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Full text of "Essai sur le Vêda [microform]u"

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ESSAI 



SUR 



LE VEDA 

OU \ 

ÉTUDES SUR LES RELIGIONS 

LA LITTÉRATURE 

ET LA CONSTITUTION SOCIALE DE L'mDE 

/Depuis les temps primitifs jusqu'aux temps Brahmaniques 

OUVRAOII POUVANT SKKVIR 

d'introduction à l'étude des littératures occidentales 
EMILE BURiNOUF 

' Professour à Ja Faculté des Lettres de Nancv. 




370 



PARIS 

DEZOBRY, FdTANDOU ET G'% LIBMm ES-ÉDITEURS p 

Rue cfes Écoles, "ÎS 

1865 



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PREAMBULE 



Ce livre est une Introduction et rien de plus. 
Mais, conune les sujets dont il traite ont été ex- 
posés à l'ouverture d'un cours public qui doit 
embrasser plusieurs années et plusieurs nations, 
il pourrait servir de préambule aux histoires de 
toutes les littératures indo-européennes. 

Ce qu'il renferme a été professé devant un au- 
ditoire comprenant des personnes de conditions 
et de religions diverses, désireuses de s'initier à 
la connaissance de l'Orient. C'est assez dire qu'il 
ne s'adresse pas aux savants, lesquels n'auraient 
rien à y apprendre. Puisse-t-il seulement obtenir 
leurs suffrages! 

Du reste, ce n'est pas un livre de seconde main. 
Le Rig, qui est le premier des quatre Yêdas, est 
le texte sur lequel il roule perpétuellement. Les 



trois autres Recueils indiens, le Sâma, le Yajùr et 
VAïarva, pourraient être Tobjet d'un exposé com- 
plémentaire. 

Nous avons voulu montrer à quelles graves 
questions touche notre sujet. Ayant pour but de 
les exposer et non de les résoudre, lious ne por- 
tons sur la doctrine des Indiens aucun jugement 
absolu. Nous avons pris la plume avec la ferme 
résolution d'écarter de nous tout préjugé , tout 
système, afin de laisser à chacun sa liberté, en 
sauvant la nôtre. On chercherait donc vainement 
ici les opinions personnelles de Fauteur en ma- 
tière de religion, de politique où de philosophie; 
elles y seraient déplacées. C'était assez pour lui 
de vouloir comprendre les Hymnes et en saisir la 
portée. Que d'autres, chacun à son point de vue, 
les jugent. 



VALEUR ET PRONONCIATION 



DE QUELQUES LETTRES EMPLOYEES DANS CE VOLUME 



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Toutes les autres lettres se prononcent comme 
en français. 



Voyez, pour les citations, la traduction du Rig- 
Yêda, par M. Victor Langlois, aux volumes et aux 
pages de laquelle nous renvoyons, et que nous avons 
rarement modifiée. 



CHAPITRE I 



NOTIONS GÉNÉRALES 



La race des Aryas de l'Inde , de qui émane la 
littérature sanscrite, était tombée depuis plusieurs 
siècles dans un profond avilissement, suite naturelle 
de la servitude. L'administration de l'East India 
Company a beaucoup fait pour la relever à ses pro- 
pres yeux et pour lui rendre son ancienne dignité ; 
le gouvernement de la Reine continué cette œuvre 
de résurrection dans des conditions nouvelles et plus 
heureuses. Eclairés par des savants nombreux et 
d'une grande autorité, les administrateurs anglais 
ont compris le sens des dernières insurrections : ils 
savent aujourd'hui que les descendants des ancien- 
nes castes, surtout ceux des castes supérieures, at- 
tachés au brahmanisme, ne nourrissent point contre 
les Européens une haine irréconciliable et peuvent 
même au jour donné devenir pour nous un point 
d'appui, quand ils se seront convaincus qu'ils sont 
de la même race que nous et qu'ils descendent des 
mêmes ancêtres. Les peuples d'une race étrangère 
à la nôtre sont reconnus pour être les vrais adver- 
saires des Européens comme ils ont été naguère les 

1 



oppresseurs des Aryas : les plus hostiles d'entre eux 
ne sont pas les Mongols, bien que, venus les der- 
niers , ils aient perdu plus que tous les autres en 
voyant leur empire détruit par les Anglais ; mais les 
Mongols, barbares à leur arrivée dans l'Inde, avaient 
tout gagné à s'y établir, s'étaient civilisés au contact 
des antiques religions aryennes, et voyaient dans 
les Européens des hommes plus civilisés encore aux- 
quels le commandement semblait appartenir par 
droit de nature ; en effet les Anglais joignaient la 
force qui remporte les victoires à la supériorité mo- 
rale que donne une haute civilisation. Mais les des- 
cendants des anciens envahisseurs, ceux qui depuis 
Fan 1000 avaient hérité de Mahmoud de Gazna et 
des Afghans, et les fils de ces Arabes fanatiques qui 
dès le septième siècle s'étaient établis sur l'Indus, 
en un mot lesHindus de religion musulmane, voient 
d'un tout autre œil les chrétiens de l'Occident : 
il n'y a pas de transaction possible entre l'islam et le 
christianisme ; la haine profonde et cachée de tout 
mahométan contre ce qui porte le nom chrétien, 
s'exalte d'autant plus ici que, à une incapacité poli- 
tique incurable et irritée, les musulmans joignent 
l'orgueil du Koran et le ressentiment de plusieurs 
conquêtes dont chacune les a abaissés d'un degré. 

L'établissement des oppresseurs musulmans ré- 
duisit les Aryas de l'Inde au même état où nous 
avons VU- les Grecs avant qu'ils eussent recouvré 
leur indépendance, et où gémissent encore les chré- 



— 3 — 

liens du Levant. L'arrivée des Européens, et surtout 
la conquête anglaise , marqua pour eux l'ère du 
salut, parceque, malgré des actes oppressifs et 
imprudents qui ne peuveat s'absoudre, elle apporta 
dans la péninsule l'esprit chrétien. 

L'histoire de l'Inde depuis l'apparition des étran- 
gers sur son sol, a été racontée par des écrivains de 
diverses langues d'une manière authentique ; nous 
en possédons la chronologie. Mais ces histoires, 
écrites au point de vue particulier des peuples pour 
qui elles ont été faites, ne donnent sur les popula- 
tions aryennes du pays, sur leurs religions, leurs 
traditions, leurs écrits, que des renseignements in- 
complets et tout à fait insuffisants. De sorte que 
l'histoire littéraire de l'Inde depuis le septième siècle 
de notre ère, n'est guère plus claire que celle des 
siècles antérieurs ou des époques les plus reculées. 

Toutefois le grand nombre d'ouvrages indiens de 
toute sorte que l'Angleterre a recueillis et que l'Eu- 
rope possède, permet déjà d'en fixer les grandes 
divisions et les périodes principales. .Ces périodes, 
établies par une méthode semblable à celle des 
géologues , commencent elles-mêmes a' se ranger 
dans l'histoire générale du monde, au moyen de 
synchronismes fournis surtout par les Chinois et 
par les Grecs, et des ères usitées en Orient. 

Les édits du roi Piadasi (Priyadarçin) lus et inter- 
prêtés par Prinsep, nous montrent que le buddhisme 
florissait dans l'Inde au troisième siècle avant notre 



ère. La relation de Mégasthènes, ambassadeur de Sé- 
leucus à la cour du roi Ca?idragupta (2av§|oax.o?-oç) 
^ers l'année 295, prouve que cette religion y exis- 
tait à côté du brahmanisme et que dès cette époque 
des couvents de religieux buddhistes y étaient éta- 
blis. On a lieu de croire qu'en l'année 327 Alexan- 
dre le Grand trouva le buddhisme dans les vallées 
supérieures des affluents de l'ïadus, appelées aujour- 
.^ d'hui Panjâb, et dès longtemps habitées par des 
^ peuples aryens, chez qui la constitution brahmanique 
ne s'était pas régulièrement établie. 

Enfin si la connaissance des écrits buddhiques du 
Nord a dû laisser longtemps indécise l'époque du 
Buddha, les traditions et les livres du Sud ne lais- 
sent guère de doute à cet égard : on s'accorde géné- 
ralement aujourd'hui à placer la mort de Çâkya- 
muni en l'an 544 ou 543 avant notre ère, trente-cinq 
ans avant l'expulsion des Tarquins. On doit ajouter 
que ce réformateur a vécu très-longtemps, et qu'il 
a commencé de bonne heure sa prédication. Celle-ci 
se reporte donc au commencement du sixième siècle 
et à la fin du septième. A cette- époque la sépa- 
ration de l'Inde et de la Perse était complète ; les 
Aryas ne se rencontraient presque plus dans les 
hautes vallées de l'Indus, ou du moins n'y formaient 
qu'une faible minorité. Car dans les inscriptions de 
Persépolis les habitants de ces contrées orientales 
sont désignés par le nom de Bahyus, mot qui dans 
le Vèda désigne les ennemis acharnés des Aryas. 



— s — 

La réforme buddhique fut surtout morale : ses 
conséquences politiques se manifestèrent à peine du 
vivant du Buddha ; les rois ne mettaient point d'obs- 
tacles aux prédications d'un sage, fils du roi Çrud- 
dôâana.ei roi lui-même; beaucoup de brahmanes le 
suivaient , accueillaient et prêchaient sa doctrine. 
Quant au côté purement religieux de cet enseigne- 
ment, il différait si peu de l'enseignement des brah- 
manes, que l'antique panthéon brahmanique a passé 
tout entier dans le buddhisme. Une réforme essen- 
tiellement et pour ainsi dire exclusivement morale, 
suppose une civilisation qui a duré longtemps ; elle 
ne naît pas à l'origine d'un peuple, mais lorsque un 
peuple a assez vécu pour que les doctrines dont il 
vivait aient produit tout leur effet, épuisé leur mé- 
rite, et soient devenues impuissantes. On ne saurait 
comparer le buddhisme à une hérésie, comme celle 
d'Arius ou de Manès, ou à une réforme comme celle 
de Luther, qui portaient sur des points de doctrine 
ou de discipline. Il est plutôt comparable, dans son 
origine et dans ses causes, à la grande révolution 
tentée chez les Juifs par le christianisme et accom- 
plie par lui dans l'empire romain dissolu. La haute 
portée morale des prédications de Jésus ne peut 
échapper à personne ; il n'en est pas de même des 
conséquences politiques qu'on en a tirées depuis; et 
quant au fond métaphysique du christianisme, non- 
seulement il ne s'y trouve qu'en germe, mais il ne 
contredisait pas les doctrines des Juifs telles qu'elles 



— 6 — 
sont contenues dans la Bible. Or imaginerait-on 
aisément que la \enue du Christ fût tombée 
par exemple cinq cents ans plus tôt et eût eu 
quelque succès, lorsque les mœurs des Israélites 
et celles des Romains et des Grecs avaient encore 
leur vigueur ou commençaient à peine à sortir de 
leur berceau ? 

Du reste les plus anciens d'entre les Sûtras bud- 
dhiques, ceux qui reniontent au troisième ou même 
au deuxième concile , prouvent surabondamment 
que le brahmanisme était parvenu à son entier dé- 
veloppement politique et religieux et que morale- 
ment il était en voie de décadence. Il faut donc 
admettre que ce vaste établissement théocratique 
existait depuis plusieurs siècles dans toute sa pléni- 
tude lors de la venue du Buddha. Une portion consi- 
dérable de la littérature sanscrite doit appartenir à 
cette période ; la langue sanscrite elle-mênae la carac- 
térise. Le drame ebt sans doute postérieur à Çâkya- 
muni, au moins dans les pièces qui sont entre nos 
mains ; mais l'épopée doit remonter au commence- 
ment même de la période brahmanique : et par là 
nous ne voulons pas dire que les immenses poèmes 
épiques de l'Inde aient été faits alors avec les di- 
mensions qu'ils ont aujourd'hui ; nous ne parlons 
que des épopées primitives qui en forment le noyau. 
La constitution brahmanique, si étonnante par 
son ensemble, par le lien indissoluble de tous ses 
éléments, suppose une longue période d'élaboration. 



Il en est de même de la langue sanscrite, dont les 
règles , fixées par Pânini , sont le résultat évident 
d'un long travail antérieur accompli par les hommes 
les plus éclairés de larace^aryenne, et d'une concor- 
dance qui a demandé beaucoup de temps .pour s'o- 
pérer. Cette période forme le. passage de l'idiome 
védique à la langue sanscrite ou parfaite. Elle répond 
aussi au dévëloppenaent de la puissance des Aryas 
dans la presqu'île de l'Inde. C'est le vrai moyen âge 
de cette contrée. L'épopée en a conservé de nom- 
breuses traditions , les unes purement politiques , 
comme celle de Paracii-Bâma ou de la lutte des 
brahmanes et des xatriyas, les autres héroïques et 
guerrières, comme la grande expédition de Râma- 
éandra vers le Sud et la lutte prodigieuse des Kiirus 
et des Panéâlas. Cette dernière, qui fait le sujet du 
Mahâdârata se passe au nord-ouest de l'Inde et 
semble se rapporter au temps oii les Aryas n'étaient 
descendus que depuis peu dans 1<^ vallées du Gange. 
L'autre, objet propre du Hâmâyana, suppose un 
accroissement considérable, en nombre et en forces, 
de ces mêmes Aryas , puisque Râma les condiiisit 
jusqu'au promontoire le plus méridional et dans 
l'île de Ceylan. Or on sait que de ce jour les Aryas 
sont demeurés les maîtres de ces vastes contrées. 

Que l'on considère combien de temps a duré le 
moyen âge européen. Si on lui donne pour limites 
approchées d'une part la prise de Constantinople 
pai* lés Turks et la découverte du Nouveau monde. 



— 8 — 
de l'autre l'époque de Clo\is, sa durée est d'en\iron 
raille ans. Or les peuples barbares qui employèrent 
ce temps à se civiliser étaient de la même race que 
les Aryas de l'Inde et, cc^pme la suite l'a prouvé, 
doués des mêmes aptitudes ; ils succédaient à une 
civilisation toute faite qu'ils pouvaient s'approprier 
en se l'accommodant ; la religion même avait reçu 
des Pères de l'église grecque et de l'église latine ses 
développements dogmatiques essentiels. Et cepen- 
dant raille années ont été nécessaires à ces peuples 
pour atteindre ce que nous appelons l'âge moderne, 
c'est-à-dire l'époque oii les langues, les lettres, les 
arts, les sciences, la politique, la civilisation en un 
mot, sont entrés dans leur développement normal 
et indépendant. Les Aryas de l'Inde faisaient ^out 
par eux-mêmes : nul secours du dehors, nulle tra- 
dition à recevoir qui fût propre à les éclairer; nul 
passé oii ils pussent trouver, hors du leur, les prin- 
cipes d'une civilisation quelle qu'elle fût. Les hom- 
mes de race jaune ou noire, nomraés i)a5yw5 dans 
le Nord-ouest de l'Inde et Singes dans les régions du 
Sud conquises par Rama, semblent avoir été dépour- 
vus de toute religion , de toute forme sociale, et 
avoir été dès l'abord inférieurs en toutes choses à la 
race blanche des Aryas. Il est donc bien difficile 
d'admettre que la conquête de l'Inde jusqu'à Ceylan, 
le perfectionnement de la constitution brahmanique, 
la formation du sanscrit , le développement et la 
concordance des dogmes religieux, se soient accom- 



— 9 — 
plis en peu d'années et n'aient pas exigé plusieurs 
siècles. 

C'est pendant ce moyen âge que s'est développé 
tout cet ensemble de doctrines fondées sur le Yêda 
et dont nous avons un tableau si vaste et si détaillé 
dans la collection des Brâhmanas, livres qui peuvent 
être à plus d'un titre comparés à ceux des grands 
docteurs de notre moyen âge occidental. C'est aussi 
vers le commencement de cette période qu'a dn être 
recueilli et fixé le texte du Yêda : car il eût été. 
impossible de faire des commentaires et de discuter 
utilement sur des textes qui n'auraient existé que 
dans la mémoire des hommes et n'auraient eu par 
conséquent ni fixité ni autorité. 

Si l'on réunit en une seule les deux périodes dont 
nous venons ,de parler, à savoir celle du brahma- 
nisme pur antérieur au . Buddha et celle que nous 
appelons moyen âge, c'est demeurer en deçà de 
toute vraisemblance que d'en fixer la durée à hu,it 
ou neuf cents ans. On arrive ainsi à une antiquité, 
réduite en quelque sorte à sa plus simple expression, 
et qui fixe, au plus tard, vers le quinzième siècle 
avant J.-G. l'établissement des Aryas dans la pres- 
qu'île du Gange. 

Le moyen âge a été précédé par la période védi- 
que proprement dite. Elle comprend une série d'an- 
nées dont il sera probablement toujours impossible 
de fixer les limites, même d'une façon approxima- 
tive. On lui donne ordinairement une durée de trois 



— 10 — 

siècles ; mais cette hypothèse ne repose sur aucune 
raison sérieuse , puisque des hymnes du Yêda , 
composés dans des familles indépendantes les unes 
des autres , peuvent souvent être contemporains , 
comme ils peuvent aussi être séparés par un grand 
nombre d'années. Toutefois il est incontestable d'une 
part que les plus récents d'entre eux ont été compo- 
sés dans les vallées gangétiques vers les premières 
années du moyen âge indien, et, de l'autre, que les 
plus anciens l'ont été au nord-ouest des vallées de 
rindus. Entre ces deux points l'intervalle géogra- 
phique est considérable : il comprend tout l'ïndus 
moyen avec ses affluents. Or c'est dans ce pays 
même que le plus grand nombre des hymnes ont été 
composés ; beaucoup d'entre eux signalent une po- 
pulation établie ou du moins faisant effort pour dé- 
fendre et assurer son établissement. Le séjour des 
Aryas dans cette contrée, qu'ils ont quittée dans la 
suite pour celle du Gange, mais non d'une façon 
absolue, a été évidemment prolongé ; leur mouve- 
ment vers le sud-est a été lent et progressif, entre- 
coupé de temps d'arrêt plus ou moins longs et sans 
cesse retardé par la lutte qu'ils avaient à soutenir 
contre les indigènes. Enfin, l'examen comparatif des 
hymnes du Rig-Yêda, préalablement rangés dans 
leur ordre de succession (pour ceux du moins qui 
comportent un tel classement) , fait ressortir un 
travail intérieur de théologie philosophique, résultat 
de méditations profondes, et un progrès qui de- 



— li- 
mande évidemment plusieurs années pour s'accom- 
plir. On peut donc affirmer que le séjour des Aryas 
dans le Panjàb a duré longtemps et probablement 
plusieurs siècles. 

On voit par un grand nombre d'hymnes que les 
chantres de la période védique avaient été précédés 
par d'autres chantres plus antiques, qui étaient à la 
fois leurs ancêtres et les fondateurs de leurs cultes. 
Ces chefs de famille, dont la réalité n'est pas moins 
historique que celle de leurs descendants, semblent 
avoir vécu les uns au nord-ouest du Panjâb, dans le 
pays de Kaboul et de Péshawer, les autres plus loin 
encore dans la même direction. De sorte que l'en- 
semble des traditions védiques signale une période 
primitive d'une longueur absolument indéterminée, 
période à laquelle les chantres du Yêda ont toujours 
soin de rapporter leur origine et celle de leurs céré- 
monies. Ces traditions, se dirigeant toujours vers le 
nord-ouest, nous font nécessairement sortir du bas- 
sin de l'Indus, et, par les cols élevés de l'Hindu-Kô 
(Caucase indien), nous obligent à descendre dans 
ces autres vallées, dont les eaux se réunissent pour 
former le cours principal de l'Oxus et se rendaient 
jadis à la mer Kaspienne. De l'extrémité la plus 
orientale de ce dernier bassin, de ce point qui forme 
le noyau central des montagnes de l'Asie, la Bac- 
triane s'étendait vers l'ouest dans les vallées de la 
rive gauche du fleuve ; la Sogdiane occupait la droite 
et une partie des plaines du Yaxarte. Aucune tradi- 



f>^ _ 42 — 

lion védique né remonte au-delà de ces contrées ; 
aucune ne s'avance plus loin vers le nord, que nous 
savons en effet avoir été occupé par des races étran- 
gères aux Aryas. Au conta-aire, les pays au sud et au 
sud-ouest de la Bactriane étaient, au temps du Véda, 
occupées par des peuples dont les traditions se re- 
portent, elles aussi, au bassin du Çugâa (Sogdos) et 
du Bâgdi (Bactros) . En effet les Mèdes et les Perses 
rapportaient directement à ces contrées leur origine 
et celle de leur religion ; leurs croyances, leur lan- 
gue, leur figure avaient de frappantes analogies avec 
celles des Aryas védiques ; enfin VAvesta n'est guère 
moins ancien que le Vêda lui-même. — Beaucoup 
de traditions grecques et italiques, ainsi que les plus 
anciennes croyances des peuples de l'Occident, se 
rattachent également à l'Asie et viennent de l'est ; il 
en est de même de leurs langues, de leurs noms, 
des noms de leurs montagnes et de leurs rivières. 

Il y a donc un ensemble de lignes dont la direc- 
tion est donnée par les traditions et qui concourent 
vers un même point de convergence. Le lieu oîi 
elles paraissent se rencontrer est la région de l'Oxus 
et du Yaxarte. 

Au delà de ce point central, qui est en même 
temps le lieu d'oîi les populations aryennes se sont 
dispersées dans trois directions, toute recherche est 
inutile; car leurs plus anciens écrits, le Vêda et 
l'Avesta, ne mentionnent aucun lieu antérieurement 
habité par leurs ancêtres, ne font allusion à aucune 



— 43 — 
tradition plus antique. De plus, les traditions 
aryennes contenues dans ces livres sont pures de 
toute influence étrangère : ni les races noires ou 
jaunes que les Aryas védiques rencontrèrent à l'est 
et au sud-est, ni celles du Touran situées au nord, 
ni les peuples sémitiques fort éloignés vers le sud- 
ouest, n'y ont laissé de traces. Les questions con- 
cernant les relations primitives de ces peuples avec 
les Aryas tendent donc à se résoudre par la négative. 
Ou bien il faudrait admettre que entre l'époque où 
les premiers hommes vivaient ensemble, ne compo- 
sant qu'une seule et même famille, et celle où vi- 
vaient dans la Sogdiane et la Bactriane les ancêtres 
des Mèdes, des Perses et des Indiens, il s'est écoulé 
un temps si long, il s'est accompli de telles révolu- 
tions dans les esprits, que l'oubli le plus absolu du 
passé s'est étendu sur l'Asie. Cette supposition est 
peu vraisemblable : car nous voyons les peuples de 
race aryenne, à peine en possession d'un principe 
philosophique, chercher aussitôt à le développer et 
à l'appliquer; et nous voyons aussi qu'ils ont con- 
servé religieusement le souvenir des premières in- 
ventions utiles et des plus antiques institutions de 
leur race. Nous sommes donc portés à conclure que 
les Aryas ont été dès l'origine indépendants des 
autres races humaines. Si Ton veut à toute force 
qu'il y ait une unité primitive, il faut admettre 
comme vraisemblable que la séparation s'est faite 
dans une extrême antiquité, lorsqu'il n'y avait en- 



_ 14 — 

core aucune notion religieuse, aucun principe de 
civilisation, et lorsque la langue primordiale était si 
rudimentaire qu'elle n'a laissé, entre les noirs, les 
jaunes et les blancs, pour ainsi dire aucun élément 
commun. Mais nous ne voyons pas ce que la science 
et l'humanité peuvent gagner à cette hypothèse ; et 
nous nous arrêtons, dans notre étude, là où le Vêda 
lui-même s'arrête, c'est-à-dire aux traditions des 
vallées Caucasiques. 



CHAPITRE II 



DES PRINCIPALES QUESTIONS QUE SOULEVE LA LECTURE 

DU VÊDA 



Venons au Vêda. Le nom que se donnaient les au- 
teurs des hymnes est celui d'Ari/as. Ce mot ne dé- 
signe ni une classe d'hommes, ni une cité, ni un 
peuple, mais une race. Or nous voyons que ce nom 
est celui que se donnaient aussi à eux-mêmes plu- 
sieurs peuples étrangers à la vallée de l'ïndus, qui 
se rattachaient, suivant leur éloignement géogra- 
phique, soit à la Bactriane soit plus généralement à 
l'Asie. Ce mot s'est conservé jusqu'à nos jours dans 
cette région située au sud de la Kaspienne et qui a 
porté tour à tour les noms d'Airyana, Airyaka, kpidvn, 
Iran et Irak; et si l'on veut le suivre dans la direction 
de l'occident, on le retrouvera sur plusieurs points 
de l'Europe et jusque dans le nom de l'Irlande, ou 
terre des Ires c'est-à-dire des Aryas. La séparation 
de la famille des Aryas en plusieurs branches était 
accomplie à l'époque oii furent composés les 
hymnes du Vêda : car aucune des traditions soit 
occidentales, soit iraniennes (mêdo-perses) ne s'a- 
vance jusqu'à la vallée du Sindh, tandis que celles 



~ 16 — 

du Vêda remontent au contraire vers la région de 
rOxus. Mais nous verrons plus bas que les hymnes 
védiques doivent être considérés pour la plupart 
comme antérieurs à FAvesta, malgré sa haute anti- 
quité, parce que l'antagonisme religieux qui s'éleva 
entre les Mèdo-perses et les Aryas de l'Inde et dont 
l'Avesta est fortement empreint, aussi bien que la 
doctrine brahmanique, ne se laisse pas même soup- 
çonner dans le Vêda. 

On pourra donc admettre comme suffisamment 
établie l'antériorité du Vêda par rapport aux écrits 
les plus antiques de tous les autres peuples aryens, 
et regarder ce livre comme le plus ancien monu- 
ment de notre race. 

La langue dans laquelle furent composés les 
hymnes du Vêda n'est pas celle des livres brahma- 
niques, moins encore celle des livres buddhiques. 
Cette dernière, qui dans le sud est le pâli, sorte 
d'italien de la langue des brahmanes, était, dans 
rinde, l'idiome populaire, aommé jjrâkn't ; l'on con- 
çoit en effet que, cette réforme morale devant 
s'accomplir dans la nation toute entière et surtout 
dans les castes inférieures appelées pour la première 
fois à jouir de l'enseignement religieux, la prédi- 
cation dut parler à ces classes déshéritées un lan- 
gage qu'elles employaient elles-mêmes et non une 
langue savante qu'elles eussent à peine comprise. 
Cette dernière était celle des castes supérieures, et 
portait le nom de sansknta, c'est-à-dire faite de 



— 47 — 

toutes pièces, parfaite. C'est à la fois la langue 
sacrée, scientifique, littéraire et officielle de la pé- 
riode brahmanique. Le prâkrit était-il déjà parlé 
dans le peuple au temps où se forma la langue 
sanscrite, ou bien dériva-t-il immédiatement de 
ridiôme védique? C'est une question qui ne nous 
semble pas encore suffisamment élucidée, bien 
loin qu'elle soit résolue, et qui ne se rattache que 
subsidiairement à l'étude du Vêda. En effet, quel 
que soit le rapport historique du sanscrit et du 
prâkrit, il n'en est pas moins certain que l'un et 
l'autre ont leur origine dans la langue des Hymnes 
et que celle-ci leur est de beaucoup antérieure. La 
langue védique a-t-elle été en usage dans l'Inde 
elle-même? Il n'y a pas à en douter, puisque les 
Âryas la parlaient encore lorsqu'ils eurent franchi 
la Saraswatî et que c'est dans les vallées du Gange 
que furent composés les derniers hymnes. D'ail- 
leurs les nombreux commentaires qui furent faits 
plus tard sur le Yêda , devenu l'Ecriture-sainte, 
sont en langue védique, et il est difficile de ne pas 
admettre que ce genre de littérature ait occupé 
plusieurs siècles. 

Il reste donc que la langue du Yêda est antérieure 
à toutes celles que les Aryas de l'Inde ont parlées 
et qu'elle en contient les formes primitives. Au 
point de vue des études indiennes, le sanscrit n'est 
pas le dernier terme auquel doive s'arrêter la phi- 
lologie ; cette science est forcée par sa nature 

2 



— 18 — 
même, de remonter plus haut et de s'appesantir sur 
le Vêda : lui seul coptient l'explication et du fond, 
et des formes premières, et des irrégularités de la 
langue classique. _ 

Les relations que nous avons indiquées plus 
haut entre les traditions iraniennes et celles^^des 
"vallées de l'Oxus existent de même entre les lan- 
gues. Celle de l'Avesta, connue sous le nom de 
%end. se rapproche autant de la langue yêdique 
que l'italien de l'espagnol, mais avec cette diffé- 
rence que ces deux derniers contiennent un assez 
grand nombre de mots empruntés à des peuples 
étrangers par la langue et par la race, tandis que 
l'Avesta semble ne renfermer aucune racine, aucun 
élément grammatical venu du dehors ou étranger 
aux Aryas. Le perse des inscriptions achéménides, 
de beaucoup postérieur au zend, offre encore, au- 
tant qu'on en peut juger par des exemples si bornés, 
une extrême pureté : à ce point, que ces inscrip- 
tions, écrites en caractères inconnus, ont pu être 
lues et comprises avec le seul secours du sanscrit. 
Si l'Avesta est un peu postérieur au Vêda et trouve 
dans ce dernier son explication grammaticale, et si 
d'un autre côté il est incontestable que le- perse de 
Darius-Hystaspe procède du zend, il est évident par 
cela même que le Vêda devient le centre de toute 
étude philologique ayant pour objet une langue 
aryenne quelconque de l'Asie. 

Il en faut dire autant des langues de l'Europe. 



— 49 — 
Des peuples étrangers à la race aryenne se sont 
introduits dans rOccident à diverses époques : mais 
pour l^Europe comme pour l'Iran , ces invasions 
datent dès temps historiques. Y eut-il en Europe, 
en France par exemple, des populations établies 
avant l'arrivée des Aryas? C'est ce qu'il est difficile 
d'affirmer dans l'état actuel de nos langues et au 
point où leur étude est parvenue; ce problème 
devient même de moins en moins soluble, puisque 
les traces des idiomes locaux disparaissent chaque 
jour devant la langue commune. Nous ne parlons 
pas ici des antiques habitants de pos contrées, dont 
l'industrie a laissé des témoins antérieurs à la pé- 
riode géologique actuelle; puisque ces populations, 
qui ont précédé toute tradition, avaient entièrement 
disparu avant la formation du sol que nous habi- 
tons. Mais il est incontestable que la masse des 
mots usités en Occident est aryenne, soit qu'ils 
procèdent des Gréco-latins, soit qu'ils se rattachent 
au tronc germanique, soit enfin qu'ils proviennent 
d'une antique migration antérieure aux Télasges 
eux-mêmes. 

Les Aryas occidentaux ont-ils quitté le berceau 
primitif dé leur race avant les Indiens et les Ira- 
niens? La solution de ce problème ethnologique a 
été tentée de nos jours : mais vraiment nous ne 
croyons pas que Fétude comparée de ces peuples 
soit assez avancée pour qu'aucune conclusion à cet 
égard puisse être solidement établie. Le retard que 



— 20 — 

les Aryas occidentaux ont mis à se développer ne 
prouve pas qu'ils soient partis les premiers, puisque 
les Aryas de l'Afghanistan et du Kaboul, qui étaient 
établis dans ces contrées au temps du Vêda, sont 
demeurés dans la barbarie et, en bien des choses, 
paraissent moins avancés aujourd'hui que ne l'é- 
taient à cette époque les Aryas du Saptasinâu. On 
comprend, il est vrai, que sur cette immense sur- 
face boisée, coupée du nord au sud par des fleuves, 
des montagnes et des mers, qui s'étend de la Bac- 
triane aux rivages de TAtlantique, les Aryas aient 
mis beaucoup de temps à développer les germes de 
leur civilisation et même ne soient sortis de leur 
état primitif que sous l'influence de leurs frères 
gréco-latins. Mais les mêmes raisons expliquent 
que, dispersés sur une aussi grande étendue de 
pays et pressés de besoins nouveaux, ces Aryas du 
nord aient vu leur langue se modifier rapidement 
et se séparer en peu de temps des formes primitives 
de la langue commune. On en peut dire autant des 
Gréco-latins : car les uns et les autres, éloignés de 
leur berceau et ne conservant plus avec lui aucune 
relation, ne pouvaient se retremper à leur source, 
et devaient bientôt se faire un idiome indépendant 
et original. Il faut tenir un grand compte de l'é- 
cartement géographique des peuples aryens, quand 
on traite la question de leurs relations primordiales ; 
autrement pourrait-on expliquer qu'il existât une 
telle différence entre le Grec et le Latin, que sépare 



— 2i — 

à peine la mer Adriatique? Et nous sommes pour- 
tant forcés d'admettre que la migration pélasgique 
fut commune à la Grèce et à l'Italie, qu'elle n'a 
pas précédé de beaucoup les temps héroïques, et 
qu'ainsi la séparation des deux langues n'a pas 
demandé beaucoup de temps pour s'accomplir. 

Au contraire les Aryas du Gange sont toujours 
demeurés en relation avec ceux de l'ïndus, et, par 
ces derniers, avec les Aryas du nord-ouest. Il en a 
été de même de ceux de l'Iran : les épopées in- 
diennes et les faits de l'histoire raêdo-perse le 
prouvent surabondamment. On comprend d'ailleurs 
qu'il en ait été ainsi, quand on observe, sur la 
carte de ces contrées, qu'il n'y a ni une grande 
distance, ni une séparation profonde entre ces peu- 
ples et le berceau commun de la race aryenne ; et 
que le Caucase indien, qui se prolonge au sud de 
la mer Kaspienne et vers le haut Euphrate, a pu 
sans interruption les conduire les uns chez les 
autres. En effet ceux qui ont habité des pays dé- 
pourvus de chemins savent que les chaînes de mon- 
tagnes ne sont pas moins que les fleuves les con- 
ducteurs naturels des hommes. Cette facilité, cette 
continuité des relations entre les Aryas de l'Asie 
explique comment leurs langues sont demeurées si 
semblables entre elles et se sont si peu éloignées 
de la langue bactrienne d'oii elles étaient issues. 

Quoi qu'il en soit, le Vêda demeure comme un 
monument aryen antérieur à tout ce que les langues 



Q« 



occidentales nous ont laissé de. leurs anciens temps. 
Sans les racines €t les formes contenues dans la 
:lan^e des Hymnes, il est impossible de l'endre 
compte des faits les plus vulgaires des idiomes 
grecs, italiques, germaniques ; par leur secours au 
contraire, il est peu de mots au sens primitif des- 
quels on ne puisse remonter, peu de formes dont 
on ne puisse trouver l'explication. La langue védi- 
que doit donc être considérée comme le point 
central où convergent toutes les philologies parti- 
culières. Les faits contemporains sont là pour 
démontrer qu'il en est ainsi : en effet la joMo/o^2*e 
comparée n'est devenue une science réelle, ayant 
sa méthode, ses principes, ses lois générales, ses 
-conclusions certaines, que du jour où l'étude déjà 
si féconde du sanscrit a été complétée par celle du 
Têda. Depuis lors , cette science , entrevue par 
Leibniz et essayée sans succès à diverses reprises 
durant un siècle, non-seulement s'est fondée d'une 
manière définitive , mais s'est élevée à une hau- 
teur d'où elie peut embrasser d'un seul coup d'œii 
toutes les langues de la famille aryenne. En un 
mot la philologie comparée a son point d'appui et 
son point culminant dans le Vêda. 

Le livre des Hymnes nous fait assister à la nais- 
sance et à la formation des premiers cultes et des 
premières doctrines religieuses de notre race. Ces 
cultes, ces doctrines se sont développées plus îard 
^ans le pays du Gange ; mais dans le Yêda elles en 



23 



sont encore à leurs plus simples éléments. On ne 
peut même pas dire que sous leur forme védique 
elles appartiennent plus aux Indiens qu'aux autres 
branches de la famille aryenne. En effet ce qui 
constitue essentiellement la religion brahmanique, 
c'est la conception métiaphysïque de Brahme, prin- 
cipe neutre éternel et inactif, d'où procèdent les 
personnes divines qui furent nommées Brahmâ y 
Yûnu et Çiva. Or non-seulement cette irimûrti ou 
triade n'existe en aucune manière dans le Vêda, sous 
cette forme à la fois complexe et analytique que le 
panthéisme indien lui a donnée; mais ses principaux 
éléments n'y sont pas même nommés. Les noms de 
Brahmâ et de Çiva ne s'y rencontrent pas ; ce der- 
nier, qui plus tard devint la puissance mystérieuse 
qui fait disparaître les êtres tour à tour, remplaça 
dans le panthéon des brahmanes le jRwf/ra védique ; 
or ici Rudra, dont le nom veut dire le Pleureur, 
n'est pas autre chose que le chef des Vents, le génie 
de la tempête gémissante. C'est un personnage sym- 
bolique d'une signification toute physique, comme la 
plupart des autres dieux du Vêda. Yisnii. le Péné- 
trant, réprésente la station supérieure du Soleil, 
le soleil de midi, dont les rayons percent tous les 
corps et en pénètrent la profondeur : « les sages, dit 
Méââtiii, (I, 35) observent la station supérieure 
de Tesww; leur œil est toujours tendu vers lé ciel » 
pour connaître l'heure du sacrifice. L'idée d'un 
créateur bu, pour mieux dire, d'un prôductéut* des 



— 24 — 
choses est encore flottante,; elle n'est point fixée 
dans le nom deBrahmâ, qui date des temps posté- 
rieurs; elle se partage entre plusieurs divinités que 
nous étudierons plus bas et qui se rapportent plus 
ou moins directement au soleil et au feu. Le mot 
brahman désigne la prière qui accompagne le sacri- 
fice, et il ne semble pas avoir d'autre signification. 
Quant à la conception toute métaphysique d'un 
principe éternel et immuable, ou elle n'est pas dans 
le Vèda , ou bien elle ne fait que commencer à 
paraître et ne se présente pas avec un nom fixe et 
des caractères déterminés. 

Le symbole et rien de plus, telle est la religion 
de la période védique. Les symboles de ces temps 
anciens ont rarement une valeur morale ; ils repré- 
sentent , sous une forme humaine idéalisée , les 
forces qui engendrent les phénomènes naturels , 
soit ceux de la nature inanimée , comme le feu , 
la chaleur, la lumière, les mouvements de l'air 
et des astres, soit ceux de la vie dans les plantes et 
dans les animaux. Ils sont simples, par cela même 
qu'ils se rappoiient le plus souvent à un ordre de 
faits sensibles bien circonscrit ; ils sont clairs, parce 
que, n'étant pas fondés sur les conceptions mys- 
tiques d'une théologie profonde, mais sur l'observa- 
tion vulgaire des phénomènes, ils se tiennent tou- 
jours le plus près possible des apparences et portent 
ainsi avec eux leur explication. 11 ne semble pas 
que, par yne arrière-pensée quelconque, les pre- 



— 25 — 

miers prêtres védiques aient rien voulu dérober 
aux assistants de rintelligençe et de l'interprétation 
des symboles : ces assistants , comme on le verra 
plus bas, étaient le plus souvent leurs fils, leurs 
femmes, leurs plus proches parents, quelquefois des 
hommes riches au nom desquels ils offraient le 
sacrifice; l'hymne devait, dans les conditions d'un 
culte si simple, être simple lui-même, aider l'in- 
telligence par sa clarté et non la dominer par une 
obscurité mystérieuse, que le peu d'autorité du 
prêtre ne comportait pas. Quoi qu'il en soit, la 
symbohque du Vêda remporte ^de beaucoup en 
clarté sur toutes les mythologies des peuples aryens: 
ce qu'un hymne laisse indécis, un autre hymne 
l'explique; de sorte que le rapprochement des 
hymnes entre eux suffit presque toujours à l'inter- 
prétation complète des symboles. 

Des symboles analogues à ceux des Aryas de l'In- 
dus se trouvent à l'origine de tous les peuples de la 
famille, soit dans l'Avesta, soit chez les Grecs, les 
Italiens, les Germains, les Celtes ou les Scandinaves. 
Les noms des personnages divins n'y sont pas tou- 
jours les mêmes; mais les fonctions sont partagées 
entre eux à peu près de la même manière. Dans le 
Vêda, les noms de ces divinités ne sont au fond que 
des mots ordinaires de la langue, des épithètes dési- 
gnant le dieu par quelqu'un de ses caractères domi- 
nants. On conçoit que d'autres mots, chez les autres 
peuples, aient été employés pour exprimer les mêmes 



— 26 — 
choses, et qu€ ainsi des divinités identiqiïes portent 
des noms divers. Toutefois pïùsièÙTs ^'entre elles, 
surtout les plus ànciehûes, otot conservé lès noms 
qu'elles iavaient en Asie avant le dépàtt des migra- 
tions ^i les ont portées vers roccidéht; et ces 
noms, consacrés et conservés par le culte, ont fini 
par perdre leur signification primitive et ont cessé 
d'être compris, tandis que la langue vulgaire subis- 
sait des transformations plus profondes. Il résulte 
de ces faits que les langues de l'Occident ne suffisent 
plus à en interpréter les symboles et qu'il faut re- 
monter à la source primitive d'où ces langues et ces 
symboles sont également dérivés. Le Têda lui-même 
n'est pas cette source , puisque Ce n'est pas du 
Saptasindu, mais des régions du nord-ouest que les 
Âryas de l'OcCident sont venus. Mais comme le Vêda 
est à la fois la forme la plus antique que nous pos- 
sédions de la langue commune, et le seul livre où 
les symboles se présentent dans toute leur clarté, il 
est évident que, pour les vieux cultes aryens aussi 
bien que pour les langues, le Vêda est le point de 
départ auquel l'étude doit aboutir. Et de plus, 
comme un travail semblable doit être fait pour cha- 
cune de ces antiques religions^ le livre des Hymnes 
est le centre où toutes les études particulières doi- 
Tènt se rencontrer. 

De là naît une science, essayée dépuis loiigtemps, 
mais qui n'a trouvé sa voie définitive que depuis là 
publication du Vêda : celte science est là Mythblogie 



— 27 — 
comparée y dont \di Symbolique n'est qu'une partie 
et qui elle-même est de la plus haute importance 
poiir l'Histoire des Religions . 

Les ïïymnës n'offrent qu'un tableau inachevé, 
une sorte d'esquisse des relations sociales chez les 
Aryas de rindus. Il paraît évident néanmoins qu'une 
organisation politique complète était encore incon- 
nue chez eux : point de gouvernement central, soit 
démocratique, soit aristocratique, soit royal ; on ne 
cite pas dans le Vêda un seul prince ayant gouverné, 
même militairement , le Saptasinâu tout entier ; 
on n'en cite aucun, même local, ayant des ministres 
et exerçant son autorité par dés employés et des 
subalternes. Nulle administration, nul trésor public, 
nulle organisation judiciaire. Les Aryas semblent, çà 
et là, réunis en bourgades ; mais nulle part il n'est 
dit que ces réunions de familles fussent adminis- 
trées par un conseil ou par un chef quelconque 
représentant la communauté. Le roi est un chef de 
guerre. Le nom de citoyen n'appartient pas à la 
langue du Vêda. 

Les relations de famille sont au contraire forte- 
ment marquées dans le Vêda tout entier, dans les 
hymnes de toutes les époques. Ces relations sont 
celles qui se rencontrent à l' origine de tous les 
peuples aryens soit en Asie, soit en Euro^pe. Elles 
«'expriment chez eux tous également par les mêmes 
mots : mais ce qui rend à cet égard l'étude du Vèda 
particulièrement profitable, c'est que tous ces mots. 



— 28 — 
dont le sens est perdu dans nos langues occidentales, 
sont tirés de racines qui existent dans la langue des 
Hymnes et portent ainsi leur explication avec eux. 
Cette partie de la philologie comparée jette donc 
un grand jour sur l'état social de nos premiers 
aïeux et ajoute à l'histoire générale de la civilisation 
une page du plus haut intérêt. 

A côté de la famille, déjà fortement organisée et 
tirant son unité des fonctions naturelles de chacun 
de ses membres, se montre une autre unité très- 
puissante , celle de la race. Toutes ces familles, 
indépendantes les uiies des autres, se reconnaissent 
pour appartenir à une seule branche du genre 
humain ; tous ces hommes, qu'aucun lien politique 
ne réunit, se donnent également le nom d'Aryas. Ils 
se reconnaissent entre eux non -seulement à la 
communauté des croyances religieuses , des céré- 
monies et des traditions, mais à la couleur de leur 
peau, au fin dinet qui la couvre, aux traits de leur 
Yisage, au nez droit, à la taille dégagée, à l'expres- 
sion de leur regard, à leur intelligence même, en 
un mot aux caractères physiques et moraux qui les 
distinguent de leurs ennemis. Cette reconnaissance 
de la race est l'un des traits caractéristiques des 
peuples aryens, particulièrement de ceux de l'Asie. 
L'idée de leur supériorité, fortifiée du sentiment 
religieux et justifiée plus tard par la science théolo- 
gique, est devenue l'un des principes des consti- 
tutions sociales et politiques chez tous les Aryas 



— 29 — 

orientaux, et l'une des causes des tendances guer- 
rières et conquérantes chez ceux de l'occident. Elle 
doit donc être étudiée avec un soin particulier sous 
sa forme primitive, dans le Vêda, par tous ceux qui 
s'occupent de l'histoire de la civihsalion. 

La métaphysique s'est élevée dans l'Inde brahma- 
nique à une hauteur qu'aucun autre peuple de la 
famille aryenne n'a dépassée, soit en Grèce, soit 
dans l'Occident. C'est ce que reconnaîtra tout esprit 
indépendant, préférant la vérité au système et ne 
reculant pas devant les clartés qui lui peuvent venir 
du dehors. Les Grecs, soit dans l'école d'Aristote, 
soit dans celle de Platon, qui procédait des anciennes 
doctrines des sages et surtout de l'enseignement 
pythagoricien, les Grecs ont égalé les Indiens par 
leur hardiesse philosophique , mais non dans la 
compréhension des grands problèmes du monde et 
de la nature humaine. Ou a lieu de penser, d'après 
leurs propres traditions , qu'à diverses époques , 
mais surtout au temps qui a précédé les guerres 
médiques, et plus tard dans Alexandrie, la science 
orientale ne fut pas étrangère au développement de 
l'esprit philosophique des peuples méditerranéens. 
On sait enfin que les modernes, sans exception, ont 
philosophé d'après les Grecs et reproduit, dans des 
conditions nouvelles, les systèmes que ces derniers 
nous avaient légués. Au contraire l'Inde brahma- 
nique ne semble pas avoir rien reçu du dehors en 
matière de philosophie; car les grandes solutions 



— 30 — 

étaient données, les principaux systèmes étaient 
fondés à la fin de la période des Brâhmanas, qui fut, 
le moyen âge de cette contrée, c'est à diçedans un 
temps où l'esprit philosophique des Hellènes ne son- 
geait nullement à se dégager des symboles religieux. 

Or tout le mouvement philosophique de l'Inde 
procède du Vêda. Il y a donc eu, dans le monde 
aryen tout entier, pour ainsi dire un courant d'idées 
qui, traversant les conceptions originales de chaque 
peuple, s'y est mêlé presque sans cesse et y a laissé çà 
et là des traces profondes. La source d'où il est 
sorti est dans le livre des Hymnes. Cette source est 
primordiale et n'en suppose aucune autre au dessus 
d'elle : car en lisant ces poésies, préalablement ran- 
gées dans leur ordre de succession par la philologie 
et d'après les données nombreuses et variées qu'elles 
renferment, on assiste à la naissance de cette anti- 
que philosophie et à ses premiers progrès ; on voit 
se dégager peu à peu du symbole agrandi la notion 
pure et métaphysique qu'il renferme, comme on 
avait vu naître et se former le svmbole lui-même. 
Enfin l'on voit les grands problèmes posés tourna 
tour par des esprits supérieurs, qui s'émeuvent en 
1q6 découvrant et se remplissent d'un enthousiasme 
vraiment philosophique en entrevoyant les premières 
solutions. 

A ce titre, l'étude des Hymnes est d'un intérêt ma- 
jeur pour les historiens de la philosophie. 

La critique littéraire trouve dans le Vêda un sujet 



— 34 — 

grandiose , entièremen!: nouveau , proposé à ses 
méditations. Essentiellement différent de l'Ode et 
absolument étranger à. la poésie lyrique , l'Hymne 
est la première forme littéraire que la pensée poé- 
tique ait revêtue dans la race aryenne. Elle précède 
de beaucoup non-seulement l'Ode, mais l'Epopée ; 
elle est séparée de cette dernière par un intervalle 
de temps indéterminé, mais certainement très-long. 
En effet, contemporain des premières cérémonies 
du culte, l'Hymne précède toute constitution sociale 
et politique ; il précède donc ce moyen âge héroïque 
où l'Epopée prend ses sujets et puise ses inspira- 
tions. Les traditions relatives à l'Orphée des Grecs 
pouvaient déjà mettre les critiques modernes sur la 
voie de cette loi importante du développement litté- 
raire chez les peuples aryens. Mais les anciens 
hymnes de la Grèce sont tous perdus ; ceux que les 
Alexandrins ont composés, et que le nom d' Oi^phï- 
ques semble rattacher aux antiques traditions, por- 
tent la marque évidente d'une influence védique et 
ne procèdent pas moins des doctrines orientales que 
des sanctuaires de la Grèce ; il n'y a à tirer de leur 
étude aucune lumière pour le problème dont nous 
parlons. La découverte du Vêda jette un jour tout 
nouveau et singulier sur les temps primitifs de la 
poésie, sur la nature de l'Hymne, sur les conditions 
où il s'est produit, sur ses rapports avec l'Epopée et 
avec les genres littéraires des temps postérieurs. Si 
l'on admet que la race des Aryas est la seule vrai^ 



— sè- 
ment littéraire de riiumanité , on doit observer 
aussi que le Vêda est Punique monument qu'elle 
possède de sa plus ancienne littérature, que ce 
monument est authentique , qu'il offre un grand 
nombre d'hymnes d'une variété et d'une richesse 
surprenantes, et qu'enfin il a été suivi d'une période 
explicative dont nous possédons les écrits , où les 
renseignements les plus précieux sur les traditions, 
les rhythmes, la langue, la grammaire même de ces 
hymnes , sont accumulés. Ces courtes indications 
suffisent pour montrer de quel intérêt l'étude du 
Vêda peut être pour l'histoire de la Littérature. 

— Un grand fait domine les considérations ren- 
fermées dans ce chapitre : langue, religion, relations 
sociales, conceptions philosophiques, formes litté- 
raires, tout est original et primitif dans le Vêda. 
Rien n'y est emprunté à une civilisation antérieure 
ou à des peuples étrangers. L'âge précédent, auquel 
se reportent souvent les auteurs des Hymnes , est 
tout aryen ; ces hymnes ne laissent supposer aucune 
tradition, aucune idée venue de loin ou simplement 
du dehors. Toute influence étrangère aux Aryas 
date des temps postérieurs, souvent même des temps 
historiques. 

Ce fait, d'une importance majeure et d'une. haute 
portée, une fois constaté par la lecture des Hymnes, 
permet à l'esprit du lecteur moderne de se livrer 
avec une entière sécurité à l'étude approfondie de 
cet antique monument de nos ancêtres. 



CHAPITRE III 

LA LANGUE DU VÊDA ET LA PHILOLOGIE 



L'étude comparative des langues est une science 
entièrement moderne, à laquelle ni les Grecs ni lés 
Latins n'avaient songé : ce n'est pas que les élé- 
ments leur manquassent, puisque la seule compa- 
raison du latin et du grec pouvait faire naître dans 
leur esprit l'idée qu'une telle science était possible, 
et leur indiquer môme les traits généraux de la 
méthode à suivre. De plus les relations antiques et 
quotidiennes des Grecs avec beaucoup de peuples 
de l'Orient et de l'Occident aujourd'hui presque 
effacés, et plus tard la grande étendue de la domi- 
nation romaine, qui touchait à des nations de lan- 
gues très-diverses ou les comprenait même dans son 
sein, ces contacts nombreux et variée mettaient les 
anciens dans des conditions d'étude que nos phi- 
lologues pourraient envier à juste titre. Pourtant 
quand on lit les grammairiens latins, on est étonné 
de la pauvreté de leur science philologique et de la 
fausseté des explications dont ils se contentent. 

Le moyen-âge na rien fait non plus en ce sens. 
Les savants travaux de la renaissance ont porté prin- 
cipateraent sur l'interprétalion des anciens auteurs 



— 34 — 

que l'invasion de TEurope orientale par les Musul- 
mans avait mis entre nos mains. Ce n'est que du 
jour où les peuples de l'Occident ont commencé à 
se mêler les uns aux autres et à étudier les langues 
de leurs voisins , que l'on a songé à les comparer 
entre elles et à tirer de cette comparaison une théo- 
rie. On peut attribuer aussi en partie la naissance 
de celte étude à l'influence exercée sur les esprits 
par la méthode d'observation et d'analyse , dont 
Bacon et Descartes venaient de poser les principes. 
Car c'est dans l'école cartésienne que naquit la 
philologie comparée, à la fin du dix-septième siècle 
et au commencement du siècle suivant. Leibniz fut 
le père de cette science, qui a mis un siècle à s'éla- 
borer, et qui, entrant dans sa voie définitive à la 
tin du dix-huitième siècle, a pris depuis lors un 
accroissement comparable à celui de la physique ou 
de la chimie. 

Dès le temps de Leibniz, on commença à consta- 
ter d'une manière scientifique la filiation réelle des 
langues néolatines par rapport au latin et au grec ': 
l'on voyait en effet que le plus grand nombre des 
mots italiens, espagnols, portugais ou français, sont 
venus de mots identiques appartenant au latin; il 
suffisait de lire, dans une de ces langues, une page 
d'un livre quelconque et de chercher l'origine de 
chacun des mots qu'elle contenait, pour s'apercevoir 
que ces mots étaient essentiellement latins et sou- 
vent même très-semblables aux mots antiques d'où 



— 35 — 

ils étaient venus. Ainsi mort, muerto, morte trou- 
vaient leur identique dans le latin mors; vie y 
vida,, vita, dans le latin vita. Les différences se mon- 
traient parfois aussi plus profondes; mais on pouvait 
suivre pas à pas dans les vieux auteurs les transfor- 
mations successives que le mot latin avait subies 
pour devenir enfin le mot moderne : ainsi , par 
exemple, cité, ciudad, città s'éloignent davantage 
du mot latin civitas; l'article indéfini français on eût 
été rapporté à unus, si l'on n'avait retrouvé dans ses 
formes antérieures [om, hom) le latin homo d'où ii 
est venu véritablement. Ce travail étymologique 
s'étendant d'année en année, on vit s'établir solide- 
ment, malgré des erreurs de détail, cette proposition 
générale que les langues du midi de l'Europe sont 
nées du latin. 

Mais les langues néolatines ne sont pas pures de 
tout mélange : le latin leur a fourni la plus grande 
partie de leurs mots, mais sans exclure entièrement 
toute influence étrangère. Non-seulement les lan- 
gues de l'Espagne et de la Gaule, antérieures à la 
conquête romaine, ont laissé des représentants dans 
le français et dans les idiomes modernes de la 
péninsule ; mais l'aclion des peuples du nord s'est 
étendue sur la Gaule et sur l'Italie après les grandes 
invasions, et celle des Musulmans s'est fait sentir 
dans la péninsule ibérique. Cette influence se re- 
connait évidemment à un certain nombre de mots 
dont le primitif appartient à ces langues venues 



, — 36 — 

du dehors et ne se trouve pas en latin : par exemple 
l'italien ôe/zc^a, l'espagnol venda,\e français bande, 
reproduisent exactement Fallemand band, qui ne se 
rencontre pas dans la langue latine. La proportion 
de ces mots, dans chacune des langues du midi de 
l'Europe , indique la mesure dans laquelle l'action 
des idiomes étrangers s'est fait sentir sur l'idiome 
préexistant. 

Une étude toute semblable devait se faire, selon 
les fondateurs de la philologie, sur les langues des 
peuples du nord. Leibniz commença cette étude et 
traça la marche qu'elle devait suivre. On ne tarda 
pas à constater régulièrement l'indépendance dés 
langues germaniques par rapport à celles du midi ; 
car non-seulement les mots germaniques qui s'é- 
taient glissés chez les néolatins, mais une foule 
d'autres encore, étaient reconnus pour appartenir en 
propre aux idiomes allemands et pour n'avoir existé 
à aucune époque connue dans la langue latine. Le 
même fait se remarquait aussi avec la plus grande 
netteté dans les autres langues du nord , comme 
celles des Slaves , des Scandinaves, des Lithuaniens . 
Et comme les langues néolatines avaient entre elles 
de grandes analogies, on reconnut qu'il en existait 
de même entre ces idiomes du nord. 

Dès ce moment, dans la première moitié du dix- 
huitième siècle, on put distinguer des familles de 
langues. On en reconnut deux principales en Eu- 
rope, celle du midi et celle du nord. L'on apercevait 



— 37 — 

déjà dans le gothique une ancienne forme des dia- 
lectes allemands, et l'on avait lieu dé croire que 
cet idiome avait été parlé dans la région la plus 
orientale de l'Europe. Mais on commettait en même 
temps cette erreur, qui aujourd'hui même n'a pas 
entièrement disparu, de croire le latin venu du grec, 
€t qu'ainsi, par l'intermédiaire des Romains, le grec 
avait été la souche des langues du midi. On était 
conduit h cette fausse opinion par ce fait, reconnu 
des Romains eux-mêmes , que la civilisation leur 
était venue de la Grèce ; et l'on confondait ainsi 
deux questions, celle de l'origine des langues et 
celle du développement littéraire et politique des 
nations. 

Les différences des objets sont toujours les pre- 
miers faits que constate la science ; et quand l'ana- 
lyse les a bien distingués, une synthèse vraiment 
scientifique les rapproche. La séparation des langues 
de l'Europe en deux familles primitivement indé- 
pendantes ne larda pas à paraître moins profonde 
qu'on ne l'avait crue d'abord. A mesure que l'ana- 
lyse devenait plus exacte et plus sûre, on découvrait 
entre elles des analogies plus nombreuses ; des mots 
qui semblaient appartenir exclusivement au latin , 
étaient retrouvés dans l'allemand, avec des formes 
différentes dont on ne pouvait plus méconnaître 
l'identité primordiale. Ainsi dans le brother des 
Anglais et le^rw^/er des Allemands on reconnaissait 
le frater des Gréco-latins; de même ^our hii/id , 



— 38 — 

canis et xuwv ; pour stem (angl. star), astrum 
{Stella) et àaTî9/>rpour kaiipt, caput et xsça}./?; et 
pour beaucoup d'autres mots. Ce qui frappa surtout 
les esprits fut que ces analogies portaient particu- 
lièrement sur les mots qui expriment les actes 
essentiels de l'homme, comme ceux de manger, de 
se tenir debout ou assis , les objets les plus com- 
muns , les relations naturelles de parenté , etc. 
D'année en année, le nombre des termes reconnus 
identiques dans les idiomes du nord et du midi allait 
grossissant ; et l'on ne tarda pas à en conclure légi- 
timement que, dans un temps fort reculé, les peu- 
ples de l'Europe, aujourd'hui séparés, avaient du 
•vivre ensemble et parler un idiome commun, ou 
qu'enfin ils n'étaient eux-mêmes que des rameaux 
détachés d'un même tronc. En effet cette commu- 
nauté d'expressions ne pouvait s'expliquer que de 
deux manières : ou bien la souche de ces peuples 
était la même, ou bien, appartenant à des races 
différentes, ils avaient porté leurs langues respec- 
tives les uns chez les autres. Or cette dernière hypo- 
thèse était contredite par les faits de l'histoire et par 
les traditions les plus anciennes de l'Europe. 

Quelle que fût la vérité sur ce point et quelque 
solution que l'on donnât du problème, il est évident 
que le problème lui-même était posé et que la phi- 
lologie comparée avait prispied dans l'ethnographie. 
A partir de ce jour il fut avéré que aucune question 
ne pouvait être résolue dans cette dernière science 



— 39 — 

sans le secours de l'élude comparée des langues, et 
que l'un des moyens les plus surs de remonter à 
l'origine d'un peuple et de reconnaître sa race, était 
d'analyser à fond sa langue et de la rapporter à sa 
famille naturelle. - ^' ^^st^-^p^-'^S p^t'* <=^<^ 4 ^--;'*^'^' 

La géographie historique se trouvait également 
intéressée dans les solutions qui seraient données 
des problèmes philologiques. Car les migrations des 
peuples se reconnaissent aux traces de leur passage, 
laissées dans les langues des autres peuples et dans 
les pays qu'ils ont eux-mêmes parcourus. C'est ainsi 
que les Maures, qui ont entièrement disparu de 
l'Espagne, ont pourtant laissé des preuves évidentes 
de leur séjour dans cette contrée ; et c'est la langue 
espagnole qui les fournit. A la vérité quelques ré- 
serves doivent être faites : en effet les peuples com- 
merçants, les navigateurs par exemple, rapportent 
ordinairement chez eux des mots qu'ils vont cher- 
cher dans différentes parties du monde et qui de- 
meurent ensuite d'un usage commun dans leur 
pays. C'est un fait qui se peut constater non-seule- 
ment dans les langues modernes de l'Europe, mais 
aussi dans les langues anciennes, comme le latin, le 
grec et l'hébreu. Mais ces mots, introduits comme 
par hasard dans une langue, y demeurent isolés et 
n'y ont point de famille ; de plus ils y sont toujours 
en petit nombre, et souvent l'époque de leur appa- 
rition peut être fixée historiquement. Au contraire 
une grande proportion de mots étrangers et surtout 



— 40 — 

de formes étrangères, démontre une influence pro- 
longée, générale, un mélange et par conséquent uin 
séjour. 

Lors donc que deux peuples différents parlent 
deux langues profondément analogues, dans les-' 
quelles aucune influence étrangère ne se reconnaît, 
tout porte à croire qu'ils ont la même origine, que 
leurs ancêtres ont habité la même contrée et qu« 
certaines régions intermédiaires leur ont ser'vî d'é- 
tapes lorsqu'ils allaient de. leur berceau primitif à 
leur séjour actuel. 

Le dix-huitième" siècle élucida ces vérités géné- 
rales et les porta à un tel degré de clarté qu'elles 
devinrent des principes universellement admis dans 
la science. Appliquées aux peuples de l'Europe, elles 
permirent de poser nettement la question à leur 
égard, et, d'après les nombreuses et profondes ana^ 
logies de leurs langues, de demander enfin quels 
étaient leurs communs ancêtres et quel pays avait 
été leur berceau. 

On remarqua de bonne heure que cette langue et 
-cette demeure primitives ne pouvaient être cher- 
chées en Europe. Cette contrée en effet est habitée 
par des populations plus ou moins anciennes, mais 
dans le passé desquelles on peut remonter très-haut. 
Les unes sont venues en Occident à des époques 
historiques : telles sont plusieurs d'entre celles qui 
faisaient partie de la grande invasion ; les autres, 
établies dans le nord depuis plus longtemps, se 



— M — 

moiîtrent séparées des peuples du midi et inconnues 
d'eux dès rorigine des traditions gréco-italiques. Il 
est possible de passer en revue aujourd'hui même 
les diverses branches des familles septentrionales, 
de l'Océan à la mer Noire , et des familles fixées 
dans toutes les presqu'îles méridionales de l'Europe : 
et l'on ne voit pas, dans tout l'Occident, une seule 
vallée signalée par le plus faible indice pour avoir 
été le point de départ et le commun berceau de nos 
langues. Ajoutons que les traditions sont séparées. 
Celles des peuples du midi conduisent vers l'Orient 
asiatique d'une manière évidente; celles du nord 
nous y reportent également. Mais les unes et les 
autres, loin de converger vers un fleuve ou une 
montagne quelconque de l'est de l'Europe, sem- 
blent tendre vers l'Asie suivant des lignes parallèles 
constamment séparées par les chaînes centrales de 
notre continent. On peut même observer que la 
majeure partie des traditions grecques ont une forte 
inclinaison vers le sud, que quelques-unes se ratta- 
chent par la Phénicie à l'Asie, un très-petit nombre 
à l'Egypte et les plus importantes à la Crète et, par 
l'île de Carpathos (chemin des Cares), à l'Asie mi- 
neure. Celles du nord au contraire ne descendent 
jamais vers le raidi et ne nous reportent pas plus bas 
que le bassin du Danube. Le parallélisme existe donc 
véritablement. On conçoit que, dès le siècle dernier, 
on ait compris qu'il fallait chercher en Asie le séjour 
primitif et la langue mère des Occidentaux . 



— 42 — 
Les seules langues orientales dont on eût alors 
une connaissance quelque peu approfondie, étaient 
l'hébreu et l'arabe, langues analogues, toutes deux 
d'une haute antiquité, surtout la première, et que 
les traditions de la Bible rattachaient d'ailleurs aux - 
langues de la Phénicie, de la Khaldée et de l'As- 
syrie. Sur ces dernières on n'avait que des données 
extrêmement insuffisantes. Mais la situation géo- 
graphique des bassins de l'Euphrate et du Tigre 
semblait se trouver sur le chemin des traditions 
occidentales ; et c'était là aussi que l'on plaçait 
l'Eden , berceau premier du genre humain d'après 
la tradition mosaïque. Ces idées préconçues, em- 
pruntées à une doctrine étrangère à là science, 
portèrent un certain nombre de critiques à chercher 
chez les Sémites, et particulièrement dans l'hébreu, 
la langue asiatique indiquée par les traditions et par 
la philologie. Mais à cette époque les lois fondamen- 
tales de la science étaient déjà fixées : on savait 
reconnaître les racines des mots et leurs formes 
essentielles ; on savait quelles transformations, 
quelles permutations étaient possibles dans les élé- 
ments des mots pour qu'un idiome pût devenir un 
autre idiome. Quand on en vint à soumettre la solu- 
tion préconçue à ces lois désormais invariables, on 
ne vit plus, dans cette hypothèse, qu'une tentative 
impossible de réduire à une unité factice des faits 
qui n'avaient entre eux aucun rapport. Les efforts 
qui furent faits pour ramener à l'hébreu le grec, le 



— 43 — 
latin et l'allemand, ne réussirent qu'à montrer d'une 
manière évidente la séparation des idiomes euro- 
péens de ceux des Arabes ou des Hébreux. La 
classe des langues sémitiques fut dès lors reconnue 
pour être irréductible à l'autre, qui n'avait pas 
encore de nom, mais qui n'en était pas moins scien- 
tifiquement définie. La tentative avortée des hébraï- 
sants avait toutefois séduit tant d'esprits et fait dans 
le public un si grand nombre d'adeptes, que les 
savants du dernier siècle crurent devoir user contre 
elle de toutes armes et la frapper même de ridicule. 
C'était le temps où l'on faisait venir equus à'alfana 
et Platon de Scaramouche. Ces étymologies d'un bas 
comique ne firent perdre à la science aucune partie 
de son autorité; elles ne retardèrent pas d'un jour 
ses progrès ; mais elles rendirent les philologues 
plus circonspects et les engagèrent à chercher l'ori- 
gine des langues par les voies naturelles, et non au 
hasard, par des chemins qui ne pouvaient aboutir. 

L'homme qui sur la fin du dix-huitième siècle fit 
le plus pour remettre dans la bonne route la philo- 
logie comparée, fut Volney. 11 vit dans le persan 
l'une des portes par lesquelles on pouvait pénétrer 
dans cet Orient, où l'on entrevoyait la solution du 
problème. Pénétré de cette idée qui ne manquait 
pas de justesse et que l'avenir devait féconder , 
Volney, las de persécutions, consacra une partie de 
sa vie à pousser en avant l'étude comparée^des lan- 
gues et fut, depuis Leibniz, l'homme du dix-hui- 



_ 44 — 

tième siècle qui fît le plus pour en ^développer la 
science. Ce n'est pas qu'il ait fait par liai-même de 
grandes découvertes; mais il compléta l'œuvre du 
siècle, qui avait été pour ainsi dire de déblayer le 
terrain en toutes choses et de le livrer net à ceux qui 
devaient y bâtir. 

L'étude des langues en était à ce point où, la 
méthode étant à peu près définie , les problèmes 
posés et leurs conditions élucidées, on devait 
attendre du temps quelque fait nouveau, quelque 
découverte importante." Cette' découverte fut celle du 
sanscrit. 

Les Anglais venaient de s'établir dans l'ïnde. Avec 

cet esprit de suite et cette prévoyance de l'avenir qui 

les caractérisent, ils comprirent que, s'ils voulaient 

fonder dans cette contrée un établissement durable, 

ils devaient d'abord s'enquérir des lois, des usages, 

de la religion et des traditions du pays. Warren 

Hastings, gouverneur au nom de la Compagnie des 

Indes, entra le premier dans cette voie, en faisant 

rédiger par onze brahmanes le livre qu'il intitula 

Code of gentu laws; mais comme aucun de ses 

compatriotes ne connaissait encore la langue des 

brahmanes, l'ouvrage fut d'abord traduit en persan, 

puis du persan en anglais et publié à Londres en 

1776. Ce livre ne donnait aucun renseignement isur 

la latigue des Hindous, soit anciens, soit moderniés ; 

le prefiMipr qui porta son attention sur ce point %A 

le doux et poétique William Jones. Cet esprit supé- 



_ 4b - 

rieur, venu à Calcutta en 1783, comprit aussitôt 
qu'un grand avenir pouvait être réservé à l'étude de 
l'Inde. Il fonda la Société asiatique du Bengale, dont 
les Asiatics i^esearches ont tant fait pour introduire 
l'Europe dans la connaissance de l'Orient ; il mourut 
en 1794. La première triaduction directe du sans- 
crit fut celle de la B'agavad-gîtâ, publiée dans l'Inde 
par Willdns en 1785, et qui fut suivie de VHitôpa- 
dêcaenilSl et de Cakuntalâ en 1789. Ces ouvra- 
ges donnèrent aux savants européens les premières 
notions de l'Inde et de la langue sanscrite. Cole- 
,brooke et Wilson les développèrent singulièrement, 
le premier par différents ouvrages de critique et 
d'exposition , le second par la publication d'une 
grammaire et d'un dictionnaire qui parut en 1819. 

Frédéric Schlegel introduisit les études indiennes 
en Allemagne dès l'année 1808, tandis que Chézy 
le& inaugurait chez nous, les portait bientôt dans 
une chaire publique au Collège de France et pré- 
parait à l'Allemagne elle-même quelques-uns des 
savants les plus accrédités dont elle s'honore. Ce 
fut W. Schlegel et Bopp qui excitèrent dans leur 
pays cet élan vers les études orientales, qui a fait 
naître des indianistes et des philologues passionnés 
sur tous les points de son territoire. 

Le sanscrit, c'est-à-dire la langue classique des 
brahmanes, fut l'objet principal des études philo- 
logiques durant le premier tiers du siècle où nous 
sommes. Son introduction en Europe produisit une 



— 46 ~- 

sensation facile à concevoir : en effet cette langue, 
prise en elle-même, portait des caractères d'anti- 
quité que Pou ne pouvait méconnaître; sa simplicité, 
sa régularité, sa clarté, la plénitude de ses formes, 
frappaient tous les esprits. Rapprochée des langues 
de l'Occident, par ses formes et par ses racines à la 
fois, elle n'attestait pas une influence directe de 
l'Asie sur l'Europe comme celle de l'arabe sur 
l'espagnol ou du turk sur le grec moderne; mais 
c'était dans son fond qu'elle se montrait identique 
avec les langues du midi et avec celles du nord. Sa 
grammaire rendait compte d'un nombre surprenant 
de difficultés dans le grec et dans le latin ; ces deux 
langues, dont la haute antiquité était reconnue, 
semblaient n'être qu'un sanscrit modifié, amoindri, 
déformé. Or on admettait, ce qui est vrai en géné- 
ral, que les formes pleines précèdent historiquement 
les formes altérées ; on paraissait donc en droit de 
conclure que le sanscrit était cette langue mère des 
langues occidentales, que l'on cherchait depuis si 
longtemps ; et le grand problème philologique sem- 
bla résolu. 

Plusieurs faits donnaient à cette hypothèse une 
valeur considérable. La tendance analytique de la 
science se trouvait satisfaite par la découverte d'une 
langue dans laquelle tous les éléments des mots ont 
une origine positive. Les racines de cette langue, 
depuis longtemps constatées par les philologues 
indiens, sont monosyllabiques; un petit nombre 



— 47 -- 

d'entre elles n'avaient pas été ramenées à cette sim- 
plicité irréductible; mais, soumises aux procédés de 
la science européenne, elles s'y trouvaient réduites 
de jour en jour. Ces racines, au nombre d'environ 
3,000, ont en sanscrit une signification déterminée 
et presque toujours physique, lors même que dans 
le discours elles en ont pris une figurée. Cela frap- 
pait d'autant plus les esprits que dans les plus 
anciennes langues de l'Europe un grand nombre de 
racines ne s'expliquent pas par elles-mêmes et n'y 
offrent que ce sens figuré ou dérivé, qui indique un 
passé plus ou moins long. 

Enfin la littérature de l'Inde, dans ses grands 
ouvrages, dont le nombre grossissait chaque jour 
et grossit encore aujourd'hui, offrait un ensemble 
étonnant de traditions très-analogues à celles des 
Gréco- romains et des peuples du nord, traditions 
poétiques, sacrées, ethnologiques, souvent claires 
par elles-mêmes et projetant une lumière inattendue 
sur celles de TOccideut. 

Il ne fallait pas tant de raisons pour amener les 
philologues à cette conclusion que l'Inde était le 
berceau des peuples occidentaux, le point de départ 
de leurs langues, de leurs traditions, de leurs an- 
ciennes croyances religieuses et de leurs institu- 
tions. Il ne restait plus qu'à rassembler les rameaux 
épars de ce grand arbre indo-européen et à le faire 
voir dans son unité. Un nombre très-grand de phi- 
lologues se sont partagé cette tâche en Allemagne, 



— 48 — 

en Angleterre, en France, en Stfède même, en 
Danemark et généralement dans foutes les pairtiës 
de l'Europe : les uns s'occupant principalement des 
langues et en recherchant les anciens débris, les 
autres portant leur étude sur les traditions popu- 
laires, les réunissant, les interprétant d'après les 
données orientales. On ne se fait en général qu'une 
idée très-imparfaite de l'immensité du travail ac- 
compli en ce sens depuis l'apparition du sanscrit; 
des progrès de la science philologique; des horizons 
qu'elle a parcourus ou seulement ouverts ; des ré- 
sultats théoriques ou pratiques auxquels elle est 
déjà parvenue. 

L'attention, une fois appelée sur les langues indo- 
européennes, se porta naturellement aussi sur les 
autres idiomes : en est-il un seul, même d'une 
minime importance, qui ait totalement échappé à 
l'analyse? Le résultat de cette investigation univer- 
selle fut de partager scientifiquement les langues 
en autant de classes que leur nature l'exigeait, et 
de séparer d'une manière beaucoup plus profonde 
qu'auparavant les trois grandes familles de l'ancien 
monde, la famille mongole, la sémitique, et l'indo- 
européenne. Quant à la science elle-même, à la 
philologie comparée, elle existait dès lors avec ses 
lois fondamentales et ses propositions essentielles, 
tellement démontrées qu'elles ne laissaient plus 
l'ombre d'un doute. 

Mais l'erreur fondamentale existait encore et ne 



— 49 — 

fait même aujourd'hui que commencer à se dissiper 
dans les esprits. Deux découvertes presque simul- 
tanées la firent disparaître : celle du zend et celle 
de la langue védique. 

Anquetil Duperron avait donné en 1778 une 
traduction telle quelle de l'un des recueils sacrés 
de l'Inde, sous le nom d'Ezour-Vedam ; mais une 
traduction, même excellente, sans le texte, ne pou- 
vait fournir aucune donnée positive à la philologie. 
Les travaux de Colebrooke avaient aussi appelé 
l'attention des savants sur les doctrines de l'Inde 
et fait entrevoir l'importance du Vêda. Ce ne fut 
cependant qu'en l'année 1833 que l'on vit quelque 
chose du texte des Hymnes par le spécimen en 
vingt-sept pages qu'en publia Rosen. Ce court ex- 
trait suffit à modifier les conclusions précédemment 
acceptées et à faire soupçonner une période litté- 
raire antérieure à celle des épopées indiennes, et 
un idiome plus antique, auquel on donna le nom 
à^ ancien sanscrit . La même année parut, après plu- 
sieurs articles insérés dans le Journal asiatique, le 
Commentaire sur le Yaçna par Eugène Burnouf. 
Anquetil Duperron le premier avait fait dans l'Inde 
la conquête des livres de Zoroastre. Il en avait 
donné une traduction française, faite avec le secours 
des Parsis. Le texte fut déposé à la Bibliothèque du 
Roi, avec une traduction sanscrite par Nériosengh. 
L'œuvre d' Anquetil, qui n'avait pu être qu'impar- 
faite, appelait une vérification : celle-ci était devenue 

4> 



— so — 

possible, parce que l'on avait en Europe la con- 
naissance du sanscrit et que l'on possédait Tinter-^ 
prétation de Nériosengh. Mais ce qui rendit les 
résultats plus sûrs et éleva cette étude à la hauteur 
d'une découverte, ce fut l'application qu'elle exigea 
des lois et des principes de la philologie comparée. 
Par là, en effet, fut restituée, selon sa grammaire et 
son lexique, la langue zende, sur laquelle des erreurs 
capitales avaient cours. On vit d'une part qu'elle 
était indépendante du sanscrit et qu'elle avait avec 
lui les plus étroites affinités ; de l'autre que, venue 
de la même origine que lui, elle ne lui était point 
postérieure selon le temps. Les rapprochements 
perpétuels du zend avec les langues européennes, 
et les secours que celles -ci fournirent pour l'inter- 
prétation du Yaçna, établirent de même l'indépen- 
dance de ces langues par rapport aux idiomes de 
rinde et de la Perse, et firent Yoir que le celte, 
l'allemand, le slave, le latin, le grec, le zend et le 
sanscrit, sont des branches issues d'un tronc com- 
mun, mais qui ne tiennent l'une à l'autre que par 
ce tronc. Cette indépendance réciproque des idiomes 
indo-européens était confirmée par l'antagonisme 
évident du mazdéisme de Zoroastre et du brahma- 
nisme des Indiens. En même temps l'Avesta indi- 
quait, par les mots Çugda et Bâgâi (Sogdiane et 
Bactriane) et par les traditions qui s'y rattachent, 
dans quelle direction l'on devait chercher le pays 
d'où les Iraniens sont originaires. 



— 51 — 

j^ç§ derniers éclaircissements ne potryaieut plii^ 
être attendus que du Vêda lui-même el surtout du 
Rig-Vêda, le plus ancien des quatre recueils sacrés 
des Hindus. Le premier dstaka fut publié par Rosen 
ei> 1838; deux traductions complètes parurent sir 
multanément à Londres et à Paris de 1848 à 1851, 
l'une en français par M. Langlois, l'autre en anglais 
par Wilson ; le texte a\ecle commentaire de Sâyam- 
âéarya YÎent d'être livré au public par les soinç de 
M. Max Muller aux frais de la Société asiatique de 
Londres. 

La lecture du Rig-Yêda fit connaître un nombre 
considérable de faits ignorés ou seulement entreviis. 
On constata que le nom primitif de toute la race 
indo-européenne était celui à^Aryas; que les tradi- 
tions du Vêda n'appartiennent pas aux régions du 
Gange mais à celles de l'Indus, et qu'elles se ratta- 
chent elles-mêmes, par des faits plus antiques, à 
une contrée située au nord-ouest de l'Indus par delà 
les grands monts d'oii ses eaux descendent. Cette 
contrée n'est autre que celle de l'Oxus et du Yaxarte, 
au delà de laquelle ni les traditions du Vêda, ni 
celles de l'Avesta ne signalent plus rien. 

. Depuis que nous sommes en possession de ces 
grands ouvrages de l'Orient, la science philologique 
semble arrivée, quant aux langues de la famille 
aryenne, à ce centre primitif, à ce point de dépak 
des populations qui les ont parlées. Cette idée, que 
chaque découverte nouvelle vient chaque jour véri- 



— 52 — 

fier, sert elle-même de guide aux recherches philo- 
logiques particulières. En effet, les études qui ont 
pour objet quelqu'un des idiomes aryens, soit an- 
ciens, soit modernes; les chronologies spéciales; 
les traditions locales de l'Asie moyenne et de l'Eu- 
rope, convergent désormais vers ce centre oxien et 
se coordonnent régulièrement autour de lui. 

D'ailleurs les nombreux savants qui s'adonnent à 
ces recherches, ne vont plus comme jadis à l'aven- 
ture, fondant des inductions spécieuses sur des ana- 
logies extérieures et fortuites, que la science sérieuse 
ne peut admettre. Les grands travaux de ces der- 
niers temps n'ont pu aboutir qu'à la condition d'être 
dirigés suivant une méthode rigoureuse : cette mé- 
thode à son tour s'est dégagée des applications 
qu'on venait d'en faire ; de sorte que désormais la 
philologie peut connaître la valeur de ses affirma- 
tions, distinguer les résultats définitifs de ceux qui 
ne sont point encore démontrés, et, dans ces der- 
niers, reconnaître le degré d'hypothèse que peut 
renfermer chacun d'eux. 

Cette méthode n'est point une nouveauté ; elle 
n'est pas propre à la philologie ; c'est la méthode 
commune de toutes les sciences d'observation. Elle 
ne s'engage dans une induction qu'après avoir sou- 
mis les faits à l'analyse, les avoir comparés dans 
leurs éléments les plus intimes, et les avoir classés 
selon leurs ressemblances et leurs différences. Cette 
méthode est donc celle de l'histoire naturelle, et 



— S3 — 

ses inductions n'ont pas moins de valeur que celles 
de la physiologie. On peut même concevoir qu'elles 
en aient souvent une plus grande ; car la solidité 
des inductions croît avec la précision des analyses ; 
et l'analyse n'est jamais aussi exacte que quand elle 
peut atteindre les derniers éléments des objets* Or, 
ni les organes en anatomie, ni les corps en chimie, 
ni les phénomènes de la physique, qui contiennent 
toujours l'infini, ne peuvent être ramenés avec cer- 
titude par l'observation à leurs plus simples élé- 
ments. lien est autrement dans l'étude des langues. 
Quand on a reconnu dans les mots les racines, les 
suffixes, les terminaisons et les autres parties que 
distinguent les grammaires et les dictionnaires, on 
doit encore décomposer chacune de ces parties des 
mots et faire une étude particulière de chacune des 
lettres dont elles se composent. Les lettres sont les 
derniers éléments du langage, lesquels ne peuvent 
être réduits à d'autres plus simples qu'eux-mêmes : 
à moins que dans l'articulation de chaque lettre on 
ne distingue encore les divers mouvements organi- 
ques qui concourent à en produire l'émission. Or, 
ces mouvements eux-mêmes, la philologie en tient 
compte dans le classement qu'elle fait des lettres en 
diverses catégories et dans la correspondance qu'elle 
reconnaît entre elles d'une langue à l'autre. Ge 
premier travail met au jour les lois relatives aux 
lettres ou lois organiques, qui sont le fondement de 
la philologie. 



— 54 — 

; L'application de Faiiâlyse à Tétùde des langues 
Théduit à des proportions beaucoup plus petites le 
matériel dont elles se composent ; car on ne tarde 
pas à réconnaître que, comparés selon leurs ra- 
cines et leurs autres parties, les mots d'une langue Se 
rangent par familles naturelles; et que ces familles. 
Une fois formées, ne diffèrent en somme que par les 
racines et par leur significationradicale; les suffixes, 
les préfixes et les formes grammaticales demeurent 
les mêmes et toujours en assez petit nombre dans 
une langue donnée. Par la comparaison des parties 
homologues entre les différentes familles de mots 
dans une même langue, on arrive à connaître et à 
formuler les lois de dérivation des mots dans cette 
langue. De sorte qu'un mot quelconque étant 
donné, l'on peut, par l'application de ces lois, re- 
connaître la racine d'où il dérive, et énoncer cette 
ïâcine lors nàême qu'elle n'a pour représentant daiis 
la langue que ce seul mot. 

Quand pi usieurs langues écrites ont subi Ce long 
travail d'analyse, de comparaison et de classification 
dès mots et de leurs éléiidents, là scîérice procède à 
la Comparaison des langues entre elles. Ce nouveau 
travail ne doit p^s être moins analytique ^ue le 
jrïemièr. La philologie èfl «ifFet est coffiiùe î'âria- 
lotaië, laquelle ne peut arrivét' à dés féfeuHàts Cet- 
tôihs qu€ si les râpprochemëtlts qu'elle établit etitfè 
iës âtiimaùx ou lés plantes s'éténdèfit jusqu'à leurs 
plus faibles parties. Le philologue doit donc cbha^ 



— 85 — 

parer a\ânt tout les alphabets et, en se fondant sur 
des analogies évidentes, établir la correspondance 
des lettres d'une langue à l'autre. Il s'aperçoit bien- 
tôt que les alphabets ne sont qu'une expression des 
langues elles-mêmes, ou, comme on dirait en ma- 
tbématiques, une fonction; et que deux peuples 
très-Yoisins l'un de l'autre et parlant deux langues 
très-semblables, peuvent avoir eu des besoins orga- 
niques notablement différents. Cette diversité, pas- 
sant dans les alphabets, établit alors une correspon- 
dance inattendue et pourtant certaine entre des 
lettres qui semblaient au premier abord fort éloi- 
gnées l'une de l'autre. Ainsi 1'^ sanscrit est reconnu 
pour correspondre le plus souvent à Vh zend et à 
V esprit rude ou même doux des Grecs, tandis qu'il 
se retrouve intégralement en latin et dans les dia- 
lectes germaniques. Le ç sanscrit répond le plus 
souvent au ^ des Latins et au x des Grecs et devient 
souvent h dans le nord de l'Europe. Le / sanscrit 
répond soit au ç soit au ;2 du zend et du grec et au^ 
des Latins. Des rapprochements de ce genre, portant 
sur un grand nombre de mots évidemment identi- 
ques dans les deux langues que l'on compare, pet^ 
mettent d'établir avec certitude la correspondance 
de leurs alphabets. Et quand elle est reconnue, le 
philologues né doit plus s'en départir dans les analém 
gi0s f u'il établit entre des termes d'uiti^ identité 
moinô^ évidente. L'crïMi <ïê ces pTîncipes si sinapicà 
avait introduit dans la SÊiêûce utï graird nombre â« 



— 56 — 

fausses étymologies dont plusieurs ont cours au- 
jourd'hui même dans l'enseignement classique. 
L'application rigoureuse de la méthode peut seule 
les faire disparaître. 

C'est par elle aussi que l'on reconnaît dans une 
langue les transformations successives des mots et 
le développement pour ainsi dire chronologique des 
racines, et que l'on constate l'indépendance de deux 
langues entre elles ou la dérivation de l'une par 
rapport à l'autre. En effet, les formes altérées 
peuvent provenir soit de ce qu'une langue a vécu 
un temps assez long pour subir en elle-même de tels 
changements ; soit de ce qu'elle est toute entière 
dérivée d'une autre, qui, dans ce cas, présente ces 
mêmes formes dans un plus haut degré de pureté. 
Quand l'histoire atteste qu'un peuple a renoncé à 
sa langue pour adopter celle d'un autre peuple, 
qu'il a lui-même transformée en se l'appropriant, 
la philologie n'a plus qu'à constater les lois suivant 
' lesquelles cette transformation s'est opérée. Tel est 
le cas des langues néolatines par rapport au latin, 
abstraction faite de ce qu'elles ont gardé des idiomes 
barbares ou emprunté à des idiomes étrangers. 
Mais quand l'histoire manque, les procédés scienti- 
fiques tendent à découvrir les faits inconnus et non 
pas seulement à. donner l'explication de faits avérés. 
C'est donc seulement de nos jours que l'on a pu éta- 
blir avec certitude l'indépendance du latin par rap- 
port au greci et celle de toutes les langues del'Euriope 



— b7 — 

ancienne ou moderne, aussi bien que du zend, par 
rapport au sanscrit. Et pendant que l'origine de ce 
dernier était retrouvée dans le Vêda, l'on arrivait à 
cette conclusion générale scientifiquement établie, 
que le védique et toutes ces autres langues provien- 
nent à titres égaux d'un idiome central primitif, 
parlé dans les régions de l'Oxus. En effet, on vit 
que les dialectes germaniques sont issus du go- 
thique le plus ancien; que le grec et le latin, à peu 
près contemporains l'un de l'autre, dérivent égale- 
ment du pélasge, originaire de l'Asie moyenne ; que 
le persan vient du perse, mêlé de nombreux élé- 
ments sémitiques, le perse du zend, le zend de la 
langue oxienne primitive ; et que ce même tronc 
oxien a poussé vers le sud-est un puissant rameau 
qui, s'étendant d'abord dans les vallées de l'Indus où 
il a produit le Yêda, n'a eu son complet épanouisse- 
ment que dans les vallées du Gange et dans le sud 
de la presqu'île indienne; là seulement il a engen- 
dré le sanscrit ou la langue savante des brahmanes, 
le prâcrit ou la langue populaire de l'Inde, et, dans 
des temps plus modernes, le pâli, l'hindoui, l'hin- 
doustàni et les autres dialectes plus ou moins impurs 
de nos jours. 

Une dernière question reste encore à résoudre, 
que la science n'a pour ainsi dire fait qu'effleurer : 
quelle était cette langue oxienne? En reste- t-il 
quelque débris ? N'est-ce pas le védique lui-même? 

N0115 ne résoudrons point ce problème. Nous 



— 58 — 

observerons seulement que. si le védique était cette 
langue primitive, il faudrait admettre que le zend, le 
grec, le latin, le celte, le gothique, le lithuanien, et 
les autres idiomes les plus anciens, ont tiré du vé- 
dique tous leurs éléments et doivent trouver dans le 
Vêda leur explication. C'est ce qu'il serait bien diffi- 
cile d'admettre, au point où la science est parvenue. 
Toutefois nous croyons que l'on peut démontrer 
Fantériorité du Vêda par rapport au livre de 
Zoroastre; mais cela même ne prouverait pas que 
le zend fût postérieur au védique, ni que ce dernier 
ftit devenu avant l'autre une langue originale et 
séparée du tronc commun. Tout ce que l'on en 
j^ôurrait conclure serait que parmi les idiomes 
aryens de l'Asie, le védique est celui dont nous 
^ssédons les plus anciens monuments. 

Le problème ainsi posé s'agrandit aussitôt et em- 
brasse également les anciens idiomes de l'Europe : en 
effet leur indépendance réciproque une fois reconnue 
aittsl que leur fraternité aveu le zend et le sanscrit, &à 
fmi se demander pour chacun d'eux s'il n'est pas k 
iottâe la plus antique de la langue primitive. Déjà 
(|&élquès savants considèrent les idiomes de l'Europe 
comme ayant été séparés de la souche comînuûeataial 
Gfttx de r Asie, ièt l'on s'appuie sur cette rai^Qn tjuHls 
s'Môigaéût davantage des formes origiftales. Maife 
âotts âvôBs cèservé que réiolgÉièmètt géogrâpïii<ï«ê 
ôl l'état de barbarie peuvent prodtiire d»fl& vmlÉÉ" 
gaê ûes àit^kiïms plus pîùfôMèB <|Ue n'étt pi*cwïflit 



— 59 — 

Factiôû dti têinps : ainsi le latin s'est beaucoup plus 
transformé en quelques siècles pour devenir rita- 
lien> reàpagnôl et le français, que Thellénique en 
tin temps beaucoup plus long pour devenir le ro- 
ialaïqùè, qui n'en diffère que très-peu. D'ailleurs 
l'antagonisme des Aryas et des Dasyus dans le 
Sàptasindu et, bientôt après, la forte constitution 
brahmanique furent pour la langue des causes puis- 
santes de conservation, dont la littérature sanscrite, 
par sa longue durée, nous montre bien les efTets. Or 
ces causes n'existaient pas en Occident. Enfin rien 
n'indique que la langue primitive ait dû se mieux 
conserver dans les vallées de l'Oxus que dans les 
pays où les premières migrations aryennes allèrent 
s'établir. S'il y a eu dans le sud-est et dans l'Iran 
des causes de conservation qui n'existaient pas 
ailleurs, même dans la Bactriane et la Sogdiane, la 
langue primitive a dû s'altérer plus vite partout 
ailleurs que dans l'Iran et dans l'Inde. 

Nous ne prétendons point résoudre ici ce grave 
problème : ce que nous en disons n'a d'autre but 
que de montrer quelle importance a prise le Vêda 
dans là science comparée des langues. 

H nous teste à signaler quelques-unes des appli- 
cations de cette sciericeei à montrer qu'à cet égard 
oii peut beaucoup espérer dé l'étude approfondie du 
Vêdâ. Pôtir étudier méthodiqué'ment une latigUé, 
il fàùi àp]pi?èndré la ëigtiificàtïon dès racines, la vâ^ 
lèùt des suffixes, dés pi-éfi'xës, dès flexions et dès. 



— . 60 — 

autres éléments des mots. Avec ces données de l'a- 
nalyse, on connaît le matériel de la langue. Lorsque 
l'on passe ensuite de cette langue à une autre de la 
même famille, on doit se préoccuper avant tout de 
la correspondance des deux alphabets; et quand on 
la possède, on ne tarde pas à reconnaître que cette 
langue est identique à l'autre dans son fond et dans 
beaucoup de ses formes; si ce n'est qu'elle présente 
ordinairement certaines racines que la première ne 
renferme pas, et qu'il lui en manque d'autres que 
l'on avait trouvées dans la première. Tel est le grec 
par rapport au latin, le sanscrit par rapport à l'alle- 
mand. Or plus les formes de la première langue 
seront pleines et primitives, et encore plus seront 
nombreuses et significatives ses racines, moins on 
aura de faits nouveaux à constater dans l'autre 
langue. Et s'il y avait une parité complète entre ces 
deux idiomes, la connaissance de l'un équivaudrait 
à celle des deux à la fois ; le travail de l'apprentis- 
sage serait diminué de moitié. Tel est le cas du zend 
par rapport à la langue védique : cette dernière en 
effet est, dans toute la famille aryenne, l'idiome le 
plus riche en racines, celui dont les formes sont les 
plus pleines et dans lequel les éléments des mots 
ont leur signification la plus claire et la plus com- 
plète. Il en résulte que celui qui connaît scientifi- 
quement la langue du Vèda peut, a,vec un travail 
beaucoup moindre, apprendre une autre langue, 
quelle qu'elle soit, ; de la famille aryenne. Mais 



— 61 — 

l'inverse n'a pas lieu, quoique les éléments de ces 
autres idiomes se retrouvent dans le Vêda: parce 
que une forme altérée ne rend pas compte de la 
forme originale, et que, quand on en vient à celle- 
ci, elle exige pour elle seule un travail complet 
d'analyse. 

La connaissance du sens primitif et fondamental 
des mots nous permet de pénétrer plus avant dans 
l'intelligence des anciens écrits. En effet les gram- 
maires et les lexiques, né se produisant le plus sou- 
vent qu'à une époque avancée de la civilisation, 
rendent l'état actuel de la langue et non ses états 
antérieurs, ni surtout son état ancien et primitif. 
Or, quand une langue a longtemps vécu, non-seu- 
lement la valeur des mots a changé, mais, les formes 
se modifiant, on en vient à confondre les racines les 
unes avec les autres et à donner à certains mots une 
signification qui appartenait à d'autres. C'est ainsi 
que les Latins et les Grecs, ayant emprunté à la 
langue aryenne primitive les racines pa et pi des 
mots patir maître et pitar père, en ont fait un seul 
mot à double signification, Ttax-hp, pater; et quand 
lés lexiques les ont consignés, on n'a plus vu en eux 
que le sens ampère qui avait prévalu ; on a donc 
traduit les mots divûm pater y tzocvhp ob'^pm xs. Qztùv te, 
par père des dieux et des hommes, sans songer que 
Zsuç, Jupiter, n'a guère d'enfants sur l'Olympe, et 
que, dans la tradition, non-seulement il n'a pas fait 
les hommes, mais il a voulu les détruire et c'est 



— 62 — 
Prométhée qui les a sauvés eomme c'est lui qui les 
avait modelés jadis. Quand on tvdiàmi Dïespiter par 
père du jour, on commet u ne dQu])le erreur, puis- 
que aucune tradition n'attribue à Jupiter ce rôle qui 
est celui de Phébus : l'éxpressiou identique dans Ife 
Vêda, divôpatir, signifie maître du ciel; elle ne re^. 
présente point Indra comme auteur de la lumière, 
rôle qui appartient en propre à Savitri ou Sûrya 
(Soleil), mais comme gouvernant dans la régioa 
éthérée {diva, GulaXin divum). Des rectifications de 
ce genre dans la traduction des anciennes formules 
des langues et dans l'intelligence des anciens au- 
teurs, sont un résultat fréquent des études philolo- 
giques. L'on conçoit aisément qu'après des travaux 
approfondis et méthodiques où les lois de la science 
sont prises pour guides, un grand nombre de pas- 
sages d'auteurs anciens se présentent sous un jour 
tout nouveau. Ajoutons que la signification pitto- 
resque des racines s'efface à mesure que les langues 
vieillissent ; lire les écrits les plus anciens en ne 
voyant dans les mots que le sens moderne souvent 
amoindri ou dérivé, c'est ôter à ces écrits la couleur 
qu'ils avaient, lorsqu'ils furent composés dans une 
langue jeune avec des racines vraiment significa- 
tives. Comment retrouver cette valeur antique des 
mots, si l'on ne remonte aux idiomes qui l'ont con- 
servée dans sa plénitude originale? C'est donc là un 
des résultats littérairement les plus féconds de l'é- 
tude comparée des langues, étude dont le Vêda est 
devenu le centre. 



— 63 — 

Voici la preuve de ce que nous aYançons. Un 
antique monument dont les doctrines ont animé 
l'une des plus grandes civilisations de PAsie, TAvesta, 
était venu jusqu'à nous, traduit avec. les ressources 
actuelles de la science des Orientaux. Quand on a 
voulu appliquer à son étude les nouvelles données 
de la philologie occidentale, on s'est aperçu que les 
mobeds avaient perdu le sens de leurs propres livres 
sacrés, que le plus grand nombre des mots zends 
devaient s'interpréter au moyen du dictionnaire 
sanscrit, et que plusieurs ne trouvaient leur explica- 
tion que dans le Yêda. Le védique, dont pourtant on 
ne possédait alors qu'un spécimen , servit donc à 
traduire avec exactitude un livre écrit dans une 
autre langue et qui, sans le secours de la philologie 
comparée, fût demeuré à jamais mal compris. 

On peut aller plus loin. Quand les inscriptions de 
Persépolis parurent sous les yeux des Européens, on 
n'en connaissait lii la langue, ni l'écriture. Si cette 
dernière eût représenté une langue connue, les ins- 
criptions eussent été plus promptement déchiffrées 
parles procédés ordinaires de la lecture en pareil 
cas. Si au contraire l'écriture eût été connue, mais 
non la langue, on eût été dans les conditions où l'on 
se trouva en face des tables eugubines^ et l'applica- 
tion régulière de la philologie comparée eût fini par 
donner le sens des mots. Mais le problème se com- 
pliquait d'une double ignorance. Néanmoins, en 
rapprochant les circonstances extérieures on eut 



_ 64 — 

lieu de penser que les écritures de Persépolis repré- 
sentaient une langue aryenne, et l'on tenta de leur 
appliquer les lois philologiques relatives à ces lan- 
gues et particulièrement au zend et au sanscrit. La 
tentative, comme on le sait, réussit pleinement ; les 
inscriptions furent lues et comprises à la fois ; elles 
devinrent aussitôt un monument historique de la 
plus haute importance, confirmant Hérodote et 
donnant des notions intéressantes sur la langue 
jDerse au temps des rois Achéménides. 

La philologie comparée a pris, depuis la décou- 
verte du zend et du védique, une place considérable 
dans l'ethnographie. En effet les lois philologiques 
ne sont pas moins applicables aux noms propres 
qu'aux mots ordinaires des langues : on peut même 
remarquer que les noms propres se conservent 
mieux que les noms communs, parce que rien ne 
peut remplacer les premiers et que les autres peu- 
vent avoiriles équivalents ou des synonymes. Aussi 
voyons-nous chez nous-mêmes les rivières, les mon- 
tagnes, les villes et les villages, un nombre presque 
infini de personnes, désignés par des noms propres 
qui n'ont aucune signification dans la langue fran- 
çaise. Beaucoup de ces noms existaient en Gaule 
avant la grande invasion ; un assez grand nombre y 
furent trouvés déjà par les Romains et par les Grecs, 
et remontent par conséquent à une époque anté- 
rieure à toute histoire. D'où viennent ces noms? A 
quelles familles de langues appartiennent-ils? Quels 



— 05 — 

peuples les ont introduits en Gaule, et d'où venaient 
ces peuples? Ces questions peuvent et doivent être 
posées pour tout pays, puisqu'il n'est pas vraisem- 
blable qu'un nom donné à un homme ou à un lieu 
n'ait été primitivement qu'un assemblage de lettres 
dépourvu de toute signification. Or, en étudiant mé- 
thodiquement les langues aryennes, on ne tarde pas 
à s'apercevoir que toutes celles de l'Occident, ou à 
peu près, sans en excepter le latin ni le grec, renfer- 
ment un grand nombre de noms propres, qui ne 
peuvent s'expliquer par l'idiome du peuple qui les 
emploie aujourd'hui ou qui les a employés jadis. Ces 
mots témoignent ou d'une invasion étrangèi^e ou 
d'un séjour prolongé d'une antique migration dans 
le pays. Le sanscrit est, de toutes les langues ancien- 
nes, celle qui renferme le moins de noms propres 
inexplicables pour le sanscrit même ; et cependant 
il en renferme aussi quelques-uns, et c'est dans le 
Vêda qu'il en faut chercher l'interprétation. Ceux 
de l'Avesta que le zend n'explique pas trouvent aussi 
dans les Hymnes leurs racines plus ou moins altérées 
par les Iraniens. De sorte que le védique est entre 
toutes les langues aryennes celle qui nous offre Je 
plus de secours pour les recherches ethnographi- 
ques- On voit qu'en même temps se dévoile à nos 
yeux une antique géographie, répondant à une épo- 
que de beaucoup antérieure à l'histoire et attestant 
les migrations pripaitives des Aryas. Car si les noms 
d'hommes se rapportent surtout à l'histoire com- 



— 6G — 

parée des familles humaines, les noms attachés aux 
lieux sont des témoins irrécusables des étapes qu'elles 
ont parcourues. 

L'étude des noms des dieux et des mots par les- 
quels les peuples ont daigné les objets du culte -et 
les concepts sacrés de leur esprit, est un des fonde- 
ments les plus solides de la mythologie comparée et 
de l'histoire primitive des religions. Parmi ces noms 
il en est qui ont passé tout faits au berceau de la 
race dans les contrées occupées par elle postérieure- 
ment. Tel est le sôma , qui est chez les Indiens, 
comme le kaoma des Mêdo-perses , la liqueur du 
sacripce ; Asura, qui est devenu VA/iura de Zo- 
roastre ; Varuna, Voùpc/Vog des Grecs; les Ganâarvas, 
qui sont les Centaures; Sùrya qui est le Soleil 
{Sirius) des Latins. Mais le plus souvent les noms 
sont différents d'un peuple à l'autre ; la signification 
seule est la même : fait intéressant à plus d'un titre ; 
car il prouve qu'un fonds mythologique existait dans 
le centre oxien avant le départ des migrations d'Eu- 
rope et d'Asie, et que, si les idées religieuses com- 
mençaient à se dessiner sur ce fond, beaucoup d'en- 
tre elles n'avaient pourtant pas encore reçu une forme 
définitive ni un nom déterminé. Nous voyons en effet 
dans les Hymnes qu'un très-petit nombre de person- 
nages divins ont un nom propre exclusif, et que le 
plus souvent les termes par lesquels on les désigne 
sont des mots appartenant à la langue du discours. Au 
contraire dans les diverses religions aryennes d'Eu- 



— 67 — 
rope et d'Asie, chaque divinité a son nom, comme 
elle a son domaine, ses attributs et son culte : ce 
n'est qu'en remontant aux temps les plus anciens des 
mythologies, que les formes et les notions arrêtées 
s'effacent, pour faire place à des conceptions indé- 
eises qui Jes rapprochent de l'époque du Vêda. 

Ce genre d'études, quand on le pousse assez a\ant 
mais sans jamais perdre de T?ue les principes de la 
science comparative des langues non plus que ceux 
de la critique, conduit à une sorte de symbolique 
universelle ou de mythologie comparée, qui est aussi 
importante pour les mythologies particulières que 
l'est la philologie comparée pour l'étude d'une lan- 
gue quelconque, et la physiologie comparée pour 
l'étude anatomique de quelque animal que ce puisse 
être. L'étendue des recueils védiques et de leurs 
commentaires, leur antiquité, leur authenticité, ce 
fait notable que c'est le seul livre qui nous soit par- 
venu de ces temps reculés, donnent au Vêda l^ pre- 
mière place dan$ les recherches mythologiques et 
font qu'il en est pour ainsi dire le centre et la base. 
Ce qui ajoute encore à l'importance de ce livre, c'est 
la clarté de ses mythes, où l'interprétation est pres- 
que toujours à côté du symbole : il en résulte que 
beaucoup de conceptions analogues des autres my- 
thologies aryennes, soit en Orient, soit en Occident, 
inintelligibles tant qu'elles ont été isolées, se sont 
éclairées d'un jour subit et ont repris tout leur sens 
quand on les a retrouvées dans le Yêda. 



CHAPITRE IV 

DE LA POÉSIE DU VËDA 



Dans les hymnes du Vêda, comme dans toutes les 
compositions de la race aryenne, on peut distinguer 
la forme poétique et le fond qu'elle recouvre : nous 
étudierons successivement ces deux choses. 



I. 



Le fond poétique du Vêda est descriptif, idéal, 
peu moraliste, pratique néanmoins et mêlé aux actes 
de la vie ; enfin il est métaphysique dans une cer- 
taine mesure et selon certaines conditions que nous 
examinerons plus loin. De l'étude que nous allons 
faire il ressortira, croyons-nous, d'une manière évi- 
dente, que les Hymnes, envisagés dans leur fond, 
sont classiques au même titre que les œuvres poéti- 
ques de la. Grèce. Les personnes qui connaissent les 
chants des peuples sémitiques, contenus principale- 
ment dans la Bible, reconnaîtront qu'une différence 
profonde et une sorte de contraste les séparent de 
ceux des peuples aryens, qui, par ce côté comme 



— 70 — ■ 

par tant d'autres, se rattachent directement à notre 
famille européenne. 

Le caractère descriptif est un de ceux qui se re- 
marquent d'abord dans les Hymnes. Or il y a deux 
manières principales de décrire les choses. Premiè- 
rement on peut les imiter en prenant pour modèle 
l'objet individuel ; on en exprime alors les caractères 
que la simple observation reconnaît, qui frappent le 
plus les sens, qui émeuvent le plus directement la 
passion, qui sont le plus mêlés à la réalité et par 
conséquent les plus changeants et les moins dura- 
bles. Ce genre de description représente l'objet tout 
entier, moins dans son ensemble que dans ses par- 
ties ; la description est une peinture finie, dont au- 
cun détail n'a été négligé ; elle est longue, souvent 
diffuse, interminable. Lue à quelques années de dis- 
tance, elle est obscure, difficile à comprendre ; après 
quelques siècles, elle est inintelligible. En effet le 
plus grand nombre des détails sur lesquels elle s'est 
appesantie, ont disparu pour ne se reproduire peut- 
être jamais, du moins dsins des circonstances sem- 
blables : car l'individuel est accidentel et passager. 
Une telle description ne tarde donc pas à être fausse 
dans le plus grand nombre de ses parties; elle ne 
constitue pas une œuvre d'art; elle est destinée à 
périr comme les choses mêmes dont elle est la re- 
présentation. L'art classique a procédé d'une toute 
autre manière. Ses tableaux représentent la nature 
dans ce qu'elle a d'essentiel et de général ; ils ne 



— 7d — 

naissent point d'une première et simple vue, mais 
d'une suite d'obserYations qui, s'ajoutant les unes 
aux autres, éliminent en quelque sorte ce qu'il y a 
d'individuel et de variable dans les objets. Cet art 
procède moins par les différences que par les res- 
semblances des choses ; et comme le fonds commun 
des objets naturels est ce qu'il y a en eux de persis- 
tant, les descriptions qui le représentent ont elles- 
mêmes une vérité durable. En même temps ces des- 
criptions sont courtes ; ces tableaux sont crayonnés à 
grands traits avec cette hardiesse que donne la pos- 
session de la vérité. S' adressant à l'intelligence, ils 
renferment une réalité supérieure que l'esprit saisit 
et qui, négligeant les sens, les éblouit et les étonne, 
mais ne lés flatte jamais. 

Il n'y a dans tout le Vêda aucune description du 
premier genre ; les auteurs des Hymnes n'ont point 
été réalistes. Les tableaux de la nature y sont nom- 
breux et variés ; il est peu d'hymnes de quelque im- 
portance qui n'en renferme quelques-uns : et par- 
tout la nature est reproduite dans ce qu'elle a de plus 
essentiel, sans détails, sans diffusion, sans longueurs; 
quelques traits rapides, une couleur forte et vraie 
placent devant l'esprit une grande et frappante 
image. Tracées il y a plusieurs mille ans, dans un 
pays situé à plusieurs milliers de lieues, ces images 
sont d'une vérité si complète que rien en elles ne 
nous choque, rien ne nous semble inventé à plaisir. 
— - Le prêtre s'est éveillé avant le jour ; entouré de 



— 72 — 

sa famille il s'est rendu au lieu du sacrifice; il a pré^ 
paré la cérémonie ; le feu s'allume au frottement dès 
deux pièces de bois. Cependant le soleil ne tardera 
pas à paraître ; déjà les premières lueurs de l'aube 
ont commencé à blanchir le ciel vers l'Orient : 



A r Aurore. 

Le large char de l'heureuse déesse est attelé; les dieux im- 
mortels sont placés sur ce char. La nohle habitante des airs est 
sortie du sein des ténèbres pour parer le séjour humain. 

La première du monde entier, elle se lève, et répand glorieu- 
sement au loin ses bienfaits. Toujours jeune, toujours nouvelle, 
l'Aurore renaît pour éveiller les êtres; elle vient la première à 
l'invocation du matin. . . 

L'immortelle visite nos demeures et du haut des airs recueille 
nos hommages. Libérale et briUante, elle va sans cesse distri- 
buant les plus riches de ses trésors... 

Par des retours successifs, vont et reviennent le Jour et la 
Nuit sous des formes différentes. Celle-ci est une caverne qui 
'enveloppe le monde d'obscurité. L'A.urore brille sur son char 
resplendissant. . . 

L'Aurore sait quel hommage lui est réservé au point du jour; 
et elle naît blanchissant de ses rayons la noirceur de la nuit... 

Telle qu'une vierge aux formes légères, 6 déesse, tu accours 
vers le Heu du sacrifice. Ferme et riante, tu marches la première 
et tu dévoiles ton sein brillant. 

Pareille à la jeune fille que sa mère vient de purifier, tu 
révèles à l'œil l'éclatante beauté de ton corps. Aurore fortunée, 
brille par excellence; aucune des aurores passées ne fut plus 
belle que toi... 

{Kaxîmt,!, 304.) 

Ailleurs c'est un tableau mouvant que le poète 



— 73 — 

offre à nos yeux : c'est l'image du feu sacré qui s'al- 
lume ; la flamme apparaît, s'élève et grandit ; elle 
embrase le bûcher tout entier. 



A Agni. 

J'invoque pour vous le brillant Agni, hôte du peuple... Qu'il 
répande ses flots de lumière et que de son foyer il comble de 
biens son serviteur. 

On aime à honorer ce dieu, qui est comme votre bien; on 
aime à le voir grandir et produire ses lueurs. Sur la ramée il 
agite ses flammes, comme le cheval attelé à un char agite ses 
crins. 

Au moment oii mes chantres célèbrent sa grandeur, il prête 
aux enfants d'Ousij une couleur aussi éclatante que la sienne. 
Les offiandes donnent à sa flamme des teintes variées, et sa 
jeunesse semble à chaque instant se renouveler. 

S'achamant sur le bois qu'il dévore, il brillé ; il court comme 
l'eau; il résonne comme un char; il trace en brûlant un noir, 
sentier. Il plaît comme un ciel qui sourit entre ses nuages. 

Puis il s'étend et va brûler la teiTe ; il se lance ainsi qu'un 
troupeau sans pasteur. Agni, en jetant des flammes ^ eonsume, 
noircit, dévore les plantes. 

... Donne-nous, ô Agni, de vaillants compagnons, une heu- 
reuse abondance, une beUe famille et de grandes richesses... 

(Sômâhuti, fils de Bhrigu, I, 448.) 

Y a-t-il dans ces tableaux rien de heurté, rien qui 
soit étranger à la nature, rien qui soit méconnais- 
sable ou obscur aujourd'hui même ? Ces descriptions 
sont donc bien faites ; elles sont classiques en vertu 
de leur vérité même» 

En second lieu elles sont idéales. C'est ici surtout 



-_ ■ 74 — ■ 

que l'art des chantres védiques présente avec Fart 
antique des Grecs une identité presque absolue. 

Il y a déjà une sorte d'idéal à ne voir dans les 
objets que ce qu'ils ont de plus général : car le fait 
général n'est pas donné immédiatement par la 
nature ; il est découvert en elle par une observation 
prolongée. L'esprit qui le saisit s'aperçoit, en y ré- 
fléchissant, que cet idéal n'est rien qu'une idée, dont 
lui-même a pris possession ; et par conséquent les 
paroles qui l'expriment sont comme une description 
idéale des objets. Ce caractère est reçonnaissable 
dans les mots mêmes de la langue védique , mots 
pittoresques, singulièrement remplis d'images, pro- 
duits non par le hasard mais par la réflexion et 
constituant à eux seuls toute une poésie descriptive. 
Cette langue, dont les termes, encore voisins de 
leur origine, n'ont point vu leur signification s'a- 
moindrir ou se transformer par un long usage, est 
éminemment propre à la description. En efifet les 
mots d'une langue doivent à la variété de leur em- 
ploi, qui les force à se prêter dans le langage à 
toutes les circonstances pour lesquelles ils sont 
faits, une généralité sans laquelle le langage serait 
impossible; si ces mots sont en outre pittoresques et 
descriptifs , ils le sont d'une manière générale et 
rendent ce qu'il y a d'essentiel dans les faits qu'ils 
représentent. Telle est la langue du ' Vêda, sans 
contredit la première de toutes les langues poéti- 
ques et la plus propre à peindre les tiableaux de la 



— 7S — 

nature. L'ensemble de la description y présente 
l'ensemble du fait naturel ; chaque phrase en repro- 
duit les^ moments successifs; chaque mot fait aper- 
cevoir dans ces instants qui se succèdent des pro- 
fondeurs de sentiment et d'idée que nulle autre 
langue n'a pu rendre au même degré. En cela, la 
langue védique dépasse de beaucoup le grec, le latin 
et l'allemand : là en effet il est toujours possible, 
il est nécessaire de creuser le sens des expressions 
du poëte; car c'est dans la racine des mots qu'on 
doit, chercher leur véritable valeur significative et 
locale. 

Avec une langue ainsi faite, les Aryas de l'ïndus se 
sont trouvés conduits naturellement à cette forme 
de l'idéal qui selon nous est la seule véritable, la 
forme classique par excellence, et qui porte le nom 
de Symbole. On enseigne aujourd'hui dans certains 
ouvrages de critique, que le symbolisme desAryas a 
été produit par la langue elle-même, qu'il est né de 
la métaphore devenue par degrés l'allégorie, et qu'il 
repose par conséquent tout entier sur une illusion 
du langage. Nous n'admettons point cette doctrine : 
elle n'est selon nous qu'un abus de la linguistique et 
un éyhémérisme philologique. Nous n'admettons 
pas que les mots soient antérieurs aux idées, ni que 
les hommes qui ont conçu les systèmes reHgieux se 
soient payés de si peu : leurs ancêtres avaient re- 
gardé les phénomènes naturels, avant de les désigner 
par ces mots qui les rendent d'une façon si vraie, si 



— 76 — 
philosophique ; et lorsqu'eux-mêmes ils « créèrent 
les dieux » , ils ne furent point trompés par les mots 
anciens, mais ils ne firent que continuer le mouve- 
ment d'idées d'où ces mots étaient issus. Ces mots 
étaient bien faits, il n'v avait aucune raison, de les 
changer; on ne les remplaça, on n'y en ajouta de 
nouveaux que quand les symboles primitifs furent 
remplacés ou complétés par les produits nouveaux 
de la réflexion. Un grand fait que nous avons déjà 
signalé confirme cette manière de voir : les symboles 
sont les mêmes (beaucoup d'entre eux du moins) 
chez les Perses, les Grecs, les Lajins, et les autres 
peuples aryens, que chez les Aryas védiques ; et néan- 
moins presque tous les noms sont différents. L'idée 
qui a engendré le symbole , lorsque ces peuples 
vivaient ensemble et confondus, était donc indépen- 
dante des mots qui devaient plus tard l'exprimer ; et 
ainsi, la symbolique est antérieure à son expression 
dans le langage. Ajoutez que dans le Vêda on ne 
trouve pas un terme unique et exclusif pour désigner 
chacune des divinités : un mot principal tend à pré- 
valoir, mais c'est un nom entre beaucoup d'autres, 
dont la plupart, eu même temps qu'ils désignent 
quelque divinité, s'appliquent aussi bien à plusieurs 
autres dieux. Il faut donc admettre que le choix du 
nom ne fut fait définitivement que lorsque l'idée 
symbolique fut suffisamment bien définie, c'est-à- 
dire lorsque les éléments qui devaient constituer le 
symbole furent reconnus pour lui appartenir enefl^et. 



— 77 — 

Les conceptions religieuses ne sont pas l'œuvre 
du hasard; encore moins sont-elles arbitraires. 

La doctrine que nous venons de combattre et qui 
prend le Vêda pour point d'appui, nous semble 
formellement contredite par le Vêda tout entier et 
par le développement postérieur de ses symboles. 
C'est ce que nous montrerons ci-après. Nous avons 
voulu dès à présent rétablir la vraie doctrine et la 
réalité des faits, parce qu'elle sert de fondement à la 
poétique et à toute bonne théorie historique de l'art. 
En ef[et, si le symbole n'est qu'une métaphore fon- 
dée sur un abus de langage, si les dieux ne sont que 
des mots réalisés, l'art et la poésie qui prennent le 
symbole pour la plus haute expression de l'idéal, 
sont un art et une poésie sans fondement, sans règles 
fixes, arbitraires; tout ce que l'antiquité gréco- 
indienne nous a laissé n'est rien que l'œuvre de gens 
abusés. Mais si la formation des nopas est postéiieure 
logiquement à la naissance des symboles> et si l'ex- 
pression a suivi la chose, la conséquence peut être 
toute opposée. Il ne restera plus en eifet qu'à cher- 
cher comment se sont formés les symboles et quelle 
est leur valeur significative. 

Or l'histoire des symboles gréco-latins est souvent 
difficile à suivre ; leurs origines sont obscures ; leur 
signification primitive n'étant constatée dans aucun 
monument d'une antiquité assez reculée, on en est 
souvent réduit à des conjectures et à des interpréta- 
tions hasardées. Il en est autrement du Vêda : dans 



— 78 — 

le recueil des Hymnes, non-seulementv l'interpréta- 
tion va presque toujours avec le symbole, mais on 
peut suivre les transformations et les développe- 
ments que ce dernier à subis, assister en quelque 
sorte à sa naissance «t saisir ainsi la cause qui l'a 
fait naître. Or il nous paraît incontestable, après la 
lecture du Vêda, que ni les noms des dieux ni les 
dieux eux-mêmes ne sont la simple expression des 
phénomènes naturels. On voit clairement que les 
Aryas, nos pères, furent attentifs en présence de ces 
phénomènes, et que dès l'origine ils leur donnèrent, 
des noms. Plus tard et peu à peu, ces phénomènes 
se classant dans leur esprit, ils conçurent, comme 
le font encore les physiciens de nos jours avec plus 
de science et moins de poésie, des forces cachées 
auxquelles ils en attribuèrent la production. A cha- 
que ordre de phénomènes répondit dans ce système 
idéal une puissance d'autant mieux définie que les 
faits groupés ensemble avaient entre eux des ressem- 
blances plus manifestes et qu'ils se distinguaient 
plus nettement de tous les autres. Si les chantres 
aryens s'en fussent tenus à ces conceptions abstrai- 
tes, ils eussent été des naturalistes ; nulle religion ne 
fût sortie de leur système. Mais, si l'on veut y réflé- 
chir, on se convaincra bientôt qu'une force active ne 
peut se concevoir absolument dépourvue d'intelli- 
gence; ou bien il faut admettre que, s'il y a dans la 
nature de telles forces aveugles, elles n'agissent 
qu'en vertu d'une puissance supérieure, en qui 



— 79 — 

réside rintelligence et qui leur donne le premier 
mouvement. 0r une telle puissance motrice, unique 
et suprême, n'était point encore conçue à l'époque 
des Hymnes; si elle commence à s'y montrer, ce 
n'est que chez les derniers poètes de la période, et 
encore d'une manière vague et sous la forme d'une 
question; elle n'y a ni nom, ni attributs définis. 
Le « grand aïeul des mondes » ne porta le nom de 
Brahmâ que dans les temps postérieurs : le Rig- 
Vêda ne le connaît point ; l'idée seulement se dégage 
par degrés ; tant il est vrai que les noms ne furent 
point créés avant les idées. Les Aryas , dont un 
développement philosophique progressif et régulier 
caractérise excellemment la race , durent done , 
avant de s'élever à l'idée d'un lûoleur suprême, 
attribuer l'intelligence aux premières forces dont les 
phénomènes leur montraient les effets et la loi. Or 
une force intelligente, qu'est-ce autre chose qu'une 
personne ? Voilà donc un dieu constitué de toutes 
pièces : supérieur non-seulement , à la nature, dont 
il règle les phénomènes, mais à l'homme, dont le 
pouvoir est beaucoup plus borné que le sien ; dieu 
d'une intelligence égale à sa puissance, à la fois 
personnel, puisqu'il pense, et répandu dans la na- 
ture, comme les phénomènes qu'il produit. Sans 
être matériel à la façon des objets des sens, il a 
pourtant une forme corporelle, un corps glorieux, 
puisqu'il est une personne dont le pouvoir est borné 
et qui réside dans la nature au même titre que tous 



— 80 — 

les autres êtres vivants. C'est pour cela çaêrne qu'il 
est appelé t/^«â!. Le geure de ses attributs est déter- 
miné par celui des phénomènes auxquels il préside 
et qui sont comme l'expression de; son pouvoir et 
comme ses manifestations extérieures. Enfin il est à 
la fois la représentation mystique ou le symbole des 
faits naturels groupés autour de liii, le père qui les 
engendre et le maître qui les dirige. 

Telle est dans son fond l'essence du polythéisme 
védique. 

Au point de vue de l'observation naturelle, ce 
système n'est nullement dépourvu de valeur , ni 
insensé, ni chimérique; il est seulement primitif et 
marque le premier développement de la pensée 
scientifique chez les Aryas. La race des Sémites 
s'éleva, dit-on, dès l'origine au monothéisme, et 
conçut de prime abord un dieu suprême, une per- 
sonne indivisible et immatérielle. Mais on remar- 
quera que cette race d'hommes n'a jamais eu ni 
sciences, ni arts, ni littérature, ni méthode ; et 
cependant elle n'a pu échapper entièrement à la 
conception de puissances supérieures à l'homme 
et au monde, créatures de Dieu, et hiérarchique- 
ment échelonnées au-dessous de lui. Nul mouve- 
ment régulier de la pensée ne devait les conduire 
à ces idéaux mystérieux, qui en effet n'ont laissé 
aucune trace dans la philosophie moderne et sem- 
blent même être, dans les livres sémitiques, une 
importation étrangère. Les Aryas, qui ont été la race 



— .8-1 — 

méthodique par excellence, ont dès l'origine appli- 
qué aux; grands problèmes du monde la seule mé- 
thode qui semblât devoir les conduire à des explica- 
tions probables : le premier résultat des procédés si 
simples, et nous dirons si légitimes, de l'observation, 
a été le polythéisme, dont le Vêda est le plus grand 
et le plusjnstructif monument. 

Au point de vue de l'art, les symboles sont, selon 
nous, les formes idéales et poétiques par excellence. 
Car si la nature sensible, prise dans ce qu'elle a de 
général, est déjà plus près de l'idéal que la simple 
copie du réel, l'idéal lui-même paraît atteint, lorsque 
à la vérité générale se substitue une personne vivante 
et divine qui la représente éminemment. On re- 
connaîtra qu'il Test en effet , si l'on songe qu'au 
delà du monde symbolique des dieux l'esprit ne 
peut plus concevoir que la nature divine, soit sim- 
plement personnelle comme le Dieu des Sémites, 
soit impersonnelle comme l'Absolu Indivisible des 
Indiens. Or dans l'un comme dans l'autre cas, l'es- 
prit a franchi la limite de l'art et ne saisit plus 
aucune forme qui puisse se présenter aux yeux. Les 
tentatives faites par de grands artistes de représenter 
par une figure humaine le Dieu esprit-pur des Sé- 
mites adopté par les chrétiens, est demeurée fort 
au-dessous de la conception métaphysique qui l'avait 
inspirée, et a produit une image dont pas un trait 
ne peut passer pour la reproduction fidèle de cette 
idée. Si l'on tentait la même chose pour le Brahma 

6 



— 82 — 

neutre du panthéisme indien, on serait arrêté par 
une impossibilité absolue, puisque ce principe éter- 
nel ne possède aucun des élénients constitutifs de la 
personnalité. La région du monde idéal peut donc 
parfaitement se définir, ainsi que la nature des êtres 
idéaux : les symboles védiques y sont compris pour 
les mêmes raisons que les symboles de la Grèce. 

<^omme chez les Grecs il y a dans le Vêda de 
grandes déités autour desquelles se groupent autant 
de cercles de divinités inférieures, qui sont comme 
leurs ministres et qui complètent leur signification 
symbolique. Il est aisé de concevoir en effet que si 
l'empire d'un dieu supérieur s'étend à tout un grand 
ordre de phénomènes naturels, cet empire est le 
plus souvent subdivisé en un certain nombre de 
gouvernements plus restreints, auxquels président 
autant de puissances particulières et subordonnées : 
car dans la nature le classement des phénomènes se 
fait par genres et par espèces. Ainsi se diversifie, 
sans sortir de la vérité poétique, le monde idéal 
constitué par le symbolisme des Aryas. 

Que telle soit bien la valeur idéale, la nature et 
l'origine de ces symboleSj c'est ce dont il est impos- 
sible de douter devant les xléclarations répétées des 
poètes. Non-seulement ils donnent eux-mêmes l'ex- 
plication naturelle de leurs symboles, mais encore ils 
leur laissent toujours la signification que les ancê- 
tres leur avaient donnée ; ils disent pourquoi ces 
dieux ont été conçus sous telles figures, avec tels at- 



— 83 — 
tributs et telles fonctions ; enfin ils affirment naïve- 
ment qu'ils ont eux-mêmes créé les dieux, qu'ils ont 
attelé les coursiers d'Indra, qu'ils ont dressé et paré 
le char d'Agni, qu'ils le nourrissent, lui et les autres 
dieux, de leurs offrandes et de leurs hymnes. Il faut 
donc les croire, puisqu'ils le disent, et ne pas cher- 
cher dans les symboles autre chose que ce que leurs 
auteurs y ont mis. 

Le monde idéal des Âryas de l'Indus n'a point les 
profondeurs mystérieuses du panthéon gangétique et 
n'offre point les exagérations du symbolisme sacer- 
dotal des brahmanes. Il n'a ni moins de mesure, ni 
moins de proportion et de grâce charmante que la 
mythologie hellénique. Par exemple, les grands phé- 
nomènes de la lumière matinale sont représentés 
par un cortège d'un éclat et d'une beauté surpre- 
nante. Les Cavaliers célestes marchent les premiers 
comme deux courriers qui annoncent l'arrivée du 
jour; leurs coursiers noirs allongent leurs pieds 
blancs,, entraînant sur un char la fille du Soleil, qui 
les a rejoints ; l'Aurore s'avance traînée par des 
coursiers rougeâtres ; elle pousse devant elle la Nuit, 
sa sœur, et répand ses lueurs immenses dans l'es- 
pace, oîi règne Varuna. Elle a ouvert les portes du 
jour; et bientôt l'on voit apparaître S avùrik la. main 
d'or : des chevaux jaunes sont attelés à son char 
resplendissant; d'une main il tient l'arc d'or, de 
l'autre la foudre ; sur ses épaules brille son carquois 
aux flèches acérées. 11 est escorté par l'armée mou- 



— 84 ^ . 
vante des rapides i|^«rw?AV. ces ven^^^ légers du mati» 
qye précipitent les premières chaleurs du soleil . Ces 
Maruts, enfants de ^w^m, I0 pleureur, sont d'une 
mobilité extrême : debout sur des chars traînés par 
des antilopes, ils vont; entre le ciel et la tçrre; char-^ 
gés des vapeurs humides de la rosée, ils s'élancent, 
habiles archers, armés du glaive; l'aigrette au front, 
le carquois sur l'épaule, prêts à frapper la nue pour en 
déchirer le sein fécond ; légers et forts, ils courent, 
ils volent; ni les montagnes, ni les fleuves ne les 
arrêtent; le bruit de leur marche, le claquement de 
leurs fouets ont retenti ; les anneaux d'or de leurs 
bras et de leurs pieds résonnent. Ils viennent s'as- 
seoir un instant au foyer du sacrifice, et boire avec 
les dieux l'enivrante liqueur du sôma. 

Nous nous étendrons davantage ci-après sur cette 
mythologie ; nous n'entrons ici dans ces détails que 
pour en faire comprendre la valeur poétique et pour 
montrer qu'elle est tout à fait analogue aux fables de 
la Grèce, Elle a sur elles cet unique ayantage d'être 
plus claire : et cela ne tient pas à la nature de l'une 
et de l'autre, mais à ce fait heureux que les Hymnes 
de rindus, en devenant la Sainte Ecriture des brah- 
manes, ont été sauvés par eux de la destruction. La 
mythologie grecque n'a pas eu ce bonheur : restait- 
il encore dans le peuple quelque chose des chants 
orphiques à l'époque d'Homère? Il est permis d'en 
douter. Les sanctuaires en avaient-ils conservé des 
débris jusqu'aux tenàps alexandrins, comme quel- 



— 85 — 

ques-uns le prétendent ? Cela est plus douteux en- 
core, lorsqu'on voit les auteurs des poésies orphiques 
que nous possédons, traduire textuellement des vers 
du Rigvêda dans une langue vraiment grecque, qui 
certes n'était pas celle des temps fabuleux oii vivaient 
les Orphées. Mais il y a tout lieu de croire que dans 
l'origine les fables grecques n'étaient pas moins 
claires dans leur symbolisme que la mythologie du 
Vêda, et que par conséquent elles pouvaient entrer 
au même titre dans les conceptions des artistes et 
des poètes. 

Du reste à mesure que les poètes aryens , qui 
étaient en même temps prêtres et philosophes, com- 
prirent dans leurs inductions un plus grand nombre 
de faits naturels, les symboles antiques devinrent 
insuffisants pour les représenter. Il fallut donc les 
étendre, et dès lors ces symboles commentèrent ou 
à vieillir ou à empiéter les uns sur les autres. Ceux 
dont les limites étaient les mieux tracées, furent ou 
entièrement abandonnés ou relégués à un rang 
inférieur à celui qu'ils avaient eu; ceux qui purent 
s'agrandir et qui furent conservés , perdirent eii 
clarté poétique ce qu'ils gagnaient en étendue. Tel 
ne fut pas le sort des symboles dé la Grèce, puis- 
qu'ils furent conservés dans l'art et dans la poésie 
jusqu'aux derniers téinps de son histoire, et que le 
développement des doctrines philosophiques, entiè- 
rement sécularisé , ne changea rien aux traditions 
sacrées. Au contraire, à aucune époque de l'histoire 



— 86 — 

de l'Inde, les systèmes philosophiques ne furent 
étrangers à la religion : l'institution brahmanique, 
qui succéda à la période des Vêdas, les a gardés 
jusqu'à nos jours entre les mains des prêtres; de 
sorte que chaque pas de la science en produisait un 
semblable dans la religion, et forçait le prêtre à 
modifier son symbole. Ainsi apparurent tour à tour 
les mythes deVisnu, de Brahmâ, de Çïva, de Krisna, 
et cette fameuse îrimûrti, dont il n'y a aucune trace 
dans le Vêda ni même dans Manu. Nous verrons 
plus bas jusqu'à quel point l'esprit philosophique 
s'avança dans la période védique. Disons seulement 
ici que ses découvertes n'allèrent jamais jusqu'à 
exiger un changement radical dans la symbolique. 
On voit poindre dans plusieurs hymnes, notamment 
dans ceux de Viçwâmitra, l'idée d'où est née plus 
tard la personnification de Brahmâ : mais Indra, 
Agni, les Adityas, etc., demeurent en possession de 
la première place dans le panthéon védique jus- 
qu'aux derniers temps de la période. 

Si, comme on a lieu de le penser, cette période a 
duré deux ou trois siècles, elle offre donc ce fait 
remarquable d'un genre de poésie qui a duré tout ce 
temps sans se modifier sensiblement. 

La présence du symbole n'exclut point la méta- 
physique : à vrai dire, il est lui-même une sorte de 
métaphysique personnifiant ses solutions. Mais outre 
la pensée que voilent les figures divines, pensée qui 
en Grèce cessa de bonne heure d'être accessible au 



— 87 — 

peuple et constitua les mystères, la période védique 
a vu naître et grandir une doctrine véritablement 
philosophique. ?fous en parlerons ci-après. Nous de- 
vons dire ici toutefois que son origine est très-facile 
à saisir dans le Vêda. On y voit en effet que les 
formes symboliques des dieux représentaient aux 
yeux des poètes la tradition sacrée, mais qu'elles 
n'étaient acceptées par les plus réfléchis d'entre eux 
que comme des interprétations provisoires de la 
nature. Lorsque, à leur tour, suivant la trace des 
chantres antiques, ils voulurent aborder les mêmes 
problèmes, ils comprirent que les conditions en 
étaient changées, que les questions s'étaient agran- 
dies et qu'il était temps de quitter les solutions par- 
ticulières pour en chercher une qui répondît au 
problème général de l'univers. Ce problème se pose, 
cette solution est essayée dans les derniers temps de 
la période; et c'est à cette époque que l'on doit rap- 
porter l'origine des grandes théories brahmaniques 
des temps postérieurs. Il est remarquable que le 
problème et sa solution ne portent que sur les phé- 
nomènes du monde physique et ne s'étendent pas 
d'abord jusqu'au monde moral : ce que l'on cherche 
surtout, c'est le premier moteur et le premier père 
de l'univers matériel. 

Cette tendance de la science védique peut s'expli- 
quer. Les Aryas de l'Indus, et à plus forte raison 
ceux de là Bactriane et de la Sogdiane, n'étaient 
point organisés en corps de nation ; non-seulement 



— ■ 88 — 
les castes n'étaient pas constituées chez eux ; mais il 
ne semble pas qu'ils eussent une institution civile 
011 politique bien définie; aYaient- ils même des 
"villes? on peut certainement en douter. 'Qu'ils con- 
struisissent des forteresses et des redoutés, cela est 
probable; mais le pouvoir du chef de guerre et de 
l'homme distingué par ses richesses semble être le 
seul que connût la société de ces anciens temps. 
Quant à la vie civile, si l'on en excepte les rapports 
commerciaux les moins compliqués, elle n'embras- 
sait guères que les relations de famille, relations fort 
simples puisqu'elles étaient toutes subordonnées à la 
puissance paternelle du chef de maison, grihapati. 
On peut dire en général qu'il n'y avait point alors 
de mœurs dans le sens latin de ce mot, mores; par 
conséquent la science morale ne pouvait être que 
fort rudimentaire. La poésie moraliste suppose un 
long passé de réflexions et de relations plus ou 
moins compliquées et variées entre les hommes; 
car c'est elle qui énonce et qui résoud à sa manière 
les questions théoriques que les conflits soulèvent 
entre eux. Les symboles idéaux des Ar y as védiques 
tf ont qu'une signification morale très-rêstreinte; et 
c'est seulement à la fin de la période que ce carac- 
tère est ajouté à ceux qu'ils présentaient déjà. 

On peut remarquer qu'il en fut de même des 
symboles grecs, selon toute vraisemblance. Les plus 
anciens id'entre eux , ceux qui sont attribues à l'ati- 
tique race aryenne des Pélasges, né se rapportent 



— 89 — 

pour ainsi dire qu'aux faits, et aux lois de la nature 
pihysique ; c'est plus tard, dans les temps helléniques, 
que l'idée morale s'introduisit dans ces symboles, au 
milieu desquels elle opéra une sorte de révolution. 
La substitution des dieux nouveaux aux anciens 
dieux laissa dans les sanctuaires des souvenirs pro- 
fondément gravés, dont la trace bien visible se re- 
trouve particulièrement dans le Prométhée d'Eschyle 
- et dans son Orestie. 

Au contraire le contact perpétuel de l'Arya voya- 
geur avec la nature le met à l'égard de celle-ci dans 
les relations les plus variées. Les jours et les nuits, 
les astres qui en marquent la mesure, les vents, les 
nuages, la pluie et les orages fécondants, les mon- 
tagnes enchaînées l'une à l'autre, les fleuves avec 
leurs confluents, le champ du labour, le pâturage 
et la prairie, les feux du ciel et celui du sacrifice, 
sont autant d'objets livrés aux méditations de 
l'Ârya, et qui portent son âme vers la recherche 
des lois de la nature et des puissances mystérieuses 
qui développent en elle leur énergie. A mesure 
que les rapports des phénomènes se dévoilent à 
son esprit, la notion métaphysique se dégage^ les 
problèmes se posent de plus en plus nettement ; 
la poésie les énonce avec le sentiment du mystère 
non éclairci. 

Mêlée aux phénomènes de la nature qui l'inspi- 
rent sans Gesse> la poésie védique ne l'est pas moins 
aux actes journaliers de la vie : sans s'attacher à lés 



— 90 — 
décrire, à l'exception d'un petit nombre, elle y fait 
souvent des allusions qui lui donnent une vie, une 
réalité d'autant plus intéressante pour nous. L'exis- 
tence mobile des Aryas, qui durant cette période ne 
sont qu'en partie fixés dans un séjour définitif, est 
l'objet que les poètes ont le plus souvent sous les 
yeux. Ils ont franchi les grandes montagnes du nord- 
ouest, que le dieu Indra a fendues pour eux ; ils 
rencontrent les affluents du Sindu (Indus) et le 
Sinâu lui-même, qui les arrêtent. 

Dialogue de Yiçwâmitra et des Rivières. 

Descendant avec vitesse du sommet des montagnes et empor- 
tées à l'envi l'une de l'autre, telles que deux cavales impétueu- 
ses, pressant leurs rives et courant comme deux vaches rapides, 
la Vipâçâ (l'Hyphase) et la Çutudrî (le Setledge) roulent leurs 
flots abondants. 

« Lancées par Indra et suivant une pente rapide vous courez 
au Grand-fleuve comme deux conducteurs de chars. Vous vous 
précipitez l'une vers l'autre, et dans cette rencontre vos vagues 
brillantes s'enflent et grossissent. 

n Je m'approche de la plus large des rivières. Nous nous pré- 
sentons devant la grande et heureuse "Vipâçâ. Pressant vos rives, 
comme deux vaches qui lèchent leurs petits, vous allez ensemble 
au réservoir qui vous est commun. » 

« Le lait de la nue a grossi nos flots et nous allons toutes au 
réservoir que le dieu nous a préparé. Nous ne pouvons arrêter 
notre course obligée. Que désire le sage qui interpelle les 
rivières? » 

« Arrêtez un instant votre course, à la voix de celui qui offre 
le sôma, ô pieuses rivières. Fils de*Kuçika j'ai besoin de votre 
secours, et j'adresse à Çutudrî une instante prière. » 



— 91 — 

« Indra, dont le bras est armé de la foudre, nous a ouvert 
une route. Il a frappé VHtra qui retenait les ondes. Que le divin 
Savitri, aux mains brillantes, nous conduise. C'est sous sa di- 
rection que nous roulons nos flots grossis « 

(i Sœurs, écoutez bien le prêtre. Je viens à vous de loinsur 
un char léger. Calmez votre fougue; donnez-moi un passage 
facile. Car, ô rivières, la force de votre courant renverse nos 
chars. » 

« Prêtre, nous entendons tes paroles. Tu viens à nous de loin 
sur un char léger. Nous te saluons, comme l'épouse respec- 
tueuse; nous te vénérons, comme la jeune fille devant un 
homme respectable » 

« Que les rênes s'élèvent au-dessus, ô rivières. Ne touchez 
pas aux jougs. Que deux rivières aussi respectables que vous ne 
deviennent la cause d'aucun désastre ; qu'elles nous soient 
propices. » 

{Viçwâmitra, II, 45.) 

D'autres fois c'est l'ennemi qui les harcèle dans 
leur marche (ii. 449, 450); ce sont ces Dasyus 
impies, au nez de bœuf, à la peau noire, qui infes- 
tent les chemins. Ailleurs, fixés, au moins pour un 
temps, dans les fertiles vallées du Saptasindu, ils 
chantent l'hymne du labour (ii. 208), ou celui du 
mariage (i. 310), ou les jeux de hasard (iv. 192), 
qui dès cette époque charmaient leurs loisirs et, 
les excitant jusque à la passion, devenaient un fléau 
pour cette société naissante. Ou bien c'est la mort 
qui a frappé le chef de famille, le -vieux guerrier, 
dont le corps est livré a\ec honneur à la terre. 



92 — 



A Mrityu {la Mùrt) . 



Mort, suis une autre voie ; la voie qui -t'est propre n'est 
pas celle des dieux. Je parle à qui a, des yeux et des oreilles. 
Epargne nos enfants; épargne nos hommes. 

Si vous parvenez à arrêter le pas de Mrityu et à prolonger 
votre vie, soyez purs et brillants; ayez de nombreux enfants, 
de grandes richesses ; distinguez-vous par vos sacrifices. 

La vie et la mort se succèdent. Que l'invocation que nous 
adressons aujourd'hui aux dieux nous soit propice ! Livrons- 
nous au rire et au bonheur de la danse, et prolongeons notre 
existence. 

Voici le rempart dont je protège les vivants. Qu'aucun autre 
parmi ce peuple ne s'engage dans cette route. Qu'ils vivent cent 
et cent automnes. Qu'ils enferment Mrityu dans sa caverne. 

Les jours et les saisons se succèdent heureusement; le plus, 
jeune remplace le plus ancien : ô notre soutien, fais que la vie 
de ce peuple soit ainsi réglée. 

Levez-vous : entourez celui que le temps a frappé ; et, suivant 
votre âge, faites des efforts pour le soutenir. Que Twastri, dis- 
tingué par sa noble lignée, soit touché de votre piété et vous 
accorde une longue vie. 

Laissez approcher avec leur beurre onctueux ces femmes ver- 
tueuses qui ont encore leur époux. Exemptes de larmes et de 
maux, couvertes de parures, qu'elles se tiennent débout devant 
le foyer. 

Et toi, femme, va dans le lieu oii est encore pour toi la -vie. 
Retrouve dans les enfants qu'il te laisse celui qiii n'est plus. Tu 
as été la digne épouse da maître à qui tu avais donné ta main. 

Je prends cet arc dans la main du trépassé pour notre force, 
notre gloire, notre prospérité. Ô toi, voilà ce que tu es devenu. 
Et nous, en ces lieux, puissions-nous être des hommes de cœur 
et triompher de tous nos superbes ennemis. 

Va trouver la terre, cette mère large el bonne, qui s'étend au 
loin. Toujours jeune, qu'elle soit douce comme un tapis pour 
celui qui a honoré les dieux par ses présents..... 



— 93 — 

terre, soulèye-toi. Ne le. blesse pas. Sois pour lui prévenante 
et douce. terre, couvre-le, comme une mère couvre son en- 
fant d'un pan de sa robe. 

Que la terre se. soulève pour toi; que sa,poussière l'enveloppe 
mollement..... 

J'amasse la terre autour de toi; je forme ce tertre pour que 

ton corps ne soit point blessé. Que les Ancêtres gardent cette 

toiribe. Que Yama creuse ici ta demeure. 

- Les jours sont pour moi ce que la flèche est pour les plumeS; 

qu'elle emporte. Je contiens ma voix, comme le frein le coursier. 

(IV, 160.) 

Nous n'avons pas besoin de faire remarquer com- 
bien cette poésie entre profondément dans la réalité 
de la vie et se mêle à ses actes, à ses sentiments et à 
ses idées. Nous reviendrons plus loin sur ce sujet, 
eui exposant l'état des mœurs dans la société védique. 
Nous devions toutefois signaler ici ce côté essentiel 
de la poésie du temps. Par là aussi elle se rapproche 
de la plus ancienne poésie grecque, qui, pour être 
symbolique et par conséquent idéale, n'en était pas 
moins constamment en rapport avec la vie réelle des 
Aryas helléniques. 



II. 



Nous appelons littéraire une œuvre qui dans, son 
fond offçe une, unité d^ pensée, et qui dans sa forme 
reproduit cette unité; de sorte que, semblable à, un 
air de musique, à une période de style, à une statue 
bien faite, elle ait uncominencement, un milieu et 



— 94 — 
une fin, en un mot un développement régulier et 
bien ordonné. Une suite d'idées détachées les unes 
des autres, une suite d'élans spontanés, si sublimes 
qu'ils puissent être, ne constitue point une composi- 
tion littéraire et ne saurait passer pour une œuvre 
d'art. Le rêve peut produire de telles suites de senti- 
ments et d'idées et s'élever même parfois à une 
hauteur de conception où la veille atteindrait diffi- 
cilement. La vraie littérature n'est en général ni 
rêveuse, ni enthousiaste : maîtresse d'elle-même, 
elle produit des œuvres réfléchies, où les pensées 
enchaînées les unes aux autres se groupent autour 
d*une pensée principale, dont elles sont le dévelop- 
pement ou la confirmation. C'est la suite même des 
idées et la marche réglée du sentiment, qui animent 
le poëte et le portent, par des voies connues, au 
plus haut degré de sublimité où son génie puisse 
atteindre. La régularité, souvent même la symétrie 
des formes, ou, pour parler comme les Grecs, l'eu- 
rhythmie, domine toujours le fond des pensées et 
ne permet pas à l'esprit de s'abandonner à sa fougue 
et de s'élancer par bonds vers un idéal, que la 
raison éclairée ne reconnaîtrait peut-être pas pour 
légitime. 

Rien ne ressemble moins aux élans spontanés et 
désordonnés des poëtes sémitiques que les composi- 
tions régulières de la race aryenne : celles-ci, vul- 
gaires ou sublimes, légères ou gravés, sont toujours 
littéraires et paraissent évidemment être l'œuvre de 



— 95 — 

la réflexion. Le contraire se reconnaît aisément dans 
les poésies sémitiques, dont les Hébreux et les Arabes 
nous ont laissé des monuments. La littérature est un 
domaine qui appartient en propre aux Aryas. Elle 
semble même à ce point être un produit naturel de 
leur constitution morale que, si haut que l'on re- 
monte dans l'histoire des peuples de celte race, leurs 
plus antiques et leurs plus grossiers monuments 
présentent les caractères que nous venons d'énuraé- 
rer et sont déjà des œuvres littéraires : ce fait n'est 
pas moins incontestable pour les Aryas du nord- 
ouest, Slaves, Germains, Scandinaves, parvenus si 
tard à la civilisation, que pour les Aryas du midi, 
Indiens et Perses, Grecs et Latins, qui les y avaient 
devancés; et plus tard, lorsque l'influence des Sémites 
s'exerça sur eux, principalement durant la période 
chrétienne, les Aryas modernes, c'est-à-dire les 
peuples de l'Europe, en accueillant les idées sémiti- 
ques, les soumirent aux exigences de la forme litté- 
raire que leur avait léguée l'antiquité. 

On peut donc dire des œuvres poétiques de ces 
deux grandes races humaines ce que l'on a dit avec 
vraisemblance de leurs idées religieuses : comme 
celles-ci roulent autour d'une conception mono- 
théiste fondamentale chez les peuples sémitiques, et 
ont le panthéisme pour fond chez les Aryens, de 
même les uns et les autres nous offrent ce contraste, 
si instructif, de deux races dont l'une est naturelle- 
ment littéraire, tandis que l'autre ne l'est pas. 



— 96 — 

C'est donc, pour le dire en passant, une opinion 
bien peu fondée sur la réalité des faits, que de rap- 
porter à la Judée l'origine de l'Ode chez les anciens 
Grecs. Non-seulement il n'y a rien dans la Bible qui 
ressemble, en quelque chose à une ode de Pindare, 
soit pour le fond^ soit pour la forme; mais il est aisé 
aujourd'hui de marquer les transformations que la 
poésie lyrique des Grecs a subies, depuis son origine 
jusqu'au temps du poëte thébain ; ces changements 
répondent de la manière la plus précise aux dévelop- 
pements delà musique, qui n'ont été systématique- 
ment terminés qu'au temps de Pindare, dans l'école 
pythagoricienne, et qui sont rapportés, quant à leur 
origine, par les Grecs eux-mêmes, à un homme 
d'Orient nommé Orphée, et non à David ou à Salo- 
mon qu'ils n'ont jamais connus. Lorsque le chant 
s'est introduit dans les cérémonies chrétiennes, il a 
été emprunté, comme l'atteste saint Augustin, à la 
musique profane, c'est-à-dire grecque ; et par une 
influence sémitique exagérée et fâcheuse, il a d'abord 
été dépouillé des deux éléments essentiels qui en 
faisaient un art , le rhythme et la mesure. Cette 
influence l'a donc ainsi privé de sa forme; de sorte 
que, dans le plain-chant, il n'est resté, en dernière 
analyse, que les modes antiques, qui ne sont par 
eux-mêmes qu'une matière presque informe. Lors- 
que, dans la suite, les modernes créèrent la musique 
qui leur est propre et qui a produit tant de mélodies 
variées et de forme admirable, ils furent forcés de 



— 97 — 

rompre avec la tradition sémitique de l'Eglise, et 
ils rendirent ainsi au génie de leur race la liberté 
de son essor et cette fécondité native, qui crée les 
formes et les diversifie à l'infini. 

Si la tradition poétique des Grecs devait être rap- 
portée à onè origine étrangère, ce dont il est permis 
de douter ; si la poésie lyrique n'est point une pro- 
duction originale de la race hellénique; c'est vers 
l'Asie centrale, comme nous le verrons plus bas, et 
non vers l'Arabie ou la Judée, qu'il faudrait diriger 
les recherches. En effet, pour ne citer qu'un exem- 
ple, le mode phrygien, comme son nom l'indique, 
était originaire de Phrygie; les Grecs s'accordent à 
dire que c'était le mode usité dans les chants des 
montagnards de cette contrée aux fêtes de Cybèle, 
montagnards que désignait le nom de Corybanles 
(en zend : gerevantô) ou d'Orthocorybantes (en 
zend : eredwa-gerevantô) ; et la nature connue de ce 
mode, qui est majeur, est attestée en outre par l'ins- 
trument même dont se servaient les adorateurs de 
la déesse, 

Berecintio cornu lympana, 

puisque le cor et en général les tubes résonnant à 
plein vent, ne peuvent rendre que les notes fonda- 
mentales du mode phrygien. Le nom du Bérécinte, 
chaîne de montagnes où s'accomplissaient ces céré- 
monies enthousiastes, n'est plus un mystère, depuis 
que sa forme orientale a été reconnue ; et l'on 

7 



— 98 — 

sait que ce moi {Berezat) n'est autre que le nom de 
la montagne sainte des Iraniens, nommée encore 
aujourd'hui le Borj ou El-Bourzim. C'est donc au 
sud dé la mer Kaspienne qu'il faut passer pour sui- 
•vre la trace de la tradition relative aux Corybantes, 
et, par conséquent, au mode musical usité de toute 
antiquité dans leurs cérémonies et parvenu chez les 
Hellènes sous le nom de mode phrygien. Enfin c'est 
dans l'Avesta et non dans la Bible qu'il faudrait aller 
chercher des faits plus précis que les hypothèses 
poétiques de la critique contemporaine. Et comme 
l'Avesta lui-même trouve son explication dans les 
traditions védiques relatives à la contrée du nord- 
ouest, on voit que les recherches aboutiraient selon 
toute vraisemblance à la vallée de TOxus, centre 
commun de toute la famille des Aryas. 

Cette digression n'est point étrangère à notre 
sujet, puisqu'elle montre que l'origine des formes 
pttéraires et des conceptions des artistes occiden- 
taux, ne saurait être cherchée hors de leur race, 
laquelle a été la seule qui ait su les créer. Nous 
ne dirons rien d'inattendu ni de paradoxal, en 
affirmant que les chants du Vêda sont des œuvres 
littéraires , qui ne respirent nullement l'esprit des 
races étrangères. Classiques dans leur fond, ils sont 
classiques dans leur forme. Si l'on veut donner un 
nom à cette forme, le mot Hymne est celui qui 
convient le mieux, comme celui d'Ode désigne ce 
genre historique, que les Indiens ont créé beaucoup 



-- 99 — 

plus tard et qui, produit aussi chez les Grecs avec 
uùe entière spontanéité, a été porté à un haut 
point de perfection par le génie de Simonide et 
de Pindare. 

L'Hymne est la première forme littéraire que la 
pensée poétique ait revêtue dans notre race. On ne 
peut guère mettre en doute que les ancêtres des 
Grecs l'ont connue et pratiquée, puisque toutes les 
traditions relatives à Orphée s'accordent sur ce point. 
Il faut cependant tenir compte de la distance qui 
sépare cet ancien prêtre, représentant de toute une 
période poétique, des commencements de l'épopée 
dont Honaère personnifie le point de maturité et de 
perfection. La haute antiquité de la période, des 
Hymnes orphiques nous permet de croire qu'à cette 
époque si reculée, Ja langue grecque n'existaiit pas 
sous une forme voisine de la langue classique., et 
qu'ainsi les Orphées ont peut-être composé leurs 
chants dans la langue primitive elle-même. En ce 
cas les traditions helléniques, relatives à une période 
antique remplie par des hymnes, ne prouveraient 
pas que ces hymnes aient appartenu en propre à des 
ancêtres grecs déjà séparés du berceau commun de 
la race aryenne. 

Il n'en est pas de même des Hymnes du Vêda, 
composés dans un pays qui n'est pas le berceau des 
peuples aryens, et par des hommes qui comptaient 
avant eux plusieurs générations de prêtres-poëtes. Il 
est probable que le genre de l'Hymne, dans sa forme. 



— 100 — 

dans son fond et avec ses conditions essentielles, 
avait été cultivé par ces anciens hommes dans une 
contrée qui n'était pas l'Heptapotamie. Mais il est 
certain que la langue où ils avaient chanté était la 
naême que celle du Vêda, puisque ces ancêtres avaient 
créé, avec THymne, les éléments qui en complètent 
la forme, c'est-à-dire le rhythîne et la mesure, deux 
choses qui varient suivant les langues auxquelles on 
les applique. La période des Hymnes toute entière 
est donc védique, c'est-à-dire une et indivisible, 
quoique les traditions contenues dans le Vêda lui- 
même signalent des chants plus antiques et dont il 
ne reste sans doute aucun débris. 

L'Hymne fait essentiellement partie du culte ; et 
c'est ce fait même qui paraît lui avoir dès l'origine 
donné une forme littéraire. En effet, la religion des 
Aryas est symbolique, et n'est métaphysique que 
sous le voile du symbole. Or, le symbole c'est-à- 
dire le dieu [dêva) est constitué comme une per- 
sonne , dont ni la forme , ni la puissance , ni le 
domaine, ne sont infinis, c'est-à-dire indéterminés. 
L'Hymne a donc pour sujet une matière parfaite- 
ment définie, qui ne peut conséquemment recevoir 
qu'une forme définie, c'est-à-dire littéraire. Suppo- 
sons par exemple un hymne d'une grande longueur 
où le poëte se propose de célébrer son dieu tout 
entier et de le peindre sous tous ses aspects. Un tel 
hymne se composera nécessairement de deux par- 
ties. Tune où seront énoncées les vertus de cette 



— 101 — 

personne divine sous leur forme symbolique, l'autre 
où seront énumérées les actions par lesquelles le 
dieu a manifesté ces vertus. Or ces deux choses sont 
également limitées comme l'essence même et l'em- 
pire naturel du dieu. Ce grand hymne aura donc un 
commencement, un milieu et une fin, c'est-à-dire 
une forme littéraire. Mais un hymne d'une si grande 
étendue ne pouvait guère se rencontrer dans les 
conditions ordinaires du culte des Aryas : en effet, 
il était chanté pendant la cérémonie du Feu, qui 
s'accomplissait trois fois par jour, le matin, à midi 
et le soir. La durée du sacrifice matinal, qui était le 
plus important des trois et qui semble avoir été le 
type des deux autres, était limitée par celle du phé- 
nomène astronomique lui-même : car la cérémonie 
commençait à l'aube, quand les étoiles disparais- 
saient dans les premières lueurs du jour, et se ter- 
minait quand le disque du soleil était tout entier 
sur l'horizon. Or, le pays où les Aryas composèrent 
leurs hymnes est compris entre le 30' et le 35' degré 
de latitude, c'est-à-dire dans une contrée où l'aurore 
ne dure pas longtemps. Dans ce court intervalle, 
devaient s'accomplir toutes les parties du sacrifice, 
l'opération de Yarani , la préparation du sôma, 
l'offrande, la bénédiction. L'Hymne pouvait être 
chanté pendant que s'accomplissaient ces différents 
actes ; mais il y a lieu de croire qu'il était ordinaire- 
ment lui-même un des actes de la cérémonie, ayant 
une place déterminée dans le sacrifice. Le poëte 



— 402 — 

devait mesurer la longueur de son hymne au temps 
dont il pouvait disposer : mais la forme demeurait 
la même, puisqu'il avait nécessairement pour sujet 
la divinité, dont il célébrait quelque vertu ou racon- 
tait quelque acte mémorable. Que l'on veuille bien 
observer qu'il en est de même dans les cérémonies 
du culte catholique, où en effet l'Hymne ou la Prose 
du jour n'est jamais de longue haleine, parce que 
la messe ne peut pas se prolonger outre mesure. 

C'est donc le polythéisme des Aryas qui doit être 
considéré comme la cause première des formes litté- 
raires ou tout au moins de l'Hymne, qui est la plus 
ancienne d'entre elles; et c'est aux conditions essen- 
tielles du culte qu'il faut attribuer l'étendue limitée 
des hymnes du Vêda. Les personnes qui liront atten- 
tivement ce recueil en remarqueront deux ou trois 
dont les dimensions dépassent de beaucoup celles 
des autres : tel est le grand" Hymne de Dirgatamas. 
Etait-il destiné à une cérémonie particulière et so- 
lennelle comme il en existe dans plusieurs religions ; 
ou bieh n'était-il qu'une méditation, faite pour être 
lue dans une assemblée pieuse ? Cette dernière sup- 
position n'est point invraisemblable ; car plusieurs 
Hymnes du Rig-Yêda sont évidemment étrangers 
aux trois eérémonies de la journée, et ont été faits 
pour des circonstances particulières de la vie privée 
de quelques personnes. 

Quoi qu'il en soit, l'Hymne, comme expression 
symbolique de la nature , est un tableau, presque 



— 103 — 

toujours un tableau à double face, représentant d'un 
côté le dieu^ous sa forme poétique et personnelle, de 
l'autre les phénomènes du monde visible, dont ce dieu 
est l'image. Ce tableau est mouvant et animé comme 
là personne vivante du dieu, comme les faits natu- 
rels dont ce dieu est l'agent. Tantôt c'est la peinture 
d'un phénomène qui naît, se développe et se termine 
sans être arrêté dans sa marche ; par exemple, c'est 
le lever du jour dans un ciel serein, ou bien la nais- 
sance du feu, l'embrasement du foyer et son extinc- 
tion. Tantôt c'est une lutte qui se déclare entre les 
puissances de là nature et dont l'homme n'est pas 
seulement le spectateur, mais le serviteur ou la vic- 
time (il, 305) . L'un des sujets les plus aimés des 
poètes ariens est la lutte du Soleil et du nuage, 
lorsque celui-ci grossissant et s'amoncelant dérobe 
les rayons du jour, rétient prisonnières les pluies 
fécondantes et, refusant ce lait du ciel, dessèche les 
rivières et produit la stérilité ; mais le soleil frappe 
le nuage de ses rayons, le perce, le brise ; les vents 
soufflent avec fureur, la foudre éclate ; la pluie arrose 
la terre; et l'astre vainqueur reparaît dans un ciel 
redevenu serein (m, 410). Le récit se mêle donc 
à ces tableaux; c'est comme une page poétique em- 
pruntée à l'histoire de la nature; il y a dans les 
Hymnes de ce genre une couleur épique que l'on ne 
peut méconnaître. 

D'autres fois les vertus du dieu s'offrent toutes 
ensemble à l'esprit du poëte et demandent toutes à 



— 104 — 
être célébrées ; le poëte les chante tour à tour, soit en 
les énonçant simplement sous leur forpae générale, 
soit en citant les actions du dieu qui les démon- 
trent. Une sorte de refrain termine chaque verset, 
refrain que l'un des prêtres ou l'assemblée toute 
entière répète. Alors l'Hymne est une véritable litanie, 
comme en offre le culte chrétien : tantôt le verset se 
prolonge et le refrain est très-court ; tantôt l'énoncé 
du prêtre officiant se borne à quelques paroles, et le 
refrain est une sorte de réflexion prolongée qui les 
développe ou les confirme. 

A Indra. 

Dans tes combats a^ec Tfiira, tu t'es souvenu des hommages 
respectueux de ton serviteur. Car tu es tout-puissant, ô Indra, 
époux de Saci ; ô noble vainqueur de Vritra, toi qui portes la • 
foudre, dans le sacrifice de midi bois le sôma. 

terrible, tu renverses les armées qui t'attaquent. Car tu es, etc. 

Souverain unique, tu règnes sur le monde. Car tu es, etc. 

{Çyâvâçwa, III, 314.) 

Souvent enfin l'Hymne est à la fois un tableau, un 
récit et une litanie. 

H en est un certain nombre sur lesquels nous re- 
viendrons plus et qui ont évidemment en vue des 
faits historiques, et non plus seulement des symboles. 
Ces faits sont relatifs soit à la marche des Aryas 
venant du Nord-Ouest, franchissant les grandes 
montagnes ou les fleuves sous la conduite d'Indra, 



— 105 — 

soit à leurs luttes perpétuelles avec les Dasyus. Ces 
Hymnes, oîi les événements humains sont mêlés avec 
lés actes des dieux, ont un caractère héroïque très- 
frappant ; le temps ne permet pas au poète de racon- 
ter les faits en détail, ni d'expliquer commentées 
dieux y sont intervenus ; il suppose que le sou- 
venir en est encore assez présent dans l'esprit des 
* hommes, pour que de simples allusions soient com- 
prises par eux. Les personnes qui ont étudié la poésie 
lyrique des Grecs reconnaîtront, dans ce que nous 
venons de dire, les conditions mêmes de l'Ode hé- 
roïque, telles que Simonide et Pindare les ont com- 
prises ou acceptées. VEymne de Vasisfa (m, 51) 
en l'honneur de Soudas serait une ode pindarique 
dans tous les sens de ce mot, si cet Hymne n'eût été 
destiné à une cérémonie religieuse , et s'il n'eût été 
composé à une époque fort antérieure à la poésie 
lyrique et à l'histoire. 

L'Hymne védique nous offre réunis plusieurs élé- 
mlents poétiques qui plus tard se séparèrent, soit chez 
les Indiens, soit chez les Grecs ; ce sont la poésie 
proprement dite, qui réside à la fois dans l'idée et 
dans son expression, lé rhythme avec la mesure, et 
enfin le mouvement choral, mot sous lequel nous 
comprenons les actes divers et soumis à des règles 
fixes, qu'accomplissaient les prêtres dans la célébra- 
tion du sacrifice. A ces trois choses répondent trois 
sciences, les premières que les Aryas du sud-est 
aient cultivées avec méthode et avec succès, à savoir 



-- il06 — 

la grammaire, qui avait pt)ur objet la langue; la pro- 
sodie ou la science de la versification et des rhythmes; 
la liturgie, dont le rituel contenait les règlies fondées 
sur la tradition. Nous ne devons «ntrer ici dans 
aucun détail touchant les rhythmes et lés mesures 
prosodiques usitées dans le Vêda, parce que nous 
devrions exposer de même les règles dé la gram- 
maire et du rituel, lesquelles sont étrangères au but 
que nous nous proposons. Disons seulement que les 
chantres védiques attachent une grande importance 
à ces trois choses, qu'ils les ont représentées sous des 
figures symboliques, et que ces personnages abstraits 
ont pris leur place dans le .panthéon aryen au même 
titre que les autres divinités; Parmi les symboles poé- 
tiques du culte il faut distinguer surtout Ilâ, B'âratî 
eiSamswatL La première, fille de Manu et pelite- 
fiile de Vivaswat (le soleil), «st mère et nourrice 
d'Agni, qui est le feu du sacrifice ; elle assiste aux 
sacrifices, l'ofi'rande du grita à la main ; le tertre de 
terre, l'autel où l'on dépose le feu qui s'allume, est 
son trône, qui devient le berceau de «on fils ; ^ndant 
la -cétémônie elle s'asseoit sur le gazon parmi les 
dêvas. Il semble donc que lé personnage d'i/a se 
rapporte principalement aux actes du sacrifice et 
|)réside au rite sacré. BWatî s'asseoit Iparmi les Ma- 
râits ; vive et empressée^ elle semblé ^présider surtout 
à la mesure et au rhythme, et, à ce tiïre, «lie «st un 
symbole plus en rapport qu'//a avec la forme poé- 
tique dé l'Hymne. Le nom dé cette divinité qui est 



— i07 — 
celui des B'âmtas, se retrouve en effet dafis toute la 
poésie des temps postérieurs, et notamment dans le 
genre qui a succédé immédiatement à FHymne, dans 
rÉpopée, genre mesuré par excellence, procédant le 
plus souvent par distiques {çlôkas), et dont les au- 
teurs ne sont autres que les B'aratas. C'est-à-dire les 
bardes de l'Orient indien. Quant à Saraswati, vierge 
purifiante, épouse du Sacrifice, compagne des Prières, 
elle a dans les Hymnes une valeur symbolique plus 
grande que celle de B'âratî ou d'//a elle-même. Elle 
n'est autre que Yâé (en latin Vox), la sainte Parole ; 
elle est « le premier des êtres parlants» le trésor de 
la prière ; c'est elle-même qui «compose la prière» . 
Nous verrons tout à l'heure jusqu'où s'étend son 
pouvoir. 

La forme complexe de l'Hymne a donné naissance 
à des genres littéraires et à des arts variés. Les sym- 
boles religieux, dont l'Hymne est pour ainsi dire le 
dépôt, ont en effet, par un besoin naturel de l'esprit, 
donné lieu à des représentations figurées, c'est-à-dire 
à dès peintures et à des sculptures. Pourquoi l'Inde 
des temps postérieurs n'a-t-elle pas cultivé ces arts 
avec plus de succès, bien qu'elle ne leur ait pas été 
entièrement étrangère? C'est sans doute que les sym- 
boles védiques, qui leur étaient si favorables, ont 
pris, en se développant dans les écoles sacerdotales, 
une valeur métaphysique qui excluait les représen- 
tations figurées. Mais les Grecs, qui sont partis du 
même point qiie les Aryas du sud-est, ont conservé 



— 108 — 

les symboles primitifs et en ont de plus en plus arrêté 
les formes et précisé les attributs. Ils sont ainsi de- 
meurés dans les conditions les plus heureuses pour 
les arts du dessin. Le symbolisme chez eux a pris 
une telle puissance sur les esprits, que les dieux sont 
devenus de véritables personnes humaines , dépour- 
vues d'ubiquité, habitant des lieux déterminés, où 
elles avaient leur cour et leur palais. Lorsque les 
cultes voulurent se localiser en quelque sorte et fixer 
les dieux dans certains séjours, on fut conduit natu - 
rellement à leur préparer des asiles, des demeures, 
en un mot des temples (vaôs) ; et ainsi, du symbo- 
lisme primitif de la race aryenne naquit l'architec- 
ture, portée par les Grecs à un si haut degré de 
perfection. 

Les dieux,- dans le Vêda, ne paraissent pqint sous 
leur forme corporelle ; nul n'a vu le corps immortel 
des dieux. Ces êtres invisibles ont une forme glo- 
rieuse [divyavapus] qui n'est saisissable que pour la 
pensée. Et plus tard, lorsque les fils des prêtres vé- 
diques développèrent la symbolique aryenne, l'idée 
devenant de plus en plus monothéiste ou pour mieuxv 
dire panthéiste, il ne fut pas possible de songer à 
loger les dieux dans des habitations qui leur fussent 
personnelles. On peut dire que les Grecs s'en sont 
toujours tenus aux conceptions védiques et que 
cette période primitive n'a jamais cessé pour eux ; 
tandis que les Aryas de l'Inde, à peine fixés dans les 
vallées du Gange, sortirent de ces premiers symboles. 



— 109 — 

et marchèrent vers cet avenir philosophique qui de- 
vait se développer si largement pour eux. 

, Le chant de l'Hymne peut être considéré comme 
la première production régulière de l'esprit musical 
des Aryas. Quoique nous ne connaissions rien de ces 
chants védiques , néanmoins, on peut tirer quelque 
induction de cette tradition commune aux peuples 
de la race aryenne, que la musique a commencé par 
des chants en l'honneur des dieux. On sait aujour- 
d'hui avec quelle puissance d'analyse les Grecs 
avaient constitué leur grand système musical ; et 
l'on sait aussi que les éléments de ce système, c'est- 
à-dire les modes, avaient des origines orientales et 
diverses. Nous avons cité plus haut, comme exemple, 
le mode phrygien. Nous ne parlerons pas des autres 
modes fondamentaux de la musique grecque, ni des 
trois genres qu'elle admettait. Nous ferons remarquer 
seulement que du centre primitif d'où les peuples 
aryens sont partis , la musique a en quelque sorte 
poussé vers l'occident deux rameaux de caractères 
fort différents : l'un a produit la musique rêveuse et 
presque métaphysique des Germains , tandis que 
l'autre, après avoir engendré les modes et les rhyth- 
mes si précis de l'ancienne Grèce , a finalement 
donné naissance à la musique italienne des mo- 
dernes , si remarquable par sa clarté et par son ca- 
ractère humain. Cet art, du reste, n'est pas propre 
aux occidentaux , comme quelques-uns se l'imagi- 
nent ; il a reçu chez les Aryas de l'Inde un assez 



— no — 

grand développement, qui semble procéder, comme 
chez les Grecs, du chant primitif des anciens hymnes. 

Il en est de même de la danse, art mal compris 
des peuples modernes de l'Occident , que les Grecs 
au contraire avaient porté à un haut degré de per- 
fection et qui chez les Indiens des temps plus 
modernes occupa une place importante dans les cé- 
rémonies sacrées et dans les représentations drama- 
tiques. On ne saurait dire que le mouvement choral 
des cérémonies védiques ait été pour les Indiens 
la source première et unique de la danse, puisque 
dans le Vêda lui-même il est parlé de danseurs et de 
danse, en dehors des rites pieux ; mais il est vrai- 
semblable que, dans le développement postérieur 
des cultes brahmaniques, la danse sacrée ne s'intro- 
duisit pas arbitrairement, mais dut son origine à un 
antique usage des temps védiques. 

Enfin, entre l'Hymne et l'Epopée indienne la tran- 
sition paraît insensible. Quelques hymnes du Vêda 
ont déjà un caractère épique très-prononcé. Nous 
avons signalé tout à l'heure ceux d'entre eux qui cé- 
lèbrent sous la forme du récit les actions héroïques 
des dieux, leurs luttes, leurs victoires. Il en est 
d'autres dont les sujets sont empruntés à des événe- 
ments humains et ont pour ainsi dire une valeur 
historique : tels sont le dialogue de Viçwâmitra et 
des Rivières (ii, 45), les hymnes (ii, 449, 450) de 
Suhôtri et de Sunohôtra, le chant de victoire pour 
Sudâs (m, 51), par Yasista» et beaucoup d'autres. 



— 114 — 

Si ces chants n'eussent été composés pour les céré- 
monies du culte et n'eussent reçu par conséquent 
cette forme rapide et abrégée qu'exige le peu de 
temps dont le prêtre dispose, en un mot si ces chants 
eussent été sécularisés , ils eussent été des Itihâsas, 
c'est-à-dire des fragments épiques dans le sens propre 
de ce mot. Or on sait que cette séparation de la poésie 
et du culte ne tarda pas à se faire, et qu'elle donna 
naissance à l'Épopée , genre qui prit dans l'Inde un 
si merveilleux développement. 

Mais pendant toute la période védique, l'Hymne a 
toujours été une prière. Étudier le Vêda, ce n'est pas 
étudier un simple recueil de poésies , c'est s'appli- 
quer à comprendre le premier et le plus vaste monu- 
ment sacré de la famille des Aryas. Ce livre n'est 
point une œuvre de spéculation et de fantaisie indi- 
viduelle ; le lire, c'est entrer dans la vie pratique et 
réelle, dans la pensée et dans la foi des Ancêtres. 
A leurs yeux, l'Hymne a toute la puissance de la 
prière. Il évoque les dieux : c'est un appel qui leur 
est adressé ; les dieux ne sont point sourds à la voix 
dô l'Hymne; ils viennent, glorieux et invisibles, 
s'asseoir autour du foyer sacré, sur le gazon cueilli 
en leur honneur ; ils écoutent le chant du prêtre, qui 
les flatte par ses louanges ; ils reçoivent de ses mains, 
par l'intermédiaire d'Agni , dieu messager du sacri- 
fice, l'offrande pieuse des gâteaux et du miel , et ils 
lui accordent en échange leur protection contre les 
ennemis, et l'abondance des vaches, des richesses et 



— 112 — 

des enfants. Telle est la première et la plus simple 
vertu de l'Hymne. A ce titre, il est une véritable Ro- 
gation, et n'a rien qui doive étonner les chrétiens, 
s'ils veulent réfléchir que toute leur race a conservé 
rusage> en vigueur aujourd'hui même, de demander 
au ciel les biens de la terre, fis atlrîhuent aussi à la 
prière cette vertu, en quelque sorte magique, défaire 
descendre ou cesser la pluie, par conséquent de voiler 
le ciel par de grands nuages étendus ou de lui rendre 
la sérénité. Les Aryas védiques pensaient de même : 
les hymnes en sont une preuve perpétuelle. Mais ils 
allaient plus loin ; et il semble que dans leurs 
croyances, la prière « qui part du cœur et dont 
l'Hymne est l'expression » n'exerçait pas seulement 
son action sur les mouvements variables de la pluie 
et des vents, mais accompagnait même et provoquait 
les phénomènes naturels les mieux réglés et les plus 
constants. Si l'Aurore appelle le chantre pieux au 
foyer d'Agni, l'Hymne à son tour fait apparaître l'Au- 
rore, dévoile les Cavaliers célestes, conduit et fait 
mouvoir Indra, Mitra, Varuna, Aryaman. Il va 
plus loin encore : c'est lui qui a créé les attributs des 
dieux, construit le char des Açwins (ii, 191), attelé 
les coursiers d'Indra (ii, 52) ; l'Hymne accroît la 
puissance des dieux (m, 253) , élargit leur domaine 
et les fait régner. Les Aryas védiques avaient donc la 
conscience très-claire de la valeur de leur culte : en 
effet l'Hymne en est la partie essentielle, puisque 
c'est l'Hymne qui explique aux assistants la signifi- 



— 113 — 

calion de Murs symboles et de leurs cérémonies'. 
Qu'est-ce qu'un symbole muet et une eérémoniè si- 
lencieuse, sinon l'absence même du culte î^ C'est 
sÉsant tout pour entendre et pour chanter l'Hymne, 
que les hommes du 5fl/?^«5m^w se réunissaient patî 
familles autour du foyer d'Agni ; et l'Hymne , qui 
énonçait' leurs croyances, était en même temps le' 
lien qui réunissait les fidèles dans une pensée com- 
mune. C'est donc lui qui maintenait dans la race 
aryenne le culte des dieux ; c'est lui qui la condui- 
sait ati combat et qui, par la défaite des Dasyus, assu- 
rait et étendait le règne des symboles. Ces symboles 
eux-mêmes, les poètes s'en déclaraient les auteurs 
(il, 120, 405, 139), puisqu'enfin personne n'avait 
\u autrement que par l'imagination les figures glo- 
rieuses des dieux. Lors donc que les poètes Tèdiques 
déclarent qu'ils ont eux-mêmes créé les dieux 

Les ancêtres ont façonné les formes des dieux, comme l'ou- 
■vrier façonne le fer. 

(Vâmadêva, II. 108.) 

et que sans l'Hymne, les divinités du ciel et de la 
terre ne seraient pas, ils ne disent rien qui doive nous 
surprendre, surtout quand nous voyons les Grecs des 
temps historiques agir à l'égard des symboles de leur 
religion avec une liberté d'esprit non moins grande. 
Mais ce qu'il y a de particulièrement instructif dans 
le Vêda, c'est que dans ces symboles, à la formation 
desquels nous assistons pour ainsi dire, les poètes 



__ 114 — 

distiDguent déjà avec netteté les deux éléments qui 
les constituent, à savoir : la force naturelle, qu'une 
science inachevée leur fait regarder comme vivante 
et qui est en elle-même immortelle, supérieure à 
l'homme et principe de vie [asurd) ; et la figure sym- 
bolique dont cette force se revêt pour paraître dans 
le culte et participer à ses cérémonies. Or, c'est cette 
forme même qui constitue le dieu {dêva), et c'est 
elle aussi dont le poëtè se déclare l'auteur et le père. 
Telle est donc l'origine des dieux dans le poly- 
théisme ârven, de l'aveu même des auteurs du Vêda : 
l'Hymne les a engendrés. Aussi l'on ne saurait atta- 
cher assez d'importance à ceux des chants védiques 
où cette idée reparaît , et ils sont nombreux, ni s'é- 
tonner de la puissance non-seulement surnaturelle 
mais supérieure au ciel même, qu'ils accordent à la 
Sainte Parole. Tel est l'Hymne iv, 415, spécialement 
consacré à ce sujet, et que nous citons tout entier : 

La Sainte Parole ( VâA) . 

Je marche avec les Rudras, les Vasus, les Adityas, les Viçwa- 
dèvas. Je porte Mitra et Varuna, Indra et Agni, les deux Açwms. 

Je porte le redoutable Sôma, Twastri, Pûsan, Bhaga. J'accorde 
l'opulence à celui qui honore les dieux par l'holocauste, la liba- 
tion, le sacrifice. 

Je suis reine et maîtresse des richesses ; je suis sage ; je suis 
la première de celles qu'honore le Sacrifice. Ainsi me connaissent 
les prêtres (dêvas) qui m'ont donné un grand nombre de demeures 
et de sanctuaires. 

Celui qui voit, qui respire, qui entend, mange avec moi les 



— 415 — 

mets sacrés. Les ignorants me détruisent. Ami, écoute moi, je 
dis une chose digne de foi. 

Je dis une chose bonne pour les dieux et pour les enfants de 
Manu. Celui que j'aime, je le fais terrible, pieux, sage, éclairé. 

Pqut tuer un malfaisant ennemi, je tends l'arc de Rudra. Je 
fais la guerre à l'impie. Je parcours le ciel et la terre. 

l'enfante le père. Ma demeure est sur sa tête même, au milieu 
des ondes, dans le Réservoir des eaux (Samudra). J'existe dans 
tous lés mondes et je m'étends jusqu'au ciel. 

TeUe que le vent, je respire dans tous les mondes. Ma gran- 
deur s'élève au-dessus de cette terre, au-dessus du ciel même. 

Ce n'est pas encore la théorie du logos ; mais cet 
hymne et ceux qui lui ressemblent, peuvent être 
considérés comme le point de départ de la théorie 
du logos. 



CHAPITRE V 

LES LJEUX -ET L E S R A C E S 



Nous ne pouyons avancer dans cette étude au 
delà du point où nous sonnnes, sans avoir reconnu 
les lieux oîi ont chanté les poëtes du Vêda, et les 
races d'hommes que les Aryas ont rencontrées sur 
leur passage. Ces deux sujets vont nous occuper 
l'un après l'autre. 

L -LES LIEUX. 

Il y a dans les choses naturelles certaines lois et 
certains faits invariables qui peuvent servir de point 
de repère entre la géographie des anciens et la re- 
connaissance moderne des lieux. De ces faits les iins 
appartiennent à la nature animée, les autres à la 
topographie. La iprésençe, dans une contrée, d'ani- 
maux et de plantes caractéristiques peut permettre 
de l'identifier avec une contrée antique portant un 
nom différent et produisant les mêmes plantes et les 
mêmes animaux. Il y a toutefois ^dies restrictions à 
faire. Les -animaux d'un pays, certaines espèces du 



— 118 — 
moins, peuvent disparaître en présence de l'homme, 
ou bien être amenées ou modifiées par lui. Les bêtes 
qui vivent de chair s'enfuignt à son approche ou 
cessent de se reproduire, et se trouvent à la fin con- 
finées dans des lieux inaccessibles où le visage de 
l'homme ne vient jamais les troubler ; c'est ainsi que 
les lions ont disparu de la Grèce, où la tradition 
rapporte qu'Hercule a tué le dernier d'entre eux 
dans le pays de Némée ; ils ne se rencontrent guère 
non plus en A^iejmineure, si même il s'y en trouve 
encore quelques-uns, et ils ont presque disparu dé 
l'Asie centrale dont les hautes montagnes en nour- 
rissaient un si grand nombre du temps des Romains. 
Les bêtes qui vivent de l'herbe des prairies, en par- 
ticulier les ruminants, cherchent au contraire un 
refuge dans le voisinage de l'homme, le suivent dans 
ses changements de domicile; et lui-même s'applique 
à les multiplier et à les acclimater pour son usage 
dans des pays où la nature ne les a pas fait naître. 

Mais si l'on excepte ces cas extrêmes, il y a tou- 
jours un nombre considérable d'animaux sauvages 
dont l'aire est déterminée d'une manière précise par 
des conditions naturelles invariables. La géogra- 
phie botanique est beaucoup plus fixe encore, parce 
que les espèces des plantes sont dans chaque pays, 
soumises à un ensemble de conditions dont le con- 
cours est nécessaire à leur production : la latitude, 
le climat, l'altitude, la composition minéralogique 
du sol, sa configuration, le voisinage ou l'éloigné- 



— il9 — 

ment de la mer et des rivières, sont autant de causes 
permanentes qui exercent sur la distribution des 
espèces une influence décisive. Si l'on excepte les 
plantes nuisibles que l'homme s^efiforçe de détruire 
par la culture^ mais qui reparaissent aussitôt qu'il 
les néglige, et les plantes utiles qui occupent sou- 
vent de grands espaces, mais qui disparaissent 
d'elles-mêmes avec lui; le plus grand nombre des 
végétaux se perpétue dans la contrée qui les a vus 
naître, et chaque pays porte un certain nombre 
d'espèces qui le caractérisent et permettent toujours 
de le reconnaître. Il est donc possible de savoir dans 
quels lieux furent écrits les hymnes du Vêda, si ces 
hymnes citent plusieurs de ces plantes et de ces 
animaux caractéristiques : en effet il ne reste plus en 
pareil cas, qu'à bien établir la synonymie des mots 
qui' les désignent et à s'assurer que ces espèces na- 
turelles étaient bien réellement présentes dans les 
lieux oii le poëte composait. Or de tels faits se pré- 
sentent un assez grand nombre de fois dans le Vêda, 
avec tous les caractères d'authenticité désirables ; et 
ils signalent la région moyenne dé l'Indus avec le 
cours entier de ses affluents. 

Ces données sont puissamment confirmées par 
des faits d'une toute autre nature, faits qui. se rap- > 
portent à la géographie elle-même. 11 est dit plu- 
sieurs fois dans le Vêda, que les rivières coulent à 
droite, c'est-à-dire vers le midi, puisque les Aryas 
nommaient les points cardinaux en se tournant vers 



— 120 — 

i'^. ^Q^ jridère&i 4'jJBe iiiïi|)oiftaoce coasidëi^Mei 
§QBt jiéRpifes ci(nnj3ae -se réunissant les nnes^anxîau'r 
tr^sietapporitanjtlieursieaux dans uaMssincomBauà, 
poiiir iformer iun yaste ûaum, qui coiule iki-mêcae 
yèrs le miidi. A gauche, c'est-à-dire vers le noEd, 
s'élèvent les tnpntagnes d'où ces rivières déGoident. 
Ces montagnes sont fort hautes ; car les rivières %ui 
descendent de leurs sommets « coulent dans les trois 
mondes. » Par ces mots l'on ne saurait entendre le 
ci^l, la terre et la région souterraine appelée na^ 
raia; en effet il ;tf est point question de l'enfer dans 
la doctrine cosmologique et fort peu moraliste du 
¥êda; de plus, sauf une seule exception dont nou^ 
parlerons ci-après, il n'est pas possible d'entendre 
comment ces rivières couleraient sous la terre, 
puisqu'il est dit au contraire qu'elles se réunissent 
dans un hassin commun, samudra. L'étude du Vêda 
nous donne l'explication la plus nette de ce que les 
poètes ont voulu dire par cette expression : les trois 
régions; at l'on sait que la région supérieure est le 
ciel inaccessible, la région moyenne est celle des 
nuages et des phénomènes de l'air auxquels préside 
Indra, la région inférieure est la terre; Les monta^ 
gnes d'oîi déeo.ulenl les fleuves védiques sont donc 
plus élevées que la zone des euages «t sportent leurs 
sommets jusque dans le ciel de Yaruna et des autres 
Adityas. C'est ilà iqae s'accomplit le mystère âq ileur 
naissance. 
Que l'on cherche sur la carte d'Asie une contrée 



— iâi — 

qui (réponde à cet ensemble de données igéographU 
flMes; on n'en trouvera ipas d'autre que icelle 4e 
ridàdus. En effeOe IGange jeoule de l'ouest à Test 
avec une faible inclinaison versiesud;; on ne sau-- 
rait arguer de cette hypothèse que l'orient des In- 
diens a pu être le levant d'été, puisque, à cette lati- 
tude, il s'écarte beau^oup^moins que chez nous du 
levant mo^en, et que d'ailleurs les Sages s'appli-^ 
quaient depuis longteniips à déterminer le point 
précis du niidi qui marquait le moment du sacri- 
fice; « ils avaient chaque jour le regard tourné vers 
la station supérieure de Viènu, » pour commencer 
la cérémonie à rheure marquée. Les Aryas védiques 
savaient donc diviser en quatre parties égales leur 
horizon,, reconnaître le méridien et signaler par 
conséquent d'une manière suffisamment exacte la 
direction des rivières. Ainsi, le bassin commun, si 
souvent nommé dans les Hymnes, n'est pas celui du 
Gange; e' est donc l'Indus. On arrive à la même 
conclusion en observant que les grands affluents de 
rindus coulent en effet vers le sud, mais qu'il n'en 
est pas ainsi de ceux du Gange, dont plusieurs, et 
des plus importants, vont du sud au nord, entre les 
monts Yïnâya et le bassin principal ; ces derniers 
ont au sud les hautes montagnes d'où ils descendent, 
ce qui est absolument en contradiction avec les 
données constantes du Vêda. 

Les fleuves qui vont à l'Indus sont nommés dans 
le plus grand détail en maint endroit du recueil. Ces 



— 122 — 

noms se retrouvent pour la plupart dans les histo- 
riens grecs et latins qui ont suivi l'expédition 
d'Alexandre-le-grand, avec les différences d'ortho- 
graphe produites par. la prononciation vicieuse de 
termes dont le sens n'était pas compris. Les noms 
modernes de ces rivières sont aussi les mêmes qiie 
dans le Vêda : les orthographes adoptées par les 
cartes de géographie sont souvent plus fautives en- 
core que celle des anciens; ce qui s'explique aisé- 
ment; en effet les populations qui hahitent aujour- 
d'hui les vallées de l'Indus ont presque perdu la 
signification des noms de lieux ; la partie accentuée 
de ces noms, mise en relief par leur prononciation 
rapide, est seule entendue parles occidentaux qui 
parlent d'autres langues; les voyageurs écrivent à 
la manière de leur nation ce qu'ils croient en- 
tendre; et l'on arrive ainsi à défigurer des noms 
qui peuvent être identiquement les mêmes que dans 
la haute antiquité. Ces modifications barbares ont 
été infligées aux noms grecs par les peuples néola- 
tins ; les Grecs les avaient infligées aux noms géo- 
graphiques de l'Asie"; et nous faisons de même au- 
jourd'hui. Cependant sous ces vêtements étrangers 
on reconnaît encore, dans les noms des rivières du 
Panjâb, ceux qui sont consignés dans, le Vêda. Cette 
identité des noms, bien plus précieuse que la syno- 
nymie appliquée quelquefois par les Grecs aux mots 
qu'ils ne pouvaient prononcer aisément, ne -laisse 
plus aucun doute sur la contrée occupée par les 



\ 



~ 423 — 

Aryas au temps du Vêda. Cette contrée est elle- 
même nommée SaptasmâUyC' esi-k-àire Heptapota- 
mie ou les Sept-rivières ; comme plusieurs d'entre 
elles se réunissent avaût ^d'arriver au bassin com- 
mun, on n'en compta plus que cing dans la suite, et 
le pays reçut le nom de Pancâpa ou Panjâb, les 
cinq cours d'eau ou Pentapotamie. 

Est-il possible de déterminer avec quelque préci- 
sion, d'après les Hymnes, la contrée indique occu- 
pée par les Aryas? Le Rig-Vêda répond à cette ques- 
tion d'une manière plus satisfaisante qu'on n'oserait 
Fespérer : car outre les nombreux renseignements 
ça et là répandus dans le recueil, il existe un hymne 
qui offre un tableau régulier des rivières. Toutefois, 
il faut observer que les hymnes sont loin d'être tous 
de la même époque, qu'ils doivent être chronologi- 
quement répartis sur un intervalle de plusieurs- 
siècles peut-être ; or, il est visible, d'après les hymnes 
eux-mêmes, que les Aryas sont en marche, au 
moins à certaines époques de cette période. L'éten- 
due de la terre aryenne n'est donc pas la même dans 
les plus anciens hymnes que dans les derniers. C'est 
dans la direction de l'ouest à l'est que la limite re- 
cule sans cesse : car au nord, à l'ouest et en grande 
partie au sud, elle est donnée par la nature. 

Au nord la chaîne de l'Himalaya forme une bar- 
rière infranchissable; et d'ailleurs la tendance na- 
turelle des hommes en général, mais surtout des 
peuples aryens, les a toujours portés à descendre les 



— AU — 
rivières et à s'établir sijr les terres cultivables, l\.m 
paî'aît'.pasnoïi plus que les Aryas, ^parvenus à la ùn^ 
gçiuche de l'iiadus, aient 'teaté de remonter ce fle»?fp 
jusque dans la haute vallée où fleurit la ville id^ 
iiadah. Il n'est nulle part fait allusion à cette partip 
du cours du fleuve, qui se dirige du sud-est au 
nord-ouest, au nord de l'Himalaya et parallèlemenjt 
à cette montagne. Onne parle point dans les Hymnes 
de la Porte-de-rindus, vaste embrasure dans Ja 
chaîne, sorte de vallée de Tempe, par laquelle le 
fleuve se précipite. On voit seulement, ça et là dé- 
crite, rarrivée soudaine des grandes eaux, lorsque, 
grossi par les pluies d'orage qui se sont abattues 
dans les plateaux supérieurs, l'Indus tombe avec 
fracas du haut des monts. Cette vallée du nord fut 
donc laissée aux populations indigènes par les Aryas, 
qui continuèrent leur marche à travers les vallées 
moyennes du Saptasinâu. 

Au sud, nous croyons pouvoir affirmer que la 
limite n'est pas la mer, et que, selon toute vraisem- 
blance, les Aryas ne connaissaient pas l'Océan. Le 
samudra védique est sans aucun doute un bassin où 
5e réunissent les eaux, comme l'indique son nom 
exactement traduit par auvuSprov; mais il n'y a pas un 
seul passage des Hymnes où ce mot soit présenté 
comme synonyme de 5(^^ara, qui -est la mer dans le 
sanscrit classique. Les eaux du samudra sont des 
;eaux courantes; son bassin commence au ;poiiit où 
s'y rendent les grandes rivières. Il est traversé par 



— *2S — 
îëS Êàiëaux diés mârehands, dont oîi ne dit jamais 
qu'ils viéniïeiït def cotitrées foihtaines. Nous pefisott& 
que partout où il est question du samnâra, c'est lef 
céurs principal àe Tlndus, et non la mer dès rndés> 
qu^il faut entendre pàf ce mot. D-aiHeiirs la mer est 
pour tous les hommes, et eût été surtout pour ces 
Arysis dit centre de l'Asie, un spectacle aussi émotf- 
■^ant qu'inattendu ; ces pôëtes, qui décrivent tous lès 
grands phénomènes de la nature en traits si plems 
de poésie, ne fussent certainement pas demeurés 
insensibles en présence de la mer. Les Grecs ont eu 
tout un cortège de divinités marines; il n'y en a pas 
une seule dans la mythologie védique. La languéf 
grecque est pleine des noms et des épithètes les pliis 
pittoresques pour exprimer les phénomènes de ïâ 
mer; là langue védique en est dépourvue; nulle 
description, même abrégée, nul trait qui rappelle la 
physionomie de ce- grandiose élément. Nous nous 
croyons autorisés à penser que les poètes du Vêda 
n'avaient pas vu la mer. — - La limite d u sud n'allait 
donc pas jusqu'au rivage de l'Océan. La preuve a 
peu près directe est donnée par un hymne où il est 
dit « l'espace est grand du désert à la montagne, » 
et où ces deux points semblent donnés comme li- 
mites de la terré aryenne au sud et au nord : or le 
samudra de l'Indus est presque tout entier sur la 
riv^ du désert; il y a donc lieu de penser que les 
Aryâs védiques ne fréquentaient même que la partie 
la plus septentrionale du grand bassin. 



— 126 — 
Cette opinion s'accorde singulièrement avec les 
données védiques relatives à la limite occidentale. 
Cette frontière n'est décrite nulle part dans les 
Hymnes; mais on verra sur la carte, que la chaîne 
du Bolory qui descend du nord au sud et borne à 
Test les vallées de llOxus, forme d'abord avec l'Hi- 
malaya et l'Hindu-kô le grand. noi/au-centraly si 
remarqué, à toutes les époques de l'histoire, par les 
peuples et par les voyageurs; au delà de ce noyau, 
se détache vers le sud une chaîne de montagnes 
moins élevées, qui borne à l'est les hautes vallées de 
l'Afghanistan, l'ancienne Arachosie. Cette chaîne 
descend presque jusqu'à la mer, non loin des bou- 
ches de rindus. Or aucun des pays, aucune des ri- 
vières situées à l'ouest de ces montagnes n'est indi- 
quée, même par allusion, dans le Rig-Vêda, Les 
Aryas de l'Indus ne l'avaient donc pas franchie. Mais 
une bande de terre entrecoupée de vallées s'étend 
entre la montagne et le fleuve; des rivières la par- 
courent. Aucune de celles qui rencontrent l'Indus 
au-dessous du grand confluent n'est signalée. Le pa- 
rallèle qui effleure le nord du grand désert semble 
ainsi avoir été la limite méridionale des Aryas à cette 
époque, sur les deux rives de l'Indus. 

Quant à leur limite orientale, on comprend que 
durant la période védique c'est elle qui a le plus 
varié, puisque c'est dans cette direction même que 
leur mouvement de progression s'accomplissait. Le 
Vêda, au moiiis dans ses derniers hymnes, nomme la 



~ 127 — 

Yamunâ (il, 333),la Gangâ (le Gange) et même la 
Sarayû (ir, 335), celui des affluents du Gange qui ar- 
rose la ville d'A2/d%« (Aoude) et qui a pris tant d'im- 
portance dans l'Epopée sanscrite. Mais le Gange 
n'est nommé qu'une fois ; son \olume, qui ne le 
cède en rien à celui de l'ïndus, n'est pas sig;nalé, 
non plus que son confluent avec la Yamunâ, qui 
joua peu après et qui joue encore un rôle si consi- 
dérable dans la religion brahmanique. On a donc 
une raison sérieuse de croire que les Aryas des der- 
niers temps védiques n'étaient pas encore descendus 
vers le bassin principal du Gange ; qu'ils n'en pos- 
sédaient pas les vastes plaines et les riches vallées ; 
qu'ils s'avançaient par étapes et comme une avant- 
garde, par le pied de la grande chaîne, dans cette 
région longitudinale où les rivières ne sont pas en- 
core assez fortes pour ne pouvoir être traversées à 



gue. 



Par le fait, le centre reconnu et continuellement 
nommé de la puissance aryenne, son véritable sé- 
jour, en un mot sa terre, c'est le Saptasindu, dont 
la Saraswatî fut longtemps la limite du côté de 
l'orient. Voici le tableau géographique que nous 
offre de ces contrées un hymne des derniers temps 
de la période; cet hymne a pour nom d'auteur 
Priyamêâa; ce poëte est présenté comme fils de' 
Sinâuxit, nom qui signifie habitant le Sinâu. Le 
tableau décrit selon l'ordre géographique les rivières 
occupées alors par les Aryas; le poëte part de la 



Ga«^<f> qui est le haut Gange, va Véfë Foccidenf, 
rencontre siïccessivemétifc la Yamimâi (Jemnà)^ la 
Smaswatî (Sarsôulî), et; les affitientâ de la; rive 
gauche du Sinâu (Indus); remonte au. Nord, fran- 
chit le Sindu, puis énumère lès petits affluents de la 
rwe droite, sur laquelle il s^arrêteà la Gématî {le 
Gômal). 

AUX MVIÈRES. 

Ondes, le chantre célèbre Yotre grandeur dans la demeure 
dé Vivaswat. Lès sept fleuves coulent chacun dans les trois 
mondes. De ces rivières, la SinUii (l'Indas) est là première par 
sa force. 

Sinâu, Varuna ouvre lui-même ta route quand tu vas ré- 
pandre l'abondance. Tu descends dès hauteurs de la terre, et tu 
règnes sur ces mondes. 

Un fracas a retenti dans le ciel; l'éclair a brillé. C'est la SinUu 
qui s'élance sur la terre avec une force infinie. Telles les eaux 
jaillissent du nuage; tel le taureau mugit. 

Sinciu, les eaux viennent à toi, comme les vaches apportent 
leur lait à leur petit. Quand tu marches à la tête de ces Ondes 
impétueuses, tu ressembles à un roi belHqueux, qui étend ses 
deux ailes de bataille. 

Gangâ (le Gange), Yamunâ (la Jemna), Saraswatî (la Sar- 
sôutî), Çutudrî (le Setledge) avec la Parusni, écoutez mon 
hymne. MarudvriSâ avec l'Açiknî (l'Acèsines) et la Vitasfâ 
(l'Hydaspe), ô ArjîMyâ avec la Susômâ (Souan), entendez-nous. 

Sinâu, tu mêles d'abord tes flots rapides à ceux de la Tris- 
tâmâ, de la Rasa, de la Swêtî (le Swat) et de la KuUâ (le Gophên 
ou Caboul); tu entraînes, à mon préjudice, sur le même char 
que toi, la Gômatî (le Gomal) et la Krumu (le Kurum),. 

Brillante, impétueuse, invincible, la Sinâu développe ses ondes 
avec majesté. Douée de mille beautés variées, elle charme les 
yeux; elle s'emporte comme une cavale ardente. 



— 129 ^ 

Jeune- et magnifique, superbe et féconde, parée de ses rives 
fertiles, elle roule ses flots d'or; elle voit sur ses bords des che- 
vaux excellents, des chars rapides, des troupeaux à la' laine 
soyeuse; elle répand avec elle un miel abondant. 

La SinUû monte sur son char fortuné. Qu'elle accorde à nos 
prières de nombreux chevaux. C'est par de telles louanges que 
notre sacrifice recommande sa .gloire et sa grandeur. 

[Priyamêâa, IV, 305.) 



IL LES RACES. 

Les Aryas étaient-ils indigènes ou étrangers à ce 
pays? Y a-t-il dans le Yêda des preuves ou des in- 
dices sur lesquels l'une ou l'autre solution puisse 
être appuyée? Et, s'il n'y en a pas, sur quelles rai- 
sons peut-on établir l'origine étrangère des àryas de 
l'Inde? 

Il n'y a pas, dans tout le Rig-Vêda, un seul pas- 
sage où il soit dit positivement que les Aryas fussent 
venus du dehors. Quelques légendes seulement, 
d'un sens obscur et qui peuvent s'interpréter d'une 
manière allégorique, semblent indiquer que cette 
population était venue de l'occident, ou, pour 
mieux dire, du nord-ouest. Mettons en premier lieu 
la connaissance du noyau central des monts d'Asie, 
formé par la rencontre de l'Himalaya et du Bolor. 
Le grand hymne de Dîrgatamas paraît y faire allu- 
sion dans le passage où il est dit : 

« Le Ciel est mon père. J'ai pour mère la grande Terre; la 

9 



— 130 — 

partie la plus haute de sa surface est sa matrice; c'est là que le 
Père féconde le sein de celle qui est son épouse et sa fiUe. « 



On sait que ce lieu fut en effet dans les temps 
postérieurs entouré de traditions mystiques et de 
conceptions symboliques : avant que le mot uttâna- 
pâda eût reçu la signification astronomique d'étoile 
du nord, il désignait, comme le montre son étymolo- 
gie, les hauteurs du nord, d'où découlent les grandes 
eaux du Saptasindu. C'est aussi vers ce noyau cen- 
tral que la mythologie plaça le mont fabuleux du 
Mêru, dont le nom semble faire partie de celui de 
Kasmîra, ou pays de Cachemire. Or c'est de ce 
centre que découlent, dans les symboles brahmani- 
ques, tous les grands fleuves de la terre, auteurs de 
sa fécondité et sources de vie. Le passage de Dîrga- 
tamas, rapproché peut-être de quelques autres, 
semble être ou marquer du moins Torigine de ce 
symbole, et indiquer par conséquent que les Aryas 
avaient déjà une certaine notion du rôle que joue le 
noyau central dans la géographie de l'Asie. C'est de 
lui en effet que découlent non-seulement une grande 
partie des eaux du Saptasindu, mais encore celles 
de la Haraqaiti (la Saraswati, rlpa'xwroç) , de la 
branche orientale dès Iraniens, celles de l'Oxus, au 
N.-O., et celles de la Chine occidentale, ou de la 
vallée de Yarkand. Les eaux qui descendent de ces 
sommets, où le Ciel et la Terre accomplissent leur 
hymen, portent la fécondité dans toutes les direc- 



— 431 — 
lions. Ainsi nous pouvons croire que les Aryas con- 
naissaient ce fait géographique, l'un des plus consi- 
dérables de l'ancien monde. , ' 

Nous avons cité plus haut cette autre remarque 
faite par eux, que les rivières du Saptasindu coulent 
vers le midi ; si cette direction des eaux les a tant 
frappés, c'est donc qu'ils en connaissaient d'autres, 
coulant vers d'autres- points de l'horizon : quelles ' 
sont-elles, si ce n'est celles-là mêmes que nous ve- 
nons de nommer? Or nous verrons tout à l'heure 
que les Aryas n'avaient point pénétré dans les ré- 
gions du N.-E. ; nous savons de plus que la Sarayû 
était leur limite orientale aux temps védiques. Nous 
établirons plus loin que le Soliman-dagh, à l'Ouest 
de l'indus, était pour eux la borne qui les séparait 
de leurs frères iraniens. Il reste donc que c'est vers 
le nord-ouest qu'on doit chercher le point par le- 
quel ils sont descendus dans le Saptasinâu, Mais le 
Rig-Vêda ne dit pas positivement qu'ils y soient 
venus d'un autre pays : on peut seulement le con- 
clure de beaucoup de textes, qui sans cette supposi- 
tion seraient inexplicables, et de faits qui vont être 
énumérés. 

Il semble qu'il soit fait allusion à cet antique 
voyage, dans l'hymne de Viçwâmitra (ii, 38) dont 
voici le commencement : 



.., 4. Les troupes "victorieuses se sont rassemblées autour de 
celui qui était disposé à combattre. La nouvelle s'est répandue 



— 132 — 

que le grand astre sortait des ténèbres. Les Aurores l'ont su et 
elles accourent. Indra seul est le maître des vaches. 
• 5. Les sept sages ont, par leur science, découvert que ces 
vaches étaient renfermées dans l'antre oriental. La pensée s'est 
tournée de ce côté. Ils ont suivi toute la voie du sacrifice; et, 
connaissant leurs œuvres pieuses, (Indra) a pénétré dans l'antre. 

6. C'est Saramâ (la chienne) qui, sachant que la montagne 
était ouverte, a fait sortir l'antique troupeau qui nous donne la 
vie. C'est elle qid, pourvue de pieds légers, la première entendit 
le mugissement des immortelles, et- qui dirigea les recherches. 

7. Le plus sage s'est présenté, jaloux de prouver son bon vou- 
loir; la montagne a ouvert son sein devant le héros bienfaisant. 
Ce mortel, uni à de plus jeunes, a distribué aux hommes ces 
riches dépouilles. Ângiras (le prêtre) lui adresse son hommage.... 

. Si cet hymne n'est pas une allégorie et s'il con- 
tient réellement le souvenir de l'entrée des Aryas 
dans le Saptasinâu, à travers VHinâu~kô et par la 
vallée d'Attok, dès lors il est permis d'entendre de 
la même manière un assez grand nombre de pas- 
sages du Recueil, par exemple dans les Hymnes de 
Yasisïa (ra, 142, 146) où il est dit : «Nos pères 
ont été à la recherche de la lumière cachée; » ils 
ont voulu savoir d'où venait le grand astre qui sort 
des ténèbres; l'étendard de Sùrya brillait en face 
du soleil et frappait de terreur les ennemis qui 
fuyaient au sommet des montagnes. L'interprétation 
littérale de ces passages indique en effet des allusions 
à ce fait déjà fort lointain de l'invasion ; on ne leur 
donne un sens allégorique que si l'on s'abandonne 
au symbolisme excessif des commentateurs du Vêda. 
Quoi qu'il en soit, il n'est pas une seule époque 



— 433 — 

dans la période des Hymnes, où les Aryas paraissent 
solidement établis dans la contrée* de l'Indus. Ils 
sont toujours en guerre avec des ennemis très-nom- 
breux, qui habitent à côté d'eux, même dans la 
plaine, et jusque au milieu d'eux. Les Àryas ont le 
sentiment très-\if qu'ils sont, vis à vis de ces indi- 
gènes, des étrangers et des conquérants ; qu'Indra a 
pris leur terre pour la donner à l'Arya, et qu'il est 
pour les Aryas le distributeur des vaches et des 
richesses prises sur l'ennemi. Durant toute la pé- 
riode, comme le témoignent encore les derniers 
hymnes, les Aryas reconnaissent leur petit nombre : 
en effet parmi les grâces qu'ils demandent aux dieux, 
il en est une qui est sans cesse l'objet de leurs désirs, 
c'est d'obtenir de nombreux enfants; une grande 
abondance d'enfants et de petits-enfants^; quand le 
sexe est énoncé, ce sont des fils qu'ils demandent, non 
que les femmes soient peu considérées ou occupent 
un rang infime dans la famille védique, mais l'état 
de guerre où se trouve le peuple conquérant exige 
une nombreuse population masculine.. 

Il est plusieurs hymnes (i, 80. ii, 131) où la race 
aryenne paraît même être en marche à travers les 
vallées du Saptasindu. Les obstacles naturels que 
leur opposent les fleuves ne sont pas ceux qui leur 
sont les plus redoutables ; les ennemis les harcèlent 
sur leur route et infestent leurs chemins. Agni est 
leur guide (m, 36) : la nuit il illumine le ciel et la 
terre et écarte tous les êtres malfaisants ; au lever du 



— 134 — 

jour, à la tête de la colonne qui se prépare à partir, 
le feu d'Agni s'allume (ii, 153), le sacrifice est 
offert, les dieux sont invoqués; et quand le disque 
du soleil se montre à l'horizon, le disque de guerre 
( éakra ) du dieu Indra s'avance, protégeant la mar- 
che des cavaliers et des chars. 

Indra est le dieu de guerre des Aryas. Au ciel, 
dans cette région moyenne où s'accomplissent les 
météores, il est la force belliqueuse qui triomphe du 
nuage et le résoud en une pluie bienfaisante. Parmi 
les hommes, il est le symbole de la guerre, le maître 
de la victoire, le distributeur des vaches. Le cour- 
sier d'Indra, qui est presque Indra lui-même, et que 
le nom de Dadikrâs rattache très-étroitement à la 
cérémonie du sacrifice, est la représentation sacrée 
du cheval de bataille. La peinture que donne de lui 
Vâmadêva (ii, 179 ) ne le cède en rien au cheval du 
Sémite tel qu'il est décrit au livre de Job. 

A Dadikrâs. 

Parmi les dons que vous avez faits jadis à Trasadasyù et qu'il 
a légués aux enfants de Pûru, il en est un remarquable : c'est 
ce terrible et vigoureux vainqueur des Dasyus, qui gagne des 
terres et des domaines. 

Vous lui avez donné le cheval Dadikrâs, auteur de tant de 
prouesses et gardien de tous les hommes, vif, rapide, impétueux, 
héros à la forme resplendissante, et, tel qu'un roi puissant, ca- 
pable de déchirer ses ennemis. 

Comme l'eau de la colline, il s'élance; et tous les Pûrus le 
chantent «t l'honorent. Il semble de ses pieds dévorer l'espace, 



— 135 — 

héros aussi léger que le nuage, aussi rapide que le char, aussi 
prompt que le vent. 

Dans les combats qu'il livre, il se jette, au plus épais de la 
mêlée, et disparaît au milieu des -vaches 

Ainsi, le voyant dans les batailles, les ennemis poussent un 
cri, comme à l'aspect du brigand qui dépouille ou de l'épervier 
affamé qui s'abat sur un cadavre ou sur un troupeau. 

Ainsi, dans l'ardeur d'attaquer, il s'avance le premier à la tête 
des chars. Paré de guirlandes, ami des peuples, il brille, battant 
la poussière et mordant son frein. 

Ainsi, ce coursier fort et juste, au corps souple dans la bataille, 
à l'attaque impétueuse contre les impétueux, au pas rapide, 
forme un tourbillon de poussière qui s'élève au-dessus de sa tête 
hautaine. 

Ainsi, ces assaillants terribles tremblent devant lui, comme 
si le ciel tonnait; il attaque mille eimemis à la fois, invincible, 
formidable et superbe. 

Ainsi, les peuples célèbrent la force et la victoire de ce rapide, 
qui comble les vœux des hommes. Et c'est à lui que les com- 
battants s'adressent : Que DaMlcrâs arrive avec ^es mille!... 

(Vâmadêva, II, 179.) 



Le nom des populations indigènes contre les- 
quelles les Aryas ont à lutter est répété sans cesse 
dans le Vêda depuis les plus anciens hymnes jus- 
qu'aux plus récents. Les Dasyus ne sont point des 
êtres imaginaires ou des conceptions symboliques 
comme peuvent l'être les Ràxasas ; je ne sais s'il 
est un seul passage dans les Hymnes , où il soit 
légitime d'entendre ce nom dans un sens allégo- 
rique, et d'interpréter la guerre d'Indra contre les 
Dàsyus comme un mythe représentant la lutte du 
Soleil et des nuages. Que ces passages soient traduits 



— 136 — 

littéralemeDt et non d'après le système artificiel et 
arbitraire du commentateur, et l'on verra ces Dasyus 
se présenter partout comme des hommes réels, sans 
que Indra perde son caractère de dieu de la guerre, 
protecteur des Aryas. A la rigueur, il est possible de 
soutenir que les épithètes de noirs ou de jaunes 
(i, 328) données aux i)«5yw5 expriment les couleurs 
du nuage orageux ; mais comment appliquer aux 
nuages les épithètes si caractéristiques par lesquelles 
les poètes védiques dépeignent au physique et au 
moral ces ennemis des Aryas? On nous les représente 
^jQ effet comme des hommes à la face de taureau, 
privés de nez, aux bras courts ; ailleurs une jeune 
femme aryenne, pour faire valoir sa race aux yeux 
de son époux , signale le fin duvet qui couvre sa 
peau, pareil à la laine de la brebis des Ganââras; ce 
signe de la race aryenne la distingue si bien des 
races indigènes du pays, qu'il fut plus tard recom- 
mandé de nouveau par Manu aux brahmanes (m, 7, 
8, 9, 10), quand ils avaient à choisir leurs épouses. 
La race ennemie n'avait donc pas la peau velue. Que 
l'on réunisse ces caractères ; et que aujourd'hui 
même, dans les castes inférieures de l'Inde et sur- 
tout dans les contrées montagneuses d'où descen- 
dent les rivières, on cherche les débris des anciennes 
races soumises ou confinées, on reconnaîtra en elles 
les traits des Dasyus, tels que le Vêda les a tracés, 
A ces caractères physiques, il faut ajouter les habi- 
tudes morales de ces indigènes : le Vêda les appelle 



— 137 — 

kravyâd, c'est-à-dire mangeurs de chair, par oppo- 
sition aux Aryas qui semblent se nourrir particuliè- 
rement et peut-être exclusivement de matières végé- 
tales et de lait ; asutripa, qui aime la vie d'autrui, 
qui se repaît d'êtres vivants, mot qui désigne, mais 
avec plus d'énergie, les habitudes carnivores des 
Dasyus et qui contient déjà à cette époque reculée 
le germe d'une grande doctrine métaphysique et 
morale des brahmanes. Ces mêmes barbares, à la 
face carrée et plate, ne connaissent point de dieux ; 
ils sont sans religion, et ne semblent pas disposés 
à accepter le culte aryen qu'on leur apporte. IL 
est remarquable en effet que les peuples de couleur 
jaune, fixés dès la plus haute antiquité au nord de 
l'Himalaya et à l'est du Bolor , les races tibétaines 
en un mot , n'ont point eu de religion positive ni 
de culte avant l'arrivée du buddhisme; les mis- 
sionnaires de cette religion, dont la doctrine a si 
merveilleusement adouci les mœurs de ces peuples, 
les trouvèrent sauvages et presque féroces, tels que 
le Vêda nous les dépeint dans un grand nombre de 
passages. Cette absence de religion ne semble pas 
toutefois les avoir laissés dans une absolue barbarie, 
soit qu'ils eussent déjà par eux-mêmes tiré quelque 
parti de leurs aptitudes naturelles , soit que l'iû- 
ftuence et le contact de leurs congénères , les * 
Chinois, eût fait pénétrer chez eux quelque chose 
de l'antique civilisation orientale. Au temps des 
Hymnes, les Dasyus étaient riches en troupeaux. 



— 138 ■— 

industrieux , habiles à fabriquer des chars et des 
vêtements, brillants de parures et de bijoux : c'était 
donc une riche proie pour i les conquérants. Les 
Aryas n'ont point encore de villes, aucune du moins 
n'est nommée dans le Vêda ; mais il y est souvent 
question des forteresses bâties sur les hauteurs, où 
les Dasyus se retirent comme dans des postes inex- 
pugnables. A la vérité, dans les Hymnes oii les poètes 
parlent des forteresses des Dasyus, le commentateur 
croit reconnaître les nuages où se renferment Yritra 
et AM , personnages véritablement symboliques. 
Mais comment expliquer ce, que demandent à Indra 
certains poètes, de poursuivre les Dasyus, de les 
confiner dans leurs forteresses et de les frapper par 
dessous? C'est toujours et uniquement du haut du 
ciel qu'Indra lance ses traits éclatants contre les 
génies de la nue. Ces derniers ne sont donc pas 
désignés sous le nom de Dasyus dans les passages 
auxquels nous faisons allusion. 

Toutefois il se peut, car c'est là l'esprit du sym- 
bolisme aryen dans toute la race indo-européenne, 
que plusieurs fois les poëtes aient symbolisé les 
puissances rivales d'Indra sous le nom de Dasyus : 
car ce nom désignait leurs propres adversaires et 
les ennemis de leur culte. Mais il n'en reste pas 
moins certain que les hommes de couleur jaune 
sont assez bien caractérisés sous ce même nom 
dans le Vêda pour être reconnus. Ce nom d'ailleurs 
est celui que les peuples iraniens donnaient aux 



— 139 — 

barbares orientaux , et qui , sous la forme à 
peine altérée de DahyuSy ne peut être méconnu de 
personne. 

Quant au nom de Yâdwas, que Ton a cru recon- 
naître dans celui des Jâtes, habitants modernes de 
certains cantons de l'Himalaya, il ne désigne point 
dans le Vêda les ennemis des aryens. Dans la famille 
de Kanwa, les Yâdwas sont présentés comme des 
hommes pieux et libéraux envers les prêtres. Dans 
un hymne de Yasis\a (m, 57), Yâdwa n'est pas 
positivement désigné comme un ennemi; et l'on 
doit se souvenir que les chants de ce poëte manifes- 
tent contre Yiçwâmitra et contre tous ses partisans 
une rivalité envieuse, à laquelle les races jaunes ou 
noires ne sont point mêlées, et qui est demeurée 
célèbre dans les traditions antiques de l'ïnde. En 
outre , on ne peut guère douter que le nom de 
Yâdwa ne soit le patronymique désignant les des- 
cendants de Yadu. Or, encore bien que ce per- 
sonnage soit présenté comme habitant une région 
lointaine ainsi que Turvasa et Ugradêva (i, 70), 
comme fils de Yayâti il ne pourrait guère être qua- 
lifié d'ennemi des Aryas , puisque Yayâti est un 
descendant de Manu et Tun des râjarsis ou des 
saints personnages royaux, honorés de tout temps 
par les Indiens. Enfin Yadiê^^ et Turvasa sont appe- 
lés Aryas dans un h^mne Aq Yâmadêva (ii, 164); 
or ce poëte prend certainement ces noms dans un 
sens général applicable à leurs descendants, puis- 



— 440 — 

qu'il localise sur les bords de la Sarayû la légende 
très -antique relative à ces deux personnages : à 
moins toutefois, que le mot Sarayû ne désigne une 
rivière située beaucoup plus à l'occident que la mo- 
derne Gogrâ, ou n'ait même simplement le sens 
général de rivière. Mais, quelle que soit l'explication 
de ce mot, il résulte toujours du passage cité que 
Yadu et ses descendants sont des Aryas et ne peu- 
vent par conséquent être confondus avec une popu- 
lation jaune de l'Himalaya, quelle qu'elle soit. 

Concluons que le nom de Dasyu est le terme par 
lequel la race ennemie est généralement. désignée 
dans le Vêda, et que ces peuples appartenaient à la 
race d'hommes, de couleur plus ou moins foncée, 
qui occupe encore tout l'orient de l'Asie. 

Les Aryas fondent leur droit de conquête sur les 
deux bases que l'humanité a toujours essayé de faire 
prévaloir dans les circonstances analogues, l'idée 
religieuse et la supériorité naturelle de la race. Les 
chantres déclarent d'abord et en toute occurrence 
que la terre appartient à Indra, que le Dasyu et 
l'Arya sont égaux devant lui et qu'il est le distribu- 
teur des biens (i, \ 91 .11, 157). L'essence du culte 
polythéiste et symbolique suppose entre les dieux et 
les hommes un échange de présents qui constitue 
une sorte de marché ou de commerce, fondé sur 
une amitié réciproque. Le maître des terres, pro^ 
clamé parles Aryas, est donc fondé en justice aies 
<iistribuèr à ceux qui le reconnaissent, l'honorent. 



— ,Ul — 

lui offrent le sacrifice, le nourrissent et étendent sa 
puissance. Les auteurs du Vêda, et par conséquent 
le peuple aryen tout entier, n'élèvent aucun doute 
sur le droit divin de leur conquête ; ils n'ont aucun 
scrupule à marcher contre les Dasyus, à les. confiner 
dans des montagnes inaccessibles, à s'emparer de 
leurs champs, de leurs moissons, de leurs chars, de 
leurs vaches, de leur or, de leurs parures, en un 
mot de toute leur propriété mobilière et immobi- 
lière ; ils vont plus loin : ils leur ôtent leur liberté, 
en font leurs esclaves, et, s'il est besoin, leur ôtent 
la vie. Ce sont là précisément les objets dont ils 
demandent la conquête à leurs dieux (i, 37 3),, sur- 
tout à Indra, leur dieu de guerre : et c'est toujours 
au nom de ce dieu qu'ils en prennent possession. 
Quand leDasyu est soumis ou écarté, le poëte chante 
la victoire de l'Arya (ii, 160), célèbre la puissance 
d'ïndra et lui rend grâces de sa protection, souve- 
raine. En même temps il glorifie sa race d'avoir 
étendu l'autorité et agrandi le domaine de son dieu, 
et en retour il demande à ce dernier de l'aider, de 
le défendre toujours dans l'avenir et de le combler 
encore des richesses des Dasyus. 

A ce sentiment de propagande intéressée, qui dans 
les races primitives met la religion au service de la 
convoitise, se mêle toujours dans l'Arya la conscience 
de sa supériorité physique et morale. Ce n'est pas 
seulement avec haine, c'est encore avec dédain que 
les poètes védiques parlent de ces hommes difformes 



— 142 ■— 

et de peu d'intelligence. Et cela se conçoit aisément. 
En efifet ce n'est pas les inventions utiles et les arts 
empiriques qui font la supériorité d'un peuple sur 
un autre : combien de temps n'avons-nous pas vu et 
reconnu que les Chinois l'emportaient sur nous dans 
un grand nombre d'industries, alors que la science 
n'avait pas encore porté les nôtres au point de per- 
fection où elles sont parvenues ? Et pourtant dès 
que nous avons eu en Europe quelques notions 
exactes sur les hommes de l'extrême Orient, nous 
avons senti que nous leur étions supérieurs au moral 
comme au physique. Cette supériorité primordiale, 
les Aryas se l'attribuèrent dès leur arrivée dans 
l'Inde, et avec raison, quoique l'industrie des Orien- 
taux fût probablement plus avancée que la leur. 
Mais l'idée religieuse, ou pour mieux dire l'ensemble 
de la doctrine sacrée, dans laquelle se concentrait 
alors et pour longtemps toute la science, montrait 
dans la race blanche une force intellectuelle native 
incontestable. Les Grecs conservèrent longtemps 
aussi le sentiment de leur supériorité originelle , 
l'exprimant par ces mots : « il n'est pas juste que le 
barbare l'emporte sur l'Hellènel » Platon en fit la 
théorie et il donne les signes physiques auxquels on 
pouvait la reconnaître. Le Vêda est la preuve mani- 
feste que les Aryas remportaient en effet sur leurs 
ennemis : car indépendamment de sa valeur histo- 
rique, ce Recueil d'hymnes est un monument unique 
dans tout l'Orient; et, par la beauté, la profondeur 



— i43 — 

etl'élévation de ses doctrines, il ressemble à un temple 
grec au milieu des constructions de la barbarie. 

Le mot ârya n'a jamais cessé dans l'Inde d'avoir 
le sens de noble ; rien n'indique positivement qu'il 
vienne de la racine ar, qui chez les gréco- latins 
signifie labourer. Le mot ekre des Allemands, qiii 
s'écrivait ère dans l'ancienne langue germanique, 
semble être le même que le mot ârya, et a le même 
sens que lui ; on le retrouve probablement sous sa 
forme primitive dans le nom du héros germain, 
que les Romains appelaient Arminius, c'est-à-dire 
Ermann. Il est permis aussi de le reconnaître dans 
un grand nombre de noms propres appartenant à 
l'Europe ancienne et moderne ; enfin il est le nom 
générique de toute la partie non sémite des hommes 
blancs de l'Asie occidentale. Or toutes les fois que 
le mot ârya, dans toutes ces contrées et jsOus toutes 
ses formes, est le nom qu'un peuple se donne à 
lui-même, ce peuple s'attribue en même temps sur les 
autres hommes une supériorité qu'il regarde comme 
incontestable. Le fait n'est donc pas propre aux Aryas 
du sud-est dans leurs rapports avec les races jaunes 
de l'Orient; il peut être constaté chez les autres 
peuples indo-européens , et signale par conséquent 
une disposition fondamentale et originelle de nos 
ancêtres et de leurs descendants. 

Selon nous, cette prétention est suffisamment jus- 
tifiée par l'histoire du monde entier; il ne nous 
semble pas que l'on puisse raisonnablement con- 



— 144 — 

tester la noblesse physique et morale de la race 
aryenne en face des autres branches de l'humanité : 
non pas même en face des Sémites, puisque, soit 
dans l'antiquité, soit dans les temps plus modernes, 
ce que ces derniers ont apporté à la civilisation du 
monde a dû , avant de la servir noblement , être 
transformé par le génie des aryens. 

Toutefois le Vêda nous montre, dans le dévelop- 
pement pratique de cette idée, une conséquence sur 
laquelle il est au moins permis de discuter : car il 
est difficile d'établir philosophiquement que la supé- 
riorité physique et morale, même la mieux cons- 
tatée et la mieux reconnue, donne à une race le droit 
d'en dominer entièrement une autre, de l'expro- 
prier, de l'asservir, de la reléguer ou de la transpor- 
ter dans une autre contrée, dans un âpre séjour, 
sous un climat inhospitalier. C'est ce que firent les 
Aryas védiques ; c'est ce qu'ont fait tous les peuples 
conquérants; c'est encore la question qui agite les 
populations du Nouveau-Monde, où nous la retrou- 
vons presque sous la même forme quoique dans 
d'autres conditions. 

Le fait de la conquête et du dépouillement, sinon 
de l'usurpation, est donc à l'origine de toutes les 
sociétés : les races noires ou jaunes l'ont accompli 
avec une violence sauvage et sans prétexte ; les Aryas 
du sud-est ont conquis le Saptasindu, et plus tard 
la presqu'île du Gange, au nom de leurs dieux et en 
vertu du droit des nobles ; les modernes exécutent le 



— 145 — 

fait en discutant le droit. Dans l'Inde gangétique, 
où, après la période du Vêda, continua de s'étendre 
la conquête aryenne, la soumission des races jaunes 
et noires eut pour conséquence leur isolement dans 
la société brahmanique ; de la grande doctrine fon- 
dée sur le Vêda, elles n'eurent que les notions les 
plus infimes, les superstitions ; retranchées du culte, 
privées des sacrifices, elles demeurèrent un objet de 
mépris pour les castes supérieures. La loi religieuse 
défendit à ces dernières de contracter mariage 
avec les hommes d'une couleur jaune ou noire: 
et les signes caractéristiques de la race noble furent 
énumérés et décrits avec une extrême précision. 

L'institution des castes, aujourd'hui fortement 
attaquée au nom de la religion chrétienne, qui ne la 
connaissait pas lorsqu'elle fut constituée elle-même 
dans les conciles, et au nom d'une philosophie va- 
gue qui ne tient point compte de l'histoire, est en 
germe dans les Vêdas et y marque déjà la séparation 
des races. Elle a sauvé les Aryas,- et avec eux la civi- 
lisation de l'Orient ;' leur petit nombre ea effet n'eût 
pas tardé à disparaître dans le flot immense des races 
inférieures, s'ils n'eussent maintenu, par les moyens 
les plus énergiques, la pureté de leur propre sang. 
Qu'eussent-ils gagné à perdre « la semence choisie 
de leur noble race dans des matrices d'Asuras » pour 
parler le langage des brahmanes? L'Orient n'eût vu 
naître ni la haute civilisation de l'Inde, ni sa philo- 
sophie, ni sa littérature ; la révolution pacifique du 

10 



— 14e — 

Buddha eût été impossible, réyolution salutaire^ qui 
s!étendit, sur presque toute l'Asie, adoucit lés race» 
inférieures elles-mêmes et en éleva une partie à la 
dignité morale des Aryas. 



CHAPITRE VI 



LES AUTEURS — LES ÉPOQUES 



Quel est Fauteur du Yêda? Les hymnes sont-ils 
tous du même auteur? S'il y en a plusieurs, leurs 
noms sont-ils connus, sont-ils tous également au- 
thentiques? Est-il possible d'établir dans le Vêdà 
une sorte de chronologie, et d'apercevoir un déve- 
loppeniéiit primitif quelconque dans l'esprit aryen , 
tel que le Vêda nous le fait connaître? '. Ai^ 

Je ne m'arrête pas, je Fâvoue, à discuter ici tou- 
chant la personne et la réalité de T^«5à, auquel lès 
Iridiens des teriaps postérieurs ont attribué les Hym- 
nes. Ce Collecteur est un personnage téllèpaent 
surhumain et tant d'œuvres sont attachées à son 
nom, qu'il n'y a pour nous véritablement dans cette 
question aucun intérêt réel; autant vaudrait discuter 
sûr là personnalité historique d'Indra ou de Jupiter. 
Du reste, il n'est nullement fait mention de lui dans 
le Recueil des hymnes. 

Ce recueil soulève une question d'une importance 
beaucoup plus grande ; c'est celle de soii jaiithenti- 
cîté en général. Nous allons indiquer les pfihcipàùx 
élémeiits de là sdlùtiori. 



7< 



148 — 



I. 



De tout temps l'Inde a regardé le Vêda comme 
son Ecriture sainte : ce livre joue dans la civilisation 
religieuse de cette contrée wa rôle analogue à celui 
des livres mosaïques chez les Hébreux, de l'Evangile 
chez les Chrétiens, de l'Avesta chez lesMazdayaçnas. 
Certes, il y .a là une présomption très-forte en fa- 
veur de l'authenticité du Vêda : car toutes les raisons 
que l'on peut apporter pour établir l'authenticité 
générale des livres saints que nous venons de nom- 
mer, ont une égale valeur appliquées à l'Ecriture 
sainte des Indiens. Il est notamment un raisonne- 
ment très-simple qui peut toujours se produire en 
pareil cas. Ou le livre dont il s'agit est le plus anti- 
que monument sacré de la nation, ou il a été précédé 
de quelque autre. Si cet autre est d'accord avec le 
livre reconnu, c'est lui qui est le fondement de ce 
dernier et qui par. conséquent est le vrai Livre saint; 
si les deux livres sont en désaccord sur quelque point 
essentiel, le second est alors un livre<réformatèur, 
et deux doctrines religieuses se sont succédé. Ce 
dernier cas s'est présenté en Occident, puisque la 
Loi nouvelle, annoncée par l'Evangile, a succédé à la 
Loi mosaïque en la modifiant dans son essence ; les 
deux livres coexistent aujourd'hui ; mais; la Bible est 
le point de départ et la préparation de l'Evangile qui 



— 149 — 

est lui-même le véritable fondement de la Foi 
chrétienne. Par un phénomène analogue, mais plus 
complexe, le Koran a prétendu réformer à la fois la 
Bible et l'Evangile, en dénaturant et en gâtant l'un 
et l'autre. La Foi [Çradââ) des peuples de l'Inde a 
éprouvé, comme on le sait, une réformation ou pour 
mieux dire une révolution du même genre, lorsque 
le Buddha vint prêcher une doctrine qui l'attaquait 
dans quelques-unes de ses parties constitutives. Mais 
longtemps avant le buddhisme, et depuis, soit pen- 
dant qu'il existait dans l'Inde à côté du brahma- 
nisme, soit après l'expulsion des réformateurs, le 
Vêda a été reconnu par les Indiens comme le fonde- 
ment primitif de leurs croyances. Ce livre est donc 
le premier dans l'ordre des temps, comme il l'est 
dans l'ordre de la Foi . 

L'examen des ouvrages indiens oii il est traité de 
matières religieuses démontre, de la manière la plus 
complète, l'authenticité générale du Vêda. Ces ou- 
vrages sont de deux sortes, les uns orthodoxes, les 
autres hétérodoxes ou s'écartant à un degré quel- 
conque de la doctrine canonique. Parmi les pre- 
miers, en remontant l'ordre des temps, on trouve 
les Puranas, le Harivança, Manu, etc., qui se rap- 
portent à cette classe d'écrits orthodoxes mais non 
canoniques, compris sous le nom de smriti, puis les 
ouvrages en langue védique, antérieurs aux livres 
sanscrits en général, et qui portent le nom ^Qsûtras 
et de brâhmanas. Tous ces ouvrages reconnaissent le 



— 150 — 

Vêda ppiir le monuxnent primitif de l'Inde brahma- 
nique et pour Je fondement de sa constitution ; ils 
le nomment sans cesse, ils le citent, le déyeloppent, 
le commentent , l'appliquent , le prennent, en un 
mot, pour leur suprême et unique autorité. Il est 
donc antérieur à tous ces ouvrages. Parmi les écrits 
hétérodoxes et dissidents, ou simplement critiques, 
citons en seulement quelques-uns, pris aux princi- 
pales époques de l'Inde brahmanique. La £'a^at;ac?-r 
gîta ou le chant du Bienheureux Kriêna, quoique lu 
par un grand nombre de personnes pieuses, n'est 
cependant pas absolument orthodoxe : il critique le 
Vêda, il en attaque parfois l'autorité ; il le raille 
même ; il le suppose donc. Or il y a des raisons très- 
sérieuses de croire que ce chant a été composé peu 
de temps après la' venue du Budda, dans un moment 
où les prédications des apôtres buddhiques agitaient 
les castes inférieures et les détournaient de leurs 
fonctions pour ainsi dire légales. 

Cette révolution morale , qui tendait à devenir 
politique, s'opérait dans une société non-seulement 
antique, mais encore parvenue à une sorte d'affais- 
sement et de dissolution ; or cette société, dont le ta- 
- bleau peu flatteur est contenu dans les écrits buddhi- 
ques, n'est autre que la société brahmanique fondée 
tout entière sur le Vêda. Il est donc incontestable quç 
le yêda est antérieur d'un grand nombre d'années à 
la venue de Çâkya-inuni, qui eut lieu dans le septièine 
siècieavantnotreère.LesdoctrinesdeceSagen'étaient 



pas nées subitement et n'avaient pas éclaté dans le 
monde brahmanique comine une apparition sou- 
daine et imprévue. Outre que les révolutions reli- 
gieuses sont toujours préparées de longue main, 
nous savons que celle du Budda procédait du 
même esprit qui avait fait naître longtemps aupara- 
vant la philosophie •SmiUya et se rattachait ainsi, 
par ses doctrines métaphysiques , aux noms de 
Patanjali et de Kapila. Mais ces doctrines, que sont- 
elles au. fond, sinon une tentative de la raison 
individuelle d'échapper au dogme imposé par l'auto- 
rité brahmanique, et de conserver le droit d'inter- 
préter librement le Vêda? La doctrine de ces philo- 
sophes , qui furent comme, les Abailard de leur 
temps, nous signale un grand courant d'idées, au- 
quel l'Inde n'a pas plus échappé que les nations 
modernes de l'Europe. D'où peut naître ce mouve- 
ment d'idées, pour ainsi dire excentrique? Ne sup^ 
pose-t-il pas évidemment un courant principal dont 
il n'est qu'une dérivation? Et pour qu'une telle 
dérivation puisse se produire, ne faut-il pas qu'une 
sorte d'obstacle et de force latente oblige le grand 
fleuve à se diviser et à épancher en quelque sorte 
une partie de ses eaux? Cet obstacle, quel est-il, si 
non Fautorité, qui tend toujours à resserrer les es- 
prits dans le lit uniforme dont elle établit les rives? 
Et quelle est cette force cachée, sinon l'esprit indi- 
viduel , qui , apportant au courant principal le 
contingent toujours nouveau de ses propres ré- 



-- 152 — 

flexions, le grossit d'abord, puis s'en sépare et coule 
enfin en mille ruisseaux divergents? . 

Quelle erreur de regarder l'Inde comme le pays 
de l'immobilité, et de l'assimiler en cela à la \ieille 
Egypte ! Pour nous, nous ne croyons même pas que 
la terre du Nîl n*ait vu s'agiter dans son peuple 
aucunedoctrine ; car la même force d'esprit qui chez 
les ancêtres a produit une première fois les dogmes 
religieux, se rétrouve Chez les descendants pour 
discuter et agrandir au besoin l'œuvre des pères. 
C'est du moins ce que nous voyons aujourd'hui s'être 
produit dans l'Inde avant le buddhisme et après lui. 
Lorsque Jes auteurs du Sânkhya se séparèrent de la 
doctrine commune et commencèrent à rompre avec 
l'orthodoxie , c'est que celle-ci existait déjà : 
et si elle s'appuyait sur une doctrine fondamentale 
et invariable, c'est qu'il y avait déjà une autorité 
antique et reconnue, et un livre qui en était le dépo- 
sitaire, le monument et le témoin.' Ce livre, nous le 
savons, c'est le Vêda. L'authenticité générale du 
Recueil est donc prouvée par le développement reli- 
gieux et philosophique de l'Inde, pris dans son 
ensemble. 

Dans un tout autre ordre de faits, qui se 
déroule parallèlement au mouvement rdîgieux, une 
preuve se rencontre, non moins convaincante, de 
l'authenticité du Vêda. Nous voulons parler des œu- 
vres proprement littéraires des Indiens : elles sont 
nombreuses, variées ; elles ne se sont pas produites 



— 153 — 
toutes à la fois ; elles composent un vaste corps, qui 
a été grossissant pendant des siècles dont il est im- 
possible de fixer le nombre. Selon toute apparence, 
pour ne rien dire de plus, les drames sont \enus 
après l'épopée, ainsi que les poésies lyriques ; et dans 
les épopées, la critique a deux parts à faire : l'une 
comprenant les longues et nombreuses additions 
faites par des brahmanes aux poèmes primitifs ; l'au- 
tre ne comprenant que les parties les plus antiques 
de ces poëmes. Si l'on reconnaît, en lisant les épo- 
pées, que dans toutes leurs parties il est fait allusion' 
au Vêda, comme au fondement sacré de la société 
indienne , fondement antique et vénéré , on sera 
conduit à admettre que les Hymnes existaient avant 
la naissance même des épopées. Or il ne peut s'élever 
aucun doute à cet égard. En effet, quelque considé- 
rables que l'on suppose les interpolations du Râ- 
mâyana ou du Mahâ6ârata, il est constant que les 
doctrines émises dans les parties les plus authenti- 
ques et les plus anciennes de ces poëmes sont védi- 
ques; que la société qu'elles décrivent est brahma- 
nique et fondée sur le Vêda ; que ce livre était dès 
cette époque l'Ecriture sainte ; que non-seulement il 
était la base de la religion et de la société, et l'objet 
de la Foi, mais que le plus grand mérite des brah- 
manes et des xattriyas était d'avoir lu le Vêda, de 
le savoir et d'en faire la règle de conduite pour la vie 
publique et la vie privée. Le Vêda obtenait ainsi, dès 
l'origine des épopées, les respects que peut seul 



— 1S4 — 

attendre des hommes un monument déjà ancien. 
Les événements racontés dans les épopées méri- 
tent aussi d'entrer en compte dans le sujet qui nous 
occupe. Il est en effet digne de remarque qu'aucun 
d'eux n'est signalé dans le Vêda, non pas même dans 
les hymnes reconnus pour être les plus récents. 
Cependant les hymnes ne sonf pas des poésies de 
cabinet ou de purs chants d'église dont l'auteur ne 
songe nullement à ce qui se passe dans la société oii 
il \it. Toujours mêlés aux choses de la vie réelle, ils 
en sont les échos : la guerre et la paix, le labour, le 
soin des troupeaux, les voyages, le mariage, la mort, 
sont les objets les plus fréquemment chantés par le 
poëte : il nomme ses prêtres, ses amis, sa famille, 
lui-même; il raconte parfois des actes de sa propre 
vie ; il parle des rajas, des hommes riches, des chefs 
de guerre, avec qui il est en relation ; et s'il s'agit 
de quelque événement un peu ancien, il ne néglige 
pas de le rappeler, soit pour bénir les dieux protec- 
teurs, soit pour montrer les effets de leur colère. 
Or voici deux événements qui peuvent compter 
parmi les plus considérables de l'histoire du monde, 
la grande expédition de Râma-éandra vers le sud, 
et la guerre des Kuru-panèâlas dans le nord-ouest. 
Le premier, postérieur à l'autre, n'est rien moins 
que la conquête de l'Hindustan par les Aryas, leur 
arrivée au promontoire extrême de la presqu^île, et 
leur passage dans l'île de Ceylan, à laquelle ils ont 
donné le premier nom connu dans l'histoire , 



— 135 — . 

Tamraparm (Taprobane) . Le second est une guerre 
intestine de^ Aryas, dgnt l'objet principal était la 
domination d!une dynastie royale et antique sur la 
contrée entière occupée par eux. Cette lutte prend 
des proportions gigantesques : le droit public, ses 
principes fondamentaux , la religion même , dans 
une certaine mesure, sont intéressés dans l'issue de 
la guerre. Il est difficile que de plus grands événe- 
ments s'accomplissent dans l'histoire d'un peuple. 
Or ni l'un ni l'autre n'est mentionné dans le Vêda, 
même par une faible et rapide allusion. Il nous 
semble donc impossible que le Vêda ne soit pas 
antérieur à ces événements. 

Ici peut se placer un fait important, s'il vient à 
être scientifiquement établi, comme il est à penser 
qu'il le sera. Ce fait intéresse particulièrement les 
personnes qui s'occupent de la Bible et de l'histoire 
des peuples sémitiques. Les noms des objets que les 
Sémites allaient chercher en Orient et qui sont 
consignés dans les écrits du roi Salomon, sont des 
mots sanscrits. Ainsi, entre les années 1016 et 976 
qui marquent le commencement et la fin du règne 
de ce prince, les Aryas étaient parvenus aux rivages 
de la mer du sud ; ils y étaient assez complètement 
établis pour que les objets de production eussent 
reçu d'eux les noms adoptés par le commerce mari- 
time- L'expédition de Râma est donc antérieure à 
cette époque; et l'on peut même admettre qu'un 
assez grand nombre d'années s'étaient écoulées entre 



— 1S6 — 
ce héros et le règne de Salomon. Celte conclusion 
est singulièrement confirmée par le fait signalé ci- 
dessus, qu'il n'est point question de la mer dans le 
Rig-Vèda puisque la mer n'y est ni décrite, ni sym- 
bolisée. Il en résulte, en effet, qu'à l'époque des 
derniers hymnes, le roi Salomon n'existait pas en- 
core, et qu'ainsi ces chants ont précédé son règne. 
Cela s'accorde parfaitement avec cet autre fait que les 
hymnes ont été composés dans le Saptasinâu, lors- 
que les Aryas s'avançaient par étapes vers le sud-est 
et -touchaient à peine aux rives de la Sarayû. 

Si le synchronisme que nous venons de rappeler 
est réel, on peut reporter sans crainte à plusieurs 
siècles avant Salomon la fin de la période védique, 
puisque les deux grands événements épiques sont 
antérieurs à ce prince et postérieurs au Vèda. Cet 
intervalle de temps s'accxoît encore si l'on considère 
la tradition relative à Paraçu-Râma. Ce fils de Ja- 
madagni est donné par les livres brahmaniques 
comme fort antérieur à Râma-éandra , qui en est 
une incarnation : assertion qui ne semble pas avoir 
été émise arbitrairemefit par les épiques et les my- 
thographes. En effet, le rôle attribué par toute la 
tradition Indienne à Paraçu-Râma n'est possible que 
si on le suppose de beaucoup antérieur à l'expédi- 
tion du Sud. Cette conquête, s'étendant sur une 
grande surface de pays, habitée par des races d'hom- 
mes qu'un long séjour y avait acclimatées, n'a pas 
été, comme celles de certaines hordes barbares, une 



— 487 — 

apparition soudaine el passagère : l'expédition dont 
Râma-éandra est le chef indiqué par une tradition 
constante, devait être et fut effectivement suivie de 
l'établissement définitif des Aryas. Elle suppose que 
le nombre de ces derniers , éYidemment très-res- 
treint dans le Vêda, s'était beaucoup accru. Elle" 
suppose en outre une société régulièrement orga- 
nisée et soumise à un gouvernement constitué d'une 
maiiière définitive. Le grand acte de Paraçu-Râma, 
que la tradition antique, conservée jusqu'à nos jours 
et reproduite sous mille formes variées, nous repré- 
sente comme l'extermination des xattriyas, est ac- 
compagné de circonstances très-significatives, d'où 
il résulte que la société brahmanique était alors en 
voie de se constituer; que les pouvoirs n'étaient pas 
encore bien définis; que les fonctions des castes 
tendaient à empiéter les unes sur les autres ; que le 
pouvoir militaire des rajas était en état de lutter 
contre le pouvoir spirituel du sacerdoce, sans que 
l'on sût encore lequel des deux remporterait la vic- 
toire. On peut faire abstraction de tout le mer- 
veilleux poétique dont la personne et l'œuvre de 
Paraçu-Râma ont été entourées, et, réduisant la 
tradition au fait réel, qui en forme le fond et qu'il 
serait peu critique de supprimer entièrement , voir 
dans ce héros ce que les Indiens ont constamment 
vu en lui, l'organisateur des castes, le vrai fondateur 
de la société brahmanique. Les Indiens ont donc 
raison de dire qu'il a précédé de beaucoup d'années 



— 158 — 

le héros du Râmâyanay qui lui-mêtnie est, selon tôtité 
vraisemblance, antérieur au régne de; Sàlomï)n; ÔP; 
Paraçu- Marna n'est pas nommé dans les Hymiiês 
duRig-Vêda : bien plus, il n'y^ est fait aiicUnë allu- 
sion à la lutte des xattriyas et des brahmanes. Ellïl 
esf donc postérieure au Rig^Vêdàl 

La tradition donne pour j^ère à Paraçù-Râiiis^ 
Jarriadagni, neveu de Viçwâmitra,' de la famille dé' 
jB'ara?tt. Or, Viçwâmiirà est reconnu p^ôur être Uïï 
des plus récens auteurs du Vèda;le Recueil contient 
dé lui un grand nombre d'hyianes, remarquables' 
entre tous par la personnalité dé l'auteur, qui s'y 
fait continuellement sentir, et par une ' animosité 
souvent très-visible contre un rival qui n'est point 
nommé: Ce rival, la tradition indienne le nomme : 
c'est Tflmïâ!. Lès hymnes nombreux qui nous sOnt 
parvenus sous son nom, invoquent souvent les dieux, 
contre un ennemi privé, qui décrie ses sacrifices et 
qui use contre lui de sa richesse et de son pouvoir. 
La 'haute influence et la grande fortune de Viçwâ- 
mîtra sont célèbres dans les traditions, ainsi que là' 
guerre d'extermination que Pctraçu-Ramâ fit aux 
enfants de Yasisïa, Sur tous ces points essentiels 
la tradition est parfaitement d'accord avec elle-même 
et avec les hymnes védiques, attribués aux deux 
rivaux et à leurs descendants. Il y a donc toute 
apparence que ce fut au sortir dé la période du Vêda' 
qu'eût lieu la grande lutte des xatti-iyas et des brâh- 
maties-, à laquelle le' terrible héros; fils de Jama- 



— r59 — 

dagni^niit unstermei'Cela mêiûe- expliqué •cômtûént- 
il) se fait que 'ce personnage né sbit pas- tiômiaédàn^ 
leVêda. 

On peïit's'^xpliquer: aussi de mêmej que Paraçu- 
Râma et k' lutte herculéenne qu'il soutint contré^ 
lés rois; n'aient pas fourni le sujet d? une épopée-, don# 
il- semble qvre tous les personnages pouvaient être 
donnés par l'histoire. Il se peut en effets que cette 
lutte, d'oîi là constitution brahmanique est sortie, 
se soit trouvée trop voisine du temps des hymnes 
et trop éloignée des temps épiques pour donner 
li^u à un grand poëme sanscrit* Quelque chose d'a- 
nalogue eut lieu chez les anciens Grecs, oii, en effet, 
une longue suite d'années paraît s'être écoulée entre 
les derniers hymnes orphiques et les premiers aèdes 
homériques; les traditions gréco-asiatiques nous 
présententles faits relatifs à Orphée et aux autres 
prêtres-^poëtes, comme ayant eu lieu longtemps avant 
la guerre de Troie, dont le cycle fut le grand sujet 
des aèdes; Nous n'attachons pas à ce rapprochement 
plus d'importance qu'il n'en mérite : d'autant plus 
que les vieilles traditions indiennes, en elles-mêmes 
beaucoup plus concordantes que celles des Grecs, 
reçoivent des hymnes du Vêda une lumière qui n'a 
point son analogue dans l'antique histoire des Hel- 
lènes et des Pélasges. 

Ainsi, de quelque manière que; soit aborbée l'au- 
thenticité générale et l'antiquité relative du Rig- 
Vêda, la conclusion le place toujours à l'origine de la 



— 460 — 

société indienne, avant la constitution définitive 
des castes, avant tout développement philosophique, 
littéraire ou religieux, des Aryas du sud-est. 

Nous savons, sans pouvoir fixer aucune date pré- 
cise, que le texte. des Hymnes fut arrêté de très- 
bonne heure ; qu'ils furent recueillis dans la période 
du moyen âge au temps des BrâhmanaSy et que, dès 
ce temps, le Vêda ou la Sagesse, comme on l'appe- 
lait, fut la Sainte écriture de l'Inde. C'est durant 
cette période, dans les assemblées sacerdotales, que 
les Hymnes devinrent l'objet de commentaires et de 
développements considérables, dont l'ensemble fut 
compris, avec le Vêda lui-même, dans le corps des 
livres canoniques nommé çruti. A partir de ce 
temps, fort reculé comme on le voit, toute altéra- 
tion de quelque importance dans le texte des Hymnes 
devint impossible. On ne saurait assez admirer le 
respect avec lequel ce texte s'est transmis de siècle 
en siècle dans les familles sacerdotales de l'Inde. 
L'ensemble des données fournies sur ce point par les 
livres et par les traditions encore vivantes est tel, 
qu'il est impossible d'élever aucun doute sur l'au- 
thenticité générale du Vêda. 



IL 



Les Hymnes, ainsi recueillis et fixés dans leur 
texte, nous ont été transmis avec les noms de leurs 
auteurs, parmi lesquels celui deVyâsa ne se ren- 



— 461 — 

contre pas. Le nombre des poètes du Rig-Vêda est 
considérable ; il n'est pas inférieur à trois cents. 
Nous pouvons établir entre eux trois catégories : ceux 
qui se nomment eux-mêmes dans leurs hymnes, 
ceux qui sont nommés par d'autres comme plus 
anciens ou comme contemporains, enfin les auteurs 
fictifs. 

Il n'y a aucun doute sérieux à élever sur la réalité 
des premiers, puisque les raisons qui établissent 
l'authenticité générale du livre leur sont applicables 
de tout point. D'ailleurs, l'Hymne présente, dans sa 
forme mesurée et rhythmée, un tissu compacte dans 
lequel il n'eut pas été facile d'intercaler des vers 
s'accordant avec l'ensemble, ne brisant pas la suite 
des idées, ne blessant pas la quantité des syllabes, 
et contenant le nom supposé d'un auteur imaginaire. 
Les hymnes qui nomment ainsi leur poète sont nom- 
breux dans le Recueil ; ils peuvent servir de base à 
la critique et de point de départ pour discuter l'au- 
thenticité des autres. 

Uy a un certain nombre de poètes, et ce sont en 
général les plus récents, auxquels un nombre d'hym- 
nes plus ou moins grand est attribué. Un auteur ne 
se nomme pas dans tous ses hymnes; mais comme 
il se nomme généralement dans quelques-uns, il 
est possible, par des comparaisons judicieuses, 
de reconnaître si les autres lui appartiennent en 
réalité. La critique a pour cela plusieurs moyens. 

Par exemple, la répétition de certains versets ou dé 

a 



— 162 — 

formules identiques, dans des hymnes où l'auteur se 
nomme et dans d'autres où il ne parle pas de lui- 
même, peut faire présumer que ces derniers sont 
en effet son ouvrage. Cette supposition peut se trou- 
ver confirmée par une même manière de penser ou 
de parler, clairement reconnue. Car il y a dans les 
hymnes du Véda une personnalité poétique beau- 
coup plus sensible que dans l'Epopée. Celle-ci 
étant, pour ainsi dire, l'œuvre. d'une ou même de 
plusieurs générations de poètes, elle est comme 
impersonnelle ; l'auteur s'y trouve presque entière- 
ment effacé. Il n'en est pas de même des Hymnes : 
les poètes, qui étaient en même temps des pères de 
famille, et qui composaient leurs chants pour une 
assemblée restreinte et souvent pour une circons- 
tance très-déterminée, y mettaient beaucoup du 
leur; et leurs sentiments propres s'y font jour d'une 
manière évidente. Comme le Sacrifice était le lieu 
solennel où le prêtre exposait le plus avantageu- 
sement ses idées à ses auditeurs, l'Hvmne en est 
l'expression la plus haute, la plus énergique et la 
plus propre à rester gravée dans l'esprit des géné- 
rations nouvelles. Les épopées antiques, quoique 
venues après les hymnes, se font remarquer par 
la naïveté du langage et l'absence à peu près 
complète de style. L'Hymne védique est une œuvre 
de style au plus haut degré. Que l'on compare 
seulement les hymnes de Dîrgatamas avec ceux de 
Vâmadêva ou de Yasista, l'on sera aussitôt con- 



— 163 — 

vaincu de ce fait littéraire important , et l'on 
comprendra combien le caractère des œuvres poé- 
tiques' est étroitement lié aux circonstances où 
elles se produisent. Le style est à son tour un 
moyen fort utile pour établir Fauthenticilé des 
œuvres poétiques. Ce moyen est surtout précieux 
pour le sujet qui nous occupe : en effet, dans les 
temps de décadence littéraire, lorsqu'il est difficile 
à un homme d'avoir un style à soi, parce que toutes 
les formes de style ont été essayées et usées, on s'ap- 
plique à écrire et à penser conformément à la meil- 
leure tradition nationale ; on se modèle sur une 
école ou sur un auteur ; et, à force de vouloir bien 
écrire sa propre langue, on arrive à n'avoir point de 
style. Mais dans ces temps primitifs de la poésie, où 
nulle école n'existe, la pensée individuelle a toute 
sa vigueur native. Pareille à ces plantes du midi 
qu'une sève puissante et un soleil vivifiant font croître 
dans leurs formes pleines et originales, bien diffé- 
rentes de celles que la main du jardinier a éla- 
guées, amoindries, transformées : elle naît et croit 
d'elle-même, conforme au génie du poëte qui Fa 
conçue, pleine, pour ainsi dire, d'une senteur qui 
lui est propre et qui la décèle toujours. 

Tels sont les signes intrinsèques auxquels la criti- 
que peut reconnaître les hymnes de chaque poëte 
d'après ceux où il s'est nommé lui-même. Mais les 
moyens extérieurs ne doivent nullement être dédai- 
gnés. Nous avons vu tout à l'heure que le texte des 



— 164 — - 

Hymnes a été fixé de très-bonne heure et que depuis 
lors aucune altération importante n'a pu s'y pro-^ 
duire. Or c'est à cette même époque, évidemment, 
que les noms des auteurs y furent ajoutés et qu'il se 
fit une sorte de classement dans le Recueil tout 
entier. Cette opération ne peut pas avoir été faite 
longtemps après la période des Hymnes, puisque 
celle qui la suivit immédiatement fut remplie par 
des écrits considérables qui tous portaient sur le 
Vêda et dont les auteurs ne pouvaient discuter que 
sur des textes arrêtés et reconnus pour authentiques. 
Le canon de la Sainte-Ecriture dut donc être lui- 
même fixé de très-bonne heure, avec les noms des 
auteurs auxquels les hymnes étaient attribués. 11 
resterait à savoir sur quel fondement les collecteurs 
du Vêda se sont appuyés pour faire cette répartition. 
Le Vêda lui-même nous répond en beaucoup d'en- 
droits. Les hvmnes se transmettaient dans les fa- 

u 

milles, dès l'origine de la période védique ; les fils 
chantaient les hymnes des pères et en composaient à 
leur tour, lorsque le dieu les inspirait ; les familles, 
en se divisant, multipliaient les centres oii se con- 
servait l'héritage poétique reçu des ancêtres, qui 
allait ainsi s'étendant et grossissant. Lorsque, dans 
le cours de la période, les familles aryennes se livrè- 
rent, les unes spécialement au commerce, d'autres 
à la guerre et au gouvernement, il se forma aussi 
des familles sacerdotales et même de petites églises, 
où les hymnes antiques furent conservés comme un 



— 165 — 

dépôt sacré des Aryas. Lorsque les Aryas se consti- 
tuèrent politiquement, et qu'une doctrine religieuse 
uniforme et orthodoxe fut devenue un vrai besoin 
national, ces mêmes chefs de famille, qui conser- 
vaient chez eux les hymnes de leurs pères, n'eurent 
pas de peine à les mettre en commun et à les réunir 
au corps du Véda. Ainsi s'explique que le plus grand 
nombre des chants védiques se soient transmis de 
génération en génération jusqu'à nous , avec les 
noms des poëtes qui en avaient été les auteurs. 

Nous voyons en effet que beaucoup d'entre ces 
auteurs sont rangés par la tradition dans un petit 
nombre de familles sacerdotales, dont le passé était 
fort long et l'ancêtre primitif quelquefois idéal ou 
fictif. Tels sont, avec leurs descendants, B'rigu, 
Atri , B'arata , Angiras , Kaçyapa. Nous voyons 
aussi que les auteurs les plus récents sont ceux dont 
nous possédons le plus grand nombre d'hymnes : 
tels sont Yiçwâmitra , Yasista , B'aradwâja. 

On conçoit aisément, et c'est là un fait con- 
stamment redouté des Aryas brahmaniques, que 
beaucoup d'hymnes antiques aient été perdus lors- 
que les familles s'éteignaient dans les enfants mâles. 
En effet, quoique les femmes partageassent avec les 
hommes les soins du sacrifice , et que plusieurs 
d'entre elles aient composé des hymnes qui sont 
parvenus jusqu'à nous, cependant, lorsqu'une fille 
se mariait, elle adoptait les sacrifices de sa nouvelle 
famille et n'y apportait pas les siens. C'est donc par 



— 166 — 

les mâles que l'hymne se transmettait à travers les 
générations; et quand les mâles faisaient défaut, 
l'hymne antique était condamné à périr. Car on ne 
doit pas oublier, et le Vêda nous en donne plusieurs 
fois la preuve, que c'était par l'audition et par la 
mémoire que s'opérait la transmission des hymnes. 
L'écriture n'était point encore en usage chez les 
Aryas. 

Lors donc que l'on vint à recueillir les hymnes . 
dispersés dans la mémoire des hommes, beaucoup 
se trouvèrent comme isolés, là où les familles n'a- 
vaient point ajouté à l'héritage poétique de leurs 
ancêtres ou l'avaient presque entièrement laissé se 
détruire. L'on peut s'expliquer ainsi comment un 
assez grand nombre de noms ne se trouvent attachés 
qu'à un ou deux hymnes, tandis que certains auteurs 
ont laissé de véritables recueils. Ces auteurs peu 
féconds ou presque perdus au temps de la recollec- 
tion canonique du Vêda, en sont-ils moins réels 
et leurs fragments moins authentiques? Pourquoi le 
seraient-ils? Et quelle raison avons-nous de croire 
que nous ayons été trompés à leur sujet, plutôt qu'au 
sujet de Yâmadêva ou de Vasisïa ? 

Toutefois il y a certainement, parmi les auteurs 
désignés, un certain nombre de noms fictifs et tout 
à fait imaginaires, ils sont généralement compris 
dans les derniers âètakas du Rig-Vêda. Nous allons 
en citer plusieurs : remarquons seulement que ces 
noms se rattachent en général à quelque dieu, ou à 



— 167 — 

un objet du culte, ou à une idée abstraite, prise 
parmi celles qui se rapportent le plus directement à 
la doctrine religieuse. Ainsi tel hymne où sont célé- 
brées les Yer tus d'Indra est attribué à Indra lui- 
même ou à un fils d'Indra, tel que Jaya (la Victoire) 
Sarvahari (celui qui est entièrement jaune), ou à 
l'épouse d'Indra, Saéî oxi Indrânî, ou aux Ondes 
[Apâs) mères d'Indra. Tel autre, où sont célébrées 
les vertus du feu sacré, est mis sous le nom d^Agm 
(le Feu) , ou de Dwita-aptya, de Trita-aptya, de 
Havirââna, de Yrihaddivay épithètes par lesquelles 
on désigne le feu lui-même. Or nous ne voyons 
pas qu'aucun des personnages réels cités dans les 
Hymnes, et ils sont nombreux, ait porlé le nom d'un 
dieu ou ait été désigné par un des attributs divins. 
On pourrait peut-être défendre la réalité de certains 
auteurs présentés comme enfants de Yivaswat l'âdi- 
tya, par exemple celle de Manu, quoique ce nom 
désigne ordinairement le père des humains, ou celle 
du fameux NâJyânêdista. Mais nous ne voyons pas 
comment il se pourrait que Yama, dieu de la mort, 
ou son épouse Yamî fussent jamais venus sur terre 
composer des hymnes. Et ici l'on ne saurait pré- 
tendre que ces noms, empruntés au panthéon védi- 
que, ont pu être donnés à certains enfants de race 
sacerdotale devenus plus tard des poètes; car la tra- 
dition entend bien parler des divinités elles-mêmes 
et non d'hommes ayant emprunté leurs noms. Ces 
auteurs sont donc fictifs. A plus forte raison devons- 



— 168 — 
nous ranger dans la même classe les noms abstraits, 
comme ceux de Çradââ (la Foi), Buda (lé Sage), 
Manyu (la Colère) , Kumâra (le Jeune) fils de Jara 
(le Vieux), Yak (la Parole sainte); ou bien Anila 
(le Vent) , /S^rama (la Chienne mystique), /w/m (la 
Cuiller du sacrifice), Çyêna (l'Epervier mystique), 
Caxus, l'œil, fils du Soleil ; ou enfin ces auteurs 
multiples d'un même hymne, tels que Agni, Caxus 
et Manu, les Agnis fils à^Içwara, les cinq Bisis, les 
sept i?2*s2s, les ceni Bîsù. Malgré la croyance géné- 
rale des Indiens dans la réalité de ces auteurs, la 
critique européenne ne consentira jamais à l'admet- 
tre, de peur de réaliser des abstractions. 

Il ne nous reste qu'à déclarer que ces hymnes sont 
parvenus aux collecteurs du Vêda, sans noms d'au- 
teur. Il est à remarquer que beaucoup d'entre eux 
ont un caractère de haute antiquité et certainement 
n'appartiennent pas aux derniers temps de la pé- 
riode. On conçoit en effet que si ces hymnes eussent 
été récents, les noms des poètes fussent plus aisé- 
ment parvenus jusqu'aux auteurs du recueil. Mais 
plus un poëte s'est trouvé ancien, plus il a dû arriver 
que ses œuvres se soient détruites avec sa descen- 
dance, et qu'au jour où l'on a voulu recueillir les 
Hymnes, quelques -uns des siens aient été conservés 
dans la mémoire de certains hommes sans qu'il ait 
été possible de dire son nom. 

Comment alors les Indiens se sont-ils crus auto- 
risés à le remplacer par le nom d'un dieu ou d'un 



— 169 — 

objet sacré ? C'est ce dont on peut se rendre compte 
par une connaissance, même élémentaire, de leur 
doctrine religieuse. En effet, dans la pensée in- 
dienne, toujours empreinte de panthéisme et pleine 
de la croyance à l'âme universelle, un poëte n'est 
que l'organe du dieu qui lui inspire ses propres 
louanges. Le poëte \it de la vie universelle plus que 
tout autre homme, sarva^ûtâtma^utâtmâ ; il n'est 
qu'une forme passagère de l'esprit divin. Lorsque 
les brahmanes déclarèrent que le Vêda était un livre 
révélé, ils ne firent qu'appliquer cette doctrine au 
cas particulier des Hymnes; et cela ne voulait pas 
dire simplement que Brahmâ, en personne, avait 
parlé à la personne humaine des poètes ; mais qu'il 
s'était servi de leur bouche pour exprimer des 
vérités éternelles dont il était le père et le premier 
concepteur : à ce titre il était qualifié de poëte 
antique, kavim purânam. Le Vêda révélé se trouvait 
être ainsi, dans la doctrine des Indiens, la parole 
divine, et le poëte s'effaçait devant le dieu. Orque 
sont les dieux védiques, tels qu'Indra, Yama et les 
autres, dans la doctrine brahmanique, sinon des 
formes secondaires et plus humaines des grands 
Prajâpatis , ou pour mieux dire de Brahmâ lui- 
même? Lors donc que le nom du poëte disparaît, 
emporté par la révolution du temps, en quoi cet 
oubli tout humain inléresse-t-il la parole divine? 
Ouand le poëte chantait sous l'inspiration d'Indra, 
de Yama et de Sùrya, n'était-ce pas ces dieux qui 



— 170 — 

étaient les « maîtres de la parole » et les \rais 
auteurs de l'hymne? L'hymne est resté, conservant 
toute sa Yertu sainte ; en chantant Indra ou Yama, 
ou Sûrya, il nomme son auteur et doit par consé- 
quent être placé sous son nom. 

Cet ordre d'idées est parfaitement naturel, quand 
on admet l'impersonnalité du chantre inspiré , 
comme elle était admise dans l'Inde. Il nous ex- 
plique comment les brahmanes ont pu se croire 
autorisés à créer des auteurs fictifs, ces fictions étant 
pour eux des réalités. Il nous explique aussi com- 
ment, dans les âges suivants, un si grand nombre 
d'ouvrages considérables ont été composés, auxquels 
il ne semble pas que leurs auteurs aient jamais atta- 
ché leurs noms. 



m. 



A cette question des auteurs, se rattache étroite- 
ment celle des époques, dont l'importance est selon 
nous très-grande à tous les points de vue. Nous 
allons signaler les résultats généraux auxquels l'é- 
tude du Rig-Vêda nous a conduits. 

Un premier recensement doit être fait entre les 
auteurs védiques dont la réalité peut sans inconvé- 
nient être admise; en comparant leurs hymnes, on 
ne tarde pas à s'apercevoir que les recueils particu- 
liers les plus abondants sont aussi les plus récents et 



— 174 — 

appartiennent à la fin de la période. Dans ces hym- 
nes sont cités par leur nom un assez grand nombre 
de poètes, auxquels la tradition attribue des hymnes 
qui font partie du livre, et dans lesquels nous pou- 
vons, en effet, le plus souvent distinguer les marques 
de l'antériorité. Parmi ces derniers, il en est où sont 
nommés des poètes qui, dans leurs propres chants, 
nomment ceux qui les nomment eux-mêmes dans 
les leurs : puisque il n'y a aucune raison de regarder 
ces passages comme interpolés, ces citations récipro- 
ques sont un signe que leurs auteurs vivaient au 
même temps et se connaissaient les uns les autres. 
Enfin il est des hymnes dont les auteurs ne citent 
aucun autre poète, qui portent les caractères d'une 
époque plus ancienne et qui semblent ainsi appar- 
tenir aux premiers temps de la période du Vêda. 
Nous ne voulons pas, dans ces études élémentaires, 
pousser plus loin cette classification des Hymnes 
selon l'ordre chronologique, essai qui appartiendrait 
à un ouvrage beaucoup plus développé. Nous ferons 
seulement remarquer que l'ordre chronologique, 
pris dans son ensemble, parait concorder avec un or- 
dre géographique, avec un mouvement de la popula- 
tion aryenne s'opérant de l'ouest à l'est ; de sorte que 
les derniers hymnes ont été composés dans les hautes 
valléesdu Gange et deses affluents, et les premiers dans 
le voisinage du Caboul ; le plus grand nombre l'ont 
été d3ins]e S apiasùidu, durant une période de temps 
comprise entre ces deux époques extrêmes. Toutefois, 



— 172 — 

il ne faudrait pas supposer une exactittide entière à 
cette concordance ; car les Aryas s'établissaient, en 
s'avançant peu à peu; les poètes de l'avant-^gardè 
laissaient derrière eux des familles établies; et quand 
les derniers hymnes furent chantés sur les rives de 
la Yamunâ , de la Gangâ et de la Saràyû , il y avait 
certainement des poètes qui en faisaient d'autres 
jusque dans le nord de l'Heptapotamie. Nous com^ 
prenons tous les hymnes qui nous sont parvenus, 
sous la dénomination commune de période védique^ 
Tout lecteur des Hymnes sera frappé d'un fait qui 
s'y manifeste pour ainsi dire à chaque page : c'CvSt 
que la civilisation de ce temps, tout élémentaire 
qu'elle paraît être, est rattachée par les poètes à une 
période antérieure et à une origine fort reculée. Là 
plupart d'entre eux nomment un ancêtre d'oii leur 
famille est issue et qui vivait bien longtemps avant 
eux ; ils ne disent, il est vrai, ni où, ni quand. Mais 
il y a des présomptions très- fortes que c'était hors 
de l'Inde et avant que les Aryas eussent franchi les 
grandes montagnes du nord-ouest. En effet, on arri- 
vera probablement à démontrer que les traditions 
historiques des Iraniens et des peuples de l'Europe 
ne se rapportent à aucun personnage de la période 
■védique, à aucun fait ayant eu lieu dans le Sapta- 
siriâu : de sorte que le Vêda appartient exclusive- 
ment aux Aryas de l'Inde et n'est pour rien dans les 
écritures sacrées des autres peuples aryens. Mais 
plusieurs des traditions védiques relatives aux ancê- 



— 173 — 

très, ainsi que plusieurs noms d'ancêtres, se retrou- 
\ent chez ces peuples ; elles s'y rencontrent, les unes 
à peine modifiées, les autres plus profondément al- 
térées par le génie propre de chaque nation, mais 
encore reconnaissables. Elles appartiennent donc à 
une période de temps où ces peuples et les Aryas 
védiques vivaient ensemble, dans une seule et même 
contrée. Ge fait, qu'il s'est écoulé une période anté- 
rieure à celle tlu Yêda, est rendu si évident parla 
simple lecture des Hymnes, qu'il nous paraît être un 
des principes les plus solides, et aussi l'un des plus 
importants, de la mythologie et de l'archéologie 
comparées. 

Les traditions primitives dont nous parlons peu- 
vent se grouper autour de deux faits essentiels, sur 
lesquels les poètes du Vêda reviennent sans cesse : 
l'institution du sacrifice et sa réforme. La découverte 
du feu, son établissement au milieu des Aryas sur le 
foyer de terre ; la création des dieux et de leurs at- 
tributs par les plus anciens prêtres de la race 
aryenne ; l'invention de l'Hymne ou de la Parole 
sainte, mesurée et rhythmée ; l'institution du sacer- 
doce de famille et de l'autorité sacrée de son chef ; 
tels sont les faits principaux qui se rapportent à 
rorganisation primordiale du sacrifice. 

... Nos ancêtres, enfants de Manu, sont aussi venus s'asseoir 
autour d'un semblable foyer... 

... Ils ont révélé la lumière du jour, et, par leurs prières, 
organisé le sacrifice... 



— 174 — 

Ils ont inventé les premières formules d'adoration. Ils ont 
imaginé les vingt et une mesures qui plaisent à la Vache, 
mère du sacrifice. C'est en entendant ces accents que s'est levé 
le troupeau; c'est alors que l'Aurore s'est montrée avec la glo- 
rieuse splendeur du Voyageur. 

Les sombres ténèbres sont anéanties; le ciel se couvre de 
clartés; les feux de la divine Aurore sont venus. Le Soleil s'est 
revêtu de larges rayons, et voit, au milieu des mortels, tout ce 
qui est droit, tout ce qui est tortueux. 

Qu'à l'instant, dans toutes les demeures, les dêvas se réveil- 
lent pour chanter, et qu'ils affermissent le. trône où brille la 
précieuse lumière... 

(Vâmadêva, II, 103.J 

Le sacrifice lui-même se confond avec la produc- 
tion du feu sacré, puisque c'est pour en animer la^ 
combustion , pour développer le corps mobile et 
éclatant d'Agni, qu'on lui offre comme aliments le 
sôma, le beurre et les autres objets qu'il doit consu- 
mer. Les noms d''Angiras, de B'rigu, principalement 
de Manu, sont dans la bouche de tous les poètes, 
quand ils célèbrent cette antique invention du feu 
sacré. Une doctrine mystique et déjà profonde dans 
sa simplicité, paraît avoir apparu dès ces temps re- 
culés et se retrouve, dans «es éléments les plus es- 
sentiels, à l'origine de toutes les mythologies aryen- 
nes. Les poètes antiques l'ont énoncée les premiers ; 
au temps du Vèda dans l'Inde, et de l'Avesta dans 
l'Iran, elle avait déjà reçu des développements consi- 
dérables. 

La réforme du sacrifice est attribuée exclusivement 
aux RiUus, dont le nom est, lettre pour lettre, iden- 



— 17S — 

tique à celui ai' Orphée. D'après le récit souvent ré- 
pété dans le Recueil des Hymnes, il semble que , 
durant une période primitive, qui suivit immédiate- 
ment l'institution du sacrifice d'Agni, la cérémonie 
sainte parut languir ou demeurer au moins sans se 
développer. Les commentateurs ont entendu, et sans 
. doute avec raison, que le chef de famille l'accom- 
plissait à lui seul , assisté de ses enfants et de sa 
femme, et qu'ainsi le culte se trouvait réduit à sa 
forme la plus simple et la moins pompeuse. Les trois 
fils de Sudanwan, BiUu, ViBwat et Vàja, partagè- 
rent en quatre le calice du sacrifice, ce qui paraît 
signifier qu'ils instituèrent quatre prêtres officiant à 
la fois ; ils construisirent le char d'Indra et formè- 
rent ses deux coursiers jaunâtres, rendirent la jeu- 
nesse aux deux parents (yarani), et de la peau d'une 
Apache morte surent faire une vache vivante (le filtre); 
par là ils tirèrent la cérémonie sainte de l'obscu- 
rité où elle était, et la ramenèrent à la splendeur 
qu'elle semble avoir conservée depuis. Les poëtes 
leur attribuent aussi l'institution du sacrifice du soir. 
Pour ces actions, ils partagèrent avec Indra les hon- 
neurs de cette troisième oblation et méritèrent d'être 
rangés parmi les Immortels. Le vieux poëte Dîrgata- 
mas raconte sous une forme à la fois dramatique et 
pleine de mystère, les hauts faits des Ril5us ; d'au- 
tres poëtes la racontent de même. 



176 — 



Aux liïUus. 

... toi, le plus jeune et le meilleur de nous, que viens- tu 
nous annoncer? Qu'avons-nous dit? Nous ne blâmons pas le 
vase des libations, que nous trouvons excellent, ô Agni, notre 
frère. Nous avons contesté qu'il fût le meilleur possible. 

« De ce vase unique, faites-en quatre ; voi à ce qu'ont dit les 
dêvas;. c'est ce qui m'amène vers vous. Fils de SuSanwan, si 
vous agissez ainsi, vous serez dignes de partager avec les dêvas 
les honneurs du sacrifice. » 

Vous avez répondu favorablement au message d'Âgni. u Frères, 
il vous faut construire le char rapide : en même temps formez 
une vache; rendez à la jeunesse ces deux vieillards. Eh bien! 
allons! » 

Quand vous eûtes exécuté cet ordre , ô RiGus , vous avez 
demandé : où est aujourd'hui l'envoyé qui nous est venu 
trouver? » Cependant Tivasiri, voyant les quatre calices qui 
avaient été faits, se montra au milieu des femmes. 

a Mort, s'écriait Twaslri, à ceux qui ont blâmé le vase qui 
sert aux libations des dêvas ! Ils inventent des invocations nou- 
velles : il faut, pour ces invocations, que la mère de famille 
leur fournisse de nouvelles libations. » 

Cependant Indra a reçu de vous deux chevaux, les Âçwins 
un char, Vrihaspali des vaches de toute forme... 

D'une peau vous avez fait une vache vivante. Par vos œuvres, 
vous avez rendu ces deux vieillards à la jeunesse. Fils, de 
SuUanwan, d'un chev-al vous avez tiré un autre cheval, et les 
attelant à votre char, vous êtes venus vers les dêvas... 

{Birgatamas, I, 373.) 

Il ne nous semble guère possible de rapporter au 
même temps l'institution primitive du sacrifice et ce 
développement postérieur que la tradition attribue 
aux RiUus. Que le premier fait ait eu lieu à une 



— 177 — 

époque quelconque de rantiquilé, c'est ce qu'il est 
impossible de révoquer en doute, puisque le sacri- 
fice du feu est commun à tous les peuples aryens 
de l'Europe et de l'Asie, et que le feu joue encore^ 
un rôle important dans les cérémonies sacrées des- 
peuples modernes. Que d'autre part , « l'œuvre 
sainte » ne soit pas parvenue tout d'abord à toute k . 
pompe que les cultes ont déployée dans la suite, 
c'est ce que l'on peut conclure d'un grand nombre 
de faits , fournis par toutes les histoires anciennes. 
Il n'est pas surprenant que les Aryas védiques aient 
conservé le souvenir d'un grand développement du 
culte attribué par eux aux MiBus. On est- dès lors 
porté à croire que, sous les récits mystérieux des 
poètes, se cache un fait historique de la plus haute 
importance. L'état de mutilation où il leur était 
parvenu prouverait seulement qu'à l'époque des 
Hymnes, ce fait était déjà comme perdu dans les 
ténèbres d'un passé lointain. On remarquera que la- 
tradition grecque relative à ce pontife des Argo- 
nautes, instituteur du chant sacré, à Orphée, n'est 
ni moins mutilée, ni moins entourée de mystère 
que celle des Aryas du sud-est. Ainsi qu'eux aussi, 
les Grecs regardaient Orphée comme postérieur à 
Prométhée porteur-du-Feu. 

Du reste nous n'attachons pas à ce rapprochement 
entre Orphée et les RiHus plus d'importance qu'il 
n'en mérite. 

Plus près des temps védiques et s'étendant peut- 

12 



— 178 — 

être jusque dans le siècle des Hymnes , le Vêda 
signale une troisième période caractérisée par un 
grand nombre de miracles. Ces actions surnaturelles 
sont l'œuvre non des hommes, mais des dieux, et 
non pas même de tous les dieux également, mais 
surtout d'Indra et des Açwins. Elles sont accomplies 
en vertu d'une protection spéciale, accordée par eux 
à certains hommes , princes ou poëtes, ou à des 
femmes. Il est des hymnes dans le Recueil, qui ne 
sont autre chose qu'une énumération de ces mira- 
cles ; nous ne les citons pas ici ; nous y renvoyons le 
lecteur (i, 214). Faisons seulement à cet égard les 
remarques qui nous semblent les plus importantes. 
Les miracles, dans le Vêda, sont bien tels que' 
nous nous les représentons toujours, c'est-à-dire 
des faits particuliers et personnels, où se manifeste 
d'une façon toute spéciale l'intervention d'une puis- 
sance surnaturelle : c'est , par exemple : Bvjyu 
tombé dans les eaux du Samudra et retiré de ce 
péril sur un char divin, qui l'emporte à travers les 
airs et le dépose sur la terre ferme. La nature, à la 
fois humaine et puissante, des dieux, explique suffi- 
samment la croyance à ces actions merveilleuses, 
puisqu'ils n'agissent pas, comme le Dieu des mo- 
dernes, par un acte unique placé en dehors du 
temps. L'inde n'a jamais cessé de voir des miracles 
accomplis par ses dieux : et plus tard, lorsque la 
doctrine des incarnations se fut établie et que l'on 
vit dans tout homme d'une vertu ou d'une science 



— 179 — 

supérieure un dieu descendu du ciel, l'humanité fît 
des miracles aussi bien que la divinité ; la -vie du 
Budâaen est remplie. 

Le siècle des miracles -védiques n'a pas de limites 
arrêtées. Il en est qui appartiennent exclusivement à 
l'histoire indienne et sont par conséquent postérieurs 
à l'arrivée des Aryas dans le Saptasînâu; ce sont les 
plus nombreux; beaucoup d'entre eux sont même 
localisés dans quelqu'une des vallées de l'Iudus et 
entourés de circonstances d'un caractère éminem- 
ment historique. Les Hymnes ne les citent que dans 
de courts versets et en termes fort abrégés ; les com- 
mentateurs du Vêda donnent souvent sur eux des 
explications développées et instructives. D'autres 
miracles sont d'une date évidemment antérieure et 
semblent s'être accomplis dans un autre pays qui 
n'est pas nommé. Tels sont, par exemple, ceux qui 
entourent les noms de l'antique Kanwa, aïeul du 
poëte de ce nom ; de Kavi et de son fils UçanaSy 
dont le Recueil cite des hymnes vraisemblablement 
apocryphes; de l'antique Yasisïa, qui n'est pas le 
poëte du même nom, rival de Viçwâmitra; et de 
plusieurs autres. Les traditions iraniennes et occi- 
dentales ont conservé ces mêmes noms avec les faits 
qui s'y rapportent ; ces faits y sont présentés avec des 
caractères parfois différents, suivant la diversité des 
doctrines religieuses et du génie des nations; mais 
ils n'en sont pas moins reconnaissables ; et ces diffé- 
rences prouvent uniquement la haute antiquité des 



— 180 — 

faits raGontés. Ces anciens miracles offrent ce haut 
intérêt, de fournir à la critique un des liens qui 
unissent les Aryas du sud-est avec les autres bran- 
ches delà même famille. En effet, si l'on admet que, 
sous ces récits merveilleux, un fait historique se 
trouve caché, c'est ce fait lui-même qui est commun 
aux divers peuples aryens et qui s'est accompli lors- 
qu'ils n'étaient pas encore dispersés ; si l'on nie la 
réalité du fait, comme la tradition est commune à 
ces peuples, ce sont alors les inventeurs du récit qui 
doivent être considérés comme leurs communs an- 
cêtres. Ou bien il faudrait admettre que le récit de 
ces faits merveilleux et imaginaires, produit d'abord 
chez un de ces peuples, a passé chez les autres, qui 
l'ont admis dans leurs propres traditions : ce qui est 
contre toute vraisemblance et n'est attesté par aucun 
témoignage, par aucun ■ indice connu. Il reste donc 
que ce genre de miracles est le domaine commun de 
la race aryenne, et que par eux les traditions védi- 
ques se rattachent au centre primitif d'où elle est 
sortie. 

En résumé la lecture du Vêda signale deux 
grandes périodes : celle des Hymnes eux-mêmes, 
qui se lie par ses derniers temps à l'organisation 
définitive des castes dans l'Inde ; et la période an- 
tique. Celle-ci comprend trois époques, correspon- 
dant à l'institution primordiale du sacrifice du Feu, 
au développement ou à la réforme du culte par les 
JRiUîis, et eiiûn aux miracles; par ces derniers elle 



— 481 — 

se lie d'une part à la période des Hymnes en se lo- 
calisant dans le sud-est, de l'autre aux traditions 
générales des peuples aryens; l'époque des Biï)us 
semble antérieure à celle des miracles ; l'époque de 
l'institution du sacrifice est tout à fait primor- 
diale. 



CHAPITRE VII 



DE LA FAMILLE 



1. ORIGINE ET CONSTITUTION PRIMITIVE DE LA FAMILLE. 

« Les Ancêtres ont été les maîtres de la grandeur des dieux. 
Dêvas, ils ont donné la force aux dêvas. Ils ont rassemblé les 
rayons producteurs et les ont placés dans leurs corps. 

» Ils ont avec puissance parcouru le ciel, repoussant dans 
l'immensité les Lornes de l'orient. Ils ont formé les corps de 
tous les mondes et ont ensuite produit les différents êtres. 

1) Ils ont par de triples libations assuré la marche de l'Asura 
resplendissant. Ces Ancêtres ont eu, sur la terre, des fils qui 
leur ont succédé et qui, héritiers de la force paternelle, ont 
propagé les sacrifices. » 

{Vrihadukt'a, IV, 262.) 

Le rôle des Ancêtres se confond aux yeux des 
Aryas védiques, au moins dans une certaine mesure, 
avec celui des dieux. Les mêmes êtres puissants qui 
dans l'origine ont produit les mondes, sont aussi les 
pères des animaux et des hommes et les auteurs de 
la vie. Une mystique profonde et qui ne se cache 
pas préside à ces conceptions et les anime. Entre 
l'œuvre de la génération primordiale des êtres vi- 
vants et l'œuvre sainte du Sacrifice, une relation 
étroite existe dans le Vêda; un même mot, ou plu- 
tôt une même racine, exprime ces deux choses : 
karman est l'œuvre, et kratu le sacrifice; tous deux 



— 484 — 

se rapportent à la racine aryenne kri, qui signifie 
produire, qui est identique au latin creare, et qui se 
retrouve probablement aussi dans le nom de Kronos, 
Saturne. L'œuvre de la production du monde se 
perpétue avec celle du sacrifice et ne saurait s'en 
séparer : comme les fils continuent la vie des pères, 
le sacrifice est engendré par le sacrifice et se con- 
tinue à travers les siècles. Les Ancêtres sont la 
source primordiale des sacrifices et des générations. 
Voici en peu de mots la doctrine mystique sur 
laquelle ces conceptions liturgiques et cosmologi- 
ques sont fondées. Le feu est l'élément même de la 
vie : invisible, il anime toute la nature. Quand se 
produit la génération d'un être vivant, c'est ce feu 
métaphysique qui se transmet avec la semence pa- 
ternelle dans la matrice oii le vivant doit se déve- 
lopper; Agni est le grand asura, qui réside en tout 
ce qui a vie ; Twastri donne aux êtres la forme qui 
leur convient, et représente la force plastique ré- 
pandue dans tonte la nature. Quand le feu revêt 
pour lui-même un corps visible, il est alors le feu 
«•esplendissant du sacrifice, qui, dans son fond, n'est 
jpas différent de la flamme de la vie. Or le feu sacré 
«'alimente avec le sôma, liqueur fermentée et brû- 
lante, jqui provient de la plante du même nom. 
Cette iplante croît sur les collines ^ passe ipour 
grandir sous les rayon? de la Lune nommée aussi 
Stoa z .opinion qui ne sanraiit nous surprendre, 
f^uisqu'elle est aujourd'hui même fort répandue 



— 185 — , 

chez nous, non pour le sôma, qui est une plante 
d'Asie, mais pour beaucoup d'autres plantes. Il y 
a donc, aux yeux des Aryas, une relation fort étroite 
«ntre toutes ces choses : les Ancêtres, la production 
de la vie et du sacrifice, la Lune et la liqueur du 
sôma. Comme la Lune est le lieu et le dieu d'où 
émane, par l'intermédiaire de la sainte Liqueur, le 
feu du sacrifice, qui est celui de la vie, les Ancêtres, 
qui sont aussi la source de la vie dans les généra- 
tions successives et les auteurs du sacrifice, peuvent 
à juste titre avoir la Lune pour séjour. Quand la 
terre a reçu le corps du trépassé, ou quand le feu 
€n a consumé la chair et les souillures, l'Agni in- 
. visible, à la voix du prêtre qui l'invoque, lui donne 
un corps glorieux qui transporte son âme au séjour 
des Ancêtres. » 

» Que l'œil aille dans le Soleil, le souffle dans le vent; ô Agni, 
remets au Ciel et à la Terre ce que tu leur dois. Donne aux Eaux 
et aux Plantes les parties de son corps qui leur appartiennent. 

« Mais il est une partie immortelle. Echauffe-la de tes rayons, 
embrase-la de tes feux. Dans le corps bienheureux formé par 
toi, transporte le au séjour des Saints 

)) Oui, je vois un autre Jâtavêdas que cet Agni, mangeur de 
chair, qui est entré dans vos demeures. C'est lui que je prends 
pour ie sacrifice des Ancêtres. Qu'il fasse briller ses feux sur le 
foyer 

» G Agni, purifie ce lieu que tu as brûlé. Quil soit lavé- set 
balayé avec quelques brins d'herbe sèche. 

» terre, redeviens fraîche et riante en cet endroit. Que la 
grenouille s'y plaise. Fais la joie d'Agni. » 

(iv, 157.) 



— 186 — 

Les honneurs rendus aux Ancêtres dans les temps 
védiques ont continué de l'être dans tous les siècles 
suivants et le sont encore aujourd'hui. La croyance 
à l'immortalité de l'âme, non pas nue et inactive, 
mais vivante et revêtue d'un corps glorieux, ne s'est 
pas interrompue un seul moment, puisqu'elle est 
encore dans l'Inde ce qu'elle y était autrefois, et 
qu'elle s'y rencontre avec les mêmes caractères et le 
même fond métaphysique. L'idée de la transmigra- 
tion a seule pris, à cet égard, un développement 
considérable : elle n'est qu'en germe dans le Vêda, 
tandis qu'elle paraît avec toute son étendue dans les 
lois de Manu. L'âme du mort, du père de famille 
devenu Ancêtre à son lour, ce feu divin et inépui- 
sable des générations, continue de vivre en vertu de 
la puissance qui, à l'origine des choses, l'aDimait : 
ou pour mieux dire, le mort aspire sans cesse à la 
vie, et, dans sa mystique existence qui n'est jamais 
finie, demande un aliment pour se nourrir. C'est 
au foyer du Sacrifice qu'il le reçoit, des mains de 
ceux auxquels il a transmis les formes de la vie 
humaine. Le sôma, les mets sacrés, l'hymne pieux, 
lui sont offerts, et lui sont transmis par Agni, qui 
est comme un cheval et comme un char. Ils viennent 
s'asseoir autour de lui sur le gazon sacré ; la famille 
réunie croit à la réalité dé leur présence ; et quand 
Agni consume l'offrande, personne ne doute qu'ils 
n'en prennent leur part et ne la consomment avec 
joie. Le vivant qui n'offre pas le sacrifice aux morts 
est un voleur et un parricide. 



— 187 — 

La nature entière chante l'hymne aux Ancêtres, 
quand elle s'éveille avec le jour et qu'elle fait enten- 
dre les mille voix des êtres vivants (m, 419). C'est 
un sacrifice éternel offert aux pères du monde, aux 
premiers auteurs de la vie. C'est la Sainte Parole 
qui retentit au lever de l'aurore, quand il n'y a plus 
d'étoiles et que le soleil n'a pas encore paru. C'est 
la vie qui célèbre la vie et qui, sous les formes ma- 
térielles et passagères de la présente existence, 
répète le chant qu'elle a chanté jadis quand elle 
animait d'autres corps. 

Les auteurs du Vèda ont poussé très-loin leurs 
réflexions relativement au principe et à la transmis- 
sion de la vie. Leur doctrine mystique sur ce point 
embrasse la nature entière selon les lieux et selon les 
temps. Par une étroite parenté, elle rattache entre 
eux tous les vivants, et montre déjà aux hommes 
dans les êtres animés qui les environnent des frères 
et des sœurs, c'est-à-dire des formes de la vie qui ne 
sont pas essentiellement différentes de la leur. Selon 
les temps, elle unit les générations les unes aux 
autres par un lien de dépendance et de réciprocité, 
et devient ainsi le fondement de la famille. 

Le soin religieux avec lequel les Aryas indiens ont 
conservé et conservent encore les sacrifices de fa- 
mille, est un des faits d'histoire humaine qui méri- 
tent d'être signalés. La Foi est pour eux le principe 
conservateur de la famille. Par la perte de la Foi, 
l'irréligion envahit les familles ; par l'irréligion, les 



— 488 — 
femmes se corrompent; la corruption des femmes 
introduit dans la famille un sang illégitime ; les fils 
iqui en naissentnepeuvent plus offrir le ;sacri fiée aux 
Mânes; les Ancêtres, privés des aliments qui leur 
^ont dus, tombent de leur divin séjour ; et la famille 
est détruite dans ses chefs et dans leurs descendants. 

Au temps du Vêda, un assez grand nombre de 
Jamilles comptaient déjà dans le passé de nombreu- 
ses générations et nommaient leurs premiers ancê- 
tres. Plusieurs d'entre elles avaient conservé avec 
ferveur les chants et les tradilions d'autrefois, les 
rites sacrés, la science avec ses mystères, l'hymne 
-avec ses rhythmes et ses mesures. Tels sont les 
poètes qui font remonter leur origine à B'rigu, 
Kanwa, Angiras, B'arata, Yasis'ta. Nous avons vu 
dans le précédent chapitre que ces souvenirs de- 
vaient remonter assez haut dans le passé, puisque, 
parmi ces noms et les faits qui s'y rattachent, plu- 
sieurs appartiennent à l'Iran et aux Aryas occiden- 
taux aussi bien qu'aux Aryas védiques. 11 serait dxjiîc 
possible de ne pas admettre la réalité de ces antiques 
personnages et de considérer leurs noms comme 
symboliques. Mais, de toute manière, le respect des 
Mânes et le culte des Ancêtres est le même, et n'en 
reste pas moins comme le fondement sacré de >la 
famille. 

Nous avons insisté sur ce fait, parce qu'il domine 
toute la civilisation indienne, et que, si le christia- 
nisme devait prendre la place des religions de l'fO- 



— isy ~ 

rient, les cultes domestiques seraient un des plus 
grands obstacles contre lesquels il aurait à lutter. 

L'état primitif de la famille aryenne, non celui 
qui subsiste dans le Vêda, mais celui qui répond 
aux plus anciens temps de la race, est dépeint dans 
les noms des membres qui la composent. Ces noms, 
fait insigne, sont identiques dans toutes les branches 
asiatiques et européennes de notre race, et prouvent 
Gonséquemment que la famille existait dans l'Asie 
centrale avant qu'elles se fussent dispersées. Mais, 
tandis que ces mots n'ont pas de signification bien 
reconnaissable dans les langues de l'Europe, même 
dans le grec et le latin, ils sont, en sanscrit, formés 
régulièrement d'un suffixe connu et de racines dont 
le sens est généralement fort clair. 11 s'ensuit que, 
dans les noms eux-mêmes, sont exprimés et les rap- 
ports saisis primitivement par nos aïeux entre les 
membres de la famille, et les premières fonctions 
qu'ils leur ont attribuées. 

Gr la famille naturelle se compose, essentiellement 
et uniquement, d'abord du mari et de la femme, qui 
deviennent le père et la mère, puis du fils et de la 
fille, qui sont entre eux frère et sœur. Les grands 
parents appartiennent à la famille antérieure; les 
oncles et les tantes font partie de familles colla- 
térales. L'époux est appelé joaïz" {mmç), c'est-à-dire 
maître. Ce mot n'est pris nulle part, dans le Vêda, 
avec la^ signification de maître absolu-, quand il s'agit 
des relations conjugales ; l'époux n'a pas sur sa 



— 490 — 

femme le pouvoir du maître sur un serviteur ou sur 
un esclave. Il est appelé pati, comme chef de la 
famille, tout d'abord représentée par la femme seule 
et contenue en elle. L'autonomie reste à l'épouse 
dans la mesure compatible avec les droits du chef 
qu'elle a reçu en mariage. Gomme cet acte a été 
consenti librement par elle, elle n'a point aliéné sa 
liberté, ni les droits naturels de sa personne. Le 
rôle de l'époux à son égard est en effet d'être son 
protecteur, nàïa, celui qui seul peut et doit la dé- 
fendre contre les dangers extérieurs. Si Ton admet 
qu'à l'époque où le nom de pati a été choisi par les 
Aryas pour désigner l'époux, leur civilisation en était 
encore à ses premiers rudiments et n'avait point 
atteint à beaucoup près le degré de développement 
où la société védique nous la montre, on compren- 
dra que dans cette vie primitive, nos aïeux, toujours 
exposés aux attaques des ennemis du dehors, aient 
vu d'abord dans le mari le défenseur et par consé- 
quent le maître de celle qui s'unissait à lui et que sa 
faiblesse livrait désarmée à tous les périls. Plus tard, 
au temps du Vêda, ces périls n'ont point disparu, 
puisque la race des Aryas est en lutte continuelle 
avec les Dasyus et n'est pas encore fixée dans un lieu 
où elle doive trouver une entière sécurité. Le rôle 
de chef et de défenseur appartient donc encore au 
mari dans toute sa plénitude. Toutefois, la femme 
est si peu la servante de son mari, qu'elle partage 
avec lui toutes les fonctions d'où il peut tirer bon- 



— 191 — 

neur et qui n'exigent pas la force du sexe \iril. Elle 
offre avec lui le sacrifice; e]]e a sa place avec lui dans 
les cérémonies; elle va cueillir le sôma et le dûrva 
sur la colline ; elle a soin des vases sacrés ; elle pré- 
pare, pour sa part, la cérémonie sainte. Elle peut 
composer des hymnes : le Vêda en cite plusieurs que 
la tradition attribue à des femmes ; et quand même 
cette tradition serait erronée, le fait seul de cette 
attribution prouve qu'au temps où les hymnes ont 
été recueillis, les Indiens ne trouvaient pas déplacé 
que des femmes en eussent été les auteurs. L'ensei- 
gnement religieux, reçu ou transmis, comptait donc 
alors parmi les attributions de l'épouse. Or nous 
voyons aujourd'hui même que, dans les pays où la 
femme est l'esclave ou la servante du mari, chez les 
peuples musulmans par exemple, non-seulement 
elle ne reçoit aucun enseignement religieux et ne 
participe point aux cérémonies du culte ; mais elle 
n'a même aucune part dans la vie future ; elle meurt, 
comme si elle n'avait point d'àme immortelle; et 
dans le monde céleste, uniquement habité par les 
hommes, elle est remplacée , dans ses fonctions cor- 
porelles, par des êtres féminins idéaux qui n'ont 
rien de commun avec la réalité et qui n'ont jamais 
vécu. Dans les cérémonies du culte aryen primitif, 
l'époux, quand il présente l'offrande aux dieux, est 
appelé dêva comme les dieux eux-mêmes et ne 
diffère d'eux que par la mortalité. Ce mot Tient, 
comme on le sait, de la racine chu, briller, qui existe 



— 1U2 — 

dans plusieurs langues aryennes ; un passage d'un 
hymne indique très- positivement que cette épithète 
était donnée à l'officiant, parce que, s'approchant du 
feu plus que les assistants, soit avant le lever du 
soleil, soit après son coucher, ses vêtements en rece- 
vaient un éclat particulier et vraiment pittoresque 
(iv, 63; 67). Or l'épouse qui l'assiste est appelée 
dêvî : elle s'avançait donc aussi vers le foyer sacré, 
ce qui n'est aucunement le rôle d'une servante. 

D'ailleurs le nom qu'elle porte est celui de dam,. 
qui signifie dame ou maîtresse, et se rattache à une 
racine identique, exprimant la force physique qui 
dompte et la force morale qui commande. Quoique 
le mot français dame ne viennent pas directement 
du sanscrit, puisqu'il est dérivé du latin domina, 
cependant il est le même que le mot sanscrit, au 
' même titre que le mot latin d'où il est venu. L'idée 
de commander est primitivement dans le nom de 
l'épouse, non pas à l'égard du mari qui est le chef 
de la famille, mais à l'égard des autres personnes. 
Pour cela même elle est appelée palnî, qui est lettre 
pour lettre le -Kkvix des anciens Grecs. Et pour qu'il 
ne reste à cet égard aucun doute, la femme est 
encore nommée grikapairit , c'est-à-dire maîtresse 
de maison , comme l'époux est appelé grihapati. 
En un mot, dans toutes les circonstances où l'on 
donne à l'époux un titre qui ne désigne pas une 
fonction incompatible avec le sexe le plus faible, 
le même titre au féminin est aussi donné à la 
femme. 



— 493 — 

Plus tard l'époux et l'épouse deviennent père et 
mère : et dès ce moment leur rôle s'accroît, la fa- 
maille est constituée dans presque toute sa plénitude. 
L'époux, -pati, devient le nourricier de sa femme 
et de son enfant, incapables de pourvoir eux-mêmes 
à leur subsistance. Il s'appelle alors jozVrz', de la racine 
pâ, nourrir. Aucun acte en effet ne saurait préva- 
loir sur celui là dans le rôle du père. Tant qu'il était 
simplement époux , il pouvait partager avec sa 
femme, jeune et libre, le soin de chercher des 
aliments. Aussitôt qu'un enfant lui est né, il est 
chargé seul de cette fonction , que nulle autre ne 
peut précéder ni remplacer. Mais, comme il ne perd 
point pour cela son titre de chef de famille, qui se 
trouve au contraire agrandi, il en est résulté que les 
deux idées contenues dans les mots pati et 'pitri, 
très-distinctes à l'origine, se sont peu à peu confon- 
dues dans les idiomes occidentaux, et que le seul 
moi pater, Tzccvhpi father etc., est resté pour désigner 
le père nourricier et le chef de la maison. 

Le nom de la mère, mâtri, vient certainement de 
la racine ma et n'offre, dans l'ancienne langue des 
Aryas du sud-est, aucune difficulté grammaticale. 
Or cette racine signifie le plus habituellement, sinon, 
toujours, mesurer, partager, distribuer. La mère 
semble ainsi avoir eu pour rôle principal d'être la 
distributrice des biens de toute sorte [vasunâm) 
envoyés par les dieux, ou conquis par le père : c'était 
la nourriture, le vêtement et en général tout ce qui 

13 



— 194 — 

pouvait contribuer à satisfaire aux premiers besoins 
d'une société naissante. 

Quant au fils, il n*est pas seulement celui que le 
père et la mère ont engendré [suta, smm, en anglais 
son) ; il a un rôle plus important ; il devient excel- 
lemment le disciple du père, celui qui reçoit de lui 
le dépôt de l'hymne sacré et de l'enseignement reli- 
gieux ; c'est lui qui doit, en formant plus tard une 
famille à son tour, perpétuer l'offrande aux dieux et 
ce culte domestique, conservateur de la pureté des 
races, sans lequel les Ancêtres perdent la vie immor- 
telle. Cette fonction du fils, déjà importante dans le 
Vêda, devint plus tard, dans les familles royales et 
sacerdotales de l'Inde brahmanique, un des princi- 
paux fondements de la société. 

A l'égard de la jeune fille, le fils est appelé drâtn 
(en latin frater ; bruder en allemand, etc.). Il n'y a 
aucun doute que ce mot vient de la racine dri, sup- 
porter, et qu'il signifie l'appui, le soutien. Comme 
il exprime la relation du fils avec la fille ou des fils 
entre eux, il exprime en général le secours que les 
descendants du père se doivent les uns aux autres et 
qui était sans doute dans ces temps antiques un gage 
excellent de sécurité. La fille en effet a des fonctions 
paisibles, et la force du fils fait de lui son protecteur 
naturel. Le mot duhitri, qui la désigne, lui assigne 
un rôle primitif qui jette un jour intéressant sur la 
■vie pastorale de nos aïeux. Duhitri est en effet le 
même mot que le ôuyaryjp des Grecs, que le tochter 



— 495 — 

des Allemands, le daughter des Anglo-saxons, etc.; 
comme le mot swasri, sœur, est le même que 
schwester, sister, et soror. Il exprime, lui aussi, une 
idée commune à toute la race, et précède le temps 
où les peuples qui la composent se sont séparés. 
Di/AîVW signifie celle qui traitles vaches. Car, encore 
bien que la racine duh signifie aussi téter, nous ne 
voyons pas que la fille ait jamais mérité plus que 
l'enfant mâle d'être désignée par cette opération , 
commune à beaucoup de jeunes animaux. Au con- 
traire on ne voit, en aucun pays aryen, que les 
tommes aient eu pour fonction de traire les vaches ; 
et nous voyons aujourd'hui même que ce rôle appar- 
tient à la fille, là où il y a d'autres enfants ou d'au- 
tres soins qui obligent la mère à demeurer dans la 
maison. Il faut donc croire que ce fut une fonction 
très-générale des filles, dans la famille primitive, 
que celle de traire les troupeaux, puisque le nom a 
passé dans presque toutes nos langues; et il faut 
croire aussi que ce rôle leur appartenait à une épo- 
que bien reculée, puisque ce mot n'offre aucun sens 
dans les langues de TEurope et n'a de signification 
que dans celles de l'Asie. Aussi bien, voyons nous 
que la vache est partout dans le Yêda, qu'il y a bien 
peu d'hymnes où elle ne soit pas nommée, qu'elle y 
est souvent le symbole de tout ce qui est utile ou 
excellent dans tous les genres, et qu'ainsi l'acte de 
traire une vache n'avait dans l'origine rien de bas n 
d'humiliant. 



— 196 — 

En résumé trois choses constituent la famille et 
contribuent.à sa conservation : le sang ou la généra- 
tion janma, qui procède d'Agni et donne lieu à la 
jantu [gens, yivjo) ; l'autorité du chef de famille sur 
la femme et sur les enfants ; le sacrifice, où le père 
joue le rôle de sacrificateur, hôtri, et de poëte, kavi, 
et qui se perpétue et se propage par l'enseignement 
qu'il donne à ses enfants. sous le nom de maître spi- 
rituel, guru. 

Le sacrifice, l'autorité du chef et la transmission 
du sang par la génération, sont considérés dans toute 
l'histoire de l'Inde comme étroitement liés entré 
eux. Quand s'accomplit l'union de l'homme et de la 
femme qui doit donner au premier le titre àQ patî, 
et préparer la procréation des enfants, un sacrifice 
accompagne cet acte naturel, et lui donne un carac- 
tère sacré, très-analogue à celui du mariage chré- 
tien. Une mystique et une sorte de doctrine méta- 
physique servent de fondement à cette cérémonie 
et légalisent, en quelque façon, l'union des époux. 
Les~voici en peu de mots : Agni, feu divin qui anime 
tous les êtres vivants, procède du gôma qui, versé sur 
lui dans l'acte religieux du sacrifice, lui donne la 
force et développe son corps glorieux, auparavant 
invisible. Celui qui donne tous les biens et qui les 
possède , Yiçwâvasu , que ce soit le Soleil ou un 
autre âditya, est une forme intermédiaire qui pro- 
cède de Sôma et dont Agni lui-même est une mani- 
festation sensible. Enfin, sous sa forme individuelle 



— 497 — 

et durable, le feu divin de la vie se localise et se 
produit dans l'homme, que l'antiquité aryenne dési- 
gnait par le nom de Manu. Or, c'est une loi univer- 
selle de la nature, loi de bonne heure aperçue par 
nos aïeux, que la distinction des sexes est la condi- 
tion de la génération des êtres. Ils séparèrent donc, 
dans leur doctrine sacrée, le principe masculin et le 
principe féminin, mettant dans le premier le germe 
vivant, qui n'était autre chose qu^Agni, et regardant 
l'autre comme une matrice dans laquelle ce germe 
est destiné à prendre sa nourriture et son dévelop- 
pement. Le principe féminin s'unit successivement 
aux quatre formes que le Feu divin peut revêtir, 
Sôma, Viçwâvasu, Agni, Manu. D.e là cette figure, 
où l'Hymne nous représente la jeune fille comme 
épousant tour à tour ces quatre êtres symboliques, 
qui se la transmettent l'un à l'autre; c'est seulement 
en épousant le dernier, qu'elle devient mère des 
hommes. Si l'on voulait pousser cette étude jusque 
dans les profondeurs de l'analyse grammaticale, on 
verrait que le nom de sôma est un substantif dérivé 
de di, qui signifie engendrer et d'où dérivent égale- 
ment sûnu, solin et hihq ; de sorte que la liqueur du 
sacrifice peut aussi être regardée comme le symbole 
du liquide, où se transmet, du père à la mère, le 
germe vivant dont celle-ci reçoit le dépôt. Le mystère 
contenu dans la cérémonie du kratu (saci'ifice) et la 
plupart des mots, des objets, des ustensiles et des 
actes dont elle se compose, peuvent tirer de ce 



— 198 — 

symbolisme une explication satisfaisante. Nous ne le 
développerons pas ici. 

L'union de l'homme et de la femme s'accomplit 
de la sorte sous l'invocation d'Agni, qui est le grand 
dieu des Aryas primitifs ; elle n'est elle-même qu'un 
acte individuel et très-borné, dans le grand œuvre 
de la vie universelle. 

A un point de vue plus pratique, le mariage est, 
dans le Vêda, un acte religieux duquel il ne paraît 
pas que l'acte civil ait été aucunement séparé. L'idée 
religieuse est en eïTet mêlée , dans ces temps , à 
toutes les actions de la vie ; et, comme le mariage 
est le point de départ et l'acte constituant de la fa- 
mille, nous ne saurions nous étonner qu'if ait été 
entouré de pompes sacrées et scellé par la religion. 
Il est souvent fait allusion dans les Hymnes à l'acte 
du mariage : nous allons transcrire, dans son entier, 
un hymne nuptial attribué à la fille de Savitri , 
hymne dont nous donnerons nous-même le perpé- 
tuel commentaire. 

Savitri est le principe producteur contenu dans 
le Soleil (Sùrya) ; c'est le dieu qui fait apparaître les 
formes. Sa fille, Sûryâ, est le symbole de la nature 
féminine, qui épouse tour à tour Sôma, Viçwâvasu, 
Agni et Manu. Il était naturel, dans l'acte religieux 
du mariage, de donner à la fiancée le nom de Sûryâ 
et de l'unir sous ce nom à son fiancé ; c'est ainsi 
que, dans le culte catholique, le prêtre, à la messe 
du mariage, fait mention de Rachel et de Rébecca. 



— 199 — 

Dès lors, on peut appliquer à l'acte du mariage hu- 
main et aux parties qui le composent le symbole 
tout entier du mariage divin de Sûryâ. Pûsan repré- 
sentera l'époux, à d'autant plus juste titre que ce 
dernier doit devenir le nourricier de la famille et 
que ce nom du Soleil \ient d'une racine qui signifie 
nourrir. Les garçons d'honneur de la jeune fille 
seront figurés par les Açwins, cavaliers célestes qui 
précèdent le char de Savitri et qui portent sa fille 
Sûryâ sur leur char. Le reste de l'hymne s'explique 
de lui-même ; un seul point est obscur : c'est celui 
où le poëte, pendant que la jeune fille se dépouille 
de ses parures, la symbolise sous le nom de Krityà, 
personnage dont le sens mystique est difficile à 
saisir. 

Hymne nuptial. 

L'autel est orné ; le feu sacré d'Agni brûle sur le 
foyer de terre ; les vases du sacrifice sont préparés 
et contiennent la liqueur mystique du sôma. Les 
prêtres sont à leur poste ; l'enceinte du sacrifice est 
garnie du gazon sacré : tout est prêt pour la céré- 
monie. Les familles se tiennent au dehors, attendant 
que le moment soit venu où les fiancés doivent 
s'approcher de l'autel et recevoir la bénédiction 
nuptiale. Le prêtre, tourné vers le feu de l'autel, 
prononce ces paroles : 

1. La Vérité a consolidé la terre; le Soleil a consolidé le Ciel. 



— 200 — 

Par la vertu du sacrifice, les Âdityas s'affermisseut, et Sôma ■ 
^!étend dans la région céleste. 

2. Par Sôma les Adityas sont forts; par Sôma la terre e,st 
grande ; Sôma est venu se placer près des grandes étoiles. 

3. Celui qui désire la libation pense à Sôma, dont la plante 
«st broyée; Sôma est reconnu par les prêtres, mais il ne forme 
pas encore un breuvage. 

4. Sôma, observé par tes gardiens, protégé par tes surveil- 
lants, tu reposes dans le mortier et tu subis une heureuse fer- 
mentation; mais tu ne formes pas encore un breuvage ter- 
restre. 

5. Quand le moment de te boire est venu, ô Dêva, tu suffis à 
une suite de libations. Vâyu est le gardien de Sôma, qui marque 
la division des années et des mois. 

Eii ce moment, la jeune fiancée s'avance dans 
l'enceinte du sacrifice, demandant à être unie à son 
fiancé; elle est escortée de ses garçons d'honneur; 
les deux familles et les assistants viennent après. Le 
pontife représente l'acte religieux qui va s'accom- 
plir, sous la figure du mariage mystique de Sûryâ 
et de Sôma. Récit : 

6. Cependant une jeune fiancée, issue de RêBa, se présente au 
milieu des chants sacrés. C'est .Sûryâ qui s'avance, revêtue jpar 
l'Hymne d'une robe éclatante. 

7. L'adresse a formé ses atours, l'œil a surveillé sa toilette , 
le ciel et la terre ont fourni sa parure, quand Sûryâ vient trou- 
ver .son époux. 

;8. -Les chants ont préparé son char; le mètre Kurîra en est le 
cpcher ; les Aç^ins sont ses deux garçons d'honneur ; Agni est 
son messager. 

9. Sôma a désiré Sûryâ pour épouse; les deux Açwins furent 
ses garçons d'honneur, lorsque Savityi le donna pour époux à sa 
)fille, heureuse de ce choix. 



— 201 — 

10. Quand Sûryâ se rendit à la maison de son époux, le manas 
était son char ; le feu du sacrifice lui servit de dais ; deux cour- 
siers éclatants le traînaient. 

11. Fournis par la poésie et par le chant, tes deux coursiers 
marchent d'accord. L'ouïe forme tes deux roues, et ta voie se 
poursuit dans le ciel à travers le monde animé et inanimé. 

12. Oui, les oreilles sont les roues de ton char; le souffle 
^expiré en est l'essieu. Sûryâ monte donc sur son char qui est la 
prière et va vers son époux. 

13. Le cortège nuptial envoyé par Savitri s'avance. Les che- 
vaux se heurtent contre les agâs, le char roule au milieu des 
deux Arjums. 

' 14. Âçwins, qnand vous êtes venus sur votre char à trois 
roues demander pour Sôma la main de Sûryâ, tous les dieux ont 
applaudi, et Pûsan, fils du ciel et de la terre, a orné les deux 
grands Parents. 

15.0 maîtres de la splendeur, quand vous êtes venus remplir 
pour Sûryâ votre fonction de garçons d'honneur, en quel lieu 
était la première de vos roues fortunées ? Où étiez-vous placés 
pour faire votre présent? 

16. Sûryâ, les prêtres connaissent le moment où arrivent 
deux de tes roues; ils savent aussi dans leur sagesse qu'il y a 
une troisième roue que reçoit le foyer sacré. 

Invoeation et salut : 

17. J'adresse mon hommage à Sûryâ, aux dieux, à Mitra -et 
Varuna qui veillent sur tous les êtres. 

Récit ; 

18. Deux astres nouveau-nés viennent tour à tour comme en 
se jouant et parcourent le ciel de leurs rayons magiques. L'un 
d'eux a l'œil ouvert sur. tous les mondes; l'autre naît ensuite 
pour marquer les saisons. 

19. L'un apparaît toujours nouveau pour être l'étendard des 
jours et le compagnon des aurores; l'autre, Tchandramas, dis- 



— 202 — 

tribue aux dieux la part qui leur revient et renouvelle sa longue 
existence. 



Le prêtre se tourne \ers les époux ; dans la fian- 
cée, il continue de voir le principe féminin désigné 
sous le nom de Sûryâ; il envisage en elle le dêva 
nommé Viçwâvasu , avec lequel elle est , comme 
vierge féconde, étroitement unie ; il l'adjure de la 
quitter et d'aller s'unir aux autres enfants du sexe 
féminin, qui font partie de rassemblée, afin qu'à 
leur tour elles deviennent nubiles. 

20. Sûryâ, monte sur ton char doré, magnifique, rapide, 
garni d'excellentes roues, construit avec le kinsuka et le salmali. 
Qu'il te transporte heureusement vers ton époux, au séjour de 
l'immortalité. 

21. Lève-toi, Viçwâvasu, que j'honore par mes prières et par 
mon culte. Une épouse est née pour toi; cherche une autre 
femme parmi ces enfants qu'engendrent les pères. Ta naissance 
t'y réserve un lot que tu peux réclamer. 

22. Lève- toi, Viçwâvasu. Nous t'honorons en te chantant. 
Cherche une autre femme. Unis ensuite l'époux à son épouse. 

23. EUes sont droites et dépourvues d'épines les routes par 
lesquelles nos amis viennent solliciter le beau-père. Qu'Âryaman, 
que Bhagales conduise. dieux, que ce couple d'époux soit bien 
dirigé. 

Ici le prêtre, s'adressant à la fiancée, prononce ces 
paroles mystiques qui lui donnent la liberté de s'unir 
à son fiancé : 

24. Je te délivre de ce lien de Varuna dont t'a liée l'adorable 
Savitri. Sur le foyer de Rita (le Feu Brillant), dans le monde du 

• Sacrifice, pour ton bonheur je t'unis à un époux. 



— 203 — 

Le prêtre, parlant en vertu de son autorité pontifi- 
cale, prononce ces mots sur la fiancée qui est debout 
à côté de son époux : 

25. Je l'enlèye à l'autorité paternelle, pour la remettre dans la 
dépendance d'un mari. Puisse-t-elle, ô bienfaisant Indra, être 
fortunée et avoir de nombreux enfants ! 

L'époux prend la main de la jeune femme dans sa 
main ; et le prêtre dit ces mots : 

26. Que Pus an te prenne par la main et t'emmène d'ici. Que 
les Âçwins te portent sur leur char. Veuille aussi, digne du nom 
de maîtresse de maison {grihapaini)., visiter nos demeures et 
répondre aux voeux de notre sacrifice. 

27. Que ta famille croisse dans notre maison. Éveille-toi pour 
le Feu domestique. Unis ton corps à celui de cet époux; et tout 
deux répondez aux vœux de notre sacrifice. 

La fiancée se dépouille de ses parures et de ses orne- 
ments de jeune fille, cérémonie qui paraît être le 
symbole de ce qui se passera dans la chambre nup- 
tiale, et semble répondre à la cérémonie du Yoile 
chez les chrétiens. Pendant ce temps le prêtre dit 
ces mots : 

28. Mais je ne vois plus que du rouge et du noir. C'est Krityâ 
qui s'attache à l'époux. Le nombre de ses parents augmente,^ 
et le mari se trouve enchaîné au milieu d'eux. 

29. Donne aux prêtres tes vêtements; donne leur tes parures. 
Krityâ, sous la forme de l'épouse, pénètre chez l'époux. 

30. Avec cette pécheresse, le corps brillant est dépouillé de 
ses parures. Il est comme lié et resserré dans son vêtement. 

31. Que les maladies, qui accompagnent naturellement les 
pompes nuptiales, soient repoussées par les dieux adorables vers- 
les lieux d'où elles sortent. 



-- 204 — 

;32, Que les compagnons des époux ne voient point de yoleurg 
sur leur chemin ; que les routes soient bonnes pour eux ; que 
leurs ennemis s'enfuient. 

Le prêtre, à l'assemblée : 

33. Que cette épouse soit heureuse. Approchez d'elle; regardez- 
la. Faites lui vos souhaits, et retournez dans votre demeure. 

Don des vêtements ; purification de réponse. 

34. Tel mets est brûlant ; tel autre est piquant ; tel est noir 
.comme le vase où on le prépare; tel autre est pareil à du poison; 
,on ne saurait les manger. Le prêtre, qui peut connaître Sûryâ, 
mérite d'avoir la robe de l'épouse. 

35. Les désirs sont variés; que chacun soit servi à son gré. 
Voici toutes les formes de Sûryâ : c'est le prêtre qui les purifie. 

L'époux prend la parole ; et tenant de nouveau sa 
femme par la main, lui adresse ces mots : 

36. Je prends ta main pour notre bonheur; je veux que tu 
sois ma femme et que tu vieilUsses avec moi. Bhaga, Aiyaman, 
Savilri, le puissant Indra, tous les dieux t'ont donnée à moi, 
qui suis le Feu domestique. 

37. Pûsan, guide cette fortunée dans laquelle les enfants de 
Manu doivent trouver un germe fécond, disposée à, se rendre 
à mes .désirs, et que j'appelle de tous mes vœux. 

Vœux du prêtre ; mystique du mariage : 

38. Âgni, les GanUarvas, avec toute la pompe nuptiale, envi- 
ronnent le char de Sûryâ qu'ils t'amènent. En récompense donne 
aux maris une épouse et des enfants. 

39. Oui, qu'Agni donne l'épouse, pleine de santé, pleine de 
beauté. Que le mari de cette épouse prolonge sa carrière et 
vive cent automnes. 



— 20o — 

40. Sôma eii premier lieu, puis le.GajiSarva Viçwâ'vasu, 
s'unirent à toi. Ton troisième époux fut Agni. Le quatrième est 
un fils de Manu. 

V 

L'époux, s' adressant à sa femme, répète les paroles 
du prêtre : 

41-. Sôina t'a donnée au Ganclarva, le GanSarva à Agni; Agni 
m'a confié cette fille opulente. 

Le prêtre, aux époux : 

42. Restez ici ; né vous éloignez pas ; passez ensemble votre 
vie, heureux dans votre demeure et jouant avec vos enfants et 
vos petits enfants. 

L'époux, à l'épouse : 

43. Que le Cïief-des-créatures nous donne une race nombreuse; 
qu'Aryaman prolonge notre vie. Entre sous d'heureux auspices 
dans la maison conjugale. Que le bonheur soit chez nous pour 
les bipèdes et les quadrupèdes ! 

44. Viens, ô désirée des dieux, belle au cœur tendre, au regard 
charmant, bonne pour ton mari, bonne pour les animaux, des- 
tinée à enfanter des héros. Que le bonheur soit chez nous pour 
les bipèdes et les quadrupèdes ! 

Vœux du prêtre : 

45. généreux Indra, rends-la fortunée. Qu'elle ait une belle 
famille ! Quelle donne à son époux dix enfants ! Que lui-même 
il soit comme le onzième ! 

46. Rè^e avec ton beau-père; règne avec ta belle-mère; règne 
avec les sœurs de ton mari ; règne avec ses frères. 

L'époux ; oraison : 

47. Que tous les dieux, que les Ondes, protègent tout ce qui 



— 206 — 

nous est cher. Que Mâtariç-wan, que BàtH, que Saraswatî la 
généreuse nous accorde à tous deux son appui ! • 

La famille, une fois constituée par le mariage et mise 
sous l'autorité sainte de la Foi, continue d'exister et 
de se développer sous la même influence. En effet, 
comme la naissance d'un être vivant n'est autre chose 
que la personnification d'Agni, elle est elle-même 
étroitement liée à l'institution religieuse ; il en est de 
même de la mort. Le grand intérêt de la vie hu- 
maine, comprise entre ces deux extrémités, est de 
conserver le culte et la doctrine mystique dont le 
culte est l'emblème. Il y a donc une sorte de nécessité 
et de devoir à maintenir dans la famille la pureté de 
la religion sur laquelle elle repose. Le rapport de ces 
deux choses est tel que, dans la doctrine brahmani- 
que fondée sur le Vêda, il est presque impossible de 
dire si la famille est constituée pour la défense de la 
religion, ou si c'est la religion qui est faite pour per- 
pétuer la famille et la maintenir dans son intégrité. 

« La ruine d'une famille cause la ruine des religions éternelles 
de la famille; les religions détruites, la famille est envahie par 
l'irréligion. 

Par l'irréligion les femmes de la famille se corrompent; de la 
corruption des femmes naît la confusion des castes; 

Et par cette confusion tomhent aux enfers les pères des 
destructeurs de la famille même, privés de l'offrande des 
gâteaux et de l'eau. 

Quant aux hommes dont les sacrifices de famille sont détruits, 
l'enfer est nécessairement leur demeure. C'est là ce que l'Écri- 
ture nous enseigne. » La Bhagmad-gîtâ, I, 40. 



— 207 — 

La sainteté de l'union conjugale établie par le 
Vêda fut dans la suite entourée de toutes les ga- 
ranties qu'une religion et une civilisation intelli- 
gentes peuvent concevoir. Des menaces sévères et 
des châtiments redoutables attendaient en ce monde 
et dans l'autre ceux qui en violaient la pureté : à 
ce point, que la constitution de la famille doit être 
regardée comme une des principales forces qui ont 
maintenu dans l'Inde la société aryenne jusqu'à nos 
jours. 

IL CHANGEMENTS SURVENUS DANS LA FAMILLE. 

Les noms de parenté, dont nous avons donné ci- 
dessus l'explication, remontent à une époque de beau- 
coup antérieure au Vêda, et appartiennent évidem- 
ment à la période primitive des Aryas. C'est ce que 
prouve leur présence dans les diverses langues de la 
famille, et. ce fait remarquable que ces noms n'y ont 
généralement aucun sens, tandis qu'ils en ont un, le 
plus souvent reconnaissable, dans les langues ancien- 
nes de rOrieiit. Ils appartiennent donc, et cela depuis 
une époque fort antique, à la race commune et font 
partie du vocabulaire général. Si l'on voulait trouver 
ailleurs que dans les noms de parenté, d'autres ren- 
seignements sur cette période primitive, la méthode 
la plus simple consisterait à réunir tous les mots qui 
sont communs aux diverses langues indo-euro- 
péennes, et à en donner l'interprétation comparative. 



— 208 — 

Ges mots en effet ne sauraient dater d'une époqne 
postérieure à la séparation des peuples aryens ; caîf 
il n'est guère possible d'admettre que, sur un globe 
terrestre presque dépourvu de cheminsy un seul de 
eés mots ait été après coup transporté dans toutes, 
lés directions et adopté uniformément par tous les- 
peuples de la race. 

Un fait propre à là langue védique marqué d'une 
manière frappante la postériorité des Hymnes par 
rapport au temps où les noms de parenté furent créésw 
On remarquera que la plupart de ces mots sont des 
noms d'agent, caractérisés par le suffixe tri placé à 
la suite du radical. Ce suffixe, qui est très-commun 
dans la langue sanscrite, se rencontre également avec 
la même valeur dans les langues du midi et dans 
celles du nord de l'Europe. Or, on sait que dans les 
mots aucun élément n'est moins variable que les 
suffixes, parce qu'ils classent les mots eux-mêmes 
dans une catégorie logique déterminée et fixent irré- 
vocablement leur emploi dans le discours. Ce qui 
caractérise le suffixe de l'agent dans la classe de mots 
qui nous occupe, c'est le t, puisque les lettres qui le 
suivent appartiennent aux flexions grammaticales et 
sont par conséquent sujettes à changer. On ne conce- 
vrait la disparition du t que de deux manières : soit 
en admettant que la langue a été adoptée, mal com- 
prise et dénaturée par des peuples barbares, comme 
le latin par les peuples de la grande invasion ; soit en 
reconnaissant qu'une longue usure l'a peu à peu obli- 



— 209 — 
téré. La première explication est inadmissible pour 
les Aryas védiques, car la pureté de leur race est un 
des faits les mieux constatés aujourd'hui. Lors donc 
que nous voyons le mot swasri, sœur, dépourvu de 
ce ty que les langues du nord de l'Europe n'ont point 
perdu (schwester, sister) nous sommés conduits à 
penser que le peuple qui a dit swasri, après avoir 
dit swastri, avait vu s'écouler de nombreuses 
générations avant d'adopter cette forme incomplète. 
Or les plus anciens hymnes du Vêda disent toujours 
swasri, et la forme pleine ne se trouve nulle part 
dans cet antique monument. 

C'est pourquoi, l'état primitif de la famille et les 
fonctions de ses membres exprimées par les noms 
de parenté, ne répondent pas à la période védique, 
mais à une période de beaucoup antérieure et à une 
contrée qui n'était ni l'Hindustan ni le Saptasinclu. 
En effet les rôles des membres de la famille sont déjà 
tout autres dans le Vêda que ces noms ne nous le 
feraient croire d'abord. L'inégalité des richesses les 
a profondément modifiés. Ce n'est pas seulement la 
différence des aptitudes individuelles qui rendait 
alors certaines familles plus riches que d'autres; à 
cette cause générale qui se développe dans toute l'hu- 
manité, s'en joignait ici une autre non moins puis- 
sante, la conquête. L'état de guerre avec les habitants 
antérieurs de l'înde est l'état permanent des Aryas 
védiques, depuis leur arrivée dans le Panjâb jusqu'au 

temps de Yiçwâmitra et de ses fils. Or il semble bien, 

u 



— 210 — 

d'après beaucoup d'Hymnes, que ces étrangers étaient 
possesseurs de grandes richesses ; car la demande que 
les poètes adressent sans cesse à la divinité est de 
faire passer dans leurs propres mains les biens des 
Dasyus, leurs vaches, leurs chevaux, leurs chars, leur 
or, leurs parures, et de donner la terre à l'Arya. On 
ne peut guère contester, sans être contredit par 
beaucoup de passages du recueil, que le butin ne fût 
partagé fort inégalement entre les chefs de guerre et 
les simples combattants; tel est d'ailleurs l'ordre 
constamment admis par les peuples aryens, anciens 
et modernes, dans la distribution des dépouilles. Il 
en résultait que les fortunes individuelles devenaient, 
par le fait de la guerre, de plus en plus inégales. Les 
prisonniers de guerre, mis au service des vainqueurs 
et passant à l'état d'esclaves, déchargeaient les 
membres des familles aryennes qui les possédaient, 
d'une partie des fonctions que l'égalité primitive 
imposait à leur pauvreté. La fille conserva le nom de 
duhitri, mais n'eut plus à traire les vaches ; le frère 
fut toujours appelé Urâtri, sans avoir la mission de 
défendre ni ses frères, ni sa sœur, protégés par une 
société déjà en partie organisée. Ces fonctions ne 
furent plus que nominales. 

Toutefois, il ne faudrait pas non plus exagérer la 
portée des changements accomplis dans Ja famille 
depuis la période primitive; car nous voyons dans 
le Vêda des fils chasseurs pourvoyant à la nourriture 
de leurs parents (m, 364.) ; et cela sans qu'il soit ici 



— 211 — 
nullement question de la me des anachorètes au 
désert, puisque ces derniers, qui d'ailleurs appar- 
tiennent à l'âge suivant, vivaient de végétaux et non 
de la chair des animaux sauvages. Mais c'est là une 
exception, nous le verrons bientôt, dans une société 
où les arts et le commerce étaient déjà développés. 
Il est donc intéressant pour nous de trouver, à l'ori- 
gine de ces premiers et antiques changements dans 
la famille, sous sa forme la plus élémentaire, un fait 
d'économie politique, c'est-à-dire, un changement 
dans la distribution de la richesse. 

Les mêmes causes sollicitèrent une révolution plus 
profonde encore. Il ressort, en effet, non-seule- 
ment des plus anciennes traditions occidentales, mais 
encore et surtout de la lecture du Vêda, que la cons- 
titution primordiale de la famille aryenne repose sur 
la monogamie. Que c'ait été l'usage général des Aryas 
védiques de n'épouser qu'une seule femme, c'est ce 
que prouve constamment la lecture des Hymnes. Plus 
tard, lorsque la société brahmanique se fut établie 
régulièrement dans l'Inde, avec son grand système 
des castes, la loi fixa les différents modes du mariage, 
selon l'état civil des personnes ; et partout elle sup- 
pose la monogamie, qu'elle déclare être le vrai devoir 
et la bonne coutume fondée sur la tradition. 11 ne 
peut y avoir aucun doute à cet égard. Cependant il 
est également incontestable que la polygamie a été 
pratiquée sous la loi brahmanique ; Manu en déter- 
naine les conditions. Il n'est pas non plus douteux 



— 212 — 
qu'elle existait au temps du Vêda. Ce n'est pas que 
les Hymnes citent aucun homme ayant épousé plu- 
sieurs femmes; mais on y trouve quelquefois, en 
manière de comparaison, ces mots : « comme un 
prince entouré de ses épouses. » II y avait donc des 
hommes riches pratiquant la polygamie. 

Observons sans retard que dans les vers où cette 
pratique est mentionnée, elle n'est attribuée qu'à 
des seigneurs ; ni le peuple, ni les prêtres ne sont 
cités pour s'y être abandonnés. On conçoit en effet 
que la pluralité des femmes eût entraîné, pour les 
uns et les autres, des inconvénients majeurs à cette 
époque : pour les hommes du peuple, des dépenses 
auxquelles la médiocrité de leur fortune eût pu diffi- 
cilement suffire ; pour les prêtres, l'impossibilité de 
partager entre plusieurs femmes .le rôle sacerdotal 
de dêvî, qui appartenait à l'épouse. Les seigneurs 
échappaient à ces difficultés par leurs richesses et 
par le rôle purement temporel, qui ne tarda pas à 
leur échoir exclusivement. On voit d'ailleurs qu'ils 
trouvaient dans la polygamie un avantage fort ap- 
précié dans les Hymnes, celui d'avoir de nombreux 
enfants, qui devenaient des héros (çûra), c'est-à-dire 
des chefs militaires à opposer aux Dasyus. Plus tard, 
lorsque les castes eurent été régulièrement instituées, 
la monogamie primitive des brahmanes vint se 
heurter contre une difficulté constitutionnelle. En 
effet la caste est fondée sur l'hérédité ; et celle-ci ne 
saurait se perpétuer que par les mâles, selon l'ordre 



— 213 — 

de primogéniture. Le sacrifice de famille périt en 
l'absence d'un fils, puisque la fille en se mariant, 
adopte les religions domestiques de son époux. Il 
devient donc nécessaire, dans le régime des castes, 
que le brahmane ait un fils. Si la femme qu'il a 
épousée ne lui donne aucun enfant, ou si elle ne 
met au monde que des filles, la loi de Manu autorise 
le père de famille à se marier une seconde fois. Nul 
malheur n'est redouté comme celui de mourir sans 
enfants mâles. 

Ainsi s'introduisit, dès les temps védiques, et 
d'abord par suite de l'inégalité des fortunes, l'usage 
de la polygamie, qui des seigneurs s'étendit aux 
brahmanes. Nous ne ferons toutefois ici qu'une seule 
remarque à ce sujet, mais une remarque de la plus 
haute importance. Car si les chrétiens voulaient un 
jour faire adopter dans l'Inde l'usage exclusif de la 
monogamie, ils seraient fort mal reçus, s'ils assimi- 
laient la polygamie brahmanique à celle des musul- 
mans. En effet, jamais, croyons-nous, le mariage 
polygame n'a produit chez les Aryas du sud-est 
l'asservissement de la feiçme. Non-seulement celle- 
ci a toujours conservé dans la famille son double 
rôle de dêvî et de griliapatni, partageant avec l'époux 
les honneurs dus à son rang, et respectée dé ses fils 
jusque dans leur vieillesse. Mais elle n'a jamais vu 
s'aliéner sa liberté ; le mariage a toujours été précédé 
du swayamvara, c'est-à-dire, du libre choix de l'é- 
poux par la femme ; et il a toujours été sévèrement 



_ 214 — 

interdit au père dé la jeune fille de recevoir aucuti 
présent, qui pût faire ressembler le don de sa fille 
à une \énte ou à un contrat naercantilé. L'influence 
occidentale sans doute a, dans ces dernières années, 
forcé les sultans à interdire lés marchés de femmes ; 
cependant je crois pouvoir affirmer que, de mon 
temps, il y en avait encore un à Smyrne ; c'est du 
moins ce que l'on m'assurait dans cette ville. Là, lé 
musulman venait passer en revue un certain nombre 
de femmes réunies, entre lesquelles il faisait sOii 
choix ; le teneur du marché prélevait un bénéfice 
pour prix de sa charge et versait entre les mains du 
père lé reste de la somine qu'il avait reçue de l'a- 
cheteur. Le maître enamenait là jeune fille, qui 
devenait ainsi à la fois son esclave et sa femme. La 
suppression des marchés n'a point modifié la condi- 
tion des femmes en Turquie; seulement le contrat 
de vente se fait entré l'acheteur et le père, de gré à 
gré, dans les mêmes termes et avec les mêmes consé- 
quences qu'autrefois ; lès teneurs seuls et le scandale 
d'une exposition publique ont été supprimés. L'achat 
dé ia femme constitue son esclavage, et donné nais- 
sance au harem, avec lés suites immorales et inhii- 
inainés qui en découlent. Ce serait faire à des hommes 
de même race que nous, et dont le sentiment moral 
îiè lé cède eii rien àù nôtre, une injure gratuite, qiié 
dé leur attribuer uri pareil système. Quand un brah- 
mane où un seigneur épousait une seconde femme, 
là liberté la plus entière était laissée à la jeune fille 



— 215 — 

et le second Inariage s'accomplissait avec les mêmes 
cérémonies sacrées et les mêmes serments que le 
premier. Quand une jeune fille ou une yeuve songeait 
à se marier, le père faisait annoncer dans le voisi- 
nage et souvent même au loin, que le choix d*un 
époux s'accomplirait chez lui un certain jour. Les 
prétendants se réunissaient dans la maison du père, 
qui les recevait avec les honneurs dus à leur rang. 
Au jour pur de la lune, annoncé pour ainsi dire offi- 
ciellement, parés de guirlandes et de vêtements de 
fête, ils se rangeaient tous ensemble dans une même 
enceinte ; la jeune fille paraissait alors, et, dans la 
plénitude de son indépendance, choisissait pour 
époux celui qui lui plaisait. Elle le prenait par la 
main et ensuite s'accomplissaient les cérémonies 
sacrées. Quand on compare les marchés musulmans 
avec le swayamvara des Aryas de l'Inde, il est diffi- 
cile d'imaginer deux procédés plus opposés l'un à 
l'autre. Et l'on conçoit que ces deux usages, s'étant 
perpétués jusqu'à nos jours, présentent dans leurs 
conséquences un contraste singulier, que l'un ait 
toujours sauvé la dignité morale et religieuse de la 
femme, tandis que l'autre aboutissait à son asservis- 
sement. 



CHAPITRE VIII 

DE LA SOCIÉTÉ CIVILE ET POLITIQUE 



Si l'on veut comprendre par quelles transforma- 
tions la société védique a passé pour atteindre à cet 
état définitif que les lois de Manu et les épopées nous 
dépeignent, il faut savoir à quel titre et dans quelles 
conditions les membres de la famille entraient dans 
le corps social au temps du Vêda. Cette question peut 
s'exprimer encore de cette manière : Les castes exis- 
taient-elles alors dans la société des Aryas? Et, si elles 
ne s'y rencontraient pas telles que nous les voyons 
dans la société brahmanique, les Hymnes ne nous en 
offrent-ils pas les rudiments, ne nous en expliquent- 
ils pas l'origine? Si cette dernière solution est la 
vraie comme elle paraît l'être, nous devrons consi- 
dérer la période des hymnes comme un âge de tran- 
sition, entre l'état primitif indiqué par la signification 
des noms de parenté, et l'état définitif dont les épo- 
pées sanscrites nous offrent l'image. Si d'autre part 
le Vêda, rapproché des traditions indiennes, nous 
donne l'explication positive de l'origine des castes, 
et des causes qui les ont fait naître, une question 
subsidiaire s'ajoute d'elle-même à la précédente : 



~ 218 — 

comment et dans quelles circonstances s'est opéré le 
classement des castes? On doit observer que cette 
dernière question est d'une nature absolument* his- 
torique , et qu'elle porte sur l'antagonisme , pour 
ainsi dire éternel, des deux grands pouvoirs auxquels 
se soumettent les hommes ; nous voulons parler du 
pouvoir spirituel, représenté pas les brahmanes, et 
du pouvoir temporel, qui était entre les mains des 
rois. Or, il est indubitable qu'à l'origine des peuples 
aryens la séparation des deux pouvoirs n'existait pas, 
non plus, sans doute, que les pouvoirs eux-mêmes; 
il est certain aussi que dans la société brahmanique, 
ils étaient solidement établis et entièrement séparés. 
Il y a donc eu un moment où cette séparation s'est 
opérée, lorsque l'un et l'autre étaient parvenus à ce 
point de développement oii ils pouvaient également 
prétendre à la prééminence, 

Toutes ces questions, qui n'intéressent pas moins 
la théorie politique que l'histoire, ne peuvent être 
résolues, pour les Aryas du sud-est, que si l'on 
s'entend sur la valeur du mot caste et sur le sens 
qu'on doit lui donner quand il s'agit de l'Inde. Nous 
allons essayer de définir la caste, d'après les nom- 
breuses données, toutes concordantes, que renfer- 
ment les lois de Manu, les Epopées, les Purânas et 
les divers écrits orthodoxes de la littérature brah- 
manique. 

Trois éléments constituent la caste : le partage 
des fonctions entre les hommes, leur transmission 



— 219 — 

héréditaire et la îiiérarcMe. Par le partage des fonc- 
tions l'on doit entendre que chaque homme â sa 
fonction propre dans la société civile, politique et 
religieuse ; que cette fonction lui est commune avec 
les autres hommes dé sa caste ; et qu'il ne doit pas 
empiéter sur les fonctions d'une nature différente 
remplies par des hommes d'une autre caste que la 
sienne. Ainsi le labour, le soin des troupeaux, le 
commerce, l'industrie, sont autant de fonctions qui 
appartiennent en propre à la caste des hommes du 
peuple ; servir les autres est la fonction propre de là 
caste inférieure. La guerre et le gouvernement des 
Etats, la législation et là justice, sont les attribu- 
tions de la caste royale des guerriers. La prière pu- 
blique et l'office divin appartiennent exclusivement 
à la caste sacerdotale. Dans un Etat où le laboureur 
et le marchand pourraient être chefs de guerre, il 
n'y aurait entre eux et le militaire aucune distinc- 
tion de caste : c'est le fait que nous présente, plus 
que toute autre, l'histoire de la démocratie athé- 
nienne. De même, si un prince ou un chef d'armée 
pouvait, sans recourir au prêtre, offrir un sacrifice 
en son propre nom, il n'y aurait point pour lui de 
caste sacerdotale, puisque en ce moment même il 
serait prêtre. Lés épopées homériques nous offrent 
de ce fait plusieurs exemples. Mais si en aucun 
temps le négociant ou ragficulteur ne peut se sub-- 
stituer au chef de guerre, ni ce dernier au prêtre 
officiant, ni en général une fonction à une autre. 



— . 220 — 

cette séparation est un des éléments constitutifs de 
la caste. 

L'hérédité n est pas moins essentielle. L'héritage 
des fonctions venant à manquer, la fonction quitte 
une famille pour entrer dans une autre ; or, comme 
les pères ne meurent pas tous à la fois, et que des 
■vieillards continuent souvent leur fonction pendant 
de longues années, du vivant même de leurs enfants, 
il en résulte que, si les fonctions ne se transmettent 
pas des pères aux fils, la caste n'atteint pas la famille, 
ni par conséquent la société. C'est ce que nous 
voyons chez nous, oîi les castes n'existent pas, parce 
que les fonctions ne sont pas héréditaires ; celles-ci 
sont ouvertes à tous; les hommes de la dernière 
classe et de la plus basse naissance y peuvent deve- 
nir prêtres et avoir en main le pouvoir spirituel, qui 
est le premier et le plus redoutable des pouvoirs. Cet 
état de choses, qui n'est pas propre au christia- 
nisme, et que le buddhisme avait inauguré plusieurs 
siècles avant notre ère , est le plus opposé qui se 
puisse concevoir au régime des castes. 

L'hérédité des fonctions suppose que le mariage 
est pratiqué par toutes les castes : et, si la société est 
fondée sur ce régime, il peut même se faire que cet 
état soit ordonné par la loi. Si une seule caste venait 
à s'y soustraire, ou la fonction périrait avec elle, ou 
bien elle serait remplie par des hommes des autres 
castes ; et ce serait la plus grave atteinte portée au 
régime tout entier. Or tes filles, en contractant ma- 



— 221 — 
riage, adoptent naturellement la condition de leurs 
époux ; elles perdent la leur si elle est différente, et 
dans ce cas elles passent d'une caste à une autre; 
c'est là un inconvénient, dans une société dont le 
régime des castes est la base; mais il est beaucoup 
moindre que si les hommes étaient exposés à perdre 
la leur. L'hérédité des fonctions repose donc prin- 
cipalement sur les mâles, sinon exclusivement sur 
eux. Dans l'Inde brahmanique la transmission des 
castes par les mâles avait une importance d'autant 
plus grande , que ni le pouvoir sacerdotal , ni le 
pouvoir temporel des xattriyas, n'était centralisé; 
les rois gouvernaient chacun leur petit royaume ; 
les maharajas ou- grands rois n'étaient que des 
seigneurs suzerains ; on ne cite dans toute l'histoire 
de cette contrée qu'un fort petit nombre de rois 
éakravarttin , c'est-à-dire gouvernant l'Inde brah- 
manique toute entière ; encore leur pouvoir n'était- 
il qu'une sorte de suzeraineté, La perte de la caste, 
par le manque d'hérédité masculine, était pour leur 
famille la perte de la royauté. Quant aux prêtres, 
comme il n'y en avait pas un parmi eux qui eût 
quelque analogie avec le pape des chrétiens catho- 
liques, leur autorité spirituelle était contenue dans 
un domaine fort étroit; s'ils manquaient de fils, 
le culte de famille périssait avec eux, et tous leurs 
ascendants, que ce culte rattachait les uns aux 
autres par une chaîne mystique, subissaient la 
même déchéance. On voit donc que plus une caste 



— 222 — 

avait une fonction relevée et spirituelle, plus il était 
nécessaire qu'elle pratiquât le mariage, et que pour 
elle le mariage produisît des enfants mâles. 

Quand nous avons nommé la hiérarchie parmi les 
éléments constitutifs des castes, nous n'entendions 
pas seulement par ce mot une simple subordination 
conventionnelle , comme celle qui règle les pré^ 
séances dans les Etats de l'Europe ; nous voulions 
dire, comme le mot hiérarchie ïmàique, que cette 
subordination est fondée sur le droit divin. Cette 
idée n'est pas absolument propre aux pays de l'O- 
rient ; elle a cours aussi chez nous. Nous voyons, en 
effet, que le pouvoir spirituel des prêtres est regardé 
comme d'institution divine par toutes les personnes 
qui ont foi dans la divinité de Jésus-Christ et qui 
tiennent l'Evangile pour un livre révélé. Les pre- 
miers pontifes, institués par Jésus, transmirent leur 
pouvoir par l'œuvre mystique de l'ordination, et non 
par le fait naturel de la génération ; si les fils des 
prêtres, pendant les premiers siècles de l'Eglise, 
eussent été nécessairement prêtres à leur tour par la 
seule vertu de leur naissance, il se fût probablement 
fondé une caste sacerdotale parmi les chrétiens ; et 
plus tard, lorsqu'on institua le célibat des prêtres 
pour être un des fondements de l'Eglise catholique, 
on eût rencontré les mêmes obstacles que plusieurs 
siècles auparavant le buddhisme avait rencontrés 
dans les mêmes circonstances. Les Eglises chrér- 
tiennes qui ont laissé aux prêtres le droit de se 



— 223 — 

marier n'ont point pour cela fondé des castes, parce 
que, chez les chrétiens, la naissance ne confère 
aucun pouvoir spirituel, ce dernier se transmettant 
par le seul sacrement de l'Ordre. On voit dans quelle 
mesure la doctrine du droit divin est appliquée chez 
nous aux fonctions sacerdotales. 

Il n'en est pas de même du pouvoir monarchique 
dans certains Etats et, en France même, pour plu- 
sieurs personnes encore attachées aux anciennes 
traditions de la légitimité. L'hérédité des fonctions 
royales, soit de mâle en mâle, soit simplement par 
ordre de primogéniture, est regardée comme la con- 
dition fondamentale de l'institution monarchique ; il 
y a toutefois cette différence essentielle que, d'après 
le droit nouveau, c'est une constitution toute hu- 
maine, faite ou consentie par les citoyens, qui 
confère à un homme et à sa famille le pouvoir tem- 
porel avec l'hérédité, tandis que, d'après l'ancien 
droit, ce pouvoir et sa transmission étaient regardés 
comme une institution divine. Plusieurs princes 
démocratiques ont cru devoir ajouter à leur titre 
la consécration religieuse; mais la cérémonie du 
sacre n'a rien ajouté à leur autorité réelle ni rien 
changé au jugement que leurs sujets volontaires 
portent sur eux. La royauté ne constitue donc pas 
une caste dans la famille qui l'exerce; mais l'hé- 
rédité des fonctions y introduit l'un des éléments 
constitutifs «de la caste ; et , dans les familles des 
rois légitimes, l'Europe nous offre véritablement 



— 224 — 

des exemples de castes royales, localisées pour 
ainsi dire dans quelques descendances. Supposez 
que cette doctrine du droit divin s'étende, non à 
quelques exceptions, mais à la société toute entière, 
qu'elle embrasse toutes les familles et toutes les 
fonctions, distribuées méthodiquement et transmises 
comme des héritages : voilà le régime des castes, 
tel que l'Inde brahmanique l'a conçu, et tel qu'elle 
l'a 'exposé partout dans ses écrits. 

Quatre castes fondamentales servent de base à la 
société brahmanique : les Brahmanes , les Xattriyas, 
les Yœçyas et les Çûdras. Un grand symbole fut 
conçu pour les représenter, dans leur origine et 
dans leur hiérarchie; ce symbole a été reproduit 
dans tous les temps et dans beaucoup de livres 
sanscrits ; le buddhisme seul, qui tentait une révo- 
lution sociale dans la contrée , n'en tient^ aucun 
compte, ou ne le cite que pour le combattre. 

« Pour la propagation de la race humaine, Brahmâ, de sa 
bouche, de son bras, de sa cuisse et de son pied, produisit le 
brahmane, le xattriya, le vseçya et le çûdra... Pour la conser- 
vation de cette création toute entière, l'Etre souverainement 
glorieux assigna des occupations différentes à ceux qu'il avait 
produits de sa bouche, de son bras, de sa cuisse et de son pied. 
Il donna en partage aux brahmanes l'étude et l'enseignement, 
l'accomplissement du sacrifice, la direction des sacrifices offerts 
par d'autres, le droit de donner et celui de recevoir. Il imposa 
pour devoirs aux xattriyas de protéger le peuple, d'exercer la 
charité, de sacrifier, de hre les Livres saints, et de ne pas s'a- 
bandonner aux plaisirs des sens. Soigner les bestiaux, donner 
l'aumône, sacrifier, étudier les Livres saints, faire le commerce. 



— 225 — 

prêter à intérêt, labourer la terre,- sont les fonctions assignées 
au vseçya. Mais le souverain Maître n'assigna aux çûdras qu'un 
seul office, celui de servir les classes précédentes sans déprécier 
leur mérite. « {Manu. I, xxxi. 87.) 

L'origine divine des castes, le droit divin qui assi- 
gne à chacune d'elles ses fonctions, est un objet de 
foi dans la civilisation brahmanique. Nous ne jugeons 
pas possible (jue cette croyance, à la fois religieuse 
et politique, se soit formée subitement à la suite 
d'une convention même tacite ; car, outre que les 
hommes consentent difficilement àr être déprimés, il 
n'est guère croyable qu'une institution de celte na- 
ture, si elle eût été arbitraire, se fût conservée jus- 
qu'à nos jours, après les appels successifs que l'Inde 
a entendus, sans y répondre, du buddhisme et du 
christianisme. On ne devra donc pas s'étonner, si 
l'on en retrouve déjà les éléments dans des hymnes 
composés antérieurement à la constitution définilive 
du brahmanisme. 

.En effet, il est deux points que la lecture des 
hymnes peut établir, croyons-nous, de la manière 
la plus solide : premièrement, les castes ne sont 
point constituées régulièrement dans le Rig-Vèda ; 
en second lieu, ce livre contient tous les éléments 
du système des castes, non encore entièrement coor- 
donnés. 

Si la séparation des fonctions est un des éléments 
essentiels des castes, on peut affirmer qu'il n'y a pas 
de castes dans le Yêda. En effet, l'on y voit souvent 



— 22G ~ 
des hommes qui viennent de faire la guerre, offrir, 
comme pères de famille, le sacrifice aux dieux, non 
par l'intermédiaire d'un pontife sacré, mais directe- 
ment, c'est-à-dire broyant et purifiant le sôma de 
leurs propres mains, composant l'hymne, allumant 
le feu d'Âgni ; on peut même dire que c'est là un 
des faits les plus ordinaires que nous présentent les 
Hymnes. Inversement, on voit des hommes de fa- 
mille sacerdotale prendre les armes et marcher au 
combat comme s'ils étaient des xattriyas. Tel est le 
fait dont se glorifient les descendants de Kuça, dans 
la dernière partie de la période védique (ii, 33). Les 
mariages entre seigneurs et prêtres non-seulement 
ne sont point interdits dans le Vêda, mais ne sont 
pas même signalés comme une dérogation à l'usage 
commun des Aryas. îl y a sur ce point essentiel une 
égalité réelle entre ces deux classes de personnes: 
et cela se conçoit d'autant mieux, que les fonctions 
de l'une et de l'autre n'étaient pas encore incompa- 
tibles. On peut lire, à ce sujet , l'hymne de Çyâ- 
vâçwa (n, 350); ce jeune poëte était ^hà^Aréanânas, 
brahmane attaché à la personne du roi Rcitavîti; ce 
prince habitait au pied des montagnes d'où descend 
la Gômatî, affluent occidental de l'Indus. Çyâvâçwa 
vit dans un sacrifice la fille du xattriya Ratavîti et 
en devint amoureux, 11 la demanda en mariage : 
c'est un des principaux sujets de cet hymne, oii le 
poëte demande aux' Maruts leur protection pour ses 
amours. On peut aussi distinguer, dans les listes 



— 227 — 

généalogiques données par les Purânas , un assez 
grand nombre de noms appartenant à des familles 
royales et qui sont évidemment ceux d'auteurs 
védiques, dont nous possédons des hymnes. 

Si Ton interroge le Vêda relativement aux autres 
fonctions, il répond que le sacerdoce ne leur est 
pas incompatible, qu'un homme de prière peut aussi 
bien labourer la terre ou faire paître les troupeaux, 
que broyer le sôma ou allumer le feu divin. Toute- 
fois, si l'on considère que la conquête faisait tomber 
entre les mains des Aryas un très-grand nombre de 
vaches et de chevaux, et de vastes domaines, on 
comprendra que le propriétaire de ces biens ne 
pouvait, par ses seules forces, les faire valoir, et 
qu'ainsi le concours d'autres hommes lui était in- 
dispensable. C'est ce que prouve l'hymne suivant 
■du riche Yâmadêva. 

A divers dieux. 

« Avec le" maître de la plaine pour ami, nous sommes sûrs de 
la victoire. 11 donne à celui qui nous ressemble vache, cheval et 
délices de tout genre. 

« Maître de la plaine ! envoie-nous les eaux aussi douces que 
le miel, comme la vache nous cède son lait. Que les Maîtres de 
la pureté nous donnent les ondes , non moins pures que le 
•beurre, qui tombe en flots de miel. 

1) Que les plantes, les cieux, les ondes, l'air, soient pour nous 
aussi suaves que le miel. Que le Maître de la plaine ait pour 
nous la douceur du miel. Honorons-le avec innocence de cœur. 

» Que le bonheur soit sur nos animaux, sur nos hommes, sur 



— 228 — 

nos charrues. Que nos rênes flottent avec bonheur; qu'avec 
bonheur pique notre aiguillon. 

» Çuna et Stra, aimez nos prières et versez sur elles ce lait 
que vous formez dans le ciel. 

» Âppproche-toi, ô fortunée Sîtâ! Nous t'honorons, pour que 
tu nous sois propice et fructueuse. 

» Qu'Indra féconde Sîtâ; que Pûsan la. décore. Que Sîtâ nous 
prodigue son lait pendant de longues années. 

» Qu'avec bonheur les socs labourent pour nous la terre; 
qu'avec bonheur nos pasteurs conduisent les animaux. Qu'avec 
bonheur Parjanya répande sur nous son miel; qu'avec bonheur 
Guna et Sîra nous arrosent de leur lait. » 

Dans cet hymne le Maître de la plaine paraît être 
Vâyu, le Vent, ou bien Agf7it; Çima-sira est un 
nom d'Indra; Sîtâ personnifie le sillon du labour, 
Pûsan le soleil, Parjonya la force fécondante de 
l'orage. 

La nécessité où les Âryas furent conduits d'avoir 
des hommes à leur service et de se décharger 
sur eux d'une partie de leurs fonctions originelles, 
ne suffisait pas à elle seule pour faire du peuple une 
caste à part; nous voyons, en effet, la même chose 
exister chez toutes les nations modernes, qui pour- 
tant ne sont pas soumises au régime des castes. Un 
homme du peuple n'est point exclu par le Vêda du 
droit d'offrir le sacrifice : du moins, il n'y a dans 
les Hymnes aucun passage qui prouve l'existence 
d'une telle exclusion. On voit au contraire des 
poètes composer l'hymne et remplir toutes les fonc- 
tions sacrées, sans que leur pauvreté y fasse obs- 
tacle ; or, la pauvreté avait pour conséquence, que 



— 229 — 

ces pères de famille, avec leur femme et leurs en- 
fants, devaient se suffire à eux-mêmes et exécuter, 
pour l'entretien de leur vie et de leur maison, la 
plupart des ouvrages qui furent plus tard le lot des 
hommes du peuple. 

Aucune hiérarchie n'est indiquée dans les Hym- 
nes entre les diverses classes des Aryas ; nulle part 
il n'est dit que le brâlimane l'emporte sur le xattriya 
ou le xattriya sur le brahmane. Enfin, il n'y a point 
de çùdras. Ce fait mérite une attention particulière : 
en effet, selon toute apparence, cette caste n'appar- 
tenait point à la race aryenne, mais se composait des 
anciens habitants de l'Inde, que la conquête avait 
soumis aux Aryas. On en peut conclure que, même 
à la fin de la période védique, ces races étrangères 
n'étaient point encore subjuguées; et, de plus, que 
si des familles ou des peuplades de race jaune ou 
noire obéissaient déjà aux nouveaux conquérants, 
elles n'étaient point assez complètement incorporées 
à leur société pour y être classées et pour ainsi dire 
hiérarchisées. Or, le régime des castes brahmani- 
ques renferme positivement, à toutes les époques 
de la littérature sanscrite, la caste des cùdras. 

C'est assez dire que le grand symbole brahmani- 
que cité plus haut ne se rencontre point dans le 
Vêda. Il lui est tellement étranger et postérieur, que 
le nom même du -dieu masculin Brahmâ ne s'y ren- 
contre pas. Plusieurs poètes ont déjà la notion de 
l'Etre existant par lui-même; mais Brahmâ n'est 



— 230 — 

point son nom. La grande conception métaphysique 
des poètes védiques porte le nom d'Agni, feu divin, 
essence mystique, qui, se dégageant peu à peu de sa 
forme matérielle, devint l'Être suprême et le prin- 
cipe universel de la vie et de la pensée. Si Brahmà 
n'est point dans le Vêda, à plus forte raison le sym- 
bole de castes issues des quatre parties de Brahmâ, 
ne saurait-il s'y trouver. 

Nous ne pouvons cependant passer sous silence 
l'hymne attribué à Nârâyana, personnage divin qui 
est Yisnu, et adressé à Purusa, qui est le principe 
masculin suprême. Cet hymne (iv, 341) est une 
sorte de genèse, dans laquelle il est dit expressé- 
ment que le brahmane est la bouche du Purusa, la 
royauté ses bras, le vseçya ses cuisses, et que le çûdra 
est né de ses pieds. Mais les critiques s'accordent à 
considérer comme apocryphe cet hymne sans nom 
d'auteur; et M. Langlois fait observer avec raison 
qu'il renferme une métaphysique qui est plutôt celle 
des Upanisads que celle du Rig-Vêda. Nous croyons 
donc pouvoir le repousser en ce moment comme 
appartenant à une époque postérieure aux hymnes 
authentiques; et il reste par conséquent établi que 
le Rig-Vêda ne fait pas mention des çûdras, ou, en 
d'autres termes, que le régime brahmanique n'y est 
pas encore constitué. 

D'un autre côté, il est incontestable que l'on dis- 
tinguait déjà les brahmanes, les xattriyas et le vie, 
c'est-à-dire le peuple. L'hymne de Kutsa (i, 208) 



— 234 — 

met en opposition les mots brâhman eXrâjan; Çyâ- 
yâçwa parle du prêtre et du père de famille réunis; 
Vâmadêva fait la même distinction ; ailleurs il parle 
du prêtre entouré du peuple et de ses chefs. Un 
très-grand nombre de passages, dans divers auteurs, 
distinguent le peuple, ou le roi, ou le prêtre. Enfin 
il est un hymne très-curieux du même Çyâvâçwa, 
fils d'Arcanânas, de la famille d'Atri, où les trois 
classes sont très-nettement désignées par leurs fonc- 
tions essentielles et par les mots d'oii plus tard les 
castes ont tiré leurs noms. Dans cet hvmne tout est 
soumis au nombre trois, les strophes avec leurs 
rhythmes, les refrains et les objets désignés. Or, 
voici ce qui est dit des trois classes : 

Cl 16. Favorisez la piété (brahma), favorisez la prière. 
)) Tuez les Réixasas^ guérissez nos maux. Partageant les plaisirs 
avec l'Aurore et le Soleil, ô Açwins! prenez le sôma de votre 
serviteur. 

» 17. Favorisez la force ixattra), favorisez les héros. 
» Tuez les Râxasas ; guérissez nos maux. Partageant les plai- 
sirs avec l'Aurore et le Soleil, ô Açwins! prenez le sôma de votre 
serviteur. 

» 18. Favorisez les vaches; favorisez le peuple {vie). 
n Tuez les Râxasas; guérissez nos maux. Partageant les plai- 
sirs avec l'Aurore et le Soleil, ô Açwins ! prenez le sôma de votre 
serviteur. » 

(Çyâvâçwa, HT, 310.) 

Nous devons donc rechercher dans le Vêda la 
condition où se trouvaient ces diverses classes de 
personnes et déterminer les relations qu'elles avaient 



— 232 — 

entre elles à la fin de la période des Hymnes. En 
efifet, comme l'établissement des castes eut lieu à 
cette époque, nous pouvons espérer que les Hymnes 
nous dévoileront, au moins en partie, les causes qui 
l'ont provoqué. 

Le nom de râja, qui désigne les mêmes personnes 
que le mot xattriya, n'est pas propre à la langue 
sanscrite, et n'a pas été inventé durant la période 
védique. Car il se trouve chez plusieurs peuples oc- 
cidentaux, qui n'ont rien tiré du Yèda, ni de l'Inde. 
Tel est le vex des Latins, et le reiks des anciens 
idiomes germaniques. Mais la langue sanscrite, par 
la haute signification de ses racines, nous montre, 
dans le mot râja, des personnages qui se distin- 
guaient au milieu du peuple par l'éclat de leurs vê- 
tements et en général par la splendeur dont ils 
étaient environnés. Cet éclat n'est pas la lumière 
mystique que le feu sacré répandait sur les prêtres 
officiants et qui leur faisait donner le nom de dêvas. 
C'est celui que donne la richesse. En effet, outre 
que la langue sanscrite rapporte le mot râja, qui 
veut dire roi ou seigneur, à la racine ràj, briller, le 
mot germanique reiks, qui signifie également sei- 
gneur, se rapporte principalement à l'idée de ri- 
chesse ; et c'est même de lui qu'est dérivé le mot 
français riche. Le mot rex des Latins ne semble pas 
avoir exprimé cette idée; car le verbe regere n'a que 
le sens secondaire de régir. Toutefois il se peut que 
primitivement rex signifiât un seigneur, et que le 



— 233 — 

nom de Marcius Rex voulût simplement dire Mar- 
cius le riche (1). Quoi qu'il en soit, le Vêda nous 
montre, dans la richesse, l'origine de la royauté des 
xattriyas. En effet, dans ces temps anciens, où la 
fortune d'un homme n'était point représentée par la 
quantité de monnaie dont on peut disposer, la ri- 
chesse se confondait avec la splendeur des vête- 
ments, de la maison, des serviteurs, des chevaux, 
des vaches, des voitures, des armes, en un mot de 
tous les objets dont l'éclat et la bonne tenue pou- 
vaient caractériser un homme opulent. 

C'est donc l'inégalité dans la distribution des ri- 
chesses qui doit être considérée comme l'origine de 
la classe royale, laquelle fut plus tard la caste des 
xattriyas. La richesse, qui accroît les domaines et 
augmente le nombre des serviteurs, met entre les 
mains de ceux qui la possèdent une puissance d'ac- 
tion supérieure à celle des autres hommes. Et par 
là, il ne faut point entendre cette puissance mysti- 
que dont dispose le prêtre, quand il délie la jeune 
fille des chaînes de la virginité pour la remettre 
entre les mains d'un époux, ou quand il appelle la 
pluie qu'Indra et les Maruts distribuent, ou quand il 
chasse les maladies, ou quand il évoque les dieux et 
les amène jusque sur le kuça dans l'assemblée des. 



(1) Il faut ajouter que le mot rex n'a peut-être rien de com- 
mun a"vec regere, dont le participe reclus, ainsi que le mot ré- 
gula, se rapporte au sanscrit riju, droit, mot indépendant de 
râj et de râja. 



— 234 — 

sacrificateurs. Le pouvoir royal de l'homme opulent 
est une force [xattrd) ; en effet, dans la guerre, le 
râja est le chef qui commande l'armée, ou une 
partie plus ou moins grande de l'armée, et qui fait, 
par l'autorité du commandement, mouvoir les 
hommes comme il le veut, au prix même de leur 
vie; s'il est vainqueur, lé butin augmente sa ri- 
chesse et son pouvoir. Dans la paix, l'étendue de ses 
domaines met sous sa direction les hommes qu'il 
emploie, et fait d'eux ses agents ; il est la force qui 
les meut et qui leur fait exécuter pour lui une foule 
d'ouvrages qu'il ne pourrait exécuter lui-même. 
Telle est la puissance du xattriya des Hymnes. 

L'héritage en fait un roi féodal. Car, avec la ri- 
chesse, se transmet du père au fils le pouvoir et 
l'éclat qui l'environnent. Il a une armée [sêna) dont 
il dispose, un château fort sur la colline {pura, en 
grec T^'oliç, burg en allemand) ; de là, il domine sur 
ses possessions territoriales, et voit pour ainsi dire 
ce qui s'y passe; il est à la fois-le protecteur [nâïa] 
et le maître de son peuple [viçpatis, ^za-izk-nç) - Sa 
souveraineté s'étendant sur des familles de plus en 
plus nombreuses à mesure que le besoin d'être dé- 
fendues est ressenti par elles, le râja védique ne 
tarde pas à avoir une province, avec des peuples qui 
lui payent des redevances. Enfin ce système vrai- 
ment féodal se développant, le Vêda, dans un 
hymne de Savya (i, 102), nous montre que les 
rois se subordonnaient quelquefois les uns aux au- 



— 235 — 

très, et que quelques-uns exerçaient des droits de 
suzeraineté sur leurs pairs ; ils portaient dès lors le 
titre de grand-roi, maharaja. Si l'on réunissait di- 
vers passages des Hymnes, on pourrait avoir le por- 
trait d'un roi védique. Ce roi terrible est monté sur 
un éléphant ou sur un char doré, l'aigrette au front 
ou la tiare sur la tête. Entouré d'un noble et bril- 
lant cortège de xattriyas, il resplendit au milieu 
d'eux par les pierreries dont il est paré, par son arc 
doré, son carquois et ses armes étincelantes. Ce 
riche et puissant seigneur commande à des fantas- 
sins et à des cavaliers ; l'honneur le conduit ; il est 
ferme dans la bataille et ne reçoit de blessures que 
par devant. 

Nous avons vu que le partage exclusif des fonc- 
tions, c'est-à-dire le privilège , n'était pas encore 
reconnu à cette époque, non plus que la subordina- 
tion des xattriyas et des brahmanes. Mais le droit 
divin s'appliquait déjà à l'autorité royale, et cela 
sous les mêmes formes oii il a été pratiqué depuis 
par les monarchies féodales de l'Europe. Fut-ce par 
une convention tacite entre les prêtres et les rois, 
ou par l'effet d'une violence exercée par ces der- 
niers sur le sacerdoce, ou enfin par une suite natu- 
relle de faits et d'idées? Cette dernière supposition 
est, sans contredit, la plus vraisemblable. En effet, 
le pouvoir féodal des xattriyas n'était pas le produit 
d'une élection populaire ; nulle part dans le Vêda il 
n'est parlé de rois élus par leurs sujets. Et en réa- 



— 236 — 

lité, dans les conditions où se trouvait le pouvoir, 
étroitement uni à la richesse, comment le peuple 
héréditairement soumis à ses seigneurs et à leurs 
fils, eût-il pu donner ce qu'il n'avait pas lui-même? 
Le droit de nature qui fait succéder le fils à son 
père transmettait aussi le pouvoir. Or, le fait natu- 
rel se transformait aisément en une institution dir 
vine, chez un peuple dont la religion ne renfermait 
que des symboles où les lois de la nature étaient 
seules représentées. L'habitude de voir le pouvoir 
se perpétuer dans les mêmes familles devint une 
sorte de consécration ; et quand une cérémonie re- 
ligieuse s'accomplit pour la première fois sur un 
raja, elle ne fit que constater un fait antique et ré- 
pondit en réalité à la croyance de tous. Là tradition 
indienne fait remonter le premier sacre royal à 
AyUy fils de Purûravas, fils d'//«, fille de Manu; 
Manu, chef de la race humaine, était lui-même fils 
de Yivaswat qui est le soleil. Mais lia est donnée 
comme épouse de Buda, fils de Sôma qui est la 
lune. lia avait dix frères parmi lesquels se trouve 
Ixwâku, dont les héros du Râmâyana furent les 
descendants. Or cette dynastie est également com- 
posée de rois sacrés. Le B'âgavata Purâna rapporte 
que le fils de Dista, l'un des frères ^Ixwâku, de- 
vint vaeçya ; que la fille d'un autre, nommé Çaryâti, 
épousa le prêtre solitaire Cyavâna; ({vî'vLn autre 
encore, nommé Drista, fut le chef d'une famille 
brahmanique, et que le dernier, Kavi, se fit ana- 



— 237 — 

chorète. On voit que l'archéologie indienne contenue 
dans les Picrânas ne partage point les fonctions entre 
les anciennes familles, et ne suppose pas que les castes 
existassent dans ces temps reculés. Si donc elle fait 
remonter très-haut l'usage du sacre pour certaines 
familles, c'est qu'en effet cette cérémonie s'y accom- 
plissait .dès la plus haute antiquité. La pièce de 
théâtre qui a pour titre Vihamôrvaçî et qui met en 
scène les amours d' Urvaçî et de Purûravas, expose 
aussi la naissance et le sacre à'Ayu, leur fils. La 
cérémonie s'accomplissait en grande pompe sur le 
théâtre; le public, qui assistait à la représentation. 
Voyait l'onction royale, l'huile extraite de la sainte 
fiole par les mains du prêtre. Et ainsi se manifestait 
sous ses yeux l'alliance du pouvoir temporel des 
rois et du pouvoir mystique ou spirituel des brah- 
manes. 

Le Rig-Vèda ne nous permet pas de douter que le 
sacre était en usage au temps des Hymnes. On y 
trouve souvent des expressions comme celle-ci : 
«Agni, roi sacré» (Gôlaraa) ; a un prince royal sacré 
par Agni {Parâsara) ». Deux hymnes nous ont été 
transmis, comme ayant été composés expressément 
pour le sacre d'un roi; voici l'un des deux, qui 
semble en effet n'être autre chose que les paroles de 
la consécration prononcées par le prêtre : 

« Je t'ai amené au milieu (de nous). Sois ferme : soutiens- toi 
sans trembler. Tout le peuple te désire. Que ta royauté ne chan- 
celle pas. 



— 238 — 

« Croîs en grandeur. Ne tombe point ; sois comme une mon- 
tagne inébranlable. Tiens- toi aussi ferme qu'Indra. Affermis ta 
royauté - 

« Qu'Indra, par la vertu d'un ferme holocauste, le soutienne 
fermement. Que Sûma, que Brahmanaspati lui soient favorables. 

« Le ciel est ferme ; la terre est ferme ; ces montagnes sont 
fermes ; tout ce monde est ferme. Que le roi des familles soit 
ferme aussi. 

« Que le royal Varuna, que le divin Vrihaspaii, qu'Indra et 
Agni soient le ferme soutien de ta royauté. 

« A un ferme holocauste nous joignons la ferme libation du 
sôma. Qu'Indra rende ton peuple fidèle à payer les rede- 
vances. » 

Cette pièce montre plus clairement que toutes les 
analyses philologiques, que la force était le caractère 
essentiel du pouvoir des xattriyas. Par les mots « je 
t'ai amené au milieu », on doit entendre qu'il s'agit 
ici de l'enceinte sacrée; c'est ce que prouvent le 
troisième et le dernier verset, où l'on voit que la cé- 
rémonie royale était accompagnée du sacrifice aux 
dieux. 

Le second hymne, attribué à AUivaiita, fils d'An- 
giras, nous présente la même cérémonie du sacre 
avec quelques détails de plus ; mais , comme le 
premier, il ne contient que les paroles pour ainsi 
dire sacramentelles : 

LE PRÊTRE. « Par la vertu de l'holocauste, qui fait qu'Indra se 
tourne vers nous, ô Brahmanaspati, fais aussi que nous nous 
tournions du côté du trône. 

{Au roi.) « toi qui règnes sur nous, tourne-toi contre les 
ennemis qui nous attaquent. Tiens-toi ferme devant les com- 
battants. 



— 239 — 

« Que le divin Savitn, que Sôma te soutiennent dans ta 
marche. Que tous les êtres se tournent vers toi à ton approche. 

LE ROI. « dêvas, j'offrirai l'holocauste, qui a fait la grandeur 
et la puissance d'Indra. Que je devienne sans rival. 

a Que je sois sans rival ; que je triomphe de mes ennemis , 
que je règne sans conteste; Que je brille parmi tous les êtres et 
parmi mon peuple. » 

11 ne manquait à la royauté, pour qu'elle fût une 
caste comme elle le devint plus tard, qu'une seule 
chose, le privilège, c'est-à-dire l'exclusion absolue de 
tout homme n'appartenant pas à une famille royale, 
héréditaire et sacrée. On sait que ce privilège ne 
tarda pas à être reconnu par les peuples et léga- 
lement constitué ; mais on sait aussi qu'il y eut de 
temps en temps des conspirations et des usurpateurs. 
Tel fut ce fameux Candragupta, à la cour duquel 
résida, comme ambassadeur, Mégasthène. 

Au-dessous du pouvoir royal des seigneurs était le 
peuple. La constitution brahmanique, qui lui assigna, 
pour fonction de droit divin, le soin des troupeaux, 
l'industrie et le négoce, ne fit que constater un fait 
ancien que les hymnes du Yêda signalent fort souvent. 
Tandis, en effet, que le seigneur occupait dans sa 
forteresse la partie élevée du pays, le peuple était 
répandu dans la plaine, sur les terres en pente et 
dans les prairies. Là, ses principales occupations 
étaient de faire paître les immenses troupeaux de 
vaches des xattriyas, de conduire la charrue, de ré- 
pandre l'orge dans les sillons, ou de rentrer les ré- 
coltes. On peut remarquerqu'il n'est presque jamais 



— 240 — 

question des -brebis dans les Hymnes ; non que cet 
animal fût d'un faible avantage pour les Aryas, puis- 
qu'il leur fournissait les vêtements et les filtres de 
laine où se clarifiait le sôma ; mais le mouton est un 
habitant des montagnes, et l'Arya recherchait les 
prairies et les coteaux. La brebis des Gandàras, qui 
semblent être les peuples du Kandahar, était célèbre 
par la finesse de sa laine, à laquelle une jeune épouse 
compare le fin duvet qui couvrait son propre corps, 
caractère distinctif de la race aryenne. 

Les métiers n'étaient point inconnus des viças ; le 
fer, l'argent, l'or et des bois de différentes sortes, 
sont les matières les plus souvent nommées dans les 
Hymnes; les calices où l'on versait le sôma étaient de 
bois ; à la fin de la période, il y en avait qui étaient 
d'or, ouvrages d'habiles fabricants; les roues des 
chars étaient à jantes et à rayons ; elles avaient par 
conséquent un moyeu et un axe de fer. Les armes 
sont souvent citées pour leur éclat, ou pour la ri- 
chesse de la matière dont elles étaient faites ; ce n'est 
point le cuivre, mais le fer, qui est employé dans la 
plupart de ces fabrications, ce qui prouve un certain 
degré d'avancement dans l'art de préparer les métaux 
et de leur donner une forme. Du reste, les bracelets, 
les colliers d'or, les aigrettes d'or, la tiare ou cou- 
ronne composée de matières précieuses, objets sou- 
vent nommés dans le Yêda, prouvent que le travail 
manuel avait acquis chez les Aryas une certaine per- 
fection. Ils faisaient grand usage de navires, non 



— 244 — 

simplement pour se transporter eux-mêmes, comme 
les sauvages dans leur pirogue, mais comme moyen 
de transport ordinaire pour leurs marchandises ; les 
produits de l'agriculture, les objets fabriqués, les 
toiles, les tapis même étaient transportés par les ri- 
vières, d'une contrée dans une autre, au moyen de 
navires évidemment déjà grands et fabriqués de 
plusieurs pièces. Les marchands qui voulaient tenter 
la fortune et s'enrichir avaient pris pour rendez-vous 
le Samudra, c'est-à-dire le bassin principal de l'In- 
dus [Praskanwa, i, 91) ; là se faisaient les échanges; 
là s'accomplissait un mouvement continuel de pas- 
sagers allant d'une rive à l'autre, et établissant des 
relations fréquentes entre les courtes et fraîches val- 
lées de la rive droite et les grands pays de l'est, où là 
race des Aryas s'avançait toujours, par une sorte de 
déplacement non interrompu. L'usage déjà existant 
des pèlerinages aux lacs sacrés, tîrta, et la connais- 
sance du chameau comme véhicule, permettaient 
aux Aryas de se reporter vers le nord et le nord-est, 
dans les régions élevées et vers les cols, par lesquels 
ils pouvaient entretenir des relations avec les peuples 
occidentaux. Je n'ai trouvé dans le Vêda aucune 
mention de ces caravanes [sârda) qui, dès ces temps 
reculés, parcouraient l'Asie, qui rendirent célèbres 
plusieurs de ses villes et qui sont si souvent signalées 
dans les écrits brahmaniques. Il semble que le com- 
merce des viças fût renfermé presque entièrement 
dans le bassin de l'Indus et de ses affluents, et ne 

16 



_ 242 — 

s'avançât guère au delà de la Saraswatî.hd, partie 
inférieure du grand fleuve, du SamudrdyVLQ%i^o\vA 
signalée ; le désert et la montagne sont les limites du, 
commerce; et parla on ne peut entendre que le 
désert de Marvvar et les monts Himalaya. Du reste, 
ce désert n'a poini^ de nom ; et il n'y a dans le Vêda 
aucun nom propre de montagne, si l'on excepte le 
Munjavaty mot qui ne désigne peut-être pas un mont 
particulier. Les rivières et le Samudra sont les routes 
naturelles et les points de repère des populations 
aryennes, comme les vallées sont les domaines de 
leurs seigneurs. 

Y avait-il des villes au temps du Vêda? Aucune 
n'est nommée ; et, bien que les Purânas en nomment 
plusieurs comme appartenante des princes védiques, 
nous n'avons aucune raison de croire qu'il y eût 
autre chose alors que des villages. Le château sur la 
hauteur, le village sur la pente ou dans la plaine : 
tel semble être l'aspect général des établissements 
aryens. Le village était rempli par les viças, qui s'y 
livraient à leurs métiers divers ; il y avait une fête où 
les jeux, les exercices du corps, les spectacles de ma- 
rionnettes sur de petits théâtres de bois (n, i68.), 
les repas avec des convives invités, formaient des dé- 
lassements usités dans le peuple. Le seigneur distri- 
buait des largesses à ses sujets, fidèles à payer les 
redevances et à fournir les hommes exigés par la 
guerre. Il est un jeu que nous devons signaler ici 
comme ayant, dès cette époque, envahi la société 



— 243 — 

aryenne, jeu qui passionna plus tard les xaltriyas, au 
point de causer dans l'Inde de véritables révolutions 
de palais ; c'est le jeu de dés. Les peuples s'y livraient 
déjà avec une telle passion, qu'un poëte, Kavasa^ 
€rut devoir composer un hymne pour en marquer 
les funestes effets. Nous citons cette pièce, oîi l'on 
trouvera plusieurs traits de mœurs qui s'ajouteront 
à ceux que nous venons d'indiquer : 

A Yidâdaka. 

u J'aime avec ivresse ces enfants du grand ViBâdaka, qui s'a- 
.gitent et tombent dans l'air et roulent sur le sol. Mon ivresse 
est pareille à celle que cause le sûma, né sur le Mujavat. Que 
Yidâdalta, toujours éveillé, me protège! 

« J'ai une femme qui n'a contre moi ni colère, ni mauvaise 
parole. Elle est bonne pour mes amis comme pour son mari. Et 
voilà la femme dévouée que je laisse, pour aller tenter la for- 
tune î 

« Cependant ma belle-mère me bait; ma femme me repousse. 
Le secours que me demande le pauvre est refusé. Car le sort 
d'un joueur est celui d'un vieux cheval de louage. 

« D'autres consolent la femme de celui qui aime les coups d'un 
jdé triomphant. Son père, sa mère, ses frères lui disent : « Nous 
« ne le connaissons pas ; emmenez-le enchaîné. » 

« Quand je réfléchis, je cesse de vouloir être malheureux par 
ces dés. Mais, en passant, mes amis me poussent ; les dés noirs 
en tombant ont fait entendre leur voix. Et je vais à l'endroit où 
ils sont, comme une femme perdue d'amour. 

« Le joueur arrive au rendez-vous ; le corps tout échauffé, il 
se dit : Je gagnerai. Les dés s'emparent de l'âme du joueur, qui 
leur livre tout son avoir. 

« Les dés sont comme le conducteur de l'éléphant, armé d'un 



_ 244 — 

€tt)G avec leijuel il le presse. Us brûlent le joueur de désirs et èe 
regrets, remportent des victoires, distribuent le butin, font le 
bonheur et le désespoir des jeunes gens, et pour les séduire se 
couvrent de miel. 

t» La troupe ^es cinquante- trois se livre à ses ébats ; elle res- 
semble au juste et divin Savitri. Ils ne cèdent ni à la colère, ni 
à la menace; le roi lui-même s'abaisse devant eux. 

« Roulant par terre, secoués dans l'air, ils sont privés de bras, 
et tommandent à celui qui en a. Ce sont des charbons célestes, 
qui tombent sur le sol et qui glacent et brûlent le cœur. 

« L'épouse du joueur abandonnée s'afflige ; sa mère ne sait ce 
qu'est devenu son fils. Lui-même, poursuivi par un créancier, 
tremble : la pensée du vol lui est venue ; il ne rentre chez lui 
que la nuit. 

« En revoyant sa femme, il songe que d'autres sont heureuses, 
qnfe d'autres ménages sont fortunés. Mais dès le matin il attelle 
de nouveau le char de ses noirs coursiers, et, quand Agni s'éteint, 
il couche à terre comme un misérable Vrisala. 

. « Je salue avec respect celui qui est le roi et le chef de •votre 
grande armée. Je ne dédaigne pas vos présents, et je vous tends 
les deux mains. Mais je vous dirai en toute vérité : 
. « joueur, ne touche pas aux dés. Travaille plutôt à la terre, 
et jouis d'une fortune qui soit le fruit de ta sagesse. Je reste avec 
mes vaches, avec ma femme ; j'ai ici quelque chose qui a pour 
garant le grand Savitri. 

« dés, soyez bons pour nous, et traitez-nous en amis. Né 
venez pas avec un cœur impitoyable. Réservez votre colère pour 
nos ennemis. Qu'un autre que nous soit dans les chaînes de ces 
noirs combattants. » 

{Kavasa, IV, 192.) 

Le jeu, dont les pernicieux effets sont retracés dans 
cet hymne avec une si vive réalité, était une cause de 
plus qui favorisait l'inégale distribution des richesses 
et leurs déplacements dans la société aryenne. Il 
résultait de ces causes réunies que la classe populaire 



— S45 — 

renfermait des riches et des pauyres, et que la pra* 
tique de la charité et de l'aumône était devenue né-' 
cessaire. C'est ce que constatent deux hymnes, 
spécialement destinés à faire l'éloge et à montrer les 
avantages de la bienfaisance ; en voici quelqiiesi 
versets : 

« Les dieux ne nous ont point condamnés à mourir de faim ; 
car les hommes ont une ressource chez le riche. L'opulence de 
l'homme bienfaisant ne périra point. Le méchant ne trouve 
point d'amis. 

« Quand le riche se fait une âme dure pour le pauvre qui de- 
mande à manger, pour l'indigent qui l'aborde, quand il garde 
tout pour lui, il ne trouve point d'ami... 

« Que le riche soulage celui qui a besoin et qui trouve la route 
trop longue. La fortune tourne comme les roues d'un char, et 
visite tantôt l'un, tantôt l'autre. 

« Je le dis en vérité : le mauvais riche possède une abondance 
stérile ; cette abondance est sa mort. Il ne sait honorer ni Arya- 
man, ni Mitra. C'est un pécheur endurci qui mange tout. 

« Mais le soc de la charrue, ouvrant sa voie féconde à travers 
les guérets, augmente l'aisance du bon riche. Le prêtre instruit 
est plus respectable que le prêtre ignorant. Le bienfaiteur géné- 
reux doit l'emporter sur l'égoïste... 

« Les deux mains se ressemblent et ne font pas la même 
œuvre. Deux vaches qui ont été mères en même temps, ne 
donnent pas le même lait. Deux frères jumeaux ne possèdent 
pas la même force. Deux hommes, quoique du même sang, ne 
sont pas également généreux. » 

Attribué à un auteur imaginaire nommé B'ixu 
(mendiant), cet hymne montre à quel point était 
parvenue l'inégalité des richesses, et que par consé- 
quent les causes qui l'avaient produite agissaient déjà 



— 246 ■— 

depuis longtemps. Il est à remarquer que la tradition 
présente ce jBVîcm comme fils d'Ângiras, c'est-à-dire 
de prêtre, puisque sous ce dernier nom les Indiens 
personnifiaient le plus souvent le sacerdoce. On 
pourrait donc croire, sur cette seule indication, que 
dès cette époque il existait des prêtres mendiants, 
sinon reconnus comme un ordre pieux, du moins se 
rencontrant individuellement dans la société des 
Aryas ; c'est ce que le premier verset de l'hymne 
paraît confirmer. 



CHAPITRE IX 



ORIGINE DES CASTES 



La condition du sacerdoce à cette époque est un 
des sujets les plus importants à étudier de près dans 
le Vêda ; car les faits nombreux fournis par les 
Hymnes nous donnent l'interprétation de l'un des 
plus grands événements de l'antique histoire de 
l'Inde, nous voulons dire de l'établissement définitif 
des castes. 

Or pendant la période plus ou moins longue qui a 
précédé les temps védiques, et dans le temps des plus 
anciens des hymnes que nous possédons, la place des 
prêtres n'avait rien de fixe dans la société. On était 
prêtre, non par fonction, mais par circonstance. Le 
même homme qui se battait contre les Dasyus ou 
qui labourait ses terres, offrait comme père de fa- 
mille le sacrifice aux dieux. Sans être xattriya, c'est- 
à-dire homme de pouvoir, il n'était cependant point 
brahmane d'une façon permanente, ce nom ne lui 
étant donné que pendant le temps où il rem- 
plissait la fonction de prêtre ; il pouvait être râja à la 
guerre ou dans son château, s'il était riche, et brah- 
mane aux heures du jour où il officiait pour lui et 



— 248 — 

les siens. Les traditions puràniques et les listes qui les 
accompagnent, contiennent un grand nombre de 
noms d'hommes ayant eu ce double caractère. Mais 
à mesure que la distribution des richesses devint plus 
inégale et que les occupations se répartirent avec 
plus de fixité parmi les hommes, il se forma des fa- 
milles d'artisans, de laboureurs ou de commerçants, 
comme il se formait des familles de xattriyas; et 
tandis que les premiers étaient tout entiers à leur 
travail j et lès autres aux exercices de la guerre ou au 
gouvernement de leurs provinces, on vit le sacerdoce 
se fixer aussi dans certaines familles. Le Vêda nous 
t)ffre l'exemple de prêtres officiant pour le public, 
composé du peuple et de ses seigneurs. De même 
que les rois rattachaient leur origine à d'antiques 
parents, issus directement de Manu ou remontant 
même jusqu'à Vivaswat ou à Sôma, les grandes fa- 
nlilles sacerdotales se groupèrent autour de certains 
noms plus ou moins sacrés, Angiras^ Atri^ B'rigu, 
Yasistu et plusieurs autres. Beaucoup aussi n'avaient 
point ces ascendants illustres et formaient une classe 
<îe personnes sans richesses et sans noblesse, que la 
dignité de leur ministère distinguait seule au milieu 
dès vïças. 

La prépondérance d^s familles seigneuriales allait 

nakirelledaent croissant. Gomme elles occupaient le 

^(À éû grande partie et qu'elles commandaient les 

^tméeSi leurs revenus territoriaux et leur part de 

buliû l'emportaient toujours sur le lot des familles 



— 249 — 

plébéiennes. Or, lorsque les rôles furent partagés de 
telle sorte que les prêtres fussent exclusiYement 
occupés de leur ministère et n'eussent entre les 
înains aucune partie du xattra, c'est-à-dire du pou- 
YoiT militaire et politique, il arriva que leurs riches- 
ses ne s'augmentèrent plus, ou même allèrent en 
diminuant. La disproportion entre la fortune du 
prêtre et celle du xattriya fut de plus en plus grande, 
«t força le premier à se mettre au service du second. 
Ce n'est point un tableau de fantaisie que nous tra- 
çons en ce moment : car il n'est pas besoin de lire 
un grand nombre d'hymnes , pour se convaincre 
<jue la puissance des rois était en proportion de leur 
avoir, et que celui-ci s'accroissait continuellement, 
par l'exploitation de leurs domaines et par la con- 
quête ; tandis que les hommes de prière, exclusi- 
vement occupés des cérémonies saintes , de la 
méditation et de l'enseignement, se trouvaient, par 
la force des choses, soumis à la classe puissante des 
xattriyas. On vit donc, et le Vêda en cite un grand 
nombre, beaucoup de prêtres offrir le sacrifice pour 
le prince qui les gouvernait, et se faire leurs jom- 
rôhitas , c'est-à-dire leurs chapelains. Dans cette 
condition, ils étaient vraiment au service du prince 
et de sa famille. Ils composaient pour lui des hym- 
nes, dont beaucoup sont entre nos mains ; ils de- 
mandaient et obtenaient en son nom la protection 
des dieux ; ce pouvoir mystique, qu'ils mettaient à 
5a disposition, relevait encore son prestige aux yeux 



_ 250 — 

des populations. Et le prince donnait en échange 
au prêtre les biens matériels, qu*il possédait en 
abondance et dont le prêtre n'était pas aussi bien 
pourvu. Telle fut cette antique alliance des rois et 
des prêtres, décrite, avec une sincérité et une naï- 
veté qui nous étonnent, dans un grand nombre 
d'hymnes : naïveté qui prouve après tout que cette 
alliance avait été l'œuvre du temps et de la force des 
choses, qu'elle était acceptée par tous et qu'elle 
n'était pas le produit d'une convention tacite formée 
pour l'asservissement des peuples. L'étude sans 
préjugé du Vêda réduit à rien, selon nous, les théo- 
ries haineuses et les déclamations, que nos jours ont 
entendues sur ce sujet. Voici quelques passages, pris 
sans" choix et au hasard, qui montrent la condi- 
tion des prêtres au milieu de la société féodale du 
Vêda. 

A t Aurore. 

• Ainsi que tu nous as déjà éveillés, ô brillante Aurore, 
éveille-nous aujourd'hui pour nous combler de biens, à la voix 
du Vâyya Satyaçravas, ô illustre. par ta naissance et célébrée 
pour tes coursiers... 

» fille du ciel, riche en présents, lève-toi pour nous aujour- 
d'hui; toi qui t'es déjà levée à la voix du puissant Satyaçravas, ô 
illustre par ta naissance et célébrée pour tes coursiers... 

« riche et brillante, ceux qui t'apportent l'offrande et qui 
te chantent dans leurs hymnes deviennent fameux, opulents et 
capables d'être bienfaisants, ô illustre par ta naissance^ et célé- 
brée pour tes coursiers... 

n Opulente Aurore, accorde une mâle abondance à ces nobles 



— 2S1 — 

seigneurs, qui nous ont comWés de présents, ô illustre par ta 
naissance et célébrée pour tes coursiers. . . 

» Opulente Aurore, donne la force et la prospérité à ces sei- 
gneurs, qui nous ont distribué des yacbes et des chevaux, 
ô illustre par ta naissance et célébrée pour tes coursiers... 

n fille du ciel, fais-nous riches en troupeaux de vaches et 
apporte-nous ces biens, avec les rayons purs et brillants du so- 
leil, ô illustre par ta naissance et célébrée pour tes coursiers... » 

{Satyaçravas, fils d'Atri, II, 373.) 

A Indra, 

« Faible que je suis, je voudrais faire un brillant éloge du 
grand et robuste Indra, qui donne la force aux hommes, qui 
vient au milieu du peuple et, pour prix' de ses louanges, au mo- 
ment du combat, lui assure sa protection... 

» Nous sommes à toi,' Indra, nous et ces prêtres qui engen- 
drent la force. Les chars arrivent. toi dont la mort d'Ahi a 
prouvé la vigueur, qu'il en vienne un vers nous, beau comme 
Bhaga, puissant et chargé d'offrandes. 

» Indra, en toi réside la force adorable, l'abondance. Immortel 
danseur, • fais notre fortune et donne-nous une brillante opu- 
lence, pour que nous puissions célébrer les bienfaits d'un maî- 
tre magnifique... 

» Que ces coursiers ornés d'or que m'a donnés le généreux 
Trasadasyu, fils de Purukutsa, que les dix chevaux blancs du 
fils de Gfma?if a me transportent à l'assemblée du sacrifice. 

» J'ai aussi reçu de Vidafa, fils de Mâriitâçwa, de forts et 
magnifiques chevaux, distingués par leur couleur rougeâtre. 
J'avais répondu à son appel; il m'a donné des milliers de parures; 
il a voulu que je fusse orné comme un seigneur. 

» Qu'on attelle aUssi à mon char les beaux et brillants che- 
vaux de Dwanya, fils de Laxmana. Que les richesses viennent 
avec grandeur vers le risi Samvarana, comme les vaches vien- 
nent au pâturage. » 

{Samvarana, fils de Prajâpati, II, 395.) 



— 252 — 

Voilà donc un brahmane avide de richesses, qui 
recevait de toutes mains. Voici une pièce, qui semMe 
être la réunion de deux hymnes en un seul, et où 
Ton trouve quelques détails de plus sur le mêïae 
sujet. 

A Agni. 

« Âgni Yêçwânara, un roi pieux, prudent et généreux, 
Tryaruna fils de Trivrisna m'a rendu riche; il m'a donné deux 
bœufs attelés à un char, avec dix mille vaches. Qu'il te sou- 
vienne de lui. 

» Il m'a donné cent vingt vaches et deux chevaux de trait, 
traînant une charge précieuse. Âgni vêçwânara, pour prix de 
nos louanges et de nos offrandes, accorde à Tryaruna ta pro* 
tection. 

» admirable Âgni, Trasadasyu en te louant a pu obtenir ta 
faveur. Qu'il en soit de même de Tryaruna qui, d'une âme 
dévote, s'est uni aux prières et aux libations, que moi Twuyâia, 
l'ai faites en ton honneur. 

» — Moi Açwamêcia, ^'Oulant sacrifier, j'ai entendu quelqu'un, 
me dire : « Allons. » Je viens avec mon hymne, je me présente 
avec mon offrande. Mais que celui-là me donne la richesse et 
tes moyens d'exprimer mes pieuses pensées. 

» Cent mâles taureaux m'ont été donnés, à moi AçwamêEaj'^t 
accroissent ma fortune. Que la triple o&ande soit aussi douce 
que la liqueur du sôma. 

» Indra et Âgni, vous qui avez cent trésors à votre dispositioa, 
drainez à Açwamêcia une mâle vigueur' et un large domaine. 
Qu'il soit comme le soleil immortel dans les cieux. » II, 282. 

L'œuvre sainte s'offrait donc à l'encan ; à moins 
que le premier verset d'Açwamêâa ne soit une 
forme poétique^ pour faire savoir aux assistants que 



— 253 — 

ïitil d'entre eux ne saurait égaler en largesses son 
bienfaiteur. Quoi qu'il en soit, pour qu'il ne reste 
aucun doute sur ce point, nous citerons encore 
i'hymne suivant : 

A Agni. 

« Que, dès le matin, des louanges soient données au bienfai- 
sant Agni, hôte et ami des hommes, immortel qui chérit tous 
les holocaustes des mortels. 

» Augmente la force de Dwita, qui te présente une pure of- 
frande. immortel, ce chantre aime à t'honorer par ses diverses 
Hhations. 

» J'invoqpie dans ma prière le dieu aux splendeurs immortelles, 
en votre faveur, ô seigneurs. — Puisse leur char voler sans 
crainte, ô toi qui donnes les coursiers ! 

1) Protège ceux qui accomplissent les œuvres variées du sacri- 
fice, dont la bouche a le dépôt de l'hymne, qui dans ce sanctuaire 
étendent le gazon sacré et rassemblent les offrandes. 

» Ces princes m'ont donné cinquante chevaux, et j'ai payé ce 
présent par mes hymnes. immortel Agni, accorde à ces maîtres 
généreux une large et brillante abondance, une grande et mâle 
famille. » 

{Diuita, fils d'Atri, II, 273.) 

La vente est réelle, quoique le marché soit tacite 
et hors des règles ordinaires du négoce. Que le prê- 
tre vive de l'autel, il n'y a en cela aucune anomalie, 
lorsque le prêtre remplit sa fonction sacrée pour le 
public; il conserve en effet son indépendance spiri- 
tuelle dans toute sa plénitude. Mais les exemples 
modernes ne prouvent-ils pas surabondamment que 
la prière pour le roi peut devenir pour le prêtre une 



— 254 — 

servitude, lors même que le prêtre ne tient du roi 
aucune partie de son avoir? Si l'on suppose que la 
classe des purôhitas soit devenue nombreuse à la fin 
de la période des Hymnes, on conçoit aussi qu'il a 
dû en résulter deux conséquences : premièrement, 
grâce à la protection spéciale et à la libéralité des 
princes, les purôhitas ont surpassé en autorité les 
simples prêtres et ont tenu la tête de cette sorte de 
clergé; en second lieu, leur sujétion étant réelle, 
leur fonction s'est trouvée dégradée comme leur 
condition personnelle ; ces dignitaires, pour ainsi 
dire, ont eu par le fait moins de dignité que les risis 
ordinaires, parce qu'ils ont eu moins d'indépen- 
dance. Or le nombre des poètes védiques, ainsi 
subordonnés aux princes, est considérable, surtout à 
la fin de la période. Vâmadêva, Parasâra^ JDîrga- 
- tamas, Kaxîvat, Agastya, Yasista lui-même, et 
beaucoup d'autres, reçoivent des présents, payent 
en hymnes, et vont ainsi soumettant le pouvoir spi- 
rituel des dêvas au pouvoir temporel des râjas. 

Mais c'est là une anomalie, un état transitoire et 
violent, dans une société qui tend à se constituer en 
castes et à se fonder sur une véritable hiérarchie. 
En effet, si hidra ou Agni sont la source du pouvoir 
royal des râjas légitimes et sacrés, ceux qui sur terre 
représentent Agni ou Indra, qui parlent au nom des 
dieux, qui lient et délient les hommes des chaînes 
où leur fonction et leur état naturel les retiennent, 
ceux enfin qui font les rois sacrés, occupent naturel- 



— 255 — 
lement un rang supérieur à ces rois. Ajoutez que le 
brahmane est l'homme de la prière et l'auteur de 
l'hymne ; il en est donc aussi l'interprète. A lui par 
conséquent appartient l'enseignement moral et reli- 
gieux ; les âmes sont à lui pour ainsi dire, sinon les 
corps ; c'est lui qui imprime aux idées leur direction, 
qui règle les mouvements des cœurs, les retient ou 
les pousse, et qui peut, par la seule vertu de son 
enseignement, que la foi autorise, les précipiter où 
il lui plaît. Que peut le râja? En paix, imposer aux 
hommes des redevances, les forcer à les lui servir, 
juger leurs procès et les condamner même à la 
mort; qu'est cela pour des hommes de foi? En 
guerre, les mener à sa suite contre des ennemis qui 
parfois sont les siens, mais non les leurs, et les obli- 
ger par le serment ou par la terreur à livrer pour 
lui leur vie. Ce sont là des actes de puissance, mais 
qui n'atteignent que les corps. Le pouvoir mystique, 
qui s'exprime par le symbole de la foi religieuse et 
qui se personnifie dans le prêtre, atteint l'homme 
dans le fond le plus intime de sa conscience. Il est 
donc en fait le premier. 

Que le prêtre, et, dans une religion centralisée, 
le souverain pontife lui-même, soit pauvre comme 
le Yasista des Hymnes, cela n'atteint aucunement 
son pouvoir spirituel, comme le prouve la lutte de 
ce. même Vasista avec le riche Viçwâmitra, qui fut 
vaincu (Râmâyana i) ; mais à une condition : c'est 
que le prêtre fasse acte de pauvreté, comme les 



— 236 — 

B'ixus du buddhisme, d'autant plus puissants qu'ils 
ne possédaient rien ; ou que, s'il a cette richesse qui 
constitue le pouvoir temporel presque à elle seule, il 
la tienne du peuple des croyants et non d'un certain 
prince , quel qu'il soit. Là subordination , disons 
mieux, la soumission des brahmanes védiques aux 
râjas venait uniquement, comme on le voit, de l'a- 
vidité des prêtres, qui couraient à la richesse et ne 
la pouvaient recevoir que de leurs seigneurs. Lorsque 
le Buddha voulut séculariser le sacerdoce et lui 
donner l'indépendance absolue, dont il jouit encore 
en Orient dans plusieurs de ses églises, il renonça 
d'abord aux biens de ce monde et fit de la pauvreté 
une obligation rigoureuse. Mais à la fin de la période 
védique, on voit cette même question , non encore 
mûrie pour ainsi dire, se présenter sous un tout au- 
tre aspect. En effet, l'indépendance du sacerdoce, 
dans le régime des castes qui tendait à s'établir, ne 
pouvait exister, que si le pouvoir spirituel des prê- 
tres venait à être reconnu comme supérieur à tous 
les autres ; et cette reconnaissance ne pouvait avoir 
lieu, que si un jour ce pouvoir se trouvait réuni avec 
le pouvoir temporel entre les mains d'un même 
homme, possédant d'ailleurs une noblesse hérédi- 
taire solidement établie et universellement recon- 
nue. On conçoit bien que, chez un peuple jeune 
encore et plein de foi, l'autorité du sacerdoce devait 
avoir un prestige supérieur au pouvoir féodal lui- 
même, lequel ne s'exerçait que dans un rayon terri- 



— 2o7 — 

torial très-court, tandis qu'un prêtre d'antique fa- 
mille sacerdotale , parlant au nom de la religion 
commune, pouvait exercer son empire sur le peuple 
aryen tout entier. 

Il faut lire, dans le Râmàyana et ailleurs, la lutte 
de Vasisïa, représentant le pur sacerdoce, pauvre et 
obséquieux, mais non subjugé, et du riche Yiçwâ-- 
mitra, non encore parvenu à la dignité de brah- 
mane ; et il faut voir par quels moyens et par quels 
efforts prolongés , ce puissant seigneur sut y par- 
venir. Lorsque l'on compare ces faits, tels que la 
tradition épique les a conservés, avec les hymnes de 
Vasisïa et avec ceux de Yiçwâmitra et de sa famille, 
qui sont très-nombreux et qui sont aussi les plus 
authentiques de tout le Vêda , un grand jour est 
répandu sur cette lutte, qui devient dès lors un vé- 
ritable point d'histoire, et des plus instructifs pour 
nous. En effet la lutte des deux rikis, racontée avec 
une exagération symbolique dans les Epopées , se 
trouve aussi dans ces hymnes, sombre et parfois 
farouche, exprimée avec cette violence contenue et 
par ces allusions mystérieuses , les seules que 
l'Hymne pieux puisse comporter. Viçwàmitra, de- 
venu brahmane, acquit, comme on le sait, par la 
supériorité de son génie et par l'énergie de ses aus- 
térités, une grande autorité dans le sacerdoce aryen. 
Le nombre et la beauté de ses hymnes lui donnent 
une place à part dans lé Vêda ; un d'eux eut même 
la réputation singulière d'effacer les fautes et de pu- 

17 



— 2b8 — 

rifier les âmes; c'est celui qui renferme la belle 
prière nommée Savitrî , signalée dans les lois de 
Manu (il, 77). Mais Viçwâmilra mourut avant que 
les castes fussent organisées ; ce rôle était réservé à 
sa famille; lui-même avait toutefois donné dans sa 
personne l'exemple d'un râja devenu brahmane et 
mettant le pouvoir sacerdotal au-dessus de l'autorité 
du seigneur. 

Yiçwâmitra était fils de Gââi, petit-fils de Kuça 
qui donna son nom à la famille des Kuçikas. Kuça 
descendait en ligne directe de Purûravas, par Yî- 
jaya, frère à^Ayu eu qui le plus antique sacre royal 
avait été accompli, selon la tradition. Roi lui-même 
et père de rois, Purûravas était fils d'//d, fille de 
Manu, et de Buda, fils de Sôma qui est le régent 
de la Lune. Par Manu cette famille se rattachait à 
Yivaswat qui est le régent du Soleil. Ainsi, par 
toutes ses origines, Viçwâmitra était le descendant 
et l'héritier légitime de l'une des plus grandes fa- 
milles royales des Aryas. 

Viçwâmitra avait une sœur nommée Satyavatî^ 
qui épousa le brahmane Riéika. Celui-ci descendait 
de B'riffu, l'un des antiques instituteurs du sacrifice, 
et représentait par conséquent la puissance sacerdo- 
tale dans l'une des plus anciennes familles de risis : 
on sait que plus tard ce fut sous le nom de B'rigû 
que furent édictées les lois de Manu, code brahma- 
nique par excellence. 

Riéîka et Satyavatî eurent un fils nommé Jama- 



— 2S9 — 

dagni, poëte \êdique, qui épousa Rênukâ, fille de 
Rênu. autre poëte védique, fils de Viçwâmitra. 
Jamadagrii et Rênukâ eurent un fils nommé Rama, 
célèbre dans l'orient indien sous le nom de Paraçu- 
Râma, qui veut dire Râma-à-la-hache, par opposi- 
tion avec un descendant royal à'Ixwâku frère d'//a, 
nommé Râma-candra, venu beaucoup plus tard et 
qui est le héros du Râmâyana. 

Voici le tableau qui représente les ancêtres de 
Paracu-Râma. 



Sôma 

BuSa 

~Purûravas. 
Vijaya, Ayu, etc 



Vivaswat. 

Manu. 

lia et les autres. 



Bhrigu. 



Kuça. 
Gâdî. 
Viçwâmitra — Satyavatî. 

Rênu. 

Rênukâ. Jamadagni. 

Paracurâma. 



Riciha. 



Il est évident, par cette simple généalogie que les 
Purânas et les Epopées nous donnent et que le Yêda 
ne contredit pas, que Paraçu-Râma réunissait en sa 
personne le pouvoir sacerdotal, tout spirituel alors 
mais opprimé, et le pouvoir d'action des xattriyas. 
Car en ses veines coulait le sang des Piirûravas et 
celui de B'rigu. Or Paraçu-Râma n'est pas dans le 
Vêda ; mais son père y est encore et son bisaïeul y 



— 260 — 

occupe la première place. Depuis Viçwâmitra, la 
famille de Kuça était devenue sacerdotale , sans 
perdre son autorité temporelle; car, outre la no- 
blesse de son origine, le Vêda nou§ montre qu'elle 
possédait de grands biens, et, comme dit Vasis'ta, 
« des trésors auxquels rien ne résistait. » Lorsque 
commença la lutte des rois et des prêtres, que ren- 
dait imminente l'orgueil des uns et l'avilissement 
des autres, le fils de Jamadagni, tout fils de roi qu'il 
était, n'en fut pas moins naturellement conduit à 
faire prévaloir, dans sa propre personne, le spirituel 
sur le temporel et à remettre au second rang les 
xattriyas, que leurs richesses et leur force avaient 
élevés au premier. 

Nous appelons l'attention du lecteur sur ce grand 
fait, jusqu'ici peu compris ou peu élucidé, de l'his- 
toire indienne. 

Au moment où les anciens ordres aryens allaient 
se transformer en castes, une lutte accidentelle les 
précipita vers cette révolution. Voici comment le 
B'âgavata-Purâna raconte ce grand événement, qui 
mit fin à la période du Rig-Vêda, constitua les castes 
dans leur hiérarchie, et marqua le commencement 
de la grande ère brahmanique : 

. « Le plus jeune des fils ûe Jamadagni fut célèbre sous le nom 
de Râma (Paraçuràma)... C'est lui qui détruisit la race corrompue 
des xattriyas qui pesait sur la terre, race ennemie des brah- 
manes, enveloppée par la passion et les ténèbres; et cependant 
il n'en avait reçu qu'un faible outrage... Arjuna, chef des xat- 
triyas et souverain des Hœhayas, ayant honoré, en lui offrant 



— 264 — 

un culte, Datia, qui était une portion de Nârâyana, en reçut 
pour récompense mille bras, la faculté d'être invincible devant 
ses ennemis..., la beauté, l'éclat, la vigueur, la gloire, la force; 
irrésistible dans sa marcbe, il parcourait les mondes, semblable 
au vent... Un jour qu'il parcourait en chassant une épaisse forêt, 
il entra par hasard dans la partie du bois où se trouvait l'ermi- 
tage àe Jamadagni. La vache qui donne le beurre de l'offrande 
fournit à l'ascète solitaire le moyen de rendre les devoirs de 
l'hospitalité au roi, ainsi qu'aux ministres, à l'armée et aux 
bêtes de somme qui le suivaient. Â la vue de cette précieuse 
vache, qui surpassait ce que pouvait sa propre puissance, le roi, 
avec ses Hxhmjas, ne se trouva pas satisfait, parce qu'il désirait 
posséder la vache du sacrifice. Le brahmane la lui ayant refusée, 
le roi, dans son orgueil, ordonna à ses hommes de la saisir, et 
ceux-ci emmenèrent de force la vache, qui se lamentait, avec 
son veau. Quand le roi fut parti, Râmà revint à l'ermitage ; et 
en apprenant l'acte de violence qu'avait commis Arjuna, iî fut 
transporté de colère, comme un serpent qu'on aurait blessé. 
Prenant sa hache terrible, son bouclier, son arc et son carquois, 
le héros irrité se mit à la poursuite du roi, semblable à un lion 
qui s'élancerait sur la trace d'un éléphant. Le roi rentrait dans 
sa capitale quand il vit le fils de Bhrigu accourant de toute sa 
force, armé de son arc, de ses flèches et de sa hache, vêtu d'une 
peau d'antilope noire, et les cheveux tombant en mèches bril- 
lantes comme les rayons du soleil. Il lança contre lui dix-sept 
armées formidables, composées d'éléphants, de chars, de cava- 
liers et de fantassins armés de massues, de glaives, de flèches, 
de cimeterres, de projectiles enflammés et de lances. Seul, le 
bienheureux Rama les détruisit toutes. De quelque côté que le 
héros, rapide comme le vent et la pensée, frappât avec sa hache 
sur l'armée ennemie, les guerriers, avec les écuyers et les che- 
vaux, tombaient à terre, le cou, les bras et les cuisses coupés. 
En voyant couchée sur le champ de bataille, dans la fange 
formée par des flots de sang, son armée, oii les corps, les ar- 
mures, les arcs et les étendards étaient brisés sous les coups de 
la hache et des flèches de Ràma, le roi des HiBhayas s'avança 
plein de fureur , ses bras ajustèrent à la fois sur cinq cents arcs 



-- 262 — 

autant de flèches dirigées contre Mma ; le plus habile des 
archers brisa tous ces arcs au même instant, avec les flèches de 
son arc unique. Arrachant de ses mains des arbres solides pour 
s'en faire une arme, le roi courut de nouveau impétueusement 
au combat; aussitôt, d'un coup de sa hache au tranchant aigu, 
Râma lui abattit violemment les bras, comme s'il eût coupé en 
deux un serpent. Puis le héros lui trancha la tête, cette tête qui 
ressemblait au sommet d'une montagne; leur pore mort, ses 
dix mille fils s'enfuirent de crainte. Ayant ramené à l'ermitage 
la vache avec son veau, le héros, vainqueur de ses ennemis, 
rendit à son père l'animal, qui était agité d'un trouble extrême. 

» Râma fit à son père et à ses frères le récit de l'exploit qu'il 
venait d'accomplir ; Jamadagni l'ayant entendu, lui parla en ces 
termes : « Râma, ô puissant Râma, tu as commis une faute en 
» tuant sans raison un roi, un dieu parmi les hommes, qui 
» réunit en sa personne tous les dieux. Nous sommes en effet 
» des brahmanes, ô mon fils, et c'est à la patience que nous 
» devons d'être honorés, la patience, qui a placé sur le trône 
» du Très-Haut le dieu précepteur du monde. C'est par la pa- 
» tience que la fortune de Brahmâ brille comme la splendeur 
n du soleil; le bienheureux Hari, qui est le Seigneur, est bien 
» vite satisfait des hommes doués de patience. Le meurtre d'un 
» roi, qui a reçu la consécration royale, est plus grave que celui 
« d'un brahmane; aussi dois-tu te laver de cette faute... en 
)) faisant un pèlerinage aux étangs sacrés, n Instruit par son 
père, Râma répondit qu'il suivrait ses conseils ; et après avoir, 
pendant une année entière, visité les étangs sacrés, il revint à 
l'ermitage. 

» Cependant les fils d'Arjuna, pensant toujours à la mort dé 
leur père, ne pouvaient trouver un seul moment de joie. Un 
jour que Râma avait quitté l'ermitage avec ses frères, pour se 
rendre dans la forêt, ils saisirent l'instant de son absence et 
accoururent avec le désir de satisfaire leur haine. Voyant Jama- 
dagni assis dans l'enceinte du feu et l'esprit absorbé dans la 
contemplation..., ces hommes aux intentions cruelles lui don- 
nèrent la mort...; puis ils coupèrent la tête du sage et entraî- 
nèrent violemment sa femme avec eux. La vertueuse Rênukâ, 



— 263 — * 

égarée par le chagrin et par la douleur, se frappant de ses 
propres mains, s'écriait : Râma ! Râma ! viens, mon cher fils ! 
Râma ayant entendu de loin ce cri lamentable, revint en toutQ 
hâte à l'ermitage, et vit son père égorgé. Transporté hors de 
lui par la violence de la douleur et de la colère : Ah ! père 
vertueux, s'écria- t-il..., tu nous a donc quittés poiir monter au 
ciel. Après s'être ainsi lamenté, il laissa entre les mains de ses 
frères le corps de son père, et lui-même ayant pris sa hache ne 
pensa plus qu'à détruire la race des xattriyas. S'étant rendu à 
Mahismatî, cette cité que les meurtriers d'un brahmane avaient ' 
privée de son éclat, il éleva au milieu de la ville une grande 
montagne des têtes de ses habitants. De leur sang il forma un 
fleuve redoutable, fait pour inspirer la terreur à ceux qui 
n'étaient pas amis des brahmanes. Ayant ensuite rapproché la 
tête de son père du cadavre qu'il déposa sur le tapis sacré, il 
honora par des sacrifices l'Esprit divin. A l'officiant hâtri il 
donna la partie orientale de la terre, au brahman la méridionale, 
à VaUwaryu l'occidentale, et à Vudgâtri la partie du nord. Aux 
autres officiants il donna les points intermédiaires, à Kaçyapa 
le centre, au surveillant du sacrifice VAryâvarta, et aux assis- 
tants ce qui restait encore après ces distributions. 

» Se lavant ainsi de toutes ses souillures par le bain qui 
termine la célébration du sacrifice, Râma resplendit au miheu 
de la Saraswatî, fleuve de Brahmâ, comme le soleil que n'obs- 
curcirait aucun nuage... Il réside aujourd'hui même dans la 
montagne de Mahêndra, où, entièrement calmé, il a déposé 
l'instrument de sa vengeance, pendant que ses actions sont 
l'objet des chants des SidSas, des GancLarvas et des Tchàranas. 

» C'est ainsi que... le Seigneur, âme de l'univers, s'étant 
incarné dans la famiUe des Bhrigus, détruisit à plusieurs re-r 
prises les guerriers, qui étaient devenus un lourd fardeau pour 
la terre. » 

Le fantôme immense du fils de Jamadagnî plan© 
en quelque sorte sur toute rantique période brah- 
manique. Pareil au Briarée d'Homère, il imprime 



— 264 — 

par sa seule préser-ce une terreur singulière dans 
l'âme des plus braves xattriyas. Longtemps après 
lui, Yisnu s'incarna de nouveau, et pour la 9*" fois, 
sous la forme du second Rama, fils de Daçarata ; ce 
prince n'avait en lui aucun caractère sacerdotal; 
plusieurs de ses ancêtres sont nommés dans le Vêda 
comme des xattriyas généreux et protecteurs des 
brahmanes ; on peut citer, par exemple, Pùrukutsa 
et Trasadasyu, dont les noms ont été signalés ci- 
dessus. Râma, par une longue suite de princes, 
énumérée dans le B'âffavata-Purâna, descendait 
à'Ixwâku, frère à' lia et fils de Manu. C'était une 
famille de purs xattriyas. D'après la tradition. Rama, 
conquérant du Sud et propagateur de la puissance 
aryenne, posa de nouveau la question de préémi- 
nence entre les brahmanes et les râjas, et la résolut 
à l'avantage de ces derniers, laissant aux prêtres la 
puissance de gouverner les âmes en matière reli- 
gieuse, et affermissant entre les mains des rois le 
pouvoir politique et civil, qui, dès lors, n'en sortit 
plus. Voici en quels termes est racontée, sous la 
forme mystique et symbolique d'une entrevue des 
deux Râma, cette dernière et suprême lutte des 
pouvoirs, inaugurée par les derniers chantres vé- 
diques : 

« Le roi d'AyôSyâ (Aoude), faisant marcher devant lui Vasisfa 
et les autres maîtres spirituels, se mit en route avec ses fils 
magnanimes. Pendant qu'il cheminait vers la ville suivi de son 
cortège, des oiseaux de mauvais augure traversèrent les airs 



— 26S — 

d'un vol sinistre; mais en même temps des bêtes sauvages, 
contredisant ce présage, funeste, se présentèrent à sa droite. A 
la. vue de ces prodiges, le roi, hors de lui-même, interrogea 
Vasist'a : Pourquoi ces oiseaux de mauvais augure, et ces bêtes 
à notre droite? Pourquoi, ô maître, mon cœur sans raison 
tremble-t-il ? Interrogé de la sorte , le sage répondit au roi 
Baçarafa : Écoute les suites de ces présages ; les oiseaux an- 
noncent un terrible danger qui nous menace ; et les bêtes, qui 
courent paisiblement à notre droite, indiquent que tu triom- 
pheras du péril. Tandis qu'ils conversaient de la sorte, il s'éleva 
un grand vent de tempête, qui faisait voler dans l'air des frag- 
menis de rochers, et semblait ébranler la terre; tous les hori- 
zons se couvrirent de ténèbres; le soleil ne brilla plus, et le 
monde entier fut enveloppé de poussière comme d'un nuage de 
cendre. Tous les guerriers furent épouvantés, Vasist'a s'enfuit 
avec les autres sages et les fils de Ragu. ^ 

» Quand la poussière se fut calmée, les guerriers se retournè- 
rent, et virent s'avancer le fils de Jamadagni, les cheveux noués 
ensemble, invincible comme le grand Indra, pareil au dieu de 
la Mort, lançant des éclairs comme un feu ardent, insupportable 
aux regards, portant sur son épaule une hache et un arc, et 
brandissant un javelot horrible, épouvantable. Quand ils virent 
debout devant eux Ràma, fils de Jamadagni, embrasé de colère 
et tel qu'un feu enveloppé de fumée, les brahmanes et Vasisfa 
leur chef murmuraient de mystiques prières pour apaiser son 
courroux, et ils se disaient entre eux : « Irrité du meurtre de 
« son père, ce puissant Râma vient peut-être exterminer encore 
)> toute la race des guerriers. Pourtant sa fureur était calmée. 
» Après avoir déjà fait d'eux un horrible massacre, il va peut- 
» être de nouveau détruire les xattriyas. » 

Puis ils lui rendirent hommage. Alors le fils de 
Jamadagni parla ainsi au fils de Daçaraïa : 

« "Vaillant Mma, on dit que ta valeur est merveilleuse ; je l'ai 
compris d'après l'arc que tu as déjà brisé. J'ai appris cet exploit, 
et je suis venu ici, apportant avec moi mon grand arc; c'est 



— 266 — 

avec cet arc que j'ai conquis la terre. Tends-le à ton tour; 
mets-y cette flèche, et lance-la, fils de Ragu. Allons, prends 
cette arme que je te présente ; si tu es assez fort pour le plier, 
je t'offrirai un combat singulier qui honorera ta vaillance... Ces 
deux arcs divins, Râma, sont célèbres dans les trois mondes; ils 
sont solides, difficiles à courber pour une main débile. L'un 
d'eux, celui que tu as brisé, avait été donné par les dieux à 
Çiva ; celui-ci fut donné par eux à Visnu ; il est égal à l'autre 
par la force et la matière, la grandeur et la forme... Visnu l'a 
remis entre les mains du fils de Bhrigu, Ricîka. Le glorieux 
Ricîka l'a transmis à son fils Jamadagni , qui fut mon père. 
Plein de mauvais desseins, Ârjuna donna la mort à mon père, 
qui avait déposé les armes et qui vivait au désert loin de tous 
les désirs. Courroucé par sa mort, j'ai plusieurs fois avec cet arc 
exterminé les xattriyas. Avec lui, j'ai vaincu la terre, je l'ai 
conquise et donnée à Kaçyapa. Moi-même ensuite, j'ai quitté 
mes armes , et je suis allé sur le Mêru , me livrer à de saintes 
austérités... En apprenant que tu venais de briser l'arc de Çiva, 
je suis venu ici pour te voir. Conforme-toi donc à les devoirs 
militaires; prends, ô Râma, cet arc de Visnu; tends-le et mets-y 
cette flèche; si tu es capable de le bander, je t'accorderai ensuite 
la bataille. » 

Râma lui répondit : 

« On m'a raconté tes actions horribles; je ne te reproche pas 
ce que tu as fait pour venger ton père. Mais tu avais auparavant 
détruit des guerriers pleins de force et de vaillance; ne sois pas 
trop fier de cet acte cruel. Donne donc cet arc divin, et regarde 
ma force et ma puissance. Sois témoin aujourd'hui que la race 
des xattriyas conserve encore quelque pouvoir. » Là-dessus, avec 
un léger sourire, Râma prit l'arc divin des mains du fils de 
Jamadagni; prenant aussi la flèche et l'encochant, il tendit avec 
une extrême promptitude le grand arc du dieu Visnu. Et le tenant 
dans ses mains , il ajouta ces mots : u Tu es brahmane ; pour 
cela même et par égard pour Viçwâmitra (ton aïeul et mon 
maître) je te dois le respect ; je ne lancerai donc pas contre toi 



— 267 — 

cette flèclie meurtrière; mais je couperai devant toi cette voie 
supérieure que tu poursuis par tes austérités; et par la vertu 
de cette flèche, je t'exclurai des saintes demeures. Car ce trait 
divin àe Visnu, qui brise la force et l'orgueil d'autrui, ne saurait 
être par moi décoché en vain. Aussitôt, rapide comme la pensée, 
Brahmâ et les dieux vinrent pour contempler le fils de Daçarafa, 
armé de l'arc tout-puissant. » 

Le fils de Jamadagni, les mains jointes, lui dit 
alors : 

« Quand je donnai la terre à Kaçyapa^ il me dit : « Tu ne dois 
plus avoir ton siège dans les limites de mon empire. » Depuis 
lors, en effet, je n'habite plus en aucun heu de cette terre, et je 
suis résolu à tenir ma promesse. Veuille donc, ô Xattriya, ne pas 
couper pour moi la voie céleste; exclus-moi seulement du séjour 
de la pureté suprême. Je reconnais que tu es l'Immortel, l'éternel 
meurtrier de Madu. Salut à toi? Pardonne!... Je n'ai point de 
honte, seigneur des trois mondes, d'avoir été contraint à courber 
mon front devant toi. » ^ 

Alors le fils de Daçaraïa lança la flèche yers la 
demeure élevée du fils de Jamadagni, et dès ce mo- 
ment celui-ci demeura banni du séjour suprême. 
Quand la flèche fut partie, les dieux, s' élevant dans 
les airs sur leurs chars glorieux , célébrèrent le fils 
de Ragu; tous les horizons et les cieux s'éclaircirent, 
et Paraçu-Râma s'en retourna dans son ermitage. 



CHAPITRE X 



NATURE DU CULTE; ORGANISATION ET POUVOIR SPIRITUEL 

DU SACERDOCE 



I. 



Le culte était-il public ou privé ? S'il était public, 
en quel sens et dans quelle mesure Fétait-il? 

Il est difficile de ne pas admettre que dans les plus 
anciens temps de la race aryenne le culte était privé, 
c'est-à-dire individuel. Toutefois, comme nous 
voyons encore dans leVêda de nombreux exemples 
de cérémonies s'accomplissant en famille, suivant 
les rites et les usages les plus antiques, tout nous 
porte à croire que le culte, tout privé qu'il fût, s'é- 
tendait néanmoins à tous les membres de la commu- 
nauté domestique. Le père et la mère de famille ne 
sont appelés dêva et dêvi qu'à cause de leur fonction 
sacerdotale ; et comment croire que le rôle des 
enfants pût, du moins jusqu'à un certain âge, être 
autre chose que celui d'auditeurs, de disciples et de 
serviteurs pour les choses sacrées? On est ainsi con- 
duit à penser qu'aux heures de la prière, la famille 
toute entière se réunissait et, sous la direction du 



— 270 — 

père, qui était alors un Yéritable pontife, accomplis- 
sait une cérémonie, où chacun avait sa fonction 
déterminée. Lorsque le culte se développa et prit un 
caractère public, les- cérémonies de famille subsis- 
tèrent encore : on continua d'allumer le feu sacré 
dans les maisons et d'offrir aux dieux par son inter- 
médiaire l'oblation des gâteaux et du lait; ces usages 
pieux, propres aux familles et perpétués à travers 
les générations, portent dans la langue brahmanique 
le nom de kuladarma et sont considérés comme un 
des principes conservateurs de la société. 

Mais dès l'origine, le culte d'Agni, avant lequel il 
ne semble pas qu'aucun autre ait existé chez les 
Aryas, prit un caractère symbolique. Or conçoit-on 
qu'un symbole puisse exister sans qu'une notion 
métaphysique, ou du moins abstraite , s'y trouve 
cachée? Autant vaudrait dire qu'il y a des représen- 
tations qui ne représentent rien et des idées sans 
objet. Quelle que soit la valeur scientifique d'un 
symbole, il suppose toujours une vue d'ensemble 
prise sur la nature, et une première tentative d'in- 
terprétation. Le symbole fixe, conserve et transmet 
cette donnée initiale de la science, et peut jensuite 
servir de point de départ à des explications plus 
analytiques et plus vraies des choses. On peut donc 
regarder comme supérieur à la foule l'esprit qui 
conçut le premier symbole. Admettons que ce sym- 
bole fut Agni, puisque, d'après le Rig-Vêda, nul 
autre ne l'avait précédé et ne lui est demeuré supé- 



~ 271 — 

rieur. Mais ce symbole, comme tout autre, exige 
une interprétation pour être compris, un maître spi- 
rituel enseignant pour être transmis, un lieu d'as- 
semblée, une réunion d'hommes pour être vulgarisé, 
un ensemble d'actes physiques pour être autre chose 
qu'une abstraction, à peine saisissable au. vulgaire et 
promptement effacée des esprits. Ce sont là les né- 
cessités, pour ainsi dire absolues, sur lesquelles 
reposent tous les cultes, sans exception. Si mainte- 
nant on tient compte de l'inégalité naturelle des 
hommes, on voit que quelques-uns d'entre eux 
seulement sont capables de comprendre la valeur 
des symboles créés par les premiers pontifes, 
hommes d'une supériorité intellectuelle évidente; 
et que, parmi ceux qui les comprennent, un plus 
petit nombre encore est capable de les interpréter et 
de les exposer par la parole. Ces faits sont d'autant 
plus frappants, qu'un système symbolique est plus 
voisin de son origine : car il arrive un temps où le 
dogme, parvenu à son développement, peut être 
fixé par l'écriture, arrêté dans ses moindres parties 
et livré à la mémoire inintelligente des conserva- 
teurs de la foi. Lors donc que le premier symbole 
aryen eût été créé, les nécessités dont je viens de 
parler se présentèrent toutes à la fois, ou le symbole 
lui-même dut péricliter et périr. Nous ne préten- 
dons pas en effet que les premières créations reli- 
gieuses de l'esprit humain n'aient pas eu cette desti- 
née ; et nous serions portés à croire que, depuis la 



— 272 — 

première apparition de l'homme sur la terre, bien 
des ébauches successives se sont ainsi perdues sans 
retour. Nous voyons d'une part que le Yêda ne nous 
signale chez les Aryens aucune' doctrine antérieure 
au culte d'Agni, et de l'autre que ce symbole a déjà 
une étendue et une profondeur si grandes, qu'il lui 
a suffi de se transformer pour donner naissance au 
brahmanisme tout entier : or le brahmanisme dure 
encore. 

Quoi qu'il en soit, le premier symbole aryen dut, 
par la force des choses, prendre un caractère public 
en se répandant, et demeurer en dépôt entre les 
mains des hommes capables de le comprendre et de 
l'interpréter. La perpétuation des cultes de famille 
ne fut pas un obstacle à la célébration de cérémonies 
publiques. Lorsque, B'rigu eut , selon la tradition 
védique, allumé pour la première fois le feu sacré, 
les faits nous prouvent que deux conséquences se 
développèrent simultanément : le culte d'Agni s'é- 
tendit à toute la race des Aryas, à l'orient et à l'occi- 
dent; et le sacerdoce se fixa dans certaines familles, 
qui, dans l'Inde, donnèrent naissance à la caste des 
brahmanes. 

Durant la période des Hymnes, il n'y a aucun 
doute que les mêmes cultes étaient pratiqués dans 
toutes les parlies du Saptasinâu; car nous avons des 
hymnes composés dans presque toutes les vallées- de 
ce pays, et d'autres dont les auteurs habitaient plus 
à l'est, sur la Saraswatî, sur la Yamunâ et même sur 



— 273 — 

le Gange. Dans un autre chapitre nous \errons que 
ces mêmes cultes existaient à une époque au moins 
aussi reculée vers le nord et le nord-est de l'Iran, 
dans les contrées arrosées par l'Oxus et ses affluents. 
Le culte d'Agni , avec ses principaux développe- 
ments, était, au temps des Hymnes, commun aux 
diverses branches asiatiques de la famille aryenne ; 
il avait donc eu le temps de se répandre au milieu 
d'elles et de s'y faire adopter universellement ; et 
par conséquent il y avait longtemps déjà qu'il avait 
paru pour la première fois, lorsque furent composés 
les plus anciens hymnes de notre Recueil. La tradi- 
tion rattache à certains noms l'invention des céré- 
monies sacrées : nous venons de citer B'rlgu comme 
celui qui le premier alluma le feu sacré. Il ne faut 
peut-être pas attacher une valeur bien positive ni 
une signification personnelle à ce nom, qui semble 
se rapporter à la racine 6/?/, faire cuire, frire ou 
griller sur le feu. La tradition ajoute qu'il avait reçu 
le feu de Mâtariçwan, qui est le vent. Elle attribue 
l'invention de \arani à l'antique Piirûravas, fils de 
Buda qui est le savoir, et d'7/a qui est l'invocation. 
Quant à Buda, il est fils de Sôma, fils dUAtri, né de 
l'Etre éternel ; lia est fille de Manu, personnifica- 
tion de la race humaine, issue de Yivaswat et, par 
lui, de l'Etre éternel. Mais ce sont là des généalo- 
gies, fondées plus tard sur des textes du Vêda, pour 
expliquer dans le brahmanisme l'origine de toutes 
choses ; ce n'est pas ici le lieu d'en discuter le sens 

18 



— 274 — 

ni la valeur. Le Vêda rapporte généralement à An- 
giras l'invention des rites, c'est-à-dire des cérémo- 
nies usitées dans le sacrifice. Angiras est un ancêtre 
de B'rigu; il en résulterait que les rites existaient 
avant Finvention du feu, où du moins avant que 
B'rigu eût enseigné aux hommes à faire brûler ou 
rôtir au feu d'Àgni la chair des victimes et les offran- 
des non sanglantes, qu'Agni recevait pour les trans- 
mettre aux dieux. Nous ne prétendons point résou- 
dre ici une telle question, qui exigerait de longues 
discussions et des documents puisés ailleurs que 
dans le Vêda ; nous ne faisons que la. signaler. Le 
sacrifice du matin fut attribué par la tradition brah- 
manique à Marvan, qui l'institua en l'honneur des 
Cavaliers célestes nommés Açwîns, et sous le nom 
duquel fut publié plus tard le quatrième Vêda. 

Quant au second fait, que le sacerdoce se fixa 
dans certaines familles, le seul recueil du Vêda le 
prouve surabondamment ; nous y voyons en effet les 
auteurs des hymnes citer leurs pères et leurs ancê- 
tres, établir, proclamer comme un fait la transmis- 
sion de l'Hymne et des rites dans leur descendance, 
parler des dieux aux assistants avec une sorte d'au- 
torité reconnue, marier les époux, sacrer les rois ; et 
cela, pendant que d'autres familles existent à côté 
d'eux, tout à fait étrangères aux cérémonies du 
culte, à la composition de l'Hymne et à l'enseigne- 
ment sacré. De ces dernières, les unes sont des fa- 
milles seigneuriales, adonnées à la guerre ou au 



— 275 — 

gouvernement, les autres sont plébéiennes et prati- 
quent les métiers, l'agriculture et le commerce. Ce 
fait est général dans le Véda ; mais nous n'avons pas 
besoin d'y revenir plus longuement ici, puisqu'aux 
précédents chapitres nous avons traité de la société 
védique. Il importe seulement de se rendre compte 
des causes qui ont produit ce résultat, et dont la 
principale me semble être la supériorité intellec- 
tuelle des anciens prêtres, supériorité que faisait 
valoir encore leur petit nombre et qui, par l'ensei- 
gnement paternel, se perpétuait naturellement dans 
les familles et tendait à y constituer un droit divin. 
En vertu des mêmes causes, le culte prenait un 
caractère de plus en plus public. En effet, moins 
le nombre des familles sacerdotales était grand, plus 
étaient relativement nombreux les hommes qui 
avaient besoin d'elles pour l'accomplissement des 
cérémonies sacrées. Le prêtre officiait non-seule- 
ment pour lui, pour sa femme et pour ses enfants, 
mais pour le roi et sa famille, pour le village 
entier et pour la tribu. Lorsqu'une cérémonie so- 
lennelle s'accomplissait, telle que le sacre ou le 
mariage d'un prince, ou telle qu'un açwamêda (sa- 
crifice du cheval) , le prêtrevoyait se réunir autour 
de l'autel des troupes nombreuses de fidèles accou- 
rues de tous côtés. Le culte alors était évidemment 
public et ne conservait plus aucun caractère déno- 
tant une cérémonie privée. Ajoutpns que dans ces 
circonstances, que l'on pourrait appeler rares, les 



— 276 — 

frais du culte, nécessairement considérables, étaient 
supportés par ceux qui offraient le sacrifice et qui 
décrétaient la fête, et non par le pontife, souvent 
beaucoup moins riche que son seigneur ou même 
tout à fait pauvre. Or, nous avons vu que la fortune 
du seigneur, en majeure partie agricole, se compo- 
sait des redevances que ses sujets lui payaient; il 
représentait l'Etat, pour ainsi dire, et son trésor 
était comme un trésor public, dont il avait la libre 
disposition. Les prêtres féodaux des temps védiques 
offraient ainsi un sacrifice dont tout le monde faisait 
les frais. Si, à force de piété, un seigneur venait 
à vider son trésor, c'était au peuple à le remplir 
de nouveau, souvent pour la même destination. 

Que manquait-il à ces cérémonies pour constituer 
lin culte public, dans toute l'étendue de ce mot? 
Rien. Lors donc que la société aryenne se constitua 
définitivement en castes, ce ne fut point une révo- 
lution religieuse, ni même sacerdotale ; ce fut une 
révolution sociale et politique. De nos jours, si les 
efforts de TAngleterre parvenaient à faire disparaître 
le régime des castes, la puissance temporelle des 
brahmanes en souffrirait beaucoup, mais ce ne serait 
point un pas de plus vers leur conversion au chris- 
tianisme. L'on verra de même que la suppression 
du pouvoir temporel des papes ne portera pas la 
plus légère atteinte au catholicisme, et que la foi 
n'en sera ni plus forte, ni plus faible. 

Du reste nous voyons bien, dans le Vêda, que 



— 277 — 

les prêtres n'étaient pas toujours les aumôniers des 
seigneurs féodaux, et qu'ils offraient souvent le 
sacrifice en toute liberté. Peut-on dire qu'alors le 
culte fut vraiment public? Il n'y a pas à en douter. 
En effet, l'office divin exigeait pour s'accomplir la 
présence, non d'un prêtre, mais de sept. Qu'il y 
ait eu un temps où un prêtre unique ait offert le 
sacrifice, cela est probable, sinon certain. L'antique 
tradition védique, sans cesse répétée dans les Hym- 
nes, où il est dit que les RilSus partagèrent en 
quatre la coupe sacrée qui était unique auparavant, 
ne semble-t-elle pas faire allusion à ce développe- 
ment des cérémonies du culte? Mais ces person- 
nages, RiM, ViUwai et Vâja, fils de Sudanwan, 
remontent, s'ils ont jamais existé, à une époque de 
beaucoup antérieure au Vêda. De sorte que, dès les 
premiers temps de la période des Hymnes, sept 
prêtres officiants participaient déjà au sacrifice et 
remplissaient, autour du foyer d'Agni, des fonctions 
différentes et parfaitement déterminées. Si le culte 
libre eût été privé, ou seulement s'il eût été contenu 
dans les limites de la famille, il eût fallu que chaque 
père trouvât sous son toit domestique six enfants 
pour compléter le nombre marqué par le rituel. 
De plus, il lui eût fallu attendre que ses fils eussent 
atteint l'âge de la prêtrise, avant de pouvoir offrir 
pour lui et les siens le sacrifice aux dieux. Ce sont 
là des impossibilités si manifestes, que Ton peut 
admettre, en toute sécurité, que les sept prêtres 



— 278 -- 
officiants sont une preuve de la publicité du culte 
d'Agni. Rien ne s'oppose, du reste, à ce que parmi 
ces prêtres il y eût des parents, des frères, des pères 
et des fils, surtout dans les familles sacerdotales 
nombreuses, comme il en existe quelques-unes dans 
le Vêda. 



IL 



Si l'on veut maintenant se représenter les Aryas 
répandus sur le sol du Saptasinâu, souvent disper- 
sés dans les prairies ou sur le penchant des mon- 
tagnes, souvent aussi groupés, par villages ou par 
hameaux, sous l'autorité d'un râja; et si, d'une 
autre part, on se souvient que les familles sacerdo- 
tales formaient une sorte de minorité dans tout 
le pays, on concevra que leur présence dans chaque 
village tendait à les rapprocher les uns des autres 
et à les constituer en autant de petits corps ecclé- 
siastiques séparés. Et comme le savoir et le pouvoir 
se recherchent toujours, ,sous peine de périr l'un 
ou l'autre, ou tous deux, une fréquentation mutuelle 
s'établissait entre les seigneurs et les prêtres, les 
premiers assurant la richesse aux seconds, qui leur 
communiquaient en échange une portion de leur 
autorité divine. 

Mais, répétons-le, il n'y a dans toute la période 
du Vêda, aucune organisation générale, du sacer- 
doce, nul clergé, nulle église, rien qui ressemble 



— 279 — 

au pape des chrétiens catholiques, rien même qui 
puisse être assimilé à l'autorité épiscopale. Les 
prêtres sont indépendants les uns des autres, 
étrangers les uns aux autres, comme les peuplades 
pour lesquelles ils célèbrent l'office divin. Du moins 
il n'y a dans les Hymnes rien qui indique une su- 
bordination quelconque des prêtres entre eux. Et 
comme les Hymnes sont intimement mêlés aux 
actes de la vie réelle, on peut en conclure qu'en 
effet une telle subordination n'existait pas. Elle ne 
se produisit pas non plus dans le brahmanisme : fait 
d'autant plus remarquable que nous l'avons encore 
sous nos yeux dans l'Inde contemporaine. La su- 
périorité intellectuelle d'un brahmane sur les au- 
tres, sa science profonde, sa vertu éprouvée, son 
grand âge, en un mot tout ce qui aurait pu lui 
donner une sorte de suprématie, ne lui attirait que 
le respect et la déférence de ses pairs. La subor- 
dination ne put même pas s'établir en matière 
purement spirituelle : il est incroyable avec quelle 
audace se développèrent les théories philosophiques 
dans des écoles exclusivement composées de prêtres, 
et qu'elle hardiesse de pensée montrent déjà quel- 
quelques-uns d'entre eux dans le Vêda. Un prêtre 
chrétien qui se montrerait aussi indépendant serait 
aussitôt banni de l'Eglise; .un chrétien laïque s'ex- 
poserait à des persécutions et à des vexations de 
toute sorte. 

Tel est le fait que nous signale toute l'histoire de 



— 280 — 

l'Inde brahmanique et que nous voyons exister éga- 
lement dans le Vêda, d'où il a pris naissance. Nous 
allons en dire la cause, afin que s'il y a là quelque 
chose dont nous puissions profiter pour notre propre 
indépendance, nous ne manquions pas de l'y aller 
<:hercher. 

Le système des castes est incompatible avec l'or- 
ganisation hiérarchique d'un clergé. Car ici le sim- 
ple prêtre tient tout son pouvoir de l'ordination , 
que lui confère son évêque ; et dans l'organisation 
catholique, la plus parfaite en ce genre, l'évêque 
lui-même ne peut rempUr ses divines fonctions sans 
être confirmé par le pape, qui est le successeur de 
Pierre ; quant à Pierre, il a été établi par Jésus, qui 
était le fils de Dieu. Telle est la procession du pou- 
voir sacerdotal dans l'Eglise catholique; et cette 
Eglise n'en reconnaît pas d'autre. Il en résulte que 
le prêtre est subordonné spirituellement à son évê- 
que, comme à son père en Dieu, et que cette subor- 
dination est la condition même du pouvoir sacer- 
dotal. Un prêtre, révolté contre son évêque, à plus 
forte raison contre son pape, est aussitôt frappé d'in- 
-lerdit ; sa doctrine est stigmatisée ; lui-même cesse 
de pouvoir accomplir les saintes cérémonies. Il n'a 
donc, en aucune manière ni à aucun titre, la liberté 
de penser en matière religieuse ; et comme il n'est 
presque aucune science qui ne touche de près ou de 
loin à la religion, cette liberté est généralement re- 
fusée en toute matière au clergé catholique. Nous 



— 28/1 — 

n'avons rien à dire ici des simples chrétiens, puis- 
que ce chapitre roule principalement sur le sacer- 
doce. Cependant nous ferons observer que les prê- 
tres sont pris sans distinction dans toutes les classes 
de la société laïque, ce qui établit entre elles et eux 
une sorte de solidarité. Si le prêtre appelle père son 
évêque, il appelle fils et filles tous les membres de la 
communauté catholique. Les gens croyants et vrai- 
ment pieux ne se révoltent jamais contre leur prêtre 
et le prennent en toutes choses pour leur directeur 
spirituel ; ils font à leur foi le sacrifice de leur liberté 
de penser, et subordonnent même la science aux 
doctrines établies par Tautorité ecclésiastique. A la 
vérité ces personnes sont aujourd'hui si rares que, 
pour ma psirl, je n'ai jamais pu en rencontrer une 
seule parmi les gens instruits, et qu'ayant conversé 
souvent avec des hommes et des femmes du peuple, 
j'ai trouvé le plus grand nombre toujours prêt à 
méconnaître un article de foi pour le plaisir de pen- 
ser librement. J'aurais pu inférer de là que la liberté 
de penser n'est pas moins naturelle que la foi et que 
le règne absolu de celle-ci est une chose que les 
hommes n'accepteront jamais. Que d'autres, s'ils le 
veulent, tirent cette conclusion. Si je parle de ces 
faits, c'est pour faire comprendre, à fortiori, que la 
dépendance spirituelle est la condition inévitable 
d'un corps sacerdotal , constitué hiérarchiquement 
en Eglise et formant un clergé. J'aurai donné toute 
mon expHcation, si je prouve que l'indépendance 



— 282 — 

des doctriaes est au contraire un résultat naturel du 
système des castes. 

Dans ce régime, nul ne peut être brahmane, si 
son père ne l'était avant lui ; on naît brahmane, on 
ne le devient pas ;■ telle est la règle générale, sinon 
absolue. C'est donc de la génération que je tiens ma 
qualité de prêtre et non d'une ordination venue du 
dehors. L'autorité divine que je possède, je la dois à 
ce dieu qui vit et agit perpétuellement dans la na- 
ture, et qui donne aux êtres, avec la vie, les qualités, 
les figures et les fonctions qui leur conviennent ; et 
puisque c'est par la génération, et non autrement, 
que les figures des pères se perpétuent dans leurs 
enfants, c'est aussi par elle que se transmettent^ les 
aptitudes naturelles et les rôles que chacun doit 
remplir. La même cause qui fait qu'un lion n'en- 
gendre pas un éléphant, ni la vache pesante un oi- 
seau aux ailes rapides, fait aussi qu'un çûdra aux 
bras courts, à la face plate, au nez épaté, à la peau 
noire, ne saurait mettre au monde un brahmane au 
beau visage ovale, au nez légèrement aquilin, aux 
grands bras, à la peau blanche. Elle répartit, cette 
cause puissante appelée Purusa, les qualités entre 
les hommes ; et les fonctions dérivent naturellement 
des qualités natives. Je suis le raisonnement d'un 
prêtre indien, et je l'entends dire à ceux qui lui 
parlent d'ordination : « c'est le Principe Masculin 
suprême qui m'a fait ce que je suis ; mon père était 
brahmane, je le suis donc aussi; je voudrais cesser 



— 283 — 

de l'être que je ne le pourrais, puisque telle est la 
loi de ma nature, loi qui m'a été imposée, avant ma 
naissance même, dans le sein d'une mère brâhmanî 
où un père brahmane avait déposé le germe d'où je 
suis venu. Je n'ai nul besoin d'un secours étranger 
pour être prêtre ; mon esprit est fait pour étudier la 
science sacrée sous la direction de mon père, parce 
que telle est la fonction naturelle du prêtre et de ses 
enfants. Et quand mon intelligence aura atteint la 
limite de la science, si elle est capable de s'avancer 
au-delà , sa fonction naturelle l'y poussera même 
malgré elle, puisque telle est la mission de ma caste 
sur la terre. Si vous étiez brahmanes comme moi, 
ma maison vous serait ouverte ; nous converserions 
ensemble sur les sujets les plus élevés de la méta- 
physique, sur l'Etre suprême neutre et indivisible, 
sur la marche de l'âme et sur beaucoup d'autres 
choses ; mais vous êtes les enfants des laboureurs et 
vos sœurs sont des servantes ; je ne puis entrer en 
discussion avec vous ; allez , vous n'êtes que des 
çûdras. » Puis se tournant vers les brahmanes qui 
l'écoutent, je l'entends leur dire avec cette simplicité 
candide que seules possèdent les âmes libres : « pour- 
quoi ces étrangers veulent-ils que nous nous sou- 
mettions à leurs chefs et que nous adoptions leur foi? 
Les brahmanes ne sont-ils pas tous également les 
conservateurs et les interprètes de la Sainte écriture? 
Quand les rièù, nos ancêtres, ont composé les chants 
du Vêda, n'étaient-ils pas tous également libres. 



— 284 ~ 

puisque le même Brahmâ parlait par leur bouche 
et, les inspirant tous, ne pouvait ni se contredire 
lui-mênie, ni se subordonner à lui-même? Et lors- 
que Manu énonça les lois qui règlent les fonctions 
des castes, n'établit-il pas la supériorité du brahmane 
sur les trois autres ordres? Mais il ne dit pas qu'un 
brahmane dût être supérieur à un autre; car, en 
nous créant de sa bouche, Brahmâ donna éofaleraent 
à nous tous pour fonction de composer l'Hymne et 
de célébrer le sacrifice. Nos premiers pères ont trans- 
mis à leurs descendants ce pouvoir que nous tenons 
d'eux ; et comme la génération d'un brahmane est 
en tout semblable à celle d'un autre brahmane, nous 
ne saurions comprendre qu'un prêtre puisse com- 
mander à un autre prêtre et lui imposer une foi 
dont il n'est ni le premier auteur, ni l'unique inter- 
prète. C'est dans nos ermitages, par la science et par 
la méditation, que chacun de nous donne à la Sainte 
écriture ses commentaires et ses développements lé- 
gitimes ; là, Brahmâ habite avec nous et illumine le 
fond de notre pensée. Ensuite, dans nos savantes 
réunions, auxquelles président lia, B'arati et la di- 
vine Saraswatî, chacun de nous apporte et met en 
commun le fruit de ses contemplations solitaires, et 
chacun après se retire en liberté, pour méditer de 
nouveau et pousser plus loin, s'il le peut, la science 
des choses divines. Telle est notre vie, ô sages brah- 
manes, dont nulle puissance étrangère, nulle prédi- 
cation venue du dehors, ne saurait détourner le 



— 285 — 

cours , ni soumettre l'indépendance. On raconte 
encote aujourd'hui qu'autrefois, dans le Jambu- 
dwîpa, le fils d'un râja nommé Çruddôdana voulut 
enseigner aux populations une doctrine nouvelle , 
livrer le Vêda aux castes inférieures et faire des prê- 
tres avec des hommes dégradés ; mais comment un 
brahmane régénéré pourrait-il prendre naissance 
dans la matrice d'une çûdrâ? Et quelle autorité sa- 
crée pouvait avoir ce Çâkya, qui n'était lui-même 
qu'un xattriya? Aussi tout roi et fils de roi qu'il était, 
et quoiqu'en se donnant le nom de Budda il affectât 
de paraître un sage et de mieux interpréter que nos 
pères la Sainte écriture, ne put-il tenir contre la 
divine autorité des brahmanes, en chacun desquels 
réside le Vêda tout entier. Son Eglise, comme il 
l'appelait, fut dispersée et chassée du Jambudwîpa 
et de l'Inde tout entière. Sa hiérarchie ecclésiasti- 
que, transportée au delà des grands fleuves, des 
montagnes et des mers, n'a pu prévaloir que chez 
des hommes inférieurs aux veeçyas et aux çûdras. 
Nos pères ont ainsi conservé cette indépendance et 
cette sérénité inaltérable de la pensée, que donne 
la science et dont le Vêda est l'éternel fondement. » 
La génération, fondant les castes, rend ainsi les 
brahmanes indépendants les uns des autres et chan- 
gerait en usurpation toute tentative faite par un 
d'eux de se donner une suprématie spirituelle. Tel 
a été, en effet, à toutes les époques, le principe cons- 
titutif de la caste sacerdotale dans l'Inde ; et nous ne 



— 286 — 

trouvons dans le Vêda rien qui indique que, dans 
les temps les plus reculés, les choses s'y soient pas- 
sées autrement. Si nous avons développé ce sujet et 
jeté même, à propos du Vêda, un coup d'œil sur les 
temps modernes, c'est pour faire comprendre contre 
quelle difficulté pratique les prédications catholiques 
vont se briser, quel obstacle elles auront à vaincre 
ou quelle étrange concession elles devront faire. 
Ainsi s'explique encore pourquoi les missionnaires 
anglicans, et généralement les chrétiens, dirigent 
particulièrement leurs efforts contre l'institution 
brahmanique, pour y substituer à l'indépendance 
individuelle leurs puissantes hiérarchies cléricales, 
renouvelant ainsi la tentative que le Buddhisme n'a 
pu faire réussir autrefois dans des conditions cepen- 
dant plus favorables. 

Aux temps védiques, nous voyons la classe des 
prêtres, tout en conservant à chacun la plus entière 
liberté de penser, prendre des forces et marcher 
vers l'unité de dogme et de caste à la fois, au moyen 
de certaines réunions ou conférences. Ces petits 
conciles se formaient d'eux-mêmes autour de l'autel 
d'Agni, où la réunion de sept prêtres officiants était 
une occasion toute offerte de conférer sur des sujets 
sacrés ou profanes : 

« Celui qui ne connaît pas l'Etre ne comprendra rien à mon 
hymne; ceux qui le connaissent ne sont pas étrangers à cette 



reumon. » 



Ces paroles sont tirées du grand hymne de Dîrga- 



— 287 — 

tamas, où ce poëte, proclamant lui-même en face 
du foyer sacré sa propre inspiration, dit encore : 

« Le Seigneur maître de l'univers et rempli de sagesse est 
entré en moi, faible et ignorant, dans ce lieu où les âmes 
obtiennent avec la science la jouissance paisible de ce fruit doux 
comme l'ambroisie. » 

Ces réunions devaient sans doute être plus nom- 
breuses et plus efficaces, lorsque, dans les sacrifices 
solennels, les rajas appelaient autour d'eux les prê- 
tres des contrées voisines. Ces assemblées nous sont 
représentées par les poëmes épiques comme durant 
un assez grand nombre de jours, se formant autour 
de la demeure royale, et remplissant même les 
villes. Je suppose que la pompe était moins grande 
aux temps du Vêda ; mais il n'en est pas moins cer- 
tain que des rois pieux et généreux, tels que Trya- 
runa, Raïavîti et d'autres encore, organisaient déjà 
de somptueuses cérémonies, où beaucoup de prêtres 
devaient se trouver rapprochés. 

L'usage de se retirer dans des ermitages paraît 
avoir existé déjà à cette époque. Les traditions des 
temps postérieurs le disent ; mais il serait difficile 
de savoir dans quelle mesure la retraite au désert 
était alors pratiquée. Toutefois, quel que fût alors 
l'état du monachisme indien, on ne saurait mécon- 
naître qu'il devait déjà contribuer pour sa part à la 
formation de la caste sacerdotale, à sa séparation 
d'avec les autres castes, au développement des 
dogmes et à la préparation des lois. Un ermitage en 



— 288 — 

effet n'est pas seulement l'habitation d'un solitaire 
livré: à la méditation ; c'est un point de réunion pour 
les hommes pieux et savants, qu'attirent les austé- 
rités et les profondes connaissances du Muni. On 
sait qUe plus tard ce fut dans ces solitudes, souvent 
enchantées, mais toujours paisibles, au sein de la 
grande et belle nature des montagnes de l'Inde, que 
s'élaborèrent la plupart des systèmes religieux et 
philosophiques du brahmanisme. 

Les tîftas et les prayâgas commençaient aussi à 
être fréquentés. Les premiers sont des lacs d'eaux 
pures et salutaires, oii les personnes pieuses vont se 
livrer à la méditation et se laver de leurs péchés, 
comme en Occident les touristes se donnent rendez- 
vous pour leurs plaisirs ou pour leur santé dans de 
semblables lieux. Les prayâgas sont les confluents 
des fleuves et des rivières ; celui du Gange et de la 
Yamunâ finit par l'emporter sur tous les autres ; il 
est encoTe aujourd'hui le plus célèbre de tous chez 
les Indiens ; les Musulmans eux-mêmes, séduits par 
la sainteté du lieu, y ont construit une grande ville, 
qui porte en leur langue le nom d'Allahâbad, la 
Cité-de-Dieu. Les confluents des rivières du Sapta- 
sinâu et les lacs situés au nord de cette contrée, dans 
les grands monts que traverse le haut Indus, étaient, 
au temps du Vêda, les lieux où se rendaient les 
« pèlerins » , qui pour les gagner accomplissaient 
souvent de « longs voyages » . Comment croire que 
des hommes de prière, dont l'esprit était toujours 



— 289 ~ 

occupé de théologie et de métaphysique, pussent s'y 
rencontrer et y séjourner, sans s'entretenir des sujets 
dont leur intelligence était remplie, ou sans traiter 
des relations qu'eux-mêmes et leurs pairs pouvaient 
avoir soit avec leurs princes, qui n'étaient pas tou- 
jours pieux, soit avec les gens du peuple, dont eux- 
mêmes étaient les guides spirituels et presque les 
législateurs ? 

Ainsi tendait à se former, non une Église, puisque 
l'indépendance des prêtres était un fait que rien ne 
tendait à détruire et que l'état social favorisait ; mais 
un corps sacerdotal, dont les membres étaient égaux 
entre eux, dont les doctrines se fondaient ensemble 
par de mutuelles réactions, dont les tendances dog- 
matiques et politiques, les traditions de race et l'au- 
torité, étaient analogues ; une société sacrée dans la 
société civile; en un mot, une caste. 



m. 



Nous allons dire sur quels fondements l'autorité 
spirituelle du brahmane reposait alors. 

Dans les premiers temps, et plus tard aussi par un 
effet nécessaire de la constitution des castes, une 
alliance intime existait entre l'autorité du prêtre et 
l'autorité paternelle. Car le père de famille était 
pontife au milieu des siens, lorsqu'il célébrait trois 
fois par jour le sacrifice d'Agni ; comme père il était 

49 



— 290 — 

le maître de maison ; comme pontife il dirigeait tous 
les actes de la cérémonie ; et les personnes auxquelles 
il donnait ses ordres étaient les mêmes dans ces 
deux cas : c'était les membres de sa famille. A l'égard 
du fils, le chef de maison n'était pas seulement le 
père selon la nature, l'auteur du corps et le propa- ' 
gateur de la \ie ; il était aussi le maître spirituel, 
qui transmet l'Hymne avec la science sacrée ; de 
sorte que le fils \oyait à la fois ces deux choses dans 
son père et confondait pour ainsi dire dans sa per- 
sonne l'autorité naturelle, qui suit la marche de la 
génération , et l'autorité acquise , que la science 
donne au maître sur son disciple. Ce fondement du 
pouvoir brahmanique est très-solide ; et ce pouvoir 
prit beaucoup, plus d'empire sur les esprits , que 
l'ordination n'en put donner aux prêtres buddhiques 
et, plus tard, aux prêtres chrétiens. L'ordination, 
en effet, ne s'appliquant aux hommes que selon le 
hasard des vocations individuelles, et ne s'appuyant 
que sur une tradition souvent attaquée, a toujours 
quelque chose, sinon d'arbitraire, au moins d'artifi- 
ciel. Au contraire, la transmission brahmanique de 
l'autorité sacrée ne quitte pas l'ordre de la généra- 
tion naturelle, lequel ne peut jamais être troublé. Et 
lorsque le sacerdoce se fut fixé dans certaines famil- 
les, le parallélisme de ces deux choses se montra 
d'une manière plus évidente encore et plus incon- 
testée. La tentative du buddhisme, de faire un bien 
commun de la puissance spirituelle du prêtre, et de 



— 291 — 

partager le sacerdoce entre toutes les castes, ne fît 
que confirmer, en fin de compte, ce pouvoir entre 
les mains des brahmanes, par le peu d'autorité que 
parurent avoir les prêtres nouveaux, issus de l'ordi- 
nation, en présence d'une autorité héréditaire si 
antique. 

Le père instruisait son fils. Ce dernier ne tardait 
pas à acquérir la science sacrée et, tout jeune encore, 
pouvait déjà surpasser en connaissances des hommes 
beaucoup plus âgés que lui, appartenant aux autres 
castes. Marié à son tour, et de bonne heure, à une 
jeune fille brâhmanî, il devenait père et réunissait 
en sa personne, la double autorité que son propre 
père possédait avant lui. Cet ordre de choses se per- 
pétuant, une forte chaîne se formait, par laquelle 
les générations successives étaient unies l'une à 
l'autre. Quand on songe à la force réelle que les 
simples héritages mettent entre les mains d'un fils 
après la mort de son père, force qui pourtant est 
divisible, périssable, précaire, et ne peut être possé- 
dée à la fois par le père et par le fils, on peut ima- 
giner quelle puissance spirituelle prodigieuse l'hé- 
rédité du sacerdoce constituait dans une famille, où 
la science du fils n'ôtait rien à celle du père, oii tous 
deux à la fois pouvaient exercer, sans dépréciation, 
une autorité qui n'allait pas s' amoindrissant, et qui 
se communiquait toute entière de l'un à l'autre sans 
se partager. 

Cette autorité qui, en fait, était constituée par la 



— 292 — 

génération, l'était en droit par le rôle mystique du 
prêtre. La science qui enseigne les rites permet à 
ceux-là seuls qui la possèdent de les accomplir selon 
la règle et la tradition ; cette même science enseigne 
aussi à eux seuls la signification et la valeur des 
symboles. Par là, l'homme de prière, instruit dans la 
théologie, se trouve être le seul qui puisse entrer en 
relation directe avec la divinité, objet de sa science. 
En effet, c'est dans un sacrifice où les rites sont 
suivis que la divinité se communique au prêtre ; et 
c'est à la condition d'être invoquée par lui, c'est-à- 
dire appelée, dans le langage fixé par la science elle- 
même. Le peuple ignorant et profane s'adresse à son 
prêtre quand il veut se mettre en rapport avec ses 
dieux. Or ces relations sont doubles, selon que le 
fidèle offre ou demande : celui-ci est de la sorte 
naturellement amené à présenter son offrande aux 
dieux par l'intermédiaire du prêtre, et à leur de- 
mander aussi par sa bouche leurs faveurs. Agni, 
visible dans le feu sacré, invisible dans son essence 
intime quand il a consumé son propre corps, Agni 
était le véhicule naturel, l'entremetteur et le mes- 
sager, c'était, comme on disait alors, le cheval 
destiné à porter aux dieux du ciel les offrandes des 
fidèles, que lui transmettait le prêtre ; en retour, le 
prêtre demandait, en son propre nom et au nom des 
fidèles, la protection des dieux distributeurs de tous 
biens, dâtârô vasûnâm, ^o-rip-ç èa'œv. Les hommes 
s'accoutumaient ainsi à penser que les biens ne leur 



— 293 — 

arrivaient que par suite de leur propre piété, c'est- 
à-dire par le moyen du prêtre et des rites sacrés : 

« L'onde descend égale à l'onde », 

d'abondant-es libations procurent des pluies abon- 
dantes ; le sacrifice engendre la fertilité. Telle est la 
doctrine constamraent reproduite dans les hymnes 
du Vêda ; et si on veut la voir mise sous une forme 
dramatique, il suffira de lire, au 1" chant du Râ- 
mâyanâ, l'histoire de ce jeune solitaire, Risya- 
çringa, dont le seul départ pour la ville royale fait 
tomber la pluie du ciel et rend la vie à une nom- 
breuse population afî'amée par la stérilité. On ne 
saurait croire à quel point fut portée la confiance 
des Indiens en la puissance surnaturelle du prêtre. 
Nous renvoyons, sur ce sujet, aux récits des miracles 
accomplis par le BudUa Çàkyamuni, et surtout au 
merveilleux tableau de sa solennelle transfiguration. 
A l'époque védique, nous sommes loin encore de 
pareils excès : mais le principe existe ; la croyance 
à un pouvoir mystérieux du prêtre est solidement 
établie. 

Ce pouvoir, du reste, ne s'étend pas seulement sur 
des phénomènes physiques, tels que la pluie ; il va 
beaucoup plus loin. Nous avons vu en effet que le 
prêtre intervient dans les actes les plus importants 
de la vie : par son pouvoir mystique il délie la jeune 
fille des chaînes où , depuis sa naissance, Yaruna 



— 294 — 

retenait sa virginité, et il l'autorise à s'unir sans 
péché à un époux; c'est lui aussi qui prend dans la 
main du xattriya mort l'arc, symbole de guerre et 
de science royale, et qui accomplit sur le cadavre la 
cérémonie où l'âme obtient sa délivrance. Par cette 
double vertu de son pouvoir mystique, le prêtre 
remplit aussi les rôles de médecin et d'enchanteur : 
rien ne paraît plus singulier et ne s'explique pour- 
tant plus aisément, que de voir le même homme 
recourir aux propriétés de certaines plantes, bien 
connues de lui, pour guérir une maladie, et en même 
temps imposer les mains sur le malade, pour lui 
ôter son mal par une véritable incantation. Etait-il 
donc un trompeur et un charlatan? Nous ne le 
croyons pas ; car les hymnes védiques qui ressem- 
blent le plus à une formule de magie, à un mantra, 
portent tous les caractères de la sincérité. Mais on 
doit considérer que dans cette société védique, où le 
peuple était tout occupé des métiers et les xattriyas 
de la guerre et du gouvernement, la science sous 
toutes ses formes était le domaine particulier des 
prêtres. Ils étudiaient les vertus des plantes , des 
terres et des eaux , comme ils étudiaient les mou- 
vements des astres ; toutes ces diverses connais- 
sances se rattachaient à la science sacrée et en fai- 
saient en quelque sorte partie. Lorsque la théorie 
philosophique leur montra dans le feu l'une des 
formes sensibles d'un même principe universel, 
duquel ils tenaient eux-mêmes l'intelligence et la 



— 295 — 

\ie, ces hommes, qui s'élevaient déjà si haut au- 
dessus du vulgaire et qui avaient sur la nature une 
si vaste vue, purent et durent trouver dans la science 
un puissant moyen d'action, qu'ils employèrent. La 
croyance aux dieux leur faisait voir, dans toute la 
nature, des forces, non pas seulement matérielles 
comme les abstractions de nos physiciens , mais 
vivantes et intelligentes, auxquelles par conséquent 
l'homme de dieu pouvait adresser des adjurations 
en même temps qu'il appliquait au mal son remède 
empirique. 

Ainsi le rôle mystique du prêtre et sa science lui 
donnaient en droit l'autorité spirituelle, qu'en fait 
sa naissance lui avait transmis. Lorsque l'usage de la 
retraite au désert se fut répandu , le sacerdoce en 
reçut un accroissement de pouvoir. En effet, pour 
mener cette vie solitaire des munis, il fallait avoir 
une grande force d'âme et exercer sur le corps un 
empire capable de réprimer les mouvements de la 
chair et de faire taire les réclamations des sens ; il 
fallait, dans un âge ordinairement avancé, briser et 
détruire des habitudes invétérées; on n'y pouvait 
réussir que par l'énergie de la volonté et par l'ab- 
sorption de l'âme dans la méditation. Or la science 
d'une part, et, de l'autre, l'empire sur soi-même, 
sont deux choses qui attirent toujours l'admiration 
du vulgaire, étonnent notre faiblesse et notre igno- 
rance et donnent à celui qui les possède un incroya- 
ble prestige. Les montagnes et les forêts de l'Inde 



— 296 — 

/virent bientôt s'élever en grand nombre des ermi- 
tages, où de pieux risis s'exerçaient dans l'art de 
méditer et de se dompter eux-mêmes. Là se déve- 
loppa cette théologie savante, dont les œuvres n'ont 
jamais été surpassées en profondeur et en subtilité. 
Quand un de ces austères savants allait ainsi se 
fixer au désert, il attirait autour de lui des légions 
de brahmanes avides de savoir, des rois pieux, des 
hommes dévots, qui venaient recueillir quelques 
mots de sa bouche ou seulement voir son visage ; et 
l'on disait que sa seule présence rendait la montagne 
resplendissante. 

A la fin de la période védique, l'autorité spirituelle 
du sacerdoce était imm'ense. L'un des grands poëtes 
du Vêda, Yasièïa, n'était qu'un prêtre sans richesse, 
dénué par conséquent de tout pouvoir temporel. Et 
pourtant, lorsque le riche et puissant Yiçwâmitra, 
qui n'était encore qu'un xattriya, voulut lui faire 
violence , la tradition raconte avec quelle facilité il 
repoussa son attaque et dispersa ses soldats. Et, lors 
même que la tradition sur ce point serait artificielle 
et mensongère, ne suffit-il pas de signaler un grand 
fait : dans l'organisation hiérarchique des castes, 
celle des brahmanes fut la première. 



CHAPITRE XI 



DES CEREMONIES DU CULTE 



Dans les chapitres suivants, nous abordons les 
principales questions relatives à la religion des 
Aryas. 

On peut se former une idée très-précise des cé- 
rémonies védiques en réunissant les nombreux 
passages des Hymnes où elles sont dépeintes. 
Presque tous les détails de ces rites antiques sont 
donnés par les poètes ; quelques-uns de leurs chants 
les décrivent même dans leur ordre de succession ; 
l'heure, le lieu^du sacrifice, l'autel, l'holocauste, 
les prêtres, leurs mouvements et leurs fonctions, 
sont signalés, chaque chose à sa place, un si grand 
nombre de fois et avec une telle uniformité, qu'il ne 
reste dans tout cet ensemble qu'un très-petit nombre 
de points obscurs. Il serait d'autant plus digne d'in- 
térêt de rassembler dans le Rig-Vêda tous les traits 
qui concernent les cérémonies, q#ïls peuvent four- 
nir, sinon le point de départ historique, du moins 
l'explication de beaucoup de traits analogues dans 
les religions anciennes et modernes de l'Occident. 
Voici les principaux d'entre eux. 

En un lieu découvert, d'où l'on pouvait com- 



— 298 — 

modément observer les mouvements des é toiles , 
dujoleil et de lajune, souvent sur les c ollin es, on 
dressait un espace circonscrit, que lion entourait 
d'une sorte de grille de bois ou de palissade formée 
de potCfiux. C'était renceinte sacrée. Des portes en 
fermaient ordinairement l'entrée, qui ne s'ouvrait 
qu'aux heures du Sacrifice : 

« Ouvrez-vous, portes éternelles, II, 220. « 

Aux jours de fête, des fleurs et des banderolles 
ornaient les poteaux sacrés de cette sorte de riixevoç, 
qui n'était point une habitation, et n'était saint que 
par l'usage auquel il était destiné. 11 y a donc une 
différence assez grande entre l'enceinte védique et le 
temple grec, qui paraît avoir été dès l'origine un 
naos, c'est-à-dire une maison, destinée à être le sé- 
jour constant et réel d'une divinité, représentée par 
sa statue. Il y a bien plus de différence encore entre 
cette enceinte et une église chrétienne : cette der- 
nière n'est pas une demeure pour la divinité, laquelle 
n'est présente que dans l'hostie ; c'est un abri pour 
l'assemblée des fidèles, de sorte que le même mot 
sert à désigner le temple et la réunion des chrétiens. 

Dans le lieu saint était construit un massif de terre, 
plat par-dessus et de forme carrée. C'était l'autel. On 
lui donnait le nom de trône d'Agni, ou de foyer 
d'Ild. Les quatre faces de l'autel étaient orientées de 
manière à regarderies quatre points cardinaux; le 
prêtre officiant se tournait vers l'est quand le 



— 299 — 

sacrifice se faisait à l'aurore; mais il pouvait se 
tourner aussi dans une autre direction aux autres 
heures du jour, de manière à regarder toujours le 
Soleil. A droite de l'autet, c'est-à-dire au midi, se 
trouvait un autre point déterminé, qui était lui-même 
comme un second autel; et un autre se trouvait 
encoraÀgauche. Ils étaient réunis à l'autel par une 
sorte de courbe tracée à terre, qui paraît avoir fait 
donner à leur ensemble le surnom de serpent (sarpa) ; 
son nom ordinaire était trivêdi, c'est-à-dire les trois 
vêdis ou autels. La forme quadrangulaire de l'autel 
principal n'est pas sans importance ; car de ce trône 
élevé, le dieu Agni regardait vers les quatre points de 
l'horizon ; et lorsque la notion du Feu, se dévelop- 
pant, devint celle de Brahmâ, celui-ci fut représenté 
avec quatre visages tournés dans quatre directions 
et opposes deux à deux. 

Un tapis formé d'herbe appelée kuça, qui est le 
poa cynosurdides des botanistes, était étendu autour 
de l'autel, suivant une courbe déterminée. Plus tard, 
et déjà durant la période védique, lorsque ce ta}»is 
de gazon fut devenu un pur symbole déjà vieilli, on 
le remplaça par le nombre mystique de vingt-et-un 
brins de la même herbe. Mais enfin, l'herbe sacrée 
était destinée à recevoir les dieux, lorsqu'ils vien- 
draient assister à la cérémonie : 

Baciihràs, à Açwins, venez-votis asseoir sur notre gazon, 

telle est la demande perpétuellement répétée, que 



— 300 — 

les poètes adressent dans les Hymnes à leurs divi- 
nités. Les femnaes étaient ordinairement chargées 
d'aller le matin recueillir le kuça, comme aussi de 
maintenir la propreté dans l'enceinte du sacrifice; 
plus tard ce rôle appartint aux novices, c'est-à-dire 
aux jeunes garçons qui étudiaient l'Écriture sainte 
sous la direction des brahmanes, et qui remplissaient 
ainsi le rôle des diacres (Staxovoç) de la primitive Église 
chrétienne. Des calices et des assiettes, primitivement 
de bois et qui sont encore le plus souvent faits de 
cette matière dans le Vêda, étaient disposés à cer- 
taines places dans l'enceinte sacrée, là où devaient se 
tenir les prêtres et les dieux. Des fagots sur l'autel, 
un mortier avec son pilon, un pressoir, un filtre de 
peau de vache percée de petits trous ou, bien souvent, 
de laine feutrée, un grand vase, une cuiller, et enfin 
Vm^anî, forment à peu près tout le matériel né- 
cessaire à la célébration du sacrifice, que nous allons 
décrire. 

Au lever du jour, avant que le Soleil fût sur l'ho- 
rizon, quand disparaissait une certaine étoile variant 
suivant les jours de l'année, les prêtres au nombre 
de sept se rendaient à l'enceinte sacrée; quatre 
d'entre eux s'asseyaient et entonnaient l'hymne qui 
évoquait les dieux ; les autres préparaient les objets 
du sacrifice. Allumer le feu divin et préparer le soma 
étaient leurs deux œuvres essentielles. Le mot sôma 
désigne la plante connue des botanistes sous le 
nom dH asclepiade acide ; les femmes l'allaient cueillir 



— 301 — 

sur la colline, où elle croissait à la lumière de la 
Lune, aussi nommée Sôma. Les prêtres détachaient 
les sommités laiteuses de ses tiges et les réunissaient 
dans le mortier, où le pilon les écrasait. De là, cette 
matière broyée était portée sur le plateau du pressoir, 
qui en exprimait le suc. Ce pressoir n'existait pas 
primitivement, ni même partout à l'époque védique ; 
car nous voyons souvent dix ministres, qui sont les 
dix doigts des mains, remplir cet office à eux seuls; 
ailleurs ou plus tard, ils furent remplacés par deux 
plateaux de bois, puis de métal, et même d'or. Le 
jus du sôma était reçu par le prêtre Tiomvaé pôtri 
(purificateur) sur le filtre, à travers lequel il tombait 
dans le vase nommé pôtra. Il n'est pas probable que 
l'on fit tous les jours la préparation de la liqueur 
sacrée : car il est dit dans un hymne qu'elle suffisait 
pour quinze jours (iv, 176). De plus il est évident 
que le sôma n'était pas, du moins ordinairement, 
employé aussitôt après son extraction ; car c'est une 
liqueur fermentée, qui d'abord est un suc blanchâtre 
aussi doux que le miel , qui prend ensuite une 
couleur transparente, une odeur agréable et péné- 
trante, qui pétille et qui, versé sur le feu, s'enflamme 
et disparaît dans l'air. Bu par les hommes, il les 
excite, les remplit de joie, d'ardeur, de courage, 
exalte leurs forces, et les enivre. C'est la liqueur du 
dieu des batailles, d'Indra ; c'est aussi celle des xat- 
triyas et des guerriers au moment du combat. Impur, 
il se corrompt; filtré, il devient limpide et généreux. 



— 302 — 

A tous ces traits il est aisé de reconnaître une liqueur 
fortement spiritueuse, qui demande par conséquent 
un certain nombre de jours pour subir une « heu- 
reuse fermentation. y> Le sôma était donc une sorte 
de \in, dans un temps et dans un pays où le vin et 
la vigne étaient absolument inconnus. 

Dans les sacrifices ordinaires le sôma, préparé à 
l'avance et fermenté, se trouvait disposé et mis en 
place avant le commencement delà cérémonie, pour 
être employé au moment convenable. Lorsque les 
quatre chantres avaient entonné l'hymne, les autres 
s'occupaient aussitôt à allumer le feu nouveau. La 
première partie de ce rite fondamental s'accom- 
plissait à droite, au moyen de ^araî^^ : ce mot, qui 
est au duel, désignait deux morceaux de bois sec, 
dont l'un avait une petite fossette et l'autre, appelé 
pramanïa, était taillé en pointe ; c'étaient le père et 
la mère d'Agni. La pointe ayant été placée dans la 
fossette, un mouvement, de rotation rapide était im- 
primé au père au moyen d'une lanière de cuir , et, 
les deux pièces s' échauffant par le frottement, la 
fumée et les étincelles ne tardaient pas à paraître. 
La petite flamme, vive mais prêle à s'éteindre, est 
portée sur l'autel où un bûcher de bois et d'herbes 
sèches la reçoit. Aussitôt un puissant aliment lui est 
donné. Car la flamme, qui s'attache à la paille et aux 
branches les plus légères, monte en quelques mo- 
ments à la partie supérieure, où il semble qu'elle va 
mourir ; mais un prêtre s'avance, portant dans un 



— 303 — 

vase le havis ou beurre clarifié, qu'il répand sur le 
foyer. Le beurre se fond, coule en brûlant, et ramène 
la flamme à la partie inférieure, d'où elle ne se dé- 
tache plus jusqu'à ce que le bûcher tout entier soit 
consumé. Ce temps mesure celui de la cérémonie. 
Pendant que le feu divin illumine de ses rayons les 
prêtres ou dêvas qui l'environnent (m, 225), s'ac- 
complissent les offrandes et les mouvements réglés 
par le rituel. 

L'offrande est double , solide ou liquide. L'of- 
frande liquide, c'est avant tout le sôma, que Ton 
offre seul ou mêlé avec de l'eau ou du lait. Le mé- 
lange des liqueurs sacrées se fait dans un grand vase 
nommé samudra. De là il passe dans les calices, 
que tiennent en main les sept prêtres; et ceux-ci, 
sous la conduite du tiestri, c est-à-dire du guide, 
tournent, en marchant vers la droite, autour de 
l'autel d'Agni, et répandent dans le feu la liqueur de 
leurs calices. Agni la reçoit, la consume, et, sous la 
forme de vapeurs invisibles, la transmet aux dieux. 
De la même manière se présente l'offrande solide, 
composée d'orge frite ou de gâteaux, ordinairement 
faits de farine et de beurre. C'est au moyen de la 
cuiller que cette offrande est jetée dans le foyer 
d'Agni. 

Tel est l'holocauste. Son nom sanscrit huta dérive 
de la racine hu, qui est la même que celle du grec 
5u&), et qui, comme ce dernier, signifie sacrifier. Le 
prêtre qui présidait à ce rite était appelé hôtri, c'est- 



— 304 — 

à-dire sacrificateur, 0ur>3ç. La nature de l'offrande est 
à remarquer ici : on voit en effet qu'elle n'était point 
sanglante. L'usage grec d'offrir aux dieux la chair 
des \ictimes et de nourrir ces Principes de \ie avec 
des aliments qui avaient eu vie, contraste avec celui 
des Aryas védiques, lesquels n'offraient aux Asuras 
divins que des céréales, du lait ou ce que produit le 
lait, et enfin cette spiritueuse et mystique liqueur 
du sôma. Cette différence dans les rites semble 
répondre à une différence dans l'alimentation des 
deux peuples : on voit en effet que les Grecs de tous 
les temps ont fait un usage continuel et général de 
la viande, tandis que les Aryas du sud-est se sont 
bornés aux végétaux et aux produits de la vache, ef 
ont proscrit l'usage de la viande à toutes les époques, 
au moins pour la caste supérieure des brahmanes. 
Nous verrons néanmoins tout à l'heure que dans 
certaines circonstances ils offraient aussi des sacri- 
fices sanglants et mangeaient eux-mêmes la chair de 
la victime. 

Voilà ce que renferme une cérémonie védique, 
d'après le Rig-Vêda. Il faut observer que pendant le 
développement de ces rites, l'hymne était chanté à 
baute voix par les prêtres, nommés udgâtri. Une 
importance majeure était attachée à l'Hymne, appelé 
stuti, c'est-à-dire louange. On comprend en effet 
qu'une cérémonie silencieuse serait d'une faible 
efficacité ; car les rites ont naturellement une signi- 
fication symbolique. Les assistants en compren- 



— 305 — 

draieilt difficilement la valeur, si la parole sainte du 
prêtre ne venait la leur expliquer. C'est ce qui est 
iarrivé pour une notable partie des rites chrétiens : 
comme le prêtre ne les explique presque jamais au 
peuple, le peuple les \oit sans les comprendre : les 
ornements sacrés , les flammes qui brûlent sur 
Fautel , les mouvements variés et les chants du 
chœur, sont devenus pour les fidèles des objets de 
spectacle, dont le sens leur échappe entièrement. 
Nous voyons bien par les Hymnes qu'il n'en était pas 
ainsi des cérémonies aryennes au temps du Vêda : 
car l'hymne lui-même donnait perpétuellement aux 
assistants l'explication de ce qu'ils avaient sous les 
yeux. La langue védique avait en outre cet avantage 
qu'étant celle de tout le monde et ne tenant que 
d'elle-même ses racines et ses formes, elle était tou- 
jours comprise; les noms des objets sacrés, des 
rites, des prêtres et des dieux, portaient avec eux la 
lumière dans l'esprit des fidèles ; de sorte que par là 
encore, l'explication était à côté du symbole. 

L'hymne interprétatif des symboles, les symboles 
idéaux, tous les actes de la cérémonie, la disposition 
des objets sacrés, leur nature et la destination qui 
leur était donnée, seraient autant de choses dépour- 
vues de sens, si l'on n'admettait pas que les Aryas 
croyaient à la présence réelle des dieux. Un d'entre 
ces êtres idéaux se rendait visible chaque jour dans 
le Sacrifice, et perpétuellement dans la nature, par- 
tout où la vie, la chaleur et la lumière se manifes- 

20 



— 306 — 

talent : c'était Agni. Dans la flamme du bûcher, il 
se montrait revêtu d'un corps mortel. Quand on ré-' 
pandait sur le foyer le beurre clarifié, c'était bien 
réellement pour nourrir ce corps, cette forme Yisible 
et mouvante du plus grand des dieux : car, privée 
d'aliments, elle ne pouvait vivre et allait aussitôt 
disparaître. La flamme d'Agni éclairant au loin tous 
les horizons, les dieux l'apercevaient et se rendaient 
autour du foyer dans cette enceinte qui leur était 
préparée. Quoique personne ne les vît , personne 
n'était admis à douter de leur présence : non-seule- 
ment, pendant le sacrifice, les rayons pénétrants 
d'Agni allaient frapper les regards des dieux, mais 
« dans quelque région lointaine qu'ils fussent », la 
voix de l'hymne retentissait à leur oreille. Aussitôt 
ils annonçaient leur venue par les signes ordinaires 
de leur présence : les Açwins et l'Aurore, par cette 
blancheur, qui aux approches du jour se répand de 
tous côtés ; Sùrya, par ces traits ardents que lance le 
soleil, quand le bord de son disque paraît au-dessus 
des collines; Indra, par les mouvements merveilleux 
des nuages suspendus aux flancs des monts, lorsque 
les premières chaleurs du jour viennent les dilater ; 
les Maruts, par ces brises vives et légères, qui le 
matin semblent marcher avec le soleil et lui faire 
cortège. Ces êtres brillants et rapides venaient tous 
au festin sacré. Chacun d'eux en prenait sa part. 
Invisibles dans leur essence surnaturelle et divine, 
on voyait bien cependant qu'ils étaient là, emportant 



— 307 — 

avec eux, dans les régions transparentes de l'air, ces 
treuvages et ces mets que le visible Agni leur trans- 
mettait. Le Gandarva immortel, ce coursier divin 
qui se charge de toutes les senteurs, Agni-et-Sûrya, 
dispersait dans l'atmosphère et assimilait au vaste 
corps des dieux l'offrande pieuse, aliment de leur 
immortalité . Pour nous , qui ne croyons plus aux 
dieux depuis qu'ils sont partis, et qui sommes à 
peine des Aryas, quand nous quittons le séjour des 
villes et que nous allons comme eux vivre aux champs 
ou sur le penchant des montagnes, nous ne pouvons, 
malgré notre science et notre incrédulité, échapper 
à ces impressions de la nature vivante et mouvante. 
Les merveilleuses lumières, dont le peintre éternel 
orne la terre, éblouissent et charment mes yeux ; les 
bruits infinis des êtres vivants que réveille le jour 
remplissent mon oreille ; leurs troupes sans nombre, 
qui dormaient sous la rosée de la nuit, secouent 
leurs ailes, s'envolent et se confondent; un grand 
bymne s'élève , inspiré par « le poëte antique , » 
auteur des rhythmes du monde ; mon cœur s'é- 
chauffe, ma pensée s'émeut en l'écoutant; moi aussi 
je suis prêt à mêler ma voix à celle de tous ces êtres 
qui célèbrent la vie, et à dire à cet Inconnu, qui ma- 
nifeste ainsi sa présence jusqu'en moi-même : 

« Vous êtes le Dieu suprême, l'Esprit éternel et céleste; c'est 
ce que confessent tous les Riêis ; c'est aussi ce que tu m'annon- 
ces; je crois en la vérité de ta parole ; mais je ne sais comment 
tu te rends visible. Toi seul tu te connais toi-même, être des 



— 308 — 

êtres, prince des vivants, Dieu des dieux. Seigneur des créa- 
tures. 1) 

C'est en toi que nous sommes, moi et tous ces 
êtres qui m'environnent. 

« Je vois dans ton unité tout l'Univers, avec les choses mo- 
biles et immobiles. Tu brilles comme le feu et comme le soleil 
dans ton immensité, montagne de lumière de tous côtés res- 
plendissante. Sans commencement, sans milieu, sans fin. Par 
ta chaleur tu échauffes cet univers; car tu remplis à toi seul 
toute l'étendue du ciel et de la terre et tu touches à toutes les 
régions. Voici les troupes des êtres qui vont vers toi et qui 
semblent dire swasti, c'est bien; et ils te célèbrent dans de 
sublimes cantiques. Raconte-moi donc qui tu es: sois-moi pro- 
pice; louange à toi. Je désire te connaître, essence primitive; 
car je ne puis saisir la marche de ton action. 

{La Bhagavad-gîtâ, 8 et 9. ) 

Et je chanterai avec Viçwâmitra : 

La Sâvitri. 

« Cet hymne excellent et nouveau t'est adressé par nous, 6 
radieux et brillant Soleil : c'est notre hommage. 

n Prends plaisir à ces chants que nous accompagnons d'of- 
frandes. Aime notre prière, comme l'époux amoureux aime son 

épouse. 

1) Qu'il soit notre protecteur, ce Soleil qui voit et contemple 

toutes choses. 

n Nous adorons la lumière admirable' du Créateur resplendis- 
sant, qui lui-même provoque nos prières. 

» Apportant avec nous la prière et l'offrande, nous soUicitons 
les bienfaits du Créateur adorable et resplendissant. 

» Par des sacrifices et par de saints cantiques, les brahmanes 
honorent le Créateur resplendissant , guidés par l'intelligence et 
inspirés par la prière. » 



— 309 ~ 

Quoi d'étonnant que cette intelligence qui les 
guidait et qui s'exaltait elle-même au chant des 
hymnes, crût saisir dans la marche éternelle du 
monde de grandes puissances auxquelles elle prêtait 
la vie avec le gouvernement de toutes choses? Et 
quand ces êtres forts semblaient manifester leur 
action dans des phénomènes revenant chaque jour, 
quoi d'étonnant que les Aryas crussent naïvement à 
leur présence réelle autour du foyer d'Agni ? Qu'é- 
tait-ce autre chose, sinon localiser pour ainsi dire 
dans un espace circonscrit le fait universel dont la 
nature leur offrait le spectacle? L'homme ne peut 
adorer toujours. Les besoins de la vie le ramènent, 
quoi qu'il fasse, aux fonctions naturelles de son être. 
Mais comme il faut qu'il adore, réglant lui-même 
ses actes d'après les mouvements divins du jour et 
des saisons, il accomplit aux heures les plus propices 
l'œuvre sainte, qui est l'acte principal de la vie et 
celui qui domine tous les autres. 

Trois moments du jour étaient consacrés aux céré- 
monies du culte, le matin, le midi, le soir. C'est 
là les trois savanas, si célèbres dans toute l'Asie 
aryenne, et que l'Europe a depuis longtemps trouvés 
dans l'Avesta de Zôroaslre sous le nom, à peine mo^ 
difié, de kavana. Une étoile, paraisssant à l'horizon 
dans les premières lueurs de l'aurore, marquait, 
pour chaque époque de l'année , le commencement 
du sacrifice; elle portait le nom de savanagraha.hé 
Visnupâda, c'est-à-dire la station du soleil ou l'azi^ 



— 310 — 

mut du méridien , était pour les pieux brahmanes 
un objet continuel d'étude; quand le disque du 
soleil atteignait cette élévation, d'où bientôt il allait 
redescendre, c'était le moment du savana de midi 
et le commencement du second sacrifice. Enfin 
quand le soleil disparaissait derrière les hauteurs du 
couchant (gayaçiras), c'était l'heure du sacrifice du 
soir; celui-ci se prolongeait quelquefois jusqu'à 
l'apparition des étoiles, lorsque la lune paraissait 
seule régner au milieu du ciel obscurci. Voyez 
l'hymne admirable de Kutsa, commençant par ces 
mots : 

La Lune, poursuivant son vol à travers les vagues de l'air, 
s'avance dans le ciel. rayons du jour à la trace dorée, l'œil ne 
peut retrouver votre voie. Ciel et terre, voyez ce que je suis, etc. 

(Kutsa, I, 201.) 

Nous ne pouvons dans cette étude générale nous 
arrêter longtemps sur les époques de l'année ou du 
mois marquées par des sacrifices solennels. Les tri- 
kadrus, dont la nature est encore mal connue, la 
nouvelle lune et le jour qui la précédait, vraisembla- 
blement aussi les solstices et les équinoxes, et en 
général" tout ce qui fait époque dans le déroulement 
astronomique de l'année, donnait lieu à des céré- 
monies particulières. Et cela se conçoit d'autant 
mieux que le développement de la vie, ou, pour 
parler comme les Indiens, la marche de l'âme, 
procède par des séries étroitement liées avec les 



— 311 — 

phénomènes du ciel. Nous ne parlerons pas non 
plus spécialement des sacrifices et des cérémonies 
accomplis dans certaines circonstances particulières, 
comme la. naissance, le mariage, la mort, le sacre 
d'un roi ; nous avons décrit à leur place quelques- 
unes d'entre elles. Mais nous ne pouvons passer sous 
silence l'antique açwamêda, le sacrifice du cheval. 
L'açwamêda est la seule cérémonie mentionnée 
dans le Rig-Vêda , où un être vivant fût immolé. 
Nous verrons ci-dessous la symbolique de cette 
immolation, que nous allons seulement décrire. 
Rappelons d'abord que le sacrifice du cheval était 
une œuvre solennelle, entourée de toute la pompe 
que comportaient ces temps anciens; qu'il était coû- 
teux pour celui qui l'offrait; que par conséquent il 
était rare. Une description très-détaillée des prépa- 
ratifs et de l'appareil exigés par [^açwamêâa, est 
donnée au 1" livre du Râmâyana. C'était à cette 
époque un sacrifice vraiment royal, dont bien peu de 
personnes auraient pu supporter les frais ; une foi 
ardente, ou une vaste ambition, ou enfin une cir- 
constance unique , pouvaient seules entraîner un 
prince à l'offrir. Aux temps épiques c'était un grand 
mérite pour un prince aux yeux de ses sujets d'avoir 
offert Vaçwamêda; et l'on disait communément 
qu'en offrant cent fois dans sa vie le sacrifice du 
cheval, un roi pieux égalait Indra lui-même et pre- 
nait sa place sur le trône du ciel. Le Rig-Vêda ne 
renferme que deux hymnes composés spécialement 



^ 313 — 

pour le sacrifice du cheval ; ils sont tous deux du 
même poëte, Dîrgatamas; l'un est descriptif, l'autre 
est symbolique ; de sorte qu'il ne serait nullement 
surprenant qu'ils eussent été composés tous deu:^ 
pour une seule et même cérémonie, Quoi qu'il en 
soit, quand on compare ce fait unique d'un sacrifice 
sanglant avec l'offrande perpétuellement nommée et 
décrite des gâteaux et du beurre, on ne peut s'em- 
pêcher de conclure que l'oblation d'un animal im.T 
mole était un fait très-rare dans la période des Hym^ 
nés, et que les sacrifices de tous les jours n'offraient 
aux dieux que des victimes non sanglantes. Plus tàr(} 
même, le corps de l'offrande put se réduire à si pei} 
de chose qu'il disparaissait pour ainsi dire devant 
l'offrande spirituelle d'un coeur pur et d'un esprit 
élevé vers Dieu : 

Quand on m'offre en adoration une feuille, une fleur, un 
fruit ou de l'eau, je les. reçois pour aliments comme une of- 
frande pieuse, Ainsi donc, ce que tu fa,is, ce que tu paanges, 
ce que tu sacrifies , ce que tu donnes , ce» que, tu t'infliges, 
fais m'en l'offrande... et avec une âme toute à la sainte 
communion, libre, tu viendras à moi. ' 

Ces paroles sont empruntées, à la W^B^^^^'Q^f^* 
poème appartenant à la doctrine brê^hni^nique la 
plus avancée. Pans le buddhisme, l'offrande disparr 
raît entièrement : l'homme s'immole lui-même ; U 
fist le sacrificateur et la victime ; pu pour mieux 
4ire, il n'y a plus ^'oblattion ni de sacrifics^teur , 
parce que le principe absplu, dans lequel on atteint 



— 313 — 

V extinction de soi-même [nirvana) , ne résidant pas 
ailleurs que dans l'univers et dans l'homme qui en 
fait partie, le Yéritable sacrifice consiste dans la 
science et dans la vertu, par lesquelles on échappe 
aux conditions de la vie individuelle. 

Chez les Grecs, le sacrifice du cheval était parti- 
culièrement célébré en l'honneur de Neptune : ainsi, 
chaque année, sur la côte d'Ârgolide, devant la 
grande source sous-marine de Diné, l'on précipitait 
un cheval dans la mer du haut des rochers du rivage. 
Mais l'usage des sacrifices sanglants était universel- 
lement répandu dans le monde grec. Sans compter 
les autels isolés, entourés seulement d'une enceinte 
de pierres, de bois ou de fer, ou simplement d'un 
fossé avec sa berge, on ne voyait guère de temple 
devant lequel il n'y eût un autel de pierre pour l'iin- 
molation des victimes. On doit même observer à ce 
sujet que l'autel est le véritable lieu du sacrifice. Le 
naos, qui est rhabitation du dieu, est, une simple 
maison, oii il demeure^, non-seulement sous la figure 
emblématique de sa statue, mais en réalité quand il 
lui plaît de s'y rendre. Après que la victime est im- 
BQolée, on en offre au dieu présent dans son temple, 
par l'intermédiaire du feu, les parties où semble 
résider pliis particulièrement la vie ; les prêtres et 
les assistants consomment le reste. Or, si l'habitation 
appelée naos est utile au dieu, quand, sous la forme 
humaine, il veut séjourner ici-bas, le§ dieux cepen- 
dant ont une essence invisible, un corps glorieux. 



— 314 — 
que les injures de l'air ne sauraient atteindre ; par 
leur action continuelle , ils sont partout présents 
dans le domaine qui leur est assigné ; en quelque 
lieu que s'offre le sacrifice, ils s'y peuvent rendre 
en un instant très-court , et y recevoir leur part. 
L'autel et le bûcher se suffisent donc à eux-mêmes, 
et le temple n'est qu'une partie accessoire dans les 
cultes antiques de la Grèce. Mais à mesure que l'an- 
thropomorphisme prit le dessus chez les Hellènes, 
le temple prit une importance majeure. De plus, le 
mystère divin s'accomplissait dans le temple ; c'est à 
sa porte que le prêtre appelé myste {^varrjç) recevait 
des mains des adorateurs ou du sacrificateur nommé 
BvTYjç [kôtri] l'offrande qu'il présentait à son tour à 
la divinité. Otez ce temple, renversez ces murailles ; 
le regard des profanes, y pénétrant avec le jour, 
verra ces mystères qui ne doivent être ni vus du 
peuple, ni racontés par ceux qui les ont vus. 

Telle est l'importance du temple grec et générale- 
ment de tous les lieux fermés et impénétrables, oii 
s'accomplissaient des cérémonies mystérieuses. Il 
pouvait même, pour beaucoup de sacrifices et pour 
une partie notable des sacrifices sanglants, se passer 
entièrement de l'autel. Ainsi l'offrande des gâteaux, 
ou du miel, ou du vin, celle du voile et des autres 
objets sacrés, se faisait directement devant la porte 
du temple, entre les mains du myste et sans que l'on 
eût recours ni à l'autel, ni au sacrificateur. D'ail- 
leurs, il en fut chez les Hellènes comme chez les 



— 345 — 
Indiens : les grands sacrifices entraînant des dé- 
penses que peu de personnes étaient capables de 
supporter, l'usage des hécatombes dut subir avec le 
temps des modifications considérables ou disparaître 
presque entièrement, comme Vaçwamêâa des Aryas 
du sud-est. Nous voyons, en effet, dans l'histoire 
des cultes helléniques, l'immolation des bœufs par 
centaines cesser de bonne heure, et l'hécatombe ne 
continuer d'être que sous une forme symbolique et 
figurative. L'usage des gâteaux sacrés, faits le plus 
souvent de farine et de miel, permit à l'art religieux 
des Grecs de changer matériellement le corps de 
l'offrande,* sans en changer la forme, et d'offrir en 
hécatombe des bœufs de véritable pain d'épice. Il 
serait intéressant de savoir si ces figures d'animaux 
étaient offertes sur l'autel et brûlées en holocauste 
par les mains du sacrificateur, pu bien si elles étaient 
reçues par le myste et portées directement par lui 
sur la sainte table. 

L'hymne de Dirgatamas nous montre que les 
victimaires étaient des hommes étrangers aux cultes 
ordinaires et aux fonctions brahmaniques , qu'ils 
accomplissaient leur œuvre sous la direction des 
prêtres officiants , et que dans cette cérémonie , 
comme dans les autres, il n'y avait aucun acte secret, 
aucun mystère à accomplir. 



3i6 



L' Açwamêda. 

Que Mitra, Varuna, Âryaman, Vâyu, Indra, Riduxas et le^ 
Manits, ne réclament rien de nous, pendant que nous allons 
chanter dans le sacrifice les vertus du rapide cheval, né des 
dêyas. 

Quand on amène la victime prisonnière, ce beau cheval ma- 
gnifiquement orné, qu'on frappe avant lui un bouc de cou- 
leurs diverses. C'est là une offrande aimée d'Indra et de Pûsan. 
Ce bouc est conduit devant le rapide cheval, destiné à Pûsan 
et aux Yiçwadèvas. C'est aussi pour Twaslri une offrande 
agréable et précieuse à lui présenter avec le coursier. 

Quand donc les enfants de Manu mènent trois fois autour du 
foyer ce cheval, qui dans le moment propice doit être immolé 
aux dieux, alors ce bouc, leur annonçant le sacrifice, marche le 
premier, consacré à Pûsan. 

Que le prêtre sacrificateur, habile dans la science, le calice 
à la main et l'hymne à la bouche, s'approche d'A.gni qui l'é- 
çlaire de ses rayons. Par l'appareil d'un brillant sacrifice et par 
le choix de nos offrandes, sachons plaire. 

Vous qui coupez les pieux ou qui les portez, vous qui atta- 
chez au pieu l'anneau du cheval ou qui apportez sa nourriture, 
venez, nous avons besoin de vos soins. 

Voici mes vœux : Que ce cheval à la croupo allongée, vienne 
heureusement combler les espérances des dêvas ! Que les sages 
risis l'accueillent avec joie; pour le bonheur des dêvas, qu'il 
devienne leur ami ! 

Quand on attache d'une courroie ton pied et ta tête, ou quand 
on te met dans la bouche de. l'herbe à manger, ô cheval, que 
tout cela soit d'un favorable augure parmi les dêvas ! 

La manière dont tu marches, dont tu te couches, dont ton 
pied est attaché, ton port, la façon dont tu bois, dont tu man- 
ges, ô cheval, que tout cela soit d'un favorable augure parmi les 
dêvas ! 
Quand on étend sur le cheval une couverture toute d'or, 



— 347 — 

quand on lui attache et la tête et le pied, ce sont là autant 
de choses qui doivent être de bon augure parmi les dêvas. 

Quand dans ton écurie tu hennis fortement et qu'on te 
frappe avec le pied ou avec le fouet, ô cheval, je détruis toutes 
ces choses avec la prière, comme dans les sacrifices on épuise 
les libations avec la cuiller. 

Quand la mouche s'attache à tes chairs, ou quand le bois, là 
hache, les bras du victimaire et ses ongles sont mouillés, 6 
cheval, que tout cela soit d'un bon augure parmi les dêvas! 

Quand tu t'en vas, ne te chagrine pas de ton sort. Que la ha- 
che ne s'appesantisse pas longtemps sur ton corps. Qu'un bar- 
bare et indigne victimaire n'aille pas, par ignorance, taillader 
tes membres avec le fer. 

Ce n'est pas ainsi que tu dois mourir; la souffrance n'est pas 
faite pour toi. C'est par des voies heureuses que tu vas vers les 
dieux. Pour te porter, tu as les deux coursiers, les deux anti- 
lopes et le char léger traîné par un âne. 

Un seul homme doit frapper le brillant cheval; deux autres 
doivent le retenir. Les membres que suivant l'usage je dois offrir 
en sacrifice, je les mets sur le plat des pinclas et je les jette au 
foyer d'Agni. 

La hache tranche les trente quatre côtes du rapide cheval, 
ami des dêvas. Laissez entières les autres parties. victimaire, 
que chaque membre soit convenablement paré. 

Quand l'odeur de la viande crue sort de son ventre, que les 
ministres du sacrifice achèvent leur œuvre ; qu'ils fassent cuire 
les chairs et accomplissent le vritapâJca. 

Que le feu ne vienne pas en frémissant t'apporter une odeur 
de fumée ; que le vase ne sente rien. Les dêvas agréent l'of- 
frande du cheval quand elle est pure, parfaite et accompagnée 
d'invocations. 

Cependant on a apporté les vases , destinés à recevoir les 
chairs ou les sauces qui les arrosent, les marmites, les chau- 
drons, les plats, les instruments de cuisine, et on les place au- 
tour du cheval. 

victime, quand de ton ventre, cuit au feu d'Agni, la broche 



— 318 — 

vient à sortir, que rien ne tombe à terre, ni sur le gazon. Que 
tout soit donné aux dêvas qui l'attendent. 

Si ceux qui voient le cheval cuit, disent, « il sent bon, coupez- 
en un morceau, » accueillez la demande de quiconque voudra 
de cette chair. 

Que ce cheval nous procure des vaches nombreuses, de 
bons chevaux, des guerriers, des enfants, une abondante opu- 
lence. Toi qui es pur et sain, rends-nous sains et purs ; que 
le cheval, honoré par l'holocauste, nous donne la puissance. 

{Dirgatamas, I, 376.) 



CHAPITRE XII 



DES ASURAS OU PRINCIPES DE VIE 



Ce chapitre est un exposé de la doctrine fonda- 
mentale sur laquelle repose l'édifice du panthéon 
védique. Celte doctrine consiste toute entière dans 
l'idée que les Aryas antérieurs à la période du Vêda 
se sont faite de la divinité, notion exprimée par le 
mot asura. Pour saisir la portée et la valeur réelle de 
la théorie des Asuras, il faut remarquer que l'esprit 
des peuples de race supérieure ne s'élève pas d'un 
bond à l'idée d'un dieu métaphysique et absolument 
parfait, tel que l'admettent les écoles modernes de 
l'Occident. Cette idée, en effet, ne se dégage du 
milieu des autres qu'à la suite d'une longue et pa- 
tiente analyse, qui est l'œuvre, non d'un homme, 
mais des siècles. Nous voyons qu'en Grèce ce fut 
Anaxagoras qui le premier, selon Aristote, désigna 
le vous, c'est-à-dire l'Intelligence pure, comme au- 
teur du monde ; cette opinion du philosophe parut 
au milieu de la société hellénique comme une sorte 
de révélation soudaine ; et pourtant Anaxagoras n'en 
tira presque aucun parti pour sa propre philosophie. 
Il fallut, pour féconder cette idée, le génie de Pla- 



•— 320 — 

ton, fécondé sans doute lui-même par son contact 
avec l'Asie. Or Platon vivait au commencement de 
la décadence hellénique, lorsque l'esprit grec avait 
produit ses chefs-d'œuvre. Quand on en vint à ten- 
ter la démonstration en règle de l'existence de Dieu, 
les preuves, que l'école nomme métaphysiques, furent 
si longtemps à s'éclaircir et à se consolider, qu'indi- 
quées jadis par Platon, elles ne sont arrivées que 
dé nos jours à leur forme dernière, après avoir été 
l'objet des critiques les plus approfondies. C'est 
donc, pour ainsi dire, à la fin des temps, que ces 
preuves transcendantes parviennent à être accueil- 
lies dans le domaine de la science. Encore n'y en- 
trent-elles pas sans résistance, 

Au contraire, le spectacle de la nature est acces- 
sible à tous : il inspire aux hommes de race supé- 
rieure, c'est-à-dire blanche, la pensée d'un ordre 
établi autrefois puis maintenu de moment en moment 
dans toutes les parties du monde visible, et le désir 
de connaître les causes qui le produisent et l'entre- 
'tiennent. Telle a été certainement la situation d'es- 
prit 011 se sont trouvés les antiques Aryas, longtemps 
avant la période des Hymnes. Le besoin d'expliquer 
les phénomènes du monde par leurs causes pre- 
mières et par leur loi, ressort, non-seulement de la 
lecture des chants védiques, qui en sont pour ainsi 
dire l'expression, mais de l'examen des doctrines et 
dés conceptions symboliques, signalées comme pri- 
mitives par le Vêda lui-même. Ces conceptions, plus 



-— 321 — 

OU moins figuratives, se trouvent reportées à un 
temps fort reculé, par la comparaison que l'on peut 
faire des croyances védiques et des croyances ira- 
niennes contenues dans l'Avesta ; car ce livre n'est 
guère moins ancien que le Rig-Vêda et il offre avec 
ce dernier des traits de ressemblance allant souvent 
jusqu'à l'identité. Comme il est incontestable que 
l'Avesta ne vient pas du Vèda, ni, à plus forte raison, 
celui-ci de l'Avesta, on est autorisé à conclure que 
les idées et les doctrines également contenues dans 
ces deux livres, faisaient partie du domaine commun 
de la raçejirj'enne, avant la séparation des Aryas du 
sud-est et des Aryas du sud-ouest. Or, le temps où 
cette race était indivise parait de beaucoup antérieur 
aux Hymnes du Vêda. C'est donc dans ces temps 
reculés, dans le centre asiatique, vers le bassin de 
rOxus, qu'ont été élaborées les doctrines fondamen- 
tales dont nous allons nous occuper. 

Ce qui frappa surtout nos ancêtres dans le spec- 
tacle de la nature, ce fut la vie, non dans ce qu'elle 
peut avoir d'abstrait, mais dans sa réalité et dans 
son énergie. Ils voyaient autour d'eux les animaux 
venir au jour en sortant du corps les uns des autres, 
et devenir à leur tour la souche d'autres animaux 
semblables à eux. Le même fait éclatait dans les 
plantes d'une manière plus étendue encore et plus 
universelle. De sorte que leur esprit se portait natu- 
rellement à parcourir ces séries d'êtres vivants, où 
les mêmes formes animées se perpétuent sans cesse 

21 



— 322 — 

en se reproduisant. Comme une bête ou une plante 
morte est hors d'état de se reproduire elle-même, ils 
voyaient bien que la \ie seule engendre la vie ; au 
point que, si une série de formes vivantes venait 
à disparaître un seul instant; il ne serait plus possi- 
ble qu'il s'en reproduisît de semblables. 

A côté de ce fait général, ils en voyaient un autre 
qui ne l'est pas moins : c'est que la vie nourrit la 
vie. Certains animaux mangent, pour vivre, d'autres 
animaux ; ceux-ci vivent de plantes; et les plantes 
elles-mêmes croissent sur les débris d'autres végé- 
taux ou sur les restes des animaux eux-mêmes. C'est 
ce que l'on appelait le mouvement circulaire de la 
vie, éakra, laquelle tourne comme une roue, qui se 
détruirait entièrement et tomberait en pièces si une 
seule petite portion manquante venait à briser sa 
circonférence. La circulation de la vie à travers les 
êtres, et la solidarité qui les tient unis, est un des 
faits généraux de la nature qui ont le plus frappé 
l'esprit des antiques Aryas. 

Quand ils ont voulu se rendre compte de ces phé- 
nomènes de la vie, le principe qu'ils ont essayé de 
concevoir pour les expliquer, a dû être lui aussi un 
Vivant. Or la raison qui les portait à chercher dans 
cet Etre la cause suprême et la première forme de la 
vie, leur montrait également, de lui aux choses vi- 
vantes, un lien nécessaire, et les conduisait à penser 
que, la nature de cet Etreélant d'expliquer la pro- 
duction de la vie dans l'univers, il était nécessaire- 



— 323 — 

ment lui-même le producJeur de la vie. L'antique 
langue d'où le zend et le sanscrit sont issus, offrait 
heureusement dans le suffixe ra une forme de noms 
pouvant exprimer ce double point de vue, et permet- 
tait de former de la sorte un mot qui signifiait à la 
fois vivant et qui donne la vie; ce mot est asura, 
formé avec le substantif asu, la vie, lequel vient lui- 
même de la racine as, être, en grec èa^.i [eiy-i) et en 
latin esse^ Ce mot se relrouve sous la forme ira- 
iiienne ahvra, dans le nom zend du grand dieu des 
anciens Mêdo-perses, qui est Ormuzd aujourd'hui, 
qui fut énoncé Opoi^xa^rj^ par les Grecs, et qui est 
Ahura-mazda, dans l'Avesta. 

On appelle donc Asura tout principe supérieur 
possédant et produisant la vie. Voici quels caractères 
on attribuait à un Asura. Ce qui suit se trouvera 
confirmé de la manière la plus complète pour toute 
personne lisant les Hymnes du Vêda dans leur texte ; 
car elle y rencontrera à chaque pas le mot Asura, 
et les circonstances nombreuses et variées, oîi il se 
trouve employé, en détermineront la valeur de la 
façon la plus saisissante. 

Dans la nature la vie et le mouvement sont étroi- 
tement unis l'un à l'autre. Quand une chose perd le 
mouvement, elle perd presque aussitôt la vie. Ce 
n'est pas seulement de la locomotion que nous vou- 
lons parler ; c'est bien plutôt du mouvement interne, 
lequel s'exécute sur place, dans le corps même de 
l'être vivant; comme sont le mouvement du sang. 



-- 324 — 

de la respiration et de la digestion dans l'animal, la 
marche de la sève dans la plante; comme est en 
général lé mouvement de croissance dans l'un et 
dans- l'autre. Quand ces mouvements divers vien- 
nent à cesser, c'est aussi la fin de la vie et le com- 
mencement de la destruction des formes. L'univer- 
salité de ce fait conduisit les Aryas primitifs à se 
représenter les Asuras comme doués de mouvement, 
puisqu'on ne voyait pas qu'une chose absolument 
immobile pût être tenue pour vivante. 

Nous dirions aujourd'hui que le principe du mou- 
vement doit être au contraire cherché dans un être 
immobile, et qu'autrement cet être aurait lui-même 
besoin d'un principe supérieur, qui expliquât sa 
mobilité. Mais combien a-t-il fallu de siècles à la 
métaphysique pour parvenir à ce résultat? Ne 
voyons-nous pas la question posée et discutée dans 
l'école platonicienne, et résolue par de bonnes rai- 
sons dans celle d'Aristote pour la première fois? Si 
l'on se reporte douze ou quinze siècles au moins en 
arrière, on concevra aisément que la mobilité ait été 
attribuée au principe de mouvement, surtout lors- 
qu'il s'agissait particulièrement d'expliquer la vie 
des êtres doués de corps, que la simple vue montrait 
aux Aryas. Un Asura est donc un être qui se meut 
lui-même et qui est pour les choses qui se meuvent 
la première cause du mouvement. 

Or le mouvement suppose que l'objet qui se meut 
€st corporel ; c'est du moins le fait que présente aux 



— 325 ~ 

yeux la nature entière. Car nous ne parlons pas ici 
de l'àme qui ne semble pouvoir être mise en mouve- 
ment et déplacée dans l'espace qu'avec ce char qui 
lui sert de véhicule et qui est le corps. C'est le point 
de vue simplement physique qui semble avoir été 
celui des Aryas. Lors donc qu'ils attribuèrent à 
l'Asura la faculté de mouvement, il fallut bien 
qu'ils se le représentassent aussi comme corporel. 
Une difficulté toutefois se présentait à leur esprit 
dans cette première conception des êtres divins. La 
raison qu'a une personne de voir, dans un phéno- 
mène de la vie, la présence d'un Asura, elle l'a 
aussi de la voir dans tout autre phénomène; et, 
comme on n'avancerait point dans l'explication des 
choses si l'on mettait en elles autant d'Asuras qu'il y 
a de phénomènes à expliquer , le besoin d'unité 
conduisait les esprits à placer dans tout un ensemble 
de faits un seul et unique Asura, et à donner par 
conséquent à ce dernier l'ubiquité. 11 fallut dès lors 
étendre pour ainsi dire à l'infini le corps de l'Asura 
et admettre sa présence réelle dans toute la nature. 
Or, on voyait bien les effets du principe de vie dans 
chacun des êtres vivants et mouvants ; mais on ne 
le saisissait pas lui-même; c'était une difficulté 
nouvelle s'ajoutant à la précédente, et qui força les 
antiques auteurs de la symbolique à préciser cette 
notion des corps divins, ou , pour mieux dire, à la 
soustraire davantage aux conditions de la matière. 
C'est alors que furent conçus les corps glorieux. 



— 326 — 
divyavapus, dont la principale vertu fut de pouvoir 
être répandus dans tous les objets visibles, pour y 
produire tous les effets et les actes de la vie. Dans le 
langage moderne de la métaphysique, le caractère 
essentiel d'un corps glorieux est de n'être pas impé- 
nétrable, et de pouvoir par conséquent occuper la 
place que tout corps ordinaire occupe, sans déplacer 
aucunement ce dernier. Cette vertu en engendre 
une autre, qui est de pouvoir se transporter en tous 
lieux avec une rapidité infinie, et par conséquent 
d'occuper à la fois toute une région du monde et 
même le monde dans toute sa profondeur. Un corps 
glorieux n'est donc pas, comme un bloc de pierre 
ou d'argile, confiné en un certain lieu très-borné; il 
est présent partout et en tout; et, sans cesser d'oc- 
cuper tout l'espace, il peut manifester sa présence 
par des actes locaux, par des formes définies, par 
des sensations bornées à un seul homme ou à un 
animal beaucoup plus petit. 

La perpétuelle reproduction des êtres vivants, que 
l'on voit naître les uns des autres, conduisait aussi 
par une pente naturelle les Aryas , nos aïeux, à 
prêter aux Asuras l'immortalité. Car en quoi le 
grand problème de la vie aurait-il marché vers sa 
solution, si, les Asuras étant mortels, il eût fallu 
supposer que de temps en temps, et même à toute 
heure, il s'en produisît de nouveaux? C'eût été la 
répétition vaine du problème des générations ter- 
restres, transporté dans le monde des êtres divins. 



— 327 — 
D'ailleurs on voyait bien que les générations des 
êtres vivants sont soumises à une action, à une loi 
constante et perpétuelle. Pourquoi en effet le lion 
n'engendre-t-il pas un cheval, ou le figuier une 
herbe des champs? Et pourquoi faut-il que, quand 
la vie a revêtu une forme déterminée, elle la con- 
serve et la transmette à travers des générations sans 
fin? C'est donc que dans le Principe même de la 
vie, qui est aussi celui des générations, il y a une 
constance d'action qui s'exerce pendant une durée 
immense. Le corps glorieux d'un Âsura n'est point 
sujet à se détruire et à disparaître ; s'il possède la 
vie, c'est une vie immortelle et supérieure, répandue 
en tout temps comme en tout lieu. La même raison 
qui le fait apparaître dans certains lieux déterminés, 
sous ces figures innombrables des choses qui se 
meuvent, fait aussi qu'il remplit de ces formes pas- 
sagères la série infinie des temps. Tel est le corps 
glorieux d'un Asura. 

On se demande comment il est possible que ces 
penseurs profonds, qui ont composé les religions 
aryennes primitives, en soient venus à concevoir de 
tels corps, (|ui n'offrent pour ainsi dire aucune prise 
à l'imagination, et qui ne ressemblent presque plus 
aux corps réels que nous voyons et que nous tou- 
chons. Je vais me mettre à la place de ces ànciens^ 
hommes, oublier, s'il est possible, notre mélaph^=- 
sique d'école et regarder les choses comme la simple 
nature me les présente. C'est l'ombre d'un nuage 



— 328 — 

qui passe ; un froid subit, un vent léger l'accom-i 
pagne ; la poussière du* grand chemin est soulevée, 
les arbres se courbent et leurs branches s'agitent ; 
la surface unie de l'étang se ride de sillons innom- 
brables et mouvants : c'est le vent qui a produit 
tous ces effets ; je n'en fais aucun doute. Mais où 
est-il ce vent? J'irai, je chercherai à le saisir, je 
fermerai sur lui mes mains et mes bras. Il m'é- 
chappe, il est invisible; au contraire c'est lui qui 
m'enveloppe, me pousse, pénètre jusque dans les 
ouvertures de mon corps, les remplit et les dessèche. 
Où est-il donc, cet invisible que je touche, qui 
semble venir de si loin, qui semble passer, et qui 
pourtant est toujours là? Il remplit donc le temps 
et Tespace? Mais l'ombre du nuage vient d'aller plus 
loin. Le venta cessé; l'air est calme; on dirait que 
son corps invisible s'est rendormi dans son immen- 
sité. 

Un autre jour, c'est un parfum léger qui se fait 
sentir. Wi mes yeux, ni mes mains, ni mon oreille, 
ni ma bouche n'en attestent la présence. Je Je con- 
nais pourtant, il est répandu tout autour de moi, il 
circule tantôt faible, tantôt plus fort. C'est Todeur 
des pins de la montagne que le soleil échauffe. J'irai 
encore, je prendrai cette résine transparente qui 
s'est durcie surl'écorce de l'arbre; je la pèserai au- 
jourd'hui, demain, chaque jour; elle ne diminue 
pas; elle est toujours la même. forêts des monts, 
quel est donc ce corps insaisissable que. vous en- 



— 329 — 

voyez ainsi de toutes parts et à toute heure sans en 
être amoindries? 

Hier un pasteur allumait un feu de broussailles 
sur le penchant de la colline, au bord des eaux, 
sous l'ombre d'un grand arbre : c'était pour prépa- 
rer ses aliments. Deux morceaux de bois étaient 
entre ses mains, froids et d'une couleur obscure. 
Il frotta l'un rapidement contre l'autre ; une fumée, 
une étincelle, une petite flamme s'échappe; reçue 
dans les herbes sèches, elle les embrase ; le feu passe 
aux branches mortes du foyer, s'élève dans l'air; et 
bientôt, une vive raffale des montagnes l'animant 
outre mesure, l'arbre s'allume, flamboyé, et la forêt 
offre l'image d'un vaste incendie. Une effroyable 
chaleur remplit les airs, pénètre le sol, en fait sortir 
par myriades les insectes et les serpents qui y font 
leur demeure; les troupes effrayées des oiseaux, 
dont le corps est percé d'ardeurs insupportables, 
s'envolent et se dispersent; les bêles sauvages, saisies 
dans leurs repaires, courent au hasard, éperdues; 
l'insaisissable les poursuit, les pénètre, les rend ha- 
letantes, les jette à terre, et avant même de les avoir 
atteintes, les fait expirer dans d'horribles convul- 
sions. L'incendie dure ainsi huit jours, embrassant 
au loin le ciel et la terre et remplissant le monde 
de sa chaleur. Saisissez-là celte chaleur. Prenez-en 
seulement une parcelle, si vous le pouvez. Les huit 
jours écoulés, elle a consumé son propre corps : 
la forêt n'est que cendre, et la pluie du ciel l'a re- 



— 330 — 

froidie. La chaleur est dissipée. Certes ce tie chose 
insaisissable, invisible, qui n'a ni son, ni goût, ni 
odeur, et qui pourtant a détruit en quelques jours 
l'œuvre de plusieurs siècles, est bien l'imagé d'un 
corps glorieux. Qui la voyait dans Varanî du berger? 
Qui la voit, maintenant? Elle a paru un instant, elle 
a manifesté sa force d'une terrible manière: et il 
semble qu'elle soit rentrée dans un repos éternel. 
Mais comme il m'est loisible de l'en faire sortir 
encore, et ainsi demain, et ainsi toujours, elle est 
donc là, cachée partout et partout prête à manifester 
sa présence. 

Mais voici une plus grande merveille. Tout dor- 
mait dans la nuit obscure; j'étais au sommet du 
mont; une affreuse solitude me dérobait toutes 
choses, qui semblaient avoir entièrement cessé 
d'être. Mes yeux grands ouverts cherchaient des 
formes et n'en pouvaient saisir. Enfin une imper- 
ceptible blancheur se répand dans le haut des airs; 
elle grandit, elle se colore, elle passe par toutes les 
teintes de l'arc en-ciel ; l'horizon du levant resplen- 
dit et devient éblouissant. Mes yeux charmés revoient 
tous ces êtres, qui sont comme mes frères et qui 
semblaient perdus. Mais à peine le petit bord du 
disque du soleil a-t-il dépassé l'horizon, qu'aussitôt, 
plus vite que la pensée, un rayon de lumière, une 
flèche, transperce ma vue. Je n'ai point tourné la 
tête, que déjà les sommets et les crêtes des monta- 
gnes en sont atteints ; la grande lumière a parcouru 



— 331 — 
tous les horizons, la terre entière se couvre de sa 
splendeur. Et ainsi chaque jour le « Voyageur cé- 
leste » parcourt le monde en Tilluminant. Dans son 
mouvement circulaire, ilverse à flots l'insaisissable 
lumière; il rend visible ou invisible tout ce qui est; 
il revêt les êtres de ces belles formes si variées et, 
sans rien s'ôler à lui-même, il les fait participants 
de sa propre beauté. corps imprenable de la lu- 
mière, qui es si prompt à traverser les espaces et si 
paisible à te reposer sur tous les objets, n'es-tu pas 
un corps glorieux? 

Je pardonne aisément à mes pères d'avoir donné 
un tel corps aux Asuras ; car c'est à peine un corps. 
Savons-nous nous-mêmes ce que c'est que ce corps 
de la chaleur et de la lumière, cet éther partout 
répandu, partout présent, partout agissant? Quel- 
ques uns disent « ce n'est rien ; c'est une manière 
d'être des corps». D'autres disent « c'est quelque 
chose, mais plus subtile que l'air et que là plus 
subtile vapeur». Qu'est-ce donc enfin? Je l'ignore. 
Nos pères pouvaient bien l'ignorer aussi, il va qua- 
tre mille ans. Et quand ils vinrent à se demander 
d*où venait à ces choses si insaisissables le mouve- 
ment dont ils les voyaient animées, est-il si étonnant 
qu*ils se soient répondu à eux-mêmes: « C'est le 
corps glorieux des Principes de vie, qui est pour 
soi et pour les autres l'origine du mouvement? » 

Or toute celte vie mobile se peut-elle aisément 
concevoir privée d'intelligence? Le spectacle des 



— 333 — 

choses visibles nous montre au contraire la vie ordi- 
nairement unie à la pensée, et aune pensée d'autant 
plus intelligente qu'elleest elle-même plus complète. 
Cest ainsi que les vies les plus éphémères et les 
corps vivants les moins artistement compliqués, sont 
aussi ceux où les fonctions de l'intelligence sont les 
plus obtuses ; les bêtes d'un ordre plus élevé sont 
plus intelligentes; et parmi elles, il en reste une qui 
les surpasse de beaucoup par la perfection de ses or- 
ganes vivants et par la supériorité de sa raison : c'est 
l'homme. A moins donc de supposer qu'il y a moins 
dans les principes suprêmes de la vie que dans cer- 
tains vivants qui en proviennent, il faut admettre 
que les Asuras sont aussi des êtres intelligents. 
Comme leur corps glorieux est partout répandu et 
que leur action se manifeste en tout lieu et en tout 
temps, il faut bien aussi que leur intelligence soit 
présente en tout temps et en tout lieu. L'esprit divin 
qui nous anime est ainsi le régulateur de la vie, 
le modérateur du monde, anuçâsitri. L'Asura est 
l'agent universel, doué par conséquent de désirs 
infinis, toujours renaissants et toujours satisfaits. 

Jusqu'ici j'ai énoncé dans un style moderne la 
pensée antique, ordinairement moins abstraite et 
plus saisissable à l'imagination. Il faut maintenant se 
placer de nouveau dans la situation d'esprit de ces 
premiers hommes en présence de la réalité. Or il 
est visible que quelle que soit la nature du Principe 
suprême, son action se manifeste par des catégories 



— 333 — 
de phénomènes et non au hasard et tumultueuse- 
ment. Non-seulement les astres se meurent dans le 
ciel avec une constante uniformité, mesurant le 
temps et partageant l'espace par une invariable di- 
vision. Mais dans les airs l'œil saisit les mouvements 
des nuages, leur formation, leur accroissement, 
leurs violentes agitations, et leur chute : il assiste par 
là aux premières origines des fleuves et de la végé- 
tation. Les grands mouvements de la vie végétative, 
de la naissance et de la nutrition des animaux, de 
leurs amours et de leur reproduction; la vie, la 
mort, toutes choses enfin dans le ciel et sur la terre, 
s'accomplissent suivant des périodes et présentent 
de véritables catégories. Il était donc naturel qu'un 
premier regard porté sur le monde montrât aux 
hommes l'action de l'Asura dans sa diversité et pour 
ainsi dire dans sa multiplicité : sauf à revenir 
plus tard à l'unité absolue du principe de la vie. 
Quand on voulut exprimer ses actions diverses, 
on trouva dans la langue, ou l'on fit des noms, ap- 
propriés par leur signification à chacun des ordres 
de phénomènes dont il s'agissait. Par exemple, au 
lever du jour, les formes des objets sont tout à coup 
manifestées par la lumière du soleil, dont l'absence 
les avait fait disparaître. L'Être divin qui meut le 
monde et qui 

« ramène ainsi chaque jour l'Immortel resplendissant » 

put donc être envisagé simplement comme produc- 



— 334 — 

teur des formes, et porter à jusle titre le nom d'Âsura 
Savitri. De même celui qui excite les vents el dont le 
corps glorieux est répandu au milieu des airs, celui 
qui gémit toujours, dans les roseaux, dans les forêts, 
à la surface des plaines et dans les ouvertures des 
maisons, put être regardé par ce seul côté et porter 
justement le nom de pleureur, d'Asura Rudra. 
Bientôt il ne fut même plus nécessaire de répéter, 
comme le fait encore souvent le Vêda, le nom d'A- 
sura devant chacun de ces autres noms, lesquels se 
suffirent à eux-mêmes et exprimèrent, dans la plu- 
ralité de ses manifestations, l'action mystérieuse du 
grand Asura. 

Mais le nom d'Asura disparaissant peu à peu, à 
sa plxice s'établirent dans les croyances populaires 
ces divers dieux, comme autant de personnes et de 
principes séparés. Ceux qui connaissent l'histoire 
des religions savent que telle est la destinée de la 
plupart d'entre elles. Le grand Être divin est si éloi- 
gné de la nature humaine, que le peuple préfère s'a- 
dresser, s'il lui est permis, à des personnes moins 
haut placées, dont le commerce peut en quelque 
façon lui-être plus familier, et, croit-il, plus profi- 
table. L'unité divine se subdivise, et déchoit ; et, de 
décadence en décadence, on en vient au polythéisme 
et à l'idolâtrie. Pendant ce temps, les hommes d'un 
esprit plus élevé, prêtres, poêles, philosophes, par 
une sorte de mouvement inverse, vont généralisant 
de plus en plus, dégagent par degrés l'idée de l'Être 



— 335 — 

divin des imperfections que les ancêtres y avaient 
laissées; au-dessus du principe corporel de la vie, 
conçoivent un principe absolument incorporel ; et 
même, franchissant une dernière limite, parviennent 
à ce Neutre indivisible, auquel il n'est même plus 
possible de donner un nom. On voit alors, dans un 
même peuple, des hommes d'un génie philosophique, 
ne reconnaissant comme Dieu que cet Indivisible, 
coudoyer dans la rue d'autres hommes qui gardent 
chez eux de peliles images collées au mur, pour se 
préserver de l'incendie. Mœv Hpœvat, s'écrie le bon 
paysan Strepsiade. Tô iv ov, disait Platon. Tel est 
aussi l'état présent de l'Inde. Nous verrons, plus bas, 
que cette double tendance est fortement marquée 
dans le Vêda. 

Quand on a tant fait que de personnifier de plu- 
sieurs manières le grand Asura, on n'est pas loin de 
donner une figure à chacune de ces personnes di- 
vines. Les traits se forment pour ainsi dire d'eux- 
mêmes et par métaphore, d'après les caractères les 
plus sensibles des objets naturels, auxquels préside le 
dieu. Nous décrirons tout à l'heure, d'après le Vêda, 
les principaux êtres divins, tels qu'ils sont dépeints 
dans les Hymnes. En ce moment nous ne faisons que 
signaler en termes généraux l'origine de l'anthropo- 
morphisme, ou pour mieux dire du symbolisme 
indien. Les divinités védiques ont généralement une 
figure humaine plus ou moins modifiée et des attri- 
buts empruntés à la vie sociale des Aryas. Mais plu- 



— 336 — 

sieurs conceptions symboliques du Vêda sont tirées 
du règne animal, ou des formes de la végétation; 
quelques-unes sont empruntées à la nature inanimée 
ou sont même tout à fait imaginaires. On voit se dé- 
velopper ainsi dans les Hymnes tout un panthéon 
d'êtres et d'objets divins, qui ne le cède guère à celui 
des anciens Grecs. 11 n'y a entre les deux systèmes 
qu'une seule différence importante: c'est que le pan- 
théon grec, au moins dans les figures auxquelles il 
s'est définitivement arrêté, offre plus de régularité, 
d'harmonie, de mesure et de proportion que celui 
des Indiens. La principale cause de cette différence' 
est, selon nous, que de très-bonne heure les divi- 
nités grecques ont été représentées par la peinture 
et par la sculpture, arts qui ne tolèrent pas aisément 
des formes trop éloignées de la forme humaine. Ces 
arts se sont développés en Grèce, lorsque les sym- 
boles n'étaient pas fixés d'une manière définitive et 
invariable, et ont eux-mêmes contribué pour une 
large part à donner le canon, c'est-à-dire le type le 
plus beau et le plus vrai, de chaque divinité. Dans 
l'Inde au contraire, la poésie théologique devança de 
beaucoup les arts du dessin ; et, lorsque les castes 
eurent été instituées, ces arts ne furent point cultivés 
par les hommes de la caste supérieure, entre les 
mains de laquelle étaient à la fois, et pour ainsi dire 
exclusivement, la grande poésie et l'autorité sacer- 
dotale. Les types des personnages divins reçurent 
donc la sanction de la théologie avant de pouvoir 



— 337 — 

être représentés aux yeux. Or la poésie, qui ne parle 
qu'à l'esprit, jouit d'une liberté beaucoup plus grande 
que les arts plastiques, qui s'adressent aux sens. On 
dira bien en vers et l'on dépeindra la Renommée 
aux cent bouches, mais on ne la dessinera pas. La 
divine Saraswatî, c'est-à-dire la poésie théologique, 
conçut les symboles et les imposa tout faits aux 
artistes, qui n'avaient pas, dans les attributions de 
leur caste, une autorité suffisante pour les changer. 

Au temps des Hymnes, on ne voit pas que les sym- 
boles fussent encore représentés aux yeux. Mais ils 
sont l'objet ordinaire des chants des poètes. Le phé- 
nomène naturel excite la pensée philosophique du 
prêtre; l'explication qu'il en trouve dans les grandes 
conceptions symboliques de ses pères, le ravit ; son 
imagination prend des ailes ; elle monte au ciel avec 
la prière, comme l'épervîer rapide, Çyêna. Là elle 
converse véritablement avec les dieux, principes de 
vie ; elles les voit face à face, avec leurs formes sym- 
boliques et leurs pittoresques attributs; elle les cé- 
lèbre, elle les dépeint ; et la peinture est si vraie que 
nous, à plusieurs mille ans de distance, nous recon- 
naissons aisément dans le dieu les phénomènes 
naturels dont il est la personnification vivante. 

Ainsi, de très-bonne heure, avant même que les 
Aryas eussent commencé à chanter en vers dans le 
SaptasincLu, la religion de l'Asura avait pris un carac- 
tère anthropomorphique bien dessiné. Le panthéon 
populaire allait grossissant. Les dieux se multi- 

22 



— 338 — 

pliaient autour du foyer sacré, allumé chaque jour 
dans chaque maison par le père de famille. Et moins 
ce dernier était lettré et capable de philosophie, plus 
il rapprochait de lui-même ses dieux et les inté- 
ressait aux actes de sa vie privée. On voyait déjà des 
prières adressées à des dieux particuliers, avec des 
cérémonies spéciales et des incantations, pour guérir 
un malade, pour délivrer une femme enceinte, pour 
favoriser l'acte de la conception. Pendant ce temps, 
des hommes d'un génie plus élevé et plus libre cher- 
chaient, soit dans la solitude, soit dans de savantes 
conférences, à approfondir les anciens dogmes, à en 
fonder la métaphysique, à tirer de l'antique doctrine 
des Asuras une notion plus pure et plus incorporelle 
du Premier principe. Ces efforts ne demeurèrent 
point infructueux. Comme nous le montrerons 
bientôt, on vit grandir et s'épurer la notion d'Agni, 
la seule qui ne fût pour ainsi dire pas symbolique ; 
et vers la fin delà période des Hymnes, il semble que 
l'idée du Brahmâ éternel fût sur le point de se dé- 
gager entièrement et pour toujours. 

Pendant plusieurs dixaines de siècles la poésie in- 
dienne, issue du Vêda, n'a cessé de vivre sur le fonds 
de l'antique symbolisme. Il ne faut point trop s'en 
étonner, puisque, si d'une part la poésie veut des fi- 
gures, la religion, qui est une sorte de poésie, ne 
saurait non plus s'en passer. Comme rien n'a pu 
jusqu'à présent détruire la religion brahmanique, 
fondée sur le Vêda, la poésie indienne a continué de 



— 339 — 

prendre aussi ses figures dans le Vêda et dans la re- 
ligion brahmanique. Il y a du reste une vie si puis- 
sante dans le symbolisme en général et dans Tanthro- 
pomorphisme en particulier, que, si l'on en excepte 
l'islamisme, qui a voulu substituer l'histoire et la 
réalité au symbole, on ne trouve aucune religion qui 
l'ait exclu totalement. Le christianisme (le catholi- 
cisme du moins et l'Église orthodoxe) admettent les 
symboles et les répandent dans les livres de toute 
nature, dans les arts- plastiques et dans les temples. 
L'agneau, la colombe, images du Fils et de l'Esprit, 
la figure du Christ lui-même et celle de la Vierge, 
dans une certaine mesure, les corps célestes des 
Anges, qu'une personne de sang froid n'a jamais vus, 
qu'est-ce autre chose aux yeux de l'artiste que des 
conceptions symboliques et idéales, qu'il se repré- 
sente librement à sa fantaisie, sans que l'autorité 
sacrée lui fasse aucun reproche? Si l'on pénétrait 
plus avant et que l'on s'approchât du sanctuaire, on 
verrait là encore beaucoup d'objets qui sont de purs 
symboles, quand ils ne sont pas de simples sou- 
venirs de l'ancienne histoire des Juifs. Le feu, l'en- 
cens, la nappe, l'autel, le tabernacle, l'ostensoir, le 
calice, le vin lui-même et l'hostie ou victime, ne 
sont-ils pas, du moins à un certain point de vue, des 
symboles pieux, sous lesquels une idée métaphysique 
ou surnaturelle est cachée ? 

Le symbolisme védique, issu de la notion primi- 
tive d'Asura, est donc doué d'une force vitale et d'une 



— 340 — 

durée que l'on ne saurait apprécier. Pour lui porter 
une atteinte sérieuse, il faudrait l'attaquer dans son 
origine même, et montrer que la notion fondamen- 
tale et première est fausse. Or une telle démonstra- 
tion est fort difficile. Car les Aryas, nos ancêtres, se 
sont élevés à l'idée d'Asura par la même voie natu- 
relle qui conduit à Dieu l'immense majorité des 
liomraes. A la vérité les corps glorieux, admis dans 
le christianisme lui-même pour les anges et les élus 
ressuscites, ne sont pas le dernier terme où l'esprit 
doiye s'élever, puisque Dieu est au-dessus des corps 
glorieux. Mais les Indiens non plus ne se sont pas ar- 
rêtés à cette limite; ils l'ont de beaucoup dépassée, 
comme nous le verrons plus bas-. De sorte que si les 
propagateurs de la foi chrétienne voulaient tenter de 
les convertir aujourd'hui, le débat devrait être porté 
sur le terrain le plus élevé, le plus abrupt et le plus 
difficile de la métaphysique. L'Inde ne manquerait 
pas d'hommes parfaitement capables de le soutenir ; 
il en est même que nous pourrions nommer. Il con- 
viendrait donc aux chrétiens de se préparer à la lutte 
dès à présent. 

Un dernier mot touchant l'origine de la croyance 
aux dieux symboliques. Deos fecit timor, dit le poëte 
latin. C'est une assertion que l'histoire ne confirme 
pas et qui semble avoir été inspirée par le spectacle 
des abus et des superstitions. Mais la croyance aux 
Asuras est une religion et non pas une superstition. 
Le Yêda tout entier est là pour l'attester. Sans cher- 



— 341 — 

cher ailleurs, on se convainc bientôt, en lisant les 
Hymnes, que c'est par des raisonnements, et non par 
des terreurs, que les Aryas ont été conduits à ces 
grandes conceptions symboliques. Combien de 
chantres védiques ne déclarent-ils pas d'eux-mêmes 
et sans qu'on les y invite, que les prêtres sont les 
inventeurs des symboles et les auteurs des dieux? 
Comprendrait-on qu'ils eussent eu assez peu de ruse 
pour faire une déclaration pareille, si leur intention 
eût été de présenter aux hommes des objets d'épou- 
vante? Enfin l'hymne est un acte d'adoration et de 
respect; c'est en même temps une rogation, toute 
pareille à celle que célèbre chaque année au milieu 
des champs l'Église catholique. Il faudrait chercher 
longtemps dans le Vêda pour y trouver des passages 
à l'appui de l'opinion du poêle latin. Il est donc pos- 
sible de trouver une religion sans terreurs, et d'ado- 
rer la divinité sans la craindre. Telle a été la religion 
de nos ancêtres aryens : le reste est venu plus tard. 

Ce chapitre ne serait pas complet, si nous ne di- 
sions comment la doctrine , toute théologique et 
abstraite, des Apuras, a donné naissance à une reli- 
gion positive, à un culte. 

Les dieux a la vérité sont des principes de vie et, 
comme tels, doivent se suffire à eux-mêmes. Mais 
comme ils sont vivants et qu'ils ont un corps, ils se 
trouvent, tout immortels qu'ils sont, dans la condi- 
tion nécessaire des corps vivants. Us ont besoin de 



— 342 — 

s'alimenter sans cesse et de se nourrir, en quelque 
sorte, de corps glorieux comme le leur; c^st ainsi 
que se perpétue leur immortalité. D'ailleurs la rai- 
son qui a forcé le prêtre à découvrir les dieux, c'est- 
à-dire le besoin de connaître les principes de la vie, 
se retourne en quelque façon, et montre à l'esprit 
que le lien entre les dieux et les autres êtres vivants 
est réciproque. En effet , seraient-ils principes dé 
vie, vivants eux-mêmes et agissants, s'ils ne produi- 
saient rien et s'ils passaient leur immortalité dans 
une entière inertie ? Ils ne sont ce qu'ils sont, qu'à 
la condition de produire. D'un autre côté, comme 
ils sont les ordonnateurs du monde et les auteurs de 
tout bien, la félicité et la vie même des vivants sont 
leur ouvrage. Ce qu'ont les hommes, de vie et de 
bien-être, ils le tiennent des dieux; ce qu'ont les 
dieux, de force active et d'immortalité, ils le tien- 
nent des aliments dont le monde entier les nourrit. 
Les dieux vont quêtant par le monde la nourriture 
qui leur convient; laquelle venant à leur manquer, 
ils seraient hors d'état de produire la vie, avec ses 
formes sans nombre et ses biens multipliés. Par 
exemple, si les mille particules de la terre et les êtres 
vivants en nombre infini, qui végètent ou se meu^ 
vent sur elle et en elle, retenaient les gouttes d'eau 
dont ils s'abreuvent et se remplissent, une grande 
sécheresse se produirait dans l'air ; les nuages ne se 
formeraient plus; les sources des ruisseaux et les 
fleuves tariraient ; les herbes périssant, tout ce qui 



— 343 — 

vit d'herbe mourrait, -et ceux qui "vivent d'animaux 
mourraient de même; la vie s'éteindrait ici-bas ; 
et ainsi seraient réduits à l'impuissance et détruits 
dans leur principe les êtres divins qui font mouvoir 
toutes choses et produisent tous les corps vivants. 

On voit par là que les dieux sont compris dans le 
cercle de la vie, et qu'un lien très-réel unit toutes 
les parties de ce cercle. C'est par lâ coopération de 
chaque être au grand acte, karma, que se maintient 
la circulation générale de la vie. Celui qui se retire, 
et qui refuse de coopérer à l'œuvre commune, non- 
seulement ne rend pas aux vivants qui l'entourent le 
service qu'il reçoit d'eux, mais il prive les dieux 
d'une portion de leurs aliments et travaille ainsi 
contre lui-même. La nature entière accomplit conti- 
nuellement, soit qu'elle le sache, soit qu'elle l'i- 
gnore, la grande œuvre de la création, sous l'influence 
vivifiante et l'action ordonnatrice des Asuras. Cha- 
que jour, à son réveil, ses mille voix chantent 
l'hymne de la vie (m, 419). Au retour du printemps, 
les cris des bêtes sauvages, pleines d'ardeur à se 
reproduire, les chants variés des oiseaux autour de 
leurs nids, célèbrent la transmission de la vie. 
L'homme intelligent compose l'hymne et le chante 
avec eux au lever du jour ; et comme, entraîné par 
les soins nombreux qui l'assaillent, il peut « errer 
loin du sentier divin, » oublier le sens de ses propres 
actions et le but de sa vie, il choisit une heure dans 
le jour, oîi il accomplit exprès une œuvre toujours 



— 344 —, 

la même, qui doit être l'œuvre par excellence 
(Jiratu) et le symbole de toute son activité. Cest le 
Sacrifice. 

Hormis l'œuvre sainte, ce monde nous enchaîne par les œu- 
vres. Lorsque jadis le^ Souverain du monde créa les êtres avec 
le Sacrifice, il leur. dit : u par lui multipliez; qu'il soit pour vous 
la vache d'abondance; nourrissez-en les dieux, et que les dieux 
soutiennent votre vie. Par ces mutuels secours, vous obtiendrez le 
souverain bien; car, nourris du Sacrifice, les dieux vous donne- 
ront les aliments désirés. Celui qui, sans leur en offrir d'abord, 
mange la nourriture qu'il a reçue d.'eux, est un voleur... » En 
effet, les animaux vivent des fruits de la terre; les fruits de la 
teiTe sont engendrés par la pluie; là pluie par le Sacrifice; le 
Sacrifice est engendré par l'Acte. Or, sache que l'Acte procède de 
Brahmâ et que Brahmà procède de l'Etemel. C'est pourquoi ce 
Dieu qui pénètre toutes choses est toujours présent dans le 
Sacrifice. Celui qui ne coopère point ici-bas à ce mouvement 
circulaire de la vie, celui-là vit inutilement. 

{Bhagavad-gîtâ, 3.) 

L'auteur qui écrivait ainsi vivait longtemps sans 
doute après la période du Vêda; mais il ne faisait 
que développer une pensée continuellement expri- 
mée dans les Hymnes et si vivement rendue par ces 
mots de Dîrgatamas déjà cités : 

L'onde descend égale à l'onde; si les nuages réjouissent la 
terre, c'est que les feux sacrés ont réjoui le ciel. 

L'œuvre sainte est donc à la fois réelle et symbo- 
lique. Dans sa réalité, elle offre véritablement à Dieu 
la victime qui lui convient et qu'il paye en retour 



— 345 — 

par ses bienfaits. Comme symbole, elle est un abrégé 
de toute l'activité humaine ; et comme , dans ce 
monde des vivants, nul être animé ne déploie une 
activité d'un ordre aussi élevé que celle de l'homme, 
on peut dire que l'œuvre sainte résume en elle l'œu- 
vre entière de la nature. On comprend que les 
ancêtres qui ont créé le Sacrifice, c'est-à-dire les 
B'riffus, les Angiras et les autres, l'aient institué de 
manière que toutes ses parties eussent une valeur 
symbolique à la fois très-grande et très-intelligible. 
Aussi les auteurs du Vêda sont-ils sans cesse préoc- 
cupés du besoin d'éclaircir, d'interpréter les moin- 
dres détails du Sacrifice, sans cesser néanmoins d'en 
conserver les formes primitivement créées. 

Le Sacrifice, c'est la religion. Car outre les Rites, 
il comprend l'Hymne, et l'Hymne contient le dogme 
avec la morale. Otez le Sacrifice, c'est-à-dire le 
culte, vous ôtez l'œuvre symbolique, destinée à se 
reproduire chaque jour pour être la lumière qui 
éclaire tous les actes ordinaires de la vie et en mon- 
tre le but. Vous vivez dès lors sans religion ; vous 
vivez sans intelligence. A moins que vous ne vous 
sovez fait à vous-même un culte intérieur et meta- 
physique qui vous suffise : ce qui est toujours péril- 
leux. L'Arya védique affirme sa foi et son culte d'une 
façon énergique , dans ce passage d'un hymne de 
Nêma, descendant de B'rigu, 

u Indra n'est pas, dit l'un. Nêma affirme le contraire^ je l'ai 
vu : chantons. » lit, 419. 



— 346 — 

La réciprocité qui unit la nature entière avec les 
Asuras, réciprocité dont la tendance est évidemment 
panthéistique, donne au culte une puissance singu- 
lière, partout proclamée dans les Hymnes : cette 
puissance s'exerce à la fois sur les hommes et sur 
les dieux. Dans les religions fondées sur la doctrine 
de la création, l'indépendance absolue de Dieu et 
l'absolue inutilité du monde sont cause que beau- 
coup d'hommes regardent le culte comme inutile 
aussi, à cause de son impuissance réelle. Le besoin 
de rattacher plus étroitement l'homme et Dieu a 
conduit quelquefois à admettre l'efficacité de la 
prière, même sur la nature physique, dans les appa- 
ritions, l'extase et les rogations. Mais plusieurs doc- 
teurs réduisent l'efficacité de la prière à un pur effet 
moral et interne. Cet effet, les auteurs du Vêda ne 
l'ignoraient pas, comme on le voit dans ce passage : 

Par sa vertu, ce sage Âgni donne à celui qui l'alimente la con- 
naissance de toute la nature. Gôtama. 

et dans cet autre : 

La libation qui sent le péché est un ornement sans effet. 

Vrihaspati. 

et dans l'hymne de Kutsa (i, \ 85) qui a pour re- 
^ frain : 

Que notre faute soit effacée. 

Citons encore ces mots de Praée^fl^ (iv, 1 60) : 
Pendant le sommeil, comme pendant la veille, nous sommes 



— 347 — 

sujets aiï mal, qu'il vienne ou non de notre volonté. Qu'Agni 
nous délivre de toutes nos fautes, de tous nos péchés. 

Mais si c'était là toute l'efficacité du culte admise 
par Ja croyance universelle d'un peuple, presque 
tous lès esprits se seraient bientôt détournés du culte 
positif, devenu pour eux impuissant et inutile. C'est 
précisément ce qui arrive en Europe à beaucoup de 
personnes, auxquelles la science d'une part montre 
les lois de la nature dans leur abstraction invariable, 
tandis que de l'autre la religion théorique leur mon- 
tre un Dieu suprême séparé du monde. D'un côté 
ce Dieu impassible ne saurait être touché par les 
prières au point de rien changer à l'ordre des cho- 
ses ; de l'autre, l'ordre nécessaire du monde ne 
saurait être altéré, dans quelqu'une de ses parties, 
sans qu'il se produisît un trouble universel. Les 
doctrines religieuses fondées sur le système de la 
création sont, dans la pratique, obligées de présenter 
Dieu comme moins séparé du monde que la théorie 
ne voudrait l'admettre, de le montrer accessible aux 
supplications, plein de mansuétude et de miséri- 
corde dans sa providence, modifiant au besoin ses 
décrets éternels et se mêlant perpétuellement aux 
moindres actes de sa créature. Pratiquement donc 
le Dieu Créateur se rapproche des Asuras, quoiqu'il 
ne soit pas comme eux enchaîné à la marche des 
événements; et l'on en vient, par la force des cho- 
ses, à attribuer au culte une vertu mystique, dont 
l'effet remonte jusqu'à Dieu même. Dieu rend en 



— 348 — 

grâces ce qu'on lui offre en nature, ou ce que Ton 
offre en son nom. Ces grâces ne consistent pas seu- 
lement en biens spirituels, mais encore en dons cor- 
porels, tels que la santé, la réussite d'une entreprise, 
l'abondance des moissons et la fécondité des 
troupeaux. Le Sacrifice et la prière franchissent 
même le cercle de la vie terrestre et exercent leur 
action jusque dans le monde mystérieux des morts : 
comment pourrait-on s'expliquer autrement l'usage 
touchant des cérémonies funèbres, la croyance à 
la réversibilité des mérites et à la délivrance des 
âmes pécheresses obtenue par les fidèles et par les 
saints? 

Nous avons touché ce dernier point, afin que l'on 
comprenne comment de la doctrine, presque pan- 
théistique, des Asuras, a pu naître un culte et un 
ensemble de pratiques, qui se rapprochent de ce que 
nous voyons chez nous. Ces ressemblances des idées 
et des cérémonies chrétiennes avec les usages in- 
diens, tirés du Vêda et suivis encore aujourd'hui, 
sont en effet une difficulté de plus à vaincre, pour 
ceux qui voudront substituer le christianisme au 
brahmanisme. Il est peut-être plus aisé de changer 
un culte et d'en introduire un autre, que de donner 
à celui qui existe un autre sens et une nouvelle 
interprétation. Dès lors, en effet, la dissidence porte 
sur un point de doctrine et ne peut se résoudre que 
par les discussions les plus calmes et les plus appro- 
fondies. 



CHAPITRE XIII 



LES SYMBOLES 



I. AGNI. SYMBOLIQUE DU FEU 

Y a-t-il, dans la nature, de grandes et permanentes 
manifestations des Asuras? La réponse vient d'elle- 
même, puisque c'est le spectacle de la nature qui a 
servi de base à la doctrine des Principes de vie, et 
qui l'a suscitée. C'est par une suite d'observations, 
vagues et générales si l'on veut, mais très-réelles et 
généralement justes, que les Aryas sont parvenus à 
cette théorie. Nous pourrions donc» en mettant de 
côté tout ce que la science des temps postérieurs et 
surtout la science moderne y ont ajouté, reprendre 
les mêmes faits, les envisager de la même manière, 
et nous verrions que l'ordre des idées nous condui- 
rait naturellement aux mêmes résultats. Ce retour 
sur le passé n'est point impossible, puisque nous 
avons le Vêda lui-même pour nous guider. S'il y a 
quelques lacunes dans l'explication qu'il donne de 
ses propres symboles, et dans l'exposition des idées 
par lesquelles on s'est élevé des faits naturels aux 
Asuras, ces faits sont généralement assez précis. 



— 346 — 

La réciprocité qui unit la nature entière avec les 
Asuras, réciprocité dont la tendance est évidemment 
panthéistique, donne au culte une puissance singu- 
lière, partout proclamée dans les Hymnes : cette 
puissance s'exerce à la fois sur les hommes et sur 
les dieux. Dans les religions fondées sur la doctrine 
de la création, l'indépendance absolue de Dieu et 
Fàbsolue inutilité du monde sont cause que beau- 
coup d'hommes regardent le culte comme inutile 
aussi, à cause de son impuissance réelle. Le besoin 
de rattacher plus étroitement l'homme et Dieu a 
conduit quelquefois à admettre refficacité de la 
prière, même sur la nature physique, dans les appa- 
ritions, l'extase et les rogations. Mais plusieurs doc- 
teurs réduisent refficacité de la prière à un pur effet 
moral et interne. Cet effet, les auteurs du Vèda ne 
l'ignoraient pas, comme on le voit dans ce passage : 

Par sa vertu, ce sage Âgni donne à celui qui l'alimente la con- 
naissance de toute la nature, Gôtama. 

et dans cet autre : 

La libation qui sent le péché est un ornement sans effet. 

Vrihaspati. 

et dans l'hymne de Kutsa (i, 1 85) qui a pour re- 
frain : 

Que notre faute soit effacée. 

Citons encore ces mots de Pracêtas (iv, 160) : 
Pendant le sommeil, comme pendant la veiUe, nous somme» 



— 347 — 

sujets aji mal, qu'il •vienne ou non de notre volonté. Qu'Agni 
nous délivre de toutes nos fautes, de tous nos péchés. 

Mais si c'était là toute reffîcacité du culte admise 
par la croyance universelle d'un peuple, presque 
tous lés esprits se seraient bientôt détournés du culte 
positif, devenu pour eux impuissant et inutile. C'est 
précisément ce qui arrive en Europe à beaucoup de 
personnes, auxquelles la science d'une part montre 
lès lois de la nature dans leur abstraction invariable, 
tandis que de l'autre la religion théorique leur mon- 
tre un Dieu suprême séparé du monde. D'un côté 
ce Dieu impassible ne saurait être touché par les 
prières au point de rien changer à l'ordre des cho- 
ses ; de l'autre , l'ordre nécessaire du monde ne 
saurait être altéré, dans quelqu'une de ses parties, 
sans qu'il se produisît un trouble universel. Les 
doctrines religieuses fondées sur le système de la 
création sont, dans la pratique, obligées de présenter 
Dieu comme moins séparé du monde que la théorie 
ne voudrait l'admettre, de le montrer accessible aux 
supplications, plein de mansuétude et de miséri- 
corde dans sa providence, modifiant au besoin ses 
décrets éternels et se mêlant perpétuellement aux 
moindres actes de sa créature. Pratiquement donc 
le Dieu Créateur se rapproche des Asuras, quoiqu'il 
ne soit pas comme eux enchaîné à la marche des 
événements; et l'on en vient, par la force des cho- 
ses, à attribuer au culte une vertu mystique, dont 
l'effet remonte jusqu'à Dieu même. Dieu rend en 



— 348 — 

grâces ce qu'on lui offre en nature, ou ce que Ton 
offre en son nom. Ces grâces ne consistent pas seu- 
lement en biens spirituels, mais encore en dons cor- 
porels, tels que la santé, la réussite d'une entreprise, 
l'abondance des moissons et la fécondité des 
troupeaux. Le Sacrifice et la prière franchissent 
même le cercle de la \ie terrestre et exercent leur 
action jusque dans le monde mystérieux des morts : 
comment pourrait-on s'expliquer autrement l'usage 
touchant des cérémonies funèbres, la croyance à 
la réversibilité des mérites et à la délivrance des 
âmes pécheresses obtenue par les fidèles et par les 
saints? 

Nous avons touché ce dernier point, afin que l'on 
comprenne comment de la doctrine, presque pan- 
théistique, des Asuras, a pu naître un culte et un 
ensemble de pratiques, qui se rapprochent de ce que 
nous voyons chez nous. Ces ressemblances des idées 
et des cérémonies chrétiennes avec les usages in- 
diens, tirés du Vêda et suivis encore aujourd'hui, 
sont en effet une difficulté de plus à vaincre, pour 
ceux qui voudront substituer le christianisme au 
brahmanisme. Il est peut-être plus aisé de changer 
un culte et d'en introduire un autre, que de donner 
à celui qui existe un autre sens et une nouvelle 
interprétation. Dès lors, en effet, la dissidence porte 
sur un point de doctrine et ne peut se résoudre que 
par les discussions les plus calmes et les plus appro- 
fondies. 



CHAPITRE XIII 



LES SYMBOLES 



I. AGNI. SYMBOLIQUE DU FEU 

Y a-t-il, dans la nature, de grandes et permanentes 
manifestations des Asuras ? La réponse vient d'elle- 
même, puisque c'est le spectacle de la nature qui a 
servi de base à la doctrine des Principes de vie, et 
qui l'a suscitée. C'est par une suite d'observations, 
vagues et générales si l'on veut, mais très-réelles et 
généralement justes, que les Aryas sont parvenus à 
cette théorie. Nous pourrions donc, en mettant de 
côté tout ce que la science des temps postérieurs et 
surtout la science moderne y ont ajouté, reprendre 
les mêmes faits, les envisager de ia même manière, 
et nous verrions que l'ordre des idées nous condui- 
rait naturellement aux mêmes résultats. Ce retour 
sur le passé n'est point impossible, puisque nous 
avons le Vêda lui-même pour nous guider. S'il y a 
quelques lacunes dans l'explication qu'il donne de 
ses propres symboles, et dans l'exposition des idées 
par lesquelles on s'est élevé des faits naturels aux 
Asuras, ces faits sont généralement assez précis. 



— 350 —, 

assez saisissants et assez bien décrits dans les Hym- 
nes, pour que nous puissions, aidés du Vêda, rétablir 
le lien qui les unit à la doctrine religieuse fondée 
sur eux. 

Or, c'est une opinion vulgaire que le grand dieu 
de rinde, comme de la Perse, était le Soleil. Cette 
opinion est fausse. Elle a de plus le défaut de sup- 
poser que dans ces contrées l'on adorait un objet 
matériel, un astre, ce qui est absolument erroné. Le 
cierge qui brûle sur l'autel, le vin, l'eau, le pain, ne 
sont point les objets adorés par les chrétiens, non 
plus que l'agneau de pierre ou d'or ou la colombe, 
symboles de Jésus et de l'Esprit. D'ailleurs ce n'est 
point l'Asura du ciel, celui dont le Soleil est le char, 
qui était la première et la principale conception 
symbolique des Aryas. Qu'on le nomme Indra, 
B'aga, Savitri ou de tout autre nom, cet être céleste 
n'est que là seconde forme ou manifestation du 
grand principe de vie. Gelui-ci est A^m. 

Nous allons passer en revue successivement les 
principaux points de vue, d'où les Arj'as ont envisagé 
le principe igné qui est Agni. 



I. 



C'est d'abord simplement le feu, nommé agni qui 
est le latin i'gm's et dont la racine se retrouve en grec 
dans àj/Xaôç, «îyXï?, ocv-yn, et dans plusieurs autres 
mots. C'est en effet un des plus grands phénomènes 



— 351 — 

de la nature et l'un de ceux qui se mêlent le plus 
ordinairement à la \ie de l'homme, que celui du 
feu. Lés Aryas le tiraient, par le ^frottement, des 
deux pièces de bois composant Varanî, et non du 
caillou frappé avec le fer et faisant jaillir une étin- 
celle. Ce dernier procédé n'est nulle part mentionné 
dans le Rig-Véda, fait intéressant à plusieurs titres, 
surtout si l'on observe la manière dont on se procu- 
rait le feu chez les plus anciens Sémites et chez les 
peuples des autres races voisines des Aryas. Le feu 
apparaissait lentement au point de contact des deux 
pièces de bois ; on lui fournissait alors les aliments 
les plus combustibles ; il grandissait, s'enflammait, 
consumait la matière sèche ou liquide destinée à le 
nourrir ; puis il diminuait par degrés, s'affaissait sur 
lui-même, s'éteignait, et ne laissait après lui qu'une 
tache noire et un petit monceau de cendres. Ce 
développement du feu offre, comme on le voit, une 
période assez semblable à celle de la vie d'un ani- 
mal : celle-ci commence par être très-faible et même 
insaisissable , grandit , arrive à sa maturité , puis 
décroît, s'affaisse et s'éteint ; et le corps ne laisse sur 
le sol qu'une pourriture, puis une tache et un peu 
de terre. 

Or, le feu peut se produire de cette même manière 
en tout lieu, en tout temps ; et les périodes par les- 
quelles il passe s'accomplissent toujours de la même 
façon. Cette ubiquité, cette uniformité du grand 
phénomène conduit à penser que la cause d'où il 



— 352 ■— 

"vient est elle-même partout présente et toujours 
prête à agir : en effet, ce n'est pas seulement avec 
les deux espèces de bois dont Varani se compose, 
que le feu peut être mis au jour ; il s'engendre de 
mêmCj plus ou moins lentement et après un effort 
plus ou moins prolongé, au moyen de toute sorte de 
bois. Ces arbres qui se balancent devant ma fenêtre, 
cette table où j'écris, cette chaise où je suis assis 
sont autant de matières dont je pourrais composer 
des aranîs; de telle sorte que le feu pourrait être 
tiré de toutes les substances végétales. C'est ce que 
rendait très.-clair aux yeux des Aryas, la. propriété 
qu'ont toutes ces substances, sans exception, de pou- 
voir servir d'aliments au feu. Ils en concluaient avec 
vraisemblance que le feu est répandu dans toutes les 
plantes, et qu'ainsi chaque feu qui s'allume n'est 
qu'une simple manifestation locale et temporaire 
d'un principe igné universel. 

Or une vertu singulière réside dans le feu et lui 
constitue une sorte de vie : lorsque, par la force d'un 
mouvement rapide, il a été tiré du bois, il s'accroît 
de lui-même, sans le secours de personne, pourvu 
seulement qu'il trouve des aliments à sa portée ; si 
les aliments ne lui faisaient pas défaut, il pourrait 
s'étendre à l'infini et embraser toute la terre. 
L'homme qui lui avait donné naissance, par une 
simple opération de ses mains, ne tarde pas à reculer 
devant lui, à le reconnaître pour son supérieur, et à 
voir qu'il existe en lui une force active véritablement 



-- 353 — 

irrésistible. Tel est Agni. Ce n'est plus simplement 
ce petit foyer destiné à cuire des aliments; c'est une 
grande puissance, à laquelle le monde tout entier 
succomberait, si elle venait à se tourner contre lui 
toute entière. 

L'union de cet être puissant et du feu du foyer 
est marquée dans l'hymne suivant de Dirgatamas 
(i, 344), pris entre beaucoup d'autres. 

A Agni. 

Le dieu, en prenant une forme app'arente, se distingue par sa 
substance lumineuse, qu'il doit à la force dont il est né. Une 
fois produit, il est fortifié par la prière, et les Yoix du sacrifice 
le soutiennent et l'accompagnent. 

Les offrandes constituent une de ses formes. Nos libations la 
perpétuent dans le foyer où il réside... 

Quand les seigneurs et maîtres du sacrifice ont, par la force, 
tiré Agni de l'asile où gisait sa forme auguste; quand ils l'ont, 
suivant l'antique usage, alimenté du miel des libations, Mâta- 
riçwan (le Vent) vient dans le foyer exciter son ardeur. 

Cependant les diverses offrandes du père de famille sont . 
apportées; et Agni rdonte rapidement dans les branches du 
bûcher. Ce n'est plus alors la jeune et faible lueur, qui brillait 
quand ses deux mères venaient de lui donner le jour. 

Bientôt il pénètre dans les branches encore intactes, qui sont 
aussi ses mères;, il s'étend, il s'élargit. Il envahit d'abord les 
plus élevées, et, toujours plus pressé, il va plus loin en attaquer 
de nouvelles... 

Mais voici que l'Adorable a changé de forme : agité par le 
vent, il a courbé sa taille, et il produit, en" résonnant , des 
espèces de tourbillons. Toujours brillant, il brûle en divisant 
ses voies, et en laissant des traces noires de son passage. 

Partant comme un char , il se dresse en crêtes rougeâtres; 
. 23 



— 354 — 

dont il va frapper le ciel. Aussitôt, loin de sa clarté, fuient les 
ténèbres, de même que les oiseaux se cachent des ardeurs du 
Soleil. 

Par toi, ô Âgni, apparaissent et Varuna qui aime le beurre 
consacré, et Mitra, et le bienfaisant Aryaman. Dans tes œuvres 
successives tu semblés te multiplier; tu t'entoures d'autres êtres, 
comme la roue de ses rayons. 

Agni, en faveur de l'homme qui l'adresse des hymnes et de 
précieuses libations, ô toujours jeune, tu viens à cette fête célé- 
brée en l'honneur des dieux. Enfant de la force, source de tout 
bien, Feu nouveau, nous t'honorons.... dans l'œuvre du sacri- 
fice.... 

Qu'il nous entende , le Sacrificateur aux belles clartés, aux 
, chevaux rapides, au char magnifique. Que l'heureux et prudent 
Âgni se rende à nos vœux et nous conduise rapidement vers le 
bonheur et la richesse. 

Nous avons célébré Agni, qui, par la vertu de ses feux puis- 
sants, est vraiment roi souverain.... 

Considéré de ce simple point de vue tout physique, 
Agni porte dans le Vêda plusieurs noms dont voici 
les principaux. C'est Harï le Jaune, Itita le Brillant, 
Samidda l'Enflammé ; et, dans un degré plus élevé 
de personnification, Tapurmûrddan à la Face-brû- 
lante, Hiranyahasta au Bras-d'or; Tanûnapât vndiïi- 
geur de son corps ou enfant de son corps ; Vâjin 
plein de nourriture ; Çyâva le Noir. 

Un premier mystère préside aux naissances succes- 
sives et multipliées d'Agni. Que le feu soit en 
quelque sorte caché dans les matières combustibles, 
dans le bois par exemple, c'est ce que l'on peut ad- 
mettre sans hésiter ; mais quand cette sorte d'agent 
universel est mis au jour par le simple frottement, il 



— 335 — 

y a là un phénomène mystérieux et tout à fait sur- 
prenant. L'habitude nous le fait regarder avec une 
sorte d'indifférence. Toutefois, malgré le perfection- 
nement que la science moderne a apporté dans la 
préparation de Varanî, transformée, par l'addition 
de matières phosphorées et oxigénées, en appareils 
beaucoup plus commodes, le mystère est toujours le 
même. Les analyses chimiques ont donné les for- 
mules des corps et de leurs combinaisons ; la phy- 
sique a découvert et énoncé les lois de la chaleur. 
Mais nous nous tromperions étrangement, si nous 
croyions avoir expliqué dans son principe le phéno- 
mène de la combinaison des corps et du développe- 
ment de la chaleur et de la lumière. Je crois même 
pouvoir dire que la solution d'un tel problème n'est 
pas du domaine de l'observation, et que par consé- 
quent la théorie de l'Asura Agni ne serait guère plus 
déplacée aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a quatre 
ou cinq mille ans. Il ne s'agit plus en effet ici du fait 
purement matériel de l'inflammation des corps; il 
s'agit de la cause même et de l'origine des mouve- 
ments qui s'accomplissent dans les profondeurs 
infinies de la matière. 

Les Aryas ne tardèrent pas non plus à s'apercevoir 
que les liquides ne contiennent pas moins que le 
bois un principe igné. Tels sont particulièrement les 
liquides fermentes, parmi lesquels \q sôma tenait le 
premier rang. Ce mot qui veut dire extrait peut éga- 
lement être dérivé de la racine su, engendrer, et être 



— 356 — 

comprit dans le sens de liqueur de génération ou 
eau de vie. Bien que le sens d'extrait soit proba- 
blement le sens primilif, on \it aussi dans le sôma un 
symbole : cène M pas seulement un aliment pour 
Agni et un principe de force courageuse pour Indra 
et pour les guerriers, ce fut encore une image des 
liquides, au moyen desquels se transmet et s'en- 
tretient la vie dans les animaux et dans les plantes. 
D'ailleurs un fait non moins général frappait la vue : 
la chaleur du feu solaire, dont il sera parlé plus bas, 
en pénétrant dans la terre et les eaux, soulevait des 
vapeurs qui, invisibles d'abord, allaient visiblement 
se condenser le long des flancs des collines, sous la 
figure de nuages floconneux et légers. Ces- nuages 
grossissant toujours devenaient comme de vastes ré- 
servoirs oii s'accumulait, pour ainsi dire, le feu qui 
les avait produits; et quand ils en étaient chargés 
outre mesure, les Aryas voyaient ces feux s'en échap- 
per subitement avec lumière et avec bruit, et les 
eaux redescendre en pluie sur la terre, d'où la cha- 
leur les avait tirées. Ce grand phénomène, auquel 
ils assistaient toujours, leur montrait bien que les 
eaux aussi peuvent contenir du feu ; et comme une 
eau n'est jamais si froide qu'on la puisse dire en- 
tièrement privée de chaleur, ils concluaient avec 
raison qu'il y a du feu dans toutes les eaux. L'Asura 
qui portait le nom de Yanaspati, maître du bois, 
quand on l'envisageait dans les substances végétales, 
pouvait dès lors à juste titre s'appeler aussi l'Enfant 



— 357 — 
des Eaux, Apâm napât (aquarum nepos, en latin), ou 
bien Aptya, Purîsin, l'Aquatique, Yêdyuta, le Feu 
de l'éclair. 

Dix jeunes ministres (les dix doigts) amènent au jour celui 
qui a plusieurs demeures et qui, plein de gloire, vient briller 
parmi lès hommes. 

On célèbre sa triple naissance : il naît au sein des libations, 
dans le Soleil, au milieu dés Eaux... 

Qui de vous l'a vu, quand il se cache?... Grand et sage il 
engendre l'eau du nuage, et puis s'élève glorieux au sein des 
voyageuses... 

Pareil à Savitri, il étend au loin ses bras... Il emprunte par- 
tout les vapeurs qui composent son corps éblouissant , et il 
donne à ses nourrices fécondes des vêtements nouveaux. 

Quand ce dieu sage et protecteur élève ainsi dans les airs sa 
forme brillante, se mêlant aux Eaux voyageuses, il couvre au 
loin la voûte céleste d'une armée de nuages, qu'il soutient et 
qu'il a rassemblés. 

"Tu ressembles à un roi grand et victorieux, dont les splen- 
deurs s'étendent par tout le ciel qu'il aurait pour palais. 
Agni, ô toi qui t'environnes de feux d'une nature glorieuse et 
invincible, défends-nous, sois notre protecteur. 

Il fait du nuage un torrent qui arrose les airs ; il couvre la 
terre de flots limpides; dans son sein il conserve tous les 
germes de l'abondance; il pénètre dans|les plantes nouvelles. 

Agni purifiant, que notre foyer recueille et nourrit, brille 
et pourvois à nos besoins... 

{Kuisa, I, 183.) 



II. 



Quand les premiers pontifes aryens eurent « suivi 
ses traces et retrouvé cet Agni qui, tel qu'un brigand 



— 358 — 

qui se renferme dans sa caverne avec son bétail, » 
se cachait partout dans la nature, ils ne tardèrent pas 
à concevoir qu'il est un agent universel de la vie, 
qu'il est véritablement le grand Asura. En effet, 
contenu dans les liquides, il n'est pas seulement la 
première et la plus évidente condition de l'existence 
des plantes, il l'est aussi de celle des animaux. Quand 
il semble se retirer, l'animal tombe aussitôt dans^ 
l'abattement, languit et meurt ; et, Agni se retirant 
toujours, ïe corps devient froid et comme glacé ; il 
ne se meut plus lui-même ; une rigidité progressive 
envahit ses membres ; rien désormais ne peut le rap- 
peler à la vie. On voit bien en effet, et dans la 
flamme mobile qui souffle comme le vent, et dans les 
eaux aériennes qui montent et descendent, et dans 1& 
sillon de l'éclair, que le Feu est un principe uni- 
versel de mouvement, et que, si le feu cesse d'être 
présent ou d'agir, la vie, qui est un mouvement, 
doit cesser elle-même, 

Un grand fait d'ailleurs enhardissait les Aryas et 
les poussait dans cette direction d'idées. Les animaux 
qu'ils voyaient habituellement, les chevaux, les mou- 
tons, les bœufs, les bêtes sauvages, l'homme aussi, 
grandissent en se nourrissant du liquide par excel- 
lence, qui est le lait. Par une opération de la nature, 
qu'une douce chaleur favorise, le lait produit la 
crème qui , barattée j donne naissance au beurre ; 
à son tour chauffé, le beurre laisse se séparer des 
matières solides, que l'écumoir enlève, et se réduit 



— 359 — 

de la sorte en une matière homogène et persistante 
qui est le beurre clarifié, havis. Cette substance, mise 
dans le feu, s'enflamme a\ec une impétuosité singu- 
lière, et brûle sans laisser aucun résidu. De sorte que 
le lait est à la fois l'aliment le plus fortifiant pour 
les jeunes animaux et pour le feu nouYeau-né. 
Comme le sôma, extrait de son liquide nourricier 
par une décomposition analogue et par une filtration 
du jus de la plante, produit aussi dans le feu une 
flamme vive et pure, comment n'aurait-on pas conclu 
de là qu'Agni est à la fois le principe du feu et celui 
de la vie ? 

Le beurre est la matrice d'Agni; Agni est renfermé dans le 
beurre; le beurre forme. son rayon {Gritsamada, I, 448.) 

Sôma est l'essence immortelle de Rita. {Kaxîvat, IV, 50.) 

On implore Agni; on le sent partout, au ciel, sur la terre, 
dans les plantes, dans Yaranî d'où le tire la force. 

{Kutsa, I, 188.) 

Agni est la source des êtres animés et inanimés. 

(Trita aptya, IV, 137.) 

Or il est aisé de voir que la vie se présente toujours 
sous une forme déterminée. Qu'on la prenne dans 
sa plus haute expression, qui est l'homme, ou dans 
la plus infime, c'est-à-dire dans les plantes qui res- 
semblent à peine à des végétaux, partout on la 
trouve unie à des formes précises et parfaitement dé- 
finies. Ce fait va même si loin que, malgré les res- 
semblances générales des êtres de même espèce, si 



— 360 — 

l'on observe attentivement deux d'entre eux se res- 
semblant plus que tous les autres, on trouve qu'il 
n'y a pas en eux deux parties homologues même 
très-petites, qui soient tout à fait les mêmes. Les 
formes sont donc individuelles, comme la vie, et 
l'accompagnent jusque dans ses plus intimes profon- 
deurs. On en peut conclure légitimepoent que le 
principe de la vie est aussi le principe des formes. Or 
Agni est l' Asura qui donne la vie, il est donc en même 
temps le principe formateur des êtres. C'est ordi- 
nairement sous le nom de Twastri qu'il est alors 
désigné. 

Le feu plastique est d'un usage nécessaire, quand 
on veut donner aux métaux une forme déterminée ; 
Futilité du feu parut si grande aux Aryas occidentaux, 
qu'ils l'envisagèrent surtout de ce côté et le symbo- 
lisèrent, dans les mythologies, sous les noms de 
Héphaistos, de Yulcain et du grand Forgeron ger- 
manique. Mais l'action du Twastri védique s'étend 
beaucoup plus loin ; il n'est pas seulement le fabri- 
cant des armes et des attributs des dieux ; il inter- 
vient pour sa part dans la production de tout objet 
ayant une forme quelconque. C'est lui qui a construit 
dans ses formes tout cet univers et qui en est \% dé- 
miourgfos ; c^est lui aussi qui donne auxanimaux et 
aux plantes, en les faisant naître et grandir, les fi- 
gures et les couleurs dont elles sont revêtues. Il en 
est le vavri, c'est-à-dire le couvreur, le vêtisseur. Il 
en est leââin, c'est-à-dire le fondateur. On l'ap- 



— 361 — 

pelle sûrya et viçwakarman, parce que tout ce qui 
se fait dans le monde \isible est son ouvrage. Et les 
choses n'étant utiles que par les propriétés qui les 
caractérisent, propriétés qui tiennent non à la ma- 
tière dont elles sont faites, mais à leur forme actuelle, 
les biens de toute sorte viennent d'Agni, nommé 
pour cela dravinôdâs. 

Le même ordre d'idées, bien simple selon nous 
et bien naturel, aboutit à une autre conséquence, 
partout proclamée dans le Vêda. Celui qui est l'auteur 
de la vie est par cela même l'agent propagateur de la 
vie, le principe fécondant. Que l'on veuille en effet 
observer ce fait universel, que la vie seule engendre 
la vie, et qu'elle s'engendre elle-même, pour ainsi 
parler. Une bête morte, un homme mort, une plante 
morte, est hors d'état de se reproduire ; ce cadavre, 
en se décomposant, sert de pâture à un nombre 
souvent très-grand d'animaux, mais pas un seul de 
ces derniers n'est semblable à celui qu'il mange ; pas 
un ne peut se dire son fils ou sa fille ; tous sont nés 
de germes qui existaient dans ce corps quand il 
vivait, ou qui sont venus du dehors depuis que'le 
feu de la vie l'a quitté. Comment ce fait a-t-il si peu 
frappé nos philosophes? Il est pourtant assez visible 
et se reproduit assez fréquemment autour de nous. 
Il est du domaine de la philosophie ; car il se produit 
dans l'infini de la réalité, lequel est inaccessible aux 
sciences d'observation. D'ailleurs il ne s'agit point 
ici de savoir comment et sous quelles figures initiales 



~ 362 — 

s'agglomèrent les premiers matériaux du corps -vivant 
dans l'œuf où il se développe; mais de rendre 
compte de la transmission des formes de la vie ; la 
même matière peut servir à former tour à tour des 
corps vivants de bien des espèces et peut par consé- 
quent se revêtir de formes très-diverses. Est-ce donc 
que la vie individuelle réside dans la forme, et non 
dans la substance que cette forme revêt? Or je suis 
frappé de ce fait, que la forme ne peut se trans- 
mettre si elle n'est vivante. Pourquoi? 

On voit même que le plus souvent (et toujours 
dans les formes animales de l'ordre le plus élevé) 
la capacité de se reproduire est contenue entre deux 
âges : ni l'extrême jeunesse, ni la vieillesse extrême, 
ne peuvent propager et multiplier leurs formes et 
engendrer la vie. Ainsi la femme qui allume le feu 
du foyer voit souvent ses efforts superflus, quand 
elle n'a, pour embraser le bûcher, qu'une petite 
flamme à peine vivante ou qu'un reste de feu prêt à 
s'éteindre. Pourquoi ces limites imposées à la puis- 
sance reproductive? Et d'où viennent-elles? 

Enfin une forme ne saurait reproduire autre chose 
qu'elle-même : le lion n'engendre que le lion, 
l'homme que l'homme, le figuier que le figuier. 
Pourquoi? Et comment expliquer ces ressemblances 
locales, qui se transmettent des parents à leurs des- 
cendants, ressemblances qui portent sur les vices 
comme sur les qualités corporelles, sur les vertus de 
l'âme et sur ses mauvaises dispositions, sur les facul- 



— 363 — 

tés ou les incapacités de l'intelligence ? Comme si les 
caractères qui constituent l'individualité et qui lui 
sont imputables, avaient eux-mêmes la propriété 
d'être reproduits par la génération. 

Voilà certes de graves questions et qui ne sont nul- 
lement résolues en Occident : à peine y sont-elles 
posées. Yoici ce que le Vêda répond. 

Si Agrii est le principe de la vie et par conséquent 
l'auteur des formes, il est aussi le transmetteur des 
formes ou le principe fécondant. Il réside, caché, 
dans la semence des plantes et des animaux, laquelle 
ne peut se former que dans un être vivant, parce 
qu'Agni n'est plus dans celui qui est mort ou du 
moins n'y opère plus de la même manière. Agni a 
pris dans ce vivant une forme déterminée : la raison 
qu'a eue ce sage Asura de l'y revêtir, il l'a encore de 
l'y conserver, ce qui ne peut se faire que par la re- 
production. Puisqu'il réside dans la semence des 
êtres vivants, c'est par ce moyen qu'il produit les 
formes, sûyatê. 

Tes serviteurs demandent que tu répandes dans leurs corps 
une semence de vie. {Parâsara, I, l33.) 

Cette semence réside dans le mâle. C'est la doc- 
trine constante de l'Inde; c'est déjà celle du Vêda. 
Chacun sait sous quelle forme elle se transmet du 
mâle à la femelle soit dans les plantes, soit dans les 
animaux. C'est en elle que se cache ce principe igné, 
cette étincelle invisible de la vie, qui, parvenue dans la 



— 364 — 

matrice OÙ elle doit trouver un aliment favorable, 
s'y développe et y revêt un corps semblable au 
premier. Cette petite flamme n'est pas , dans son 
fond, différente de la première. De même qu'Agni 
demeure toujours identique à lui-même, quoiqu'il 
s'allume chaque jour sur un grand nombre d'autels, 
ainsi l'Agni de la vie demeure inaltérable, quoiqu'il 
s'incarne sous mille formes diverses par la génération 
et par le moyen d'une multitude innombrable de 
germes vivants, déposés dans autant d'œufs que lui- 
même a disposés tout exprès. Agni est, à cause de 
cela même, nommé Puruéa, qui veut dire mâle et 
rien autre chose. 

Dans l'Hymne nuptial, cité et interprété ci-dessus, 
nous avons vu Agni, mystérieusement uni à la jeune 
fille, prendre successivement les noms de Sôma, 
de Gandarva, à^Agni, et enfin de Manu, qui est le 
fiancé lui-même, ou pour mieux dire l'homme en 
général et en particulier. 

Agni est le fiancé des filles et 1 époux des femmes. 

(Parâsara, I, 130.) 

Partout cet être puissant est appelé lion, taureau, 
ch€fval rapide et fougueux, et jamais ces mots ne 
sont au féminin ; ses surnoms sont tous masculins. 
11 est le producteur et le générateur des vivants; 
au-dessus de lui, il n'y en a pas un autre qui l'égale, 
ni qui soit comme lui répandu dans le monde entier. 
Les Aryas ont pu dès lors le désigner par Purusa; 



— 365 — 

et nous^ pouvons traduire ce mot en langage moderne 
par Principe masculin suprême. 

Uunivèrsalité d'action de ce principe lui fait 
donner à juste titre le rôle de Prajâpati, qui signifie 
maître de la créature, ou plus exactement maître des 
générations. C'est dans son sein et pour ainsi dire 
dans la matrice qu'il a préparée et que l'on nomme 
Asurasyajatara, la matrice de l'Asura, qu'il engen- 
dre lui-même éternellement tous les vivants. 

Le rôle du principe masculin attribué à Agni et le 
nom de Purusa qu'on lui donne alors, ont eu dans 
la philosophie brahmanique une merveilleuse desti- 
née. En effet, lorsque le corps glorieux d'Agni ne fut 
plus regardé que comme un symbole, la notion mé- 
taphysique, cachée dans la théorie de l'Asura, fut 
rendue par le mot hrahmaji.. Mais le grand problème 
de la vie et de sa transmission subsistant toujours, le 
rôle àe purusa ou de mâle fut naturellement attribué 
à Brahman, dont le nominatif singulier est Brahmâ. 
C'est pourquoi, dans la théologie des temps posté- 
rieurs , Purusa désigne Brahmâ , principalement 
comme père du monde, comme auteur des géné- 
rations et propagateur de la vie. Enfin, lorsqu'en y 
réfléchissant davantage, on se fut aperçu que cette 
action d'engendrer était peu conforme à la nature 
absolue du Souverain Être, on désigna ce dernier par 
le mot Brahman mis au neutre, et on le considéra 
comme dégagé du rôle et de la fonction àe purusa. 
Mais ce Neutre, insaisissable à la pensée et supérieur 



— 366 — 

à la pensée, ne devait pas être et ne devint jamais 
l'objet d'un culte, parce que, ne dépensant aucune 
activité, il n'avait nul besoin de sacrifices destinés à 
l'entretenir. Purusa est un des termes de théologie 
métaphysique sur lesquels on a le plus discuté ; les 
ouvrages brahmaniques ne suffiraient peut-être pas 
à en donner exactement la valeur. Le Rig-Vêda nous 
semble en fournir une complète interprétation. 

Souvent en effet l'on traduit ce mot par Esprit 
divin, par Ame du monde ou même par Ame indivi- 
duelle. Tous ces sens sont également bons, suivant 
le point de vue où nous placent les auteurs, encore 
bien que le mot sanscrit ne signifie pas autre chose 
que mâle. Car Agni est aussi l'auteur de la pensée. 
Non-seulement les formes individuelles les plus par- 
faites sont accompagnées d'intelligence et de senti- 
ment, ce qui suppose dans leur producteur des 
vertus analogues ; mais, comme nous l'avons dit ci- 
dessus, on voit que la perfection des intelligences est 
en raison de celle des organismes, c'est-à-dire des 
formes; et que là où l'organisme vivant se trouve 
réduit à ses formes les plus élémentaires, la pensée 
ne se remarque pour ainsi dire plus. Forme et 
pensée sont donc deux choses inséparables et propor- 
tionnées l'une à l'autre ; de sorte que l'auteur de la 
vie est en même temps l'auteur de la pensée, et que 
le Mâle et l'Esprit sont deux termes qui ne doivent 
pas être disjoints. 

Mais ce sont là des considérations abstraites, que 



— 367 — 

quelques auteurs védiques seulement semblent avoir 
abordées. Agni est aussi l'auteur de la pensée d'une 
autre manière, plus aisée à comprendre. Chacun sait 
que la pensée sans idées n'est rien , puisqu'elle 
serait comme une représentation qui ne représen- 
terait rien et comme un principe actif hors d'état 
d'agir ; ce serait moins encore, si c'est l'idée même 
qui constitue l'intelligence, comme l'admettaient les 
Indiens. Or c'est le même mot qui en grec signifie 
forme et idée; c'est aussi le même en sanscrit, riiL]pa ; 
car les idées sont les formes mêmes des choses que 
nous concevons. Un même mot en grec signifie voir 
et savoir, â'Sw, et c'est encore cette même racine qui 
produit le mot idéix. Le producteur qui fait apparaître 
les formes se trouve être aussi le producteur des idées 
et par conséquent l'auteur de l'intelligence et delà 
science. Ce producteur c'est le feu, avec sa lumière; 
c'est Agni. De plus, comme il fait voir les objets par 
une lumière qu'il tire de lui-même et dont il est le 
dispensateur, les auteurs des Hymnes ont pu dire 
sans métaphore : 

Ton regard perce l'otscurité de la nuit. (Kutsa, I, 180.) 
Il a l'œil ouvert sur toute la nature. (Id.) 

et attribuer à ce grand Principe igné de la vie et des 
générations la suprême intelligence : 

Nous sommes des ignorants, 6 sage et prudent Agni. Nous ne 
connaissons point ta grandeur; toi seul en as le secret. (IV, 135.) 

Agni se connaît en science divine. {Kaxîvat, IV, 132.) 



— 368 — 

Pour cela il est appelé Vêâas, c'est-à-dire qui dis- 
tingue les objets, et Jâtmêdàs, c'est-à-dire naturelle- 
ment savant; les prêtres, qui connaissent la science 
sacrée mieux que tous les autres hommes, sont dits 
fils aînés de Rita. 

La théorie d'Agni, reproduite de mille manières 
dans les Hymnes, donne en résumé une première et 
puissante explication des choses. La yie s'y trouve 
envisagée sous ses deux formes essentielles, dans 
ses deux grandes manifestations, la génération des 
êtres et l'intelligence. Les raisonnements qui la 
composent sont fondés sur les faits les plus frappants 
de la nature, et forment entre eux un enchaînement 
très-fort. Cette théorie ne laisse de côté aucun des 
grands phénomènes que la simple observation nous 
révèle. Une seule chose n'est point abordée dans la 
doctrine védique et par conséquent n'y est point 
expliquée : c'est celle que l'on nOmme en Occident 
l'existence substantielle des êtres finis. Mais c'est là 
précisément, sauf les idées propres à certaines 
écoles, le grand point de dissidence entre l'Occident 
et l'Orient, ou pour mieux dire entre les Aryas et 
les Sémites. Nous y reviendrons plus bas. 



m. 



Il nous reste à montrer, dans ce chapitre, le rôle 
que l'Asura Agni joue dans les cérémonies sacrées. 
Si l'œuvre sainte est un abrégé du grand œuvre 



— 369 — 

de la nature, Agni se retrouvera nécessairement à 
l'autel avec ses fonctions, mais symbolisées. La plus 
ordinaire qui lui soit départie est d'être le Messager 
qui porte aux dieux les offrandes, vêtarana : le feu 
rend glorieux tout ce qu'il consume ; il s'éteint après 
qu'il a consommé l'holocauste; et les vapeurs qu'il a 
formées avec le grita, le sôma et les gâteaux sacrés, 
s'élèvent dans l'air et vont se mêler au grand corps 
des dieux. Quoique les objets présentés au foyer 
d'Agni aient été purifiés et bénis par le prêtre , 
néanmoins, le feu, qui les transforme en matières 
invisibles, peut bien être appelé par excellence le 
purificateur, pavamâ?ia. Ces matières si pures ser- 
vent dès lors à nourrir les dieux, qui les rendent en 
biens de toute sorte et surtout en richesses , en 
troupeaux et en nombreux enfants. C'est à cette 
fonction de porteur de l'offrande que semble se 
rapporter le nom de gandarva, donné souvent à 
Agni. Ce mot, par son étymologie, signifie le chevalr 
des-odeurs, c'est-à-dire qui transporte les odeurs 
vers les régions célestes habitées par- les dieux. Le 
Vêda fait observer plusieurs fois qu'Agni naît et 
grandit entouré de suaves odeurs, qu'il développe 
lui-même en consumant l'holocauste. Quand on voit 
l'importance attachée dans tous les cultes à l'encens 
et aux parfums brûlés sur l'autel, on ne saurait être 
surpris qu'un fait naturel, aussi considérable et aussi 
mystérieux que celui des odeurs, ait été représenté 
par un symbole, et qu'Agni, agent universel, en ait 



u 



-- 370 — 

reçu le nom de Gandarva, Du reste, le cheval a été 
]ui-même de bien bonne heure en quelque sorte 
consacré à Agni, soit à cause de sa force et de la 
rapidité de ses mouvements, soit parce qu'il était la 
bête par excellence des Aryas guerriers et voyageurs. 
L'hymne de Dîrgatamas que nous allons citer en 
entier, expliquera suffisamment peut-être celui que 
nous avons cité plus haut et donnera le sens du 
grand sacrifice de V açwœnêda. 

Au cheval du sacrifice. 

A peine es-tu né, que tu fais entendre ta voix en sortant de 
la poche des eaux ou plutôt de ,1a corruption. Tes bras, ô Bril- 
lant, ressemblent aux ailes de l'épervier. cheval, ta naissance 
est grande et digne de nos louanges. 

Yama l'a remis à Trita, et celui-ci lui a donné un char. Sur 
ce char, Indra est monté le premier. Le Gandarva a pris les 
rênes qu'il emprunte au Soleil. Les Vasus ont orné le cheval. 

cheval, tu es Yama, tu es Aditya, tu es Trita, par un mys- 
térieux accord. A des moments marqués, tu es arrosé de sôma : 
car on te reconnaît dans le ciel trois stations. 

Oui, on te reconnaît trois stations^ d^ns le ciel, comme tu en 
as trois dans les eaux et trois dans le grand fleuve de l'air. 
Mais j'aime surtout, ô cheval, à te voir, ainsi que Varuna, 
revenir au lieu où tu nais (chaque jour). 

cheval, ce sont là tes relais ; là sont les impressions de tes 
pieds, ô bienfaiteur! Là j'ai vu tes rênes fortunées, que vénè- 
rent les gardiens du feu sacré. 

Je t'ai reconnu de loin ; c'était bien toi-même, volant à nous 
du haut du ciel. J'ai vu une tête s'avancer rapidement par des 
routes faciles oii la poussière est inconnue. 

J'ai vu ici ta forme merveilleuse, elle semblait animée du 



— 374 — 

désir de recueillir nos ofifrandes dans cette enceinte sacrée. 
Quand un mortel prépare pour toi les mets, tu viens comme 
affamé vers l'herbe. 

cheval, après toi, les mortels, et leurs chars, et leurs 
vaches, et le bonheur des jeunes filles! Tous les vivants recher- 
chent ta faveur; les dieux voudraient égaler ta force. 

Sa crinière est d'or; ses pieds, rapides comme la pensée. Indra 
est descendu, les dieux sont réunis pour consommer l'holocauste 
■de celui qui le premier a monté le cheval. 

Des coursiers héroïques, divins, aux membres élancés, au 
ventre ramassé , tels que des cygnes qui volent en troupe, 
s'élancent à travers les routes de l'air. 

cheval, ton corps marche, mais ta pensée est rapide comme 
le vent. Les poils de ta crinière s'étendent partout et se jouent 
dans les branches du bois. 

Voici le cheval arrivé au lieu du sacrifice, l'air pensif et l'âme 
«oumise aux dieux. Devant lui est mené le bouc enchaîné à ses 
•destins. Voici venir aussi les sages et les chantres. 

Le cheval occupe la place principale en face du père et de la 
mère. Comblé d'honneurs, qu'il aille ters les dieux. Que son 
serviteur reçoive les biens les plus précieux. 

Quoique Dîrgatamas soit un des poêles védiques 
qui emploie le plus de métaphores et recherche le 
plus les expressions mystérieuses, on peut néanmoins 
reconnaître sous la figure fort idéalisée du cheval, 
Agni lui-même ; et, dans le cheval vivant, l'on doit 
voir encore Agni s'immolant en quelque sorte dans 
une de ses productions, dans une de ses incarnations, 
pour procurer le bien de l'assemblée pieuse. 

La persistance et l'extension de la théorie physi- 
que qui attribue au feu la vertu de porter l'holo- 
causte vers les dieux d'en haut et de nourrir les 
corps célestes avec ses vapeurs odoriférantes, ont été 



— 372 — 
beaucoup plus grandes qu'on ne saurait le croire. 
Cette théorie se retrouve toute entière dans les céré- 
monies catholiques, accomplies le Samedi-Saint à 
Rome. Le cierge pascal en effet répoad très-exacte- 
ment à ce que nous voyons dans le Vêda, la cire au 
beurre clarifié, la mèche au bois de l'autel, le flam- 
beau lui-même, avec sa forme particulière et son 
chapiteau, au trône élevé d'Agni. Le feu s'allume à 
la porte de l'église au moyen d'un fusil , moyen 
évidemment moderne oii le silex remplace Varanî. 
Il est communiqué à trois bougies, qui forment un 
véritable tryagni, un Agni à trois têtes, triçiras; et 
qui sont disposées à l'extrémité d'une canne repon- 
' dant au vêtasa (roseau) des Hymnes védiques. Le 
thuriféraire marche le premier, comme le nêstri des 
Aryas, qui semble conduire lui aussi le Gandarva, 
porteur des parfums. En trois stations , pareilles 
aux trois vêdis ou autels d'Agni, la procession est 
arrivée au cierge pascal, que l'on allume ; et le dia- 
cre dit une prière finale commençant pas ces mots : 

« nuit Traiment heureuse, qui a dépouillé les Egyptiens et 
enrichi les Hébreux ! Nuit en laquelle les choses du ciel sont 
réunies à celles de la terre, et les divines aux humaines. Nous te 
prions donc, Seigneur, que ce cierge consacré en l'honneur de 
ton nom, persévère sans se consumer, pour détruire l'obscurité 
de cette nuit ; et que, reçu comme une vapeur odoriférante, il 
se mêle aux luminaires de là haut. Que l'astre qui, le matin 
apporte la lumière, reçoive ses flammes ; cet astre, dis-je, qui 
ne se couche jamais et qui, revenu des régions inférieures a lui 
avec sérénité sur le genre humain. » 



— 373 — 

Ce sont là évidemment des paroles symboliques et 
que leur auteur a pu composer jadis sans avoir été 
inspiré, même indirectement, par le Vèda. Je les ai 
cités pour avoir une occasion' de dire que les analo- 
gies, mêmes fortuites, que le culte chrétien offre 
avec les cultes orientaux, sont une difficulté de plus 
à vaincre pour les propagateurs de la foi catholique. 
Car il est peut être plus difficile de modifier chez un 
peuple la signification des symboles que d'y intro- 
duire des symboles nouveaux. 

Agni, messager du sacrifice, héraut qui convoque 
les dieux au banquet sacré, étendard lumineux au- 
tour duquel ils se rassemblent en compagnie du 
peuple des fidèles , Agni reçoit les offrandes et les 
consume ; mais il ne les garde pas , puisque son 
corps mortel , qu'il manifeste chaque jour , n'a 
qu'une très-courte durée et ne laisse rien après lui 
qu'un peu de cendre sur l'autel. Ce sont les dieux 
qui perçoivent les vapeurs odoriférantes du foyer. 
Agni reçoit des mains du prêtre les diverses offran- 
des et les transmet aux dieux. Il est ainsi le vrai 
«acrificateur, hôtri, le premier pontife, angiras, le 
brahman par excellence; et, en prenant possession 
de ce qu'on offre aux dieux par son intermédiaire, il 
€st le maître du sacrifice, vrihaspati, et le maître 
de la piété, brahmanaspati. 

Dans l'assemblée pieuse, réunie autour de l'autel 
et assise sur le gazon sacré, il est encore le chef de 
la séance, sadasaspati. Dans la maison du père de 



— 374 — . 

famille, il réside à la fois dans l'époux, dans le père 
et dans le foyer domestique; il mérite donc d'y por- 
ter le nom de gârhapatya. Son culte est en honneur 
chez tous les Aryas ; le surnom de Yêçwânara peut 
ddnc s'entendre simplement, avec le sens que sa 
composition lui donne, et signifier qui est chez tous 
les hommes. Enfin la vertu génératrice d'Agni fait 
qu'étant le même dans tous les êtres vivants, il 
constitue entre tous les Aryas une véritable frater- 
nité et peut lui-même porter le nom d'Aryaet de bon 
parent, subandu. Cette idée que tous les hommes 
sont frères en Agni est Tivement exprimée dans cet 
hymne de Savanarasa, le dernier du recueil ; 

A Agni. 

Agni, maître généreux, tu te mêles à tout ce qui existe. 
Dans la demeure de l'Ofîrande, tu allumes tes feux. Apporte- 
nous la richesse. 

Venez, rassemblez-vous pour vous entendre. Que vos âmes se- 
comprennent. C'est en s'unissant que les antiques dêvas ont 
obtenu leur part. 

Les hommes ici rassemblés n'ont qu'une prière , un vœu, 
une pensée, une âme. J'offre dans ce sacrifice votre prière et^ 
votre holocauste, présentés par une intention commune. 

Que vos volontés et vos cœurs soient d'accord, que vos âme& 
s'entendent, et le bonheur est à vous. 

Nous terminerons ce chapitre par une remarque 
générale touchant le caractère d'Agni. Cet Asura 
semble né, dans le symbolisme aryen, de la simple 



— 373 — 

observation des phénomèDes physiques que présente 
le feu. Puis, la réflexion se portant sur le dévelop- 
pement de la vie dans les corps des plantes et des 
animaux. Ton en attribua l'origine à ce même prin- 
cipe igné, qui dès lors prit un caractère spiritualiste. 
Cette notion reçut une extension nouvelle, lors- 
qu'on s'aperçut que les formes des choses sont le 
produit et l'accompagnement constant de la vie. En 
outre l'union étroite des formes de toute nature 
avec l'intelligence qui les conçoit et qui ne serait 
rien sans elles, conduisit les prêtres aryens à voir 
dans Agni un principe tout spirituel, un être très- 
intelligent, une personne morale. Enfin, l'ubiquité 
de son action, selon les lieux et selon les temps, en 
faisait le Principe universel de la vie et de la pensée 
et l'auteur de tout bien. C'était presque Dieu ; la 
notion de Brahmâ était sur le point d'éclore. Aussi 
trouvons-nous dans le Rig-Vêda un grand nombre 
d'hymnes où Agni est conçu comme une véritable 
personne divine, comme un esprit pur, très-parfait, 
auteur de toutes choses et maître du monde ; pro- 
ducteur des hommes, il leur donne la vie, afin 
qu'ils l'aiment comme un père, qu'ils le servent et 
que par là ils parviennent au bonheur et à l'immor- 
talité. Voici la belle prière de l'angiras Hiranya- 
stûpa, I, 53 : 



— 876 — 



A Agni. 

Agni, tu as été l'antique risi Angiras. Dêva, tu es l'heureux 
ami des autres dêvas. Dans ton œuvre sainte sont nés les 
Mamts, sages, agissant avec prudence, et chargés d'offrandes. 

Âgni, toi le premier et le plus grand des pontifes, sage, tu 
pares les cérémonies sacrées ; tu es né de deux mères. Puissant 
et intelligent, pour le bien de l'homme et des mondes, tu re- 
poses partout dans la nature. 

Agni, montre-toi d'abord à Màtariçwan (le Vent) : qu'il vienne 
avec respect te donner des forces Que le ciel et la terre soient 
illuminés; choisi pour notre sacrificateur, porte notre offrande. 
toi notre refuge, exerce ta haute fonction. 

Agni, c'est toi qui as révélé à Manu, la région du ciel, toi qui 
as été généreux pour le généreux Purûravas. Qiiand du sein de 
tes parents, tu as été extrait par le frottement, on t'a porté 
d'abord du côté de l'orient, puis du côté opposé. 

Agni bienfaisant, auteur de notre prospérité, tu es digne 
d'être célébré par celui qui, élevant le calice, connaît la vertu 
des invocations et des prières. Agni, tu es la vie; tu es le pro- 
tecteur de l'homme. 

Agni, sage, tu places dans la bonne voie l'homme qui s'égarait 
daùs la mauvaise. Dans ces rencontres où le combat s'engage, 
011 le guerrier va recueillir un heureux butin, c'est par toi que 
quelques hommes triomphent de la multitude. 

Agni, tu entretiens chaque/jour dans une,; sorte d'abondance 
immortelle l'homme qui t'honore; ton sage serviteur obtient 
de toi le bonheur et la nourriture qu'il désire, dans les deux 
espèces. 

Agni, pour prix de nos louanges, donne au père de famille, 
qui t'implore, la gloire et la richesse; à nos hommages nous 



— 377 — 

ajouterons des hommages nouveaux. Ciel et terre, protégez-nous 
avec les autres dieux. 

Agfli, à côté des parents qui t'ont produit, dieu vigilant et 
irrépréhensible parmi les dieux, toi qui t'es donné une forme 
sensible, sois-nous propice : accueille le sacrifice du père de 
famille- Toi qui possèdes la fortune, tu peux bien conférer la 
richesse. 

Agni, tu es pour nous un défenseur prudent et un père : à 
toi nous devons la vie, nous sommes ta famille. En toi sont les 
biens par centaines, par milliers; invincible, tu es la force des 
héros et le gardien des sacrifices. 

Agni, alors que tu pris une forme humaine pour le bien de 
l'humanité, les dêvas te donnèrent comme général à Nahusa. 
Quand le fils de notre Père naquit, c'est eux aussi qui choisirent 
Ilâ pour commander aux enfants de Manu. 

Agni, dêva, par tes secours protège nos biens et nos person- 
nes. Tu mérites nos louanges. Tu conserves les vaches du fils 
de ton fils, toujours attentif à perpétuer ton culte. 

Agni, tu étends ta protection sur le serviteur, constant dans 
ses hommages. Tes quatre yeux brillent et s'allument. Tu chéris 
la prière du prêtre, qui te présente l'holocauste. Car tu es bon 
et miséricordieux. 

Agni, tu aimes cette richesse enviée, qui est le premier vœu 
de ton chantre respecté. Protecteur prévoyant du faible, tu 
reçois le nom de père. Ta haute sagesse gouverne depuis l'en- 
fant jusqu'aux régions célestes. 

Agni, l'homme qui se répand en pieuses générosités, tu le 
couvres de tout côté d'une épaisse cuirasse. Celui qui aux agré- 
ments qu'il prépare à ses hôtes, aux doux aliments qu'il leur 
donne, ajoute encore l'o&ande au prêtre, ne peut être comparé 
qu'au ciel. 

Agni, si nous avons péché, si nous avons marché loin de toi, 
pardonne-nous : tu es un parent, un père, un défenseur pré- 



— 378 — 

■voyant. En faveur des hommes qui offrent le sôma, tu apparais 
pour accomplir le sacrifice. 

Agni, toi qui fus Angiras, 6 saint, -viens ici avec ces senti- 
ments qu'eurent autrefois Manu, Angiras, Yayâti et les anciens. 
Viens, amène la troupe céleste, fais-les asseoir sur le gazon et 
consomme le sacrifice. 

Agni, que ta grandeur croisse par l'effet de cet hymne, que 
nous t'adressons suivant nos forces et notre science. Conduis- 
nous à la fortune, et accorde nous l'abondance avec la sagesse. 



CHAPITRE XIV 



LES SYMBOLES 



II. SÛRYA. SYMBOLIQUE DU SOLEIL 

Nous verrons, dans le chapitre suivant, comment 
la notion d!Agm, dépouillée de ce qu'elle pouvait 
avoir de symbolique , devint pendant la période 
même du Vêda une idée fondamentale, autour de 
laquelle tous les symboles tendirent à se grouper. 
Nous allons, dans celui-ci, donner une exposition 
abrégée de ces derniers. 



I. 



La nature, prise dans son ensemble, porte le nom 
à'Aditi, qui veut dire indivise. Ce mot ne désigne 
pas l'indivisibilité substantielle d'un principe méta- 
physique, comme êka, unique, et acêdya, que l'on 
ne peut partager ; il exprime seulement l'ensemble 
de toutes les choses naturelles, considérées dans leur 
totalité. 

« Aditi, c'est le ciel; Aditi, c'est l'air; Aditi, c'est la mère , 



— 380 — 

• ■ 

le père et le fils ; Aditi, c'est tous les dieux et les cinq espèces 
d'êtres; Aditi, c'est ce qui est né et ce qui naîtra. » 

{Gôtama, I, 169). 

Le nom d^ Aditi est d'autant plus intéressant 
qu'ayant apparu dans le monde gréco-alexandrin au 
temps des Ptolémées, il pourra devenir, dans la cri- 
tique moderne, un point de départ pour les recher- 
ches relatives à Tinfluence exercée par l'Inde sur 
l'Occident à cette époque. Ce fait quand il aura été 
élucidé, pourra sembler plus important encore, si 
l'on observe que le personnage, très-indécis dans ses 
formes, de la grande Aditi, a presque disparu dans 
le panthéon indien des temps postérieurs au Vêda, 
de sorte que l'on arrivera peut-être à conclure que 
les Hymnes du Vêda ont été positivement connus 
dans Alexandrie. 

Quoi qu'il en doive être, Aditi engendre les Adi- 
tyas, qui sont au nombre de douze et qui, dans la 
mythologie brahmanique, semblent répondre aux 
douze grandes divisions du ciel, c'est-à-dire, en un 
sens plus restreint, aux douze mois de l'année. Mais 
dans le Vêda cette signification n'est pas encore dé- 
finie : les Adityas paraissent être bien plutôt des 
points de vue généraux pris, soit sur le monde visi- 
ble tout entier, soit sur le Soleil et ses diverses 
énergies. Par exemple il est difficile de penser que 
Pûsan, Yivaswat et Yisnu soient autre chose que le 
Soleil, et ces trois êtres idéaux sont pourtant des 
âdityas. Parmi ces douze conceptions , un peu 



— 381 — 
vagues encore dans le Vêda, il en est trois dont les 
noms se présentent ordinairement ensemble et sont 
invoqués à la fois : ç^Q%i Mitra, Varuna et Aryaman. 
On s'accorde aujourd'hui à considérer l'âditya Ya- 
runa comme étant l'Asura du ciel étoile. C'est en 
effet ce qui ressort assez bien des versets suivants, 
attribués à un poëte ancien souvent nommé dans les 
Hymnes, à Çunançêp'a : 

Varuna. 

... Sans racines, règne Varuna, fort et pur, trésor élevé de 
rayons lumineux. Ces rayons descendent, mais leurs racines 
sont en haut. Puissent-ils briller pour nous au milieu des airs ! 

C'est lui, c'est le royal Varuna qui prépara au soleil cette large 
voie oii il poursuit sa route; qui, dans une région dépourvue de 
chemins, en fit un pour le Voyageur... 

' Ces étoiles qui brillent au-dessus de nos têtes apparaissent la 
nuit, et avec le jour elles se retirent; la lune aussi vient la 
nuit étaler ses splendeurs : l'œuvre de Varuna n'est jamais in- 
terrompue... 

{Çunançêpa, I, 40.) 

On dit que Varuna, dont le nom vient de vri, 
couvrir, comme pour désigner le ciçl étoile qui est 
pareil à « une toile » jetée sur le monde, répond à 
YOvpocvoç des Grecs, et que ces deux mots n'en font 
qu'un par leur étymologie. Cette explication du nom 
d'Uranus n'est pas invraisemblable, sans que cepen- 
dant elle soit jusqu'à présent parfaitement établie ; 
il faut considérer en effet que si Varuna préside au 



— 382 — 

ciel étoile, Mitra semble présider au ciel de jour, et 
Aryamank l'un et à l'autre. On voit même, dans les 
hymnes de Vàmadêva , l'âditya Varuna presque 
identifié avec Indra, qui est une entité symbolique 
d'un ordre inférieur, et transformé en un véritable 
guerrier céleste, patron des xattriyas. Cette fonction, 
attribué par le poète à Varuna, ne l'empêche pas de 
faire de cet âditya une sorte de producteur universel 
des choses ; et ce grand rôle lui est également assi- 
gné par les poètes de la famille d'Atri. Au contraire 
Dîrgatamas, dont les hymnes marquent un génie 
beaucoup plus net et une science des symboles 
beaucoup plus précise, départit aux deux âdityas 
Mitra et Varuna le rôle que nous croyons être le 
véritable ; 

Vos vêtements sont amples, et magnifiques. Quand vous les 
quittez, vous le faites avec sagesse, et ils ne se trouvent jamais 
déchirés... 

Votre enfant (le Soleil) porte le fardeau de ce monde, soute - 
nantce qui est bon, repoussant ce qui est mauvais. 

Nous voyons cet époux des jeunes Aurores s'avancer, pour- 
suivre sa révolution , et couvrir ces espaces élevés et vastes, 
demeure de Mitra et de Varuna. 

Sur le même sujet, on peut lire encore plusieurs 
hymnes très-beaux de Vasisïa (m, 149 et suiv.), qu 
sont d'accord avec la pensée de Dîrgatamas. 

On peut donc admettre, avec le commentateur 
Sâyana , que ces deux fils d'Aditi représentent le 
Jour et la Nuit, dans ce que ces phénomènes ont de 



1 



— 383 — 

plus général et par conséquent de moins figuré. 
Quant au nom de Mitra, qui signifie ordinairement 
amiy nous pensons qu'il a ici une autre valeur et 
qu'il vient de la racine mây mesurer, qui fait au 
participe mita^ et que, sauf le genre, il est identique 
au grec ^xpnv. Il désignerait ainsi l'âditya du ciel, 
considéré comme mesurable, soit dans le temps, 
soit dans l'espace. On sait que le nom de Mitra joue 
un rôle important dans la symbolique des Mêdo- 
perses et qu'il a aussi pénétré dans les cultes gréco- 
romains au temps de leur décadence. 

Nous avons hâte d'arriver à des symboles védiques 
d'une signification plus restreinte et par conséquent 
plus claire et mieux établie. 



II. 



Le grand phénomène de la nature visible est évi- 
demment l'apparition du Soleil , avec toutes les 
conséquences qu'elle entraîne. Les effets produits 
par la présence de cet astre sont si nombreux et si 
variés, et en même temps si bien définis et en quel- 
que sorte si bien classés, qu'il a été possible aux 
anciens prêtres âryas de les représenter par des noms 
et par des figures mythologiques assez diverses. 
Presque tout le panthéon védique se rapporte à cet 
ensemble de phénomènes et présente lui-même ime 
unité, qu'une étude même superficielle des Hymnes 



■ — 384 — 

fait aisément ressortir. On peut en effet ranger les 
Boms du soleil sous trois chefs, suivant qne l'on 
considère cet astre comme père de la lumière , 
comme voyageur céleste, ou comme pro.ducteur des 
formes et appariteur de la nature. 

Comme auteur de la lumière, il porte le nom de 
Sûrya, qui est le i.eipioq des Grecs et le Solàe^ La- 
tins; c'est le Soleil. Le mot sûrya vient de la racine 
sur ou swar, qui veut dire briller et qui, prise 
comme substantif, répond au 2erp des anciens Grecs, 
Il est de toute vraisemblance que le nom grec ordi- 
naire du Soleil, H/aoç, est lui-même, ainsi que Izlrm 
la Lune, une transformation plus complète du nom 
védique Sûrya. Ce Brillant s'appelle encore Çukra, 
mot qui a la même signification, et Hansa (ail. gans, 
gr. yriv) qui veut dire Cygne; le Vêda n'explique 
pas celte allégorie, qui se retrouve chez les Grecs 
dans le récit des amours du Cygne et de Lêda. Ce 
manque d'interprétation, fait rare dans les Hymnes, 
est un indice de la haute antiquité de ce symbole, 
lequel du reste ne doit pas nous surprendre quand 
nous voyons, de nos jours encore et chez nous, 
l'Esprit divin représenté sous la figure d'une co- 
lombe, sans qu'il soit possible à la majeure partie 
des chrétiens et même des prêtres de rendre raison 
de cette allégorie. Le Cygne, Hansa, est demeuré 
dans la théologie brahmanique comme un terme 
usuel pour désigner l'âme du monde, Paramâtmâ. 

Au rôle de Voyageur que remplit le Soleil se rat- 



— 38S — 

tache la légende du Nain, déjà toute entière dans le 
Vèda, reprise et développée postérieurement par la 
poésie brahmanique jusqu'à nos jours. Quand le 
Soleil se lève, il semble qu'il gît à terre comme un 
petit enfant nouveau né, mal venu, avec une grosse 
tête qui ne s'élève guère au-dessus du sol. Mais ce 
nain ne tarde pas à grandir, il s'élance, s'empare du 
haut du ciel, domine le monde entier, le maîtrise, 
et, après lui avoir fait sentir sa puissance, va se re- 
poser à l'horizon du couchant. Et ainsi chaque jour. 
Dans sa station supérieure, ce nain porte le nom de 
Yisnu, devenu célèbre dans les temps postérieurs, 
mais qui n'est ici qu'un simple âditya solaire. 

Visnu, ton corps est immense, et nul n'en peut mesurer 
la grandeur. Nous connaissons deux de tes stations, qui tou- 
chent à la terre ; toi seul connais la plus élevée, yéritablement 
divine.... 

Ce dieu dans sa grandeur a mesuré en trois pas ce, monde 
brillant de cent rayons. Que Visnu soit célébré comme le plus 
rapide des êtres; mais sa gloire est aussi dans sa brillante soli- 
dité.... 

Rayonnant Visnu, je chante ta gloire aujourd'hui, moi qui 
suis maître dans la science sacrée. Faible, je célèbre un fort tel 
que toi, qui habites loin de notre monde. 

Visnu, pourquoi quitter ta forme, sous laquelle tu t'es 
écrié : je suis le Rayonnant? Ne nous cache pas cette beauté, 
que nous avons admirée quand tu es venu parmi nous. 

{Vasisfa, III, 175.) 

Je chante les exploits de Visnu qui a créé les splendeurs ter- 
restres, qui par ses trois pas a formé l'étendue céleste, de Visnu 
partout célébré... 

Ses trois pas immortels sont marqués par de douces libations 

25. 



— 386 — 

» 

et par d'heureuses offrandes. C'est Visnu qui soutieait trois 
choses, la terre, le ciel, tous les inondes. 

Deux, des stations de ce dieu touchent au domaine des mor- 
tels. La troisième est inaccessible à tous, même à l'oiseau qui 
voie... 

Visnu a développé là force suprême qui fait briller le jour, 
et, uni à ses amis, il a ouvert le pâturage J 

Que le divin Visnu, plus puissant que le puissant Indra, dai- 
gne se joindre à lui. Que le Sage, qui siège en trois stations, se 
plaise à notre sacrifice^ et permette à l'Ârya qui le lui o&e d'en 
recueillir le fruit. 

ÇOîrgatamas, I, 363 et sq.) 

Le nom de Vzènu vient de la racine «zç, qui veut 
dire pénétrer, et il exprime la force pénétrante des 
rayons du Soleil à sa station de midi. 

L'approche du Soleil, au moment de l'aurore, fait 
apparaître les formes des objets que la nuit avait 
rendues invisibles. La cécité, que les ténèbres noc- 
turnes infligent à Thomme pour un temps, est un 
sujet de chants plaintifs et de métaphores hardies, 
qui revient assez souvent dans le Yêda. Ce mal est 
guéri par l'Asura dont la lumière semble chaque 
jour engendrer les formes des choses. C'est cette 
génération solaire dés choses visibles qui porte le 
nom de Savana, et dans laquelle on distingue trois 
moments principaux, qui sont les trois pas de 
Yimu, Le Soleil , ou pour mieux dire l'Asura du 
Soleil, l'âditya, dont cet astre est le char et projette 
au loin la splendeur, porte le nom de Savitri, quand 
on l'envisage comme producteur des formes. Par 
cette production, il ne faut pas entendre une créa- 



— 387 — 
tion, au sens propre de ee dernier mot; car il n'est 
point question, dans le rôle de Savùri, d'un acte 
d'où proviendrait la substance même des choses^ 
cette idée de créer ne semble pas être dans le Yêda, 
et l'on peut même douter qu'elle ait jamais paru 
dans les doctrines indiennes. Il s'agit exclusivement 
des formes, objets des sens et particulièrement de la 
vue : Caxusj l'œil, est fils de Sûrya, Que le fait 
exprimé par le mot savana soit une production par 
voie de génération, c'est ce que prouvent fous les 
mots sanscrits dérivés de la racine su, entre autre 
mnu et suta, qui veulent dire ftîs. Or la génération 
ne produit que des formes et n'atteint jamais les 
substances, la même matière servant indéfiniment à 
des suites d'êtres vivants des formes^ les plus variées. 

Le divin Savitri, revenu vers nous, établit chacun à son 

poste, dieu et mortel. Il apparaît sur son char d'or,, et de son 
regard embrasse les mondes. 

Le dieu, ami de nos sacrifices, suivra deux routes, l'une ascen- 
dante, l'autre descendante; il arrive, traîné par deux chevaux 
lumineux. Le divin Savitri vient de la région lointaine,- pour 
détruire tout ce qui est mal. 

Sur ce large char qui s'avance vers nous, tout* brillant d'orne- 
ments d'or et pressé par un aiguillon d'or, Savitri est monté, 
resplendissant de mille lumières, digne de nos hommages. 

Ses chevaux noirs allongent leurs pieds blancs, et sur un 
char dont le train est d'or; ils amènent la lumière aux hommes; 
devant le char du divin Savitri se lèvent toujours et les mortels 
et tous les êtres.... 

Le* noble Asura s'élève parun mouvenient insensible, et vient, 
comme porté sur des ailes, se révéler aux cieux 



— 388 — 

Savitri, à l'œil d'or, éclaire les huit régions de la terre, les 
êtres qui habitent les trois inondes et les Sept-Fleuves... 

Savitri, par ces routes antiques et' sohdes, faciles et sans 
poussière, que tu suis dans le ciel, viens aujourd'hui pour nous 
garder; et daigne converser avec nous. 

{Hiranyastûpa, I, 66.) 



A Savitri. 

Le divin Savitri qui travaille constamment à produire, et qui 
perte les êtres, vient de se lever pour son œuvre 

Il étend au loin ses longs bras. Et pendant qu'il poursuit sa 
route, sous lui se jouent les Eaux purifiantes et le Vent qui 
tournoie. 

La nuit poursuit l'œuvre de Savitri. 

Partageant avec lui de moitié, elle s'occupe à tisser sa grande 
toile. Cependant le sage comprend que la puissance du Produc- 
teur n'est pas éteinte. Car, il sort, il reparaît, et l'infatigable 
vient pour marquer les divisions du temps 

Il marche vers le terme de sa route, vainqueur de tous ses 
ennemis et désiré de tous les vivants. Alors il quitte une tâche, 
dont l'autre moitié ne le regarde plus. 

On le demande; on cherche avec inquiétude, dans les plaines 
désertes de l'air, l'habitant céleste qui devrait s'y trouver. Mais, 
la forêt silencieuse n'est pas pour cela sans oiseaux: rien ne 
saurait détruire les œuvres du divin Savitri... 

Les oiseaux, les animaux, sont tous dans les retraites diverses 
que leur a assignées Savitri... {Gritsamada, I, 517.) 

Celui qui par sa lumière met au jour toutes les 
formes visibles, est aussi celui qui les entretient par 
sa lumière ;• s'il en est le procréateur, il en est aussi 
le nourricier et peut à ce titre être nommé Pûsan, 
de la racine pus, qui signifie nourrir. Et il ne s'agit 



— 389 — 

pas seulement ici des figures immobiles des corps 
inorganiques ; le Nourricier entrelient aussi, par sa 
vertu vivifiante d'Asura, tous les êtres animés; il 
leur montre les choses qui sont nécessaires à l'en- 
tretien de leur vie ; il les montre les uns aux autres, 
pour qu'ils se recherchent ou s'évitent ; il leur 
procure tous les biens. D'ailleurs il est aisé de 
comprendre que les choses ne sont utiles que par 
leurs formes, leur matière n'ayant par elle-même 
aucune valeur. Qu'est-ce en effet qu'un morceau de 
pierre ou de fer? Qu'est-ce que l'eau informe ou la 
motte d'argile? Mais la pierre taillée et dressée fait 
une maison, le fer une charrue ou un glaive, l'eau 
et la terre la plante vivante, avec ses fruits et ses 
sucs bienfaisants. L'auteur des formes peut donc, 
aussi bien que Tivastri, aussi bien que Agni, être 
appelé Yiçwâvasu, possesseur de tous les biens, ou 
B'aga, le fortuné. Ce sont là des noms sous lesquels 
on désigne souvent le grand Asura du Soleil. 
. Ce rôle, comme on le voit, mêle intimement 
Sûrya aux actes journaliers, aux phénomènes uni- 
versels de la vie. Gomme Yivaswat il y est mêlé 
plus intimement encore. En effet il faut entendre 
par ce mot une puissance qui habite , qui réside 
dans tous les êtres en les pénétrant ; car ce mot est 
formé Aevas qui veut dire séjourner, demeurer, et 
du préfixe t/7' qui ajoute quelque force à la racine. 
C'est surtout comme producteur des formes que 
Sûrya porte ce nom : on voit dans un hymne attri- 



— 390 ~ 

bué à Dêvaçravas (iv, 1 58) et dans un autre attribué 
au {mnQxxji NâBânêdûïa (iv, 175), que Yivaswat 
avait épousé la fille de Twastp, Savarnâ, donile 
nom signifie Célle-qui-porte-avec-^elle -la-couleur, 
c^est-à-dîre, en langage moderne, le principe de la 
coloration. La couleur est un de ces grands phéno- 
mènes naturels qui peuvent frapper les esprits les 
moins réfléchis ; sans elle, il n'y a pas de formes que 
l'on puisse apercevoir; et sans formes visibles, le 
monde, pareil à la nuit, serait pour nous tous ce 
qu'il est pour les aveugles nés. Or on sait que ces 
malheureux ne peuvent vivre sans le secours des 
autres, qui Toient pour eux, ni développer leur 
intelligence que par l'action directe des clairvoyants. 
L'union étroite de la forme avec la couleur et de ces 
deux choses avec la vie et avec l'intelligence, expli- 
que suffisamment, selon nous, pourquoi Yivaswat, 
résidant dans les êtres par son asuryam, y épouse 
Savarnây et devient par elle père de Manu, qui est 
le symbole et le père de l'humanité pensante [man, 
penser) . 

Twaspri marie sa fille : tous les êtres sont assemblés. L e- 
pouse du grand "Yivaswat apparaît et devient la mère de Yama..^ 

On voit par là que celui qui réside en tous les êtres, 
Vwaswat, est aussi le père du dieu de la mort. Tel 
est en effet le rôle ordinaire de Yama dans les 
Hymnes. Cette généalogie nous parait s'expliquer, 
pour ainsi dire, d'elle-même, par le simple spec- 



— 394 — 

tecle des faits naturels, auxquels il faut toujours se 
reporter quand on lit le Vêda. En effet Yivaswat et 
Savarnâ, étant les parents de Manu et lès auteurs de 
sa vie, sont aussi ceux qui donnent à son existence 
la mesure dans laquelle elle est contentie. C'est pré- 
cisément le sens étymologique du mot i/am, qui 
signifie maintenir, contenir. Puisque le même prin- 
cipe engendre, entretient et finit l'existence réelle 
des êtres vivants, c'est lui aussi qui impose à ces for- 
mes périodiques qui les constituent , la loi de leur 
développement. L'application de cette loi se continue 
après la mort, soit pour le corps, dont les formes ne 
-se détruisent pas subitement, soit pour l'âme, qui 
est immortelle ; ainsi la même énergie divine préside 
également à la mort et à la loi. Le dieu des morts, 
Yama, porte aussi le nom de Darma, qui est la jus- 
tice ou, pour mieux dire, le Code de la loi. Ce côté 
tout moral et abstrait de la fonction symbolique 
de Yama est beaucoup moins développé dans les 
Hymnes du Rig qu'il ne le fut plus tard ; mais il s'y 
rencontre déjà. 

Du reste la parenté symbolique de Ywaswaty de 
Manu et de Yama, dieu de la justice et de la mort, 
est une conception de beaucoup antérieure à la 
période du Yêda ; car nous la retrouvons complète 
chez les Iraniens ou Mêdo- Perses, dont le livre sacré, 
l'Âvesta, qui n'est pas une imitation des Hymnes 
indiens, nous montre aussi Yivanghat comme père 
du genre humain et de Yima. Et si l'on s'avance 



— 392 — 

plus à l'ouest, on retrouve encore la même frater- 
nité entre Fantique législateur : crétois , Minos , et 
Rhadamahthe, tous deux fils de Jupiter, qui est le 
dieu du ciel, divaspatir, ou ^«yzVn. Quant à Rhada- 
manthe, il est possible de l'identifier avec Yama ; ce 
dernier se nomme en effet darma-râja, ce qui signi- 
fie roi de la justice ; par une transposition des deux 
éléments du mot, laquelle a pu s'opérer soit d'elle- 
même, soit par l'influence sémitique (puisque c'est 
de la Phénicie que les princes Crétois étaient venus) , 
on obtient râja-darma ; or les modifications subies, 
dans l'Inde même, par ces mots, nous les montrent 
devenant rao puis même râ, et damma en pâli; si. 
râ-damma a pu être un instant la forme populaire 
de râja-darma , comme cela est incontestable, un 
simple suffixe, très-commun dans la langue grecque, 
achèvera d'expliquer le sens û\x nom de Rhada- 
manthe. 

Un cortège symbolique entoure dans le Vêda le 
nom de Yama, dieu des morts. L'étendue de cet 
Essai ne nous permet pas de le développer ici. Nous 
appelons seulement l'attention sur Saramâ, \di 
chienne divine, qui semble avoir pour identique, 
sous une forme humaine, l'Hermès psychopompe 
des Grecs; et sur les chiens de Yama, aux quatre 
yeux, au poil fauve, aux larges naseaux, qui étant 
réunis en un seul animal monstrueux peuvent bien 
être identiques au Cerbère de la mythologie des 
Hellènes. 



— 393 — 

Revenons à Savitri. Ce puissant Asura , par la 
vertu de ses rayons, pleins de chaleur aussi bien que 
de lumière, soulève les odeurs, les transporte dans 
l'air, ou, d'une autre manière, les produit dans les 
plantes, les y filtre, comme dit le poëte, et en est 
conséquemment à la fois l'auteur et le véhicule. 
Nous pensons que c'est à ce grand phénomène natu- 
rel que répond encore ici le nom de Ganciarva, 
donné au Soleil un grand nombre de fois dans les 
Hymnes. C'est à un fait du même genre que se 
rapporté évidemment le surnom de Pâpi, buveur ; 
car les rayons du soleil absorbent et boivent pour 
ainsi dire toutes les matières liquides répandues sur 
les objets ou en eux. Lorsque, dans le sacrifice, qui 
est comme un abrégé du grand acte de la nature, on 
voulut représenter ces phénomènes par un symbole, 
on offrit à F Asura du Ciel , par l'intermédiaire 
d'Agni , un breuvage sacré volatil et odoriférant , 
le sôma. Pour représenter les aliments solides que 
consomme également l'ardent soleil, les corps des 
animaux et des plantes qu'il absorbe dans son vaste 
corps glorieux, on lui offrit le lait caillé, dadi, et on 
lui donna à lui-même le surnom de Daâikrâs. qui- 
vient-au-caillé. Ce Dadikrâs est un coursier céleste, 
généreux , vif, rapide , impétueux , héroïque et 
resplendissant, donné aux hommes par Mitra et 
Varuna. 

m 

A sa vivacité on dirait l'oiseau de proie qui bat de son aile 
empressée; on dirait l'épervier qui plane dans le ciel. 

{Vâmadêva, II, 183.) 



— 394 — 

Daâikrâs est même identifié avec Hansa , le 
Cygne céleste, symbole de Sûrya. Ce n'est pas les 
seuls animaux. sous la figure desquels ces Asuras 
soient représentés. 



m. 



Cette intervention de l'énergie productrice du 
Soleil dans les choses réelles nous conduit naturelle- 
ment à parler à' Indra lequel n'est autre que Savitri 
lui-même, conçu sous une forme plus précise et 
contenu, quant à son action, dans un ordre de phé- 
nomènes plus , déterminé. Nous allons donc, dans 
cette étude, en quelque sorte du plus au moins : 
après avoir donné une idée générale de ce que les 
poètes védiques entendaient par Asura, nous avons 
vu cette idée se préciser davantage sous la grande 
figure d'Agni ; la personnification est plus complète, 
les formes et les fonctions mieux arrêtées dans les 
Adityas, et surtout dans Savitri; elles le sont entiè- 
rement dans Indra j lequel peut, d'après le seul Vêda, 
être représenté par la peinture et par la sculpture. 
Avec ce dieu, nous atteignons ainsi le dernier terme 
de l'anthropomorphisme. 

Indra est l'énergie atmosphérique du Soleil ; c'est 
là sa vraie nature. Les efforts constants des poètes 
âryas vers l'unité les ont conduits quelquefois à 
agrandir le domaine de ce dieu, à faire de lui l'égal 



— 395 — 

de Savitni à^k^i même, et à le présenter comme 
Funiversel et unique Principe de Vie. Mais c'est là 
une déviation de l'idée primitive, ainsi que le prouve 
le symbole que nous allons décrire tout à l'heure. Il 
se peut aussi que des tendances privées, qui n'avaient 
rien de philosophique, aient poussé certains poètes 
xaltriyas, tels que Viçwâmitra et les siens, à donner 
une sorte de prépondérance à Indra, qui était en 
effet par excellence le dieu et le symbole des xat- 
triyas; mais, par le fait, on voit que, dans le pan- 
théon brahmanique issu du Yêda, ce dieu n'a jamais 
pu prendre le premier rang, qu'A^?«', sous le nom 
de Brahmây s'est trouvé placé fort au-dessus de lui, 
que Yisnu, siniple âditya des régions éthérées, s'est 
mis à côté de Brahmâ, que plus tard Çiva lui-même, 
qui ne se rencontre pas dans le Rig-Yêda ou qui n'y 
est que l'Asura du Vent, a conquis un rang égal à 
celui de Yisnu : tandis que Indra est demeuré le 
chef des dieux inférieurs, ou, comme dit Mgr Palle 
goix, évêque de Siam, le Roi des Anges. 

Il suffit d'ouvrir les yeux au spectacle des airs, 
pour assister à la plus grande lutte dont le monde 
nous offre le tableau. Les luttes des plantes qui se 
tuent et se dévorent entre elles, celles des animaux 
qui se poursuivent, s'atteignent, se déchirent et se 
mangent, celles de l'homme même dans ses grands 
combats, sont petites, bornées, individuelles, à peine 
collectives, et, vues de loin, elles sont insaisissables. 
Mais dans le vaste « transparent des airs, » les 



— 396 — 
hommes intelligents voient se dérouler, à travers les 
plus ardentes péripéties, la lutte du Soleil et du 
Nuage. Les combattants ont pour champ de bataille 
l'atmosphère, pour armures l'obscurité et la lumière, 
pour armes la foudre. Le ciel était bleu au lever du 
jour et laissait tomber encore le froid de la nuit; 
Sûrya se lève, ses rayons pénétrants réchauffent la 
terre et les corps réveillés des animaux et des plantes; 
la vie semble renaître. Mais voici que, le long des 
flancs obliques de la montagne, se forme une petite 
nuée, qui est comme une vapeur légère et blanche ; 
elle grossit, elle s'allonge, elle se traîne comme un 
serpent, et chauffe au soleil son dos qui grandit tou- 
jours. La voilà devenue un nuage, qui s'étend, en- 
toure le mont comme un parasol, s'élargit dans l'air, 
gagne le haut du ciel, s'empare de toute l'atmos- 
phère, couvre la terre de ténèbres et la dérobe entiè- 
rement au jour. Mais l'ardent Sùrya lance au-dessus 
ses rayons, perce le vaste corps du nuage, l'échauffé, 
le brûle, le fait tournoyer comme par une force pé- 
nétrante et inévitable ; la foudre est lancée de toutes 
parts, des roulements infinis parcourent l'étendue 
des cieux. Le nuage se fond en eau; le soleil se 
montre à travers ses lambeaux dispersés; et l'em- 
pire du ciel est reconquis,. Voilà la guerre, sans cesse 
renouvelée, à laquelle assistaient les Aryas, et que 
nous pouvons souvent contempler nous-mêmes. Elle 
les intéressait d'autant plus, que les régions continen- 
tales du midi ne connaissent guère d'autres pluies 



— 397 — 

que celle de l'orage, et que c'est de l'orage qu'elles 
attendent les eaux fécondantes du ciel, c'est-à-dire 
les aliments et la vie. La sécheresse est leur fléau 
destructeur ; l'ouragan est leur ami ; qu'il brise 
des arbres et emporte des maisons, pourvu qu'il 
pleuve. 

Symbolisez. J'appelle Indra la puissance météo- 
rique du Soleil ; Ahi, Çusna, Yritra, le nuage sous 
ses divers aspects ; Maruts, les vents déchaînés. Indra 
ne va-t-il pas jouer dans les airs le même rôle qu'un 
roi puissant à la tète de son armée? C'est le dieu de 
la lutte par excellence : on l'appelle Indra de la ra- 
cine ind, régner, Arya comme les nobles seigneurs 
du temps, Susipra, au beau nez, pour distinguer le 
chef, par ce signe de noblesse, des ennemis au nez 
aplati que l'on appelait Dasyus, et que l'on nomme 
ici Dânavas ; on le nomme Xattriya, comme les 
princes féodaux ; on le nomme Raja, car il est vrai- 
ment le Roi des cieux ; il est Div, c'est-à-dire paré 
de vêtements brillants; il est Çakra, c'est-à-dire 
puissant. Voici maintenant son cortège et son œuvre^ 
comme le Vêda nous les présente. 

Quand la nuit touche à son terme, une fine lueur 
se répand d'en haut et commence à rendre visibles 
les silhouettes des arbres et des collines. L'âne s'é- 
veille le premier et donne avis à toute la nature que 
le Roi du ciel est en route et qu'il approche. C'est 
celte bête, si belle dans les contrées du midi, et dont 
la nôtre n'est qu'une grotesque dégradation, que les 



— 398 — 

Aryas ontdonnée pour attelage aux Cavaliers célestes,, 
aux deux Açwins véridiques, courriers matinaux et 
médecins vigilants, qui viennent, avec la clarté pour 
remède, guérir la nature entière des maux et des 
eiTeurs de la nuit. 

Ecoutez l'hymne que chantait en votre honneur un homme 
errant dans les ténèbres, hymne que j'ai répété en recouvrant la 
vue par votre protection,- ô Açwins, auteurs de tout bien. 

Avec vos coursiers aux ailes d'or, rapides, doux, innocents, s'é- 
veillant avec l'aurore, humides de rosée,, heureux et disposés à 
faire des heureux, venez à nos sacrifices, comme les abeilles au 
miel... 

Vos rayons avec le jour repoussent les ténèbres et projettent 
au loin dans l'air des lueurs brillantes. Le Soleil attèle ses cour- 
siers 

[Vâmadêpa, I, 191.) 

Le char des Açwins a trois sièges, sur un desquels 
est placée la fille du Soleil, Urjanî, cette charmante 
lumière, que le regard des dieux suit avec un pur 
amour; « la jeune et aimable fille » est emportée 
par eux dans leur course circulaire. 

Alors apparaît l'Aurore, sœur de la Nuit ; elle est 
sur un char éclatant ; rougeâtre, elle ouvre les portes 
rougeâtres de l'Orient ; elle s'avance, elle s'étend, 
elle remplit le monde de clarté. 

Elle se dévoile, comme ime femme couverte dé parures; elle 
semble se lever et se montrer à la vue, comme un^ femme qui 



— 399 — 

sort du bain. Elle a tissé la plus belle des toiles^; et toujours 
jeune elle précède à l'orient la grande lumière. 

{Satyacravas, II, 375.) 

En effet voici le Rai lui-même, voici Indra. Le 
ciel n'est plus rougeâfre; les Açwins ont été plus 
loin vers l'occident ; l'Aurore disparaît comme eux ; 
c'est le cortège royal qui va venir. 

Indra est monté sur un cbar d'or, traîné par des 
coursiers jaunes ; il est lui-même tout resplendissant 
d'or; il porte la tiare étincelante ; dans une main, 
l'arc d'or ; dans l'autre, la foudre, qui est sa flèche ; 
sur son char, le disque d'or, aux bords tranchants. 
Il a pour cocher l'habile et prudent Matait. 

A Indra. 

Indra, qu'il te soit agréable^ ce sôma extrait de nos mortiers. 
Aime à venir à nous avec tes chevaux. Monte sur ton char de 
couleur jaune. 

Par amour, tu amènes l'Aurore, tu allumes le Soleil. Sage et 
prévoyant, Indra aux chevaux jaunes (Haryaçwa), tu donnes an 
monde sa brillante parurei 

Jaune est la voûte du. ciel, jaune est la surface de la terre ; et 
c'est Indra qui a consolidé ces deux grands corps jaunes, entre 
lesquels, Jaune (Hari) lui-même, il circule pour les entretenir. 

Le dieu aux jaunes coursiers, bienfaisant et jaune, illumine le 
monde entier. Il porte dans, ses bras une arme jaune, la foudre 
aux jaunes reflets. 

Oui, Indra tient sa foudre jaunissante,, ardente, entourée de 
traits éblouissants. Avec ses chevaux, il a fait sortir, à la fois, le 
sdma de nos mortiers- et les vaches. 

(Ficwômiira, II, 65.) 



— 400 — 

L'escorte de Hari est composée des Maruts, qui 
sont au nombre de soixante-trois ; il[fc?^anp2^aw (le 
chien de Mâtali?) est leur chef; il complète le 
nombre soixante-quatre, qui est celui des divisions 
de la rose des vents. Les Maruts so.nt traînés par des 
antilopes, les plus rapides des animaux. Fils de 
Prisni, qui est la terre montueuse, ou de Sinâu, qui 
est rindus, ils vont a\ec bruit autour de leur sei- 
gneur, prêts à le soutenir dans la lutte. Du reste, 
eux-mêmes sont tous des princes et méritent le nom 
d'Aryas et de Xattriyas, comme Indra, qui est leur 
suzerain et leur chef de guerre. 



Aux Maruts, 

Nobles Maruts, quand du haut du ciel, au lever du Soleil, vous 
vous abandonnez à l'ivresse, vos coursiers ne doivent point 
éprouver de fatigue... 

Prudents enfants de Prisni, habiles archers, couverts d'armes 
retentissantes, pourvus de glaives, de flèches, de carquois, de 
traits menaçants, montés sur de beaux chars et maîtres d'excel- 
lents coursiers, ô Maruts, vous vous avancez avec pompe 

Chargés de vapeurs humides, rayonnants, parés de bracelets 
et de coUiers d'or, ces nobles héros ont du haut du ciel mérité 
nos louanges et un renom immortel. 

G Maruts, sur vos épaules reposent vos glaives ; dans vos bras 
sont la force, la vigueur et la puissance. Sur vos têtes brillent' 
des aigrettes d'or... 

Agitez le ciel et les montagnes, versez des trésors sur votre 
serviteur. Les forêts ont tremblé de crainte sur votre passage. 
Ebranlez la terre, enfants de Prisni. Pour le bonheur, vous avez 
attelé vos antilopes... 



— 401 — 

Bons et grands, traînés par des coursiers noirs ou jaunes, ils 
s'étendent aussi loin que le ciel. 

(Çyâvâçwa, II, 338, 343.) 

Tout ce cortège bruyant, mouvant et lumineux, 
dont les armes se choquent et dont les fouets cla- 
quent au milieu des airs, s'avance vers le foyer 
d'Agni, s'y arrête un instant, y reçoit de la main du 
prêtre et par l'entremise du Feu sacré, le sôma, 
liqueur ardente des guerriers, et les aliments solides 
de l'offrande. Indra et « la brillante armée des ra- 
pides Maruts » sont prêts désormais à engager le 
combat. 

Déjà en effet, en présence d'Indra qui s'avance, 
AM, le Serpent, fait glisser son corps vaporeux dans 
les airs, et rassemble des montagnes de nuages. 
Çusna, le Sec, tient les eaux suspendues dans l'at- 
mosphère, les refuse à la terre, dessèche les plaines 
et les collines, tarit les fleuves, fait périr de faim et 
de maladie les troupeaux et les hommes ; le Sacrifice 
languit, l'œuvre de la production de la vie semble 
près de s'arrêter ; les Asuras ne recevront plus les 
aliments dont ils ont besoin pour accomplir sans fa- 
tigue leur fonction divine. Tous les êtres sont inté- 
ressés dans la lutte. Yritra, « celui qui couvre » 
de nuages l'atmosphère, s'est emparé des régions 
dont Indra est le maître ; il y commande ; il a voilé 
la face du Resplendissant et a dérobé à la terre la 
vue de sa majesté. Mais voici Indra qui s'avance armé 
de la foudre. 

26 



- ! ^ 

— 402 — 

A Indra. 

y>\ Je- y^ux. chanter, les antiques-^explojts par lesquels s'jest «distin- 
,gué le foudroyant Indra. .11^ frappé Ahi; il a répandu les ondes 
sur la terre; il a déchaîné les torrents des montagnes. 
' '' Ahi se cachait dans la montagne;- il l'a frappé dé cette arme ■ 
'■ ■ Retentissante ; fabriquée pour j lui par TwAstrij- . et i les ; gaux , 
• telles que des vaches qui courent à leur étable, se sont jetées 
au Grand-fleuve. . , - . , 

... Magavan a pris sa foudre qu'il va lancer comme une 
flèche; il a frappé le premier né des Ahis.-- . i.^ ;. • . , . 
> . ' ! . .V Aussitôt; les charmes de ces magiciens sontdétruitis ; aussi- 
tôt tu semblés donner naissance au soleil, au ciel, à l'aurore. 
L'ennemi a. disparu devant toi. 
Indra a frappé Vrîtra, le plus nébuleux de ses ennemis. De 
: sa foudre puissante et meurtrière,. il lui a brisé, les m^ml)res, 
.. tandis^ qu'Âhi, comme un arbre frappé de la hache, gît étendu 

sur la terre., \ -..•,.. 

... Il osait provoquer le dieu fort et victorieux... Il n'a pu 
éviter un engagement mortel, et l'ennemi d'Indra, d'une pous- 
sière d'eau,. a :grossi lés xivières. . -;.; , :: . ;j 
- . Privé de . pieds, privé de bras, il combattait e,neqre, Indra 
. de sa foudre le frappe à la tête, et Vritra... tombe déchiré en 
lambeaux... 
La mère de Vritra s'abaisse; Indra lui porte par dessous un 
-coup mortel; la mère tombe sur le fils. Dânu est étendue, 
comme une vache avec son veau. 
Le corps de Vritra, balloté au milieu des airs agités et tumul- 
' tueux, n'est plus qu'une^ chose sans nom- que submergent les 
: «aux. Cependant l'ennemi d'Indra est enseveli dans .le sommeil 
éternel... /, i :, 

Indra, roi du monde mobile et immobile, des animaux appri- 
voisés et sauvages, armé de la foudre, est aussi roi des hommes. 
Comme le cercle d'une roue en embrasse les rayons, de même 
Indra embrasse toutes choses. 

(L'Angiras Hiranyastûpa, I, 57.) 



— 403 — 

Le résultat de la bataille est que la \ie est rendue 
aux animaux et aux plantes ; c'est rœiivre d'Indra, 
prince dispensateur des richesses, trésor inépuisable 
de l'abondance. , 

Nous n'avons pas besoin de faire ressortir tout ce 
qu'il y a de vrai dans ces symboles. Comment se- 
raient-ils faux, puisqu'ils sont faits à l'imagé de la 
nature, et produits par la simple observation des 
faits naturels les plus saisissants? Il ne nous.reste 
plus, pour compléter le tableau, qu'à marquer le 
rôle des Màruts dans la grande guerre d'Indra et du 
Nuage, et à montrer comment les poètes du Vêda 
ont compris les effets de cette vertu fécondante de 
la tempête. Nous citerons simplement un hymne 
de la famille d'Atri, dans lequel Parjanyày \ë Tu- 
multueux, résume en sa personne tous les Maruts 
réunis. 

A Parjanya. 

Parle devant tous : ,célèbre par tes chants, honore par tes 
offrandes le vigoureux Parjanya ; fécond, rapide, retentissant, 
il répand une heureuse semence au sein des plantes. 

Il déracine les arbres...; avec sa grande arme, il épouvante le 
monde. La foudre à la main, le bienfaisant Parjanya ya. faisant 
la gueiTe aux impies qui retiennent les ondes. 

Tel que l'écuyer qui avec le fouet stimule ses chevaux , 
Parjanya se fait annoncer par des coursiers chargés de pluies; 
et quand il couvre le ciel de nuages, il en sort de longs rugisse- 
ments. 

Lès vents soufflent, les éclairs brillent, les plantes croissent, 



— 404 — 

l'air est inondé. La terre renaît pour tous : Parjanya a fécondé 
Prîfivî. . 

Par toi, ô Parjanya, Prit'ivî a plié sous son fardeau, les 
vaches se sont remplies, toutes les plantes ont grandi. Sois donc 
notre puissant protecteur. 

Maruts, envoyez-nous la pluie du haut du ciel. Que le 
mâle étalon nous lance sa rosée. Asura, notre" père, viens avec 
la nue où gronde le tonnerre, et répands les eaux sur nous. 

Fais entendre ta clameur, tonne; dépose sur terre un germe 
de vie. Vole de tout côté sur ton char humide. Déchire l'outre 
du nuage; qu'elle s'épuise sur nous, et que les colhnes comme 
les plaines soient inondées. 

Ouvre et répands sur nous ce grand trésor. Que les eaux pri- 
sonnières s'échappent. Arrose de ce beurre le ciel et la terre. 
Que nous buvions le lait des vaches. 

Parjanya , quand au milieu des murmures des nuages 
et de la foudre, tu envoies la mort aux méchants, le monde 
entier tressaille de joie; tout ce qui est sur terre se réjouit. 

Tu nous as donné la pluie pour notre bonheur. Tu as rendu 
la vie aux déserts arides. Tu as pi^oduit les plantes utiles à 
notre existence. Ainsi tu as mérité les hommages des hommes. 

{Bhôma, fils à'Âtri, II, 378.) 

Indra \ainqueur porte avec justice le nom de 
Jaya, le Victorieux, et celui de Magavan, heureux 
et digne d'hommages. Producteur des pluies fécon- 
dantes, il est dara et 15arwara, soutien du monde. Il 
mérite d'être honoré par cent sacrifices et désigné 
par le nom de Çaiakratu. Aussi, c'est principale- 
ment à ces puissances agissantes et bienfaitrices que 
l'on offre le sacrifice du matin ; Indra , Vâyu , les 
Acwins et les Maruts en sont les principaux consom- 
mateurs, ï)ôktaras. C'est pour eux que les liqueurs 
sacrées, sous la figure des nymphes Apsarâs , se 



— 405 — 

réunissent dans le grand vase appelé samudra ; et 
lorsque ce dernier mot fut, par les chantres védi- 
ques, employé pour désigner le grand réservoir des 
eaux du ciel, les Apsarâs y furent également trans- 
portées, pour y être le gracieux ornement de la cour 
d'Indra et siéger à la source des fleuves/ 

Tel est l'ensemble de cette mythologie védique, où 
l'on peut aisément reconnaître des traits identiques 
à ceux de la mythologie des Grecs. Elle a deux 
caractères bien remarquables, son unité et sa clarté. 
Nolis n'en donnons ici que l'ensemble et les princi- 
paux linéaments; elle se diversifie beaucoup plus 
dans les Hymnes ; et chaque poëte y ajoute les dé- 
tails que sa tradition ou son imagination lui four- 
nissent. Mais il est bien rare qu'alors les récits ou 
les conceptions qu'il présente ne s'accordent pas 
avec les données fondamentales. Du reste beaucoup 
de développements particuliers se rattachent à un 
passé lointain ; car on les retrouve, sous des formes 
analogues, chez les Iraniens, les Grecs ou les autres 
peuples anciens de l'Europe. Quant à la clarté des 
symboles, elle est telle dans le Vêda qu'il ne reste 
presque aucun doute sur le plus grand nombre d'en- 
tre eux, le phénomène naturel étant presque tou- 
jjours décrit avec le symbole qui le représentCi C'est 
un grand avantage que présente la mythologie du 
Vêda sur celle des Grecs ; et, comme celle-ci est en 
majeure partie venue de la même source que celle 
des Indiens et qu'elle avait reçu avec elle ses pre- 



— 406; — 

miers développçmeots dans d'Asie centrale, un -ta- 
bleau complet et explicatif des synaboles védiques, 
fait sans arrière-pensée et sans opinion préconçue, 
serait la meilleure préparation à la symbolique des 
Grecs et un guide presque, toujours sûr poiir ceuiç , 
qui en voudraient faire l'exégèse et en donner l'in- 
terprétation. Toutefois, il y aurait toujours un dan- 
ger à courir : le symbolisme védique est tout aryen 
et n'a rien reçu du dehors; celui des Grecs a em- 
prunté quelque chose, à diverses époques, des peu- 
ples de race sémitique et d'autres encore. Il y aurait 
péril à vouloir tout expliquer par le Vêda, comme il 
y avait une erreur capitale à faire tout venir de 
l'Egypte ou de la Phénicie. 

Enfin, nous terminerons cet exposé par une re- 
marque importante. Les cultes grecs, et avec eux les 
symboles, ont été presque tous localisés sur certains 
points, du continent ou des îles : on montrait le 
lieu où était né Neptune, celui où avait été élevé 
Jupiter, la petite plaine où Prométhée avait ramassé 
l'argile dont il avait modelé le premier homme, la 
forêt où. Géçès avait pris une branche de pin rési- 
neux,, la montagne ardente où elle l'avait allumée, 
et ainsi du reste; et pour compléter ce. système, on 
avait choisi un pic déterminé pour être le lieu de 
rendez-vous, de tous les dieux à la fois; c'était 
l'Olympe.. Rien de pareil dans le Vêda. La géogra- 
phie n'est presque pour rien dans, ses symboles; les 
phénomènes; y sont envisagés dans leur upiversalité ; 



— 407 — 

l'empire des dêvas, c'est l'univers. Il y a pourtant 
dans le Rig-Vêda deux ou trpis récits localisés : tel 
est lé suivant : 

...Une femme, fille du ciel, voulait malheureusement la 
mort : tu la lui as donnée. 

grand Indra, cette fille du ciel, l'Aurore, se faisait grande ; 
tu l'as réduite en poudre. 

L'Aiurore tremblante, ' ainsi frappée par toi, ô généreux, est 
tombée de ,son char réduit en poussière. 

Et ce char fracassé s'est affaissé dans la Vipâçâ qui coule au 
loin.... 

{Vâmadêva, II, 163). 

Le commentateur ajoute « dans l'occident. » Il a 
raison, selons-nous; car ce récit localisé ne nous 
semble prouver qu'une chose, c'est que l'auteur de 
l'hymne habitait à l'orient et à une assez grande 
distance de la Vipâçâ, qui est l'Hyphase. Cette his- 
toriette météorologique est du reste encadrée au 
milieu de beaucoup d'autres, où sont racontés les 
miracles opérés par Indra ; et tel est ordinairement 
le caractère des petits récits symboliques localisés, 
qui se trouvent çà et là dans le Recueil des Hymnes. 
Ils n'ont d'autre valeur que de fixer le point de vue 
où le poëte était placé, et n'intéressent nullement la 
doctrine générale ni la tradition commune des Aryas 
du sud-est. 



CHAPITRE XV 

MÉTAPHYSIQUE DU VÈDA 



I. 



Le nom dUasura est presque toujours un adjectif, 
employé par le Vêda pour qualifier soit un des êtres 
symboliques nommés dans les chapitres précédents, 
soit quelqu'un des objets sacrés renfermés dans l'en- 
ceinte du sacrifice et qui contribuent réellement ou 
par métaphore à la production et à l'entretien de la 
"vie. Lorsque ce mot est pris comme substantif, il dé- 
signe un de ces dieux ou un de ces symboles, précé- 
demment nommé dans l'Hymne ou suffisamment 
connu pour n'avoir pas besoin d'être nommé. Quand 
il ne désigne pas l'un d'eux expressément, il est tou- 
jours au pluriel, et il les désigne tous à la fois avec 
un sens collectif : les Asuras. On doit conclure de là 
que, au temps des Hymnes, la question de l'origine 
et de la conservation du monde était résolue par la 
pluralité des principes de vie, et qu'ainsi la doctrine 
généralement admise par les Aryas était le poly- 
théisme. En effet, dans les hymnes les plus anciens 
de la période, on ne rencontre aucun symbole qui 



— 410 — 

renferme positivement le monothéisme. De plus, un 
très-grand nombre de poëtes védiques affirment que 
la doctrine sacrée a été produite longtemps^avant eux 
par les auteurs des cultes, leurs ancêtres; ils nom- 
ment même ceux d'entre ces anciens sages qui ont 
établi des cérémonies sacrées pour les principaux 
dieux asuras; nous sommes dès lors autorisés à 
penser que ce polythéisme était de beaucoup an- 
térieur au commencement de là période du Rig- 
Vêda. C'est du reste ce que confirme pleinement 
l'existence de ce même système de cosmogonie sym- 
bolique chez les autres peuples aryens d'Asie et 
d'Europe. Le Vêda, qui est le plus ancien monuniènt 
de cette race et dont les hymnes ont été produits 
dans une contrée voisine du berceau des Aryens, le 
Vêda ne signale dans le passé aucune doctrine mo- 
nothéiste soit indigène, soit venue du dehors, et ne 
laisse percer nulle part aucun souvenir d'une telle 
doctrine. Ily a donc lieu dépenser que Texplicalion 
donnée primitivement par eux des phénomènes et de 
Texistence continue du monde, est contenue toute 
entière dans la théorie des Asuras. Or cette théorie 
est polythéiste. 

D'un autre côté, il est incontestable que la race 
indienne des Aryas a toujours montré une forte tèh- 
dance vers l'unité métaphysique d'un principe sii- 
périeur. L'unité substantielle de Dieu est aiujoùrd'hùi 
la croyance universelle dés Indiens de racé âryéniife, 
croyance professée ouvertement par les bràhmànesi 



— 4il — 

et malheureusenient cachée, dans le peuple, sous les 
apparences d'un polythéisme quelquefois grossier, 
L'unité métaphysique de l'Être suprême est sans cesse 
et partout proclamée dans les écrits brahmaniques ._ 
de tous les genres et de tous les temps, depuis les 
derniers faits jusqu'aux brâhmams védiques les plus 
anciens et les plus authentiques. Nous verrons tout 
à l'heure que, pendant la période védique et princi- 
pajement vers la fin, cette tendance vers l'unité se 
manifestait déjà d'une manière puissante et abou- 
tissait presque à la doctrine définitivement admise 
dans les siècles suivants. 

Mais le premier effet que ce besoin semble avoir 
produit a été de pousser certains poëtes à donnera 
quelqu'un des dieux-asuras une sorte de prédomi- 
nance sur tous les autres. Au lieu de chercher à 
dégager du polythéisme primitif une notion nouvelle, 
celle d'un être unique supérieur à toutes les concep- 
tions symboliques du temps, ils prenaient, pour 
obtenir cette unité, une de ces conceptions mêmes, et 
ils rattachaient autour d'elle les autres déités que la 
tradition leur avait léguées. On peut constater dans 
maint hymne du Vêda cet effort d'esprit, qui semble 
aboutir. à donner, le, commandement et à attribuer 
l'organisation du monde, soit à Yaruna, soit à Agni, 
soit à Sapitri, soit même à Indra, roi des cieux. Un 
poète s'abstient, de. donner, ce, que, nous pourrions 
appeler la métaphysique, d' Agni, et, réduisant cet 
être mystérieux au rôle étroit, de messager du s^icri- 



— 412 — 

fice et de gandarva au service des dieux, ne laisse de 
rôle véritablement actif qu'à l'Asura du Soleil, Sa- 
vitri ou Pûsa?î. Un autre poëte fait de Varuna l'or- 
donnateur universel et le producteur de toutes 
choses, même d'Agni. Un troisième, identifiant 
complètement Indra avec Savitri, qui cependant lui 
est de beaucoup supérieur, donne à cet être mixte 
la suprématie exlusive parmi les Asuras. A la vérité, 
cette tendance est vague pour ainsi dire ; et, se trou- 
vant en contradiction avec le polythéisme qui tend 
à distinguer les symboles, elle était par cela même 
condamnée à l'impuissance. Aussi lorsqu'on lit les 
hymnes les plus évidemment symboliques et poly- 
théistes, est-on surpris de voir un même poëte, 
suivant l'inspiration du moment, faire tour à tour, 
de chacun des dieux, le principal agent de la vie, 
et mêler ainsi tous les rôles. 

Il résulta de cette sorte de contradiction entre 
l'ancienne théologie et la tendance nouvelle, un fait 
de la plus haute importance pour l'histoire compa- 
rée des religions aryennes de l'Asie : c'est que les 
Asuras les plus haut placés dans la hiérarchie, étant 
ceux dont la notion était la moins précise, cédèrent 
peu à peu la place aux dieux inférieurs, qui, plus 
près de la réalité, avaient un domaine, une fonction 
et conséquemment une nature et des attributs beau- 
coup mieux définis. On vit les hymnes en l'honneur 
d'Indra, des Maruts, des Açw^ins, se multiplier, et 
ces déités occuper même une place importante et 



— 413 ~ 
déterminée dans les hymnes adressés à tous les 
dieux, réunis sous le nom général de Viçwadêv as. 
On peut observer que c'est là aussi, selon toute appa- 
rence, le chemin que parcourut l'esprit théologique 
chez les Aryas-hellènes : car nous voyons que les 
dieux nouveaux ou Olympiens succédèrent chez les 
Grecs aux anciens dieux Titans, de qui cependant 
ils tiraient leur origine. 

Pendant que la théologie en quelque sorte hiéra- 
tique et traditionnelle s'engageait dans cette voie de 
plus en plus polythéiste, et réalisait les dieux, il 
s'opérait dans les intelligences d'élite un mouvement 
en sens contraire, que nous allons constater et 
décrire. 

D'abord un certain nombre d'hymnes nous mon- 
trent que le nom à^asura commençait à perdre sa 
valeur primitive et à être pris en mauvaise part. 
Dans le brahmanisme, les Asuras furent de vrais 
démons, habitant les régions inférieures, ayant des 
. formes hideuses, des cornes sur la tête et une grande 
puissance ; leurs ennemis et leurs vainqueurs étaient 
les dieux , et particulièrement les dieux du ciel , 
ayant à leur tète Vïsnu , sous ses diverses formes. 
L'antagonisme , comme on le sait , devint telle- 
ment un article de foi, que l'on perdit même le 
sens et la valeur étymologique du nom des Asuras, 
et que l'on dériva ce nom de Va privatif et de sura 
qui signifie un dieu. On ne trouve dans le Rig-Vêda 
que les premiers signaux de cette lutte; mais enfin 



_ 414 — 

ces sortes d'a^iiribnçes de l'avenir ë'yrènicôntrént 
iiicontestàbïemëiit . Nous '' déVotis èri conclure ,' au 
moins, que raùtique doctrine des ' ÂsiirJas n'aVait 
plus à cette époque tout le prestige qu'elle avait cer- 
' tainemènt eu dans les siècles antérieurs, et que les 
dieux aspiraient à régner exclusivement* 

Les circonstances étaient favorables pour qii'ïine 
grande explication métaphysique du inonde et de la 
vie fût tentée : elle le fut. Voici de quelle manière. 
Les auteurs du Vêda, cherchant l'unité , n'avaient 
pas manqué d'être frappés dé la resseinblàricc qui 
existe a beaucoup d'égards entré lé feu et lé soleil, 
et, de inêmé, entre le feu ' et la foudre. Celle-ci se 
nommait vi'dyut, de la racine dïv qui signifié briller 
et qui est une épithète du feu et du soleil. Dé même 
le nom de Sûrya, qui veut dire brillant, n'était pas 
seulement le nom oi-dinàirë dû soleil; c'était aussi 
une épithète que l'on appliquait souvent au feu et 
par laquelle on caractérisait Àgni. De plus, en obser- 
vant avec quelque attention 1 es phénomènes, on vit 
que les nuages orageux contiennent le. feu de' la 
foudre, qui brûle et enflamme comme le feu du 
foyer ; que le soleil est comme un foyer de chaleur 
qui échauffe la terre et la pénètre; de sorte que le 
nuage ne fait que réunir et condenser le feu du 
soleil emporté d'ici-bas par les vapeurs dont se 
forme la nue. Enfin le feu extrait de l'ûimwf C'est-à- 
dire du bois, celui par conséquent qui résidé dans 
lés végétaux et, par eux, dans les animaux qui s'en 



— 445 — 



nourrissent et .dans le foyer sacré qui, les brûle, 
, qii')Bst-ce autre chose, 'que Iç feu, du soleil qui fait 
croître les, plantes, et que le feu de la nue qui, en 
. éclatant, répand la, pluie et fait que la terre arrosée 
^ deyient fertile ? On fqf donc conduit d'assez bonne 
heure à ne -voir dans tous ceS; phénomèr^es qu'un 
seuret même agent igné, et à donner au ifeu trois 
épithètés et trois fonctions principales : on le nqmma 
gàrha'patya ou feu domestique, dans sa fonction ter- 
restre; vêdyuta ou feu de l'éclair, dans la région 
atmosphérique; sûrj/arûpa ou solaire, dans l'astre 
' qui porte ce nom. 



Agni est dans le foyer, dans le trésor des rayons solaires, dans 
les eaux aériennes. (Trita-aptya, IV, 137.) 

On célèbre sa triple naissance : il naît au sein des libations, 
dans le Soleil, au milieu des eaux aériennes. (Kutsa, I, 183.) 

Et ainsi, dans une multitude dé passages. Dû reste 
pour que les explications qui viennent d'être données 
ne semblent pas une interprétation faite à plaisir, on 
peut lire (ii, 85) entre plusieurs autres, un hymme 
de Viçwàmitra, grand poëte de la fin de la période, 
où se trouve le récit des migrations du feu, depuis le 
foyer sacré où il naît, jusqu'à son entier développe- 
ment et pour ainsi dire à sa dernière incarnation. 
Né de Varanî, il se nourrit du bois du bûcher et des 
libations de beurre ; là il devient le messager du 
sacrifice ; puis, grandissant et s' élevant dans les airs. 



— 416 «^ •• 

il va se réunir au corps de l'Asura lumineux et de- 
Tient Yisnu, Indra, Twastrî, Savitri et les Maruts, 
La question se posait donc et tendait à se résou- 
dre par le moyen de la notion d'Agni, étendue et 
idéalisée. C'est librement que cette grande question 
était posée, et non en vertu d'une tradition ou d'un 
souvenir d'autrefois. La preuve en est dans les hési- 
tations des poètes et dans la crainte qu'ils ont 
quelquefois de sonder indiscrètement des mystères 
impénétrables : 

Qui connaît ici-bas, qui peut dire la voie que suivent les 
dieux? Nous voyons bien leurs stations inférieures; mais leur 
œuvre se poursuit dans les régions supérieures et mystérieuses. 

(Viçwâinitra, II, 81.) 

Un autre poëte essaie d'identifier le feu avec le 
soleil, et dit : 

Les deux sacrificateurs (Agni et Sûrya), l'un en haut, 

l'autre en bas, demandent : « Qui peut nous distinguer? » Parmi 
ces amis qui sont accourus à ce sacrifice, qui répondra à cette 
question? 

Combien y a-t-il de Feux? combien de Soleils? combien d'Au- 
rores? combien d'Eaux? ô pères, je ne fais pas cette question 
par une vaine curiosité; je veux seulement m'instruire. 

Mâtariç-wan, tant que l'Aurore ne couvre pas la face de la 
Nuit aux ailes rapides, le prêtre, inférieur au grand Sacrificateur, 
doit, devant le foyer, présenter l'holocauste. 

' Cette manière de poser une question qui touche à 
la métaphysique, c'est-à-dire au fond même de la 



— 417 — 

doctrine, et de se réfugier ensuite dans les actes 
pieux et dans la tradition du culte, caractérise les 
différents hymnes oîi des notions d'une théologie 
avancée sont proposées. Nous allons citer néanmoins 
dans son entier un hymne de Gritsamada, descen- 
dant d'Angiras, par lequel on verra nettement com- 
bien la notion d'Âgni s'était agrandie pendant la 
période des Hymnes , et avec quelle énergie les 
esprits se portaient vers l'unité : 



A Agni, 

Agni pur et lummetix, maître des hommes, tu nais environné 
de splendeurs, de libations, de calices, de bois et de plantes. 

Pour celui qui veut honorer les dieux aux jours favorables , 
Agni, tu diriges l'holocauste, les libations, les cérémonies, et tu 
surveilles le feu. Tu es le héraut , le prêtre , le pontife; tu es 
pour nous le maître de maison. 

Tu es pour les hommes pieux le généreux Indra; tu es l'illustre 
Visnu toujours adorable ; tu es le pontife opulent, le maître de 
la chose sacrée, le soutien de tous les êtres, le compagnon de 
toutes les prières. 

Agni, tu es le royal Varuna, tu es Mitra si ferme en ses oeu- 
vres, secourable et digne de nos chants. Tu es Aryaman, maître 
de la piété, reflet, forme du Soleil : dans le sacrifice, ô dêva, tu 
es un bienfaiteur. 

Agni, tu es.TwastH; voici tes épouses; et ton serviteur trouve 
en toi un ami puissant, un parent fidèle qui fait sa force. Ma- 
gnifique et vivement empressé, tu donnes et de nombreux et de 
vaillants coursiers. 

Agni, tu es l'asura Rudra qui règne dans les airs; tu es la 
force des Maruts el le maître des offrandes. Tes coursiers rou- 

27 



— 418 — 

geâtres sont aussi rapides que les vents. En toi réside la pros- 
périté : tu es Pûsan, et tu sais protéger tes serviteurs. 

Agni, pour qui t'honores, tu es Dravinôdâs. Tu es le divin 
iSai;ifn et l'auteur de toute opulence. Roi des hommes, tu es 
Bhaga et tu gardes dans sa demeure celui qui te vénère. 

Agni, le peuple t'adore dans ton foyer, comme son souverain, 
comme un roi bienveillant. Agni aux brillantes clartés, tu es le 
maître de tout. En toi sont rassemblés d'innombrables biens. 

Agni, toi dont le corps s'entoure dé tant -d'éclat, les hommes 
par leurs offrandes t'ont pour frère, par leurs œuvres pour père. 
Tu es le fils de ton serviteur. Tu es pour nous un ami fidèle, 
un patron dévoué. 

Agni, tu es RiVu, vénérable et près de nous. Tu es le maître 
de l'abondance et de la féconde prospérité. Tu brilles et tu brû- 
les. C'est toi qui ordonnes le sacrifice, c'est toi qui l'offres. 

Agni divin, tu es Aditi pour ton serviteur. Tu es Hôtrâ: tu es 
Bârati; ton bonheur est dans nos hymnes. Tu es réternelle 77a, 
pour nous combler de biens. Maître de l'opulence, tu as donné 
la mort à Vritra. Et tu es Saraswatî. 

Agni, ton serviteur trouve par toi la plus belle des existences. 
Dans tes splendeurs si éclatantes, si désirables, se rencontrent 
toutes les beautés. Tu nous donnes la nourriture et le salut, ô 
grand. Tu es riche, magnifique, partout présent. 

Agni prudent, tu es les Adityas. Les dieux ont emprunté ta 
bouche et ta langue : c'est par toi que dans les sacrifices ils 
reçoivent les offrandes ; c'est par toi que les dieux mangent 
l'holocauste. 

~Agni, oui, c'est par toi que tous les dieux immortels et bien- 
faisants mangent l'holocauste ; par toi que les mortels perçoivent 
le fruit de la libation. Pur, tu produis les plantes dont tu portes 
en toi le germe. 

Agni généreux, parmi tous ces dieux que tu rassembles, tu 
excelles, tu domines avec majesté. Par un effet de ta grande 
puissance, que l'offrande présentée dans notre sacrifice profite 
également et au ciel et à la terre. 

Agni, tu nous conduis vers le bonheur, nous et les chefs de 
famille qui donnent à tes chantres d'excellentes vaches et de 



— 419 — 

beaux chevaux. Pères d'une heureuse lignée, puissions nous 
chanter longtemps encore dans le sacrifice ? 

{Gritsamada, I, 440.) 

Voilà donc Agni reconnu pour être en quelque 
sorte la force vive de tous les dieux et de tout ce 
qu'il y a de bon dans les choses réelles. 

Le monde entier existe par toi; le flot suave de tes splendeurs 
coule au vase des libations, dans le cœur de l'homme, dans 
toute la vie, dans les eaux comme dans le foyer. 

{Vâmadêva, II, 211.) 

Il n'y a plus à douter que le feu, naturel ou mys- 
tique , commençait à devenir le principe unique 
auquel allait se rattacher toute la théorie du monde. 
Ce feu, idéalisé, dégagé de son corps mortel, comme 
disaient les poètes, c'est-à-dire de ce qu'il y a en 
lui de visible, de palpable, de matériel, devenu un 
véritable être métaphysique et universel, expliquait 
non-seulement les apparences sensibles des corps, 
mais aussi la vie dont beaucoup d'entre eux sont 
doués, et, avec la vie, la pensée et le sentiment. 
Lorsque ces poètes commencèrent à concevoir celte 
vie universelle, qui est un des fondements du pan- 
théisme, et à se sentir « vivre de la vie de tous les 
vivants, » un étonnement d'une incroyable énergie 
les saisit ; on le voit exprimé (ii, 402) dans ces mots 
du grand B'arachvàja : 

Son essence active existe dans tous les êtres animés. Tous 



— 420 — 

les. dévas, d'un commun accord, se rallient ensemble à ce dieu 
puissant. 

Quand je pense que cet être lumineux est dans mon cœur, 
les oreilles me tintent, mon œil se trouble, mon âme s'égare en 
son incertitude. Que dois-je dire? Que puis-je penser?... 

{Bharadwâja, II, 402.) 

Ce n'était donc pas un dogme, mais une décou- 
verte; «t j'ose dire que l'iionneur d'avoir conçu les 
premiers l'unité du principe suprême revient, dans 
la race aryenne, aux auteurs du Vêda. Que ce prin- 
cipe soit nommé Agni ou de tout autre nom, cela 
n'importe guère : car, si l'on veut y réfléchir, le 
nom àè Dieu que nous donnons à l'Être absolu et 
que, assez maladroitement, nous avons tiré du é/(ew5 
des Latins, vient en ligne directe, comme le dêva 
dés Indiens, de la racine div qui veut dire briller ; de 
sorte que cette notion toute matérielle, ayant été 
transformée par les efforts réitérés des métaphysi- 
ciens, a fini par disparaître ; elle a laissé la place à 
une idée tout à fait immatérielle, et pourtant le mot 
n'a pas été changé : telle est la persistance des lan- 
gues. Dans le Yêda, c'est la notion, d'abord toute 
physique du feu, qui se transforme de cette ma- 
nière, s'abstrait, s'idéalise, s'étend, devient quelque 
chose de très-analogue à l'idée de Dieu, et n'attend 
plus, pour être entièrement séparée des phénomè- 
nes du feu qui brûle , que de recevoir un nom 
nouveau et d'un sens tout à fait idéal. Ce mot va 
venir ; il existe depuis longtemps dans la langue vêdi- 



— 421 — 
que ; il y désigne soit l'homme qui prie, soit la prière 
elle-^même et la piété : ce mot, c'est ^r«Awaw, au 
masculin. Une fois, mais une fois seulement, il esl 
employé comme nom propre, sans autre indication, 
pour désigner Yrihaspati, qui est Agni (iv, 387). 
Quand la question posée par les « poëtes sa-^ 
vants» aura été résolue, non plus d'une manière 
dubitative , mais d'une façon affirmative et dog- 
matique, alors Agni cessera d'être le nom du prin- 
cipe éternel et unique ; le nom de ce Masculin su- 
prême, de ce Purusa, sera Brahmâ. 

Pour montrer avec quelle netteté la question de 
l'origine du monde et de la cause première était 
posée, nous allons citer un hymne attribué à Pra- 
jépati; il y. avait un poêle de ce nom, fils du grand 
xattriya devenu prêtre, Viçwamitra ; il ne paraît 
pas que celui-ci soit l'auteur de l'hymne, qui peut 
être plus ancien ou plus moderne, et qui semble 
n'avoir été attribué à un Prajâpati qu'en raison du 
sujet qu'il expose. Le voici : 

Rien n'existait alors, ni ce qui est, ni ce qui n'esj; pas. Point 
de région supérieure, point d'air, point de ciel. Où était cette 
enveloppe? Dans quel bassin l'eau était-elle contenue? Où 
étaient ces profondeurs impénétrables de l'espace? 

n n'y avait point de mort, point d'immortalitéi- Rien n'an- 
nonçait le jour, ni la nuit. Lui seul respirait, ne formant aucun 
souffle, renfermé en lui-même. Il n'existait que lui. 

Au commencement, les ténèbres étaient enveloppées de té- 
nèbres ; l'eau était sans impulsion ; tout ét^it coniondu . li^êtré 
reposait au sein de ce chaos ; et ce grand tout naquit, par 1^ 
force de sa piété. 



— 422 — 

Au commencement l'Amour fut en lui, et de son Intelligence 
jaillit la première semence. Les sages, par le travail de l'in- 
telligence , parvinrent à former l'union de l'être et du non- 
être... . 

Qui connaît ces choses ? Qui peut les dire ? D'où viennent les 
êtres? Quelle est cette production? Les dieux aussi ont été 
produits par lui. Mais lui, qui sait comment il existe ? 

Celui qui est le premier auteur de cette création, la soutient. 
Et quel autre que lui pourrait le faire ? Celui qui du haut du 
ciel a les yeux sur tout ce. monde, le connaît seul. Quel autre 
aurait cette science? 

(Prajâpatî, IV, 421.) ' 

Deux choses nous semblent dignes d'être remar- 
quées dans cet hymne : c'est que la question fonda- 
mentale de la métaphysique y est posée comme elle 
pourrait l'être aujourd'hui même, et résolue de la 
même manière qu'elle l'a été plus tard par Platon et 
par plusieurs docteurs de l'Eglise chrétienne. La 
théorie du Verbe ou de l'Intelligence, comme source 
première des choses finies, fut introduite pour la 
première fois en Grèce par Anaxagoras et déyeloppée 
ensuite d'une manière grandiose par Platon. Celle 
de l'Amour appartient aussi à l'une dès écoles grec- 
ques d'Asie antérieures à Socrate; et l'on dit que les 
philosophes de ces écoles l'avaient rapportée de 
l'Orient. Quoi qu'il en soit , notre hymne tend à 
résoudre le problème par une théorie qui se rap- 
proche beaucoup du système de la création et qui a 
une ressemblance manifeste avec le dogme chrétien 
de la Trinité. Mais comme ce dogme est un mystère 
et que l'interprétation philosophique ou plutôt psy- 



— 423 — 

chologique, donnée par plusieurs docteurs et der- 
nièrement par Bossuet, n'est nullement un article 
de foi, on ne serait point mal venu à penser que, 
cette interprétation tire son origine de l'Inde védi- 
que, que c'est de là qu'elle est arrivée par les philo- 
sophes voyageurs jusqu'en Grèce, et plus tard par 
Alexandrie jusqu'aux docteurs chrétiens. Mais c'est 
là une supposition à laquelle nous n'attachons pour 
le moment qu'une médiocre importance. Le second 
fait notable que l'hymne de Prajâpati renferme, est 
celui-ci : la solution, après avoir été donnée affirma- 
tivement, est tout à coup retirée, et le poëte déclare, 
dans les deux derniers versets, que l'homme est 
incapable de l'atteindre avec certitude. 

Cette hésitation se rétrouve dans tous les hymnes 
où une solution positive est proposée, preuve évi- 
dente qu'il n'y avait à cet égard aucun dogme établi, 
aucune tradition sérieuse. D'ailleurs la tendance vers 
la théorie de la création ne se rencontre guère que 
dans cet hymne, elle y semble même admettre une 
sorte* de chaos primitif, de matière première, un 
dualisme par conséquent et non cette opération 
absolue par laquelle le Dieu créateur fait toutes cho- 
ses de rien. 

Partout ailleurs c'est la doctrine de l'unité de 
substance qui tend à prévaloir. Le monde est produit 
par une génération divine, comme, dans le symbole 
de Nicée, le Fils est engendré par le Père. La créa- 
tion n'est admise que pour les formes, qui en elles- 



— 424 — 

mêmes ne sont rien que des apparences, des limites, 
et, pour parler avec Prajâpatt, un mn*ètreyasat»he 
plus affirmatîf de tous les hymnes que: nous a^^oiis 
trouvé dans lé Rig-Vêda est le grand hymne deBir^ 
^atamas : ce poëte, d'un génie mystique et puissant, 
d'un style vigoureux et plein d'images, s'exprime le 
j^lus souvent en métaphores hardies et quelquefois 
obscures ; très-pieux et très-versé dans le symbolisme 
de son temps, il est dogmatique et lance ses décou* 
vertes métaphysiques au milieu des symboles. Il y a 
dans ses chants une sorte d'inspiration enthousiaste, 
qui semble produite par l'intelligence qu'il a d'un 
sens mystique et profond, caché sous les figures et 
les attributs des dieux, comme dans les œuvres de la 
nature et le grand acte du sacrifice. Voici quelques 
versets de ce poëte : 

Extrait du grand hymne de Dlrgatamas. 

... Qui a vu, à sa naissance, Agni prendre un corps pour en 
donner à ce qui n'en a pas ? Où était l'esprit, le sang, l'âBae de 
la terre? Qui s'est approché de ce sage pour lui faire cette 
question? 

Faible et ignorant, je veux sonder ces mystères divins...- 

Ignorant et inhabile, pour arriver à la science j'interroge ici 
les poètes savants. Quel est donc cet Incomparable qui, sous 
la forme de l'Immortel, a fondé ces dix mondes lumineux? 

Qu'il le dise, l'homme instruit dans le mystère du Fortuné 
qui traverse les airs... 

Dîrgatamas décrit alors en termes mystiques l'o- 



— 42S — 

péraiion de Varani, la naissance du feu dans le 
sacrifice, son développement, sa relation et son 
identité aveclé foyer solaire, qui produit l'année; 
puis il continue : 

Celui qui connaît le Père avec ses rayons inférieurs, sait aussi 
connaître tout ce monde avec les supérieurs. Marchant sur les 
pas de nos poètes, qui peut ici célébrer ce dieu? D'où est née 
l'âme? ' 

Il en est, dit-on, qui viennent vers nous et s'en retournent, 
qui s'en retournent et reviennent. Indra, ô Sôma, les Ethérés 
portent vos œuvres comme leur fardeau. 

Beùx oiseaux juiûeaux et amis hantent le même arbre : l'un 
d'eux s-àbstîent dé goûter la figue; l'autre la trouve douce et la 
cueille. 

Le. Seigneur, maître de l'univers et rempli de sagesse, est 
entré en moi faible et ignorant, dans ce lieu oîi les intelligences 
obtiennent, avec la science, la jouissance paisible de ce fruit 
doux comme l'ambroisie. .. 

L'être actif reposait donc , il revient à la vie et s'établit au 
sein de nos demeures. Il était mort, la vie lui est donnée par les 
libations. L'Imimortel était dans le berceau du mortel. 

J'ai vu le gardien du monde, suivant ses voies diverses, à son 
lever, dans sa station inaccessible et à son coucher. Tantôt 
s'unissant aux rayons lumineux, tantôt les quittant, il va et 
revient, dans les espaces intermédiaires. 

L'homme agit et, sans le savoir, n'agit que par lui ; sans le 
voir, il ne voit que par lui. Enveloppé dans le sein de sa mère 
et sujet à plusieurs naissances, il est au pouvoir du mal (Nirriii) . 

Le ciel est mon père, il m'a engendré. J'ai pour famille tout 
cet entourage céleste. Ma mère, c'est la grande terre. La partie 
îa plus haute de sa surface, c'est sa matrice; c'est là que le père 
féconde le sein de celle qui est son épouse et sa fille. 

Je te demandé où est le commiencemént de la terre, où est 
le centre du miondê; je te demandé ce que c'est que la semence 



— 426 — 

du coursier fécond; je te demande quel est le premier patron 
de la parole. 

Cette enceinte sacrée est le commencement de la terre; ce 
sacrifice est le centre du monde. Ce sôma est la semence du 
coursier fécond. Ce prêtre est le premier patron de la parole... 

Je ne sais à quoi ressemble ce monde. Je suis embarrassé et 
je vais comme encbaîné dans ma pensée... 

L'Immortel est dans le berceau du mortel : les deux éternels 
vont et viennent partout; seulement on connaît l'un, sans 
connaître l'autre... 

Celui qui ne connaît pas l'Être ne comprendra rien à mon 
hymne; ceux qui le connaissent ne sont pas étrangers à cette 
réunion... 

L'esprit divin qui (îircule au ciel, on l'appelle Indra, Mitra, 
Varuna, Âgni; les sages donnent à l'Être unique plus d'un nom; 
c'est Agni, Yama, Mâtariçwan.... » 

(Dîrgatamas, l, 232.) 

Il ne faut pas se faire d'illusion en voyant ici la 
métaphore, si célèbre dans la Bible, du fruit cueilli 
par l'un et dont l'autre s'abstient. Cette allégorie, 
bien naturelle et bien simple, n'a pas plus de valeur 
ici que toutes les autres allégories employées par les 
poètes védiques. Elle est d'ailleurs interprétée par 
les versets suivants et proposée pour expliquer com- 
ment l'Esprit divin s'unit, dans la demeuré hu- 
maine, c'est-à-dire dans le corps vivant, au principe 
matériel appelé xêtra ou asat (non-être) , pour pro- 
duire l'individu. Cette doctrine , essentiellement 
panthéiste, est exprimée avec une poétique énergie 
par ces mots : « L'immortel est dans le berceau du 
mortel ; » elle a prévalu dans l'Inde ; elle a constam- 
ment animé les grandes théories brahmaniques; 



— 427 — 

elle respire partout dans le Vêda, sous une forme 
symbolique, il est yrai, et sans pouvoir y atteindre 
un degré suffisant de clarté et d'évidence. 

On est vraiment surpris de voir des poètes, que je 
crois pouvoir appeler de grands esprits, s'avancer si 
près du but, presque toujours soutenus par les sym- 
boles; et puis, au moment oii ils vont le toucher, 
reculer en quelque sorte, intimidés par leur propre 
hardiesse, et se réfugier dans les pratiques pieuses. 
Lisez les fragments qui suivent de deux hymnes at- 
tribués à un poëte nommé Yiçwakarman , poëte 
mythologique, hymnes sans nom d'auteur, mais 
appartenant sans aucun doute à la période du Vêda 
et non aux temps postérieurs. Le Yiçwakarman ici 
chanté n'est autre qu'Agni lui-même, idéalisé au 
point d'être tout à fait immatériel et d'être mis au- 
dessus des Asuras. Ce dernier trait marque vraiment 
la fin de la période védique , laquelle est encore 
toute pleine de la théorie des Principes de vie ; 
quand un poëte ose dire que l'Auteur de toutes 
choses (car c'est le sens du mot yiçwakarman) est 
supérieur à ces antiques conceptions, et qu'il est 
unique, la période est réellement close ; une nou- 
velle ère va commencer ; une grande et profonde 
philosophie va répandre dans la religion une sève 
nouvelle, qui circule encore aujourd'hui. 



428 — 



A Yiçwakarman. 

Que le Sage, notre pontife et notre père, qui par son OEuvre a 
fermé tous ces mondes, vienne s'asseoir. Qu'il désiré et bénisse 
nos offrandes. Habitant des régions supérienres, il descend aussi 
vers nous. 

Gomment fut établie cette haute demeure? Quand fut-elle 
fondée? Lorsque le sage Viçwakarman enfanta la terre, il éten- 
dit aussi la voûte majestueuse du ciel. 

De tous côtés se portent des yeux, des têtes j des bras, des 
pieds. Dieu unique, il enfante le ciel et la terre, les façonnant 
avec ses bras, avec ses pieds. 

Dans quelle forêt a-t-on pris le bois dont on a fait le ciel et la 
teTre? ô sages, que votre science nous dise quel est l'être qui 
préside à ces mondes et qui les consolide? (iv, 314.) 



A Viçwakarman. 

Le père de cet univers qui étonne nos yeux a dans sa sagesse 
enfanté les ondes, et ensuite le ciel et la terre qui lés environ- 
nent et qu'il a étendus en les affermissant de tout côté sur 
leurs bases antiques. 

Le grand et sage Viçwakarman s'élève lui-même radieux: , 
fixant et .distinguant la place de toutes choses. En lui sept risis 
(prêtres) ne font qu'un seul être supérieur; en son honneur ils 
présentent avec allégresse l'offrande et la prière. 

Celui qui est notre père, qui a engendré et qui contient tous 
les êtres, connaît chaque monde. Unique, il fait les autres dieux. 
Tout ce qui existe le reconnaît pour maître... 

Les eaux ont porté dans leur sein celui qui est supérieur au 
ciel et à la terre, aux dieux et aux asuras, celui qui donne la 
lumière à tous ,les êtres brillants. 

Oui, les eaux ont porté dans leur sein celui qui donne la lu- 



— 429 — 

mière à tous les êtres brillants. Sur l'ombilic de l'Incréé {Aja} 
reposait un germe dans lequel se trouvaient tous les mondes. 

Vous connaissez celui qui a fait toutes ces choses; c'est le 
même qui est au dedans de tous. Mais à nos yeux tout est cou- 
vert comme d'un voile de neige : nos jugements sont obscurs. 
Et Uons'en va, offrant des holocaustes et chantant des hymnes. 

(IV, 316.) 

Le Mig-Vêdaue va pas plus loin; ici s'arrête la 
théorie. « Dieu est unique , père de tous les êtres, 
supérieur à tous les symboles ; mais quel est-il ; nos 
jugements sont obscurs ; prions. » Yoilà le terme où 
aboutirent les efforts de ces générations de poètes 
dont nous possédons les chants. Nous n'avons ni à 
les reprendre, ni aies louer; nous pouvons seule- 
ment dire que ce terme où ils ont atteint est déjà 
fort élevé ; en effet, le brahmanisme n'avait plus 
qu'à donner un nom à cet être producteur des êtres, 
et à concevoir, au-dessus de ce producteur universel, 
de cette Grande Ame comme on l'appelait, l'Absolu, 
neutre c'est-à-dire supérieur à la production, indé- 
clinable dans son nom c'est-à-dire étranger à toute 
relation mondaine. Les prêtres du Vêda n'ont pas 
dépassé la limite de l'activité, mais ils l'ont touchée ; 
et ainsi, ils ont donné de la vie la plus grande expli- 
cation qui en pût être donnée, par une doctrine 
dont la tendance panthéistique était désormais par- 
faitement définie. 



430 — 



IL 



Pour compléter l'étude que renferme ce chapitre, 
il nous reste à montrer une des grandes consé- 
quences de la métaphysique duYêda, et, prenant 
en quelque sorte pour point de vue les êtres finis, à 
montrer comment ils se décomposent et se résolvent 
en leurs éléments. La notion d'Agni tendant^depuis 
longtemps à se généraliser et à devenir celle de la 
substance universelle et unique, les esprits étaient 
en même temps portés à admettre la distinction de 
l'âme et du corps et l'immortalité. En effet, si l'Im- 
mortel habite en nous et constitue notre vie et notre 
pensée, le corps, que l'on voit bien être sujet à mille 
changements d'aspect, n'est qu'une forme. Et en 
réalité il n'est pas autre chose : car les substances 
matérielles dont il est fait ne lui appartiennent 
qu'un moment; elles vont et viennent, et servent, 
pendant toute la durée des temps, à soutenir d'au- 
tres formes individuelles, qu'il faut compter par 
milliers. Or ces figures vivantes sont produites par 
voie de génération, et elles sont entretenues par les 
actions multiples d'autres corps. Ces corps sont 
visibles ou invisibles, et ne sont eux-mêmes que des 
formes ; telles sont la chaleur du soleil et sa lumière, 
qui font croître les plantes et les animaux et qui les 
soumettent à la périodique et irrésistible nécessité 



— 431 — 

de la veille et du sommeil, pour le corps et poui 
l'âme; telles sont les plantes elles-mêmes et les 
animaux, qui se nourrissent mutuellement de leurs 
corps et sont comme des formes définies servant d'a- 
liment à d'autres formes définies, jusqu'à l'homme. 
Il est merveilleux que ni les sens, ni l'esprit ne 
peuvent saisir dans sa réalité la substance cachée sous 
toutes ces formes et qui en est le soutien , Uartri; 
et que si l'on cherche à la définir, elle ne peut 
s'exprimer que d'une seule façon ni se représenter 
que d'une seule manière. Elle est donc unique. Et 
comme la même chose peut se dire toujours, elle est 
éternelle. Voilà, en langage moderne, le fond d'i- 
dées sur lequel se développe la métaphysique du 
Vêda. Il n'est nullement dépourvu de sens , et il 
peut, dans une certaine mesure, rendre raison d'un 
grand nombre de faits naturels. Nous n'avons pas à 
l'apprécier ici : tel n'est pas notre but; nous expo- 
sons une doctrine, nous ne la critiquons pas, per- 
suadés que le blâme ou l'éloge seraient ici de peu 
d'utilité et ne pourraient servir qu'à fausser les juge- 
ments ou à établir des préjugés. Mais j'entre, autant 
que cela m'est donné, dans la doctrine des poètes, 
qui ont fondé l'une des plus grandes religions qui fût 
jamais. 

L'être vivant se trouve donc composé d'une forme 
corporelle et d'un principe interne de vie et de pen- 
sée, qui réside de même dans tout l'univers ; lorsque 
la période de leur réunion est terminée, l'âme se 



— 432 — 

sépare du corps. Celui-ci se dissout, sa forme dis- 
parait; le feu du regard retourne au Soleil, le souffle 
aux Vents, les membres à la Terre. 

Mais il est une partie immortelle; c'est celle, ô Agni, qu'il 
faut échauffer de tes rayons, enflammer de tes feux. Jàta- 
vêdas, dans le corps glorieux formé par toi, transporte la au 
monde des pieux. {Damana, IV, 157.) 

La doctrine symbolique du temps permettait de 
dire où est cet autre monde. En efifet d'où l'être 
■vivant reçoit-il sa \ie et ses aliments? N'est-ce pas 
de ce feu, qui a grandi dans ses parents et dans ses 
aïeux pendant leur vie terrestre , et qui a trois sé- 
jours, la terre, les nuages et le soleil? Mais le feu, 
chaque fois qu'il s'allume, est apporté d'en haut par 
l'épervier Çyêna ; le nuage en est un des grands 
réservoirs, samudra; et le feu du nuage a lui-même 
une origine solaire et obéit à Indra. C'est donc au 
ciel à! Indra et de TOriw que doit retourper l'âme, 
quand elle a quitté son vêtement de chair. 

Puissé-je arriver à cette demeure de Visnu, où vivent dans le 
bonheur les hommes qui lui ont été dévoués. . ... 

Nous souhaitons que vous alliez tous dans ce séjour où pais- 
sent des vaches légères (les nuées), aux cornes merveilleusement 
allongées {Dîrgatdmas, I, 364.) 

Cette demeure des pieux, c'est le paradis ou région 
lointaine, ^aradêça, située au delà du grand cou- 
rant de l'atmosphère, et qui est à proprement parler 
la province où commande le Roi-des-Cieux ; c'est le 



— 433 — 

Swargalôka ou Indralôka, qui a aussi pour maître 
Yama. 

... Dans ces lieux où siège la lumière étemelle, "la félicité, 
dans ces lieux d'immortelle durée, place-moi, ô pur. 

Dans ces lieux où règne le fils de Vivaswat, où est le palais 
du lumineux, où sont les grandes eaux, donne -moi l'im- 
mortalité. 

Dans ces lieux où s'ouvre à nos désirs la triple demeure, le 
triple ciel du lumineux, où brillent les mondes radieux, donne- 
moi l'immortalité. 

Dans ces lieux où les désirs sont satisfaits, où repose la base 
de tout, où sont la swad, et le plaisir, donne-moi l'immortalité. 

Dans ces lieux où siège le bonheur, la joie, la félicité, la jouis- 
sance, où la satisfaction naît avec le désir, donne-moi l'im- 
mortalité. {Kaçyapa, IV, 128.) 

Si Ton prenait à la lettre beaucoup d'expressions 
employées dans les offices de l'Eglise, on pourrait 
bien se représenter à peu près ainsi notre paradis et 
notre ciel. Mais nous pensons que les \ersets des 
Hymnes étaient entendus sans métaphore, et par les 
assistants et par leurs auteurs, parce que le ciel des 
bienheureux, ainsi conçu comme une région céleste 
entre les nuages et le soleil , était d'accord avec la 
doctrine mystique du feu. 

L'immortalité n'est du reste l'objet d'aucun doute 
dans le Vêda ; elle y est affirmée un grand nombre 
de fois. Elle ne s'entend pas seulement de l'indes- 
tructibilité de la substance nue et universelle, qui 
évidemment n'a rien à démêler avec la disparition 
des figures et des existences passagères. L'immor- 

28 



— Î&34 — 
-talUé apparti^rit au§si ,à la persOiHne, du mpins.dans 
une certaine mesure : c'est ce qui est énoncé d'upe 
manière dubitative dans l'hymne de Dîrgatamas ^ 
qui fait déjà pressentir la doctrine des îtransmigra- 
tions^ et d'une façon très-claire partout ailleurs. La 
croyance que rame .après la mort conserve avec 
l'intelligence le sentiment et même la sensation, 
inspire des expressions touchantes à l'auteur de 
l'hymne funèbre cité plus haut (page 92). D'ailleurs, 
si la personne d&yait disparaître avec la fqrnie cor- 
porelle oà elle s'était incarnée , et si l'usure du 
vêtement devait détruire celui qui le porte, comment 
l'âme, .comment l'homme pourrait-il demander 
pour lui-même d'être transporté au monde des 
bienheureux î Et comment les poëtes eussent-ils pu 
être conduits à la doctrine des transmigrations, et 
dire : 

Âgni , fais-le redescendre ensuite parmi les pères ; qu'il 
vienne au milieu des invocations et des offrandes; sous la figure 
de la vie qu'il prenne un vêtement; ô Jâtavêdas, qu'il s'unisse 
à un corps. [Bamana, IV. 157.) 

Du reste l'âme, détachée de son enveloppe mortelle, 
n'abandonnait pas entièrement tout corps : autre- 
ment elle serait rentrée et se serait perdiie dans 
l'unité de la grande Ame du monde. Mais ce corps 
est glorieux, comme ceux des dieux, et procède 
lui-même d'Agni. Ce couple mystique d'un corps 
presque idéal et d'une âme qui est comme une 



— 43S —. 
(étincelle ou un rayon du feu divin, est toujours là, 
prêt à s'unir de nouveau à une forme visible, quapd 
la loi universelle du développement d'Agni ou de 
l'Etre suprême amènera son tour. 

Jusque là, le paradis est la demeure des âmes et 
Iç grand trésor où elles sont pour ainsi dire mises en 
réserve. Il est intéressant, pour l'histoire de -la 
morale, de constater qu'il n'y a dans le Rig-Vêda 
ni enfer, ni purgatoire ; du moins ces lieux n'y sont 
pas décrits, non plus qu'une punition quelconque 
infligée par Darma aux pécheurs. En général, la 
doctrine morale est encore très-peu développée dans 
les Hymnes; ce sont les questions métaphysiques 
qui préoccupent surtout Jes poêles. La. morale vien- 
dra à son tour et recevra dans le brahmanisme d'a- 
bord, puis dans le buddhisme, le merveilleux déve- 
loppement que chacun connaît. 

Il y a pour une âme trois manières de revenir du 
paradis céleste à la vie d'ici-bas. La manière ordi- 
naire et naturelle est la génération, qui, en substi- 
tuant un être vivant à un autre, se produit dans ce 
dernier pendant sa vie, de sorte qu'il n'y a jamais 
d'interruption dans l'incarnation continue de l'Ame. 
On sait quelle importance prit plus tard, dans 
l'Inde gangétique, la doctrine des incarnations, 
fondée sur la théorie de la génération contenue dans 
le Vêda. La seconde manière de renaître est la résur- 
rection, phénomène rare, extraordinaire, personnel, 
et qui peut s'opérer de deux façons, soit par un 



— 436 — 

retour complet à la \ie, soit par une simple revivis- 
cence glorieuse et momentanée. La résurrection est 
déjà dans le Vêda : on y trouve quatre hymnes, 
qu'une légende donnée par le commentateur indien 
explique et rattache entre eux. Quatre, frères, les 
Gôpâyanas étaient chapelains du prince Asamâti, fils 
d'Ixwâku , fils de Manu ; leur fonction ayant été 
donnée à d'autres, il en résulta une querelle et un 
combat, dans lequel l'un des Gôpâyanas, nommé 
Subanâu, fut tué. Ses trois frères offrirent alors le 
sacrifice à Âgni, source de la vie, et versèrent le 
sôma sur le feu, en l'accompagnant de louanges et 
de prières. Puis ils se rendirent là où était le corps 
inanimé de Subanâu et prononcèrent devant lui ces 
paroles qui sont une formule de résurrection : 



L'Ame. 

Quand ton âme visite au loin la contrée de Yama, fils de 
Vivaswàt, nous la rappelons ici, à ton habitation, à la "vie. 

Ton âme visite au loin le ciel et la terre; nous la rappe- 
lons, etc. 

Ton âme visite au loin la terre divisée en quatre parties ; 
nous, etc. 

Ton âme visite au loin les quatre régions^ de l'air; nous, etc. 

Ton âme visite au loin le grand réservoir des nuages; nous, etc. 

Ton âme visite au loin les torrents lumineux; nous, etc. 

Ton âme visite au loin les ondes et les plantes; nous, etc. 

Ton âme visite au loin le Soleil et l'Aurore; nous, etc. 

Ton âmé visite au loin les larges montagnes ; nous, etc. 

Ton âme visite au loin tout ce monde; nous, etc. 



— 437 — 

Ton âme visite au loin les extrémités de l'horizon ; nous, etc. 
Ton âme visite au loin le passé et le futur, nous, etc. 

{Les Gôpâyanas, IV, 265.) 

Au milieu de la cérémonie sacrée, le dieu Agni 
apparut aux Gôpâyanas, et se tenant en face du 
cadavre de Subandu, il lui dit : 

Voici ta mère, voici ton père, voici ta vie. Tu peux marcher, 
ô SubanUu; viens, lève-toi. 

Gomme avec une corde on lie un joug pour le consolider, 
ainsi l'âme te soutient pour la vie, pour l'existence, pour un 
heureux développement 

Je suis l'âme de SubanSu, et je viens de la contrée de Yama, 
fils de Vivaswat, pour la vie, pour l'existence, pour un heureux 
développement. 

C'est en bas que le Vent envoie son souffle, et le Soleil ses 
rayons; c'est en bas que coule le lait de l'Immortelle. Qu'en bas 
aussi tombe pour toi le mal. 

Que ma main soit sainte et fortunée; qu'elle soit pleine de 
remèdes salutaires ; qu'elle ne touche que pour le bonheur. 

(IV, 268.) 

Leur frère fut donc ressuscité, comme l'atteste en- 
core l'hymne chanté par eux en cette circonstance 
et dont voici quelques versets : 

Que cette existence nouvelle soit prolongée, et menée comme 
un char par un habile écuyer. Ainsi celui qui était tombé se 
relève; que iVîrnïi s'éloigne... 

0! affermis en nous l'âme qui fait la vie... Assure nous la vue 
du Soleil'.... . 

toi qui conduis l'esprit," mets en nous l'œil, le souffle vital, 
le sentiment du plaisir. Que nous voyions longtemps le lever du 
Soleil! 



— 438 -— 

Que là Terré, qtié le Ciel respléiïdîssantV que l'Air nôiis ren- 
dent le sdûffié Yiiàl. Que SOma nous rende un corps. 
Que le Ciel et la Terre soiBrït propices pour SubanUu! 

Il né nous imporle guère de savoir û Subanâuîwi 
véritablement rendu à la vie par la vertu du sacrifice 
et de la prière ; ni même de savoir, si ce nom, qui 
est une des épithètes d'Agni, et toute cette histoire, 
né sont pas une simple figUré pour exprimer là re- 
naissance du feu sacré sur l'autel. Nous sommes 
très^portés à croire que c'est là en effet le sens mys- 
tique caché dans ces hymnes des Gôpâyanas. Mais il 
est incontestable que toute l'Inde ancienne a cru à 
la possibilité de la résurrection des morts ; qu'elle l'a 
plusieurs fois pratiquée ; que c'est en quelque sotte 
un article dé foi, dans lé buddhisme comme dans le 
brahmanisme; et par conséquent on ne doit pas 
s'étonner si l'on rencontre dans le Vèda lés traces 
d'une croyance, qui s'accorde d'ailleurs avec la 
théorie générale de la vie et de son développement. 
Or ce seul fait que des poètes aient pu représenter la 
nai'ssance d'Agni, éteint et ranimé, sous la figuré 
d'un jeune homme quî résuscite, nous semble prou- 
ver suffisamment que cette croyance existait à l'épo- 
que où ces hymnes furent composés. Nous enga- 
geons le lecteur à prendre connaissance du bel 
épisode, extrait du Mabâbhârata, qui a pour titre 
Sâvùrt et dont M. Pauthier a donné une traduction 
française. Il y verra quelle puissance surnaturelle 
l'Inde brahmanique attribuait déjà à la prière, sou- 



— 439 — 

tettufe' paf ramour et par la vertu' ; il- y verra de plus 
quels- efféfe touchants et vraînàént sublimes- la poésie' 
des bords du Gange a su tirer die ces trois ehoseis^ 
réunies-. 

Nous ne devons pas nous enfoncer plus avant dans 
la^ philosophie védique , dont nous n'avons voulu 
exposer que le principe général et les prenaiers dé- 
veloppements. Il appartiendrait à un ouvriage beai^ 
coup plus long de rétudier dans toutes ses pàrties'et 
de rattacher par elle les uns aux autres lesmythes,- 
les symboles et les nombreux récits contenus dans 
le Vêda. Il appartiendrait à un autre ouvrage de 
montrer comment de ces doctrines , de ces essais 
primitifs, sont nées, par un développement régulier, 
les grandes théories du brahmanisme, et d'éclairer 
celles-ci d'un jour qui leur manque et qui ne sau- 
rait leur venir que des Hymnes. Notre but a été uni- 
quement d'indiquer combien de questions d'un or- 
dre supérieur ont été soulevées par des poètes qui 
étaient en même temps des prêtres ; qui, tout en se 
déclarant auteurs de leurs propres symboles, mar- 
chaient avec la tradition ; et qui, sans l'abandonner 
ni l'amoindrir, sans lui rien faire perdre de son 
autorité, osaient proposer des explications nouvelles 
et plus complètes, avancer dans l'ordre de la science 
et préparer l'avenir. Quand on aura pu faire une 
histoire suivie, véridique et impartiale, des doctrines 
indiennes depuis le Yêda jusqu'à nos jours ; quand 
on saura comment de cette source antique et près- 



— 440 — 

que inépuisable est né le brahmanisme ; comment 
une école ou une tendance d'esprit dans le brahma- 
nisme a suscité le Buddha et sa doctrine ; comment, 
après l'expulsion du Buddhisme, les anciennes 
croyances ont repris vigueur ; lorsqu'enfin l'on aura 
la raison suivie de ces grandes transformations, 
nous sommes persuadé que l'Inde, bien loin de pa- 
raître immobile comme un navire à l'horizon de la 
mer, nous présentera le tableau du plus vaste et du 
plus régulier développement d'idées qu'ait encore 
produit une même suite de générations humaines. 



CHAPITRE XVI 

CE QUI N'EST PAS DANS LE VÈDA 



Pour achever l'ensemble des idées qui composent 
ce livre, il nous reste à montrer quelles divergences 
principales séparent et pour ainsi dire isolent les 
Aryas védiques des peuples de races différentes. Par 
là nous entendons surtout les Sémites et, parmi 
ceux-ci, les Hébreux, les seuls de leur race qui pos- 
sèdent un grand monument de leur antiquité et qui 
aient pu jouer un rôle véritablement important dans 
l'ancienne histoire religieuse des peuples blancs. Les 
raisons que nous avons données ci-dessus nous ont 
permis de reporter au moins vers le seizième siècle 
avant notre ère la période des Hymnes du Vêda. 
C'est pourquoi ceux des livres de la Bible qui se 
rapportent le plus directement à notre sujet sont 
ceux qui racontent les événements antérieurs à l'é- 
poque des Rois, et particulièrement les livres de 
Moïse. Nous n'avons point à examiner l'authenticité 
de ces cinq ouvrages, ni à la mettre en doute; 
car, lors même que leur rédaction actuelle serait 
l'œuvre d'Esdras ou de son temps, il est du moins 
incontestable qu'elle aurait été faite sur des docu- 



— 442 — 

ments et avec des pièces fort antiques, dont il est 
inutile de suspecter l'origine et de contester la va- 
leur. Et, si lés qjiatrë liwes du Peufafeùque où sont 
contenues les lois mosaïques étaient regardés comme 
un remaniement d'anciens écrits éï dfe traditions de 
diverses époques, la Genèse du moins échapperait 
incontestablement à toute attaque ; car elle porte, 
dans ses récits, dans ses doctrines, dans son style 
même, tous les caractères d'une œuvre extrêmement 
antique et fort antérieure à David. Or, c'est la Ge- 
nèse surtout que nous nous proposons de consinltér 
pour le chapitre qu'on va lire. 

Toutes les questions relatives à d'antiques rela- 
tions des Sémites avec les Aryas du Vêdâse résol- 
vent par la négative. Il n'est fait des Sémites aucune 
mention dans le Recueil des Hymnes. Non-seule- 
ment les Hébreux ou quelqu'une de leurs familles 
n'y sont pas nommés; mais il n'y est fait allusion à 
aucune tribu, à aucune branche de la race de Sem. 
Nous avons même vu plus haut que si l'origine des 
Aryas de l'Indus y est indiquée, c'est en termes très- 
vagues qui peuvent être entendus dans un sens allé- 
gorique et sans rapport a quelque fait ancien que ce 
puisse être. Les peuples âryiBns de l'Oxus et ceux: qui 
ont habité à l'ouest du Saptàsinâu n'y sont pas 
signalés ; à moins que l'on ne voie dans les Ganâàras 
des Hymnes la population du Kandahar, ce qui ne 
prouverait pas/ au reste, qu'elle fut déjia descendue 
dans le pays qui porte aujourd'hui ce' nom. Là 



— 44a — 

chaîne qui sépare les vallées de l'Indus de celles 
dé rancienne Arie , et les monts du nord qui 
les séparent du bassin de l'Oxus, tenaient les Aryàs 
des Hymnes dans une sorte d'isolement, par rapport 
à ceux de leur race dont les rameaux s'étendaient 
dans d'autres directions. Quant au sud, nous avons 
constaté que les auteurs des Hymnes ne parlent 
d'aucun pays situé au delà du désert de Marwar et 
qu'ainsi le cours inférieur de l'Indus leur était en- 
core inconnu. La réunion des rivières en un bassin 
commun, appelé du nom de Samudra, est un fait 
plus de cent fois cité dans le Yêda ; si la division de 
ce même Samudra en un grand nombre de courants, 
sur une étendue de plus de cent lieues, eût été 
connue dès auteurs védiques ou seulement signalée 
par dès navigateurs marchands, il serait bien surpre- 
nant qu'il n'y fût fait dans les Hymnes aucune allu- 
sion. Ils ne connaissaient donc pas le cours inférieur 
ni les bouches du grand fleuve. Nous avons aussi 
constaté que les Aryas, à la fin dé la période des 
Hymnes, n'avaient pas encore dépassé vers le sud-est 
la Sarayû, que le Gange n'est nommé qu'une fois, 
liôn pas même comme im grand fleuve comparable 
à l'Indus, et qu'ainsi les licnites de la conquête et des 
relations n'étaient pas fort avancées dans cette direc- 
tion. Enfin, on ne peut douter, après la lecture des 
Hymnes, que les affluents méridionajix du Gange ne 
fussent alors entièrement inconnus des conquérants 
aryens. Ainsi, leur isolement au milieu des vallées 



— . 444 — 

t 

de l'Indus était complet et ancien ; ils allaient vers 
le sud-est, mais leur marche était lente, et ils étaient 
encore, de ce côté, à plus de trois cents lieues de la 
mer. Des montagnes au nord et à l'ouest, partout 
des indigènes nombreux et barbares, toujours en 
état d'hostilité , formaient autant de barrières qui 
retenaient les Aryas dans les vallées du Saptasindu 
et les privaient de toute communication avec le 
dehors. 

Si maintenant nous prenons notre point de vue 
dans la Bible, nous voyons les Hébreux, et générale- 
ment les Sémites, établis dans les plaines de la 
Mésopotamie, sur les confins du grand désert ara- 
bique, séparés de l'Indus par une distance continen- 
tale de vingt-cinq degrés en longitude. C'est la plus 
courte distance entre les deux pays : la contrée qui 
s'étend de l'un à Tautre, entre la mer Caspienne et 
les mers du midi, est presque toute occupée par un 
désert et n'offre que deux passages : l'un est au 
nord , par une région montagneuse , habitée , au 
temps du Vêda et de Moïse, par des Aryens inconnus 
des poètes védiques ; l'autre est au midi, à travers 
des peuples de races étrangères à la fois aux' Sémites 
et aux Aryas, peuples dont la barbarie n'a jamais 
cessé. Il était bien difficile que quelque relation 
s'établît entre les populations sémitiques de l'Eu- 
phrate et les Aryas du Saptasindu. 

Par le fait, dans les chapitres des livres hébreux 
où il est question des peuples d'Asie ou d'Afrique, 



— 445 — 

de leurs migrations, de leur parenté et de leur 
situation géographique, le nom des Aryas ne se ren- 
contre pas. C'était cependant le nom commun d'une 
très-grande famille humaine, de la plus grande 
peut-être, même au temps de Moïse ; ce nom, elle 
se le donnait à elle-même, et elle se l'est donné 
partout , depuis l'Inde au delà du Gange jusqu'à 
l'Irlande. Pourquoi n'esl-il pas dans la Genèse? Ce 
n'est pas que toutes les branches de cette famille 
fussent inconnues à l'auteur de ce livre; car il 
nomme Javan et Madaï, qui peuvent être reconnus 
pour les Ioniens et les Mèdes, peuples par consé- 
quent dès lors séparés du berceau commun de leur 
race. Mais ce ne sont là que les rameaux les plus 
Yoisins du centre sémitique et les seuls sans doute 
qui eussent avec lui quelques relalions. Après la vo- 
cation d'Abraham, les Hébreux, fixés dans la terre 
de Chanaan sur les rivages de la Méditerranée , 
n'eurent plus de rapports qu'avec la Mésopotamie 
d'où ils étaient venus, et avec l'Egypte qui les attirait 
par son voisinage et par sa civilisation. Mais il n'est 
question dans les livres de Moïse d'aucune tendance 
du peuple hébreu vers l'Orient, d'aucun voyage 
ayant dépassé l'Euphrate. Le séjour des fils de Jacob 
en Egypte acheva de briser les liens qui pouvaient 
les rattacher encore à l'Asie. La longue histoire de 
Joseph, tout ce qui dans le Pentateuque concerne 
l'Egypte prouve que les Hébreux n'avaient avec les 
Ârvas de l'Asie centrale aucun point de contact et 



— 446 — 

que ces deux peuples étaient entièrement inconnus 
l'un à l'autre. 

Il n'est fait non plus dans les livres de Moïse 
aucune mention des peuples jaunes, de ceux par 
conséquent avec lesquels les Indiens se sont trouvés 
le plus en rapport. Nous avons tout lieu de penser 
que le sud de l'Asie orientale et tous les rivages de 
la mer des Indes étaient encore occupés par des po- 
pulations noires, qui eussent séparé de l'occident 
asiatique les peuples Mongols, si cet occident avait 
pu les connaître. Mais ces noirs eux-mêmes sont-ils 
seulement indiqués dans le Pentateuque ? Il est au 
moins permis d'en douter. Mais, ce qui n'est point 
douteux, c'est qu'après l'arrivée de Moïse au mont 
Nébo et l'établissement de son peuple dans la terre 
promise, les Hébreux passèrent encore beaucoup 
d'années avant de s'engager sur la mer. Il fallut, en 
effet, que les pays du sud, entre la Judée et la mer 
Rouge, fussent conquis, pour que David et Salomon 
pussent avoir des navires allant vers l'orient ou plu- 
tôt vers le sud; et encore ces navires furent-ils em- 
pruntés ou achetés des Phéniciens , peuples de la 
race de Cham, étranger aux croyances et aux tradi- 
tions hébraïques. On ne se figure pas assez l'étendue 
de la mer Rouge et la largeur de l'Arabie au midi ; 
ces deux rivages, qu'il fallait suivre, font à eux seuls 
un développement de côtes plus grand que toute la 
longueur de la Méditerranée, de Gibraltar à Rei^ 
rout. Et quand on les avait parcourus, il fallait 



(encore traverser l'embouchure çlu golfe Persique, 
qui est dangereuse, suivre la côte inhospitalière du 
moderne Baluj;chistan,et alors sejilement on parve- 
nait aux embouchures de i'Indus. Là on ne trouvait 
pas les peuples aryens, qui n'y sont descendus que 
beaucoup plus tard ; il fallait encore idescendre les 
côtes de la grande presqu'île, et c'était au sud, vers 
l'île de Ceylan, que l'on pouvait échanger avec eux 
quelques produits. 

Au temps de Salomon, il se faisait de tels voyages 
dans la mer des Indes ; car plusieurs objets d'origine 
indienne etportant des noms sanscrits se trouvent 
mentionnés au troisième Jivre des Rois. Ce fait, bien 
digne de remarque, prouve deux choses : qu'à cette 
époque il y avait un commerce de long cours des 
Indes au fond de la mer Rouge; et, en second lieu, 
que les Aryas étaient établis dans les pays où les 
objets nommés par la Bible se produisaient. Or, ces 
noms et ces produits indiens n'apparaissent dans la 
Bible qu'au temps de Salomon, qui est venu plus 
de cinq cents ans après Moïse. D'autre part, la con- 
quête du sud par Râma, roi d^Ayôâyâ (Oude), est 
de beaucoup postérieure aux derniers hymnes. Nous 
sommes ainsi amenés à conclure que les Hébreux 
au temps de Moïse et les Aryas au temps du Vêda ne 
pouvaient avoir entre eux aucun échange de pro- 
duits ni d'idées , que cet échange n'a commencé 
. qu'à l'époque des Rois, après l'expédition de Râma, 
et qu'enfin la date de Moïse et celle des auteurs des 



— 448 — 

Hymnes ne peuvent pas être fort éloignées l'une de 
l'autre. 

L'isolement complet des Aryas et des premiers 
Hébreux se trouve confirmé par un fait delà plus 
haute importance : la langue du Peutateuque et celle 
du Vêda n'ont rien de commun. Les mots sont dif- 
férents ; les formes sont différentes ; la manière de 
concevoir l'expression de l'idée n'est nullement la 
même ; la composition des mots suit des règles op- 
posées; il n'y a aucun nom propre commun aux 
deux livres ; les noms de nombre, qui sont l'expres- 
sion d'idées abstraites et non figurées et qui sont les 
mêmes dans toute la race des Aryas^ sont tout autres 
en hébreu. Enfin, les racines des mots sont diffé- 
rentes : s'il y a quelque ressemblance entre plu- 
sieurs d'entre elles, cette analogie s'explique d'elle- 
même quand on vient à observer que ces racines 
sont celles d'onomatopées, où un même son naturel 
doit nécessairement être imité de la même manière 
en tout pays. Or, il est bien difficile d'admettre que 
deux races d'un génie puissant, comme celles des 
Sémites et des Indiens, aient été en contact et en 
échange d'idées l'une avec l'autre dans un temps 
reculé, sans qu'il se soit glissé d'une langue dans 
l'autre quelques mots attestant ces antiques rela- 
tions. Et s'il était vrai que primitivement ces deux 
races n'en eussent fait qu'une et eussent eu le même 
idiome, on s'expliquerait bien difficilement qu'aux 
temps les plus anciens où nous reportent leurs mo- 



— 440 .-- 

niimenls éciits, il ne fût plus resté aucune trace dé 
cè'tte unité primordiale : surtout lorsqu^on voit plus 
tW, environ mille ans avant J.-C, les mots passer 
tbùt faits d'une langue dans l'autre, aussitôt que 
l'histoire nous montre le premier contact établi. 

Nous allons maintenant entrer plus au fond des 
choses et chercher s'il y a dans les doctrines essen- 
tielles de Moïse et du Vêda des éléments communs. 
Si plus tard on trouve dans l'Inde certains traits 
appartenant aux Sémites , on ne devra point s'en 
étonner, puisque nous voyons qu'au temps des Rois 
hébreux un échange d'idées a pu s'établir. Mais si 
avant que les Aryas eussent atteint les rivages de 
llnde et avant que les Hébreux se fussent embarqués 
sur la mer Rouge avec les Phéniciens, nous ne trou- 
vons que des doctrines différentes et même opposées 
chez ces deux peuples,- nous serons autorisés à pen- 
ser qu'ils n'avaient rien emprunté l'un de l'autre. 

La première phrase de la Genèse nous montre un 
Dieu créateur, auteur du ciel et de la terre et par 
conséquent séparé d'eux et antérieur à eux. Les 
versets suivants développent la même idée, et nous 
représentent Dieu créant des éléments nouveaux et 
ordonnant ceux qu'il a déjà créés. Je n'examine pas 
quel est le mot hébreu que l'on traduit par le mot 
créer; car, lors même qu'il aurait un sens indécis, 
il n'y a pas de doute sur le rôle de créateur attribué 
à Dieu par Moïse dans le reste de la Genèse. Ce Dieu 

29 



— 450 — 

est évidemment un être personnel, individuel, uni- 
que, absolument distinct des choses comme un 
homme est distinct d'un autre homme. Il n'y a 
point ici un chaos préexistant, sur lequel opère 
Tacte primordial de Dieu ; cet acte est le premier et 
c'est de lui que procèdent non-seulement l'ordre et 
la loi du monde, mais son existence même. A l'œu- 
vre, le Dieu de Moïse se fait voir dans sa personna- 
lité : dès le premier chapitre , il a un corps, une 
voix, une figure ; il fait l'homme à sa ressemblance. 
Plus loin. Moïse le montre se promenant dans le 
jardin de délices, sur l'heure de midi, quand souffle 
une brise légère; Adam et Eve l'entendent, ils ont 
peur, ils se retirent de devant son visage. Plusieurs 
fois il converse personnellement avec Abraham; et 
après le dialogue, il se retire. Ce dieu a toutes les 
passions des peuples sémitiques et une partie des 
imperfections humaines : il se repent (vi, 6), il est 
touché de douleur (vi, 6) ; il se venge, il établit la 
peine du talion (ix, 7) ; étant rentré dans son repos 
depuis qu'il a terminé son œuvre créatrice, il paraît 
ignorer une partie de ce qui se passe sur la terre; 
c'est ainsi que, le bruit des orgies de Sodome étant 
monté jusqu'à lui, il descend pour s'assurer que ces 
voix ne l'ont pas trompé (xvni, 21) ; il se souvient, 
comme s'il avait perdu de vue (vm, 1) ; dans la fa- 
meuse vision de Jacob, il se montre appuyé sur le 
haut de l'échelle. Partout, en un mot. Dieu inter- 
vient personnellement dans les choses terrestres, et 



— 431 — 

toujours par une sorte de miracle, encore bien que 
ce miracle s'opère en mainte circonstance. 

Plus tard , lorsque la notion mosaïque de Dieu 
s'épura, les imperfections s'effacèrent, du moins en 
partie ; mais la personnalité , distincte du monde, 
fut toujours un de ses attributs essentiels. La doc- 
trine chrétienne, issue en grande partie du ju- 
daïsme , se fonda toute entière sur le dogme de 
l'unité personnelle de Dieu, de sa séparation subs- 
tantielle du monde, de son indépendance absolue et 
de l'inutilité des choses par rapport à lui. Le monde 
fut proclamé, dans sa substance même, 'œuvre de 
Dieu ; le dogme chrétien le présenta comme produit 
par \oie de création et non par voie de génération : 
et par là on entendit que le monde n'existait pas 
d'abord en Dieu comme un fils dans son père, de 
la substance duquel il ne se distingue pas tant qu'il 
est en lui, mais que. Dieu seul étant,' la substance 
même du monde commença d'être par un acte spé- 
cial de Dieu et hors de la substance divine. La doc- 
trine mahométane est, sur ce point, identique avec 
celle des chrétiens : Allah est créateur, il a fait toutes 
choses de rien ; il n'est pas dans le monde ; le monde 
n'est pas en lui ; séparés l'un de l'autre, ils sont irré- 
ductibles entre eux;, le monde n'est point consub- 
stantiel avec Dieu ; mais son être dépend du Créateur. 
Dans le Vêda , la personnalité n'est attribuée 
d'abord à la divinité que d'une manière très- vague 
dans la conception des Asuras ; l'individualité qu'on 



— 45i2 -- 

leur donne est partagée ; il n'y a pas tout d'abord 
un dieu uîiiqu e ni même un être réellement supé- 
tieûr. îjes symboles moins étendus qui prennent 
Jjïacéàti -dessous dés Asùras dans cet antique pan- 
théon, et qui sont asuras eux-mêmes, tels, par exem- 
ple, que Itidra, les Açwins, les Màruts, ont des 
figurée sensibles, humaines, personnelles, et se rap- 
ptehént en cela du Dieu dé Moïse ; mais ils sont 
plusieurs; ils forment une armée divine; leur em- 
piré iie s'étend que sur un ordre déterminé de phé- 
notnènes; ils né sont eul-mêmes que des figures 
idéales, dont les poètes se déclarent les inventeurs 
sans aucune arrière pensée. Si Ton tôulait trouver 
quelque ressemblance entre ces déités et certaines 
Conceptions sémitiques, c'est aux anges, et non à 
Dieu, qu'il les faudrait cotnpater. Mais les anges de 
Mdïsè'sont les messagers, les envoyés, lés interprètes 
dé Dieu auprès des honames, quelquefois les exécu- 
teui's de ses ordres ; les dieux àsuras ne remplissent 
point ce rôle, puisqu'il n'y a dans l'ancienne doc- 
trine aryenne auCùn être supérieur et unique auquel 
tls soient subordonnés. Enfin, il n'est dit nulle part 
dans les livrés dé Moise que les anges soient des 
sytnhdles créés par rimaginatiôn des prêtres ; et les 
anges ont conservé toute leur réalité doctrinale chez 
lés chrétiens et chez les musulmans. 

Lorsque, dans là période même dès Hymnes, les 
Asuras commencèrent à déchoir et que l'esprit philo- 
sophique des brahmanes prit une tendance marquée 



— 433 — 
vers l'unité, la personnalité divine s'effaça de plus 
enplus, tandis que, d'un autre côté, celle des<Jêvas 
se précisait davantage. On vit ainsi apparaître» nœ;» 
tout à coup, mais par degrés, l'Être unique avec, ses 
attributs métaphysiques les plus essentiel^.. D'abord 
c'est une simple question timidement posée ; bi^ntpt 
c'est une affirmation réelle, mais encore incertaine • 
î^ulle part dans le Vêda, le dogme de runité îibsoliie 
de Dieu n'est hardiment et définitivemenl posé; 
mais, sur la fin de la période, il est sur le point de 
l'être. Or, cet Être suprême et universel n'est pQÎnt 
yne personne séparée dii monde; c'est Agni lui^ 
même, transformé en une notion métaphysique 
quant à l'idée, mais exista,nt dans le monde entier 
quant à sa réalité substantielle. On ne le cherche 
point hors des choses : mais scrutant les profon- 
deurs des êtres vivants, de la conscience, de la mé!.- 
tière même, on y trouve ce principe actif, insaisis- 
sable en lui-même, saisissable dans les formes de 1?^ 
vie, universel parce qu'il est en toutes choses, unir 
que parce qu'il est partout le même et que la loi de 
§on action est uniforme. La création n'existe point 
dans le Vêda ; il est fâcheux que l'on emploie ce ijipjt, 
français pour traduire des expressions védiques oii 
la notion de créer n'est, pas renfermée. Mais l'Agent 
universel est le producteur des formes, le générateur 
des êtres, et le père des vivants. 

Plus tard, lorsque la notion de l'Être universel fiit 
encore plus approfondie dans les écoles brahraaiii- 



— 454 — 

ques, la puissance active, la vertu productrice parut 
une imperfection, que cet Être ne pouvait avoir. On 
chercha donc à concevoir, au-dessus du principe 
masculin suprême nommé Purusa ou Brahmâ-y 
quelque chose de plus simple encore et de plus uni- 
versel auquel on donna le nom de Brahma, nom 
neutre pour montrer qu'il est au-dessus des actes 
de la vie; nom souvent indéclinable pour montrer 
qu'il n'entre dans aucune relation, et qu'ainsi il est 
absolument unique, indivisible et incomparable. Ce 
dernier terme ne fut point atteint durant la période 
des Hymnes ; mais le mouvement d'esprit qui devait 
y conduire les brahmanes est déjà fortement marqué 
dans le Vêda, comme nous l'avons vu précédem- 
ment. L'idée de la création qui, à la rigueur, eût pu 
se faire jour dans certains esprits, fut de la sorte 
entièrement exclue de la théologie orthodoxe; et le 
panthéisme, c'est-à-dire, l'unité de la substance, 
fut la doctrine fondamentale de toute la civilisation 
religieuse de l'Orient indien. 

Il est bien difficile de ramener l'une à l'autre la 
pensée de Moïse et* celle des chantres védiques. En 
effet, il n'y a point au monde de doctrines plus op- 
posées que le panthéisme et le dogme de la création. 
Celui-ci paraît dès l'origine chez les Hébreux ; il y 
est proclamé, dans un temps où les Aryas de l'hidus, 
dans l'isolement de leurs vallées, s'efforçaient aussi 
vers l'unité, l'atteignaient par degrés et la conce- 
vaient d'une manière tout à fait différente. Il n'est 



— 45S — 

pas plus aisé de concevoir l'unité panthéistique des 
Aryas procédant de l'unité personnelle du |Dieu de 
Moïse, qu'il ne le serait de montrer cette dernière 
se produisant chez les Hébreux en vertu d'une in- 
fluence aryenne. L'une et l'autre sont originales , 
puisqu'elles sont l'une à l'autre irréductibles. 

Nous passons aux faits mentionnés dans les pre- 
miers chapitres de la Genèse. Dieu, ayant établi 
l'homme et la femme dans un jardin de délices, 
leur fit une défense qu'ils enfreignirent ; et pour 
cela là femme, qui avait désobéi la première, fut 
maudite ; Adam fut maudit pour l'avoir imitée ; 
tous deux, qui étaient immortels, furent condamnés 
à la douleur et à la mort; la terre fut maudite 
à cause d'eux, et le serpent parce qu'il les avait 
tentés (m, 14). La description du jardin de délices 
est donnée dans la Genèse ainsi que sa situation au 
centre de l'Asie occidentale. La mort, à laquelle 
Adam et Eve sont condamnés après leur chute , 
n'est accompagnée dans le livre hébreu d'aucun 
adoucissement, d'aucune espérance. Si la promesse 
d'un rédempteur s'y trouve, ce qu'il nous a été im- 
possible d'y découvrir, elle ne concerne pas Adam 
et Eve, ni leurs prochains descendants; car il ne 
parait pas y avoir dans la Genèse, non plus que dans 
les quatre autres livres du Pehtateuque, aucune no- 
tion de la vie future. L'absence d'un si grand dogme 
a vivement frappé les exégètes modernes, et l'on sait 
qu'un savant théologien anglais, M. Warburton, 



— 456 — 

s'est appuyé sur ce fait pour établir, par un raison- 
nement paradoxal, la divinité des livres de Moïse et 
de sa Loi. C'est assez dire qu'on ne rencontre non 
plus dans ces livres aucune conception qui ressemble 
au paradis des chrétiens ou à celui des musulmans. 
On n'y voit aucune notion métaphysique touchant 
la nature de l'âme ; il est presque impossible de dire 
si, aux yeux de Moïse, elle était immatérielle et si 
elle ne se confondait pas soit avec le souffle, soit 
même avec le sang. 

Nous avons vu au contraire que les auteurs des 
Hymnes ont sur ce point des notions vagues, il est 
vrai, mais qui ne sont point sans profondeur. La 
nj^ture de l'âme, abstraction faite de l'être universel 
qui vit dans son intimité, la rapproche quelque peu 
de celle de cet Agni invisible, de cette sorte de feu 
métaphysique qui n'est jamais, comme dit Leibniz, 
sans quelque corps. Son immortalité est un dogme 
partout proclamé dans le Yèda; les lieux où elle va 
après la mort, sans être absolument déterminés, 
tendent néanmoins à se fixer entre les régions supé- 
rieures de l'éther et celle des nuages , c'est-à-dire 
dans le ciel ; il y a déjà dans les Hymnes quelques 
notions sur ce paradis, qui fut dans la suite décrit 
par les brahmanes théologiens avec une grande pré- 
cision. Il est remarquable qu'il n'y a dans le Rig-Yêda 
ni enfer, ni purgatoire, comme si le mal entraînait 
la destruction entière de l'âme sous l'influence de 
cet être symbolique qu'on appelle iVémVa. Mais la 



— m — 

aotion d'un lieu de récompense pour les bons est si 
naturellement unie à celle d'un lieu de châtiment 
pour les méchants ^ qu'il n'est pas nécessaire 4ç 
recourir à une influence étrangère pour s'expliquer 
l'apparition de ce dernier dan^ la doctrine brahma- 
nique après les temps du Vêda. Quant à la chute de 
l'homme, il n'y est fait aucune allusion dans les 
Hymnes aryens ; les deux oiseaux |umeaux de Dîr^ 
^a^a»2<zs, l'arbre et la figue, sont une métaphore 
comme il s'en rencontre beaucoup dans la poésie 
indienne, il n'y a pas non plus de Jardin de délices, 
soit réel et géographique comme dans la Bible, soit 
idéal et allégorique. D'ailleurs, si l'homme, dans son 
fond, n'est autre chose que l'être universel, on ne 
\oit pas comment cette doctrine pourrait, au moins 
sous sa forme védique, s'accommoder avec celle de 
la défense divine, de la chute et delà malédiction. 
Sur tous ces points, le Yêda est en opposition for- 
melle avec la Genèse ; ou, pour mieux dire , ces 
deux livres n'ont rien emprunté l'un à l'autre. 

Il en est de même du renouvellement du genre 
humain et du déluge. Je ne sais pourquoi l'on dit 
toujours que la tradition du déluge se trouve dans 
les plus anciens écrits de tous les peuples : car elle 
n'est point dans le Yêda. Elle n'est pas non plus 
dans ceux des Brahmams ou commentaires védi- 
ques qui ont été lus en Europe jusqu'à ce jour. Or, 
U est bien surprenant qu'un fait de ce genre, s'il a 
été connu des anciens Aryas de l'Oxus, n'ait laissé 



— 4S8 — 

.ajBcime trace dans la cosmogonie du Vêda, et sèit 
même demeuré tout à fait oublié des Aryas tant 
qu'ils ont été confinés dans le Saptasmâu.Ls.iTaL- 
dition du déluge apparaît pour la première fois dans 
un épisode du Mahâdârata : cet épisode d'un poëme 
composé de morceaux de toutes les époques, est 
assez ancien et probablement. antérieur au temps où 
la secte des Vïsnumtes était florissante. Car celui qui 
sauve Manu du naufrage, ce n'est point Vzénu comme 
dans le Purâna, mais Bi'akmâlm-mème,sous\B. 
figure d'un poisson. Or, le nom de Brahmâ prouve 
deux choses , premièrement que cet épisode est 
postérieur au Rig-Véda, dans lequel ce dieu iie se 
rencontre pas comme personne divine; seconde- 
ment qu'il est antérieur à la doctrine de l'incarna- 
tion de yz'JwM en poisson. Mais cette dernière 
conséquence ne mène pas fort loin, puisqu'il est 
incontestable que cette doctrine est très-moderne 
dans l'immense développement des idées brahma- 
niques. On peut donc admettre que le récit dont 
nous parlons n'est pas très -récent; mais on est 
également forcé de conclure qu'il n'est pas très- 
ancien. Du reste, il se rapporte très-probablement à 
l'époque où la puissance aryenne avait pour centre 
le pays de Bénarès et à^Ayôâi/â ; car le lieu où se 
passe l'événement est placé par le récit même au 
nord des monts Yindya, et il est placé au sud de 
cette même chaîne dans le récit àxy. B'âgavatd P^i- 
râna, poëme qui selon toute apparence a été com- 
posé dans le Deccan. 



Dans aucun des ouvrages sanscrits ou il est fait 
mention du déluge, ce fait n'est localisé dans les 
Yallées de l'Indus ; et il l'y eût été, si la tradition du 
déluge eût existé chez les Aryas védiques. Nous de- 
vons même ajouter que, dans ce cas, il n'eût jamais 
été localisé ailleurs que dans ces vallées ; car les tra- 
ditions védiques étant sacrées ne pouvaient pas 
être transformées au gré d'auteurs plus modernes. 
On est ainsi conduit à penser que le déluge indien 
est une tradition venue du dehors. Cette opinion se 
change presque en certitude, si l'on vient à exami- 
ner les circonstances et la nature de ce cataclysme. 
En ejffet, il est non-seulement en dehors de la grande 
théorie brahmanique des Manwantaras ou renou- 
vellements périodiques du monde, mais sur beau- 
coup de points il lui est contraire. Et comme cette 
théorie fort antique a toujours été une partie essen- 
tielle de la cosmologie indienne, on ne saurait guère 
voir dans le déluge de la poésie épique qu'une tradi- 
tion étrangère à l'Inde. C'est la remarque qu'a faite, 
il y a déjà longtemps, le judicieux Çrîdara-Sivâmin, 
qui ne connaissait certainement pas le récit biblique. 
Quant au pays d'où est venu dans l'Inde cette 
tradition, il est plus que douteux que ce soit la 
Judée. Car les circonstances des deux récits sont 
presque entièrement différentes, et la transfigura- 
tion de Brahmâ ou de Yisnu en poisson rappelle 
bien plutôt le dieu-poisson Oannès du déluge assy- 
rien de Xisuthros. 



— 460 — 

Dans le développement dies doctrines mosaï.q,U;es, 
la chute de rhoname n'eut pas seulement pour con- 
séquences la déprayation des hommes, le repentir de 
Dieu,le déluge et la rénovation du genre humain;L.a 
promesse d'un rédempteur vint atténuer pour l'avenir 
ce que la condamnation des hommes avait de plus 
redoutable. Cette œuvre de la, rédemption fut çonçuç 
comme un véritable rachat oii, pour prix du mal 
commis, un sacrifice devait être fait par les hommes 
ou pour eux. Ce fut un sacrifice sanglant offert à 
Dieu, le sacrifice du fils de Vhomme, qui fut çsn 
même temps le fils de Dieu. L'incarnation des la 
seconde personne divine dans le sein de Marie devint 
le moyen et comme la voie du sacrifice ; cette incaçr 
nation se fit par un miracle , c'est-à-dire par une 
intervention locale et surnaturelle de Dieu. On con- 
çoit qu'un miracle pouvait seul réaliser la concep-^ 
tion divine du Christ dans Marie, moins à cause de 
sa virginité, qu'à cause de la séparation absolue de 
Dieu et de l'homme. En effet la substance divine 
et la substance humaine sont irréductibles l'une à 
l'autre dans la doctrine de la création ; quelque 
rapprochement que la vertu puisse faire entre UA 
homme et son créateur, ils forment toujours deux 
êtres séparés que rien ne saurait identifier. Quand 
ou dit que Dieu s'incarne, il faut entendre qu'une 
âme humaine, une substance finie et personnelle 
anime le corps humain du Christ et qu'en cela il est 
un homme semblable à nous ; mais que dans, ee 



— 161 — 

même corps habite également, en vertu d'un miracle 
et d'un mystère incompréhensible, la substance de 
IHeù, la personne divine toute entière. Cette union 
dés deux natures en Jésus-Christ échappe à Tordre 
ùàturel. De plus la chute ayant été primordiale et 
ses conséquences ayant dû envelopper toute la des- 
cendaince d'Adam et d'Eve, la rédemption est égale- 
ment unique et totale : Jésus ne s'est point immole 
pour quelques-uns, mais pour tous; le sacrifice de 
Pâutêl, qui répète chaque jour sous des formes mys- 
tiques la passion et roblation réelles du Christ, est 
offert pour tous les hommes, et ainsi il est universel. 
L'incarnation est donc un miracle qui ne peut se 
produire qu'une seule fois pendant toute la durée du 
genre humain. 

Cette doctrine existe àiissi chez les Indiens : le 
point de vue seul est différent. Ici en effet l'incarna- 
tion n'est pas le résultat d'un fait initial, dont les 
conséquences se développant toujours ne pourraient 
être arrêtées que par un miracle. Il n'y a dans les 
théories indiennes ni chute de l'homme, ni dette 
contractée, ni rachat; et comme il n'y a pas de créa- 
tion, îln'y à pas non plus de miracle au sens chré- 
tien de ce mot. L! observation de la réalité est tou- 
jours ici le point de départ et le fondement de la 
théorie ; si les brahmanes admettent une incarna- 
tion, c'est que les faits la leur ont montrée. H y a 
des signes auxquels ils là reconnaissent : une grande 
science, une vertu extraordinaire, une action à la 



— 462 -- 

fois très-énergique et très-bienfaisante exercée sur 
rtLumanité, sont pour eux les plus évidentes preuves 
de la présence d'un dieu. Mais entre ce personnage 
éminent et les autres hommes il n'y a qu'une diffé- 
rence du plus au moins. Car le même principe 
masculin suprême réside dans tous les vivants et est 
en eux tous l'âme qui sait, qui veut, qui agit, qui 
perçoit ; seulement ses manifestations humaines, ses 
épiphanies, sont plus ou moins complètes ; et lors-^ 
qu'il se rencontre avec toute sa vertu active dans un- 
homme, il y a dès lors une raison sérieuse de recon- 
naître en lui l'Être supérieur incarné. La grande 
âme du monde prend du reste la forme qu'il lui 
plaît pour l'accomplissement de ses desseins ; il n'est 
nullement nécessaire qu'elle se revête d'une figure 
humaine, puisque la vie avec la pensée se rencontre 
dans tous les êtres aussi bien que dans l'homme, et 
peut s'exalter aussi en l'un d'eux au point d'en faire 
une véritable incarnation. La théorie des incarna- 
tions est une partie essentielle de la théologie in- 
dienne. Elle ne suppose ni la double nature, puisque 
la substance est une et universelle ; ni le miracle, 
puisque Dieu est toujours et partout dans les vivants; 
ni un motif primordial et suprême, puisque c'est la 
loi du développement des êtres qui produit de temps 
en temps au milieu d'eux des incarnations. L'Être 
divin qui s'incarne ne rachète pas une ancienne 
dette ; il vient pour sauver les hommes du péché et 
du malheur, détruire le mal et faire prospérer la 



— 463 — 

justice. Cette grande œuvre ne s'accomplit pas une 
seule fois, mais plusieurs, chaque fois même qu'elle 
est devenue nécessaire. 

u J'ai eu tien des naissances Quoique sans commencement 

et sans fin et chef des êtres vivants, quand la justice languit, 
quand l'injustice se relève, alors je me fais moi-même créature, 
et je nais d'âge en âge pour la défense des bons, pour la ruine 
des méchants, pour le rétablissement de la justice. » 

{Bhagavad-gîtâ, IVJ 

Les brahmanes reconnaissent généralement Kn'èna 
pour la dernière venue des incarnations ; mais aucun 
d'eux ne prétend qu'elle doive être absolument la 
dernière. Les buddhistes voient aussi dans Çâkya- 
muni l'Être supérieur tout entier, mais le point de 
•vue n'est pas absolument le même que celui des 
brahmanes, et il se rapproche davantage du point 
de vue chrétien. 11 est même surprenant avec quelle 
facilité les buddhistes de certains pays, du Siam par 
exemple, en viennent à tolérer les idées chrétien- 
nes, à les admettre en partie, à les apprécier et à les 
admirer ; dans ces derniers temps le christianisme a 
failli être solennellement reconnu et pratiqué par 
l'un des rois de ce pays. Mais quand on vient à exa- 
miner dans son fond la doctrine indienne des incar- 
nations, et à en rechercher l'origine dans le Vêda où 
elle se trouve, on s'aperçoit qu'elle est presque de 
tout point en opposition avec celle des chrétiens qui 
procède des livres hébraïques. 



— 464 •— 

tJn dernier trait de divergence entre les Aryas et 
les Sémites doit appeler notre attention . La science 
ne se fait pas de la même manière chez les uns et 
chez les autres. Dans la doctrine hébraïque de la 
création. Dieu, qui est Fauteur de l'homme ne lui 
donne d'intelligence et de science que ce qu'il lui 
plait, sans que l'homme puisse ou doive s'enquérir 
au delà des limites qui lui sont assignées. La recher- 
che libre, figurée sous l'emblème de la tentation et 
du serpent , est formellement condamnée dès le 
commencement de la Genèse. Avancez : Dieu, qui a, 
selon son libre arbitre, organisé le monde et posé à 
l'homme sa première loi, vient encore, soit directe- 
ment et de sa propre bouche, soit par la voix de ses 
anges et de quelques hommes choisis expressément 
pour cela, en promulger les formules. Quand il 
s'agît piour l'homme de connaître Dieu, qui est le 
premier objet de la science, c'est encore Dieu qui se 
dévoile lui-même et qui énonce en quelques mots sa 
propre nature par une sorte d'enseignement miracu- 
leux et suprême. Ces paroles divines deviennent le 
fondement de la théologie, sur lequel toute science 
doit être édifiée. L'effort personnel et libre en de- 
hors de cet enchaînement divin, est impie et con- 
damné. Ainsi la science a pour principes les notions 
révélées; elle a pour point de départ le miracle. 
Cette manière de concevoir la science est tellement 
sémitique, que, proclamée dans tout le Pentateuque 
et reproduite partout dans la Bible, soit par des 



— 46b — 

apparitions divines, soit par des songes, soit par des 
prophéties, elle a passé toute entière dans le chris- 
tianisme et toute entière encore dans la théologie 
musulmane. Il en est résulté, chez les nations chré- 
tiennes de l'Occident, que la science fondée sur la 
révélation, science que le moyen -âge a si largement 
développée, a vu naître a côté d'elle une science 
libre, laïque ou, comme on dit, sécularisée; cette 
science nouvelle, même quand elle est d'accord avec 
la science orthodoxe ^^ est cependant sa rivale et 
même son ennemie, par cela seul qu'elle ne recon- 
naît point pour principe la révélation et qu'elle a la 
prétention d'être entièrement humaine. Nous con- 
statons cet antagonisme sans le juger, notre opinion 
personnelle n'ayant ici aucune valeur. 

Mais nous sommes portés à croire que la renais- 
sance des sciences , c'est-à-dire leur affranchisse- 
ment, n'est autre chose qu'un réveil de l'esprit 
aryen et un de ces effets mystérieusement préparés 
au fond de la conscience des races humaines. Les 
chantres védiques et les brahmanes indiens, qui ont 
été les Aryas par excellence et chez qui l'esprit aryen 
s'est développé le plus libre de toute influence étran- 
gère, n'ont jamais admis la révélation locale et mi- 
raculeuse comme fondement de la science. Dans le 
Vêda ne voyons-nous pas les prêtres, indépendants 
de toute doctrine antérieure, ne chercher dans l'en- 
seignement paternel et dans leurs conférences sacer- 
dotales que des indications et des connaissances 

30 



— 466 — 

discutables , uniquement propres à les mettre sur la 
voie de la vérité? Proclament-ils souverainement 
eux-mêmes une seule formule? S'appuient-ils sur 
quelque révélation antique? Nullement. C'est libre- 
ment qu'ils posent les questions; c'est timidement 
qu'ils proposent leurs propres idées; c'est avec la 
joie tremblante de l'homme qui entrevoit la vérité 
pour la première fois, qu'ils énoncent leurs grandes 
théories. Dès le Vêda, ces recherches libres portent 
sur le fond même des choses et sur ce qu'il y a de 
plus élevé en théologie : il ne s'agit pas, pour ces 
sages, d'un développement à donner à quelque prin- 
cipe proclamé de haut et admis par un acte de foi ; 
c'est le principe même qui est remis en question 
dans maint passage des Hymnes et qui le sera long- 
temps encore dans les écoles brahmaniques. Les 
hommes supérieurs, en qui s'incarne la divinité, 
font plus que les autres pour l'avancement de la 
science : mais ils n'ont pourtant pas une autorité 
absolue et ne s'imposent pas d'office au théologien 
ni au savant. La plus haute expression de ce rôle des 
hommes extraordinaires me semble être dans la 
B'agavad-gitây \kovLKrisna dit de lui-même : 

u Cette doctrine éternelle, je l'ai enseignée d'abord à "Vi-vas- 
wat; Yivaswat l'a enseignée à Manu; Manu l'a redite à Ixwâku, 
et reçue de mains en mains, les Sages royaux l'ont connue; 
mais dans la longue durée des temps, cette doctrine s'est per- 
due... Je viens 'te l'exposer aujourd'hui. » 

: Il ne s'agit point ici d'une révélation , au sens 



— 467 — 

sémitique ; car le dieu incarné qui parle ainsi dit 
plus loin à son interlocuteur : «Je suis toi-même, 
Arjuna ; » et ailleurs : « Je suis la théologie, etjesuis 
le théologien. » Et donnante son disciple la méthode 
pour arriver à la connaissance de Dieu, il lui propose 
la conversation avec les sages et la méditation per- 
sonnelle et solitaire, où l'homme s'interroge sur la 
nature des êtres et sur la nature du premier prin- 
cipe des choses. 

Iln'y a par conséquent dans le Vêda ni révéla- 
tion initiale, ni apparitions de Dieu face à face, ni 
science formulée par Dieu et enseignée avec une 
autorité souveraine, ni anges enfin, ni prophéties. 
Tout y est humain en matière de science ; chaque 
homme renferme dans son cœur ce Jâtavêdas, cette 
flamme vive de l'intelligence , qui en se déployant 
éclaire tous les problèmes et dévoile toutes les vé- 
rités. Il est résulté de cette manière toute aryenne 
d'envisager la science, son origine et sa méthode, 
qu'elle a conservé dans l'Inde une indépendance 
dont l'Europe chrétienne et l'Asie musulmane ne 
nous offrent point d'exemples. Quand viendra le 
jour où les doctrines sémitiques et chrétiennes, fon- 
dées sur la Bible et l'Evangile , entreront en lutte 
avec les doctrines indiennes fondées sur le Yêda, les 
apôtres chrétiens seront surpris de la liberté d'esprit 
avec laquelle lés brahmanes aborderont toutes les 
questions. Et comme eux-mêmes se trouveront en- 
chaînés dans les formules immuables de la théologie. 



— 468 — 
leur efifort sera beaucoup plus pénible pour atta- 
quer que celui des Indiens pour se défendre. S'ils 
font des concessions, ce sera le renversement de la 
théologie chrétienne et le triomphe de l'esprit 
aryen ; s'ils n'en font aucune et que les savants orien- 
taux acceptent le christianisme , ce sera la plus 
grande victoire que l'esprit sémitique aura rem- 
portée. Nous ignorons comment s'engagera cette 
lutte suprême. Mais, comme il est incontestable 
qu'elle s'engagera tôt ou tard et probablement bien- 
tôt, ceux qui aspirent au succès des doctrines évan- 
géliques doivent prévoir la situation oii ils seront 
placés : er l'esprit scientifique des races aryennes 
aura dressé contre eux cette grande forteresse des 
sciences modernes où des armées de savants entas- 
sent chaque jour des armes nouvelles ; d'autre part 
ils rencontreront en Orient ce même esprit aryen, 
exercé depuis l'origine du Vêda dans le maniement 
des armes théologiques, fort de son indépendance, 
soutenu par tout ce qu'il a accumulé de matériaux 
depuis trois ou quatre mille ans, et qui enfin se re- 
présentera à toutes les étapes, dans l'Inde, au Thibet, 
dans rindo-Chine, dans la Chine, sous les mille 
formes que le génie de peuples divers lui a données. 
Quoi qu'il en puisse être, nous croyons pouvoir 
tirer de ce chapitre les conclusions suivantes. Pre- 
mièrement le Yêda marque une période très-anti- 
que, quoique non primordiale, de l'une des grandes 
races humaines, des Aryens. Secondement ce livre 



— 469 — 

est original et ne contient aucune des traditions fon- 
damentales ni des doctrines essentielles de la race 
sémitique ou, plus particulièrement, des Hébreux. 
Troisièmement, les doctrines védiques sont nées 
d'elles-mêmes : produites et développées dans la 
méditation et renseignement brahmanique, elles 
ont un caractère tout humain, et ne s'appuient sur 
aucune révélation primordiale. Quatrièmement leur 
tendance est panthéistique et en opposition avec le 
monothéisme sémitique fondé sur le dogme de la 
création. Nous savons que cette tendance a existé de 
même chez les autres peuples aryens, mais que chez 
eux elle s'en est tenue longtemps à ses premiers 
essais, et que dans la suite elle y a été plus ou moins 
complètement arrêtée par des influences étrangères, 
L'Inde seule, à cause de son isolement au milieu de 
races inférieures, a donné à l'esprit panthéistique 
des races aryennes son entier développement philo- 
sophique et religieux. Une seule chose lui a manqué 
jusqu'à ce jour : c'est d'appuyer ses doctrines sur 
des faits méthodiquement observés, et de produire 
ainsi le panthéisme scientifique. Ce sera là peut-être, 
à côté du christianisme, l'œuvre réservée aux géné- 
rations futures dans la race indo-européenne reve- 
nue à son unité. 



FIN. 



I r, 1,1:, .1 



\V 



TABLE ANALYTIQUE DES MATMES 



CHAPITRE I. 

NOTIONS GÉNÉRALES 



Histori(jue. Principales périodes de l'histoire de l'Inde : 
l'état actuel; le buddhisme, son caractère, époqrue du Buddha; 
le brahmanisme ancien et la langue sanscrite; épopées, 
moyen âge indien; la période védique; les périodes primi- 
tives. 

CHAPITRE IL 

DES PRINCIPALES QUESTIONS QUE SOULÈVE LE 

VEDA 15 

Le Vêda et les Aryas de l'Indus ; la langue du Vêda. Les 
peuples aryens dans leur rapport avec le Vêda. Le Vêda et les 
cultes primitifs ; la mythologie comparée. Le Vêda et la 
société primitive?; origines comparées de la civilisation. Le 
Vêda et les origines de la métaphysique. Les Hymnes du 
Vêda et la critique littéraire. 

CHAPITRE m. 

LA LANGUE DU VÊDA ET LA PHILOLOGIE COMPA- 
RÉE 33 

Historique de la philologie comparée. Leibniz; les langues 



— 472 — 

du Midi et les langues du Nord; problème de leur unité. 
Œuvre du dix-huitième siècle : l'Asie signalée comme le 
'berceau des langues européennes; erreur relative à l'hébreu; 
Volney entrevoit la solution. Découverte du sanscrit; erreur 
relative à cette langue et à l'Inde. Découverte du zend et de la 
langue védique. Méthode de la -philologie comparée; certitude 
de ses résultats; ses principales applications à l'étude des 
langues et des anciens écrits, à l'ethnologie, à la science des 
rehgions. 

CHAPITRE IV. 

DE L A POÉSIE DU; ^ÊD A. *.=>;. ,....,... . . . .^ • . 69 

I. Dans son fond : elle est descriptive. Elle est idéale; ou 
symbolique. Rapports du symbole et de larpoésie; caractères 
poétiques des divinités du Vêda; clarté de leur signification; 
leur analogie avec celles de la Grèce. Tendance métaphysique 
de la poésie du Vêda. Elle est peu moraliste, quoique mêlée à 
la vie réelle. 

II. Dans sa forme : elle est. littéraire; définition de ce mot. 
Elle forme contraste avec la poésie sémitique. Les chants du 
Vêda sont des Hymnes; formation de l'Hymne, ses conditions, 
ses .dimensions. Variété des Hymnes védiques. Fécondité de 
ce genre littéraire, .Puissance dé l'Hymne. 

CHAPITRE V. 

LES LIEUX ET LES RACES . 117 

I. Les lieux. Le pays oii furent composés les Hymnes est 
indiqué par les faits d'histoire naturelle et de géographie; il 
est nommé SaptasinSu; c'est le bassin moyen de l'Indus. 

. Limités de la contrée védique. 

II. Les rages. Les Aryas de l'Indus; leur origine étrangère; 
leur mouvement vers le sud-est. Les Dasyus ou races indi 
gènes. Les Aryas védiques sont des conquérants. 



— 473 — 
CMPITRE VI. 

LES AUTEURS. LES ÉPOPÉES 147 

1. Authenticité du Vêda ; ses preuves tirées des traditions 
et de l'histoire religieuse et littéraire de l'Inde. 

IL Période des Hymnes ; leur répartition entre les auteurs : 
auteurs réels, auteurs fictifs. 

III. Période antérieure aux Hymnes du Vêda, Trois épo- 
ques : la découverte du feu et l'institution du sacrifice; la 
réforme du sacrifice; le siècle des miracles. 

CHAPITRE VII. 

DE LA FAMILLE 183 

I. Origine et constitution de la famille. Les Ancêtres; 
leur culte; fondement religieux de la famille. Les noms de 
parenté et la famille primordiale ; rôle de ses membres. Le 
mariage; hymne nuptial. . 

IL Changements survenus dans la famille. Avant les temps 
du Vêda. La famille védique. Monogamie'; cas de polygamie. 

CHAPITRE Vm. 

DE liA SOCIÉTÉ CIVILE ET POLITIQUE 217 

Définition des castes; éléments essentiels de ce système. 
Les castes ne sont pas constituées dans le Vêda. Tous les élé- 
ments du système s'y trouvent, mais non coordonnés. Brah- 
manes, râjas, vsecyas; leurs fonctions, leurs occupations, 
réodalité. 



— 474 — 
CHAPITRE IX. 

ORIGINE DES CASTES 247 

Les purôhitas ou chapelains des seigneurs féodaux. Abaisse- 
ment des prêtres; leur vénalité. Lutte du temporel et du 
spirituel, ou des râjas et des brahmanes : récits. Etablisse- 
ment des castes. 

CHAPITRE X. 

NATURE DU CULTE. ORGANISATION ET POUVOIR 

SPIRITUEL DU SACERDOCE 271 

I. Le culte était public ; preuves. 

IL Point d'église ; indépendance mutuelle des prêtres ; leur 
liberté de penser. Unité du dogme ; comment elle s'établit et 
se perpétua. 
III. Pouvoir spirituel du père de famille. Rôle mystique du 
' prêtre. 

CHAPITRE XI. 

DES CÉRÉMONIES DU CULTE 297 

L'office divin. L'enceinte sacrée, l'autel, le gazon, etc. Le 
feu, la liqueur sacrée ou sôma, l'offrande; les prêtres; l'hymne. 
Présence réelle des dieux. Les trois savanas. Le sacrifice du 
cheval. 

CHAPITRE XII. 

DES ASURAS OU PRINCIPES DE VIE 319 

Date de cette théorie. Spectacle de la vie et de ses condi- 



— 47b ~ 

lions; recherche de son principe. Les corps glorieux des 
Asuras; leur intelligence. Partage de l'idée à'Asura : les* 
dieux ; origine de leurs noms ; dieux de la Grèce. Anthropo- 
morphisme. Origine des dieux. Origine du culte. 



CHAPITRE XIII. 

LES SYMBOLES-. I. AGNI^ SYMBOLIQUE DU FEU 349 

I. Qu'est-ce que Âgni? Le feu, son développement; ses 
noms. Le feu des liquides, des nuages, du bois; ses noms. 

II. Le feu du beurre sacré ; le feu plastique, Twastri. Le 
feu de la vie; sa propagation; le principe mâle, Pzirwsa. Le 
feu, auteur de la pensée, Jâtavêdas. 

in. Rôle à'Âgni dans le Sacrifice. Le feu, messager de l'of- 
frande, purifieateur, cheval symbolique, pontife, chef de l'as- 
semblée et du foyer domestique. Agni, être moral. 



CHAPITRE XrV. 

LES SYMBOLES. II. SURYA, SYMBOLIQUE DU SOLEIL. 379 

I. Aditi ou la nature indivise. Les Adityas : Varuna, Arya- 
man, Mitra, etc. 

II. suRYA. Le Soleil, auteur de la lumière; ses noms. Le 
Voyageur céleste, Yisnu; légende du Nain. Le Producteur des 
formes, Savitrî. Le Nourricier, Pûsan; Vivaswat. Le Père des 
hommes : Manu, Yama, etc. Le cheval symbolique; le sôma; 
le caillé. 

III. INDRA, énergie météorique du Soleil. Royauté à' Indra; 
sa marche, son cortège. Les Açwins ou Cavaliers célestes et 
r^ttrore; les Maruts ouïes Vents; Mâtali, Mâtariçwan. Lutte 
d'Indra et du Nuage : AM, Yritra, etc. Parjanya, ou le génie 
l'orage. Les Apsarâs, ou nymphes célestes. 



— A76 — 
CHAPITRE XV. 

MÉTAPHYSIQUE DU TÈDÂ. ... .... ... . ... • - • .409 

I. Polythéisme primitif de la théorie des Asuras. Tendance 
vers l'unité. Décadence des Asuras; leur antagonisme avec 
les dieux. Unité naturelle des Feux; tous les dieux sont 
identifiés dans Agni. Découverte de l'unité du Principe 
suprême ; unité de la suhstance, proposée mais non affirmée. 

n. Eléments des êtres finis : la forme corporelle et l'âme. 
Le corps glorieux; l'autre monde oy le ciel d'Indra. L'immor- 
talité de l'âme et des corps glorieux. La résurrection. ' 

CHAPITRE XVI. 

CE QUI n'est pas dans LE VÈDA . . . . . . . ...... 441 

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Les Aryas et les- Hébreux. Isolement des Aryas de l'Indus au 
temps des Hymnes. Relations des Hébreux au temps de 
Moïse; leurs relations maritimes avec les Aryas au temps de 
Salomon. 

Contraste du Dieu Créateur, dans la Genèse, et du Principe 
suprême, dans le Vêda. Irréductibilité de ces deux doctrines. 

La chute de .l'homme, le paradis terrestre, le déluge, ne 
sont pas dans le. Vêda. La Rédemption n'y est pas non plus; 
. opposition dogmatique de l'Incarnation chrétienne, et des 
incarnations indiennes. 

Contraste de la doctrine mosaïque et de la doctrine védique 
touchant le fondement et l'origine de la science. 

Conclusion. 

FIN DE LA TABLE. 
Nancy, imprimerie de veuve Raybois, rne du faub. Stanislas, 3. 



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