était rien de tout cela que voyait Gillialt. 

Il y avait sur le pont un coin plein de soleil. C'était là 
ce qu'il regardait. Dans ce soleil étaient Ebenezer et Déru- 
chette. Ils étaient assis dans cette lumière, lui près d'elle. 
Ils se blottissaient gracieusement côte à côte, comme deux 
oiseaux se chauffant à un rayon de midi, sur un de ces 
bancs couverts d'un petit plafond goudronné que les navires 
bien aménagés offrent aux voyageurs et sur lesquels on lit, 



342 LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 



quand c'est un bâtiment anglais : For ladies only, La tête 
de Déruchette était sur l'épaule d'Ebenezer, le bras d'Ebe- 
nezer était derrière la taille de Déruchette; ils se tenaient 
les mains, les doigts entre-croisés dans les doigts. Les 
nuances d'un ange à l'autre étaient saisissables sur ces deux 
exquises figures faites d'innocence. L'une était plus virgi- 
nale, l'autre plus sidérale. Leur chaste embrassement était 
expressif. Tout l'hyménée était là, toute la pudeur aussi. 
Ce banc était déjà une alcôve et presque un nid. En même 
temps, c'était une gloire ; la douce gloire de l'amour en fuite 
dans un nuage. 

Le silence était céleste. 

L'œil d'Ebenezer rendait grâce et contemplait; les lèvres 
de Déruchette remuaient; et dans ce charmant silence, 
comme le vent portait du côté de terre, à l'instant rapide 
où le sloop glissa .à quelques toises de la Chaise Gild- 
Holm-'Ur, Gilliatt entendit la voix tendre et délicate de 
Déruchette qui disait : 

— Vois donc. Il semblerait qu'il y a un homme dans le 
rocher. 

Cette apparition passa. 

Le Cashmere laissa la pointe du Bû de la Rue derrière 
lui et s'enfonça dans le plissement profond des vagues. En 
moins d'un quart d'heure, sa mâture et ses voiles ne firent 
plus sur la mer qu'une sorte d'obélisque blanc décroissant 
à l'horizon. Gilliatt avait de l'eau jusqu'aux genoux. 

Il regardait le sloop s'éloigner. 

La brise fraîchit au large. Il put voir le Cashmere hisser 
ses bonnettes basses et ses focs pour profiter de cette aug- 




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(Tonie II. Livre II.) 



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DÉPART DU « GASHMERE ». 3i3 



mentalion de vent. Le Cashmere était déjà hors des eaux 
de Guernesey. Gillialt ne le quittait pas des yeux. 

Le Ilot lui arrivait à la ceinture. 

La marée s'élevait. Le temps passait. 

Les mauves et les cormorans volaient autour de lui, 
inquiets. On eût dit qu'ils cherchaient à l'avertir. Peut-être 
y avait-il dans ces volées d'oiseaux quelque mouette venue 
des Douvres, qui le reconnaissait. 

Une heure s'écoula. 

Le vent du large ne se faisait pas sentir dans la rade, 
mais la diminution du Cashmere était rapide. Le sloop était, 
selon toute apparence, en pleine vitesse. Il atteignait déjà 
presque la hauteur de»-Casquets. 

11 n'y avait pas d'écume autour du rocher Gild-Holm'Ur, 
aucune lame ne battait le granit. L'eau s'enflait paisiblement. 
Elle atteignait presque les épaules de Gilliatt. 

Une autre heure s'écoula. 

Le Cashmere était au delà des eaux d'Aurigny. Le rocher 
Ortach le cacha un moment. Il entra dans l'occultation de 
cette roche, puis en ressortit, comme d'une éclipse. Le sloop 
fuyait au nord. Il gagna la haute mer. Il n'était plus qu'un 
point ayant, à cause du soleil, la scintillation d'une lumière. 

Les oiseaux jetaient de petits cris à Gilliatt. 

On ne voyait plus que sa tête. 

La mer montait avec une douceur sinistre. 

Gilliatt, immobile, regardait le Cashmere s'évanouir. 

Le iïux était presque à son plein. Le soir approchait. 
Derrière Gilliatt, dans la rade, quelques bateaux de pêche 
rentraient. 



su LES TRAVAILLEURS DE LA MER. 

L'œil de Gilliatt, attaché au loin sur le sloop, restait fixe. 

Cet œil fixe ne ressemblait à rien de ce qu'on peut voir 
sur la terre. Dans cette prunelle tragique et calme il y avait 
de l'inexprimable. Ce regard contenait toute la quantité 
d'apaisement que laisse le rêve non réalisé; c'était Tac- 
ceptation lugubre d'un autre accomplissement. Une fuite 
d'étoile doit être suivie par des regards pareils. De moment 
en moment, l'obscurité céleste se faisait sous ce sourcil 
dont le rayon visuel demeurait fixé à un point de l'espace. 
En même temps que l'eau infinie autour du rocher Gild- 
Holm-'Ur, l'immense tranquillité de l'ombre montait dans 
l'œil profond de Gilliatt. 

Le Cashmere, devenu imperceptible^ était maintenant 
une tache mêlée à la brume. Il fallait pour le distinguer 
savoir où il était. 

Peu à peu, cette tache, qui n'était plus une forme, pâlit. 

Puis elle s'amoindrit. 

Puis elle se dissipa. 

A l'instant où le navire s'eflkça à l'horizon, la tête dis- 
parut sous l'eau. Il n'y eut plus rien que la, mer. 






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NOTES 



nOMAN — XI. 



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NOTE I 



Sui' lu iHige (!ii [itrc on lil, dans le nianusciil, oi'iginal, les montions sui- 
vantes : 

Commencé le 4 juin 1S64.\ 
Interrompu le 4 août. 
Repris le 4 déccimbre. 
Terminé le 529 avril 1865. 
Publié le 12 mars 1866. 

A la paj^o (|ui teimiue la pn-niiùrc parlic, Sûnir Clahûi, on lil : 

3 août, 8 heures 1/2 du matin. 

Interrompu jusqu'à mon retour. Je vais partir pour mon voyage annuel, 
le 10 ou le 11. 



NOTE II 



Dans la pieniièrc partie, livre VI, an ciïapitie II, Du cognac inespéré ^ les 
lignes qui suivent sont hilï'ées dans le nianusciil : 

Une volonté dans un mécanisme fait contre-poids à Tinlini. L'inllni, 
lui aussi, contient un mécanisme. Ses engrenages sont pour nous invi- 
sibles, tant ils sont démesurés Le zodiaque est une de ces roues. La loi 



348 NOTES. 



des saisons est liée à cette rotation. Il faut à l'aiguille aiinantée six cent 
vingt ans pour qu'elle accomplisse son oscillation complète à rouesL et 
à l'est du. méridien. Ainsi l'oscillation actuelle, commencée en 1660, ne 
s'achèvera qu'en 2280. ï^a loi des tempêtes est liée à celte oscillation. 
Dans cette révolution de six cent vingt ans, c'est tantôt le pôle asiatique, 
tantôt le pôle américain, qui est le pôle le plus froid. Une période de 
quarante et un ans ramène le maximum des taches solaires. Franklin a 
prouvé que les coups de vent du nord-est avaient leur source au sud-ouest. 
Au sud de réquateur, les ouragans tournent dans le sens d'une monljCj 
et au nord de réquateur en sens inverse. 



NOTE m 



Le livre septième de Ja première partie^ imprudence de faire des (jUMiiona à 
un toï'ie, a, dans le manuscrit, ces variantes du iitj'e : Jorr MiVrrKu quk lk 
lîMu.E FArr LA et Dieu vwwm a ex jkijjn'es im/us souvj^int qu'aux viiujx. 

* 

Auti'es variantes de titres : 

Denx.ièine jiartie, Livre \. Chapitre VIIL hnportunœque votmres. 

Un lîOMAiN niïWïJUîKAri'. 

Ctuipilrc XJL Le dedans d'an édifice sous mer. 

Une €A,CJ(BTTE Bfi LA MJja. 

Troi s iè rn e partie . DêrucheUe. 

(Je qui ÉcuArpE a la mkh N'/;cnAiM'K pas a- la rriM^n;. 

L i v re 1 1 J . Départ du C a sh ix\ e va . 

La mer is'AVArr pas i>jt son dehimiih mor. 



TABLE 



DU TOME DEUXIÈME 



DEUXIÈME PARTIE 



GILLIATT LE MALIN 



UIVRE PREMIER 



L'ÉGUEIL 



Pases. 



*o 



I. L'endroit où il est malaisé d'arriver et difiiciie de repartir. . 5 

II. Les perfections du désastre 13 

III. Saine, mais non sauve 17 

IV. Examen local préalable 21 

V. Un mot sur la collaboi-ation seei'ète des éléments. ... 26 

YI. Une écurie poui* le cheval 31 

Vil. Une chambre pour le voyageur 35 

VI H. Importtmœque volucres 47 

IX. L'écueil, et la manière de s'en servir 51 

X. La forge 37 

XI. Découverte 63 

XII. Le dedans d'un édilice sous mer 69 

XIII. Ce qu'on y voit et ce qu'on y entrevoit 73 



352 TABLE. 



LIVRE DEUXIÈME 



LE LABEUR 



Pages. 



I, Les ressources de celui à qui tout manque 83 

IL Comme quoi Sliakespeaie peut se rencontrer avec Eschyle. 88 
ÏIL Le chef-d'œuvre de Gilliatt vient au secours du chef-d'œuvre 

de Lethierrv 91 

IV. Subre 97 

V. Sub mnhrâ 105 

VI. Gilliatt fait prendre position à la panse 113 

VIÏ. Tout de suite un danger 117 

Vin. Périptitie plutôt que- dénoûment 123 

IX. Le succès repris aussitôt que donné 129 

X. Les avertissements de la niej' 132 

XI. A bon entendeur, salut 137 



LIVRE TROISIÈME 



LA LUTTE 



I. L'extrême touche Textrôme et le contraire annonce le con- 

traire 145 

II. Les vents du large 148 

III. Explication du bruit écouté par Gilliatt 153 



TABLE. 3o3 



Pages. 



IV. Turha, turma 158 

V. Gilliatt a l'option 161 

VI. Le combat 163 



LIVRE QUATRIÈME 



LES DOUBLES FONDS DE L'OBSTACLE 



I. Qui a faim n'est pas le seul 193 

IL Le monstre 2^' 



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III. Autre forme du combat dans le gouffre 212 

IV. Rien ne se cache et rien ne se perd 217 

V. Dans rintcrvalie qui sépare six pouces de deux pieds il y a de 

quoi loger la mort 223 

VI. De profandis ad altum 229 

VU. Il y a une oreille dans l'inconnu 239 



TROISIÈME PARTIE 



DERUCHETTE 



LIVRE PREAIÏER 



NUIT ET LUNE 



I. La cloche du port 247 

IL Encore la cloche du porl 267 

ROMAN. — Xf. 43 



354 TABLE. 



LIVRE DEUXIÈME 



LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME 



Pages. 

1, JUiii ciii/i (^iijv^icc u «iigv-norîr;. ........... iO J 

II. La malle de cuir 295 



LIVRE TROISIÈME 



DÉPART DU « CASIIMERE » 



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1. Jjt; JitJiïvjiuL Luui> ïji u\^ihj u.i; i i:: t: 1 1 o i:; . ......... OU J 

II. Les désespoirs en présence 307 

ni. La prévoyance de i'abnégation 319 

IV. (( Pour ta femme, quand tu te mai'ieras jju 327 

V. La grande tombe /v . !. ç. . ' 333 

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SUR LES PRESSES DE MM. CHAMEROT ET RENOUARD 




LE QUINZE MARS MDCCCXCII 



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4 8, RUE DE GONDÉ, 18 

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Roman. XI. — Fascicule n" U. 



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PARIS,., 

LIBRAIRIE Df L'ÉDITION NATIONALE 

^ ÉMfLK TEkTAKD, ÉDITEUR 

\ 8, RUE DR CONDÉ, 18 

1892 



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EMILK TES'TÂKD, EDÎTEUR 

/ 18, RUE DE CONDÉ, l8 






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1892 



Roman. XI/ 



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