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Full text of "Manuel d'histoire des religions [microform] ;"

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MANUEL 



D'HISTOIRE DES RELIGIONS 



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P.-D. CHANTEPIE DE^UA- SAUSSAYÇ 

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dHistoire des religions 



TRADUIT SUR LA SECONDE EDITION ALLEMANDE 
i. 

Sous la direction de 



HENRI HUBERT 



ET 



ISIDORE LÉVY 



PAR 



P. Bettelheim; P. Bruet, professeur au lycée de Dijon; 
n.FossEY, docteur es lettres; R. Gauïhiot, maître de conférences à l'École des Hautes-Études; 
L. Lazard; W, Marçais, directeur de la Médersa de Tlemcen; 
A. MoRET, maître de conférences à l'École des Hautes-Études. 




Librairie Armand Colin 

Paris, 5, rue de Mézières 
1904 

Tous droits réservés. 



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INTRODUCTION 

A LA TRADUCTION FRANÇAISE 



Nous avons en France, à l'Ecole des Hautes Etudes, une Ecole dite 
des'cc sciences religieuses». Mais nos étudiants n'ont pas encore un 
manuel de l'histoire des religions. Les éditeurs de ce livre se sont pré- 
occupés de donner, en français, tant aux spécialistes qu'aux autres, 
l'instrument de travail qui leur manquait. 

Nous , avons mieux aimé traduire un ouvrage éprouvé par le 
succès que d'en faire un iiouYeau qui pouvait être médiocre. Nous 
pensons qu'il ii'est pas bon de multiplier les manuels.' Mieux vaut 
porter ailleurs son effort, quand on est en mal de livre. Mieux 
vaut même s'entendre sur une vieille erreur au point de départ des. 
études que de se faire illusion sur des demi-vérités. C'est l'intérêt 
véritable de la science, c'est du moins aujourd'hui celui de la science 
des religions, qu'on Funifie autant que faire se peut. Bon nombre 
de problèmes creux, auxquels on s'attarde, sont nés du choc de défi- 
nitions également mal établies.. Dans une science où, pour une large 
part, les exemples tiennent encore lieu de définitions, où d'ailleurs 
le- nombre des faits authentiquenient et complètement connus est 
encore limité, il est peut-être nujsible de changer trop souvent les 
paradigmes. 

La deuxième édition du manuel de M. Chantepie de la Saussaye 
date déjà de 1897. Mais c'est précisément un de ces livres qu'il est 
inutile de refaire tant que les études qu'ils codifient n'ont pas fait 
assez de progrès pour qu'on puisse les renouveler complètement. 
Or, bien qu'un certain nombre d'ouvrages aient paru, avant 1897 et 
depuis, qui montrent que la science des religions cherche sa voie 






yï. INTRODUCTION A LA TRADUCTION -FRANÇAISE 

" dans des directions nouvelles, c'est à peine si elle s'est assuré encore 
quelques nouveaux points de vue, d'où elle n'embrasse même pas 
tout l'ensemble de son domaine; elle a seulement acquis l'espoir 
d'explorations prochaines et fructueuses. 

Nous aurions même volontiers repris à la première édition une 
longue introduction où l'auteur énumérait et classait les phénomènes 
religieux; M. Ghantepie de la Saussaye a retranché cette phénoméno- 
logie. 11 a jugé que cette partie de l'étude, étant celle dont les pro- 
grès avaient été le plus sensibles, appelait désormais des dévelop- 
pements disproportionnés avec l'étendue de son ouvrage. Nous la 
regrettons et nous pensons que, telle quelle, ou sans remaniements 
profonds, elle eût encore été utile. Elle eût tout au moins imposé au 
livre, à défaut d'une classification rigoureuse et unique des faits, 
une terminologie uniforme. En tout cas, les définitions, données 
dans l'introduction, eussent valu pour le reste. Les traducteurs savent 
par expérience combien il est difficile de réaliser, même en y mettant 
beaucoup de temps et de soins, une pareille uniformité, et nos lec- 
teurs verront sans doute à quel point elle est désirable. On ne peut 
pas demander aux historiens spécialistes, qui contribuent à l'histoire 
des religions, qu'ils arrivent d'eux-mêmes (car ils n'y sont pas néces- 
sairement préparés par leurs études antérieures) à bien définir ou à 
bien analyser, ce qui est en soi-même un objet d'étude, ni même à 
bien rubriquer les faits religieux. Si, faute d'entente sur un vocabu- 
laire technique, ils prétendent suivre l'usage vulgaire, nous pouvons 
être sûrs qu'ils parleront chacun une langue différente. Quelque 
remarquable qu'ait été le travail d'unification dans l'œuvre de 
M. Ghantepie de la Saussaye, on craindra toujours qu'il ait laissé 
subsister des flottements contre lesquels nous garantissait son 
ancienne introduction; les définitions soigneusement établies dès le 
début permettaient de trouver dans les différentes parties du livre 
des faits rigoureusement comparables. 

Ge simple regret nous met à l'aise pour vanter les mérites de 
notre manuel. En tant qu'histoire, rédigée par des spécialistes des 
histoires locales et de l'histoire des religions, il donne une idée fort 
exacte de l'état actuel de celle-ci; nous n'avions qu'à en allonger un 
peu les bibliographies pour le mettre en état de paraître aujourd'hui 
chez nous. Le tableau qu'il présente de la vie religieuse de l'humanité 
en dehors du christianisme, — que l'on continue à ne pas confondre 
avec les autres religions, — est d'autant plus fidèle que M. Ghan- 



; INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE VU 

tepie de la Saussaye s'est justèriieiit méfié des synthèses prématurées 
et qu'il s'est bien gardé de dénaturer les faits en leur imposant 
l'ordre factice d'une classification provisoire. Le plan purement con- 
ventionnel qu'il a choisi, où les religions sont présentées par parties 
du monde et par pays, est préférable dans un livre de cette sorte à 
un ordre méthodique, si parfait qu'il soit; car on n'en peut concevoir 
un qui soit assez souple pour se prêter à l'infinie diversité des laits. 

Quant à la position théorique de M. Ghantepie de la Saussaye et 
de ses collaborateurs, elle est des plus stables. Ils ne sont, semble-t-il, 
d'aucune école. C'est pour leur œuvre une chance de survivre aux 
doctrines caduques. Placée à la rencontre des grandes méthodes de 
l'histoire des religions, elle fait à chacune sa part avec le plus louable 
éclectisme. Si cet éclectisme n'est pas à recommander à ceux qui 
prétendent enrichir la science, il est indispensable à ceux qui veulent 
en faire la somme. Faute d'un système véritablement compréhensif, 
en dehors duquel il ne puisse pas y avoir de vérité, c'est l'éclectisme 
qui en comporte le plus. Il est d'ailleurs, dans le cas présent, parfai- 
tement légitime. Car les théories, qui ont été en leur temps toute la 
vérité, contiennent toujours quelques parcelles de la vérité totale et 
leurs auteurs n'ont péché que par généralisation hâtive; a nous de 
déterminer à quel ordre de faits se sont bornées leurs observations 
et doivent se limiter leurs conclusions. 

S'agit-il de mythologie, on trouve en effet dans les mythes, à la 
fois et tour à tour, de l'histoire, des symboles, des appellations 
communes à toute une famille de langues, des thèmes de contes, des 
indices d'institutions ou des faits divers primitifs sur lesquels ont 
successivement appelé l'attention les symbolistes, les linguistes, les 
folkloristes, les anthropologues et les ethnographes. Il est certain 
que les mythes sont représentatifs, qu'ils sont, à la façon des primi- 
tifs ou des poètes, l'histoire de la nature dans ses rapports avec les 
hommes ; il n'en est pas moins vrai que le symbolisme ne rend pas 
compte de tous leurs épisodes; : — il est certain que les noms sont 
immédiatement et naturellement susceptibles de personnification et 
d'autre part que des images ou des dictons contiennent des mythes 
en puissance ; mais il est également sûr que les thèmes des mythes 
ne sont pas de simples images et que leurs personnages sont autre 
chose que des vocables; — il est certain que les religions s'em- 
pruntent des mythes les unes aux autres et que les voyageurs en 
transplantent; mais il est aussi vrai que les mythologies se déve- 



vm INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE 

loppent généralement sur pla^e;— il est certain que les diverses 
mythologies d'un groupe de peuples liés par des relations historiques 
ont des traits communs; nul ne peut contester d'autre part que, 
d'un bout à l'autre du monde, mythes et fables se ressemblent. Il 
serait facile de prolonger la liste de ces propositions contraires, mais 
également justes, sous la réserve de leur généralité, et de réduire 
les affirmations de tous les auteurs qui se sont occupés de ces 
matières à deux séries parallèles de thèses et d'antithèses, les unes 
et les autres soutenables. Elles sont vraies soit en même temps, scjit 
successivement. Les peuples ont eu leurs périodes de symbolisme, 
de naturalisme, d'évhémérisme. On peut donc dire que théorique- 
ment chaque système d'exégèse mythologique rend bien compte d'un 
- moment ou d'une période de la vie des mythes. 

Au surplus, si nous passons des systèmes de mythologie aux sys- 
tèmes généraux d'études religieuses, nous constatons qu'ils finissent 
par rendre complète l'investigation des faits, mettant en lumière, 
qui les mythes, qui les rites, qui les cultes et leurs aires d'extension, 
qui les églises et les groupes de fidèles. Il n'y a donc pas en réalité 
de système qui tombe tout à fait et les écoles sont abandonnées 
plutôt que détruites; c'est la curiosité qui se déplace et passe, par 
exemple, de la signification symbolique des mythes au résidu d'his- 
toire qu'ils contiennent ou bien à leur nomenclature, à leurs origines, 
puis à leur fonction et à leur raison d'être; si bien que les historiens, 
éclectiques par devoir, qui se préoccupent de coUiger l'ensemble des 
faits et d'en montrer tous les aspects, ne se trouvent souvent en pré- 
sence que de réponses vieillies dont ils doivent se contenter. Il y a 
des recherches qui s'imposent toujours, mais qui, par la faute des 
théoriciens, n'ont pas profité de l'avance générale des théories; c'est 
ainsi que nous voyons se rouvrir aujourd'hui le débat sur l'origine 
des Aryens, avec un apport de nouveaux arguments empruntés à 
l'archéologie préhistorique, mais avec une méthode qui rappelle trop 
encore le temps où l'on prétendait retracer l'histoire de leurs ancêtres 
en dressant simplement l'index comparatif de leurs langues. La 
science ne s'arrête pas pour refaire son ouvrage ; elle marche d'un 
mouvement continu. Il y a bien un flux et un reflux de doctrines, 
qui font succéder fatalement à un flot de généralisations quelques 
heures de calme, de prudence, de minutieuses recherches, mais ce 
sont toujours les mêmes eaux qui montent ou qui descendent et 
chaque marée ajoute à l'apport des marées anciennes sa bande de 



INTRODUCTION A LA TRABUGTION FRANÇAISE IX 

galets et de coquillages cimentés d'un peu d'écume. Ainsi, la tradi- 
tion scientifique, malgré ses contradictions, est une; les plus fidèles 
disciples des savants détrônés ne sont pas leurs apologistes. 

L'histoire des systèmes d'exégèse et leur critique ont été faites et 
excellemment par M. 0. Gruppe dans le premier volume, qui mal- 
heureusement est le seul, de ses Ginechische Culte und Mijthen. On peut 
concevoir une autre histoire de ces mêmes systèmes qui n'en ferait 
plus la critique, devenue inutile, mais se bornerait à enregistrer ce 
que chacun d'eux a apporté de faits nouveaux, définitivement acquis, 
et d'indications fécondes pour les méthodes à venir; on y montrerait 
comment les écoles adverses collaborent et comment la méthode 
comparative a survécu aux livres de ses inventeurs. On y dirait ce 
que Mannhardt, folkloriste, théoricien de la mythologie et des cultes 
agraires, dont l'œuvre est encore intacte, doit à son passage dans 
l'école mythologique de Kuhn et de Max Millier, ou encore ce qui 
subsiste du travail de eette école dans les lois de la personnalisation 
des épithètes divines, posées par M. Usener. On y verrait comment 
les découvertes et les progrès des sciences voisines, invention de la 
grammaire comparée, étude des Vedas et de la littérature sanscrite, 
résurrection du folklore et de la mythologie germanique, exhumation 
des textes mésopotamiens, constitution de l'ethnographie scientifique, 
et comment les diverses philosophies, allemandes, anglaises et fran- 
çaises, de Hegel, de Spencer et de Comte, ont déterminé tour à tour 
l'énoncé des problèmes soumis à l'histoire des religions. Nous nous 
gardons bien d'entreprendre cette tâche, car il y faudrait un gros livre. 
D'ailleurs M. Chantepie de la Saussaye et ses collaborateurs l'ont implici- 
tement réalisée avec une remarquable impartialité. Si, dans l'ensemble, 
leur travail trahit quelques préférences, c'est en faveur de l'histoire pure, 
amoureuse des individus, soucieuse des particularités, respectueuse 
des diversités, mais assez indifférente aux rapports logiques des faits. 

Toutefois, l'avant- dernière des écoles de science des religions, 
l'école anthropologique anglaise, allemande et hollandaise, bien 
qu'elle ne soit pas oubliée dans notre manuel, n'y tient pas tout à 
fait la place que paraît lui mériter l'importance de ses travaux. Or, 
les principaux de ceux-ci, à savoir les articles de Mac LennanS l'ini- 

1. Mac Lennan, Essay on the Worship of Animais and Plants, in Forlnîgktly Review, 
iS69-10 -,Pat7'iarchal Theory, 1883; Origins o/" Exogamy, in English Historîcàl Review, 
1888; Studies in Ancient Uistory, 1886-1896. 



X INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE. 

tiateur, le Kinship (1885) et la Religion of the Sémites (1889) de 
Robertson. Smith, le plus vigoureux théoricien de l'école, la Primi- 
tioe Culture (1871) de M. Tylor, les premiers livres de M. Andrew 
Lang,.le Totemism (1887) et le Golden Bough (1890) de M. Frazer, la 
Legend of Perseus (1894-1896) de M. Sydney Hartland, d'autre part 
V Animisme (1884), le Haaropfer (1886-87) de Wilken et les livres 
de Mannhardt sont ou bien antérieurs à la deuxième édition du livre 
de M. Ghantepie de la Saussaye, ou bien ont paru presque en même 
temps. 

Il est vrai que, si une place considérable devait être faite à l'école 
anthropologique, c'était- dans cette introduction que M. Chantepie-^ 
de la Saussaye a retranchée. Sauf peut-être Robertson Smith, les 
écrivains de cette école n'ont pas contribué directement à l'histoire 
proprement dite des religions. Dans une histoire et tout particuliè- 
rement dans un livre oii, par respect des proportions, l'exposé des 
faits très primitifs, dont les anthropologues se sont occupés spécia- 
lement, est nécessairement limité, on peut leur emprunter çà et là la 
critique de quelque interprétation ancienne, l'explication de quelques 
faits obscurs, mais déjà connus, qui figurent par hasard parmi les 
exemples ou dans les notes de leurs ouvrages, rarement la preuve 
historique de liaisons hypothétiques des faits, fort peu de chose en 
somme. Ainsi doit-on s'expliquer qu'ils soient assez mal partagés 
dans un manuel comme celui-ci, sans compter que, à l'inverse de ses 
auteurs, ils sont beaucoup plus théoriciens qu'historiens. Cependant 
l'importance de cette école a crû plus vite que le nombre de ses tra- 
vaux. Le Golden Bough de M. Frazer en est maintenant à sa seconde 
édition; c'est dire que ses idées directrices sont entrées en circula- 
tion, en tout cas qu'elles s'accordent avec les préoccupations vagues 
d'un assez large public. Ces mêmes idées s'imposent déjà en Alle- 
magne, OTi l'on a récemment traduit la Religion of the Séduites de 
Robertson Smith. En France, elles ont été enseignées par M. Marillier 
et commencent à devenir populaires grâce à M. Salomon Reinach. Il 
convient donc d'en dire quelques mots, pour réparer la disgrâce 
oii l'anthropologie semble être ici tenue. 

Les savants de cette école ont été frappés par la répétition univer- 
selle et spontanée des mêmes phénomènes. Pratiques et croyances 
se reproduisent à l'infini comme les images que se renvoient deux 
miroirs opposés. Cette répétition est trop générale pour être acciden- 
telle et, quand les faits semblables se produisent à trop longue dis- - 



INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE Xi 

tance, en Ecosse et en Nouvelle-Guinée par exemple, les similitudes 
ne peuvent résulter de communications historiques. C'est ainsi que, 
dédaignant l'iiistoire, on est amené à les expliquer par des lois con- 
stantes, fonctionnant également partout et manifestant par là l'iden- 
tité fondamentale de la nature humaine. Ces lois, les anthropologues 
pensent les découvrir par la pra,tique de la méthode comparative, 
qu'ont mise en honneur les linguistes mythologues. 

Dans la recherche des documents, leur attention s'est spécialement 
portée là où ils pensaient trouver à la fois les formes primitives et 
les plus générales des phénomènes, c'est-à-dire d'une part sur l'ethno- 
graphie, de l'autre sur la massé de pratiques et de croyances popu- 
laires, rites magiques ou survivances d'anciennes religions, qu'on 
s'entend pour désigner sous le nom de Folklore. Cette deuxième 
province avait déjà été exploitée par les Grimm et leur école; la 
première était encore à peu près vierge. C'était un nouveau domaine, 
vaste et fertile, qu'ils annexaient à la science des religions. Les 
enquêtes ethnographiques sont en effet une mine d'excellents termes 
de comparaison dont ils ont extrait déjà les meilleurs matériaux; 
on a toujours chance d'y trouver, sinon les formes élémentaires des 
institutions, qu'ils y cherchaient, du moins des variantes plus intel- 
ligibles que celles qui nous apparaissent dans des religions trop cul- 
tivées. Par le seul rapprochement de ces variantes, l'école anthropo- 
logique aurait déjà beaucoup fait pour l'intelligence de la religion. 

Ses travaux contiennent donc les éléments d'une théorie nouvelle 
de la religion, qui est profondément distincte des anciennes, mais ce 
ne sont que des éléments. La revue des faits n'est pas encore com- 
plète. On a jusqu'à présent presque entièrement négligé les super- 
structures; dans les systèmes récents et complexes, on s'est encore 
à peu près contenté de montrer, et c'est un des exercices favoris 
de l'école, ce qu'ils contiennent de primitif. La doctrine même reste 
fragmentaire, car le livre, un peu hâtif, de M. Jevons ^ ne peut passer 
pour son expression canonique. Cette école n'est donc pas encore en 
état de fournir la base d'un remaniement complet de l'histoire des 
religions et la nouvelle série de manuels, qui se publient en Amérique 
sous la direction de M. Morris Jastrow, témoignent du même esprit 
de sage éclectisme que le livre de M. Chantepie de la Saussaye. 

Au surplus, les principes de l'école anthropologique ont besoin 

1. F.-B.- Jevons, An introdiiction to the Eislory of Religion, 1896. 



XII INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE 

pour fructifier d'une élaboration philosophique dont ils n'ont pas 
encore été vraiment l'objet. L'explicationv qu'elle prétend doniier 
des faits religieux est insuffisante, parce qu'elle se borne à scruter 
leur origine et ne porte pas sur leur fonctionnement. La recherche 
même des origines pâtit de cestte préoccupation exclusive; car les 
institutions de même forme, qu'on est tenté de comparer entre elles, 
n'étant pas nécessairement des institutions de même fonction, peuvent 
n'avoir qu'une ressemblance fortuite et, par suite, les conclusions 
qu'on en tire risquent d'être erronées. Ce défaut est d'autant plus 
sensible que l'application de la méthode pèche en général par excès 
d'empirisme; on passe d'un fait particulier à un autre fait particu- 
lier donné comme plus primitif, mais il est rare qu'on remonte par 
analyse à ce que les faits contiennent de typique, d'essentiel et de 
permanent. On généralise par juxtaposition et l'on aime les preuves 
cumulatives, qui sont imparfaites. On suggère en somme plutôt qu'on 
ne démontre. — Nous sommes loin de vouloir déprécier cependant la 
valeur de tout ce travail. Quand nous ne devrions aux anthropologues 
que de connaître l'importance du totémisme, celle de l'animisme,- le 
système des initiations et des cultes agraires, l'application des lois 
de l'association des idées dans les rites religieux et magiques, leur 
apport serait déjà fort appréciable. Mais leur œuvre A'^aut encore plus 
par la masse des faits qu'ils ont réunis. 

Les études anthropologiques ont suscité en France, depuis très peu 
de temps, un nouvel ordre de recherches, qui n'ont encore donné, 
comme il est naturel, que peu de résultats, mais qui s'éloignent 
assez de la méthode suivie par l'école mère pour qu'on puisse déjà 
les ranger sous une rubrique différente. Ces recherches relèvent de 
la sociologie autant que de la science des religions. Tout n'est pas 
neuf dans leur programme. Leur objet principal est de transformer 
en idée claire une idée qui circule indistinctement ailleurs, aussi bien 
chez les mythologues symbolistes que chez les anthropologues, à 
savoir celle de pojDidaire, idée obscure, mal délimitée, mais très 
féconde, qu'ont spécialement cultivée la Vôlkerpsychologie et la 
Volkskunde. Quand on parle de pensées, de croyances, de pratiques 
populaires, on a la notion de quelque chose de brumeux et d'incertain, 
de très insaisissable et de très vivant, qui pourrait être positivement 
connu bien qu'apparemment indéfinissable, qui déroute les règles 
admises de l'intelligible, qui ne s'explique pas comme les œuvres de 



, INTRODUCTION A LA TRADUCTION PRANGATSE xiil 

la raison, ni même de l'imagination individuelle, et qu'on suppose 
cependant, implicitement, devoir être rationnel, malgré ses incohé- 
rences et ses absurdités. Cette idée de populaire n'est en somme 
qu'une forme encore un peu nébuleuse de l'idée de collectif, de social 
ou de sociologique qu'on tente de lui substituer. 

Il s'agit en effet de traiter les faits religieux non plus simplement^ 
comme des faits humains, dont l'explication peut être fournie, en 
dernière analyse, par la psychologie, mais comme des faits sociaux, 
c'est-à-dire qui se produisent nécessairement dans des sociétés et où 
l'activité des individus est conditionnée par la vie en commun. Ce 
postulatum a conduit à leur appliquer une méthode de recherche et 
d'interprétation que M. Durkheim a définie et philosophiquement 
justifiée dans ses Règles de la méthode sociologique. Si l'on ne compte 
pas à son actif le cinquième volume du Cours de Philosophie positive 
d'Auguste Comte, qui est un prototype de l'œuvre sociologique, en 
matière de religion, mais dont elle ne dérive pas directement, cette 
école ne débute, ou plutôt ne prend conscience d'elle-même, qu'en 
1897, avec le premier volume de V Année sociologique. Elle a donc 
trop peu fait encore pour tenir beaucoup de place dans une histoire 
des religions. Son œuvre, où la critique est plus longue que la 
théorie, mériterait tout au plus ici, dans un manuel, une mention 
d'attente, si elle ne correspondait à des préoccupations qui semblent 
être aujourd'hui générales en France. Elle représente en somme plus 
qu'elle n'est. Nous sommes, à vrai dire, peu portés à grossir l'impor- 
tance de tout ce bourgeonnement de sociologie hâtive auquel nous 
assistons chez nous. Le mot de sociologie est un mot magique, qui 
a déjà fait trop de magiciens. Il vole de bouche en bouche et à chaque 
coup se vide de sens. C'est une sorte de « Sésame, ouvre-toi » qui 
sert à mille fins aussi diverses qu'obscures. Le mal est déjà si criant 
qu'il appelle une réaction en faveur de l'histoire positive et terre à 
terre, réaction que nous souhaitons vivement dans l'intérêt même 
de ces études. La véritable analyse sociologique est lente et malaisée; 
elle demande des enquêtes minutieuses et exactes ; elle ne peut être 
opérée avec fruit que sur des faits très bien connus et, comme 
ceux-ci sont rares, elle a tout à gagner à des recherches historiques 
originales, faites à dessein de nous renseigner sur les indices fugitifs 
des faits sociaux, qui sont, eux, très difficiles à observer, puisqu'ils 
se passent en bonne partie dans l'inconscient ou qu'ils se traduisent 
dans la conscience en des termes qui les dénaturent pour les rendre 



V 



XIV INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRAI^GAISB - 

intelligililes à la raison individuelle. La nouvelle école sociologique 
n'est donc pas. encore près d'avoir fait le tour de sa doctrine, plus 
loin encore d'écrire son manuel. 

Ces préliminaires tendent à prouver, ce qui est à peine en question, 
que le présent livre répond encore à l'état actuel de la science et aux 
besoins principaux de l'enseignement. La forme historique adoptée 
par son auteur est la seule qui permette aujourd'hui, dans l'état de 
délabrement ou d'inachèvement où sont les théories, une exposition 
des faits religieux suffisamment exacte et compréhensive. Nous ne 
prétendons pas cependant que cet ouvrage puisse être pour ses lec- 
teurs une sorte d'évangile, ni même de catéchisme. Un manuel a 
d'autres fonctions ; il codifie les découvertes d'une science sans 
empiéter sur ses développements futurs; il facilite les travaux ori- 
ginaux en simplifiant les apprentissages, mais non pas en fournissant 
des. formules définitives d'étude. 

Si nous pensions que ce livre pût s'adresser en France au même 
public qu'en Allemagne, il serait sage de clore ici cette préface, en 
nous félicitant de faire connaître une excellente histoire, bien drue 
et savoureuse. Mais nous doutons qu'il en soit ainsi et nous devons 
à nos lecteurs quelques observations complémentaires sur l'objet 
de l'histoire et de la science des religions, sur leurs problèmes cen- 
traux et leurs desiderata présents. Sans suppléer à l'introduction 
dont nous avons parlé plus haut, ces observations pourront à quel- 
ques-uns servir de guides. Que M. Chantepie de la Saussaye, nous 
considérant comme le dernier de ses collaborateurs, nous accorde la 
même liberté de doctrine qu'aux autres et nous permette de juxta- 
poser à son livre des réflexions inspirées par la dernière venue des 
écoles. Si nous touchons par hasard au domaine réservé de ce qu'il 
appelle la philosophie de la religion, domaine dont il s'est interdit 
l'accès, nous n'y entrerons qu'avec de telles précautions qu'il ne 
saura nous reprocher de ne pas avoir imité sa prudence. 



M. Chantepie de la Saussaye a renvoyé la définition delà religion à 
la philosophie de la religion, pour la raison que tout essai de défini- 
tion serait sans valeur s'il ne reposait sur une longue justification 
philosophique. On peut se contenter à moins. Si l'histoire des reli- 
gions, en effet, doit donner une certaine idée de la religion, dont elle 



. INTROPUCTION À LA TRÂDUGTIO-N FRANÇAISE XV 

décrit les formes, il es^t apparemment déjà possible d'en tirer une 
définition a posteriori qui, provisoirement tout au moins, suffirait. 
D'autre part, le choix même des faits et l'importance relative qui leur 
«st donnée implique une sorte de définition préalable, une idée pré- 
conçue, qu'il y a, selon nous, tout avantage à exprimer, dût-on se 
borner à confesser un préjugé. L'auteur et ses lecteurs y gagneraient 
de pouvoir s'entendre; autrement, le préjugé de l'un n'étant pas 
nécessairement celui des autres, ils risquent de ne pas comprendre 
la même chose sous les mêmes mots. 

L'idée de la religion n'est pas en effet une idée claire, ni une idée 
simple; ce n'est pas non plus une pure idée. Les idées de religion, 
de culte, de religiosité, de piété, de sentimentalité religieuse se con- 
fondent dans le langage ; le même terme sert à désigner la religion 
en général et les religions en particulier ; enfin le sens du mot varie 
suivant l'humeur, l'éducation, la vie religieuse d'un chacun. Les ^ 
uns ne voient dans la religion que l'organisation, l'autorité, la tra- 
dition, la discipline, les autres que l'inspiration individuelle; les uns 
n'y voient que le culte et les rites, les autres, le sentiment. Or ces / 
divergences ne sont pas sans conséquence puisqu'elles conduisent à 
des jugements. On nous dira, par exemple, que la valeur religieuse 
de la prière est en raison, inverse de son formalisme et nous lirons 
ailleurs que ce formalisme est un signe caractéristique des faits reli- 
gieux. Ces jugements divergents mènent à des conclusions générales 
également divergentes dont les contradictions sont inextricables; 
incertitudes et contradictions qui n'affectent pas seulement les con- 
clusions; le choix des faits, auxquels s'arrête l'esprit de l'écri- 
vain ou. du lecteur, en dépend tout particulièrement. Les nouvelles 
études ont été bien loin de remédier à la confusion. Par contre, 
elles ont attiré l'attention sur la définition même de leur objet; elles *^ 
l'ont mise eh question et l'on s'y est préoccupé, d'une part, de savoir 
quels sont parmi les faits religieux ceux qui sont essentiels, d'autre 
part, quels sont à peu près les rapports des faits religieux avec les 
autres séries de faits qui leur sont reliées. 

Il ne peut s'agir ici, bien entendu, que d'une définition provisoire. 
Nous ne craignons pas d'insister sur la nécessité de pareilles défini- 
tions; elles ont la même fonction méthodique que les énoncés de 
problèmes; on ne peut les sous-entendre sans laisser croire que le 
choix des données est arbitraire. Trop de formalisme en matière 
d'études religieuses ne peut pas être encore un mal. 



xyi INTRODUCTION AL A TRADeCTION FRANÇAISE 

Mais d'abord une définition de la religion, faite au début d'une 
histoire des religions, appelle une déclaration de principe; car elle 
procède en dernière analyse des habitudes d'esprit et des sentiments 
intimes -de l'écrivain ; nous nous gardons bien de dire de sa profes- 
sion religieuse. Les uns diront, ou penseront, que la religion appa- 
raît dans l'histoire comme une sorte d'accident ou comme une suite 
d'accidents ; que son institution et ses progrès résultent de révéla- 
tions fortuites ou bien d'inventions individuelles; que la suite des 
faits ne trouve pas son explication en elle-même; que leurs causes 
métaphysiques et psychologiques échappent à la connaissance de 
l'historien. Les autres voudront, au contraire, la considérer avant 
tout comme une manifestation nécessaire et régulière de l'activité 
humaine. Cette déclaration de principe est de nature à déterminer le 
caractère et l'objet de l'étude. D'un côté, elle doit être surtout histo- 
rique; il suffît de constater les faits, tout au plus de les grouper par 
grandes masses et grandes lignes, à la façon de l'ancienne philoso- 
phie de l'histoire et pour illustrer, comme Bossuet, les desseins de 
la Providence. De l'autre, il faut expliquer et non plus simplement 
décrire ; on se préoccupe avant tout des causes et des conséquences 
prochaines et lointaines, de l'origine et de la fonction des institutions, 
des suites constantes de faits semblables, des lois. L'histoire des reli- 
gions s'achève en science ; elle prépare les matériaux d'une science. 

On ne saurait, selon nous, prendre trop nettement conscience de 
l'opposition de ces deux partis. Il est regrettable que les anthropo- 
logues anglais, par exemple, ne l'aient pas fait. Soit réserve, soit en 
raison de l'attention presque exclusive qu'ils ont donnée à certaines 
catégories de faits, ils ont laissé dans leur construction des fissures 
où se sont glissées des idées contraires aux leurs. On a vu naître 
dans leur école des ouvrages d'un caractère mixte, comme Y Intro- 
duction ta the History of Religion de M. Jevons et les derniers tra- 
vaux de M. Andrew Lang, qui essayent de concilier la révélation et 
l'évolution. L'évolution ne commence en réalité que là où la révé- 
lation s'obscurcit. Nous sommes très loin de nier l'utilité, ni même 
la valeur scientifique de ces tentatives opportunistes. Mais, sans 
qu'on les recommande, elles trouveront toujours très aisément des 
imitateurs . Remarquons seulement qu'il n'y a pas de science où l'on 
admette, par hypothèse, que la régularité des lois supposées soit 
limitée et puisse être troublée de loin en loin par des interventions 
inexplicables. 



INTRODaCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE xvil 

M. Ghantepie de la Saussaye rattache l'histoire des religions à 
une science des religions, qui comprend et la philosophie de la reli- 
gion et la phénoménologie ou science des phénomènes religieux. 
C'est dire, au moins implicitement, que, dans son livré, les faits sont 
considérés comme ayant entre eux des rapports susceptibles de con- 
naissance scientifique. Or, c'est là tout un programme et nous nous 
rangeons à ce parti. 

Cette déclaration faite, comment concevoir et limiter l'objet de la 
science en question? En d'autres termes, qu'appelle-t-on religion? Le 
programme qui vient d'être indiqué ne peut pas s'accommoder égale- 
ment bien de toutes les définitions possibles. 

Il est difficile et il ne paraît pas naturel de se représenter la reli- 
gion autrement que comme l'association de deux termes : la société 
humaine ou l'individu humain, d'une part, et, de l'autre, une vérité 
métaphysique qui s'impose, se révèle peu à peu et dont la connais- 
sance implique des obligations pratiques. On lit, dans V Introduction 
à la science des religions (p. 17) de Max Millier : « La religion est 
une faculté de l'esprit qui rend capable de saisir l'infini sous des 
noms différents et des déguisements changeants; sans cette faculté 
nulle religion ne serait possible, pas même le culte le plus dégradé 
d'idoles et de fétiches, et, pour peu que nous prêtions l'oreille, nous 
pouvons entendre dans toute religion un gémissement de l'esprit, 
le bruit d'un effort pour concevoir l'inconcevable, pour exprimer 
l'ine-xprimable, une aspiration vers l'infini ». Si Max Millier s'est 
ailleurs exprimé en d'autres termes, il a toujours défini la religion 
par son objet. Bien que l'objet de la religion ne soit pas conçu par 
lui de la même façon, la définition de M. A. Réville, dans ses Prolé- 
gomènes à r histoire des religions (p. 34), présente le même carac- 
tère général : « La religion », dit-il, « est la détermination de la vie 
humaine par le sentiment d'un lien unissant l'esprit humain à l'esprit 
mystérieux dont il reconnaît la domination sur le monde et sur lui- 
même et auquel il arrive à se sentir uni ». Enfin, dans un livre 
encore tout récent '^j M. Morris Jastrow, faisant la somme des défini- 
tions examinées par lui, propose celle que voici : c< La religion se 
compose de trois éléments : 1° la reconnaissance d'un pouvoir ou 
de pouvoirs qui ne dépendent pas de nous; 2° un sentiment de dépen- 
dance à l'égard de ce ou de ces pouvoirs ; 3° l'entrée en relation avec 

d. Morris Jastrow, The Study of Religion, 1901, p. 171 sq. 



XVIII INTKODUGTION A LÀ TRADUCTION FRÂNGAISE- 

ce ou ces pouvoirs. Si l'on réunît ces trois éléments dans une seule 
proposition, on peut définir la religion comme la croyance, naturelle | 
à un ou à des pouvoirs qui nous dépassent, et à l'égard desquels <J 
nous nous sentons dépendants, croyance et sentiment qui produisent | 
chez nous 1° une organisation, 2° des actes spécifiques, 3° une régie- ' 
mentation de la vie ayant pour objet d'établir des relations favo- 
rables entre nous-mêmes et le ou les pouvoirs en question ». Cette 
définition synthétique nous dispense d'en examiner beaucoup d'au- 
tres. Il n'y a pas une de ces propositions oii les deux termes de la 
définition ne soient exactement unis et l'activité humaine enfermée 
dans la connaissance de Dieu. En effet, ces définitions disent en 
substance que la religion repose sur une connaissance, doublée de 
sentiments, il est vrai, et conduisant à des actes, mais qui, les uns 
et les autres, procèdent, en dernière analyse, de la connaissance; elle 
est en somme surtout une connaissance, la connaissance d'un de ses 
deux termes par l'autre; c'est ainsi qu'est conçue leur relation. 

Nous n'avons pas à faire ici la critique en forme de ces définitions. 
M. Durkheim a montré^ combien les premières étaient peu satisfai- 
santes; ses arguments atteignent par contre-coup celle de M. Jas- 
trow. Ni les unes ni les autres ne conviennent à la totalité des faits 
compris sous la rubrique Religion. Elles ne rendent compte ni du 
formalisme et de la complication des actes, c'est-à-dire des rites et du 
culte, ni surtout de la place secondaire qu'occupent les dieux dans 
certaines religions, comme le bouddhisme. D'ailleurs elles sont, par 
trop unilatérales. Elles consistent à étendre à l'ensemble de la reli- i 
gion l'idée qu'on s'est faite d'une de ses formes ou de ses fonctions } 
supérieures. On la définit donc non pas en elle-même, mais d'après | 
une sorte d'idéal hypothétique vers lequel tendent ou dont s'éloignent ^ 
ses formes rudimentaires. La justesse et l'autorité de ces définitions ( 
ne seraient pas à contester ici s'il s'agissait de théologie ou de philo- [ 
Sophie de la religion, puisque l'une et l'autre doivent se préoccuper ( 
en première ligne de ses raisons d'être métaphysiques. Mais elles ; 
ne sont pas faites en vue de l'objet spécial de l'histoire des religions, / 
qui n'est pas de suivre avec une sympathie miséricordieuse les tâton- / 
nements de l'esprit humain vers la connaissance de la vérité, mais | 
de rassembler, de décrire avec précision la totalité des faits religieux 
et de les rapprocher les uns des autres. De tous ces faits, les plus 



1. E. Durkheim, De la définition des phénomènes religieux, dans Année Sociologique, 
t. Il, 1898, p. 4 sqq. 



: 



! î 



INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE , xix 

mal connus, et pour cause, sont les intentions, les aspirations de 
l'individu religieux vers son idéal, tout ce que cache l'intimité de 
la conscience. Or ce sont précisément ces mystères qui sont, d'après 
les définitions considérées, l'essentiel de la religion. 

êi l'histoire n'y trouve pas son compte, elles ne nous paraissent 
pas davantage appropriées à devenir les définitions initiales d'une 
science des religions dont l'histoire serait la matière. Une première ^ 
objection vient de l'importance qu'elles donnent à cette partie des 
faits religieux qui ne peut pas être connue avec certitude. Une seconde 
de ce qu'elles conduisent à regarder comme allant de soi, en raison 
même de l'existence de leur objet qui s'impose à la connaissance 
ou à l'adoration, des faits que notre science des religions a précisé- 
ment pour objet d'expliquer; l'existence même de la religion n'y est 
pas plus mise en question que ne l'est ailleurs celle de la physique 
ou des mathématiques, car elle se déduit naturellement de l'existence 
de Dieu ou de l'inconnaissable. Ces définitions donc ou bien sup- 
priment les problèmes, ou bien en posent qui ne sont pas susceptibles 
de solutions scientifiques. La balance n'est pas égale ; les dieux et 
l'infini pèsent trop lourd; l'objet de la pensée religieuse est trop 
intéressant pour qu'on s'attarde à collationner minutieusement les 
formes de celle-ci; l'attention n'est donc pas attirée par le fait même 
de la construction des mythes et des dogmes ou de l'enchaînement 
des institutions, mais absorbée par la contemplation du genre de 
réalités qu'elles ont pour fin d'exprimer ou qu'elles sont destinées 
à servir. 

Si l'on peut déduire une science de ces définitions à deux termes , 
c'est uiie science delà religion naturelle ou de la religion absolue, 
qui est à la science des faits religieux ce que la morale est à la science 
des mœurs. L'histoire des religions, qui fut longtemps l'humble ser- 
vante de la théologie, peut se rattacher à cette science de la religion 
naturelle : son but est, selon M. W. James % d'y contribuer en mon- 
trant ce qu'il y a d'essentiel et d'irréductible dans les croyances reli- 
gieuses. Le présent manuel n'est pas écrit pour un pareil dessein. 

La science que nous concevons est tout autre. Elle porte sur 
ceux des faits religieux qu'on peut étudier en eux-mêmes, abstraction 
faite de l'objet insaisissable auquel ils se rapportent. Elle doit extirper 
de son domaine propre l'inconnaissable et en bannir la théologie. 

1. Varieties of religious expérience, pp. 456, 489. 



XX INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE 

Des deux termes considérés dans les définitions précédentes, elle ne 
doit retenir qu'un seul, l'homme ou la société humaine, et tâcher 
d'expliquer, autant que possible, les pratiques et les croyances reli- 
gieuses comme des gestes ou comme des rêves humains. 

Nous renonçons donc à définir la religion par son objet. Mais il est 
. malaisé de la définir en elle-même. 

Le langage traite souvent la religion comme une sorte d'entité, 
quasi métaphysique, dont l'histoire des religions raconte les mariages 
mystiques avec les sociétés humaines. Doctrine, mode de sentimen- 
talité, règle de vie, elle se transmettrait de siècle en siècle et de 
peuple à peuple. On parle de la religion comme on parlerait d'une 
église, à supposer qu'une église forme dans sa durée et son étendue 
un corps effectivement lié et vivant réellement d'une seule vie. La 
concevrons-nous ainsi comme un être à demi concret, continu et 
diffus, qui s'allonge indéfiniment à travers le temps et l'espace, super- 
posé à la vie des sociétés qu'il absorbe, mais dont il se distingue 
toujours, ou bien comme une abstraction représentant tout ce qu'il 
y a de commun aux faits religieux? La question n'est pas tout à fait 
oiseuse et il est bon, cette fois encore, que l'historien ou son lecteur 
aient conscience de leur penchant, car il influe sur la marche de 
l'étude et les conclusions qu'on en tire. D'un côté, les faits religieux 
manifestent la religion, une et indivisible, et l'histoire aura pour fin 
de naontrer, à travers les phases qu'il faut qu'elle traverse, sa per- 
manence et son identité. De l'autre, les faits religieux sont toute la 
religion; ils garderont une indépendance relative et seront étudiés 
pour leurs particularités; c'est le cas de la présente histoire. Nous 
préférons évidemment cette dernière méthode. La science des reli- 
gions doit étudier les faits religieux avant d'étudier la religion, de 
même que la biologie étudie les faits biologiques avant d'étudier la 
vie. Ce n'est pas nier que, dans l'espace, il y ait souvent transmis- 
sion, transport de religions et d'institutions religieuses ; que, dans le 
temps, il y ait toujours tradition; les faits religieux sont même par 
essence traditionnels. La transmission et la tradition établissent une 
remarquable continuité entre le passé et le présent et dans toute une 
partie au moins du monde présent. Nous sommes à vrai dire en face 
d'une sorte d'antinomie : les faits religieux sont à la fois isolés et 
continus. Mais avant de faire la synthèse de cette antinomie, il faut 
prendre l'un ou l'autre des deux partis indiqués. D'ailleurs les deux 



\j 



i 



i 



INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE xxi 

formes de la continuité, transmission et tradition, force d'expansion 
et force d'inertie, entrent souvent en conflit, quand, par exemple, la 
propagande d'une doctrine se heurte à des croyances ou à des habi- 
tudes invétérées. 

La religion une fois résolue, restent les religions. Mais celles-ci ne 
sont pas des grandeurs comparables entre lesquelles puisse se diviser 
exactement la somme de la religion. On appelle religion l'ensemble 
des manifestations religieuses de la vie soit d'un peuple, soit d'une 
société spécialement formée à fin de religion, c'est-à-dire, à propre- 
ment parler, d'une église. On entend parler de religion romaine, de 
religion grecque ou assyrienne; ce sont des religions de peuples. Le 
bouddhisme, l'islamisme, le christianisme sont, ou semblent être, des 
religions d'églises. Ces dernières sont des systèmes d'institutions, 
d'actes et de pensées qui paraissent à peu près définis et consciem- 
ment ordonnés ; ce sont des doctrines, comprenant des croyances et 
des règles d'action, admises par des sociétés qui se qualifient par 
l'adhésion de leurs membres à ces doctrines : on est chrétien parce 
qu'on fait profession de christianisme. Les premières sont également 
des systèmes, comnie on pourra s'en rendre compte en lisant particu- 
lièrement les chapitres relatifs aux religions grecque et romaine, 
mais des systèmes fort lâches, fort vagues et dont l'unité, pour réelle 
qu'elle soit, est toute théorique : on n'a jamais essayé, en Grèce, 
de faire -un véritable corps des cultes de cités, de phratries, de 
confréries, de familles qui composent la religion grecque; à Rome, 
les éléments éparpillés de la religion sont réunis par le lien pure- 
ment administratif que constitue la surveillance des pontifes et autres 
collèges officiels. C'est par exception que, comme chez les Juifs, les 
croyances et les pratiques d'un peuple ont pu s'unifier et se codifier 
comme celles d'une église. Dans l'un et dans l'autre cas, le mot reli- 
gion désigne des choses assez différentes. M. Chantepie de la Saus- 
saye nous met en garde contre toute tentation de les assimiler; la 
division qu'il adopte, à la fois géographique et ethnographique, a 
l'avantage de ne pas donner une consistance factice à chacune des 
séries de faits qu'elle distingue et de respecter leur diversité. 

Quand on veut étudier les faits religieux en tenant compte de leur 
groupement historique, il faut considérer concurremment au moins 
nos deux types de formation. Les hommes sont en effet très loin de 
se répartir exactement en sociétés religieuses dont les pratiques et les 
croyances forment des systèmes suffisamment cohérents et arrêtés. 



■ \ 



XXII INTRODUCTION A tA: TRADUGTÏOÎ^ FRANÇAISE 

On observe même ' partout des croisements, des superpositions 
d'églises et de doctrines, propres à dérouter des esprits trop imbus 
de la rigidité de notre organisation occidentale. En Annam, par 
exemple, le bouddhisme s'allie harmonieusement aux religions chi- 
noises et xiu vieux démonisme local. Même mélange en Chine et au 
Japon; les Japonais sont indistinctement shintoïstes et bouddhistes : 
les enfants sont présentés au temple shinto, mais l'enterrement est 
accompagné des cérémonies bouddhiques de la secte à laquelle, par 
tradition de famille ou pour toute autre raison, se rattachait le 
défunt. Même, au Japon, l'esprit de conciliation est si fort qu'il a 
triomphé du commencement de persécution que la révolution de 1868 
avait inauguré contre le bouddhisme. On appartient donc à la fois à 
deux ou plusieurs sociétés; on puise à deux ou à plusieurs doctrines 
sans se soucier de leurs contradictions; la synthèse se fait comme 
elle peut. Le fait est peut-être, dans les cas cités, plus frappant qu'ail- 
leurs, mais il est en réalité universel. Les paganismes grec et romain, 
avec leurs cultes de sociétés secrètes, leurs églises étrangères, leurs 
mystères, sont de pareils alliages. Les religions les plus homogènes 
n'en sont pas exemptes; ainsi l'Islam, sans tenir compte de ses accoin- 
tances chrétiennes ou juives, incorpore dans ses doctrines mystiques 
des restes de religions éteintes. 

La formation de doctrines et d'églises, si elle est un fait important, 
n'est donc pas un fait essentiel, ce n'est pas en tous cas un fait 
général, car il y a des sociétés sans systèmes fixes de croyance et de 
pratique, de même qu'il y a des doctrines et des systèmes sans église 
qui leur corresponde. Une histoire des doctrines et des églises ne 
serait donc pas l'histoire totale de la vie religieuse, mais l'exposé 
d'un de ses aspects. Enfin nous ne sommes jamais en présence que 
de religions composites. Les éléments du mélange sont au moins les 
cultes particuliers des petits groupes qui sont compris dans la grande 
société; ce sont toujours les formes de religion qui s'y superposent 
dans le temps et souvent les églises qui s'y rencontrent. L'activité 
religieuse se présente donc en général sous des formes 'très flottantes 
et très indéfinies; l'histoire des religions, religions de peuples ou 
d'églises, ne peut être qu'un cadre commode pour une histoire plus 
complexe. Au surplus, on connaît une masse considérable de faits, 
pratiques individuelles ou rites de fêtes, mythes et croyances diverses 
qui n'appartiennent, en apparence, à aucun système, même tribal 
ou national : ce sont les superstitions, les faits de folk-lore, qui sont 



^ 






INTRODUCTION A, LA TRADUCTION FRANÇAISE xxiiï 

ê;!Lix-mêmes, souvent, des survivances d'anciennes religions, et n'ont 
pas toujours perdu leur caractère religieux. 

^ Ainsi, de réduction en réduction, nous sommes arrivés aux faits 
ou phénomènes religieux. Les systèmes religieux ou religions ne 
sont qu'une des classes de ces phénomènes. L'histoire doit les consi- 
dérer toutes au naême titre comme ses objets immédiats. Nous enten- 
drons donc par religion, au sens large, un ordre spécial de phéno- 
mènes; la mission de l'histoire des religions est de les constater et 
demies décrire dans leur suite chronologique. y" 

La matière de l'histoire des religions et celle que M. Chantepie de 
la Saussaye assigne à la phénoménologie religieuse sont donc en 
réalité les mêmes. Ces deux études sont deux manières d'ordonner les 
mêmes faits. La phénoménologie doit présenter séparément, chacune 
pour soi, les classes de phénomènes que l'histoire expose concur- 
remment par périodes et par pays. L'histoire doit insister à chaque 
moment sur la juktaposition des phénomènes d'espèces diverses et 
peindre le tableau changeant qu'ils forment ensemble; mais elle est 
en même temps l'histoire de chaque classe de faits prise a part; elle 
est en somme une sorte de tableau synoptique dont on peut consi- 
dérer tour à tour les colonnes ou les lignes horizontales. De part et 
d'autre, d'ailleurs, les conclusions, doivent concorder autant que pos- 
sible et l'ordre chronologique des faits doit vérifier les inductions 
qu'on hasarde sur leur succession logique; par contre, la phénomé- 
nologie doit toujours permettre de faire la critique des données de 
l'histoire; celle-ci n'a pas le droit d'être absurde. 






De quoi se compose l'ordre des phénomènes religieux? En fait 
ses limites sont indécises et varient suivant les temps et les sociétés. 
On ne saurait donc songer à définir la religion par l'énumération de 
son contenu. A cet égard l'incertitude est telle qu'il y a des classes 
entières de faits qui tantôt y sont étroitement rattachées, tantôt en 
sont retranchées formellement. Tout récemment, le R. P. Lagrange, 
dans l'introduction de ses Etudes sur les Religions sémitiques, vou- 
lait en exclure la mythologie; or, il fut un temps où, dans la science, 
mythologie était presque synonyme de religion. Tandis que, dans la 
pratique, on réduit souvent aujourd'hui la religion à n'être qu'un 



XXIV INTRODUGTiaN A LA TRADUCTION FRANÇAISE^ ' 

inélange de morale et de métaphysique, on essaie en même temps 
de les séparer par des distinctions théoriques infranchissables. Enfin, 
tantôt on efface, tantôt on surélève les limites de la religion et de la 
, magie. La vérité est entre les extrêmes. La magie ressemble en effet 
à la religion par ses modes d'action et ses notions ; elles se mêlent 
souvent même au point de ne pas se distinguer;. les faits magiques 
sont bien en somme des faits religieux; mais c'est que la magie forme 
avec la religion une classe plus générale oii elles s'opposent quelque- 
fois l'une à l'autre, comme s'opposent, par exemple, le crime et le 
droit. La mythologie, pour peu qu'on la débarrasse de ce qu'elle 
contient de proprement littéraire, légendes et contes, sans compter 
les épopées et autres poèmes, est incontestablement religieuse. 
La morale et la métaphysique, au contraire, n'ont pas de commune 
mesure avec la religion; cependant celle-ci, d'une part, comporte 
nécessairement des règles d'action, positives ou négatives, qui consti- 
tuent une morale religieuse et, d'autre part, ses idées de dieu, d'es- 
prit, d'âme, de monde, de passé et d'avenir, sont une métaphysique. 
On peut dire que les faits religieux comprennent d'abord des mou- 
vements et des représentations. Les premiers sont les rites, manuels 
et oraux, qui sont des actes doués d'une efficacité mystique; les 
rédacteurs de ce manuel y joignent souvent les faits de morale reli- 
gieuse, non sans quelque apparence de raison. I^s_deuxièmes sont 
d'abord les notions générales qui dominent la vie religieuse, notions 
de dieu, de démon, de pur, d'impur, de sacré, puis les mythes et les 
dogmes. Nous sommes tentés de répartir ce qu'on entend sous le 
terme vague de sentiments religieux entre ces deux séries de phé- 
nomènes, mouvements et représentations. Il faut distinguer, en outre, 
des faits de morphologie : formation de groupes humains pour l'exer- 
cice de la vie religieuse, régime de ces groupes, hiérarchie, églises, 
ordres religieux, sociétés secrètes, etc. ; et enfin des faits de com- 
position, c'est-à-dire des systèmes de rites et de représentations, des 
cultes, religions, doctrines, types de religions. S'il est possible de 
prévoir théoriquement l'existence de ces quatre séries de faits reli- 
gieux, c'est à l'histoire des religions de nous apprendre quels sont 
les faits particuliers qui s'y rangeront. La religion tient une telle 
place dans la vie sociale qu'il est impossible de faire a iwiori une 
énumération limitative des formes d'activité qui ont été, à tort ou 
à raison, qualifiées de religieuses. Il est prudent de n'en exclure 
aucune par définition. Il faut les attendre et les noter au cours de 



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r^-'-'^v- ■■■■ --^^ . ■ ■■■ ■ 

I INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE xxv 

1 l'histoire, quitte à les coordonner et à les classer dans une conclu- 
,' sion; au reste l'image totale de la religion se construit d'elle-même 
et se précise de chapitre en chapitre. 

Mais nous pouvons chercher ici à déterminer quelle est à peu près 
la place que les phénomènes religieux occupent dans l'ensemble de 
la vie morale et par suite de quelle nature ils sont. Une observation^ 
banale, mais dont les conséquences sont importantes, est que les phé- 
nomènes religieux sont des phénomènes collectifs, c'est-à-dire affec- 
tant à la fois plusieurs individus, qui agissent en groupe, pour des 
intérêts généraux, font individuellement les mêmes gestes, parta- 
gent les mêmes pensées et les mêmes sentiments. Cette proposi- 
tion générale vaut pour les formes les plus individuelles en appa- 
rence de la religiosité. Personne ne songe à nier que les « expé- 
riences religieuses )>,^ dont on commence à faire beaucoup d'état, ne 
soient en somme fort peu variées. Il n'est pas de religion person- 
nelle qui soit tout à fait originale. Le penseur le plus indépendant 
vit d'idées traditionnelles ou communes à son entourage, qu'il enri- 
chit rarement et ne modifie qu'imperceptiblement. D'autre part, l'in- 
dividualisme religieux n'amène pas ceux qui en sont atteints à cher- 
cher la solitude; sans compter que, là où. il règne, il se produit 
souvent à l'intérieur d'églises fort bien liées, on constate en général 
qu'il porte au groupement; il forme de petits cercles sympathiques, 
de petites églises, dont les membres se singularisent de compagnie. 
On peut donc dire que tout ce qui se passe en pareil cas de religieux 
est, comme d'ordinaire, collectif. Ainsi nous sommes extrêmement 
frappés de ce que l'activité religieuse présente, chez les individus 
groupés, associés, voisins ou parents, de constant et de concordant^. 

Mais d'où lui vient ce caractère? Il y a lieu d'expliquer en effet et 
cette solidarité des individus et cette uniformité de la religion. Les 
phénomènes collectifs religieux sont-ils des phénomènes ethniques? 
Autrement dit, les hommes, en religion, agissent-ils ou pensent-ils 
de même en vertu des raisons physiques qu'ils ont peut-être de se 
ressembler, quand ils sont du même sang? Or, si, laissant de côté 
toute contestation sur la définition même de la race, nous considé- 
rons les grandes divisions ethnographiques selon lesquelles M. Chan- 
tepie de la Saussaye a divisé l'exposition des faits, nous voyons bien 
qu'elles correspondent en gros à des aspects différents de la vie reli- 
gieuse, mais aussi que leurs différences sont en somme secondaires,. 



XXVI INTRODUCTION. A LA TRADUCTION FRANÇAISE 

sinon moindres que celles qui se produisent de peuple à peuple, de ^, 
contrée à contrée, d'église à église. Quant à la parenté religieuse des [j 
familles d'une même- race, elle est confuse et l'auteur de ce livre • 
nous montre lui-même combien il faut d'art pour en faire un por- 
. trait composite dont les lignes soient un peu distinctes. Puisque les 
sociétés religieuses, églises ou autres, ne peuvent être considérées 
comme des groupes ethniques parfaitement homogènes, il faut con- 
clure que la similitude des pensées et des actes religieux n'est nas le 
produit d'aptitudes physiques semblables. 

Si les phénomènes religieux ne sont pas ethniques, ils ne peuvent 
être qu'anthropologiques ou sociaux. Leur uniformité relative peut 
en effet s'expliquer, comme on l'a voulu faire, par l'uniformité hypo- 
thétique de l'esprit humain, mais leurs variations méritent aussi 
d'être prises en considération. Or, nous avons déjà dit que ces varia- 
tions ne se produisaient pas d'individu à individu, mais dé groupe 
d'individus à "groupe d'individus. Ceux-ci constituent partout, en fait, 
des sq^ciétés religieuses, oii ils vivent à l'unisson. L'association les 
nivèle. Les phénomènes religieux se produisent à l'intérieur de ces 
sociétés avec des particularités constantes. Ce sont donc, au moins 
dans une certaine mesure, des phénomènes sociaux. Mais dans quelle 
mesure? 

Il ne suffît pas de dire que les phénomènes religieux se produisent 
et se différencient par groupes sociaux, pour y faire voir de véritables 
phénomènes sociaux. Nous n'entendons pas en général par phéno- 
mènes sociaux de simples sommes de phénomènes individuels. D'une 
part, les phénomènes sociaux ont une existence objective, indépen- 
dante des individus : telles sont les lois et les règles économiques; 
d'autre part, l'activité de l'individu y est modifiée ou déterminée, à 
peu près sans qu'il en ait conscience, par le voisinage et la collabo- 
ration de ses associés. Les phénomènes religieux sont-ils, en ce sens, 
des phénomènes sociaux? A coup sûr, un bon nombre d'entre eux 
se présentent fort nettement sous la forme d'institutions : ce sont les 
modes d'organisation, les cultes et les mythes, qui, fixés en des 
règles, en des formules orales ou écrites, subsistent en dehors de la 
pensée et indépendamment de l'accord renouvelé sans cesse des indi- 
I vidus qui les acceptent. Mais les diverses manières d'être de la société 
\ religieuse, les rites intimes de la religion personnelle ont-ils le degré 
i d'objectivité qu'on suppose aux lois sociologiques du suicide ou de 
la natalité? Peut-on retrouver dans ce domaine de la vie religieuse 



î INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE xxvil 

comme ailleurs un véritable système d'institutions? Ce n'est pas tout : 
les pensées, actes, sentiments religieux, doivent impliquer autre 
chose, pour être sociaux, que la- collaboration consciente et consentie 
d'un certain nombre d'individus. En est-il réellement ainsi? 

Ici encore nous devons indiquer nos préférences et nos hypothèses 
sans préteJndre les justifier suffisamment. Une démonstration pleine- 
ment satisfaisante du caractère social de la religion n'est pas encore 

. possible. 

r JTout d'abord, en religion, l'individu, si clairvoyant soit-il, se rend 
mal compte de ses actes et de ses représentations. Ce n'est pas faute 
d'en avoir conscience, ni d'en chercher les raisons. Mais il ignore 
l'objet véritable de ses gestes et le sens des imiages que la tradition 
lui suggère. Ainsi, l'histoire du sacrifice nous apprend comment un 
même acte peut être justifié par des miotifs différents et même contra- 
dictoires; on veut nourrir le dieu, le rajeunir ou commémorer sa 
mort mythique; mais, au fond, il s'agit toujours de consacrer une' 
victime pour entrer derrière elle dans la région divine où sourdent 
les grâces; malgré les divergences des théories qui l'expliquent, le 
schème du rite ne varie jamais, témoignant sans cesse par là de la 
persistance des causes qui l'ont constitué. Ces causes seraient-elles 
obscures, par hypothèse, pour la raison de l'homme isolé? On nous 
répondra sans doute que l'habitude, fait connu, a dû vraisembla- 
blement oblitérer la conscience de pensées et de mouvements indé- 
finiment répétés et que, devenus instinctifs, de nouvelles idées pou- 
vaient aisément s'y superposer sans porter atteinte à leur structure 
primitive. Mais nous prétendons qu'on n'a pas le droit de parler, en 
matière de faits religieux, dïnstincts et d'habitudes individuelles; il 
s'agit toujours d'éducation, de tradition, de suggestion. 
- En second lieu, non seulement l'individu reçoit du dehors ses 
inspirations, ses règles de conduite et ses modèles, mais encore il 
les cherche au dehors. Le fait est évident quand il s'agit d'églises 
où la vie morale et la liturgie sont fortement réglementées. Il n'est 
pas moins vfai de la teligion personnelle. Les dieux, que les libres 
chercheurs d'émotions religieuses retrouvent en eux-mêmes, sont 
toujours les dieux d'un milieu. Quant à la règle de vie, on se donne 
des raisons, ingénieusement personnelles, de chérir un idéal qui est 
hors de soi et qui se reflète dans la conscience des autres. A voir 
les choses de trop près, à en juger par notre propre expérience de la 
vie religieuse, nous risquerions d'être dupes de notre sentimen- 



XXVIII INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE 

^ talité. Mais il est bon de nous référer au tableau singulièrement 
instructif où M. Chantepie de la Saussaye a retracé les efforts tra- 
giques des poètes et des philosophes grecs se débattant dans les filets 
de la théologie et de la moralité traditionnelles. Ce n'est pas faute 
d'indépendance d'esprit ou d'originalité qu'ils voulaient, à toute 
force, accommoder ayec les institutions du passé les exigences nou- 
velles de leur pensée et de leur conscience. Mais à cette deuxième 
observation on répondra peut-être que tout s'explique par l'imitation, 
c'est-à-dire encore une fois par la psychologie individuelle. Nous 
aurons à chercher alors comment s'explique l'imitation. 

Les faits religieux présentent à un haut degré un caractère qui est 
un des meilleurs signes du fait social, à savoir ce qu'on pourrait 
appeler rautorité'^contraignante. Les lois religieuses, les croyances 
religieuses s'imposent avec une autorité supérieure à la volonté 
humaine et qui subsiste alors même qu'aucun office spécial n'a 
charge de les faire observer. Cette autorité est souvent sanctionnée 
par des règles pénales, effectivement appliquées, et toujours par 
l'opinion, qui punissent les fautes religieuses d'omission ou de 
commission. Sa puissance coercitive n'est pas moins tyrannique . 
que partout ailleurs dans les sociétés qui paraissent tendre à la fois 
vers la liberté et vers l'émiettement religieux. La réprobation sociale 
dont l'athéisme est l'objet dans les sociétés anglo-saxonnes en est 
une preuve. Notons bien que la sanction n'est qu'un signe de l'obli- 
gation; les croyances sont obligatoires parce qu'elles sont diffuses 
dans la société et mécaniquement imposées aux indiiddus ; à propre- 
ment parler, la résistance de ceux-ci est inconcevable. On explique 
cette autorité des faits religieux par leur institution divine. Mais, 
cette explication théologique mise à part, oii trouver, sinon dans 
la société, la force supérieure, l'irrésistible puissance morale qui 
impose la contrainte? Tout essai d'analyse psychologique, spécu- 
lant sur l'expérience religieuse, sur les états affectifs individuels, 
s'arrête à mi-chemin. 

De même nous doutons qu'on réussisse à expliquer avec les seules 
ressources de la psychologie individuelle les formes qu'affectent en 
religion la pensée et l'action. On a voulu, par exemple, faire remonter 
la magie à l'association des idées, retrouver dans la construction des 
mythes l'exercice normal de l'imagination; les théories du sacrifice 
qu'on rencontre dans différentes religions impliquent des raisonne- 
ments parfaitement construits sur des prémisses fausses. Mais l'ana- 



INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE xxix 

lyse psychologique de tous ces faits laisse toujours des résidus faciles 
à déceler. Eùt-on réussi à démonter pièce à pièce tous les rouages 
des représentations et des rites magiques et religieux, nous nous 
demanderions encore pourquoi les uns sont magiques, les autres 
religieux, et pourquoi les uns et les autres sont rangés dans la 
classe unique que composent ces deux espèces. Nous supposons, 
bien entendu, que lé mythe n'est pas suffisamment défini comme reli- 
gieux par la présence des dieux, la prière par l'invocation et le sacri- 
ficp par l'oblation. Ce sont ces résidus irréductibles qui contiennent 
les raisons profondes de la religiosité des faits. Ainsi, pour saint 
Augustin, la moralité ne prenait de valeur religieuse qu'avec la grâce. 
Il suffit de rappeler à quelles controverses cette notion de la grâce 
a donné lieu, pour montrer combien elle est flottante, contradictoire 
et combien elle répugne aux catégories rigides de notre entendement 
individuel. Il faut donc faire appel, pour comprendre scientifiquement 
les faits religieux, à une psychologie, à une logique qui rendent 
rationnel ce qui paraît irrationnel à notre psychologie et à notre 
logique usuelles. Les faits dont il s'agit ne sont religieux que parce 
qu'ils sont sociaux et, comme tels, d'une nature spéciale. Supposons 
en effet que, par impossible, on puisse tout réduire en phénomènes 
individuels, on trouvera toujours au bout de Fanalyse ce minimum 
de convention sociale qu'est un langage. Car on ne peut pas conce- 
voir, sans l'existence d'un langage rudim^ntaire, ou d'un système de 
signes conventionnels qui tiennent lieu de langage, les plus élémen- 
taires des croyances animistes, à plus forte raison les mythes et les 
rites. 

Parmi les faits religieux, il y en a qui sont d'une grandeur singu- 
lière; ce sont des. états de foules, semblables à ceux qui nous fournis- 
sent habituellement Timage la plus sensible du fait social. L'histoire 
du christianisme au moyen âge, qui n'est pas comprise dans ce livre, 
celle des sectes "musulmanes, celle des cultes bacchiques en Grèce, 
nous fournissent des exemples de véritables épidémies religieuses, 
de mysticisrfie contagieux, de conversions en masse. Ces états de 
groupes, devenus rares, même sous une forme atténuée, partout où, 
par division du travail, s'est introduite dans la religion une spéciali- 
sation parfaite des pouvoirs et des fonctions, sont normaux dans 
toutes les sociétés oii le culte implique la participation effective et 
complète des fidèles, où tous les assistants sont à la fois officiants, 
acteurs et spectateurs, dans tous les pays de sociétés secrètes ou de 



XXX INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE 

. totémisme vivant. Il faudrait rechercher maiiitenant si tous les phé- 
nomènes religieux participent à la nature de ces phénomènes extrêmes 
ou s'ils en procèdent. Un psychologue comme M. Ribot* a pu écrire 
que les pratiques rituelles étaient ce une création spontanée dérivant 
de la nature dés choses » et, plus loin, que ce l'expression rituelle a 
un caractère social », qu'c<elle est l'œuvre spontanée d'une collec- 
tivité, d'un groupe ». En d'autres termes,, les rites, et nous étendrions 
volontiers la proposition aux mythes, sont le produit d'états affec- 
tifs de groupes et ne se comprennent que comme tels. Cette juxta- 
position des mots simntané et social est à retenir, car cette spontanéité 
apparente n'est pas étrangère à l'autorité coercitive des phénomènes 
sociaux, témoin notre loi de 1864 sur les grèves, qui reconnaît la 
grève comme légale quand elle éclate spontanément, sans prémédi- 
tation ; ici la loi s'incline devant la brutale révélation du fait social 
qui brise légalement l'ordre établi, parce qu'il manifeste un état 
social plus intense, et partant plus légitime, que celui qui s'est incarné 
dans la réglementation flétrie. Or, quand nous parlons de conven- 
tion sociale, il ne s'agit pas de contrat social librement consenti, 
mais toujours jusqu'à un certain point d'une semblable spontanéité. 
A vrai dire, un pareil mot cache simplement l'ignorance où lîous 
sommes du mécanisme des raisonnements et des sentiments qui pré- 
parent l'explosion de l'acte social. Mais les états de groupes et les 
conventions dont nous parlons sont-ils les faits religieux par excel- 
lence ou simplement une classe de faits religieux, les retrouve-t-on 
toujours à quelque degré dans toutes les institutions? sont-ils la 
forme première de tous les sentiments religieux? On sera tenté de 
répondre immédiatement par l'affirmative si l'on ne considère que 
l'histoire des religions anciennes ou primitives, seules étudiées dans 
ce manuel; l'éloignement où elles nous apparaissent efface les indi- 
vidus dans les masses unanimes. Mais si l'on étudie les phénomènes 
religieux sur le vif et dans une religion qu'on partage jusqu'à un 
certain point, on sera conduit naturellement à faire la part plus 
belle à l'initiative des individus. On aura tort, au moins en partie, 
car nous sommes évidemment mauvais juges de notre propre sin- 
gularité. 

Les phénomènes religieux sont donc, au moins pour une bonne 
part, des phénomènes sociaux. Nous pouvons faire un pas de plus 

1. Th. Ribot, La psijchologie des sentimeiits, p. 323. 



INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE^ xxxi 

en nous demandant comment' se comporte l'individu dans certains 
phénomènes religieux, pris comme ty;pes. 

. Nous considérons comme particulièrement caractéristique, dans 
l'ensemble de la religion, tout ce qui concerne le groupement des 
individus en associations religieuses, en ordres, en sociétés secrètes, 
en églises. Ils y sont classés hiérarchiquement, la hiérarchie montant 
par degrés du simple fidèle aux grades supérieurs du sacerdoce et 
aux dieux. C'est là un phénomène général, car nous ne connaissons 
pas de sociétés religieuses qui n'aient un minimum de hiérarchie. 
Le minimum concevable se réaliserait nécessairement dans une 
société inorganique, sans dieux, où les individus seraient tous à la 
fois, au même degré et de la même façon, fidèles et prêtres, par la 
distinction de leurs deux états alternatifs, profane et sacré; car on. ne 
peut admettre que leur vie religieuse soit égale et constante. Cette 
hiérarchie religieuse n'est pas purement honorifique. La part prise à 
l'accomplissement et aux bénéfices des cérémonies croît à mesure 
qu'on s'y élève; le prêtre est plus près de l'autel et des faveurs du 
dieu que le simple fidèle. Chaque degré comporte donc des capacités 
ou des aptitudes spéciales ; à la hiérarchie des aptitudes correspond 
une hiérarchie de droits et de pouvoir. — Mais le tableau schéma- 
tique d'une société religieuse n'est pas aussi simple : outre les degrés 
hiérarchiques, il compte des classes parallèles, sexes, âges, familles, 
clans, tribus, etc., ayant théoriquement des aptitudes et des pou- 
voirs religieux différents, par conséquent, des rites, souvent des 
cultes spéciaux. En dehors même de ces séries régulières de classes 
parallèles, les sociétés religieuses admettent des ordres spéciaux, des 
conditions spéciales, avec des capacités religieuses également bien 
définies : tel est le naziréat juif. Il va de soi que cette différenciation 
n'est pas nécessairement toujours réalisée; elle ne l'est même, assez 
souvent, que fort imparfaitement; mais en somme on peut poser en 
principe que les individus ont, à chaque moment de leur existence 
une place marquée et limitée dans la société religieuse dont ils font 
partie. C'est un premier point, d'ôii il résulte que la religion com- 
porte nécessairement des relations sociales. 

La place de l'individu dans la société religieuse peut être indiquée , 
ipso facto ^^diV la naissance, le sexe, certains états physiologiques 
accidentels, périodiques ou chroniques, le rang social. Nous disons 
indiquée, plutôt que déterminée, car généralement, même alors, il 
faut des cérémonies spécialement religieuses pour donner à l'intéressé 



XXXII INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE 

son rang définitif. En tout cas, la participation dés hommes aux céré- 
monies religieuses dépend souvent de leur condition physique, juri- 
dique, politique, économique, bref de leur statut personnel. 

Mais leur condition religieuse peut être déterminée artificiellement, 
sans indications préalables, par des cérémonies religieuses d'ini- 
tiation. Ces rites sont aujourd'hui bien connus. L'école anthropolo- 
gique, MM. Frazer et Je vous en particulier les ont magistralement 
éclaircis; l'explication qu'ils en ont donnée est maintenant du 
domaine commun. Or ces cérémonies ne peuvent s'expliquer si l'on 
n'y voit que de simples fictions légales, une mise en scène expressive 
où les individus encadrent l'adhésion consciente et calculée de leur 
volonté individuelle, intangible, aux règles contractuelles d'une 
société. Il faut prendre à la lettre les expressions du rite. L'initiation 
affecte réellement la nature intime de l'être, elle modifie profondé- 
ment la personne au physique et au moral. Quelquefois l'initié change 
de nom, souvent il en prend un de plus : c'est le signe de la modi- 
fication de sa personne. L'initiation produit une sorte de posses- 
sion; dans le cas de croyance à la pluralité des âmes, souvent l'initié 
est censé en gagner une nouvelle. Le cas extrême est qu'il meure 
conventionnellement pour renaître transformé ; généralement alors 
l'initiation est un drame rituel qui figure sa mise à mort et sa résur- 
rection. Voici comment MM. Spencer et Gillen rapportent, entre 
autres faits du même genre, dans leur livre sur les tribus indigènes 
de l'Australie centrale *, la tradition relative à l'initiation de certains 
sorciers chez les Aruntas. L'aspirant va dormir à l'entrée d'une 
caverne où sont logés certains esprits en relation avec sa tribu, les 
Iruntarinia. Pendant son sommeil, un des esprits sort de la caverne 
armé d'une lance; il la lui plonge dans la bouche en lui perçant la 
langue; après quoi, il l'emporte dans le souterrain. Les Iruntarinia 
lui ouvrent le ventre et la poitrine, lui enlèvent les entrailles et lui 
en rendent de nouvelles. Ils lui mettent en même temps dans le corps 
un certain nombre de petits cailloux dont il pourra faire sortir à 
volonté une quantité indéfinie; ces cailloux seront la forme concrète 
et le véhicule de son pouvoir magique. L'opération faite, les génies 
le rapportent à l'entrée de la caverne, toujours endormi. Il s'éveille 
et rentre dans son camp, portant, comme signes de son aventure, 
le trou fait à sa langue et les cailloux qu'il exhibe. 

d. B. Spencer et F.-J. Gillen, The Native tribes of Central Australia^ 1899, p. 522 sqq. 



INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE xxxiil 

Le sorcier arunta ainsi disséqué- est jusqu'à un certain point un 
nouvel homme. Cependant il conserve les relations multiples, qui défi- 
nissent la condition de tout individu dans une société totémique, avec 
les membres de sa classe, de son clan^ ses ancêtres et son animal 
totem; il ne perd pas le bénéfice de ses initiations antérieures. Il 
n'a pour ainsi dire qu'une âme de plus. De même, les chamanes 
yakoutes ont, de plus que leurs congénères, un ou deux esprits dont 
ils tiennent leur pouvoir magique. Avec toutes les réserves que com- 
porte une proposition aussi générale, on pourrait dire que, théorique-'- 
ment, tout individu a une âme spéciale par initiation. ^ 

En théorie également, on peut admettre que cette âme ne lui est 
pas personnelle et qu'il la partage avec ses associés morts ou vivants. 
Ainsi l'Arunta vivant est la réincarnation d'un ancêtre; à ce titre, il 
est en relation avec une certaine place, où réside l'âme dédoublée de 
cet ancêtre, et de même avec une quantité indéterminée de pierres 
ou de morceaux de bois surchargés de dessins, figurant des totems, 
qui contiennent également des portions d'âmes ancestrales; par là 
encore il est lié à toute une classe d'hommes, qui vivent autour de 
lui, contraints, comme lui, à des actes communs, à des pensées com- 
munes, à des sentiments communs, à une collaboration réglée. Le 
lien qui les unit est figuré par la.présence en chacun d'eux d'un même 
élément, d'une âme collective. Ainsi, notre sorcier arunta partage 
avec les Iruntarinia, ses initiateurs, c'est-à-dire ses associés, la 
force magique que représentent les cailloux dont il est le dépositaire. 
Qu'on appelle cette partie commune âme, esprit, force, qualité, ou 
de tout autre nom supposant quelque chose d'encore plus subtil et 
plus éthéré, qu'on l'incarne ou qu'on l'objective à la façon d'un dieu, 
ou qu'on fasse à la fois l'un et l'autre, comme c'est le cas le plus 
général, il s'agit toujours du même phénomène : on transforme un 
pur rapport en une sorte d'essence; l'union des membres d'une classe 
est conçue comme une identité partielle, mais substantielle. Cette 
essence composante échappe au nombre et, de plus, est considérée 
comme invariable ; ou bien c'est une âme commune qui se partage 
sans perdre son unité et se communique intégralement sans se loca- 
liser; ou bien, si on la suppose individuelle, elle est, par hypothèse, 
dépourvue de tout caractère qui la distingue des autres portions 
analogues d'âmes individuelles; elle est semblable au genius romain. 
Cette notion de genius, qui nous sert d'exemple, était même telle- 
ment impersonnelle qu'elle était admirablement propre à s'attacher 



XXXIV INTRODUCTION A LA TRADUCTION: FRANÇAISE ' ! 

aux personnalités collectives {Genius populi romani, Genius muni- 
cipummunicipii) ; elle exprimait également bien là relation d'nn dieu 
à la chose qu'il patronne (Marti Cosidio... genio valli). Quant aux 
genii àoi^ hommes, on peut dire qu'ils sont, de tous les esprits, les 
plus abstraits et les plus dépourvus de particularités ; leur individua- 
lité est si pâle qu'ils se confondent les uns dans les autres. En 
somme, les individus d'un même groupe religieux, ayant une même 
initiation, se ressemblent par la possession d'une âme commune ou 
d'âmes semblables. 

La condition religieuse de l'individu résulte immédiatement de la 
possession d'une ou de plusieurs de ces âmes impersonnelles. En 
d'autres termes, sa personnalité se définit, au regard de la religion, 
par l'ensemble de ses relations religieuses et autres, ou, si l'on veut, 
par la somme de ses âmes, âmes collectives. Nous nous gardons de 
préjuger que, même en religion, la notion de personne ne comprenne 
pas d'autres "éléments ;naais l'important est qu'elle ait été, fut-ce par- 
tiellement, représentée de cette façon. La conscience du moi a dû 
certainement en être profondément altérée, car les liens dont nous 
parlons sont, à coup sûr, non seulement conçus, mais_sentis. L'indi- 
vidu totémique vit de la même vie que ses associés ; il y a entre eux 
une harmonie parfaite ; ils sont réglés de telle sorte qu'ils vibrent à 
l'unisson. Mais alors, avec la dissémination des âmes impersonnelles 
à travers les groupes, la personnalité s'évapore, la conscience s'épar- 
pille, la volonté se disperse et les mobiles se multiplient. Il est pro- 
bable que l'individu se sent confusément plusieurs, même en dehors 
des états d'extase ou de possession qui marquent les crises de l'acti- 
vité religieuse. Au reste, si la psychologie des primitifs ne doit pas 
nous apprendre que les cas, chez nous pathologiques, de dédouble- 
ment du moi sont de règle chez eux, tout ce que nous savons de leur 
vie mentale nous montre quelle est la confusion de leur conscience. 
/ Cette dissolution des consciences individuelles dans une sorte de 
: conscience sociale est inséparable selon nous de la religion. L'homme 
; religieux ne se sent jamais qu'un entre plusieurs; on pourrait dire 
; que la conscience religieuse est l'inconscience de soi. 
' - Nous entrons ici en contradiction avec la théorie usuelle de l'ani- 
misme. On admet généralement que le primitif s'est représenté les 
êtres sur le modèle que sa conscience lui donnait de sa propre exis- 
tence et que, partant, il leur a donné des âmes semblables à la sienne. 
A cette théorie individualiste, qui fait procéder toute représentation 



i INTRODUCTION A LA TRADUCTION. FRANÇAISE xxxv 

des expériences de l'individu, nous sommes tentés d'en opposer une 
autre, avec tous les égards dûs aux maîtres respectés qui ont proposé 
la première; car, cette notion d'âme individuelle, qu'ils nous mon- 
trent à ce point expansive et envahissante, nous la voyons s'éva- 
nouir, à mesure que nos études nous en rapprochent. Il est exact 
sans doute que les primitifs n'ont aperçu les êtres qu'à travers le voile 
de leur conscience confuse. Mais ils ont été chercher au dehors de 
quoi composer l'idée claire de leur existence même. Ce qui paraît 
avoir été donné d'ahord à leur pensée, ce n'est pas la notion de per- 
sonne individuelle, mais le sentiment de faire partie d'un groupe - 
L'individu n'a pris conscience de soi qu'en relation avec ses sem- 
hlables. Ce n'est pas lui qui projette son âme dans la société, c'est 
de la société qu'il reçoit son âme ; c'est donc dans la vie sociale qu'il 
faut chercher le germe de cette représentation. Celle-ci, pour peu 
que nous n'y ajoutions rien du nôtre, nous paraît tout juste aussi 
vide et abstraite que celle du genius romain ; outre l'idée d'être ou 
d'essence, elle se réduit à celle d'une relation, d'une place relative 
et d'un pouvoir. Il est vrai que si l'individu se confond dans la 
société, celle-ci, par contre, lui refait de toutes pièces une individua- 
lité. A défaut d'autres raisons, l'entrecroisement des relations sociales 
suffirait à l'expliquer. Elles sont normalement assez complexes pour 
que leurs sommes ne soient jamais complètement, semblables. Quand 
cette complexité est au plus haut point et que les dissemblances sont 
extrêmes, l'individu se trouve isolé, seul en face d'un Dieu, en qui il 
incorpore parfaitement toutes les réalités et tous les pouvoirs mys- 
tiques qu'il ne sent pas être siens. 

Or, les phénomènes en question ne sont pas singuliers et sans 
lien avec les autres. Au contraire, la vie religieuse se passe à régler 
les relations des individus tant avec leurs semblables qu'avec les 
dieux, avec certaines parties de l'espace visible ou imaginé, de la 
terre cultivée ou simplement fertile, avec les espèces d'êtres vivants 
considérées comme sacrées, intangibles et interdites, le tout formant 
une vaste société et les dernières sortes de relations étant sociales 
au même titre que les premières. En réglant leurs relations on définit, 
comme nous l'avons dit, leur condition religieuse. Au surplus, la 
condition religieuse n'est pas un état simple, incapable de modifica- 
tions secondaires, invariable et sans fluctuations ; elle change sans 
cesse au cours de la vie, en raison des contacts et. des actes journa- 
liers ; les états alternatifs de pureté et d'impureté sont des états réli- 



XXXVI INTRODUCTION A LÀ TRADUCTION FRANÇAISE 

gieux où la condition initiale des êtres est affectée à divers degrés. 
Elle attire donc sans cesse l'attention. Dans l'ensemble de l'histoire 
des religions, cette préoccupation se montre dominante et tyrannique. 
Elle n'est pas secondaire, mais centrale. Le système religieux tout 
entier a trait à la condition présente et future des individus et de la 
société. Il n'est pas d'acte religieux, sacrifice, prière, vœu, qui ne 
la modifie sensiblement. Les rites la déterminent ou la changent; les 
mythes la décrivent et la définissent ; les institutions morphologiques 
l'encadrent. Il s'agit toujours de rang social ou de placé relative, 
conventionnelle. — Nous sommes donc en droit de dire que les phé- 
nomènes religieux sont des phénomènes sociaux, et, si nous nous 
rappelons à quel point l'individu s'y efface, que ce sont des phéno- 
mènes sociaux par excellence. 
'^ Si les faits religieux sont des faits sociaux et si, de même, la reli- 
gion est, prise d'un certain point de vue, un fait social, ils ont la 
même objectivité et la même continuité que les autres faits sociaux. 
Nous sommes ramenés ainsi à cette continuité de la religion que 
nous avions refusé de considérer tout d'abord, mais en la compre- 
nant d'une façon nouvelle. Le fait social, rite, représentation collec- 
tive, ou forme de groupement, subsiste indépendamment des faits 
particuliers qui le révèlent, le rite en dehors de sa pratique, le 
mythe en dehors de ses variantes; somme toute, la religion domine 
les phénomènes religieux. 

De ces considérations nous devons tirer des conclusions pratiques. 
Tout d'abord les faits sociaux ne nous sont que très imparfaitement 
connus par les exemples qui nous en sont donnés et les relations 
particulières dont ils sont l'objet. Il faut considérer ces relations 
comme des transcriptions imparfaites et variables. Nous avons dit 
en effet qu'ils échappent en bonne partie à la conscience indivis 
duelle : l'individu se trompe sur ses véritables raisons d'agir et n'est 
pas maître de ses gestes ; il subit la poussée sociale, et le plus sou- 
vent ne s'en rend pas compte ; dès qu'il s'efforce d'avoir une intelli- 
gence claire du fait social auquel il participe, il le fausse. Or, nous 
ne sommes jamais en présence que de versions de faits sociaux qui, 
dans une certaine mesure, sont individuelles; les moins indivi- 
duelles, à savoir les textes de lois, les préceptes rituels, les règles 
administratives, sont nécessairement incomplètes, car elles nous 
] laissent dans l'ignorance de tout ce qu'elles impliquent ou provo- 
l quent d'émotions, de besoins, de désirs. D'autre part, les faits 



^ ■ INTRODUCTION A Lk TRADUCTION FRANÇAISE xxxvil 

' sociaux, qui se reflètent dans les consciences, s'y reflètent diverse- 
ment et s'y expriment différemment; ils s'y parent de couleurs 
changeantes; ils varient entre eux comme un récit oral suivant ses \ 
narrateurs. Ainsi les variantes des mythes nous montrent comment 
ils peuvent se diversifier sans changer. L'individu substitue ses pen- 
sées, ses raisons et ses raisonnements, ses motifs à ceux du groupe ; 
il traduit et il commente ce qu'il en perçoit. On ne saurait donc 
s'arrêter à l'une des variantes, fût-elle la meilleure. Mais il faudrait 
les récolter et les collationner toutes pour reconstituer la pensée 
commune, hésitante, flottante, confuse, tenace et sensuelle.. On pourra 
retrouver ainsi, derrière les cas particuliers, les gestes et les expres- 
sions individuelles, la réalité brumeuse mais substantielle du fait 
social. Il faudra toutefois faire attention non seulement aux concor- 
dances des exemples, mais aux tâtonnements de l'expression, aux 
leçons incorrectes, aux incohérences, aux contradictions, aux lacunes 
et aux accrocs des narrations concurrentes, à tous les résidus d'ana- 
lyse qui décèlent ce que les faits ont d'intraduisible, d'irréductible 
et de spécialement social. — A vrai dire, si l'on compare à une tra- 
duction ce que nous appelons la version individuelle du fait social, 
on doit constater que la langue de la traduction appartient à la 
même famille que celle de l'original inconnu, puisqu'il s'agit, en 
dernière analyse, de psychologie. En d'autres termes, nous sommes 
en mesure de connaître suffisamment les faits sociaux, de même que 
les linguistes sont en état de" reconstituer théoriquement la souche 
d'une famille linguistique à l'aide des langues dérivées. 

D'autre part, il faut se garder d'expliquer les faits sociaux comme 
on expliquerait les actes d'un individu, c'est-à-dire de supposer que 
les actes collectifs ont pour cause des desseins aisément intelligibles 
et que les mythes, par exemple, ont un sens qui apparaisse à pre- 
mière vue. Le moindre inconvénient des explications trop claires 
qu'on donne des choses religieuses n'est pas de les affadir. La science 
commence avec le goût du vrai et la haine du vraisemblable. Nous 
inclinons à nous méfier de toute interprétation allégorique, utili- 
taire ou autre, qui tendrait à montrer, avant tout, dans les faits reli- 
gieux, quels qu'ils soient, des intentions particulières, des motifs 
conscients et des fins prochaines que puisse concevoir une intelligence 
moyenne. Nous n'avons pas le droit de prêter à l'ensemble de l'huma- 
nité, sans considération d'âge ou de civilisation, nos idées et notre 
imagination d'Européens adultes. Nous sommes bien loin d'ailleurs 



XXXYiïl INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE V 

de lui refuser la pensée, ni même le raisonnement; nous croyons 
que tout, en religion, se réduit, en dernière analyse, à des pensées 
et à des raisonnements, mais à des raisonnements dont la logique 
nous échappe encore. Ainsi, nous pensons bien que le mythe est 
expressif; mais il n'est pas exactement symbolique; il suggère les 
choses plutôt qu'il ne les désigne ; dès qu'on veut en donner une 
explication qui paraisse rationnelle, il meurt, ou plutôt il se méta- 
morphose, par exemple, en allégorie philosophique; les mythes ne 
deviennent clairs que quand ils sont fixés, desséchés et qu'ils sortent 
de la religion; tant qu'ils vivent véritablement, leur forme est flot- 
tante et leur signification vague ; elle est à la fois incertaine et mul- 
tiple ; ils remplissent la pensée et la nourrissent, en la conduisant 
tour à tour vers les objets variables qui l'attirent, qu'elle n'aperçoit 
d'ailleurs qu'avec leur aide et trop indistinctement pour qu'elle 
puisse les leur opposer. De même que le mot, le mythe est capable 
de sens divers.] A force d'être expressif il finit par devenir une chose 
en soi, aussi substantielle que ce qu'il exprime et qui doit être étu- 
diée pour elle-même. Nous disons donc que toute explication des 
phénomènes religieux doit être cherchée dans la série même des phé- 
nomènes. Il faudra considérer, s'il s'agit d'un mythe, non pas l'idée 
problématique qui suggéra les images qui le composent à leur pre- 
mier assembleur, mais, entre autres choses, les conditions de temps 
et de lieu, les circonstances qui le rappellent régulièrement, rituel- 
lement à la mémoire d'un groupe d'hommes associés et les gestes que 
leur commande cette pensée présente/S'il s'agit d'un rite, on consi- 
dérera non pas l'intention de celui qui l'exécute, mais les effets, 
quels qu'ils soient, images suggérées, modifications de rapports et 
de qualités, qui le suivent nécessairement. Le premier résultat de 
pareilles observations sera de faire rattacher les faits particuliers à 
des faits plus généraux; on verra, par exemple, qu'un sacrifice, outre 
les faveurs spéciales qu'il est censé procurer, a pour effet général et 
constant de consacrer; c'est là sa fonction principale; le sacrifice se 
classera donc dans la série des consécrations ; on dira qu'il est une 
consécration compliquée et secondaire, dérivée de consécrations 
simples. Mécanisme d'une part, effets produits ou fonction de l'autre, 
telles seront les bases de l'explication des faits religieux. De même 
que nous retrouvions plus haut l'idée de continuité, nous retrou- 
vons ici dans une certaine mesure celle de fin et d'objet, mais sous 
l'aspect, plus scientifique, de_ridée de fonction. Il ne s'agit en somme 



'\ 



{ INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE xxxix 

q^e de retrouver dans les faits particuliers des formes très générales 
d'activité. On ne sort pas du connaissaMe. Nous nous gardons bien 
de dire que cette eictivité s'exerce à vide, ni surtout qu'elle est pure- 
ment instinctive. - 






Mais en quoi le système religieux difîère-t-il des autres systèmes 
dé relations sociales, juridique et moral, économique, etc. ? Quels sont, 
parmi les phénomènes sociaux, les caractères spécifiques des phéno- 
mènes religieux? D'où provient la distinction que nous établissons 
naturellement entre ces diverses séries de faits? Dans la pratique, il 
n'est pas toujours facile de distinguer, par exemple, les règles juri- 
diques et morales des règles religieuses. Même, les systèmes sociaux 

"^ se présentent à l'origine dans un état de confusion inextricable. C'esi 
en particulier le cas de cette forme d'organisation sociale qu'est le 
totémisme. La condition des personnes y est définie par la relation 
avec une espèce vivante, le totem, dont elles portent le nom. De 
cette détermination initiale dépendent leur condition juridique, poli- 
tique et leurs obligations morales. La classification des individus par 
totems, complétée par un système compliqué de groupement des 

• clans totémiques entre eux, règle les mariages, les degrés de parenté 
et l'ensemble de la vie sociale. Sans doute l'organisation totémique 
comporte des cérémonies spéciales qui constituent une sorte de culte ; 
mais ces cérémonies né se célèbrent qu'à des intervalles éloignés, et 
si les individus ne prenaient pas part aux fêtes des divers totems de 
leur tribu, ils ne se livreraient que rarement à des actes que tout le 
monde, à première vue, qualifierait de religieux. Par contre, la régle- 
mentation de la parenté, des mariages, de la propriété y tient une 
place telle, qu'on pourrait soutenir sans paradoxe que le totémisme 
est un système d'organisation juridique et civile avant d'être un sys- 
tème religieux. — Il y a plus. M. Frazer a récemment appelé l'atten- 
tion sur les conséquences économiques du totémisme. On sait qu'il ' 
est interdit aux membres d'un clan de manger l'animal totem de ce 
clan, sauf dans des circonstances définies ; ces interdictions affectent 
nécessairement la vie économique des clans en limitant leur nourri- 
ture. Qn peut dire d'ailleurs, pour d'autres raisons encore, que le 
totémisme est le régulateur de la vie économique des populations 
auxquelles il s'étend. En effet, la cérémonie totémique est censée 






XL _ INTRODUCTION. A LA TliADUGTION PRANÇAISE 

dans certains cas avoir pour principal effet de favoriser la multipli- 
cation de l'espèce qu'elle concerne; si l'on songé que la tribu se com- 
pose de plusieurs clans totémiques qui peuvent respectivement se 
nourrir des totems de leurs associés, on comprendra comment chacun 
d'eux contribue au bien général par ses cérémonies spéciales-, sans 
compter qu'ils se réservent mutuellement leur part de la nourriture 
disponible. C'est un premier point. Voici le second. Outré les inter- 
dictions spéciales au totémisme, on en rencontre d'autres, dans les 
tribus totémiques, qui sont universelles. Les espèces alimentaires, et 
en général toutes choses, sont frappées d'interdictions diverses qui 
peuvent être levées cérémoniellement ; chaque clan totémique accom- 
plit pour ses associés la cérémonie qui doit leur permettre l'usage 
de son propre totem; là cérémonie totémique ouvre la période de 
chasse, de récolte ou de consommation. Le totémisme peut donc être 
envisagé comme un système économique aussi bien que juridique. 
— Faut-il ea conclure que la vie religieuse, chez les totémistes, en 
dehors des cérémonies cultuelles signalées plus haut, se réduise à 
la conception brumeuse de personnages aux traits flottants qu'on 
peut prendre pour des créateurs, des ancêtres ou toute autre chose, 
et à l'exécution d'un nombre restreint de pratiques magico-religieuses 
pour des intérêts individuels ou particuliers? Dira-t-on qu'effective- 
ment la part de la religion est des plus limitées dans les sociétés pri- 
jEnîtives? Nous dirons plutôt que la société commence par un état 
embryonnaire, où les fonctions ne sont pas encore différenciées. Il ne 
s'ensuit pas qu'elles ne s'accomplissent point ou qu'elles s'acçom- 
. plissent avec moins d'intensité que dans les organismes dont les 
instruments sont parfaits ; car cette perfection même n'apparaît sou- 
vent qu'avec un ralentissement de l'activité. Dans l'espèce, chacun 
des faits que nous avons considérés tout à l'heure comme juridiques 
\ ou économiques a sa face religieuse. 

Au moins faut-il tenter de distinguer ces fonctions confondues. En 
tout cas, nous ne dirons pas que leur indétermination est favorable 
à l'initiativ^e religieuse des individus; car il n'y a pas de place pour elle 
dans une société totémique, où les relations et les gestes sont réglés 
avec une nainutieuse précision, qui rassure l'homme contre les ter- 
reurs vagues dont sa vie est assiégée. Des faits considérés plus haut 
I résulte une première notion, encore indécise, du caractère spécifique 
^ des faits religieux. La condition religieuse d'un individu est quelque 
chose de plus confusément, mais de plus complètement défini que sa 



INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE XLI 

condition juridique ou politique. Dans îe deuxiènie cas la définition 
est formelle et limitative; dans le premier, elle est positive et sub- 
stantielle; car, comme nous l'avons vu, il s'agit d'âmes. Pour prendre 
un exemple, la relation de propriété qui peut exister au point de vue 
juridique entre un cultivateur et son champ, se transforme, au point 
de vue religieux, en relation d'identité. Cette identité relative tient 
à la présence dans l'homme et dans la terre d'une âme commune ou, 
si l'on veut, d'une qualité commune ; ils sont rangés dans une même 
classe, enfermés dans un même cercle, et, par le fait, ils sont, dans 
uneçertaine mesure, identiques. La religion est créatrice d'âmes et 
nous serons toujours tentés en somme de considérer comme reli- 
gieux tout ce qui affecte le plus profondément l'âme et la personne. 
Mais nous avons besoin de formules plus précises. 

M. Durkheim, dans son article sur La définition des phénomènes 
religieux'^, définit la religion par l'union intime de croyances obliga- 
toires à des pratiques obligatoires. Il n'y a pas de pratique qui ne 
suppose au moins la croyance aux notions de pouvoir, de moyen, ^ 
d'esprit actif ou passif et autres, qui y sont impliquées. Généralement 
le rite suppose l'adhésion à tout un credo savant et systématisé. 
Souvent même, l'homme justifie sa pratique par sa croyance : il prie v 
et s,acrifie parce qu'il croit en son Dieu. L'obligation dont cette 
croyance est l'objet est effectivement sanctionnée soit par des peines 
qu'édicté la loi religieuse ou civile, soit par le blâme de l'opinion 
intolérante, dont, la pression s'exerce habituellement, en matière de 
dissidence religieuse, avec une rigueur dont elle n'est pas capable en 
d'autres cas. A vrai dire, le droit et la morale impliquent aussi des 
croyances, c'est-à-dire des notions obligatoirement admises : on ne 
discute pas toujours impunément les idées d'autorité et de propriété; 
au besoin l'opinion venge mênae les principes de l'économie politique 
traditionnelle. Cependant la floraison des croyances, dans le droit 
ou dans l'économie politique, est loin d'être aussi belïe qu'en reli- 
gion; c'est la pratique qui y domine. 

La grande place que tiennent les croyances dans la religion justifie/ 
partiellement les définitions que nous avons écartées de prime abord ; 
elles avaient le mérite de bien la constater ; si nous les écartons 
encore, c'est que, dans l'étude qui nous occupe, le fait même de la 
croyan.ce est plus intéressant que ses objets. 

1. Année Sociologique, t. If, p. 22. 



X 



XLli INTRODUCTION A LA TRADUGTION FRANÇAISE ^ \ 

La croyance s'attache à des représentations. On peut remplacer le 
premier mot par le second et dire que, lorsque se-dissocie la gangue 
primitive, où tous les systèmes possibles de faits sociaux ont été 
confondus, le résidu qui forme la part de la religion et de sa sœur, 
la magie, se compose principalement de représentations. Dans 
l'exemple théorique du laboureur et de son champ, la relation cesse 
(d'être religieuse dès que s'efface l'idée d'une sorte d'âme commune, 
'd'un lien mystique qui les unirait l'un à l'autre. Nous sommes très 
loin de dire qu'il n'y ait pas d'a,çtes ou de gestes qui soient spéciale- 
ment religieux. Mais, nous disons simplement que, parmi les faits 
religieux, les représentations sont les plus originaux et les plus 
essentiels; il n'y a pas de mouvement qui ne soit accompagné' de 
représentations, tandis qu'il y a des représentations qui ne sont pas 
suivies de mouvements. C'est donc par ses représentations que le 
système religieux se distingue tout particulièrement des autres. Il - 
superpose aux idées, choses, actes et pensées qu'il englobe, une sorte 
de surcroît, qui est, après tout, une manière de les voir. 

En quoi consiste cette représentation supplémentaire? Elle implique 
tout d'abord une notion de qualité, de plac,e relative dans un certain 
ordre, de pouvoir relatif dans une hiérarchie de pouvoirs et aussi 
une notion dletre. Mais comment s'exprime-t-elle? Elle s'est réalisée, 
sinon à l'origine, du moins aussi loin que nous puissions remonter 
et en somme le plus généralement, sous la forme d'êtres à quelque 
degré personnels. C'est une loi bien connue de la pensée des primi- 
tifs qu'ils donnent une existence indépendante et substantielle aux 
qualités qu'ils savent distinguer par abstraction, couleur, chaleur, 
éclat, fertilité, etc.; ils en font des âmes, des esprits ou même des 
dieux, qui prennent la figure qu'ils peuvent. 

Tout ce qui peut être objet de représentation religieuse paraît se 
doubler naturellement d'une contre-partie idéale. Théoriquement, 
cette contre-partie doit être la miême pour tous les exemplaires d'une 
même classe, pour toutes les manifestations d'uiie même qualité, 
puisqu'elles restent partout identiques. S'il en est ainsi, nous sommes 
en présence d'une façon primitive d'exprimer les idées générales. Or 
c'est bien, pensons-nous, de généralités qu'il s'agit dès l'origine ; il 
n'y a pas en effet, selon nous, de représentation religieuse qui n'im- 
plique un minimum de généralisation et d'abstraction. 

De même que les idées abstraites sont en. dehors du temps et de 
l'espace, ainsi le sont, relativement, leurs prototypes concrets. La 



INTRODUGTION A LA ÎRADUGTION FRANÇAISE XLIII 

^ - ■ 

représentation religieuse d'une fête est une scène idéale où les acteups 
humains sont jQgurés par des personnages idéaux ou idéalisés; elle 
se passe dans un' temps indéterminé, a l'origine du temps, c'est-à- 
dirè en dehors du temps, mais elle est censée se répéter indéfiniment; 
quant au lieu, il est le même que celui de la fête humaine et il est 
autre; il est dans un espace mystique, qu'on peut faire coïncider, à 
volonté, avec un point choisi de l'espace réel, ou plutôt il est en 
dehors d&^ l'espace. 

Ainsi se crée un véritable monde d'êtres et de qualités, où l'imagi- ^ 
, nation dépasse librement les limites de la perception : c'est le monde 
des mythes. Ceux-ci, qui commencent à la simple conception des 
choses religieuses, s'achèvent en un système d'images qui les enca- 
drent. C'est moins un monde de notions et d'idées que de figures. Ce 
n'est pas un monde invisible, car l'invisible s'y revêt immédiate- 
ment d'images sensibles, de même que le visible s'y pare de qualités 
idéales. Ce n'^est pas non plus un monde surnaturel, car la distinc- 
tion du naturel et du surnaturel n'est pas faite quand naissent les 
mythes. Ce n'est pas davantage un monde irréel. Ce n'est surtout 
pas un monde incohérent et absurde, où la fantaisie serait maîtresse; 
il a ses lois, qui régissent nécessairement la succession des effets et 
des causes. Enfin ce n'est pas un nïoade de pures formes et de pures 
images, mais c'est un monde de pouvoirs. En un mot, le monde de 
la religion est un monde où la pensée s'objective et où les désirs, 
forts sont immédiatement exaucés. 

C'est dans cette réalité complète de l'esprit personnel et du dieu 
que s'exprime le plus parfaitement l'objectivité du fait social. Les 
membres du groupe sentent si fortement l'unité de leur pensée ou 
de leur action commune, et combien ils y sont individuellement 
étrangers, qu'ils la projettent immédiatement au dehors; de sorte 
que leur représentation collective s'interpose entre eux et les faits 
ou les choses, entre eux et leurs propres perceptions. De pareilles 
visions ne peuA^ent se produire dans toute leur plénitude que dans 
des sociétés tout ,à fait primitives, où l'individu n'est capable que 
d'un minimum dé réflexion personnelle et d'analyse. 

Il s'agit en somme ici d'une façon de penser et de prendre con- 
science de sa pensée» En quoi doit-elle nous apparaître comme spé- 
cialement religieuse? A vrai dire, le rêve d'une part, l'art de l'autre, 
réalisent de semblables constructions. Celles du rêve n'ont de véri- 
table objectivité que dans les hallucinations, ou quand elles reposent , 



XLiy INTRODUGTION:A LA TRADUCTION FRANÇAISE 

sur une sub structure de représentations religieuses, comme dans les 
cas de rêves divinatoires, de croyance aux vampires, etc. Celles de 
l'art ont par elles-mêmes une tout autre réalité. Les types d'art, 
s'imposent à l'imagination et au goût avec une tyrannie comparable 
à la contrainte exercée par les religions sur les individus; mais l'adhé- 
sion qu'ils exigent a des conséquences limitées. De même, les figures 
créées par l'art ont une existence objective, une vie réelle et con- 
tinue; mais c'est une vie incomplète; ce sont des formes dénuées de 
pouvoir. Le caractère pratique que présente, au contraire, le travail 
religieux de l'imagination le distingue profondément de son travail 
esthétique. Les représentations religieuses sont l'objet d'une croyance 
sans réserve et d'une croyance utilitaire. Derrière le mythe et lé 
dieu, on aperçoit le groupe social qui, non seulement rêve, mais 
désire et veut. Ce qu'il rêve ce n'est pas simplement l'idée d'une per- 
sonne ou d'un esprit, niais celle d'un pouvoir efficace, conditionné 
par la volonté de ses commettants et par les rites qu'ils exécutent. 

Il y a d'autres représentations religieuses que ces représentations 
personnelles. Il y en a qui s'expriment en termes abstraits, en for- 
mules senablables à des textes de lois ou à des propositions philo- 
sophiques. Ce sont les dogmes. Le dogme côtoie d'abord le mythe, 
puis le remplace. C'est d'abord un mythe à l'état sec, en forme de 
credo, puis une idée générale. A vrai dire, la pensée religieuse 
's'approprie, tour à tour, tous les modes de raisonnement et d'expres- 
sion dont l'humanité s'enrichit. Le nouvel ordre de représentations 
religieuses se rapproche des diverses philosophies jusqu'à se confondre 
avec elles. On leur emprunte leur langage , leurs méthodes, leurs 
idées; en retour, elles s'engagent profondément dans la religion. 

Les premières créations de celle-ci en subissent naturellement le 
contre-coup : ou bien elles s'évaporent comme de fausses perceptions ; 
ou bien elles deviennent l'objet d'une fonction toute spéciale, le mys- 
ticisme ; ou bien elles prennent une sorte de réalité conventionnelle, 
de vérité voulue, spécialement et distinctement religieuse, à ce point 
que l'adhésion formelle aux mythes subsistants a été souvent consi- 
dérée comme la partie essentielle et caractéristique de la religion. 
Aiiisi les penseurs grecs se sont efforcés de sauver la valeur reli- 
gieuse de leurs mythes par une exégèse qui les accommodait aux 
nouvelles modes de la pensée : ils en ont fait des allégories, des sys- 
tèmes poétiques de cosmologie et de métaphysique; les personnes 
divines se sont transformées chez eux en hypostases et en concepts ; 



INTRODUCTION A LA .TRADUCTtION FRANÇAISE, XLV 

il est vrai que, souvent, par choc en retour, les, concepts des âges 
récents sont devenus aussi des personnes. — C'est par un semblable 
encbevêtrement de mythes desséchés et de fragments philosophiques 
que se sont formés les systèmes de théologie. Quelle que soit la 
résistance des vieilles formules, la part des nouvelles grandit tou- 
jours; elles finissent par l'emporter, soit par infiltration lente, soit 
par les brusques à-coups des révolutions religieuses. Ainsi la religion 
suit, à sa manière, la marche de l'évolution intellectuelle. Les formes 

^ du , rais-onnement individuel se substituent progressivement aux 
formes de la pensée collective à mesure que les individus sont pliis 
enclins à prendre conscience de celle-ci. 

Mais cette substitution est-elle jamais complète? Il convient encore 
de se demander ce que les dogmes ont de proprement religieux, outre 
la convention qui les définit comme tels et la nature particulière de leur 
objet. Or, d'une part, la théologie est enfermée, sans issue possible, 
entre la liberté théorique de ses spéculations et l'immutabilité fon- 
damentale du dogme. La raison n'en est pas que le dogme est astreint 
àne varier que lentement, parce que la philosophie tarde à parvenir 
aux esprits moyens et que ceux-ci sont longs à raisonner; mais c'est 
surtout qu'un acte de foi collectif est imposé aux exégètes, comme 
aux autres, et leur rogne les ailes. La théologie s'éloigne par là de 
la philosophie et de la science laïques. D'autre part, les abstractions 

; théologiques ont par rapport à la philosophie le même caractère pra- 
tique que la mythologie par rapport à l'art. Ce sont des connais- 
sances utiles; les êtres métaphysiques qu'elles définissent sont des 
providences, présentes et agissantes, qu'on veut bien concevoir pour 
les mieux capter; il s'agit toujours de pouvoir, le leur et celui que 
les hommes peuvent s'arroger sur elles, en tout cas de droits et 
d'espoirs humains. On peut même dire qu'il en est des dogmes comme 
des idées, apparemment abstraites, de nombre et de direction que 
nous voyons paraître dès l'origine; elles ont la même objectivité, la 
même efficacité mystique que les figures concrètes des mythes ; les 
nombres sont naturellement doués de pouvoirs magiques. Il n'y a 
pas de pensée religieuse qui ne soit à quelque degré mystique. 

Toutes les images, toutes les notions d'être et de qualité aux- 
quelles s'attache la croyance religieuse sont dominées par la notion 
de sxfcré. Nous l'appelons ainsi pour lui donner un nom qui soit 
usuel, sans nous dissimuler que le mot sacré est déjà trop parti- 
culier pour ne pas fausser un peu notre pensée. On trouvera dans lé 



XLVI INTRODUCTION A LA TRi'i.i)UCTION FRANÇAISE ' 

chapitre sur la religion romaine d'intéressantes définitions de diffé- 

- rents termes, qui correspondent, en latin, à certains de ses aspects. ^ 
Le qodesch héhreu, le tabou et le mana océaniens sont des équiva- 
lents inégalement exacts du sacré romain. Mais la notion de sacré 
est universelle. Son importance a déjà été parfaitement mise en 
lumière par Robertson Smith, dans la deuxièine édition de sa Reli- 
gion of the Sémites, et les pages qu'il lui a consacrées sont encore 

? le meilleur travail dont elle ait été l'objet. Nous voulons dire ici que "^ 
cette idée n'est pas seulement universelle, mais qu'elle est centrale ^ 

! qu'elle est la condition même de la pensée religieuse et ce qu'il y a 
déplus spécial dans la religion. 

Le sacré est le séparé, l'interdit; les choses sacrées sont protégées 
par des interdictions rituelles; elles sont tabouées. Entre elles et les 
choses prQfanes, une barrière se dresse qui s'avance ou recule sui- 
vant les cas, mais ne s'abaisse jamais; quiconque saute la barrière, 
le fait à ses risques et périls, en devenant sacré; la brutalité de ce 
changement d'état a des suites prévues, dont la crainte fait respecter 
les interdictions. Toutefois celles-ci ne sont que relatives; les choses 
sacrées sont relativement accessibles à certaines classes d'hommes, . 
dans certaines conditions; pour tout homme, quel qu'il soit, il y a 
des choses qui sont plus, d'autres qui sont moins sacrées. Enfin 
parmi les choses sacrées il y en a qui sont considérées comme pjires, 
d'autres comme impures; le contact des unes pufifîe, celui des autres 
souille. Le sacré est donc susceptible de différences qu'on peut, 
appeler, faute d'autres termes, quantitatives et qualitatives. 

V Mais à cela ne se réduit pas l'idée de sacré. C'est l'idée d'une sorte 
de milieu où l'on entre et d'où l'on sort, dans lès rites d'entrée et de 
sortie du sacrifice, par exemple. C'est aussi celle d'une qualité d'où 
résulte une force effective. Derrière les barrières du sacré s'abrite le 
monde des mythes, des esprits, des pouvoirs et des toutes-puissances 
métaphysiques, objets de croyance. C'est également dans le sacré, 
tempis sacré, espace sacré, que s'accomplissent les actes efficaces que 
sont les rites. 

L'idée de sacré nous apparaît sous deux aspects assez différents, 
suivant que nous la considérons dans la magie ou dans la religion. 
L'idée d'interdictions obligatoirement observées est moins puissante 

1. Les points qui sont touchés ici ont été spécialement étudiés par M. Mauss et par - 
moi dans un travail qui doit paraître avec le tome VII de V Année Sociologique, peu 
de temps après la publication de ce volume. 



f- INTRODUCTION A. LA TRADUCTION FRANÇAISE XLVII 

dans la magie que dans la religion; la magie déjiasse généralement 
les limites admises des droits individuels, elle est volontiers sacri- 
lège;. elle usurpe des pouvoirs.. D'autre part, l'idée de force y est aisé- 
ment, monnayée, incorporée dans des objets accessibles, dépouillée 
de son cortège d'images mystiques jusqu'à se transformer en celle de 
propriété physique, expérimentalement éprouvée. En religion, au 
contraire, 4'idée dominante est celle (Tmierdict^ le iaàûu^ c'est-à- 
dire l'interdit, est plus spécialement religieux que le mana, c'est-à-dire 
,1a force.' La religion, en effet, implique toujours des limitations de 
pouvoirs, des restrictions de l'activité individuelle, une discipline 
stricte, en un mot une abdication partielle de la personne. >G'est ce 
que signifie le respect avec lequel elle s'arrête devant les choses reli- 
gieuses ou interdites. Mais c'est aussi ce qui résulte de ces rites d'ini- 
tiation et de consécration, dont nous avons parlé, qui précèdent les 
actes religieux^ car la condition religieuse, qui enserre l'activité des 
individus, n'est pas autre chose qu'un grade dans le sacré; les degrés 
d'initiation sont des degrés du sacré; l'âme sociale, dont on se laisse 
pénétrer,. est une part du sacré. La timidité contractuelle des fidèles 
d'une part, dé l'autre la collaboration et la confraternité religieuse 
entretiennent le sacré. Il émane de la discipline d'une congrégation 
bien réglée, qui chante d'une seule voix et se meut d'un seul mouve- 
ment, et encore de la solidarité soucieuse, de la charité fraternelle, 
de la moralité active des églises naissantes. 

De même que tous les faits religieux ont trait, comme nous l'avons 
dit, à la condition religieuse des individus et des groupes, de même 
l'idée de sacré est partout présente. C'est l'idée mère de la religion. 
Les mythes et les dogmes en analysent à leur manière le contenu, les 
rites en utilisent les propriétés, la moralité religieuse en dérive, les 
sacerdoces l'incorporent, les sanctuaires, lieux sacrés, monuments 
religieux la fixent au sol et l'enracinent. La religion est l'administra- 
tion du sajsré. 

V....... ' ^ 

Cette idée, toujours présente, de sacré a plus que la valeur d'une 
simple notion. Nous sommes tentés de la considérer comme une véri- 
table catégorie,, au sens aristotélicien du mot. Elle est dans les repré- 
sentations religieuses ce que les notions de temps, d'espace, de cause, 
sont dans les représentations individuelles. C'est elle qui fonde la 
croyance et empêche la critique de l'hallucination religieuse en impo- 
sant des conditions à l'expérience et aux raisonnements. Or, c'est à 
la pensée de l'homme en société, et non pas de l'homme individuel, 



XLVili INTRODUCTION A LA TRADUCTION PRANÇAISB . 

qu'elle appartient, selon nous. Le sacré a précisément par rapport à 
l'individu . la même objectivité que le phénomène social dont il est 
l'acteur involontaire. Mais nous devons nous arrêter ici, satisfaits 
d'avoir pour le moment appelé l'attention sur cette notion fondamen- 
tale et ne pas escompter les démonstrations scientifiques. On peut 
voir, en tout caSj combien nous nous éloignons de l'opinion de M. Mor- 
ris Jastrow qui pense que la religion ne se mêle à l'origine qu'à un 
nombre restreint de manifestations de la vie sociale et qu'elle a pro- 
gressivement étendu de ce côté sa compétence jusqu'à l'épanouis- 
sement de la morale religieuse chrétienne. Pour nous, sa marche est 
inverse. D'une part, elle tendrait à spécialiser sa fonction, d'autre 
part à se reléguer dans la conscience individuelle. A l'origine, elle 
embrasse toute la vie sociale et elle est elle-même toute sociale. Il 
est vrai qu'aujourd'hui elle se pique souvent de l'être encore, mais 
elle l'est autrement qu'à ses débuts. 

C'est au cours de la vie sociale que la religion a poussé. Elle a 
fleuri en prières, sacrifices, mythologie, morale et métaphysique, 
sans oublier les pousses folles de la magie. L'arbre est d'une seule 
venue, mais ses maîtresses branches sont puissantes ; les plus lourdes, 
courbées jusqu'à terre, y ont pris racine, comm« celles d'un banian, 
et leur ramure cache le tronc. Suivant les saisons et les points de 
vue, la figure de cet arbre varie à tel point qu'on a souvent peine à 
le reconnaître; les philosophes et les historiens, qui s'y sont trompés, 
l'ont pris pour une forêt d'essences variées. Leur erreur est la même 
que celle des vieux naturalistes qui définissaient les êtres d'après 
leurs caractères extérieurs. Il faut maintenant écarter les branches 
et pénétrer dans leur ombre étouffante pour entrevoir la souche. 

H. Hubert. 



7; 



AVANT-PROPOS DE L'AUTEUR 



POUR LA SECONDE ÉDITION ALLEMANDE 



Pour cette nouvelle édition, mon Manuel de VHistowe des Religions 
a dû être entièrement remanié. 

Il a été nécessaire de modifier le plan. Il fallait ou bien développer 
largement la phénoménologie, ou bien la laisser entièrement de 
côté. J'ai choisi le dernier parti, un peu pour gagner de la place, 
un peu parce que la phénoménologie est une science intermédiaire 
entre l'histoire et la philosophie. 

D'autre part, la division primitive, en partie ethnographique et 
partie historique, prêtait à de justes critiques; dans cette nouvelle 
édition, les différentes religions se succèdent dans un ordre à la fois 
ethnographique et historique. Enfin, je me suis décidé à ajouter un 
chapitre sur la religion juive. 

Il ne m'a pas été possible de mettre seul en œuvre la masse 
énorme des matériaux accumulés pendant les dix dernières années. 
Je me suis donc assuré la collaboration de spécialistes qui, par leur 
connaissance des langues, étaient plus près des sources que moi. 
Bien entendu, j'ai pris soin de choisir mes collaborateurs parmi les 
savants qui s'intéressent aux études religieuses. 

Grâce à cette collaboration, j'ai obtenu un triple résultat : i° toutes 
les parties de l'ouvrage ont été mises au courant de la science 
actuelle et aucune n'a été sacrifiée ou négligée; 2° l'histoire des 
recherches, qui prenait tant de place, a pu être réduite au profit de 
l'étude même de la religion ; 3" chaque religion a été étudiée en elle- 

d 



L AVANT-PROPOS 

même beaucoup mieux que dans la prem.ière édition. Le livre est une 
histoire des religions, non pas une histoire du développement de 
la religion. Il fallait choisir entre deux points de vue dont l'opposition 
apparaît très nette quand on traite des religions sémitiques. Nous 
insistons maintenant sur ce que chacune des civilisations sémitiques 
présente de particulier. Ainsi la religion d'Israël est étudiée, non pas 
en tant que religion sémitique, mais en tant qu'elle est un phéno- 
mène en soi, d'une importance considérable dans l'histoire univer- 
selle. 

Au surplus, l'esprit général de l'ouvrage est resté le même. Ce 
n'est pas un livre de recherches, mais d'exposition; les notes ont été 
réduites au minimum, et, dans la bibliographie, on n'indique que les 
livres indispensables et accessibles à tous ceux, quels qu'ils soient, 
qui veulent s'orienter dans ces études. Je remercie chaleureusement 
mes collaborateurs de s'être si amicalement plies à l'esprit et au 
plan de ce travail. J'ai trouvé chez tous une inépuisable complai- 
sance. 

Grâce à leur bonne volonté, l'unité de l'ouvrage n'a pas souffert. Il 
importe peu que les subdivisions du livre soient d'étendue inégale ; 
il n'est même pas mauvais que le ton change lorsqu'on passe d'un 
peuple à un autre ; on trouverait de pareilles dissemblances dans 
l'œuvre d'un seul auteur. Mais, d'un bout à l'autre de ce livre, on 
ne trouvera pas de contradictions. Sans doute les spécialistes pour- 
ront découvrir entre les lignes les divergences des auteurs. Dans la 
première édition déjà, j'avais gardé une attitude un peu éclectique, 
fort prudente en tout cas. Dans le présent livre, même circonspec- 
tion. Je considère comme deux hypothèses de travail, extrêmement 
fécondes et indispensables à l'avancement de la science, les deux 
grandes théories de la mythologie comparative et de l'école anthro- 
pologique. Leurs champions les plus extrêmes se combattent vio- 
lemment, mais les chefs d'école (je veux parler de Max Muller et 
d'E. Tylor) se doivent beaucoup. L'historien doit les adopter toutes 
deux, bien qu'il soit encore difficile de décider dans quelle mesure 
et comment. On n'est pas partout aussi avancé que dans l'étude de 
la religion védique, où le magistral exposé d'Oldenberg (voir aussi 
B arth, Jou7mal des Savants, 1896) a déjà fait la balance des résultats 
acquis par les différentes méthodes, avec une préférence marquée 
pour l'explication anthropologique. Il est certain que mes collabo- 
rateurs ont sur ces questions des opinions qui diffèrent. Mais comme 



AVANT-PROPOS Li 

ils se bornent à exposer les faits, comme aucun d'eux n'appartient 
exclusivement à une école, l'unité du livre n'a pas été mise en péril. 

On ne trouvera pas non plus un système unique, rigoureusement 
suivi, dans la transcription des mots étrangers. Une transcription 
vraiment scientifique rendrait souvent méconnaissables les noms 
égyptiens, par exemple; on a évité l'abus des signes diacritiques, 
mais le lecteur remarquera partout que mes collaborateurs ont fait 
preuve à cet égard de scrupules scientifiques que mon ignorance 
des langues m'interdisait à moi-même ^ 

La plupart des chapitres ont dû être entièrement remaniés; on a 
pu se contenter pour les autres d'une sérieuse revision. J*ai soigneu?^ 
sèment revu moi-même la rédaction de mes collaborateurs ; d'ailleurs, 
avec quelques-uns d'entre eux, une entente préalable avait rendu 
les corrections inutiles. J'ai collaboré, au sens étroit du mot, avec 
deux de ces messieurs. 

Quelques mots encore. Les questions générales ont été traitées 
de la façon la plus concise et condensées dans les g| 1 et 2. Je n'ai 
pas jugé nécessaire de faire appel à la compétence d'un spécialiste 
pour la description des sauvages. L'étude générale de leur condition, 
préhistorique jusqu'à un certain point (même lorsqu'elle dure encore), 
apparient plutôt à l'ethnographie et à la phénoménologie religieuse. 
On ne saurait les omettre dans une histoire des religions. Mais, pour 
le peu qu'il est nécessaire d'en dire, je pouvais me charger moi-même 
de la revision de mon premier travail. 

Le D'' Buckley, qui a été pendant plusieurs années professeur au 
Japon, s'est chargé d'écrire le § 6, sur les Mongols, et les || 13 et 14, 
sur le Japon, qui comblent une lacune de la première édition. Les 
chapitres sur la Chine, sauf le | 2, qui traite du Taoïsme, n'ont guère 
été modifiés. Je dois aussi quelques renseignements au savant Amé- 
ricain pour la rédaction du g 86 (au milieu de la contribution de 
D' Lehmann). 

Les chapitres sur la religion égyptienne et sur les religions 
assyro-babyloniennes et syro-phéniciennes ont été mis tout à fait au 
courant de la science contemporaine. Pour la première, les travaux 

1. On ne s'est pas préoccupé davantage dans l'édition française d'unifier les trans- 
criptions. On a tâché d'être fidèle dans l'intérieur de chaque chapitre à un système 
que l'on n'a pas essayé d'étendre aux autres. Nous ne nous sommes même pas imposé 
de règle absolue par la transcription du son u {ou). La minutie de la transcription, 
quand elle n'est pas poussée à l'extrême à l'aide d'un système compliqué de signes 
diacritiques, est une chose vaine. En pareille matière, il faut user de compromis. La 
fausse précision est la caricature de la science. (H. H. — L L.). 



XII AVANT-PROPOS 

de Maspero rendent facile aujourd'hui de donner un aperçu des résul- 
tats obtenus ; pour les secondes, les problèmes à rés^Oudre sont encore 
nombreux et la synthèse des matériaux qui s'amassent reste peut- 
être prématurée. Je remercie M. O.-H. Lange et M. le D'' Friedr. 
Jeremias de leurs contributions, si différentes l'une de l'autre. 

Le plus difficile, et pour plus d'une raison, était de trouver un 
spécialiste qui pût traiter, selon mon plan, de l'histoire d'Israël. Je 
dois d'autant plus de reconnaissance au Professeur Valeton, mon 
ami et mon collègue depuis de longues années; il a bien voulu se 
charger de la tâche et l'a excellemment accomplie. Je n'aurais 
aimé la confier ni à un apologète, négligeant la critique des sources 
de l'ancien Testament, ni à un rationaliste, porté à méconnaître le 
caractère spécial de la révélation Israélite. Je partage entièrement 
les vues de mon collègue Valeton, mais jamais je n'aurais pu réa- 
liser ce que vingt ans de travail universitaire lui ont permis de faire. 
Il donne vraiment l'histoire de la religion sans s'enfoncer dans l'his- 
toire politique ou la critique des sources, et l'on sent pourtant avec 
quelle précision il les connaît. Les chapitres qu'il a écrits ajoutent 
certainement beaucoup à la valeur de l'ouvrage. 

Je ne dois pas moins de gratitude à mon autre collègue d'Utrecht, 
le Professeur Houtsma, qui a bien voulu se charger de l'islamisme. 
Philologue, il s'est intéressé à l'histoire de la religion musulmane 
depuis le commencement de sa carrière scientifique. Sa main experte 
a transformé une des parties les plus faibles de ce manuel — je ne 
connaissais bien que la vie du prophète — en l'une des plus solide- 
ment charpentées. 

Dès le début, le D"" Lehmann a été mon principal collaborateur; 
depuis plusieurs années, j'entretiens avec lui un commerce scienti- 
fique, actif et sympathique. Ses longues études sur diverses branches 
de l'histoire des religions, sous Fausboell, Geldner, Erman, Jensen, 
et sa connaissance parfaite de la bibliographie le rendaient éminem- 
ment apte à décrire les plus importantes des grandes religions (Hin- 
dous, Persans). Il m'a aidé beaucoup aussi a reviser les chapitres 
sur les Grecs. Il a écrit la plus grande partie des |§ 103, 104, 105, 108, 
109, 113, à la rédaction desquels j'ai participé. ÎPuisse le D"" Lehmann, 
qui, après son étude en danois sur la civilisation de l'Avesta, se 
révèle ici comme historien des religions, ne pas cesser de faire pro- 
gresser notre science. 

Pour les chapitres sur les Romains, je me suis borné à une revision 



AVANT-PROPOS LUI 

personnelle. Les |§ 134-140 sont tout à fait nouv^eaux. Il fallait 
d'abord combler deux lacunes, en parlant des Slaves et des Celtes. 
Pour le § 134, sur les peuplades baltiques et les Slaves, je dois beau- 
coup aux conseils du Professeur Uhlenbeck, mon collègue. Pour les 
Germains, je préparais depuis longtemps déjà un ouvage plus étendu 
qui formera l'un des Handbooks on the History of Religions (publiés 
par le Prof. Jastrow à Philadelphie). Je sais donc mieux que per- 
sonne combien il est difficile de donner un aperçu sommaire du 
sujet. Mais cette religion n'ayant tenu qu'une place très humble dans 
l'histoire générale, j'ai dû être bref. 

Puisse cette nouvelle édition du Manuel de V Histoire des Religions, 
pour laquelle aucun effort n'a été épargné, conserver ses anciens 
amis et en trouver beaucoup de nouveaux. Gomme résumé fidèle des 
faits, ce livre a déjà pu rendre quelques services. Grâce à mes colla- 
borateurs, il gardera sans doute sa place*. 

Avril 1897. 

P,-D. Chantepie de la Saussaye. 



1. Les traducteurs se sont efforcés de compléter autant que possible la bibliogra- 
phie, et ils ont introduit dans le corps du texte un certain nombre de modifications, 
surtout par suppression. Les additions sont placées entre crochets ou marquées d'une 
astérisque; elles sont, en général, signées des initiales de leur rédacteur. (H. H. — I. L.) 



MANUEL D'HISTOIRE DES RELIGIONS 



PRINCIPALES ABRÉVIATIONS 



Ann. M. G. 

Arch. f. slav. Phil. 

Beitr. z. Assyr. 

Hb. Lect. 

Giff. Lect. 

R. H. R. 

S. B, E. 

Soc. f. prom. chr. knowl. 

Tr. Or. S. 

Z. ait. W. 

Z. f. Ethnol. 



Annales du Musée Guimet. 

Archiv fur slavische Philologie. 

Beitràge zur Assyriologie. 

Hibbèrt Lectures. 

Gifïord Lectures. 

Revue de l'Histoire des Religions. 

Sacred Books of the East. 

Society for promoting Christian knowledge. 

Triibner Oriental Séries. 

Zeitschrift fur alttestamentliche Wissenschaft. 

Zeitschrift fur Ethnologie. 



MANUEL 

DE 

L'HISTOIRE DES RELIGIONS 



CHAPITRE I 

INTRODUCTION 



1. La science des religions. — 2. Classification des religions. — 2 bis. De 
quelques systèmes religieux. 

§ 1. — La science des relig-ions *. 

La science des religions est une science nouvelle dont l'autonomie ne 
date que de quelques dizaines d'années ; sa croissance est loin d'être achevée 
et son droit au titre de science n'est pas encore universellement reconnu. 
Ce n'est que dans la deuxième moitié du xix° siècle que les conditions 
indispensables à la fondation d'une science des religions se sont trouvées 
réunies. La première était que la religion devînt un objet de spéculation 

1. Bibliographie. — On pourra consulter les catalogues spéciaux de Trûbner, Quaritch, 
Luzac, Leroux, Maisonneuve, Brockhaus, Kôhler, Harrassowitz, Fred. Mûller (Amster- 
dam) et autres; mais surtout V American and Oriental literary Record de Trûbner; puis 
les annonces, les sommaires et les index de plusieurs revues : le Journal asiatique, 
dont les index et les rapports annuels sont précieux, notamment ceux de J. Mohl, qui 
furent réunis après sa mort sous le titre de Vingt-sept ans d'histoire des études orien- 
tales, 1840-1867 (d879, 2 vol.); la Zeitschrift der deutschen morgenlândischen Gesellschaft 
(avec Jahresbericht)', le Journal of the R. Asiatic Society of Great Britain and Treland; 
la. Zeitschrift fur Vôlkerpsychologie und Sprachwissensckaft de Lazarus et Steinthal; la 
Revue archéologique, etc. Parmi les revues théologiques, la Theologisch Tijdschrift s'est 
consacrée plus que toute autre à la science des religions; le Theologischer Jahresbericht 
de Piinjer, (continué par Lipsius) a, depuis plusieurs années, une rubrique spéciale 
pour l'histoire des religions (D' Edw. Lehmann). 

Les Actes des Congres des Orientalistes, les catalogues de musées, les recueils d'in- 
scriptions fournissent d'abondants matériaux. Le musée Guimet, autrefois à Lyon, 
maintenant à Paris, est consacré à l'histoire des religions; il publie un recueil de 
travaux sous le titre de Annales du Musée Guimet. — On consultera avec fruit : VAllge- 
meine Encyclopàdie de Ersch et Grûber ; VEncyclopœdia Britannica, 9^ édition ; VEncy- 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 1 



2 HISTOIRE DES RELIGIONS' ; 

philosophique. Sans doute l'étude dogmatique de la religion chrétienne 
y préparait; on peut dire, par exemple, que les hommes de la Réforme 
avaient une philosophie de la religion. Cependant ce fut la philosophie 
moderne qui inaugura l'étude philosophique du phénomène religieux pris 
en lui-même, sans égard à la teneur de la révélation chrétienne. Les idées 
fondamentales des systèmes de Kant et de Schleiermacher touchent aux 
bases de la philosophie de la religion. Mais c'est Hegel qui, selon nous, 
fut le véritable père de cette nouvelle philosophie ; le premier, il a su consi- 
dérer à la fois toutes les faces, métaphysique, psychologique, historique, 
du problème de la religion, et rendre visible l'accord de l'idée religieuse 
avec les phénomènes qui la traduisent. Il a déterminé l'objet propre de 
là science des religions, et c'est là un mérite qui doit faire passer sur les 
lacunes et les imperfections des leçons sur la philosophie des religions 
qu'il professa à plusieurs reprises entre 1821 et 1831. 

clopédie des sciences religieuses de Lichtenberger ; la Real-Encyklopàdie der classischen 
Aller thumswissenschaf't de Pauly-Wissowa, 2° éd., A-D. — L'histoire des religions pos- 
sède un organe spécial depuis 1880, la Revue de l'histoire des religions (publiée d'abord 
par M. Vei'nes et à l'heure présente par J^ Réville). L'année sociologique, fondée par 
Durkheim en 1897, donne chaque année une bibliographie critique et systématique 
des études religieuses (H. Hubert et M. Mauss) et publie quelquefois des mémoires 
qui s'y rapportent; une nouvelle revue, VArchiv fur Religionswissenschaft a été fondée 
en 1899 par Th. Achelis. — Il faut mentionner ici les séries des Hibbert Lectures 
(1878-1894) et des Giff'ord Lectures, faites dans les quatre universités écossaises. 

Pour la philosophie des religions, citons seulement Hegel, Vorlesungen ûber die Phi- 
losophie der Religion, 2 vol. 1832, 2® éd., 1840; — O. Pfleiderer, Religionsphilosophie auf 
geschichtUcher Grimdlage, 2' éd., 1883-1884, 2 vol.; — G.-Gh.-B. Pùnjer, Geschichte der 
chi^istlichen Religionsphilosophie seit der Re formation, 2 vol., 1880-1883 ; ces deux œuvres 
se complètent; Punjer nous donne un simple exposé, clair et objectif; son ouvrage 
posthume, Grundriss der Religionsphilosophie, 1886, contient ses vues personnelles; 
Pfleiderer s'efforce d'exposer la genèse et l'enchaînement rationnel des faits histo- 
riques. Signalons encore : E. von Hartmann, Das religiôse Bewusstsein der Me.nschheit 
im Stufengang seiner Entwicklung, 1882; — L.-W.-E. Rauw^enhofT, Wysbegeerte van den 
Godsdienst, 2 vol., 1887, ti'aduit en allemand; — J. Caird, An introduction to ihe philo- 
sopha/ of religion, 1880; — Edw. Caix-d, The évolution of religion, 2 vol., 1893 (Giff. Lect.); 
■ — H. Siebeck, Lehrbuch der Religionsphilosophie, 1893; — Sa.ha.tiev, Esq^iisse d'une phi- 
losophie de la religion, 1897. Il est juste de citer aussi l'excellente histoire de la philc- 
sopliie religieuse du professeur danois HôfTding. 

Passons à l'histoire. Les recueils anciens de Dupuis (1795), Meiners (1806), B. Cons- 
tant (1824), De Wette (1827), Wuttke (1852) et autres sont surannés. De même, les 
ti'avaux tout pleins d'idées de C.-G.-J. von Bunsen, Gott in der Geschichte, 3 vol., 1857, 
et J.-P. Trottet, Le génie des civilisations, 2 vol., 1862. 

Quelques lectures, très peu, sont à i-ecommander comme introduction à l'étude" des 
religions : F.-Max Muller, Introduction to the science of religion, ISl^, a été traduit en 
français; du môme. Contributions to the science of mythology, 1897", 2 vol. (traduction 
fi'ançaise, 1898); — G.-P. Tiele, Geschiedenis van den godsdienst toi aan de heerschappy 
der werelgodsdiensten (a paru d'abord er; 1876, puis. plusieurs traductions en ont été 
faites que l'on peut considérer comme des éditions nouvelles et corrigées; trad. fr. 
de M. Vernes, 1880); du même, Inleiding tôt de Godsienstwetenschap, 1897 (traduit en 
anglais sous le titre de Eléments gf the science of religion) ; — A. Réville, Prolégomènes de 
l'histoire des religions, 1881 ; — J.' Freeman-Glarke, Ten great religions, 2 vols., 1871-1883 ; 
enfin un livre tout récent de Morris Jastrow, The study of religion, 1901. — Viennent 
ensuite une quantité d'essais et de dissertations. Nous citons les recueils suivants 
comme particulièrement importants : F. Max-MiJller, Chips from a German woj-'kshop/ 
4 vol., surtout vol. 1 et 2 (depuis 1867); — Essays, 1869; W.-D. Whitney, Oriental and 
linguistic studies, 2 séries, 1873-1874; — A.-M. Fairbairn, Studies in the philosophy of 
religion [and history, 1876; — E. Renan, Études d'histoire religieuse, Z" éd., 1858; 
Nouvelles études d'hist. 7'elig., 1884. 



INTRODUCTION 3 

La deuxième condition était rélargissement de l'histoire. A la place de 
l'histoire politique, ou plutôt à côté d'elle, paraît l'histoire de la civilisa- 
tion. Elle étudie non seulement la destinée des États, mais l'organisation 
de la société, les progrès matériels des peuples, le développement des arts 
et des' sciences et l'histoire des croyances. Dès le xvin^ siècle plusieurs 
hommes s'étaient tournés de ce côté, ha Scienza nuova de Vico (1725) 
était à peu près ce que nous appelons Volkerpsychologie "(psychologie des 
peuples) ; en 1756 parut V Essai sur les mœurs et Vesprit des nations de 
Voltaire; en 1780, VErziehung des Menschengeschlechts de Lessing, qui fut 
suivie en 1784 des Ideen zur Geschichte der Menschheit de Herder. Ce sont 
des dates importantes dans l'histoire du développement de ces études 
auxquelles notre siècle a accordé une attention presque exagérée, sur- 
tout depuis la publication de VHistory of Civilizâtion in England de 
Buckle (1858). 

Mais il fallait remplir ces cadres. L'œuvre de notre temps a été de 
trouver et d'élaborer les matériaux de l'histoire. La science des religions 
doit son épanouissement aux découvertes et aux progrès de la linguistique, 
de la philologie, de l'ethnographie, de la mythologie, du folklore. L'étude 
comparative des langues a mis en lumière les affinités des peuples et 
fourni la base d'une classification de l'humanité. On a déchiffré des 
inscriptions écrites en des langues jusqu'alors inconnues, et la philologie 
a fait de tels progrès qu'elle nous livre les écrits des anciens peuples de 
l'Orient en éditions classiques et avec des traductions de plus en plus 
exactes. Les restes des civilisations antiques ont revu le jour, non seule- 
ment sur les bords du Nil et de l'Euphrate, mais dans le monde entier; 
partout enfin on a recueilli et interprété des inscriptions. Les sauvages, 
que dédaignait l'ancienne histoire, sont entrés dans notre horizon grâce 
aux relations de voyageurs et de missionnaires préparés à bien les décrire. 
Quant aux civilisés de l'antiquité et des temps modernes, on s'est mis à 
étudier leur vie populaire, leurs usages domestiques, leurs coutumes et 
leurs superstitions. 

L'honneur d'avoir fondé l'édifice de l'histoire des religions revient 
sans conteste à F. -Max Mûller. A une maîtrise reconnue dans l'une des 
branches de ces études, il joignait une large connaissance des autres et 
son érudition était servie par un remarquable talent d'écrivain. Son 
Introduction montre la route à suivre; ses Gifford Lectures systématisent 
les résultats de son travail. Il fut le premier à faire reconnaître l'impor- 
tance de notre science et sut réunir les meilleurs^ orientalistes d'Europe 
dans une entreprise qui rendif accessibles au public savant par des tra- 
ductions les Sacred books of the East. Son exemple fut suivi ailleurs 
et surtout aux Pays-Bas. C'est Tiele qui a publié le premier manuel de 
l'histoire des religions. Aux Pays-Bas également une place importante fut 
faite à ces études dans les programmes universitaires. Des chaires d'his- 
toire des religions ont été créées ensuite à Paris, à Bruxelles, à Rome 
récemment. Mais on se heurte, d'une part, à l'opposition d'érudits et de 
philologues qui craignent de voir une science aussi géiïéralisatrice mener 



4 HISTOIRE^DBS RELIGIONS \ 

au dilettantisme, et, de l'autre , à celle des Eglises qui la suspectent de 
conduire à l'indifférence et au scepticisme. — G'est^eii itngleterre que'la 
scietice des religions est le plus en honneur ; les diverses séries de Leç- 
tw^es annuelles servent h en communiquer les résultats au grand public. 
En Allemagne, ses brancKes spéciales possèdent dès représentants émi- 
'nents; cependant des cours sur l'ensemble de l'histoire des religions n'ont 
été professés jusqu'à présent dans les universités que par exception. 

La science des religions a j)our objet l'étude de la religion, de sa nature 
et de ses manifestations. Elle se divise naturellement en philosophie de la 
religion et en histoire des religions. Ces deux parties sont unies par un 
lien très étroit : la philosophie serait vaine* si elle se contentait" de chercher 
une définition abstraite du co'rîcept de religioii, sans tenir compte des don- 
nées concrètes. L'histoire ne peut pas davantage se passer de la philoso- 
phie, car elle a besoiif d'avoir une idée même provisoire de la religion, non 
seulement pour classer -et définir les phénomènes religieux, mais encore 
pour les reconnaître. 

Si l'histoire des religions s'occupe des peuples dits sauvages, de ceux 
qu'on appelle les Naturvôlker, c'est-à-dire de la partie' de l'humanité qui 
n'a pas d'histoire, il n'en' est pas moins vrai que sa principale étude est 
celle des peuples, dits civilisés. La classification des différents phéno- 
mènes religieux [Phénoménologie religieuse) conduit de l'histoire à la phi- 
losophie des religions. Celle-ci étudie dans la religion le sujet et l'objet; 
elle a une partie psychologique et une partie métaphysique. Notre manuel 
rie traite que de la partie historique de ce système* d'études. 

Est-il nécessaire de commencer par une définition de la religion? Une 
définition sans une justification philosophique approfondie serait à peu 
près sans valeur. On n'exige pas de l'auteur d'une histoire universelle 
qu'il expose ses idées et ses opinions philosophiques. Nous renvoyons le 
lecteur à l'excellent manuel de H. Siebèck, et particulièrement au chapitre 
sur la place de la religion dans la civilisation. 



§ 2. — Classification des religions K 

Il est extrêmement difficile de donner une classification des religions 
qui soit satisfaisante. On essaie de les classer d'après leurs caractères 
essentiels; mais ce qui est essentiel pour l'une est souvent secondaire 
pour l'autre, et l'on court toujours le risque de séparer sans raison 
suffisante des religions de même nature ou d'en rapprocher qui ne se 
ressemblent pas. Pourtant on ne se lassera jamais de chercher une classi- 
fication méthodique. Il nous fajit donc en montrer, en gros, l'intérêt. 

Ici encore c'est Hegel qui a appliqué à là solution du problème les règles 
dont on continue à s'inspirer' « Il ne faut pas entendre îpi classification, 

1. Bibliographie. — H. Paret, Uebe?^ die Einteilung der Religioneri (Theol.. Slud. u. 
Krit., 1855); — G. -P. Tiele, Religions {Enc. Br.); — A. Kuenen, On national religions and 
universal religions {Hb. Leet., 1882). — Consulter les ouvrages généraux. 



INTRODUCTION b 

dit- il, seulement dans un sens subjectif; c'est, au sens objectif, l'analyse 
nécessaire de la nature de l'esprit », elle fixe ((-les points principaux qui 
marquent à la fois les étapes du développement de l'idée et celles de l'his- 
toire )). Il énonce par là deux choses. En tant que la classification donné 
le démembrement de l'idée, elle exposé rèssencé de la religion dans son 
unité et dans sa multiplicité. Mais, d'autre part, les sections de la classi- 
fication sont des degrés de l'évolution historique. 

Presque toutes lès classifications proposées depuis Hegel s'inspirent de 
ces àeux propositions. Mais personne ne croit plus qu'il existe une classi- 
fication pleinement satisfaisante. Du reste, presque toutes celles qu'on a 
proposées récemment trahissent l'influence du système de Hegel ; plusieurs 
même, comme celles de Pfleiderer et d'Edw. Caird, ne sont que la classi- 
fication hégélienne à peine modifiée. En tout cas la question de la classi- 
fication des religions a une grande importance philosophique. H ne suffit 
pas en effet ici de réunir ce qui est juxtaposé dans le temps et dans 
l'espace; une classification vraiment scientifique doit être fondée sur les 
caractéristiques essentielles de l'évolution religieuse. 

Il existe des classifications généalogiques et des classifications mor- 
phologiques des religions. Les classifications généalogiques reposent sur 
la linguistique; elle établit l'unité des familles, familles indo-germanique, 
sémitique, etc. Mais ce système de classification ne suffît pas à une étude 
scientifique des religions. On trouve des religions très différentes dans des 
groupes de peuples dont les langues sont apparentées, et d'ailleurs les 
caractéristiques qu'on impose à ces groupes sont flottantes et trop géné- 
rales. D'un autre côté les religions des races dites inférieures se ressemblent 
tellement qu'une classification généalogique est, pour elles, sans intérêt. 
Toutefois, pour une histoire des religions, la classification généalogique 
est recommandable, car elle seule (ionne aux influences et aux dépen- 
' dances historiques l'importance qu'il convient ; au contraire, le système 
morphologique est à rejeter; toutes les religions passent en effet, au 
cours de leur évolution, par des phases si différentes qu'on serait toujours 
mal fondé à leur assigner une place dans la classification. 

Les classifications morphologiques ne sont pas objectives ; elles reposent 
sur des appréciations personnelles. C'est ce que montrera un aperçu des 
nombreux systèmes proposés. M. Mûller a condamné sans appel quelques- 
unes des classifications usuelles, division en. religions vraies et reli- 
gions fausses, en religions naturelles et religions révélées, en religions 
populaires et religions à fondateurs. Un certain nombre de théologiens 
s'obstinent à conserver la deuxième; pour nous, une religion (( naturelle » 
est une abstraction pure et nous ne saurions où tracer la limite des deux 
domaines, révélation et nature. La troisième a été adoptée par A. Whitney. 
Dans ce cas encore, la ligne de démarcation est flottante : qui sait com- 
bien d'esprits puissants ont contribué à former les religions qui semblent 
s'être développées spontanément? et ce qu'il y eut de social, de populaire, 
dans l'œuvre des soi-disant fondateurs de religion? La classification eh 
religions monothéistes et polythéistes est également incomplète, soit 



6 HISTOIRE DES RELIGIONS V 

parce qu'elle réunit, elle aussi, dès choses hétérogènes, soit parce qu'il 
existe eh cJeJioits de ces deux espèces des systèmes irréductibles, dualistes, 
hénothéistes et athéistes. Pourtant un grand nombre de savants, et 
entre autres A. Réville, y tiennent encore. Si important qu'il soit de 
tenir compte des idées que l'humanité s'est formées de la divinité, on 
ne saurait en faire un principe de classification. 

En dehors des quatre systèmes dont nous venons de parler, il y en a 
encore beaucoup d'autres. Lés principes de distinction, tant pour les caté- 
gories principales que pour les secondaires, varient à l'infini ;\stantôt on 
s'attache au contenu, tantôt à la forme de la doctrine, au culte, au carac- 
tère de la dévotion, du sentiment religieux, aux fins où tendent les 
fidèles, aux rapports de la religion avec l'Etat, la science, les arts, la 
moralité, etc. On trouve ainsi des religions mythologiques et des religions 
dogmatiques, des religions où domine la raison, le sentiment, ou la 
volonté (religions rationnelles, esthétiques, éthiques}; on en trouve où le 
sentiment religieux est extatique, et d'autres où il est surexcité ou au con- 
traire réprimé; il y a des religions qui prêchent une morale, une pour 
tous les croyants, et d'autres qui distinguent entre des morales supérieure 
et inférieure, monastique et laïque ; des religions mondaines et des reli- 
gions ascétiques, des religions qui se manifestent dans les arts plastiques 
et d'autres qui trouvent leur expression dans la musique, etc. De toutes 
ces distinctions, les plus importantes sont d'une part celle des religions 
universalistes et des religions particularistes, et d'autre part celle des reli- 
gions naturalistes et des religions morales. 

Von Drey a été, semblè-t-il, le première prendre comme base d'un sys- 
tème de classification la différence qui existe entre les religions locales et 
les religions universelles ^ Ce système a été très en faveur dans. ces der- 
niers temps. La plupart des religions restent exclusivement nationales, 
tandis que le bouddhisme, le christianisme et l'islamisme se répandent 
parmi les différentes races humaines : le fait est si important que ce groupe 
des religions universelles se détache de tous les autres. On trouvera dans 
le livre de Kuenen une étude très pénétrante des rapports qu'il y a entre 
les religions universelles et les religions nationales d'où elles sont sorties. 
Ce système de classification ne peut, lui aussi, être adopté qu'avec beau- 
coup de réserves. Il n'est pas complet; il faut distinguer en effet des 
religions nationales les religions tribales, c'est-à-dire celles des tribus qui 
ne sont pas encore arrivées à une vie nationale, et les religions des 
sociétés religieuses qui ne sont plus liées par la nationalité, mais par une 
doctrine ou par une loi. Une différence assez profonde sépare également 
les religions nationales et les religions territoriales. Mais, même dans le 
groupe des religions dites universelles, on se heurte à des difficultés. L'uni- 
versalisme peut s'entendre au sens positif ou au sens qualitatif. Dans le 
premier cas, il exprime le fait indéniable de la grande extension des trois 
religions en question ; mais, à vrai dire, plusieurs autres sociétés religieuses 

1. Tûbînger Quartalschrift, 1827. 



INTRODUCTION .7 

où le lien national s'est relâché sqnt prosélytiques : le Judaïsme a ses 
prosélytes, le brahmanisme a des fidèles au delà des frontières de l'Inde. 
Si l'universalisme est au contraire conçu comme une caractéristique 
essentielle, comme une qualité, il ne peut y avoir qu'une seule religion 
vraiment universelle. Peut-être en existe-t-il déjà une qui ne s'est pas 
encore entièrement développée, peut-être faut-il attendre qu'elle naisse 
dans l'avenir du mélange des trois religions que nous avons nommées. 
En tout cas, ces trois religions elles-mêmes ne sont pas également déga- 
gées des liens nationaux ni également susceptibles d'adaptation. Leur 
degré d'universalisme est donc fort inégal. Kuenen qui l'a clairement 
montré a, pour cette raison, exclu l'islamisme du nombre des religions 
universelles. Les objections sont même si fortes que Tièle, qui avait adopté 
ce système de classification, a fini par abandonner tout à fait l'expression 
de religion universelle et a cessé de maintenir comme essentielle l'oppo- 
sition des phénomènes universels et des phénomènes nationaux. La dis- 
tinction fondamentale est, selon lui, celle du naturalisme et de la morale. 

Nous arrivons ainsi à celle des classifications qui a de beaucoup le plus 
de portée. Il y a plus d'une façon de la concevoir; on peut opposer 
à naturel soit intellectuel, soit moral. C'est à la première opposition 
que s'arrête Hegel, quand il enseigne que l'évolution nécessaire de l'es- 
prit humain correspond aux trois stades de la religion, religion spon- 
tanée, religion artificielle, religion absolue. L'homme est d'abord le pri- 
sonnier de la nature et des sens; puis il s'élève au-dessus de la sphère 
de la sensation et parvient à l'affirmation de sa libre subjectivité; enfin 
l'antithèse se résout dans la religion parfaite ou absolue dans laquelle 
l'idée se réahse. Cette évolution correspond aux trois stades d'Edw. Caird : 
conscience du monde, conscience de soi, conscience de Dieu. Ce système 
est étroitement uni à la philosophie de Hegel, mais, tout en adoptant, 
comme je l'ai dit, son idée fondamentale, la distinction entre les religions 
dominées par la nature et les religions où s'exprime l'esprit, on peut diverger 
dans l'application. Pour Asmus, Scharling, v. Hartmann et A. Tiele, en 
face de la religion naturaliste se place la religion éthique; dans l'une, les 
dieux sont des forces de la nature, dans l'autre ce sont des idées morales 
qui dominent la religion. H. Siebeck a' tiré de cette donnée le schème 
d'une évolution en trois stades : religion de la nature, religion de la 
moralité, religion de la rédemption. 

Passons au détail. Nous ne reproduirons que quatre de ces schèmes, ceux 
de Hegel, v. Hartmann, Tiele et Siebeck. 

Hegel. 

I, La religion naturelle. 

1. Religion spontanée (Magie). 

2. Dédoublement de la conscience en soi. Religions de la substance. 

a) La religion de la mesure (Chine). 

6) La religion de la fantaisie (Brahmanisme). 

c) La religion de la contemplation intérieure (Bouddhisme). 



8 HISTOIRE DES RELIGIONS 

3. Transition de la religion de la nature à la religion de la liberté. La 
lutte pour la subjectivité. 
a) La religion du bien ou de la lumière (Perse). 
6) La religion de la douleur (Syrie). 
c) La religion du mystère (Egypte). 

IL La religion de V individualité !>pirituelle. 

1. La religion de la sublimité (Juifs). 

2. La religion de la beauté (Grecs). 

3. La religion de l'utilité ou de la raison (Romains). 

III. La religion absolue (Christianisme). 

Von Hartmann. 

I. Le naturalisme. 

1. L'hénothéisme naturaliste. 

2. La spiritualisation anthropoïde de l'hénothéisme. 

a) Son raffinement esthétique (Hellènes). 

b) Sa sécularisation utilitaire (Romains). 

c) Son approfondissement tragico- éthique (Peuples germaniques). 

3. La systématisation théologique de l'hénothéisme. 

a) Le monisme naturaliste (Egypte). 
6) Le "semi-naturalisme (Perse). 

IL Le supranaturalisme. 

1. Le monisme abstrait ou la religion idéaliste du salut. 

a) L'acosmisme (Brahmanes). 

b) L'illusionisme absolu (Bouddhistes). 

2. Le théisme. 

a) Le monothéisme primitif (Prophètes). 

b) Religion de la loi ou religion de l'hétéronomie (Mosaïsme, 

Judaïsme, essais de réforme, parmi lesquels l'Islamisme). 

c) La religion réaliste du salut (Christianisme). 

TlELE. 

I. Religions naturelles. 

1. Naturalisme polyzoolâtrique (hypothétique). 

2. Religions polydémoniques et magiques, dominées par l'animisme 

(Religions des sauvages). 

3. Religions magiques purifiées ou organisées. Polythéisme thériànthro- 

pique. 

a) N'on organisées (Religions des Japonais, des populations dravi- 

diennes de l'Inde, des Finnois et des Esthonièns, des anciens 
Arabes, des anciens Pélasges, des anciennes populations ita- 
liennes, des Étrusques [?], des anciens Slaves). 

b) Organisées (Religions des peuples à demi civilisés de l'Amérique, 

ancienne religion d'État chinoise, religion des Égyptiens). 

4. Adoration d'êtres à forme humaine, mais à puissance surhumaine et à 

caractère semi-éthique. Polythéisme anthropomorphique (Religions 
des Hindous védiques, des anciens Perses, des Babyloniens et des 
Assyriens récents, des Celtes, des Germains, des Hellènes, des 
Grecs et des Romains). 

IL Religions éthiques (Religions révélées spiritualistes et éthiques). 

1. Sociétés religieuses nationales nomistiques (nomothétiques). (Taoïsme 



INTRODUCTION 9 

et confucianisme, brahmanisme, jaïnisme, mazdéisme, mosaïsme 
et judaïsme ; ces deux dernières sont déjà une transition entre 1 et 2). 
2. Sociétés religieuses universelles (Bouddhisme, christianisme; l'isla- 
misme avec les côtés particularistes et nomistiques de sa doctrine 
n'appartient qu'à moitié à cette catégorie) K 

H. SiEBECK. 

Religion naturelle. Religion de l'affirmation de l'Univers sans signification éthique 
(les religions qui précèdent la civilisation). 

Religions morales, k beaucoup de degrés différents (Mexicains, Péruviens, Aca- 
diens. Chinois, Égyptiens, Hindous, Perses, Germains, Romains; la religion 
grecque est la plus élevée de ce groupe). 

Le judaïsme sert de transition entre la religion morale et la religion rédemp- 
trice. 

La religion rédemptrice dans le sens exclusif de la négation du monde : le 
bouddhisme. 

La religion rédemptrice positive : le christianisme. 
Retour à la religion morale : l'islamisme. 

Voilà pour les classifications. 

Quant à la statistique des religions^ il y a encore trop de quantités incon- 
nues. On évalue approximativement l'humanité à 1 400 millions d'indi- 
vidus ; 30 p. 100 environ de ce nombre seraient chrétiens, 8 1/2 p. lOOmaho- 
métans, 1/2 p. 100 juifs, 35 p. 100 bouddhistes, 9 1/2 p. 100 adorateurs de 
Brahma, 16 1/2 p. 100 fétichistes. Bien entendu les Chinois et les Japonais 
sont comptés ici au nombre des bouddhistes. 



§2 bis. — De quelques systèmes religieux^. 

Il est nécessaire de définir ici quelques termes généraux que nous 
rencontrerons fréquemment. Commençons par V animisme. Grâce à cer- 
tains phénomènes biologiques, comme le sommeil, l'homme a décou- 
vert en lui un principe distinct du corps : l'âme. Il ne peut se figurer 
cette âme que comme une chose matérielle, moins matérielle sans doute 

1. Cette classification a été corrigée sur des indications écrites de Tiele. 

2. Bibliographie. — E.-B. Tyloi^ Primitive Culture, 1872, 3° éd., 1894, 2 vol., a été tra- 
duit en français et en allemand; — H. Spencer, Ttie principles of sociology, 2 vol., 
1876-1882 ; — G. Roskoff, Das Religionsvoesen der rohesten Naturvôlker, 1880 ; — J.-G. Prazer, 
Tolemi?m (Enc. Br., traduction française, 1898); — Fr. Schultze, Der Feiischismus, 1871: 
— J. Lubbock, The 07'igin of civilizatio?i and the primitive condition of man, 1870. [Nous 
devons signaler ici quelques ouvrages récents de l'école anthropologique anglaise qui 
procède de E.-B. Tylor et de Mac Lennan, à commencer par l'ouvrage capital et 
encyclopédique de J.-G. Frazer, The golden bough, 2° édit., 3 vol., 1900; — F. Byron 
Jevons, An irîtroduction to the history of religions, 1896; — A. Lang, Myth, cuit and reli- 
gion (trad. fr., 1896); du même. Modem mythology, 1897; The making of religion, 1899; 
Magic and religion, 1901; — Grant Allen, The évolution of the idea of God, 1897; on 
trouvera signalés ailleurs les ouvrages de Robertson Smith. Il faut compléter cette 
bibliographie par les articles, mémoires, communications, de Sidney Hartland en par- 
ticulier, publiés dans le FoLk-Lore et le Journal of the anthropological Institute.] 



iO / HISTOIRE DES RELIGIONS ' 

que le corps. Elle réside dans le pouls , le cœur, le sang-, la respiration, 
l'ombre. Quelquefois l'homiae- croit ^ussi que plusieurs âmes à la fois 
habitent son corps. Or cette âme peut l'abandonner, le réintégrer, errer 
librement où elle veut, se glisser dans d'autres corps. De même que 
l'homme croit avoir une âme, il croit que d'autres êtres en ont une; il en 
prête aux animaux, aux plantes, aux phénomènes, aux choses. Cet ani- 
misme ou théorie des âmes s'allie souvent à la croyance aux esprits, mais 
il s'en distingue. Il est clair que l'animisme est plutôt une sorte de vue 
philosophique qu'une forme de religion, mais il est intimement lié à une 
infinité d'actes et de représentations religieuses. Il a sa place dans toutes 
les religions, bien entendu surtout chez les races inférieures. C'est Tylor 
qui le premier a bien établi l'importance de l'animisme. On l'a docilement 
suivi, souvent avec excès. Aucune religion n'est faite de pur animisme; 
Tylor ne réussit pas à expliquer, par exemple, comment on peut y réduire 
le culte de la nature. L'animisme, mêlé à une infinité de pratiques 
magiques, exclut en général les pensées et les raisons morales, il n'excite 
que la crainte et n'éveille que des intérêts égoïstes. 

Le fétichisme est proche parent de l'animisme. On le tenait autrefois 
pour la forme originelle de la religion, mais après l'ouvrage de Tylor 
il a dû céder sa place à la notion plus large de l'animisme. L'atten- 
tion fut appelée sur le fétichisme par le livre du fameux président de 
'Brosses, Du culte dés dieux fétiches (1760); il est vrai que le missionnaire 
danois W.-J. Mûller connaissait déjà le mot un siècle auparavant; on le 
trouve même dans plusieurs relations de voyages du début du x^ïf siècle. 
C'est le portugais feitiço (sorcellerie, objet ensorcelé), qui ne vient pas de 
fatum, mais de factitius {chose fée). Cette appellation désigna d'abord 
les phénomènes, étudiés chez les Nègres de la côte occidentale d'Afrique, 
que de Brosses comparait déjà à certains traits de l'ancienne religion 
égyptienne. Le mot fit fortune et c'est ainsi qu'il est arrivé à avoir une 
signification générale. A. Comte l'a employé pour désigner le degré le 
plus bas du développêlaient religieux. Par nom de fétiche on entend 
généralement la chose matérielle qui est l'objet de l'adoration religieuse. 
D'autres, au contraire, n'en font qu'un talisman magique; le fétiche 
n'est pas l'objet de l'adoration, mais « un intermédiaire par lequel on se 
rapproche de la divinité, et qui contient des forces divines » (c'est l'opi- 
nion de Lubbock, Happel, etc.). Probablement la conscience du sauvage 
ne distingue pas entre les choses que nous séparons avec précision : objet 
d'adoration et talisman magique, le fétiche est pour lui l'un ou l'autre, 
souvent les deux à la fois ; les preuves en abondent. Il ne faut pas toute- 
fois arguer de l'état confus de la conscience du sauvage pour laisser la 
question indécise. Même si l'on emploie souvent un fétiche pour des opé- 
raltions magiques, il y a cependant lieu de le distinguer des simples talis- 
mans, car on lui prête des affections humaines, et il est en général l'objet 
d'une adoration religieuse. 

La différence du fétiche et de l'idole est assez vague. L'esprit qu'on adore 
et dont on sollicite l'appui est censé incorporé dans l'un et l'autre, mais 



INTRODUCTION 11 

tandis que le fétiche est la plupart du temps un objet grossier, trouvé 
par hasard, l'idole a été façonnée plus ou moins par la main humaine. 
Un "" coup de ciseau, un ornement sculpté, quelques traits de couleur 
transforment le fétiche en idole. 

Schultze a expliqué le fétichisme par quatre opérations de la conscience 
du sauvage : 1° l'estimation exagérée d'objets sans importance, facile 
à comprendre chez, des gens dont l'imagination se meut dans un cercle 
étroit; 2° la représentation de ces objets comme vivant, sentant et voulant 
à l'image de l'homme; 3° la relation causale qui s'établit entre eux et cer- 
taines expériences; 4° la conviction que ces objets exigent une adoration 
religieuse. L'esprit qui réside dans le fétiche et qui fait sa singularité n'est 
pas l'âme ou la force vitale de cet objet, mais un être spécial qui y est 
incorporé. Il ne suffît donc pas de définir le fétichisme V adoration reli- 
gieuse d'objets sensibles, car sous de pareils termes il faudrait faire rentrer 
tous les cultes de la nature; on ne peut donner le nom de fétichisme qu'à 
des cultes où se mêlent des pratiques dites magiques. D'ailleurs sont 
fétiches seuls les objets sur lesquels se porte exceptionnellement l'atten- 
tion. Contrairement à l'opinion de Schultze, nous pensons qu'il faut 
exclure les corps célestes de la liste des fétiches; d'autre part nous recon- 
naissons volontiers avec lui que l'homme cesse d'être fétichiste dès qu'il 
établit la distinction entre l'esprit et l'objet matériel qu'il adore. D'ailleurs 
la notion reste encore assez large : il y a des fétiches d'individus, de 
familles, de villages, d'états, des fétiches permanents et des fétiches 
accidentels, qui ne sont adorés que temporairement et pour un objet 
particulier. Nous y reviendrons en parlant des Nègres. 

Nous n'entrerons pas ici dans une caractéristique détaillée des pohj- 
théismes et mono théisme s des peuples civilisés. Remarquons seulement 
qu'il faut prendre ces termes au sens religieux et ne pas confondre ce qu'ils 
désignent avec des systèmes philosophiques. Que le polythéisme soit dua 
liste ou panthéiste, que le monothéisme comporte ou non des hypothèses 
monistes, le polythéisme et le monothéisme ne sont cependant pas des 
conceptions de l'univers, mais des formes de religion. Or, il ne suffît pas de 
les caractériser par l'opposition numérique de la multiplicité et de l'unité : 
2Doly- et mono- en composition n'indiquent pas seulement des nombres, 
mais répondent à des qualités. Les dieux du polythéisme sont immanents 
dans l'Univers. Ils y personnifient les forces et les opérations divines ; 
nous y trouvons un riche et poétique développement de mythologie. Le 
^ Dieu unique du monothéisme est au contraire un dieu spirituel et trans- 
cendant. C'est pourquoi il ne faut pas appeler monothéistes les tendances 
vers une conception monarchique de la divinité, tendances à la monolâtrie 
ou à la conception de l'unité divine. Comme religion vraiment mono- 
théiste on ne trouve que la religion juive avec ses deux filles, la religion 
chrétienne et la religion mahométane. 

Examinons, pour terminer, un terme actuellement très en faveur, le 
mot hénothéisme. L'idée, sinon le mot, vient de Schelling. Il se représentait 



12 HISTOIRE DES RELIGIONS 



j 



rhumanité, au début de son évolution, unie dans un monothéisme relatif; 
ce monothéisme relatif ne connaît, cela va de soi, qu'un seul dieu; mais 
cette unité est accidentelle, non essentielle, car un second dieu peut surgir 
à côté du premier; inversement ce monothéisme relatif peut se, convertir 
en monothéisme absolu; ce premier état est donc le point de départ d'une 
évolution qui peut mener au polythéisme aussi bien qu'au monothéisme ^ 
Mais c'est là une hypothèse qui ne s'appuie sur aucun fait historique. Il 
en est autrement de l'Aeno^Am^ne (ou kathénothéisme) de M. MûUer : il 
s'agit alors d'une forme de religion, suffisamment déterminée et histori- 
quement connue. La religion des hymnes du Rig-Veda a, selon lui, ceci 
de particulier que, dans la prière, l'orant peut se contenter d'une divinité 
unique ; le fidèle, sans nier l'existence d'autres dieux, n'a qu'un seul dieu 
devant les yeux; et il assigne chaque fois à ce dieu singulier tous les 
attributs de la divinité. L'adoration de dieux pris isolément [worship of 
single gods) n'est ni du polythéisme, ni du monothéisme, mais bien de 
l'hénothéisme. On a objecté, et avec raison, que la piété est toujours 
exclusive et que partout elle s'est appliquée à exalter autant que possible 
l'objet de son adoration; les faits de cet ordre ne caractérisent donc pas 
une espèce religieuse ^ D'autres élargissent la conception de l'hénothéisme 
et lui donnent un sens philosophique. Ainsi von Hartmann, qui com- 
prend sans doute l'hénothéisme à peu près à la façon de M. Mûller, ne le 
considère pas comme un phénomène particulier, mais comme le point de 
départ de tout le développement religieux. Tout autre est la définition 
d'Asmus : celui-ci tient la religion des peuples indo-germaniques pour 
hénothéistique, parce qu'elle reconnaît l'unité du principe divin dans la 
multiplicité des personnes divines. Pfleiderer comprend sous le nom 
d'héhothéisme le monothéisme national ou relatif. On voit donc que le 
mot n'a pas de sens précis et qu'il n'est du reste nullement indispensable : 
il serait même désirable qu'on le laissât entièrement de côté. 

1. Schelling, Einleitung in die Philosophie der Mythologie, IV. 

2. M. Millier, Eistory of anc. sanskr. Uterature, p, S32, Chips I, Eb. Lect., VI. L'opinion 
contraire est soutenue par W.-D. Whitney, Le prétendu hénothéisme du Veda (R. H. R., 
1882, II). 



CHAPITRE II 
LES PEUPLES DITS SAUVAGES 



^ 



3. L'Afrique. — 4. Les peuples américains. — 5. Les peuples du Pacifique. 
— 6. Les Mongols. 

§ 3. — L'Afrique. 

L'Afrique donne beaucoup de mal aux ethnographes. -Même si l'on 
fait abstraction des invasions et des conquêtes qui depuis l'antiquité ont 
mêlé les Africains au mouvement général du monde, la question de la 
parenté originelle de ces peuples avec d'autres familles humaines reste 
encore bien confuse. Les peuples africains diffèrent entre eux à tel point 
que plusieurs savants comptent cinq et. même six races sur ce continent. 
Les peuples libyques de la côte septentrionale, les Égyptiens et les 

1. Bibliographie générale. — Il faudrait citer ici toute la bibliographie géographique 
et toute la littérature des missions, revues, relations de voyages, etc. A recom- 
mander particulièrement : Zeitschrift fVir Ethnologie, depuis 1869 (A. Bastian, R. Hart- 
mann, R. Virchow, A. Voss) ; Zeitschrift fur Vôlkerpsychologie und Sprachwissenschaft 
1869-1890 (M. Lazarus, H. Steinthal); Journal of the Anth-ropological Instituts, depuis 
1890; Internationales Archiv fier Ethnographie, depuis 1888 (J.-D.-E. Schmeltz). L'index 
des relations des Jésuites (t. LXXII, LXXIII) a été publié par G. Thwaites (Cle- 
veland, 1902). 

Pour l'anthropologie, les oeuvres de Prichard, Darwin, Huxley, de Quatrefages sont 
particulièrement importantes. L'œuvre de A. Bastian est considérable; il a parcouru 
toutes les parties du monde et utilisé la muasse de ses notes dans des ouvrages systé- 
matiques {Der Mensch in der Geschichte, 3 vol., 1860; Grundzilge der Ethnologie, 1884) 
et dans d'innombrables travaux de détail ; son style est malheureusement si confus 
et sa méthode si désordonnée que ses livres sont illisibles, à peu d'exceptions près. 
Le premier volume, le seul malheureusement qui ait paru, du livre de G. Gerland, 
Anthropologische Beitràge, 1875, est suggestif, mais sujet à caution; son Atlas 
der Ethnographie, 1876, a beaucoup de valeur. Les Ethnographische Parallelen und 
Vergleiche, 1878-1889, de R. Andrée, sont d'un très grand intérêt. Parmi les ouvrages 
synthétiques il faut recommander : E.-B. Tylor, Anthropology, 1881; — l'article .4ni/iro- 
pology du même dans VEricycl. Brit.; — O. Peschel, Vôlkerkunde, 1874 (la 6° édition, parue 
en 1885, n'est que peu augmentée; — Fr. Mûller, Allgemeine Ethnographie, 1873, 2® éd. 
revue, 1879-5 ie même auteur a écrit tout ce qui a trait à l'ethnographie dans le rap- 
port sur le voyage autour du monde accompli par la frégate autrichienne Novara, 
1868 (partie anthropologique); — Th. Achelis, Moderne Vôlkerkunde, deren Entwicklung 



14- HISTOIRE DES RELIGIONS / " - ; . 'V 

Ethiopiens sont nîis au nombre des races méditerranéennes, parmi les- 
quelles ils forment une famille, la famille chamitique, apparentée de très 
près aux Sémites. D'autre part on a cru retrouver les traces d'une parenté 
préhistorique entre les Berbères de l'Afrique septentrionale et les Basques. 
Au sud de ces groupes chamitiques habitent les Nubiens, sur le Nil supé- 
rieur, et les Foulas, sur la lisière" méridionale du grand désert; ils forment 
ensemble une race distincte. Les nègres proprement dits occupent . le 
milieu du continent, à peu près jusqu'au 20° degré de latitude sud. La: 
partie méridionale est habitée par deux ou trois autres races : les Cafres, 
les Hottentots et les Bosjesmans. On considère ces derniers soit comme 
des Hottentots dégénérés, soit, avec les peuples nains disséminés dans le 
centre de l'Afrique, comme une race sipéciale, épave d'une humanité 
primitive. 

Cette classification est loin d'être définitive. L'origine des Égyptiens est 
particulièrement peu sûre. Tous les égyptologues les comptent parmi les 
Méditerranéens ; c'est tout au plus si quelques-uns admettent que la civi- 
lisation de l'ancien empire des Pharaons ait pu sortir d'un mélange de 
sang africain et de sang sémitique. On peut cependant se demander s'il 
est permis, contre la tradition transmise par Hérodote, de nier toute 
relation entre les Egyptiens et les peuples de l'intérieur. La langue ne 
peut pas servir ici de critérium absolu. Elle indique peut-être des attaches 
asiatiques. Les caractères moraux des anciens Égyptiens, l'initiative, 
l'originalité, la persévérance les distinguent des nègres. Par contre la 
zoolâtrie, le fétichisme, le culte dés morts, la circoncision, sont des 

und Aufgaben, 1896; — A.-H. Keane, Etknology, 1896; du même, Man past and pt^eseni, 
1899; — J. Deniker, Les races et les peuples de la terre, 1900. 

Parmi les ouvrages encyclopédiques, celui de G. Klemm, Allgemeine CuUurgeschichte 
der Mensckheit (10 vol., i843-18o2), doit un intérêt durable à ses dépouillements de 
relations de voyages. Klemm est bien dépassé par Th. Waitz, Anthropologie der Natur- 
vôlker, 6 vol., 18a9-1872; les vol. I, Ueber die Einheit des Menschengeschlechtes und den 
Naturzustand des Menschen (2" éd., 1876), V, 2 et VI ne sont pas de Waitz, mais de G. Ger- 
land; c'est une œuvre capitale et indispensable, mais dont la riche bibliographie com- 
mence à vieillir; les matériaux sont du meilleur aloi, mais les conclusions, surtout celles 
de Waitz, sur les analogies religieuses ne sont pas toujours exactes. — H. Spencer a eu 
l'idée singulière de présenter sous forme de tableaux nos données- anthropologiques et 
ethnographiques sur l'antiquité et les temps modernes; il a fait exécuter ce plan 
soùs sa direction et d'après les principes de sa philosophie. De là les ouvrages sui- 
vants réunis sous le titre collectif de Descriptive Sociology : 1. Englisk, par J. Collier; 
2. Ancient Mexicans, Central Americans, Chibchas and ancient Peruvians, par R. Schep- 
pig; 3. Types of lowest races, NegiHtto races and Malayo-Polynesian races, par D. Dun- 
can; 4- African races, par D. Duncan ; 5. Asiatic races, par D. Duncan; 6. American 
races, par D- Duncan: 7. Ilebrews and Phœnicians, par R. Scheppig; S. French, par 
J. Collier. Bien que les matériaux n'en soient pas toujours puisés aux meilleures 
sources et qu'ils soient classés dans un ordre contestable, on pourra cependant con- 
sulter avec fruit en particulier les recueils de D. Duncan. — A. Réville, Les religions des' 
peuples non civilisés, 2 vol., 1883, donne un aperçu substantiel et agréablenaent écrit 
des religions des sauvages; les faits sont puisés aux meilleures sources. — W. Schneider, 
Die Naturvôlker; Missverstândnisse, Missdeutungen und MisshandliCngen, 2 vol., 1883- 
1886, écrit pour servir à la polémique catholique contre la théorie de l'évolution, 
contient des matériaux intéressants. — [Il y a intérêt à consulter le livre récent de 
H. Schurtz, Urspy^ung der Kultur, 1900, bien que les phénomènes religieux y soient 
sacrifiés. — Pour les phénomènes spécialement religieux, voir D.-G. Brinton, Religions 
of primitive peoples, 1897, et la bibliographie du paragraphe précédent.] 



LES PEUPLES DITS SAUVAGES 15 

indices sérieux de parenté africaine. L'étude anatomiqiîe des momies 
serait fort importante, sinon entièrement décisive, mais elle n'a pas encore 
donné grand 'chose. Bref, on peut dire que les rapports constatés entre la 
civilisation antique des Egyptiens et celles de l'Asie occidentale ne peu- 
vent pas eSacer les témoignages de leur parenté avec les nègres. 

L'hypothèse de l'unité de l'humanité africaine, que Gerlarid avait déjà 
soutenue en y comprenant les Arabes et les Sémites, a maintenant 
pour champion R. Hartmann. 11 veut bannir de l'anthropologie le « Nègre 
imaginaire, à la peau noire et luisante, à la nuque épaisse, à la chevelure 
laineuse » et mettre à sa place « le Nigritien ». Ce dernier, qui apparaît sans 
doute à l'état le plus pur au centre du continent africain, a des parents 
liepuis le -nord Jusqu'à l'extrême sud. Nulle part en Afrique il n'y a de 
transition brusque entre les races prétendues différentes : les Bérabras, 
"Êcidjas, etc., au nord, les Bantous au sud, montrent des ressemblances 
frappantes avec les « Nigritiens )) du centre. Il reste toutefois bien difficile 
.de classer les Pygmées disséminés çà et là et les Hottentots , ces der- 
niers en raison de la couleur jaunâtre de leur peau. Mais après tout, dans 
une histoire des religions, il peut suffire de diviser approximativement 
l'Afrique en trois parties : le sud, le centre et le nord *. 

1. Bibliographie. — Voir Waitz, II (jusqu'en 1859). Ed. Schauenburg, Reisen in Cen- 
tral'Africa von Mungo Pa-rk bis auf Dr. Barth und Dr. Vogel, 2 vol., 186o, raconte les 
explorations modernes. C.-M. Kan donne la bibliographie des ouvrages hollandais. 
Quantité de faits sont ramassés dans la masse des relations de s'^oyages et des rap- 
ports de missionnaires; la valeur des renseignements que l'ethnographie et la 
science des religions ti'ouvent dans ces ouvrages est très inégale. — Nous avons un 
aperçu général sur les langues parlées dans cette partie du monde dans R.-N. Cust, 
Sketch of the mode-rn languages of Africa (2 vol.,- 1883; trad. fr. de L. de Milloué, 4884). 
Les recherches de W.-H.-J. Bleek sur les langues sud-africaines ont une grande valeur. La 
Zeitschrift fur afrikanische und ozeanische S p7'achen (depuis 1890) est fort intéressante. 

Nous recommandons l'ouvrage de R. Hartmann, Die Vôlker Afrikas, 1879 (traduction 
■française, 1884) : c'est une description ethnographique un peu sommaire, mais qui 
répose sur des recherches personnelles; Die Nigritier (I, 1876), du même auteur, est 
un travail plus approfondi. Signalons encore Frobenius, XJrsprung der afrikanischen 
Kidtiiren, 1898. — Parmi les ouvrages qui concernent surtout l'histoire des religions, 
citons : W. Bosmann, Nauwkeurige heschrijving van de Guinese Goiid-Tand-en Slavekust 
(3* éd., 1737); — A. Bastian, Ein Besuch in San Salvador (1859; ce livre est écrit dans 
un style qui diffère heureusement de celui que l'auteur emploie habituellement, 
il a servi de base à presque toutes les études de Fr. Schultze sur le fétichisme); — 
B. Gruickshank, Achtzehnjcihriger Aufenthalt auf der Goldkilste, 1834; — J.-L. Wilson, 
Weste?m Africa, ils history, condition and prospects, 1856; — A.-H. Post, Afrikanische 
Jurisprudenz, ethnologiscJi-juristische Beitrâge zur Kenntniss der einheimiscken Rechte 
Afrikas, 1887; — A.-B. Ellis, The Tshi speaking peoples of the Goldcoast of West-Africa, ■ 
1888; du même, The Ewe speaking peoples, 1889; The Yoruba speaking peoples, 1892; 
— J. Macdonald, Religion and myth (1893, riche recueil de coutumes et de cérémonies 
religieuses africaines, inspiré par le Golden bough de Frazer); — Mary-H. Kingsley, Tra- 
vels in West Africa, 1896; West african studies, 2" édit., 1902; — H.-E. Bennel, The Folk- 
lore of the Fjorts, 1898 ; — A. Seidel, Gesohichten und Lieder der Afrikaner, 1896. 

Pour le sud de l'Afrique, l'œuvre capitale est celle de G. Fritsch, Die Eingeborenen 
Siid-Afrikas, 1872. Les ouvrages suivants sont intéressants pour l'étude des religions : 
Casalis, Les Bassoutos (1859, par un missionnaire qui vécut 23 ans parmi eux); — 
Th. Hahn, Tsuni'Goam, the suprême being of the Khoi-khoi, 1882; — Gallaway, The 
religions system of the Amazulu (1868-1872, paru en 4 livraisons, imprimé de nouveau 
en 1884 par la Folklore Soc); — Junod, Les Ba-Ronga, 1898 {Bulletin de la société 
neufchdteloise de géographie, t. X). 

Pour Madagascar, J. Sibree a réuni une importante bibliographie. 



16 HISTOIRE DES RELIGIONS _ * 

L'Afrique méridionale est habitée par les Cafres à l'est, par les Hotten- 
tots à l'ouest, et par les Bosjesmans partout refoulés-et opprimés. Le mot 
Cafre a été emprunté par les Portugais aux marchands arabes qui dési- 
gnaient ainsi les infidèles {kâfir). Ils se nomment eux-mêmes A-bantou^ 
les hommes. Le nom de Koi-koin, par lequel les individus de l'autre famille 
se désignent, a le même sens ; les colons hollandais leur ont donné le 
sobriquet de Hottentots à cause de leur façon de parler gloussante, 
bégayante et balbutiante. Les Bosjesmans leur sont bien inférieurs phy- 
siquement et intellectuellement. Ce sont des sauvages, et les hommes des 
deux autres groupes doivent plutôt être considérés comme des barbares. 
Les Hottentots et les Cafres sont des peuples de pasteurs; ils ont une 
organisation sociale stable. On croit même trouver chez les Cafres des 
traces d'une ancienne civilisation; ils ont des traditions historiques. 
Leurs tribus principales sont celles des Amaxosas, des Amazoulous, des 
Betchouanas {auxquels se rattachent les Basoutos), et plus à l'ouest les 
Ovahereros (ou Bamaras). Aux Hottentots se rattachent les Namaquas 
et les Koranas, tandis que les Griquas et les Bastards sont issus d'un 
métissage européen. 

Les traditions religieuses de ces tribus sont si confuses et si pauvres 
qu'on a souvent supposé, surtout pour les Cafres, qu'elles n'avaient pas 
de religion du tout. Tout au contraire, nous rencontrons chez eux des 
rites et des représentations d'un caractère religieux. Nous connaissons 
les noms des dieux de différentes tribus : pour les Hottentots, Outixo, 
Tsoui'goab, Heitsi-eibib ; pour les Cafres, Morimo, Oumkouloumkoulou. Mais 
nous ne savons pas si ces nonis désignent des dieux de la nature, ou des 
esprits, ou des sorciers défunts, ou des aïeux. Selon Th. Hahn, Tsoui'groab ' 
veut dire l'aurore; selon Réville, il signifie la lune, et Heitsi-eibib serait 
également un dieu lunaire. Ces interprétations sont douteuses, même si 
l'on admet que les danses exécutées par les Hottentots au moment de la 
nouvelle et de la pleine lune constituent un culte lunaire. Quant à Oumkou- 
loumkoulou, le très grand, c'est l'aïeul qui est sorti du tronc primitif 
(d'autres traduisent : de la cannaie). 

Le culte des morts et des aïeux est très répandu. Les morts apparais- 
sent à leurs parents, en général sous la forme d'animaux. D'innombrables 
tas de cailloux où le passant doit jeter une pierre sont très probablement 
des monuments du culte des morts. — On croit que l'humanité procède 
soit d'un tronc d'arbre, soit d'ancêtres animaux, et cette croyance, en par- 
ticulier chez les Damaras, est associée à une organisation sociale et à des 
interdictions alimentaires caractéristiques du totémisme. — On voit par 
les mythes et les fables que l'imagination poétique ne mauque pas entiè- 
rement. Les Damaras ont un mythe de l'invention du feiTqui met en 
fuite les bêtes sauvages terrifiées, tandis que les animaux domestiques se 
rallient autour de l'homme victorieux. Chez cette tribu, un foyer sacré est 
entretenu par des vierges. H faut noter le mythe de l'origine de la mort; 
iï y en a différentes formes. Chez les Hottentots c'est la lune qui envoie le 
lièvre en ambassade auprès des hommes pour leur dire : De même que 



LES PEUPLES DITS SAUVAGES 17 

moi (la lane) je meurs et reviens, à la vie, de même toi (l'homme) tu 
mourtas et reviendras à la vie. Or le lièvre fit mal sa commission et dit 
que l'homme -mourrait comme la lune et ne se lèverait plus. Les Amazou- 
lous racontent que Oumkouloumkoulou envoya le caméléon annoncer aux 
hommes qu'ils ne mourraient pas ; le caméléon s'amusa en chemin ; pen- 
dant ce temps, le dieu changea d'avis et envoya la salamandre pour leur 
annoncer la mort; la salamandre fit diligence et apporta la nouvelle fatale 
ayant l'arrivée du caméléon. Bien loin de l'Afrique, les insulaires des îles 
Fidji racontent l'origine delà mort de la même façon. 

La religion des Hottentots et des Cafres se distingue de celle des nègres 
par l'absence du fétichisme. Elle comporte des offrandes aux âmes et aux 
esprits, mais on ne trouve pas de fétiches proprement dits. Amulettes et 
arts magiques sont très en faveur, Les sorciers, qui sont en même temps 
médecins et devins, disposent de puissances mystérieuses. Leurs méthodes 
sont d'ailleurs variables ; souvent, ils forment des corporations dans 
lesquelles on entre par des initiations; l'extase provoquée par le chant et 
la danse est un moyen de conjurer les esprits. On leur demande la gué- 
risao^des blessures ou des morsures de serpents, la victoire, la pluie, la 
découverte et la conjuration des maléfices. Le pouvoir des sorciers alliés 
aux chefs est effrayant; ils peuvent se venger de leurs ennemis et se 
débarrasser des gens qui leur déplaisent; mais souvent ils payent de. la 
vie leur impuissance à donner ce qui est attendu d'eux. 

Parmi les pratiques religieuses de l'Afrique méridionale figurent, comme 
du reste sur tout le continent, des mutilations variées : on se brise les 
dents., l£i_SJBttve qui se remarie sacrifie un de ses doigts, on pratique enfin 
la circoncision. Les garçons subissent cette opération à l'âge de la puberté; 
ils doivent ensuite se soumettre, pendant un certain temps, à des obser- 
vances fort sévères, pour se livrer d'ailleurs, le terme expiré, à une 
débauche effrénée. On a souvent de vraies bacchanales, des danses fréné- 
tiques; on dit du chrétien nouvellement converti : « Il ne danse plus. » 
Le rituel est très compliqué, il y a une infinité de tabous : interdictions 
alimentaires, tabous personnels dans les relations entre les chefs et 
leurs inférieurs, abandon obligatoire du kraal où un décès a eu lieu, 
séquestration périodique de la femme et exclusion temporaire de la veuve ; 
la femme ne doit pas parler aux parents de son mari, etc. Dans la masse 
des croyances et des rites, il est difficile de faire la part de chaque groupe. 
Cafres et Hottentots ont pu se faire bien des emprunts. 

..L'Afrique centrale est habitée par des Nègres proprement dits, mais 
il est difficile de tracer exactement les limites de leur habitat au nord 
comme au sud. On manque de points de repère certains pour la classifi- 
cation ethnographique. Nous ne savons encore que peu de chose d'une 
bonne partie des tribus qui habitent la région des grands lacs et les 
bassins du Zambèze et du Congo. Nous avons déjà plus de détails sur les 
habitants des États mahométans qui s'étendent du Sénégal au Darfour ; 
leur histoire nous est en partie connue. L'état politique et l'ethnographie 
de ces contrées restent cependant pour nous très confus. Une ville 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 2 



18 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

connue, Tombouctoii, est un chaos de races concurrentes qui s'y disputent 
la possession du marché. 

La race nègre n'appartient certainement pas aux portions mal douées 
de l'humanité. Le nègre a généralement une imagination mobile, i! saisit 
vite, il est sanguin, sensuel, pas méchant au fond, très impulsif mais 
peu persévérant. On signale son goût du baroque et le décousu de ses 
idées ; du reste il lui manque l'énergie nécessaire pour tirer parti de ses 
capacités intelFectuelles. Les nègres ne sont pas des sauvages. Ils forment 
des États et ont même de grandes villes. Il est vrai que des guerres cruelles 
et le commerce des esclaves bouleversent leur état social. 

Les pays nègres sont le foyer du fétichisme ; c'est là qu'on peut l'étudier 
sous toutes ses formes. Les fétiches, petits et grands, publics et privés, se 
nomment gris-gris, you-you, etc. A l'époque de la puberté le jeune garçon se 
fait circoncire, jeûne et choisit un fétiche. Les tatouages incisés et peints 
sur la peau, usités dans plusieurs tribus, marquent la dépendance de 
l'homme à l'égard de son fétiche. Il est bien difficile de distinguer ici net- 
tement les fétiches et les amulettes, surtout chez les peuples où l'isla- 
misme n'a recouvert que légèrement le paganisme primitif. D'un autre 
côté, bien des fétiches sont déjà des idoles munies d'une tête et de mem- 
bres humains. Les fétiches ont leurs temples ou leurs cabanes; il y en a 
qu'on emporte en voyage, d'autres qu'on porte toujours sur soi. 

Bien que le fétichisme soit très développé chez les nègres, l'adoration 
des fétiches n'est pas toute leur religion, La croyance aux esprits, le culte 
des ancêtres et des phénomènes de la nature se rencontrent très fréquem- 
ment; on divinise le ciel, le soleil, la lune surtout, les montagnes, les 
fleuves. Çà et là, on voit apparaître la croyance en un Dieu supérieur, 
créateur du monde : il est vrai que ce Dieu n'est pas adoré, et qu'en 
général les nègres ont plus d'égards pour leurs divinités malfaisantes et 
redoutables que pour les bonnes. Le culte des ancêtres est très répandu. 
Au Dahomey et chez les Achantis de grandes hécatombes humaines étaient 
sacrifiées aux chefs défunts. Parmi les cultes d'animaux, c'est celui des 
serpents qu'on rencontre le plus fréquemment. Il reparait d'ailleurs, 
extravagant et cruel, chez les nègres américains, à Haïti, en Louisiane 
(culte du Vaudou). Enfin le tableau des rites et coutumes des nègres 
récemment dressé par Macdonald montre bien qu'il ne faut pas tout ratta- 
cher au fétichisme. La croyance au passage de l'âme d'un individu dans 
un autre, le sacrifice, en particulier le sacrifice du roi ou d'une victime 
substituée, l'idée de la descente des prêtres au monde souterrain, repré- 
sentée comme chez les Chamans de la haute Asie, les tabous et les rites 
magiques, j'entends ceux qui ne concernent point les fétiches, s'observent 
en Afrique aussi bien que partout ailleurs. 

Le féticheur [fetizero, ganga, càitome) est donc, d'une façon générale, 
un sorcier, un prêtre magicien. Il offre les sacrifices expiatoires aux 
esprits (pour détourner les malheurs), les offrandes de nourriture aux 
morts, il prophétise, fait tomber la pluie, guérit les maladies, etc. Une de 
ses fonctions principales est de trouver les criminels. La croyance que la 



^LBS PEUPLES DITS SAUVAGES 19 

maladie et la mort ne sont pas des événements naturels, mais la consé- 
quence d'enchantements malfaisants, est en effet générale. Il faut donc 
en découvrir • les auteurs responsables. Au milieu d'un grand tapage, 
comme le nègre arrive d'ailleurs à en faire à tout propos, on amène 
l'individu soupçonné et on le soumet à une épreuve qui consiste géné- 
ralement à lui faire boire un poison (épreuve de l'eau rouge); l'innocent 
vomit le breuvage, le coupable en meurt. C'est une ordalie. 

Un des traits les plus remarquables de l'organisation de ces peuples 
est la présence d'associations secrètes dont on connaît maintenant plu- 
sieurs exemples; il y en a qui durent déjà depuis quelques siècles, entre 
autres VEmiJacasseiro, Nous ne connaissons qu'imparfaitement l'objet de 
ceg sociétés secrètes; il n'y a aucune raison de leur attribuer un ensei- 
gnement particulièrement élevé, à plus forte raison une doctrine mono- 
théiste. 

C'est ici le lieu de dire quelques mots de l'île de Madagascar. Elle 
apjpartient géographiquement à l'Afrique, mais ethnographiquement elle 
lui est étrangère. Les habitants primitifs (ancêtres des Vazimba de la côte 
occidentale), qui ont élevé leurs tumulus sur toute la surface de l'île, sem- 
blent avoir été parents des nègres, mais ils ont été refoulés de bonne 
heure par des envahisseurs étrangers ou ont été absorbés par eux. Des 
Arabes d'abord, des Malais ensuite se sont établis sur l'île. Les Hovas, qui 
sont la race dominante, sont des Malais, ainsi que leurs antagonistes les 
Sakalaves : c'est ce dont témoignent leurs caractères physiques aussi bien 
que leurs particularités psychiques et sociologiques. La religion des Mal- 
gaches païens ne se distingue du reste par rien de remarquable : ils croient 
aux esprits, pratiquent le culte des ancêtres, usent des ordalies, etc. 

La population de I'Afrique septentrionale est la plus mélangée de 
toutes. L'Egypte a toujours été inondée par les étrangers : dans l'anti- 
quité par les Sémites, les Perses, les Grecs, les Romains; au moyen âge 
et dans les temps modernes par les Arabes, les Turcs et les peuples de 
l'Asie Mineure, puis les Européens. Plus au sud, le sang arabe s'est aussi 
niêlé dans une forte proportion au sang des peuples du groupe éthio- 
pien ; des Arabes du sud (Himyarites) ont colonisé les Alpiês_.d!Abyssinie 
vers le début de notre ère; ils y ont importé leur langue (éthiopien, 
geez). A l'ouest de l'Egypte, le long de la côte méditerranéenne, dans le 
Sahara et les montagnes, la population primitive subsiste : ce sont les 
Berbères {Imochags, Berabras), les Touareg et les Tibbou du désert saha- 
rien ; mais la colonisation sémitique et les conquêtes romaines de l'anti- 
quité, les armées syro-arabes et la domination turque du moyen âge et 
des temps modernes, auxquelles il faut ajouter l'importation de nom- 
breux esclaves chrétiens , ont créé une sorte de population mixte qu'on 
désigne généralement sous le nom de Maures. Cette partie de l'Afrique 
et celle-là seule appartient donc à l'histoire du monde. 

L'islamisme domine presque tout le nord de l'Afrique. Quelques 
tribus à-_peine sur le Nil supérieur sont encore païennes; le christia- 
nisme monophysite est la religion des Coptes égyptiens et des Abyssins. 



20 HISTOIRE DES RELIGIONS 

Les Coptes, sous leurs patriarches, sont restés fermement attachés au 
christianisme pendant des siècles d'oppression; à la vérité ils sont assez 
déchus. La vie religieuse et morale des Abyssins est encore à un degré 
plus bas. Chez eux le christianisme n'est pas seulement fortement teinté 
de mahométisme et de judaïsme (les juifs abyssins sont appelés ./^«/a- 
chas), mais même de paganisme. Magie, superstition, crainte du mauvais 
œil et de l'ensorcellement, croyance aux Bouddas, c'est-à-dire aux indi- 
vidus qui se transforment en animaux (loups-garous), tiennent une large 
place. Malgré tout, considérée dans son ensemble, l'Afrique septentrionale 
n'appartient pas à ce chapitre, mais à l'histoire du christianisme et de 
l'islamisme. 



§ 4. — Les peuples américains ^ 

La question dominante de l'ethnographie américaine est celle de l'unité 
et de l'originalité de la race. En tout état de cause, on met à part les Esqui- 
maux et les Groenlandais. Tantôt on compte ces derniers parmi les Mon- 

1. Bibliographie. — Voir Waitz, III (1862) et IV (1864). Parmi les catalogues spéciaux, 
consulter celui de Fréd. Mùller (Amsterdam, 1877), très riche surtout au point de vue 
géographique, mais important aussi pour l'ethnographie. Les vieilles relations de 
voyages (il y en a qui remontent au xvu° siècle) n'ont plus d'intérêt que pour la biblio- 
graphie; de même les recueils fort remarquables pour leur époque faits au xvin^ siècle 
par les missionnaires catholiques dans l'Amérique du Nord (Lafiteau et Charlevoix). 
On peut lire encore avec fruit les grands ouvrages histoi'iques de Robertson, The history 
of America, et de Prescott, Conquest of Mexico, et Conquesf of Peru. Parmi les relations 
de voyages récentes il faut signaler celles de A. von Humboldt et du prince Maxi- 
milian de Wied, tant pour leur contenu que pour leurs illustrations. 

J.-G. MûUer, dans sa Gescliichte der amerikanischen Uîv^eligionen, 2® édit., 1867, a 
donné un tableau des religions de ce continent; c'est une vraie mine de documents; 
il faut le lire avec critique, l'auteur étant aveuglé par son hypothèse qui voue exclu- 
sivement le nord au culte des esprits, et le sud au culte du soleil. La meilleure source 
en ce qui concerne le Groenland est toujours P. Egede, Nachi-ichten von Gi^ônland, 
1790. Pour les Indiens de l'Amérique du Nord il faut lire les ouvrages de Gallin, 
Schoolcraft, et les innombrables livres de D.-G. Brin ton, mais ceux-ci avec critique, 
entre autres : The myths of the New-World; A treatise on the symbolism and mytho- 
logy of the red race of America, 1868, réédité en 1896; — J. Gurtin, Création myths of 
primitive America in relation to the religions history and mental development of 
mankind, 1899. — H.-H. Bancroft a publié une collection inestimable, presque trop 
complète : Native races of the Pacific States of No7'th America, 5 vol., 1873. [L-es Co7i- 
tributions to the North American Ethnology, la collection des Annual Reports of the 
American Bureau of Ethnology, les publications de V American folk-lore society, les) 
Mémoires publiés par les grands musées américains, et ceux des diverses expéditions 
ethnographiques sont aussi à citer. — Dellenbaugh, The North-Americans of yes- 
terday, 1901, donne un bon exposé de l'état présent de l'ethnographie américaine.] 

Sur les religions des grands États civilisés, voir A. Réville, Les religions du Mexique, 
de l'Amérique centrale et du Pérou, 1885 ; ses H6. Lect. de 1884 sont sur le même sujet. — 
Pour le Mexique, voir : E.-B. Tylor, Anahuac, or Mexico and the Mexicans, 1861; et du 
même, un article de VEncycl. Brit. [Il faut signaler une série de travaux importants 
de E. Seler, entre autres Zauberei und Zauberer im alten Mexico et Die bildlichen 
Darstellungen der mexikanischen Jahresfeste; die achtzehn Jakresfeste der Mexikaner 
{Veroffentiichimgen d. d. Kgl. Mus. f. VÔlkerkundè, VI, 2-4), 1899.] — Sur l'Amérique 
centrale : Brasseur de Bourbourg, Histoire des nations civilisées du Mexique et de V Amé- 
rique centrale durant les siècles antérieurs à C. Colomb, 1857-1859, 4 vol.; — K. Haebler, 



LES PEUPLES DITS SAUVAGES 21 



^ 



gols, tantôt on en fait, avec quelques tribus des régions polaires asiatiques, 
une race particulière, celle des peuples arctiques ou h^perboréens. Ils ont 
évidemment beaucoup de points de ressemblance avec la race mongole ; 
ils en ont aussi avec les Indiens d'Amérique. 

L'existence d'une race américaine particulière a quelquefois été con- 
testée. .On a présenté cette race, et on la présente encore souvent, comme, 
une variété de la race mongole ou comme un mélange de Mongols et de 
Malais. D'autre part, tandis que Fr. Mûller s'efiforce d'établir non seule- 
ment son originalité, mais encore son unité, des anthropologues et des 
ethnographes américains se plaisent à la diviser en deux ou plusieurs 
groupes indépendants. La science ne pourra peut-être jamais résoudre ce 
pçpblème. En tout cas, on ne peut pas produire de preuve certaine de la 
parenté de la race américaine avec d'autres races. Il y eut sans doute des 
relations entre l'ancien et le nouveau monde avant la découverte de l'Amé- 
rique; nous savons par leur littérature que les Islandais ont connu le 
Grpenland au moyen âge et qu'ils sont même descendus le long de la côte 
plus au sud. D'autre part il est au moins vraisemblable que les habitants 
de la côte occidentale de l'Amérique du Nord ont communiqué avec les 
peuples asiatiques. Mais, d'un côté comme de l'autre, nous ne savons pas 
quelle a été l'étendue de ces rapports ni quelle a été leur influence. Ni 
l'anthropologie, ni la faune, ni la flore ne fournissent d'indices certains. 
Il est vrai qu'on a mis en cause les civilisations du Mexique et du Pérou ; 
on a voulu les relier à celles de l'ancien continent. On a supposé que des 
Juifs, des marins phéniciens, des Bouddhistes, etc., leur avaient servi de 
maîtres. Récemment encore on a appliqué à T Amérique une tradition qui 
régnait en Chine au v° siècle au sujet d'une terre orientale appelée Fou- 
sang; d'un autre côté on a voulu faire honneur aux anciens Celtes de 
quelques-unes des idées mexicaines ^ Ces hypothèses n'ont pas réussi à 
s'imposer. Fou-sang est le Japon. — Quant à l'unité de la race américaine, 
nous ne savons pas encore si la linguistique réussira jamais à la prouver ; 
on se borne jusqu'à présent à étudier séparément les diverses familles 
linguistiques, le groupe sonorana (Mexique) et le keckua (Pérou). 

On ne peut donc pas encore demander une classification scientifique 
définitive des aborigènes américains. On distingue des Indiens nord-amé- 
ricains, des Peaux-Rouges proprement dits, les tribus qui habitent à 

DieReligibn des mittleren America, 1899. — Sur le Pérou : R.-B. Brehm, Bas Inkareich, 
1887. — [Comme ouvrage récent, on pourra lire E.-J. Payne, History ofthe New-World 
called America, 2 vol., 1899; De Roo, History of America before Columbus, 2 vol., 1900]. 

Les sources consistent en textes indigènes et en vieilles relations espagnoles; elles 
ont été recueillies par Kinsborough, Antiquities of Mexico (1831-1848), dans l'impor- 
tant recueil français de Ternaux-Gompans à partir de 1837, et dans plusieurs publi- 
cations de la Hakluyt-Society. Parmi les relations espagnoles, signalons les rapports de 
Cortez à Charles-Quint et les oeuvres de Sahagun et de Bernai Diaz, du xvii^ siècle 
(traductions françaises). 

1. Ch.-G. Leland, Fusang or tlie discovery of America by Chinese Buddhist -pricsts in 
the fifth century, 1875; Cf. Hervey de Saint-Denys, Mémoire sur le pays connu des 
anciens Chinois sous le nom de Fou-Rang, 1876. — E. Beauvois, UÈlysée des Mexicains 
comparé à celui des Celtes (R. H. R., 1884, ii). 



22 HISTOIRE DES RELIGIONS 

l'ouest des montagnes Rocheuses, depuis la crête jusqu'à la mer et dans 
le district de l'Orégon. Les principales tribus des Peaux-Rouges sont celles 
des Aihapas cas (Ghippewaj), des Iroquois^ des Algonquins, des Bakotas 
(Sioux), des Apalaches (Creeks) ; les Natchez, sur le bas Mississipi, touchent 
de près d'un côté aux Apalaches et de l'autre aux Mexicains.. — Au 
Mexique on peut reconnaître trois couches de populations : une d'indi- 
gènes, à laquelle appartenaient entre autres les Chichimèques, puis • les 
Toltèques, les premiers envahisseurs, et enfin les Aztèques. Les Toltèques 
venaient du nord, mais ils semblent avoir été refoulés vers le sud par les 
habitants indigènes après avoir été les maîtres pendant quelques siècles ; 
les Aztèques guerriers, venus également du nord, auraient ensuite conquis 
le pays. 

L'Amérique centrale était le domaine de la race maya, h laquelle appar- 
tenaient les Quiches. La côte septentrionale de l'Amérique du Sud et les 
Antilles étaient occupées par les Arawaks et les Caraïbes. 

C'est surtout sur les Sud- Américains que les renseignements sont 
insuffisants. Nous distinguons les tribus brésiliennes [Tupi, Guarani, 
Botocudos), les Abipons et les Indiens des Pampas, les Araucans, les 
Patagons [Tehuelches) et les Fuéjiens. Le long de la côte- occidentale une 
bande de terre assez étroite était habitée par des peuples de civilisation 
avancée; au nord (aujourd'hui Nouvelle-Grenade) étaient établis les Chih- 
chas ou Muiscas, plus au sud fïorissait la civilisation péruvienne, localisée 
à l'origine sur les bords du lac Titicaca; plus tard la tribu des Incas, de 
la région de Cuzco, était devenue prépondérante. Les Incas appartenaient 
au peuple des Quichuas [Kechua), auxquels sont alliés les Aymaras. 

Les caractères ethniques des Américains rappellent beaucoup ceux des 
Malais. L'Américain n'est pas communicatif ; son maintien est grave et 
digne; il est patient et dur à la douleur, taciturne et rusé, brave, perfide, 
cruel, vindicatif; il est lent à comprendre les choses nouvelles et ne sait 
pas s'adapter. Il est méditatif et rêveur, et sa vie intérieure est plus riche 
que celle de la plupart des races inférieures, même des nègres, qui ne le 
surpassent qu'en civilisation matérielle. Les particularités des civilisa- 
tions américaines tiennent étroitement, d'une part, à ces traits de caractère, 
et de l'autre à l'absence presque complète de plantes cultivées et d'animaux 
domestiques. L'Américain est un chasseur, un pêcheur, un guerrier; ce 
n'est pas un agriculteur ou un berger. C'est un fait remarquable que dans 
cette partie du monde l'étage moyen de la civilisation manque totalement : 
les Américains sont ou bien des sauvages, ou bien des peuples de civili- 
sation avancée, à la vérité bien près encore de la barbarie. Le Pérou, 
l'Amérique centrale, Yucatan et Honduras en particulier, le Mexique ont 
été les sièges d'une ancienne civilisation; les tumulus des bords du Missis- 
sipi et de rOhio sont également les témoins d'une civilisation préhisto- 
rique. Tout autour, les autres tribus vivent à l'état sauvage. Les Peaux- 
Rouges guerriers, les Caraïbes pirates, que les habitants des Antilles 
appelèrent Cannibales, sont d'un degré au-dessus des Brésiliens indigènes 
ou des Fuéjiens. 



> LES PEUPLES DITS SAUVAGES " 23 

Passons aux relig-ions primitives. Une simple mention suffît pour celle 
des' Groenlandais et des Esquimaux {Innuit, les hommes); ils se sont 
pour la plupart convertis au christianisme depuis le siècle dernier. 
Leur religion primitive n'offre rien de particulièrement remarquable : ils 
croient aux esprits des éléments, à une existence d'outre-tombe, à la 
magie. Le sorcier, <:m_9'e/io/£, possède une grande influence. . 

lue totémisme des^ Peaux-Rouges a plus d'intérêt. On a signalé, dans 
ces dernières années, du totémisme un peu partout, en Australie, en Poly- 
nésie, chez les Sémites et ailleurs encore; mais le mot vient des langues 
de l'Amérique du Nord, et c'est là qu'on a d'abord remarqué la chose K 
Le totem n'est pas un objet isolé comme le fétiche, mais une catégorie 
d'objets, le plus souvent une espèce animale, souvent aussi une espèce 
végétale. Le totem n'est pas seulement objet de culte; la peuplade, le 
clan, ou l'individu appartiennent absolument à leur totem et s'identifient 
matériellement avec lui. L'animal qui est totem passe pour être l'aïeul du 
clan qui éprouve devant lui une sorte de révérence religieuse, n'ose pas 
le tuer, prend son nom et affirme, par ^l'habillement ou les ornements 
que portent ses membres, la dépendance où il se trouve à son égard ; 
on porte la peau ou les plumes de l'animal totem, on danse, la danse 
mimique du totem, bref, dans une infinité de cérémonies, à la naissance, 
à la puberté, lors d'une consécration, au mariage, on prend soin de 
marquer cette identité. Tel est le côté religieux du totémisme; il comporte 
bien entejidu toutes sortes de tabous, et en particulier des prohibitions 
alimentaires. Le totémisme en outre détermine l'organisation du clan; 
il va de pair, en général, avec l'exogamie et le matriarchat. Ce n'est pas 
ici la famille patriarcale qui est l'unité sociale, mais le clan, dont l'unité 
repose à son tour sur le totem. 

Le totémisme mis à part, la religion des Peaux-Rouges est un culte 
des esprits. Les esprits, manitous, ont peu d'individualité, ils paraissent 
le plus souvent être en relation avec les phénomènes naturels. Le mani- 
tou le plus élevé est désigné sous le nom de « Grand Esprit», et on exploite 
souvent cette notion pour prêter aux Peaux-Rouges une religion presque 
monothéiste. C'est tout à fait inexact: quelque puissance que les adora- 
teurs du « Grand Esprit )) lui attribuent, il n'en appartient pas moins à 
une religion inférieure. En général il est représenté sous la forme d'un 
animal ; comme il n'a que peu d'individualité, il réunit en lui à peu près 

1. J.-G. Frazer, Totemism, 1887, d'abord paru sous forme d'article de l'Enc. Br., tra- 
duction française (Dirr-van Gennep, 1898). * Voir aussi L. Marillier, La place du toté- 
misme dans l'évolution religieuse, dans la Revue de VJiistoire des Religions, t. XXXVI 
et XXXVII; — S. Reinach, Le totémisme animal {Revue Scientifique, 1900, p. 449-457) et 
Les survivances du totémisme animal {Revue Celtique, 1900). La publication des Native 
Tribes of central Australia de Spencer et Gillen a provoqué la publication d'une série 
de travaux sur le totémisme : J.-G. Frazer, The origin of totemism {Forinigfitly Review, 
1899, p. 648-666, 835-853). et Observations on Central-aïistralian totemism {Journal of 
AnihroTp. Inst, N. S. I, p. 281 sqq.); — E.-S. Hartiand, Totemism and some récent disco- 
ve7nes, dans Folk-loi^e, XI, p. 52; — F.-B. Jevons, The place of totemism in the évolution 
of religion, dans Folk-Lore, X, p. 369-383; — E. Durkheim, Sur le totémisme, dans V Année 
Sociologique, t. V (1902). 



24 HISTOIRE ites RELIGIONS 

tous les attributs dé la divinité que conçoit le sauvage ; il est en relations 
aussi bien avec les phénomènes naturels qu'avec l'âme des ancêtres, et 
son culte ne s'élève guère au-dessus de la magie. Quelquefois le Grand 
Esprit a forme humaine, et alors on lui prête des mythes variés. Mana- 
bozho, le vent d'ouest, est le héros d'un cycle mythique et épique-; ses 
aventures remplissent toute une littérature populaire qui vit encore, 
Schoolcraft l'a recueillie, et c'est là que Longfellow a pris le sujet de 
Hiawaiha. Une idée singulière, qu'on ne trouve pas seulement d'ailleurs 
chez les Peaux-RoUges, est celle qui donne au Grand Esprit une mère ou 
une grand'mère. J.-G. MûUer veut y voir la notion d'un destin supérieur 
aux esprits. 

Les sacrifices humains et l'anthropophagie ont été usités sur tout le 
continent. Le tabac fournit la matière d'un véritable sacrifice, notamment 
chez les Peaux-Rouges; fumer le calumet de paix est un acte religieux. 
Les bains de vapeur sont souvent employés pour provoquer l'exaltation 
religieuse; des potions purgatives et vomitives servent dans les purifica- 
tions. — On constate en Amérique, même chez les sauvages, un déve- 
loppement remarquable des représentations religieuses ; il est relative - 
ment très supérieur à l'ensemble de la civilisation. Les mythes connu s 
sont surtout des mythes de la création, du déluge et de l'origine de la 
civilisation ; leur forme varie beaucoup, mais le fond est presque toujours 
semblable. Le Grand Esprit est créateur. La création du monde est repré- 
sentée de façons différentes, mais elle ne va jamais sans luttes et sans 
catastrophes; l'élément ennemi auquel il faut arracher le monde est l'eau ; 
le déluge appartient ici entièrement aux mythes cosmogoniques . A côté- 
des mythes de la création du monde, il y en a sur l'origine des hommes : 
l'homme est né des arbres, ou bien il est sorti des cavernes; au début, 
il vivait d'une vie pénible et quasi animale, mais un dieu ou un héros 
civilisateur l'initia à une vie supérieure. 

Les peuples civilisés de l'Amérique montrent dans leurs idées et leurs 
coutumes tant d'analogies avec les sauvages du même continent qu'on y 
voit souvent la preuve irréfutable du caractère autochtone de leur civili- 
sation. Quand nous parlons de civilisation, au sens restreint du mot, 
nous pensons bien entendu aux populations agricoles du Mexique, de 
l'Amérique centrale, de la Nouvelle-Grenade (les Muiscas ou Chibchas) et 
du Pérou, sans oublier d'ailleurs les vestiges de civilisation de la vallée 
du Mississipi et de l'Ohio. La civilisation de l'Amérique centrale est étroi- 
tement alliée à celle du Mexique ; celle du Pérou est au contraire complè- 
tement indépendante. Si l'on cherche pour l'architecture, l'organisation 
sociale, les religions du Mexique et du Pérou des ressemblances avec 
celles de l'ancien monde, c'est surtout dans les civilisations assyrienne et 
égyptienne qu'on trouve des termes de comparaison. Au Mexique, des 
princes puissants bâtirent des temples et des palais, des tombeaux et des 
pyramides. Le calendrier mexicain, réglé sur l'année solaire, prouve une 
civilisation avancée. Mais si l'on admet avec Tylor que la fixation de la 
tradition par l'écriture constitue la ligne de démarcation entre les peuples 



LES PEUPLES DITS SAUVAGES 25 

barbares et les peuples civilisés, il faut reconnaître que le Pérou n'atteint 
pas encore et que le Mexique ne touche qu'à peine aux étages supérieurs ; 
et cependant, sur beaucoup de points, les Mexicains avaient une culture 
avancée. Au Pérou, où les enfants du sang royal recevaient dans des 
écoles une éducation soignée, les sages, qui leur enseignaient les sciences 
nécessaires à des prêtres et des rois, leur racontaient probablement les 
gestes de leurs ancêtres, mais toute cette histoire nationale n'était con- 
servée que par la tradition orale, et, pour venir en aide au souvenir, on 
n'avait que les Quipous, sortes de cordelettes aide-mémoire, portant des 
nœuds de différentes couleurs. Il est à peine besoin de dire que l'inter- 
prétation de ces Quipous était peu sûre, et arbitraire. Ce n'est que plus 
tard,' après la conquête, qu'un homme, qui descendait des Incas par sa 
mère, recueillit les traditions péruviennes et les publia avec des com- 
mentaires espagnols; il s'appelait Garcilasso de la Vega (son ouvrage 
parut de 1609 à 1617). — Les choses se passèrent un peu autrement au 
Mexique. Les traditions historiques et sacrées y étaient conservées par 
écrit, s'il est permis d'appeler écriture un système confus et irrégulier 
d'hiéroglyphes, dessinés ou peints, simples aide-mémoire pour ainsi dire, 
qui rappelle encore les dessins grossiers des Peaux-Rouges. Il y avait 
cependant des documents innombrables rédigés en cette écriture, mais 
la fatalité les a poursuivis. Le zèle fanatique des premiers mission- 
naires en a détruit un grand nombre, d'autres se sont perdus plus tard , 
beaucoup cependant sont entrés dans les musées et ont été publiés par 
Kingsborough dans son recueil. Mais on n'est pas encore arrivé à déchif- 
frer ces hiéroglyphes; le descendant des rois de Tezcuco, Ixtlilxochitl, qui 
en tira son histoire des Chichimèques, ne les comprenait que difficilement 
et avec l'aide d'autres documents. Outre cet ouvrage, le Mexique nous 
a donné le Codex Chimalpopoca, le Guatemala le Codex Cakchiquil et 
l'Amérique centrale le Popol Vuh ou livre populaire, recueil de traditions 
locales composé par un indigène au moment où le souvenir menaçait de 
se perdre. Ce dernier ouvrage a été traduit par Brasseur de Bourbourg. 
Tous ces livres ont été écrits après la conquête par des indigènes, en 
langue américaine, mais en caractères latins. 

Les Mexicains avaient un grand nombre de divinités : d'une part des 
dieux domestiques, dieux inférieurs (repiïo /ou) et, de l'autre, des dieux 
de la nature, T^/a^oc, dieu de la pluie (quelquefois au pluriel), Centeotl, 
déesse de la terre, etc. Mais les trois dieux principaux étaient Quetzalcoatl, 
Tetzcatlipoca et Huitzilopochtli {Vltzliputzli). Le premier avait pour sym- 
bole le serpent ailé, le deuxième, le miroir, le troisième, le colibri ; c'était 
précisément ce que signifiaient respectivement les noms de ces divinités. 
Bien que ces dieux eussent dans leurs temples des idoles à forme humaine, 
ils étaient souvent figurés par les symboles indiqués ci-dessus ou par 
d'autres encore. Le symbole du serpent et celui de la croix sont ceux qui 
se trouvent le plus fréquemment au Mexique et aussi dans l'Amérique 
centrale, dont les dieux principaux, Goucoumatz et Votan^ semblent avoir 
la même origine que le dieu mexicain Quetzalcoatl. Le symbole de la 



26 HISTOIRE DES RELIGIONS 

croix, qui étonna si fort les Espagnols, est généralement attribué aujour- 
d'hui au dieu du vent. Mais les attributions des dieux et leurs domaines 
naturels sont encore bien difficiles à déterminer. Quetzalcoatl est le dieu 
particulier des Toltèques, le représentant de leur civilisation; sa figure et 
ses aventures prêtent à l'interprétation evhémériste : les légendes sur son 
règne à Tula^ à! où il fut chassé par les intrigues de Tetzcatlipoca, et à 
Cholula, les récits de ses courses vagabondes font l'effet d'avoir pour base 
les aventures d'un prince d'ici-bas. D'autre part on ne peut méconnaître 
son caractère divin. C'est le dieu de la civilisation qui a le premier mora- 
lisé les hommes. C'est un dieu doux qui déteste les sacrifices humains, 
une vénérable figure de prophète; il enseigne la vie ascétique. L'idée de 
son règne s'associe k celle d'un âge d'or; une paix profonde régnait alors, 
la prospérité était universelle et la fertilité du sol incroyable. Mais, dépuis, 
le dieu avait disparu, soit qu' il dormît à Tula ou à Gholula, où il atten- 
dait le réveil, soit qu'il fût allé au delà des mers, pour en revenir un jour. 
Les Mexicains crurent d'abord, à l'arrivée des Espagnols, que c'était le 
retour de Quetzalcoatl; les prêtres de ce dieu étaient donc favorables aux 
conquérants et ne prirent point part au complot de Cholula, tandis que 
les prêtres des dieux aztèques prêchaient une guerre d'extermination. — 
Les mythes de Tetzcatlipoca sont bien moins développés; son culte est 
cependant plus important et c'est à lui surtout que s'adressent les prières. 
Il est le créateur du monde et la plupart des mythes cpsmogoniques se 
rapportent à lui; il est le dieu sévère qui scrute les secrets, épie les actes 
et les désirs des hommes. — Huitzilopochtli était le dieu principal des 
Aztèques ; dans le mythe de l'année, il est celui qui meurt et qui ressus- 
cite ; il est encore le dieu de la guerre, il a fondé au cours de ses voyages 
le peuple dés Aztèques et les a aidés à conquérir le pays. C'est à lui parti- 
culièrement que s'adressent les sacrifices humains; mais il y en a égale- 
ment pour Tetzcatlipoca et même pour Quetzalcoatl, bien que le culte de ce 
dernier n'en comportât pas à l'origine. — La tentation est grande de faire 
de l'histoire avec les récits de voyages qui tiennent tant de place dans les 
mythes de Quetzalcoatl et de Huitzilopochtli. En tout cas on ne peut nier 
qu'ils ne reflètent un peu d'histoire et d'ethnographie, mais ce peu est 
bien difficile à distinguer. 

Le culte était organisé minutieusement au Mexique. Il y avait de 
grandes constructions [TeocaUi]^ des autels immenses qui affectaient géné- 
ralement la forme d'escaliers pyramidaux au sommet desquels s'élevaient , 
de petites chapelles contenant les images des dieux. Quetzalcoatl avait 
des temples proprement dits, en forme de coupole. Des idoles magnifiques 
représentaient les dieux. Des fêtes innombrables, la plupart annuelles, 
soit fixes, soit mobiles, formaient le calendrier religieux. La pyramide de 
têtes que les Espagnols virent à l'entrée du temple de Mexico attestait la 
fréquence des sacrifices humains. On connaît plusieurs cérémonies com- 
munielles, où le fidèle s'identifiait avec la divinité : au moment de la fête 
d'hiver on faisait une figure en pâte de Huitzilopochtli ; le dieu était mis 
à mort en effigie, puis la figure partagée et mangée par les communiants. 



LES PEUPLES DÏTS SAUVAGES 27 

Pour les sacrifices humains on ne se servait pas seulement de captifs, 
mais aussi de }eunes gens nobles, choisis un an à l'avance, qui représen- 
taient le dieu. [C'est un cas typique de sacrifice du dieu]. — La religion 
dans son ensemble avait un caractère cruel, les dieux jouissaient des tour- 
ments des victimes. On y constate d'autre part une forte tendance ascé- 
tique, dont témoigne l'existence de nombreux couvents de religieux et de 
religieuses. Le ton de quelques prières contraste "avec ces côtés durs de 
la religion ; il est vrai qu'on peut en partie l'attribuer à l'auteur espagnol 
Saïiagun, qui les rapporte. 

Il faut mentionner le système de chronologie très compliqué des Mexi- 
cains. Les intercalations que rendait nécessaires l'usage de l'année solaire 
de trois cent soixante-cinq jours avaient amené la détermination d'un 
cycle de cinquante-deux ans dont on fêtait le commencement par des céré- 
monies religieuses K Mais les Mexicains connaissaient des périodes cos- 
miques plus longues encore qui embrassaient plusieurs milliers d'années, 
périodes marquées, dans la mythologie, par des catastrophes universelles. 
Ces âges du monde étaient au nombre de cinq. L'âge où vécurent les 
géants s'était terminé par une famine ou un tremblement de terre; à la 
fin de la période suivante le monde avait été détruit par le feu ; des oura- 
gans avaient mis fin à l'âge de l'air. Le quatrième âge avait été celui de 
l'eau et s'était terminé par le déluge universel. Au moment de la conquête, 
les Mexicains en étaient arrivés à la cinquième période. Mais il faut se 
demander,' ici aussi; si ce ne sont pas les Espagnols qui ont systématisé 
certaines de ces idées. 

Dans l'histoire des religions mexicaines nous rencontrons une grande 
figure qu'il convient de mettre à part : c'est celle du prince de Tezcuco, 
Nezahualcoyotl, qui vivait au'xv° siècle. Privé de son héritage, longtemps 
fugitif et proscrit, il finit par monter sur le trône paternel ; il eut un règne 
particulièrement sage et heureux; ce fut une sorte de réformateur reli- 
gieux ; il éleva un téocalli au Dieu invisible du monde, où aucune image 
ne représentait la divinité et où l'on n'offrait pas de sacrifices sanglants. 

La civilisation et la religion du Pérou sont a^u même niveau que celles 
du Mexique, mais affectent des forines tout à fait différentes. Le culte du 
soleil était prépondérant. Les enfants du soleil, Manco Capac et Marna 
Oello, avaient les premiers apporté la civilisation aux hommes ; ils 
étaient les aïeux de la race des Incas. Un certain nombre de filles des 
familles princières étaient consacrées au soleil et vivaient dans une réclu- 
sion claustrale. Outre le soleil, les Péruviens adoraient plusieurs autres 
dieux, Viracocha, Pachacamac (peut-être un dieu de l'eau et un dieu du 
feu), et de nombreux esprits [Huacas], Le culte était aussi régulièrement 
organisé qu'au Mexique, mais bien moins sanglant. Une différence capi- 
tale est à noter dans la condition religieuse des. princes. Tandis qu'au 
Mexique le prince de telle ou telle province n'était que le premier entre 

1. Voir la critique des opinions courantes sur le calendrier mexicain dans E.-J. Payne, 
History of the New-World, t. IL 



28 . HISTOIRE DBS RELIGIONS 

plusieurs autres seigneurs, qui dépendaient plus on moins de lui, l'Inca au 
Pérou, le fils du soleil possédait une puissance absolue, temporelle et spi- 
rituelle; il était lui-même considéré et honoré comme un dieu. Il semble 
qu'il y ait eu des gens éclairés parmi ces Incas ; quelques-uns même 
paraissent s'être élevés jusqu'à un certain rationalisme ; Tupac Yupangui 
(au xv" siècle) aurait, paraît-il, déclaré que le soleil suivait toujours la 
même course; il en résultait qu'il n'était pas vraiment libre, et qu'au 
dessus de « notre père le soleil » il devait y avoir une puissance plus 
élevée qui pouvait le forcer à suivre ainsi une route déterminée. On nous 
dit qu'il y eut au Pérou quelques philosophes comme lui, mais leurs opi- 
nions n'eurent point d'influence sur la religion et sur l'organisation théo- 
cra tique de l'Etat. 



§ 5. — Les Peuples du Pacifique ^ 

Géographiquement, on peut partager en cinq groupes les îles du grand 
océan : l'archipel indien ou malais; au nord-est, la Micronésie (Mariannes 
et Carolines, archipels Marshall et Gilbert) ; au centre, la Mélanésie, qui 
comprend la Nouvelle- Guinée, les Nouvelles-Hébrides, la Nouvelle-Calé- 

1. Bibliographie. — Voir, pour la bibliographie antérieure à 1870, Waitz-Gerland, 
V et VI; ces volumes, presque entièrement de Gerland, sont plus importants pour 
l'ethnographie que les précédents, écrits par Waitz, qui est plutôt un anthropologue. 
— Sur les Polynésiens en général, voir De Quatrefages, Les Polynésiens et leut^s 
mig?^ations, 1866; — A. Fornander, An account of the polynesian race, ils origin and 
migrations, 2 vol., 1880 (ses hypothèses sont très risquées). On trouve généralement 
de bons renseignements dans W. Mariner (Tonga), W. Ellis (Sandwich et Tahiti), 
Turner (Samoa), John, White et Shortland (Nouvelle-Zélande), etc. — R.-N. Cust nous 
a fourni une classification des langues (traduc. franc.), 1887-1888. — Pour la religion, 
les livres suivants sont à consulter : G. Grey, Polynesian mythology and ancient tradi- 
tional history of the New-Zealand race, 1855; — G. Schirren, Die Wandersagen der Neu- 
seelânder und der Mauimytfius, 1856; — W. Gill, Myths and songs from the south Pacific, 
with préface by M. Muller, 1876; — R.-H. Godrington, The Melanesians, 1891; — [Graf 
Joachim Pfeil, Sludien und Beobachlungen aus der Sûdsee, 1899; — Th. Achelis, der Gott 
Tane, ein Kapitel aies der polynesischen Mythologie, 1897. Ne pas oublier le Journal of 
the Polynesian Society.] 

[Pour l'Australie, il suffît de citer ici l'ouvrage capital de Spencer et GilJen, Native 
tribes of central Australia, 1899, qui est le point de départ d'une série d'études nou- 
velles de Frazer, Lang, Durkheim, etc.; — J. Mathew, Eaglehavok and Crow, 1899; — 
H. Ling-Roth, The Aborigines of Tasmania, 1899]. 

Pour l'archipel malais la bibliographie est bien plus considérable. Les anciens livres 
anglais de Crawfurd, 1820, et de Raffles, 1817, surtout pour Java, ont encore de la. 
valeur. Pour Java, il faut recommander P.-J. Neih,Java, 3 vol., 1875-1882, 2^ éd. 1897; 
pour Bornéo, P.-J. Veth également, Borneos wester afdeeling, 2 vol., 1854-1856 ; — H. Ling 
Roth, The natives of Sarawak and British North Bornéo, 1896; pour Sumatra, le recueil 
intitulé Midden-Sumatra, 4 vol., 1880-1884, où sont enregistrés les résultats. de l'expé- 
dition hollandaise; pour les Moluques, J.-R.-F. Riedel, De Sluik-en Kroesharige rassen 
tusschen Selebes en Papua, 1886; on trouvera des renseignements sur les Alfoures du 
nord de Gélèbes (Minahassa) dans des récits de missionnaires; sur les habitants du 
sud de l'île (Macassars et Rugis) dans plusieurs travaux de B.-F. Matthes. Sur les 
Toradja du centre, A.-C. Kruijt et le D»" N. Adriani publient actuellement des études 
intéressantes; sur les Philippines consulter Blumentritt, Der Ahnenkultus der Philip - 
pinen und ihre religiôse Anschauungen, 1882; sur les Malais des Détroits, voir, entre 
autres, Skeat, Malay, Magic 1899. Les Verhandelingen et la Tijâschrift de la Bâta- 



LES PEUPLES DITS SAUVAGES 29 

donie et, quelques autres îles; au sud, l'Australie (Nouvelle-Hollande) avec 
la Tasmanie; à l'esî, les innombrables archipels polynésiens. On peut y 
distinguer trois races. La première est la race australienne, qui occupe 
la Nouvelle-Hollande et la, Tasmanie; la seconde, la race papoue, qui se 
montre à l'état le plus pur dans la Nouvelle-Guinée. On a voulu réunir 
ces deux races brunes en une seule, mais la différence est vraiment 
trop grande entre les Papous aux cheveux crépus et les Australiens aux 
cheveux lisses. Du sang polynésien et malais s'est mélangé à celui des 
Papous en Mélanésie et en Micronésie; il en est de même aux Philip- 
pines, aux Moluques, etc.; les survivants de la race foncée UYegritos), 
refoulés par les immigrants malais de la côte, vivent à l'intérieur et 
sur les montagnes. Les Papous doivent à l'origine avoir occupé tout 
l'archipel malais; ils se seraient retirés devant l'invasion malaise. Mais 
la race qui domine dans^ous"~lés archipels est la race malayo-polyné- 
sienne, d'origine asiatique et venant probablement de la presqu'île de 
Malacca. 

Les Australiens sont au degré le plus bas de la civilisation. Gerland, 
cependant, croit trouver dans leur état présent des vestiges d'un passé 
meilleur. En tous cas c'est une des races qui paraissent avoir le moins de 
vitalité. Selon toute apparence ils sont en train de disparaître. Par leurs 
idées religieuses et leurs cérémonies, ils ressemblent aux autres races 
inférieures.' Ils croieùt aux esprits et aux revenants, et leurs rites se dis- 
tinguent à peine de la magie. L'idée de la survie de l'âme les préoccupe 
particulièrement; ils croient que les blancs sont des ressuscites. 

Les autres races océaniennes ont dans l'ensemble de leurs idées et de 
leurs usages beaucoup de points communs; elles se différencient cepen- 
dant les unes des autres par un nombre suffisant de traits caractéris- 
tiques. Le Papou est vif et passionné, irritable et bruyant; le Malais est 
renfermé, son maintien est mesuré, mais il est avide de sang et cruel. 
Le Polynésien se tient à peu près à égale distance de ces deux extrêmes. 
Toutefois entre les Malais et les Polynésiens la ressemblance est très frap- 
pante. Nulle part le cannibalisme n'est plus répandu qu'en Océanie, bien 
que le christianisme et l'islamisme l'aient aujourd'hui considérablement 
diminué. Un des traits les plus remarquables du Malais et dii Polynésien 
est l'importance considérable qu'ils attachent aux cérémonies de poli- 
tesse, aux convenances, à l'étiquette sociale. Souvent une langue spéciale 
est réservée aux relations avec certaines catégories de personnages. 

Nous devons à Godrington un tableau détaillé des langues, des croyances 

viaasch Genoolschap, fondée en 1718;, contiennent aussi beaucoup de ctioses intéres 
santés pour l'ethnographie et l'histoire des religions ; consulter également les Bijdragen 
tôt de Taal^ Land-en Volkenkunde van Nederl.-Indie (depuis 1853); Indische Gids (depuis 
1879). On trouvera dans ces revues des études importantes de P.-A. Tiele sur les Euro- 
péens dans l'archipel malais, de G. Snouck-Hurgronje sur l'Islamisme, et surtout de 
G.-A. Wilken, notamment Het animisme hij den volken van den indischen Archipel 
(Ind. Gids, 1884-1885); il a traité encore du mariage, de l'héritage et touché enfin à 
une bonne partie des coutumes de ces populations. Après la mort de Wilken. G. -M. Pleyte 
a publié son livre, Handleiding voor de volkenkunde van Nederlandsch-Indië, 1893. 



30 HISTOIRE DES RELIGIONS 

et du folklore mélanésiens. Le trait dominant c'est la. notion du mana. 
Ce, mot désigne toute espèce de puissance ou de 'faculté qui distingue du 
commun certaines choses ou certaines personnes, pendant un temps- indé- 
fini ou limité. La pierre dont on attend quelque chose est mana, le mot 
magique est mana.^ l'esprit d'un mort resté puissant est mana. 'Nous trou- 
vons en Mélanésie des sociétés secrètes, des cérémonies corporatives et 
des tabous. Les légendes rapportées contiennent des éléments polynésiens, 
épisodes ou même noms empruntés. 

La religion polynésienne concorde, en bien des points, avec toutes les 
autres religions connues de sauvages et de barbares. Ici comme ailleurs 
dominent l'animisme et le culte de la nature, la magie et toute espèce de 
superstitions. Il y a des divinités nombreuses : elles se nomment Atoua; 
les esprits, aussi bien les esprits protecteurs en général que les âmes des 
morts, se nomment Tiki. Remarquable est le prodigieux développement 
de la mythologie; elle ne manque même pas de poésie, comme on peut 
s'en convaincre par les recueils de Grey et de Gill. Le dieu principal, 
dans toute la Polynésie, est Tangaloa {Tangaroa, Taaroa), représenté 
surtout comme dieu du ciel et de la mer. Il est le créateur. Sur la 
manière dont le monde a été créé, les mythes varient. On retrouve ici 
l'oiseau et l'œuf côsmogonique, le monde étant considéré comme la 
coquille de l'œuf ou le corps de Tangaroa ; tantôt on suppose une série 
d'essais manques; tantôt la terre est pêchée dans l'océan par le dieu. 
Souvent il est question d'une parenté originelle entre les hommes et les 
dieux, les hommes étant des êtres célestes qui se seraient égarés loin 
des demeures divines. 

La cosmogonie de la Nouvelle-Zélande comprend un mythe particulier, 
celui de la séparation de Papa et de Rangi (le ciel et la terre), détachés 
l'un de l'autre par leurs enfants. Chez les Maoris le principal personnage 
de la mythologie est Maui, qui du reste est souvent mentionné en Poly- 
nésie, sans qu'il nous soit possible de bien distinguer sa nature et ses 
fonctions de celles de Tangaroa. On voit généralement dans Maui un 
dieu solaire; plusieurs de ses mythes le montrent voyageant et mourant; 
il est encore le pêcheur du monde et le voleur du feu ; il lui arrive même 
de saisir le soleil; tout cela convient à un dieu solaire. Mais en somme 
les mythes qui le concernent se sont beaucoup développés sous forme de 
contes. Il figure encore dans les légendes de migrations; dans ce cas, il 
est le premier homme ou le héros civilisateur. Dans ces légendes de 
migrations sont sans doute mêlés des souvenirs historiques et des élé- 
ments mythiques; Schirren a tort de nier l'existence des premiers et de 
tout expliquer par des mythes solaires ou infernaux. — La représenta- 
tion d'un séjour céleste des dieux et d'un royaume souterrain des morts 
[Po, Poulotoii] est assez développée chez les Polynésiens; mais la délimi- 
tation reste vague. En somme, malgré l'abondance relative de nos ren- 
seignements, nous ne sommes pas en état d'esquisser une histoire de la 
religion polynésienne. Gerland l'a cependant essayé; il distingue trois 
étapes successives : la crainte créa d'abord la croyance aii Tiki, esprit 



LES PEUPLES DITS SAUVAGES 31 

protecteur' con0u soii§ la forme d'un animal; au deuxième stade, la 
contemplation de la nature fit naître les figures des grands dieux; en 
troisième lieu ceux-ci disparaissent presque pour faire place aux âmes et 
aux démons. Cette hypothèse, improbable en elle-même, est d'ailleurs 
insuffisamment étayée de faits. 

Parmi les pratiques religieuses, il faut citer en première ligne le tatouage ; 
nulle . part il n'est aussi développé qu'en Polynésie. L'opération com- 
mençait à l'âge de la puberté, mais souvent on continuait pendant des 
années à inciser de nouveaux dessins, principalement sur les reins et le 
veïitre. Les hommes surtout étaient tatoués; les femmes l'étaient moins; 
les esclaves ne l'étaient jamais ; les étrangers étaient tantôt forcés de subir 
l'opération, tantôt, par contre, ne pouvaient se faire tatouer à aucun 
prix. Le tatouage avait certainement une signification religieuse; il était 
pratiqué par les prêtres qui opéraient en chantant des chants religieux, 
et l'on en faisait remonter l'établissement aux dieux. Des différentes 
explications proposées c'est celle de Gerland qui est généralement acceptée : 
« On peignait sur soi le signe du Dieu auquel on appartenait, comme 
individu ou comme membre d'une tribu; on s'ornait peut-être aussi de 
la marque de deux divinités, l'esprit protecteur et le dieu tribal. » Com- 
prise de cette façon, la pratique du tatouage se rattache étroitement au 
totémisme, d'autant que les dessins tatoués représentent souvent des 
animaux, serpents, lézards, poissons, oiseaux, etc. A côté du tatouage, la 
circoncision était, chez les Polynésiens, une pratique religieuse. 

Le développement de la loi dû tabou est caractéristique, et concorde 
avec le respect des distinctions\ sociales et l'organisation aristocratique 
de la race. Les personnes, choses, circonstances et phénomènes étaient 
partagés en tabous, c'est-à-dire divins ou interdits, et en noas, c'est-à- 
dire accessibles, permis au profane; il y avait des tabous généraux et des 
tabous particuliers, des tabous permanents et d'autres temporaires, Tout 
ce qui se rapportait au culte était tabou, tabous aussi les princes et les 
nobles; les femmes ne l'étaient que par excepti<?n et en certaines cir- 
constances. Le fait d'être tabou était une protection et un privilège, mais 
imposait également toutes sortes de limitations. Le mot lui-même doit 
signifier « ce qui est exactement déterminé, défendu ». On prononçait et 
on levait le tabou avec accompagnement de cérémonies religieuses. Dans 
la levée des tabous l'eau jouait un rôle capital. — La société des Areoi, origi- 
naire de Tahiti et qui s'était propagée de là dans les autres îles, était par- 
ticulièrement taboue. Cette corporation faisait remonter son origine 
mythique au dieu Oro, et se prétendait divine. On n'y était admis qu'après 
un noviciat et après avoir passé par une infinité de cérémonies; ces céré- 
monies étaient à sept degrés et chacun d'eux se distinguait par un 
tatouage différent. Les sociétaires des grades inférieurs étaient chargés 
d'exécuter les danses et les représentations, spectacles qu'ils promenaient 
d'île en île et qui figuraient des épisodes tirés de l'histoire des dieux. Ils 
étaient fort débauchés. Un tabou sévère ordonnait la mort de tous les 
enfants nés des femmes qui avaient eu commerce avec des Areoi. 



32 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

Si Fon passe de la Polynésie à l'archipel malais, on se trouve en pré- 
. sence d'un état religieux beaucoup plus compliqué. Non seulement la 
population est un mélange d'immigrants malais et d'autochthones ; mais 
elle a déjà subi l'influence de peuples civilisés. Bien qu'il soit impos- 
sible de déterminer l'époque des premières relations entre l'Hindoustan 
et l'archipel, on peut les placer au plus tard vers les premiers siècles 
de notre ère. 

La civilisation hindoue s'est surtout répandue sur Java, Madoura et 
Bali. A Java, la littérature indigène en langue kawi est née de la litté- 
rature hindoue; d'innombrables idoles, des monuments symboliques 
{Linga, phallus) et surtout de grands édifices comme le temple ^fforo- 
boudour témoignent de l'influence de l'Inde et du bouddhisme. Au 
xv^ siècle l'islamisme commença la conquête de l'île, dont il est encore la 
religion nationale. L'islamisme est très répandu dans tout l'archipel; son 
centre est la colonie des pèlerins de la Mecque, dont Snouck-Hurgronje a 
décrit la vie dans son livre sur la Mecque. 

A côté des mahométans et de la population chrétienne indigène, qui 
n'est pas encore nombreuse après plusieurs siècles de domination euro- 
péenne, subsistent plusieurs tribus païennes : à Sumatra les Battaks, à 
Bornéo les Bayaks, à Célèbes et dans d'autres îles plusieurs tribus 
d'Alfoures. Mais chez la population mahométane elle-même on trouve 
encore, comme chez tous les peuples civilisés, mais en plus forte propor- 
tion, des restes de religion primitive. C'est à Wilken que nous devons la 
plupart de nos documents sur les croyances indigènes ; il les a examinées 
au point de vue de l'animisme. La croyance aux âmes et aux esprits est 
ici très largement développée; cependant le culte de la nature ne fait pas 
défaut et ne se réduit pas plus ici qu'ailleurs à l'animisme. En tout cas, 
la riche moisson de faits ramassée par Wilken forme une imposante con- 
tribution à l'étude du phénomène. Il faut dire que les travaux récents de 
M. Kruijt modifient sur plusieurs points les conclusions acceptées. — 
Nous renonçons à décrire les croyances des peuplades de l'archii^el en les 
prenant une à une; nous nous bornons à noter quelques traits carac- 
téristiques. La croyance aux âmes est très développée; chaque homme en 
a plusieurs, dans son souffle, son cœur, son ombre. Pendant le sommeil 
l'âme abandonne le corps et prend d'autres formes, par exemple celle 
d'un oiseau, pour lequel on répand du riz. On croit un peu partout à la 
lycanthropie ; on croit notamment que ceux qui possèdent la ngelmou ou 
science des paroles magiques [rapal] peuvent se changer en tigres. Les 
âmes des morts peuvent être dangereuses, par exemple celles des femmes 
mortes avant la délivrance ou en couches [pontianak). Les pouvoirs sur- 
naturels, comme la sorcellerie, sont généralement héréditaires. Les fêtes, 
et les cérémonies fort longues qui accompagnent la mort ou l'enterrement 
ont pour objet d'écarter des morts les influences néfastes et aussi d'expé- 
dier l'esprit au pays des âmes. Celui-ci est souvent localisé dans l'île la 
plus voisine. On offre à l'âme des présents qu'elle doit emporter avec elle, 
d'autres l'attendent à ses retours sur terre. La croyance aux âmes a été 



L'ES PEUPLES DITS SAUVAGES 33, 



N 



étendue aux animaux et aux plantes ; l'adoration a suivi naturellement. 
Parmi les plantes qui reçoivent un culte ^ le riz vient en tête; à Java et 
ailleurs, on célèbre, aux semailles, des noces symboliques du riz accompa- 
gnées de fêtes et de festins. 

Les insignes princiers, armes, vêtements, ornements, appartiennent à 
la catégorie des fétiches et des amulettes (le musulman considère les 
fétiches païens comme des amulettes) ; on leur attribue une vertu magique. 
Les vases sacrés des Dayaks sont à mentionner. La coutume de la chasse 
aux têtes, si répandue chez les Dayaks, les Alfoures, etc., est associée au 
cult& des crânes. 

Après cet animisme et cette magie viennent le culte de la nature et 
toute une collection de mythes naturalistes; entre autres le mythe des 
noces du ciel et de la terre au commencement de la saison des pluies. Les 
montagnes, l'eau, le soleil et la lune sont des êtres divins. Sur la cote 
méridionale de File de Java on parle d'une déesse de l'océan du sud, 
Ratou-Kidoul : elle habite au fond des mers un palais merveilleux, elle 
commande à une armée d'esprits qui hantent les roches de la côte. A côté 
d'elle se tient le méchant Ni-belorong , un monstre qui dispense les 
richesses, mais qui les fait payer. Nous pourrions continuer encore et 
puiser à l'inflni dans les croyances et les superstitions, les coutumes et la 
littérature. Qn ne peut cependant donner un tableau d'ensemble de ce 
paganisme trop mélangé d'hindouisme et d'islamisme; les tribus restées 
pures sont si inférieures qu'il est impossible de décrire leur religion d'une 
façon systématique. Pour l'étude des contes la moisson est assez riche. 
On a recueilli ceux des Macassars et des Boughs, des Sanghs et des 
Battaks, Les légendes des Battaks, que van der Tuuk a le premier fait 
connaître et qui sont en ce moment étudiées par C.-M. Pleyte, compren- 
nent des mythes et des allégories cosmogoniques originaux. Il est permis 
de douter qu'on parvienne Jamais à comprendre le sens réel de ces his- 
toires et à y distinguer nettement ce qui est indigène de ce qui est 
emprunté à l'Inde occidentale. Cette observation >aut pour les divinités, 
comme Batara Gourou, le dieu créateur; son nom déjà porte la marque 
hindoue. Les renseignements sont donc fragmentaires ; il est vrai que ces 
fragments sont nombreux et intéressants. 



§ 6. — Les Mong-ols^ 

Par le docteur Edm. BuciiLEY (de Chicago). 

Le nom de Mongol n'appartient en propre qu'à l'une des branches de la 
grande race appelée quelquefois « race de la haute Asie )). Peschel range 
sans hésiter tous les Américains et les Malayo-Polynésiens parmi les 

1. Bibliographie. — L'ouvrage de Waitz ne nous guide pas ici. Les matériaux sont 
dispersés dans les relations de voyages, les études ethnographiques sur la population 
de l'empire russe, et différentes revues, etc. 

W. Radloir, Aus Sibirien, 2° édition, 1893, est la source principale pour l'ethnographie 



HISTOIRE DES RELIGIONS. 



3 



34^ HISTOIRE DES RELiaiONS 

peuples mongoloïdes {Mongolenàhnliche] ; Max Mûller y ajoute les peuples 
dravidiens de l'Hindoustan que la plupart des ethnographes considèrent 
comme une race à part. Fr. Mûller, par contre, limite étroitement le 
domaine des Mongols; il comprend les peuples de la lisière septentrionale 
de la Sibérie, les Kamtchadales, les Ainos, etc., avec les Esquimaux amé- 
ricains dans la race spéciale des peuples arctiques. Mais, même abstrac- 
tion faite de ces peuples arctiques, la race mongolique reste la plus nom- 
breuse de toutes, mais aussi celle dont l'unité nous échappe le plus. Sur 
les migrations préhistoriques des Mongols , leurs relations avec les 
peuples qu'ils durent refouler ou avec lesquels ils se mélangèrent^ nous 
ne savons que ce que peut fournir l'étude des langues, et c'est peu. Une 
classification des branches de la race est impossible; nous passerons en 
revue les principales sans les classer. 

En première ligne vient la grande famille ouralo-altaïque, que l'on 
divise en Ougro-Finnois et Turco-Tartares, en comptant parmi les pre- 
miers les Finnois, les Lapons, les Esthoniens et les Livoniens:de la Russie 
septentrionale, les Ostiaques du bassin de l'Ob, et les Samoyèdes qui, 
très éparpillés, sont répandus depuis l'Altaï jusqu'à la mer Glaciale et 
à la mer Blanche. Des Turco-Tartares descendent les Turcs (Kirghiz, 
Abakans, Altaïens, etc.), que l'on rencontre dans la . Sibérie méridio- 
nale jusqu'au lac Baïkal à l'est. Dans le bassin de la Lena habitent les 
Yakoutes. En Mongolie se trouvent les Mongols proprement dits, à 
l'ouest de ces derniers les Kalmouks, les Bouriates autour du lac Baïkal, 
les Tartares de Minoussinsk à l'ouest des Bouriates, les Toungouses à 
l'ouest de l'Amour, disséminés sur un territoire immense, enfin les Mand- 
chous au sud des Toungouses. Nous parlerons plus tard des Chinois, des 
Coréens et des Japonais. Au Tibet et sur les pentes occidentales de l'Hi- 
malaya habitent des peuples qu'il faut sans nul doute joindre aux Mon- 
gols; en général on considère également comme des Mongols les Thaïs 
et les Annamites. 



et la religion des Turko-Tartares; un extrait de cet ouvrage, Das Schamanenthvm und 
sein Ciiltus, 1885, ne traite que de la religion; les P^^oben der Volkslitteratur der turki- 
schen Stamme Sûd-Sibiriens, 6 vol., 1866-1886, recueillis et traduits, par le même 
auteur, contiennent des chants épiques et des documents importants pour l'histoire 
de la civilisation, mais peu intéressants pour l'histoire des religionssll en est de même 
des Eeldensagen der Minussinschen Tartaren, de A. Schiefner, 1859. Les ouvrages de 
A. Vambéry, Die primitive CuUur des tiirko-tartarischen Volkes auf Grund sprachlicher 
Forschungen, 1879, et de C. de Harlez, La religion des Tartares orientaux, 1887, sont 
plus importants. 

Sur les Finnois, voir A. Castren, Vorlesungeîi ûber die finnische Mythologie, édition 
allemande de Schiefner, 1853; — B. Beauvois, La magie chez les Finnois (R. H. R., 1881- 
1882); — Abercromby, Magic songs of the Finns {Folklore Quarterly Review, 1890-1896); 
id., The Pre and Protohistoric Finns, 1898; — J. Smirnov et P. Boyer, Les populations 
finnoises des bassins de la Volga et de la Kama, 1898; — Gh.-J. Billson, The popular poetry 
of the Finns, 1900; — D. Comparetti, Der Kalewala oder die Poésie der Finnen, 1892 (livre 
de grande importance, qui traite d'une manière générale de la nature et de l'origine 
des épopées populaires). Le Kalewala a été traduit en différentes langues : en allemand 
par A. Schiefner, 1852, et dans un langage plus poétique par Paul, 1886; en anglais 
parW.-J. Kirby, 1888, J.-M. Gi'awford, 1889; en français par Léouzon-le-Duc, 1867. Pour 
les remarquables travaux de J. Krohn, voir Z. f. Volkskunde, I, et R. H. R., l89o. 



LES PEUPLES DITS SAUVAGES 35 



X 



La race mongole comprend à la fois des nomades (steppes de la Chine 
septentrionale, de la Sibérie occidentale- et forêts du haut plateau) et 
des agriculteurs civilisés (en Chine et au Japon). Le Mongol est flegma- 
tique, calme et froid. L'individu s'efface devant la famille et l'Etat. Le 
Mongol s'est toujours passé de logique; il s'intéresse peu à la méta- 
physique; c'est à la pratique qu'il applique sa réflexion; son imagi- 
nation n'est pas très vive, mais par contre son sens de l'histoire est très 
développé. L'éducation est entièrement littéraire. On n'estime guère l'ori- 
gtnalité; l'idéal est dans le passé et la science elle-même est liée à la 
tradition. Malgré leurs innombrables invasions en Europe, les Turco- 
Tartares n'ont pas exercé d'influence durable sur l'histoire du monde; 
leur domination n'a jamais été que de courte durée ; la civilisation vaincue 
a toujours repris le dessus, comme en Russie et en Chine. 

Le sens artistique n'est développé que chez les Chinois et les Japonais. 
Cependant les épopées des Turco-Tartares et des Finnois, de même que 
la poésie lyrique des Chinois et des Japonais, sont dignes d'attention. 
Les Chinois se sont montrés de remarquables faiseurs d'encyclopédies. 
En religion le Mongol se distingue par son indifférence pour le dogme, 
mais il accomplit avec soin les rites du culte, qui tend à devenir méca- 
nique. Les grands conquérants mongols du moyen âge étaient tolérants 
et même éclectiques. Le Chinois ramène ses actes, religieux et sociaux 
à des cérémonies minutieusement réglées par des rituels écrits. 

Tous les peuples turco-tartares' étaient jadis des adeptes du chama- 
nisme, qui n'est plus répandu d'une façon générale que chez les~Tôùh- 
gouses. A l'exception des Bouriates du lac Baïkal, les Mongols sont 
devenus bouddhistes. Les Turcs sont mahométans depuis des siècles. 
Seuls les habitants des monts Altaï et Sayansk sont restés chamanistes ; 
cependant le bouddhisme et le christianisme ont commencé à se répandre 
parmi eux. Chez les Mandchous le chamanisme subsiste à côté du confu- 
cianisme et du bouddhisme. Radloff, qui a recueilli ses documents sur- 
tout chez les Altaïens, prévient ses lecteurs que les renseignements que 
fournissent les chamanes sont souvent contradictoires. 

Les Turco-Tartares adorent les puissances ennemies de la lumière et 
de l'obscurité, les esprits et la terre, ainsi que les esprits locaux et les âmes 
de leurs aïeux. Dans le ciel le plus élevé réside Tengere Kaira Ifan, qui règle 
le destin de l'univers ; dans le seizième ciel habitent d'autres Tengere ou 
dieux célestes [Tengri, Tonri, Tari, etc., semblent venir de Tang\ les 
Yakoutes emploient encore ce mot pour désigner le ciel visible). Au sep- 
tième ciel réside le soleil, la mère, et au sixième la lune, le père. Radlofï 
croit que cette attribution de sexes iau soleil et à la lune vient simple- 
ment du genre que la langue donne aux deux mots, et que cette différence 
grammaticale n'a donné lieu à aucun développement mythologique. Au 
troisième ciel habitent les sept Koudai (dieux); avec eux se trouvent les 
âmes des aïeux, qui servent d'intermédiaires entre les hommes et les dieux. 
On adore la terre, personnifiée par une compagnie d'esprits bienfaisants, 
sous le nom de Yœrsou, eau terrestre. Cette compagnie est composée des 



36 HISTOIRE DES RELIGIONS 

dix-sept Khans (princes) qui gouvernent chacun une des régions du monde; 
Différentes sortes de puissances malfaisantes habitent les neuf cercles du 
monde souterrain. Leur maître est le T^ms,s3.ni Erlik-Khan, terrible ennemi 
de l'humanité. La terreur qu'il inspire le fait respecter et on essaye de se 
le concilier par des sacrifices. — Chaque homme a deux esprits qui 
l'accompagnent : un bon et un mauvais ; ils restent avec lui pendant sa 
vie et plus tard à travers les différents cercles souterrains et les différents 
ciels. — Tout le monde peut entrer en communication avec les divinités 
terrestres, mais les chamanes seuls peuvent offrir le sacrifice aux divinités 
célestes, ou conduire l'âme du mort dans les demeures souterraines. La 
fonction de chamane est nécessairement héréditaire, puisqu'elle tient à un 
état d'épilepsie constitutionnelle : le premier accès montre que le candidat 
est digne de remplir son emploi. Les ancêtres du chamane lui fiacilitent 
d'ailleurs ses visites au monde supérieur et au monde souterrain; c'est 
eux qu'il conjure d'abord aux sons de son tambourin mystique. Le sacri- 
fice principal est offert à Bai-Ouelgœn, qui habite au seizième ciel et qu'on 
considère souvent comme le plus puissant des dieux. La victime est un 
cheval à la robe claire (la robe du cheval sacrifié à Erlik doit être foncée). 
On accroche à une perche, comme portion consacrée, la peau avec la tête 
et les pieds qui ne sont pas coupés, mais on mange la chair. Il est défendu 
de répandre une goutte de sang ou de briser un os. La bête tuée, le chamane 
raconte à ses auditeurs tremblants comment il est monté aux divers ciels 
et comment il y a obtenu des réponses à tous les problèmes à résoudre ; 
le chamane parle avec une force dramatique à laquelle ajoute son état 
d'extase. A la fin il présente l'offrande. — Pour purifier une cabane souillée 
par une mort, il faut que le chamane saisisse l'âme du défunt et la fasse 
descendre au monde souterrain. Cette scène bizarre a produit une grande 
impression sur Radloff ; les innombrables personnifications dramatiques, 
la forme poétique du discours et la description des lieux que le chamane 
prétend visiter, rappellent la Divine Comédie. 

On suspend au plafond de la cabane l'image d'un dieu, dans un cadre 
de bois ; on accroche à côté la peau d'un lièvre à laquelle des chiffons multi- 
colores sont attachés par un cordon. Le culte du feu, des pierres et des 
arbres se rencontre souvent. Le bouleau est l'arbre sacré, neuf le nombre 
sacré, l'orient le point cardinal sacré. On prête serment en buvant com- 
muniellement le sang d'un sacrifice; quelquefois aussi chacun des inté- 
ressés boit du sang tiré du bras de ses partenaires. La divination se pra- 
tique : 1° par l'examen des entrailles, ou les déchirures de l'omoplate rôtie 
de l'animal sacrifié; 2" par l'interprétation des phénomènes naturels, 
comme l'ascension de la fumée; 3° par la combinaison arithmétique de 
cailloux ou de crottes de mouton ; 4° par les visions extatiques des cha- 
manes. 

En Sibérie, toutes les peuplades ougro-finnoises et en Russie les Lapons 
sont encore chamanistes ; ils se rapprochent étroitement des Turco-Tar- 
tares dont nous venons de parler. 

En Russie, de toute la famille, si l'on considère en particulier les Fin- 



-' , ^LES PEUPLES DITS SAUVAGES 37 

nols, les Esthôniens et les Livoniens, ce sont les Finnois qui sont les 
plus remarquables et les plus typiques ^ La littérature finnoise est extrê- 
mement riche. Nous la connaissons grâce à E. Lônnrott; il a vécu parmi 
les Finnois pendant des années, recueillant les Runes (chansons) de la 
bouche du peuple; il les a coordonnées, en partie arrangées et mises au 
point. C'est ainsi qu'il a pu publier le Kalewata, recueil composite (1849), 
le Kanteletar, collection de poésies lyriques (1840), et plus tard des 
recueils de proverbes, d'énigmes et de chants magiques. 

T.e,s mythes des Finnois ne ressemblent guère à ceux des Mongols. Sous 
leur forme métrique, ils datent de 800 ou 1000 après J.-C. et se formèrent 
en partie sous l'injfluence des Scandinaves et des Lithuaniens leurs voisins. 
Il n'y pas de cosmogonie générale, mais nombre de mythes mentionnent 
des créations particulières; c'est un œuf d'oiseau, une femme fécondée par 
le vent, une divinité qui se frotte les mains ou le genou. Les divinités 
sont des personnifications vagues et pauvres des forces naturelles ; leur 
développement anthropomorphique est incomplet et leurs qualités indé- 
terminées ; elles ne se groupent point en familles ; elles ne s'associent point 
autrement. Om/é;A;o (le vieillard), le dieu du ciel, occupe le premier rang, 
simplement parce que sa sphère est la plus élevée ; il n'a cependant aucune 
autorité sur les dieux. Plus tard on lui donna les attributs du Dieu de la 
Bible. Son épouse se nomme Akka. Maan emse (mère de la terre) est la 
déesse de la terre, sans autre nom déterminé. Ahti^t Wellamo sont le dieu 
et la déesse de l'eau, Tapio et Miellkki sont le dieu et la déesse de la forêt, 
Tuoni et Tuonetar le dieu et la déesse du monde souterrain, Pellerzvomen 
est le dieu de la campagne. Les divinités du soleil, de la lune, de la 
Granda:Ourse et des étoiles reçoivent simplement le nom de l'astre qu'elles 
gouvernent. Youmala (la demeure du tonnerre) était à l'origine le nom 
d'un dieu du ciel, et devint plus tard le nom générique de toutes les divi- 
nités. A côté de ces Youmalas (divinités) qui régnent sur les choses de la 
nature, il y a aussi des Baltias (esprits libres), qui s'incorporent aux 
hommes, à des objets naturels ou aux phénomènes. Le plus grand des 
innombrables esprits malfaisants est Hiisi. L'idée de l'enfei^, venue du 
dehors, fit disparaître la notion antérieure d'une existence continuée. Les 
Finnois avaient des lieux sacrés, des idoles, des sacrifices et des fêtes ; ces 
dernières étaient surtout agraires, il y en avait une pourtant qui était 
consacrée spécialement aux ancêtres. Les chiffres sacrés sont six, sept, 
huit ou bien un, deux, trois; on les emploie toujours en série. 

L'homme n'est pas du même sang que les dieux. Le héros se>^ert pour 
combattre moins de ses armes que de ses chants magiques, c'est l'ancien 
chamane qui n'a fait qu'échanger son tambour contre une harpe ; c'est le 

î. * La parenté des Finnois et des Mongols n'est pas évidente. Les anthropologues 
font des Finnois proprement dits une branche de la souche teutonique (cf. Ripley, 
The races of Europe, p. 341 et suiv., 364, etc.). Sur l'hypothèse de la parenté originelle 
des langues aryennes et du finnois, voir L Taylor, The origin of the Aryans, 1890, 
p. 285, 295 (traduit en français, 1895); — Schra.<ier, Sprachvergleichung und Urgeschichte, 
1883 (trad. angl., 1890); — S. Reinach, L'origine des Ariens, 1892, p. 96. Naturellement, 
les Finnois de l'est sont fortement mélangés de Mongols. (H. H.) 



38 HISTOIRE DBS RELIGIONS- , , 

Loitsiya (sorcier), le Tietseyse (sage) et le Lanlaya (chanteur).- Il conjure 
toujours les esprits dans l'extase, et quand il tombe sans connaissance il 
devient un haltia et descend au monde souterrain. 

On a donné du Kalewala d'innombrables interprétations, d'ailleurs très 
différentes entre elles. Pour D. Gomparetti, le Kalewala est l'épopée non 
des guerres, des peuples ou des chefs, mais seulement des magiciens. Les 
principaux personnages sont : Waina-moinen, le type du sorcier intel- 
lectuel ; Ilmarinen, le type du sorcier vulgaire et routinier ; Lemminkainen, 
le type de l'amant, avec quelques traits de barbarie. Une demande en 
mariage forme le canevas peu important du poème, les héros y doivent 
résoudre différentes énigmes. Le rapt du Sampo, objet dont la forme est 
décrite de plusieurs façons contradictoires et obscures, constitue l'action 
principale. Le Sampo est le chef-d'œuvre de la magie et possède le pou- 
voir de créer toutes les autres choses : d'où son nom de Sam-Po, prospé- 
rité sociale, richesses. 



CHAPITRE m 
LES CHINOIS' 

Chapitre revu en partie par le D' Edm. Bcckley (de Chicago), 



7. Littérature sacrée. — 8. Ancienne religion chinoise (Sinisme). — 9. Vie 
de Confucius. Sa doctrine. — 10. Les Tao-te-King de Lao-tse. — 11. Le Taoïsme. 



12. Les Philosophes. 



7. — Littérature sacrée ^. 



Les origines du peuple chinois se perdent dans l'obscurité de la préhis- 
toire. Il est certain que les « cent familles » sont venues du nord-ouest, 
ont occupé d'abord le bassin du fleuve Jaune et ne se sont répandues dans 
le sud que plus tard; il est certain, d'autre part, qu'elles appartenaient à 
la race de la haute Asie (race mongole) : leur civilisation et leur religion 
portent la marque de cette parenté. On s'est donné beaucoup de mal pour 
chercher les traces de relations anciennes entre les Chinois et les peuples 
civilisés de l'Asie occidentale; jadis on cherchait en Egypte; depuis, Terrien 

1. Bibliographie. — H. Cordier, Bibliotheca Sinica. — Organes spéciaux qui n'inté- 
ressent que les sinologues : The China Review, Hongkong (depuis 1872); Revue de 
l'Extrême-Orient (depuis 1882); Toung Pao (depuis 1892); Bulletin de VÉcole française 
d'Extrême-Orient (depuis 1901). — Sur le pays et ses habitants : J.-F. Davis, The 
Chinese, 1836; — F. von Richthofen, China, 1882; — W.-A.-P. Martin, The Chinese, 1881 ; 
R.-K. Douglas, China, 1887; — A.-H. Smith, Chinese characteristics, 3" éd., 1894; — 
Williams, The Middle Kingdom, 2® édit., 1899. 

2. H. Cordier passe en revue les traductions anciennes et modernes des livres sacrés 
dans son bulletin de la R. H. R,, 1880, l. — Depuis 1861, J. Legge s'occupe d'une publi- 
cation qui comprendra sept volumes : The Chinese classics, avec traduction, commen- 
taire, introductions; il a donné trois volumes d'introduction, sans texte chinois : 
The life and teachings of Confucius ; The life and works of Mencius ; The She King, or 
book of ancient chinese poetry. Du même, The Shu King, the religions portions of 
the Shih King, the EsiaoKing, S. B. E., III; Yi-king, S. B. E., XVI; Li-Ki, S. B. E., 
XXVII, XXVIIL Gomme traductions il faut encore citer : Vict. von Strauss, Shi-King, 
1880, tx'aduction bien réussie même au point de vue poétique (Rûckert avait déjà 
entrepris ce travail en 1833, mais il dépendait pour le sens d'une traduction latine 
défectueuse); E. Biot, Le Tcheou-li ou rites des Tcheou, 2 vol., 1851; G. de Harlez, 
Yi-King, 1886; /-/z, 1890. 



40 HISTOIRE DES RELIGIONS 

de Lacouperie a attiré l'attention sur la Babylonie; il a prétendu que, par 
l'écriture, la langue et la civilisation, la Chine se rattache à la Mésopo- 
tamie. Quoi qu'il en soit, les. Chinois apparaissent dans l'histoire avec 
une organisation sociale, politique et religieuse de civilisés, pratiquent 
l'agriculture, ont une écriture, mesurent le temps, etc. La légende fait 
remonter ces découvertes et cette organisation aux plus vieux empereurs 
du passé. 

La littérature classique se compose en partie d'écrits antiques, recueillis 
ou définitivement rédigés par Kong-tse; en partie d'œuvres composées par 
Kong-tse lui-même ou par son école. Ces dernières sont les cinq King et 
les quatre Sàou, auxquelles on doit ajouter quelques autres livres d'une 
importance presque aussi grande. Il nous faut caractériser en quelques 
mots chacun de ces ouvrages. 

Le premier, peut-être le plus ancien et le plus vénérable, est le Yi-,King^ 
le livre des changements. Dans l'incendie des livres il fut épargné à cause 
de son caractère sacré de livre mantique. Les figures qui forment le noyau 
du Yi-King sont en tout cas extrêmement anciennes ; on raconte qu'il y 
eut un dragon qui sortit du fleuve Jaune, et qu'il portait dessinés sur le 
dos des cercles de couleur claire et de couleur foncée;. Fohi aurait tiré 
de là les figures du Yi-King. Ces figures sont constituées par les combi- 
naisons du trait entier et du trait brisé. On a d'abord les huit combinai- 
sons suivantes : 



Les combinaisons de ces huit trigrammes donnent soixante-quatre 
hexagrammes qui sont la base du texte du Yi-King. Ce texte ne consiste 
qu'en commentaires de ces 64 figures. Mais ces commentaires sont de 
plusieurs sortes. D'abord chaque hexagramme est accompagné de courtes 
notices qu'il faut attribuer, paraît-il, au roi Wen et à son fils, le duc des 
Tsheou, fondateur de la troisième dynastie. Le premier écrivit des remar- 
ques sur l'hexagramme pris dans son ensemble, le second sur ses éléments. 
De longues digressions viennent s'ajouter à ces commentaires ; elles n'ont 
qu'un rapport. assez éloigné avec le texte et les figures; Legge les a trans- 
portées comme appendices à la fin de sa traduction. Ces morceaux sont 
sensiblement plus modernes que les figures et leurs brefs commentaires. 
Le sens de l'ensemble et celui des parties en est tout à fait obscur. On a 
essayé de résoudre l'énigme par la mythologie (Me Clatchie) et par la 
linguistique comparées ; il s'agirait dans ce cas d'un vocabulaire à expli- 
quer par l'acadien (Lacouperie). On suppose aussi que le Yi-King ren- 
ferme un sens profond revêtu de symboles, une cosmogonie philosophique 
où domine l'opposition entre le principe masculin et le principe féminin, 
entre le ciel et la terre, entre Ying et Yang. Mais Legge remarque que ces 
mots ne se trouvent que dans les digressions ultérieures et que même là 
ils ne possèdent pas la signification philosophique qu'on leur attribue; il 
préfère voir dans le Yi-King de la morale populaire et des jeux de mots, 
tantât-spirituels, tantôt insipides. En tout cas une chose est sûre : c'est 



, - LES CHINOIS 41 

qu'on se servait du livre pour la divination et que c'est à cela que le 
Yi-King doit s'a célébrité. Les commentaires comparaient déjà les chan- 
gements des figures aux changements de la nature et de la destinée 
humaine. Quant aux règles suivies dans l'interprétation du livre, elles 
nous resteront toujours mystérieuses. 

Le grand ouvrage historique, le Shou-King, fut tout spécialement pour- 
suivi lors de l'incendie des livres de l'an 213. Querqùès exemplaires seule- 
memt furent sauvés grâce surtout au saiYa.ni Fou-seng et reparurent sous la 
dynastie Han-, ils étaient sans doute un peu endommagés. Il nous reste 
SO livres ou morceaux choisis, que Legge classe en cinq groupes inégaux. 
Ils traitent de Yao, de Shun, de Ju et des Jïia, des Shang, des Tsheou et 
couvrent une période d'environ 17 siècles, qui s'étend jusqu'au vii^ siècle 
avant J.-C. Une bonne partie des questions qui se posent au sujet de ce 
recueil sont encore à résoudre. On se demande tout d'abord jusqu'à quel 
point est allé le travail de rédaction de Kong-Tse : a-t-il simplement 
recueilli les fragments conservés, a-t-il ajouté de son cru? La valeur histo- 
rique du Shou-King est d'ailleurs sujette à caution. Une simple comparai- 
son avec les annales connues sous le nom de Livres de bambou^ qui vont 
de l'empereur mythique Hoang-Ti à l'année 299 av. J.-C, montre que le 
Shou-King a grandi les vieux empereurs Yao, Shun et Ju avec une exagé- 
ration suspecte. Il est vrai qu'après une lecture superficielle le livre donne 
l'impression de l'authenticité. L'exposition est sobre, des passages entiers 
semblent reproduire des documents officiels, des manifestes gouverne- 
mentaux, etc. Mais si l'on étudie le texte de plus près, la tendance à mora- 
liser saute aux yeux; les discours irnpériaux, les conseils des ministres ont 
un caractère nettement didactique; un des passages principaux expose les 
principes de l'art de régner (V, 4). L'ensemble est donc bien moins un tra- 
vail historique qu'un « Miroir des princes ». Il en résulte que l'histoire elle- 
même est très schématisée. Les vertus du prince font la gloire du pays et 
du peuple; si le prince s'écarte du droit chemin, il tombe avec sa race; le 
ciel et la voix du peuple donnent le sceptre à un autre prince, i:;esté fidèle 
aux principes du droit et de la vérité. C'est dé ce point de vue qu'est raconté 
le passage de la l'"^ à la 2'' dynastie et de la 2« à la 3^ Le Shou-King est 
donc suspect comme source historique, mais excellent pour faire con- 
naître les idées chinoises sur le gouvernement et la religion. 

Le troisième des livres canoniques est le Shi-King, le livre des chants. Il 
a eu le même sort que le Shou-King, lors de l'incendie des livres et de la 
restauration des Han. Il contient plus de 300 chants, choisis par Kong-tse 
dans un ensemble dix fois plus considérable. Ces chants ne sont pas 
rythmés, mais ils riment et sont partagés en strophes. Quelques-uns de 
ces poèmes sont de simples récits, d'autres sont métaphoriques, dans plu- 
sieurs de ces compositions la strophe commence régulièrement par une 
comparaison. Les sujets varient à l'infini; on n'en trouve qu'un ou deux 
qui soient mythiques. La première partie qui contient presque la moitié 
des chants est pleine d'éléments populaires : nous y voyons les mœurs, la 
vie domestique et privée des différentes provinces; beaucoup de petites 



42 HISTOIRE DES RELIGIONS . y 

pièces naïves et lyriques sont fort intéressantes. Les deux parties qui sui- 
vent nous transportent au milieu des fêtes données à la cour de l'empe- 
reur; signalons les panégyriques des fondateurs de la dynastie Tstieou, 
qui sont au début de la troisième partie. La quatrième portion contient 
les poèmes chantés aux sacrifices et pour honorer les aïeux; il y en a 
environ cinq qui remontent jusqu'à l'époque de la deuxième dynastie. 

Le quatrième des livres canoniques n'est pas moins important; c'est le 
^ Li-Ki. L'histoire du texte est ici un peu différente de celle des autres King, 
car la rédaction déjQnitive qui nous est parvenue n'a été fixée que sous 
les Han( à une époque qui correspond à peu près au début de notre ère. 
Cependant il ne faudrait pas en conclure qu'une grande partie de l'ou- 
vrage ne remonte pas beaucoup plus haut. Et en fait, plusieurs des écrits 
qui traitent du Li nous présentent un ensemble d'idées et de coutumes qui 
remontent au moins à la troisième dynastie. Le mot Li veut dire bien des 
choses ; on le traduit par rite et cérémonial, il signifie tout ce 'qu'il est 
convenable de faire; il désigne les habitudes et les devoirs sociaux, reli- 
gieux et domestiques, les règles relatives, à labonne tenue et aux "bonnes 
dispositions d'esprit dont témoignent les manières. Parmi les ouvrages 
qui traitent ce sujet, il y en a trois à signaler : /-/i, Tsheou-li, et Li-Ki. 
Le I-li traite des deyoirs qu'ont à remplir certaines catégories d'employés. 
Le Tsheou-li parle de l'administration de l'Etat sous les Tsheou ; toutefois 
on ne croit plus à l'antiquité de cet ouvrage, qu'on attribuait autrefois au 
prince de Tsheou. Le Li-Ki se distingue de ces recueils spéciaux et est 
compté parmi les cinq King parce qu'il détermine les devoirs de tous et 
spécialement les principes généraux de la bienséance. Cependant ce ne 
sont pas des décisions dogmatiques qu'il faut chercher dans les 46 divi- 
sions de ce recueil; il ne s'y trouve que des règles de maintien sanction- 
nées par l'habitude et la tradition. 

Un cinquième livre vient s'ajouter aux quatre premiers, c'est le seul que 
Kong-tse ait écrit lui-même. Il s'appelle le Tshuntsieou, le printemps et 
l'automne. Ce sont les annales de la principauté de I^ou^ patrie de Kong- 
tse, de 722 à 494. C'est une sèche énumération de faits, sans détails et 
sans critique. Cependant les Chinois l'ont beaucoup vanté et ont pré- 
tendu que c'était par ce livre que Kong-tBe avait combattu la corruption 
de son époque. 

Le Hiao-King, ou livre de la piété, appartient à la littérature clas- , 
sique, bien qu'on ne le compte pas au nombre des cinq King. Dans 
l'édition que nous en avons il est composé de 18 chapitres et a la forme 
d'un dialogue entre Kong-tse et l'un de ses disciples, ou plutôt la forme 
d'un enseignement donné à ce disciple par le sage. Bien que les lettrés 
chinois aient soumis cet opuscule à une critique sévère, on continue 
à en attribuer l'essentiel au maître lui-même, mais on admet géné- 
ralement que la rédaction dernière ne remonte pas plus haut que la 
dynastie des Han. 

Les classiques de second ordre sont les quatre Shou, qui nous instrui- 
sent plus que les King sur la doctrine de Kong-tse. Le premier de ces 



LES CHINOIS 43 



X 



livres est le Loun-you, recueil de notices sur certains événements, de 
courts dialogues, de paroles attribuées au maître ou à ses premiers dis- 
ciples, tout cela groupé au hasard et sans ordre chronologique. Ces 
497 courts fragments répartis en 20 livres sont la source principale de nos 
renseignements sur les doctrines et la doctrine de Kong-tse. Le troisième 
et le quatrième Shou contiennent des textes bien plus courts incorporés 
également au Li-Ki; on leur donne le nom de Tshoung-joung ou doctrine 
dû' juste milieu, ou de l'équilibre et de l'harmonie, et de Tahio, c'est-à- 
dire grande doctrine. On attribue les Tshoung-joung à un petit-fils de Kong- 
tse; le même auteur a peut-être écrit les deux traités. Ils expriment sous 
une forme classique les conceptions du confucianisme et sont très estimés 
en Chine. Outre ces trois Shou il en existe un quatrième, le recueil des 
entretiens de Meng-tse qui vécut de 371 à 288. Les sept livres de ses 
entretiens sont bien mieux ordonnés que les paragraphes détachés du 
Loun-y ou; les sujets sont discutés sous forme de dialogue. 



§ 8. — Ancienne religion cMnoise (Sinisme) ^ 

Il est très difficile de se faire une idée de la vieille religion nationale 
de la Chine. Nous avons reçu nos documents des mains de Kong-tse 
et l'on peut se demander si celui-ci" nous les a transmis tels qu'ils étaient 
ou s'il ne les a pas remaniés selon' l'esprit de sa réforme. Kong-tse s'efforce 
toujours de faire croire qu'il possède et qu'il réédite des livres anciens, 
mais il est plus que probable qu'il a au moins choisi. Cette hypothèse 
nous parait encore plus vraisemblable quand nous remarquons qu'une 
autre religion, le taoïsme, contemporaine du confucianisme et fort diffé- 
rente de lui, remontait également à une haute antiquité et procédait aussi 
de la tradition. Nous n'avons donc pas de source directe où nous puis- 
sions étudier la vieille religion d'État. Les King contiennent cependant 
d'anciens documents et Kong-tse n'a pas été un révolutioiinaire. On 
peut donc, en y mettant quelque prudence, tirer des King^ des conclusions^ 
sur la religion ancienne. Nous n'essayerons pas ici de faire l'impossible, 
c'est-à-dire un triage tout à fait complet, mais nous pouvons du moins 
considérer les idées fondamentales de ces King comme des éléments de 
l'ancienne religion. 

Elle se présente à nous sous une forme complètement organique ; c'est 

- 1. Bibliographie. — J.-H. Plath, Die Religion und der Cultus der alten Chinesen, 1862, 
bien résumé par J. Happel, Die altchinesische Heichsreligion vom Standpunkle der ver- 
gleichenden Religionswissenschaft, 1882, en français dans R. H. R., 1881. Sont égale- 
ment recommandables : A. Réville, La religion chinoise, 1889, et G. de Harlez, Les 
religions de la Chine, 189.1. Les ouvrages suivants sont plus courts : J. Legge, The 
religions of China, 1880; J. Edkins, Religions in China, 1884. — Il faut consulter sur- 
tout dorénavant le grand ouvrage de J.-J.-M. de Groot, The religions system of China, en 
cours de publication (5 vol. depuis 1892); il renferme une masse considérable de 
matériaux inédits, textes et folklore, et se rapporte autant à l'histoire qu'à l'état 
religieux présent de la Chine. 



44 HISTOIRE DES RELIGIONS ' 

un organe d'une société qui est sortie de l'état sauvage. Cette religion con- 
siste dans l'adoration du ciel [Thian], de l'empereur supérieur (Shang-ti) 
et des différentes sortes d'esprits [Shan). Les passages qui parlent de' T'Man 
et de Shang-ti sont souvent si nobles et si einpreintâ de . spiritualisme 
que quelques savants (Legge, Faber, Happel, etc.) sont tentés démettre 
très haut l'ancienne religion chinoise ; ils en font une religion mono- 
théiste, la comparent au culte de Jahve, affirment même que les Chinois 
connaissaient le « vrai Dieu )), et considèrent la réforme de Kong-tse comme 
un recul. Nous touchons ici à la question, déjà fort débattue à propos des 
missions jésuites, de savoir si dans la prédication chrétienne et dans la 
traduction de la Bible on peut rendre le mot Dieu par Shang-ti. L'opinion 
contraire ne place la vieille religion chinoise qu'à un degré au-dessus du 
chamanisme ; en Chine la croyance aux esprits serait simplement schéma- 
tisée et parmi les esprits une place élevée serait attribuée à l'esprit du 
ciel ; mais cette religion ne serait pas encore dégagée de l'animisme et de 
la sorcellerie (Tiele). 

On ne peut établir de distinction satisfaisante entre Thian, le ciel, Jï, 
l'empereur, et Shang-ti, bien qu'un sinologue l'ait naguère essaye. Ces 
êtres sont représentés comme étant le ciel matériel ; leur personnification 
mythique n'est pas achevée. Quelquefois, mais rarement, on parle du ciel 
et de la terre {Heou-thou) comme du père et de la mère de tous les êtres, 
ce qui impliquerait un mythe d'hymen cosmogonique ; mais cette concep- 
tion est si peu répandue que certains sinologues (Plath entre autres) la 
nient entièrement. Si nous notons qu'on rapporte à Shang-ti l'origine des 
ancêtres de la 2^ et de la 3^ dynastie, nous aurons mentionné à peu près 
tous les mythes que comporte cette notion. L'ordonnance générale du 
monde, de la destinée (Ming), de la route (7'ao) céleste n'en tiennent que 
plus de place. Le ciel ou la divinité est au-dessus des déterminations parti- 
culières, n'éprouve ni sympathie, ni antipathie pour les individus, mais 
se manifeste dans le cours ordinaire de la nature. Le ciel agit sans bruit, 
avec continuité et simplicité; il se manifeste par la pluie, la lumière du 
soleil, la chaleur, le froid, les saisons ; quand tout se produit au temps et 
dans la proportion voulue, c'est le bonheur; excès et manque signifient 
malheur. C'est à cela que les princes doivent veiller principalement; cet 
ordre est le fondement de l'État. Les désordres qui troublent le cours de 
la nature avertissent d'avoir à rétablir l'harmonie dans l'État. L'ordre , 
naturel du monde n'est pas seulement étroitement lié à l'ordre politique, 
social ou moral, il leur est tout à fait identique, ou mieux on ne l'en 
différencie pas encore. Il y a trois puissances cardinales, le ciel, la terre et 
l'homme, qui doivent s'harmoniser entre elles. On considère avec un respect 
religieux l'ordre de la nature comme le modèle de tous les rapports sociaux, 
et l'on regarde les lois qui règlent l'organisation de l'État comme des lois 
naturelles : on ne s'est pas aperçu encore des contradictions que pour 
nous contiennent ces mots. L'ordonnance du monde est purement sociale ; 
le ciel punit et récompense, envoie le malheur à l'orgueilleux, le bonheur 
à l'humble. Sa volonté se manifeste proprement par la voix du peuple. 



LES CHINOIS - 45 

C'est dé cette façoii en général que les mauvais princes reçoivent leur 
condamnation ; leur déposition par le peuple est la voix du ciel. Donnons 
une preuve remarquable de la persistance de cette idée fondamentale : il y 
a une quarantaine d'années, l'empereur répondit à certaines exigences de 
l'Angleterre en se. retranchant derrière le mécontentement de son peuple; 
il ajoutait cette raison doctrinale que l'inclination du cœur du peuple est 
la base des décisions du ciel. 

Le culte des esprits est associé à celui du ciel, de Shang-ti et de l'ordre 
général du monde. Ces deux notions et ces deux cultes, sont loin d'être 
antagonistes, on nomme ensemble le ciel et les esprits et on leur attribue 
le même pouvoir. L'activité des esprits, surtout en morale, vaut celle de 
Shang-ti. Les esprits sont omniprésents, inscrutables et invisibles; ils sont 
cependant très réels. On ne les individualise pas et on ne les classe pas 
non plus par groupes, on ne les distingue qu'en esprits célestes, terrestres 
et humains {ces derniers sont les aïeux). On a voulu voir en eux des ser- 
viteurs du ciel ou des intermédiaires entre les hommes et Shang-ti, sous 
la domination de ce dernier; cette opinion n'est pas assez appuyée par 
les textes. Chez les esprits comme ailleurs l'individu est éclipsé par le 
genre et l'espèce. Les esprits sont ce qu'il y a de fin et de subtil dans les 
dix mille choses, ils pénètrent tout sans pouvoir être perçus par les sens. 
Les textes classiques ne parlent pas d'esprits malfaisants; nous ne pou- 
vons savoir si c'était là une notion étrangère à la croyance populaire. 

Parmi les esprits, ceux de la dernière catégorie, lés esprits humains 
[K'ivei) et surtout les ancêtres (Tsou), sont ceux qu'on adore le plus. La 
croyance à l'immortalité ne s'est développée en Chine que dans le culte 
des ancêtres. Sur la condition de l'âme ou de la force vitale après leur 
sortie du corps on rencontre seulement, à l'occasion, des opinions qui ne 
se coordonnent pas en doctrine fixe; on ne peut donc pas y insister. Mais 
le culte de l'empereur défunt, des sages, des bienfaiteurs et surtout des 
ancêtres familiaux est prédominant. Le Chinois s'inquiète moins de la 
durée de sa propre existence que de l'influence exercée par ses^aïeux sur 
sa propre vie. C'est pourquoi dans toutes les circonstances importantes, 
dans la vie privée comme dans la vie publique, on agit toujours en pré^" 
sence des ancêtres. On les invoque dans le danger ou la maladie; les 
mariages sont célébrés, les empereurs sont couronnés dans leurs temples; 
leurs descendants emportent en voyage et à la guerre les petites tablettes 
qui- leur sont consacrées. Il est remarquable de voir combien le regard des 
Chinois se porte plus volontiers vers le passé que vers l'avenir. Lorsqu'un 
homme est anobli, tous ses ancêtres partagent cet honneur. Le culte des 
ancêtres est la base de la religion chinoise. C'est bien moins l'existence 
individuelle que le lien familial qui survit ici à la mort. En ce sens, il 
faut rejeter absolument ce préjugé tenace, qui veut que les Chinois aient 
été et soient encore des matérialistes renforcés. Sans doute ils ne spécu- 
lent guère sur la vie future, mais ils s'adressent aux ancêtres défunts 
pour obtenir de la force, une consolation, une aide. Evidemment ils ne 
se représentent pas ces ancêtres comme vivant dans l'éloignement de 



46 HISTOIRE DES RELIGIONS - 

l'au-delà; comme les esprits, les aïeux sont présents et planent invisibles 
autour de leurs descendants. Quelquefois on figure cette présence d'une 
façon tangible : non seulement par les petites tablettes mentionnées plus 
haut, mais dans certains repas sacrificiels par la personne d'un jeune 
garçon, le plus souvent le petit-fils du défunt, qui, revêtu de ses habits 
et assis à sa place, est le convive principal. 

Ce que cette religion a de plus remarquable à côté de l'absence d'une 
mythologie et d'une docjtrine, Çjest qu'elle n'a pas-de.,prêtres. Les cérémo- 
nies religieuses faisaient partie de la vie ordinaire, domestique et civile; 
les employés de l'Etat en étaient chargés. Les employés qui s'en occu- 
paient exclusivement ou accidentellement ne constituent pas du tout un 
clergé. Le Tsheou-li donne des rites et de l'armée d'employés chargés de 
les accomplir une description trop amplifiée et d'un détail trop extrava- 
gant pour qu'elle puisse passer pour représenter un état de choses pri- 
mitif, mais les lignes fondamentales du plan sont d'une haute antiquité. 
Le sacrifice était soit régulier et périodique,, et offert par exemple aux 
quatre saisons, soit occasionnel : on sacrifiait au début d'une expédition 
guerrière, lors d'une mauvaise récolte, d'une chasse du roi. L'empereur 
seul pouvait offrir le grand sacrifice au ciel, mais tout le monde pouvait 
prier le ciel et lui offrir de l'encens. Les grands vassaux offraient des sacri- 
fices à l'esprit de la terre, des montagnes et des fleuves de leur territoire. 
Le sacrifice aux ancêtres était universel et permis même au peuple. Les 
ancêtres avaient leurs grands temples [Miao), et leurs chapelles dans les 
maisons privées. Le Shi-King. donne plusieurs descriptions fort claires 
des sacrifices aux ancêtres célébrés à la cour impériale, accompagnés et 
suivis de festins, de chants et de danses. Le sacrifice consistait en ani- 
maux, fruits, encens; il n'y a qu'un seul exemple de sacrifice humain. Le 
sacrifice a pour objet la conservation de l'ordre naturel et le bien-être des 
sacrifiants. La prière ne dépasse pas non plus ces fins purement ter- 
restres. Une prière par laquelle le prince de Tsheou demande la vie de 
son frère malade et s'offre à sa place à la mort témoigne cependant d'un 
sentiment un peu plus profond. 

La divination était particulièrement florissante. On n'entreprenait 
aucune affaire, minime ou importante, publique ou privée, sans que le 
devin eût trouvé des signes favorables. On les tirait des phénomènes 
naturels, normaux ou exceptionnels (ces derniers, comme les éclipses ou 
les tremblements de terre, passaient pour des présages de malheurs), les 
rencontres étranges, les rêves, etc. l\ faut noter la divination par la 
plante Shi et par Pou, l'écaillé de la tortue ; cette dernière présentait 
quand on la brûlait des déchirures qu'on interprétait. Nous avons déjà 
parlé plus haut de la divination par le Yi-King. Il y a dans le Shou-King 
un passage remarquable qui prescrit à l'empereur, dans les cas douteux, 
de s'inspirer de son jugement personnel, des avis des grands de sa cour, 
de la voix du peuple, ainsi que de Pou et de Shi. 



LES CHINOIS ■ 



§ 9. — Vie de Confucius. Sa doctrine^. 

Le sage qui a donné son nom à la religion chinoise était un docteur de 
la famille Kong, d'où son nom de Kong-tse. et non pas Kong-fouise, d'où l'on 
a fait Confucius.. Il s'appelait lui-même Tschoung-ni. Nous connaissons 
assez exactement sa vie (571-478 av. J.-C.) et nous savons sur lui une quan- 
tité d'anecdotes. Kong-tse était de naissance distinguée, peut-être prin- 
cière. Encore enfant il perdit son père et fut élevé dans la gêne. Il semblé 
n'avoir acquis que plus tard quelques-uns des avantages que comporte 
une éducation cultivée. Il fut forcé de gagner sa vie de bonne heure en 
occupant un emploi inférieur chez un noble. Il vécut à une époque trou- 
blée. Le gouvernement impérial était faible, réduit à un territoire restreint 
et n'avait pas de pouvoir sur les grands Etats vassaux. Le même état de 
choses existait dans les petits gouvernements. Ainsi le prince de Lou, la 
petite patrie du sage, était alors fortement pressé par les nobles , très 
divisés entre eux, il est vrai. Les démêlés entre États venaient augmenter 
l'agitation politique. Il nous est impossible de savoir d'après. les docu- 
ments originaux si la dissolution sociale et la décadence des mœurs 
étaient aussi profondes que semblent le dire les plaintes de Kong-tse. Il 
est évident qu'il était dur pour un homme intègre comme lui de se consa- 
crer à la vie publique dans de pareilles circonstances. Mais tout son être 
se révoltait à l'idée d'échapper à ce devoir. La sagesse n'était pas^ selon 
lui de fuir le monde et de vivre en ascète, mais d'appliquer à la vie 
publique les vrais principes. Voilà pourquoi il a toujours pris des fonc- 
tions publiques, partout où il l'a pu. Nous le trouvons pendant sa jeu- 
nesse au service d'une famille noble. A la suite de ses seigneurs il visita 
la capitale de l'empire, résidence des Tsheou. Nous ne savons rien de 
particulier sur son séjour dans cette ville, sinon qu'il y rencontra le vieux 
sage Lao-tse. C'est peut-être de cette époque que date le gran^ amour 
de Kong-tse pour les institutions de la dynastie des Tsheou. Kong-tse 
avait environ trente-cinq ans lorsque de grands troubles qui éclatèrent à 
Lou l'obligèrent à se rendre dans l'Etat voisin de Thsi; le prince lui-mêriie 
fut chassé pendant un certain, temps . Kong-tse s'était jadis entretenu avec 
le seigneur de Thsi; celui-ci le reçut bien, l'écouta avec plaisir, mais 
craignit de donner au sage trop d'influence dans l'administration de son 
État. Kong-tse n'obtint donc pas d'emploi et, au bout d'un an, il revint 
dans sa patrie. Ici encore il ne trouva pas d'abord à exercer une activité 

1. Bibliographie. — On puisait autrefois surtout dans la biographie d'Amyot, au 
12° vol. des Mémoires (1786). Consulter maintenant J.-H. Plath, Confucius und seiner 
Schiller Leben und Lehren (4 parties : I. Historische Einleitung, II. Leben des Confucius, 
ni. Die Schiller des Confucius, IV. Sdinnitliche Ausspriiche von Confucius und seinen 
Schillern, systematisch geordnet. Extraits é-es Abh. der Ak. Miinchen, 1867-1874). Consulter 
aussi les essais dont Legge fait précéder ses traductions du Loun-you, du Tshoung-joung et 
du Tahio; — E. Faber, Quellen zu Confucius und dem Confucianismus, 1873, et Lehrhe- 
griff des Confucius, 1872 ; — G. von der Gabelentz, Confucius und seine Lehre, 1888 ; — 
R.-K. Douglas, Confucianism and taoism, 1889. 



48 ' HISTOIRE DES RELIGIONS 

officielle; plusieurs des grands et des ministres rivaux essayèrent de se 
l'attacher, et il ne semble pas avoir toujours montré beaucoup de force 
de caractère en face de ces tentations ; il ne se donna cependant définiti- 
vement à aucun parti. Enfin quand le gouvernement de son prince fut 
rétabli, le temps de l'action publique vint pour^ Kong-tse ; il eut plusieurs 
postes importants; en dernier lieu, étant ministre, il fît de grandes 
réformes. Mais cette période ne fut pas longue. Dès la quatrième année de 
son administration, le cœur du prince se détourna du droit chemin et la 
loyauté du sage lui devint à charge. Celui-ci s'en alla tristement et prit 
de nouveau, pour quatorze ans cette fois, le chemin de l'exil. Il erra, 
fréquenta les cours et le peuple, et partout le ciel se servit de sa voix 
pour avertir les hommes. Ici on l'honore et on le flatte, sans pourtant 
jamais l'employer, là on le persécute et l'on en veut à sa vie. Mais nous 
trouvons dans sa compagnie beaucoup de disciples et d'amis fidèles. Enfin, 
par l'influence de l'un d'eux qui occupait une haute situation à Lou, 
Kong-tse fut rappelé dans sa patrie. Il avait près de soixante-dix ans et 
ne joua plus aucun rôle politique. Il consacra à l'étude ses dernières 
années. Des pensées tristes semblent l'avoir occupé. A mesure que la mort 
approchait, son humeur s'assombrissait et il pleurait sur la décadence de 
l'empire et la fin inévitable du sage. L'homme qui avait mis son idéal dans 
le passé ne voyait pas dans la mort de promesses encourageantes d'avenir. 
Nous connaissons surtout Kong-tse par le Loun-you. Sans doute les 
traits individuels et caractéristiques sont peu nombreux ; l'ouvrage vise 
ouvertement à représenter Kong-tse comme le sage idéal. A notre goût, 
la figure de Kong-tse a beaucoup trop de nïesure; sa bienveillance 
universelle n'est presque jamais de la sympathie cordiale, son huma- 
nité est bien trop dépendante de règles et de formes. Un livre entier 
du Loun-you décrit la bienséance de Kong-tse dans les différentes cir- 
constances de la vie, à table, au lit, dans sa façon de choisir la couleur de 
ses habits, etc. L'importance qu'on attache à ces choses extérieures est 
caractéristique. Il faut cependant remarquer ici que Kong-tse doit sûre- 
ment avoir été de ceux qui se font respecter et aimer. Le jugement qu'il 
porte sur lui-même est tantôt humble et tantôt présomptueux. Gomme 
but de sa vie il se propose la sagesse et reconnaît simplement qu'il n'y 
est pas encore parvenu ; mais il a fortement conscience de sa mission et 
de son rôle de prédicateur. Quant à son œuvre, il faut d'abord considérer 
Kong-tse comme le compilateur de la littérature sacrée, des mains duquel 
la Chine a reçu les King ; lui-même, il a loué bien souvent l'excellence et 
l'utilité de ces écrits ; il leur a donné la forme sous laquelle ils sont restés 
la base de la culture chinoise. Ainsi il vient pour rétablir les vieilles cou- 
tumes ; il ne se donne pas pour un novateur, mais pour un apologiste de 
l'ancienne sagesse; il admire et il respecte les traditions; les vieux empe- 
reurs Yao et Shun et les fondateurs de la 3^ dynastie sont pour lui les 
modèles permanents de la vie, le type et l'idéal de la vertu. Cependant 
Kong-tse n'est pas un écho servile du passé, il a fait un choix dans la 
tradition et il en a écarté des parties fort importantes. 



LES CHINOIS 49 

s 

y ' \ 

Son attitude à l'égard des croyances religieuses est remarquable. Il 
prenait part avec ardeur aux cérémonies du culte. Dès son enfance il 
s'amusait, parait-il, à manier les ustensiles des sacrifices ; devenu homme, 
il pénétrait volontiers dans les temples, recommandait l'obéissance ponc- 
tuelle aux 300 prescriptions du cérémonial comme aux 3 000 règles du 
décorum, disait qu'il fallait sacrifier aux esprits comme s'ils étaient pré- 
sents, et se montrait méticuleusement exact dans l'accomplissement des 
rites. -Dans son enseignement il s'appuyait sur l'ancienne religion; il fai- 
sait de la connaissance de l'ordre céleste un des objets principaux de sa 
doctrine; la pensée du ciel le consolait dans le malheur. Par contre, il lui 
arrive souvent de dire qu'il est inutile de s'occuper de théologie; puis- 
qu'on ne connaît pas les hommes, comment connaîtrait-on les esprits? 
puisqu'on ne connaît pas la vie, comment pourrait-on expliquer la mort? 
Il faisait des réponses vagues aux questions qu'on lui adressait sur les 
esprits et les morts. En somme son esprit répugnait au mystère et n'était-^' 
préoccupé que de morale. 

Rappelons ici une observation déjà faite : la morale repose, même chez 
Kong-tse, sur des idées métaphysiques; il conçoit essentiellement l'homme 
dans son harmonie avec l'ordre général de l'univers, qui est le modèle de 
la moralité. On répète trop souvent que cette morale est plate et terre 
à terre. Rien n'est moins vrai. La vie doit se régler non pas d'après les 
circonstances ou l'intérêt, mais d'après l'ordre céleste et l'exemple des 
sages antiques. C'est précisément parce que ses plans ne pouvaient 
s'adapter aux circonstances que Kong-tse fut parfois considéré comme 
un idéologue sans esprit pratique. La fin j)our lui ne doit pas être le motif 
de l'action] Il ne voit pas non plus l'homme tel qu'il est, mais tel qu'il 
devrait être, il décrit souvent et glorifie l'homme idéal, le héros- vertueux 
par opposition à l'homme ordinaire, à l'opportuniste de moralité vulgaire. 
L'homme noble est avant tout un sage qui se consacre tout entier à l'étude. 
Du reste il est le modèle de toutes les vertus. Respectueux, franc, ^humble, 
bienveillant, juste, il se présente partout à nous comme l'homme idéal..' 
Il faut cependant qu'il soit tel non pas seulement pour le monde, mais 
pour l'amour même de la vertu ; même seul, il n'abandonne pas sa disci- 
pline, il veille sur lui-même. Il observe toujours la règle de la réciprocité 
et ne traite pas les autres comme il ne voudrait pas être traité. Rien que 
cette règle qu'il exprime sous quatre formes soit négative seulement, on 
trouve cependant les éléments d'une conception positive. La perversité 
des hommes, dont il a l'expérience, et le haut prix auquel il met la par- 
faite noblesse n'empêchent pas Kong-tse de croire à la bonté foncière de 
la nature humaine. La vertu est chose facile, naturelle à l'homme; on 
n'a qu'à suivre sa propre inclination pour rester sur le droit chemin. 

Toutefois, par son enseignement et par son exemple, Kong-tse s'est 
proposé un tout autre objet que celui de former à la vertu des individus. 
Il se préoccupait surtout de régénérer la société. Au début du Tahio le 
développement de la vertu est représenté par une chaîne; cette vertu 
s'exerce dans la famille et dans l'État, elle se propose la paix et le 

HISTOIRE DES RELIGIONS. , 4 



50 HISTOIRE DES RELiaidNS^ 

bonheur de remj)ire comme but de ses efforts. Les devoirs sociaux décou- 
lent des cinq degrés de relations. Le plus haut — c'est celui dont la 
notion domine toute l'éthique chinoise — est celui de la piété filiale. Le 
. fils est tenu d'obéir à ses parents pendant leur vie et de leur offrir des sacri- 
fices après leur mort. Il régie sur leurs avis sa manière de vivre et celle de 
sa femme; il est responsable de leurs dettes. Vient ensuite le devoir du 
frère cadet qui doit obéir à son aîné. La femme doit également obéissance 
absolue à son mari. Elle ne devient respectable qu'en devenant mère : 
elle a droit, alors, à la piété filiale. Le divorce est facile et la polygamie 
autorisée, surtout pour assurer une descendance mâle. La femme ne doit 
faire à son mari que des remontrances amicales. L'inférieur doit naturel- 
lement obéir au supérieur. Ce n'est gu'au cinquième degré, celui de 
l'amitié, qu'on trouve des égaux ayant des obligations semblables ; ici le 
devoir principal est la fidélité. Les axiomes politiques ne manquent pas : 
il faut tâcher de rendre le peuple prospère et de l'instruire ; les seigneurs 
doivent avoir soin de nourrir le peuple, de. conserver en bon état les 
moyens de défense, d'inspirer la confiance; l'État est bien gouverné quand 
le prince est vraiment prince, le ministre vraiment ministre, le père vrai- 
ment père, le fils vraiment fils ; les hommes au pouvoir doivent agir par 
l'exemple plus que par les châtiments. Kong-tse croyait que cet état de 
choses idéal avait existé dans l'antiquité, au temps des anciens princes, 
et qu'il ne fallait qu'y revenir. 

Les disciples de Kong-tse ne semblent pas avoir formé de groupe fermé. 
La plupart d'entre eux participaient à la vie active et ne .cherchaient l'en- 
seignement du maître que par occasion. Nous n'en voyons qu'un petit 
nombre rester régulièrement auprès de lui, trois ou cjuatre personnages, 
qu'on voit assez bien dessinés dans ses entretiens. Sans doute le maître 
•ne peut pas trouver de disciples dont les facultés soient harmonieuse- 
ment développées, il ne connaît guère d'hommes de juste milieu; il lui 
faut donc se contenter ou d'élèves ardents qui saisissent violemment la 
vérité ou d'esprits circonspects qui s'abstiennent du mal. Ceux-ci semblent 
ne pas avoir manqué à Kong-tse qui leur inspirait une profonde affection. 
L'influence de Kong-tse a été grande ; par son recueil des écritures 
sacrées, par sa doctrine et par sa vie, il a étroitement uni la religion à, la 
culture savante, il a donné aux lettrés l'influence qu'ils possèdent dans 
l'empire chinois. Nous pouvons mesurer la grande importance de ce tra- 
vail par ce fait que, lorsque la dynastie des Tsin voulut établir un nouvel 
ordre de choses, elle vit dans le King le boulevard de la vieille civilisation 
et s'efforça de le détruire. Quand les Han arrivèrent au pouvoir, on ne 
remit pas seulement ces livres en honneur, mais on commença aussi à 
adresser à la personne de Kong-tse un culte qui dej)uis ne fit que se 
développer. On l'adora d'abord sous le titre de « prince », puis sous ceux 
de (( sage parfait », « roi sans trône », etc. D'innombrables temples lui sont 
consacrés ; on lui offre des sacrifices et on l'invoque. Sa doctrine est la base 
de l'État et sa figure incarne le plus haut idéal de la nation. 



LES CHINOIS 51 



§ 10. — Le Tao-te-King' de Lao-tse^ 

On connaît bien moins la vie de Lao-tse, le sage mystérieux, que celle 
de Kong-tse. Le premier était contemporain du second, mais bien plus 
âgé, car il était né en 604. Les deux philosophes se rencontrèrent lorsque 
Kdng-tse vint visiter la ville des Tcheou, où Lao-tse occupait un emploi. 
Plusieurs écrivains chinois, en racontant les entretiens des deux sages, 
nous montrent leurs contrastes. On y représente Kong-tse comme le 
moins grand des deux; il sait beaucoup de choses, mais ne, possède pas 
encore là vraie sagesse, il poursuit encore des fins terrestres et s'attache à 
des chimères. Kong-tse semble avoir été persuadé lui-même de la supériorité 
de Lao-tse, il le compare à un dragon qui s'élève à une hauteur inacces- 
sible, au milieu du vent et des nuages; sans doute c'était à lui qu'il pensait 
uïi jour qu'il parlait à un interlocuteur d'un saint homme dans l'Occident. 
Du reste la personne de Lao-tse reste dans l'ombre. Jamais il n'essaya 
d'exercer la moindre influence sur son temps et il ne forma pas d'école. 
La légende veut qu'à la fin de sa vie il ait disparu à la frontière occiden- 
tale de l'empire. L'officier qui commandait à cet endroit le pria d'écrire 
ses idées sur Tao et sur la vertu. Après avoir obéi à cette requête il fran- 
chit la frontière pour terminer sa carrière à l'étranger. Plus tard naquirent 
de nombreuses légendes sur sa vie. 

Le Tao-te que ce philosophe nous a laissé est un des livres les plus 
difficiles à comprendre qu'il y ait au monde. En 81 chapitres, très courts 
pour la plupart, cet ouvrage traite de Tao et de Te (la vertu). Les trois 
premiers chapitres indiquent les idées maîtresses de l'œuvre, les chapitres 4 
à 37 parlent du iDrincipe fondamental de toutes choses, les chapitres 38 
à 52 traitent de la morale, les chapitres 53 à 80 de la politique, le chapitre 81 
est un xDost-scriptum. Plusieurs savants croient qu'il faut chercher aux 
Indes l'origine de la doctrine du Tao. La légende des voyages de^ Lao-tse 
en Occident est favorable à une pareille hyjDothèse. Selon Douglas, les con- 
cepts de Tao et de Brahman sont trop semblables pour avoir pu se former 
indépendamment l'un de l'autre. Il n'est sans doute pas impossible qu'il 
y ait eu emprunt, mais, à vrai dire, la concordance des deux doctrines 
n'est pas assez parfaite pour être probante; il arrive souvent que des 
esprits spéculatifs se rencontrent; d'ailleurs l'hypothèse d'une origine 

1. Bibliographie. — Parmi les traductions il faut recommander celles de Stan. Julien, 
Le livre de la voie et de la vertu, 1842; — J. Chalmers, The specidations on metaphy- 
sics, polit]] and morality of «■ the old philosopher » Lau-tsze, 1868 ; — V. von Strauss, Lao- 
tse's Tao-te-King, 1870 : ces deux derniers ouvrages dérivent du livre de Stan. Julien 
qui s'est inspiré lui-mêirie des commentaires chinois. — F.-H. Balfour, Taoist Text.... 
Shangaï, lb84, n'est pas à recommander. — On trouvera tout ce que l'on connaît 
jusqu'à présent du Tao-te-King, dans J. Legge, S. B. E., XXXIX, XL. — Parmi les 
traités sur Lao-tse, notons : Ab. Rémusat, Mémoires sur la vie et les opinions de 
Lao-tseu, philosophe chinois du \i° siècle avant notre ère, 1820; — W. Rotermund, Die 
Ethik Lao-tse's mit besonderer Bezugnahme auf die buddhistische Moral, 1874 ; et quel- 
ques mémoires dans l'ouvrage de V. von Strauss-Toi'ney, Essays zur allgemeinen 
Religionswissenschaft, 1879. 



52 HISTOIRE DES RELIGIONS ' 

hindoue se heurte à ce fait indiscutable que la doctrine du Tao a-de pro- 
fondes racines dans l'antiquité chinoise elle-même. , 

Le Tao-te est, avec le Nouveau Testament et les Souttas bouddhiques, 
supérieur à tous les autres livres sacrés par l'élévation continuelle de la 
pensée, par la profondeur des notions morales et l'absence de tout élément 
magique. La pensée se présente le plus souvent sous forme d'antithèses 
où le terme mis en valeur est toujours celui qui est communément le moins 
apprécié : l'esprit vaut mieux que la matière, la pauvreté que la richesse, 
l'humilité que l'orgueil, l'espace que la chose qu'il contient. L'idée de la réso- 
lution de ces antithèses en une synthèse supérieure ne se trouve nulle part. 
Le mot Tao, qui désigne la notion fondamentale du Tao-te- King , est 
ambigu. Rémusat le traduit par « raison » ; Stan. Julien le rend mieux par 
« voie y)\ Legge fait passer le mot dans sa traduction, il croit cependant que 
dans le Tao-te son sens fondamental est « voie ». Il est inutile de chercher 
un terme assez compréhensif pour embrasser tous les attributs de Tao ; 
il est l'absolu, développant sa nature mystérieuse dans le dieu adorable, 
le monde rationnel et l'homme moral. Ce qui distingue surtout Tao de 
Brahman c'est que, et ceci est essentiellement chinois, on insiste sur 
l'élément éthique de cette conception par opposition à l'élément onto- 
logique. Tao désigne le principe originel, l'ordonnance de l'univers, la 
bonne méthode, etc. Il n'a pas eu de commencement; il est plus ancien 
que Shang-ti; son être est absolu; sa loi est en lui-même, tandis que le 
ciel se règle d'après Tao, il pénètre tout sans se transformer lui-même; 
il est le père et la mère nourriciers de tous les êtres. La première phrase 
du livre commence déjà par établir une distinction entre le Tao éternel 
et le Tao exprimable. Souvent des formules négatives et positives alternent 
dans le Tao-te-king. D'un côté, Tao n'a pas de nom, il est impénétrable, 
vide, absolument indéjEîni; il en résulte que tout est sorti du néant; Mais, 
d'un autre côté, Tao est, agit en créateur, il possède un nom, il nourrit 
toutes choses sans cependant vouloir régner sur elles, il fait tout sans 
pourtant agir. Une certaine période est assignée aux choses pour croître 
et pour mûrir, ensuite elles vieillissent et retournent à leur condition pri- 
mitive. Il semble résulter de quelques sentences que ceux qui connaissent 
Tao ne sont pas anéantis par la mort. 

Il y a des ressemblances et des différences entre la doctrine de Kong-tse 
et celle de Lao-tse. Lao-tse, lui aussi, se réclame du passé; une portion con- 
sidérable de son livre assez bref consiste êîreitations d'anciens proverbes; 
mais, parmi les vieux empereurs, ce ne sont pas cependant Yao et Shun 
qu'il honore comme Kong-tse, mais l'empereur jaune Hoang-ti ; le nom de 
ce dernier est complètement absent des livres confucianistes, probablement 
à dessein. L'idée de Kong-tse que le ciel et la terre, comme le sage, sont 
indifférents se retrouve dans le Tao-te-King. On croit aussi trouver la 
trace d'une trinité des êtres fondamentaux dans quelques expressions de 
Lao-tse. Enfin le mot Tao est également un mot capital dans les livres 
Qonfucianiques, bien qu'il n'y ait pas la même étendue et la même variété 
de sens que chez Lao-tse. 



' '• LES CHINOIS 53. 

Même alternance de ressemblances et de différences dans leur morale. 
Lao-tëe aussi voit dans la vertu l'épanouissement de la nature propre 
et véritable de l'homme. Mais la connaissance de Tao-qui est pour Lao- 
tse lé iprincipe de la morale n'est pas identique à la recherche de la 
sagesse que demande Kong-tse; icfll faut étudier les livres et les tradi- 
tions de l'antiquité, là il suffit de connaître intuitivement l'être essentiel, 
La©-tse trouve qu'il est mauvais d'être trop savant, il détourne/l'atten- 
tion des choses extérieures pour l'appliquer à la vie intérieure. Non 
pas qu'il recommande expressément de se retirer du monde et de se faire 
ermite, c'est en esprit qu'il faut se libérer du monde. Les obligations ter- 
restres agitent et troublent le sens intime; on apprend la route du ciel, 
sans se disperser dans le monde, en restant seul avec soi-même. Les trois 
trésors sont la pitié, l'économie et l'humilité. Lao-tse a atteint la plus 
liante conception éthique de la race mongole : rendre le bien pour le 
mal. Le principe n'en vaut pas moins, pour^ apparaître au milieu d'une 
série d'antithèses. Une autre forme du précepte en donne l'explication. 
« Je fais du bien à ceux qui me font du bien ; et je fais du bien même 
à ceux qui ne me font pas de bien ; — ainsi tout le monde devient bon. » 
Kong-tse interrogé sur cette maxime de Lao-tse répondit : « Que ren- 
dras-tu à la bonté? Paiei le mal avec la justice et la bonté par la bonté. » 
Enfin Lao-tse estime peu les « œuvres », il parle même avec dédain de la 
bienséance qui" tient tant de place dans les préoccupations de Kong-tse. 

On trouve dans lé Tao-te-King des idées particulières -sur la politique. Ici 
encore elle n'est qu'une dépendance de la morale. L'homme vertueux, qui 
connaît Tao, est le meilleur prince. Mais conformément aux idées domi- 
nantes de l'ouvrage, l'Etat n'a pas de devoirs positifs à remplir. Lao-tse 
condamne la guerre, mépjçise le progrès matériel et considère un grand 
nombre de lois comme inutiles. L'État doit avoir Tao, tout doit marcher 
sans bruit et comme de soi-même; le calme est le premier devoir des 
citoyens. Ceux qui sont aux affaires doivent éveiller aussi peu qiie pos- 
sible l'envie du peuple, ils ne doivent pas provoquer de désirs afin de ne 
pas faire naître d'agitation vaine, inquiète et frivole. La politique consiste 
donc à ne pas s'efforcer d'atteindre un idéal précis, un objet positif, elle 
doit au contraire amener la tranquillité et la stagnation qui permettent 
au cœur de rester libre d'affaires et de s'occuper à connaître Tao. 

Le sage obscur et sa doctrine sont restés sans grande influence en 
Chine'. Bien des millions d'hommes honorent Lao-tse et adhèrent au 
taoïsine, mais cette religion a si peu de points de contact avec le Tao- 
te-King qu'il ne nous est possible d'en établir la filiation que très impar- 
faitement. 



S4, HISTOIRE DES RELIGIONS 



§ 11. — ^ Le Taoïsme ^ 

•A' 

Bien que le taoïsme tire son nom du principe métaphysique 4e Lao-tse, 
il ne se rattache cependant à celui-ci que de très loin et la nature de la 
relation entre les deux systèmes reste obscure. Le système magique 
du taoïsme n'a point de racine dans le Tao-te, et son éthique n'a pas la 
profondeur de celle de Lao-tse. Le traité des Récompenses et des Peines 
est depuis le xv^ siècle, époque à laquelle il fut écrit, le livre principal 
des Taoïstes ; après lui vient le livre de la Bénédiction secrète, adopté par 
toutes les religions chinoises. Le mysticisme religieux de Lao-tse était 
bien en avance sur son temps ; dans les mains des Chinois matérialistes il 
dégénéra vite en magie. Ce fut peut-être la doctrine, propre à Lao-tse, du 
retour dans le Tao qui inspira l'idée d'arriver à l'immortalité, par la 
moralité ou par la magie. Au in^ siècle avant notre ère, l'empereur Shi- 
Hoangti envoya une flotte à la recherche des îles fortunées où des .esprits 
versaient l'élixir de vie. Mais la vie ne vaut pas grand'chose sans la 
richesse; les prêtres taoïstes pratiquèrent l'alchimie. Sous la dynastie des 
Tsin et sous celle des Han occidentaux, de 255 av. J.-G. jusqu'à 25 ap. J.-C, 
empereur et sujets négligeaient leurs devoirs pour rêver au moyen de fuir 
la mort et la pauvreté ; la moralité baissait. Les sorciers aspiraient à gou- 
verner la nature entière, on vendait des amulettes et on envoûtait. Les 
temples taoïstes ne servaient ni à la prédication ni à la méditation, ils 
ressemblaient plutôt à nos auberges; des devins, des charlatans, s'y arrê- 
taient. En dehors du système abâtardi de Lao-tse, ce taoïsme joignait le 
culte des héros nationaux et celui de la nature à. ses pratiques magiques et 
divinatoires. D'une façon générale nous pouvons dire que c'est une reli- 
gion naturaliste, tandis que le confucianisme est d'essence éthique et le 
bouddhisme d'essence métaphysique et eschatologique. Bien que son 
éthique soit importante, elle n'-a aucun rapport avec son culte; d'autre 
part, les dieux de la richesse, les dieux de la longévité et de la science, 
qui dispensent tous les biens temporels, appartiennent en propre au pan- 
théon taoïste. 

La liste des divinités du taoïsme montre très clairement la diversité 
des origines du culte. En entrant dans un temple taoïste le visiteur 
se trouve en face des trois énormes idoles du San-Ch'ing, c'est-à-dire 
des trois êtres purs ou saints. Ces divinités ne sont rien autre qu'une 

1. Bibliographie. — Plusieurs mémoires dans les Comptes rendus de l'Académie de 
Vienne par A. Pfizmaier,, Die Lebensverlungerung der Mànner des Wegs^ 1870; Bie 
Lôsung der Leichname und Schwerter; Véber einige Gegenstânde des Taoglaubens, 
1873, etc. ; — E.-J. Eitel, Feng-Shui, or the rudiments ofnatural science in China, 1873. Les 
principaux mythes, légendes et cérémonies exposés dans les deux ouvrages suivants 
rentrent dans le Taoïsme : W.-F. Mayers, The Chinese Reader's Manual, 4874 ; — J.-M. de 
Groot, Les fêtes annuellement célébrées à Emoui. — Stan. Julien a donné la traduction 
d'un livre très important, Le livre des récompenses et des ^jemes, 1835, retraduit par 
J. Legge, The tractate of actions and their rétributions, dans S. B. E., vol. XL, 1891. 
Voir aussi les ouvrages indiqués au § 8. 



: ; - LES CHINOIS 55 

triple représentation de Lao-tse; mais elles sont imitées des trois idoles 
bouddhiques qui représentent Bouddha, sa doctrine et sa communauté. 
Immédiatement après vient Yoit Hoang Shang Ti ou le dieu supérieur, 
semblable à une pierre précieuse; il surveille toutes les affaires de ce 
monde, tandis que les trois êtres purs n'ont qu'une nature contempla- 
tive. Les taoïstes l'identifient à Shang-ti, mais d'autre part le dieu était 
un* magicien de la famille Shang, qui vivait au vii^ siècle de notre ère. On 
a,dore en outre un certain nombre d'astres. Les cinq éléments, le métal, le 
bois, l'eau, le feu et la terre, ont des âmes ou des essences qui s'élevèrent 
pour former les cinq planètes et prirent sous cette forme rang parmi les 
dieux. Le dieu du tonnerre passe pour multiforme. Le roi des dragons, 
personnification.de l'eau sous ses différentes formes, a des temples sur les 
JDords des lacs et des fleuves et on lui attribue souvent la production des 
phénomènes naturels. Le serpent passe pour être un des avatars de ce 
dieu et, pour cette raison, on lui adresse des prières pendant les inonda- 
tions. Le culte du soleil survit encore dans les feux de joie de la fête du 
printemps-, où les prêtres taoïstes, après avoir Jeté du riz et du sel sur le 
feu, le traversent en- courant nu-pieds. Souvent alors ils sont à moitié 
nus et s'enfoncent des couteaux dans les joues. Ces feux sont allumés de 
préférence devant les temples consacrés au dieu de la génération. En 
l'honneur de ce dernier on fait des .processions avec des lanternes et des 
voitures ornées de branchages; , des prêtres suivent couverts du sang 
des blessures qu'ils se sont infligées. Dans les mythes la lune est en rela- 
tion avec la grenouille, le lièvre, le caméléon, un bûcheron. On regarde 
la cassie, le saule, le pin et le pêcher comme des plantes sacrées. 

Les dieux domestiques, dont les images sont placées dans une armoire 
ouverte située devant la porte principale de la maison, diffèrent suivant 
l'endroit, les fonctions et les goûts personnels. Mais dans toutes les mai- 
sons chinoises on trouve au moins l'image du dieu de la cuisine et les 
tablettes des ancêtres. Le dieu de la cuisine, qui^ était probablement à 
l'origine un dieu du feu, est censé fournir au maître du ciel un rapport 
annuel sur la conduite des gens confiés à sa garde. 

Il y a aussi des dieux qui président aux professions. Les étudiants 
adorent Wan-chang ^ le dieu de la littérature, qui n'est autre que l'esprit 
d'un fonctionnaire de la dynastie Tcheou qui passe pour s'être réincarné 
souvent dans la personne de savants illustres. Son culte officiel rivalise 
avec, celui de Kong-tse et l'on trouve généralement ses temples dans le 
voisinage des écoles supérieures : il en a dix dans la seule ville de Canton. 
— Les soldats adorent Kvan-ti, le dieu de la guerre. Bien que ce person- 
nage n'ait été qu'un heureux coureur d'aventures qui vécut sous la dynastie 
Han au ii^ siècle avant notre ère, on proclama son apothéose en 1828 en 
raison de ses interventions répétées en faveur des troupes impériales. Tsai- 
shin, le dieu de la richesse, est fêté par les négociants à la fin de l'année. 

A côté des divinités que nous avons nommées il y a une foule innom- 
brable d'esprits, et les Chinois de la classe moyenne vivent jour et nuit 
dans la terreur de ces fantômes. 



56 HISTOIRE DES RELIGIONS \ 

Différent en ceci du sinisme et du confucianisme, le taoïsme possède, 
comme le bouddhisme, des prêtres, des moines et un pa|)e. Ces prêtées sont 
surtout occupés à chasseij^ar la magie les esprits malins; ils fàbriquenl 
des amulettes, des charmes prophylactiques qu'on suspend aux portes; 
ils sont chargés du culte des divinités provinciales et officient souvent 
avec les prêtres bouddhistes. Bien que les prêtres se marient, leurs emplois 
ne sont pas héréditaires ; ils se recrutent dans les classes inférieures de 
la population. Les moines taoïstes observent la tradition de Lao-tse : ils 
restent célibataires, se retirent du monde et cultivent la méditation. 

Depuis le i"'' siècle de notre ère, les papes taoïstes ont vécu sur le mont 
Loung-hou, dans la province de Shiang-hsi; on leur donne le surnom de 
Shang et le titre de Maître céleste. Comme le grand lama, c'est le sort qui 
les désigne; l'esprit du premieir pape passe pour s'être réincarné dans ses 
successeurs. Cependant ces « Maîtres célestes » n'ont pas, comme le grand 
lama, de pouvoir temporel ni d'influence politique. 

Il faut chercher la doctrine taoïste dans le « Livre des récompeiises et 
des peines )) ; cet ouvrage est à l'heure présente le principal texte sacré de 
cette religion, le « Livre de la bénédiction secrète » étant commun aux 
trois religions chinoises. Le a Livre des récompenses et des peines )) con- 
siste en 212 courtes sentences et commandements. L'idée dominante est 
que les bonnes et les mauvaises actions des hommes sont récompensées 
ou punies par les esprits du ciel et de la terre. La rémunération du bien 
et du mal suit l'acte comme l'ombre suit le corps. Quand un homme 
commet une grosse faute, il perd douze ans de sa vie, une petite faute 
entraîne la perte de cent jours. Quand son compte de jours est épuisé, 
l'homme meurt, et quand, au moment de sa mort, il reste une faute qui 
n'a pas été payée, la punition retombe sur ses fîls et ses filles. Cette façon 
de concevoir les choses est spéciale au taoïsme, il est vrai ; mais le principe 
d'une sanction terrestre de la morale se trouve aussi dans le sinisme. « Si 
un homme est juste dans ses affaires et décent dans son cœur, il n'en 
retirera pas seulement profit dans cette vie, mais il laissera aussi un bon 
exemple à la postérité. » [Shou-King.) Le sinisme, le confucianisme et le 
« Livre des récompenses et des peines » observent tous un silence profond 
sur les punitions des individus après la mort. Le sinisme et le confucia- 
nisme ne parlent pas davantage d'une récompense future ; mais le taoïsme 
promet l'immortalité comme prix de la vertu. « Celui qui veut devenir un 
immortel du ciel doit faire 1300 bonnes actions. Celui qui veut devenir 
un immortel de la terre doit faire 300 bonnes actions. » Nous ne connais- 
sons pas jusqu'à présent de texte qui fixe la durée de cette vie future. 
Edkins crut jusqu'en 1877 que les taoïstes avaient un ciel, mais pas 
d'enfer. Mais il constata alors que, sous l'influence du bouddhisme, s'était 
formée la notion d'une métempsycose grossière avec un purgatoire et un 
enfer. La plus grande partie du livre est consacrée à des prohibitions 
morales, dont la plupart se rapportent à la vie et à la jDropriété. Quant 
à la morale sexuelle, elle se borne aux principes suivants : « Ne sépare 
pas l'époux et l'épouse, ils sont unis comme la chair est unie à l'os; » 



: \ ' LES CHINOIS 57 

(( Vis en bonne intelligence avec ta femme )) ; « Femmes, honorez vos 
maris ». Le concubinage est autorisé, la position de la femme est définie 
en ces termes : « N'écoute pas ce que disent ta femme et tes concubines, 
obéis aux conseils de ton père et de ta mère. » • La prostitution n'est 
défendue nulle part. Il y a lieu de remarquer les préceptes suivants : (( Pas 
de j^ouveautés pendant le règne de l'empereur! » « Ne tue tes enfants ni 
après leur naissance, ni avant qu'ils aient vu la lumière )) ; « Réjouis-toi 
du succès d'autrui et aie pitié du malheur des autres comme si tu te trou- 
vais à leur place. » Un peu de magie apparaît çà et là, par exemple : « Ne 
pleur.e..pas et ne crache pas du côté du nord. » 

La moralité des prêtres taoïstes est très basse, les lettrés les méprisent 
d'ordinaire; en général on regarde les couvents de nonnes taoïstes comme 
des lieux infâmes. Le taoïsme a copié servilement le bouddhisme importé, 
chaque fois que celui-ci lui fournissait des notions en rapport avec les 
besoins religieux du peuple. C'est ainsi par exemple que furent empruntés 
au bouddhisme les légendes sur Lao-tse, la bonté à l'égard des animaux, 
le rituel, le célibat ecclésiastique et la croyance à l'enfer. Vers l'an 500 
ap. J.-C, la faveur dé l'empereur Tai-ho permit pour la première fois au 
taoïsme d'élever, comme la religion rivale, des temples et des. couvents; 
la similitude des rites amena souvent des disputes. 

Il faut dire quelques mots de la géomancie taoïste [Feng-Shoui), qui a 
pour objet de désigner l'emplacement des maisons et surtout des tom- 
beaux. Il est nécessaire que l'emplacement des sépultures soit indiqué par 
un savant taoïste; il. faut être sûr que les morts y trouvent le repos par- 
fait et ne soient pas tentés de se venger sur les vivants. Les cadavres 
restent souvent longtemps sans sépulture ; quelquefois on les exhume 
pour les porter en un endroit plus convenable. Il faut que les courants 
magnétiques, le dragon bleu et le tigre blanc, se coupent; il faut que 
l'endr.oit soit sec et qu'il ne s'y trouve pas de fourmis blanches, etc. 
Les fidèles des trois religions demandent les avis^des taoïstes du Feng- 
Shoui; les lettrés eux-mêmes ont î;ecours à eux; des convertis au catho- 
licisme ont même obtenu la permis'Sîon de suivre ses règles. Le Feng-Shoui 
est aujourd'hui le principal ennemi de l'ingénieur, car il suffit d'uus 
poteau télégraphique pour déranger le Feng-Shoui d'un endroit; et les 
chemins de fer profanent d'innombrables cimetières. w"^ 

On peut dire que le confucianisme est encore aujourd'hui la religion 
officielle de la Chine. Vers la fin du xvn^ siècle l'empereur Kang-hi, cjui 
voulait arrêter la décadence morale du pepple, fit résumer la doctrine de ' 
Kong-tse en 16 points et la fît publier partout. Le culte du ciel est tou- 
jours le culte impérial, le culte des ancêtres forme toujours la base de 
la religion du peuple, les livres du confucianisme sont classiques chez les 
Chinois. Mais à, côté de cette religion s'en trouvent deux autres, qui non 
seulement ne sont pas persécutées, mais sont reconnues et protégées par 
l'Etat. En réalité ce ne sont pas trois religions vivant parallèlement ; elles 
ont une existence commune. Le Chinois n'a pas besoin de choisir entre 
elles, il participe aux cérémonies des trois cultes et prend dans chacun 



58 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

d'eux ce qu'il lui faut. Sans doute le confucianisme est la religion des 
lettrés, et les gens instruits méprisent la superstition du peuple taoïste et 
bouddhiste. Les plus éclairés et les sceptiques (il s'en trouve en Chine), 
honorent toujours beaucoup Kong-tse; son nom résume toute la civilisa- 
tion nationale. 



§ 12. — Les Philosophes 1. 

Depuis Kong-tse, la littérature chinoise s'est développée dans plus d'une 
direction. Les contemporains des dynasties Han, Tang et Song se dis- 
tinguèrent particulièrement par leur activité intellectuelle. Au premier 
rang nommons l'historien Ssematsien (n-^ siècle av. J.-C) et l'ency- 
clopédiste Matouanlin (xni° siècle de notre ère) ; mais d'autres genres, 
le drame par exemple, produisirent des œuvres remarquables. Ici nous 
nous bornerons à dire quelques mots des principaux philosophes. On a 
beaucoup spéculé dans cette Chine réaliste et parfois sur autre chose que 
des questions de morale et de politique. Il ne nous est pas encore possible 
d'embrasser d'un coup d'œil général le développement de la vie intellectuelle 
des Chinois ; de beaucoup de penseurs nous ne connaissons guère que le 
nom. De ces philosophes, les uns se rattachent à Lao-tse, les autres conti- 
nuent l'école de Kong-tse, quelques-uns sont des indépendants. 

Parmi ces derniers il faut compter Yang et Mih (Mak) ; l'époque où ils 
vécurent est incertaine ; ils appartiennent probablement au v^ siècle avant 
notre ère et en tout cas sont antérieurs à Meng, qui se plaint de l'influence 
corruptrice et du grand développement de leur doctrine. Mais Meng était 
injuste en appliquant le même jugement à deux hommes si différents. 
Le principe de Yang était « Chacun pour soi » ; il prêchait le plaisir, et 
conseillait de céder aux passions. Tout est vanité, la vertu n'est qu'un 
mot, la bonne renommée et la gloire qu'on laisse derrière soi sont des 
mots vides de sens. C'est pourquoi il faut jouir de la vie tant qu'on peut 
et accueillir la mort avec calme quand elle se présente. Les gens qui 
jouissent de la vie sont plus intelligents que les héros vertueux qui 
sacrifient la joie de vivre à une apparence. — La doctrine de Mili-tscà 
bien plus d'importance. Ce philosophe demande d'abord que l'on aime 
également tous les hommes. 11 n'attend rien pour la prospérité de l'État de 

1. Bibliographie. — Nous n^avons pas encore d'histoire de la philosophie chinoise. 
Le travail de E.-J. Eitel, Ouilines of a history of Chinese phUosophy {Congrès orientaliste 
de Saint-Pétersbourg, 1876), n'est qu'une esquisse. — Sur Meng-tse consulter J. Legge, 
The life and works of Mencius, 1875; dans l'introduction on trouvera une courte expo- 
sition de la doctrine de plusieurs autres philosophes; — B. Faber, Eîne Staatslehre auf 
ethischer Grundlage, 1877; la doctrine de Mencius y est présentée d'une façon intéres- 
sante, mais trop systématique. Faber a publié des ouvragés semblables sur d'autres 
philosophes, tels que Micius, Licius, qui peuvent à la rigueur servir à s'orienter. Les 
Anglais J. Chalmers, P. -H. Balfour, Th. Me. Clatchie, etc., ont fourni des contribu- 
tions de valeur inégale à l'étude de la philosophie chinoise. Les écrits de Tshwang-tse 
ont été traduits deux fois, par Giles en 1890, et par Legge dans S. B. E., 1891. 



- LES CHINOIS 59 

l'étude de l'antiquité ni du maintien des vieilles institutions, mais tout 
du principe de l'amour universel. Tous les maux proviennent de la haine 
et des différences q]i'on fait entre les hommes; l'amour véritable luit sur 
toutes choses sans distinction, comme le soleil et la lune. Cette doctrine, 
qui eut beaucoup d'adhérents, doit être considérée surtout comme une 
théorie politique : Mih-tse lui aussi songeait avant tout à l'empire, 
Meng-tse reproche à sa doctrine de nier le principe de la piété filiale et 
d'être dangereuse. Enfin il y a un antagonisme assez marque entre l'école 
de Mih-tse et celle de Kong-tse. 

Lih et Tchwang sont des disciples de Lao-tse. Lih-tse appartient proba- 
blement encore au v® siècle avant notre ère, Tchwang à la seconde moitié 
du ive siècle avant J.-G. Le premier nous fait l'effet d'un éclectique; il se 
réclame presque aussi souvent de Kong-tse et même de Yang-tse, que de 
Lao-tse. Cependant sur les points principaux il est d'accord avec Lao-tse ; 
par exemple il fait sortir tout du néant. Sa doctrine est en somme plus 
populaire, moins pure que celle du maître; il parle quelquefois de la 
doctrine dû plaisir et il fait une place importante à la magie. Son ensei- 
gnement sert donc de transition entre la spéculation abstraite du maître 
et les arts magiques de ses disciples. Tchwang, que l'on considère souvent 
comme le plus original des penseurs chinois, avait resj)rit plus profond 
que Lih-tse. 

Le principal'docteur de l'école de Ko.ng-tse est Meng-tse {371-288 av. J.-C.) ; 
il naquit, il est vrai, un siècle après la mort du maître, mais sa gloire 
et son autorité rejettent dans l'ombre les noms des disciples immé- , 
diats de Kong-tse. Comme son maître, il naquit dans le pays de Lou ; sa 
famille était noble. Son sort est semblable à celui de Kong-tse : il erre à 
travers les principautés, n'occupe que pour peu de temps quelques'emplois 
publics, mais exerce une influence considérable sur un grand nombre 
d'hommes à qui il dispense sa sagesse. On vante sa vertu sans cependant 
la comparer à celle du maître; elle a en effet des angles aigus et ressemble, 
dit-on, aussi peu à celle de Kong-tse que le cristal au diamant. Pour nous 
il est plus humain que son maître; s'il est moins typique, son individua- 
lité est plus marquée. Ses paroles, recueillies, sans doute par ses disciples,^ 
en sept livres, se laissent plus facilement ramener à un système. Du 
reste les deux philosophes ont les mêmes opinions. "Meng-tse aussi 
s'occupe avant tout du bien de l'Etat. Il attache une gTande^mpor tance 
à la piété filiale, au respect envers les chefs du gouvernement, aux rites 
funéraires. Les quatre vertus cardinales sont la sagesse, l'humanité, la' 
justice et la bienséance; sans cesse il revient sur les bénédictions qu'elles 
amènent à leur suite. Mais avant tout il soutient que la vertu est inhé- 
rente à l'homme, que^ la nature humaine est bonne; l'injustice, la passion 
ou la faim peuvent égarer l'homme et le rendre semblable à la bête; mais 
la vertu fait partie de son être, elle n'a pas besoin de lui être apportée du 
dehors ; il n'a qu'à rester lui-même, ne iDas s'avilir, cultiver son être inté- 
rieur. Cette doctrine fut violemment combattue par Seoun qui vécut peu 
de temps après Meng et qui voyait au contraire la nature humaine en 



60 HISTOIRE DES RELIGIONS 

pessimiste. La nature a besoin d'être bridée par les lois. Si chacun suivait 
sa naturelle désordre deviendrait général; la sagesse et la bonté sont 
artificielles et d'acquisition difficile. 

Le fait même que l'homme désire être bon et s'efforce de le devenir 
prouve que sa nature n'est pas bonne. Le philosophe Han-You, qui vivait 
au vm*" siècle de notre ère (sous la dynastie Tang), envisagea le problème 
d'une autre manière. Il croyait que le dogme, de la bonté de la nature 
humaine et celui de sa méchanceté étaient tous les deux exclusifs et 
n'étaient par conséquent vrais qu'en partie : il existe en effet des natures 
bonnes, mauvaises, moyennes et vacillantes; les premières peuvent être 
rendues encore meilleures; on peut refréner les secondes; il est possible 
de tourner les troisièmes vers le bien, mais aucune ne peut être changée 
dans son essence. 

Le docteur qui a eu le plus d'influence sur les temps modernes est 
Tchou-hi (xii^ siècle de notre ère, sous la dynastie Song), C'était un 
homme fort instruit, qui écrivit des commentaires étendus sur les livres 
classiques. Bien qu'il soit le représentant officiel du confucianisme, sa 
doctrine est cependant essentiellement différente de celle du maître; Elle a 
un caractère dualiste ; l'opposition entre le principe masculin et le principe 
féminin est la base de son système. 



CHAPITRE IV 
LES JAPONAIS^ 

Par le D' Edm. Buckley (de Chicago). 



13. Histoire et doctrine. — 14. Le culte. 
§ 13. — Histoire et doctrine. 

Les Japonais descendent de deux tribus mongoles parentes, qui par- 
tirent de la Corée pour envahir le Japon. L'une aborda à Kyouschou, pro- 
bablement au^ï^siècle avant notre ère ; l'autre avait occupé Izoumo depuis 
plusieurs centaines d'années. La seconde bande d'envahisseurs soumit et 
absorba la première. Les habitants priinitifs, les Ainos, furent- refoulés 
vers le nord, où ils achèvent de disparaître dans l'île de Yéso. Ils n'ont 
presque pas eu d'influence sur les envahisseurs mongols, car les produits 
du métissage disparaissaient dès la troisième génération. Les oonqué- 
rants colonisèrent aussi les îles Soucliou. Depui^s le début du m^ siècle, la 
civilisation chinoise se répandit peu à peu au Japon; le bouddhisme y fut 

1. Bibliographie. — Les anciens ouvrages de Kaempfer, Siebold, de Rosny, Pfizmaier 
et Hoffmann ont été dépassés par les traductions et les mémoires de B.-H. Chamber- 
lain, E, Satow, F. Brinkley, etc.., qu'on trouvera dans les Iransactions of the Asiatic 
Society- of Japan, et par les travaux de Kempermann et du D'' Flore^v^ui ont été 
publiés dans les Mittheilung'en der deutsckeii Gesellschaft fur Natur-una VÔlkerkunde 
Osiasiens.{entre autres, du dernier, Japanische Mythologie, Nihoiigi, Zeitalter der Gôtter, 
1901). Ces ouvrages nous donnent des matériaux suffisants pour une étude du shin- 
toïsme. Une livraison des Transactions parue a.[i mois d'août 1895 contient la biblio- 
graphie de la question. — E. Satow a publié dans la Westminster Revieio de juillet 1878 
un article sur la mythologie japonaise; voir E. Buckley, The Shinto panthéon {New 
World, déc. 1896); — Occult Japan, par P. Lowell, 1895, traite de l'extase des possédés; 
— Phallicism in Japan par E. Buckley, 1895 {University of Chicago Press), traite du 
phallisme; J..Schedel, Phalluscultus im Japan, 1896. — La seule histoire complète des 
religions japonaises est celle du D' W.-El. Griffis (189o). — Lafcadio Hearn a publié 
une série d'essais substantiels et savoureux : Glimpses of unfamiliar Japan, 2 vol., 
1895; Kokoro, 1896; on trouvera dans ce livre la première explication des mythes de 
Susano et Okuninuschi. — Voir aussi G. Munzinger, Die Japaner, Wanderimgen durch 
das geistige und religiôse Leben des japanischen Volkes, 1898. 



62 HISTOIRE DES RELIGIONS r 

introduit après le vi" siècle et en peu de temps il absorba le Shinto, M 
vieille religion. La conversion fut encore accélérée à ^partir du ix^ siècle 
par l'influence de la secte intermédiaire, appelée Ryobou, qui regardait les 
divinités Shinto comme des manifestations du BouSdha éternel. Cette 
secte a dominé au Japon jusqu'en 1700; plus tard la renaissance du confu- 
cianisme, tel qu'il était enseigné par le Chinois Tcfiou-Hi, excita les savants 
indigènes à étudier leurs propres traditions nationales : ce mouvement 
réussit au point qu'en 1868 le Mikado remplaça le Shogun au pouvoir et 
le Shinto le bouddhisme comme religion d'État. On renonça au syncré- 
tisme des Ryobou, les temples où des cérémonies bouddhistes avaient 
eu lieu furent « purifiés », quelques prêtres se marièrent et devinrent 
shintoïstes. ^ 

Le ICojiki, le livre des vieilles histoires, contient les documents les plus 
anciens et les plus sûrs que nous possédions sur les dieux du. Shinto. 
Le livre contient des légendes qui circulaient dans les- familles nobles et 
impériales; en 712 après J.-C, on fît un choix et une édition de ces his- 
^ toires avec la préoccupation de fonder sur la tradition les droits de l'empe- 
-•f reur. Le Nihongi, qui ne fut j)Ourtant rédigé que peu d'années plus tard, 
a bien moins de valeur en raison de l'influence chinoise visible non seu- 
lement dans son style, mais encore dans son contenu. La mythologie 
pittoresque et l'indécence naïve du Kojiki étaient bien différentes du for- 
malisme chinois du Shou-King. D'aiDrès le Kojiki le ciel et la terre était 
au commencement; ensuite naquirent trois divinités, puis deux, puis 
deux encore une fois et enfin cinq couples. Les noms de ces douze dieux 
montrent qu'ils personnifient deg^^abstractions. Deux ou trois d'entre eux 
seulement avaient un culte et ceux-là même ne sont plus adorés depuis 
longtemps. Ce catalogue de dieux devait servir de base aux croyances 
populaires. Le professeur Kume de l'Université de Tokio a essayé vaine- 
ment de prouver que le premier de ces dieux, « le seigneur placé au milieu 
du ciel », était la même divinité que le 2'ien chinois et qu'il, était à l'ori- 
gine le dieu unique des Japonais. Le dernier des couples mentionnés, 
formés par Izanagi et Izanariii, a. survécu dans le mythe et dans le culte. 
Ils agitèrent l'océan avec une- lance couverte de pierreries (un phallus); 
l'eau qui tombait goutte à goutte de la pointe forma la première petite 
île d'Onagoro, qui est censée représenter un énorme phallus. Le couple 
se mit ensuite à courir autour d'un pilier céleste (encore un phallus) 
et procréa le reste des îles japonaises ainsi que d'innombrables autres 
divinités. Après la mort de son épouse, Izanagi lui rend visite aux 
enfers. Tandis qu'il se purifie de la souillure ainsi contractée, il fait 
sortir de son œil gauche la déesse du soleil, Amaterasou, de so^i œil droit 
le dieu de la lune, et de son nez Sousano, le dieu de la pmie et de la 
tempête. Sousano désole le i^ays (inondations), là-dessus Amaterasou se 
retire dans une caverne, ce qui amène sur terre des ténèbres épaisses 
(l'obscurité de la saison des pluies). Puis Sousano tue la déesse nourri- 
cière du Tsouyn, ou de la terre, et de son corps naissent les céréales (pluies 
fertihsantes). Enfin il abat le dragon à huit têtes et de la queue d u monstre 



LES JAPONAIS 63 

sa fait une épée fameuse (l'eau éteint le feu qui a ^pourtant servi à forger 
l'épée). Son successeur, Okouninoushi, le dieu de lalune de la tribu Izoumo, 
fait amitié avec u,n lièvre, est mis à mort et rappelé à la vie (les phases 
de la lune); enfin il tue lui-même ses quatre-vingts frères (les étoiles). 
Sarouta-hiko, d'abord dieu du tonnerre, devint plus tard le dieu des rues, 
et^un dieu phallique. Les fonctions du dieu primitif de la terre furent 
partagées dans la suite entre des divinités différentes, — Waka no 2ama 
ou esprits séparés, — parmi lesquelles la déesse nourricière dont nous . 
avons parlé plus haut est la plus importante. On trouve dans tout le pays 
d'innombrables sanctuaires minuscules consacrés à cette divinité; elle y 
est adorée sous le nom d'Inari. Jimmou-Tenno, le premier roi mortel 
des Japonais, faisait remonter sa généalogie Jusqu'à Amaterasou; le petit- 
fils de la déesse était descendu du ciel (la Corée) dans l'île de Kyouschou. 
.D'autre part Sousano, l'adversaire vaincu d'Amaterasou, est le père du 
chef Izoumo qui est un autre vaincu (on identifie celui-ci avec Okouni- 
nouchi). Après avoir cédé au Mikado l'empire de la terre, le fils de Sousano 
devint le roi des « Invisibles », c'est-à-dire de toutes les choses bonnes ou 
mauvaises qui sont cachées au maître de la terre. Plus tard, pendant la 
lutte avec le bouddhisme, on l'adora aussi comme dieu du monde futur. 
Notons que de mêine que. le Mikado, plusieurs familles princières et sacer- 
dotales faisaient remonter leur origine à des personnages du drame 
mythique. Ainsi le culte des ancêtres et celui des héros se greffaient 
comme en Chine sur un culte originel de la nature, qui, pour cette raison 
même, dans la plupart des cas, est rentré dans l'ombre. 

A cet endroit le Kojiki abandonne le mythe de la nature pour passer à 
la légende; nous t'reuvons pourtant encore des mythes, même dans les 
chapitres suivants de l'ouvragé. Une foule d'autres divinités dç la nature 
se rencontrent dans le Kojiki et ailleurs. . 

Le culte du feu survit dans les feux de joie qu'on, allume en novembre 
dans les cours des temples, dans le renouvellement du foyer des temples 
le soir du nouvel an, et enfin dans la coutume du passage par le feu qui, 
d'ailleurs, est devenue une ordalie destinée à faire la preuve de la pureté 
des mœurs. >- 

Les amulettes sexuelles ont la vertu de rendre la grossesse supportable, 
l'accouchement facile, et d'assurer la guérison de toutes les maladies des 
organes de la génération. Le phallus joue aussi un rôle -da^s;)^ le mythe 
cosmologique comme nous l'avons déjà dit plus haut. Il sert de symbole 
au dieu des rues. Il est le dieu protecteur des courtisanes et en consé- 
quence se trouve généralement sur la 'tablette Kami des maisons de 
débauche. On considère comme des symboles et on adore dans les sanc- 
tuaires des pierres couvertes de signes étranges. 

Le sakaki toujours vert [Cleyera japonica) est considéré comme un arbre 
sacré, souvent on l'entoure d'un lien de paille et d'une haie, on lui apporte 
à manger et à boire. Il passe pour le symbole ou la résidence des divinités 
et il sert dans les purifications. Mais on connaît encore d'autres arbres, 
où les dieux sont censés habiter et qui par suite sont objets d'adoration. 



64 , HISTOIRE DES RELIGIONS . 

Le culte des animaux est également représenté. Le coq est consacré à la 
déesse du soleil ; le renard, adoré peut-être à l'origine pour lui-même et qui 
passait pour avoir le don des métamorphoses, est l'animal sacré de la 
déesse de la terre; le rat est consacré au dieu de la richesse. On voit sou- 
vent près d'un temple un cheval albinos que les pèlerins nourrissent. Le 
« chien céleste )) et le « chien coréen » que l'on rencontre souvent des 
deux côtés de l'entrée des temples ont la même signification que les tigres 
qui se trouvent aux portes des temples chinois. Dans la province d'Izoumo 
on garde des serpents desséchés pour se protéger du feu et des inonda- 
tions; on les tue cérémoniellement. Enfin il faut mentionner une classe 
de diablotins malfaisants (Oni); les esprits de la nature (Ten^ow) sont 
înofïensifs. 

Le culte des ancêtres est à la fois un culte privé et un culte public (fête 
des lanternes). Le bouddhisme exerça son xîontrôle du xi° au -xix® siècle 
sur le culte des ancêtres comme sur celui des héros et sur les cérémonies 
funéraires (même celles des prêtres du Shinto). Le culte domestique est 
loin d'avoir la même importance qu'en Chine. — Le dieu protecteur d'un 
lieu ou d'une tribu est le représentant d'Okouninouchi; c'est à lui qu'on 
présente les enfants nouveau-nés, et les voyageurs doivent se procurer 
une amulette provenant de son sanctuaire. Sous le nom de Kasouga San 
on comprend quatre dieux; le nom vient de leur ancien temple; les dieux 
■étaient les ancêtres du prêtre qui y officiait au vni° siècle de notre ère; ses 
■successeurs ayant atteint par la suite une grande puissance, la renommée 
de leurs dieux s'était fort étendue. 

Le culte des héros est très développé. SouJwuna-kiko, mentionné dans le 
Kojiki, est une divinité civilisatrice, on l'adore comme dieu de la médecine. 
Sous le nom de Tenjin Sama on adore maintenant comme dieu de la calli- 
graphie le célèbre ministre et savant Michizane, dont la mort en l'an 903 
de notre ère, après un exil injuste, avait été accompagnée de présages 
funestes. L'empereur Ojin (300 après J.-C.) a été élevé à la dignité et au 
rang de dieu de la guerre sous le nom de Hachi-Man-San-, et le grand 
schogoun Iijeyasou (1616 après J.-C-) jouit depuis sa mort des honneurs 
divins sous le nom de Toschogou. Mais souvent on a réuni le culte d'un 
ancêtre illustre à celui d'une divinité de la nature. C'est le cas de la famille 
impériale et sacerdotale des Sengi, dont l'origine remonte à Amaterasou 
et à Sousano. Le chef vivant de cette famille était considéré comme un 
dieu avant la révolution de 1868; le représentant de Sousano portait le 
nom d'Ikigami ou dieu vivant. 

A côté de ces divinités s'en trouvent une quantité d'autres de rang infé- 
rieur, en tout environ huit cents myriades. Les Japonais appellent ces 
êtres, corps célestes, pierres, plantes, animaux, hommes, indistinctement 
du nom de Ka7ni : ce mot signifie simplement supérieur et, d'après Motoori 
(qui vivait au xvin" siècle), « on l'emploie pour désigner tout ce qui se dis- 
tingue par une puissance extraordinaire ; et ce caractère s'applique aussi 
bien aux choses qui méritent d'être adorées qu'à d'autres qui sont mau- 
vaises et dont il faut redouter les propriétés malfaisantes, n 



LES JAPONAIS . 65 

Les Japonais appellent leur religion populaire Shinto (c'est un mot 
chinois) ou Kami no Michi, le chemin de Kami (pour le distinguer de celui 
de Bouddha et de Confucius). Nous avons vu que cette religion se com- 
posé d'un culte de la nature, d'un culte des ancêtres et d'un culte des 
héros, indépendants entre eux à l'origine. Aujourd'hui on ne peut guère 
les distinguer : quelques-unes des divinités naturelles, nous l'avons vu^ 
ont été anthropomorphisées ; d'autres ont été assimilées aux ancêtres. 

Dans les prédications, fort rares, des prêtres shintoïstes cette doctrine de 
Kami fournit pour la_vie ordinaire une règle qui repose sur le principe de 
l'exemple. Pour le reste le Japonais doit obéir au Mikado et suivre ensuite 
les inspirations de son cœur ; comme le cœur est bon naturellement, il ne 
I^ourra- jamais donner que de bons conseils. L'utilité, la nécessité d'une 
loi morale est bonne pour les Chinois, car ce peuple, paraît-il, n'a pas cette 
disposition naturelle au bien. Avant l'introduction du bouddhisme, les 
Japonais croyaient, comme la plupart des barbares, à une vie future, sans 
cependant allier à cette croyance la moindre idée de sanction. 



§ 14. ^— Le culte. 

Le Yengishiki ou code du cérémonial fut compilé en l'an 927 de notre ère 
de sources bien plus anciennes ; c'est un véritable trésor de rites barbares 
typiques ; il y en a 27 en tout. Ils ne contiennent pas de véritables prières- 
demandes, mais la liturg-ie indique les motifs qui font offrir le sacrifice,; 
c'est notamment la reconnaissance d'une grâce temporelle. « Parce que 
vous bénissez,... je vous apporte ce sacrifice. )) La liturgie de Vobarai est 
exceptionnelle : elle ne parle pas de fins terrestres. C'est d'ailleurs le rituel 
le plus estimé; le texte énumère différents péchés et ajoute que lorsque 
le grand-prêtre prononce une certaine prière, accomplit un certain rite et 
offre un certain sacrifice, \q Kami du ciel et tie la terre l'entend, et le 
Kami des cascades, celui de la mer, etc., emportent les péchés. La prière 
se borne à supplier tous les Kami d'accueillir ce qui reste des offrandes 
rituelles : le rite consiste à couper en petites bandes étroites un roseau 
et des branches que l'on disperse; les offrandes sont jetées ,^^is le cour 
d'eau le plus voisin. - ^ 

Les principales solennités religieuses ont lieu du l^"" au 3 janvier, au 
nouvel an;. le 4 février, prière pour la récolte; le 15 juin, fête des divinités 
parentes de la famille impériale; le 15 septembre, fête des prémices; le 
23 novembre, fête de la moisson, et enfin, le 30 juin et le 31 décembre, 
fête de la grande purification, dates auxquelles on lit Vobarai. On célèbre 
de temps en temps la cérémonie dite kagoiira, cérémonie expiatoire en 
l'honneur d'un dieu quelconque, qui se compose d'oblations d'aliments 
avec accompagnement de musique et de danses. Il y a des fêtes locales 
(celles de Tokio et Kioto sont les plus brillantes), dans lesquelles une 
longue file de voitures ornées d'images, de symboles, etc., traverse pro- 



HISTOIRE DES RELIGIONS. 



66 HISTOIRE DES RELIGIONS 

cessionnellement la ville. Les sacrifices quotidiens, comme les sacrifices 
OGcasionnels, consistent surtout en riz, poissons, gibier, bière., fruits, 
légumes et èau. Jadis dans les grandes occasions on offrait des vêtemenxts 
de soie et de chanvre, des vases, etc. 

Les prêtres du Shinto peuvent se marier et il leur est toujours permis 
de changer de profession. Leurs fonctions sont généralement héréditaires; 
les prêtres des grands temples font remonter leur origine jusqu'à la divi- 
nité particulière du temple ou tout au moins à ses premiers grands 
prêtres. Ils ne portent de costume .particulier que pendant le service divin. 
Les prêtresses sont presque toutes des filles de prêtres, non encore nubiles ; 
leurs fonctions se bornent à exécuter les danses mimétiques et à assister 
les sacrificateurs. 

Les temples semblent avoir appartenu d'abord au culte des. ancêtres, 
plus tard le culte de la nature s'en empara; à l'origine il se célébrait en 
plein air. Le mot Miya ou maison sublime désigne indifféremment un 
temple et un palais, de même que Kami s'applique à la fois aux dieux 
et aux princes. Le temple est une maison et présente encore aujourd'hui 
une image assez complète de l'habitation barbare. Près du sanctuaire se 
trouve une salle pour les fidèles, une citerne avec de l'eau bénite où l'on 
se lave les mains avant l'office, quelques chapelles consacrées à d'autres 
divinités, un hangar pour les offrandes, une plate-forme pour les danses, 
une écurie pour le cheval sacré, une galerie avec balustrades et différentes 
clôtures. Les temples sont tous tournés vers l'orient, excepté celui d'Okou- 
ninoushi, qui regarde l'ouest. Le temple d'Amaterasou (Ise) et le temple 
d'Okouninoushi (Izoumo) sont la Mecque et la Jérusalem du Shinto. Le 
sanctuaire se compose toujours de deux chambres. La pièce intérieure est 
fermée et contient « le représentant des âmes », c'est-à-dire une épée, un 
miroir, un objet de parure en ^i&rve {Magatama) ou d'autres objets; on 
considère cette pièce comme la demeure de la divinité et pour cette raison 
on y place souvent un oreiller. L'antichambre ouverte est destinée au 
Gohei (oblation supérieure). C'est précisément le Gohei, et non pas une 
idole, qui est le symbole de la divinité. On fabrique le Gohei avec des 
bandes de papier blanc attachées à une perche. Le Gohei lui-même répré- 
sente l'offrande de toile qu'on suspendait à l'origine au sakaki ; aujour- 
d'hui c'est un signe d'absolue soumission à la divinité {haraibei, offrande 
de purification) ou un symbole de la divinité. Dans le dernier cas on le 
considère comme la résidence de la divinité {shintai, « corps de dieu ») : 
celle-ci est amenée par les invocations qui précèdent la cérémonie à des- 
cendre et à s'incorporer au Gohei [Kami oroshi). 

Toutes les familles japonaises possèdent une tablette sacrée, kami, 
excepté celles qui appartiennent à l'une des deux sectes bouddhistes 
bigotes. Sur cette tablette sont placées plusieurs petites armoires : l'une 
contient généralement une amulette en papier, symbole d'une divinité 
préférée, en général d'Amaterasou, une autre renferme un Gohei, une troi- 
sième de toutes petites images de Daikokou et d' Yehisou, dieux du bonheur 
du Shinto. Ces deux divinités ne sont jamais figurées en dehors du 



LES JAPONAIS 67 

A, 

culte domestique ; c'est une exception qu'il faut sans doute expliquer par 
l'influence du bouddhisme. Le 2, le 15 et le 28 de chaque mois on "dépose 
sur la .tahlette Un sacrifice d'aliments, de bière, de saké; on allume aussi 
chaque soir la' lampe qui y est placée. On représente les ancêtres par de 
petitsvtableaux dé bois à la manière chinoise ; mais cet usage a été absorbé 
par le bouddhisme et n'appartient plus proprement aux rites du Shinto. 
Aucun Japonais ne peut espérer être heureux et réussir dans la vie s'il 
n'a pas visité au nioins une fois les grands sanctuaires du pays. Ces pèle- 
rinages se font en corps, ce sont des voyages d'agrément et toutes les 
villes où se trouvent des temples sont remplies de lieux de plaisir. 

Il est facile d'expliquer les mythes phalliques, autrement assez obscurs, 
du Kojiki par le culte des symboles sexuels. On le trouvait partout 
avant 1872; l'influence étrangère réussit alors à provoquer un décret de 
suppression; il subsiste cependant encore aujourd'hui dans des localités 
écartées. Ces a pierres féminines et masculines », Inyoseki, sont naturelles 
ou artificielles, ruais dans ces deux cas leur forme est toujours réaliste et 
jamais conventionnelle,. On en trouve de toutes grandeurs, depuis le 
rocher (il y a même toute une île, Onogoro) jusqu'au caillou. Les phallus 
(( naturels )) sont bien plus estimés que les phallus artificiels et d'un 
usage plus cincien. Il n'y a pas de symboles féminins artificiels, mais on 
fabrique des phallus de pierre, d'argile, de bois et de fer. Les femmes 
, stériles ou malades offrent au phallus,' comme symboles votifs, des coquilles 
(il en est de deux sortes). La pêche et la fève sont symboles féminins, le 
champignon et le gi'oin du porc sont niasculins. On trouve les plus grands 
exemplaires, parfois isolés, mais en général accouplés ; ils sont placés dans 
de petites armoires, sous des hangars, ou en plein, air. On leur offre les 
sacrifices ordinaires d'aliments et de boisson. On se sert des plus petits 
dans le culte domestique ou comme offrandes votives. . 

x4.u Japon nous ne trouvons rien qui ressemble au Feng-Shoui chimDis 
et qui ait pu par conséquent gêner la marche du> progrès. On rencontre 
cependant difïéfentes pratiques magiques. On place des amulettes en 
papier sur la tablette consacrée au Kami, on en colle sur, les murs, on en 
porte sur soi pour se protéger contre tel ou tel mal. On pratique l'envoû- 
tement; des irnages analogues à celles de l'envoûtement sont employées 
dans la purification prescrite par le rituel de l'Obarai. Le, riz 6t1fe-sel, le 
6^oAef et le ^aké sont employés dans les purifications ordinaires. On se 
servait d'incantations magiques. L'erreur n'était pas permise dans la 
récitation des'foi«niules rituelles. 

Les méthodes de divination étaient nombreuses; la méthode chinoise 
de l'écaillé de tortue remplaça au viii" siècle de notre ère le sj^stème pri- 
mitif, qui consistait à observer les fentes de l'omoplate rôtie d'un cerf. La 
« divination des rues » consistait à recueillir les paroles d'un passant. On 
interprétait les rêves ; la première flèche tirée dans un combat donnait des 
signes. La divination était en général le but de l'extase. Pour se préparer 
à cet état divin, jl fallait vivre dans des forêts solitaires, se baigner et 
jeûner. Quand l'orehestre, composé de huit personnes, a joué pendant assez 



68 HISTOIRE DES RELIGIONS 

longtemps, le médium prend un Gohei dans ses mains, se met à. trembler 
spasmodiquement, tombe en convulsions et finit par être agité d'un fré- 
missement continu. Un aide alors l'interroge ; le médium répond comme 
s'il était un Kami. 

Jadis on conservait le cadavre pendant huit jours dans une cabane de 
deuil ; pendant ce temps on lui apportait à boire et à manger et on entrete- 
nait un feu à l'extérieur; les pleureurs exécutaient des danses lentes, accom- 
pagnées de musique et de gémissements. On enterrait le cadavre pendant 
la nuit, la tête tournée vers le nord. Les tertres funéraires montrent, 
comme le KojiM, qu'on inhumait avec le mort des vivres, des ustensiles 
de ménage, ses chevaux et ses serviteurs (ceux-ci étaient enterrés vifs); 
à partir du i*""" siècle de notre ère on remplaça le cheval et le serviteur par 
des modèles en argile de grandeur naturelle. Les funérailles selon le Shinto, 
restaurées en ces dernières années, comprennent les cérémonies suivantes : 
1° on enferme l'âme du défunt dans une toute petite armoire en bois, « la 
maison de l'âme », qui doit être placée sur la tablette Kami; 2° on invoque 
l'âme devenue maintenant un Kami; 3° on enterre le cadavre. Les néces- 
sités de la pureté rituelle font élever près de la cabane de deuil une cabane 
de l'enfantement et une cabane nuptiale; elles exigent que la femme 
mange et dorme à l'écart de la famille pendant les règles. 

Les couleurs sacrées sont le rouge et le blanc, le nombre sacré est 8. La 
combinaison dans les cérémonies de 8 et de 16 avec le 4 du compas prouve 
que 4 était à l'origine le nombre fondamental. 



CHAPITRE V 
LES ÉGYPTÏENS 

Par M. H.-O. Lange (de Copenhague), 



lo. Avant-propos. — 16. Les sources. — 17. Les diverses théories- sur la 
religion égyptienne. — 18. Les dieux de la religion populaire. — 19. La mort, 
la sépulture et l'autre monde. : — 20. Systèmes théologiques et cosmogoniques. 
— 21. Culte et morale. — 22. Esquisse de l'évolution religieuse. 



§ 15. — Avant-propos*. 

L'égyptologie est à peine vieille de quatre-vingts ans. Fondée par le 
déchiffrement des hiéroglyphes qui a inimortalisé le nom. de Ghampol- 
lion, elle n'attira longtemps que de rares savants. Comme il arrive 
d'ordinaire quand un champ démesuré de recherches s'offre d'un seul 
coup à l'activité humaine, on fut pressé de tout occuper; on alla de 
l'avant sans beaucoup se soucier des lacunes. Le résultat des recherches 
fut trop vite livré au public, car on manquait à la fois de méthode et 
de documents. Il se produit actuellement une réaction salutaire contre 
l'assurance prématurée de la science égyptologique. Le travail scienti- 
jSque ne progresse pas aussi rapidement qu'autrefois, mais il est plus sûr. 
Si la chronologie est encore hésitante, si la grammaire et le dietïeT)ànaire , 

i. Bibliographie. — Sur l'état actuel de l'Égyptologie, on pourra consulter les ouvrages 
généraux suivants : Ad. Erma.n, ^gypten und iigtjptisches Leben im Altertum{2 vol., 
d88o-88); — H. Brugsch, Die jEgyptologie (1891); — Ij. Maspero, Histoire ancienne des 
-peuples de l'Orient classique (3 vol., 1895-99). — Les périodiques principaux sont : 
Zeitschnft fur agyptische Sprache und Altertumskunde ; Recueil de travaux relatifs à la 
philologie et à l'archéologie égyptiennes et assyriennes ; Revue Égyptologique; Proceedings 
of the Society of biblical atjchœology ; Sphinx, revue critique d'Égyptologie (Upsal). — 
Pour l'histoire d^Égypte, consulter en outre : H. Brugsch, Geschichte Aigyptens unter den 
Pharaonen (ISl?) ; — A. Wiedemann, ^Egyptische Geschichte (2 vol., 1884, supplém., 1888) ; 
— Ed. Meyer, Geschichte des Althertums (1, 1884) et Geschichte des alten ALgyptens (1887, 
coll. Oncken,avec une géographie de l'Egypte, de Dûmichen); — Flinders Pétrie, A his- 
tory of Egypt (dep. 1894). — Pour l'histoire de l'art : Perrot et Chipiez, Histoire de 
l'art dans l'antiquité, I, Egypte (1888); — G. Maspero, L'archéologie égyptienne, 1887. — 
Pour les mœurs et la vie populaire : G. Maspero, Lectui^es historiques, 1892. 



70 HISTOIRE DBS RELIGIONS ' 

restent imparfaits, s'il est impossible, aujourd'hui encore, d'ëerire une 
mythologie égyptienne et une histoire de la religion, nous sommes 
cependant en possession de la bonne méthode et les documents se mul- 
tiplient de jour en jour. 

La nature a favorisé en Egypte le développement d'une civilisation 
uniforme. Toute proche des plus antiques foyers de civilisation, c'est une 
oasis enclose de montagnes et de déserts, traversée par le cours du Nil; 
l'Egypte, pour parler comme les Anciens, est un « don du Nil )). Matériel- 
lement le pays était et reste entièrement dépendant du fleuve, et sa civili- 
sation a été en grande partie déterminée par là. Morcelée en petits États 
aux temps préhistoriques, l'Egypte devait tendre à l'unité politique et 
nationale, car le fleuve était un puissant facteur d'union. Cependant 
après l'unification du royaume la division en nomes persista, etces nomes 
purent, dans les périodes d'anarchie, vivre d'une vie presque indépen- 
dante; en outre, à travers toute l'histoire de l'Egypte, la division admi- 
nistrative du pays en Egypte du Nord et Egypte du Sud s'est conservée. 

Quant à la population * qui habitait la vallée du Nil depuis les origines, 
il est très difficile de définir ce qu'elle était au point de vue ethnologique. 
La linguistique laisse à penser qu'il y avait une parenté éloignée entre 
elle et les Sémites ; d'autre part, le type égyptien se distingue très nette- 
ment du type nègre. 11 est permis de croire avec Ed. Meyer que les Egyp- 
tiens forment avec les Libyens et quelques tribus nubiennes un groupe 
à part. Mais on a supposé également (Tiele) qu'ils sont le résultat d'un 
mélange de colons asiatiques et d'autochtones nigri tiens. Les documents 
sont insuffisants et la question doit être réservée. En tout cas, les Égyp- 
tiens des temps historiques se sont toujours considérés comme un peuple 
de race unique. 

On peut suivre, en gros, l'histoire de l'Egypte dans son ensemble, 
bien que le manque d'une chronologie sûre nous réserve des difficultés 
très sensibles. On fera bien de se contenter de dates minimum, comme l'a 
fait Ed. Meyer dans son histoire ; il est possible que pour la période la 
plus ancienne les chiffres soient trop faibles de mille ans. La division de 
l'histoire de l'Egypte, depuis l'unification du royaume par Menés jusqu'à 
Alexandre le Grand, en 30 dynasties nous vient peut être de sources 
égyptiennes. On distingue habituellement trois périodes principales : 
l'ancien, ïe moyen et le nouvel empire. 

L'ancien empire embrasse les six premières dynasties (environ 3200-2400 
av. i.-Çl>.); des trois premières, nous ne connaissons guère encore qu'une 
liste des noms des rois ^; des trois dynasties suivantes datent les trois 

1. A la suite des fouilles récentes Fanthropologie de l'Egypte a été l'objet de tra- 
vaux sérieux. Ce qu'en somme ils ont mis en lumière, c'est que la population de 
l'Egypte n'est pas anthropologiquement homogène et qu'elle est plus ou moines appa- 
rentée aux autres populations qui habitent les côtes de la Méditerranée. Voir J. Deniker, 
Les Races et les peuples de la terre, 1900; G. Sergi, The Medite^^ranean Race, 1901; 
Randall Maciver et Anthony Wilkin, Liôyûtn A'ofes, 1901 (H. H.). 

2. Nous sommes maintenant déjà beaucoup plus avancés. Les fouilles de ces der- 
nières années ont mis au jour une Egypte préhistorique. De nombreuses séries de 



.; LES ÉGYPTIENS 71 

grandes et beaucoup des petites pyramides de Memphis, et un grand 
nombre de tombeaux très intéressants. Ensuite vient une période encore 
complètement obscure, pendant laquelle une partie du pays semble s'être 
morcelée en petites principautés ; avec la XI'' dynastie, l'histoire se retrouve 
sur ^n terrain solide. Nous trouvons alors la capitale reportée au sud;, 
cette période des XI-XII° dynasties (environ 2130 à 1930 av. J.-G.) est la 
fleur de la civilisation égyptienne. Les rois énergiques de la XII" dynas- 
tie, les Amenemhat et les Ousirtasen, conquirent la Nubie et furent de 
grands constructeurs. De nouveau survient une période de décadence qui 
nous conduit à la conquête partielle de l'Egypte par les Hyksos (environ 
vefs 1780). Avec l'expulsion de ceux-ci commence le nouvel empire 
(XyiIP' dynastie, vers 1530 av. J.-C), et dès lors l'Egypte sort de son iso- 
lement : la poursuite des Hyksos asiatiques lui enseigne le chemin de 
l'Asie. De puissants rois, qui résidaient à Thèbes, conduisirent leurs armées 
victorieuses jusqu'en Mésopotamie. Et dès lors le contact avec la civilisa- 
tion asiatique fut continu ; celle-ci eut, sur l'Egypte, une grande influence. 
La dynastie des Amenhotep et des Thoutmès finit dans une révolution 
religieuse, sur laquelle nous nous arrêterons. Sous les Ramsès de la 
XIX." dynastie la suprématie de l'Egypte est à son apogée; elle décline à 
nouveau avec la XX® dynastie. Les grands-prêtres d'Amon à Thèbes met- 

r 

tent sur leur propre tête la double couronne de l'Egypte : mais bientôt le 
pouvoir suprême passe aux mercenaires libyens, aux princes éthiopiens 
et même, pour quelque temps, au grand roi d'Assyrie. Cette sombre 
période va de la XXIP à la XXV® dynastie. L'Egypte connut encore avec 
la XXV I^ dynastie saïte (Psammétique, 663 av. J.-C.) une renaissance de 
sa civilisation et de sa puissance; mais, dès 525, Cambyse mit fin à son 
indépendance. Les XXVIII-XXX® dynasties représentent des tentatives 
manquées de rétablissement d'une dynastie nationale. Avec Alexandre le 

silex taillés grossièremeat (âge paléolithique) ont été distribués entre divers musées par 
M. Seton Karr. Cf. H.-O. Forbes, The âge of the surface flint implements of Egypt and 
Somaliland {Bull. Liverp. Mus., 1901, 2). MM. de Morgan, Flinders Pétrie, Amélinéau 
et d'autres encore ont découvert en divers endroits de grandes quantités de silçx 
finement travaillés, des tombeaux où le mort est replié sur lui-même après avoir été 
désarticulé, toute une céramique, des vases de pierre dure, des palettes de schiste, 
des reliefs et d'autres objets d'art, quelques inscriptions, enfin tout le matjérSel d'une 
civilisation qui, sur certains points, touche à celle que nous connaissions déjà et, sur' 
d'autres, en diflfère...Les formes des outils de pierre, qui d'ailleurs furent longtemps 
en usage, rappellent celles des outils paléolithiques et se perpétuent partiellement 
dans celles des outils de bronze postérieurs, attes|;ant Iç développement continu d'une 
même civilisation. Les égyptologues, après s'être divisés sur la date à attribuer à ces 
découvertes, sont à peu près d'accord pour y reconnaître le passé de l'Egypte pharao- 
nique. On a commencé le déchiffrement très hasardeux des inscriptions, et déjà l'on 
a cru pouvoir assimiler quelques-uns des rois dont les tombeaux ont été trouvés à 
Abydos et à Negadah à d^s Pharaons des premières dynasties; d'autres restent encore 
en dehors. Voir : -de Morgan, Recherches sur les Origines de l'Egypte, 1897-98, 2 vol.; 

— Flinders Petrie-Quibeli, Nagada and Ballas, 1896; id., The royal tombs of the flrst 
dynasty, 1900; — J.-E. Quibell, Hierakonpolis, 1900; — Amélineau, Les nouvelles fouilles 
d' Abydos, 1899; le tombeau d'Osiris, 1900. On trouvera des aperçus généraux de la 
question dans S. Reinach, V Anthropologie, 1897, p. 232; — Bissing, ihid., p. 241, 408;" 

— J. Capart, Revue de l'Université de Bruxelles, 1898-99, p. lOo; — R. Weil, Revue 
archéologique, 1902, II, p. 117. (H. H.) 



72 HISTOIBE DES RELIGIONS 

Grand et les Ptolémées, l'hellénisme commence en Egypte. Pour des rai- 
sons politiques la vieille religion fut encore très respectée par le pouvoir 
et de grands temples furent construits même pendant la période romaine; 
mais l'ancienne vie nationale était en pleine dissolution et fut facilement 
anéantie par le christianisme. 



§ 16. ^ Les sources ^ 

Depuis le déchiffrement des hiéroglyphes, les sources non-égyptiennes 
ont passé au second rang. Elles ont cependant leur intérêt. Lorsque 
l'Egypte fut connue des Grecs, la singularité de sa civilisation et surtout 
de sa religion excitèrent naturellement leur curiosité. Les érudits grecs, 
qui visitaient la vallée du Nil, étaient prodigues de considérations plus 
ou moins exactes sur les dieux égyptiens et leur culte. De la plupart 
d'entre eux, il ne nous est parvenu que des fragments. Hérodote, dans 
le second et au début du troisième livre de son Histoire, décrit avec fidé- 
lité ce qu'il a vu, mais il a souvent mal compris ceux qui le renseignaient 
et souvent il a été induit en erreur. Ce qu'il nous dit de la religion doit 
être examiné avec la plus grande circonspection ^ ; de même que les écri- 
vains postérieurs, il cherche à rattacher à l'Egypte les divinités grecques; 
ses informations sont en somme tendancieuses et incomplètes. La même 
prudence est de mise à l'égard des renseignements de Diodore, qui voyagea 

r 

en Egypte au I^'' siècle avant J.-C. De tout ce que la littérature grecque 
nous a jusqu'à présent donné sur l'Egypte, le traité de Plutarque De Iside 
et Osiride^ est ce qu'il y a de plus précieux : il y a retracé, d'après 
des documents qui semblent bons, l'ensemble d'un mythe égyptien sur 
lequel nous n'avons, de source indigène, que des textes fragmentaires et 
des allusions. Naturellement Plutarque a entremêlé son exposé de disser- 
tations philosophiques et d'interprétations symboliques, qui, pour nous, 
sont sans valeur. Les Pères de l'Église et les écrivains postérieurs, comme 
Horapollon et Jamblique, n'ont pour nous qu'un intérêt médiocre. 

Les sources égyptiennes sont au contraire très abondantes. Il y a peu 
de textes qui ne puissent être utilisés pour des recherches sur la religion : 
traités de médecine, contes populaires, lettres privées, tout est précieux. 
Le plus grand nombre, et de beaucoup, des monuments, temples, pyra- 
mides, tombeaux, obélisques, avaient un caractère religieux. Parmi les 
papyrus qui nous sont parvenus, plus des neuf dixièmes sont relatifs à 

1. Bibliographie. — A. Wiedemann, Geschichte JEgyptens von Psammetik I bis auf 
Alexander den Grossen, nèbst ei7ier eingehenden Kritik der Quellen zur JEgypiischen Ge- 
schichte^ 1880. Pour les traductions mentionnons seulement les collections des lîecords 
of the Past : les tomes II, IV, "VI, VIII, X et XII de la première série, 1873-1881, publiée 
par S. Birch, contiennent des traductions de textes égyptiens. Les tomes II-Vl de la 
deuxième série, 1888-1892, publiée par A.-H. Sayce, en contiennent également. 

2. A. Wiedemann, HerodoVs zweites Buch, mit sachlichen Erlauteï'ungen, 1890. 

3. La meilleure édition est celle de G. Parthey, 1850, avec des éclaircissements 
où il a utilisé les résultats des recherches égyptologiques. Naturellement le livre est 
aujourd'hui arriéré sur bien des points. 



LES EGYPTIENS . 73 

la religion. Toutefois, ces documents sont assez uniformes; presque tous 
se rapportant au culte des morts et à la vie d'outre-tombe. Pour les 
mythes, nous ne disposons que de fragments peu nombreux. L'intelli- 
gence des textes religieux est rendue extraordinairement difficile par la mul- 
titude de leurs allusions à des traditions sacrées qui nous sont inconnues. 
D'ailleurs nos documents nous sont arrivés au hasard ; une quantité incon- 
cevable de monuments figurés et de papyrus ont été anéantis au cours des 
siècles, et beaucoup certainement sont encore cachés sous le sable. Passons 
rapidement en revue les plus importants des monuments connus. 

C'est pour l'ancien empire que les sources sont naturellement le moins 
abondantes. Nous avons à Saqqarah, dans le voisinage de Memphis, une 
superbe série de tombeaux des IV% V% Yï" dynasties, d'autres, les plus 
anciens sans contredit, à Meidoum, et quelques autres, de la VP dynastie, 
à Assouan, à la frontière sud de l'Egypte. Ils ne nous donnent encore sur 
les idées religieuses que des renseignements assez incomplets. Les inscrip- 
tions sont de courtes formules qui nomment les dieux des morts et diffé- 
rentes autres divinités. Les trois grandes pyramides ne renferment pas 
d'inscriptions ; par contre cinq des plus petites, celles de Saqqarah, nous 
ont conservé près de 4 000 lignes de textes religieux. Ce sont les pyramides 
d'Ounas (le dernier roi de la v® dynastie), de Téti, Pépi I, Mérenra et 
Pépi II (les quatre premiers rois de la vi^ dynastie) ; elles ont été ouvertes 
de 1880 à 1881 par Maspero, qui en a publié les textes accompagnés d'une 
traduction provisoire*. Nous avons là une suite de textes, parfois en 
deux, trois ou quatre exemplaires, qui remontent sûrement jusqu'aux ori- 
gines lointaines de la civilisation égyptienne; mais ils présentent, tant 
pour la langue que pour le fond, de si grosses difficultés, qu'avant long- 
temps ils ne pourront être complètement compris et utilisés. Cependant 
ils ont singulièrement accru notre connaissance de la religion égyptienne. 
Pour la moitié environ, ils consistent en formules et en prières dont l'objet 
est de fournir au mort sa nourriture par l'entremise des dieux. Nous y trou- 
vons aussi un choix de formules magiques pour se garder de la faim, de 
la soif, des serpents et des scorpions. Des hymnes et des prières à diffé- 
rents dieux assurent au défunt l'appui de ceux-ci dans la vie d'outre- tombe. 
De nombreux textes appartiennent au rituel des funérailles ; il s'agit surtout 
de rendre au mort l'usage de ses yeux, de sa bouche et de ses membres. 
On le voit, ces documents, bien qu'ils se rapportent tous au monde funé- 
raire, au tombeau ou au défunt, sont assez hétérogènes ; incidemment on 
y pourra trouver des renseignements sur les dieux, et parfois des frag- 
ments de mythes, mais souvent peu compréhensibles. Le choix des textes 
dans les différentes pyramides paraît avoir été assez arbitraire. Nous 
retrouvons quelques-uns d'entre eux sur les murailles des tombeaux et les 
sarcophages du moyen empire; à l'époque saïte (XXVP dynastie) ces vieux 
textes sont revenus à la mode. Ainsi Le Page-Renouf a trouvé quelques^ 

1. Dans le Recueil de travaux, t. III à XV. Plus tard réunis sous le titre : Les Inscrip- 
tions des pyramides de Saqqarah, 1894; sur ces textes, cf. Maspero, Études de Mytho- 
logie, I, 150 et suiv. 



74 , HISTOIRE DES RELIGIONS 

uns des textes des pyramides dans des papyrus de l'époque gréco -romaine*. 

Beaucoup des textes que nous allons avoir à citer remontent aussi 
très haut, bien qu'ils ne nous soient parvenus que dans des rédactions 
récentes ; ces questions de date sont ordinairement très difficiles à résoudre ; 
il n'est pas encore possible d'écrire une vériteible histoire de la littérature 
religieuse en Egypte. 

Les tombeaux du moyen empire ont donné davantage. Les magnifiques 
tombes de Siout et de Beni-Hasan et quelques-unes de celles de la plaine 
thébaine offrent un intérêt exceptionnel. De ces nécropoles, et principale- 
ment d'Abydos, provient une prodigieuse quantité de stèles, dispersées 
dans les musées d'Europe et d'Egypte ; elles aussi sont très importantes . 
Les sarcophages en bois nous ont conservé des textes très intéressants, les 
uns connus déjà par les inscriptions des pyramides, les autres incorporés 
plus tard dans les Livres des Morts thébains. Les papyrus du moyen 
empire appartiennent surtout à la littérature d'agrément ; les plus inté- 
ressants sont des contes populaires^. Plus important pour notre sujet, le 
Papyrus Prisse nous conserve « les Instructions de Phtahhotep », cer- 
tainement composées sous l'ancien empire. C'est en quelque sorte un 
« Guide pour se conduire dans la vie humaine ))^. Les « Instructions du 
roi Amenemhat à son fils », conservées dans des manuscrits du nouvel 
empire malheureusement tous mutilés, nous intéressent également*. 

L'époque de la conquête des Hyksos est fort obscure; nous ne con- 
naissons que tout à fait superficiellement^ le culte de la population étran- 
gère et l'évolution religieuse de l'Egypte pendant cette longue période. 
Avec la XVIIP dynastie les sources redeviennent abondantes. Les 
XVIIP, XIX® et XX'' dynasties nous ont laissé de véritables trésors. 
Les tableaux et les inscriptions des temples sont d'une valeur très inégale 
et plus importants souvent pour l'histoire politique que pour celle de la 
religion. Les tombeaux royaux de Thèbes contiennent toute une littéra- 
ture sur laquelle nous nous arrêterons plus loin. Les tombeaux privés 
ne nous instruisent guère que sur les coutumes funéraires. 

Le texte le plus important pour l'histoire de la religion que nous ren- 
contrions à cette époque est celui qu'on appelle le Livre des Morts ^ Le 

1. Cf. G. Môller, Ueber die in einem spdthieratischen Papyrus enthaltenen Pyrami- 
dentexte, Berlin, 1900. 

2. Traduits par Maspero, Les contes populaii^es de VÉgypfe ancienne, 2^ éd., 1889. 

3. Traduit par Ph. Virey, Etudes sur le Papyrus Prisse, 1887, et dans les Rec. of tlie 
Past, nouv. sér., III, 1 et suiv. Cette traduction doit être utilisée avec circonspection. 

4. Traduit par Maspero, Rec. of the Past, II, 9 et suiv. 

5. Un conte où figure le roi hyksos Apepi a été publié et traduit par Maspero, Études 
Égyptiennes, I, 194 et suiv.; cette traduction est reproduite aussi dans les Rec. of the 
Past., nouv. sér., II, 37 et suiv. 

6. Lepsius, Dus Todtenbuch der Mgypter, 1842. — Ed. Naville, Das Mgyptische Todten- 
bucli des XVIII bis XX Dyn., I-II, et Einleitung, 1886. — The Book of Dead. Facsimite of 
the papyims of Ani in the Brit. Mus., 1890, traduit et précédé d'une introduction par 
E.-A.-W. Budge, 1895. Parmi les traductions, il faut mentionner seulement celle de 
Le Page-Renouf publiée dans les Proceedings of the Soc. of Bibl. Arch., vol. XIV et 
suiv.; les plus anciennes sont inutilisables. Maspero a donné une excellente intro- 
duction au Livre des Morts dans ses Études de Mythologie, I, 325 et suiv. 



LES EGYPTIENS 73 

nom n'est pas très juste, car ce n'est pas un livre unique; nous ne possé- 
dons pas deux exemplaires de la bonne époque thébaine (XVIII ^-XX° dynas- 
ties) qui soient entièrement semblables. Ce sont des compilations plus ou 
nioins riches de textes indispensables aux défunts que, pour cette raison, 
on déposait avec eux au tombeau. Précédemment les textes de ce genre 
étaient écrits sur les murs des tombes ou sur les cercueils; à cette époque 
on prit l'habitude de les donner au mort sous forme de livre. Naville, qui 
a publié une beîïe édition des textes du Livre des Morts des XVIP-XX° dy- 
nasties, a trouvé dans les papyrus funéraires environ 160 textes, ou cha- 
pitres, petits ou grands, dont l'ordre est variable, A l'époque saïte les 
textes des Livres des Morts sont classés dans pn certain ordre, qui est 
pour nous incompréhensible. C'est cette rédaction que Lepsius a publiée, 
dès 1842, d'après un exemplaire très complet du musée de Turin. Beaucoup 
de chapitres de ce papyrus diffèrent profondément des premières ver- 
sions, et 24 autres, qui figurent régulièrement dans les rédactions saïtes, 
manquent généralement dans les papyrus plus anciens. Le Codex saïte 
semble avoir clômpris 165 chapitres, dont les quatre derniers sont souvent 
désignés comme un supplément. Les Égyptiens donnèrent à cette collec- 
tion de textes funéraires le titre de (( Livre de pei^t em herou », que les 
égyptologues ont rendu différemment : les uns traduisent (c sortie hors 
du jour )); d'autres préfèrent « sortie pendant le jour »; la collection a 
été parfois appelée le « Livre de rendre le défunt accompli ». Champollion 
l'avait caractérisée du nom de « Rituel funéraire », et de Rougé voulait 
maintenir cette appellation. Il est cependant certain que nous n'avons pas 
affaire ici à un rituel : c'est bien plutôt une sorte de manuel à l'usage des 
morts, un guide à travers l'autre monde; les textes ne sont utilisés par le 
défunt qu'après la mort et après l'ensevelissement. Le nom de « Livre des 
Morts » choisi par Lepsius a été jusqu'ici communément accepté. 

Une bonne partie des chapitres du Livre des Morts thébain ne nous 
sont connus que par des textes du moyen empire et sont sans doute encore 
plus anciens. Le chapitre 17 était déjà sous la XIP dynastie pourvu d'un 
triple commentaire et doit dater des origines. Il était déjà en grande partie 
Incompréhensible pour les scribes du nouvel empire : de là vient que nous 
trouvons souvent des altérations voulues du texte et souvent aussi des 
variantes introduites par des copistes scrupuleux. Le texte indique pour 
quelques chapitres qu'ils ont été trouvés sous certains rois des premières 
dynasties ou composés par eux : on voulait sans doute leur conférer ainsi 
une plus grande autorité. Par contre, d'autres chapitres sont relative- 
ment récents : ainsi les quinze premiers chapitres et aussi le chapitre 125. 
Une preuve de la grande antiquité du Livre des Morts, c'est que le culte 
thébain d'Amon n'y est jamais mentionné. Ces textes ont été constitués 
avant qu'Amon ait pris, sous le nouvel empire, la première place dans le 

r r 

monde divin de l'Egypte. Ce sont les dieux de la basse Egypte qui prédo- 
minent. 

Les éléments du Livre des Morts sont très hétérogènes. Quelques cha- 
pitres paraissent avoir une origine rituelle et contiennent des formules et 



^ 



76 HISTOIRE DES RELIGIONS , 

dès prières provenant des vieux rituels des funérailles; tels sont les cha- 
pitres d' (( ouvrir la bouche du mort », de le « munir de charmes magiques )), 
et aussi les chapitres relatifs aux amulettes à déposer sur la momie ou 
dans le cercueil. Une série complète de chapitres est destinée à préserver 
le défunt des serpents et autres monstres ; ils ressemblent de très près aux 
formules magiques des Pyramides. D'autres donnent à la momie les ins- 
tructions nécessaires pour triompher des obstacles de la région funéraire. 
Le chapitre 15 contient des hymnes au soleil. Le chapitre 17 forme un tout 
par lui-même et expose un très ancien système théologique et cosmpgo- 
nique. Le chapitre 64, dont le titre dans quelques manuscrits est « Le 
chapitre de connaître les chapitres de sortir hors du jour en un seul cha- 
pitre », est en quelque sorte un résumé du livre entier. Le chapitre 125 
est la scène du jugement, où le défunt se justifie par devant le tribunal 
d'Osiris. Le chapitre 130 et les suivants traitent de la navigation du 
défunt dans la barque de Râ. 

Le Livre des Morts est un document de premier ordre ; malheureusement 
les formules y sont souvent incompréhensibles. Malgré le grand nombre 
des manuscrits le texte qui nous est parvenu est très mauvais, et le tra- 
vail critique, auquel nous devrons un Livre des Morts entièrement abor- 
dable et intelligible, est encore loin d'être achevé malgré les contributions 
de Maspero et de Le Page Renouf . 

Un groupe distinct d'écrits religieux nous a été conservé par les tom- 
beaux royaux de Thèbes ^ Ils sont tous du nouvel empire, et nous font 
connaître la théologie solaire dominante à cette époque. C'est d'abord 
la « Litanie du soleil »^, cris de joie dont les dieux saluent le soleil quand, 
au soir, la barque de Râ arrive à l'entrée du monde inférieur. Quelques 
papyrus funéraires contiennent également le long texte final de la Litanie ; 
Naville en fait le chapitre 180 de son édition du Livre des Morts. Les tom- 
beaux royaux nous ont livré aussi un très curieux fragment d'un mythe 
de Râ ^ : le dieu y détruit l'humanité coupable et ordonne à nouveau le 
ciel et la terre. Mais les textes les plus étendus et le plus importants sont 
« Le Livre de ce qu'il y a dans le Douât (la région du soleil nocturne) et 
« Le Livre de l'Hadès » que Maspero a appelé « le Livre des Portes ». Le 
premier de ces écrits a joui d'une grande ijopularité *; à côté d'une édition 
illustrée donnée par les tombeaux royaux, nous avons de nombreux exem- 
plaires d'une édition abrégée et sans figures. De même que le Livre des 
Morts, on plaçait cet écrit avec le défunt dans son ti3mbeau. Il traite de 
la navigation du soleil dans sa barque pendant les douze heures de la 
nuit, et il prétend être une reproduction exacte des textes gravés sur les 
murailles de la « demeure mystérieuse » (le tombeau d'Osiris, d'après 

1. Lefébure, Les hypogées royaux de Thèbes, I-III, 1886-1889; cf. Maspero, Études de 
Mythologie, II, 1 et suiv. 

2. Ed. Naville, La Lita7iie du soleil, 1875; Rec. of the Past, VIII, 103 et suiv. 

3. Ed. Naville, La destruction des hommes par les dieux (Transactions of the Society 
of biblical Archseology, t. IV, p. 1 et VIII p. 412). 

4. G. Jéquier, Le livre de ce quHl y a dans l'Hadès, 1894. Cf. Maspero, Études de 
Myth., II, 27 et suiv. 



LES ÉGYPTIENS 



II 



Maspero). Dans le Livre des Portes*, le même sujet est repris à un autre 
point de vue; nous en reparlerons plus loin avec plus de^étails. D'autres 
textes mythologiques nous ont été encore conservés par les tombeaux 
des rois : ce sont pour la plupart des spéculations inintelligibles dues aux 
théologiens thébains, en partie écrites en caractères secrets et accçpapa- 
gnées d'images de caractère mysti^^que. 

Des rituelsL/igurent encore parmi ces textes religieux. Le rituel du culte 
d'Osiris dans son temple d'Abydos nous est connu par une édition illus- 
trée, gravée sur les murailles du temple. Le rituel du culte d'Amon dans le 
sanctuaire de Thèbes est conservé par un papyrus de Berlin ^. Le rituel 
de l'embaumement a été découvert par Maspero dans des papyrus de 
Paris et de Boulaq^. Les rituels des funérailles, en partie très anciens et 
dont de longs fragments se trouvent déjà dans les textes des pyramides, 
sont surtout connus par les tombeaux royaux de Thèbes ainsi que par 
les papyrus et les sarcophages de la dernière période *. 

La littérature magique du nouvel empire est très étendue. Malheureu- 
sement ce domaine est encore peu exploré. Le Paioyrus Harris du British 
Muséum contient des hymnes aux dieux solaires, et dés conjurations 
contre les crocodiles, les serpents et autres animaux malfaisants, et aussi 
contre le mauvais œil^. Un autre texte magique du British Muséum a 
été traduit par Birch^ Les papyrus magiques de Paris, Turin, Leyde 
réservent certainement un riche butin à ceux qui les étudieront de plus 
près. Un papyrus de Turin nous donne, par exemple, un morceau d'un 
mythe du dieu solaire Râ'. La plupart des papyrus magiques renferment 
des conjurations contre les maladies et les démons, et des instructions 
pour la préparation et la consécration des amulettes. Les manuels de 
médecine ^ qui nous sont parvenus contiennent également des formules 
magiques; nous y trouvons des allusions répétées aux maladies des dieux 
et aux procédés magiques par lesquels ils ont été guéris. Un des papyrus 
du British Muséum {Sallier IV) ^ nous donne un manuel de l'art de choisir 
les jours, calendrier des jours fastes et néfastes; nous y trouvons une 
quantité de renseignements sur l'histoire des dieux. Malheureusement 
l'auteur se contente d'allusions insuffisantes ou peu intelligibles. 

La poésie religieuse du nouvel empire nous est connue par une série 

1. Lefébure, Rec. of the Past, X et XII. Maspero, Études de Myth., II, 163 et suiv. 

2. Analysé par 0. von Lemm, RituaLbuck des Ammondienstes, iS82: traduit et com- 
menté par A, Moret, Le rituel du culte divin journalier en Egypte, Paris, 1902. 

3. Maspero, Mémoires sur quelques papyrus du Louvre, 1873, p. 14-104. 

4. ^chiaparelli, Il libro dei funerali degli antichi Egiziani, I-II, et Atlas, 1881-1890. 
— Cf. Maspero, Études de myth., I, 283 et suiv. 

5. F. Chabas, Le papyrus magique Harris, 1861; une traduction revisée a été donnée 
dans les Mélanges égyptologiques, III, 2* partie, p. 242 et suiv., et dans Rec. of the 
Past., X, 135 et suiv. 

6. Rec. of the Past., VI, 113 et suiv. — Cf. aussi W. Pleyte, Étude sur un rouleau 
magique du musée de Leyde, 1866. 

7. Lefébure, Un chapitre de la chronique solaire {Zeitschrift, 1883, p. 27). 

8. Papyrus Ebers, publié par G. Ebers, I-II, 1875. Papyrus Ebers. Dus âlteste Buch 
ilber Heilkunde, traduit par H. Joachim, 1890. 

9. F. Chabas, Le calendrier des jours fastes et néfastes, 1870. 



78 HISTGIRl HES'^RELI&IONS 

d'hymnes à différentes divinités. La couleur en est panthéiste. Mais nous 
ne pouvons discerner ce qui dans cette poésie est formule liturgique ou 
libre Inspiration. Plusieurs hymnes à Osiris, à Râ, à Amon-Râ, au Nil, etc., 
sont conservés sur les stèles et dans les papyrus*. Partout nous trou- 
vons les mêmes phrases stéréotypées qui font de chaque dieu le plus puis- 
sant, le père des dieux, et le créateur de l'univers. Les « Hymnes au Soleil )) 
insérés dans le chapitre 15 du Livre des Morts nous semblent les plus 
intéressants^. Les hymnes, inspirés par le rqi hérétique Aménophis IV, 
en l'honneur du disque solaire A ^072, dont plusieurs copies existent dans 
les tombeaux d'El-Amarna , sont notre seule source de renseignements 
sur cette doctrine^. 

Dans la littérature du nouvel empire thébain le « Conte des Deux 
Frères )) * présenté un parallélisme frappant avec la légende osirienne. 
Les « Maximes d'Ani », que contient un des papyrus de Boulaq ^, nous 
renseignent sur la morale. 

Parmi les documents historiques de cette époque thébaine nous devons 
noter surtout le grand papyrus Harris, le plus étendu de tous les papyrus 
connus ^ Ses 79 pages renferment des listes de donations du roi Ramsès III 
aux principaux temples du royaume ; par lui nous pouvons avoir un 
aperçu exact de la colossale puissance et de l'importance du sacerdoce, 
en même temps que d'intéressants renseignements sur le culte. 

La civilisation de l'époque saïte a pris comme modèle celle de l'époque 
des pyramides. On y remet en usage les textes utilisés environ trois mille 
ans auparavant et l'on revient à l'ancien mode de décoration des tom- 
beaux : aussi les sépultures de cette époque sont-elles riches de rensei- 
gnements. Quant aux temples de l'époque ptolémaïque et romaine, leur 
décoration consiste en textes et en tableaux* mythologiques : les plus 
importants sont ceux de Dendérah, Edfou, Esneh. Il faut en lire les textes 
avec circonspection ; ils représentent le dernier degré de l'évolution de 
la religion et de la théologie égyptiennes. Mais une étude critique de ces 
textes et de ces tableaux sera certainement fructueuse pour l'intelligence 
complète de la religion égyptienne; cette tâche ne parait pas précisément 
attirer les égyptologues , arrêtés par l'écriture bizarre, souvent énigma- 
tique, et le non moins étrange contenu des textes. 

A ces compositions religieuses qui sont restées plus ou moins en usage 
jusqu'à la fin, il faut ajouter, pour la même période, certains livres 
religieux qu'on plaçait avec les morts dans les tombeaux. Ils dérivent 

1. Hymne à Osiris, Bec. of the Pasi, nouv. série, IV, 14 et suiv. Hymne au Nil, ibid., 
nouv. série, III, 46 et suiv. Hymne à Ammon-Râ des Papyrus égyptiens du musée de 
Boulaq, trad. et commenté par E. Grébaut, 1874; traduit, aussi par Goodwin, Bec. of 
the Past, III, 129 suiv. 

2. Lefébure, Hymnes au soleil composant le i5^ chap. du rituel, Paris, 1874. 

3. J.-H. Breasted, De hymnis in solem sub rege Amenophide IV conceplis, Berlin, 1874. 

4. Traduit par Le Page-Renouf, Rec. of the Past, II, 137 et suiv., et par Maspero, 
Courtes populaires, 2° éd., 1 et suiv. 

5. F. Ghabas, UÉgyptologié, l'" et 2'^ parties: Les maximes du scribe' Ani, 1876-1878. 
— E. Amélineau, La morale égyptienne; 'Étude sur le Papyrus de Boulaq, n° 4, 1892. 

6. Traduit par Eisenlohr et'fiirch, Rec. of the Past, VI et VIII. 



: LES ÉGYPTIENS 79 

du Livré des Morts ou en sont fortement influencés. Tel est « le Livre des 
respirations ^ » qui semble avoir été réservé à l'usage des prêtres et prê- 
tresses d'Amon-Râ : il est censé jcontenir les formules employées par Isis 
pour ranimer le corps de son frère Osiris ; bien des réminiscences du 
Livre des Morts y apparaissent, par exemple une courte confession justifi- 
cative tirée du chapitre 125. Le a Livre de traverser l'éternité»^ est un 
livre analogue. Les «Lamentations d'Isis et de Nepbthys ))* étaient éga- 
lement très répandues : dans le temple d'Osiris, à la grande fête du dieu, 
'deux femmes les chantaient; elles devaient figurer Isis et Nephthys, les 
deux sœurs se lamentant sur le cadavre de leur frère assassiné. De même, 
les (( Litanies de Sokaris »* étaient proprement un chant de fête; mais, 
comme tous les écrits de ce genre qui concernent les dieux funéraires, 
ces textes avaient des propriétés magiques et pouvaient servir aux morts. 
Un papyrus du British Muséum, qui contient ces deux derniers écrits, 
en a conservé un troisième, d'abord recueil liturgique, le « Livre de ren- 
verser Apophis )) ^ qui contient des traits intéressants du mythe solaire. 
Quelle est la date de ces compositions? Nous l'ignorons jusqu'à présent; 
la rédaction est récente, peut-être le contenu est-il plus ancien, sans 
cependant remonter plus haut que la XXIP dynastie. Les écrits magiques 
et mystiques de la dernière période sont nombreux, mais un petit nombre 
d'entre eux sont publiés. Le « Livre d'Amenhotep fils d'Hapi )) ° est un 
traité mystique qui était utilisé comme amulette; l'homme que le titre 
mentionne était un célèbre et savant contemporain du roi Amenhotep III 
(XVIIP dynastie) ; le livre est bien plus récent, le nom d'Amenhotep est 
une garantie d'efficacité. 

Nous ne connaissons sans doute qu'une faible partie de la littérature 
religieuse de l'Egypte. La publication des textes encore inédits et des 
fouilles heureuses compléteront sans doute nos connaissances. 

§ 17. — Diverses théories sur la relig-ion égryptiemie '. 

Les maîtres de l'égyptologie ont sur la religion égyptienne des théories 
extraordinairement divergentes. On sent que les conjectures, souvent 
aventureuses, recouvrent mal les grosses lacunes de la science sûre ; des 
questions fondamentales restent sans réponse, parce que la réponse n'est 

1 . J. de Horrack, Le Livre des respirations, 1S77 ; traduit dans les Records of the Past, IV, 
119 et suiv. 

2. Bergmann, Das Buch vont Durchwandeln der Ewigkeit, 1877. {Sitzungsber. d. k. 
Akad. d. Wiss. in Wien.) 

3. J. de Horrack, Les lamentations d'Isis et de Nephthys, 1867. (Cf. Bec. of the Past, 
II, 117.) Cf. Le livre d'honorer Osiris, publié et traduit par Pierret, Études Ègyptolo- 
giques, Paris, 1875, d'après un papyrus du Louvre. 

4. Budge, Arçhseologia, LU, p. 491. 

5. Id., ibid., p. 502-601. 

6. Maspero, Mémoire sur qq. papyrus du Louvre, p. 58. 

7. Bibliographie. — Voir les ouvrages généraux. Consulter en outre : R. Lepsius, 
Ueber den ersten segyptischen Gôtterkreis und seine geschichtlich-mythologische Entste- 
hung, 1851 ; — P. Pierret, Essai sur la mythologie égyptienne, 1879 ; Le panthéon 



80 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

pas encore possible; on se heurte à chaque instant à des contradictions 
insolubles. Souvent aussi, les divergences tiennent lïioins à l'insuffisance 
des documents qu'à la différence du point de vue auquel l'on se place 
pour les considérer. 

Les Grecs ont vu dans la religion égyptienne la somme de toute sagesse ; 
aussi s'ingéniaient-ils à mettre en corrélation les dieux égyptiens et leurs 
dieux nationaux. Ils imaginaient une explication symbolique des faits 
qui les déconcertaient, comme le culte des animaux. La singularité et 
l'antiquité de la civilisation égyptienne leur inspiraient une crainte 
respectueuse, qui ne s'étonnait de rien. Pour la science moderne égale- 
ment, l'Egypte a été longtemps le pays des mystères; ce n'est que lente- 
ment qu'on est venu à des idées plus justes et plus scientifiques. La vieille 
théologie égyptienne a prêté aux conceptions et aux idées religieuses une 
expression si particulière , que l'opinion des Grecs et des modernes 
s'explique, mais il est de plus en plus avéré qu'elle repose sur une méprise. 
La religion égyptienne doit être interprétée à la lumière du culte et non 
de la théologie : seuls les rites de la religion nous en faciliteront la com- 
préhension. 

La première question fondamentale au sujet de laquelle on diverge est 
de savoir si la religion égyptienne est un ensemble homogène, qui a tra- 
versé les 3 000 an*s de l'histoire d'Egypte sans évolution, et dont les sin- 
gularités locales intéressent moins le fond que la forme. C'est l'opinion 
des de Rougé, Pierret, Brugsch, et, dans une certaine mesure, de Le Page- 
Renouf ; des textes de toutes les époques et de toute origine géographique 
leur fournissent des arguments. Au contraire Maspero, dans ses travaux 
récents, Pietschmann, Ed. Meyer, Tiele, et, à sa manière, Lieblein sou- 
tiennent la théorie de l'évolution. En fait, dans la religion égyptienne 
les différences de temps et de lieu sont considérables. A l'origine l'Egypte 
n'était point un État unifié; l'unité politique s'établit relativement 
vite, mais l'unité religieuse ne fut réalisée qu'en théorie seulement, par 
les théologiens, et c'est dans cet effort vers l'unité que consiste jusqu'à 
un certain point l'évolution religieuse. Nous voyons qu'à l'origine les 
cultes locaux ne sont pas semblables les uns aux autres, quoique les 
théologiens de l'Egypte et les théoriciens des temps modernes le pré- 
tendent. Nous trouvons bien, d'une façon très générale, les mêmes dieux, 
et souvent aussi les mêmes textes à toutes les époques; d'autre part, si 
l'on voit parfois des dieux anciens disparaître, tandis que de nouveaux 

égyptien, 1881; — P. Le Page-Renouf, Lectures on iheorigin and growth of religion as 
illustrated by the religion of ancient Egypt., 1879; — R. Pietschmann, Der aegyptische 
Fetischdienst und Gôtterglaube. Prolegomena zur œgyptischen Mythologie {Zeitschr. f. 
EthnoL, 1878) ; — G.-P. Tiele, Geschiedenis van den Godsdienst in de Oudheid, 1, 1893 (tracl. 
ail. de G. Gehrich, I, 1, 1895); — J.. Lieblein, Gammelaegyptisk Religion, I-IV, 1883-1885, 
résumé clans Egyptian Religion, 1884; — H. Brugsch, Religion und Mythologie der alten 
JEgypter, 1888; — V, von Strauss-Torney, Der altssgyptische Gôtterglaube, I-II, 1888-1890; 
— E. Lefébure, L'étude de la religion égyptienne, son état actuel et ses conditions (R. H. R.), 
1886; — A. Wiedemann, Die Religion der alten JËgypter, 1890 ; — R.-V. Lanzone, Dizionario 
di miiologia egizia, 1881-1888, Voir particulièrement Maspero, Études de mythologie 
et d'archéologie égyptiennes, I-II, 1892, publiées d'abord dans la R. H. R, 1880-1890). 



LES ÉGYPTIENS 81 

surgissent, le fait peut souvent s'expliquer par l'insuffisance de nos 
documents, mais on ne peut cependant nier qu'il y ait eu aussi une évolu- 
tion. Au contraire un exposé positif nous fera voir à chaque pas combien 
la pensée religieuse en Egypte a été toujours mobile et alerte, comment 
de nouvelles doctrines s'imposèrent par des progrès successifs, com- 
ment les écoles théologiques travaillèrent et cherchèrent. L'immutabilité 
apparente de la religion, comme celle de la civilisation égyptienne tout 
entière, s'explique en partie par un trait du caractère national. L'idéal, 
pour l'ancien Égyptien, était dans le passé, non dans l'avenir. On n'allait 
de l'avant que poussé par la nécessité. Cela est surtout vrai — comme il 
est naturel — en matière de religion ; ce qui est nouveau ne déloge jamais 
ce qui est ancien, les formes antiques sont sacrées et intangibles même si 
leur contenu varie. Il va de soi que la classe sacerdotale, très conserva- 
trice, chercha toujours, par des identifications et des interprétations sym- 
boliques, à réunir étroitement et à confondre les doctrines nouvelles et les 
anciennes. Des nouveautés avérées — on en a la preuve dans quelques 
cas — furent souvent antidatées par une (( fraude pieuse ». 

On a donné les définitions les plus opposées du principe de la religion 
égyptienne ; monothéisme, panthéisme, hénothéisme, culte solaire, culte 
de la nature, animisme ou fétichisme; ces formules sont trop étroites. 

On ne peut nier que les textes égyptiens — même les plus anciens — 
ïie contiennent beaucoup d'expressions monothéistes. De Rougé et, parmi 
les égyptologues d'aujourd'hui, Pierret principalement, ont voulu, de ce 
fait que Dieu est souvent appelé l'Unique, l'Infini, l'Éternel, etc., tirer la 
conclusion que la religion égyptienne était à l'origine monothéiste; ils 
s'efforcent ensuite de montrer que ce monothéisme originel s'est trans- 
formé en un polythéisme plus apparent que réel, où les dieux assument 
les diverses fonctions du diei^ supérieur unique. Brugsch a cherché, avec 
une grande érudition, à établir que le panthéisme est la véritable essence 
de la religion égyptienne. Pour Le Page-Renouf, les dieux sont les forces 
de la nature, et les expressions monothéistes révèlent un sentiment direct 
de l'infini, un « sensus numinis » qui d'ailleurs peut fort bien s'accorder 
avec une mythologie polythéiste. Aucun érudit sérieux ne pourra mettre 
en doute l'existence de ce monothéisme et de ce panthéisme égyptien; 
mais ces notions appartiennent à la théologie et non point au culte ou à 
la religion populaires ; si les expressions monothéistes n'ont jamais pu se 
dégager du symbolisme, c'est qu'elles sont le résultat d'une interprétation 
théologique du polythéisme. Comme Le Page-Renouf l'a remarqué, le mot 
égyptien qui signifie « dieu )) n'a jamais été un nom propre. La seule 
tentative, en dehors de la théologie, qui ait été faite pour introduire le 
monothéisme pur dans le culte et dans la vie, a échoué, comme nous le 
verrons plus loin — et ceci suffît à montrer que l'esprit populaire égyptien 
était radicalement fermé à un véritable monothéisme. 

Lepsius ramenait tout au culte solaire : Râ était pour lui le dieu national 
de l'Egypte. Mais il n'est pas démontré que le caractère solaire soit primor- 
dial pour le plus grand nombre des dieux locaux. L'influence prépondé- 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 6 



82 HISTOIRE DES RELIGIONS 

rante du culte solaire et Fidentiflcation des dieux locaux avec Râ sont 
choses tardives. Ce qui pour Lepsius était le point de départ est bien plutôt 
un résultat. 

Lieblein a voulu reconstituer dans ses grandes lignes l'évolution histo- 
rique de la religion égyptienne. Voici le schème qu'il propose : culte de 
la nature de forme hénothéiste jusqu'à l'unification politique — ensuite 
polythéisme, qui s'épure progressivement par la spiritualisation des dieux 
de la nature, et fait place à un monothéisme ; mais celui-ci, pour satisfaire 
aux exigences religieuses du peuple, doit s'adjoindre le culte des ani- 
maux et la doctrine de l'émanation. Ce schème est inacceptable : le culte 
des animaux est un des éléments primordiaux de la religion égyptienne ; 
d'ailleurs Lieblein a plus d'une fois confondu la théologie et les croyances 
populaires. 

Pietschmann a ouvert une voie nouvelle, et ses idées ont été des plus 
fécondes. Il a repris la vieille théorie de De Brosses, qui compare le féti- 
chisme des populations africaines au culte des animaux des Egyptiens ; 
il a mis en évidence le caractère magique de la religion égyptienne et 
attiré l'attention sur l'importance fondamentale des cultes locaux pour 
l'intelligence de la religion et de l'évolution religieuse. En général ces 
idées ont été partagées par Maspero, Ed. Meyer, Erman et Wiedemann ; 
mais ils hésitent à tout y réduire. 

Des savants, tels que Pierret, Le Page-Renouf et Lieblein, ont cru pou- 
voir parler d'une décadence de la religion égyptienne; d'après eux, la 
religion égyptienne est beaucoup plus grossière et pénétrée d'éléments 
magiques, dans ses dernières phases que dans les premières. S'agit-il d'une 
dégénérescence de la pensée religieuse? Mais s'il est vrai que la plupart 
de nos documents sur la superstition des Egyptiens appartiennent au 
nouvel empire et aux époques récentes, le culte funéraire primitif a cepen- 
dant déjà un caractère magique bien établi. Tout autre chose est le recul 
de la vie religieuse qui a peut-être été la conséquence de l'accroissement 
du pouvoir des prêtres. 

Dans des travaux plus récents, ceux d'Ed. Meyer et Maspero, par 
exemple, on distingue entre la croyance populaire et la théologie. En 
Egypte, comme partout ailleurs, c'est dans la croyance populaire qu'il faut 
chercher la base, sur laquelle bâtit la théologie, les éléments qu'elle met 
en œuvre et interprète. La religion du peuple doit être étudiée avant tout 
dans les cultes locaux. A vrai dire, ceux-ci ne peuvent nous donner, 
comme Tiele l'a mis justement en évidence, la clef de toute la doctrine 
religieuse; mais encore est-il juste de leur réserver la première place dans 
un exposé de la religion de l'Egypte. Malheureusement ils nous sont 
très peu connus, et les sources nous renseignent souvent mal, car 
presque tous nos textes, des plus anciens aux plus récents, sont coulés 
dans la forme théologique. 

La théologie de l'ancienne Egypte n'est pas une sorte de science secrète. 
On a cru souvent, avec les anciens Grecs, que les prêtres égyptiens possé- 
daient une sagesse occulte qu'ils cachaient jalousement aux non-initiés. 



LES ÉGYPTIENS 83 

Les monuments n'ont pas gardé la moindre trace d'une doctrine secrète. 
Sans doute les hommes cultivés et, avant tous, les prêtres, attachaient un 
sens élevé aux représentations grossièrement expressives, et peut-être y 
avait-il une méthode d'interprétation symbolique. Mais cette théologie, 
dont le rôle fut si important, n'était point une science réservée à des 
initiés ; elle s'offrait à tous dans d'innombrables écrits, elle était accessible 
à tout homme qui avait le loisir de les lire et l'esprit fait à ces spécula- 
tions. Cette théologie n'avait pas su se dégager du fétichisme. On ne peut 
pas davantage qualifier de science secrète la théologie panthéistique 
du nouvel empire; ses écrits étaient facilement abordables. Sans doute 
nous trouvons souvent employé dans les textes un langage en apparence 
mystique, sur lequel Brugsch a beaucoup insisté; mais il s'agit tantôt 
d'images poétiques ou d'allusions mythologiques, qui sans doute ne 
paraissaient pas aussi mystiques aux anciens qu'à nous, et tantôt de 
jeux de mots, que vraisemblablement leurs auteurs ne comprenaient pas 
toujours. L'écriture secrète elle-même, qui est parfois utilisée sous le 
nouvel empire, par exemple dans les tombeaux royaux à Thèbes, n'a 
certainement rien de commun avec une science secrète. On ne peut donc 
distinguer en Egypte une doctrine exotérique et une doctrine ésotérique. 
L'écart entre la foi naïve et la croyance réfléchie et rationnelle était natu- 
rellement assez grand, et il a dû être sensible de tout temps, mais la 
démarcation a toujours été flottante. Il est d'ailleurs probable que les 
spéculations des théologiens sur la signification symbolique des figures 
divines ont souvent exercé une grande influence et réussi à épurer la 
notion de divinité. 

On a cherché à en déterminer le contenu par une analyse étymologique 
de l'hiéroglyphe neter, qui désigne le dieu. Pour les uns le mot signifie 
(( celui qui se rajeunit soi-même )), pour Le Page-Renouf « le fort )). On 
fera mieux, avec Maspero, de laisser entièrement de côté cette question, 
car il est plus que douteux qu'une étymologie, même exacte, nous rap- 
proche du but. 

Il est assez évident, par ce qui précède, qu'on ne peut encore faire un 
exposé systématique de la religion égyptienne. Celui que Brugsch nous a 
donné est un exposé de la théologie plutôt que de la religion ; comme tel, et 
comme recueil de sources, il peut certainement garder toute sa valeur. 
Un exposé de la religion égyptienne doit être historique, critique et ana- 
lytique. De grandes synthèses ont été édifiées par la vieille théologie, mais 
elles nous cachent la connaissance des origines et de l'évolution histo- 
rique ; nous devons entrer dans la voie opposée si nous voulons acquérir 
une connaissance complète des éléments constitutifs. Le but est encore 
bien éloigné : le chemin est à peine frayé, et ce n'est que depuis peu d'années 
que des recherches historiques et critiques ont inauguré le travail. Parmi 
les égyptologues vivants nul n'a été plus loin dans cette voie que Maspero ; 
ses brillantes études ont mis en lumière les principes fondamentaux et 
les lignes générales de la religion égyptienne. Les deux volumes de ses 
« Études de mythologie » conserveront toujours une haute valeur, 



1 84 - HISTOIRE DES RELIGIONS 

mais, s'abandonnant à sa vue intuitive des choses, il a souvent négligé 
les obstacles. En fait, de grosses difficultés s'opposent à la pleine réali- 
sation de la tâche. Les grandes compositions religieuses, telles que le 
Livre des Morts, nous sont parvenues dans un triste état, et fourmillent 
d'énigmes ; leur phraséologie vide, leurs métaphores extravagantes, leurs 
jeux étymologiques rebutent, quand ils ne sont pas inintelligibles ou 
dénués de sens. Il nous manque encore les travaux préparatoires néces- 
saires à un nouvel exposé historique de la religion et de la mythologie 
égyptiennes, c'est-à-dire des monographies sur les cultes locaux, et un 
recueil des fragments disséminés de mythes et de légendes. Beaucoup de 
figures divines ont été transformées par la théologie Jusqu'à en devenir 
méconnaissables, et il est difficile de distinguer entre la croyance popu- 
laire et la théologie; il est impossible cependant de se résigner à les 
confondre. Quant aux documents, non seulement ils sont trop spéciaux, 
puisque leur contenu se rapiDorte surtout au culte funéraire, mais encore 
ils sont l'expression d'une religion officielle, à la fois sacerdotale et 
gouvernementale. Les monuments qui nous ouvrent une vue sur la vie 
religieuse de la foule sont relativement très rares. 

Dans notre exposé de la religion du peuple, beaucoup restera donc 
hypothétique. Il faudra souvent se contenter d'esquisser des traits géné- 
raux, et poser des questions sans y répondre. 



§ 18. — Les dieux de la religion populaire. 

(( En paix sont tous les dieux du ciel, tous les dieux de la terre et les 
dieux des eaux, en paix sont tous les dieux du Sud et du Nord, tous les 
dieux de l'Est et de l'Ouest, en paix sont tous les dieux des nomes et 
tous les dieux des villes. )) Ce texte des Pyramides rassemble tout le 
monde divin. L'Égyptien voyait partout des êtres divins. Pour lui la 
nature avait une vie divine, et tout ce qui vivait renfermait un mystère 
divin.** Les corps célestes dans leur course régulière, la terre nourricière, 
le Nil mystérieux et bienfaisant étaient des dieux puissants de l'aide 
desquels on ne pouvait se passer. La fantaisie populaire peuplait les 
déserts d'animaux fabuleux et terrifiants, sphinx, griffons, et l'on enten- 
dait des voix divines dans le bruissement des feuillages. L'ancien Egyp- 
tien était — son art l'atteste — un observateur pénétrant de la nature, 
et les traits caractéristiques des animaux ne lui échappaient point ; mais 
il les douait de dons surnaturels, il leur attribuait l'usage de la parole, 
le sens prophétique et des facultés de pénétration surhumaine ; il les 
considérait comme animés par des dieux et des démons ; et il s'obligeait 
par là à rendre les honneurs divins à une infinité d'êtres. Le monde 
des morts se peuplait aussi d'une foule innombrable de démons et de 
dieux à forme humaine ou animale. 

Tout fut dieu'pour les Égyptiens : les arbres, les animaux, les hommes 
et les édifices ; le temple d'Amon-Râ, à Thèbes , était invoqué et figuré comme 



LES ÉGYPTIENS 85 

une déesse. Dieux et démons pouvaient établir partout leur demeure et 
partout exercer sous ces incarnations leur influence bonne ou mauvaise. 

Il est aujourd'hui hors de doute, grâce aux recherches de Pietschmann 
et de Maspero, que des conceptions et des représentations animistes ou 
fétichistes sont à la base des croyances populaires des Egyptiens. Le 
culte des animaux est la survivance de l'assise primitive, dont la reli- 
gion égyptienne n'a jamais pu se dégager ^ L'instinct conservateur des 
Égyptiens les a tenus attachés au vieux culte en dépit des progrès de 
la civilisation ; la théologie panthéistique et le mysticisme l'avaient 
bien spiritualisé, mais sa puissance ne fut brisée que par la victoire du 
christianisme. Les savants contemporains, qui ont voulu l'expliquer par 
des symboles, ont suivi la même voie que la théologie égyptienne et la 
philosophie grecque. Pierret et Lieblein — qui d'ailleurs considèrent à 
tort le culte des animaux comme une formation tardive — voient dans 
la forme animale une sorte d'hiéroglyphe servant à désigner un dieu ; 
mais Pietschmann a repoussé avec raison cette théorie. Certes, nous ne 
pouvons pas déterminer dans tous les cas quel rapport il y a entre 
l'animal et le dieu. Pourquoi les dieux Nils sont-ils adorés sous forme 
de béliers? Pourquoi le créateur et le protecteur des hommes est-il à 
Ombos un crocodile? On n'a pas encore cherché systématiquement à 
expliquer par le totémisme le culte des animaux en Egypte, et on n'est 
pas près de pouvoir le faire, faute de documents. 

Beaucoup d'animaux étaient adorés partout ou à peu près partout : tels 
les éperviers et les chats ; d'autres n'étaient honorés que dans certains 
nomes et maudits dans d'autres, comme le crocodile et l'hippopotame; 
des milliers de momies d'animaux ont été trouvées en différents lieux, cro- 
codiles, chats, hirondelles, ichneumons, etc. Une partie de ces animaux 
doivent leur sainteté aux dieux et déesses qui usurpent leur forme; mais 
nous ne pouvons savoir comment le culte s'est étendu à des espèces 
animales entières. Dans certains cas particuliers il est pourtant bien 
établi que l'homme adorait un serpent, une oie ou un chat, vraisembla- 
blement comme le nègre 'adore son fétiche. 

Il y a d'autre part des cultes où un animal spécialement choisi est consi- 
déré comme l'incarnation d'un dieu et doté de temples, de prêtres, de jours 
de fête, etc. Ces animaux sacrés étaient certainement plus nombreux que 
nous ne pouvons le constater jusqu'à présent. Les plus connus sont le 
fameux taureau Apis de Memphis, Mnévis, le taureau sacré de Râ, à 
Héliopolis, et le bélier (ou bouc?) d'Osiris à Mendès. On adorait un oiseau 
à demi fabuleux, le Bennou sacré, comme l'âme d'Osiris; il n'est pas cer- 
tain que ce soit, ainsi qu'on l'a pensé, le Phénix des Grecs. On ne sau- 
rait dire non plus si, par exemple, Thot d'Hermopolis était à l'époque 
historique adoré sous la forme d'un ibis vivant. On ne sait en somme 
presque rien sur le culte des animaux de la plupart des sanctuaires ; les 

1. Pour le culte des animaux, voir surtout Hérodote II, 65-76, III, 28; Diodore, 
I, 83-90; Strabon, XVII, 38-40; Plutarque, De Iside et Osiride, 71-77 (éd. Parthey, où 
l'on trouvera, p. 260 sqq., une liste des animaux adorés). 



•86 _ HISTOIRE DES RELIGIONS 

sources égyptiennes donnent peu de chose et les sources grecques ne 
valent que pour la Basse-Egypte. On sort déjà du culte animal pur 
lorsque le dieu est considéré comme habitant une statue à tête d'animal; 
cette idole représente l'animal sacré. 

Arrivons maintenant aux cultes locaux. Ici notre tâche est claire : il 
s'agit de définir le caractère originel des différentes figures divines du 
Panthéon égyptien et les replacer dans leur cadre local. Cela ne va pas 
sans de grosses difficultés, soit faute de textes anciens, soit parce que 
tous ceux que nous possédons, même les plus vieux, portent l'empreinte 
du syncrétisme théologique. Dès le début de l'histoire, les cultes locaux 
sont en pleine décomposition et en pleine confusion. Il faut aussi se 
garder de vouloir expliquer par eux tout le panthéon égyptien. Nous 
chercherons seulement ici à donner une idée de la nature des cultes 
locaux et à expliquer les causes qui ont amené leur fusion par la prépon- 
dérance de quelques divinités . 

Le dieu local était le seigneur du pays, il siégeait dans le temple au 
milieu de ses domaines, le culte qu'on lui rendait était une sorte de rede- 
vance communale; protecteur et défenseur de la ville et du territoire, 
sa bienveillance était nécessaire. Son culte n'excluait pas la dévotion à 
d'autres êtres divins, mais les grands dieux solaires du ciel se tenaient 
plus loin des hommes. D'autres divinités qui répondaient à certains besoins 
déterminés de l'existence pouvaient siéger aux côtés du dieu local. La plu- 
part des principaux dieux des Égyptiens n'étaient à l'origine que des dieux 
locaux, dont le culte a peu à peu rayonné autour du sanctuaire primitif. 
Le dieu local suivait naturellement les colonies parties de son territoire ; 
il est vraisemblable que c'est à la suite de pareilles migrations que le culte 
de différentes divinités s'est répandu à l'époque préhistorique. Maspero 
a essayé de montrer quelles indications on pouvait tirer du mythe de 
l'Horus d'Edfou sur la pénétration de ce dieu méridional dans le nord de 
l'Egypte ^ Peut-être faut-il expliquer de la même manière pourquoi dés 
dieux comme Sebek^ Thot et d'autres encore se rencontrent à la fois dans 

r 

la Haute et dans la Basse-Egypte comme dieux locaux : on, peut supposer 
que les villes de la Basse-Egypte sont des colonies de celles de la Haute- 
Egypte, car il est vraisemblable que la civilisation s'est avancée dans la 
vallée du Nil du sud au nord. En général l'établissement de relations 
intimes entre des nomes et des bourgs indépendants intéressait aussi les 
dieux locaux. Ils pouvaient alors être associés aux dieux d'autres loca- 
lités et acquérir un culte particulier dans les temples de ceux-ci à titre de 
9eoi (Tuvvaot. Ces dieux voisins exerçaient naturellement les uns sur les 
autres une attraction qui pouvait les conduire peu à peu à une union 
plus étroite. Les théologiens locaux ne se lassaient point de découvrir 
des parentés ni d'aplanir les contrastes ; on pouvait arriver ainsi à consti- 
tuer une famille de dieux. Les triades ne répondent point, dans la reli- 
gion égyptienne, comme Brugsch l'a pensé, à une conception cosmogo- 

1. Les forgerons d'Horus {Études de Myth., II, 313 sqq.). 



LES ÉGYPTIENS 87 

nique; Maspero a probablement raison de les expliquer par l'union de 
divinités voisines. Les triades se composent, en principe, d'un père, d'une 
mère, d'un fils ; mais on trouve d'autres types de triade : celle d'Eléphan- 
tine comprend un dieu et deux déesses. 

Il va de soi que la force et l'importance d'un dieu étaient en rapport 
avec celles de la ville ou du nome dont il était le seigneur et le dieu local. 
Quelques-uns des anciens dieux égyptiens, n'ayant pas dépassé les fron- 
tières de leur canton d'origine, n'ont jamais vu s'accroître d'une façon 
notable le nombre de leurs adorateurs; d'autres, au contraire, ont grandi 
avec l'importance politique de leur patrie. Quand l'empire fut unifié, le 
dieu local de la capitale se plaça naturellement au premier rang ; le dieu 
local du nome d'où était originaire la famille régnante fut aussi particu- 
lièrement honoré. Les rois eurent de tout temps un zèle pieux pour les 
cultes locaux, mais leurs faveurs furent graduées selon l'importance des 
villes. Jamais ils n'oublièrent le temple de Plitah à Memphis, le temple 
du Soleil à Héliopolis, le temple d'Osiris à Abydos et les autres grands 
sanctuaires du pays; par contre Ramsès II ne craignit pas de détruire 
sans façon de petits sanctuaires pour se procurer des matériaux de 
construction à l'usage des temples de ses dieux favoris. 

Mais l'importance politique du siège du culte ne contribue pas seule 
à l'influence d'une divinité locale ; la religion égyptienne nous montre 
aussi que la force religieuse d'un mythe et des concepts qui se rattachent 
à un dieu, suffit à lui assurer une puissance exceptionnelle sur les âmes. 
Nous songeons ici à Osiris et à son mythe. De même s'explique la 
marche victorieuse du culte des théologiens d'Héliopolis, qui peu à peu a 
transformé plus ou moins les vieux dieux locaux en dieux solaires. Ce 
mouvement tout spirituel, secondé par la politique sous le nouvel empire, 
fit d'Amon-Râ thébain le dieu national de l'Egypte. 

Ces raisons politiques et religieuses, par leur action commune et inces- 
sante, expliquent en grande partie comment du culte local on arrive à 
un culte national; mais on ne peut pas toujours et dans tous les cas 
suivre cette évolution dans le détail. 

Le dieu local, qui était naturellement aux yeux de ses adorateurs la 
divinité la plus puissante et créatrice de toutes choses, était d'ailleurs de 
nature variable, dieu solaire comme Anhour, Toum et Horus d'Edfou, 
dieu de la terre comme l'étaient vraisemblablement Set, Amon et Min, 
dieu Nil comme Khnoumou, Harschefitou et Osiris. ou personnification 
du ciel comme Hâthor. Quelques nomes avaient des déesses comme 
patronnes, telles que Neit, Sokhit, Hâthor. Il y avait enfin des dieux locaux 
anonymes comme « celui qui est dans l'Occident » {Khontamentit). Ces 
dieux locaux sont malheureusement trop peu connus, nous l'avons déjà 
dit, surtout ceux de la Haute-Egypte. A l'exception de la légende osi- 
rienne, aucun des mythes relatifs aux dieux locaux ne nous est parvenu. 
Il semble que les divers dieux des tombeaux et des morts aient eu aussi 
un culte local; c'est ce qui ressort de la présence dans beaucoup de nomes, 
à côté du dieu de la cité, d'un dieu des morts pourvu d'un culte particu- 



88 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

lier, et seigneur de la nécropole dépendant de la ville. Sokaris à Memphis, 
Khontamentit à Abydos, Anubis à Siout étaient des dieux funéraires 
locaux. Nous ne savons pas s'il y avait ailleurs des dieux analogues 
adorés dans les nécropoles et nous ne pouvons pas non plus déterminer 
quels étaient les rapports entre le dieu des vivants et celui des morts. Les 
dieux des morts devinrent bientôt la proie des spéculations théologiques 
ou furent supplantés par Osiris. 

Cependant les cultes locaux ne sont pas tout. Il y a un certain nombre 
de divinités qui devaient être adorées dans toute la vallée du Nil, et qui 
n'avaient pas de culte particulier. C'étaient les dieux de la lumière, du 
ciel et des éléments : Râ, le dieu solaire; Ah, la lune; Nouit, le ciel; Seb, 
la terre; Hdpi, le Nil. Ces êtres qui restaient éloignés des hommes furent 
pour la plus grande partie identifiés de très bonne heure avec certains 
dieux locaux de figures semblables : ainsi Râ avec Horus et Toum, Ah 
avec Thot, Nouit avec Hâtor, Hâpi avec Osiris et Harschefîtou. On ne peut 
dire avec précision quel fut le rôle des astres dans la religion du peuple 
en Egypte; leur influence était considérable en théologie; de très bonne 
heure les étoiles les plus brillantes furent mises en connexion avec les 
divinités principales. Il semble aussi que quelques divinités ou démons 
en rapport avec la vie furent universellement adorés, telles les déesses des 
moissons et les déesses de la naissance. 

Le dieu qui fut de tout temps le plus universellement adoré est le soleil, 
Râ, Sous ce nom il n'avait pas de culte local, mais il en eut sous d'autres 
noms. Râ n'habitait pas sur terre, comme les dieux locaux, au milieu de 
ses adorateurs; il naviguait au ciel dans sa barque; il était le bienfaiteur 
de la nature entière, le dispensateur de toute vie, le maître du temps, le 
défenseur de l'Egypte, vers qui les hommes se tournaient avec des actions 
de grâces. Râ est la lumière qui anéantit les ténèbres; tous les jours il 
combat avec le serpent des nuées Apophis ; quoiqu'il semble blessé, le 
soir, dans les ténèbres, chaque matin il surgit de nouveau triomphant. 
Cette course quotidienne du soleil au ciel a captivé au plus haut point 
les imaginations et fut le point de départ de mythes et de spécula- 
tions théologiques. Râ fut de bonne heure considéré, par évhémérisme, 
comme le premier roi d'Egypte; sur lui et sur son histoire tout un cycle 
de légendes se constitua, dont quelques fragments sont venus jusqu'à 
nous. On conta comment par ses charmes magiques Isis força le roi Râ 
vieillissant à lui dire son nom et à l'admettre au partage de sa puissance 
divine. Râ fut piqué par un serpent venimeux façonné par Isis; et la 
déesse ne voulut pas détruire le venin dans le corps de Râ avant qu'il 
lui eût dit son nom caché et donné à Horus ses deux yeux, le soleil et la 
lune. Un autre fragment expose comment les hommes se révoltèrent 
contre Râ quand il devint vieux : Hâthor fut envoyée pour tuer les 
hommes, et Sokhit, la déesse guerrière, piétina dans le sang des cadavres. 
Mais Râ mit fin au carnage; il résolut alors d'habiter au ciel et de créer 
un monde nouveau. 

Les rois de la V^ dynastie avaient voué à Râ un culte spécial dans des 



LES EGYPTIENS 89^ 

sanctuaires dont les noms nous sont parvenus. Faut-il voir là une tenta- 
tive en vue d'établir une religion d'État unifiée? Cette question est 
encore insoluble; d'ailleurs ce culte ne se maintint pas longtemps. Les 
signes hiéroglyphiques nous montrent que ces sanctuaires de Râ avaient 
une forme caractéristique; sur un soubassement carré à pans inclinés, 
un obélisque pointait. Ils étaient desservis par un nombreux corps sacer- 
dotal; parfois Hâthor et Horus étaient associés au culte. On sait que de 
tout temps les obélisques furent mis en rapport avec le culte solaire. 
De très bonne heure Râ fut identifié aux dieux solaires locaux Toum 
et Horus; enfin la théologie solaire, dont le centre était Héliopolis, 
imposa à tout le pays sa puissance spirituelle , jetant en son creuset la 
plupart des divinités pour les transmuer en divinités solaires. Une des 
combinaisons les plus communes est « Râ-Horus dans les deux horizons»; 
sous le nouvel empire, Amon-Râ sera le dieu dominant du Panthéon 
égyptien. 

Seb (la terre) et Nouit (le ciel), S chou et lafnouit, sont des divinités cos- 
mogoniques sans culte local. Aux plus anciennes époques, Seb (ou Qeb) 
apparaît parfois comme dieu des morts ; mais en cette qualité il fut presque 
complètement éclipsé par Osiris. Nouit se maintint très longtemps comme 
déesse funéraire : elle apparaissait au défunt dans un sycomore sacré, 
quand il entrait dans la région des morts, et lui présentait l'eau et le 
pain. 

Horus est un des dieux les plus importants de l'ancienne Egypte; mais 
on ne peut encore définir avec sûreté sa nature. Dès les plus anciens 
tombeaux et les textes des Pyramides on trouve mentionnées plusieurs 
formes d'Horus; il semble qu'il était généralement adoré comme dieu 
solaire. Hor-our, Horus l'aîné, fut considéré comme une personnification 
du ciel. On se figurait le ciel comme une grande face dont l'œil droit et 
l'œil gauche sont le soleil et la lune; cette face était encadrée par quatre 
mèches de cheveux ou par les quatre enfants d'Horus, Amset, Bâpi, 
Douamoutef et Qebehsonouf. Une des formes les plus fréquentes d'Horus, 
dieu solaire, était Hormakhouti (Horus des deux horizons), l'Harmacliis 
des Grecs, que doit représenter le grand Sphinx de Gizeh : c'est le soleil' 
qui dans sa route journalière va de l'horizon oriental à l'horizon occi- 
dental. Comme dieu solaire, Horus fut de bonne heure mis en rapport 
avec Râ, et devint son âme ou son fils, qui combat, comme Râ, avec les 
puissances des ténèbres. A Edfou son symbole était un disque solaire 
ailé, et l'épervier était son oiseau sacré; le dieu lui-même est repré- 
senté avec une tête d'épervier. Dans la légende d'Osiris, Horus apparaît 
comme fils d'Isis; est-ce une divinité autre qu' « Horus l'aîné », comme 
le pensent la plupart des égyptologues ? On ne saurait le décider. La 
forme d'Horus Harpakhroud, « Horus l'enfant », devint pour les Grecs 
Harpocrate. On a fait de lui le dieu du silence, par suite d'une erreur 
d'interprétation de la figure égyptienne qui nous le montre sous la forme 
d'un enfant portant son doigt à sa bouche. Sur les progrès faits dans la 
vallée du Nil par le culte d'Horus, nous sommes renseignés par certains 



90 HISTOIRE DES RELIGIONS 

détails du mythe d'Horus d'Edfou; en beaucoup d'endroits Horus a dû 
s'assimiler au dieu local quand celui-ci était un dieu solaire, tel que 
Sopdou par exemple, dieu du Delta oriental; originellement ce dieu per- 
sonnifiait la lumière zodiacale qui, sous forme de pyramide triangulaire, 
est visible au ciel le matin et le soir. 

r 

Toum était le seigneur de On (Héliopolis) dans la Basse-Egypte; c'est 
là que la théologie solaire, qui devait exercer une si grande influence sur 
l'évolution religieuse, acheva de se former. Toum était un dieu solaire, 
mais en tant que dieu populaire nous le connaissons très mal. On le 
représentait toujours sous la forme humaine. La déesse lousas, qui, à 
une époque assez basse, fut adorée à Héliopolis comme son épouse, était 
vraisemblablement une création artificielle des théologiens. 

Phtah, le grand dieu de Memphis, est un des principaux parmi les 
dieux égyptiens. Memphis, capitale de l'ancien empire, valut une grande 
puissance à son dieu local; aussi son culte fut-il de tout temps fort 
étendu. D'après Maspero, c'était primitivement un dieu de la terre, comme 
aussi le vieux dieu Totounen, avec qui on l'identifia bientôt. A côté de 
lui on adorait à Memphis le dieu funéraire Sokaris ; mais de très bonne 
heure Phtah fut combiné avec lui pour faire un Phtah- Sokaris ; il prit 
alors la forme d'un homme momifié. Quand le culte d'Osiris se fut 

r 

étendu sur toute l'Egypte, Osiris ne semble pas aVoir réussi à éclipser 
l'ancien dieu funéraire, et l'on voit alors se former une nouvelle combi- 
naison : Phtah-Sokaris-Osiris. Sokaris était la forme morte de Phtah; le 
taureau sacré Apis fut sa forme vivante, son fils, celui qui renouvelle sa 
vie sur la terre et qui reçoit les adorations des vivants. Les Grecs nous 
ont laissé de nombreux renseignements sur Apis. Son culte à Memphis 
est extrêmement ancien, bien qu'il ne nous soit connu en détail que 
depuis la XVHP dynastie. En 1831, Mariette a trouvé ce qu'on appelle le 
Sérapéum de Memphis, c'est à- dire la nécropole des taureaux Apis, avec 
les momies de soixante-quatre d'entre eux : la plus ancienne date du 
règne d'Aménophis IH (XVIIP dynastie). Apis défunt était Osiris-Apis, 
que les Grecs ont appelé Sérapis. 

Phtah était associé avec une déesse à tête de lionne, Sokhit. Selon 
Maspero, c'était à l'origine la déesse locale de Latopolis, dans le voisi- 
nage de Memphis; déesse du ciel, elle était la parente d'Hâthor. Ses rela- 
tions et celles de son fils Nofir-2'oum avec Phtah sont d'importance secon- 
daire. Les textes la décrivent comme une déesse guerrière qui détruit par 
le feu. Dans la triade de Memphis, Nofir-Toum fut remplacé, à la basse 
époque, par Imhotep, l'Imouthès des Grecs. Le culte de ce dieu fut très 
populaire à l'époque hellénistique ; on reconnaissait en lui un dieu savant, 
un magicien, réputé pour sa science médicale. 

Osiris a tenu une place considérable dans la foi populaire et dans les 
doctrines relatives aux morts; les textes relatifs à Osiris sont nombreux, 
mais cependant les égyptologues ne sont pas d'accord à son sujet. Alors 
qu'on estimait son culte originaire d'Abydos, Maspero a tenté récemment 
d'établir qu'il sortait de la Basse-Egypte. Brugsch et Ed. Meyer voient 



LES ÉGYPTIENS 91 

dans Osiris un dieu solaire; d'après Maspero, il serait originellement un 
dieu Nil ou un dieu des morts qui fut plus tard seulement identifié avec 
le soleil mort (le soleil du monde nocturne) et compris dès lors parmi les 
dieux solaires. Tiele pense que c'était un dieu commun à toute la nation; 
il semble bien d'ailleurs qu'il le soit devenu de très bonne heure. En 
raison même de son importance et du grand nombre de ses adorateurs, 
sa physionomie originelle fut, au cours des siècles, déformée par les 
théologiens jusqu'à en devenir méconnaissable. Dans le Delta son culte 
se perdait dans le passé : il s'appelait le Seigneur de Busiris, et là on 
l'adorait sous la forme d'un arbre ébranché (du moins c'est ce que semble 
indiquer le signe hiéroglyphique) ; plus tard cet arbre fut considéré par 
les théologiens comme l'épine dorsale du dieu. A Mendès il était repré- 
senté par un bélier sacré. Il est possible qu'Osiris ait été identifié avec 
les dieux locaux primitifs de ces districts, un dieu Nil à Mendès, le dieu 
Didou (nom de l'arbre ébranché) à Busiris. Il fut confondu très vite avec 
le dieu funéraire Khontamentit d'Abydos, et à l'époque historique, on 
le connaissait surtout comme Osiris Khontamentit, « Osiris dans l'Occi- 
dent^ ». Abydos devint la ville sainte d'Osiris, celle où l'on montrait son 
tombeau; beaucoup de villes se vantaient de posséder quelque relique 
d'Osiris, débris de son corps mis en lambeaux par Set. En tant que dieu 
des morts on l'assimila, nous l'avons vu, non seulement à Khonta- 
mentit, mais aussi à Phtah-Sokaris de Memphis; quant aux autres dieux 
des morts, comme Seb, il semble les aYoir presque complètement éclipsés. 
Son mythe fut un noyau autour duquel s'aggloméra l'histoire, non seule- 
ment des deux autres membres de sa triade, Isis et Horus, mais aussi 
celle de toute une série d'autres dieux : Set, Nephthys, Anubis, Seb, 
Thot, etc. La doctrine osirienne n'avait peut-être pas la force d'éliminer 
de la vie spirituelle les vieilles conceptions, mais elle apportait avec elle 
des éléments nouveaux qui modifiaient les anciennes croyances, et la 
nouvelle foi s'imposait victorieusement aux esprits. 

Plutarque nous a conté le mythe d'Osiris et d'Isis d'après des traditions 
de basse époque. Son récit a été confirmé en gros par les textes égyptiens ; 
mais ceux-ci ne nous donnent que de brèves allusions au mythe et des 
fragments peu compréhensibles. Les personnages principaux de ce mythe 
sont, en dehors d'Osiris, fils de Seb et de Nouit, Isis, sa sœur et épouse, 
Set son frère, et Horus fils d'Isis. D'après Maspero, Isis était à l'origine 
une déesse locale de Bouto, au centre du Delta, dans le voisinage de 
Busiris. Ce voisinage doit expliquer, selon lui, son union avec Osiris. Set 
était un dieu local du Delta oriental. D'où sortait Horus, était-il ou non le 
même Horus que le dieu solaire précédemment cité? on ne saurait le 
dire. Osiris était le roi sage et bienfaisant de l'Egypte; son frère Set lui 
tendit de perfides embûches et l'enferma dans un cercueil qui, jeté à la 
mer, arriva à Byblos^. Pendant ce temps Isis enfantait Horus et se met- 

1. * Sur les rites osiriens à Busiris et Abydos, cf. Lefébure, Sphinx, III, p. 129. 

2. * Voir à ce sujet Lefébure, Osiris à Byblos {Sphinx, Y, p. 270). 



92 HISTOIRE DBS RELIGIONS . 

tait en quête d'Osiris. Quand elle eut trouvé le cercueil, elle le cacha, 
mais Set, l'ayant découvert, reconnut le corps d'Osiris, le lacéra, et dis- 
persa les membres épars du cadavre. Pieusement, Isis les chercha pour les 
rassembler; avec l'aide d'Anubis et d'Horus et par des procédés mag-iques, 
le cadavre fut reconstitué et ranimé. Horus vainquit le meurtrier et 
vengea son père; mais Set semble n'avoir jamais été vaincu définitive- 
ment; Seb termina le conflit en partageant l'Egypte entre Horus et Set. 
Maspero voit dans cette histoire un mythe destiné à expliquer comment 
la mort entra dans l'univers. Osiris est le premier homme et, en même 
temps, le premier mort; Set n'est pas le principe du mal moral, c'est le 
mal matériel, la mort. A ceux qui voyaient en Osiris un dieu Nil, la 
pensée se présenta tout de suite que le combat entre Osiris-Isîs-Horus 
et Set représente l'éternel combat naturel entre le Nil et le pays fertilisé 
par le Nil d'une part, et le désert d'autre part. Plus tard Set devint le mal 
personnifié ; la victoire d'Horus fut la victoire du bon principe, analogue 
à la victoire de Râ sur les ténèbres. Osiris mort, mais rappelé à la vie, est 
le roi des morts réunis dans son royaume de l'au-delà. Il est le grand et 
puissant ami des morts, 1' « Être bon )) [Ounnofir). En général on le repré- 
sente comme un homme enveloppé des bandelettes de la momie. 

Il est encore plus difficile de définir le caractère originel du dieu Set, 
que les Grecs appelaient Typhon ^ Quelques-uns voient en lui un ancien 
dieu sémitique, adoré dans la partie orientale du Delta où une population 
sémitique peut avoir habité; c'est à ce titre qu'on l'a regardé comme le 
dieu national des Hyksos. Cette idée n'est pourtant pas soutenable, car 
dans les plus anciens monuments Set est mentionné comme un véritable 
dieu égyptien. C'était peut-être à l'origine, comme le pense Maspero, un 
dieu de la terre, le démon du désert sablonneux et infertile : son culte était 
primitivement localisé dans le Delta oriental. Sur lui aussi la théologie 
solaire semble avoir eu prise, car nous le trouvons plus tard adoré, à 
Tanis et ailleurs, comme représentant l'ardeur dévorante du soleil. Les 
Hyksos ont identifié leur dieu principal avec le dieu Set, et l'ont adoré sous 
le nom de Soutekh, nom qu'il porte déjà sous le moyen empire. Cette assi- 
milation a sans doute puissamment contribué à faire de Set un dieu mau- 
vais. Il est arrivé souvent qu'on effaçât son nom des monuments. Ses 
animaux sacrés : le crocodile, l'âne et l'hippopotame, ont également un 
caractère funeste. Quand on eut fait d'Osiris un dieu solaire. Set devint 
le dieu des ténèbres et s'identifia à Apophis : Horus, le soleil du lende- 
main, vengeait la mort de son père tombé sous les coups de son ennemi. 
Dans le mythe local de l'Horus d'Edfou, on attribue à Set le rôle du ser- 
pent des nuages. Nous trouvons ici une adaptation du mythe d'Osiris aux 
phénomènes solaires : il est tout naturel en effet qu'Osiris et Râ aient été 
plus ou moins confondus, tout comme Horus fils d'Isis et Horus dieu 
solaire; leurs mythes se sont si bien mêlés que nous avons grand'peine 
à les distinguer aujourd'hui. On représentait Set comme un animal fabu- 

1. Ed. Meyer, Set-Typhon, 1875. 



LES ÉGYPTIENS 93 

leux, à larges oreilles et à queue fourchue, ou bien sous la forme d'un 
honime avec la tête de cet animal. Hors du Delta, le culte principal de Set 
était celui d'Ombos, où il était identifié au dieu crocodile Sobkou. 

Nephthys, la sœur et l'épouse de Set, n'a pas de personnalité bien mar- 
quée : elle est à proprement parler une doublure d'isis. Elle aussi fait 
partie des adversaires de Set; avec Isis elle se lamente sur la mort d'Osiris ; 
comme les autres dieux de la suite d'Osiris, elle devint une protectrice des 
morts. 

La déesse Neith ^ fut adorée dès la plus haute antiquité dans les districts 
occidentaux de la Basse-Egypte, comme divinité locale; le centre principal 
de son culte était Sais. Sous l'ancien empire le culte semble avoir eu de 
l'importance; les femmes de condition sont souvent désignées comme 
prêtresses de Neith dans les tombeaux memphites. Il est difficile de dire 
quelle était sa nature originelle. On a pensé qu'elle était une déesse guer- 
rière libyque : le Delta occidental était précisément peuplé en grande partie 
par des Libyens. D'autre part elle était une déesse funéraire; les textes des 
Pyramides l'appellent « celle qui ouvre les chemins », comme Ap-ouaitou 
à Siout. C'est seulement sous la XXVP dynastie, saïte, que Neith devint 
une grande divinité. Elle se constitua une triade avec Osiris de Mendès, 
prenant pour fils le dieu-lion Ari-hes-nofii\ u celui dont le regard magné- 
tique agit heureusement », avec qui elle pénétra plus tard dans le sud de 
l'Egypte. Comme les déesses précédentes, on l'identifia avec Isis et on lui 
fît place de cette façon dans le mythe osirien. La déesse Basiit, à tête de 
lionne ou de chatte, la maîtresse de Bubastis, semble apparentée à Sokhit; 
Nofir-Toum, qui est son fils, est aussi qualifié de fils de Sokhit. 

A Siout, le dieu local s'appelle Ap-ouaitou, « celui qui ouvre les che- 
mins ». On l'adorait sous la forme d'un chacal. De très bonne heure il 
se confondit avec Anubis qui, sous la même forme de chacal, était adoré 
comme dieu local dans plusieurs localités de la haute vallée du Nil. Le Page- 
Renouf est le premier qui ait distingué Ap-ouaitou d'Anubis ; il voit dans 
Ap-ouaitou un dieu solaire, opinion qui se trouve confirmée par de nom- 
breux passages des textes des Pyramides. Anubis était un ancien dieu 
funéraire, seigneur de la nécropole de Siout, alors qu'Ap-ouaitou était le 
seigneur de la ville des vivants. Il ne fut point comme les autres dieux 
funéraires identifié à Osiris, mais il entra dans son cortège : la légende osi- 
rienne en fait le fils d'Osiris et de Nephthys, et il s'emploie très activement 
aux funérailles du cadavre d'Osiris. On l'invoqua de tout temps dans les 
inscriptions des tombeaux et de bonne heure son culte s'étendit à toute 
l'Égj^pte. Les Grecs avaient pris pour un chien le chacal d'Anubis ; Plu- 
tarque dit qu'il veillait sur les dieux, comme un chien sur les hommes. 

Thot était le dieu local de Shemnou (Hermopolis Magna) dans la Haute- 
Egypte et d'Hermopolis parva dans la Basse-Egypte. On l'adorait sous la 
forme d'un ibis ou d'un babouin et on le représentait souvent avec une 
tête d'ibis. C'était un dieu lunaire, et comme tel il devint le dieu de la 

1. Cf. D. Mallet, Le culte de Neit à Sais, 1888. 



94 HISTOIRE DES RELIGIONS 

division du temps; on disait qu'il avait inventé l'écriture et qu'il était le 
patron des sciences. On lui attribuait souvent la composition des livres 
sacrés : c'est le grand magicien, celui qui sait réciter les formules magiques 
et conduire sa voix avec une intonation correcte, ce que les Égyptiens 
exprimaient par la formule Maâ-kherou, <( Juste de voix ». C'est le scribe et 
le conseiller des dieux. Les Grecs l'ont confondu avec Hermès et les néopla- 
toniciens l'ont appelé Hermès Trismégiste ^ De très bonne heure on le mit 
en relation avec Osiris. H assista Isis lors de la résurrection d'Osiris, et, 
d'après une variante de la légende, il fut l'arbitre entre Horus et Set. Il 
jouait un grand rôle dans les funérailles d'après le rite osirien. A Thèbes, 
on l'identifia avec Khonsou et on l'introduisit dans le mythe solaire. 

La déesse Mâit est souvent associée à Thot. Elle est la déesse de la jus- 
tice et de la vérité. Les textes des Pyramides l'appellent a la gardienne 
du ciel )). Elle semble n'être qu'une abstraction et nous ne lui connaissons 
pas de culte local. Les juges sont en règle générale appelés prêtres de 
3fâit, mais c'était sans doute un simple titre qui n'impliquait aucune 
fonction sacerdotale. 

A Abydos et dans le nome thinite de la Haute-Egypte, le dieu local 
était Anhour. Dieu solaire, on le représentait comme un guerrier. H fut 
dans la suite connu sous la forme double d' Anhour-Shou et devint comme 
tel le dieu local de Sébennytos en Basse-Egypte. Shou est un dieu cosmo- 
gonique de la théologie héliopolitaine et nous ne le connaissons jusqu'à 
présent que sous cet aspect. Maspero croit cependant reconnaître en lui 
un ancien dieu de la terre, plus tard transformé en dieu céleste : il est 
pour le moment impossible de déterminer davantage son caractère. Les 
Grecs ont rapproché Anhour d'Ares. Khontamentit, « celui qui est dans 
l'Occident », est, d'après Maspero, le vieux dieu funéraire d' Abydos; ami 
des morts, il leur apporte leur nourriture; aussi les textes funéraires lui 
vouent-ils souvent de larges offrandes. Son identification avec Osiris fit 
d' Abydos la ville classique du culte osirien, comme nous l'avons montré 
plus haut. 

Le dieu Min (nom lu aussi Amsi ou Khem) résidait à Koptos, en Haute- 
Egypte. Cette ville eut de bonne heure une grande importance grâce à 
sa situation à l'entrée de la route commerciale qui va de la mer Rouge 
à la vallée du Nil. Min est déjà mentionné dans les textes des Pyra- 
mides. Malheureusement on ne peut connaître de près son culte ni à 
Koptos ni à Panopolis, où il était adoré comme dieu local. H est repré- 
senté ithyphallique et c'était sans doute originellement un dieu de la terre 
fertile; il semble avoir été identifié avec Amon thébain, car celui-ci est 
souvent représenté avec les attributs de Min-. Dès l'ancien empire Horus 
et Min semblent avoir été unis dans un culte commun; Horus était le 
ciel et Min la terre. H était le dieu protecteur des carrières d'Hammamât, 
à l'est de Koptos, et on le cite sous la XIP dynastie comme patron des 

1. Cf. R. Pietschraann, Hermès Trismegistos, Leipzig, 1875. 

2. * Cf. Lefébure, Khem et Ammon (Sphi7ix, IV, p. 104). 



LES ÉGYPTIENS " 95 

peuples étrangers. Son culte s'est étendu à Abydos, où nous le trouvons 
à l'époque de la X IIP dynastie. 

Hâthor était une des déesses les plus populaires; dans les tombeaux 
memphites de l'époque des Pyramides elle, est souvent mentionnée avec 
Neith. Les textes nous donnent à penser qu'en elle plusieurs déesses se 
sont fondues. De ses cultes locaux, le plus connu est celui de Dendérah, 
dans la Haute-Egypte; dès l'ancien empire elle y avait un temple, mais 
l'édifice qui subsiste actuellement a été bâti sous les Ptolémées et les 
Césars. Elle y était adorée comme déesse du ciel, et représentée sous la 
forme d'une vache. Comme Nouit, autre déesse du ciel, Hâthor est sou- 
vent nommée déesse de l'autre monde et de la région funèbre; comme 
Nouit elle accueille les morts avec l'eau et le pain, et, ce faisant, elle les 
revendique pour le pays des morts et leur interdit le retour en arrière. 
Un grand nombre d'Hâthors sont des fées : elles apparaissent à la nais- 
sance pour prophétiser la destinée du nouveau-né; sept Hâthors servent 
d'accoucheuses lors de la délivrance des reines. Dans la théologie héliopo- 
litaine, Hâthor est l'épouse d'Horus. 

Amon était le dieu local de Thèbes, qui n'était qu'un bourg sans 
importance à l'origine. Nous ne savons rien de certain sur la signification 
première de ce dieu. Peut-être était-il apparenté à Min de Koptos, dieu de 
la terre, ou peut-être, comme le pense Wiedemann, était-il un dieu des 
morts; dès le moyen empire il se combine avec Râ pour devenir un 
dieu solaire, Amon-Râ. Quand le nouvel empire fut fondé avec Thèbes 
pour capitale, Amon-Râ devint le dieu le plus puissant de l'Egypte : on 
l'accueillit et on l'adora dans la plupart des grands sanctuaires. Les théo- 
logiens en ont fait un dieu panthéistique que les hymnes nous ont par- 
faitement fait connaître. H s'incarnait en un bélier sacré. Non seulement 
en Egypte, mais en Syrie et en Nubie, partout où les puissants conqué- 
rants thébains avaient pénétré, les sanctuaires d'Amon-Râ se multi- 
plièrent. Ramsès III à lui seul entreprit des constructions dans 65 temples 
dédiés à Amon-Râ, dont 56 en Egypte et 9 à l'étranger. L'épouse d'Amon- 
Râ était Moût dans le triade thébaine : son nom signifie « la mère )) ; elle 
doit son importance uniquement à ses rapports avec Amon. Améno- 
phis III lui éleva un temple au sud du grand temple de Karnak : on 
l'y représentait avec une tête de lionne, ce qui semble l'apparefiter à 
Sokhit et Bastit. Quelquefois, à la place de Moût, on trouve une déesse 
Amonit, pure abstraction théologique, dont le nom n'est que la forme 
féminine de celui d'Amon. Montou est le dieu fils dans la triade thébaine; 
c'est le dieu local d'Hermonthis, où plus tard Khonsou devint le dieu 
principal. Pendant le nouvel empire, la déesse serpent Mirit-saqro fut 
adorée à Thèbes comme déesse funéraire. Maspero croit trouver en elle la 
première compagne d'Amon, dont Moût prit plus tard la place. Elle avait 
son siège parmi les innombrables tombeaux de la nécropole thébaine, 
dans la montagne d'Occident. On l'invoquait dans les maladies. 

Khonsou paraît avoir été à l'origine un dieu local de différentes par- 
ties du nome thébain. Il n'est pas aisé d'établir son caractère originel; il 



96 HISTOIRE DES RELIGIONS 

semble être, surtout un dieu lunaire, mais certains indices permettent de 
voir en lui un ancien dieu funéraire ; souvent on l'a-représenté sous forme 
de momie. Gomme dieu lune, il se confond avec Thot. Sous le nouvel 
empire, on l'admit comme fils d'Amon et de Moût dans la triade divine 
thébaine. Il fut très vénéré à Thèbes, surtout comme magicien. Dans la 
dernière période il se dédoubla. Son culte s'étendit très loin et porta 
même ombrage à celui d'Amon-Râ. Une curieuse stèle de la Bibliothèque 
nationale de Paris nous a conservé un récit de l'envoi de sa statue en 
Mésopotamie pour guérir la fille du roi de Bakhtan. On reconnaît dans 
cette inscription tous les signes d'un récit romanesque ; la langue est d'un 
archaïsme parfois maladroit; le nom du roi, dans la formule de date, est 
fabriqué de toutes pièces; bref, toute l'histoire a été inventée par les 
prêtres de Khonsou au bénéfice de leur dieu. 

A Hermonthis, dans le voisinage de Thèbes, Montou était le dieu local. 
Dieu solaire comme Anhour, on le représentait aussi avec une tête d'éper- 
vier, et brandissant une épée. 11 est déjà mentionné aux textes des Pyra- 
mides et son culte s'est étendu de bonne heure dans le nome thébain. 
Gomme dieu solaire il s'associa avec Râ; dans la triade thébaine, il 
occupa avant Khonsou la place de dieu fils. Il fut toujours en très grand 
honneur comme dieu guerrier; et, à la basse époque, Hermonthis deve- 
nant la capitale du nome thébain, Montou joua naturellement un rôle 
important. 

Le dieu Sobkou était représenté avec une tête de crocodile, et le 
crocodile était son animal sacré; les auteurs grecs l'ont appelé Souchos. 
Il était dieu local à Ombos de la Haute-Egypte, et dans plusieurs villes 
du Fayoum. Tandis que les crocodiles étaient tenus en haute vénération 
dans ces sanctuaires, le reste de l'Egypte les considérait comme des ani- 
maux typhoniens. Il y a un lien, qu'on ne peut préciser davantage, 
entre Sobkou et Set, adoré aussi à Ombos ; de là le discrédit du culte de 
Sobkou dans les derniers temps. Les textes des pyramides mentionnent 
Sobkou, seigneur de S/iodit dans le Fayoum, et son importance était assez 
considérable pour qu'il apparaisse dès ce moment comme fils de la déesse 
Neith dans les systèmes théologiques. Son culte semble avoir atteint 
son apogée sous la XIIP dynastie : plusieurs rois y portent le nom de 
Sobkou-hotpou, et les noms composés avec Sobkou y sont extraordinaire- 
ment fréquents. Dès la XIP dynastie on le mentionne comme Sobkou-fiâ 
en tant que dieu solaire. A Ombos on vénérait à côté de lui Horus l'aîné 
[Hor-our). Il est difficile de deviner le caractère originel du dieu croco- 
dile, et pourquoi les habitants d'Ombos et du Fayoum ont vu en cet 
animal leur protecteur et leur plus grand dieu. 

Khnoum est le dieu local des cataractes d'Éléphantine, et on le trouve 
également désigné comme dieu de la Nubie. C'est sans aucun doute un 
dieu Nil et, comme les dieux Nils, on le représenta avec une tête de 
bélier; en cette qualité, on l'a confondu avec les autres dieux Nils à 
tête de bélier, tels que Harschefitou d'Héracléopolis Magna et le bélier 
osirien de Mendès. Longtemps son culte fut limité à la partie méridio- 



LES ÉGYPTIENS 97 

nale de l'Egypte et à la Nubie; ce n'est que pendant la période ptolémaïque 
et romaine qu'il se développa : sous l'empire romain on lui bâtit un 
temple magnifique à Esneh. Aux temps primitifs on lui avait associé en 
triade deux fées des eaux, Satit et Anoukit, qui ne jouent dans les textes 
aucun rôle important. 

Le roi, comme fils de Râ et son représentant sur terre, est lui aussi 
l'objet d'un culte divin. Il est « l'Horus dans le Palais ». La question de 
savoir si l'on a rendu un culte divin personnel aux rois vivants est 
difficile à trancher : cela semble avoir été le cas dans les temps les plus 
anciens. On doit remarquer que le roi est appelé le « dieu bon » et non 
le (( dieu grand », comme les dieux proprement dits. Ousirtesen III, le 
conquérant de la Nubie (XIP dynastie), introduisit l'usage d'imposer le 
culte du Pharaon aux Barbares. Aménophis III l'imita et construisit à Soleb 
en Nubie un temple pour lui-même, et à Sedeinga un autre pour la reine*. 

Nous arrêterons ici cette revue des dieux égyptiens. Ce que nous en 
avons dit est sans doute insuffisant, car dieux et démons sont légion. 
Beaucoup d'entre eux ne sont cependant que des créations abstraites de 
la théologie et n'ont joué aucun rôle dans la religion populaire; d'autres 
sont encore fort mal connus. Il serait très important d'être mieux ren- 
seignés sur les divinités et les démons qui, négligés par la religion offi- 
cielle et la théologie, joua^nt un rôle dans la vie quotidienne et pratique 
des Egyptiens. Mais à ce point de vue les sources donnent fort peu, et 
il faut se contenter d'une aride énumération de noms : les dieux des mois- 
sons Neper et Neprit, la fée des naissances Maskhonit, la déesse Rennout 
qui protège le nourrisson, le serpent familier de la maison qui reçoit des 
offrandes journalières, etc. Ces êtres ont sans doute tenu dans l'ancienne 
Egypte une place bien plus considérable que les textes ne nous le laissent 
voir. Tout un côté de la vie religieuse nous est resté jusqu'à maintenant 
complètement caché, et notre conception de la religion égyptienne en 
souffre certainement. « 

Quand l'Egypte sortit de son isolement et entra en relations plus actives 
aussi bien avec l'Asie qu'avec le sud de l'Afrique, on connut en Egypte des 
divinités étrangères. La religion égyptienne se comporta vis-à-vis des 
dieux étrangers comme sa propre théologie s'était conduite à l'égard des 
dieux du pays : elle n'en repoussa aucun, mais ils n'eurent pas d'influence 
notable sur l'évolution de là pensée religieuse nationale. Nous avons plus 
haut présenté comme probable l'origine libyenne de la déesse Neith; 
cependant elle était chez elle dans la vallée du Nil. Dès les textes des 
pyramides, nous trouvons mentionné le dieu nubien Doudoun-, dans la 
religion populaire égyptienne il n'avait aucune importance et ne fut jamais, 
à proprement parler, adoré en Egypte; cependant il fut admis dans les 
systèmes théologiques. Quand les Égyptiens furent solidement établis en 
Nubie, Doudoun fut adoré au temple de Semneh en même temps que 



1. * Sur le culte dont Pharaon est l'objet, cf. A. Moret, Du caractère religieux de la 
royauté pharaonique, ch. vii-viii. Paris, 1902. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 7 



98 HISTOIRE DES RELIGIONS 

l'Egyptien Khnoum. Un autre dieu, qui a joué un rôle important en 
Egypte, est vraisemblablement aussi venu du sud : b'est le dieu nain. Bes 
qui fut adoré dès le moyen Empire comme démon protecteur et dont on 
retrouve souvent l'image difforme, par exemple sur les objets de toilette. 
Il semble originaire du pays de l'encens, sur la côte des Somalis; de là 
vient, peut-être, qu'il est en relation avec les parfums des dames égyp- 
tiennes. Comme des autres divinités, on en fît un dieu solaire. Les divi- 
nités sémitiques Baal, Astarté, Reschep acquirent une assez grande impor- 
tance pendant le nouvel empire. Leur culte prit de l'extension surtout 
dans le Delta, mais ils purent aisément s'identifier avec les divinités natio- 
nales et trouver place dans les systèmes théologiques indigènes ^ 

D'autre part la religion égyptienne n'a exercé aucune influence sen- 
sible sur les autres religions. Dans les pays conquis, les Egyptiens 
laissaient subsister intact le culte national, même lorsqu'ils imposaient, 
comme en Nubie, le voisinage des dieux égyptiens aux dieux indigènes. 
Ici se pose une question. Les Israélites qui, au témoignage de la Bible, 
habitèrent tant d'années en Egypte, et dont le guide et le législateur, 
Moïse, avait été élevé en pleine culture égyptienne, ont-ils subi l'influence 
de la religion égyptienne? Il y a toute une littérature sur cette question, 
mais on en peut négliger la plus grande partie ^. Quelques-uns des plus 
récents critiques, tels que Ed. Méyer et Stade," veulent écarter la question 
tout entière, refusent toute valeur historique aux témoignages mosaïques, 
et élèvent des doutes sur le séjour des Israélites en Egypte; mais c'est là 
pousser le scepticisme trop loin. Les parties de l'histoire des patriarches 
qui concernent l'Egypte révèlent une connaissance exacte des choses 
d'Egypte, et le tableau de la civilisation égyptienne qu'ébauche la Genèse 
n'est pas en désaccord avec les textes indigènes, comme Ebers l'a très 
bien montré. De plus les fouilles de Naville ont en partie confirmé le 
récit mosaïque de l'Exode. Mais les textes égyptiens jusqu'ici connus ne 
nomment qu'une fois les enfants d'Israël ^ : les Aperiou ne sont point les 
Hébreux. La question de la date de l'Exode est encore ouverte. Lieblein 
croit reconnaître l'influence de la théologie héliopolitaine dans la doctrine 
mosaïque, mais sans raisons sérieuses. 

Pendant la période hellénistique et romaine, quand la civilisation égyp- 
tienne nationale tomba en décadence, les idées et le culte de l'Egypte se 
répandirent en Europe, le culte d'Isis surtout. Mais l'ancienne religion 
égyptienne ne put exercer à ce moment une influence vraiment durable. 

1. * C'est ainsi qu' Astarté est admise dans le panthéon memphite et qualifiée de 
« fille de Ptah » dans le récit mythologique publié récemment par Spiegelberg (Pro- 
ceedings of Soc. Bibl. Arch., 1902, p. 41 (I. L.). 

2. Les œuvres les plus importantes sont : — G. Ebers, Mgypten und die Bûcher Mosis, 
1, 1868. — G. Ebers, Durch Gosen zum Sinaï, 1878. — F. Ghabas, Recherches pour servir 
à Vhistoire de la XIX^ dynastie et spécialement à celle des temps de VExode, 1873. — 
Ed. Naville, The store-city of Pithom and the route of the Exodus, London, 1885. — 
FI. Pétrie, Contemporary Review, 1896. 

3. Spiegelberg, Der Siegeshymnus des Menephtah (Zeitschrift fur segyptische Sprache, 
XXXIV, p. 14). 



LES BGÏPTIENS 99 



§ 19. — La mort, la sépulture et l'autre monde ^ 

Nous devons la plus grande partie de nos textes et de nos monuments 
à l'extraordinaire sollicitude des Égyptiens pour leurs morts. — Dans ce 
qui précède, nos sources, fort troubles ou très souvent insuffisantes, lais- 
saient grande la part de l'hypothèse ; ici les matériaux ne manquent ni 
pour l'étude des coutumes funéraires, ni pour celle des représentations de 
la vie d'outre-tombe. Il est vrai que les documents écrits, tels que les 
textes des Pyramides et le Livre des Morts, ne sont que partiellement 
compréhensibles, mais l'archéologie funéraire nous livre une série de 
textes, d'objets et surtout d'images fort instructifs. Il reste cependant 
encore ici beaucoup de problèmes très controversés et qu'il faut traiter 
avec prudence. C'est encore ici Maspero qui sera notre guide principal. 

Les efforts des Égyptiens se concentrèrent, comme les rites funéraires le 
mettent bien en évidence, sur la conservation du corps : de là les minuties 
de l'embaumement '^ qui devait garder le corps de la décomposition, de 
là ces tombes colossales où les momies étaient cachées et pouvaient reposer 
inviolées. L'embaumement était une opération très compliquée, exécutée 
par des fonctionnaires de la nécropole et accompagnée de la récitation 
d'un rituel particulier. Les procédés employés pouvaient différer suivant 
les usages locaux, ainsi que le prix de l'opération. Les intestins et les 
parties molles du corps étaient enlevés et conservés dans des vases 
(canopes) placés sous la protection de dieux particuliers (ordinairement 
les quatre fils d'Horus : Amset, Hajn, Douamoutef et Qebehsonou/), de 
sorte que les morts ne pussent jamais sentir la soif ni la faim. On trai- 
tait de .même le cœur, qu'on remplaçait par un scarabée de pierre; des 
amulettes étaient déposées partout, et le corps, saturé de natron et de 
bitume, était complètement enveloppé de bandelettes de lin. On plaçait 
la momie dans un sarcophage de pierre, de bois ou de carton ; parfois on 
employait deux sarcophages, emboîtés l'un dans l'autre, décorés de textes 
et de tableaux qui varient suivant les époques. Le mort pouvait alors 

1. Bibliographie. — Parmi les ouvrages généraux, consulter spécialement^les Etudes 
de Mythologie de Maspero. Sur le Livre des Morts, voir plus haut. Consulter : H. Rhind, 
Thebes, Us tombes and their tenants, 1862 ; — A. Mariette, Sur les tombes de Vancien 
empwe, que Von trouve à Saqqarah {Rev. archéologique, 1869); — H. Brugsch, Die segyp- 
tische Gràberwelt, 1868; — A. Mariette, Les Mastabas de Vancien empire, 1881-1885; — 
W.-A. Budge, The Mumm,y, chapters on egyptian funereal Archseology, 1893; — E. Amé- 
lineau, Histoire de la sépulture et des funérailles dans l'ancienne Egypte, I-II, 1896; — 
A. Wiedemann, Die Toten und ihre Reiche im Glauben der Alten jEgypter {Der Alte 
Orient, II, 2, 1901) ; — W. Brede Kristensen, j^gypternes Forestellinger om livet after 
dôden i forbindelse med guderne Ra og Osiris, Kristiania, 1896. 

2. * L'embaumement et la momification ne. nous apparaissent plus aujourd'hui comme 
le premier mode de consei'vation des cadavres connu des Égyptiens. Dans les nécro- 
poles archaïques, on trouve des cadavres démembrés, lacérés, dont les os sont rassemblés 
dans un certain ordre. On se préoccupait alors de démembrer le corps, comme l'avait 
été celui d'Osiris, et non de le conserver. Voir, à ce sujet, Wiedemann, Les modes d'en- 
sevelissement dans la nécropole de Negadah (ap. De Morgan, Recherches sur les origines 
de l'Egypte, II. p. 210 sqq.), et die Toten und ihre Reiche. (A. M.) 



400 HISTOIRE DES RELIGIONS 

entreprendre son dernier voyage. Conduit par sa famille et les amis, il 
était mis au tombeau. En général les villes, serrées sur la rive orien- 
tale du Nil, avaient leur nécropole sur la rive occidentale ; aussi le convoi 
funèbre devait-il s'embarquer sur le Nil, traversée souvent représentée 
dans les tableaux des tombes. On portait en procession le mobilier du 
tombeau; à la suite venaient les pleureuses et les prêtres. Les rites des 
funérailles étaient célébrés soit dans la salle antérieure du tombeau, soit 
devant la porte d'entrée. Ils consistaient en une répétition dramatique 
des rites par lesquels Isis, Nephthys, Horus et Anubis avaient rendu la 
vie à Osiris mort; les personnes qui participaient aux funérailles jouaient 
le rôle des dieux des morts; sous la direction d'un prêtre officiant, dh 
purifiait la momie ou la statue du défunt et on sacrifiait deux taureaux. 
La cuisse et le cœur des victimes étaient présentés à la momie et l'on pra- 
tiquait alors la cérémonie très importante de 1' « ouverture de la bouche 
et des yeux » par laquelle le mort était mis en état de jouir des offrandes 
que ses descendants lui fournissaient. Puis on déposait la momie dans la 
chambre intérieure du tombeau, pour le repos éternel, et un repas de fête, 
servi dans la chambre extérieure, et auquel le mort était censé participer, 
terminait la cérémonie. 

Les « maisons éternelles », comme les Egyptiens appelaient leurs tom- 
beaux, formaient ordinairement des nécropoles étendues, situées à l'ouest 
des villes. Le point où le soleil se couche à l'occident était l'entrée de 
r (( autre terre )). Quand la chaîne se rapproche du Nil, comme c'est le 
cas dans la Haute-Egypte, les tombeaux sont creusés dans le roc; près de 
Memphis et ailleurs, où la condition des lieux change, on choisissait tou- 
jours un site hors des atteintes de l'inondation du Nil. Nous connaissons 
assez bien les formes successives du tombeau égyptien. Parmi les plus 
anciens tombeaux, les plus connus sont les pyramides qui s'élèvent au 
sud de Memphis. Ces constructions colossales, qui ont inspiré bien des 
fables, étaient uniquement destinées à préserver de la destruction les 
momies des anciens rois; dans ces masses de pierres, que les petits 
tombeaux entourent, on pensait trouver le repos éternel assuré. Les 
tombes privées de cette époque, qu'on appelle des mastabas, comprennent 
généralement trois parties : une chambre antérieure, pleine d'inscriptions 
et décorée d'une table d'offrandes, seule accessible au public. Une petite 
salle en général lui succédait : elle renfermait les statues du mort et ne 
communiquait avec la chambre antérieure que par une petite ouverture. 
Enfin un couloir bien caché et inaccessible conduisait à la chambre du 
sarcophage, profondément creusée sous terre. Le mobilier des morts semble 
à cette époque n'avoir pas été aussi considérable qu'il le fut plus tard : 
on trouve d'ordinaire une paire de vases à eau, quelques statuettes de 
serviteurs, une ou plusieurs statues du défunt. Pour le moyen empire les 
tombeaux de Beni-Hasan sont typiques : creusés dans le flanc de la mon- 
tagne, on y a ménagé avec un soin extrême de grandes galeries ; mais les 
éléments essentiels du tombeau : une salle réservée à la momie, bien dissi- 
mulée, inaccessible au public, et une salle destinée au culte funéraire, se 



LES EGYPTIENS 101 

retrouvent à toutes les époques dans les constructions funéraires des gens 
riches. Naturellement on trouve des variantes du plan fondamental : les 
tombeaux les plus somptueux ont plusieurs salles, et la disposition des 
lieux exigea souvent qu'on construisît en briques la chambre extérieure, 
qui semble alors un bâtiment isolé, par-dessus la chambre souterraine du 
sarcophage. Du nouvel empire nous connaissons fort bien les tombeaux 
thébains, somptueusement décorés; le mobilier funéraire est alors plus 
riche : sièges, lits, armes, papyrus, etc., sont déposés auprès du mort. Dès 
le moyen empire, dans une installation funéraire complète, il y a une 
petite barque avec un équipage entier de poupées en bois. Les tombeaux 
royaux de la grande époque thébaine sont situés dans une vallée difficile- 
ment accessible de la chaîne libyque : ils consistent en longues galeries, 
divisées en chambres, qui se prolongent profondément dans le roc et sont 
richement décorées de tableaux et d'inscriptions. 

Peu de gens, cela va sans dire, pouvaient faire face aux frais considé- 
rables de la construction d'un hypogée et aux dépenses d'un embaume- 
ment complet. On ne peut se défendre de penser que la survivance après 
la mort, soumise comme elle l'était à ces conditions, était un privilège 
des riches et des nobles. Les cadavres des pauvres étaient mis dans le 
natron, puis simplement recouverts d'un drap et enfouis dans le sol 
sablonneux; d'autres usurpaient une place dans un ancien tombeau. Les 
tombeaux des familles éteintes, surtout s'ils n'étaient pas situés dans une 
nécropole surveillée administrativement, n'étaient pas en sûreté. Dans 
la nécropole de Thèbes il y avait aussi de grands tombeaux communs où 
les pauvres pouvaient acheter une place. C'était une obligation sacrée 
pour la famille de veiller sur les tombeaux des ancêtres, et souvent un 
homme noble et puissant se vante dans les inscriptions de sa tombe 
d'avoir restauré les tombeaux de ses aïeux qui tombaient en ruine. Pen- 
dant la période saïte, alors qu'on imitait la civilisation du temps des 
pyramides, il semble que les grandes pyramides aient été remises en état 
et qu'on en ait renouvelé les sarcophages. C'était aussi un devoir pour 
les survivants d'apporter des offrandes et de réciter des prières pour les 
morts aux grandes fêtes de l'année. Les visiteurs, qu'ils fassent de la 
famille ou non, étaient invités, par les inscriptions gravées sur les stèles 
funéraires, à réciter une formule qui avait le pouvoir de procurer au pos- 
sesseur du tombeau des milliers de pains, des milliers de cruches de bière, 
des quantités de tout ce qui est nécessaire à l'existence. Si le défunt était 
assez riche, il avait assuré par une fondation perpétuelle l'entretien d'un 
prêtre de son culte funéraire, qui lui apportait les offrandes aux jours de 
fête, et veillait à tout le service qu'on doit aux morts ; les riches prenaient 
soin, du moins aux anciens temps, d'affecter certains revenus ou biens- 
fonds au paiement des offrandes funéraires. Ces dispositions testamen- 
taires ne pouvaient pas toujours se maintenir à perpétuité; la famille 
s'éteignait et des événements politiques modifiaient l'état des propriétés. 
Nul n'était mieux placé que le roi pour veiller à son propre culte funé- 
raire, et cependant il est assez douteux que le culte funéraire des rois ait 



102 HISTOIRE DES RELI&IONS 

été organisé régulièrement. Il est vrai qu'on trouve même sous la période 
saïte des gens qui se disent prêtres du culte funéraire des grands rois de 
la IV® dynastie ; mais cela peut signifier seulement qu'on avait, par piété, 
renouvelé leur culte en même temps que leurs tombeaux et non point que 
la suite des prêtres ait été ininterrompue, depuis le temps des pyramides, 
c'est-à-dire à peu près pendant 2 200 ans. 

Nous n'avons guère jusqu'ici touché qu'à l'archéologie funéraire ; voyons 
maintenant les textes. Ici nous rencontrons de grosses difficultés : des 
idées, les unes anciennes, les autres récentes, parfois contradictoires, 
apparaissent dans les mêmes textes; de nouvelles conceptions, liées ou 
non avec les anciennes, y sont introduites; des notions hétérogènes y 
ont été jetées pêle-mêle, ou superficiellement harmonisées. Ici encore 
l'Égyptien s'en tient fidèlement à ce que lui ont laissé ses ancêtres : il 
ne cherche pas à mettre de l'unité dans ses connaissances ; la doctrine 
égyptienne de la vie d'outre-tomhe s'efforce de recueillir et de mettre en 
œuvre toutes les idées qui ont cours dans la vallée du Nil sur la destinée 
des morts. La tâche des savants consiste à procéder par analyse et à 
dégager du chaos les éléments. Malgré les recherches des égyptologues, 
en tête desquels il faut placer Maspero, ce que nous pouvons à cet égard 
considérer comme acquis est encore fort peu de chose. 

Les idées des Égyptiens sur la nature de l'homme étaient assez 
compliquées. L'homme se composait d'un corps [khet], d'une âme {ba), 
d'une ombre [khaibit], d'un nom [ren] et enfin d'un ka, nom qu'on peut 
rendre approximativement par, « double )), « image invisible ». S'est-on 
représenté ainsi l'homme dès l'origine? Nous ne pouvons pas le savoir; il 
est cependant tout à fait vraisemblable que ces notions ne datent pas toutes 
du même temps. La conception du ka est sûrement la plus antique. Né avec 
l'homme, partie intégrante de son être et de sa personnalité, il le suit par- 
tout ; mais si l'homme meurt, le double ne meurt pas nécessairement avec 
lui. Il peut survivre dans le tombeau, aussi le tombeau est-il nommé pour 
cette raison a la maison du ka » ; son existence dépend de la conservation 
du corps et y est liée. Les idées sur le ka, comme on le voit, sont à la base 
des coutumes funéraires. C'est pour le ka que le cadavre était momifié et 
soigneusement mis à l'abri dans sa chambre secrète. On avait prévu aussi 
le cas où la momie pouvait être détruite; alors les statues, qui reprodui- 
saient aussi fidèlement que possible les traits du défunt, prenaient la 
place de la momie et servaient de support au ka. Non seulement le sort 
du ka dépendait de la conservation de la momie, mais il pouvait mourir 
de faim ou de soif, ou descendre si bas qu'il était réduit à manger ses 
propres excréments et à boire sa propre urine. D'après Maspero, il pou- 
vait aussi s'éloigner du tombeau si la faim et la soif l'y contraignaient : 
de là la croyance aux spectres qui tourmentaient les survivants; le ka 
était le spectre. Un papyrus magique de Leyde contient des conjurations 
contre des morts qui provoquent des maladies de la tête. La nourriture 
du ka lui était fournie par les offrandes des enfants et des descendants ; 
tout le culte funéraire allait à sa personne; c'est à son usage qu'on dépo- 



LES ÉGYPTIENS i 03 

sait dans le tombeau le mobilier qu'on avait placé avec le mort. Ce culte 
des morts avait été de très bonne heure pénétré d'éléments magiques. La 
prière pour le pain, la bière, la viande, les vêtements et « toutes les bonnes 
choses dont vit un dieu » au profit du ka de tel ou tel, formule stéréotypée 
qu'on lit sur tous les tombeaux, pouvait à elle seule tenir lieu de l'offrande 
{( in naturâ ». Le mot magique crée ce qu'il énonce : de même le mobilier 
peint sur les murs pouvait servir au ka tout autant que le mobilier réel 
déposé dans le tombeau. La table d'offrandes figurée sur la stèle et cou- 
verte d'offrandes magnifiques ne sert pas seulement à la décoration ; grâce 
à la force magique de la prière, elle peut aussi devenir une réalité tan- 
gible. La magie était utilisée encore pour la conservation de la momie. 
Les plus anciens des textes funéraires soit des pyramides, soit du Livre des 
Morts, sont sans doute ces formules jusqu'ici complètement incompréhen- 
sibles, qui doivent éloigner de la momie serpents, scorpions et autres 
animaux : nous trouvons les mêmes textes sur des sarcophages de toutes 
les époques. L'idée du ka est une conception très primitive : le défunt ne 
peut jouir que d'une immortalité limitée; ce qui survit de lui est lié au 
tombeau et prolonge sa vie terrestre. Ces notions très anciennes ont déter- 
miné des rites funéraires qui se sont conservés pendant toute la durée de 
la civilisation égyptienne. Le ka ne disparut jamais des textes; les for- 
mules de prières restent absolument les mêmes. Mais dès l'époque des 
pyramides cette notion primitive était traversée et modifiée par d'autres 
et nous ignorons quelle vie et quelle réalité elle avait pu garder dans 
l'esprit du peuple. 

V ombre est très rarement mentionnée dans les textes; on peut croire 
sans invraisemblance que la notion d'ombre est un doublet de la notion 
de ka, mais on n'en saurait dire davantage. La félicité des défunts dépen- 
dait aussi en une certaine mesure de la durée de son nom * sur terre dans 
la mémoire pieuse de ses descendants et sur la stèle funéraire : détruire 
le nom d'un mort dans son tombeau est un crime. Mais, à côté du ka, le 
ha (l'âme) seul est vraiment essentiel. Nous rencontrons le ha dès les 
plus anciens textes ; toutefois il n'est pas possible, dans l'état actuel de 
nos connaissances, de tirer au clair les idées relatives à l'âme : de bonne 
heure la conception du ka a influé sur elles. On représentait à l'origine 
le ha comme un oiseau, et il y a là une indication- sur la destinée de l'âme 
après la mort de l'homme : elle n'était pas liée au tombeau, elle pouvait 
s'éloigner, prendre son essor vers le ciel et habiter parmi les dieux. Nous 
trouvons le ha au tombeau, en visite, près de la momie; il séjourne à 
terre et jouit de toutes les félicités terrestres : mais, au contraire du ka, 
l'âme peut aller et venir librement. Les textes des pyramides parlent du 
défunt qui vole au ciel sous la forme d'un oiseau ; il peut prendre également 
la forme d'une sauterelle (qui est un oiseau, d'après les idées égyptiennes), 
ou bien encore monter jusqu'au ciel avec la fumée de l'encens. Alors il 
devient un khou, un « lumineux )), et peut jouir de la société des dieux. 

1. * Cf. Lefébure, Le nom en Egypte {Mélusine, VIII, n" 10, et Sphinx, I, p, 93). 



*04 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

Les destinées de l'âme ont été minutieusement décrites; les anciens 
textes funéraires devaient servir essentiellement à la protéger dans tous 
les hasards de son voyage futur, de sorte qu'elle ne puisse s'égarer ni 
en route succomber à ses ennemis. Il semble que dans les temps antéhisto- 
riques il y ait eu plusieurs doctrines locales des destinées de l'âme : mais 
dès les textes des pyramides et dans le Livre des Morts elles ont déjà été 
remaniées et synthétisées. 

La principale, celle qui a prévalu partout, est la doctrine de l'immorta- 
lité osirienne. On sait que dans le mythe, le dieu assassiné par Set avait 
été rappelé à la vie par les charmes et les rites magiques d'Isis, Nephthys, 
Horus et Anubis. Or l'opération divine n'était autre que la momification, 
telle qu'on la pratiquait en Egypte de toute antiquité, avec tout un rituel 
de formules magiques et de prières. La momification n'est pas une inno- 
vation de la doctrine osirienne ; ainsi qu'on l'a mis plus haut en évidence, 
elle se rattache aux notions primitives sur le ka : mais elle a été expliquée 
par la doctrine osirienne. Une fois que le mort a été préparé et inhumé à 
la façon d'Osiris, il revit comme Osiris et on peut l'appeler l'Osiris X. Les 
rites des funérailles, tels qu'ils ont été décrits brièvement plus haut, ont 
sans. doute leur origine dans la doctrine osirienne; le but du voyage, pour 
le défunt, est le royaume d'Osiris. Ce qu'on appelait les Champs d'ialou 
constituait ce royaume des morts : la topographie nous en est donnée 
au chapitre 110 du Livre des Morts. C'est un paradis conçu à l'égyptienne : 
des champs fertiles, traversés par un Nil aux bras multiples, et où les 
épis sont hauts de sept coudées. Là le défunt servira Osiris ainsi que, 
pendant la vie, il a servi Pharaon. Il y peut manier la charrue et faire 
la récolte, croiser sur le fleuve et se reposer à l'ombre des arbres. Le 
travail lui est-il pénible? la magie intervient. On mettait, surtout à 
partir de la XIIP dynastie, dans le tombeau, auprès du mort, une quan- 
tité de petites figurines en bois ou en faïence : grâce à la formule qu'on 
y inscrit ordinairement [Livre des Morts, chap. 6), elles pouvaient rem- 
placer le défunt quand on l'appelait au travail * ; on les nommait des 
(( répondants ». Maspero pense que les plus anciens adorateurs d'Osiris 
localisaient les champs d'Ialou dans la Basse-Egypte, dans les parties 
actuellement à demi cultivées du Delta. Quand les connaissances géogra- 

r 

phiques s'étendirent, on relégua de plus en plus loin de l'Egypte le pays 
des bienheureux, d'abord peut-être du côté de la Phénicie, puis finale- 
ment dans la région nord-est du ciel. Comment le mort pouvait-il gagner 
ce paradis. Il semble qu'on n'avait pas d'idée bien fixe à cet égard. Nous 
avons vu plus haut que le défunt pouvait voler au ciel comme un oiseau ; 
on dit aussi qu'il devait, sur un bac divin, traverser un cours d'eau : dans 
ce cas, grâce aux formules puissantes dont on l'avait muni, il savait 
forcer l'entrée du bac, et, au besoin, il menaçait le passeur de se placer 
sur les ailes de Thot et d'arriver ainsi sur l'autre rive. Cette conception 
d'un (( Charon » chargé de transborder les défunts prit dans la suite un 

1. * Sur cette formule, voir l'article de Loret {Recueil de travaux, IV, p. 89). 



LES ÉGYPTIENS iOb 

plus grand développement : le mort dut connaître les noms des différentes 
parties du bac, et le bac lui-même le questionnait à ce sujet [Livre des 
Morts, chapitre 99). D'après une conception qui prit naissance à Abydos, 
l'entrée de l'autre monde était située à l'ouest de cette ville, là où chaque 
soir la barque du soleil se glisse dans le royaume des morts par une 
fente de la montagne. Lorsqu'Osiris se fût confondu avec Khonta- 
mentit, le défunt adorateur d'Osiris dut commencer par Abydos son 
voyage aux champs d'Ialou. Les momies faisaient souvent un voyage 
réel à Abydos avant d'être ensevelies, après quoi on les déposait dans la 
nécropole de leur pays natal; d'autres se contentaient d'un voyage fictif ^ 
Les fidèles désiraient surtout reposer dans le voisinage même du célèbre 
tombeau d'Osiris ^ : de toutes les parties de l'Egypte, ils venaient s'y pré- 
parer la place du repos éternel afin de commencer le grand voyage au 
meilleur point de départ. Tout au moins ils expédiaient une stèle à Abydos, 
pour garder la mémoire de leur nom dans la ville sainte. D'Abydos, le 
mort devait pénétrer dans le désert, oii il avait à combattre avec tous les 
monstres imaginables. 

Maspero a tenté, d'après les indications données par les textes posté- 
rieurs des tombeaux royaux de Thèbes, de reconstituer les notions primi- 
tives sur la vie de l'âme, celles de la doctrine memphite. Le dieu funé- 
raire de Memphis, Sokaris, résidait à l'Occident, dans le désert libyque : 
son royaume était une grotte ou une gigantesque carrière où il rassem- 
blait ses fidèles après la mort. Il semble bien que c'était un lieu désolé, 
et que son image répondait à une conception lugubre de la mort, 
conception qui apparaît plusieurs fois dans les textes memphites. Sur 
une stèle du British Muséum une jeune morte donne à sa plainte une 
expression vraiment émouvante : l'Occident est le pays du sommeil et de 
la nuit, la mort n'épargne personne, nul parmi les dieux ou les hommes 
n'ose la regarder en face, devant elle les grands sont comme les petits, 
elle enlève l'enfant à sa mère, elle n'entend point ceux qui la suppli,ent, etc. 

D'après la doctrine héliopolitaine, l'idéal des défunts était de séjourner 
pour toute éternité auprès de Râ dans sa barque et de le suivre à jamais. 
Dans les textes des pyramides et le Livre des Morts cette idée appa- 
raît clairement. Pendant la nuit la barque solaire naviguait dans'- la 
région des ténèbres, le Douât, pour redevenir le matin visible à l'Orient. 
Il est très difficile de se faire une idée exacte du Douât. Maspero ne veut 
pas y reconnaître le monde inférieur : il y voit un royaume des ténèbres 
qui se trouve au delà des frontières du monde connu des anciens Egyp- 
tiens, c'est-à-dire au delà de la vallée du Nil, mais sur le même plan hori- 
zontal, séparé de l'Egypte par de hautes montagnes. Le soleil y croise, 
après sa disparition, de l'Ouest au Nord, puis se tourne ensuite vers l'Est 
et le Sud jusqu'à ce qu'il gagne la montagne orientale, de laquelle il 

1. * Lefébure, L'office des morts à Abydos (Proceedings of Society of biblical Archseo- 
logy, t. XV); Le Paradis égyptien {Sphinœ, III, p. 191 sqq.). (A. M.) 

2. * C'est ce tombeau qu'Amélineau a cru trouver à Abydos en 1897. Voir la contro- 
verse à ce sujet dans Sphinx, Y, p. 41 et 234. 



106 HISTOIRE DES RELIGIONS 

surgit de nouveau rayonnant. Dans la barque de Râ, l'âme peut défier 
tous les hasards, et Jouit de la complète béatitude. D'après les textes des 
pyranaîâfô:, «'est « Gharon » et sa barque qui conduisent les morts à 
l'horizon près de Hà, 

Sous le nouvel empire ini Butre système se développa sous l'influence 
de la théologie d'Amon-Râ, système destiné à concilier et à éclaircir les 
vieilles conceptions hétérogènes et dont la grande pensée était de donner 
au dieu solaire la royauté du monde des morts. Ce sont le « Livre de ce 
qui est dans le Douât » et le « Livre des Portes » qui contiennent cette 
nouvelle doctrine. On y écarte l'idée que le mort peut rester sur terre; le 
défunt est auprès de Râ dans sa barque. La course journalière du soleil 
devient la vie du dieu : il apparaît comme le jeune Horus à l'Orient et, 
après un combat victorieux contre les puissances des ténèbres, il meurt et 
doit alors traverser le Douât sur la barque solaire. Râ voyage au travers 
du monde des morts comme Pharaon dans ses provinces. Le Douât est 
partagé d'après les douze heures de la nuit en douze régions, dans quel- 
ques-unes desquelles régnent les vieux dieux funéraires, Sokaris et Osiris, 
avec leurs fidèles partisans. La courte visite du soleil dans chacune de 
ces régions funéraires est la plus grande joie de leurs habitants. Le 
« Livre des Portes )) fait aussi passer le soleil par les douze divisions sou- 
terraines du Douât; mais ce sont ici douze chambres avec de grandes 
portes gardées par des serpents gigantesques : nous y trouvons une 
variante du célèbre jugement devant Osiris (chapitre 125 du Livre des 
Morts). Ces compositions mystiques, illustrées de représentations fantas- 
tiques, devinrent très populaires aux basses époques. 

D'après une autre conception, probablement originaire de l'Egypte 
méridionale, les âmes des morts pouvaient, par une grande échelle que les 
dieux leur dressaient, gagner le ciel où elles devaient séjourner. Maspero 
a trouvé près de quelques momies de petits modèles d'escaliers ou 
d'échelles, à l'usage des morts. 

L'élément magique est partout fortement marqué. Par la puissance 
magique des amulettes et des formules le défunt peut subvenir à tous ses 
besoins : son ka est nourri au tombeau, sa momie protégée contre la. 
décomposition et l'anéantissement, son âme peut sans crainte entre- 
prendre le voyage dans la barque, parce qu'elle est mâ-kherow, comme 
Thot elle sait dire les puissantes paroles magiques avec l'émission de 
voix et l'intonation correctes. Un chapitre spécial du Livre des Morts con- 
fère au défunt cette puissance : l'âme pourra triompher de tous ses ennemis, 
défier tous les périls, elle ne souffrira ni de la faim ni de la soif, car elle 
est munie d'armes magiques efficaces ; les portes s'ouvrent et la laissent 
entrer, car elle connaît leurs noms. La destinée du défunt est, par suite, 
tout à fait indépendante de sa conduite sur terre. Cependant il n'est point 
douteux que dès les temps très anciens la conduite morale de l'homme ait 
été envisagée comme ayant une grande influence sur le sort qui lui est 
réservé après la mort. Erman a démontré que, dès les textes des pyramides, 
le défunt se justifie devant le passeur du bac et que, dans d'autres passages, 



LES ÉGYPTIENS 107 

il est reconnu innocent de certains péchés. Dans le chapitre 125 du Livre 
des Morts, qui est d'origine plus récente, reparaissent les mêmes idées; ce 
chapitre remarquable et les figures qui s'y rapportent ont été repro- 
duits à l'infini. On y voit comment le mort est introduit devant Mâit, 
la déesse de la vérité. Son cœur est pesé sur la balance en même temps 
que la plume de la vérité, par les soins d'Horus et d'Anubis, tandis que 
Thot consigne sur une tablette le résultat de la pesée. De l'autre côté de 
la balance est assis un animal, l'hippopotame femelle, à ce qu'il semble, 
et plus loin, sur une fleur de lotus, sont les quatre dieux funéraires Amset, 
Hâpi, Douamoutef et Qebehsonouf, et enfin Osiris sur son trône; au-dessus 
de la scène on voit les quarante-deux juges. Le mort doit connaître les 
noms de ces quarante-deux juges et fait une sorte de déclaration d'inno- 
cence, où il énumère une suite de péchés dont il se disculpe : cette remar- 
quable confession négative nous permet de jeter un coup d'œil sur les 
exigences morales des Égyptiens. D'autres chapitres du Livre des Morts 
mettent en action ce tribunal d'Osiris; le chapitre 30, souvent écrit sur le 
scarabée de pierre qu'on dépose à la place du cœur, était destiné à empê- 
cher que le cœur ne portât témoignage contre le mort devant le tribunal : 
ici aussi apparaît l'idée qu'une reddition de comptes est possible dans 
l'autre monde. Mais l'élément magique resta trop fort pour laisser à ces 
notions morales une signification profonde; il faut noter que dans tout 
le Livre des Morts, pas un mot ne suppose la possibilité que l'âme puisse 
être perdue; au contraire, on admet en principe que le. défunt répond 
correctement et qu'il doit participer à la béatitude. C'est seulement dans 
les textes, d'origine thébaine, relatifs au voyage nocturne du soleil dans 
le Douât, qu'on nous décrit un enfer où les damnés sont torturés de la 
façon la plus cruelle. Mais ici encore le rapport des châtiments infernaux 
avec la conduite sur terre n'est pas souligné, l'élément magique est pré- 
dominant, enfin l'idée de sanction, bien qu'on y tende indubitablement, 
ne semble jamais s'être imposée avec force aux esprits. 

Signalons encore quelques conceptions qui tiennent une place impor- 
tante dans les textes égyptiens. Nous trouvons, dans des textes de toutes 
ies périodes, le défunt identifié avec un dieu. On dit déjà, dans les textes des 
pyramides, que le mort monte au ciel, qu'il parcourt les salles voûtées du 
ciel, qu'il se couche à l'occident, adoré par les habitants du Douât; et qu'il 
reparait à l'orient : le défunt est ici complètement assimilé à Râ. Il ne faut 
pas interpréter comme une identification de ce genre le nom d'Osiris X, 
qu'on donne au défunt : il signifie que le mort a conquis l'immortalité 
osirienne, qu'il est momifié et enseveli comme Osiris, par extension qu'il 
appartient au royaume d'Osiris. Les prières qui identifient le corps et ses 
différentes parties avec les différents dieux étaient une sauvegarde dans la 
vie et dans la mort; on les trouve aussi bien dans la littérature funéraire 
(par exemple, au chapitre 42 du Livre des Morts) que dans les textes 
magiques. 

Une suite de chapitres du Livre des Morts (chapitres 76-88) expriment 
des idées qu'il est malaisé de relier aux conceptions précédentes. Ils 



108 HISTOIRE DES RELIGIONS 

donnent au mort le pouvoir de se métamorphoser. Il peut prendre la 
forme d'un épervier doré, d'un lis, d'un oiseau bennou, d'un bélier sacré, 
d'un crocodile, etc. Gela est assez peu compréhensible. Nous ne devons 
cependant pas y voir une migration des âmes selon les idées hindoues ou 
pythagoriciennes, et Hérodote s'est abusé quand il a attribué aux Égyptiens 
la doctrine de la métempsycose. Ces métamorphoses sont absolument 
volontaires, et ici il n'est point question de châtiment ou d'expiations 
comme dans les métempsychoses des Hindous ou des Pythagoriciens. Ces 
textes, en dehors de ceux qui étaient en usage sous le moyen empire ou 
plus tard, sont A^raisemblablement d'origine héliopolitaine, et ont pour 
objet de procurer au défunt une béatitude complète par une identilScation 
avec des dieux, des animaux, ou des plantes divinisés. 



§ 20. — Systèm.es théologiques et cosmogoniques. 
Nous avons eu mainte occasion de montrer la grande importance de la 

r 

théologie et de la science sacerdotale en Egypte. Nous devons à cette 
théologie de connaître les représentations religieuses des Égyptiens, mais 
elle nous cache la croyance populaire. La théologie est un effort pour 
codifier les conceptions religieuses, pour en coordonner les éléments hété- 
rogènes et en concilier les contradictions ; ainsi la théologie égyptienne 
coopérait au travail de l'évolution des idées religieuses. Le mouvement 
qui conduisit à l'unité politique dans la vallée du Nil facilita d'ailleurs la 
transformation des divinités locales. Plus le peuple prit conscience de son 
unité nationale, plus s'imposa, consciente ou inconsciente, la nécessité 
d'une unité religieuse. La religion tenait une telle place dans la société, 
qu'un particularisme religieux menaçait l'unité de l'État. La science reli- 
gieuse, qui trouva son expression dans une théologie syncrétique, avait 
aussi une tendance naturelle à l'unité. 

En même temps, la théologie s'efîforça, de tout temps, d'adoucir et de 
spiritualiser les idées primitives et grossières par une interprétation sym- 
bolique, et de vivifier les anciennes formes en y mettant un contenu 
nouveau. Le développement de la civilisation ne suffît sans doute pas à 
briser l'entrave du fétichisme, mais la théologie devait toujours concilier 
les formes antiques avec les progrès de la conscience religieuse. 

Comme nous l'avons dit plusieurs fois déjà, la théologie a imprimé son 
sceau sur tous les documents dont nous disposons ; déjà les plus anciens des 
textes religieux sont entièrement inspirés par elle. C'est en grande partie 
cette couleur théologique qui rend si difficile la compréhension des textes ; 
incapables de briser l'enveloppe pour dégager le noyau, nous restons 
très souvent incertains et tâtonnants, sans pouvoir découvrir le sens 
des symboles qui nous sont présentés. Ajoutons que la cosmogonie s'allie 
étroitement à la théologie : le classement systématique des anciennes 
formes divines a été en partie entrepris à un point de vue cosmogonique. 
En fait, la théologie ne présentait pas plus d'unité que la croyance 



, LES EGYPTIENS 109 

populaire. Les spéculations théologiques, élaborées dans les collèges sacer- 
dotaux des principaux sanctuaires du pays, tendaient à placer la divinité 
locale au centre du système théologique. L'influence de chaque système 
dépendait de l'importance politique et religieuse de la localité. Nous avons 
déjà donné une idée de la théologie thébaine du nouvel empire; mais 
malheureusement nous ne savons pour ainsi dire rien des doctrines des 
différentes écoles. Ainsi nous ne connaissons qu'une école théologique,, 
celle qui l'emporta, la théologie solaire d'Héliopolis ; elle triomphe déjà 
dans les textes des pyramides et a pénétré graduellement tout le monde 
divin de l'Egypte. L'exposé que Brugsch a fait de la religion égyptienne 
est uniquement un résumé des conceptions théologiques telles qu'elles 
s'étaient formées à Héliopolis. 

Sans doute la théologie, appuyée sur le culte officiel, a puissamment 
agi sur les idées religieuses. Mais il est impossible de calculer jusqu'où a 
pénétré cette influence ; elle n'eut probablement pas de prise sur la grande 
masse du peuple. Pour celle-ci certainement l'identification du dieu local 
avec Râ ne produisit aucun changement ; mais la théologie conduisit vers 
une représentation plus intellectuelle, plus élevée de la divinité. Nous 
ne pouvons donner ici un exposé approfondi de la doctrine théologique : 
nous nous contenterons d'en caractériser la méthode et les traits généraux. 

La théologie trouva dans l'identification des dieux les uns avec les autres 
un moyen de hâter l'achèvement de l'unité religieuse. Les dieux pouvaient 
se diviser d'après leur nature en un petit nombre de classes : dieux 
solaires, dieux de la terre, dieux funéraires, dieux Nils, etc. Il fut trè& 
facile d'identifier les divers dieux d'une même classe : ainsi se consti- 
tuèrent les combinaisons telles que Sokaris-Osiris, Osiris-Khontamentit ; 
ainsi Khnoum, Harschefîtou et Osiris à Mendès purent être représentés 
comme étant une même divinité, Râ, Toum, Horus, Montou et Anhour, 
tous des dieux solaires, furent identifiés. Mais on poussa encore plus 
loin ce procédé d'unification lorsque la théologie solaire eut pé^iétré dans 
tous les sanctuaires; alors presque tous les dieux furent transformés en. 
dieux de la lumière et identifiés à Râ. Phtah, Min, Amon, Sobkou, Osiris, 
Khnoum, et même Set, furent confondus avec Râ, et c'est ainsi qu'ils 
furent adoptés par cette théologie. 

De cette façon on arriva à un monothéisme artificiel; les différents dieux 
représentèrent les diverses apparences cosmiques, les différentes fonc- 
tions, ou les degrés d'évolution d'un seul et même dieu caché et mysté- 
rieux. Le soleil qui naît aujourd'hui à l'orient, est le même que celui 
d'hier ; cependant c'est un autre dieu. Râ est à la fois père et fils ; le soleil 
du matin est Khopri, un dieu théologique pur représenté par le scarabée; 
le soleil de midi est Râ; le soleil couchant est Toum; le soleil mort qui 
a disparu à l'occident est Osiris. Ces conceptions sont très anciennes;, 
elles sont déjà clairement exprimées au chapitre 17 du Livre des Morts ^ 
Les dieux, dont on a rapporté plus haut les mythes caractéristiques, ne 

d. Lefébure, Hymnes au Soleil et Le Mythe osirien. 



liO HISTOIRE DES RELIGIONS 

se laissèrent pas aussi facilement identifier. La tâche de la théologie devint 
ici très difficile, et les textes abondent en contradictions et en absurdités 
qui, à les considérer superficiellement, peuvent passer pour profonde 
sagesse. Horus, par exemple, est rendu méconnaissable; il Joue un rôle 
considérable dans les deux grands systèmes, celui d'Osiris et celui de la 
théologie solaire. Le combat d'Horus, fils d'Isis, contre Set, sera assimilé 
au combat journalier du dieu solaire contre son ennemi le serpent des 
nuées Apophis; Set et Apophis sont confondus, les deux formes d'Horus, 
peut-être distinctes à l'origine, sont identifiées ; Isis, la grande magicienne, 
combat contre Apophis, elle devient une des déesses du cycle solaire et 
entre comme telle dans le mythe de Râ. 

A côté de ce processus d'identification il y a une tendance à relier les 
dieux dans des généalogies. Nous avons déjà attiré l'attention sur ce 
qu'on appelle les triades : nous ne devons certainement pas y voir, avec 
Brugsch, l'expression d'une idée cosmogonique, mais aucune explication 
satisfaisante de leur constitution n'a été encore donnée. L'idée de Maspero, 
à savoir que la triade réunit des divinités voisines, convient sans doute 
à quelques-uns des cas connus, tels que la triade Khnoum-Satit-Anoukit; 
dans d'autres cas cette explication n'est juste qu'en partie. Moût de Thèbes, 
la mère de la triade thébaine, n'est qu'une abstraction théologique, dont 
le nom signifie effectivement « mère » ; au contraire Montou et Khonsou, 
qui occupèrent successivement la place de fils dans la même triade, sont 
des dieux locaux du voisinage. Dans la triade de Memphis, Sokhit, la 
mère, est peut-être une déesse locale adorée dans le nome voisin ; par contre 
le fils, Imhotpou, semble être un dieu théologique plus récent S' quant à 
Nofir-Toum, qui fut, avant Imhotpou, adoré comme dieu fils, il s'associe 
au même titre aux différentes déesses léontocéphales, et nous ne savons où 
le localiser exactement. La déesse-mère de la triade héliopolitaine, lousas, 
est sans aucun doute une création artificielle de la théologie. Osiris et Isis 
étaient certainement, selon Maspero, des dieux locaux de nomes voisins, 
mais nous ignorons comment Horus s'est introduit dans leur triade. 

On a aussi classé les dieux par ennéades, ou neuvaines de dieux. Cette 
classification est originaire, ainsi que Maspero l'a justement démontré, 
d'Héliopolis, où, comme on le verra plus loin, la création et l'ordonnance 
de l'univers avaient été exécutées par quatre couples de dieux avec un 
dieu supérieur à leur tête. Cette dynastie divine d'Héliopolis fut adoptée 

r 

partout en Egypte, à cela près que le dieu local prit en général la place du 
dieu supérieur. Là où on avait constitué des triades, on ne put, comme de 
juste, toujours exclure la mère et le fils, et il arriva souvent qu'une neu- 
vaine de dieux comprît dix ou onze membres. 

Les déesses ont rarement une figure bien caractéristique et définie; 
elles personnifient en général la puissance réceptive et fécondée, en oppo- 

1. * Imhotpou, dont le culte n'apparaît que vers l'époque persane, est vraisembla- 
blement un personnage historique contemporain de la troisième dynastie, tardive- 
ment divinisé. Cf. Sethe, Imhotep der Asklepios der JSgypte?', et Maspero, Journal des 
Savants, 1902, p. 573 (I. L.)- 



LES ÉGYPTIENS 111 

sition à la force créatrice. Quelques-unes sont de pures abstractions, telles 
que Moût et lousas, qui ne vivent que par leur identification avec d'autres, 
Isis, Hâthor, Neith. Les déesses Bastit, Sokhit et Pachit sont toutes trois 
léontocéphales et représentent des idées à peu près identiques. Le symbole 
de la puissance réceptive est une vache, aussi les déesses égyptiennes sont- 
elles souvent représentées avec une tête de vache ou sous la forme d'une 
vache. Hâthor et Nouit, qui sont toutes deux des divinités célestes, entrent 
aussi souvent en rapport comme divinités funéraires; Nephthys n'est 
qu'une création artificielle faite sur le modèle d'Isis. 

De très bonne heure les dieux furent mis en relation avec les phéno- 
mènes célestes. Le culte des étoiles dans l'ancienne Egypte n'a pas encore 
été assez étudié pour qu'on puisse en cette matière déterminer l'origine 
des conceptions primitives. De très bonne heure on avait cependant mis 
en rapport les étoiles les plus connues avec quelques-unes des divinités 
principales : Orion avec Gsiris, Sirius avec Isis, Saturne avec Horus, Mer- 
cure avec Set (Typhon). D'autre part, on représenta, au moins dans les 
derniers temps, par les différentes formes du dieu céleste, les phases 
solaires. Les phases de la lune eurent aussi leur expression mythologique; 
la pleine lune fut appelé « la réunion d'Osiris avec son œil gauche ». 
C'est surtout Brugsch ^ qui a étudié l'astronomie mythique des Egyptiens ; 
mais il y reste encore beaucoup d'obscurité. 

Les jeux de mots étymologiques des textes en rendent plus difficile 
encore la compréhension. Nous ne pouvons décider jusqu'à quel point ces 
phrases, si vides de sens pour nous, en ont eu pour leurs auteurs. Le 
mieux, sans doute, est de laisser de côté les explications étymologiques. 
D'après les prêtres, le nom d'Amon se rattacherait au verbe amen, a être 
caché )); mais Amon n'a nullement été considéré à l'origine comme un 
être caché. Le nom d'Osiris fut décomposé en ousir-Râ, « la force du 
soleil ». Une étymologie du nom de Hâthor, Hât-Hor, « maison d'Horus », 
ne mérite pas plus de confiance. Ce sont jeux de mots et figures poétiques. 
La théologie égj'-ptienne ne se contentait pas de vouloir expliquer, par 
ces artifices de langage, la nature, les fonctions et les attributs des dieux, 
mais elle usait aussi de la méthode étymologique pour créer de nouveaux 
mythes : en voici un exemple. La déesse Schedit était adorée à Sched, 
ville du Fayoum, comme épouse de Sobkou; le nom signifie seulement 
({ celle qui est de la ville de Sched » ; il donna cependant naissance à un 
mythe où la déesse est figurée comme destructrice, schedit, des ennemis 
de Sobkou-Râ. Il est naturellement difficile de pénétrer le véritable sens 
de ces énigmes. Le dieu-terre Seb est souvent représenté sous la forme 
d'une oie; or une espèce particulière d'oie s'appelle Seb : d'autre part le 
dieu est appelé (c le grand caqueteur )) et l'on contait qu'il avait couvé 
l'œuf du monde d'où était sorti Râ. Sommes-nous ici en présence d'un 
fragment de vieille cosmogonie, ou d'un mythe issu de l'écriture ou du 

1. * Thésaurus inscriptionum segyptiacarujn, Abth. I-IL Cf. Lefébure, Le pays des 
Heures (Sphinx, IV, p. 1). 



Ii2 HISTOIRE DES RELIGIONS 

langage? Un pareil exemple montre assez combien ce terrain est glissant. 
A l'opposé des autres peuples, les Égyptiens se. représentaient le ciel 
sous la forme féminine et la terre sous la forme masculine. Le ciel était 
soit une femme, Nouit, courbée sur la terre et s'appuyant sur elle des 
pieds et des mains, soit une vache, la déesse Hâthor. D'après une très 
vieille conception, le ciel représentait une face, le dieu Horus (dont le nom 
hor signifie précisément « face»); quatre boucles l'encadraient; c'étaient 
les quatre enfants d'Horus ; mais cette dernière représentation peut ne pas 
appartenir à la croyance populaire et n'être qu'un produit de la théologie. 
Des cosmogonies locales, nous ne connaissons que peu de chose, tant 
elles ont été pénétrées par celle d'Héliopolis. Maspero a étudié avec soin 
les allusions des textes aux cosmogonies primitives. Le dieu local a 
été partout considéré par ses adorateurs comme démiurge et créateur du 
monde, mais l'acte créateur a été conçu différemment selon le caractère 
personnel du dieu. Khnoum, dans le pays des cataractes, fut représenté 
comme un potier qui modèle sur son tour l'œuf du monde duquel tout 
est sorti. Phtah avait à Memphis construit l'univers comme un maçon 
ou un architecte. Neith à Saïs était la tisseuse qui avait ourdi le monde. 
Le principe originel, d'où toute vie est issue, réside, pour les Egyptiens, 
comme pour beaucoup d'autres peuples, dans l'eau. Cette eau originelle 
s'appelle Noun; elle contient tous les germes masculins ou féminins de 
vie. D'après quelques-uns, Râ est sorti du Noun; selon d'autres concep- 
tions, Râ sort d'un œuf sous forme d'un oiseau ou d'un adolescent. La 
cosmogonie la mieux connue, et aussi la plus répandue, est celle d'Hélio- 
polis qui réunit les plus anciennes idées en circulation dans la Basse- 

r 

Egypte. D'après elle, le monde a été créé et ordonné par les neuf dieux qui 
forment le grand cycle divin d'Héliopolis. Toum, le dieu local, est natu- 
rellement le premier démiurge ; au début des choses il était seul dans le 
chaos ou l'eau primitive, et il procréa, par sa seule force créatrice, Schou 
et Tafnouit. Seb et Nouit reposaient dans l'eau primitive étroitement 
enlacés l'un à Tautre; Schou pénétra entre eux deux, éleva Nouit au-dessus 
de la terre, et le soleil put alors commencer sa course quotidienne. H est 
difficile d'établir quelle était la nature originelle de Schou; Tafnouit 
semble être son doublet féminin, c'est une déesse artificielle qu'on expli- 
qua dans la suite, étymologiquement, comme étant la rosée. Schou passa 
pour être la couche d'air qui sépare le ciel de la terre. Seb et Nouit engen- 
drèrent à leur tour Osiris, la terre fertile et le Nil, et Set le désert, et 
encore deux sœurs, Isis et Nephthys : alors l'univers fut ordonné et l'his- 
toire du monde put commencer. Dans les textes des pyramides, on trouve 
mentionnées trois neu vaines divines héliopoli taines, ou vingt-sept divi- 
nités ; mais nous ne pouvons pas distinguer avec précision les deux der- 
nières neuvaines ; on y a introduit sans doute les plus importantes des 
divinités de la Basse-Egypte. Par evhémérisme on fit de ces trois cycles 
divins les trois dynasties divines qui ont régné avant Menés. 

Nous avons vu plus haut que la grande neuvaine des dieux d'Hélio- 
polis donna un modèle pour la classification des divinités cosmogoniques 



LES EGYPTIENS 113 

dans beaucoup de sanctuaires ég-yptiens ; on élabora ainsi des cosmo- 
gonies locales, où l'on rencontre souvent bien des inconséquences. D'autres 
conceptions semblent avoir leur origine dans la fantaisie populaire. Le 
limon du Nil chauffé par les rayons du soleil aurait donné naissance aux 
hommes, aux animaux et aux plantes (les Égyptiens croient encore 
aujourd'hui que les rats viennent du Nil) ; ou bien ce sont les larmes des 
dieux qui auraient créé tous les êtres vivants. Des notions de ce genre se 
rencontrent souvent dans les textes magiques. 

Hermopolis, la ville de Thot, avait un système cosmogo nique parti- 
culier. On ne peut décider s'il est primitif ou récent : les textes qui s'y 
rapportent ne se rencontrent pas avant le nouvel empire. Le dieu local 
d'Hermopolis, Thot, était un dieu sage, versé dans les écritures, un grand 
magicien qui employait la voiic comme instrument magique ; il se servit 
aussi de la parole pour créer l'Univers. Les huit divinités cosmogoniques 
qui forment avec lui l'ennéade hermopolitaine étaient d'une nature tout 
autre que les divinités correspondantes d'Héliopolis ; tandis que ces der- 
nières, à l'exception de Schou et de Tafnouit, étaient des divinités locales, 
anciennement vénérées, du Delta, les assesseurs de Thot étaient huit divi- 
nités absolument abstraites. Les quatre dieux mâles. Nou, Heh, Kek et 
Nenou s'associèrent quatre déesses « grammaticales » : Nout^ Hehit, Kekît, 
Nenout. Lepsius voit dans ces quatre dieux les quatre éléments : l'eau, 
ie feu, la terre et l'air. Brugsch reconnaît dans Nou et Nout la matière 
■originelle, dans Beh et Hehit la force créatrice, qui est représentée par le 
temps {Aiôn), le Désir [Erôs] et l'Air [Pneuma); Kek et Kekit sont les 
Ténèbres (^reôos), Nenou et Nenout le précipité cosmique. Toutes les 
■explications sont cependant aventureuses : on ne peut définir ces huit 
divinités qui sont figurées avec des têtes de grenouille ou de serpent, ou 
€omme huit babouins dansants; il est pour le moment impossible d'indi- 
quer avec précision quel rôle les prêtres d'Hermopolis leur avaient départi. 
Ils sont souvent rassemblés en un être collectif, Khmoun, le « Huit ». Cette 
ogdoade hermopolitaine fut adoptée ailleurs en Egypte : nous trouvons, par . 
exemple, des représentations d'Amon présidant ces quatre couples divins. 
Ce sont là des exemples de ces spéculations propres aux théologiens, 
que l'obscurité des idées et la prétention au symbolisme rendent si peu 
intelligibles. H est très remarquable que malgré la haute antiquité de 
ces spéculations, les prêtres n'aient pas été en état de triompher de l'ani- 
misme grossier et de donner à leurs idées élevées une forme appropriée. 
On se tromperait en croyant qu'ils maintenaient une religion faite uni- 
quement pour le peuple, à laquelle eux-mêmes n'avaient point foi. En 
dépit de leur symbolisme, ils s'en tenaient obstinément aux formes delà 
religion qui leur avaient été transmises. Le monothéisme philosophique, 
auquel la pensée égyptienne pouvait aboutir par ses méthodes propres, 
ne voulait ni ne pouvait rompre avec le polythéisme. Les formes anciennes 
des idées religieuses et du culte étaient les éléments essentiels de la reli- 
gion, qu'aucune philosophie, qu'aucun progrès de civilisation ne pou- 
vaient rejeter. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 8 



I.i4 HISTOIRE DES RELIGIONS 



21. -^ Culte et morale *, 



Le culte fut, comme ailleursy déterminé par la conception qu'on se 
faisait des dieux. Pour les Égyptiens, il n'était pas douteux que le dieu 
local, seigneur et protecteur de la ville et du district, habitât person- 
nellement dans son temple au milieu de ses adorateurs, et qu'il eût une 
foule de besoins purement humains qu'il fallait satisfaire. Le dieu ne doit 
manquer ni de nourriture ni de vêtements, il faut laver son corps, farder 
ses sourcils, et réjouir son cœur par des processions, des chants et des 
prières. Heureuse la ville qui sait et qui peut faire ce qui plaît à son 
maître : le dieu est en liesse et toute la population se réjouit de sa faveur. 
Le culte des divinités des villes était entretenu aux frais de la com- 
munauté. Aussi voyons-nous dans les temps anciens les princes de nomes 
remplir les fonctions de grands-prêtres des dieux locaux : peu à peu l'Etat, 
représenté par le roi, assuma la charge des cultes locaux les plus impor- 
tants; suivant l'importance et la puissance d'un dieu, son culte était plus 
ou moins soutenu et favorisé par le roi. 

Le dieu habitait parmi ses adorateurs ; il avait son siège an temple, 
la (( maison du dieu »; là se dressait sa statue et était installé son animal 
sacré. Nous ne pouvons pas suivre l'évolution du temple égyptien, car 
aucun temple de l'ancien Empire ne nous est connu 2. Il n'est pas certain 
que le massif édifice carré que Mariette a découvert dans le voisinage 
du Sphinx de Gizeh soit un temple : les inscriptions seules nous ren- 
seignent sur l'activité déployée par les anciens rois en faveur des temples 
dans la Basse-Egypte. Les temples, sans doute importants et luxueux des 
rois du moyen empire nous sont aussi fort peu connus ; ils ont dû 
s'effondrer en grande partie au cours des luttes avec les envahisseurs 
Hyksos. D'ailleurs les rois suivants, et entre tous Ramsès II, ne se sont 
pas privés de démolir les constructions de leurs prédécesseurs : ils se 
procuraient ainsi commodément et à bon compte des matériaux de con- 
struction pour leurs propres travaux. Nous ne connaissons donc la dispo- 
sition des temples qu'à partir du nouvel empire. et surtout parles grands 
temples thébains et celui d'Abydos ; pour la dernière époque, les temples 
les plus parfaitement conservés sont ceux d'Hâthor à Dendérah et d'Horus 
à Edfou. C'est surtout d'après eux que nous nous représenterons le temple 
égyptien : d'ailleurs il n'est pas douteux que le type fondamental ait été 
le même pour tous les temps. 

Le noyau d'un temple égyptien est la petite chapelle obscure où se 
trouve l'image du dieu; par devant s'étend une salle dite « hypostyle j;, 
salle à colonnes, parcimonieusement éclairée par quelques petites fenêtres 

1. BiBLiOGKAPHiE. — Outre les ouvrages généraux, consulter : Maspero, Un manuel de 
hiérarchie égyptienne {Etudes égypt., II, 1, i888); — Amélineau, Essai sur l'évolution. 
des idées morales dans VÉgypte ancienne, 1895. 

2. * Exception doit être faite maintenant pour le temple de Râ (V° dynastie) qu'on 
déblaye en ce moment à Abousir (Fouilles de Bissing, Schsefer, Borchardt). 



LES EGYPTIENS IIS 

soùs le toit. Souvent l'iiypostyle était une image de l'univers : le toit était 
décoré d'étoiles, les colonnes étaient des tiges de plantes stylisées qui 
montaient du sol. Devant cette salle, il y avait une grande cour entourée 
de portiques. Enfin, l'entrée de l'édifice était gardée par deux pylônes, 
grandes tours qui flanquaient là porte : à l'origine, ils servaient à la 
défense du temple. On plaçait devant les pylônes des mâts à oriflammes, 
des statues colossales et souvent des obélisques. Des temples plus petits 
se contentaient d'un plan plus modeste, mais les grands sanctuaires, sur- 
tout le grand temple impérial élevé à Amon-Râ h Karnak, étaient conti- 
nuellement agrandis et développés par les Pharaons. On accumulait plu- 
sieurs cours à péristyles et plusieurs hypostyles avec les pylônes et les 
obélisques qui en dépendaient ; le temple se développait aussi en arrière 
de la chapelle consacrée aux dieux ; on Construisait de grands bâtiments 
de jonction pour conduire aux temples voisins, et l'on traçait de magni- 
fiques allées bordées de sphinx. Dans le temple de Karnak, on peut mesurer 
à son activité de constructeur la puissance de chaque roi qui y a élevé des 
édifices. 

La destination du temple est bien exprimée par sa disposition. Il n'était 
pas destiné aux réunions d'une grande communauté de fidèles, ni à l'habi- 
tation des prêtres, mais seulement à la conservation des iniages divines, 
des ustensiles sacrés et des trésors. Dans là chapelle obscure habite le dieu, 
dans les chapelles voisines, les Osoi auvvaot; de petites salles servent de 
resserres pour le mobilier du temple ou de magasins à offrandes. Dans le 
corps de l'édifice ont seuls accès le roi et les prêtres. Dans la cour anté- 
rieure on disposait les offrandes : là aussi les grands cortèges s'ordon- 
naient, aux jours de fête, pour des processions avec l'image du dieu. 

Sur les attributions des prêtres, les Grecs (Hérodote, II, 37 ; Diodore, 1,73) 
sont un peu hyperboliques. Quelque grande que fût leur influence, ils 
ne formaient pas une caste fermée et la situation des prêtres n'avait pas 
été de tout temps la même. Par malheur, nous ne pouvons connaître 
cette intéressante évolution du sacerdoce en Egypte que dans ses grands 
traits : elle a été décrite pour la première fois et excellemment par Erman *. 
Dans les anciens temps, le prince du nome paraît être le prêtre en chef 
du dieu local; de même le roi peut toujours exercer les fonctions sacer- 
dotales devant un dieu quelconque. Dans les sanctuaires principaux, les 
grands prêtres avaient des titres particuliers et pour ces postes en vue, on 
ne choisissait vraisemblablement que les plus proches fidèles du roi. Les 
grands et les nobles de chaque nome tenaient à honneur de servir leur 
dieu, et leurs femmes aussi se vantaient d'être prêtresses de Neith ou 
d'Hâthor. A côté de ces prêtres pour ainsi dire volontaires, qui remplis- 
saient en même temps d'autres fonctions dans l'Etat et dans la société, se 
constitua un sacerdoce professionnel qui servait chaque jour le dieu dans 
le temple et prenait soin des statues et des ustensiles sacrés. Ceux qu'on 
appelle Kher-hebou formaient une classe particulière de prêtres, de lecteurs, 

1. uEgypten, p. 392 sqq. 



H6 HISTOIRE DES RELIGIONS 

", instruits dans la parole divine des rituels; souvent on les considérait 
comme des sorciers, parce que le dieu Thot, « lecteur des dieux », était aussi 
le grand magicien. Ils pouvaient en effet, avec des formules bien récitées, 
satisfaire et enchaîner les dieux, faire des miracles sur terre et dans le 
ciel. Encore sous le moyen empire, l'élément laïque garda sa place émi- 
nente dans le culte, bien que le service des temples fût déjà fort compliqué ; 
c'est seulement sous le nouvel empire que le sacerdoce professionnel 
se développa puissamment et atteignit une influence telle qu'elle put 
devenir, en fin de compte, funeste à l'État. On ne peut suivre d'ailleurs 
cette évolution que dans ses lignes générales. L'organisation des commu- 
nautés sacerdotales dans les temples des dieux se généralisa, et par là 
s'augmenta le nombre des prêtres : comme les temples s'enrichissaient et 
augmentaient leurs biens-fonds, on dut les doter d'une forte adminis- 
tration. Jadis les grands de l'État revêtaient incidemment les fonctions 
sacerdotales ; maintenant les prêtres professionnels pénétrèrent en masse 
dans les fonctions administratives d'État et ceux d'Amon-Râ commencè- 
rent à jouer un rôle politique. Dans le sacerdoce du nouvel empire on 
distingue plusieurs classes de grades. Les prêtres d'Amon-Râ, par exemple, 
étaient divisés en cinq classes : le prophète ou a esclave du dieu » de pre- 
mière, deuxième, troisième classes, le « père divin » et le « pur )) [ouâb) ; 
nous ne savons comment se répartissaient les fonctions sacerdotales entre 
ces différentes catégories de prêtres. L'élément laïque, sous le nouvel 
empire, n'était vraisemblablement représenté que par des femmes, qui 
servaient les dieux, et surtout Amon-Râ, dans les temples et dans les 
processions solennelles, comme musiciennes. 

Le costume officiel des prêtres, d'après les recherches d'Erman, a rela- 
tivement peu varié dans le cours des siècles. Dès les temps anciens, les 
plus importants des grands-prêtres avaient sans doute déjà des insignes 
particuliers; cependant les prêtres portaient en général le costume ordi- 
naire. Mais sous le moyen et le nouvel empire, nous voyons les prêtres 
conserver, au contraire de la foule profane, l'ancien et simple vêtement 
depuis longtemps proscrit par la mode; en général les prêtres avaient la 
tête rasée. 

On ne peut définir qu'en gros les fonctions des prêtres. Ils devaient 
servir le dieu d'après le rituel, ordonner et conduire les fêtes et les pro- 
cessions, dresser et présenter les offrandes ; aussi avaient-ils naturellement 
l'administration et le profit des biens et des revenus dû temple. Ils expli- 
quaient les présages et les songes. Le roi en personne est le grand-prêtre 
de tous les dieux du pays : partout les tableaux des temples nous montrent 
le roi dans des positions rituelles immuables, faisant fonction de prêtre 
devant les images des dieux. 

Le rituel du service journalier des temples ne nous est connu que d'une 
façon insuffisante par les livres rituels conservés, assez cependant pour 
que nous puissions voir que tout y était minutieusement réglé; on y 
mentionnait jusqu'aux plus petits détails des mouvements de l'officiant, 
les formules et prières qui accompagnent chaque acte. Pour la toilette 



LES ÉGYPTIENS 117 

quotidienne du dieu et la purification de sa demeure, le prêtre avait à 
exécuter, à Aby dos, trente-six cérémonies distinctes; à Thèbes le rituel 
était encore plus compliqué, il prescrivait environ soixante cérémonies *. 
Le dieu, habitant du temple, devait avoir chaque jour sa nourriture; mets 
et boissons étaient quotidiennement déposés sur la table d'offrandes ; de 
même qu'à la table du roi les fleurs ne manquaient pas, on les prodiguait 
dans les temples pour réjouir le cœur du dieu. Aux grands jours de fête, 
qui sans doute donnaient lieu à de grandes réjouissances populaires, la 
barque du dieu était portée en procession solennelle par les prêtres; et 
l'on jouait, avec accompagnement de musique et de chants, des épisodes 
dramatiques des mythes sacrés. Les processions pouvaient devenir un 
véritable voyage du dieu sur le Nil : ainsi la déesse Hâthor de Dendérah 
rendait une fois par an visite à Horus dans Edfou. Pour chaque acte du 
culte, dés rites sont indiqués avec plus ou moins de détails dans les textes 
ouïes tableaux; nous ne pouvons cependant les comprendre tous. Quand 
on posait la première pierre d'un temple, il y avait, comme Lefébure l'a 
démontré, un sacrifice humain ^ : les âmes des victimes devenaient ainsi 
les gardiennes de la construction. Cette coutume fut abolie au temps des 
Ramessides, mais le roi et le prêtre devaient à cette occasion exécutermne 
série de cérémonies, dont nous avons le détail. La consécration d'un obé- 
lisque nécessitait aussi tout un cérémonial dont on peut suivre la marche 
à l'aide des monuments figurés. 

Les revenus du temple, destinés à nourrir le dieu et ses prêtres, consis- 
taient sans doute à l'origine en dons volontaires des fidèles ; mais peu à 
peu les dieux sont devenus propriétaires fonciers, grâce aux fondations du 
roi et probablement aussi des particuliers ; il semble que, sous le nouvel 
empire, l'État ait pris presque entièrement la place des donateurs volon- 
taires. Les offrandes des rois à leur dieu favori Amon-Râ étaient colos- 
sales, et l'État s'engagea ainsi sur une pente dangereuse, au bout de 
laquelle il devait se briser. ^ 

Les jours de fête étaient très nombreux : en dehors des fêtes communes, 
chaque temple avait ses jours fériés propres qui se rapportaient à des 
événements mythiques de la vie du dieu : chaque sanctuaire avait ainsi 
son calendrier. D'ailleurs les prétextes abondaient ; l'inondation du Nil, 
le retour des saisons, les jours anniversaires de la naissance et de l'avè- 
nement du roi, etc. Hérodote (II, 62) a décrit en détail la fête des lampes 
de la déesse Neith, à Sais ; ces fêtes des lampes semblent avoir été fré- 
quentes ; nous les trouvons mentionnées dès le moyen empire. 

La piété des Égyptiens ne se limitait pas à la participation aux fêtes 
officielles où ils pouvaient adorer le dieu. Leurs sentiments religieux 
s'exprimaient bien plus personnellement dans la vie de chaque jour. Chez 
eux, ils possédaient une petite image de leurs dieux favoris ou des déesses de 

1. * Le rituel d'Abydos et le rituel thébain d'Amon, dont les textes sont le plus sou- 
vent identiques, ont été publiés et traduits par A. Moret, Le Riiuel du culte divin 
journalier en Egypte, Paris, 1902. 

2. Lefébure, Rites Égyptiens et Sphinx, III, 3. 



118 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

la moisson; ils lui adressaient leurs prières et déposaient devant elle leurs 
offrandes. Dans la maladie, quand ils n'avaient pas recours à la magie, ils 
invoquaient un dieu puissant contre les enchantements et les blessures, 
et, la guérison obtenue, ils lui offraient un sacrifice d'action de grâces 
ou lui consacraient une petite stèle. Devant les arbres sacrés où l'on 
savait qu'habitait un démon, ils déposaient des mets ; les animaux sacrés 
étaient scrupuleusement respectés ; contre les puissances démoniaques, 
contre le mauvais œil, contre les enchantements et la maladie, on s'armait 
d'amulettes. Ainsi l'on vivait, joyeux de cœur; quand on pensait à la 
mort, c'était sans doute avec crainte, mais aussi avec la pensée consolante 
qu'après avoir échappé aux dangers du dernier voyage, on habiterait les 
champs splendides du royaume d'Osiris. 

La magie tient autant de place dans le culte des dieux que dans le culte 
funéraire. La prière est une opération magique ; les mots convenables, 
récités correctement, lient les dieux ; aussi la prière rituelle et liturgique se 
meut-elle dans des formes immuables. L'intonation y a une importance 
capitale. Les hymnes et les poésies religieuses que nous trouvons souvent 
dans les papyrus et sur les stèles sont moins formalistes, moins pauvres 
de contenu. Nous ne pouvons savoir comment les Égyptiens se figuraient 
l'effet de l'offrande. On se représentait sans doute que les dieux et les 
morts savouraient le parfum des choses offertes. 

En dehors du culte, la magie remplissait la vie quotidienne. Les remèdes 
les plus efficaces de la médecine étaient des formules magiques : c'étaient 
elles qui prêtaient aux médicaments leurs vertus curatives. Toute maladie 
était causée par un démon qu'on ne pouvait expulser qu'avec des amulettes 
consacrées et des formules magiques. On avait des recettes infaillibles 
pour philtres d'amour ; on pouvait se défaire d'un ennemi par l'insomnie 
magique. On sait qu'un homme avait tenté, en envoûtant des poupées 
de cire, d'envoyer la mort et la ruine dans le palais du roi. Les amulettes 
n'étaient pas réservées aux momies. Les vivants se couvraient de bre- 
loques protectrices : de petites bandes de papyrus, avec quelques mots 
bizarres sans suite, avaient une force mystérieuse. On étudiait minutieu- 
sement les songes, et des prêtres les interprétaient; plusieurs inscriptions 
racontent comment les dieux apparaissaient en rêve à Pharaon pour lui 
communiquer leurs volontés. La science des jours fastes et néfastes était, 
sous le nouvel empire, très développée. Un manuel du choix des jours, 
contenu au Papijrus Sallier IV, nous en donne un aperçu. On classait les 
jours d'après les événements mythiques qui s'y étaient accomplis. Certains 
jours, on ne pouvait se laver; d'autres, on ne devait pas entendre de 
chants joyeux; souvent il faut cesser tout travail, s'abstenir même de 
quitter sa maison; tel qui est né le Q paophi, mourra d'ivrognerie, etc. 

Relativement à la morale religieuse des Égyptiens, les sources sont très 
rares. Comme on l'a déjà indiqué plus haut, le rapport entre la valeur 
morale du défunt et la force de ses ressources magiques par-devant le 
tribunal des morts n'est pas clairement défini. L'élément magique de la 
religion était le grand obstacle à ce que la morale déterminât le sort des 



LES ÉGYPTIENS 119 

individus dans l'éternité. En général les Égyptiens aimaient la vie et 
détestaient la mort ; du moins dans les funérailles on chantait un hymne 
qui invitait à Jouir de la vie et à s'amuser. Un conte, que nous a conservé 
un papyrus du moyen empire, met en scène un homme qui recommande 
de fuir le monde et se livre à un sombre pessimisme ^ . Nous savons à peu 
près quelle idée les Égyptiens se faisaient de la vertu d'après les recueils 
de maximes morales, les lettres de remontrances des maîtres aux écoliers, 
les inscriptions funéraires biographiques et la protestation d'innocence du 
chapitre 125 du Livre des Morts. L'Egypte était un pays de population 
très dense où le sens de l'intérêt général et les sentiments de solidarité 
étaient développés par les conditions naturelles; l'inondation annuelle du 
Nil, dont toute vie dépendait, ne pouvait apporter un bien-être général 
que si chaque homme faisait toute sa tâche : aussi les Égyptiens étaient-ils 
un peuple discipliné qui mettait au premier rang les vertus et les devoirs 
sociaux. Dès la plus haute antiquité le droit y était rigoureusement défini. 
Des motifs religieux influaient aussi sur la vie : « Je n'ai pas fait ce que les 
dieux ont en horreur », dit le défunt devant Osiris : on entendait par là, 
par exemple, l'acte de se souiller dans un temple, de détruire les pains 
d'offrande, de déranger les processions, mais aussi le mensonge, le vol, 
l'usage des faux poids et des fausses mesures, etc. 

L'obéissance vis-à-vis des parents et des gens instruits, le respect des 
anciens et des sages, étaient continuellement prescrits. L'application et 
la fidélité dans l'exécution des devoirs d'une charge étaient de grandes 
vertus. La littérature morale nous présente encore des pensées comme 
celle-ci : Dieu est l'auteur de toute prospérité, on doit chercher sa volonté 
et ne pas enfreindre ses commandements. Le défunt se vante souvent, sur 
sa stèle, d'avoir été le mari de la veuve, le père de l'orphelin, l'appui des 
faibles, d'avoir convoyé l'homme qui n'avait pas de barque. 

La situation de la femme en Egypte était très relevée : on ne, défendait 
pas la polygamie, mais elle n'était certainement pas habituelle. Il n'est 
question de harems que pour les rois. L'épouse paraît avoir possédé de 
tout temps une situation honorée et assez indépendante. On regardait les 
enfants comme une bénédiction de Dieu; c'était un grand malheur qu'un 
mariage sans enfants, car qui pourrait veiller au culte funéraire? Les 
Égyptiens étaient en tout un peuple pratique, éloigné du romanesque et 
de la poésie ; la sagesse était plus vantée que la bravoure, et les vertus 
sociales étaient les plus appréciées. Rares sont les pensées comme celles 
qu'exprime le défunt Beka, à savoir qu'il avait porté Dieu dans son cœur. 
Les grands mots qu'on trouve sur les stèles funéraires, comme Erman 
l'a remarqué, ne sont guère que des phrases poétiques stéréotypées : mais 
elles nous montrent du moins que l'idéal moral, tel que les Egyptiens l'ont 
conçu, était assez haut. 

1. Erman, Gespràch eines Lebensmiiden mit seiner Seele, Berlin, 1896. 



120 HISTOIRE DES RELIGIONS' 



§ 22. — Esquisse de l'évolution religieuse. 

11 ressort de ce gui précède qu'il serait bien prématuré de donner une 
histoire du développement de la religion égyptienne. Tiele a fait récemment 
l'historique de la mythologie : il s'est fort bien acquitté d'une tâche qui 
reste cependant très aventureuse. Nous nous bornerons à rappeler le» 
traits les plus généraux du développement religieux en les plaçant dans 
leur cadre historique. 

La religion, telle que nous la rencontrons dans les textes de lalV^ dynas- 
tie, est déjà en quelque sorte achevée : le premier stade, le principal, qui 
mène de l'inconscience à la réflexion, est déjà à moitié parcouru. La 
théologie est à l'œuvre; les dieux locaux les plus importants ne sont plus- 
seulement des dieux locaux; ils sont déjà partiellement ordonnés en 
généalogies et en cosmogonies. Le syncrétisme est déjà en marche; tou- 
tefois on n'est pas encore arrivé à une représentation uniforme d'un dieu 
comme Horus. Les formes du culte étaient déjà vraisemblablement 
arrêtées, les rites funéraires et le culte des morts définis. La doctrine' 
osirienne avait pris sans doute tout son développement, sans avoir encore 
éclipsé les vieux dieux funéraires. Les principaux dieux sont ceux-là 
même qui occupent, aux époques postérieures, la première place dans 
le panthéon égyptien. Il faut remarquer le culte de Râ, célébré par les- 
rois de la V dynastie, que les textes des époques postérieures ne men- 
tionnent plus, et le culte du roi vivant, célébré seulement à cette époque 
dans l'Egypte proprement dite ^ Les vertus morales et sociales que nous 
dépeint le très ancien papyrus Prisse sont celles qui sont en honneur aux 
époques postérieures. 

Et cependant nous pouvons suivre une évolution de la religion égyp- 
tienne dans la suite des temps historiques : évidemment elle est moins 
extérieure qu'intérieure, mais une foule d'idées nouvelles furent mises en 
circulation, dans le vieux cadre maintenu avec un tenace instinct conser- 
vateur. La théologie aussi bien que les événements politiques ont agi 
concurremment pour hâter cette évolution. Des dynasties nouvelles ont 
avantagé les dieux de leurs villes natales, et les. théologiens de ces villes 
se sont efforcés aussi d'englober dans leur doctrine les plus populaires et 
les plus importantes des autres divinités. 

Dès le moyen empire nous trouvons certains dieux associés avec Râ : 
la théologie solaire empiète aussi victorieusement sur les cultes de l'Egypte 
méridionale; Sobkou et Amon deviennent alors Sobkou-Râ et Amon-Râ. 
La doctrine osirienne s'est, elle aussi, universellement imposée; Abydos 
est maintenant la ville sainte des adorateurs d'Osiris, et la plupart des 
stèles funéraires que nous possédons des XIP et XIIP dynasties viennent 
de là; le nombre des stèles funéraires abydéniennes du nouvel empire 

1. * Dans son étude sur le Caractère religieux de la royauté pharaonique, ch. VIII, 
Moret soutient une opinion opposée, au sujet du culte du ro vivant. 



LES ÉGYPTIENS 121 

sera de beaucoup moindre. Dans les sanctuaires provinciaux, les sacer- 
doces sont encore confiés aux princes des nomes ; le culte local est avant 
tout entretenu par les communautés locales. Mais la théologie travaille 
avec méthode et étend son influence : le chapitre 17 du Livre des Morts 
est déjà pourvu d'un triple commentaire. Aucune influence étrangère ne 
se fait sentir encore : les conquêtes égyptiennes ne s'étendent encore qu'au 
siid, et la Nubie barbare ne peut agir sur une civilisation comme celle de 
l'Egypte. Tandis qu'auparavant les textes funéraires décorent les mur& 
des tombeaux, nous les trouvons souvent alors écrits sur les sarcophages 
en bois. 

Le puissant empire des rois de la XIP dynastie s'écroula sous l'assaut 
des Hyksos venus d'Asie; de la religion de ce peuple nous ne savons rien. 
Le dieu égyptien Set fut leur dieu national. Il semble du moins que la 
civilisation égyptienne ait vaincu ses vainqueurs; sans doute, après l& 
premier choc dévastateur, les institutions des Égyptiens furent respectées 
des envahisseurs et en partie aussi leur religion. La domination des 
Hyksos n'a laissé sur celle-ci aucune trace directe. 

La guerre d'indépendance fut menée à bonne fin par Thèbes; les rois- 
thébains, qui enfin nettoyèrent toute la vallée du Nil des « pestiférés )> 
étrangers, mirent au premier rang leur dieu Amon-Râ de Thèbes. Celui-ci 
est maintenant très clairement un dieu solaire, c'est la plus haute mani- 
festation de la lumière céleste et le dispensateur céleste de la vie. Il a béni 
la guerre de l'indépendance : aussi a-t-il reçu de riches présents. Le chemin 
de l'Asie fut ouvert et invita aux conquêtes ; Amon reçoit sa bonne part 
du riche butin des Thoutmès et des Aménophis; d'où un accroissement 
rapide de son influence et de sa richesse. D'autres dieux s'identifient à lui : 
on le représente avec les attributs de Min et de Khnoum. Le sacerdoce 
d'Amon qui administrait les revenus du dieu, prit une influence véritable- 
ment prépondérante dans l'Etat. Mais le culte d'Amon-Râ, à son apogée^ 
fut pour un court espace de temps interrompu par une révolution reli- 
gieuse, phénomène unique dans l'histoire de la civilisation égyptienne. 

Le roi Aménophis IV, le flls du grand conquérant Aménophis III et de 
son épouse Ti, avait gouverné quelques années à peine, lorsqu'il, com- 
mença à proscrire le culte d'Amon. Ce fut une réaction violente : le nom 
d'Amon fut effacé de partout, même des stèles privées ; le roi changea son 
propre nom, qui renfermait le nom du dieu haï, en celui de Khounaton^ 
«la gloire du disque solaire w. La ville de Thèbes lui était antipathique,, 
avec ses temples gigantesques en l'honneur d'Amon et sa population natu- 
rellement hostile à sa personne; aussi abandonna-til sa résidence d& 
Thèbes pour le site actuel d'El-Amarna, où il éleva une capitale fastueuse. 
Il n'y eut pas dans cette révolution religieuse qu'un côté négatif, la réac- 
tion contre le culte d'Amon; on voulut créer quelque chose de nouveau, 
constituer une doctrine monothéiste. Nous connaissons très imparfai- 
tement cette doctrine; nos seules sources sont les inscriptions des tom- 
beaux d'El Amarna. Le soleil était adoré comme dieu unique, sous le nom 
d'Afon, (( le disque solaire »; on représentait ce dieu comme un disque 



122 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

solaire duquel partent des rayons terminés par des mains : aucune autre 
image du dieu n'était autorisée. Le seul texte relatif au culte d'Aton que 
nous connaissions est un hymne composé vraisemblablement par le roi 
lui-même; il atteste un vif sentiment de la nature et renferme de fort 
belles pensées. On a beaucoup discuté sur ce culte d'Aton; on a pensé à 
des influences sémitiques, mais cette opinion est sans fondement. Aton 
semble être une forme du dieu solaire d'Héliopolis ; il est mentionné avant 
le temps de Khounaton ; son grand-prêtre porte le même titre que le grand- 
prêtre d'Héliopolis, et le dieu lui-même est nommé parfois « Râ » ou « Horus 
des deux horizons )). Les motifs qui ont amené le jeune roi à ce violent 
ejffort pour imposer le monothéisme comme religion d'Etat, ne sont pas 
clairement connus. Il est certain que sa mère fut une protectrice active 
du culte d'Aton; pour le reste nous devons nous contenter de conjectures. 
Des considérations politiques aussi bien que religieuses peuvent avoir 
provoqué la conversion du rOi. La puissance des prêtres d'Amon était cer- 
tainement menaçante, et l'on pouvait désirer, au double point de vue 
politique et religieux, assurer d'un seul coup l'unité religieuse du pays. 
Il est fort remarquable aussi que la révolution religieuse ait été accom- 
pagnée d'une direction toute nouvelle imprimée à l'art. Nous trouvons 
une interprétation plus libre et plus naturelle des sujets dans les objets 
d'arts et les fragments de décoration sortis des ruines d'El-Amarna. Le 
roi se fait représenter d'une façon très réaliste; les nombreux portraits 
de sa laide personne dans les dernières années de sa vie offrent le con- 
traste le plus frappant avec une image des premiers temps de son règne 
où ses traits stylisés ne se distinguent pas de ceux dé ses prédécesseurs. Il 
parvint, semble-t-il, à introduire dans tout le pays le culte d'Aton, mais 
son règne ne fut pas très long; avec lui tomba l'énergie fanatique de la 
révolution : il mourut sans laisser d'héritier mâle, et ses successeurs chan- 
gèrent bientôt de politique vis-à-vis du sacerdoce. 

La réaction se fît et domina toute la période suivante, celle de la 
XIX" dynastie. Amon-Râ redevient le dieu national de l'Egypte et acquiert 
une puissance beaucoup plus grande qu'avant la révolution de Khounaton. 
L'école panthéistique, tout en conservant fidèlement le panthéon égyptien, 
s'efforce maintenant de favoriser la tendance religieuse à l'unité; on atténue 
par des explications symboliques les formes de culte fétichistes. Le monde 
des morts lui-même est envahi par la théologie solaire; non seulement 
on fait d'Osiris un dieu solaire, mais une doctrine, qui se constitue à 
Thèbes, fait de Râ, comme nous l'avons montré plus haut, un Pharaon 
de tout le royaume des morts ; les notions primitives sur le ka sont aban- 
données en pratique. Les relations avec l'Asie sont actives et la culture 
sémitique est en faveur sous le nouvel empire. Des milliers de prisonniers 
de guerre sémites sont traînés en Egypte, où se forme ainsi peu à peu 
une population sémitique considérable. Des divinités sémitiques sont au^si 
introduites en Egypte et reçoivent un culte particulier, surtout dans le 
Delta, sans cependant influencer réellement la religion égyptienne. 

Les rois guerriers de la XIX^ dynastie étaient très zélés à seconder le 



LES ÉGYPTIENS 123 

culte des grands dieux principaux; de plus en plus ce fut un devoir pour 
l'État d'entretenir les dieux et les prêtres. Les prêtres, surtout ceux 
d'Amon-Râ, étaient les personnages les plus puissants du pays; les biens 
de main-morte s'étendaient démesurément. Le grand-prêtre d'Amon-Râ 
pouvait diriger à son gré un roi faible ; à la fin il s'empara de la couronne 
et la théocratie fut fondée. Sa durée ne fut pas longue : différentes dynas- 
ties du nord de l'Egypte arrivèrent au trône et forcèrent les fidèles d'Amon 
à chercher un refuge en Ethiopie. A ce moment les divinités de la Basse- 
Egypte gagnent en considération ; mais le culte d'Amon-Râ persiste par- 
tout. Plusieurs tentatives, venues d'Ethiopie, de plier à nouveau l'Egypte 
sous la théocratie orthodoxe, échouèrent; la royauté éthiopienne resta 
isolée, et la culture égyptienne qui dominait là ne put, à la longue, se 
maintenir intacte en face des éléments barbares. Dans l'oasis d'Ei-Khargeh 
se constitua, à l'époque récente, une nouvelle capitale du culte d'Amon ; les 
inscriptions des parties conservées du temple nous apprennent que la 
théologie monothéiste -panthéiste, avec Amon-Râ comme centre, s'y est 
développée. 

Une restauration commence maintenant ; son début date, pour la Basse- 
Egypte, de l'abandon de Thèbes comme capitale, mais elle n'a été com- 
plète qu'avec la XXVP dynastie saïte. On prit en tout comme modèle les 
constructeurs des pyramides; on se sert de nouveau, sans toujours les 
comprendre, des vieux textes religieux. Le culte funéraire des rois de la 
IV^ dynastie est remis en honneur, leurs pyramides sont restaurées, les 
anciens titres, oubliés depuis plus de deux mille ans, reviennent à la 
mode, l'art s'inspire de la discipline sévère et réaliste de l'ancien empire. 
C'est alors, probablement, qu'on codifia le Livre des Morts. Quant à la 
théologie, elle suivit son cours habituel. Cette restauration saïte est un 
des faits les plus remarquables de toute l'histoire de la civilisation 
égyptienne; c'est la meilleure preuve de l'esprit conservateur du peuple 
égyptien. Une révolution ou une évolution, qui se proposait de modifier 
les formes, n'avait pu réussir en Egypte; une restauration, comme fut 
celle-ci, s'imposa victorieusement. 

Dès lo-rs le développement national est terminé. Les Perses, les Grecs et 
les Romains furent, les uns après les autres, les maîtres du pays. Sans 
doute la religion reste intacte, mais la vie nationale souffre et, par consé- 
quent, aussi la vie religieuse. Les textes de l'époque ptolémaïque et romaine 
n'offrent de neuf que les spéculations stériles d'un panthéisme mystique 
et incapable de progrès. Il faut remarquer que les dieux fils de deux des 
triades principales, Khonsou et Imhotpou, dépassent en crédit les dieux 
pères, Amon-Râ et Phtah. Des divinités étrangères, comme Bes, sont 
adorées partout, et Sérapis est particulièrement révéré. Les conceptions 
grecques n'ont exercé aucune influence sur la marche des idées égyptiennes. 
La religion égyptienne subsista nominalement encore pendant des siècles, 
mais elle avait perdu son importance pour le développement de la civili- 
sation. Théodose I" mit fin à cette existence apparente: elle disparut avec 
le somptueux Sérapéum d'Alexandrie (391 ap. J.-C.)- 



CHAPITRE YI 
LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 

Par le D"" Friedrich Jeremias (de Leipzig). 



23. Remarques préliminaires. — 24. La BaLylonie ; sources de l'histoire de la 
religion babylonienne. — 25. Évolution de la religion babylonienne. Cultes 
locaux. — 26. Formation du panthéon babylonien et développement postérieur 
de la religion. — 27. Les dieux supérieurs du panthéon babylonien. — 28. Mar- 
douk. — 29. Les autres grands dieux du panthéon. — 30. Les déesses babylo- 
niennes. Istar. — 31. Tammouz et la descente d'Istar aux enfers. — 32. Assyrie. 
Centres de culte. Panthéon assyrien. — 33. Hymnes et prières. Idées générales, 
de la religion assyro-babylonienne. — 34. Le culte. — 35. Création et Déluge. 
Cosmogonie. — 36. La vie après la mort. — 37. Incantations et Démonologie. 

— 38. Légendes divines et héroïques. 

§ 23. — Remarques préliminaires *. 

Les peuples sémitiques du nord, les Babyloniens, les Assyriens, les 
Araméens et les Phéniciens sont étroitement parents de langage et de 
pensée. Leurs religions ont un uQ-ya^i 'commun. Mais l'insuffisance de 
nos renseignements sur les religions araméenne et phénicienne ne nous 
permet pas de savoir quels sont exactement leurs rapports avec celle des . 
Assyro-Babyloniens, Les destinées historiques des trois branches de la 
race ont fait que leurs religions ont évolué différemment. Les Assyro- 
Babyloniens, ayant fait effort vers l'unité politique, se sont donné un pan- . 
théon considérable et solidement construit. Les Araméens ont toujours 
été éparpillés; en quelques endroits seulement le culte s'est centralisé; ils 
sont, en somme, aussi loin de l'unité nationale que de l'unilé religieuse. 
Le développement historique et religieux des Araméens nomades est 

1. Bibliographie. — Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, 
I, 4*" éd., 1864; Nouvelles considérations sur le caractère général des peuples sémitiques 
et en particulier sur leur tendance au monothéisme, 1859; — Scholz, Gôtzendienst und 
Zaube}'wesen bel den alten Hebrdern und den benachbarten Vôlkern, 1877; — W.-W. 
V. Baudissin, Studien zur semitischen Religions g eschichte, 2 fascicules, 1876-1878; — 
Fr. Baethgen, Beitriige zur semitischen Religionsgeschichte, 1, 1888; — .W. Robertson 
Smith, The religion of the Sémites, Burnett Lect., 1888-1889 (trad. ail. de Stube, 1899); 

— Tiele, Geschichte der Religion im AUerthum, trad. alL de Gehrich, I, 1896. 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 125 

entouré d'obscurité. La religion s'est développée davantage dh Phénicie. 
Nous en trouvons des formes stables dans les républiques isolées de la côte 
phénicienne. Les traits en sont peu variés ; ce sont des cultes locaux sans 
lien. Mais de même que les Phéniciens, malgré leur éparpillement poli- 
tique, avaient conscience de leur unité nationale, il est indéniable qu'ils 
ont eu un fond commun de conceptions religieuses, qui remonte à la 
préhistoire. Il est vrai qu'à l'époque où nous connaissons les religions 
araméenne. et phénicienne, le naturalisme inférieur qui les caractérise 
trahit leur dégénérescence; cependant les éléments primitifs communs 
sont encore assez reconnaissables. L'attachement obstiné des Sémites à 
la tradition se montre ici dans toute sa force. La religion phénicienne 
remonte si haut que l'établissement du peuple sur le bord de la mer n'a 
eu sur elle aucune influence essentielle. Les dieux des Phéniciens ne sont 
pas, en effet, des dieux marins et n'ont^rimitivement aucun rapport avec 
la navigation. 

Les textes trouvés à Tell-el-Amarna nous ont ouvert un horizon nou- 
veau sur les peuples sémitiques du nord. Ce sont des lettres échangées 
par les gouverneurs de Palestine et les rois de Babylonie avec deux rois 
égyptiens de la XVIIP dynastie. La Palestine, les villes phéniciennes et 
une grande partie de la Syrie étaient sous la domination égyptienne. Le 
peu que nous apprenons de la religion par les noms propres, s'accorde avec 
les documents phéniciens qui sont beaucoup plus tardifs. Mais pour l'inter- 
prétation des faits et l'étude des influences, il est instructif de voir les gou- 
verneurs phéniciens écrire à leurs maîtres égyptiens en babylonien. Donc, 
au XV* siècle, la civilisation babylonienne dominait dans toute l'Asie 
antérieure. Il est impossible que la religion n'en porte pas la trace. Ainsi 
les trois religions ont en commun le culte d'une divinité féminine, Istar- 
Astarté : nous saisissons ici l'influence de la Babylonie. 

Le caractère commun des trois religions se montre dans le culte de leurs 
grands dieux. Renan a attribué aux Sémites une tendance au monothéisme, 
qui aurait été chez eux primitive. Or les témoignages de leur polythéisme 
se sont multipliés. La religion des Sémites est un naturalisme polythéiste. 
Mais il faut ajouter qu'entre toutes les religions elle se distingue par son 
sens de l'iniSni, du supraterrestre. Les cultes locaux des Babyloniens 
montrent, encore plus sûrement que ceux des Syro-Phéniciens, que les 
grands dieux étaient honorés comme des dieux célestes manifestés par les 
astres. Il faut admettre que les dieux des cultes locaux, avant leur réunion 
en un panthéon, exprimaient, chacun à sa manière, la notion commune 
d'un dieu supérieur, maître des cieux. 

Les peuples sémitiques ont des termes communs pour désigner les dieux. 
Le mot el [Un) désigne la divinité en général ^ De la divinité relèvent 
toutes les forces terrestres et souterraines. Les dieux sont seigneurs et 
rois {Ba^al ou Melekh, Adon ou Marna) du ciel et de la terre, de la vie et de 

1. On n'est pas d'accord sur l'étymologie du mot, vraisemblablement il se rattache 
à une racine '^ûl ou '^aldh, être fort.! 



126 HISTOIRE IIES RELIGIONS ■ 

la mort. Les noms, eoEamei?<?Z(^a'a/), sont des désignations générales de 
la divinité, et ne sont dannés que secondairement comme nom propre à 
un dieu spécial, comme au Bel die> Nippour. La divinité se manifeste dans 
les forces de la nature, bienfaisantes ou destructrices. Les religions sémi- 
tiques sont dominées par le sentiment, de la dépendance absolue de 
l'homme à l'égard des dieux. Les dieux dispensent les biens de la vie, les 
reprennent lorsqu'ils sont irrités ; mais la cause de leur colère est le péché. 
Tout appartient aux dieux; c'est pourquoi on leur doit un culte, et ce culte 
va jusqu'à l'abandon le plus complet du fidèle, jusqu'aux sacrifices san- 
glants de la Syro-Phénicie. 



§ 24. — La Babylonie. Sources de l'iiistoire de la 
religion babylonienne ^ 

Descendus des montagnes d'Arménie, FEuphrate et le Tigre enserrent, 
dans leur cours inférieur, un pays bien arrosé et fertile, la Babylonie. 
Chaque année, au printemps, leurs eaux débordent et se répandent par 
une infinité de canaux. Un été accablant succède brusquement au prin- 
temps; l'hiver est pluvieux. Un peuple pacifique et industrieux avait mis 
à profit la fertilité du sol. Des villes fïorissaient, où prospéraient le com- 
merce, les arts et les sciences. Si les Babyloniens ont été dépassés par les 
Assyriens dans les arts plastiques, ils restent les premiers, en Orient, par 
leur astronomie et leur droit. Les poésies des Babyloniens témoignent, 
comme leur cosmologie, si tôt développée, d'une imagination inventive. 

C'est des ruines des anciens centres de civilisation que nous viennent 
nos documents sur le passé de la Babylonie. Ils remontent jusqu'au cin- 

1. Bibliographie. — La Zeitschrift filr Assyriologie donne des bibliographies com- 
plètes. — Périodiques : Zeitschrift filr Keilschriftforschung de Hommel et Bezold, 1884- 
i8S^;Zeitschri/t fur Assyriologie de Bezold, 1886 et suiv, ; Transactions et Procee- 
clings of the Society of Bibl. Archseology, 1872 et suiv.; The Babytonian and Oriental 
Record de Terrien de Lacouperie, 1886 et suiv. ; Beitrâge zur Assyriologie und verglei- 
chenden semitischen Sprachwissenschaft de Delitzsch et Haupt, 1890 et suiv.; Revue 
sémitique de J. Halévy, 1893 et suiv.; John Hopkins University'' circiilai^s. — Ouvrages 
historiques de Hommel, 1885; Tiele, 1886-1888; Murdter-Delitzsch, 1891; Winckler, 
1892; Duncker, 5'' éd,, IS^B; Ed. Meyer, I, ï^%'* ; Histoire ancienne àe Maspero, 1895-1899. 

— Pour les textes : Keilinschriftliche Bibliothek hrsg. von Eb. Schrader, 1889-1901, t. I-VI. 

— Sur la religion babylonienne, voir, outre les passages des travaux historiques cités 
plus haut et les articles des dictionnaires bibliques : Lenoririarit, La Magie chez les 
Chaldéens, Paris, 1873; La Divination et la science des 'présages chez les Chaldéens^ 
Paris, 1876; Hommel, Die semitischen Vôlker und Sprachen, 1883; Sayce, Lectures on 
the origin and growth of religion, 1888; Jensen, Die Kosmologie der Babylonier, 1898; 
Tiele, Histoire comparée des. anciennes religions de l'Egypte et des peuples sémitiques, 
trad. Goilins, 1882; King, Bab^Zoman Magic and Sorce?y, IS^Q; Morris Jastrow, The 
religion of Babylonia and Assyria (Handbooks of the hislory of religions. II), 1898; 
Thompson, RepoiHs of themagicians, 1900; Zimmern, Ritualtafeln. King, Babylonian 
religion and mythology, 1899; Schrader, Die Keilinschriften und das Alte Testament, 
3* éd. par Zimmern et Winckler, 1902. — La question sumérienne est traitée à fond 
par Lehmann dans Samassumukin, KÔnig von Babylonien, 1892; Fr. Delitzsch, Die 
Entstehung des âltesien Schriftsy stems, 1897-1898 ; ^yeissbach, Die sumerisehe Frage, 1898. 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 127 

quième millénaire et nous donnent les bases d'une histoire exacte dès le 
quatrième. Nous avons donc des sources directes pour l'étude de la reli- 
gion babylonienne. Pour les premiers siècles, les documents sont des 
dédicaces de temples, des sceaux, des reliefs, les inscriptions des palais, et 
les textes historiques des archives royales. Il faut y ajouter des documents 
juridiques et des documents sur la vie privée- Les textes provenant des 
archives des Sargonides, en partie encore inédits, fournissent une matière 
inépuisable à l'histoire religieuse. Asourbanipal (669-625), poursuivant 
une œuvre commencée par ses prédécesseurs, réunit les monuments litté- 
raires conservés dans les archives des temples babyloniens, et les fît copier 
et traduire pour sa bibliothèque. Ce sont des traités astrologiques, des 
incantations, des oracles, des hymnes, des psaumes et des compositions 
épiques, puis, les listes de dieux avec l'indication de leurs surnoms, de 
leurs attributions, de leurs sanctuaires, les transcriptions idéographique 
et syllabique de leurs noms. Avant le déchiffrement des cunéiformes, le 
principal de ce qu'on savait sur la religion babylonienne venait de l'his- 
toire de Bérose, prêtre du temple de Bel à Babylone, qui vivait dans la 
première moitié du iii^ siècle av. J.-C, histoire dont Alexandre Polyhistor 
a conservé des extraits, et que Josèphe et Eusèbe ont en partie repro- 
duite. Les textes cunéiformes ont démontré la sûreté de ses informations. 
Les données bibliques ne sont pas non plus sans valeur. Les auteurs 
grecs, Bérose excepté, n'ont qu'un intérêt secondaire. On sait depuis long- 
temps que l'histoire perse de Çtésias^est sans autorité. 

La question de l'origine sumérienne^ de l'écriture et de la civilisation 

1. La forme sous laquelle l'ancienne littérature de la Babylonie nous est parvenue 
soulève un problème qui attend encore sa solution définitive. Les textes assyro-baby- 
loniens sont écrits partie phonétiquement, partie idéographiquement. Les signes ont. 
outre leurs valeurs syllabiques, une ou plusieurs valeurs idéographiques. Parmi les 
textes religieux recueillis par Asourbanipal et ses prédécesseurs, et parmi les plus 
anciens documents historiques, on en trouve qui sont écrits complètement en idéo- 
grammes- Les signes idéographiques sont déterminés grammaticalement par des pré- 
fixes et des suffixes. Asourbanipal fit ajouter à ces textes une « traduction » interlinéaire." 
La langue est désignée, dans les textes mêmes, comme étant celle de Sumei^ et d'Accad. Ces 
noms désignaient à l'époque historique une partie de l'ancien empire de la Babylonie. 
— Tandis que la plupart des savants concluent des textes en question à l'existence d'un 
peuple suméro-accadien antérieur aux Sémites, qui aurait été peu à peu supplanté et 
absorbé par des envahisseurs sémitiques, M. J. Halévy soutient que la civilisation des 
rives du Tigre et de l'Euphrate est une civilisation primitive et sémitique et que la pi-é- 
tendue langue sumérienne n'est qu'un système artificiel d'idéogrammes enseigné et 
transmis dans les écoles sacerdotales, comme un moyen de maintenir l'influence des 
prêtres. Il appuie sa théorie sur des arguments linguistiques dont la justesse est con- 
testée par ses adversaires. Quelques partisans de l'existence d'une langue sumérienne 
sont d'accord avec iîalévy pour reconnaître que tous les textes conservés, même les plus 
anciens, portent les traces d'une influence sémitique, et qu'il n'existe pas un seul texte 
sumérien pur. L'influence sémitique serait encore manifeste dans la formation des 
idéogrammes composés; des mots que l'on avait considérés comme des emprunts au 
sumérien seraient purement sémitiques. L'argument le plus important 'en faveur de 
l'hypothèse d'une langue et d'un peuple sumériens est que les signes de l'écriture ont 
une valeur phonétique primitive que Ton ne peut dériver de racines sémitiques que 
dans un très petit nombre de cas. — On avait déjà soupçonné qu'à l'origine de l'écri- 
ture cunéiforme il y avait une pictographie. C'est une confirmatian de cette hypothèse 
que Fr. Delitzsch a récemment apporté dans son travail sur l'origine et la composition 
des cunéiformes babyloniens. (Communication à l'Académie des sciences de Leipzig, 



128 HISTOIRE DES RELIGIONS 

peut-être laissée de côté. Aussi loin que remontent les inscriptions, nous 
trouvons en Babylonie une domination sémitiques-une civilisation sémi- 
tique, une religion sémitique. L'évolution politique de la Babylonie qui 
•s'achève par la réunion de ses divers centres de civilisation sous le sceptre 
■de Hammourabi, vers la fin du troisième millénaire, permet d'entrevoir 
la marche parallèle de son évolution religieuse; mais nous trouvons déjà 
le panthéon à peu près formé dans les plus anciennes inscriptions de 
Telloh. Ni l'invasion élamite, vers 2300, ni les six siècles de domination 
■cosséenne au deuxième millénaire n'eurent d'influence notable sur le 
•caractère de la religion babylonienne. La transcription idéographique des 
noms de dieux ne prouve pas leur origine étrangère. Les noms de deux 
des principales divinités babyloniennes, Ea et Ninih^ sont toujours écrits 
îdéographiquement, et l'on ne saurait en déterminer sûrement la pronon- 
ciation. D'autre part, les changements des noms divins et de leur ortho- 
graphe s'expliquent par les vicissitudes politiques qui déplacent les centres 
de culte et font disparaître les caractères spécifiques des cultes locaux 
supplantés. Quand bien même on pourrait démontrer que quelques-uns 
des idéogrammes divins ont été primitivement des noms de dieux sumé- 
riens, on ne pourrait rien en conclure, sinon que les envahisseurs sémites 
les ont reçus avec l'héritage de l'écriture et de la civilisation, et qu'ils ont 
identifié, peut-être pour des raisons tout à fait légères, leurs divinités avec 
«elles du peuple conquis. Il est vrai qu'il est un point sur lequel la reli- 
gion babylonienne diffère essentiellement des autres religions sémitiques 
•de l'Asie antérieure et où l'on pourrait voir la marque d'une autre race : 
nous trouvons dans la religion babylonienne, dès les origines, à côté du 
culte des dieux tel que les autres religions sémitiques le présentent, un 
grand développement de la croyance aux esprits et des pratiques corres- 
pondantes. C'est une forme inférieure du culte, qui vit à côté des autres. 
Déjà Goudéa proteste contre elle (voir § 37). Quant à l'astronomie babylo- 
nienne et à la confusion des idées théologiques et astrologiques, il vaut la 
peine de remarquer une chose; c'est que le pays de Sumer Qià'Accad, avec 
la cité sacrée de Our, était précisément la Chaldée proprement dit; or la 
tradition biblique désigne de préférence comme pratiques chaldéennes la 
magie et lé culte des étoiles. Ici aussi la tradition pourrait avoir raison. 

développée dans l'ouvrage cité plus haut : Ueber die Entstehung des altesten Schriftsys- 
tems.) Le résultat de son explication des signes est que si leur signification primitive 
•correspond au sens des mots sémitiques qu'ils peuvent désigner idéographiquement, 
les racines de ces mots ne correspondant pas aux valeurs syllabiques des signes. Ainsi 
un signe qui est, dans sa forme archaïque, l'image du croissant de la lune a la valeur 
phonétique SI et il est rendu en assyrien par le verbe napâhu, se lever (en parlant 
•d'une étoile); or il n'y a pas de racine sémitique ayant ce sens que l'on puisse rap- 
procher du son SI. En conséquence, Fr. Delitzsch est revenu à l'hypothèse, adoptée 
par lui tout d'abord, d'une langue sumérienne non sémitique. 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 129 



§ 25. — Evolution de la religrion babylonienne. Cultes locaux. 

La religion babylonienne est un naturalisme polythéiste ; c'est la religion 
d'un peuple agriculteur vivant dans un pays d'une fabuleuse fertilité. Le 
cours journalier des astres et le retour annuel des saisons sont la source 
de toutes les joies et de tous les egppiEa._Le soleil et la lune étaient la 
manifestation des dieux qui, du ciel, régnent sur la terre et répandent la 
vie; au soleil et à la lune s'associe, dans la religion des Babyloniens, l'astre 
qu'ils voyaient les accompagner l'un et l'autre, l'étoile du matin et du 
soir. L'observation des forces de la nature est d'une nécessité vitale pour 
un peuple qui vit de la nature. Pour les peuples sémitiques, c'est dans 
les forces de la nature que se révèlent les divinités. Les temples sont 
l'image de leurs demeures- célestes. Les dieux sont les maîtres des hommes, 
fixent leur sort, donnent et conservent la vie ou la détruisent ; ils sont les 
souverains et les rois du pays, et aussi ses protecteurs. La thèse, très en 
faveur, qui veut que la religion babylonienne ait eu primitivement un 
caractère sidéral, est réfutée par le témoignage des cultes locaux. L'argu- 
ment qu'on tire de la forme étoilée du signe de la divinité {ilu), est sans 
valeur. Ce signe peut être tout aussi bien le symbole des régions célestes 
et représenter l'idée de la souveraineté des cieux. En fait, les traces des 
cultes locaux nous indiquent que c'était précisément, dans la plupart des 
cas, un maître des cieux qu'on adorait. Tels sont, dans la Babylonie du 
nord, le dieu solaire de Sippara; le Bel de Nippour; le dieu du soleil 
printanier, Mardouk, à Babylone; peut-être aussi le Nebo de Borsippa 
auquel est attribuée la croissance des moissons. Nergal, dieu de Kouta, 
était aussi à l'origine, un dieu céleste ; comme dieu de la chaleur destruc- 
tive du soleil qui dessèche, il est devenu plus tard dieu du monde souter- 
rain. Dans la Babylonie du sud, le maître des cietix est le dieu lunaire 
d'Our; ce dieu ne perdit jamais complètement son caractère primitif, et 
plus tard on le trouve désigné sous le nom de « grand Anou », c'est-à- 
dire de maître des cieux. Les principaux dieux solaires ont eu le même 
caractère : Ninib {Ningirsou) de Sirpourla, et le dieu solaire de Larsa. 
Agané au nord, Ourouk au sud, sont unies dans le culte de la reine des 
cieux, Istar, l'étoile du matin et du soir qui conduit les forces bienfaisantes 
et créatrices de la nuit. Seul le culte d'Eridou et son dieu Ba font exception. 
Ces dieux supérieurs des cultes locaux peuvent avoir été primitivement 
très semblables les uns aux autres. Même réunis dans le panthéon babylo- 
nien, où ils sont tous subordonnés à un dieu unique et rarement men- 
tionné, Anou, le souverain maître des dieux, ils laissent voir encore leur 
caractère primitif; chacun d'eux correspond à l'un des différents aspects 
du soleil. Istar seule ne change pas. 

A côté du dieu suprême d'une cité se trouve presque toujours une divi- 
nité féminine, son épouse. Ces divinités féminines paraissent avoir joué 
un rôle plus important à l'origine que dans la suite; elles devinrent de 
simples doublures des divinités masculines, participant à leur puissance 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 9 



130 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

et à leurs honneurs. Dans les inscriptions de Goudéa, Baou, la terre-mère, 
l'épouse de Ningirsou, est souvent invoquée. La fête du nouvel an qui est 
consacrée à ces déesses semble être la fête de leurs épousailles; on leur 
offrait des cadeaux de noce. Istar fait exception; elle a toujours eu un 
culte indépendant. — Les déesses babyloniennes sont des symboles . des 
forces créatrices de la nature, des déesses de la fertilité, des divinités 
mères de la terre opposées aux dieux du ciel. 

La question de savoir si les sanctuaires de la Babylonie du nord sont 
antérieurs à ceux de la Babylonie du sud est insoluble. Des témoignages 
historiques sûrs nous montrent qu'il y avait un royaume unifié dans la 
Babylonie du nord aux environs de 3800, mais des renseignements plus 
précis font défaut. Parmi les villes les plus importantes on compte Sippar 
et Agané, Nippour et Babylone, et plus tard Kouta. 

A Sippar, la capitale des premiers souverains de la Babylonie septentrio- 
nale, le dieu du soleil, Samas, a été adoré dans son temple, « la Maison 
du soleil », depuis les origines jusqu'à la fin de l'histoire babylonienne. Un 
monument, de basse époque, le montre trônant dans son temple. Devant 
lui, sur l'autel, est un grand disque du soleil ; au-dessus de lui, la lune et 
deux étoiles, peut-être le symbole d'Istar, étoile du matin et du soir. Son 
épouse est Aa, la déesse qui répand la vie, la déesse de l'humanité. Dans 
la ville voisine, Sippar d'Anounit, on honore une déesse identique à 
Isiar, Anounit, l'étoile du matin, sous sa double figure de déesse de la 
fertilité et de déesse de la guerre. Le sanctuaire le plus ancien de cette 
déesse est celui d' Agané, qu'il faut chercher non loin de Sippar. Cette ville 
est-elle identique avec Sippar d'Anounit? C'est douteux, bien que le temple 
ait le même nom dans les deux villes. En tout cas, il est à remarquer 
qu' Anounit est aussi désignée comme épouse du dieu Samas. 

Les décombres du temple de Bel à Nippour nous ont rendu de nou- 
veaux documents, à la suite des fouilles de l'expédition américaine. L'im- 
portance de Nippour date des souverains du royaume de la Babylonie 
méridionale qui restaurèrent le temple et le culte. C'est le siège le plus 
ancien du culte de Bel, dieu des forces atmosphériques. Les démons de la 
tempête sont ses serviteurs et ses messagers, A côté de lui est honorée son 
épouse, Beltis, la souveraine, la mère, la déesse de la terre. 

Babylone n'apparaît encore qu'au second plan; Borsippa, la ville sœur, 
ne se développe aussi que plus tard, et dans l'étroite dépendance de Baby- 
lone, d'où il résulte que le dieu solaire de Babylone, Mardouk, est le père 
de Nebo, le dieu solaire de Borsippa. Beaucoup de traits du culte de Bel à 
Nippour ont passé au culte de Mardouk. L'épouse de Mardouk est Çarpanit, 
la déesse de la force vitale. Peut-être est-elle la personnification de l'aurore. 

Le culte de Nergal à Kouta est plus ancien. Nergal, à l'origine divinité 
solaire, a été de bonne heure, ainsi que son épouse Allatou, affecté au 
monde souterrain. Cet enfer, considéré comme ville des morts, est nommé 
Kouta, du nom de la ville de Nergal. Mais, même alors, Nergal et AUatou 
restent des divinités créatrices de vie et de fertilité. 

Les cultes locaux de la Babylonie du sud ont été au début plus impor- 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 131 

tants et leur influence a été durable. Our en est le centre. C'est là qu'est 
adoré 5m, le dieu de la lune, sous le nom de Nannar, le flambeau. On 
l'appelle le premier-né de Bel, mais il est le premier des dieux. Il apporte 
la lumière dans la nuit obscure; il est (( le taureau puissant d'Anou (le 
ciel) », le dieu créateur. Sur un sceau babylonien archaïque, provenant 
d'Our, on le représente assis sur un trône; au-dessus de lui plane le disque 
de la lune. La lune a, suivant les idées sémitiques, plus d'influence sur 
la croissance des êtres que le soleil qui souvent consume et détruit. Son 
épouse Nanna est la grande souveraine. Son temple s'appelle la maison 
des cieux. Plus tard, elle est confondue avec Istar. Plusieurs fois, Our a 
cédé l'hégémonie à Larsa avec son culte du soleil, et à Nippour ; mais la 
ville du dieu de la lune a conservé son importance religieuse primitive, et 
son influence a rayonné sur la religion de la Babylonie septentrionale. 

Les fouilles de Sirpourla (Telloh) nous ont donné les plus anciens monu- 
ments des cultes de la Babylonie du sud. On suppose que Sirpourla est 
l'ancienne Lagas. Les inscriptions nous font connaître un culte déjà déve- 
loppé et un panthéon déjà nombreux, à l'époque des patesis (rois-prêtres) 
de Sirpourla, vers 2800. La divinité locale de Sirpourla est NINIB (NIN, 
GIR, SOU), dieu solaire et guerrier, dieu des armes et des combats. A côté 
de lui, honorée dans une fête particulière au commencement de l'année, 
est son épouse Baou, la mère des dieux, la dame bienveillante, la fille 
d'Anou, seigneur des cieux. Une déesse des eaux, Nina, déesse de la ferti- 
lité, sa sœur, plus tard confondue avec Istar, est honorée à l'égal de Baou. 

Le dieu local d'Ourouk était le dieu des cieux, Anou, avec son épouse 
Anatou. Mais la tradition parle presque exclusivement du culte de l'Istar 
d'Ourouk, qui porte le nom de Nana. Elle y est adorée comme déesse de 
l'étoile du matin, et, comme telle, est appelée souveraine des cieux. Soii 
temple s'appelle la maison des cieux. La parenté du culte de Nana à Ourouk 
avec le culte d'Anounit à Agané est très frappante.' Comme héroïne de la 
légende de Gilgames (voir § 38) on trouve la déesse représentée sur des 
cylindres babyloniens archaïques. C'est une déesse de la guerre et des 
forces vitales de la nature, comme Anounit d'Agané. Seulement, dans 
Nana d'Ourouk, le caractère de déesse de l'amour sensuel est plus appa- 
rent, et, en conséquence, elle est représentée comme funeste et pernicieuse. 

Le culte de Tammouz, comme dieu solaire, semble aussi être iDrimitif à 
Ourouk. 

La ville la plus méridionale de la Babylonie est Eridou. Il est très vrai- 
semblable qu'Eridou fut fondée sur le bord de la mer^ ou dans son voisi- 
nage immédiat. C'est là que se célébrait le culte du dieu des eaux, Ea, le 
dieu bienfaisant, qui habite dans les profondeurs de la mer et garde la 
sagesse insondable. Dans aucun des cultes locaux, celui de Mardouk 
mis à part, la divinité n'est restée aussi étroitement attachée à son 
sanctuaire primitif et aussi inséparablement unie avec lui dans les idées 
populaires, qu'à Eridou. Ce fait, joint aux autres, incline à penser 
qu'Ea a dû être primitivement un dieu des eaux, sans rapport avec les 
autres cultes locaux des divinités solaires. L'eau se [mêle à la |terre dans 



f32 HISTOIRE DES RELIGIONS ■ 

une union îécoiide ;I>amkina, épouse d'Ea, est la dame de la terre, et en 
tant. qu'époux de Damkina, le dieu créateur de la mer porte aussi le titre 
de seigneur de la terre. Eridou, la ville sainte, est, comme Our, au pre- 
mier rang des antiques sanctuaires. 



§ 26. — Formation du pantliéoii babylonien 
et développement postérieur de la religion babylonienne. 

Au troisième millénaire, avec l'unification de la Babylonie du nord et du 
sud, se fait celle du panthéon babylonien. Mardouk, le dieu de Babylone, 
s'élève au rang de maître du ciel et de la terre, des dieux et des hommes. 
C'est à la suite d'un phénomène que nous pouvions déjà constater dans la 
formation du panthéon de Sirpourla, dans la migration du culte de Sin 
du nord vers le sud, et dans les changements du rang de Mardouk. Les 
généalogies variables des dieux reflètent des relations politiques ; il en est 
de même de l'étroite parenté de cultes comme ceux d'Agané et d'Ourouk. 
A côté de la religion officielle des prêtres et des monarques babyloniens, 
les cultes locaux ont conservé leur ancienne autorité. Les gens de Kouta, 
transplantés à Samarie, y apportent leur Nergal, et ceux de Sepharvaim 
associent leur culte du soleil au culte de Moloch. 

D'autre part, l'histoire politique de Babylone montre quelle influence 
énergique et profonde le sacerdoce était capable d'exercer. Il a élevé 
Mardouk au rang de dieu suprême de l'Etat, à une époque où les dieux 
étaient depuis longtemps classés suivant une hiérarchie traditionnelle. 
Il ne pouvait plus faire d'un dieu local le premier des dieux, mais, par 
l'infiltration du culte, par la diffusion d'une mythologie populaire où 
domine Mardouk, il a fait de lui le plus puissant des dieux. Un élément, 
qui va sans cesse se fortifiant dans la théologie babylonienne, doit être 
considéré comme purement sacerdotal, à savoir l'association de représen- 
tations cosmologiques et astrales à celle des dieux. Sin, Samas, Istar 
sont à l'origine des dieux de la nature; le soleil, la lune et la Vénus 
planétaire n'en sont que les manifestations; plus tard Samas, Sin et 
Istar sont incorporés au soleil, à la lune et à l'étoile de Vénus. Ainsi les 
planètes sont réparties entre les grands dieux ; le récit de la création du 
monde raconte que Mardouk assigna aux trois grands dieux une demeure 
dans le palais du ciel, apprêta au ciel les a stations des grands dieux », et 
fit les étoiles à leur image. Très souvent, nous rencontrons dans les 
incantations des éléments sidéraux. Des hymnes-incantations d'époque 
récente s'adressent à des divinités astrales inconnues. Le peuple est resté 
étranger à ce côté de la religion sacerdotale. Même dans les écoles de 
prêtres, on constate, au sujet de l'identification des dieux avec les étoiles 
et du rapport des dieux avec les points du ciel qui leur sont assignés, une 
hésitation perpétuelle. Un des modes de répartition, non le plus usité, 
s'est transmis jusqu'à nous dans les noms des jours de la semaine : 
Samas, le soleil; Sin, la lune; Nergal, Mars; Nabou, Mercure; Mardouk, 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 133 

Jupiter; Istar, Vénus; Ninib, Saturne. Le rang des dieux babyloniens 
est encore déterminé dans les écoles sacerdotales par le nombre sacré 
qu'elles affectent à chacun des douze grands dieux. 

Sur la création, les idées varient. Nous avons un système de cosmogonie 
savant qui est en rapport étroit avec la théologie astrale. Mais celui-là 
même contient beaucoup d'idées primitives. Les mythes de la création et 
du déluge et les mythes des incantations ont pour fondement des idées 
populaires. Tel est le mythe dJEtana (voir § 38). A côté du culte des 
dieux, la croyance aux démons a conservé toute sa force. Les morceaux 
liturgiques qui servent d'incantations sont bien plus nombreux que les 
hymnes et montrent combien la croyance aux démons et à la magie était 
profondément enracinée. 

A partir du soulèvement des Ghaldéens, aux environs de 1100, les 
sources pour l'histoire de la religion babylonienne deviennent très rares. 
Cependant les inscriptions des rois d'Assyrie fournissent une compensa- 
tion. Le panthéon, à la tète duquel est Mardouk, reste tel quel dans l'en- 
semble; seulement il se perfectionne. Mais plus on avance, plus s'accuse, 
au travers du foisonnement du polythéisme, la tendance monarchique de 
la religion babylonienne. Le fait ressort des inscriptions royales de Nabou- 
chodonosor et de Nabonid, autant que du témoignage des noms propres 
que nous trouvons en nombre considérable dans les documents juridiques. 



§ 27. — Les dieux supérieurs du panthéon babylonien. 

A la tête du panthéon babylonien, nous trouvons la grande triade : 
Anou, Bel, Ea, dieux du ciel, de la terre, et du monde souterrain. La con- 
ception naturaliste de l'origine s'y reflète encore : Anoii, le maître des 
cieux. Bel, le maître de la terre et ,des forces naturelles qui s'exercent à 
la surface, tous deux unis au dieu marin d'Eridou, dont relèvent toutes 
les forces souterraines, mystérieuses et merveilleuses, et qui habite les 
profondeurs de l'Océan, correspondent à la représentation des trois par- 
ties du monde. Mais Anou et Bel sont déjà des étoiles pâlissantes. Ils 
sont toujours placés avec une révérence religieuse avant tous les autres 
dieux; et les divinités qui travaillent pour l'humanité se tournent toujours 
vers eux avec le même respect, mais il ne reste guère d'eux que le nom. 
Ils sont trop haut et trop loin. Leur action sur le monde s'exerce par l'inter- 
médiaire des autres dieux, en particulier de Sin, le fils d'Anou; par les 
divinités stellaires, qui donnent avec leur lumière la vie et la prospérité; 
par le dieu du temps, qui, avec ses serviteurs, souffle sur la terre, fertili- 
sant et détruisant, comme l'antique Bel; par Istar, la reine des cieux et 
la souveraine de la terre. Seul Ea conserve dans le culte une place au pre- 
mier rang; sans doute Mardouk et Gibil, le dieu du feu et d'autres dieux 
agissent pour lui et (( révèlent sa sagesse », mais il demeure encore le 
dieu des sources de vie insondables et inépuisables du monde inférieur, le 
dieu qui les a créées et les alimente. 



134 HISTOIRE. DES RELIGIONS 

La triade se rencontre déjà dans les inscriptions de Sirpourla. Anou est, 
dans les' inscriptions de Goadéa, sans autre désignation, le maître des 
cieux, le père de Baou. Il est le maître, le père des dieux. Nombre de 
dieux sont les fils d'Anou. La notion abstraite de divinité s'exprime à 
l'aide de son nom, anoutou. Tous les dieux doivent obéir à son ordre, ils se 
tournent vers lui dans les circonstances difficiles. Mais on ne le voit jamais 
agir. Dans le poème de la création, il cherche, par des promesses de supré- 
matie céleste, à décider un autre dieu aux entreprises dangereuses ; ainsi, 
dans l'histoire du déluge, dans la légende de l'oiseau de la tempête Zou, 
qui enlève au dieu du soleil les tables du destin, et dans celle diAdapa, qui 
a cassé les ailes du vent du sud, enfin dans le mythe astral de la lune 
opprimée par les sept mauvais esprits (éclipse de lune). Dans le poème 
de la création \ la triade est sans doute issue d'un couple divin antérieur, 
et la délibération des dieux, qui précède le combat contre Tiamat, est con- 
duite par l'ancêtre Ansar; mais lorsque Tiamat veut élever son époux 
Kingou au-dessus de tous les dieux, en même temps qu'elle lui remet les 
^ tablettes du destin, elle lui confère la dignité d'Anow.Une tentative infruc- 
tueuse faite par Anou contre Tiamat sert à rehausser la victoire de Mar- 
douk auquel, en récompense, sont remises les tablettes du destin; mais 
quand on -lui délègue la souveraineté, on lui dit : « Ton commandement 
est sans égal, ton ordre est Anou ». Dans le récit du déluge, Anou. décide, 
avec Bel et les divinités solaires destructrices, l'anéantissement de Fhuma- 
nité. En réalité l'auteur du déluge est Bel. Mais les dieux, devant le flot 
qui monte, s'enfuyent effrayés vers le ciel d'Anou. Un hymne-incantation 
à Anou appelle « le maître des cieux, qui explique les présages et les 
songes ». 

Bel a dans les inscriptions le nom de « seigneur de la terre, dont l'ordre 
est inflexible ». Son temple est, conformément à l'idée que l'on se faisait 
de la terre, appelé la maison de la montagne. Les anciens rois babyloniens 
tiennent leur royauté de Bel, qui les a appelés au trône ^. C'est à lui 
qu'appartient la domination de la terre et des hommes qui l'habitent. Les 
forces que personnifient les démons lui sont particulièrement soumises, 
il est (( le roi de tous les génies de la terre ». Gomme maître des hommes, 
il est le seigneur [bel) qui fixe leur destin et, en particulier, l'heure de leur 
mort. Il a comme tel le caractère ambigu, bien sémitique, de dieu bienfai- 
sant et de dieu destructeur. 

Bel n'est pas seulement le dieu atmosphérique de la tempête soufflant 
aveuglément; c'est ce que montre le récit du déluge. Les crimes de l'huma- 
nité sont la cause de sa rage destructrice. Voici comment Oum-napistim, 

1. Pour la place que les dieux occupent dans les mythes de la création et du déluge,. 
il faut se reporter à la description d'ensemble du § 35. Les deux mythes, il faut 
l'indiquer ici expressément, datent, dans la forme où ils nous sont parvenus, de 
l'époque où le panthéon babylonien avait reçu son complet développement. 

2. La même conception s'est maintenue jusqu'à l'époque de l'empire assyrien. Les 
rois assyriens commençaient les fêtes du couronnement par une cérémonie dans le 
temple de Bel, souverain de Babylone. Bel est ici Mardouk, qui a hérité de l'ancien 
culte. 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 13S 

le Noé babylonien, explique à-^ses concitoyens la construction de l'arche : 
« Comme Bel me hait, dit-il, je ne veux plus demeurer dans votre ville; 
sur la terre de Bel Je ne reposerai plus ma tête )). De même qu'il doniie 
la pluie qui répand les bénédictions, Bel peut aussi lancer contre les 
hommes le flot destructeur. Quoique les autres dieux aient pris part à la 
délibération, c'est Bel qui a décidé le déluge : il voulait détruire l'huma- 
nité tout entière pour la punir de ses péchés et il s'irrite qu'un seul ait 
échappé. Ainsi il apparaît comme un dieu brutal et destructeur, qu'^a 
n'apaise, au sujet de Oum-napistim, sauvé des eaux, qu'en lui énumérant 
de nouveaux fléaux dont il pourra punir les pécheurs, peste, famine, ani- 
maux sauvages. Mais le même Bel devient bienfaisant pour Oum-napistim 
et sa femme ; il les bénit et leur assigne pour demeure l'île des Bienheu- 
reux. 

Il est conforme à la conception de son influence sur toutes les forces 
créatrices de la nature, que Bel soit appelé le père de Sin, Samas et Istar 
dans le mythe astral des sept mauvais génies. Mais le titre de « fils de 
Bel » semble être donné de préférence à Sin. 

Ea, le bienfaisant, est le troisième dieu de la grande triade divine. La 
prononciation de son nom n'est pas encore certaine^; il s'appelle déjà 
chez Goudéa le dieu du monde inférieur; il est le roi d'Eridou, le lieu pur; 
il dispense la sagesse. Les deux choses se tiennent étroitement. Ea habite 
les profondeurs de l'eau et, à ce titre, il dispose des sources souterraines, 
d'où sortent les ruisseaux et les fleuves qui fertilisent la terre. Une porte 
de la ville de Sargon s'appelle : « Ea a ouvert ses sources ». Il porte lui- 
même le nom de u seigneur des fleuves ». Aussi n'est-ce pas par usurpa- 
tion sur le domaine de Bel qu'il est appelé dieu de la terre, en tant que 
dieu de la fertilité venue des sources. Les titres dont il est paré dans les 
hymnes, « seigneur de vie, source de toute vie, seigneur des naissances », 
conviennent à cette idée de son pouvoir. On l'appelle a maître de l'huma- 
nité, créateur de l'homme », ou encore a le créateur », d'une manière géné- 
rale, « le créateur de l'univers, le créateur des dieux ))j dans les noms 
propres : Ea-epeé-ili et Ea-ilouti-ibnî. Toutes ces désignations sont d'accord 
avec cette conception primitive que la force créatrice, qui éveille la nature 
à la vie, doit sommeiller dans les profondeurs de la terre. C'est là que 
sont Cachés les secrets. Ainsi Ea est le seigneur de la sagesse mystérieuse 
et insondable. Sa demeure dans l'Océan s'appelle « la demeure de la 
sagesse ». L'eau purificatrice est son élément. Toutes les forces magiques 
sont sa. propriété (voir § 37) ; il se révèle dans les songes. Il est le conseiller 
des dieux et des hommes, qu'il instruit avec bienveillance, car il aime 
l'humanité. Comme il habite dans les profondeurs, tous les métaux pré- 
cieux sont à lui; il est le protecteur des forgerons et des artistes. Les 

1. Le nom est toujours écrit idéographiquement. Il s'appelle 'Adç chez Damascius. 
Peut-être son nom était-il écrit sous forme de rébus, pour des raisons religieuses, 
car le nom d'Ea est le grand mystère, inexprimable, des incantations; ce nom qui, 
dans les rites de l'incantation, était écrit sur le réchaud, avait la plus grande vertu 
magique. Les dieux eux-mêmes ne connaissent pas le nom d'Ea. 



136 HISTOIRE DES RELimONS : 

outils vieniient de lui, sa science apprend à les utiliser; ainsi il est le 
dieu de tous les arts et de toutes les sciences, de tout travail manuel, le 
vrai dieu de la civilisation. Il est naturellement le protecteur tout spécial 
des marins; Sennachérib, avant de s'embarquer, jette dans la mer, comme 
ojffrande, un poisson d'or et un vaisseau d'or. Tous les traits de sa figure 
se retrouvent dans le récit du déluge. Ea sauve Oum-napistim dans un 
bateau. Il apprend à Oum-napistim, dans un rêve, la délibération des 
dieux, et lui indique les mesures exactes de l'arche à construire. Bel se 
doute aussitôt de la chose : « Qui donc, sinon Ea, pourrait en faire autant? 
Mais Ea est capable de tout. )) Ea sait aussi l'apaiser. 

11 est très vraisemblable que le récit de Bérose sur l'homme-poisson 
Oannès et sa description d'un dieu couvert d'écaillés s'appliquent à Ea. Le 
poisson est son symbole; dans la cosmogonie savante, il est remplacé par 
un bouquetin à queue de poisson. Bérose raconte que, tous les matins, 
Oannès sortait des flots de la mer pour instruire les hommes, les amener 
à cultiver les champs, à construire des villes et des temples, à exercer les 
arts et les métiers, et que, le soir, il retournait dans la mer ^ A vrai dire, 
le récit semble envelopper un mythe solaire : c'est le soleil qui émerge de 
l'océan et se replonge dans l'océan. Mais Ea peut avoir été confondu dans 
le mythe avec son fils Mardouk, le soleil printanier émergeant des flots. 
Comme il était « le seigneur des incantations », son culte ne pouvait pas 
passer au second plan, comme celui d'Anou et de Bel. En fait cependant 
il agit aussi rarement qu'eux. 

A côté d'Anou, Bel et Ea, il y a une seconde triade : Sin, Samas et Istar, 
ou Sin, Samas et Ramman. Avec eux apparaît l'action des divinités célestes 
sur la nature. 

Sin, le dieu de la lune, avec son astre qui éclaire la nuit, passe toujours 
avant le soleil. De même, chez les peuples sémitiques, on compte le jour à 
partir du coucher du soleil. De bonne heure Sin passa pour le père de 
Samas et d'Istar. Goudéa dit de lui que « personne ne révèle son nom ». 
Dans un hymne d'Our, il est dit que Sin « n'a pas de juge au-dessus de 
lui. » Il est supérieur à Samas, le juge. La place élevée qu'il occupe parmi 
les dieux est marquée dans le même hymne par les noms de « grand Anou, 
père des dieux et des hommes et de tous les êtres vivants ». En première 
ligne, il est le dieu de la végétation. C'est par son ordre que croissent les 
plantes et que les troupeaux se multiplient. Il est, dans sa beauté majes- 
tueuse, le prototype de la dignité royale; il porte là tiare royale, une 
couronne ornée de cornes, à l'image du croissant de la lune . Comme 
flambeau {Nannar) et comme roi, il porte, aux peuples ainsi que Samas, 
le droit et la justice. Mais les idées astrales ont plus profondément modifié 
la figure du dieu de la lune que celle de Samas. Le mythe astral de l'éclipsé 
de lune, qui raconte l'oppression du dieu de la lune par les sept mauvais 
génies et sa délivrance par Mardouk, a un caractère populaire. Les titres 

1. Xisouthros, sauvé du déluge, déterre à Sippara les tablettes où l'enseignement du 
dieu est gravé. 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 137 

contenus dans l'hymne ci-dessus : « Celui qui se fait lui-même », et « le 
fruit qui croît de lui-même », ont une signification purement sidérale et 
s'appliquent à la croissance de la lune. Il est surprenant que, dans la 
Création et le Déluge, Sin disparaisse tout à fait. Dans la Création, il n'est 
mentionné que comme divinité astrale régnant sur la nuit et qui, par la 
croissance et la décroissance de sa couronne, marque les divisions du 
temps. 

Bien que Samas, le dieu du soleil, soit placé dans la hiérarchie divine 
au-dessous de Sin, son père, il est, en tant que dieu de la lumière du 
Jour, l'ami préféré et très honoré des dieux et des hommes. Il prend part 
avec Sin à l'œuvre du réveil annuel de la terre à la fécondité. Plus tard, 
mais beaucoup moins que chez Sin, son caractère sidéral s'accuse. Son 
éclat, sa marche victorieuse à travers le firmament sont décrits avec beau- 
coup de poésie. Mais, malgré tout ce déploiement d'images, il reste toujours 
le dieu transcendant, trônant au ciel, qui entre tous est une divinité 
morale : il est le juge du monde céleste et terrestre, car sa lumière dissipe 
les ténèbres depuis le haut des cieux jusqu'aux protondeurs les plus inac- 
cessibles de la terre. Il est a le grand juge des dieux, le juge du ciel et 
de la terre ». Et il règne avec justice dans son tribunal. Il est naturelle^ 
ment l'ennemi de tout ce qui cherche la nuit et l'obscurité. Les criminels, 
voleurs et brigands le craignent et tremblent devant lui. Le mensonge 
s'évanouit, les fantômes, magiciens et démons sont chassés par sa lumière 
éclatante. Elle pénètre aussi les mystères les plus abstrus. Samas explique 
les présages et les songes. D'autre part, il est encore le dieu protecteur des 
faibles et des opprimés. Il peut délivrer les prisonniers, rendre la santé 
aux malades; aussi est-il exalté comme « celui qui fait vivre les morts ». 
Dieu secourable, il passe pour aider le voyageur dans les chemins diffi- 
ciles. Dans la fable du serpent et de l'aigle, le serpent cherchant assistance 
et protection contre l'aigle se tourijie vers Samas. Tous ces traits réunis 
montrent combien la conception morale de l'activité du dieu solaire était 
profondément enracinée. Dans le récit du Déluge, il participe au sâlut de 
Oum-napistim en lui indiquant le signe auquel il doit reconnaître le com- 
mencement du déluge. 

Les^ mythes babyloniens sont, pour la plupart, des mythes solaires. 
Quelques-uns sans doute concernent non pas Samas, mais Mardouk, le 
soleil levant et le soleil printanier. Le cours journalier et annuel du soleil 
est entouré de représentations mythologiques. Les cylindres babyloniens 
archaïques montrent le dieu du soleil apparaissant, une branche de pal- 
mier en main, derrière les montagnes, à la porte du ciel, et entouré de 
deux figures qui représentent peut-être le matin et le soir. Sur un autre 
on le voit combattant avec un personnage assis sur une montagne; alors, 
c'est le soleil, brûlant et dévastateur ; il court du zénith à la montagne de 
l'Occident; à côté de lui est figurée sa femme, avec la couronne du vain- 
queur. Sur d'autres cylindres, les génies apportent enchaîné, devant le 
trône de Samas, le démon du vent du sud-ouest, un ennemi des dieux. 
La conception poétique du char solaire, conduit par un serviteur du dieu 



138 HISTOIRE DES RELIGIONS 

qui attelle lés coursiers de feu dont les genoux ne se lassent jamais, se 
trouve dans les inscriptions babyloniennes. Les allusions au cours du 
soleil remplissent les hymnes à Samas : « lorsqu'il tire le verrou des cieux, 
qu'il élève sa tête au-dessus du monde, le monde entier devient resplendis- 
sant, les dieux et les hommes le regardent avec joie; c'est le pasteur de 
toutes les créatures, l'illuminateur du ciel et de la terre, la bannière de la 
vaste terre; seul, il traverse la vaste mer — hors lui, qui peut la traverser? 
lit-on dans le poème de Gilgames; — son éclat descend jusqu'à Focéan, la 
vaste mer voit sa lumière, qui pénètre, répandant l'effroi, jusque dans les 
régions inconnues ». La lumière c'est la joie; la lumière c'est la santé. 
Voilà ce que disent les hymnes d'un bout à l'autre. 

Le troisième dieu de la seconde triade est Ramman, le dieu de la pluie et 
de l'orage, le tonnant, le dieu de tous les phénomènes atmosphériques qui 
se produisent entre le ciel et la terre. Le dieu de la pluie usurpe aussi par- 
fois le titre de dieu des sources. Les tempêtes sont ses messagères; lui- 
même, d'ailleurs, il est la tempête; les éclairs sont ses armes. Comme Bel, 
dont il a les fonctions, c'est un dieu bienfaisant, car la pluie fertilise; 
mais il est également terrible et redoutable. Lorsqu'il s'avance, faisant 
rage, en compagnie des démons de la tempête, ses serviteurs, ravageant 
ciel et terre, les dieux cherchent un abri. Les inscriptions des rois d'Assyrie 
mentionnent volontiers Ramman; il s'agit d'imprécations : déluge, oura- 
gan, révolte, sécheresse, famine ou foudre, il faut qu'il accable et achève 
l'ennemi. Les hymnes, pour la plupart assyriens, exaltent sa force des- 
tructrice et toute-puissante. On le représente avec l'épée flamboyante et 
la foudre. 

Le nom de Ramman est inséparable du mythe babylonien du déluge. 
On l'appelle « le seigneur des grandes eaux ». A vrai dire il ne prend pas 
part à la délibération des dieux, mais il exécute leur décision avec un 
plaisir sauvage. Il va, lui-même, tonnant dans les nuées noires; la trombe 
et lefïot montent vers le ciel, terrifiant les dieux. 

Un roi de Larsa, vers 1300, s'appelle déjà Nom^- Ramman [Ramman est 
une lumière) ; mais il est possible que son culte soit venu du nord en 
Babylonie. En Assyrie, les noms propres attestent l'existence de ce culte 
dès les premiers siècles de l'histoire. Il est possible que les Assyriens l'aient 
emprunté à leurs voisins de Syrie. 

Sala, (( la dame des campagnes », est l'épouse de Ramman. 



§ 28. — Mardouk^ 

Le nom de Mardouk paraît à côté de celui de Sin et de Samas dans les 
plus anciennes inscriptions des souverains babyloniens. Mais pas un 
dieu n'a plus changé de place dans la hiérarchie du panthéon. Dans les 

1. Bibliographie. — A. Jeremias, article Marduk, dans Roscher, Lexicon der griechi- 
schen und rbmischen Mythologie, II, col. 2340-2372, 1895. 



' LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 139 

incantations d'Eridou, il est appelé le iîls d'Ea. Sa présence dans le culte 
antique d'Eridou montre que, dès une époque reculée, il tenait un rang- 
honorable parmi les dieux de la Babylonie. Il était primitivement adoré 
comme un dieu solaire, qui donne les céréales, froment et orge, fait pousser 
les plantes, et nourrit les hommes. Les inscriptions concordent sur ce 
point ; il est considéré comme un dieu du soleil printanier. Il s'appelle 
fils d'Ea ou premier-né de l'Océan, car le soleil du printemps, perçant la 
brume, sort tous les matins de l'Océan. La victoire quotidienne du soleil 
printanier sur la nuit correspond à sa victoire annuelle. C'est sous ce 
double aspect que Mardouk a été adoré à Babylone, le centre de son culte, 
comme en témoignent le poème de la création, qui vient de Babylone, et la 
fête babylonienne du Zakmoukou (voir ci- dessous) : au commencement du 
jour, au commencement du printemps (Jour de l'an), et par extension, au 
commencement du monde, au matin de la création, Mardouk déploie sa 
force victorieuse. Comme dieu du soleil, comme dieu qui surgit hors des 
« profondeurs de l'Océan », il est le dieu de la sagesse, qui met au jour 
les mystères d'Ea son père, qui les révèle aux dieux et aux hommes. Dieu 
lumineux et sage, il voit au plus profond de l'homme, il est le dieu de 
l'incantation purificatrice (voir § 37), le révélateur bienfaisant des mystères 
d'Ea, l'exorciste qui chasse les démons, guérit les maladies, fait revivre 
les morts (en tant que dieu du printemps), le dieu miséricordieux par 
excellence. 

Par la fondation de l'empire de Hammourabi (entre 2300 et 2200), Baby- 
lone est devenue pour deux mille ans le centre religieux de toute la Baby- 
lonie et, du coup, Mardouk est devenu le maître des dieux. Hammourabi 
dit de lui-même : « Roi de Babylone, il a fait triompher Mardouk ». Les 
prêtres de Babylone ont réussi à élever Mardouk au-dessus de tous les 
dieux. Ils ont fait, de la fête du Zakmoukou, celle du triomphe de Mardouk, 
et composé le poème de la création, dans lequel l'histoire de la genèse 
n'est autre chose qu'une assise puissante sur laquelle doit s'achever l'élé- 
vation de Mardouk au rang de roi des dieux. Les deux aspects de son 
être, l'éclat lumineux et l'intelligence, sont glorifiés (voir § 35). Mardouk 
est vainqueur du terrible dragon Tiamat, qui menaçait la souveraineté des 
dieux célestes ; la lumière l'emporte sur les ténèbres. Du corps du dragon, 
il façonne le monde. En récompense, il est proclamé seigneur du ciel et 
de la terre, les tablettes du destin lui sont remises, il fixe le sort des dieux 
et des hommes, « il déterminera la route des étoiles et paîtra les dieux 
comme un troupeau ». Bel lui transmet sa puissance. Ea, son propre père, 
dans sa joie de la gloire conquise par son fils, lui donne le suprême titre 
d'honneur : « Qu'il s'appelle Ea, comme moi », dit-il. Un hymne-incanta- 
tion lui donne un nouveau nom, celui de « prêtre des dieux ». Plus d'une 
fois, Mardouk est appelé, comme Ea, créateur de l'humanité. Le poème de 
la création attribue- t-il la création de l'homme à Mardouk seul? on ne 
saurait l'affirmer. En tout cas l'hymne qui termine ce poème le célèbre à 
titre de créateur des (( Têtes noires » (les Babyloniens). Enfin il devint roi 
des dieux. Sans doute la grande triade divine garda toujours sa place. 



140 HISTOIRE DES RELIGIONS 

sans doute aussi Sin et Samas furent encore nommés avant Mârdouk, 
sans doute, sous l'empire assyrien, Asom% le dieu suprême de l'Assyrie, 
monta, comme dieu national, d'un rang au-dessus de lui; mais même 
alors il fut en grand honneur et Babylone resta la ville sainte, même pour 
les rois assyriens qui s'y rendaient en pèlerinage. Dans le nouvel empire 
chaldéen, son culte redevint plus florissant, plus prépondérant que jamais ; 
les autres dieux ne sont plus que ses vassaux et pour ainsi dire dispa- 
raissent en lui. Un fragment de texte récemment publié énumère dans 
une colonne treize dieux, parmi lesquels Ninib, Nergal, Bel, Nebo, Sin 
Samas, Ramman; dans l'autre colonne, ils sont identifiés aux différents 
aspects de Mardouk. 

Une grande quantité de sceaux babyloniens, archaïques ou récents, 
représentent le combat de Mardouk avec Tiamat. Il poursuit l'horriÉle 
monstre ailé; lui-même est muni d'ailes; pour armes, il a ou bien un arc 
et un épieu orné de rayons, ou un double trident, où l'on peut reconnaître 
les rayons du soleil. Un roi babylonien fît représenter sur les portes du 
temple de Mardouk des serpents monstrueux. 

Au mythe solaire et printanier du poème de la création est liée l'insti- 
tution de la plus grande fête babylonienne, la fête du Zakmoukou ou 
YAkitou, fête du nouvel an. Déjà Goudéa mentionne dans ses inscriptions 
une fête du nouvel an. Chez lui, nous l'avons vu, c'est la fête de Baou, 
déesse mère, déesse de la terre. Le dieu solaire, Ninib, y a sa part. La 
célébration de cette fête est également mentionnée pour Sippara. Des récits 
complets de la basse époque assyrienne et babylonienne nous donnent une 
description de la fête. Le temple de Mardouk à Babylone en est le centre. 
La partie la plus importante de la fête est la réunion des dieux dans une 
salle somptueuse, le Saint des Saints du temple, représentation exacte du 
lieu où se réunissent les dieux dans le ciel, décrit dans le poème de la 
création. De Borsippa, Nabou, le fils de Mardouk, vient sur la barque 
divine, Samas accourt de Sippar, Nergal de Kouta et, tandis que Mardouk 
arrête les destins de l'année commençante, les dienx du ciel et de la terre 
se tiennent humblement inclinés devant lui. La barque sacrée est le sym- 
bole du dieu solaire voyageant sur sa barque ; le soleil passe sur les eaux, 
parce qu'il triomphe de l'hiver et de la saison des pluies ; c'est comme dieu 
solaire que Nabou vient aussi en barque à Babylone. La fête est donc une 
fête du soleil et du printemps ; les dieux solaires avaient leur Zakmoukou 
chacun dans sa ville. Les prêtres babyloniens, à l'époque de leur supré- 
matie, réclamèrent la fête pour leur Mardouk roi des dieux, en y faisant 
participer les autres dieux dans un rang inférieur. En tout cas, le pèleri- 
nage des dieux à Babylone, dans cette fête populaire, est intéressant à 
connaître comme témoignage de la centralisation des cultes. 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 141 



§ 29. — Les autres grands dieux du panthéon babylonien. 

Ninib (toujours écrit idéographiquement et lu conventionnelleiûent 
Adar) apparaît chez Goudéa, sous la forme Ningirsou, comme roi des 
armes et champion de Bel. C'est un dieu solaire, chez lequel, dès l'origine, 
l'élément belliqueux domine. Il partage avec le dieu du feu et le dieu du 
monde souterrain le caractère de dieu furieux et redoutable. En tant 
que dieu solaire, il est le protecteur de l'agriculture, grâce auquel les 
champs prospèrent et les moissons croissent; au même titre un hymne 
en fait un juge des hommes. Dans les incantations, Ningirsou est men- 
tionné à côté de Ninib comme « seigneur des campagnes ». Il est égale- 
ment apparenté à Mardouk, dont les titres lui sont conférés dans ses 
hymnes, et à Tammouz, dont le mois lui est consacré. Cependant il se 
distingue de ces deux divinités : il est représenté comme étant le soleil qui 
cache sa course dans le monde d'Ea, le monde souterrain, et qui, à son 
lever, chasse la nuit. Ainsi s'explique son étroite parenté avec Ea : il est 
le seigneur des eaux vives et de la mer, qui ouvre les sources, éclaire le 
fond du monde marin, et fait étinceler la lumière dans le ciel de la nuit. 
Un hymne-incantation prétend qu'il peut ramener les cadavres du monde 
des morts. Il surgit des profondeurs du monde souterrain et s'y replonge. 
Comme les tempêtes précèdent le soleil levant, comme les nuées et l'obscu- 
rité cachent son lever,. Ninib s'appelle lui-même la tempête et la nuée, le 
premier-né de Bel, dont les messagers sont les nuées ; sa venue est com- 
parée aux chocs irrésistibles de la bataille ; il chevauche sur les grandes 
eaux, il est vêtu d'effroi et de terreur. Mais il est encore un dieu bienfai- 
sant et miséricordieux, qui donne la vie, et qui, comme Samas, la lumière 
des dieux, surveille le monde. 11 n'est pas démontré, mais il est vraisem- 
blable que les taureaux ailés, qui gardent la porte des palais, sont ses 
emblèmes. On imaginait aussi des taureaux ailés à l'entrée du monde 
souterrain. De même que Ninib lui-même, son épouse Goula est « celle 
qui fait revivre les morts, le grand médecin » et, par suite, « la dame de 
la vie et de la mort » . 

Nergal est le proche parent de Ninib. Mais avec lui, l'idée de l'éclat 
destructeur du soleil l'emporte. Il est le dieu du soleil brûlant. Ainsi va 
ce fils d'Anou, comme dit un hymne, dans le ciel resplendissant; « haute 
est sa demeure ». C'est un dieu à l'épée flamboyante, revêtu de lumière, 
mais terrible, un égorgeur et un destructeur. On comprend qu'il soit 
devenu le dieu de la guerre, conduisant les armées à la victoire et, d'autre 
part, qu'il ait été le dieu de la peste et le souverain du monde des morts. 
Ces deux conceptions sont voisines dans la pensée populaire ; dans les 
hymnes, on voit alterner sans cesse les invocations au dieu du soleil, et 
au dieu de la grande ville des morts, au dieu qui chemine dans la nuit. 
Cette réunion de deux conceptions en apparence inconciliables, qui fait 
de Nergal, dieu solaire, le souverain du monde souterrain, répond à Faction 



142 HISTOIRE DES religions; 

destructrice des chaleurs d'été en Babylonie. Pourtant l'image duNergal 
souverain du monde des morts prévalut. Kouta, sa ville, est la ville des 
morts. Comme dieu du monde souterrain, il est d'ailleurs aussi dieu de 
la fertilité, qui procède du sous-sol. L'identité de Nergal et du dieu lion 
est aussi possible, mais il n'est pas plus démontré qu'il ait été représenté 
par les lions ailés que Ninib par les taureaux. Le lion est un symbole qui 
convient au soleil destructeur ^ Les hymnes l'appellent « un taureau 
puissant )). 

Par son éclat dévastateur, Nergal ressemble à Gibil. Mais une parenté 
complète n'existe qu'entre les dieux Gibil et Nouskou, quoique primiti 
vement ceux-ci ne soient pas identiques. Gibil est le feu sous toutes ses 
formes. D'un côté, il est apparenté à Ninib et à Nergal; c'est le soleil qui 
consume; c'est un fils d'Anou, c'est le feu descendu du ciel. Fils de Bel, 
il se manifeste dans l'éclair qui jaillit du ciel. Le nom Gihil-Birqou (Gibil 
est l'éclair) invite à rattacher à cette manifestation de Gibil son titre de 
(( porteur du sceptre étincelant ». C'est pour la même raison qu'il est 
appelé, comme Ramman, « la tempête terrible )), et qu'il accompagne 
celui-ci dans l'orage. D'autre part il est également en relation avec le 
monde souterrain, comme le montre clairement une inscription qui le 
nomme successivement rejeton d'Anou, premier-né de Bel, fils d'Ea. Mais 
il est encore le feu terrestre, qui se cache dans les profondeurs secrètes de 
l'empire d'Ea. Il purifie l'or et l'argent; il fond les métaux et, par suite, il 
-est le dieu des forgerons et des orfèvres. Comme feu terrestre, il est le pro- 
tecteur du foyer et de la maison; la flamme du foyer domestique est le 
symbole de sa présence. Au même titre il est le fondateur des maisons et 
des villes ; pour en rendre compte, un roi assyrien dit que le mois d'Ab, qui 
tarit les sources et dessèche le sol, est consacré à Gibil; c'est une explica- 
tion récente. Il est la flamme du feu sacré et, par suite, prêtre suprême, 
médiateur et messager entre les hommes et les dieux; sans lui, pas de 
sacrifice; c'est lui qui porte aux dieux les offrandes, qui apaise leur colère. 
Il est clair qu'il doit jouer un rôle important dans les incantations qui 
se rattachent aux cérémonies sacrificielles (voir § 37). On ne peut donc 
pas s'étonner que, malgré sa parenté avec Nergal, il soit précisément le 
•dieu qui protège contre la peste et la contagion, le dieu guérisseur. Pour 
la même raison, on parle de sa parenté avec Ea. Champion de la lumière 
contre les ténèbres, on dit qu'il apporte la lumière dans l'obscur séjour 
des âmes. D'autre part les hymnes l'appellent « la lumière des grands 
dieux, le brillant habillé de feu, le juge suprême d'Ea, aux côtés duquel 
se tiennent Samas et Sin, sans lequel ils ne peuvent pas juger, le grand 
arbitre des dieux ». Le feu sacré est l'objet d'une vénération primitive et 
commune à tous les peuples. Dans le combat de la lumière contre l'obscu- 
rité, dans la création, il est un auxiliaire puissant du dieu de la lumière. 
Ce dieu ami des hommes n'a aucune part à l'œuvre destructrice du déluge. 

1. Il faut remarquer qu'une liste des dieux dit que le nom de Nergal dans les pays 
d'Uccident serait èan^apou, qui fait penser aux seraphim de la Bible; ceux-ci seraient 
peut-être alors apparentés aux dieux à forme de lion ailé et à tête humaine. 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 143 

NoQskou a presque les mêmes attributs^ que Gibil et se confond avec 
lui. Seulement son action bienfaisante se borne dayantage au rôle de 
médiateur, de messager des dieux et de gardien des temples ; on l'appelle 
((le gardien des sanctuaires et des sacrifices de tous les Igigi ». Sans lui, 
pas de repas sacré dans les temples, pas d'encensements, pas de (( juge- 
ment de Samas » (on l'invoque dans le sacrifice à Samas). 11 est le mes- 
sager du temple, il porte les promesses et la grâce. Feu céleste, messager 
d'Anou et favori de Bel, (( roi des secrets des dieux)), on en fait un 
guerrier, ((flamme du ciel qui envoie la terreur, feu puissant qui élève le 
flambeau ». On reconnaît également en lui la force meurtrière du feu des- 
tructeur, quand on l'appelle le seigneur, c'est-à-dire la cause des maux. 
Dans les incantations, il passe après Gibil, mais est invoqué en même 
temps que lui. 

Nabou doit avoir été primitivement un dieu de l'univers. A Borsippa, 
il avait un temple à sept étages, comme Bel à Nippour et Mardouk à 
Babylone. Mais nous ne savons rien de certain sur lui jusqu'à l'époque à 
laquelle Borsippa fut, même au point de vue du culte, sous la dépendance 
complète de Babylone, et où Nabou n'eut plus d'importance qu'à titre de 
(( fils chéri de Mardouk ». Du dieu de la nature qu'il était, il lui reste 
quelques attributs : il préside à la fertilité des champs; il fait jaillir les 
sources et croître le blé; sans lui, les canaux et les étangs sont privés 
d'eau. Peut-être la barque divine de Nabou est-elle aussi un reste de culte 
solaire. Subordonné à Mardouk, il compte au rang des dieux supérieurs; 
l'éclat de la souveraineté de son père rejaillit sur lui. Nabou est appelé 
(( l'orateur, le prophète ». Il n'est pas seulement le principal ministre du 
-dieu, mais, comme Mardouk, (( il confère le sceptre », le trône et les insignes 
royaux, la royauté légitime; comme Mardouk, il sait les secrets des incan- 
tations et des oracles, il procure des rêves favorables; comme Mardouk, il 
donne la vie et peut ressusciter les morts. A titre de dieu bienfaisant et 
miséricordieux, il est invoqué dans les prières-incantations avec les démons 
protecteurs, ieofoM et lamassou. Mais l'importante croissance de son culte 
tient surtout à ce qu'il est le dieu des prêtres. Sa fonction principale est 
de porter des tablettes du destin, d'y inscrire les jours de vie. La science 
par excellence du plus sage et du plus intelligent des dieux est l'art de 
l'écriture; il en est l'inventeur et, scribe universel, il instruit les hommes 
dans son art. Tout le trésor inestimable de la religion et toute la science 
des tablettes d'argile, sans laquelle il n'y aurait plus, ni cérémonie, ni 
sacrifice, ni incantation, ni prédiction, ni commémoration, est le fruit de 
la sagesse de Nabou. Mais cette sagesse, contenue dans les tablettes reli- 
gieuses, astrologiques et mantiques, était le secret soigneusement caché 
des écoles de prêtres, la source intarissable de leur puissance sur la royauté 
et le peuple. Ainsi Nabou est le dieu particulier des prêtres. Mais tous 
l'honorent et le craignent également, car le livre des destins, le livre de 
vie et de mort est en ses mains. Aucun nom divin ne revient aussi fré- 
quemment dans les noms propres que le nom de Nabou. Tout cela explique 
que ce dieu ait pu prendre le pas sur Mardouk chez quelques souverains 



144 HISTOIRE DES RELiaiONS 

de la dernière dynastie babylonienne, — Tasmetou est l'épouse de Nabou 
et la reine de Borsippa, et, comme lui, enfant de Mardouk. 

Les esprits du ciel et les esprits de la terre, les Igigi et les Announaki 
sont, sans parler des autres dii minores, souvent mentionnés en compagnie 
des grands dieux. Ils sont les auxiliaires et les messagers qui exécutent 
leurs ordres. Mais parfois aussi les grands dieux eux-mêmes portent ces 
titres. 



§ 30. — Les déesses babyloniennes. Istar. 

Les déesses-épouses finirent par être pour ainsi dire exclusivement des 
doublets féminins des dieux mâles. Mais il semble qu'à l'origine plusieurs 
déesses eurent un rôle indépendant en tant que déesses-mères, principe 
féminin de fécondité et de vie opposé au principe créateur masculin. Le 
panthéon de Goudéa est riche en divinités féminines dont il est difficile 
de définir le caractère. Plus tard, le culte des divinités féminines pâlit, 
quand il n'avait pas pour base un culte local ; tel était le cas par exemple 
de Nana à Ourouk, déesse encore distincte d'Istar dans la légende, iden- 
tifiée par la suite avec elle, et dont l'idole, enlevée par les Élamites, fut 
plus tard ramenée en triomphe ; tel était aussi celui de Goula, patronne des 
médecins. Allatou, la souveraine du monde inférieur, tient naturellement 
une place particulière. Autrement les déesses féminines n'ont d'impor- 
tance que dans la littérature des incantations. Et, là encore, elles n'appa- 
raissent que lorsque leur époux est l'objet d'une attention particulière. La 
composition des couples divins est devenue immuable dans les documents 
historiques comme dans la littérature religieuse. Lorsqu'un hymne est ■ 
consacré exclusivement à une déesse médiatrice et protectrice, elle y reçoit 
indistinctement tous les titres possibles : Bêlit, souveraine, reine de tous 
les dieux, souveraine du ciel et de la terre. L'idée de force créatrice est 
l'essentiel de la notion des divinités féminines; dispensatrices de la vie 
et protectrices des fruits de la vie, elles portent spécialement les noms 
à'Erua et de Serua. 

Dans la plupart des cas, ces déesses sont des formes d'Istar, ou bien les 
modes d'activité qui appartiennent à Istar leur sont attribués. Le mot Istar 
s'emploie avec le sens général de déesse, à côté de bêltum, souveraine, sar- 
ratum, reine, et malkatum, princesse. La relation établie entre Istar et 
l'étoile du matin et du soir paraît être très antique (Sin est son père^ 
Samas son frère), et de même son double aspect, tel qu'il apparaît dans 
les cultes locaux d'Agané et d'Ourouk (voir § 25). 

La forme ancienne et primitive du culte semble être celle du culte d'Ou- 
rouk. Dans ce culte l'étoile du soir était le symbole d'une déesse-mère, 
déesse de la fécondité luxuriante, de l'amour sensuel. C'était la mère des 
dieux et des hommes. A Ourouk, ce culte était indigène. Des hiérodules 
femmes et des eunuques volontaires servaient la déesse. D'après le grand 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 145 

poème babylonien de Gilgames, qui se déroule précisément à Ourouk, sa 
ville^ elle n'a pas d'époux légitime et se choisit des amants à sa fantaisie. 
A cette conception s'en opposé une autre; à l'Istar voluptueuse, l'Istar 
cruelle et destructrice, qui envoie à la mort l'époux de sa jeunesse, puis, 
dans son chagrin, le suit aux prisons du monde infernal. Dans l'étoile du 
matin, qui annonce la lumière du jour, apparaît la fille du ciel, sublime 
et sainte, messagère du jour, impérieuse, déesse de la guerre, armée de la 
flèche et de l'arc. Dans un hymne, la déesse parcourt les montagnes, 
criant : « Je suis reine dans le combat ». Même sous sa forme sévère de 
déesse vierge, elle est encore dispensatrice de fécondité. Elle répand la 
lumière, dit un hymne; elle s'élève flamboyante au-dessus de la terre, 
la parcourt et la fertilise. Comme Samas, elle règne sur les extrémités du 
ciel et de la terre. D'autres hymnes d'une haute poésie compris dans les 
incantations contre les maladies la glorifient spécialement; elle-même, 
elle répond aux prières du prêtre, dans un chant dialogué, en vantant sa 
beauté et sa gloire éblouissantes. Dans le récit du déluge, elle se lamente 
comme une femme en couches sur la destruction de l'humanité, elle veut 
refuser à Bel sa part dans le sacrifice offert par l'homme sauvé du déluge. 
Dans les légendes et les hymnes-incantations, le caractère sidéral d'Istar, 
la lumière parfaite, qui illumine le ciel et la terre, est tout à fait prépon- 
dérant; de même dans les figures des cylindres. La plus connue (assyrienne) 
la montre debout sur un léopard, avec un carquois, des flèches et un arc, 
sur la tête la couronne murale et, au-dessus, son étoile. Les emblèmes 
du soleil, de la lune et de Vénus se trouvent souvent l'un à côté de l'autre, 
distingués par leur grosseur des sept étoiles représentées à côté. 



§ 31. — Tammouz et la descente d'Istar aux enfers*. 

Dou'ouzou [Tammouz] n'est pas au nombre des grands dieux du pan- 
théon babylonien, mais il a une place très importante dans l'histoire de la 
religion. Son nom signifie « le rejeton ». Le nom du dieu vient-il du nom 
du mois ou inversement, nous ne saurions le dire. Il est déjà mentionné, 
le plus souvent en compagnie de Samas, dans les inscriptions babylo- 
niennes archaïques. Un roi de Larsa, aux environs de 2300, s'appelle a roi 

V 

de justice, agréable à Samas et à Tammouz », ce qui donne à penser que 
c'est déjà un dieu solaire. Son mythe confirme qu'il est un dieu du soleil 
printanier, mais avec un caractère spécial : il est le dieu du soleil prin- 
tanier qui, chaque année, cède aux forces destructrices ; il est le dieu de la 
végétation du printemps, qui périt au mois de Tammouz, sous les ardeurs 
consumantes du soleil d'été. Il est descendu dans le monde inférieur, 
dit- on dans une lamentation, avant une année accomplie. Avec lui périt 
la flore du printemps. L'empire des morts le prend, mais il ne peut pas 

1. Bibliographie. — Schrader, Die Hôllenfahrt der Istar, 1874; Alfred Jeremias, Die 
Bôllenfahrt der Istar, Ï2,^&. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 10 



146 HISTOIRE DES RELIGIONS 

le garder. Il est le seigneur et le roi du monde des morts, qui rompt les 
liens de la mort. Comme dieu du monde inférieur, il est un dieu de la 
végétation, et lorsque, quittant l'empire des morts, il couvre à nouveau 
la terre d'une végétation luxuriante, le cycle mythique se complète par le 
retour du dieu sur la terre et le lever du soleil printanier perçant victo- 
rieusement les ténèbres. La légende d'Adapa montre une tout autre orien- 
tation du mythe (voir § 38) *. 

Le mythe de la descente d'Istar aux enfers est en rapport direct avec le 
culte de Tammouz et les lamentations sur Tammouz. Istar est associée à 
Tammouz, la déesse de l'étoile du soir et de la fertilité au dieu de la végé- 
tation printanière. Tammouz est le jeune amant, on dit aussi l'époux, 
d'Istar. Quand Gilgames reproche à Istar son amour fatal, il rappelle que 
chaque année elle rend nécessaires les lamentations sur Tammouz, a l'époux 
dé sa jeunesse », et le mois de Tammouz s'appelle « le mois des pérégrina- 
tions d'Istar )). C'est celles-ci que raconte la Descente d'Istar aux Enfers. 
Elle descend dans le monde inférieur pour arracher à la mort son bien- 
aimé. Comme certains traits du poème conviennent à un mythe astral — 
l'étoile du soir disparaît à l'ouest, région de la mort et, après une longue 
attente, reparaît à l'est — il contient sans doute deux mythes fondus 
ensemble. A la base est un mythe de la fin du printemps. Dans la Descente 
d'Istar aux enfers, il y a en outre un mythe d'incantation. Le tout consti- 
tue, d'après les dernières lignes, très mutilées et très difficiles, le texte 
liturgique accompagnant un sacrifice aux morts, offert à la fête de 
Tammouz, et relié aux cérémonies des lamentations de Tammouz. Le 
prêtre, qui accomplit le sacrifice, récite l'histoire d'Istar, qui va chercher 
dans les enfers son époux perdu et le délivre. Le rite se termine par une 
libation offerte à Tammouz, qui doit profiter aux ombres des morts. La 
Descente d'Istar aux enfers peut s'analyser comme il suit. Istar, fille de 
Sin, descend dans le monde inférieur pour obtenir l'eau vivifiante avec 
laquelle elle pourra rappeler Tammouz à la vie. Menaçante, elle exige 
l'entrée. Elle traverse sept portes; finalement elle entre nue dans le 
royaume d'Allatou et devient sujette, suivant « l'antique loi », de cette 
terre d'où l'on ne revient pas. Allatou est épouvantée par son arrivée. 
Est-elle furieuse de la demande d'Istar, 'ou troublée à la pensée du mal qui 
va arriver, elle qui est aussi une déesse de la fertilité? Car sur la terre 
la vie s'arrête depuis qu'Istar est dans l'Hadès. En ce grand trouble, les 
dieux tiennent conseil. Un serviteur des dieux, créature d'Ea, Açousou- 
namir (sa lumière resplendit), est envoyé à Allatou. Il s'empare par ruse 
de l'eau vivifiante, et Allatou, aveugle de fureur, rugit inutilement. Elle 
doit laisser aller les dieux Istar et Tammouz. Ce récit ne nous apprend pas 
ce qui a causé la mort de Tammouz. D'après l'épopée de Gilgames, c'est 
l'amour sauvage et insensé d'Istar, uni au plaisir cruel de détruire l'amant 
dont elle est lasse. 

1. On trouve aussi dans les tablettes d'El-Amarna (Egypte) des fragments de récits 
mythologiques dans lesquels il est fait allusion au mythe d'Adonis. Cela prouve qu'il 
était connu sur les frontières de l'Asie antérieure dès le milieu du deuxième millénaire. 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 147 

La fête de ïammouz, mentionnée à la fin du poème, est très importante. 
Les hiérodules d'Istar y prennent part comme pleureuses. Diverses lamen- 
tations sur Tammouz, qui nous ont été conservées, témoignent du dévelop- 
pement de la fête. Dans celle que voici, l'allusion aux jardins d'Adonis est 
à peine méconnaissable : « Pasteur et maître, Tammouz, époux d'Istar, sei- 
gneur du monde souterrain, seigneur de la demeure des eaux, berger, 
semence qui dans le jardin ne boit pas d'eau, dont les boutons n'ont pro- 
duit aucune fleur, arbuste qui n'est pas planté dans sa rigole, jeune 
arbuste dont les racines sont arrachées, plante qui dans sa plate-bande 
n'est pas arrosée. )) 



§ 32. — Assyrie. Centres de culte. Panthéon assyrien. 

Les Assyriens, voisins septentrionaux des Sémites babyloniens, sont 
leurs parents. Leur langue est un dialecte babylonien, légèrement différent 
de la langue mère. A l'origine, leur puissance est limitée au territoire qui 
s'étend à l'est du Tigre. C'est une plaine élevée que bornent au nord les 
montagnes d'Arménie et, au sud, un affluent du Tigre, le Zab inférieur. 
Asour, au sud, est l'ancienne capitale, mais Ninive remonte aussi aux temps 
préhistoriques ^ Les deux villes sont sur le Tigre. Comme la Babylonie, 
l'Assyrie doit sa richesse naturelle aux cours d'eau qui traversent le pays 
et dont les bienfaits étaient multipliés par un système de canaux. Comme 
peuple, les Assyriens sont essentiellement différents des Babyloniens, leurs 
parents. C'est une race d'hommes grands et forts, guerriers et chasseurs, 
maîtres dans l'art de la guerre et de la fortification. Les rois assyriens 
sont tous des conquérants. Les plus anciens témoignages historiques 
datent du xix® siècle; ils nous donnent des renseignements sûrs et com- 
plets depuis le xv^ siècle. Au ix^ siècle commencent les luttes des rois 
assyriens pour la domination universelle, qui mettent la Babylonie sous 
leur dépendance directe, jusqu'à la chute de l'empire assyrien. C'est la belle 
époque des'Sargonides, puissants et luxueux, et de leurs cultes somptueux. 
Les Assyriens ont eu d'autre part des rapports prolongés avec les Araméens, 
leurs voisins de l'ouest, et certains aspects de la civilisation assyrienne 
peuvent être dus à l'influence araméenne. Mais en général elle dérive de 
la civilisation babylonienne. Dans l'art, ils sont supérieurs à leurs maîtres. 
Les constructions et les sculptures de l'époque des Sargonides sont des 
témoins uniques du haut développement qu'en peu de temps la civilisa- 

1. L'émigration des Assyriens hors de la Babylonie se place à une date encore inconnue, 
en tout cas avant l'an 2000. Il faut remarquer que, dans les fragments babyloniens du 
poème de la création, Asour et Ninive sont expressément nommées. De la part du poète 
babylonien, cela ne se comprend qu'en supposant l'existence d'anciens souvenirs histo- 
riques concernant ces villes. Les deux fragments dans lesquels ces villes sont nom- 
mées sont des copies assyriennes d'un original babylonien, mais il n'est guère possible 
de songer à une interpolation du scribe assyrien. On n'a pa** ailleurs aucun indice de 
l'existence de pareilles interpolations, et elles sont invraisemblables. 



148 HISTOIRE DES RELIGIONS 

tion avait acquis ici. A part quelques changements sans importance, à 
part le culte de leur dieu national Asonr, ils ont emprunté leur religion 
aux Babyloniens. Ils n'ont point modifié l'ensemble compact des concep- 
tions religieuses de la Babylonie. Le panthéon babylonien a été accepté 
par eux sans altération, avec cette seule différence que leur dieu national 
a été mis au sommet avant la grande trinité. Les sanctuaires de la Baby- 
lonie sont pour eux des lieux saints, et la ville de Mardouk est pour les rois 
assyriens un but de pèlerinage. La manière dont ils empruntèrent toute 
la littérature magique des Babyloniens, avec leurs conceptions astrolo- 
giques et mathématiques, cosmologiques et cosmogoniques, et toute la 
fantasmagorie des enchantements et des démons, montre jusqu'où va leur 
dépendance. Ils emploient les hymnes et les prières babyloniennes saiis 
y faire le moindre changement. Dans un texte récemment publié de la 
littérature magique, leur système d'adaptation apparaît clairement; le 
même texte se trouve deux fois répété mot pour mot, mais la seconde fois 
l'incantation est faite en vue d'un événement qui intéresse le roi Asour- 
banipal, et alors une addition appropriée s'y introduit. Ainsi on pouvait 
appliquer un formulaire d'incantations à tout cas qui en relevait en 
quelque manière. Sur un point cependant, l'Assyrie se distingue essen- 
tiellement de la Babylonie. Il n'y avait pas en Assyrie, comme en Baby- 
lonie, de sacerdoce tout-puissant qui pût exercer une influence décisive 
sur les affaires. Les rois assyriens réclament pour eux-mêmes la première 
dignité sacerdotale. 

En raison de la dépendance décrite plus haut nous n'avons qu'à esquisser 
les traits principaux de la religion assyrienne, en nous bornant à signaler 
quelques-unes de ses particularités. On peut utiliser d'ailleurs les mani- 
festations de la vie religieuse et du culte en pays assyrien dans le tableau 
de la religion babylonienne. 

Trois villes ont été tour à tour les capitales de l'Assyrie, Asour au sud, 
Ninive au nord, et Kalah, non loin de Ninive. Ajoutons, comme qua- 
trième ville royale, pour le règne de Sargon, Dour-Sarroûkin, dans les 
environs de Ninive. Parmi ces villes, Asour et Ninive sont de vieux 
centres de culte, auxquels s'ajoute Arbailou (Arbèles) à l'est, la grande 
ville commerçante. Ni Dour-Sarroukin ni Kalah n'avaient de dieu spécial. 
Asour était la ville du dieu national, Asour, et elle a tiré de là l'importance 
qu'elle eut même à l'époque où elle n'était plus capitale. Ninive et Arbèles 
sont consacrées au culte d'ïstar. Au point de vue de l'influence araméenne 
sur la religion assyrienne, c'est le vieux centre de culte du nord de la 
Mésopotamie, Harran, qu'il faut mentionner d'abord. Là se trouvait le 
plus fameux, peut-être le premier en date, des sanctuaires de Sin, le dieu 
de la lune. 

Asour signifie le bienfaiteur. Des hymnes assyriens placent un trisa- 
gion {asour, asour, asour) devant le nom invoqué du dieu, de même qu'elles 
se terminent par une triple demande de bénédiction. Il est tout à fait 
invraisemblable que le nom de la ville soit le premier en date et que le 
nom du dieu en ait été tiré. Peut-être celui-ci est-il identique au Ansar 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS ' 149 

du poème babylonien de la création. Il est en soi très vraisemblable 
qu'Asour, en tant que dieu de la nature, était primitivement un dieu du 
ciel. Son épouse est Bêiit. D'autre part, dans la dernière période, il n'est 
pas seulement « seigneur de l'univéïis », mais aussi créateur de la terre. 
Ansar est, dans le poème de la création, le père de la grande trinité et le 
principe créateur du monde supérieur. Si le rapprochement est juste, la 
mention de la ville d'Asour dans le poème de la Création serait par là 
éclaircie. Asour est à la tête du panthéon assyrien comme roi de tous les 
dieux. En lui se reflète l'unité de la cité assyrienne. Asour est le « père du 
pays ». Les ennemis du pays sont ses ennemis; il les détruit; il est le 
chef de guerre. Le roi reçoit de ses mains la couronne et met à ses pieds 
les trophées de ses victoires. Le dieu l'accompagne dans les plaisirs et les 
dangers de la chasse, de même qu'il le précède dans la guerre. Sur les 
vêtements du roi, sur le sceau et sur les images royales se trouve l'emblème 
d'Asour. C'est une représentation apparentée au disque ailé du soleil 
égyptien, peut-être même dérivée de celui-ci : la figure du dieu, munie 
d'ailes de chaque côté et terminée par une queue d'oiseau, tient un arc 
bandé ou a la main tendue. 

Les hymnes à Asour lui donnent les titres les plus pompeux, comme 
les hymnes babyloniens de Mardouk. Asour est appelé a roi de tous 
les dieux, père des dieux-, roi du ciel et de la terre, seigneur de tous les 
dieux, qui à construit le ciel d'Anou et le monde d'en bas, qui siège dans 
le ciel resplendissant». Il faut noter l'épi thète de « créateur de soi-même » ; 
appliquée à Sin, elle a un sens purement astral. 

Ramman (voir § 17) était l'objet d'une vénération particulière. Son nom 
entre dans la composition des plus anciens noms royaux. En Assyrie, le 
dieu est considéré surtout comme force destructrice, que l'on rédoute et 
que l'on détourne par des imprécations contre ses ennemis. Dans les impré- 
cations, on l'invoque volontiers comme « père des serments ». Ninib 
(Adar) et Nergal sont vénérés à côté d'Asour comme dieux de la guerre 
et de la chasse. Nabou a eu pendant un temps un culte prépondérant, 
une tentative fut même faite sous Ramman-Ninari III (811-782) pour lui 
donner la prééminence ; on a trouvé à Kalah plusieurs statues de Nabou, 
du règne de Ramman-Ninari; la dédicace de l'une d'elles se termine par ce 
conseil : « Postérité, ayez confiance en Nabou, et en nul autre dieu. » 
À côté d'Asour se place la souveraine de l'Assyrie, Istar. Elle n'est pas 
adorée seulement dans les deux villes de Ninive et d'Arbèles, comme on 
pourrait le conclure des expressions constamment répétées, Istar de 
Ninive et Istar d'Arbèles ', ce sont deux formes de la déesse, typiques et 
expressément distinguées dans les listes de dieux. En Assyrie, le caractère 
guerrier d'Istar prédomine. C'est la reine des combats et de la chasse, la 
déesse de la guerre. Une prière la représente vêtue de flammes. Son éclat 
est effrayant; elle fait tomber une pluie de feu sur la terre ennemie. Mais, 
de même qu'en Babylonie, elle est l'étoile bienfaisante du matin : c'est ce 
qui résulte à la fois des inscriptions et des représentations figurées. Elle 
précède l'armée. Avant une grande expédition, Istar d'Arbèles apparaît en 



150 HISTOIRE DES RELIGIONS 

songe, la nuit, a AsourJbanipal, qui l'a appelée à son aide; elle se montre 
à lui avec le carquois, l'arc et les flèches, tirant dû fourreau un glaive 
aigu; elle l'encourage par des paroles amicales, et lui promet de marcher 
devant lui. De même elle apparaît, encore en songe, avec les mêmes pro- 
messes, à l'armée d'Asourbanipal, avant le passage d'un fleuve difficile, 
que, pleines de confiance, les troupes ensuite traversent. Bien qu'en ces 
apparitions l'image de l'étoile du matin qui se lève à la fin de la nuit soit 
reconnaissable, ces inscriptions, qui sont relativement récentes, témoignent 
que l'idée astrale n'était pas dominante ; l'étoile du matin annonce seule- 
ment le voisinage de la déesse. Le titre de reine du ciel et des étoiles 
donné à Istar dans une prière assyrienne appartient à la théologie astrale. 
La différence entre l'Istar d'Arbèles, qui n'apparaît jamais que comme 
déesse de la guerre, et l'Istar de Ninive ressort clairement des inscriptions. 
La tradition qui établit un lien de parenté entre le culte de Ninive et le 
culte sensuel d'Ourouk peut avoir raison. Le nom de Ninive s'écrit comme 
le nom de Nina (Istar) dans les inscriptions de Goudéa. 

Avec la chute de l'Assyrie et la destruction de Ninive, les légères parti- 
cularités de la religion assyrienne disparaissent complètement. Il n'est 
plus nulle part question d'un dieu Asour. Le nouvel empire chaldéen hérite 
de la religion babylonienne, telle qu'elle s'est développée d'ailleurs sous la 
domination assyrienne; dans le culte de Mardouk et de Nabou, pratiqué 
par les souverains de cet empire, on voit que la religion reçue est un héri- 
tage babylonien. 



I 33. — Hymnes et prières. Les idées générales de la religion 

assyro-babylonienne *. 

Les hymnes et les prières babyloniennes sont en grande partie destinées 
à des cérémonies magiques. Ils nous sont parvenus dans des copies 
assyriennes. Quant aux originaux assyriens ils ne sortent pas du cycle 
des idées babyloniennes. Les hymnes y apparaissent comme des éléments 
liturgiques des opérations magiques. Mais le lien est complètement exté- 
rieur et laisse soupçonner qu'elles étaient primitivement des textes indé- 
pendants. Pourtant l'union de ces éléments semble remonter à l'époque 
babylonienne. Les hymnes, rhythmés et divisés en strophes, célèbrent 
une ou plusieurs divinités sur un ton très élevé. On y trouve dés chants 
dialogues entre le prêtre et l'orant. On a des hymnes qui s'adressent à des 
divinités astrales rarement mentionnées ailleurs. En général, la littérature 
religieuse est pénétrée d'idées démonologiques et astrologiques. Il faut 
conclure de là qu'un sacerdoce savant en est l'auteur. Une litanie incan- 
tatoire portait la suscription « tablette pour n'importe quel dieu » — note 
caractéristique, même si elle est du copiste assyrien. On désigne sous le 

1. BiBUOGBAPHiB. — Zimmem, Babylonische Busspsalmen, 1885;King, Babylontan magie 
and sorcery, 1895. 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 151 

nom de psaumes de la pénitence une espèce particulière d'incantations. Il 
faut ici remarquer deux choses. Le langage d'abord, qui Justifie leur nom : 
Forant invoque la divinité dans des appels émouvants, « comme une flûte, 
comme une colombe, comme les roseaux gémissants, comme une vache 
sauvage; les larmes sont sa nourriture, les pleurs sa boisson, aussi long- 
temps que la divinité sera irritée, jusqu'à ce qu'enfin elle lui dise : Paix à 
ton cœur. » Ces textes manifestent une conscience profonde du péché. 
C'est dans ses rapports avec sa famille, dans les actes de la vie Journalière, 
dans l'omission d'actes de bienfaisance ou de miséricorde, dans l'omission 
de cérémonies religieuses, que l'orant recherche la cause de sa peine, et 
c'est avec la plus profonde soumission qu'il présente sa prière ; ses péchés 
sont nombreux et il y en a de cachés qu'il ignore. Mais, pour apprécier 
la valeur morale et religieuse de ces psaumes, il faut considérer d'abord 
qu'ils sont sans exception provoqués par des infortunes, des maladies, etc. 
Le dieu s'est retiré, et maintenant les démons ont pris pouvoir sur 
l'homme, pour le torturer. La grâce du dieu miséricordieux, résultat 
recherché et espéré de la prière, n'est que la délivrance de la maladie. 
C'est ce que signifie la rémission des péchés. Guérir et pardonner sont 
des synonymes. C'est en partant de là qu'il faut Juger les concepts de 
faute et de péché, de miséricorde et de pardon. La colère du dieu prend- 
elle fin, la source des souffrances a tari. Que le dieu Jette de nouveau un 
regard favorable sur le malade, le prenne par la main, qu'il se mette à 
sa place, et le malade guérira. On trouve encore dans les psaumes de 
la pénitence une particularité que l'on rencontre également dans les 
Incantations. On y parle de la divinité de l'orant, sans nommer une divi- 
^ nité déterminée. Sa colère a causé le mal et sa colère doit être apaisée. 
Est-il question d'un dieu qui serait le protecteur particulier du malade, ou 
bien faut-il penser à des sortes de dieux lares ou de génies, il est impos- 
sible de le décider. Peut-être en général la mention pure et simple du 
(( dieu )) {ilu) doit-elle s'entendre de la même façon, ainsi dans les noms 
propres composés avec ilu : Amel-ili, Homme de dieu; Ismê-ili, Dieu a 
entendu. La conception d'un dieu intercesseur, qu'on rencontre très fré- 
quemment, est plus claire. Le dieu invoqué doit s'unir aux imères de 
Forant pour apaiser le dieu irrité. Comme dieu intercesseur, on voit appa- 
raître ou bien la divinité protectrice de Forant, ou une divinité quelconque 
du panthéon. En tout cas, la divinité auprès de laquelle elle doit inter- 
venir est une divinité de haut rang. La mention, dans les psaumes de la 
pénitence, d'un dieu inconnu, est-elle un symptôme de vague polythéisme? 
L'orant imagine que les fautes qui ont causé sa maladie peuvent lui être 
inconnues, et ajoute à l'énumération de toutes les fautes imaginables a les 
péchés que Je ne sais pas ». De même, parmi les divinités dont la colère 
poursuit peut-être l'homme, la divinité a que je ne connais pas » est nommée 
par précaution. — Tous les souhaits se résument en ceci : se rétablir, 
vivre longtemps, heureux comme un roi. En retour, on promet d'exalter 
le dieu secourable, d'enrichir son sanctuaire, de lui offrir des sacrifices. 
Ces faits répondent à la notion générale et primitive des dieux. Ce 



lo2 HTSTOIRB DES RELIGIONS 

sont les maîtres augustes du ciel (voir § 25), les forces de la nature sont 
les témoins, tous les Mens de la terre sont les présents des dieux. Mais 
immuables comme les dieux mêmes sont leurs lois. Ils veillent aux lois 
morales qu'ils ont établies; ils sont les juges, favorables à qui accomplit 
leurs volontés, terribles à qui les enfreint. Là conscience de la faute 
envers les dieux saints et augustes mène bien au delà des dispositions 
légales ordinaires pour la protection de la vie et de la propriété. Contre 
le crime des hommes les dieux soulèvent le déluge. On ne précise 
pas ici le motif, mais de la liturgie des incantations, nous tirons un 
aperçu des conceptions de la morale religieuse. Ce n'est pas seulement le 
tort fait au prochain qui est puni. Les dieux châtient l'omission de 
prescriptions rituelles ; celui qui néglige son dieu ou sa déesse, qui a levé 
pour prier une main impure, qui, malicieusement, légèrement ou fraudu- 
leusement, a violé son serment, celui qui a rompu un vœu ou refusé un 
sacrifice, les dieux se détournent de lui. Ils veillent aussi sur les rapports 
moraux avec le prochain. L'injustice et l'hypocrisie les irritent autant 
que les violences. Briser l'union de la famille est un crime particulière- 
ment grave. La destruction malicieuse de créatures est aussi punie par les 
dieux. Et lorsqu'ils sont irrités, lorsqu'ils détournent leur regard favo- 
rable, les joies de la vie s'en vont. Seule l'expiation peut détourner la 
colère des dieux. La vie et la mort sont entre leurs mains. D'innombrables 
noms propres attestent l'universalité de cette conception. Ce sont les 
dieux qu'on remercie de la vie et de sa durée. Le but des cérémonies reli- 
gieuses se réduit aux fins de la vie terrestre. Une longue vie est le plus 
beau présent des dieux, ensuite viennent l'abondance des biens de la terre, 
une nombreuse postérité et enfin tout ce qui met à l'abri des puissances 
ennemies. Les rois, favoris des dieux, demandent leur protection, un 
règne long et heureux, la domination sur tous leurs ennemis, et une 
descendance ininterrompue de rois. Inversement, les défaites à la guerre 
et les malheurs politiques, les maladies et la consomption, les épidémies, 
la mort subite, l'extinction de la famille sont des punitions des dieux 
irrités. Comme tous les actes privés et publics ont quelque chose de reli- 
gieux, il règne dans la vie babylonienne un sentiment profond de dépen- 
dance absolue et de résignation. Les calendriers liturgiques montrent 
combien les rois ont pris au sérieux leurs devoirs religieux. Car les céré- 
monies du culte, la construction et l'embellissement des temples, les sacri- 
fices et les jeûnes sont les œuvres agréables aux dieux. Ils habitent dans 
les temples, qui sont l'image de leur demeure céleste. Et l'on entend les 
attacher d'autant plus sûrement au siège de leur culte que leur temple est 
plus somptueux et plus riche, que leur image est plus magnifiquement 
ornée et que les offrandes sont plus abondantes. On ne doit rien changer 
aux fondations du temple. Les restaurateurs d'un temple cherchent sans 
se lasser, jusqu'à ce qu'ils aient découvert les anciennes fondations. Les 
statues des dieux, dans les temples, sont les garantes de leur présence, et, 
par suite, de leur protection. C'est un grand malheur national quand, dans 
une guerre, les vainqueurs ne se contentent pas de détruire la ville et son 



; LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 153 

temple, mais emportent l'image divine, et c'est une fête nationale, lorsque 
l'image d'une divinité enlevée depuis longtemps est ramenée dans sa 
demeure. On croyait que les dieux d'une ville détruite, étant privés d'abri, 
remontaient au ciel^ Bien qu'ils demeurent près de leurs adorateurs, dans 
leur pays, les dieux sont toujours conçus comme transcendants. Ils appa- 
raissent en rêve à leurs protégés pour les avertir du danger, les récon- 
forter, leur donner des ordres. Déjà Goudéa raconte des songes de ce genre, 
et les prières contiennent souvent la demande expresse de bons rêves. 

On évite de représenter les dieux par des images indignes d'eux. La 
comparaison des dieux à des chiens qui aboient aux pieds d'i\.nou, ou qui 
se blottissent au fond du ciel quand monte le déluge, est une exagération 
poétique destinée à exprimer fortement la suprématie de Mardouk. On se 
représente les dieux sous des traits humains; l'habitude de les symboliser 
par des figures d'animaux ne paraît pas être ici primitive. Dans certains 
cas même, il n'est pas douteux que la représentation symbolique des dieux 
par des animaux ne soit secondaire et ne vienne de leur assimilation aux 
signes du zodiaque. 

Le panthéon s'élargit continuellement. Les incantations surpassent 
encore les monuments historiques par le nombre des dieux énumérés. Car 
on est d'autant plus sûr du résultat qu'on n'en a oublié aucun. Asour- 
naçirpal (884-860 av. J.-G.) compte 6 500 dieux, avec 300 génies célestes et 
600 terrestres. Le nom du dieu a une importance capitale. Le nom d'Ea, 
inconnu de tous, même des dieux, est la clef merveilleuse de tous les 
secrets du monde des esprits. Peut-être faut-il expliquer ainsi le fait que, 
dans les incantations, on emploie la plus ancienne écriture idéographique 
des noms divins, et que des noms tombés en désuétude depuis longtemps 
reparaissent de nouveau. Le culte des astres et la magie se développent 
d'une manière surprenante. En particulier les phénomènes cosmiques 
acquièrent une importance religieuse, une foule d'idées superstitieuses 
s'y attachent. L'astrologie sacerdotale, qui reconnaissait l'harmonie des 
phénomènes qosmiques et l'ordre inaltérable du monde céleste, établis- 
sait un rapport entre ces phénomènes et les choses de la terre. Toutes 
les forces de la nature qui en détruisent la régularité, tous les accidents 
sont attribués à des démons. Bien que les lignes extérieures de cette reli- 
gion 'astrologique soient seules devenues populaires, elle a beaucoup agi 
sur les idées et les coutumes, et a exercé une'^^ande séduction sur le 
peuple. Les témoignages bibliques contemporains ne voient dans la reli- 
gion babylonienne que superstitions astrologiques et magiques, incanta- 
tions et divination. On se réunit la nuit sur la terrasse de la maison 
pour invoquer les astres ; le second Isaïe traite d'astrologues qui bayent 
aux étoiles les Babyloniens idolâtres. Mais le témoignage des prophètes est 
confirmé par les inscriptions de l'époque assyrienne. Jusqu'où remontent 
ces superstitions, nous ne le savons pas; en tout cas, les incantations que 
nous possédons n'appartiennent pas à la plus ancienne partie de la litté- 

i. * Ou bien ils mouraient. Cf. Zeitschr. f. Assrjr.. XVI, pp. 226 et 239. (I. L.) 



154 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

rature babylonienne. Le traité principal des présages astrologiques est bien 
attribué au roi légendaire de la Babylonie du nord, à Sargon, mais c'est 
peut-être une donnée fabuleuse destinée à augmenter l'antiquité des pré- 
sages. L'astrologie et la mantique remontent aux époques les plus reculées 
de la religion babylonienne ; nous les rencontrons déjà au temps de Goudéa. 
Un autre phénomène nous apparaît encore dans les développements 
récents de la religion babylonienne, aussi bien dans la liturgie que dans 
les documents historiques ; c'est la tendance à monarchiser le panthéon. 
En Assyrie, la forme du gouvernement y conduit tout naturellement ; chez 
les Babyloniens, la pensée religieuse prend d'elle-même cette direction. — 
Les incantations n'ont pas égard au panthéon ni à sa hiérarchie. Les 
dieux non invoqués sont en quelque sorte étrangers à la pensée du poète. 
La divinité spécialement visée ne semble limitée dans le développement 
'de sa puissance par aucune autre divinité, bien que sa généalogie soit 
donnée. Tous les titres imaginables lui sont attribués. Aucune autre ville, 
aucun autre temple n'est aussi magnifique que celui du dieu qu'on exalte. 
Le ciel et la terre et tous ceux qui y habitent servent la volonté de ce maître 
unique. A côté du nom de a maître », on lui donne celui de « créateur », 
et même le titre de « juge », qui appartient à Samas, et on lui attribue la 
•détermination des destins, fonction spéciale de Mardouk. « Qui est élevé 
dans les cieux? — toi seul es élevé. Qui est élevé sur la terre? — toi 
seul es élevé. » C'est en ces termes ou en des termes analogues que se 
terminent volontiers les hymnes. C'est à la même cause que se rattache le 
fait, qui ressort des inscriptions des rois d'Assyrie, que, à des périodes 
•différentes, des divinités différentes ont été l'objet d'un culte prépondé- 
rant. D'autre part on identifie les dieux les uns aux autres. La liste de 
dieux déjà mentionnée (voir § 28) contient, entre autres, les assimilations, 
suivantes pour les dieux Bel, Sin, Ramman et Ninib : Bel est Mardouk, 
pour la souveraineté et les décrets; Sin est Mardouk, qui illumine la nuit; 
Ramman est Mardouk de la pluie; Ninib est Mardouk de la nuit. Même s'il 
ne résulte pas de là que les autres dieux doivent être réduits à n'être que 
de simples manifestations de Mardouk, il en ressort cependant que leurs 
fonctions sont transmises à Mardouk. Les preuves de pareilles conceptions 
.■se multiplient à mesure que, le panthéon s'accroissant à l'infini, la hiérar- 
chie des dieux devint flottante. A l'époque du nouvel empire chaldéen, 
sous Nabouchodonosor et Nabonid, le culte de Mardouk et de Nabou a 
xejeté dans l'ombre celui des autres dieux. 



§ 34. — Le Culte*. 

Le sacerdoce babylonien a toujours eu une grande puissance. Les prê- 
tres sont les intermédiaires entre les dieux et les hommes, les maîtres de 

1. Bibliographie. — Sayce, Lectures onthe origin and groioth of religion [Hibb. Lect. 
1888); Joh. Jeremias, Die Cultustafel von Sippar, 1889; Zimmern, Beitrdge zur Kenntniss 
■der babylonischen Religion, 1896-1901. 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 155 

la science et les gardiens de la littérature sacrée; ils ont le monopole des 
rites mystérieux de la magie; aussi leur puissance, au cours des siècles, 
a-t-elle plutôt crû que diminué. Ils forment dans chaque ville une caste 
fermée, d'autant plus que le sacerdoce était héréditaire. Pour les diffé- 
rentes opérations du culte, il y avait différentes classes de prêtres. La 
division de Diodore de Sicile en sacrificateurs, purificateurs, exorcistes, 
augures, interprètes des songes, aruspices, est fondée. Leur richesse venait 
des offrandes. Les droits à payer aux temples étaient minutieusement 
fixés. Les archives des temples et la littérature des contrats montrent com- 
bien les livres étaient tenus exactement, et les temples régulièrement et 
richement pourvus. Les offrandes volontaires sont nettement distinguées 
des offrandes réglementaires. Sur les anciens cylindres sont représentées 
de nombreuses scènes d'offrande où figurent des prêtres. Les prêtres 
s'avancent devant l'image de la divinité et conduisent par la main le 
sacrifiant. Le prêtre doit être de naissance élevée. Les tares corporelles 
rendent impropre au sacerdoce. Avant les cérémonies du culte, le prêtre 
doit se purifier. Aucun sacrifice ne peut être offert par des mains impures. 
Les prêtres élevaient leurs successeurs dans leurs propres écoles. Il est 
donc vraisemblable que les traditions sacerdotales variaient suivant les 
villes. Ainsi s'expliquent les différences que présentent les divers récits de 
la création (voir § 35). A côté des prêtres, les inscriptions mentionnent 
aussi des serviteurs du temple d'ordre inférieur, chargés de la garde des 
édifices et des instruments sacrés, et, dans des cultes spéciaux, d'autres 
ordres de personnes sacrées. 

La qualification des jours était minutieuse. Les calendriers désignaient 
Jes jours qu'il fallait considérer comme des jours néfastes. On ne trouve 
aucune trace d'une fête du sabbat; le jour qui correspondait au sabbat 
juif semble plutôt avoir passé pour un jour de malheur. Les jours de 
changement de lune ont une grande importance. La plus grande fête était 
celle du nouvel an (voir § 28). La fête de Tammouz se relie au culte d'Istar 
(voir § 31). 

Le sacrifice se célèbre depuis la création du monde. C'est le tribut de 
l'homme aux dieux auxquels il doit la vie et les biens de la terre. La 
«cène, dans laquelle les dieux s'assemblent comme des mouches autour du 
sacrifice de Oum-Napistim et en flairent avec délice l'agréable odeur, 
montre sous une forme poétique la simplicité de la^conception : les sacri- 
fices sont considérés comme le repas quotidien des dieux. Dans les temples, 
on sacrifie régulièrement deux fois par jour, au lever du jour et à la 
tombée de la nuit, lorsque la lune paraît. Le sacrifice est un événement 
joyeux pour le sacrifiant. Un festin le suit; il est accompagné de musique. 
Il est le point culminant de tous les événements importants, heureux ou 
funestes; il sert de cérémonie propitiatoire au départ pour la guerre, il 
sanctifie la victoire, il termine la cérémonie de fondation des temples et 
■des palais; un sacrifice précède le départ pour la chasse, et un sacrifice 
consacre aux dieux le meilleur de son produit. Les libations sont 
usuelles. Le sacrifice le plus fréquent est le sacrifice d'action de grâces. 



156 HISTOIRE DES RELIGIONS 

On donne aux dieux la dîme de toutes les choses. De tout ce que produisent 
le ciel, la terre, la mer et les montagnes, on ofïrë"aux dieux une large 
part. Le meilleur du butin leur appartient. Chaque année on apporte les 
prémices des troupeaux. On sacrifie sans distinction toute espèce de bêtes, 
sauvages on domestiques, volatiles, poissons, et aussi des fruits, du miel, 
de l'huile. Seulement la victime doit être sans tache. Les animaux défec- 
tueux ne peuvent figurer que dans les opérations secondaires du culte. On 
sacrifie des animaux mâles, et on n'emploie les femelles que pour les rites 
de purification. Dans le sacrifice sanglant, l'idée d'expiation, d'apaisement 
du dieu irrité prédomine. Le sacrifice a une vertu purifiante. C'est pour- 
quoi il n'y a pas d'exorcisme sans sacrifice. On n'a pas d'exemples de sacri- 
fices humains dans le culte divin. Les scènes figurées où l'on a cru voir 
des sacrifices humains, ou qu'on a rapportées au rite de la circoncision, 
paraissent être mythologiques. Les sacrifices humains dont parle la Bible, 
offerts à Adrammelekh et Anammelekh dans Sepharvaim, sont dus sans 
doute à l'influence phénicienne. Par contre, des hommes sont immolés 
dans les cérémonies funèbres. Mais on n'a pas de preuve que ces immo- 
lations aient rien de commun avec le sacrifice souvent mentionné de la 
commémoration des morts, où les lamentations des femmes et la musique 
funèbre formaient un accompagnement rituel. Asourbanipal parle d'une 
de ces cérémonies sanglantes : « Les autres, je les égorgeai au pied du 
taureau colossal, où on avait assassiné mon grand-père Sennachérib, 
comme sacrifice funèbre pour lui )). Les cadavres sont jetés aux bêtes. Les 
notions qui se rattachent aux purifications et aux sacrifices de purifica- 
tion sont très étroitement mêlées à la magie (voir § 37). 



§ 35. — Création et Déluge. Cosmogronie ^ 

Le récit babylonien de la création est un mythe solaire dont le personnage 
principal est le dieu Mardouk. Mardouk devient roi dans le monde des 
dieux; ceux-ci à l'unanimité l'acclament; à lui sont confiées les tablettes 
du destin, comme prix de sa victoire sur le Dragon, et la première fête du 
Zakmoukou, consacrée à Mardouk, est, d'après le mythe, célébrée dans le 
ciel. Aussi le poème se termine-t-il par un dithyrambe en l'honneur de 
Mardouk. Les fragments conservés sont disposés en strophes. 

Quant au fond le voici : Anou, Bel et Ea forment la triade suprême, car 
ses ancêtres, à l'exception d'Ansar, disparaissent au cours de l'action. Les 
premiers dieux sortent par paires, mâle et femelle, à ce qu'il semble, du 

1. Bibliographie. — Jensen, Die Kosmologie der Babyloniei^ 1890; Lukas, KosmogO' 
nien der alten Vôlker, 1893. Traductions du récit de la création par Jensen, Kosmo- 
logie et Keilinsckriftliche Bibliothek, t. VI; Zimmern, dans Gunkel, Schôpfung und 
Chaos, 189S; Delitzsch, Das babylonische WeUschôpfungsepos, 1896; J. Haléyy, Recher- 
ches bibliques, t. I, 1895. — Traductions du Déluge : de Haupt, dans Schrader, Kei- 
linschriften und das Alte Testament, 1883, 2° éd.; Jensen, loc. cit. Zimmern, loc. cit. 
Halévy, loc. cit. . , 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 157 

chaos primitif. Des conceptions cosmogo niques et astrales servent de base 
au récit. Au commencement, il n'y avait ni ciel, ni terre, ni dieu, mais 
seulement les eaux réunies de l'océan et de la mère universelle, Tiamat, 
la mer primitive conçue comme chaos. Le premier couple divin fut formé 
de Lahmu et àe Lahamu; longtemps après vint le second, Ansar et Kisar, 
les principes mâle et femelle du ciel et de la terre. C'est d'eux que sortirent 
les autres dieux, la grande trinité, le fils d'Ea, Mardouk et les autres 
« maîtres du destin ». Les préparatifs de l'établissement d'un monde bien 
ordonné et la puissance croissante des dieux provoquent la guerre entre 
eux et Tiamat. Lahmu et Lahamu disparaissent alors tout à fait. Du côté 
de Tiamat se tiennent son époux Kingou et onze monstres créés par elle, 
horribles serpents pour la plupart. Le rapprochement avec le zodiaque se 
présente immédiatement à l'esprit. L'auxiliaire redoutable de Mardouk est 
en première ligne le dieu du feu, Gibil. C'est le combat de la lumière contre 
l'obscurité : si Kingou est aussi un dieu du feu, il représente le feu sou- 
terrain et destructeur. Son but est de détruire le dieu céleste du feu. Les 
grands dieux redoutent le combat. Mardouk s'y laisse entraîner, mais pose 
comme condition qu'il sera le maître dans l'assemblée des dieux et dans la 
« chambre des destins » (voir § 28, fête du Zakmoukou). Un festin est 
dressé pour les dieux, et qu'and les dieux transis de peur sont ivres, Ansar 
obtient leur consentement aux conditions de Mardouk. Ils le prennent 
pour roi ; « dépassant ses pères, il prit place comme souverain )). Un 
miracle, accompli par sa parole, confirme merveilleusement sa puis- 
sance * : un vêtement déployé devant lui disparaît et reparaît sur son 
ordre. Avec des armes magnifiques, le vent, l'éclair, le tonnerre, une 
-flamme ardente et un filet, il défait Tiamat et son armée après un combat 
terrible et reprend à Kingou les ;tablettes du destin que celui-ci avait volées. 
Puis il partage le corps de Tiamat; l'une des moitiés sert à délimiter le terri- 
toire des dieux. Des vents forment cet océan pour que l'eau ne puisse pas 
se répandre. Sur les eaux de l'abîme, Mardouk construit le palais céleste. 
Ensuite a lieu la création des étoiles qui divisent le temps, de la terre, 
des hommes et des villes (comme lieu de culte?), ainsi qu'il ressort de 
fragments tout à fait mutilés. On ne peut décider avec certitude si les 
hommes ont été créés par Mardouk seul. En tout cas, dans la tablette finale, 
il est appelé a celui qui a créé l'humanité ». Rappelons que dans deux 
autres circonstances, où Ea crée un messager des dieux, et arme un 
homme, les créatures sont faites d'argile. Le poème se termine par une 
exhortation au respect des dieux, qui prolonge la vie, et par la glorifica- 
tion du vainqueur, Mardouk, seigneur des dieux ^. 

1. Cette idée des effets merveilleux de la parole est fréquente dans le poème de la 
création. 

2. Des fragments d'autres récits de la création montrent que, dans les différentes 
écoles de prêtres, des traditions mythologiques différentes prévalaient. Ainsi peut 
s'expliquer la grande incertitude qui règne dans l'attribution des dieux aux étoiles, 
et dans les conceptions cosmologiques. Dans un de ces fragments de la création qui 
fait partie d'une incantation, le combat avec le dragon manque. D'abord il s'agit des 
demeures des dieux et des lieux de culte. Mardouk fait les hommes avec l'aide de la 



158 HISTOIRE DES RELIGIONS 

Le déluge fait partie des récits du Poème de Gilgames (voir § 38) ; il est 
raconté sur la mieux conservée des douze tablettes^ Oum-Napistim ^ est 
le héros du déluge. Il s'appelle à la fin Hasisatra, a le très judicieux, 
ou le (( très pieux- )) ; c'est le Xisouthros de Bérose. Ce qui a été dit d'une 
manière générale pour le poème de Gilgames vaut pour l'enveloppe 
mythologique du récit du déluge. Oum-Napistim raconte l'histoire du 
déluge à Gilgames, qui voudrait bien échapper comme lui à la mort et 
être mis au nombre des dieux. Il faut remarquer que la cause assignée à 
la destruction décidée par les dieux, ce sont les fautes des habitants de 
Sourippak, la ville légendaire de Ouin-Napistim. Ea révèle à Oum-Napistim, 
dans un songe, la décision des dieux, à leur insu. Sur son conseil et d'après 
ses données, celui-ci construit l'arche, la remplit de tous ses biens, y fait 
entrer toute espèce d'animaux et s'y enferme avec ses ouvriers et sa famille. 
Aux flots de la mer se joint la tempête venue du ciel; les Anounnaki bran- 
dissent des torches enflammées. Les dieux eux-mêmes se sauvent, pris 
d'une peur indicible, devant le déluge. Six jours et six nuits, la tempête 
fait rage : tous les hommes périssent. Alors Oum-Napistim ouvre une 
fenêtre ; aveuglé par la lumière, il tombe en pleurant. L'arche s'arrête sur 
la montagne de Nicir. Après sept jours, il fait partir un pigeon, puis une 
hirondelle : ces animaux, ne trouvant pas où se poser, reviennent. Un 
corbeau, lâché ensuite, ne revient pas. Alors Oum-Napistim et toutes les 
créatures quittent l'arche, et Oum-Napistim offre un sacrifice au sommet 
de la montagne. Les dieux flairent l'odeur et, comme des mouches, viennent 
en foule autour du sacrifiant. Bel lui-même arrive, lui qui avait déchaîné 
le déluge. Il voit avec colère qu'un homme et sa famille ont échappé. Mais 
Ea réussit à le calmer. Bel monte dans l'arche et, bénis par lui, Oum- 
Napistim et sa femme deviennent semblables aux dieux, et vont habiter 
au loin, à l'embouchure des fleuves. 

Les représentations cosmogoniques qui sont à la base de ces récits 
mythologiques, distinguent le monde céleste d'Anou, le monde terrestre 
de Bel et le monde souterrain d'Ea. Sous la terre est l'empire des morts 
(voir § 36). L'idée maîtresse, qui détermine la figure des trois mondes, est 
rendue exactement par Diodore de Sicile : la terre (montagne de la terre) 
a la forme d'une barque ronde, retournée. Sous l'écorce terrestre s'étend 
l'empire des morts. La concavité est le royaume d'Ea, qui domine sur les 
profondeurs mystérieuses de la mer, des sources et des puits. Le tout 
est entouré, comme d'une ceinture ou d'un serpent, par l'océan. La voûte 
du ciel, qui s'étend au-dessus de la terre, est séparée du monde terrestre 
par l'océan céleste. L'horizon en est la fondation^. Le soleil sort de l'in- 

déesse Arourou, à seule fin qu'ils bâtissent aux dieux des demeures plaisantes. Babylone 
est la ville sainte. Un troisième fragment place le combat contre le dragon à l'époque 
historique., Le dragon Tiamat menace les hommes et les dieux. Un dieu — Mardouk? 
— tue le dragon. Pendant trois ans et trois mois le sang du dragon coule jour et nuit. 

1. * Je substitue la transcription Oum-Napistim, ^ours de vie, à la transcription géné- 
ralement adoptée : Pir-Napistim, fruit de vie, qui est moins conforme aux habitudes 
des scribes assyriens et qui donne un sens moins satisfaisant. (G. F.) 

2. Les Assyriens parlent d'une montagne des dieux, lieu de naissance et résidence 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 159» 

térieur du ciel, sa demeure. Il y a deux portes, à l'ouest et à l'est, pour 
son lever et son coucher. Deux montagnes, la brillante à l'est, et la 
sombre à l'ouest, limitent sa course au dessus de la terre. Sous la mon- 
tagne de l'est se trouve le lieu de réunion des dieux : c'est là que, sous la 
présidence de Mardouk, ils fixent les destins. Le soleil commence sa course- 
en partant de la chambre des destins. L'idée que le dieu du soleil printa- 
nier, comme fils d'Ea, sort des profondeurs de l'eau, n'est pas en contra- 
diction avec cette conception. Dans le ciel fixe, les étoiles s'avancent par 
les routes assignées. 



§ 36. — La vie après la mort *. 

Le mauvais destin qui menace également tous les hommes est la mort. 
Personne ne peut y échapper, rien ne peut affranchir de la mort, et il ne- 
reste à l'homme que le droit de demander un délai, une longue vie et la 
vieillesse. Quiconque franchit les portes de la mort est perdu, suivant 
une loi immuable. Le monde des morts est sans joie, sans espoir; aucune 
lumière n'en éclaire la nuit profonde, tout y est pourriture, et il ne reste- 
de la splendeur terrestre qu'une ombre de vie misérable et lamentable. La 
poussière de la putréfaction s'étend sur le royaume des morts, la poussière- 
couvre la porte et le verrou, la poussière est la nourriture de ses habi- 
tants ; c'est ainsi que s'exprime le poème de la Descente d'Istar aux enfers. 
A l'ouest, à l'endroit où le soleil disparaît, se trouve l'entrée du monde 
des morts, du pays d'Où l'on ne revient pas. L'empire d'AUatou, la reine 
du monde souterrain, est décrit comme une grande ville avec un palais 
prodigieux. Sept murs entourent l'immense prison. Aucune lumière 
n'éclaire les morts. Leurs cris de douleurs retentissent dans l'obscurité. 
Ils vivent en un lieu d'horreur et de lamentation. Rois et prêtres, grands 
de la terre, succombent tous au même sort. Les morts paraissent nu& 
devant la terrible Allatou, flottants comme des ombres. Aucune différence 
entre le bon et le mauvais, tous ont le même sort. Il n'y a qu'une chose 
plus affreuse que de descendre dans le royaume des ombres : il est igno- 
minieux et terrible de rester sans sépulture. On nb^peut faire de plus 
grand mal à son ennemi que de lui refuser la sépulture ou de violer son 
tombeau. Les rites funéraires nous sont très mal connus. On n'a pas 
trouvé une seule épitaphe, et l'antiquité des tombeaux découverts n'est 
pas certaine. La crémation était la règle. Kouta, la ville de Nergal, était 
en ce sens la ville des morts. On pourvoyait les morts de nourriture et de 
boisson, et on offrait des libations sur les tombeaux. 

des dieux. Son sommet dépasse le ciel et sa racine plonge dans l'abîme de l'Océan. Une 
lumière, brillante comme celle des étoiles du ciel, illumine la demeure des dieux. 

1. BiBLioGRAPïiiE. — Alfred Jeremias, Die babylonisch-assyrischen Vo7^stelhingen vom 
Leben nach dem Tode, 18S7; Jensen, Die Kosmologie der Babylonier, 1890 ; Halévy, dans- 
la Revue de VHistoire des Religions, 1888, et dans la Revue sémitique, 1893 et suiv. 



160 HISTOIRE DES RELIGIONS 

Seuls des mythes nous renseignent sur ces sombres croyances. Un 
léger espoir perce dans les mythes de Tammouz et'd'Istar; d'autre part 
il y a l'île des Bienheureux ; puis on croit à la possibilité d'exorciser 
les morts. Au plus profond de l'empire des morts, soigneusement protégée 
contre les démons mauvais et envieux, se trouve la source de vie. Ailleurs, 
dans un endroit caché, croît la plante de jouvence et de vie. Lorsqu'Istar, 
devenue la proie du monde souterrain, est délivrée par une ruse des dieux, 
Allatou doit la faire asperger avec l'eau de la source de vie pour lui rendre 
la liberté. Oum-Napistim découvre à Gilgames le lieu caché où pousse la 
plante de vie; mais elle lui est ravie. Il obtient seulement de parler avec 
l'esprit d'Eabani, son ami, qui sort de terre comme un souffle de vent. 
Toutefois les conjurations des morts ne peuvent avoir pour objet que de 
fournir au mort une jouissance dont il est privé par ailleurs, ou bien 
d'évoquer les esprits. 

Deux êtres humains ont échappé, avec l'aide des dieux, au sort 
commun. Oum-Napistim et sa femme, immortels, mènent une vie divine 
dans l'île des Bienheureux. Seul celui qui ose, comme Gilgames, franchir 
les eaux de mort et affronter les dangers les plus terribles peut voir cette 
île des Bienheureux. Elle est en face de l'embouchure de l'Euphrate et du 
Tigre. Il y a là une source de vie qui rend la jeunesse. Seul Samas connaît 
le chemin qui y mène et le parcourt dans sa course journalière. Il est 
très vraisemblable que l'île des Bienheureux, quoique placée à l'embou- 
chure des fleuves, doit être cherchée à l'est, où est la source de toute vie. 

Un relief de bronze assyrien donne une représentation symbolique du 
monde souterrain qui, suivant la conception babylonienne, montre Funivers 
divisé en quatre parties : le ciel, l'air, la terre, l'enfer. Le revers est occupé 
par un monstre mâle, en forme de léopard, couvert d'écailles, muni de quatre 
ailes et d'une queue en forme de serpent. Le monstre regarde par-dessus un 
mur, le visage tourné vers la face, les pattes posées sur le bord supérieur. Sur 
le relief, on voit en haut les cieux avec les étoiles et les symboles divins. 
Au dessous, se trouvent sept figures à têtes d'animaux, qui soutiennent le 
ciel (peut-être les sept démons de la tempête, représentants de l'atmosphère). 
Le troisième registre montre une scène funèbre. Le mort est enveloppé et placé 
sur un lit. La fumigation sacrificielle représentée dans ce registre fait songer à 
une conjuration. Deux hommes-poissons, démons protecteurs, gardent le lit. 
De l'autre côté luttent deux mauvais démons, à côté d'eux se tient une figure 
humaine faisant un geste de bénédiction. Le dernier registre montre la rive 
de l'enfer. En bas nagent des poissons, à droite sont des arbres. Dans le coin 
supérieur toute sorte d'emblèmes (ou d'instruments?). Sur l'eau une barque, 
plus loin un cheval agenouillé. Une femme est à genoux avec une jambe sur 
l'animal, un pied sur sa tête. C'est une figure nue, à tête de chien, serrant 
dans chaque main un serpent; de jeunes lions tettent sa poitrine. Derrière elle 
se tient, la main droite élevée, un monstre ailé *. 

1. * On a déjà plusieurs variantes de ce monument; ce sont des charmes contre les 
revenants. 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS i61 



§ 37. — Incantations et Démonologie *. 

Nous donnons ici en appendice un rapide aperçu sur la magie. Pour 
la littérature religieuse des incantations, on se reportera au § 33. Les 
textes publiés fournissent une riche collection de matériaux. Les idées 
magiques ont été largement répandues dans le peuple et profondément 
enracinées. Pourtant, au point de vue religieux, elles sont d'importance 
secondaire. Elles répondent à une conception inférieure de la religion et 
à des besoins particuliers de la vie quotidienne. Les exorcistes, classe 
spéciale de prêtres, emploient dans leurs cérémonies des textes liturgiques 
qui, visiblement, n'ont pas été composés en vue d'opérations magiques. 
Dans le culte officiel, les incantations n'ont pas de place. On n'a point 
d'indice que les temples aient été en rapport avec la magie. La littérature 
des incantations elle-même a une double tradition sur l'origine des arts 
magiques : d'une part elle attribue la sorcellerie malfaisante aux peuples 
étrangers voisins, mais de l'autre la contre-magie bienfaisante vient 
d'Eridou. Quoique la magie se perde dans la nuit des temps, comme les 
plus anciens documents en témoignent, les incantations que nous possé- 
dons, et que nous ont transmises les Assyriens, sont d'une époque assez 
basse. Mardouk y est au premier plan. La triade Ea, Mardouk, Gibil 
(voir plus bas) appartient spécialement à cette littérature. Nabou est subor- 
donné à Mardouk, et apparaît dans la conjuration comme fils de Mar- 
douk, L'ordre des dieux et des couples divins invoqués est conforme à 
celui que l'on trouve dans les inscriptions des rois d'Assyrie. Quant à 
l'objet des incantations, ce sont les maladies du corps et de l'âme. Les 
causes de la maladie sont les mauvais démons, qui, par là colère de la 
divinité, ont pris pouvoir sur l'homme, ou bien les charmes et les maléfices. 
Parfois les dieux irrités se servent des démons comme vengeurs. Les mau- 
vais génies s'attachent particulièrement à détruire la vie de famille. Que- 
relles et disputes, haines, jalousies et calomnies font leur joie. Quand un 
homme es^t ensorcelé ou possédé, seule l'incantation, avec l'aide des dieux, 
peut rompre le charme. Le mauvais œil, l'imprécation^nagique, le souffle, 
la salive produisent l'ensorcellement. Mais aussi tout contact direct ou 
indirect, avec un ensorcelé peut ensorceler également. Le mal se glisse et 
lentement il exerce sa force destructive. On y oppose des préservatifs et 
des remèdes. En gros, les moyens de la sorcellerie et de la contre-sorcel- 
lerie sont les mêmes. C'est un principe d'opposer le même au même. On 
se sert de talismans, de pierres montées en pectoraux, d'amulettes portées 
au cou, qui éloignent la maladie, ou portent bonheur. Si un homme a été 
ensorcelé, il est impur et abandonné des dieux. Il est important pour lui 

1. Bibliographie. — Lenormant, loe. cit. Textes et traductions dans Halévy, Docu- 
ments religieux, 1882; Tallquist, Die assyrische Beschwôrungsserie Maklû, 1894; Zimmern, 
Beitrâge zur Kenntniss der bahylonischen Religion, 1896-1901 ; Vater, Sohn und Fûrspre- 
cher in der bahylonischen Gottesvorstellung, 1896; Fossey, La Magie assyrienne, 1902. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 11 



162 HISTOIRE DES RELIGIONS. ; ' 

de rechercher rorigine du charme ou la cause de sa maladie, pour trouver 
le charme contraire et offrir aux dieux les expiations qui conviennent. 
Alors interviennent les exorcistes. Les agents de la purification sont le 
feu, l'eau et l'huile, les onguents et les plantes médicinales. Le rite est 
accompli pendant que se récite la formule. La; nuit, qui est le moment où 
se déchaînent les influences démoniaques et magiques, est propice aux 
incantations. Deux grandes collections assyriennes de formules incanta- 
toires sont intitulées Combustion, du nom du plus puissant des moyens 
magiques. Un réchaud est installé auprès du lit du malade, et tandis que 
l'exorciste murmure la formule, toute espèce d'objets symboliques sont 
brûlés dans la flamme : plantes médicinales, fruits, graines, peaux dé 
moutons et de chèvres. De même que ces objets sont déchirés, puis livrés 
au feu, de même que la semence est détruite, que les fleurs et les fruits ne 
croîtront plus, que la laine ne pourra plus, devenir un vêtement, le charme 
doit être mis en pièces et consumé. Des torches éclairent l'opération. Au 
lieu de la combustion symbolique, ou en même temps, on accomplit 
d'autres opérations du même genre. Le possédé est lié avec : une corde 
magique, puis celle-ci est dénouée. Des images d'argile, de bitume, de 
farine, de cire, de bois, qui représentent le mauvais esprit, ou le sorcier, 
ou la sorcière sont dressées, puis mutilées, détruites, brûlées, jetées dans 
le fleuve, enterrées sous les dalles de la porte, ou portées. dans le cime- 
tière. Les images des dieux ou des divinités protectrices sont placées 
auprès du lit du malade, à droite et à gauche, mais aussi des images des 
démons, horribles et grotesques. Des sacrifices et des libations sont offerts. 
Aussi importantes que les rites de combustion sont les ablutions. De l'eau 
pure, quand c'est possible, de l'eau sacrée du Tigre ou de l'Euphrate, et 
de l'huile pure sont ici employées. L'impureté est reportée sur elles 
comme sur l'objet brûlé ; elles doivent la laver. Par le moyen des charmes 
et des purifications, l'impureté est repoussée dans le désert, le lieu pur (par 
antiphrase) où les démons habitent. Si l'incantation réussit, l'homme est 
remis aux mains propices de son dieu. 

Parmi les dieux innombrables qui sont invoqués contre les démons et 
les sorciers, les dieux de la lumière tiennent manifestement le premier 
rang: Samas, qui, comme soleil levant, doit chasser les fantômes des 
esprits de la nuit; Sin, le gardien et l'illuminateur de l'ombre delà nuit; 
Istar et Tammouz, son époux. Mais le principal rôle dans les incantations 
et les purifications est joué par la triade spécialement rnagique ; Ea, Mar- 
douk et Gibil. La relation de ces dieux avec les purifications saute aux 
yeux. Ea est le seigneur de tous les secrets, le grand magicien, à qui rien 
ne peut être caché, il est le seigneur des sources cachées et vivifiantes. 
Mais Ea est trop haut et trop loin pour agir lui-même. On se contente 
d'écrire sur le réchaud son nom à l'action mystérieuse. A sa place inter- 
vient son fils Mardouk aussi sage qu'Ea, dont il partage les secrets. Grand- 
prêtre des incantations, il apporte l'eau de la purification. Il se tourne vers 
Ea dans les cas difficiles, et Ea l'envoie pour accomplir l'exorcisme. A ces 
deux divinités se joint Gibil. Parfois Nouskou remplace Gibil, et Nabou, 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 163 

Mardouk. Dans l'élément sacré de Gibil, le feu, on brûle toute impureté; 
devant le feu, l'ensorcellement et son auteur reculent. Il est sans conteste 
le plus puissant parmi les dieux invoqués dans les incantations. Quand 
il est nommé avec Ea et Mardouk, il est nommé le troisième et invoque 
la médiation de Mardouk, comme Mardouk celle de son père Ea. Une 
invocation expose très naïvement comment Gibil va au lit de Mardouk lui- 
même pour l'interroger sur le secret des sept démons, et comment Mardouk 
va apprendre le secret de son père Ea , avec les instructions pour les exorciser. 
Les sept mauvais esprits appartiennent à la grande armée des démons. 
« Nulle part ils ne sont connus, au ciel et sur la terre ils sont insondables », 
dit une incantation. Toutes les terreurs, toutes les souffrances, toutes les 
forces destructrices, toutes les maladies, tous les malheurs sont person- 
nifiés en eux. Ils sont nommés les dieux de la tempête, et comme la tempête 
ils fondent sur l'homme et le bétail. Ce sont des produits de l'enfer, ils 
ne sont ni mâles ni femelles. Ils viennent de dessous terre, des profon- 
deurs des sources. « Ils sont nés dans la montagne du couchant, ils ont 
grandi dans la montagne du levant. » Ils gardent dans l'empire des morts 
la source de vie. De préférence, ils se tiennent dans les lieux déserts, sinis- 
tres et incultes. De là ils se précipitent, et, comme l'ouragan, font rage aux 
quatre points de l'horizon. Ils. viennent avec l'obscurité, l'inondation, la 
maladie et la mort, messagers de Bel quand il détruit l'humanité, messa- 
gers de Ramman quand il se déchaîne en torrent sur la terre, serviteurs 
de la sorcière dans ses maléfices. Comme l'herbe ils couvrent la terre, 
comme des serpents ils s'y cachent, ni portes ni verrous ne les arrêtent, 
ils sont sans pitié. Ils sont carnassiers et buveurs de sang ; ils frappent les 
hommes à tous les membres, ils leur apparaissent sous forme de fantômes 
et de revenants, les hantent de cauchemars, amènent la peste et la fièvre, 
crachent leur venin, vous couvrent de bile, enchaînent les mains et les 
pieds, et apportent la mort. Ils rampent dans les étables, funestes aux 
animaux domestiques; ils chassent l'oiseau de son nid. Rien dans le 
ciel ni sur la terre n'est à l'abri de leurs coups. Ils s'attaquent même aux 
dieux. Mais à côté de ces méchants esprits, il y a aussi des génies bienfai- 
sants et protecteurs, qui éloignent les premiers et les ^pourchassent. Aux 
portes des temples et des palais on les représentait sous la forme de 
taureaux (séc^OM et lamassou). Ils doivent garder la maison et la ville, et 
les protéger contre l'attaque malfaisante des démons destructeurs. Ils 
défendent aussi l'entrée du monde souterrain. 



164 HISTOIRE DES RELIGIONS 



§ 38. — Légendes divines et liéroïques^ 

De tous les poèmes babyloniens que nous connaissions, le plus impor- 
tant est l'épopée de Gilgames ^ [Izdoubar). L'épopée est un mythe solaire, 
comme les légendes d'Etana, de l'oiseau Zou, d'Adapa. Il faut ajouter à 
la liste la légende sur l'enfance du vieux roi Sargon de Babylone. Les 
douze tablettes de l'épopée de Gilgames correspondent aux douze signes 

V 

du zodiaque. Samas est le protecteur du héros. C'est à lui — dit une 
hymne au « dieu Gilgames )) ~ que Samas a remis le sceptre et le pou- 
voir, et, comme un dieu, il est le juge des esprits de la terre. Une autre 
incantation l'invoque comme « maître des enchantements ». Comme 

V 

Etana, protégé de Samas, et Ner (mentionné comme héros dans un 
catalogue babylonien d'épopées) habitent en tant que dieux le monde 
souterrain, il est à penser qu'il en est ainsi pour Gilgames. L'épithète de 
maître des enchantements et de juge des esprits terrestres s'accorderait 
d'ailleurs avec cette hypothèse. L'épopée conservée dans une copie assy- 
rienne remonte à une très haute antiquité, comme le montrent le nombue 
des scènes tirées de l'histoire de Gilgames, figurées sur d'anciens cylindres 
babyloniens. La conception des dieux y est très naïvement anthropomor- 
phique. On y raconte des rêves où les dieux conversent avec leurs favoris. 
A la tête du panthéon est la triade divine Anou, Bel et Ea, et celle de Sin, 
Samas et Istar. L'action se passe principalement à Ourouk. Une invasion 
des Élamites en Babylonie forme le fond historique. Des fragments con- 
servés on peut tirer le récit suivant : La ville d'Istar, Ourouk, est dans 
la plus grande détresse. Depuis plusieurs années, elle est assiégée par les 
Élamites. Les dieux sont délaissés, ils se changent en mouches et vont 
bourdonnant dans les rues. Alors paraît Gilgames, le héros sauveur. Il 
est irrésistible, il entraîne jeunes gens, jeunes filles et femmes dont les 
parents courent anxieusement implorer contre lui le secours de la déesse 
de la ville. Ils s'adressent à Arourou, qui l'a engendré. Et Arourou, sur 
leur prière, crée Eabani, être difforme, tout couvert de poils, qui doit com- 
battre contre lui. Il vit avec les troupeaux des champs et se nourrit 
d'herbes et de plantes. Pour l'attirer à Ourouk, une hiérodule d'Istar le 
séduit. Elle lui parle de Gilgames et lui demande de se mesurer avec lui. 
Avant d'aller à Ourouk, il essaie ses forces contre un lion. Mais au lieu de 
combattre Gilgames, il fait amitié avec lui dans Ourouk. Les dieux eux- 
mêmes favorisent le pacte. Samas retient Eabani dans Ourouk au moment 
où Eabani désire retourner au désert. Il doit avec Gilgames anéantir le 

i. Bibliographie. — A. Jeremias, Izdubar-Nimrod, 1891; E.-T. Harper et Jastrow, dans 
les Beitr. zur Assyr. und vergl. semit. Sprackw., II, 1892-1896; Zimmern, dans Gunkel, 
op. cit; Jensen, KeiUnschriftlicfie Bibliothek, t. VI. 

2. On a lu longtemps Izdoubar le nom du héros, et cherché dans ce nom celui du 
Nimrod biblique. Un texte donne Pégalité ïzdouba7^=.Gilgames. L'épopée de Gilgames 
n'a rien à voir avec la légende de Gilgamos connue par Elien. L'égalité Izdoubar= 
Gilgames n'exclut pas une parenté de Gilgames avec le Nimrod biblique. 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 165 

conquérant élamite jffumbaba , l'ennemi d'Ourouk . Effectivement ils 
délivrent la ville, gumbaba habite au milieu d'une forêt de cèdres, mysté- 
rieuse et sainte, séjour divin que Bel a entouré de terreur. Un triple songe 
leur annonce la victoire. lïumbaba succombe dans la lutte et Gilgames est 
couronné roi d'Ourouk. Istar devient amoureuse du héros. Elle s'offre à 
lui avec de séduisantes promesses de domination. Mais Gilgames repousse 
toutes ses propositions : l'amour d'Istar, dit-il, a toujours causé la mort 
de ses amants. Les allusions contenues dans la réponse de Gilgames 
doivent toutes se rapporter à des événements mythologiques ; celle qui est 
relative à son amour pour Tammouz est la seule qui soit claire. A l'oiseau 
Alalla, elle a cassé les ailes, et maintenant il crie lamentablement dans les 
bois : Kaypî (Mes ailes ! ) ; elle a maltraité un lion et un cheval créés iDar la 
déesse Silili; elle a changé en tigre un berger, et les autres bergers le 
chassent avec leurs chiens; elle a changé un géant en pygmée. Furieuse 
de l'affront, Istar se plaint à son père Anou. Gilgames doit périr. Pour sa 
perte, Anou créera un taureau céleste, sinon elle détruira tout. Anou donne 
satisfaction à sa fîlie. Mais Gilgames et Eabani tuent la bête terrible. Ils 
offrent les cornes à Samas et raillent Istar qui maudit les héros. Dans 
Ourouk on offre en l'honneur de leur victoire une grande fête. Ici une 
lacune considérable; la septième tablette manque presque entièrement. 
Eabani est tué, certainement à l'instigation d'Istar. Gilgames est atteint 
de la lèpre, par suite de la malédiction de la déesse. Il gémit sur la mort 
de son ami et cherche à éviter pour lui-même ce sort funeste. Il ne mourra 
pas comme Eabani. Alors il se souvient de son grand aïeul, Oum-Napistim, 
auquel les dieux ont accordé l'immortalité. Il l'interrogera. Il se rend donc 
à l'île des Bienheureux. Des lions lui barrent la route. Il arrive Jusqu'aux 
terribles hommes-scorpions qui gardent le passage obscur qui conduit à 
travers la montagne Masu aux eaux de mort. Leur regard l'étourdit. Sur 
sa demande enfin ils lui ouvrent la porte. Après une longue marche à 
travers l'obscurité' la plus profonde, il atteint la mer. Il voit un parc 
splendide. Des arbres aux fruits de pierres précieuses, aux rameaux de 
cristal, réjouissent son cœur. Une reine de la mer, Sabitu, qui habite un 
palais sous-marin, l'avertit de l'impossibilité d'aller pltbs loin sur une mer 
infranchissable : seul Samas connaît le chemin. Par compassion, elle lui 
montre enfin la route qui conduit au passeur qui peut le mener sur les 
eaux de mort jusqu'à la plaine des bienheureux. Après un voyage fatigant 
de quarante-cinq jours, ils arrivent à 1' « eau de mort », et enfin à l'île des 
Bienheureux. Du bateau, il annonce son malheur à son aïeul. Oum- 
napistim ne peut lui donner aucun avis. Contre la mort, que les dieux 
ont fixée, la lutte est vaine. Mais Oum-Napistim est immortel. « Dis-moi, 
comment as-tu obtenu la vie dans l'assemblée des dieux? » A cette question, 
Oum-Napistim lui répond par l'histoire du déluge (onzième tablette, voir 
§ 35). Il ne peut lui procurer qu'une chose, la guérison de sa lèpre. Gil- 
games, à ces mots, tombe dans un profond sommeil. Oum-Napistim 
l'enchante et lui donne à manger un mets magique. Puis le passeur le 
mène à la source de purification, où il devient pur comme la neige. Au 



166, HISTOIRE DES RELIGIONS 

départ, Oam-Napistim lui apprend encore où croît Ig.. plante de vie, qui 
rajeunit l'homme. Il l'atteint après, beaucoup de fatigues, mais elle lui est 
prise par un lion. Tristement il revient à Ourouk, renouvelant ses lamen- 
tations pour l'ami perdu, qui n'a pas été enlevé par une maladie, ou dans 
un combat, mais qu'a ravi mystérieusement le monde souterrain. Enfin 
il obtient par ses pleurs qu'Eabani lui apparaisse. De la fin il reste encore 
quelques paroles échangées entre Gilgames et Eabani. L'esprit du mort 
estime heureux celui qui, après une mort héroïque, est enterré par son 
père, sa mère et son épouse, et plaint le triste sort de celui dont l'âme 
n'est honorée de personne. 

Un autre héros épique, Etana, est sous la protection particulière de 
Samas; différents textes le désignent comme un dieu du monde souter- 
rain. Ni le commencement, ni la fin du récit ne sont conservés. Etana 
sacrifie à Samas avant la naissance de son fils et lui demande la plante 
merveilleuse qui facilite l'accouchement. Samas l'adresse à l'aigle. Il le 
trouve, assis au milieu de ses petits attentifs, et leur apprenant les secrets 
du dieu du soleil; il lai demande la plante d'accouchement. Un autre 
fragment raconte les prouesses d'Etana, son ascension dans le ciel, sur le 
dos do l'aigle. Celui-ci engage Etana à tenter le voyage avec lui. Monté 
sur l'aigle, il s'élève et se dirige, à travers le royaume d'Anou, Bel et Ea, 
jusqu'au trône de la déesse Istar. D'en haut, l'aigle montre à Etana le 
monde à leurs pieds : la terre émerge, comme une grande montagne, de 
la mer qui l'entoure comme une ceinture. Plus haut encore, la mer n'est 
plus qu'un abreuvoir. Us arrivent au ciel d'Anou, Bel et Ea. Mais l'aigle veut 
le porter au trône d'Istar, dans un vol téméraire. En vain Etana l'avertit. 
Tous deux sont précipités. La fin manque. L'histoire de l'aigle et du ser- 
pent a-t-elle quelque rapport avec la première, on peut se le demander. 
L'aigle a détruit le nid du serpent et mangé ses petits. Celui-ci se plaint à 

V 

Samas, le vengeur de toutes les injustices, et le dieu lui indique comment 
il pourra se venger. Sur une montagne se trouve le cadavre d'un bœuf 
sauvage. Qu'il s'y cache et attende. Ce que Samas a prévu arrive. L'aigle 
accourt avec d'autres oiseaux et ses petits, pour se repaître. Il a bien 
un soupçon, mais comme les autres oiseaux mangent tranquillement, il 
s'enhardit. Seul un aiglon, At7mhasis a( le très habile )), l'avertit encore 
que le serpent pourrait être caché à l'intérieur. L'aigle épie soigneusement 
le cadavre, mais n'y voyant rien de suspect, se met à becqueter la cha- 
rogne. Le serpent surgit alors et prend l'aigle par l'aile. Ses prières ne lui 
servent de rien, car si le serpent le laissait aller, il serait coupable devant 
Samas. Ainsi la vengeance l'atteint. 

La signification de la légende ou du mythe d'Adapa est tout à fait incer 
taine. Elle est étroitement apparentée aux mythes du soleil, car elle raconte 
un acte d'Adapa qui a pour résultat l'arrêt soudain de la végétation du 
printemps. Mais le centre du mythe est tout autre : Adapa, le héros du 
récit, est près de devenir immortel, mais il perd l'immortalité. Qui est 
Adapa? Dans le mythe, il s'appelle une fois fils d'Ea. Mais le vent du sud, 
auquel il casse les ailes, est aussi fils d'Ea. A un autre endroit, il s'appelle 



LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 167 

zer amêluti, fils de l'homme. Anou justifie son dessein de le rendre immortel 
par la raison que lui, un homme impur, a vu l'intérieur du ciel et de la 
terre. Il peut donc, comme favori des dieux, s'appeler fils d'Ea et demeurer 
dans son royaume. En tout cas le mot d'Anou est remarquable, car il 
explique l'apothéose d'Adapa. Adapa, filis d'Ea, raconte la légende, pêche 
dans une mer unie comme une glace. Le vent du sud se lève et le jette 
dans la mer. Furieux, Adapa lui casse les ailes. Pendant sept jours le 
vent du sud ne souffle pas. Lst végétation s'arrête; Tammouz, le dieu du 
printemps, et Gis-zi-da courent au ciel d'Anou. Anou furieux appelle 
Adapa à son tribunal. Ea l'a prévenu et lui a donné des instructions sur 
la conduite qu'il doit tenir. Il doit mettre des vêtements de deuil. Quand 
les deux divinités venues de la terre lui demanderont pourquoi, il doit 
répondre, évidemment pour les adoucir : « Deux divinités ont quitté la 
terre »; alors elles intercéderont pour lui auprès d'Anou. Anou l'héber- 
gera, mais il lui offrira une nourriture et une eau de mort; il doit les 
repousser. Tout arrive ainsi qu'Ea l'a prévu. Il ne s'est trompé qu'en une 
seule chose. Anou, apaisé par les deux dieux et les excuses d'Adapa, lui 
offre la nourriture et l'eau de vie pour rendre immortel celui qui a vu le 
ciel et l'intérieur de la terre. Suivant l'avis d'Ea, et pour son malheur, 
Adapa refuse ce qui lui est offert. Il a perdu le présent des dieux. — La 
légende d'Adapa ne provient pas des copies assyriennes de la bibliothèque 
d'Asourbanipal, mais de Tell-el-Amarna. 

De même que le vent du sud et les dieux des nuées et des tempêtes en 
général, le dieu Zou est conçu comme un oiseau. Le mythe de Mardouk 
volé par Zou est transparent : le soleil du matin est à son lever voilé 
de brumes. Bel, c'est ainsi que Mardouk s'appelle dans la légende, est 
épié par Zou dans sa demeure. Le dieu jaloux désire les insignes du pou- 
voir, la couronne, le manteau et les tablettes du destin, et forme le projet 
de les ravir pour pouvoir fixer le destin des dieux. Il se cache devant 
la salle des destins, sous la montagne du lever du soleil, attendant le 
lever du jour. Tandis que Mardouk verse les eaux brillantes (l'aube), met 
sa couronne et s'assied sur le trône, il lui enlève les tablettes du destin-, 
et s'enfuit avec elles dans la montagne. Il s'ensuit un d^ordre horrible. 
Brûlant et consumant, les rayons du dieu irrité tombent sur la terre. En 
vain Anou ordonne à son fils Ramman, le maître des vents, de reprendre 
au ravisseur les fameuses tablettes, en vain il lui promet la première 
place parmi les dieux. Ni lui ni un autre dieu ne peuvent tenter cette 
entreprise hasardeuse. Le texte s'interrompt ici. 

Un mot encore sur le mythe du dieu de la peste, Dibbara (lecture conven- 
tionnelle). Il a une base historique; il s'agit d'une calamité qui frappa les 
villes babyloniennes. D'un discours de Dibbara, qui est l'auteur du fléau, 
il résulte que les péchés des hommes ont provoqué ce châtiment. Mais la 
fureur de Dibbara est sans mesure et Mardouk, Samas et Istar sont furieux 
de la dévastation de leurs villes, Babylone, Sippara et Erek. 

Un catalogue d'épopées énumère entre autres l'épopée du dieu Ner, qui 
est comparé, dans l'épopée de Gilgames, au difforme Eabani. On n'a encore 



168 - HISTOIRE DES RELIGIONS 

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rien trouvé de cette épopée. Ce qu'on sait de Ner montre qu'il est un dieu 
des champs. 

La légende du roi babylonien Sargon nous ramène en pleine histoire. 
Il est le fondateur du temple d'Anounit à Agané (voir § 25). La légende 
conservée dans une copie assyrienne d'Asourbanipal fait supposer que 
Sargon a été, comme fondateur légendaire de l'empire, un héros national. 
Il n'a pas connu son père; sa mère l'a mis au monde en cachette. Elle met 
l'enfant dans un berceau de jonc qu'elle garnit de bitume et l'abandonne 
au courant qui l'emporte. Un porteur d'eau pris de pitié recueille l'enfant 
et l'élève comme son fils. Il travaille comme Jardinier, il conquiert l'amour 
d'Istar. Avec son aide, il devient roi de la Babylonie et réside dans Agané. 

Ainsi le mythe débouche dans l'histoire. Dans les deux premiers mythes 
de Gilgames et d'Etana, la fin ne peut être établie avec certitude, et dans 
le mythe d'Adapa, la signification générale est douteuse, en sorte que leur 
origine reste obscure et que l'on ne sait si l'on peut conclure de ces 
mythes héroïques à un culte primitif des ancêtres. Il est vraisemblable 
qu'il s'agit ici de faits héroïsés par le souvenir populaire et de héros 
divinisés, plutôt que de dieux primitifs descendus au rang de héros 
populaires. 



CHAPITRE VII 
LES SYRIENS ET LES PHÉNICIENS 

Par le J)'' Fr. Jeremias. 



39. Généralités. — 40. La Syrie; les cultes suprêmes. — 41. Phénicie. 
Sources. Caractère de la religion phénicienne. — 42. Dieux et cultes locaux 
de la Phénicie. — 43. Le culte et les croyances religieuses. 

§ 39. — Généralités. 

Le domaine des Sémites occidentaux s'étend entre l'Euphrate et la 
Méditerranée : leurs voisins, au nord, sont les Hittites et les peuples de 
l'Asie Mineure. Syriens, Phéniciens, Chananéens, Philistins ont des con- 
ceptions religieuses et des pratiques rituelles en beaucoup de points analo- 
gues : le fond de ces cultes sémitiques est un naturalisme à forme poly- 
théiste. Les dieux sont les maîtres du ciel et de la terre; ils trônent dans 
le ciel et, sur terre, sont les seigneurs du pays ou de la ville dans laquelle 
ils sont spécialement adorés. Leur puissance vivifiante et destructrice se 
manifeste mystérieusement dans la diversité des phénomènes naturels. 

En raison de l'extrême émiettement politique des Sénaites de l'Ouest, 
aucun des peuples qui composent le groupe n'a pu constituer de sanctuaire 
national qui fût un centre. Mais leurs cultes présentent de nombreux traits 
communs, et les grands sanctuaires comme les simples lieux sacrés mon- 
trent une égale simplicité de formes, naturelle à des populations voisines 
de l'état nomade. C'est sur les hauteurs qu'on est le plus près de la 
divinité; aussi est-ce là qu'on l'adore le plus volontiers, et le culte des hau- 
teurs s'est maintenu jusqu'à une date récente. Les dieux exercent leur 
action aux points où se manifeste l'énergie créatrice d'une force naturelle : 
les sources, les lacs, les arbres sacrés sont des lieux du culte. Les temples 
phéniciens et syriens étaient petits : à côté du sanctuaire qui renfermait 
l'image divine s'étend le territoire sacré qui tient, dans le culte, une grande 
place. Souvent le temple s'élevait dans le voisinage d'une source, d'une 
rivière ou d'un étang, ou était entouré de bosquets sacrés. Les arbres 
sacrés jouent un rôle important; l'ccaschera)) nest originairement pas 



170 ' HISTOIRE DES RELIGIONS 

autre chose : c'est un pieu fiché en terre qui désigne l'eiidroit où la divinité 
manifeste son pouvoir. De même, les pierres sacrées (bethel, paiTuXtov), 
que l'on oignait d'huile et de sang, étaient considérées comme des rési- 
dences permanentes de la divinité qui s'était manifestée à l'endroit où 
elles étaient érigées. Parfois les dieux sont représentés sous des formes 
hideuses, ou bien caractérisés par des figures animales grossières; ces 
essais d'un art imparfait tendent à mettre en évidence le caractère essentiel 
de la divinité. Gomme on avait plutôt lieu de redouter le pouvoir destruc- 
teur des dieux que d'espérer de leur bienveillance une intervention désin- 
téressée, le culte est surtout destiné à désarmer leur hostilité possible. 

Les institutions du culte et les rites étaient très voisins d'un peuple à 
l'autre, comme le montrent les récits de la Bible sur les cultes phéniciens 
et chananéens, et les renseignements que nous possédons sur Hiérapolis 
et les sanctuaires phéniciens. Mais les documents indigènes sont d'une 
époque de syncrétisme si tardive qu'il est impossible de déterminer les 
effets de l'influence égyptienne et babylonienne et de l'action que les 
groupenîents voisins ont pu exercer les uns sUr les autres, par conséquent, 
de discerner ce qui est original et primitif. En ce qui concerne les Chana- 
néens et les Philistins, nous ne possédons, en dehors de la pierre de 
Mesa*, aucun document original; notre exposé devra donc se limiter à la 
religion des Araméens et des Phéniciens. 



§ 40. — La Syrie; les cultes suprêmes^. 

Le développement historique des Sémites occidentaux n'a pas abouti, 
comme en Babylonie, à la constitution d'une unité nationale ni, par suite, 
à la fixation d'un système religieux stable. Les différentes tribus ara- 
méennes, notamment, ont eu les destinées les plus dissemblables. Les con- 
ditions naturelles sous l'influence desquelles leur religion se forma étaient 
très diverses : si leurs territoires occidentaux, voisins de la Phénicie, 
étaient remarquablement fertiles, le plateau qui borde l'Euphrate à l'ouest 
est très pauvre. Dès une haute antiquité, les Araméens vivaient à l'état 
nomade dans la Mésopotamie septentrionale : les inscriptions assyriennes 
du xive siècle parlent de combats livrés aux Araméens de cette région, et 
ceux-ci ont toujours tenté d'étendre leur domaine vers la Babylonie et 

1. * Des nombreux travaux consacrés à la stèle du roi Mesa de Moab, les derniers en 
date sont de J. Halévy (Revue sémitique, 1901) et de Lagrange (Revue biblique, 1901). 
Sur Kamos, le dieu national moabite, voir l'article « Kemosch >» (Baudissin) dans la 
Realency klopâdie de Hauck. (I. L.) 

2, Bibliographie. — En dehors des ouvrages de Vogiié et de Le Bas et Waddington 
sur Palmyre, il faut citer les ouvrages de Scholz, Baudissin, Bœthgen, Tiele (déjà 
mentionnés aux §§ 23 et 24), et l'article Atargatis du comte W. Baudissin dans la 
Realency klopâdie fiXr protestantische Théologie und Kirche, 2® éd., dirigée par A. Hauck, 
1896. — Les inscriptions araméennes sont réunies dans le Corpus inscriptionum semiti- 
carum, II, t. I, 1, 1889, et t. II, 2, 1893. — Sur les inscriptions de Teima et de 
Sindjirli, voir Siiz.-Ber. der Berl. Akad. der Wiss., 1884 et 1886, et Halévy, Beuwe 
sémitique, 1893. 



LES SYRIENS ET LES PHÉNICIENS 171 

l'Elam. Ils se sont répandus vers l'ouest, jusqu'au Liban; du côté du sud, 
Jusque dans FArabie intérieure. Hamath, Damas et Palmyre furent leurs 
grands centres politiques. Les restes tardifs de la religion syrienne nous 
font entrevoir un culte naturaliste né sur un sol fécond. Mais la disper- 
sion des tribus et l'absence de toute unité politique ont empêché la forma- 
tion d'un panthéon syrien. Les royaumes de Syrie ont toujours servi de 
passage aux expéditions guerrières de l'Egypte et de l'Assyrie; Damas 
et Israël ont été sans cesse en lutte. Les Syriens ne purent opposer qu'une 
faible résistance aux attaques du puissant empire assyrien. Les débris de 
la religion syrienne portent l'empreinte de son influence : l'action réci- 
proque des deux civilisations babylonienne et syrienne remonte, comme 
l'histoire babylonienne nous l'apprend, à une haute antiquité. D'un autre 
côté, la Syrie est entrée, au plus tard au xvi* siècle, en relation avec 
l'Egypte. 

Les documents relatifs à la religion syrienne sont rares et de basse époque. 
Les récits des pharaons de la xviii^ dynastie et des rois assyriens du 
xiV siècle n'ont d'intérêt que pour l'histoire politique. La Bible fournit 
quelques indications disséminées, et les inscriptions assyro-araméennes 
de Nimroud et de Kouyoundjik contiennent des noms théophores. Mais la 
source la plus importante poiir la religion araméenne est formée par les ins- 
criptions paléo-araméennes (vm^ siècle) trouvées à Sindjirli, au pied de 
l'Amanus. Les pierres de Teima, dans l'Arabie intérieure, portent le nom 
et la représentation d'un dieu syrien naguère. inconnu. Les inscriptions de 
Palmyre (Tadmor) appartiennent déjà à l'ère chrétienne. Fort important 
est le traité attribué à Lucien, Tuspi t^ç Supîaçôsou, bien qu'il soit tout aussi 
récent : l'auteur décrit, de visu et en grand détail, le culte d'Hiérapolis 
(Bambyke). Les inscriptions de Sindjirli, qui contiennent deux noms 
divins nouveaux, ont fait comprendre avec quelle prudence il faut utiliser 
nos matériaux si restreints. Force est, dans certains cas, d'invoquer le 
témoignage des noms propres. 

La divinité suprême des Syriens damascènes est Hadad (hébr. Hadad, 
en grec ''ASocooç) ^. Des écrivains tardifs l'appellent le plus gi^nd des dieux 
syriens, le roi des dieux; Macrobe en fait un dieu solaire/^Un cylindre 
araméen le représente avec la barbe longue et les cheveux ondulés, por- 
tant la couronne dentelée et la foudre, attributs qui conviennent à un dieu 
atmosphérique et guerrier. Sur la stèle araméenne de Hadad, il porte la 
coiffure royale ornée de cornes. Dieu de l'orage, il l'a certainement été aux 
yeux des Assyriens, qui emploient, pour Badad, l'idéogramme IM qui 
désigne leur Ramman. Une liste de noms divins explique cet idéogramme 
par les noms Dadda et Adad, un autre scribe assyrien explique le nom 
écrit idéographiquement Bir '^""IM par la variante phonétique Bir-Dadda (cf. 
l'hébreu Benhadad^ « fils de Hadad »). Déjà les textes d'El-Amarna con- 
naissent cette identification de Hadad et de Ramman. Le nom divin est 
exactement rendu dans le nom d'homme A-ad-du-mi-hir ; une fois 

1. Avec h initial, comme le prouve le nom Hadadezer, que connaissent aussi des 
textes araméens. 



172 HISTOIRE DES RELIGIONS 

[Rib '^""IM = Rib-ha-ad..., à côté de Rib-Adda) il reçoit un h initial. On a 
expliqué le mot par le « Splendide )) ; mieux vaut le faire dériver de l'arabe 
hadda, « mugir », cette dernière étymologie donnant un sens analogue à 
celui de Ramman, le « Tonnant )). 

A côté de Hadad, identifié à Ramman par les Assyriens, on trouve 
Ram,man lui-même, sur des inscriptions araméennes qui portent les noms 
propres Çaddeqramman et Rammannathan. La Bible aussi parle de lui 
comme d'un dieu syrien possédant un temple à Damas. La vocalisation 
Rimmôn repose sur une erreur massorétique : on a mis en rapport le nom 
divin avec le mot qui désigne la grenade, fruit qui Jouait un rôle dans la 
symbolique religieuse. Les Septante écrivent 'P£(X[j.av. Les deux noms 
divins, Badad et Ramman, sont réunis dans le Hadad-Rimmon mentionné 
dans Zacharie (12, u). 

Les inscriptions araméennes de Sindjirli citent, à côté de Hadad , le 
dieu El : il est à noter qu'El apparaît ici, pour la première fois, comme un 
dieu sémitique, et non plus seulement comme un nom signifiant « dieu )). 
Ceci permet de rapporter au dieu El les noms théophores araméens dans la 
composition desquels entre l'élément El. Parmi ces derniers, il faut citer le 
curieux mot Sassariel qui figure sur un bilingue assyro-araméen : Sas&ariel 
= Sarsariel, a El est le Roi des Rois ». Le nom du dieu RKB-EL, men- 
tionné également dans les seules inscriptions de Sindjirli (il possédait un 
temple particulier, car il est appelé « seigneur de la maison »), doit sans 
doute être considéré comme formé de la juxtaposition de deux noms divins. 
RKB, le premier des deux noms, est inconnu par ailleurs; mais le nom 
d'homme composé Bar- RKB, « fils de RKB », semble indiquer qu'il cons- 
titue une personnalité divine séparée, car il n'y a aucune raison pour 
supposer que dans le composé Bar-RKB le dernier élément soit abrégé de 
RKB-El. Il est malaisé d'interpréter le nom : on l'a rapproché, de façon 
peu satisfaisante, de la racine Rakab, « aller à cheval », comme aussi du 
Keroub hébraïque. 

Istar-Astarté apparaît en Syrie sous la forme 'Athar : mais elle ne 
figure isolément que dans le nom propre "Athar'ozeh (« Athar donne la 
force ))) d'une inscription araméenne de Kouyoundjik. Partout ailleurs l'As- 
tarté syrienne n'ax^paraît que dans le nom divin composé Atargatis (qui 
répond sans doute à Athar" athe, « 'Athar, mère du dieu Athe » ; on trouve, 
dans Ktésias, la forme Derketo). Macrobe la place à côté de Hadad et 
attribue au couple la domination sur tout l'univers. Ce que nous savons, 
par Lucien, du culte d'Hiérapolis, autorise à penser qu'Atargatis est 
l'Athar (Astarté) d'Attes, l'Adonis lydien : il y avait donc union du culte 
d'Astarté et de celui d'Adonis, conformément à ce qui se passait dans le 
temple d'Astarté à Byblos, au témoignage du même Lucien. Un seul trait 
distingue la légende d'Attes de celle d'Adonis : c'est de la mutilation qu'il 
pratique sur lui-même que meurt le dieu lydien. Ce détail du mythe est 
en accord avec le caractère barbare et ardemment sensuel que présente, à 
Hiérapolis, le culte d'Atargatis. A l'entrée du temple étaient érigés des 
phallus, et les symboles obscènes du culte d'Astarté. La déesse avait à son 



LES SYRIENS ET LES -PHÉNICIENS 173 

service un grand nomÏDre d'eunuques habillés en femmes (les Galles, dont 
le chef avait le titre d'Archigalle) ; sous l'influence de l'état extatique où 
les plongeaient les danses et la musique, certains dévots s'incisaient les 
bras et s'émasculaient en son honneur. Lucien signale trois faits qui 
concourent à donner à Atargatis la caractère d'une déesse de l'eau ^ Il 
raconte qu'au même titre que la colombe, les poissons lui étaient con- 
sacrés ; que, deux fois dans l'année, on apportait en cérémonie de l'eau 
dans le temple; enfin que des pèlerins, venus de toute la Syrie, portaient 
processionnellement des vases d'eau dans le temple où ils les versaient. A 
Ascalon, où Derketo était représentée avec un corps de poisson, le temple 
était placé dans le voisinage d'un lac sacré riche en poissons. Les explica- 
tions données des représentations pisciformes d'Atargatis sont des inter- 
prétations mythologiques de basse^époque. A Hiérapolis, Atargatis n'était 
pas représentée sous la forme du poisson. Lucien décrit deux statues 
divines en or, assises, dans lesquelles il reconnaît Héra et Zeus : il faut 
sans doute y voir Atargatis et son parèdre Hadad. L'une est traînée par 
des lions, l'autre porté par des taureaux. Lucien estime que la déesse pré- 
sente de l'analogie surtout avec Héra, mais qu'elle a aussi des caractères 
propres à d'autres déesses grecques. Elle porte dans une main le sceptre 
et dans l'autre le fuseau; sd. tête tourrelée est ceinte de rayons. Elle a une 
ceinture magnifique, comme celle qui orne la seule (Aphrodite) Ourania. 
Sur la tête, elle porte une pierre précieuse dont l'éclat, la nuit, illuminait 
tout le sanctuaire. Entre les figures des deux grandes divinités se voyait 
une figure sculptée que ne caractérisait aucun détail particulier^ : au 
sommet de la tête, elle portait une colombe (l'oiseau sacré d'Astarté). Deux 
fois l'an, à l'occasion du pèlerinage, on la portait à la mer. Le caractère 
de divinité aquatique, attribué à Atargatis à Hiérapolis et ailleurs, dérive 
du rôle lunaire de l'Astarté syrienne : elle dispense en même temps l'hu- 
midité et la fécondité ;- c'est en sa qualité de déesse lunaire qu'elle a comme 
attributs les rayons et les emblèmes lunaires. 

La divinité protectrice Gad est en rapports étroits avec Atargatis. Gad 
(synonyme de tu;^^)), adoré comme la divinité grecque de la Kortune, n'est, 
de même que Tu/71, devenu qu'assez tard un nom divin. Le§ temples de 
Gad sont souvent mentionnés, et Isaïe s'élève contre les lectisternes pré- 
parés en l'honneur de Gad sur la terrasse des maisons ^ 

La stèle de Teima mentionne à diverses reprises un dieu Ç LM et un 
prêtre ÇLM-Sliezeb (ÇLM sauve; cf. CIS 34). Il est représenté au-dessus 
d'un autel orné de cornes, vêtu à l'assyrienne, tenant une lance de la main 

1. * Ce sont là des rites agraires, des raîn-charms, dont on retrouve l'équivalent sur 
toute la surface du monde sémitique. Cf. Robertson Smith, Religion of the Sémites, 
ch. V; I. Lévy, Cultes et rites syriens dans le Talmud (Revue Et. Juives, 1901, II); 
R. Wuensch, D. Finihlingsfest in Malta. (I. L.) 

2. Bœthgen, loc. cit., suppose que cette troisième figure représente Attes. Cette sédui- 
sante conjecture s'appuie sur le fait que Lucien rapporte que les Grecs donnaient à 
l'image le nom de <7Y][j.r|Vov; or, le mot syriaque qui répond à (ît\\i.r{iov est 'a^e' que 
Lucien a pu confondre avec le nom divin 'Athe. 

3. *Voir sur Gad l'art. « Gad » de Baudissin, dans la Realencyklopadie de Hauck. (I. L.) 



.174 HISTOIRE DES RELIGIONS 

droite.— Nous connaissons également un dieu i/ar (en araméen « sei- 
gneur ))) qui figure dans la composition de Marsamek {a Ma.r soutient ))). On 
n'est pas mieux informé sur ces divinités que sur les dieux Monimos et 
Aziz signalés par Julien. Aziz signifie le « Puissant »; sur un monument 
votif il est accompagné de l'aigle, et Julien le compare à Ares. 

Les influences babylonienne* et égyptienne se font jour dans une série 
de noms propres composés avec Nebo, Istar, Bel, Sin, Samas, Mardouk 
d'une part, Hor, Isis, Osiris de l'autre. Les inscriptions de Sindjirli nom- 
ment à part le Reseph^ égyptien et SMS (qui est probablement le dieu 
babylonien Samas). 

Les inscriptions de Palmyre sont postérieures à l'ère chrétienne. Pal- 
myre est un lieu de rencontre pour les cultes syriens et arabes : les divi- 
nités y ont le caractère sidéral. Le dieu suprême est Ba'al samên, « le 
Maître du ciel », qui reçoit sur les inscriptions les épithètes de Miséricor- 
dieux, de Clément, de Généreux. Il faut en rapprocher Atharsamain, déesse 
des Arabes du Nord, mentionnée dans des inscriptions assyriennes. Jarhi- 
bol et 'Aglibol sont des dieux lunaires : 'Aglibol porte le croissant sur 
l'épaule. Semés (qui a pour attribut l'aigle) et Malakbel sont des dieux 
solaires. Parmi les déesses, nous connaissons la guerrière 'Allât, 'Athe, et 
aussi Atargatis. Bel et Beltis sont vraisemblablement empruntés à la 
Babylonie; le nom du Ba'al syrien apparaît à Palmyre, sous la forme dia- 
lectale ^oZ 3. 

1.* La pénétration en Syrie du panthéon assyro -babylonien est surtout sensible dans 
les inscriptions sacerdotales de Nêrab, qui semblent du vue siècle (cf. Glermont-Gan- 
neau, Et. d'arch. or., II, p. 211 et suiv., Halévy, Revue sémitique, 1897, pp. 188, 279, 369. 
Kokowzoff, Journ. Asiat., 1899, II, p. 432) : elles mentionnent le dieu solaire Sams, le 
dieu lunaire Sahar, le dieu Nousk et la déesse Nikal; dans le nom du prêtre Sin-zir-bani 
(Lidzbarski, Ilandbuch der nords. Epigr., p. 322) entre celui de Sin, ou peut-être, Sin 
étant quelque peu douteux, celui d'une autre divinité assyrienne (cf. Lidzbarski, Ephe- 
meris, I, p. 319; Halévy, loc cit., p. 370). Également dans la région d'Alep, les inscrip- 
tions grecques du djebel Barakât (étudiées en dernier lieu par Prentice, Hermès, 1902, 
p. 91) nous font connaître un autre emprunt à la même source; elles signalent deux 
divinités locales, Selamanès (= Shoulmanou) et Madbakhos, qui semble en relation avec 
l'assyrien nadbakou. (I. L.) 

2. *Reseph figure dans différents textes hiéroglyphiques, mais) n'est pas égyptien : 
c'est l'Egypte qui l'a emprunté à la Syrie. Cf., sur ce dieu, et en général sur les in- 
fluences religieuses réciproques entre l'Egypte et les Sémites occidentaux, Maspero, Hist. 
anc. de l'Orient class., II, pp. 156, 403, 486, o72, 677, (L L). 

3. * Cf. la liste des divinités du panthéon palmyrénien qui a été dressée par Mordtmann, 
Mittheil. d. vorderas. Gesellsck., 1899, p. 39. Elle s'est augmentée depuis du couple 
divin ' Azizou-'Arçou (Sobernheim, Beitr. z. Assyr., IV, p. 211; cf. Lidzbarski, Ephemeris, 
I, p. 201) et d'un dieu d'origine vraisemblablement arabe, Sai'^-el-Q.aum, « qui ne boit 
pas de vin », c'est-à-dire dont le culte ne comporte pas de libations de vin (Littmann, 
Journ. Asiat. f 1901, II, p. 38S). Lidzbarski {Ephemeris, I, p. 255 et suiv.) a proposé, sur 
l'origine et les rapports des dieux de ce panthéon composite, des hypothèses ingé- 
nieuses, qui contredisent, notamment en ce qui concerne la prééminence accoi'dée 
plus haut à Ba'al Samên, les vues de Jeremias. (I. L.) 



LES SYRIENS ET LES PHÉNICIENS 175 

§ 41. — Pliénicie. Sources. Caractère de la 
religion phénicienne *. 

Les Phéniciens habitent, à l'époque historique, l'étroite bande côtière 
qui s'étend au sud et au nord du Carmel et comprend les villes maritimes 
de Tyr, Sidon, Béryte, Byblos et Arvad : chacun de ces ports était le 
centre d'une nationalité distincte. Ces petits Etats, libres et autonomes, 
jouent tour à tour un rôle quelque peu prépondérant, jusqu'au jour où 
Tyr devint pour assez longtemps la puissance dominante. La langue phé- 
nicienne est directement apparentée à l'hébreu; on ne sait ni l'origine de 
la race qui la parlait, ni l'époque à laquelle elle immigra en Pliénicie. 

Les Phéniciens ont possédé une puissance maritime et commerciale sans 
égale dans l'histoire du monde ancien. La richesse leur venait de l'Ouest : 
leur pays servait de lieu de transit au commerce égyptien, et c'était par 
leur intermédiaire que passait le trafic de l'Arabie et de la Mésopotamie. 
Les guerres de l'Egypte et de l'Assyro-Babylonie eurent sur ces ports un 
contre-coup fâcheux; les plus anciens récits de guerre égyptiens les 
mentionnent déjà. A certaines époques, les États phéniciens ont dû subir 
la domination égyptienne : sous les règnes d'Aménophis III et d'Améno- 
phis IV, la Phénicie, comme tout Chanaan, est province égyptienne. A 
partir du roi David, les livres historiques et prophétiques du Vieux Testa- 
ment fournissent d'assez abondants renseignements sur la Phénicie. Les 
inscriptions royales assyriennes donnent des relations minutieuses des 
combats livrés à ces villes. Les Phéniciens entrèrent de bonne heure en 
contact avec les Grecs ; Homère les connaît sous le nom de Sidoniens. Mais 
les rapports furent vite hostiles : refoulés en Grèce, à Chypre, et aussi en 
Asie Mineure, les colons phéniciens furent forcés de diriger leur activité 
colonisatrice toujours plus à l'ouest, vers l'Afrique du nord, l'Espagne. 
Ces colonies restèrent en rapports constants avec la métropole. 

Les textes originaux qui nous renseignent sur la religion phénicienne, 
datent presque exclusivement de la période du déclin politique du pays, et 
portent des traces profondes de syncrétisme. Peu d'inscriptions remontent 
plus haut que le vi° siècle avant J.-C, et ce n'est qu'à partir du iv" siècle 
que les matériaux deviennent plus abondants : monnaies, brèves inscrip- 
tions votives de forme stéréotypée, intéressantes surtout par les noms 
théophores qu'elles contiennent. Les représentations de divinités sont 
aussi de basse époque; souvent elles portent la trace évidente de l'in- 
fluence grecque. H faut accorder une attention particulière aux maigres 

i. Bibliographie. — Cf. § 40. En outre : Movers, Die Phonizie?', I, 1841; — Renan, 
Mission de Phénicie, 1864-1874; — Schrœder, Die phônizische Sprache, 1869; — Pietsch- 
mann, Geschichte der Phônizier^ 1889 et suiv., coll. Oncken; — E. Meyer, articles 
AsTARTE, Baal, Melqart, Moloch dans le Lexikon de Roscher, 1884-1896; — G. Hoffmann, 
Ueber einige phônizische Inschriften, ap. Abhandl. der Kgl. Ges. der Wissensch., XXXVI, 
Gôttingen, 1890; — Comte W. Baudissin, article Astarte dans la Realencrjklopddie fur 
protestantische Théologie und Kirche, V' éd., dirigée par A. ITauck, 1896; — Max 
Ohnefalsch-Richter, Kypros, die Bibel und Homer, 1893. — Les inscriptions sont 
recueillies dans le Corpus. Inscriptionum Semiticarum, l, t. I, 1881-1887; t. II, 1, 1890. 



176 , HISTOIRE DE& RELIGIONS 

renseignements contenus dans les inscriptions de El-Amarna, aux noms 
d'hommes et de dieux qui figurent dans les lettres des gouverneurs phéni- 
ciens au Pharaon : même quand ces documents ne nous apprennent rien 
de nouveau, ils confirment, pour une époque très reculée, ce que nous 
savions. Les indications de la Bible sont, parmi toutes celles de source 
étrangère, les plus importantes : chronologiquement elles sont antérieures 
aux sources indigènes. Elles dépassent infiniment en valeur les rapports, 
sujets à caution, des écrivains grecs et romains. Les soi-disant fragments 
de Sanchoniathon, transmis par Philon de Byblos (qu'ils reposent en 
partie sur d'anciens documents ou qu'ils ne doivent leur existence qu'à la 
fantaisie de Philon) ne sauraient être utilisés pour une histoire des doc- 
trines religieuses des Phéniciens*. L'auteur cherchant ouvertement à déri- 
ver la religion grecque de celle des Phéniciens, il est impossible de distin- 
guer entre la part du renseignement exact et celle de la combinaison ou de 
l'invention pure. Le parti pris évhémériste de l'auteur rend suspects et 
par là inutilisables ses récits mythologiques. A côté de ces cosmogonies, 
il suffira de signaler celles, savantes et également influencées par la spécu- 
lation grecque, que Damascius présente comme phéniciennes. 

Malgré l'influence des civilisations égyptienne, babylonienne et grecque, 
en dépit de l'inclination, naturelle à ce peuple de marchands, à recevoir les 
leçons de l'étranger et à se plier, hors de chez lui, aux habitudes locales, 
les Phéniciens semblent avoir, mieux que les Syriens, préservé leur reli- 
gion des alliages exotiques. Bien que, pas plus que les Syriens, ils ne soient 
parvenus à l'unité nationale, leurs différentes communautés ont su con- 
server les formes religieuses originelles jusqu'à l'époque de leur déclin : le 
fait ressort de la comparaison de l'histoire des colonies phéniciennes avec 
celle de la métropole. 

La religion naturaliste de la Phénicie est proche parente des cultes 
syriens et chananéens. Les renseignements que nous possédons sur elle 
permettent de croire que les Phéniciens possédaient un fond de croyances 
communes avant leur établissement sur la côte de la Méditerranée et leur 
sectionnement en communautés politiques distinctes. Mais il faut aussi 
admettre qu'antérieurement à la séparation, chacune des tribus adorait son 
dieu particulier : autrement les conditions locales des différents ports 
auraient exercé une action marquée sur la structure des divers cultes 
locaux. La division en groupes restreints et fermés les uns aux autres 
n'a fait que développer un polythéisme déjà formé, et accroître le nombre 
des dieux. 

La fertile Phénicie— avec son Liban qui, suivant le mot du poète arabe, 
porte sur la tête l'hiver, sur les épaules le printemps, sur les genoux l'au- 
tomne — présente sans doute des caractères physiques en accord avec la 
religion naturaliste et sensuelle de ses habitants : pourtant, ce culte n'a 
pas la forme spéciale qu'on attendrait d'un peuple dont la mer est la 

1. *Les fragments de Philon, qui ont inspiré les anciennes théories sur la religion 
phénicienne, ont été ramenés à leur véritable valeur surtout par Baudissin, Studien, 
t. I, et Gruppe, Grieck. Culte u. Mythen, p. 350 et suiv. (I. L.) 



LES SYRIENS ET LES PHÉNICIENS 177 

seconde patrie. La divinité suprême est partout un dieu du ciel qui com- 
mande aux forces de la nature: Son pouvoir hostile et destructeur inspire 
des sentiments de crainte et de sujétion, qui se reflètent dans les dénomi- 
nations que reçoit le dieu, comme aussi dans un grand nombre de noms 
propres théophores. Il est rarement désigné par le mot êl (au pluriel êlîm^ 
et alonîm). Les désignations habituelles sont Ba ^al (moins souvent "Adôn), 
« Maître », dans le sens de possesseur (dans une inscription on trouve la 
locution ba'ol hazzebah, « le maître du sacrifice », c'est-à-dire celui qui ofïre 
le sacrifice), et Melek, a Roi ». Chaque tribu, chaque ville adorait son Ba al 
particulier, dieu national et protecteur. Quand on fonde une colonie, le 
premier soin est de vouer un sanctuaire au dieu de la métropole, avec 
lequel on reste en relations constantes. Ba^al ne désigne pas une divinité 
unique, adorée par toutes les tribus; ce n'est là qu'une dénomination 
unique, que chacune donne à son dieu principal, qu'elle considère comme 
le dieu suprême. Même dans des noms comme 'Adonba^al, « Ba'al est 
maître », Ba'al n'est pas un nom propre, mais une abréviation qui désigne 
le dieu particulier d'une ville, dont le nom doit être restitué en consé- 
quence; il eh est de même du nom divin Melek dans les noms de per- 
sonnes, ainsi que des Ba 'al et des Molok signalés par la Bible. De même 
que 'Adôn précède parfois comme qualificatif le nom de la divinité, tout 
dieu peut être appelé Ba 'al. Sur certains points où le culte d'un Ba 'al déter- 
miné avait pris une importance particulière, l'abréviation Ba'al (le mot 
n'étant suivi d'aucune indication de lieu, de ville ou de montagne), dési- 
gnation du dieu local, a pu devenir courante et servir de nom propre : 
nous trouvons des exemples de cet emj)loi dans les écrivains bibliques. 
Mais jamais il n'y a eu un dieu phénicien Ba'al, supérieur aux autres 
dieux. Les différents Ba'alim se ressemblaient naturellement par beaucoup 
de côtés, la notion du Seigneur du Ciel, puissant auteur de toute calamité 
et de tout bonheur, étant commune à toute la race phénicienne : c'est lui 
qui procure la pluie et la fécondité, qui assure la nourriture aux hommes 
et aux bêtes, qui manifeste son pouvoir de destruction par la foudre et 
l'orage, qui sème les maladies, les épidémies et la mort. A côté de lui on 
adore une divinité féminine, Ba^alat, « la Maîtresse ». C'est la déesse des 
forces productrices de la nature, connue de tous les Sémites, la sensuelle 
Astarté. Naturellement elle n'a d'abord, comme le Ba 'al qui lui correspond, 
qu'une importance restreinte et locale : la conception primitive s'élargit, 
quand la Ba 'alat d'une ville reçoit un culte au dehors. Mais les traits fon- 
damentaux du culte d'Astarté sont partout les mêmes. Milkat, « la Reine », 
répond à Melek comme Ba'alat à Ba 'al. Les deux divinités, la mâle comme 
la femelle, sont représentées par des symboles animaux qui expriment 
l'énergie créatrice, ou la force qui anéantit : le taureau et la vache, le lion 
et les oiseaux de proie. 

Gomme ces représentations, les noms de personnes traduisent l'idée 
qu'on se faisait de la toute-puissance des dieux et de la sujétion absolue 

i. Êlîm désigne simplement le dieu dans divers titres de fonctions sacerdotales, 
le pluriel êlim exprime l'idée de divinité en général. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 12 



178 HISTOIRE DES RELIGIONS 

de leurs adorateurs. Rares, parmi les noms propres phéniciens, sont ceux 
qui n'ont aucun caractère religieux; presque tous contiennent, au moins 
par allusion, le nom d'un dieu. On pourrait citer de nombreux exemples 
de noms théophores, proclamant la puissance, la sublimité, le caractère 
céleste de Ba 'al et des autres divinités, leur pouvoir protecteur et libé- 
rateur, leur puissance tour à tour formidable et bienfaisante. Ils appa- 
raissent comme dispensateurs de l'existence et du bonheur, comme 
maîtres du destin, comme gardiens du droit. Vis-à-vis d'eux, l'homme est 
un serf (ce qu'expriment les nombreux noms commençant par 'abd, 
(( l'esclave », 'amat, a la servante », et avec une nuance d'humilité plus 
marquée encore, kelb, «le chien »), plus rarement un parent (frère ou fils). 



§ 42. — Dieux et cultes locaux de la Phénicie. 

Chaque ville possédait un Ba al, dieu suprême : l'adjonction du nom 
de la ville au nom générique distinguait seul le dieu d'une cité de celui de 
la cité voisine. Le pouvoir du Ba'al est primitivement restreint au terri- 
toire dont il est le seigneur ; mais le domaine du dieu peut s'étendre, en 
même temps que sa sphère d'adoration, sur des contrées étrangères et des 
sanctuaires nouveaux. Le mot Sàêm, « nom », désigne la présence et l'acti- 
vité d'un Ba 'al dans un sanctuaire nouveau ou dans une idole. Des sym- 
boles empruntés au monde animal, le taureau et le lion (emblèmes de la 
vigueur génératrice et du pouvoir destructif de la chaleur solaire) carac- 
térisent sa puissance à la fois créatrice et funeste; des symboles végétaux, 
l'énergie qui, au sein de la nature, suscite la vie. Les lieux de son culte 
sont fréquemment établis sur les montagnes, parce qu'il est le dieu du 
ciel. Parmi ces Ba'alîm, celui de Tyr, celui de Sidon, celui de Tarse ont 
eu une importance particulière : des mythes, d'époque tardive, attribuent 
à un Ba 'al la fondation de Byblos et de Béryte. Il y eut un Ba'al du mont 
Peôr et un Ba al du Liban; sur le Carmel, on offrait des sacrifices au 
Ba 'al du lieu. 

En ce qui concerne le Ba 'al-Hammôn carthaginois, si souvent men- 
tionné, on peut se demander si le second élément renferme une désigna- 
tion topique, ou si le dieu doit sa qualification aux Bammanim, les cippes 
solaires qu'Isaïe mentionne à côté des asera. C'est un dieu solaire * comme 
les autres Ba^alim^, représenté la tête entourée de rayons et avec des 
fruits pour symboles. Sur les monuments qui lui sont dédiés, apparaît le 
bélier, qui exprime la même idée que le taureau. Le nom de Ba^al-Hammôn 

1. Le culte d'un Ba'^al expressément qualifié de seigneur du eièl (Ba'^al samèm) 
n'apparaît qu'à une époque très basse; il y a peut-être là une influence grecque. *Nous 
savons maintenant que Ba'al samèm était adoré dès la période assyrienne, cf. Zimmern, 
Keilinschriften. Alt. Testam., 3* éd., p. 337. (I. L.) 

2. Le symbole d'un autre Ba'al (une grande sphère entourée de petites sphères = le 
soleil pai'mi les planètes) s'applique également à un dieu solaire. Même le Ba'^alzeboûb 
philistin, le « dieu des mouches », est le Ba'al solaire, dont les ardents rayons provo- 
quent la naissance des insectes. 



LES SYRIENS ET LES PHENICIENS 179 

alterne avec celui de Fl-Hammôn^ de même que, dans le Livre des Juges, 
Ba^alSerîth, le « Ba'al du Pacte )), est remplacé par i£'Z-i5eH;/ï. 

En dehors de ces qualifications, Ba'al en reçoit d'autres qui expriment 
un caractère ou une forme d'activité particulière. Il y a un dieu guérisseur, 
Ba^almar'phe' [ci. le nom aràméen /arapAé/, « El guérit »). Le « Ba'al de 
la danse », Bo'almarqod, tire sans doute son nom des danses bachiques 
qui faisaient partie de son culte. Le Ba ^alçaphon peut être le Ba \lI du 
vent du nord, les Ba'alim étant aussi des dieux atmosphériques. On com- 
prend, étant donnée la situation particulière qu'occupe Tyr à partir d'une 
certaine époque, que, de tous les Ba'alim, Milqart soit mentionné le plus 
fréquemment : son culte a été porté au loin, par les colonies tyriennes. 
Dans les inscriptions, il est expressément appelé « Ba"'al de Tyr». Milqart, 
(c Roi de la ville », n'est qu'une autre forme de ce nom. D'après Ménandre, 
on célébrait à Tyr, dès le xi'' siècle, la fête de la résurrection d'Héra- 
klès (tel est le nom qu'il porte chez les écrivains grecs) : Milqart est donc 
le dieu du soleil vernal. La confusion de Milqart et d'Héraklès appartient 
d'ailleurs à l'époque des influences grecques. 

Le nom divin Melek n'apparaît qu'en composition avec le nom d'autres 
dieux ou dans des noms propres d'hommes. Déjà les Lettres d'El-Amama 
citent, parmi les habitants de la Palestine, Abimilki, Ilimilkou et Milkili. 
Sans doute, dans ces noms, Milkou peut signifier simplement le « Roi » : 
car Melek — comme le montre le mot Milqart, « Roi de la ville » — est 
originairement une simple épithète. Il est pourtant certain que les Baby- 
loniens virent en Melek un dieu solaire, dès le moment où ils vouaient à 
Malik l'antique temple solaire de Sippara. Melek représente la chaleur 
destructrice du soleil. C'est à lui qu'on offrait les abominables sacrifices 
d'enfants. La Bible ne le nomme qu'avec horreur, le considère comme 
l'idole infâme entre toutes, et la Masore a donné à son nom les voyelles 
du mot injurieux hoseth, la a Honte ». 

D'après Philon de Byblos, El est le dieu suprême de Byblos, adoré sans 
temple ni culte extérieur. Philon ayant dû être bien informé de ce qui se 
passait dans sa patrie, son témoignage donne une nouvelle force à 
l'opinion suivant laquelle le El des noms théophores représente, non un 
nom général de la divinité, mais un dieu particulier; nous avons vu que 
l'épigraphie atteste l'existence du dieu syrien El. 

A côté de Ba^al et de Melek, on adorait Ba "alat et Milkat : ce sont là 
deux formes d'Astarté. C'est la déesse pansémitique de l'amour, de la 
génération, de la fécondité, Istar — Astarté — Atargatis, que caracté- 
risent les pratiques d'un culte obscène. Hoffmann [l. c.) explique son nom 
par l'idée de la fécondité luxuriante. En Phénicie comme ailleurs, elle a 
été adorée sous différents aspects, parfois comme une redoutable déesse 
guerrière, mais le plus souvent, notamment à Tyr, comme la déesse de 
l'amour sensuel. Les représentations d'Astart montrent surtout en elle la 
déesse-mère ; c'est à la divinité féconde qu'est consacrée la colombe. Si 
c'est avec raison que Lucien en fait une déesse lunaire (ce qui serait d'ail- 
leurs en parfait accord avec son caractère fondamental de reine des forces 



180 HISTOIRE DES RELIGIONS" 

productrices de la nature), c'est à elle qu'il faut sans doute attribuer le 
symbole, fréquent sur les pierres votives, de la pleine lune entre les cornes 
de taureau. Elle est représentée symboliquement sous la forme d'une 
vache. Les monnaies la montrent debout sur un lion; comme divinité 
protectrice des cités, elle porte une coiffure tourelée. On l'adorait sur les 
collines verdoyantes et dans les bocages sacrés. Les aûera sont sa repré- 
sentation symbolique : ainsi s'expliquent les noms 'Abdasratoum, et 'Abda- 
sirta des Tablettes d'El-Amarna. Les cultes les plus célèbres étaient ceux 
de V^Astart de Sidon et de la Ba'cdat de Byblos. Cette dernière possédait 
un grand sanctuaire décrit par Lucien. Dans les inscriptions phéniciennes, 
elle s'appelle la Ba'alat tout court, ou la grande (déesse) de Byblos. Ce 
qui est à noter, c'est que, à une époque bien antérieure à celle de Lucien 
ou des inscriptions, son culte est attesté comme celui de la déesse 
suprême de Byblos. Dans les Lettres d'El-Amarna, le gouverneur de la 
ville la mentionne fréquemment. Le culte d' 'Astart a passé de Phénicie 
en Chypre, et de là, à travers les îles grecques, jusqu'à Gythère et à la 
Sicile où il s'est amalgamé avec le culte grec d'Aphrodite ^ 

A Carthage, 'Astart disparaît derrière Thent. Malgré le grand nombre 
d'inscriptions votives consacrées à cette déesse, nous ne savons d'elle que 
bien peu de chose ^. 

Au culte à'^Astart se rattache celui^ d'Adonis. 'Adôn, « le seigneur )), 
n'est originairement, pas plus que Ba'al ou Melek, un nom propre : 
souvent cette appellation précède appellativement les noms des autres 
dieux, même celui de Thent. Ni la Phénicie ni ses colonies ne nous four- 
nissent aucun document ancien sur Adonis. Pourtant son culte doit être 
ancien : la fête tyrienne de la résurrection d'Héraklès, signalée par 
Ménandre, était une fête du solstice et peut-être une fête d'Adonis : il est 
possible en effet qu'Adonis n'ait été qu'une appellation du dieu solaire, et 
spécialement du dieu vernal. L'épigraphie ne fournit de lui qu'une men • 
tion : dans une inscription latine, un certain Muttumbal ( =. Mattanba ^al) 
est qualifié de « sacerdos Adonis ». Tous nos autres renseignements sont 
de tardive époque grecque. Une coupe cypriote porte une représentation 
de la fête du dieu. Deux personnages divins. Adonis et Aphrodite, sont 
couchés sur un lit dressé dans le voisinage d'un autel : Adonis tient un 
fruit à la main. Une procession de femmes s'avance vers eux; les unes 

1. * Cf. Torge, Aschera und Astarte, 1902. 

2. La déesse TNT, nommée sur plus de 2 000 inscriptions puniques et à peu près 
ignorée en dehors de Carthage, est presque toujoui-s appelée TNT Penê Ba'al : d'après 
un nom propre grec, le mot était prononcé Thent. C'est elle que Polybe désigne sous 
l'appellation Satfj.wv -ctSv Kapxvjôovîcûv. Hoffmann a aventuré, avec réserve, l'idée que le 
nom a été artificiellement fabriqué par les prêtres en réunissant les lettres finales des 
mots '-Astart Ba^alhammôn. On a pensé que le Pené Ba'^al qui complète l'appellation 
de la déesse pourrait être le nom d'un lieu du culte (cf. le Pniêl biblique) : mais nous 
ne savons rien d'un sanctuaire pareil. Il vaut donc mieux croire que Thent Penê 
Ba'al est la déesse qui est présente et agissante avec Ba'al : Penê Ba^al aurait ainsi le 
même sens que Semba''al qui apparaît ailleurs. En effet, Ba'aZ/iawiwdn était adoré à 
côté d'elle, et ce n'est que rarement que ?on nom manque à côté de celui de la déesse. 
Elle est certainement une déesse lunaire : les stèles qui lui sont consacrées portent 
le croissant. - 



LES SYRIENS ET LES PHENICIENS . 181 

jouent d'un instrument, les autres portent les corbeilles d'Adonis; sym- 
boles du dieu qui s'étiole et meurt. Le culte d"A (ion est en connexion étroite 
avec celui de Tammouz, sans que cependant on doive admettre un lien de 
dépendance entre l'un et l'autre (voir § 31, et note). Le culte adonisiaque, 
en Grèce, est emprunté à la Phénicie. Bien que les récits grecs sur ce 
culte soient loin de concorder dans le détail, notamment en ce qui 
concerne l'origine du dieu, le caractère de ses relations avec la déesse, la 
cause et la nature de sa mort, les textes sont unanimes sur les faits essen- 
tiels : l'amour du dieu Jeune et beau pour la déesse de l'amour, sa mort 
soudaine, les lamentations de l'amante inconsolable. Le voyage de la 
déesse au monde souterrain rappelle la descente d'Istar aux Enfers. Les 
sièges principaux du culte phénicien d'Adonis étaient le temple de la 
Ba'alat de Byblos et l'île de Chypre : Lucien signale en outre Aphaka, 
le Liban et Antioche de Syrie. A Byblos, la légende locale savait qu' 'Adôn 
avait été blessé à mort par un sanglier : c'est à cet événement que les 
habitants de Byblos rapportaient, à ce que nous apprend Lucien, la 
couleur rouge que prenait chaque année, au jour anniversaire, le fleuve 
Adonis qui passe au voisinage de la ville. C'est à ce moment qu'était 
célébrée la fête du dieu, marquée par les orgies adonisiaques. En signe 
de deuil, les femmes sacrifiaient leur chevelure ou se prostituaient aux 
étrangers ; le salaire qu'elles recevaient était destiné à la déesse. A la fin 
de la période de tristesse, on célébrait, avec de grandes démonstrations 
de joie, la résurrection d'Adonis. 'Adôn est le dieu du soleil du printemps, 
promptement tué par les ardeurs de l'été. Le sanglier signifie la brusque 
irruption des chaleurs torrides. Les jardins d'Adonis symbolisaient la 
splendeur brève et vite flétrie du printemps. 

Esmoun joue dans la mythologie phénicienne un rôle analogue à celui 
d' 'Adôn; à Béryte, on célébrait sa mort et sa résurrection. Les écrivains 
grecs lui donnent le nom d'Asclépios, le dieu de la vie et de l'art de guérir. 
En Sakoun les Grecs retrouvaient leur Hermès K 

D'un grand nombre de dieux phéniciens il ne nous a été gardé que le 
nom, conservé par les|noms théophores. Le dieu CD, Cad ou Çid est men- 
tionné fréquemment, et c'est sans doute lui qu'il faut reconnaître, malgré 
la différence de la graphie, dans les noms de Zatadna, d'Akko et de Rabzidi 
(Lettres d'El-Amarna). Les noms Powwai et Paani désignent sans doute 
deux dieux distincts : il est douteux qu'il faille les rapprocher du Pygmaios 
ou Pygmalion grec ^. Nous avons déjà cité, parmi les Ba'alim, le Baal- 
çaphon : çaphon se trouve aussi isolément comme nom de personne. 
Polybe cite lolaos comme dieu punique, et le second élément du mot 'Abd SSM 
semble être aussi un nom divin. Les Kabires adorés particulièrement, au 
nombre de sept ou huit, dans les îles et en Asie Mineure étaient considérés, 
d'après Philon de Byblos, comme les protecteurs de la navigation marine. 

1. * Sur Sakoun, cf. Ph. Berger, Ascagne, dans Mélanges Graux, p. 611. (L L.) 

2. * Sur un petit monument carthaginois, qui semble une amulette funéraire, Pygma- 
lion apparaît, associé à Astarté (Ph. Berger, Comptes-rendus Ac. hiscr., 1894, p. 453) : le 
nom n'a pas l'apparence sémitique, et est certainement transcrit du grec. (L L.) 



182 : \ HISTOIRE BES RELIGIONS 

Les relations grecques relatives à ces dieux forment un tissu d'inextricables 
contradictions : ils n'ont encore été trouvés dans aucun texte phénicien ^ 

Les Phéniciens ont de plus adoré un nombre considérable de dieux 
égyptiens, philistins, araméens, assyro-babyloniens. Quelques-uns de ces 
cultes exotiques se sont fortement établis d&ns les îles et les colonies : 
ainsi celui (sans doute babylonien) d'AUat, celui de Reseph, dieu solaire 
et guerrier de l'Egypte ^, ceux de l'Atargatis syrienne et de la déesse guer- 
rière Anat. Philon de Byblos mentionne Dagon, que nous connaissons par 
ailleurs comme philistin, et lui attribue (peut-être d'après une étymologie 
qui lui est personnelle : dagan signifie « blé ») l'enseignement de l'agricul- 
ture; les inscriptions d'El-Amarna signalent un Dagantakala. 

Les relations habituelles des Phéniciens avec les peuples étrangers, le 
grand nombre de leurs colonies ou comptoirs, expliquent qu'à l'époque de 
la décadence les systèmes syncrétistes se soient introduits chez eux plus 
aisément qu'ailleurs ; il est naturel qu'un peuple, dont chaque tribu a ses 
dieux propres, soit enclin à reconnaître les dieux des autres nations. 
Hannibal, prêtant un serment, invoque, dans Polybe, des dieux étrangers 
à côté des nationaux. L'origine de certains noms de dieux composés, 
comme Melek-Osh\ s'explique aisément : les Phéniciens, à l'étranger, 
identifiaient leur dieu avec une divinité quelconque du pays, et de là ils 
passaient vite à la confusion des deux cultes. Plus souvent encore, on voit 
unir deux divinités phéniciennes, comme dans les noms Melek-Ba^al et 
Esmoun-Milqart^ Melek- ^Astart, Esmoun- ^Astart^, etc. Ces assimilations ont 
pu naître de circonstances accidentelles, et, étant donnée l'intime parenté 
des divers cultes locaux, elles ont pu facilement s'imposer : l'idée que 
plusieurs dieux exercent leur action dans le même sanctuaire, apparaît 
du reste dans plusieurs inscriptions. D'ailleurs, les noms composés peu- 
vent aussi traduire une relation effective établie entre les deux divinités : 
c'était, comme nous l'avons vu (§ 40), le cas pour Atargatis*. Certains 
monuments chypriotes portent à croire que, dans les îles et les colonies, 
on adorait des dieux androgynes, nés de la fusion de deux figures divines 
en une seule. 

1. Halévy les retrouve, dans une inscription de Sindjirli, considérés comme la suite 
du dieu guerrier Reseph : mais son interprétation du texte s'écarte de la traduction 
habituelle. 

2. Cf. supra, p. 6, n. 2. 

3. * L'association Reseph- S alman, qui apparaît sur une tablette égyptienne, atteste la 
haute antiquité du phénomène en Syrie. (I. L.) 

4. * Il est douteux qu^Atargatis doive être rendu, comme le veut Jeremias, par 'f 'Atar, 
mère de 'Ate ». 'Atar'ate semble bien plutôt formé par une juxtaposition du nom de 
deux déesses, 'Atar et 'Ate, exactement comparable aux groupements de dieux cités 
plus haut. Il est vrai qu'on voit en général en 'Ate une divinité virile : mais les 
légendes — probantes, quoique évhéméristes — que rapportent à son sujet Athénée, 
surtout VAjJologie du Pseudo-Méliton, supposent nécessairement une déesse. On peut 
objecter, il est vrai, que, dans les noms théophores où 'Ate figure en qualité de sujet, 
le verbe est au masculin; mais Baudissin a fait remarquer (art. « Atargatis » de la 
Realencyklopàdie de Hauck) qu'il en va de même pour les mots composés avec '•■ 'Astart. 
Il se pourrait que 'Ate soit la forme araméenne du nom de la déesse chananéenne 'Asiti 
(= 'Ast?) connue par un texte hiéroglyphique. (I. L.) 



LES SYRIENS ET LES PHÉNICIENS 183 



§ 43. — Le culte et les croyances religieuses. 

Le culte répond à la conception grossière que les Phéniciens se faisaient 
de leurs dieux. On adore en eux les maîtres de l'univers, qui apparaissent, 
d'une part, dans les forces créatrices et destructrices du ciel, le soleil, 
la lune, la pluie, l'orage, et, d'autre part, dans la mystérieuse éclosion 
de la vie végétale, dans les sources et sur les hauteurs. Tous les dieux 
phéniciens ont eu ce caractère général, et il est malaisé de découvrir chez 
les différents dieux des traits individuels. Ils sont présents et agissants 
dans les j)ierres et les arbres sacrés, dans les sources, les étangs, les lacs 
et les fleuves, les colhnes et les montagnes (§39). [Le sanctuaire com- 
portait nécessairement des objets matériels tels que les asera et les bétyles, 
qui ne sont pas seulement des fétiches ; il n'est pas démontré que la cou- 
tume de dresser des phallus soit ancienne et générale. Toutes choses 
doivent leur naissance au dieu; tout lui appartient, et c'est pourquoi il a 
droit aux prémices et à tous les morceaux de choix. Mais les dieux ne 
sont point animés de sentiments naturellement favorables aux hommes. 
Les représentations figurées des dieux phéniciens montrent des êtres 
difformes, d'un aspect effrayant. D'eux viennent les sécheresses, les 
épidémies, les épizooties; les mêmes dieux qui président aux récoltes 
envoient dans les champs les essaims d'insectes et les rats destructeurs. 
Il est prudent de se les concilier à temps ; ils sont vindicatifs, et il faut 
ne manquer en rien aux égards qui leur sont dus. La notion que l'on se 
fait de leur façon de manifester leur pouvoir et de témoigner leurs 
faveurs à l'adorateur est encore très primitive. Elle ne se livre pas à une 
plaisanterie vide de sens quand, aux prêtres de Ba'al qui du matin à midi 
ont hurlé leur « Ba'al, exauce-nous », il conseille de crier plus fort : 
a Peut-être est-il distrait, ou occupé ailleurs, ou fait-il un voyage, ou 
dort-il ». Il faut des moyens énergiques pour attirer son attention sur 
le sacrifice, et les sacrifiants se tailladent les chairs, ils. crient et dansent 
autour de l'autel jusqu'à la frénésie. 

Les sacrifices étaient offerts en tous lieux, sur les montagnes et les 
collines, dans les vallées, auprès des sources, des fleuves et des lacs. Tout 
lieu de sacrifices chananéen comporte, suivant le Deutéronome, un autel, 
des cippes, des asera et une image au nom du dieu. Le rituel ordinaire des 
sacrifices n'est pas régi par des règles très sévères. Les dieux possédant 
tout, ils ont droit à tout. On leur offre les fruits des champs, l'huile, le 
lait, la graisse, des gâteaux. En fait d'animaux, le tarif des sacrifices de 
Marseille énumère les taureaux, les veaux, les cerfs, les moutons, les 
chèvres, les agneaux, les boucs, les chevreaux, les oiseaux domestiques et 
sauvages. On sacrifie indifféremment les animaux domestiques et le gibier, 
les volatiles apprivoisés et les autres. Le tarif, ordinairement minutieux, 
n'édicte aucune prescription relative à l'âge des victimes; il se borne à 
interdire l'offrande d'animaux émaciés ou malades. Il distingue trois 
sortes de sacrifices : le Kalil ou sacrifice complet (toujours un sacrifice de 



184, HISTOIRE DES RELIGIONS ' 

demande), le Çaw 'atet le Selem, sacrifices de demande ou de remerciement. 
Le sacrifice sert de nourriture aux dieux; l'utilisation du sang, dans cer- 
taines pratiques rituelles, et les sacrifices humains font voir que c'est le 
sang qui dans le sacrifice constitue l'offrande principale, parce que c'est 
dans le sang que réside la vie. Sauf dans le cas de sacrifice total, le sacri- 
fiant reçoit une part de la victime, et le sacrifice s'accompagne ainsi d'un 
banquet. Aux fêtes, la. musique et la danse contribuaient à accroître la 
joie. 

Aux fêtes déjà citées, il semble qu'il faille ajouter le jour de la nouvelle 
lune, à en juger du moins d'après le nom Benhodes que reçoit un enfant 
né le premier jour du mois. Une inscription fait mention d'une fête, 
longue de sept jours, marquée par une offrande de prémices : on peut 
conjecturer qu'il s'agit d'une fête du printemps ou de l'automne. L'ex- 
pression banale yamêm, qui désigne les génies de jours déterminés, a trait 
à des jours fastes. Les prêtres (appelés aussi sacrificateurs) avaient dans 
leurs attributions la célébration des sacrifices. Dans certaines Ailles, le 
sacerdoce était héréditaire dans la famille royale. Un roi des Sidoniens 
s'intitule prêtre d'Astarté ; la mère du roi Esmounazar de Sidon est prê- 
tresse de la déesse (les femmes jouaient donc un rôle dans le culte). Les 
prêtres se divisaient en différentes classes : on mentionne fréquemment 
un rab kohannîm, a grand-prêtre )). Les titres du gallab êlim, « barbier 
du temple », et de V^amath élhn, (( servante du temple », désignent des 
membres du sacerdoce inférieur. Le sens du titre îs êlim est incertain : 
peut-être s'agit-il d'un bedeau. On cite en outre les portiers, les chanteurs 
et les danseuses. 

Très agréable aux dieux semblait l'érection de stèles votives, simples 
pierres qui portent généralement le nom de la divinité ou une brève dédi- 
cace de forme invariable, plus rarement un symbole. Elles sont dressées 
en signe de gratitude pour un service rendu, et expriment l'espoir que le 
dieu se montrera reconnaissant. L'offrande de la chevelure, faite dans une 
intention de rachat, indique une conception plus sévère de la nature des 
devoirs de l'homme : en effet, d'après les idées sémitiques, la force vitale 
résidait dans la chevelure, comme l'âme dans le sang. L'existence dans les 
temples de la fonction de barbier indique l'extension de cet usage. 

La circoncision et le sacrifice de la virginité, déjà mentionné à propos 
des fêtes d'Adonis, sont inspirés par le même besoin de racheter par un 
sacrifice partiel le sacrifice complet de la vie ; les deux institutions ont 
à leur base l'idée de la substitution. Mais c'est dans le sacrifice humain 
que l'on tirait logiquement la conséquence du principe : on offre ce qu'on 
a de plus cher, son premier-né, ses enfants. L'horrible coutume des sacri- 
fices d'enfants n'appartient pas seulement, comme on pourrait le croire, à 
la période barbare des origines : elle s'est conservée très longtemps. Même 
les mesures de rigueur, prisés par les Romains pour contraindre les Car- 
thaginois à abandonner ce rite, furent inutiles : les dieux n'avaient rien 
perdu de leur aspect redoutable et de leur cruauté. Quand les circonstances 
sont particulièrement graves, dans les cas de danger commun, l'un des 



LES SYRIENS ET LES PHÉNICIENS 183 

membres notables de la communauté doit être sacrifié à la place de tous ; 
les sacrifices humains sont offerts aussi pour remercier le dieu d'un 
secours éclatant. Diodore parle d'un sacrifice célébré après une victoire et 
pendant lequel les plus beaux des prisonniers furent sacrifiés, en signe de 
reconnaissance, devant la tente sacrée. Cette cruelle pratique exprime à la 
fois le sentiment de la faiblesse irrémédiable de l'homme vis-à-vis de 
l'effroyable puissance des dieux, et celui du besoin d'une offrande d'un 
prix infini. 

Quelles sortes de récompenses attendait-on des dieux? Aucune qui 
dépassât les jouissances que- peuvent donner la vie humaine et les biens 
terrestres. Le roi de Byblos, élevant un autel à la Ba'alat, demande, parce 
qu'il a été un roi juste, à jouir d'une longue vie et d'un long règne, et à 
trouver grâce (considération) auprès des dieux et auprès de son peuple. 
Les usages funéraires pourraient faire croire qu'après la mort on attendait 
une vie nouvelle et plus haute : on attachait une grande importance à la 
préparation des chambres et des fours funéraires, des sarcophages et des 
cercueils; à côté du cadavre, on mettait dans la tombe — le hêtli- 'ôlam, la 
« maison éternelle » — toutes sortes d'ustensiles, et même des images de 
divinités protectrices. Les inscriptions des sarcophages menacent de la 
punition des dieux quiconque trouble criminellement le repos des morts . 
Mais on n'a pas dépassé ces pratiques ni les conceptions qui sont à leur 
base. Le tombeau est le lieu de repos que nul ne doit troubler pour effa- 
roucher le sommeil des ombres. Les Bephaîm (ombres) ne demandent qu'à 
reposer en paix dans leur tombe : ni leur désir ni leur espoir ne vont plus 
loin. Le roi de Sidon, Esmounazar, a tout fait pour mériter la faveur des 
dieux. Il a bâti des temples, payé de lourdes redevances à leur trésor, 
accru le territoire de Sidon (et par là même étendu la sphère de la domi- 
nation des dieux) : pourtant il n'a pas le moindre sentiment d'une récom- 
pense qui supposerait la possibilité d'une vie ultérieure. L'inscription 
funéraire, qui énumère ses mérites à l'égard des dieux, ne retentit que 
d'une plainte émouvante : « La vie m'est arrachée prématurément, c'en 
est fait de ma grandeur; pitoyable, je suis mort^ )) 

1. * J. Halévy a conclu, d'une interprétation personnelle de passages obscurs de Fins- 
cription d'Esmounazar, à l'existence, chez les Sémites, d'une eschatologie développée, 
dont il a signalé les traces aussi dans les textes deSindjirli; cf. ses Mélanges d'épigr. 
et cVarch. semii,, p. 5 et suiv. ; Mélanges de critique et d'histoire, p. 363; Revue Sémi- 
tique, 1894, p. 31. (1. L.) 



CHAPITRE VIII 
LES ISRAÉLITES 

Par le Prof. J.-J.-P. Valeton J'' (d'Utrecht). 



M. Désignations et divisions historiques de la religion d'Israël. — 45. Jalivé; 
les origines de son culte. — 46. La religion primitive d'Israël, — 47. La cou- 
tume et le culte à l'époque prémosaïque. — 48. Jahvé considéré comme Dieu 
libérateur et guerrier. — 49. Jalivé, roi et possesseur du pays. — SO. Jalivé et la 
civilisation; syncrétisme et exclusivisme. — 51. Le caractère moral de Jalivé : 
justice, amour, sainteté. — 52. Le Jahvisme élimine les éléments païens; le 
jugement. — 53. La sainteté de Jalivé et de la communauté, La délivrance. — 
54. La communauté juive. — 55. Judaïsme et hellénisme. La dévotion juive. 

§ 44. — DésigrnatiorLS et divisions Mstoriques 
de la religion d'Israël ^. 

Parmi les religions sémitiques la religion israélite occupe une place 
spéciale. Elle est le culte de Jahvé, le Jahvisme : la notion de Dieu qui 
s'attache à ce nom domine le développement historique de cette religion, 

1. Bibliographie. — Nous négligeons les introductions à l'étude de l'Ancien Testament, 
ainsi que les innombrables commentaires sur les différents livres canoniques et 
apocryphes, Pai-mi ces derniers, on compte cependant des monuments, élevés au prix 
d'un labeur colossal : tels sont le VollsUindige Bibehoerk fur die Gememde in drei 
Abtheilungen de G.-G.-J. Bunsen, 5 vol., 1838-1860, malheureusement bien étranger à 
l'esprit de la science biblique actuelle; — La Bible nouvellement traduite sur les textes 
originaires avec xine introduction à chaque livre, des notes explicatives sur l'Ancieii 
Testament et un cominentaire complet sur le Nouveau Testameyit, d'E. Reuss, 7 vol., 
1874-1881, et l'ouvrage posthume du même savant, publié par Erichson et Horst, D«s 
Alte Testament Ubersetzt, eingeleitet und e7'lâutert, 7 vol., 1892-1894; — E. Kautzsch, jDee 
Heilige Schrift des Alten Testaments, in Verbindung mit anderm Gelehrten herausgegeben, 
2° éd., revue et corrigée, 189(3, a rendu un service signalé aux non-hébraïsants ; les 
appendices du livre contiennent une esquisse de l'histoire du peuple juif depuis 
Moïse jusqu'au second siècle avant Jésus-Christ, ainsi qu'une brève histoire de la 
littérature biblique. [En fr,, Nœldeke, Histoire littéraire de l'Ancien Testament, trad. 
Derenbourg et Soury, JS73.] Les livres capitaux sur l'histoire du peuple d'Israël sont 
l'ouvrage déjà ancien de H, Grsetz, Geschichte der Juden, 11 vol,, 1861 [Trad. fr. abrégée 
en 5 vol., par Wogue et Bloch, 1882-1897], et surtout le livre classique, mais déjà bien 
dépassé, de H. Evvald, Geschichte des Volkes Israël, 3° éd., 1864-1868, 7 vol., auquel il 
faut ajouter Die Dichter des Alten Bundes, 3 parties, 2° éd., 1866-1867, et Die Prophefen 
des Alten Bundes, 3 parties, 2° éd., 1861-1868, du même auteur. — De date plus récente 



■ . ' LES ISRAÉLITES 187 

On la désigne encore dans son ensemble sous le nom de Mosaïsme. 
Ordinairement on se sert de ce dernier nom pour l'époque qui va de la 
sortie d'Egypte à l'établissement dans le pays de Chanaan, et on distingue 
alors les périodes suivantes par les noms de 2^f'ophétique et de juive. Cette 
division procède de l'hypothèse qui veut que le Pentateuque, dans son 
ensemble, nous reporte au temps de Moïse. Les recherches effectuées depuis 

est, en dehors des chapitres consacrés au judaïsme dans les deux Geschichte des Alter- 
thums, de M. Duncker et de E. Meyer, l'œuvre capitale de J. Wellhausen, inspirée par 
l'hypothèse dite grafîenne, Geschichte Israels, I, 1878. Rééditée sous le titre de Prolego- 
mena zur Geschichte Isj^aels [5® éd., 1899], elle a pour compléments Abriss der Geschichte 
Israels und Judas {Skizzen und Vorarbeiten, 3* fasc, 1884), et Israelitische und judische 
Geschichte, 2® éd., 1895 [4° éd., 1901]. — B. Stade, Geschichte des Volkes Israël (2 vol.; la 
2e partie du tome II est occupée par 0. Holtzmann, Das Ende des jiidischen Staatswesens 
und die Erstehung des Ch^nstentkums, 1887-1888, d'une lecture très attachante. — 
B. Renan, Histoii^e du peuple d'Israël, 5 vol., 1887-1894 : ingénieux, mais dénué de base 
critique. — R. Kittel, Geschichte der Hebruer, jusqu'à Texil babylonien, 2 vol., 1888- 
1892, reflète les idées de Dillmann. — H. Winckler a fourni d'utiles contributions à 
l'histoire juive dans Geschichte Israels in Einzeldarstellungen, 1,1895; Altorientalische 
Forschungen, I-IV, 1893-1896 ; Alttest. Untersuchungen, 1892 ; — A. Klostermann, Geschichte 
des Volkes Israels bis zur kestauration unter Esraund Nehemia, 1896. — [Piepenbring, 
Histoire du peuple d'Israël, 1898.] — Pour l'époque postérieure il faut citer notamment 
l'excellent ouvrage d'E. Schûrer, Geschichte des jiidischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi, 
2" éd., 2 vol., 1886-1890 [3^ éd., 3 vol., 1898-1901], et J. Wellhausen, jDie P/iaWsâer und 
Sadducàer, 1874. 

L'histoire de la religion juive a été exposée dans les livres déjà anciens de Vatke, 
Religion des Al f en Testaments, I, 1835, et Br. Bauer, Religion des Alten Testaments in der 
geschichtUchen Entwickelung ihrer Principien dargestellt, 2 vol., 1838-1839. — A. Kuenen 
a donné, dans De godsdienst van Isi^aël toi den ondergang van den joodschen staat, 
(2 parties, 1869-1870), la première histoire détaillée du développement de la religion 
Israélite qu'ait inspirée l'hypothèse dite graflenne*; cf., du même auteur, les Bidragen 
tôt de geschiedenis van den israël. godsdienst (dans différents volumes de la Theolog. 
Tidschrift), et surtout Volksgodsdienst en Wereldgodsdient (Hibbert Lectui'es, 1882); — 
G. -G. Montefîore, Lectures on the oi-'igin and growth of religion, as illustrated by the 
religion of the ancient Hebrews (Hibbert Lectures, 1892); — R. Smend, Lehrbuch der 
alttestamentlichen Religions g eschichte , 1893; — C.-G. Tiele, Geschiedenis vûn den 
godsdienst in de oudheid tôt op Alexander den groote (t. I, p. 272-347, 1893); succinct. — 
D'autres travaux portent sur des points de détail : F.-E. Kônig, Die Hauptpro blême der 
altisraelitischen Religions geschichte gegenubeï-- den Entwickelungstheorikern, 1884; — 
F. Beethgen, Beitrdge zur semitischen Religionsgeschichte, l, 1888; — J. Robertson, The 
early religion a f Israël as set forth by biblical writers and by modem critical historiars, 
1892; — E. Sellin, Beitràge zur isvaelitischen und jiidischen Religionsgeschichte, I, 1896. 

Importantes pour le théologien, mais ayant moins d'intérêt pour l'histoire religieuse 
Israélite sont diverses œuvres, d'ailleurs écrites à des points de vue différents : 
H. Ewald, Die Lehre der Bibel von Gott, 4 vol., 1871-1876; — G.-F. OEhler, Théologie 

* Suivant Graf, qui a donné son nom au système, mais a eu des précurseurs comme Reuss, et 
dont la thèse doit sa forme définitive à "VVellliausen (voir l'esquisse de la formation de la doctrine 
dans ses Proie g amena, 5" éd., p. 5 et suiv.) on doit distinguer trois couches principales dans le 
Pentateuque et son annexe directe, le Livre de Josué. Ce sont, par ordre chronologique : 1° les parties 
narratives anciennes, subdivisées entre le jahvéiste et Vélohiste (vers le ix" et le vm'= siècles); 2» le 
Deutéronome, qui doit être considéré comme l'aboutissant de la prédication prophétique, et apparaît 
sous le règne de Josias (621); 3° le Code sacerdotal, postérieur à l'exil, qui comprend une partie 
législative (qui s'étend en gros sur le Lévitique, l'Exode, 25-31, 35-40 et les Nombres, 1-10, 15-19,25-36) 
et une partie narrative, qui encadre les récits anciens. Grâce surtout à Wellhausen, qui a mis au 
service de cette théorie d'éclatants mérites d'historien et d'écrivain, les conclusions de l'école cri- 
tique prévalent depuis un quart de siècle, dans les milieux scientifiques. Elles ont cependant été 
contredites à leurs débuts (cf. Prolegomena, p. 11 et suiv.) et ont trouvé, en ces dernières années, 
un contradicteur systématique en J. Halévy, dont les Jîecherches bibliques (2 vol., IS95-1901) pro- 
clament l'unité de composition de la Genèse, sa rédaction au temps de Salomon, l'antériorité du 
Code sacerdotal sur le Deutéronome, lui-même déclaré notablement antérieur au règne de Josias. 
(I. L.) 



188 HISTOIRE DES: RELIGIONS 

plus d'un siècle ont fait ressortir de plus en plus clairement le caractère 
erroné de cette opinion. Le Pentateuque n'appartient pas à une époque 
unique : il contient l'œuvre de centaines d'années, et amalgame le pré- et 
le post-exilique dans une combinaison dont l'unité est artificielle. On n'est 
donc pas fondé à distinguer une époque a mosaïque » particulière : ce qui 
est historiquement établi sur le temps de Moïse se détache trop peu nette- 
ment de l'époque qui suit immédiatement. On peut, par contre, dans un 

des Alten Testaments (2 vol., 1874; en 1891, 3^ éd. en 1 vol. éditée par Th. OEliler); — 
H. Schultz, Alttest. Théologie (2 vol., 1869; d° éd. complètement remaniée, 1896) : dominé 
dans les questions essentielles, à partir de la 2° éd., par l'hypothèse grafienne, Fauteur 
a, d'édition en édition, donné plus d'importance à l'ordre historique; — A. Kayser, 
Die Théologie des Aiten Testaments in ihrer geschichtlichen Entwickelung dargestellty 
(publié après la mort de l'auteur, par E. Reuss, 1886; 2^ éd., remaniée par K. Marti, 
1894). — F. Hitzig, Vorlesungen iihér biblische Théologie und viessianische Weissa- 
gungen des Alten Testaments (publié par J.-J. Kneucker, 1880); — À. Dilimann, 
Handbuch der alttestamentl. Théologie, publié, d'après les papiers de l'auteur, par 
R. Kittel, 1895. 

Des prophètes et de la prophétie, considérée comme le fait capital de l'histoire de la 
religion juive, traite le vieux livre de A. Knobel, Der Prophetismiis der Hebraer, 
2 parties, 1837; puis, G. Raur, Geschichte der alttest. Weissagung, l, 1860; se borne 
aux origines ; — Kuper, Das Prophetenthum des ail. Blindes iibersichtlich dargestellt; 
1870; — E. Riehni, Die messianische Weissagung; ihre Entstehung, ih?^ zeitgeschichtl. 
Charakter und ihr Vei'hâltniss zu der neutestamentl. Erfûllung^ 1875; — B. Duhm, Die 
Théologie der Projoheten als Grundlage fiir die innere Entwickelungs geschichte der israel. 
Religion, 1875; — A. Kuenen, De profeten eri de jy^ofetie onder Israël, 2 parties, 1873; 

— G. von Orelli, Die alttest. Weissagung von der Vollendung des Gottesreiches in ihrer 
geschichtlichen Entwickelung dargestellt, 1882; — S. Maybaum, Die Entwickelung des 
israel. Prophetenthums, 1883; — "W. Robertson Smith, The prophets of Israel and their 
place in history to ihe close of the eight century, 1882 (traduit en allemand et en hol- 
landais), très important, de même que The Old Testament in the jewish Church, 1882, 
qui appartient plutôt à la catégorie des introductions. — J.-J. -P. Valeton junior, Viertal 
voorlezingen over profeten des 0. Verbonds, 1886; — du même, Amos en Hosea een 
hoofdstuk uit de geschiedenis van Israè'ls godsdienst, 1894 [trad. ail.]; — J. Darmesteter, 
Les pro2}hètes d'' Israël, 1891 ; — G.-H. Cornill, Der israelitische Prophetismus, 2° éd., 1896. 

— Il a paru en outre un nombre considérable de monographies sur les différents pro- 
phètes, ainsi que des études sur les divers aspects de leur théologie. 

Gitons encore S. Maybaum, Die Entwickelung des altisraelit. Priesterthums, 1880, et le 
comte W.-W.Baudissin, Die Geschichte das alttest. Priesierthmns, 1889, et, pour la période 
post-biblique, F. Weber, System der altsynagogalen palàstinischen Théologie aus Targum^ 
Midrasch und Talmud (publié après la mort del'iiuteur, par Franz Delitzsch et G. Schne- 
dermann, 1880; une seconde édition a paru en 1897 sous le titre d&Jûdische Théologie). 

Les revues de théologie de langues allemande, anglaise, française et hollandaise ren- 
ferment un nombre incalculable d'articles relatifs aux problèmes soulevés par l'histoire 
religieuse des Juifs et, d'une façon générale, par la science biblique. Mentionnons par- 
ticulièrement, parmi des périodiques spéciaux, la Zeitschrift fïtr die alttest. Wissenschaft, 
publiée par Stade depuis 1881, et Hebraïca, managing editor W.-R. Harper (depuis 
1884-1883); [en France, la Revue des Études juives (depuis ISSû); la Revue biblique {depuis 
1892); la Revue sémitique (depuis 1893) sont les principaux périodiques qui fassent une 
part à l'exégèse biblique.] 

Pour l'archéologie, voir K.-F. Keil, Handbuch der biblischeri Archciologie, 2 parties, 
1858-1859; — M.-W.-L. de Wette, Lehrbuch der hébr. jûd. Geschichte, 4^ éd., revue par 
F.-J. Râbiger, 1864; — J. Benzinger, Hebr. Archâologie, 1893; — W. Nowack, Lehrbuch 
der hebr. Archâologie, 2 vol., 1894. — Même les ouvrages les plus récents ne répondent 
pas entièrement aux exigences de l'historien. [Signalons encore quelques recueils 
encyclopédiques récents : Hastings, A dictionary of the Bible (1898 et suiv., 4 vol.); 
Gheyne et Black, Encyclopœdia bihlica (depuis 1899); abbé Vigoureux, Dict. de la Bible 
(depuis 1891). La Realencyklopddie f. protest. Théologie u. Ki7'che (2^ éd. par Hauck; 
11 vol. parus depuis 1895) et la Jewish Encyclopedia (t. I-II, 1901-2) renferment, surtout 
la première, d'excellents articles sur la Bible et le Judaïsme ancien.] 



LES ISRAELITES 189 

sens, qualifier de mosaïques les diverses parties du Pentateuque, anciennes 
et récentes : le Décalogue, les Paroles de V Alliance, le Livre die de V Alliance, 
le Beutéronoone, la Loi de sainteté, le Code sacerdotal, ainsi que le Penta- 
teuque dans son ensemble actuel, et même, dans une certaine mesure, îa 
Mischna, la Gemara et la Tosefta. Il en est alors de ce mot « mosaïque » 
comme des mots « chrétien », « mahométan », etc. Il représente l'unité de 
la religion israélite. Il exprime la pensée que, quelles que soient les diffé- 
rences qu'elle présente à ses différentes époques , la religion d'Israël est cepen- 
dant restée toujours la même. C'est un mouvement qui se poursuit, mais 
qui n'est légitime qu'en tant qu'il développe les éléments premiers fournis 
par Moïse. Le christianisme lui aussi est compris dans un certain sens 
dans ce mouvement, et on a le droit d'interpréter ainsi les paroles de saint 
Jean, 5 40 : « Si vous étiez réellement Mosaïstes, vous seriez aussi chrétiens. » 

Dans cette évolution on distingue du premier coup d'oeil deux grandes 
périodes que l'on peut, pour la commodité, appeler pré- etpost-exilique.Leur 
limite est marquée par Néhémie (deuxième moitié du v^ siècle av. J.-C.). 
Pourtant les débuts véritables de la seconde période remontent plus haut 
et datent de la promulgation du Code deutéronomique (621 av. J.-C). 

Dans la première de ces périodes, la religion est celle du 'peuple israélite; 
dans la seconde, c'est celle de la communauté juive. De l'une à l'autre, 
la notion de Dieu prend un caractère transcendant de plus en plus 
marqué. Jahvé est d'abord le Dieu d'Israël, dont la puissance sur les peu- 
ples, comme en général sur la nature et l'histoire, est de plus en plus clai- 
rement reconnue. Dans la seconde période, il est dans toute la force du 
terme le Dieu universel, qui a fait d'Israël son peuple, c'est-à-dire une 
communauté sainte. 

Au point de vue religieux, la période préexilique se divise en deux 
périodes principales, dont la limite est marquée, extérieurement, par la 
chute de la dynastie d'Omri et l'avènement de la maison de Jéhu dans les 
tribus septentrionales d'Israël : ce fait (842 av. J.-C.) a été gros de con- 
séquences, même pour le royaume de Juda. Si l'on considère l'histoire 
interne de la religion, l'apparition des grands prophètes du vin° siècle 
est avec cet événement dans une relation indirecte, mais réelle. Ce n'est 
que par rapport à l'œuvre de ces prophètes-écrivains que les deux périodes 
peuvent être appelées, comme cela se fait d'habitude, période d'avant les 
prophètes et période des prophètes. Mais il faut remarquer que jamais, 
même dans la première de ces périodes, Israël n'a manqué de prophètes. 

Dans la première de ces deux grandes périodes, il s'agit de préserver 
l'existence du Jahvisme vis-à-vis des autres religions qui régnaient en 
Chanaan. On peut ici distinguer trois divisions d'étendue très inégale : 
1° de Moïse à la monarchie de David : c'est le temps des luttes pour l'hégé- 
monie du Jahvisme, luttes qui se terminent à la conquête de la forteresse 
de Jébus; 2° époque de David et de Salomon : c'est celle de la suprématie 
incontestée de Jahvé; 3° du schisme à la révolution de Jéhu, période où 
se maintiennent les conquêtes faites jusqu'alors, et où s'engage la lutte 
contre l'absolutisme politique et, d'autre part, le syncrétisme religieux. ■ - 



190 ^ HISTOIRE DES RELIGIONS _i 

Dans la seconde grande période, l'histoire du Jahvisme est celle d'une 
crise intérieure. Le spiritualisme moral commence à éliminer les éléments 
primitifs et à certains points de vue païens de la religion : de là une 
lutte entre les idées populaires et les idées des prophètes, qui ne prend 
fin qu'avec l'indépendance nationale d'Israël. Voici les phases de cette 
période : 1° le centre de gravité passe des tribus du nord d'Israël à Juda; 
ce déplacement, préparé lentement, est achevé par la chute de Samarie 
en 722; 2° découverte et promulgation (en 621) du Code deutéronomique ; 
c'est là une tentative destinée à donner aux prédications prophétiques 
la forme législative ; 3° suppression d'Israël comme Etat — conséquence 
de l'exil; 4° renaissance de la conscience religieuse dans la deuxième moitié 
du vi« siècle. 

Avec Néhémie commence une époque nouvelle. Elle est partagée en 
deux moitiés par le commencement des relations avec le monde grec, vers 
333. Dans la période qui précède cette date, il s'agit avant tout de former 
et de développer une communauté sainte régie par la loi; dans l'autre, 
l'essentiel est la lutte avec l'hellénisme, lutte qui arrive au paroxysme 
avec la guerre des Macchabées. 

Après une courte floraison sous les Asmonéens, la communauté juive 
se désorganise complètement avec la dynastie d'Hérode et sous ïes procu- 
rateurs roniâins qui suivirent. Même au point de vue religieux, ni les 
mouvements apocalyptiques avec leurs espérances messianiques, ni l'étude 
scrupuleuse et étroite de la loi, ni l'individualisme religieux n'arrêtèrent 
cette décadence. Mais c'est à ce moment que la notion de Dieu enfermée 
dans le Jahvisme trouva en Jésus-Christ son expression intégrale. 



§ 45. — JalLvé; les origines de son culte. 

Le dogme principal de la. religion Israélite est celui-ci : Jahvé est le Dieu 
d'Israël, Israël est le peuple de Jahvé. La tradition Israélite est unanime à 
dater du séjour en Egypte ces rapports entre Jahvé et Israël, qu'Osée repré- 
sente sous la forme d'un mariage, et qui sont régulièrement désignés sous 
le nom d'alliance depuis l'époque du JDeutéronome et de Jérémie : « Jahvé 
est Dieu dès le pays d'Egypte » {Osée, 12 lo, 13/, ; cf. 9 lo; Amos, 3 2). 

En opposition avec cette vieille conception, plusieurs savants ont 
récemment placé dans la Palestine même le lieu d'origine du Jahvisme, 
et du peuple Israélite en général : ainsi Stade [Gesch. d. V. Isr., I), qui 
se fonde sur les noms d' « Hébreux » et d' « Israël ». Pour lui, les habi- 
tants non israélites du pays à l'ouest du Jourdain auraient donné le pre- 
mier de ces noms au peuple Israélite, lorsqu'il s'établit parmi eux. Quant 
au second, il aurait été celui d'une tribu du pays à l'est du Jourdain, qui 
se distingua en quelque manière, acquit une notoriété particulière et dont 
d'autres tribus prirent le nom. 

H. Winckler {Gesch. Isr., I) va bien plus loin dans cette voie. D'après 
lui, David, prince de Kaleb, soumit à sa domination d'abord Juda, 



' LES ISRAÉLITES ' 191 

ensuite les autres tribus établies en Palestine. Le royaume ainsi créé reçut 
le nom d'Israël et le dieu Jahu, adoré, sur le Sinaï en Muçri, par diverses 
tribus arabes, devint, sous le nom de Jahvé, la divinité de ce royaume. 
Tout ce que l'Ancien Testament raconte des temps qui ont précédé David, 
Winckler le considère comme une légende forgée par David ou les poètes 
de sa cour, afin de prouver l'intime parenté d'Israël et de Juda. La confu- 
sion des noms de Muçri et Miçraïm offrait fort à propos un point de départ 
à cette légende. , 

Ce ne sont là que des conjectures arbitraires. Tiele ^ l'a dit avec raison : 
on peut nier l'historicité du séjour en Egypte, mais à la condition de donner 
une explication satisfaisante de la naissance d'une semblable fiction à une 
époque où l'on n'avait aucun motif de haïr l'Egypte, et où l'on allait même 
jusqu'à la considérer comme une alliée. En tout cas, l'alliance des tribus a 
dû être contractée avant la conquête de la Palestine proprement dite, 
car cette alliance s'est rompue lors de cette conquête, tandis que le sou- 
venir s'en est conservé "^. 

Toutefois nous n'avons pas le droit de remonter plus haut pour le nom 
de Jahvé. Sans doute le Jahviste l'emploie déjà dans les récits du Pen- 
tateuque relatifs aux patriarches, et il fait remonter l'adoration de ce Dieu 
à la deuxième génération humaine [Genèse, 4 26); mais ceci ne saurait pré- 
valoir contre la narration de l'Élohiste, suivi, pour l'essentiel, par le Code 
sacerdotal et d'après laquelle Jahvé est la forme précise, révélée à Moïse, 
de r « Elohim des pères », demeuré jusqu'alors indéterminé. Au point de 
vue religieux, la nuance est insignifiante. Le Jahviste, en n'employant 
qu'un seul nom divin, exprime simplement l'identité de la religion des 
patriarches avec celle d'Israël. L'Élohiste fait bien cette distinction, mais 
tout en pensant que les générations antérieures étaient animées du même 
esprit que l'Israël qu'il connaissait : le Dieu, qui désormais portera le nom 
de Jahvé, est l'Elohim des pères. Osée, i% est ici très instructif. 

Pour apprécier quels étaient, au point de vue religieux, les rapports 
entre Jahvé et Israël, il faut surtout considérer le sens qu'avait devant la 
conscience religieuse d'Israël le nom du Dieu, tel que ce sens ressort de 
V Exode, 3. Le nom de Jahvé est pris ici comme un imparfait qal du verbe 
haya, et il est expliqué par la circonlocution 'ehyeh 'a^er 'ehyeh. A l'interpré- 
tation par le hiphil donnée par Schrader^ Baudissin*, H. Schultz^, etc.^, 
on doit objecter qu'elle ne cadre pas avec le contexte, que haya n'a pas 
de hiphil, et que l'idée de a dispensateur de la vie » et même de « créateur» 
n'est pas au premier plan dans la notion Israélite de Dieu. D'autre part, 
aucune des diverses interprétations anciennement proposées ne rend 

1. Tiele, Geschiedenis van den godsdienst in de oudheit, 1, 280. 

2. Wellhausen, Abriss der Gesch. Isi^aels und Judas. 

3. Schrader, ap. Bibellex. de Schenkel, III, p. 170. 

4. Baudissin, Studien ziir semit. Religionsgeschichte, 1, p. 229. 

5. Schultz, Altt. TkeoL, 5" éd., p. 410. 

6. Lemme, Die religionsgeschichtliche Bedeiitung des Decalogs, p. 19 et suiv., lit d'après 
cette interprétation 'a%e^ ^aser'ahyeh', cf. Gi--a;c. Ven., ô ôv-ctoxrjç, et Clericus, Comm. 
Ex., 6 3, •^zvt'siovçyo^. 



192 - HISTOIRE J^ES RELIGIONS 

compte de l'expression hébraïque : ni l'hellénistique, qui trouve exprimée 
dans le nom de Jahvé l'idée de Vaseitas de Dieu, ni la palestinienne, quî 
donne à haya le sens d' a exister », ni celle des modernes, qui expliquent 
le terme par l'idée de la fidélité, de l'invariabilité, de l'activité spontanée 
de Dieu. C'est Robertson Smith ^ qui, poursuivant une théorie de P. de 
Lagarde^, a donné la véritable interprétation, en renvoyant à des pas- 
sages comme : Exode 4 13, 16 23, 33 19, Deuiéronome 9 20, I Samuel 23 13, II 
Samuel 15 20, II Bois S i, Ezéchiel 12 23. Dans chacun de ces passages se 
trouve un verbe qui exige un complément qui en détermine le sens. Or la 
détermination attendue n'est pas donnée : elle est remplacée par une pro- 
position relative, dans laquelle le verbe est simplement répété. Quand on 
passe à la troisième personne, cette proposition relative disparaît, et elle 
est remplacée par un complément indéterminé qui, suivant une règle 
habituelle en hébreu, peut n'être pas exprimé. On a ainsi : « Je serai ce 
que je serai », et d'autre part : « Il le sera ». Moïse demande : Quel est 
ton nom? La réponse, dontVw^es, 13 17-18, offrait un pendant exact, est la 
suivante : 'ehyeh 'aser 'ehyeh. D'une part cela signifie : Israël n'a pas besoin 
de connaître le nom de Dieu, Dieu sera pour Israël tout ce qu'il sera, et 
il suffira à Israël d'en faire l'expérience. D'autre part cela veut dire : si 
Israël veut un nom pour Dieu, que ce nom exprime seulement la com- 
munion entre Dieu et Israël et la sollicitude de Dieu pour son peuple. 

C'est par les noms qu'elle donne à la divinité qu'on apprend le mieux 
à connaître une religion. C'est bien le cas pour Israël. Ce qui pour lui est 
d'intérêt capital, ce n'est point de savoir ce qu'est Dieu en soi, mais ce 
qu'il est pour son peuple; le caractère de cette religion n'est pas métaphy- 
sique et dogmatique, mais pratique et éthique. Le nom de Jahvé présentait 
d'ailleurs ce grand avantage d'être de nature purement formelle, et de 
former ainsi un cadre à l'intérieur duquel un libre développement de la piété 
était possible. Cette imprécision du nom, qui, par lui-même, n'opposait 
aucun obstacle à l'évolution et même la favorisait, aida extraordinairement 
à la constitution du monothéisme Israélite. 

La question de l'origine du nom de Jahvé reste cependant entière. On a 
renoncé dans les derniers temps, et avec raison, à l'opinion, jadis très 
répandue, qu'il dérivait de conceptions sacerdotales égyptiennes. Par 
contre, on peut admettre que le nom interprété étymologiquement dans 
Exode, 3, repose sur une forme plus ancienne, Jahu, que l'on doit recon- 
naître, malgré les objections élevées à ce sujet, dans les noms où entrent 
en composition Ja et Jahu et dont on a trouvé des exemples isolés en 
dehors d'Israël, par exemple dans les noms de Ja'ubidi de Hamath et 
du roi de Damas Ja''lu=Jahu-ilu. Rien ne permet de supposer, comme l'ont 
fait Schrader et Baudissin, que les noms s'expliquent par l'emprunt du 
Dieu juif par des panthéons étrangers. D'autre part, Tiele et Stade ont 
montré que vraisemblablement le culte de Jahvé (Jahu) était indigène au 
pays des Kénites et que Moïse l'a importé de là en Israël. Les indices qui 

1. The Prophets of Isj^ael, p. 385 et suiv. 

2. Psalt. Hier., p. 156 et suiv. 



LES ISRAÉLITES 193 

militent en faveur de cette opinion (que Dillmann * rejette comme arbi- 
traire et dénuée de toute preuve) sont les suivantes : 1° les relations 
existant d'après Juges lie, 4ii, entre les Kénites et le beau-père de Moïse 
désigné ailleurs comme Madianite; 2° le fait que, pour Israël, Jahvé habite 
sur le Sinaï; c'est donc là qu'il faut chercher le siège originel de son 
culte; 3° l'importance du rôle joué par les Kénites comme adeptes d'un 
Jahvisme rigoureux, à l'époque oii ils ont été admis en Israël-. Mais 
si Israël a emprunté le culte de Jahvé, il l'a transformé profondément. 
Ce que Jahvé a été en Israël, il ne l'a certainement été nulle part ailleurs. 

§ 46. — La relig-ion primitive d'Israël. 

Nous ne savons que peu de chose des idées religieuses qui précédèrent en 
Israël la croyance à Jahvé. La conception qu'on peut en avoir dépend du 
jugement que l'on porte sur les récits relatifs aux patriarches. Bien qu'on 
soit généralement d'accord pour admettre qu'ils n'ont aucun caractère 
historique, il existe de graves divergences dans la façon de les comprendre 
et de les apprécier. L'interprétation mythologique, poussée à ses dernières 
conséquences surtout par Goldziher^, n'a plus guère de partisans. D'autre 
part, Kuenen et d'autres regardent ces récits comme des légendes généa- 
logiques, où se reflète l'histoire des tribus; pour ces savants, les person- 
nages nommés sont en très grande partie des héros éponymes ; ils 
refusent de reconnaître dans leur histoire aucun souvenir véritable de 
l'âge patriarcal. Mais c'est avec raison, semble-t-il, que Dillmann '^ et d'au- 
tres se placent dans cette question à un point de vue opposé. Leur opinion 
est, il est vrai, solidaire de leur théorie du Code sacerdotal (A) qu'ils con- 
sidèrent comme la partie la plus ancienne du Pentateuque. Il faut faire ici 
sa part à la critique isagogique. Si, à l'encontre de Dillmann, l'on rejette le 
Code sacerdotal jusqu'après l'exil, les brefs renseignements qu'il prétend 
nous donner sur la période des patriarches ne sauraient être considérés que 
comme un remaniement, conforme à une théorie en partie très transpa- 
rente, "Se données séculaires. 

Pour apprécier la valeur des autres récits, il nous faut partir de deux 
considérations : il n'y a pas de peuple qui connaisse l'histoire de sa 
propre origine; d'autre part, tous les peuples, en arrivant à la lumière 
de l'histoire, y apportent un trésor de traditions, de souvenirs, de récits, 
que l'on rattache à des noms propres et à des localités, et que chaque 
génération répète à sa manière. Il est impossible de faire le départ entre ce 
qui est historique et ce qui ne l'est pas. Les monuments ainsi élaborés 
reflètent, diversement suivant les époques, la vie nationale, telle qu'elle se 

1. Handb. d. altt. TheoL, p. 103. 

2. *La thèse de l'origine Kénite de Jahvé. devenu, par le mariage de Moïse, le dieu 
familial de ce dernier, a été soutenue récemment par Budde, Religion des Volkes 
Israël bis zur Verbannung, 1900. (L L.) 

3. Goldziher, Der Mytims bel den Hebràern und seine geschichtliche Entwickelung . 

4. Dillmann, Handb. d^v altt. TheoL, publié par Kittel. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 13 



194 HISTOIRE DES" RELIGIONS 

manifeste dans les hommes qui dirigent le peuple et parlent pour lui. 
Ces hommes furent, en Israël, les prophètes. Dans les documents- que nous 
possédons, le fond légendaire (il ne s'agit pas ici de mythes à proprement 
parler, et moins encore de fictions créées de propos délibéré) a servi de 
matière à la prédication et exprime par suite d'une manière précise la 
notion de Dieu propre, par exemple, au ix^ et au vm*^ siècle. Au point de 
vue religieux, leur valeur ne réside pas dans le fond historique qu'on 
peut en extraire avec plus ou moins de vraisemblance, mais dans l'esprit 
qui anime les figures, qui leur donne le sang et la vie, et en fait des types 
où s'exprime le caractère particulier d'Israël avec une vérité et une 
vigueur incomparables ^ 

Pourtant il faut maintenir que ces récits nous conservent, sans doute 
confusément, des souvenirs locaux, souvenirs de familles et de clans ^. Il 
faut bien l'admettre : ce qui se présente comme histoire des personnages 
est en grande partie histoire de la tribu ; on a traduit par ces récits des 
relations géographiques et ethnologiques ; on a reporté à une antiquité 
très reculée des événements d'une époque postérieure ; les personnages 
\ sont souvent des héros éponymes; on a assez fréquemment rattaché à un 
nom, qui varie d'ailleurs suivant les divers cycles, des événements dis- 
parates. Mais il ne s'ensuit pas qu'il faille nécessairement dénier toute 
créance à l'historicité des patriarches, et on n'est nullement tenu de 
contester tout caractère de souvenir positif aux récits relatifs, par exemple, 
à l'origine mésopotamienne et à la vie nomade d'Israël à travers la Pales- 
tine jusqu'en Egypte^. Du moins, ne suffît-il pas, pour expliquer les récits 
sur les patriarches, de prétendre, avec Stade, que les sanctuaires empruntés 
aux Chananéens ont été originellement Israélites. La théorie que nous 
ado^Dtons a l'avantage de fournir une base à l'étude des origines d'Israël 
et surtout de sa religion. 

Cette affirmation est en contradiction directe avec l'opinion de Stade. 
Celui-ci conteste qu'il y ait aucune relation entre le Jahvisme et l'ancienne 
•. organisation religieuse d'Israël. D'après lui, rien n'indique que ce peuple 
ait eu, avant Moïse, aucun culte (p. 130); mais de nombreux faits 
empruntés surtout à la constitution de la famille et de la tribu prou- 
veraient que la religion d'Israël avant Moïse était un animisme, dont les 
principales manifestations sont le culte des ancêtres et le totémisme. (Le 
totémisme a été mis en lumière particulièrement par Robertson Smith *.) 

1. H. Schultz, Altt. Theol., o« éd., p. 13. 

2. *Très défavorable à l'historicité même partielle des traditions patriarcales est Gunkel, 
dont l'excellent commentaire de la Genèse {Handkommentar de Nowack, I; cf. surtout 
l'introduction, publiée à part sous le titx-e de Sagender Genesis, 1901) met en évidence 
le caractère tantôt mythique, tantôt légendaire des récits populaires de toute sorte 
dont la contamination a formé le fond du récit que nous connaissons. (I. L.) 

3. Sayee {Early Religion and Patriarchal Palestine) prétend qu'on a découvert récem- 
ment les noms d'Abraham et de Jacob dans des documents égyptiens. Cette affirmation 
repose sur des bases trop fragiles pour qu'on puisse déjà en tirer des conséquences. 

4. Sur le culte des ancêtres, voir J.Lippert, Ber Seelenkult in seinen Beziehunpen zur 
althebr. lîeliffion.* h^hypothèse d'un culte des morts ou d'un cuite des ancêtres en Israël, 
soutenue sous des formes diverses par Schwally, DasLebennach dem Tode nachden Vor- 



LES ISRAÉLITES 195 

On cite encore, comme preuves à l'appui de cette affirmation, les idées 
eschatologiques, comme aussi en général les nombreux rudiments d'ani- 
misme que, d'après Stade, nous rencontrons, même à des époques tar- 
dives, dans le domaine de la croyance et du culte. La religion de Jalivé 
est l'antagoniste irréconciliable de cet animisme, encore qu'en luttant 
contre lui elle s'en soit approprié plus d'un élément. Stade dit expressé- 
ment que Moïse a importé en Israël, sans aucun intermédiaire et comme 
un fait entièrement nouveau, la religion de Jalivé, qu'il avait trouvée chez 
les Kénites daiis un état, il est vrai, de moindre développement. De là sa 
grande importance comme fondateur de religion; autrement il n'aurait 
été qu'un restaurateur, ou réformateur. La légende prétend, il est vrai, 
qu'il se serait présenté comme envoyé du Dieu des pères, mais elle ne 
mériterait pas l'attention. 

Ce système présente plus d'un point faible. Lors de la conquête de 
Ghanaan, Israël s'est bien comporté en peuple de Jahvé. Si, en tout ce qui 
concerne la civilisation, il a été à l'école de Chanaan, il est resté, comme 
Stade a raison de le souligner, fidèle en un point à ses mœurs nationales : 
il a continué à adorer Jahvé, comme son Dieu propre. Mais alors ce culte 
de Jahvé ne saurait avoir été entièrement nouveau, et sans racine dans le 
passé. En outre Schultz remarque justement que ni le système animiste 
de Stade, ni celui, surtout totémistique, de Robertson Smith n'ont pour 
eux la vraisemblance historique : car ce n'est qu'incidemment que les 
prophètes s'élèvent contre ces côtés de la superstition, et il est impossible, 
que ce soit là qu'il faille chercher les idées populaires dont une religion 
plus haute devait triompher. Nous ne nions pas la force des habiles 
déductions de Stade. L'animisme et surtout le culte des ancêtres ont cer- 
tainement eu, en Israël comme chez presque tous les peuples, plus d'im- 
portance qu'on ne le croyait autrefois. Néanmoins il n'est pas prouvé 
qu'ils aient eu le grand développement que leur suppose Stade. En tout 
cas, ils n'excluent nullement l'existence d'un culte voué par Israël, avant 
Moïse, à un dieu. 

Pour savoir ce qu'était ce culte, nous partons de deux faits. D'une part 
Israël appartient, dans la grande famille des peuples sémitiques, au groupe 
des Sémites du Nord, dont il constitue le groupement le plus méridional, 
celui qui offre avec les Sémites du Sud le plus d'affinités; d'autre part, 
même dans le Jahvisme postérieur, les traces de l'état religieux antérieur 
n'ont pas été complètement ejBfacées. 

Il est contestable qu'on puisse parler d'un génie particulier des Sémites S 
qui se manifesterait entre autres dans leur religion. Renan le découvre 
dans-leur instinct monothéiste, qu'il ne considère pas cependant comme 

stellungen des alten Israël {i^'èi),'QQT\l\o\\e.i, Die isr. Vorstellungen vomZustandnachdem 
Todè (1899) et Charles, A critical history of the doctrine ofa future life (1900) nous semble 
ruinée par les fortes objections de Frey, Tod, Seelenglaube u. Seelenkult im alten Israël 
(1898) et surtout de Grueneisen, Der AhnenkuUus und die Urreligion Israels (1900). (I. L.) 
1. * La vanité des essais tentés pour définir le « génie sémitique » ressort de la seule 
comparaison des formules proposées. Cf. Mûller, Zeitschr. f. V'ôlkerpsych., XIV, p. 433, 
et Steinthal, Semitic studies in memory of Kohut, p. 557. (I. L.) 



d96 HISTOIRE DES RELIGIONS 

la marque d'une race bien douée au point de vue religieux, mais comme 
un signe de médiocrité intellectuelle. Le monothéisme sémitique est 
pour lui un minimum de religion. Rob. Smith a montré' combien cette 
opinion manque de fondement. Aussi bien le terme de Sémites est-il trop 
peu défini et embrasse-t-il trop d'éléments disparates pour que la consi- 
dération d'un génie sémitique puisse mener à un résultat positif. Tenons- 
nous-en au groupe clairement déhmité par la géographie et l'histoire et 
auquel on peut, en suivant la tradition de l'Ancien Testament, donner 
le nom de Térachite. 

On ne peut contester aux peuples de ce groupe certaines particularités 
frappantes même au point de vue religieux. On constate ici le peu d'indi- 
vidualité des dieux : ni mythologie développée, ni même à proprement 
parler polythéisme. Et cependant on est très éloigné encore du vrai mono- 
théisme. La religion est liée à des communautés humaines déterminées : 
d'abord la famille, ensuite la tribu. L'individu étant essentiellement 
membre de la tribu, la religion est fonction de la tribu. La divinité repré- 
sente l'unité de la tribu. La tribu se met en relation avec la divinité au 
lieu sacré qui est en même temps le centre de la tribu; elle affermit et 
renouvelle, au moyen du repas sacré, les liens qui les unissent (Schultz). 
Une conséquence de ce fait, c'est une individualisation encore bien faible 
des Dieux. Ils sont Dieux de la tribu. Comme nous le voyons d'après les 
noms de El, Baal, Moloch, Adôn, Sadday {?), ils sont conçus comme les 
très hauts, les puissants, les maîtres. Ce sont là, plutôt que des noms pro- 
pres, des noms d'espèce. S'ils sont employés comme noms propres, on ajoute 
un qualificatif qui les détermine : le Baal de tel endroit, le roi de tel peuple 
ou de telle ville. Chaque tribu, chaque groupe de tribus se suffisent. Au 
fond, le dieu d'une tribu ne vaut que pour les membres de cette tribu. 

L'opinion qui veut que les pères d'Israël aient adoré un dieu de ce genre 
sous le nom d'Êl Sadday, ne se fonde que sur quelques passages du Code 
sacerdotal ^. Dans la formation de ce nom des considérations théoriques ont 
évidemment Joué un rôle. Il doit avoir existé pourtant un vieux nom de 
Dieu Sadday qui, d'après une étymologie tirée de l'assyrien, signifie iDro- 
bablement le Très-Haut ^ Il peut^onc y avoir, à l'origine des renseignements 
fournis par le Code sacerdotal, un souvenir historique. En outre, les noms 
de tribus Aser et Gad semblent aussi avoir été à l'origine des noms de dieu 
[Genèse, 30 13-11; cf. Isaïe, 65 u). 

Pourtant il reste encore une question à examiner. Bien que, comme le 
dit Schultz, le caractère de dieu de la tribu apparaisse comme plus impor- 
tant que celui de maître des phénomènes naturels, les dieux ne sont pas 
seulement les protecteurs de la tribu, mais souvent encore des dieux de la 
nature. En tout cas, Max Mûller va trop loin, quand, opposant les Sémites 
aux Indo-Germains, il dit des premiers qu'ils reconnaissaient Dieu dans 

1 . Religion of the Sémites. 

2. Cf. ïnfra, p. 230. 

3. Cf. Friedrich Delitzsch, Prolegomena eines neuen hebr.-aratn. Worterbuchs zum A. T., 
p. 06. 



LES ISRAÉLITES ,197 

l'histoire, et des autres qu'ils le reconnaissaient dans la nature. Les dieux 
sémiticfues sont souvent des producteurs de phénomènes naturels : la 
différenciation de la divinité en un principe mâle et un principe femelle 
est une conséquence directe du principe naturaliste. Le Jahvisme est en 
opposition très forte avec ces idées : mais le fait même qu'il dut les com- 
battre par des mesures répressives spéciales indique que ces tendances 
n'étaient pas étrangères à l'Israël même des temps postérieurs. 

A la conception du dieu considéré comme seigneur de la tribu corres- 
pond le sentiment de profond respect qui anime à son égard ses serviteurs. 
Sans doute, Baudissin n'a pu arriver à prouver que les dieux sémitiques 
sont toujours des êtres célestes et jamais des êtres « telluriques »; il reste 
pourtant vrai que la religion met ici une grande distance entre Dieu et 
l'homme. Dieu est le Saint, encore que le mot soit pris plutôt au sens 
matériel qu'au sens éthique. L'homme est son esclave : soumission, 
crainte, résignation, tels sont les principaux caractères de la piété. Dans 
l'Islam la phrase : « Allah est Allah » coupe court à toute question, à tout 
étonnement, à tout effort. On trouve l'expression d'un sentiment analogue 
dans l'Ancien Testament. Un des thèmes principaux de la prédication pro- 
phétique est celui-ci : l'homme doit être humilié; Jahvé seul est grand. 
Le terrain qui a vu naître un pareil état d'âme était préparé par les ten- 
dances religieuses que développèrent, dans ces tribus, le milieu et le genre 
de vie. A noter à l'appui de ce qui précède, le fait que le monde sémi- 
tique est la vraie patrie du prophétisme dont les multiples manifestations 
vont de la folie religieuse jusqu'à l'éloquence inspirée. 

§ 47. — La coutume et le culte à l'époque prémosaïque. 

Les récits de la Genèse nous donnent des mœurs et du culte à l'époque 
prémosaïque une image fidèle, sinon historique au sens strict du mot. 

La coutume avait naturellement un caractère religieux : elle était l'ex- 
pression d'une volonté divine, et la violation en était considérée comme 
une offense à la divinité. Le blâme le plus énergique consistait à dire : « Ce 
n'est pas ainsi que l'on fait, » ou à taxer une transgression de « folie ». 
(Voir Genèse, 347.) 

Le culte marche de front avec la coutume. Il faut noter le récit élohiste 
[Josué 24 2) où on nous dit qu'en deçà de l'Euphrate les ancêtres d'Israël 
(( servaient d'autres dieux », mais que leur Dieu les détacha de ce culte. Y 
a-t-il là souvenir historique, tradition ou pure théorie? Ce qui est certain, 
c'est qu'icj s'exprime le sentiment d'une différence fondamentale entre les 
pères d'Israël et les grands Etats civilisés de l'Orient : le culte dut mani- 
fester le contraste entre la simplicité de la dévotion des Nomades, con- 
sidérée plus tard encore comme un idéal, et une religion orgiaque et 
naturaliste. 

Nous ne rencontrons ici ni images divines proprement dites ni véritable 
sacerdoce. Des pierres et des arbres sacrés passaient pour des symboles de 



198 HISTOIRE DES RELIGIONS 

la divinité, ainsi que les Maççeha et les Aschera, ces derniers étant des 
souches d'arbres et remplaçant les arbres vivants. 

La représentation du taureau et les Teraphim remontent probablement, 
eux aussi, à l'époque prémosaïque. En tout cas c'a été une erreur d'attri- 
buer à l'image du taureau une origine égyptienne et d'y voir une imitation 
de l'Apis de Memphis ou du Mnevis d'Héliopolis. V Exode 32 4 fournit 
ici un témoignage décisif. C'est avec raison que Dillmann * remarque que 
Jéroboam même n'a pu importer d'Egypte un culte tout à fait étranger, 
mais qu'il n'a fait que reconnaître officiellement un culte depuis long- 
temps répandu. Il est possible qu'Israël l'ait emprunté aux Chananéens, 
mais en présence du texte de V Exode 32, cela est en somme peu vraisem- 
blable. 

Il n'est pas probable qu'à l'origine on ait voulu donner par l'image du 
taureau une représentation plastique de la divinité ; c'était bien plutôt un 
symbole de la puissance divine. Il reste pourtant douteux que ce soit la 
sagesse divine qui était symboliquement représentée par le serpent, II Rois 
18-5. Quant aux Teraphim, ils semblent avoir été des dieux domestiques à 
forme humaine, qui ne tenaient à la religion proprement dite que par un lien 
très lâche [Genèse 31 19.30). Ce n'est guère que des Teraphim et d'amulettes 
qu'il peut être question dans un autre passage de la Genèse 35 2-4. L'auteur 
exclut les unes et les autres, comme 'elohë-hannekar, du domaine de ce 
qu'autorise le Jahvisme. Cependant nous trouvons encore un Teraphim 
dans la maison de David (I Samuel 19 13; cf. Juges 17 b, Osée Si). On ne 
sait au juste si Teraphim est un pluriel, et comment il faudrait l'expliquer, 
ni si le Teraphim constitue ou non la survivance d'un vieux culte des 
ancêtres. 

Du Teraphim est souvent rapproché VEphod, que cependant nous ren- 
controns assez souvent isolé. Il est remarquable que ce mot signifie en même 
temps robe de prêtre, encore qu'il n'ait ce sens que dans le composé 'ephod- 
bad. Ce n'est point là un pur effet du hasard. Le mot signifie manteau. 
D'après une hypothèse assez admissible, VEphod serait une image revêtue 
d'or ou d'un autre métal. Pour établir la signification de ce mot dans les 
temps anciens, on ne saurait tenir compte de l'usage qu'en faille Code 
sacerdotal, où VEphod constitue avec le Urim et le Thummim une des parties 
essentielles du vêtement du grand-prêtre. Cependant nous trouvons dans 
le rapprochement de VEphod et de ces objets l'expression d'une pensée 
historiquement juste. Les temps anciens connaissent déjà VEjohod comme 
instrument divinatoire servant à interroger la divinité (voir I Samuel 14 is 
texte remanié, 23 9,30 7. Dans le texte remanié (I Samuel 14 41) Ephod 
est remplacé par Urim et Thummim^ ailleurs seulement par Urim (I Samuel 
285). Nous n'avons pas la moindre indication sur les procédés employés 
pour l'interrogation, sur la signification des mots Urim et Thummim et 
sur le rapport possible de ces objets avec VEphod ; nous ne savons rien 
de leur forme ni de leur origine. 11 n'est pas vraisemblable que VEphod 

i. Dillmann, Eandb. der altt. Theol., p. 99, 



LES ISRAELITES 199 

ait été une véritable image de Dieu; mais il doit remonter à l'époque 
prémosaïque, quoiqu'il n'en soit' pas fait mention dans la Genèse. Il semble 
qu'il faille le mettre sur la même ligne que le Teraphim. 

Dans ces temps anciens il n'est nulle part question d'une médiation 
sacerdotale proprement dite, qui n'est à sa place que là où le mystère a 
pénétré dans la religion. Pareille médiation est en contradiction avec 
l'essence d'une religion de tribu. Le dieu étant dieu de la tribu, les fonc- 
tions sacerdotales sont exercées par le chef de la tribu ou, dans certains 
cas, par le chef de la famille. Celui-là est à la fois chef du peuple et prêtre 
{Genèse 14 is). C'est lui qui offre le sacrifice [Genèse 12 7, 13?, etc.). Nous 
trouvons à une date plus tardive des traces de cet état de choses primitif ; 
du père de famille et du chef de tribu ce droit passa au rqi. Il n'est d'aucune 
importance que l'exercice de ces fonctions ait été souvent confié à d'autres 
personnes, au fils et à d'autres membres de la famille [Juges 17 5.12, 
I Samuel 7 1, II Samuel 8 isg). Même alors le prêtre était un fonctionnaire 
royal, que le roi nommait et qu'il pouvait destituer (I Bois âae). Pourtant il 
est rare dans les temps anciens de voir le titulaire de la fonction renoncer 
à sa prérogative. 

C'est le sacrifice qui constitue la partie essentielle du culte. Il n'est pas 
douteux qu'à l'origine il avait le caractère d'un repas fait en commun 
avec le dieu de la tribu, rite qui implique l'idée de la conclusion, ou du 
moins du renouvellement d'une alliance. Le sentiment de l'homogénéité 
de Dieu et de son jpeuple trouve là son expression. Il est question 
(I SamMel 20 g) d'un sacrifice annuel de la famille; sans doute de sembla- 
bles sacrifices étaient offerts même dans les temps antérieurs. 

Les sacrifices étaient-ils difïérents suivant les buts divers que l'on se pro- 
posait? Pour être valables, exigeaient-ils l'accomplissement de cérémo- 
nies déterminées? Nous l'ignorons. Nous savons seulement qu'il fallait 
laisser s'écouler le sang de l'animal sacrifié. Dans le Code sacerdotal, la 
défense relative au sang est comptée parmi les commandements donnés 
par Dieu à Noé [Genèse 94). Sans doute il y a, à la base de cette indica- 
tion, l'idée historiquement juste qu'une telle défense faisait partie des 
caractères essentiels de l'ancienne iDiété. Le récit contenu dans I Samuel 
14 33-3S est pour ce point d'une grande importance. 

D'ailleurs ici encore règne une grande simplicité. Souvent l'autel était 
une pierre rencontrée par hasard. Aucun texte n'indique que l'autel ait 
été regardé comme la demeure de la divinité ^ Le Jahvisme aussi con- 
serva assez longtemps de l'aversion à l'endroit des autels de pierres taillées. 

C'étaient surtout les montagnes ou les hauteurs qui servaient de lieux 
du culte. On les regardait comme sacrées, et on y voyait le siège de la 
divinité. Quand elles faisaient défaut, on les imitait artificiellement en 
construisant les Bamoth, mot qui devient dans la suite synonyme de lieu 
du culte. Il était naturel que peu à peu des sanctuaires fixes s'élevassent 
sur les hauteurs particulièrement fréquentées. Ils devinrent le centre de 

1. Smend, Altt. Religionsgeschichte, p. 39. 



200 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

la vie de la tribu. Lorsque plusieurs tribus fusionnaient, ou bien les diffé- 
rents sanctuaires demeuraient en honneur, ou bien les moins célèbres 
devaient s'effacer devant les privilégiés- Pendant la période nomade on 
put naturellement sacrifier en plus d'un endroit. Pourtant il n'est pas 
invraisemblable que même alors on ait regardé comme particulièrement 
saint un endroit déterminé, notamment une montagne. Le Sinaï (Horeb), 
situé dans le pays des Kénites, semble s'être trouvé dans ce cas 
pour plus d'une tribu. (Cf. Exode 82.12 et, pour les époques postérieures, 
I Rois 19 8.) 

Pour l'époque des sacrifices, nous tâtonnons dans l'obscurité. Il n'est 
nulle part question d'un jour de repos hebdomadaire, moins vraisemblable 
chez des j)asteurs que chez des peuples agricoles. De même il n'est pas fait 
mention, dans la Genèse, de la fête de la néoménie. Mais comme cette fête, 
qui n'a d'ailleurs aucun rapport direct avec le Jahvisme, est regardée 
comme habituelle dès le temps de David (I Samuel 20 s), il est permis de 
supposer qu'elle remontait à une haute antiquité : elle avait pour la vie 
pastorale une importance évidente. Il semble aussi que la tonte des brebis 
ait été l'occasion d'une solennité religieuse spéciale ^ Sans doute elle fut 
l'une des origines de la fête de Passah, si étroitement rattachée dans la 
suite à V Exode. La fête de Passah proprement dite est très étroitement liée 
à la vie pastorale, comme la fête des Mazzoth à la vie agricole. En tout cas 
nous avons le droit d'admettre que la fête nommée dans V Exode 3 est une 
vieille coutume simplement renouvelée. Tombée en désuétude sous la domi 
nation égyptienne, c'est elle qu'on restaura d'abord, quand on voulut 
réveiller dans les tribus déchues une vie nouvelle. Il n'est nullement 
invraisemblable que c'est alors, comme le veut la tradition élohiste, que 
commença la lutte ^. 

Nous arrivons enfin à la circoncision. Il est vraisemblable qu'elle 
remonte à l'époque prémosaïque, mais on ne peut le prouver que par des 
textes du Code sacerdotal. Son caractère sacramentel de signe de l'alliance 
est certainement d'origine tardive et sans doute exilique : mais ceci ne 
prouve rien contre l'ancienneté de la coutume en Israël. C'est une ques- 
tion de savoir si V Exode 4 2',-26 lui assigne une origine égyptienne. Le récit 
est trop sommaire pour qu'on en puisse tirer des conclusions bien éten- 
dues. C'est aussi le cas pour Josué 1.9 ^ : la phrase : (( J'ai roulé loin de 
vous l'opprobre d'Egypte », est susceptible de plus d'une interprétation*. 
En revanche la circoncision est considérée partout comme une condition 
préliminaire du Jahvisme. On sait qu'elle ne caractérise pas spécialement 

1. Genèse 31 19; cf. I Samuel 25/*, II Samuel 13 23-2.4- H faut aussi tenir compte 
di' Exode 3 is, S 13, 8 -21-24. 

2. Genèse 17 et 34- Pour l'analyse de Genèse 34, voir Kuenen, Tkeol. Tijdschr., XIV, 
p- 257 et suiv. 

3. Dans Josué 5 3-7 et 5 2 les naots sub et senith ne jouent qu'un rôle rédactionnel. 
Sur la « Colline des prépuces », voir Stade, Z. Alt. W., 1886, p. 132 et suiv. 

4. * Cf. Gunkel, Uebei' die Besclineidung in AUem Testament dans Archiv. f. Papyriis- 
forschung, II, p. 13. Gunkel rejette avec raison la théorie de 'K&itzenstein {Zvjeireligions- 
geschichtl. Fragen) sur l'origine égyptienne de la circoncision (I. L.) 



LES ISRAELITES 201 

Israël : elle était en usage chez les peuples apparentés aux Juifs comme 
aussi chez les Égyptiens, quoiqu'ici elle ne fût indispensable, au moins à 
Line époque postérieure, que pour les prêtres. Cf. Jéi^émie 9 2t-i9 (texte altéré). 
Parmi les peuples avec lesquels Israël entra en contact, les Philistins 
seuls sont désignés sous le nom d'incirconcis (II Samuel 1 20, etc.) : ils 
étaient de ce fait un objet de mépris. Il est à peine permis de douter qu'à 
l'origine la circoncision a été comme la sanctification des organes de la 
génération. Ce n'est pourtant pas une raison pour la mettre sur la même 
ligne que le sacrifice des cheveux ou certaines mutilations rituelles.il faut 
plutôt la considérer comme inaugurant l'âge de la puberté et effectuant la 
consécration en vue du mariage (Rob. Smith). Ce n'est que plus tard 
qu'elle prit pour Israël une signification plus haute. 



§ 48. — JatLvé considéré comme Dieu libérateur et guerrier. 

Jusqu'à quel point Israël garda-t-il en Egypte la croyance au Dieu de ses 
pères ? Pour le moins, il a dû en rester des souvenirs effacés que la parole de 
Moïse a pu ranimer. C'est cette croyance qui caractérise Israël, semblable 
extérieurement aux peuples de même race; c'est elle qui constitue son 
incontestable supériorité et l'a rendu apte à recevoir une forme religieuse 
plus élevée. 

C'est ici que nous rencontrons la personnalité et l'œuvre de Moïse, de 
l'homme qui a eu une importance capitale, à tous les points de vue, pour 
la religion d'Israël. La grandeur de son rôle réside dans ce fait : en com- 
munication personnelle avec Dieu, il fit passer un souffle régénérateur sur 
le peuple qui dépérissait sous le joug égyptien. Sa formule fut le nom de 
Jahvé, Ce nom vient-il, comme on l'a dit plus haut, des Kénites? La chose 
est assez indifférente au point de vue religieux, sinon au point de vue 
historique. L'essentiel, c'est que ce nom ait été le point de départ et le 
point d'appui d'un grandiose mouvement religieux, d'où le peuple Israélite 
sortit animé d'une vie et d'une énergie nouvelles. Ce qui soutenait Moïse, 
c'était la certitude d'avoir derrière lui le Dieu vivant, et c'est parce qu'il était 
animé de cette foi qu'il entraîna le peuple. La lutte devint ainsi une lutte 
entre le dieu de Moïse et les dieux d'Egypte {Exode 12 12, Nombres 23 4), et 
l'affirmation de la personnalité d'Israël, à laquelle Moïse travaillait contre 
la volonté d'une partie du peuple, est dans toute la force du terme un acte 
religieux. Négliger ce point, c'est méconnaître l'importance de ce que la 
délivrance d'Egypte a été pour la religion d'Israël. Ce n'est pas le peuple 
Israélite qui choisit pour son Dieu le dieu des Kénites Jahu; c'est la renais- 
sance de la croyance au Dieu des pères, au Dieu vivant qui s'est révélé à 
Moïse sous le nom de Jahvé, qui devient le ressort du développement 
national. Les membra disjectade la nation sont ramenés à l'unité par cette 
croyance. Le courage se mourait sous l'oppression de la misère sociale ; il 
renaît. On recommence à s'affirmer et à agir. Et lorsque la nature même 
semble servir les intérêts d'Israël, que de graves événements tournent à son 



202 • HISTOIRE DES RELIGIONS 

avantage et ^qu'enfin les flots de la mer Rouge dressent une barrière înfran- 

r 

chissable entre l'Egypte et lui, il n'y a plus pour Israël le moindre doute : 
le Dieu des pères, annoncé par Moïse sous un nouveau nom, a de nouveau 
pris fait et cause pour lui et a fait de lui un peuple, c'est-à-dire son peuple 
à lui. Il est le Tout-Puissant et le Très-Haut; il a précipité dans la mer 
chevaux et cavaliers [Exode i^ 21). 

Ces origines ont imprimé son caractère particulier à toute la religion 
d'Israël. Si non seulement elle est dès le début intimement mêlée à l'his- 
toire du peuple, parce qu'elle est née d'un acte créateur de Dieu; si elle est 
encore devenue le principal facteur du développernent de cette histoire, 
c'est à ses commencements qu'elle le doit, et ils ont déterminé aussi son 
caractère très spécial de religion de la délivrance. 

Il faut considérer surtout la notion qu'Israël acquit de Dieu. Pour 
Israël, Jahvé est avant tout celui qui l'a fait sortir d'Egypte. L'expression 
qu'a trouvée cette croyance varie suivant les siècles. Il y a un abîme entre 
les idées du peuple et celles des grands prophètes, en particulier quand il 
s'agit des conséquences à tirer de la croyance commune. Mais le point de 
départ demeure le même et on en revient sans cesse à l'idée de la déli- 
vrance. C'est là pour Israël non seulement le soutien de sa foi et le fonde- 
ment de sa confiance, mais encore la garantie de son salut futur. 

Dans la première période, c'est la croyance à la puissance de Jahvé qui 
domine : le Jahvisme, impuissant d'abord contre les habitudes religieuses 
vulgaires, trouva dans cette croyance le principe vivant et actif qui devait 
entraîner le peuple dans des voies toujours nouvelles. 

La nécessité primordiale était de vivre. Israël devait conserver la liberté 
conquise, s'organiser nationalement et chercher une demeure fixe. Il n'est 
pas invraisemblable que dès le début ce soit Ghanaan qu'il s'est assigné 
comme but et que ce soit malgré lui qu'il est resté plus d'une génération 
dans le désert ; en tout cas ce n'est pas ruiner cette hypothèse que de se con- 
tenter, comme Wellhausen, de répondre qu'elle est contraire à l'histoire. 

On ne pouvait rien sans Jahvé. Il avait conduit le peuple à la liberté; 
c'est lui aussi qui constituait le lien national et c'est en son nom qu'il fal- 
lait tenter une organisation provisoire. Cette organisation aboutit- elle au 
Sinaï ou, comme le pense Wellhausen, à Kades? L'essentiel, c'est qu'elle 
fut entièrement subordonnée au nom de Jahvé. Ainsi étaient posés les fon- 
dements de l'institution de la Thora, monument unique en son genre, qui 
ne trouva un achèvement provisoire qu'après de longs siècles, dans le 
Pentateuque. Instituée par Moïse, elle a à juste titre conservé son nom. 

Cependant il y avait quelque chose de plus important encore pour 
l'instant. C'est dans la détresse qu'on avait trouvé en Jahvé le sauveur ; 
c'est dans la détresse qu'on sentit de nouveau la nécessité de son secours. 
Jusqu'aux jours de David, l'existence d'Israël a été sans cesse remise en 
question, et les diverses tribus ont été obligées, sur un point ou l'autre, 
isolément ou en commun, de combattre pour l'existence. Les formes de leur 
piété furent déterminées en partie par là. Jahvé fut alors, avant tout, 
le Dieu de la guerre : on ne sentit jamais la présence de Dieu plus réelle 



LES ISRAÉLITES 203 

et plus proche qu'au milieu des tribulations de la guerre et dans le 
délire des champs de bataille. Ces guerres, qui souvent mirent en ques- 
tion l'existence du peuple — surtout au moment des luttes avec les 
Philistins, — ont été d'une extrême importance pour l'affermissement 
du Jahvisme. Plus, pendant ces guerres, Israël était obligé de se replier 
sur lui-même, et plus il devenait sûr de son Dieu. Jahvé se montra, dans 
ces combats, le Dieu vivant, qui était venu une fois en aide à son peuple 
et avait la volonté de lui venir en aide toujours. Il avait appelé Moïse; de 
même il suscitait des hommes puissants qui, animés de son esprit, se 
mettaient à la tête du peuple ou d'une partie du peuple. L'enthousiasme 
religieux et l'enthousiasme national ne faisaient qu'un. Les guerres étaient 
les guerres de Jahvé [Exode 17 le, iVomôres 21 u, I Samuel 18 n, 25 as); 
lui-même était le Dieu des armées d'Israël (I Samuel 17 45) qui, pour cette 
raison, sont aussi appelées ses armées [Ibid. 26-36) ; il était le général que 
les tribus venaient seconder sous la conduite des héros {Juges Sas); c'est 
en son honneur que retentissait le cri de guerre (( pour Jahvé et pour 
Gédéon )) [Juges 7 is) ; c'est lui qui dressait les plans de campagne [Juges 
1 , I Samuel 14 37, 239etsuiv., etc.). Cet état d'esprit a trouvé son expres- 
sion classique dans le Cantique de Débora, considéré assez généralement 
comme un des plus anciens écrits qui nous aient été conservés ^ Jahvé 
accourt de sa demeure méridionale pour se mettre à la tête des tribus 
alliées. En Chanaan, comme en Egypte, les forces de la nature sont à son 
service et il en dispose dans l'intérêt de son peuple ; du haut du ciel les 
étoiles combattent, et lorsqu'enfin les eaux du Kischon roulent les cada- 
vres de ses ennemis et de ceux d'Israël, le chant de victoire éclate : « C'est 
ainsi que doivent périr tes ennemis, Jahvé, mais ceux qui t'aiment sont 
comme le lever du soleil dans sa magnificence )) [Juges 5 31) . 

Le nom de Jahvé Çebaoth, d'après l'interprétation la plus probable, 
témoigne clairement de l'importance de ce côté de la notion qu'on se fai- 
sait de Dieu. Dans la Bible, et surtout dans les écrits prophétiques, il est 
fait de ce nom un usage fréquent pour désigner l'infinie grandeur du 
Dieu d'Israël : il est presque employé comme nom propre. C'est alors le 
nom de celui qui donne ses ordres aux « armées », ce mot étant tout à 
fait indéterminé. Pourtant il n'est pas nécessaire que telle ait été la signi- 
fication primitive. 

Les opinions varient sur l'origine de l'expression. On a soutenu récem- 
ment que ce nom a été créé par Amos et que ce n'est qu'ultérieurement 
qu'il a été interpolé dans les anciens récits des livres de Samuel et des Rois. 
Il désignerait alors le Dieu qui exerce la suprématie sur toutes les puissances 
de l'univers - ; d'après King ^, ce nom aurait été créé par antagonisme avec 
le culte de l'armée des étoiles né d'influences assyro-babyloniennes, et il 

1. Seul H. Winckler, Gesch. Is7\, I, p. 34, regai'de ce cantique comme le produit 
d'une époque bien postérieure et croit qu'il est composé d'un hymne à Jahvé plein 
d'allusions mythologiques et d'un poème qui célébrait un combat des tribus du Nord. 

2. Wellhausen, Smend. 

3. King, Hebr. words and synonyms, I. 



204 HISTOIRE DES RELIGIONS 

signifierait le Dieu qui commande à ces corps célestes vénérés comme des 
dieux. D'autres pensent aux héros célestes qui régissent la naturel ou 
aux anges, considérés comme porteurs delà force et de la magnijfîcence de 
Dieu^, ou à la fois aux anges et aux étoiles^. Pourtant, on l'a remarqué 
justement*, le pluriel Çehaoth n'étant employé que pour désigner des 
armées humaines et spécialement l'armée Israélite, l'interprétation la plus, 
naturelle consiste à prendre ce mot dans ce dernier sens ^. Le nom est dans 
ce cas synonyme de l'expression parallèle (I Samuel 17 43) : « Dieu des 
armées d'Israël », et marque exactement les rapports étroits qui existaient 
dans la conscience d'Israël entre Jahvé et le peuple qui conduisait ses 
guerres et combattait pour lui. Il est naturel que ce nom ait pris plus tard 
une signification plus profonde. 

Si pour Israël Jahvé était surtout le Dieu de la guerre, l'arche sainte 
était son sanctuaire. Depuis les temps deutéronomiques, elle fut surtout 
considérée comme l'endroit où l'on conservait les deux tables de la loi, et 
elle reçut le nom d'arche d'alliance. Dans le Code sacerdotal on alla plus 
loin. L'arche avec ses deux kerubim d'or et son couvercle propitiatoire, 
sur lequel le grand-prêtre répandait le sang d'expiation au grand jour 
de la réconciliation, est enfermée dans le Saint des Saints et est ainsi sous- 
traite au contact et même aux regards des hommes. Elle porte le nom 
d' (( arche du témoignage » ou « de la loi », et c'est devant ce « témoi- 
gnage » que l'on dépose ce qui devait être apporté devant Jahvé. Nous 
sommes loin ici de la signification primitive. L'arche était jadis le 
sanctuaire de la guerre et des camps, la demeure portative de Jahvé; 
d'après le récit dJ Exode 33, elle supplée à la présence de Dieu qui, habi- 
tant sur le Sinaï, ne vient point lui-même en Chanaan avec son peuple. 
C'est ainsi qu'elle allait à la guerre, et là comme partout elle symbolisait 
la présence de Dieu®. Les paroles dites de signaP caractérisent bien cette 
conception. Dès que l'arche se mettait en mouvement, Moïse disait : 
(( Lève-toi, Jahvé, afin que tes ennemis soient dispersés et que tes adver- 
saires fuient devant ta face! » et, lorsque l'on déposait l'arche, il disait : 
(( Reviens, Jahvé, aux myriades de milliers d'Israël! » Pourtant, d'après 
Stade, l'idée de l'arche, considérée comme réceptacle de la Loi, doit avoir 
eu dans l'histoire un point d'appui. Ce point d'appui, il le trouve dans ce 
fait, que des pierres se seraient véritablement trouvées dans l'arche, des 
pierres météoriques, qui étaient regardées comme des demeures de Dieu. 
Ceci prouverait : 1° que d'après de vieilles croyances d'Israël des divinités 
habitaient dans des pierres ; 2° qu'ici encore le Dieu du Sinaï s'est fondu 
avec des conceptions plus anciennes. Mais les récits de l'Ancien Testa- 

1. H. SchuUz. 

2. Borchert dans Theol. Stud. und Krit., 1896, 4, p. 619-642. 

3. Kuenen, Kosters. 

4. Schrader. 

0. Voir mes Beitràge theol. Studien, 1899 ; Kautzsch, Dillmann, etc. ; voir aussi 
Stade, p. 437. 

6. Cf. I Sajnuel 4 3 et suiv. ; II Samuel 11 11, 15 24 et suiv. 

7. Nombres, 10 33 et suiv. 



LES ISRAÉLITES 205 

ment n'autorisent pas pareille supposition, et c'est méconnaître l'origi- 
nalité du Jahvisme qui n'admet aucune image, que de se référer à ce que 
nous trouvons chez d'autres peuples, où des arches saintes de ce genre 
contiennent des images de dieux ou des fétiches. En revanche il est vrai- 
semblable que l'on considérait généralement l'arche sainte comme renfer- 
mant réellement le Dieu présent (Smend). De cette croyance résultait une 
espèce d'adoration fétichiste. Mais il n'est pas nécessaire que telle ait été 
la pensée de Moïse. En tout cas, il est excessif de dire que l'arche a été 
non pas un attribut de la divinité ou un objet de son culte, mais la divi- 
nité elle-même (H. Winckler). Poursuivant sa théorie du développement 
du Jahvisme, qu'il considère comme l'œuvre de la diplomatie de David, 
Winckler ne veut pas entendre parler d'une arche de Jahvé. D'après lui, 
il ne saurait être question que d'une arche de Dieu, vestige d'un tout 
autre culte et que les savants de David auraient artificiellement trans- 
formé en un sanctuaire de Jahvé. Quant à la tentative faite pour montrer 
en Aron, frère de Moïse, une abstraction de l'arche (hébreu : 'arovi)^ on 
peut sans doute y voir un jeu étymologique sans portée. 

Après la translation de l'arche dans le temple de Salomon, nous 
n'entendons plus parler de celle-ci, fait qui est en accord avec le carac- 
tère de sanctuaire de la guerre et des camps que nous lui avons attribué. 
Faut-il contester à Jérémie 3 le le seul passage prophétique où nous 
la trouvions mentionnée? Là' question reste indécise. En tout cas, le 
texte exprime clairement l'idée que l'arche n'est plus dorénavant indis- 
pensable. 



§ 49, — Jahvé roi et possesseur du pays. 

Pendant la première période, l'essentiel pour la religion d'Israël fut 
que Jahvé se montrât capable d'assurer constamment à son peuple une 
existence indépendante et forte. 

Ce problème reçut avec la conquête de Jébus une solution victorieuse. 
La forteresse de David devint le centre de l'hégémonie politique d'Israël 
et aussi, lorsque David eut fait monter à Sion l'arche sainte, de son hégé- 
monie religieuse. Jahvé avait montré" son incontestable supériorité sur 
les dieux non seulement de l'Egypte, mais encore de Chanaan. ' Les 
milhamoth Jalive [guerres de Jahvé] s'étaient terminées par un triomphe 
complet. Dans la conscience d'Israël, Jahvé avait transporté sa demeure 
du Sinaï à Sion. Chanaan désormais lui appartenait et par suite devenait 
la terre sainte, la nahalath Jahve [propriété de Jahvé]. Il n'y a, après la 
sortie d'Egypte, aucun événement qui ait eu une importance comparable 
pour l'histoire de la religion d'Israël. Ce fut seulement alors que la déli- 
vrance fut pleinement achevée. 

Tout cela trouve une expression sublime dans le « Cantique de la 
Pâque » [Exode 15 lis), qui peut-être, dans sa forme actuelle de psaume, est 



206 HISTOIRE DJES RELIGIONS 

postérieur à l'exil. La sortie d'Egypte* et les événements qui la suivent 
jusqu'au jour de l'établissement dans la sainte demeure de Jahvé y sont 
glorifiés comme une grandiose révélation de la puissance et de la majesté 
de Jahvé. 

Pourtant il y a trois facteurs qui ont dû contribuer en des sens divers à 
donner à l'événement signalé plus haut sa grande importance. Ce sont : 
l'avènement des prophètes, la fondation de la royauté et le lent passage de 
la vie nomade à la vie agricole. 

Si nous considérons d'abord le deuxième point, nous voyons que la 
grandeur de l'époque de Samuel réside surtout dans un essor religieux à 
la naissance duquel il a certainement contribué, et qui se distingue des 
mouvements qui l'ont précédé en ce qu'il n'est pas exclusivement 
dominé par des causes sociales et politiques. Le phénomène le plus remar- 
quable en est l'apparition du nabi, qui devient pour la première fois une 
puissance réelle. Comme il ressort de son nom, qui n'est pas susceptible 
d'une étymologie hébraïque et a sans doute une origine chananéenne 
(Wellhausen, Smend), il fut un des agents les plus énergiques du déve- 
loppement spirituel du Jahvismè, et l'intermédiaire sinon unique, du 
moins le plus efficace, entre l'esprit de Dieu et Israël. Plus tard le ro'eh ou 
hozeh [voyant] de l'ancienne époque fut confondu avec le nabi-, les deux 
mots furent indifféremment appliqués aux mêmes personnages, les 
hommes de Dieu. 

Toutefois on n'a pas le droit de mettre sur la même ligne le nabi à son 
origine et des prophètes comme Isaïe, Amos, Jérémie, etc. : cela ressort de 
l'opposition résolue que firent ces derniers à la grande masse des pro- 
phètes (cf. Amos 7 14, Isaïe 29 lo, Jérémie 23 9 eisuiv.,-E'zéchiel 13, etc.). Pour 
les distinguer des hommes d'élite, dont l'esprit est illuminé par Dieu, on 
donnera aux autres le nom de fils de prophètes, c'est-à-dire de membres 
d'une corporation de prophètes. Ils formaient une classe à part, se recru- 
tant par adhésion volontaire; ils habitaient ensemble, répartis en confré- 
ries, et on les reconnaissait à leur extérieur, à leurs vêtements de poil, à 
leur amour de la musique, à leur prédisposition à l'extase et à l'enthou- 
siasme, etc. Ils formaient un milieu naturellement disposé à recueillir et 
à propager tous les mouvements religieux, et ils fournissaient à l'esprit 
divin agissant dans le Jahvismè les instruments aptes à produire le phé- 
nomène, unique en son genre, du prophétisme Israélite. Nous pouvons 
admettre sans hésiter qu'entrés à l'époque de Samuel au service du 
Jahvismè, ils ont dès lors contribué pour une bonne part à sa victoire. 

Le prophétisme ouvrait dans le Jahvismè un nouveau champ à la libre 
manifestation de l'esprit, qui, il est vrai, faisait, par ailleurs, un pas en 
arrière. Jusque-là la direction politique et surtout guerrière du peuple ou 
des différentes parties du peuple avait été remise, sans aucune investiture 

l. Dans la Z. f. Altest. W., 1896, II, p. 330 etsuiv., G. Steindorff attire l'attention sur 
une inscription récemment découverte de Merneptah, dans laquelle se trouve le nom 
d'Israël. Il en conclut que dès la fin du xiii° siècle avant J.-G. les Israélites avaient 
pénétré en Palestine et avaient été en contact hostile avec les Égyptiens. 



L'EIS ISRAELITES 207 

légale, entre les mains de tout chef guidé par l'esprit de Jahvé. Israël ne 
possédait ni unité extérieure, ni organisation politique. Quand la nécessité 
y obligeait, on se battait avec plus ou moins de succès, on se laissait 
aller même à des idées de solidarité éphémère; mais, le danger disparu, 
toute alliance se défaisait, et les différents groupes se remettaient à pour- 
suivre leurs intérêts particuliers. Abîmélek échoua quand, sous les aus- 
pices de Baal-Berith, il voulut fonder, sous son hégémonie royale, une 
fédération des villes Israélites et chananéennes. 

L'établissement d'une royauté d'origine Israélite modifia complètement 
cet état de choses. Née du danger ammonite et philistin, la royauté créa 
une organisation politique, grâce à laquelle Israël s'éleva au niveau des 
autres peuples chananéens dès le temps de Saûl, mais encore plus sous la 
monarchie de David, quand un court schisme eut, après la mort d'Isbo- 
seth, fait de nouveau place à l'unité. 

La royauté est désapprouvée dans l'Ancien Testament à un double point 
de vue. La parabole de Jotham [Juges 8 et suiv.) en signale l'inconvé- 
nient dans le fait qu'elle ouvre une voie à l'ambition des aventuriers et 
des premiers venus, alors que les hommes de valeur préfèrent se sous- 
traire à ces charges. Cette conception n'a rien de religieux. Une autre 
théorie considère la royauté comme une trahison envers Jahvé. Bien 
qu'elle ne soit pas fondée historiquement, cette manière de voir est pour- 
tant justifiée jusqu'à un certain point par l'expérience. On peut le recon- 
naître avec Smend : Saûl commença sa carrière comme « juge » ; il exista 
par conséquent une relation étroite entre l'époque héroïque et la plus 
ancienne période de la royauté : la première servit à préparer l'autre ; l'ins- 
titution de la royauté ne dut donc pas sa naissance à l'orgueil et à l'im- 
piété d'Israël, c'est bien plutôt par nécessité que le peuple s'y rallia. Mais 
dès que la royauté fut devenue une fonction permanente, se transmettant 
régulièrement de père en fils, tous ceux qui pensaient furent nécessaire- 
ment frappés de la dépendance moindre où se trouvait désormais Israël 
vis-à-vis de l'esprit de Dieu, qui agit librement et choisit ses organes 
comme il lui plaît. L'inspiration du moment, qui avait jadis prévalu dans 
la direction d'Israël, avait reculé à l'arrière-plan ; la fonction admi- 
nistrative s'était substituée à l'enthousiasme individuel, qui avait trans- 
porté au rang de sauveurs d'Israël des hommes dénués de toute investi- 
ture légale. Et plus la fonction prit, au détriment de la nation, une 
extension déterminée par des buts personnels ou dynastiques, plus on dut 
ressentir avec douleur la disparition de l'ancienne dépendance absolue vis- 
à-vis de Jahvé. Le gouvernement avait, semblait-il, passé des mains de 
Jahvé à celles d'un roi souvent indigne (cf. Osée, I Samuel 8 et suiv.). 

Pourtant l'opposition n'apparut pas tout d'abord. D'après les récits 
anciens du livre de Samuel, la royauté fut, dans les circonstances où le 
peuple se trouvait, un très grand bienfait, au point de vue religieux comme 
à tout autre. Non seulement la situation politique, mais encore la religion 
arrivèrent ainsi à une forme arrêtée, et l'union des tribus, l'exaltation de 
la conscience nationale et la nouvelle organisation légale profitèrent incon- 



208 HISTOIRE DES RELIGIONS, 

r 

testablement au Jahvisme. Celui-ci devint la religion d'un Etat et disposa 
dans la personne du roi d'un défenseur comme il n'en avait jamais eu 
auparavant. 

Il faut remarquer encore que, au rebours de celle d'Abimélek, cette 
royauté Israélite avait ses racines dans le Jahvisme. C'est le mérite de 
Samuel de lui avoir donné ce caractère. De même que l'ancien « juge », 
le roi devait exercer sa fonction au nom de Jahvé; mais, alors qu'avec les 
prophètes l'esprit pouvait se manifester librement, le gouvernement de 
Jahvé cessa d'être guidé par l'inspiration du moment, en matière de poli- 
tique extérieure et sociale, et il prit un caractère plus stable. Dorénavant 
Jahvé dut gouverner, non seulement en temps de guerre et par intermit- 
tences, mais d'une façon générale dans tous les domaines, par l'inter- 
médiaire du roi. C'était là son Oint, le représentant de son pouvoir sur le 
peuple. 

La notion de Dieu elle-même fut visiblement influencée par les change- 
ments entraînés par l'établissement de la royauté. Autrefois c'était avant 
tout le Dieu de la guerre qui se manifestait; c'est désormais le Dieu-Roi : 
même en temps de paix, il exerce ses droits sur le peuple, et il a en Israël 
un administrateur, un représentant permanent. 

L'importance de la royauté Israélite pour le développement de la religion 
saute donc aux yeux; elle dépend toutefois pour chaque roi de la mesure 
dans laquelle il remplit sciemment son devoir. De là vient la différence 
entre Saûl et David dans leurs rapports avec la religion. Si ce dernier, 
malgré son évidente faiblesse morale, est devenu et resté l'idéal du roi 
jahviste, la cause en est dans l'extraordinaire succès avec lequel ce favori 
du peuple, doué à tant d'égards d'éminentes qualités, a travaillé au relève- 
ment national d'Israël; dans son entière soumission aussi au Dieu qui 
se révélait à lui par l'Ephod et les prophètes. C'est chez lui qu'apparaît 
peut-être plus clairement que chez tout autre le caractère de la piété 
Israélite. 

Pourtant il nous faut attirer l'attention sur un troisième fait, si nous 
voulons comprendre la victoire complète du Jahvisme en Chanaan : nous 
voulons parler du lent passage d'Israël de la vie nomade à la vie agricole 
et en général à la vie civilisée. 

Lorsqu'Israël pénétra en Chanaan, il y trouva une population séden- 
taire, une organisation de la vie agricole et urbaine; Israël lui-même 
n'avait quitté que depuis peu la vie nomade des pasteurs. Ce qui se passa 
alors était fatal. Les vaincus de la guerre devinrent les vainqueurs. Il faut 
pourtant distinguer : partout où sévissait la guerre, Israël garda, sauf 
exception, la haute main; mais le contraire se produisit partout où des 
relations pacifiques s'étaient établies. La vie chananéenne avait des formes 
déterminées, et les Israélites se les approprièrent rapidement. En outre 
il se fit, par suite d'alliances, de mariages, de communautés d'intérêts, 
un mélange avec cette population qui était de même origine, si elle avait 
suivi d'autres voies; bref, il se produisit une fusion, et la prépondérance 
d'un élément sur l'autre ne provint la plupart du temps que de causes 



LES ISRAÉLITES 209 

locales diverses suivant les parties du pays. L'inévitable conséquence fut 
une révolution complète dans la vie d'Israël. La civilisation mit ce peuple 
en contact avec des idées et des faits auxquels il était naguère étranger. 

Dans les plus anciennes collections législatives [le Livre dit de V Alliance 
et le Livre des Droits [Exode 34 10-26, 21-23) cette révolution est déjà en 
grande partie accomplie. Ces codes ne s'adressent pas à un peuple de 
pasteurs, mais à une population sédentaire, et supposent presque sans 
exception la vie des villes et la vie agricole. 

Ce changement constituait un grand danger pour le Jahvisme. Chez 
les peuples chananéens, comme en général dans l'antiquité, la religion 
était intimement mêlée à la vie sociale tout entière, surtout quand la 
religion de la tribu était un culte naturaliste. Lorsque Israël se pénétra de 
la civilisation chananéenne, il risqua d'adopter par là même le culte de 
Baai, qui se rattachait par des flls invisibles à l'organisation sociale. 
Ce danger fut évité, et le Jahvisme donna, par son succès, une preuve 
éclatante de son extraordinaire vitalité. Nous rencontrons ici deux traits 
qui semblent contradictoires. Le premier est l'étroite relation qui existe 
entre la croyance à Jahvé et la conscience qu'Israël avait de lui-même. 
Le nom de Jahvé était sa bannière, le seul lien réel qui rattachât les tribus 
diverses désignées sous le nom d'Israël, groupes disparates et de peu de 
cohésion. Ils étaient tous serviteurs de Jahvé, et renoncer à ce titre eût été 
renoncer à soi-même. Cette idée suffisait à produire une réaction contre 
la dissolution d'Israël, toutes les fois que l'influence chananéenne sem- 
blait devoir la provoquer. 

En second lieu, nous avons vu que le Jahvisme formait un cadre qui 
devait peu à peu se remplir. Le culte n'avait pas de formes fixes. Même 
dans les codes mentionnés plus haut, qui pourtant supposent une orga- 
nisation relativement complète, le culte est à Farrière-plan. Amos dit (Sas) 
qu'Israël n'a pas offert de sacrifices à Jahvé dans le désert; Jérémie, que 
Jahvé n'en a même pas demandé {722). Cette indétermination des formes 
extérieures était, en la circonstance, un très grand avantage. Elle per- 
mettait au Jahvisme de s'adapter, suivant les besoins, à des circonstances 
diverses, ou plutôt de se les accommoder, sans perdre son caractère propre. 
Les sanctuaires chananéens ou Bamoth servirent alors de points de sou- 
dure. Consacrés déjà en partie par des souvenirs du temps des patriarches, 
les Bamoth reçurent l'estampille de sanctuaires de Jahvé, et c'est à lui 
qu'on transporta le culte qu'on y célébrait auparavant. Cette transforma- 
tion fut favorisée par l'habitude, particulière aux religions sémitiques, de 
ne guère désigner les dieux que par des noms appellatifs. Jahvé, lui aussi, 
était un « Ba'al )) [Osée2is), il pouvait donc facilement prendre la place 
des Ba'alim locaux, tantôt en opposition directe et consciente avec son 
prédécesseur, tantôt vivant en paix avec lui, ailleurs encore laissant en 
fait la suprématie à la divinité primitive. 

A partir de l'époque deutéronomique et surtout chez Ezéchiel, ces Bamoth 
furent considérés comme le grand péché d'Israël et on leur contesta tout 
droit à l'existence à l'intérieur du Jahvisme. Cette proscription est conforme 

HISTOIRE DES EEUGrONS. 14 



210 , HISTOIRE DES RELIGIONS 

au mouvement qui tendit à éliminer de la religion les principaux éléments 
naturalistes, et on ne saurait d'ailleurs nier que les Bamoth ont largement 
contribué à faire descendre, dans les milieux populaires, le Jahvisme au 
Tang des cultes naturalistes. Non seulement les Maççeba et les Aschera 
reçurent un culte, mais on vît encore, surtout depuis le temps d'Achaz, 
le culte mis en relation avec la fécondité de la nature : d'où la prostitution 
rituelle, la localisation de Jahvé, les sacrifices d'enfants, etc. Les esprits 
élevés durent ressentir ces pratiques comme d'intolérables scandales. 

Ils méconnaissaient l'importance des services qu'ont rendus les Bamoth 
au Jahvisme. Tandis que l'arche sainte, considérée comme sanctuaire 
du camp, perdait sa signification pratique par le fait de l'établissement 
des tribus dans les différentes parties du pays très éloignées les unes des 
autres, les Bamoth offraient au Jahvisme de nouveaux et précieux points 
d'appui. On leur doit, non seulement d'avoir préservé le Jahvisme de la 
mort, mais encore de lui avoir permis de pénétrer jusque dans les couches 
inférieures de la population chananéenne de longue date sédentaire et de 
les absorber complètement, même aux dépens de la pureté de la religion. 
Avec la royauté, le Dieu de la guerre était devenu Roi; grâce aux Bamoth, 
le chef- d'armée devint pour Israël le maître du sol. Après avoir seulement 
commandé aux armées, il présida à la vie agricole. C'est par les Bamoth 
qu'il en avait pris possession et qu'il s'était en tous lieux rapproché de son 
peuple devenu sédentaire [Exode^Oi!,-^]. 



§ 50. — Jah.vé et la civilisation; syncrétisme et exclusivism.e. 

La conquête de Jébus et le transfert de l'arche sainte à Sion avaient 
non seulement achevé provisoirement la victoire d'Israël sur la population 
chananéenne, mais fait du Jahvisme la seule religion légitime en Chanaan. 
Ce dernier fait trouva dans le temple de Salomon une expression durable. 
Ce que David avait commencé, Salomon le continua. Les traditions sur 
l'immense richesse et la sagesse de Salomon ont pu être embellies par les 
générations iDostérieures^ déchues, et qui se souvenaient avec regret d'un 
grand passé ; il n'en est pas moins certain que l'époque de Salomon a 
marqué l'apogée de la nationalité Israélite. L'intérêt de cette période, 
pour la religion, réside surtout en ce qu'il y eut alors un état Jahviste, 
qui pouvait à tous égards rivaliser avec ses voisins et même l'emportait 
sur la plupart. Aux yeux des peuples, Jahvé s'était manifesté non seule- 
ment comme le dieu puissant, mais aussi comme le dieu bienveillant qui 
comblait son jDeuple de prospérité, de puissance et de gloire. La conception 
de Salomon considéré comme le père de la sagesse est aussi en étroite 
corrélation avec ces idées. 

Pourtant il faut ici tenir compte d'un autre fait. Tant qu'Israël mena 
la vie errante d'un peuple nomade ou d'une armée, l'arche sainte était 
naturellement déposée dans une simple tente. Dans les plus anciens 
récits, cette tente est nommée 'ohel mo'ed, mais il semble que peu après 



LES ISRAÉLITES 211 

l'établissement en Clianaan, une construction (/ie/«a/) l'ait remplacée à 
Silo. Après la victoire des Philistins (I Samuel ^), il n'est plus question 
ni de cet édifice qui, semble-t-il, fut alors dévasté, ni d'une tente sainte 
particulière. L'arche fut placée par David dans une tente construite à cet 
effet, au moment de son transfert à Sion (II Samuel 6 n). Cette tente est 
identifiée par erreur (I Rois 8 i ) avec le tabernacle du Code sacerdotal, 
mais elle en est expressément différenciée ailleurs (I Chroniques 16 39, 
II Chroniques i sv). La civilisation Israélite faisant de rapides progrès, 
une installation aussi simple ne suffit plus aux exigences croissantes de 
l'orgueil national. Déjà David eut l'idée d'élever un sanctuaire plus digne 
au Dieu présent dans l'arche sainte. Il fallait d'ailleurs un temple au 
palais royal. On peut croire (Il Samuel 7) que des scrupules religieux se 
sont opposés alors à Texécution de l'idée. Le livre des Rois dit par contre 
(I 5 17-18) que c'est à cause de ses nombreuses guerres que David n'a pas 
trouvé le temps de bâtir un temple. Nous trouvons un compromis entre 
ces deux opinions dans I Chroniques 22 s 283. Ici c'est bien Jalivé qui 
ne veut pas qu'on lui bâtisse de temple, mais cela parce que David est 
souillé de sang. Nous sommes en présence du même malentendu qui a 
provoqué l'interpolation d'un verset qui dénature le sens de tout le 
discours de Nathan {\l Samuel 7 13). Nous ne saurions nous ralliera 
Stade qui voit dans le récit de Samuel (II 7) un fruit des réflexions de la 
nouvelle génération, étonnée de la conduite de David. Quant à objecter 
que l'arche a eu déjà une demeure de pierre à Silo, c'est n'atteindre que la 
forme et non la pensée profonde de la réponse de Nathan. 

Avec ces scrupules religieux, nous touchons à une des questions les 
plus graves qui aient surgi au cours de l'histoire de la religion Israélite : 
celle des rapports entre le Jahvisme et la civilisation. 

Pour la classe dirigeante du temps de Salomon, cette question n'exis- 

r 

tait même pas. L'Etat jahviste était né, avait noué des relations de tous 
côtés et il devait se montrer digne de la situation qu'il occupait dans le 
monde. Il fallait donc à la religion l'éclat du culte, qui devait être un 
reflet de la grandeur divine. Il était devenu indispensable de posséder un 
sanctuaire qui convînt au milieu. 

Le temple ne formait pas un édifice à part et complet en lui-même, 
comme au temps qui suivit l'exil, mais n'était qu'une des parties d'un 
grand ensemble architectural, une subdivision du burg royal ^ Voilà 
qui ressort d'une façon suffisamment claire des récits embrouillés du 
premier Livre des Mois -. Four la religion Israélite, comme pour l'Église 
chrétienne de tous les siècles, le temple de Salomon a eu une importance 
unique. C'est avec raison que Stade remarque que nous éprouvons encore 
chaque jour les effets de l'œuvre de Salomon; aujourd'hui encore le culte 
de la divinité procède en effet, pour le fond et la forme, du culte qui s'est 

1.* Cf., sur l'intime union du temple et du palais royal, Friedrich, Tempel u. Palast 
Salomo's, 1887 ; la dépendance du sanctuaire vis-à-vis de la résidence royale se retrouve, 
d'après le môme auteur, à Sindjirli [Beitr. zur Assyr., IV, p. 229). (I. L.) 

2. Voir, dans Stade, la description détaillée. 



212 HISTOIRE DBS RELIGrONS 

développé dans le temple de Jérusalem et en même temps que ce temple. 
Mais Salomon n'a pu prévoir la portée de son œuvre. Pour lui, le temple 
devait être simplement le premier et le plus important de nombreux 
sanctuaires épars dans le pays ; consacré par la possession du palladium 
national, l'arche sainte, il devait constituer un sanctuaire royal. C'est à 
ce titre que le temple a pris pour Israël sa haute signification, et qu'il est 
devenu, pour sa vie politique et religieuse, un centre dont l'importance a 
dépassé toute prévision possible. 

On peut dire des efforts de Salomon, tels qu'ils se manifestent dans 
ses constructions, qu'ils tendent à donner au Jahvisme un caractère 
profane. Si toute la vie du peuple devait être un jour soumise à 
l'influence du Jahvisme, c'était là une première étape qu'il était néces- 
saire de franchir. Toutefois les efforts de Salomon furent loin de recevoir 
l'approbation générale. Beaucoup de gens ne voulaient pas renoncer à 
l'antique simplicité du culte populaire. Les innovations de Salomon, qui 
ne portaient que trop clairement la marque de la civilisation orientale, 
leur semblaient en contradiction avec le caractère du Jahvisme traditionnel. 
Ils ne pouvaient se représenter le Dieu pastoral et guerrier, qui avait 
soustrait Israël à la civilisation égyptienne, qu'en opposition consciente 
avec la richesse extérieure de la vie civilisée : ce n'était point dans un 
pareil milieu, mais dans le désert, qu'il était chez lui. 

L'histoire d'Israël nous offre à diverses reprises l'expression de ce sen- 
timent. Au temps de David, c'est Nathan qui en est le représentant; au 
temps de Salomon, c'est Abia. Le royaume du Nord était en général plus 
favorable que Juda à de pareilles idées, et cependant même là elles n'eu- 
rent qu'un succès relatif : la vie était trop pressante et les événements 
entraînaient dans une direction tout à fait opposée. A ce point de vue, la 
différence entre Elle et son successeur Elisée est à noter. Tandis que le 
premier, le prophète au manteau de poil, peut être considéré comme le 
grand champion de cette doctrine, nous voyons Elisée prendre part à la 
vie politique de son temps : la cour lui demande conseil, il n'est pas 
étranger à la vie urbaine. Au contraire Elie est le prophète du désert : 
pareil à l'éclair, il se montre, disparaît, frappe le pays de sécheresse au 
nom de Jahvé ; pour lui royauté, cour, puissance politique, richesse, inté- 
rêts et honneur de l'État sont choses sans importance; il n'a qu'une 
pensée : la qin'o.th Jahve. Un passage des Rois (I, 19) est caractéris- 
tique : lorsque, poursuivi par Jézabei, il cherche le salut près de Jahvé, 
il ne va le chercher ni dans le temple de Jérusalem, ni dans un des 
nombreux sanctuaires du nord d'Israël, mais dans le désert, sur l'Horeb 
(Sinaï), la traditionnelle montagne sainte. Il remonte aux origines de 
l'histoire d'Israël. 

Elie, le plus conséquent et le plus énergique, n'est pourtant pas le seul 
prophète qui manifeste cette hostilité à l'endroit de la civilisation. C'est 
avec une rigueur impitoyable qu'au vm"" siècle Amos dévoile les plaies 
morales déterminées par la civilisation : la richesse et la puissance sont 
devenues une malédiction, le luxe et l'immoralité ont corrompu les hautes 



LES ISRAÉLITES , .2d3 

classes, le peuple est opprimé et épuisé; le culte a perdu son vrai carac- 
tère et il est devenu un tableau d'abomination ; c'est en vain qu'on 
cherche la piété véritable. Osée ne parle pas autrement. Il se reporte 
au temps de la traversée du désert, qu'il considère comme le temps du 
premier amour de Jahvé pour son peuple. Alors on dépendait complè- 
tement de Dieu. Mais la grâce de Jahvé débarrassera Israël de tous 
les produits de la civilisation, de sa royauté et de son culte, de son 
indépendance politique, de sa richesse et de sa fécondité naturelle, pour 
le faire revenir à lui les mains vides et dépouillé ; aussi bien n'est-ce pas 
précisément la civilisation qui a détourné Israël de lui? Isaïe aussi, le 
prophète du royaume du Sud, prend, quoique avec une moindre fermeté, 
le même ton dans la célèbre prédication d'Emmanuel [haïe 7) '. Mais les 
principaux rej)résentants de cette tendance furent les Nazaréens et surtout 
les Rekhabites, qui font leur première apparition au temps de Jérémie 
[Jérémie 35) . Cette dernière famille semble avoir formé une espèce d'ordre 
ou de secte, qui reçut de son père et fondateur Jonadab, fils de Rekhab et 
contemporain de Jéhu, la défense de boire du vin, de cultiver les champs 
ou la vigne et de quitter les tentes pour les maisons. En face de la civili- 
sation triomphante, la vie nomade était pour les Rekhabites une obli- 
gation permanente. Il n'est pas dit expressément, mais il est vraisem- 
blable que dès l'origine ils ont été guidés par des motifs religieux. La 
personnalité de leur fondateur est particulièrement curieuse. D'après 
le récit des II Rois 10, nous savons qu'il était partisan du Jahvisme 
absolu et qu'il fut le bras droit de Jéhu dans la révolution provoquée par 
Elisée. Nous avons le droit de supposer que les prescriptions de Jonadab 
ne sont pas sans rapport avec son attitude politique. Il est question, de 
plus (I Chroniques 2ss), de trois familles de Soferim [scribes] qui, habitant 
à labes, font remonter leur origine à Hammatli, le fondateur de la 
maison de Rekhab, mais sont aussi considérés comme Kénites. Devons- 
nous, d'après ce qui précède, admettre que les Rekhabites descendent des 
Kénites nommés dans Juges 4 n et 5 21. (Budde)? En tout cas, il faut noter 
que les plus chauds défenseurs du Jahvisme rigoureux et hostile à la 
civilisation étaient d'origine kénite. 

Le Naziréat offre des traits de ressemblance avec la doctrine rekhabite, 
mais il a un caractère moins rigoureux et d'ailleurs tout individuel. Les 
prescriptions relatives au Nazir [Nombres 6) n'ont pas grande valeur 
pour l'histoire de l'institution avant l'exil. Ailleurs les Naziréens sont 
nommés à côté des prophètes comme des hommes suscités par Dieu 
[Amos'^n). Ce qui les distingue, c'est que, d'après Amos, ils s'abstiennent de 
vin et que, d'après les récits sur Samson et Samuel [Juges 13 s, I Samueli n), 
ils laissent croître librement leur chevelure dont ne doit pas approcher 
le ciseau. En tout cas le Naziréat exprime un état d'esprit hostile à la 
civilisation. 

Lors de la révolution de Jéroboam I, cet état d'esprit particulier s'unit 

1. Budde, The nomad. idéal in the religion of Isr., ap. tke New World, 1896. 



214 ^ HISTOIRE DES RELIGIONS 

au mécontentement provoqué dans les tribus du Nord par le gouverne- 
ment fastueux et oppresseur de Salomon, et devint ainsi une des causes du 
schisme. Si le schisme, au point de vue politique, fut incontestablement 
un malheur, il a une grande importance religieuse. Dans le royaume 
politiquement insignifiant de Juda, sous la dynastie davidique, le Jahvisme 
se développa paisiblement dans les voies où il s'était engagé avec Salomon ; 
au contraire, le royaume du Nord, où la vie populaire était infiniment 
plus active, fut perpétuellement en proie à une fermentation religieuse 
autant que politique. Il n'offre pas le tableau d'un développement lent et 
continu ; il y régnait le principe d'une liberté illimitée qui, révolutionnaire 
de procédés, s'attachait à conserver, par la violence, les coutumes 
anciennes. Un perpétuel changement de dynasties s'opéra, souvent avec la 
collaboration des prophètes. Tout pouvoir central effectif faisait défaut. 
Quand la maison d'Omri essaya de le créer, elle rencontra d'irréconci- 
liables ennemis. Au point de vue de la religion, il s'agissait de maintenir 
la tradition et, le cas échéant, de la restaurer. L'arche sainte étant au 
pouvoir de Juda, on s'en passa et l'on revint aux images de taureaux de 
l'ancien paganisme. Dan et Béthel devinrent les centres du culte, mais 
bien d'autres sanctuaires subsistèrent; Berseba, situé en Juda et souvent 
cité dans les légendes des ancêtres, semble avoir été particulièrement en 
honneur comme lieu de pèlerinage {A7nos 5 g, 814). 

- Cet état de choses fut naturellement ressenti par l'époque postérieure 
comme le péché d'Israël, mais le condamner, c'était méconnaître l'évolu- 
tion historique, car le culte du taureau était considéré comme l'adoration 
du Dieu national. Cette adoration, nous la rencontrons dans sa forme 
absolue chez Elie, surtout lors de sa lutte avec Achab, qui, en tant que 
combat entre le syncrétisme et l'exclusivisme, constitue l'un des épisodes 
les plus importants de l'histoire de la religion Israélite. 

Comme son père Omri, Achab fut, au point de vue profane, l'un des 
meilleurs princes d'Israël. Ce que David et Salomon avaient été pour le 
royaume tout entier, ces deux rois le furent pour le royaume du Nord. 
Grâce à eux, ce royaume eut, avec Samarie, une capitale qui allait presque 
de pair avec Jérusalem. Les frontières du royaume furent reculées, Moab 
dut payer tribut, Achab tout au moins fit avec habileté et succès la guerre 
aux Araméens. L'hostilité entre Israël et Juda fît place à des relations ami- 
cales, et une alliance, conclue avec les villes phéniciennes, fut scellée 
par le mariage d'Achab avec Jézabel, fille d'Ethbaal. La situation politique 
entraîna naturellement un syncrétisme religieux qui se manifesta par l'in- 
troduction du culte du Baal syrien et l'érection, en son honneur, d'un 
temple à Samarie. Achab n'avait aucune pensée d'apostasie, et n'était 
guidé que par des considérations politiques : c'est ce qui ressort du nom 
de ses enfants, Athalia, Ahazia, Joram. Mais ce n'était pas là une excuse 
aux yeux d'Elie. Le prophète n'avait qu'un seul principe : l'honneur, la 
qin'ath de Jahvé. Pour lui le commandement : « Tu n'auras point d'autre 
Dieu à côté de moi », subsistait dans toute sa force; mettre un autre dieu 
à côté de Jahvé, c'était offenser ce dernier, c'était apostasier. Les intérêts 



LES ISRAÉIilTES ' 215 

politiques, le bien de l'État, la prospérité publique n'étaient à ses yeux, en 
regard de ce principe, d'aucun poids. Ce passionné avait en horreur l'oppor- 
tunisme; l'exclusivisme absolu était à ses yeux la marque du Jahvisme. 
Nous rencontrons ici, pour la première fois, la conception de Dieu qui 
admet que Jahvé poursuive son propre but, indépendamment des intérêts 
transitoires de son peuple et tout en suscitant en Israël des hommes qui 
ne plient point le genou devant Baal. A ce dernier point de vue, nous 
trouvons chez Élie les premiers accents de la prédication postérieure d'Isaïe 
touchant le « reste » ; par ailleurs il est le précurseur d'Amos et d'Osée. 
Gomme à ceux-ci, l'organisation extérieure de l'État lui était indifférente. 
Tribun de la liberté et des droits populaires ^, il combat de toutes ses 
forces, au nom de Jahvé, l'absolutisme royal; il n'hésite pas à appeler sur 
l'Etat les plus terribles calamités, si l'Etat s'oppose en quelque manière aux 
prescriptions de Jahvé. C'est précisément dans cette rigueur extrême que 
réside l'importance de son rôle. En tant que prédicateur et exécuteur des 
jugements de Jahvé, il ouvre la période dans laquelle la cause de Jahvé 

r 

se sépare violemment de celle de l'Etat Israélite, et il prépare ainsi la rupture 

r 

entre la religion et l'Etat. 

Les résultats immédiats de l'œuvre d'Elie furent peu satisfaisants. Il eut 
pour successeur Elisée, qui délaissa les hauteurs de la prédication pro- 
phétique, pour les voies vulgaires d'une politique révolutionnaire. La 
révolution de Jéhu, suscitée par Elisée, extermina la dynastie d'Omri et 
mit fin au culte de Baal par une horrible boucherie, perfidement préparée, 
qui, cent ans plus tard, est encore citée par Osée (I, 4) comme la cause 
de la ruine du royaume du Nord. C'est l'avenir qui devait récolter les 
fruits de l'activité d'Elie et d'Elisée. 



§ 51. — Le caractère moral de Jahvé : justice, amour, sainteté. 

Avec l'avènement de Jéhu commence, pour l'histoire de la religion 
Israélite, la seconde grande période préexilique. Le Jahvisme eut à subir 
alors une profonde transformation intérieure. Dans la première période, 
il s'agissait avant tout du maintien du Jahvisme en face de puissances 
hostiles; dans la seconde, cette préoccupation persiste sans doute; mais 
par une conséquence nécessaire de la victoire, elle passe à l'arrière-plan 
et disparait presque à côté de la lutte entre les éléments internes du 
Jahvisme. 

C'est avec les prophètes du vin'' siècle qu'éclate la lutte. Ils conçoivent 
Jahvé comme une personnalité morale : c'est l'avènement du monothéisme 
éthique, qui n'est pas cependant quelque chose de tout à fait nouveau, 
car les prophètes furent des réformateurs et non des fondateurs de reli- 
gion. Ils reprirent la vieille idée mosaïque, d'après laquelle les liens qui 
existent entre Jahvé et Israël ont leur origine dans la délivrance d'Egypte 

1. Voir l'histoire de la vigne de Naboth, I Rois 21. 



21-6 HISTOIRE DES RELIGIONS 

librement accomplie par Jahvé; mais ils donnèrent un développement tout 
nouveau à cette idée, qui sous les influences chananéennes s'était déformée 
au point de devenir méconnaissable et n'évoquait plus que des rapports 
simplement formels entre Dieu et le peuple; mais, par là même, ils se 
mirent nettement en opposition avec les idées populaires. 

Cette opposition se manifesta différemment suivant les individus. Pour, 
le moraliste Amos (dont le livre date de l'an 743 environ), Jahvé est avant 
tout celui qui maintient l'ordre légal et moral et veut qu'on le serve par la 
justice et la moralité sociale {çedaqa) (cf. Amos 5 24) ; pour Osée, le prophète de 
l'amour, que caractérise le mot hesed, Jahvé est celui qui aime son peuple 
et veut en être aimé (ses images sont tirées de la paternité et du mariage, 
qu'il oppose à la prostitution et à son commerce purement charnel). Ces 
idées d'Amos comme d'Osée étaient essentiellement contraires au culte 
désordonné qui se pratiquait; pour Amos, un pareil culte n'était qu'un 
outrage à la majesté morale de Jahvé, parce qu'il s'accompagnait d'un 
complet mépris des lois morales; Osée y voyait l'expression d'une hypo- 
crisie qui, ne poursuivant que des buts sensibles, méconnaissait essen- 
tiellement Jahvé et l'avilissait, en le mettant sur la même ligne que les 
dieux naturalistes de Chanaan. 

Voilà qui nous explique la lutte engagée contre l'image du taureau, 
que. nous rencontrons pour la première fois chez Osée. Elle n'a pas ses 
racines dans une interdiction formelle des images, telle qu'elle résulte du 
soi-disant deuxième commandement du Décalogue ^ ; c'est bien plutôt la 
conséquence de la nouvelle notion de Dieu qui s'était révélée au prophète 
{Osée 1 3). Pour lui, l'objet principal de la religion est la personne même de 
Jahvé, être spirituel, qui doit être aimé pour lui-même. Aucun sentiment 
pareil ne s'attachait à l'image du taureau, comme en général aux Baalim. 
Ceux-ci, bien que considérés par le peuple comme des formes locales de 
Jahvé et adaptés extérieurement au Jahvisme, représentaient précisément 
le contre-pied du vrai Jahvé. Celui qui prétendait dominer l'homme de 
très haut, était ravalé au-dessous de lui [Osée 13 2); celui qui voulait être 
adoré en esprit, était l'objet d'un culte matériel. Le Jahvé adoré dans 
l'image du taureau ne demandait qu'un culte; celui que prêchait Osée 
exigeait de son peuple un don complet de lui-même. Il fallait supprimer 
tout ce qui s'interposait entre Israël et lui, que ce fût la royauté, la civili- 
sation, le culte, ou l'Etat même. Le Jahvisme ainsi compris devait s'op- 
poser au culte naturaliste qu'Israël avait peu à peu emprunté aux Chana- 
néens et qui trouvait son expression dans le nom de Baal, dont Osée ne 
voulait point pour Jahvé ; il devait être une religion purement spirituelle, 
qui, en principe, s'élevait au-dessus des barrières séparant les nations, 
tout en restant toujours en particulier celle d'Israël. 

- 1. Exode 20 i-c- D'après la meilleure division du Décalogue, celle de la Synagogue, ces 
versets ne forment pas un commandement à part; ils constituent simplement l'expli- 
cation de ce qui précède immédiatement : « Tu n'auras point d'autre Dieu a côté de 
moi. » Ceci est la deuxième « parole », tandis que : « Je suis Jahvé, ton Dieu, » etc« 
{Exode 20 2) est la première. 



LES ISRAÉLITES 217 

Jusqu'à quel point les règles Juridiques et morales que nous rencon- 
trons chez Amos et Osée, sous une forme d'ailleurs très générale, étaient- 
elles déjà fixées dans un code? La question n'est pas résolue. On ne 
saurait nier qu'elles concordent d'une manière étonnante avec de nom- 
breuses prescriptions du Décalogue et le recueil appelé à tort « Livre de 
l'alliance » {Exode 21-23). Pourtant plusieurs savants voient dans ce der- 
nier écrit un précipité de la prédication prophétique. Mais, si les prophètes 
du vni^ siècle ne se réclament pas à proprement parier de la Loi, ils ne 
présentent en aucune façon leurs prescriptions comme des innovations. 
L'institution, attribuée à Moïse, d'une Thora promulguée au nom de Jahvé, 
avait comme conséquence nécessaire, dans un État organisé, la rédaction 
des prescriptions de la Loi [Osée 812); mais nous ne savons pas si, et 
Jusqu'à quel point, cette Thora coïncide avec les codes anciens conservés 
dans le Pentateuque. On a pourtant le droit d'admettre que les princi- 
pales idées morales du Décalogue remontent à une haute antiquité. 
Gomme l'a dit H. Schultz % le Décalogue exprime la pensée morale de la_ 
religion mosaïque d'une façon aussi concise que complète ; il corres- 
pond par suite à ce qu'Israël était accoutumé à regarder de toute anti- 
quité comme la volonté de Jahvé. En revanche, il est impossible de 
trouver la moindre vraisemblance à l'hypothèse (soutenue pour la pre- 
mière fois par Goethe) d'après- laquelle V Exode 34 lo-ae contiendrait un 
Décalogue plus ancien, avec des prescriptions cultuelles plutôt que 
morales. On n'a pas prouvé davantage qu'il est impossible qu'un règle- 
ment moral, ait formé la base et le point de départ d'une religion spécifi- 
quement nationale ^. 

En insistant sur le caractère moral de Jahvé, on fit entrer la notion de 
Dieu dans les voies d'un monothéisme absolu ; en même temps, la for- 
mule : «Jahvé est le Dieu d'Israël, Israël, le peuple de Jahvé », gagna en 
signification et en contenu. La justice est partout identique. Etant dieu 
de la Justice, Jahvé règne donc aussi en dehors d'Israël. Il a fait d'Israël 
son peuple, qui devait répondre dans une mesure spéciale à ses exigences 
morales, mais il n'a point contracté avec lui d'alliance particulière 
(cf. Amos 97). Le peuple concevait les rapports entre Jahvé et Israël 
comme des rapports nécessaires qui impliquaient de la part de Jahvé 
l'obligation du secours et de la part du peuple l'obligation du culte; chez 
les prophètes domina l'idée de l'assujettissement moral à la volonté de 
Dieu, volonté essentiellement morale. Lès rapports entre Jahvé et son 
peuple reposent ainsi en principe sur des conditions éthiques. Si le 
peuple n'agit point conformément à la volonté de Jahvé, son privilège 
même lui devient funeste, et Israël ressent doublement les terribles 
rigueurs de la Justice divine [Amos 3 2) ; Jahvé est avant tout le Dieu 
de la Justice qui sacrifie même son peuple, quand la Justice l'exige. 

Il n'était pas douteux, pour les prophètes, que le Jour de la Justice était 

1. Schultz, loc. cit., p. 154. 

2. Wellhausen, Gesch., p. 93. 



218 HISTOIRE DES' RELIGIONS 

proche. Sans se laisser aveugler par l'éclat superficiel du règne de Jéro- 
boam II, ils découvrirent courageusement les plaies morales du peuple, 
et annoncèrent comme châtiment la destruction. Voilà qui marque toute 
là distance qui les sépare du peuple. Celui-ci ne pouvait croire que 
Jahvé abandonnerait son peuple à la ruine ; pour lui, cette idée était 
même un blasphème. Pour les prophètes, cette ruine était la conséquence 
rigoureuse et voulue parles circonstances de la' conception qu'ils s'étaient 
formée de Dieu. La Justice étant pour eux la mesure de toutes choses, 
ils la voyaient se manifester avant tout dans l'histoire. Même les 
grands empires, en première ligne la puissante Assyrie, qui justement 
alors devenait redoutable à Israël, devaient servir les vues de la justice 
divine. C'est Jahvé qui suscitait l'Assyrie, pour faire sentir sa colère à 
son peuple, Cet empire ne pouvait faire de mal à Israël que parce qu'il 
avait été destiné à un tel rôle par Jahvé. 

Ainsi s'explique la conduite des prophètes, lorsque s'approchait à 
grands pas la fin de leur peuple. Lorsqu'elle semblait encore lointaine, 
eux la prévoyaient, et, malgré la douleur profonde qu'ils en éprouvaient, 
Osée en particulier, ils ne pouvaient que prêcher la fin d'Israël et la 
déclarer décrétée par Jahvé. En annonçant la mort de leur peuple, ils sau- 
vèrent la religion Israélite. Ils ont appris au plus lointain avenir que 
Jahvé poursuit ses desseins sans s'occuper des intérêts nationaux 
d'Israël ; ils ont ainsi empêché le Jahvisme de disparaître avec Israël. 

Pourtant il faut ajouter un trait encore. Depuis quelque temps on con- 
teste habituellement à Amos les derniers versets de son livre. C'est à 
tort. Ces versets ne contredisent nullement les menaces qui précèdent ^ 
mais prouvent simplement qu'Amos, lui aussi, était Israélite. Comme 
Osée, il n'a pu croire à la destruction irrémédiable d'Israël. Pour Osée, 
l'amour de Jahvé arrachera le peuple à toutes les chimères où il cherche 
un point d'appui en dehors de Jahvé, même à une existence politique. 
Pour Amos, lorsque la justice de Dieu aura accompli son œuvre terrible, 
un nouvel Israël renaîtra des ruines de l'ancien. S'il ne nomme pas les 
anneaux de la chaîne qui les réunira, s'il les juxtapose sans aucun inter- 
médiaire, il ne faut pas plus s'en étonner que de le voir associer ses espé- 
rances dans l'avenir à un retour à l'époque de cette dynastie de David, 
qui avait été pour les tribus du Nord le moment d'une prospérité 
vainement désirée depuis. Cette « espérance messianique », exprimée ici 
pour la première fois et avec tant de vigueur, ne nuit aucunement à la 
sévérité de sa prédication de la fin d'Israël; elle en est bien plutôt un 
corrélatif qui l'empêche de désespérer. 

Tandis que, dans le royaume du Nord, la conception de Dieu élaborée 
par les prophètes faisait de la chute de Samarie un événement important 
de l'histoire religieuse, Juda, où jusqu'alors le Jahvisme avait mené une 
existence tranquille à l'ombre de la dynastie de David, était préparé de 
différentes manières à devenir l'héritier des conquêtes réalisées dans le 

1. Wellhausen, Die kleinen Propheten, p. 94. 



LES ISRAELITES 219 

royaume du Nord. Le Jahvisme, resté à l'abri des luttes violentes, y ayait 
pris un caractère superficiel, et s'était mélangé d'éléments païens, plutôt 
orientaux que chananéens. Il n'est pas invraisemblable que le gouverne- 
ment d'Athalie ait grandement contribué à réveiller les esprits. Cependant 
c'est seulement au milieu du vra® siècle, peu avant le commencement de 
la guerre avec la Syrie et Ephraïm, que surgit en la personne d'Isaïe le 
premier grand prophète de Juda. C'est avec lui et son contemporain 
Michée que le centre de gravité de la religion Israélite se déplace et passe 
du royaume du Nord à celui du Sud. - 

L'importance d'Isaïe vient de l'approfondissement qu'il a donné à la 
notion de la divinité. Ce progrès se résume dans le nom de a Saint 
d'Israël » qu'il donne à Jahvé. Ce nom renferme deux idées opposées, 
dont la réunion constitue l'originalité de la prédication d'Isaïe. « Saint » 
veut dire que Jahvé, étant l'être inaccessible, majestueux, incomparable, 
est Dieu dans le sens le plus complet du mot, et qu'en face de lui les 
dieux des peuples ne sont que des elilim, c'est-à-dire des néants (mot 
sans doute forgé par Isaïe lui-même). Mais il est d'autre part le Saint 
d'Israël. Dieu de l'univers, il a pourtant fait d'Israël son peuple, et, 
quoiqu'il ait son trône dans le ciel, il a établi sa demeure à Sion. 

Cet approfondissement de l'idée de Dieu, qui appuie sur la sainteté de 
Jahvé, marqua d'une double empreinte la religion Israélite. D'une part 
elle . sanctifia Jahvé, c'est-à-dire l'entoura d'une vénération particulière. 
Tout ce qui semblait élevé, à quelque point de vue que ce fût, passa pour 
être en contradiction avec la religion ; ce qui était petit et humble était 
seul agréable à Jahvé. L'obéissance passive, la confiance absolue, le res- 
pect religieux devinrent une nécessité primordiale. Isaïe fut le successeur, 
et aussi l'allié d'Amos, en ce sens que pour lui aussi la justice et la mora- 
lité sociale sont les premières des vertus. Combien à cet égard la situation 
était triste en Juda, les discours d'Isaïe ainsi que les iDrophéties de son 
auxiliaire Michée le montrent péremptoirement. La prédication d'Isaïe 
marque un double progrès. Il est le prophète de la foi, c'est-à-dire de la 
confiance {haie Tg, 30 is). C'est ce qui apparaît surtout dans ses efforts 
politiques pendant la guerre avec la Syrie et Ephraïm, mais encore plus 
parmi les vicissitudes de tout autre ordre qui marquèrent le règne d'Hiskia. 
En somme, la politique d'Isaïe est un abstentionnisme à base religieuse. 
Pour lui, Juda, étant le peuple du « Saint », doit renoncer à jouer un rôle 
politique; sans chercher de secours auprès des grandes puissances, sans 
vouloir se mesurer avec elles et sans les craindre, il doit se réfugier dans 
sa foi inébranlable en Jahvé ; n'est-ce pas à Jahvé qu'il doit sa force, son 
existence, tandis qu'en dehors de lui il ne peut trouver aucune défense? 
De tout temps, et en particulier à l'époque de David et de Salomon, la 
puissance politique avait été considérée comme une condition indispen- 
sable de l'importance religieuse ; nous rencontrons ici une idée nouvelle, 
développement de la pensée d'Osée : aux empires mondains Isaïe oppose 
Israël, royaume spirituel doté d'un idéal propre, qui n'est ni celui de la 
nature, ni celui de la politique. Les conséquences de cette idée furent 



â20 / HISTOIRE DBS RELIGiONS 

incalculables : elle fournit, au milieu des agitations politiques de cette 
époque, le moyen de sauvegarder pour l'avenir l'importance d'Israël. Elle 
donnait un complément positif et indispensable à l'œuvre de ces prophètes 
du Nord qui avaient arraché les barrières qui faisaient de Jahvé le pri- 
sonnier d'une nationalité. 

A, 

Jahvé étant conçu comme l'Etre saint, et exigeant de son peuple une 
confiance entière, exclusive, son culte devait être un culte à part, pur de 
tout alliage profane. De là une polémique contre tout ce qui pouvait être 
regardé comme une adoration d'œuvres humaines ; cette polémique, qui se 
rattachait à celle d'Osée, eut une portée beaucoup plus grande. Elle n'était 
pas seulement dirigée contre les images proprement dites, en particulier 
les images païennes du soleil introduites par Achab, mais encore contre 
les antiques Ephod^ instruments d'un culte matérialiste incompatible avec 
Jahvé, tel qu'on le concevait désormais. Un court passage des II Rois 18 4 
montre clairement que cette polémique ne fut pas sans succès immédiat; 
mais c'est la réforme deutéronomique tout entière qu'il faut regarder 
comme le résultat du mouvement inauguré par Isaïe. 

Le second résultat capital obtenu par Isaïe en mettant au premier plan 
la sainteté de Jahvé, fut de mettre en évidence le caractère unique de Jéru- 
salem. L'importance attachée à cette ville s'exprima clairement d'une part 
dans les noms à'Ariel, de « ville de Dieu », et surtout de a montagne 
sainte », d'autre part dans le « dogme isaïque » de l'inviolabilité de Sion, 
qui apparaît surtout dans la seconde période d'Isaïe. Cette exaltation de 
Jérusalem trouva une confirmation imprévue dans l'anéantissement de 
l'armée assyrienne sur la frontière palestino-égyptienne, qui sauva Jéru- 
salem d'un danger pressant. Cet événement n'eut pas une grande impor- 
tance au point de vue extérieur; l'hégémonie assyrienne n'en fut pas 
ébranlée *; mais, au point de vue, religieux, il n'y a pas eu, depuis la con- 
quête de Jébus par David, de fait plus gros de conséquences. Cet événement, 
dont l'importance était encore augmentée par les prédictions prophé- 
tiques, entoura Jérusalem d'une auréole que la ville de Dieu n'a plus 
jamais perdue et qui empêcha à tout jamais dé lui comparer d'autres lieux 
de culte; il signifia aussi le triomphe de la foi et de la certitude que l'on 
avait d'être le peuple du saint Jahvé. Jahvé avait donné pour fondement à 
Sion une pierre de solidité éprouvée [Isaïe 28 le). 

Dans la prédication d'Isaïe sur le « reste qui reviendra », le se'ar yasub, 
nous retrouvons la pensée fondamentale de la théorie précédemment men- 
tionnée. Cette prédication a son origine dans Elle, mais Isaïe lui a le pre- 
mier donné une formule précise. Son importance vient de ce qu'elle con- 
cilie deux idées contradictoires, celle de l'inévitable destruction du peuple 
comme conséquence de l'impiété générale et celle de la qin'ath de Jahvé, qui 
ne veut pas abandonner son peuple. Cette idée du se'ar yasub est à la 
base de la distinction, généralisée dans la suite, entre le vrai et le faux 
Israël, entre la communauté et le peuple. En outre l'a espérance messia- 

1. Wellhausen, Israelitische und Jûdische Geschichte, p. 87. 



LES ISRAELITES 22i 

nique », que nous rencontrons sans préparation aucune chez Amos, a ici, 
chez Isaïe, une base. Le « reste qui reviendra » constituera un noyau à 
part dans la grande masse et ne périra point, même sous l'oppression 
assyrienne; mais, quand la puissance d'Assur se sera brisée contre lui, 
il formera, sous le gouvernement d'un vrai descendant de David, un 
nouveau peuple, qui répondra à toutes les exigences de Jahvé {Isaïe 11 g). 
Isaïe dessine alors l'image du roi de l'avenir, élément essentiel de sa con- 
struction. On n'a pas le droit d'attribuer avec Hackmann ^ à une époque 
plus récente cette image qui, d'après lui, ferait partie des prophéties abso- 
lues, dont on ne saurait fixer historiquement la date. 



§ 52. — Le Jahvisme élimine les éléments païens; le jug"em.ent» 

Au point de vue politique, Isaïe fut certainement un des hommes les 
plus influents de son temps. Wellhausen ^ dit avec raison que l'histoire de 
son activité se confond avec l'histoire de Juda à cette époque. Ses efforts 
ont-ils eu un résultat aussi considérable au point de vue moral, social et 
cultuel (cf. en particulier, outre II Rois 18 4, zôic?. asqui, il est vrai, est 
suspect)? C'est là une autre question. En tout cas, il s'assura une très 
grande influence, en réussissant à rassembler autour de lui une société 
d'hommes [Isaïe 8 le-is) chez lesquels sa parole poussa de profondes racines 
et qui, répondant jusqu'à un certain point au « reste qui reviendra » de 
sa prédication, devinrent les porteurs et les gardiens de la notion de Dieu 
qu'il enseignait. Pendant le siècle qui précéda l'exil, l'action du groupe, 
issu de lui, que l'on a appelé « le parti prophétique », constitua, à tous 
égards, l'élément le plus important de l'histoire Israélite. 

Les relations plus étroites avec le monde assyro-babylonien avaient eu 
pour conséquence, dès le temps d'Achaz, un grand afflux d'éléments 
orientaux qui influencèrent la civilisation de Juda et en particulier son 
culte. Isaïe et ses partisans élevèrent contre cette pénétration de véhé- 
mentes protestations. Néanmoins, sous le règne de Manassé, le torrent 
étranger coula à pleins bords. Si d'une part ce fait fut naturellement 
suivi d'un enrichissement de la pensée Israélite, même, s'il est permis 
de le dire, au point de vue théologique, et d'un raffinement de la vie qui 
se fît sentir également dans le culte, il en résulta aussi un véritable 
paganisme. Le culte sporadique voué à Moloch, depuis Achaz, se répandit 
partout. Les sacrifices d'enfants qui en faisaient partie furent même 
introduits dans le Jahvisme et y furent considérés comme la manifesta- 
tion d'une dévotion plus haute. De même les cultes assyro-babyloniens 
du Soleil, de la Lune et des Étoiles groupés sous le nom d' « armée 
du ciel » envahirent le pays, au point de conquérir une place officielle 

1. Hackmann, Die Zukunftserwartimg des Jesaja. 

2. Wellhausen, Israelitische und jûcUsché Geschichte, p. 84. 



222 HISTOIRE DES ItELIGIONS 

dans le temple de Jahvé, tandis que l'adoration de la Malkath^ et du 
ciel prenait de Jour en jour plus d'extension [Jérémie 7 is 44i7etsuiv.). H 
est -difficile de croire, avec Kuenen, que les massacres ordonnés par 
Manassé (II Rois 21 id) n'a:ient eu pour origine que les protestations élevées 
contre ces innovations païennes. Il faut bien plutôt penser à une décadence 
complète des mœurs, que Manassé était incapable d'arrêter, et qui allait 
de pair avec les progrès du paganisme et du raffinement déjà signalés 
[Jérémie 1 Q, etc.). 

Et pourtant la notion de Dieu prêchée par Isaïe et les siens subsista et 
fut un ferment puissant. Il fallait, avant tout, donner une forme concrète, 
en vue de la vie pratique, aux idées dominantes qu'elle enfermait : ce fut 
là l'œuvre de la législation dite deutéronomique. Nous ne savons guère 
comment elle fut rédigée; en tout cas, elle n'apparaît à la lumière qu'en 621, 
dans la dix-huitième année du règne de Josias, lorsqu'on la découvrit par 
hasard dans le temple. Nous voici donc en présence d'un des événements 
les plus importants de l'histoire d'Israël, celui auquel Israël a dû de devenir 
le ({ peuple du Livre )K 

Le recueil deutéronomique, ce code découvert par Hilkia, peut être con- 
sidéré comme une édition nouvelle, dominée par l'idée de la concentration 
du culte, de prescriptions légales plus anciennes, en particulier de celles 
d'Exode 21-23. Ce code, comme celui de VExode, devait représenter un 
supplément du Décalogue et l'expression de la religion mosaïque au point 
où l'avaient amenée les prophéties du vin« siècle. Religieusement, c'était le 
principe de l'amour qui dominait, socialement, celui de l'humanité; et, 
à la base des deux iDrincipes, nous trouvons l'idée de l'alliance conclue 
par Jahvé avec Israël : la conception des rapports entre Dieu et le peuple, 
rej)osant sur une base morale, recevait ainsi une expression définitive. En 
outre, toute l'entreprise deutéronomique traduisait l'intention de mettre 
le Jahvisme en harmonie avec l'unité et l'originalité de Jahvé. Pour cela, 
il fallait, d'une part, assurer à Dieu un domaine propre, à l'abri de tout 
mélange païen; d'autre part, en concentrant tous les actes du culte en 
un lieu manifestement sanctifié par Jahvé, lui conférer l'unité, qui écar- 
tait le danger d'une différenciation de Jahvé en dieux locaux multiples et 
permettait au monothéisme de s'affirmer même dans le culte extérieur. 
L'importance de la législation deutéronomique réside précisément dans 
la manière dont elle permit de réaliser ces idées. Les Bamoth avaient 
donné tout ce qu'on pouvait en attendre; il était possible de les supprimer, 
sans que le Jahvisme cessât de dominer la vie. On sembla même ainsi se 
rapprocher d'un état de choses antérieur, où l'arche, sanctuaire guerrier, 
existait seule. On traça exactement la limite entre le paganisme et l'Israéli- 
tisme ou Jahvisme. En modifiant le caractère des fêtes, on enraya ce 
mélange de la vie naturelle et de la vie religieuse, qui caractérise le 
naturalisme. On prépara ainsi un complet détachement non seulement 

1. Il s'agit sans doute de la planète Vénus. C'est l'avis de Schrader, Sitzungsber. konigl. 
preuss. Akad. zu Berlin, 1886, et de Kuenen, Abhandl. z. bibl. W., édité par K. Budde. 
Stade est d'une opinion différente (Z. altt. Wiss., VI). 



LES ISRAÉLITES . 223 

de la vie politique et nationale, mais encore de la vie civile et sociale. 

Il est difficile de dire jusqu'à quel point la réforme accomplie, suivant 
ces lignes fondamentales, par Josias, fut couronnée de succès. En tout cas 
elle ne poussa point de profondes racines .' cela ressort non seulement 
de la prédication de Jérémie, mais plus clairement encore du fait que, 
sous les rois suivants, les cultes païens eurent une floraison aussi riche 
que par le passé. Seule la situation privilégiée de Jérusalem et par consé- 
quent la condition toute nouvelle des prêtres semblent avoir subsisté. 
Dans la prédication d'Ezéchiel, la réforme de Josias passe tout à fait 
inaperçue. Le peuple la considéra comme une interruption, subie avec con- 
trainte, d'usages aimés. En revanche elle eut pour l'avenir une grande 
importance. Pour la première fois avait été esquissé et réalisé, du moins 
en partie, un plan d'après lequel la religion possédait une place indépen- 
dante, extérieure au reste de la vie publique; ce plan, on pouvait y revenir 
en tout temps et en toutes circonstances. Ce fut par là qu'après la chute 
de Jérusalem la législation deutéronomique montra qu'elle était un 
des instruments les plus efficaces qui pussent servir au maintien du 
Jahvisme. 

A la réforme de Josias s'ajoutèrent deux faits qui, comme elle, furent 
de. grave conséquence. Le premier est la mort néfaste de Josias à la 
bataille de Megiddo (608), événement qui peut être, dans une certaine 
mesure considéré comme le commencement de la fin de Juda; le second 
est la prédicatian de Jérémie. 

On ne saurait estimer trop haut la profondeur de l'impression produite 
par la mort de Josias; elle dut frapper d'autant plus que c'est sans doute 
à des considérations religieuses qu'obéissait le roi quand il alla s'opposer à 
la marche du Pharaon contre Assour. Depuis la réforme, on s'était consacré 
au service de Jahvé, en supprimant tout ce qui, d'après le livre de la Loi 
nouvellement découvert, était en contradiction avec sa volonté; on avait 
de nouveau conscience d'être son peuple et l'on pensait être absolument 
assuré de sa protection. Et on aboutissait à ce désastre! La réaction dut 
être terrible. Les années antérieures à la réforme, que l'on regardait depuis 
lors comme des années d'apostasie et de péché, avaient été relativement 
paisibles et heureuses ; et c'était maintenant que l'on était revenu à Jahvé, 
que le désastre éclatait! La moindre conséquence en fut l'arrêt du mouve- 
ment réformiste et le renouveau du paganisme. Ce qui était plus grave, 
c'est que les partisans du pur Jahvisme ne pouvaient s'empêcher de 
mettre en question la puissance ou la justice de Jahvé. Et c'est surtout 
cette dernière qui fut mise en doute. 

Le problème se posa de la relation entre piété et bonheur terrestre d'une 
part, péché et malheur de l'autre. Dans l'Ancien Testament cette ques- 
tion occupe une grande place (qu'on songe au Livre de Job^ aux Psaumes 
49, 73, 77, etc.). L'âge de ces écrits est difficile à déterminer; ils sont vrai- 
semblablement tous postérieurs à l'exil. Pourtant on aie droit d'admettre 
que bien avant, cette question, qui prit un caractère de plus en plus 
individuel, occupa Israël et exigea une réponse. Elle reçut des solu- 



224 > HISTOIRE DBS RELIGIONS 

tiôns diverses : la plus élevée conduisait à vivre personnellement avec 
Dieu ; la conscience de cette union intime avec la divinité permettait d'im- 
poser silence à toutes les questions; et cela peut être considéré comme le 
plus haut triomphe d'une croyance qui avait un caractère non plus 
national, mais personnel. A cette question se lie étroitement celle de l'im- 
mortalité. 

Cependant la victoire de cette foi ne fut ni immédiate ni universelle. 
D'autres états d'âme existaient. A côté de ceux qui, sans renoncer à Jahvé, 
désespéraient et demandaient avec désespoir : « Où donc est Jahvé? « il y 
en avait qui regardaient le malheur et ses conséquences comme le châti- 
ment divin de forfaits antérieurs, remontant en particulier au règne de 
Manassé; ils résistaient à ces misères, en prononçant ces paroles, qui 
devinrent bien vite un proverbe où se mélangent l'ironie et la résigna- 
tion : « Les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants 
ont été agacées )) [Jérémie 31 29, Ezéchiel 18 2). D'autres enfin, pleins 
d'une ferme confiance dans la puissance et la fidélité de Jahvé, voyaient 
dans tous ces maux une épreuve divine, qui serait sûrement suivie de 
la délivrance et du salut, comme au temps d'Isaïe. Ces derniers notam- 
ment furent les adversaires de Jérémie. 

On ne connaît pas clairement l'attitude de Jérémie à l'égard de l'entre- 
prise de Josias. Il n'est pas mentionné dans le récit que nous en possé- 
dons, dans II Rois 22 et suiv., quoiqu'il ait prophétisé cinq ans déjà avant 
la réforme. Ce n'est pas à lui qu'on demanda conseil; on s'adressa à la 
prophétesse Hulda. Cependant il ressort du fond et de la forme de sa pré- 
dication qu'il connaissait la législation deutéronomique. Il doit aussi, au 
moins un instant, avoir travaillé à son établissement {Jérémie H), et il fut 
sa vie durant, aussi bien que cette législation, l'adversaire non seulement 
de tous les cultes païens, mais de tout culte célébré en dehors de Jérusalem. 
Mais les effets de cette législation ne lui semblaient pas satisfaisants. Il 
n'est pas vraisemblable que ce soit par allusion aux législateurs deuté- 
ronomiques qu'il parle de la plume mensongère des scribes qui a trans- 
formé la loi en mensonge [Jérémie 8 g); cependant il est certain qu'il 
devait attendre de ce mouvement d'autres résultats. Tandis que les pres- 
criptions morales de la loi n'étaient pas suivies ou l'étaient fort peu, la loi 
provoquait une confiance tout extérieure dans le temple considéré comme 
la demeure de Jahvé; or cette confiance manquait de tout fondement 
moral et on ne se souciait nullement de la prédication antérieure des pro- 
phètes, pour qui les relations entre Dieu et le peuple devaient reposer sur 
une base morale. Cette confiance semblait à Jérémie une illusion funeste. 
Il voulait une conversion intérieure alors qu'on n'en sentait aucunement 
le besoin. Comparable en beaucoup de points aux prophètes du Nord, il 
occupe pourtant une place à part dans la religion Israélite et forme un 
contraste marqué avec ses contemporains plus âgés, Zephania et Nahum. 
Se rattachant aux espérances de salut exprimées par Isaïe, ces derniers 
avaient vu dans les événements de l'époque un signe de l'approche du jour 
de Jahvé. Zephania avait aperçu ce signe dans l'apparition des Scythes, 



LES ISRAÉLITES 225 

Nahum dans le siège de Ninive. La puissance assyrienne déclinait rapi- 
dement; lors donc qu'avec la réforme de Josias Juda semblait revenir à 
Jativé, il était permis d'espérer que le salut ne tarderait pas à venir pour 
le peuple. Tout cela ne signifiait rien aux yeux de Jérémie. A peine entré 
en scène, il avait annoncé à Juda le jugement et, pour lui, c'étaient sans 
doute les Scythes venus du nord qui devaient l'exécuter. Les choses n'ayant 
pas changé au fond malgré la conversion apparente, la réforme n'avait 
apporté à sa prédication aucune modification essentielle. De même, la 
catastrophe de Josias ne pouvait le déconcerter. Tandis que c'était pour 
d'autres une désillusion irrémédiable, elle ne faisait que confirmer ses 
craintes et prouvait que Jahvé était exigeant à l'égard de son peuple et ne 
se contentait pas d'apparences. Mais ce qui détermine définitivement sa 
prédication, ce fut l'élévation de Babylone après la prise de Ninive par 
Nabopalassar et la victoire de Karkémis remportée sur les Égyptiens peu 
après, en 604, par son fils Nebukadrezar. Les ennemis du Nord étaient là, 
bien qu'ils portassent non le nom de Scythes, mais celui de Babyloniens 
(Wellhausen) ; le jugement avait commencé. Pour Jérémie, la première 
partie de son activité était terminée; ses prédications antérieures furent 
réunies dans un livre. Toutefois c'est de ce moment que date vraiment la 
grande signification de son œuvre prophétique. 

Chez Isaïe, c'est l'inviolabilité de Sion qui est au premier plan; chez 
Jérémie, c'est la nécessité du jugement, et cette nécessité est en opposition 
directe avec l'inviolabilité de Sion. Le lieu saint lui-même, le temple, doit 
tomber, et ce qui rend cette chute plus nécessaire, c'est que depuis la 
réforme il est devenu l'objet d'une confiance qui n'a aucune base morale. 
Jérémie se mit, par cette prédication, en opposition avec le peuple tout 
entier; mais ce sont les zélateurs les plus ardents de Jahvé qu'il froissa 
le plus douloureusement dans leurs croyances et leurs espérances. Pour 
eux patriotisme et religion étaient synonymes. Dirigés par des prêtres et 
des prophètes, dont le porte-parole était Hanania, un prophète qui rappe- 
lait les allures d'Isaïe, ils partaient de l'idée de la sainteté de Jérusalem, 
mise en évidence par Isaïe, attestée par la présence du temple et affirmée 
avec éclat par la réforme. Ces zélateurs se cramponnaient à l'espoir que 
Jahvé interviendrait, fût-ce au dernier moment, en faveur de son peuple 
et qu'il lui apporterait le salut; ils s'attachaient à cette idée tantôt avec 
le courage du désespoir, tantôt avec une légèreté injustifiée, mais tou- 
jours sans le moindre souci d'une amélioration morale. Même la première 
déportation de 597, quand le roi Jekhonia fut emmené à Babylone avec 
l'élite du peuple, ne fit qu'exalter cet état d'esprit. Ce n'étaient pas seu- 
lement ceux qui étaient restés à Jérusalem qui parlaient ainsi, mais 
encore les exilés, à l'instigation de prophètes comme Sédécias, Achab, 
Semaia [Jérémie 29). Jérusalem n'était-elle pas debout? Sans aucun doute 
les exilés reviendraient sous peu — Hanania fixa le terme à deux ans — 
et les trésors arrachés au temple seraient restitués. Il semblait que la foi 
exigeât cette croyance; penser autrement, c'était faire preuve d'incrédulité 
et de défiance à l'endroit de Jahvé. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 15 



226 HISTOIRE DES RELIGIONS 

Jérémie prend une attitude toute différente. Pour lui, le patriotisme 
n'est rien, laTeiigion est tout. De même qu'Isaïe, il prêche une absolue sou- 
mission -à la volonté de Jativé; mais, partant de l'idée de la justice de 
Jahvé, il Teut que les peuples en général et Israël en particulier soient 
Jugés. C'est cette conviction qui explique son attitude en apparence anti- 
patriotique. Jahvé a commandé aux Chaldéens de procéder au jugement. Il 
est donc inutile d'essayer de leur résister ; toute opposition aggravera les 
malheurs, et tous ceux qui exhortent à la résistance, même quand ils le 
font au nom de Jahvé, sont des menteurs et des séducteurs du peuple. 
Le seul moyen d'échapper à une destruction complète consiste à se sou- 
mettre volontairement à la domination étrangère, conmie au châtiment 
envoyé par Dieu. C'est là ce qui fait roriginalité de Jérémie, là qu'est 
l'unité de sa doctrine. Ce qu'était pour Isaïe la coniîance absolue, même 
au milieu des plus grands dangers, la soumission non moins absolue au 
jugement l'était pour Jérémie, même au prix de l'indépendance nationale. 
Lutter, pour la conserver, contre la volonté de Dieu, c'était, pour lui, 
aller à la mort; on ne pouvait la préserver qu'en y renonçant pour un 
temps. 

Mais la personnalité même de Jérémie a plus d'importance que sa pré- 
dication. Smend (p. 240) parle du calme avec lequel Jérémie assista à la 
ruine de Juda : ce calme vient, d'après lui, de ce qu'il est fermement 
convaincu que la religion ne mourra pas avec le peuple d'alors. Mais ce 
calme n'exclut point un combat intérieur, tel qu'on n'en a point d'exemple 
chez aucun autre prophète. Lui, qui aimait profondément son peuple, qui 
en ressentait toutes les douleurs et toutes les misères, il dut se laisser traiter 
d'ennemi du i^euple et de traître; strictement soumis à la volonté de 
Jahvé, il s'entendît qualifier d'incrédule et de blasphémateur; ne cher- 
chant que le bien de son peuple et rêvant un avenir meilleur, il se vit 
accuser de désespérer de la destinée d'Israël. De pins il était sans cesse 
en désaccord avec lui-même. Il détestait sa vocation prophétique, et elle 
était sa joie. Il prêche la nécessité de se convertir et croit à peine à la 
possibilité de la conversion; il cherche à sauver la vie de son peuple et ne 
parle que de sa mort. Amos avait été le prophète de la moralité sociale. 
Osée celui de l'amour, Isaïe celui de la foi; Jérémie est le prophète de la 
souffrance. Il voudrait voir accomplir par son peuple la séparation com- 
plète de la vie naturelle et de la religion, le voir ne chercher son appui 
qu'en Jahvé, même quand celui-ci apparaît en juge; tout cela se réalise 
en sa personne, symbolique plus que celle d'aucun autre prophète. Les 
combats qu'il livre sont des combats pour Israël; tout en proclamant 
l'arrêt irrévocable de Dieu, il agit et parle en avocat de son peuple. C'est 
par là qu'il forme la transition entre les temps anciens et les temps nou- 
veaux. Sa prédication est peut-être moins originale au fond que celle des 
derniers prophètes du Nord, mais son importance est plus grande, parce 
qu'elle annonce les temps nouveaux et voit germer une .nouvelle alliance 
spirituelle sur les ruines de l'Etat juif. Sa prédication messianique n'est 
pas en désaccord avec ses idées dirigeantes. Avec moins de magnificence 



LES ISRAELITES 227 

que celle d'Isaïe, elle a plus de profondeur intérieure. Sans doute Jérémie 
attend lui aussi un roi, un rejeton de la ïaraille de David, qui donnera 
une expression complète à la justice de Jalivé, quand sera brisé, après 
un temps assez long (soixante-dix ans), le joug étranger; toutefois son 
idéal, ce n'est pas l'État juridique, mais la communauté portant dans son 
cœur la loi de Jalivé, conduite par son esprit et se dévouant à lui avec 
une fervente fidélité. Et cette communauté sera enfantée dans la douleur. 
Quoique Jérémie ne nous dise pas comment la conversion se fera, il est 
sûr pour lui qu'elle jaillira de la souffrance. C'est pour cette raison que 
les exilés de Babylone constituent, à ses yeux, les meilleurs éléments du 
peuple. 

Jérusalem tomba en 586,; vaine fut la tentative de maintenir jusqu'à un 
certain point l'existence de l'Etat juif, en lui donnant comme préfet 
Gedalia, avec Miçpa comme centre. Pourtant ces événements ne causèrent 
à la religion aucun dommage. Les prophètes avaient prédit cette fin au 
nom de Jahvé; lorsqu'elle arriva, ils éveillèrent en même temps la con- 
viction que Jalivé n'était pas vaincu par les dieux étrangers, mais que 
c'était par amour de la justice qu'il s'était détaché de son peuple, de sa 
ville, de son temple. C'était là pour l'idée de Dieu un puissant progrès, 
qui ouvrit au Jahvisme la possibilité d'un nouvel essor. 



§ 53. — Ija sainteté de Jalivé et de la communauté . 

La délivrance. 

L'œuvre que la législation deutéronomique, s'appuyant sur la prédi- 
cation prophétique, avait voulu réaliser au moyen d'une organisation 
méthodique, fut violemment accomplie par l'exil. Les principaux fac- 
teurs qui amenèrent ce résultat furent la reconnaissance de la sainteté 
absolue de Jahvé et par suite une attitude absolument exclusive vis-à-vis 
du paganisme. 

Les Juifs, qui se réfugièrent en Egypte après le meurtre de Gedalia, s'y 
perdirent en grande partie dans le paganisme; de même les exilés de 
Babylone y ont certainement emiDorté beaucoup d'éléments du culte 
naturaliste païen. Ce qui le prouve, c'est la lutte d'Ezéchiel contre les 
gillulim (souches), au moyen desquels on cherchait à représenter Jahvé, 
même sur la terre étrangère [Fzéchiel 30, etc.). Pourtant les exilés vou- 
laient, en majorité, demeurer Israélites et par suite serviteurs de Jahvé; 
mais ils se trouvaient aussitôt en présence de ce fait incontestable : Jahvé 
avait lui-même repoussé son peuple et quitté sa demeure de Sion, il avait 
donc mis fin aux anciennes relations entre lui et son peuple; il ne pou- 
vait en effet être convenablement adoré que dans la Terre sainte. Tout 
culte qui lui était rendu au dehors était en lui-même impur. 

Pendant les dix premières années (597-586), les exilés avaient vécu 
dans l'espoir, vainement combattu par Ezéchiel à Babylone et par Jérémie 
en Palestine, qu'au dernier moment Jahvé interviendrait en faveur de 



228 HISTOIRE DES RELIGIONS 

Jérusalem, détruirait les Ghaldéens et ramènerait les déportés en Juda. 
Ils s'étaient étroitement serrés les uns contre les autres, et, continuant à 
vivre en esprit dans leur vieille ville sainte, avec laquelle ils entretenaient 
d'activés relations, ils avaient ébauché une organisation nouvelle, dans 
laquelle ils cherchaient, autant que possible, à conserver leur caractère 
national et religieux sous la conduite de leurs chefs de famille ou anciens. 
Avec la chute de Jérusalem, cette espérance était tombée ; mais l'habitude 
de se considérer, même à l'étranger, comme les membres d'un corps fermé 
avait poussé des racines assez profondes pour se conserver même alors ; 
le groupe juif, renforcé par l'afïïux d'une grande quantité de nouveaux 
exilés, en garda mieux son caractère original. 

Cette originalité se manifesta surtout par deux coutumes : le sabbat 
et la circoncision. De tout temps en usage à Israël, sans qu'on y atta- 
chât une importance religieuse particulière, ces coutumes devinrent 
désormais des signes distinctifs de l'appartenance à Israël (Wellhausen). 
Le caractère sacramentel, qui leur devint propre dans le Judaïsme pos- 
térieur, fut la conséquence naturelle de cette situation. 

Tout culte officiel ayant cessé, le service divin fut transformé. Pour 
remplacer le service dans le temple, on institua la sainte assemblée qui se 
réunit régulièrement, surtout le jour du sabbat, et dans laquelle la prière 
et la parole prirent la place du sacrifice. Comme cette assemblée pouvait se 
réunir partout et que d'ailleurs elle correspondait à un besoin essentiel, 
elle subsista à côté du temple, sous le nom de synagogue, quand le 
service dans le temple fut rétabli à Jérusalem, et elle devint l'un des 
soutiens les plus importants du judaïsme et l'un des moyens les plus 
efficaces de sa propagation. Elle est en tout cas nommée dans l'Ancien 
Testament, P^awwzes 74 8. 

Toutefois ce n'est pas là que réside la grande importance de l'exil, mais 
dans la rupture radicale qu'il amena entre le passé et le présent. Le 
Jahvisme étant arraché à son sol naturel, il était devenu non seule- 
ment nécessaire, mais possible de procéder à sa complète reconstruction. 

Ici, comme pour tous les développements antérieurs, la notion de Dieu 
eut une importance décisive. Tandis que jusqu'alors Israël s'était cru en 
union intime avec son Dieu, l'exil ouvrit son esprit au sentiment de son 
éloignement. On avait appris à connaître la sainteté de Jahvé, prêchée 
par Isaïe avec tant d'insistance, cette sainteté qui s'était manifestée d'une 
manière si terrible, et l'on savait désormais que les rapports de Dieu 
avec son peuple étaient dominés avant tout par la colère divine. Les 
conséquences de cette révélation furent diverses. Occupons-nous d'abord 
de la notion de Dieu. C'est dans Ezéchiel que nous voyons pour la pre- 
mière fois un ange servir d'intermédiaire entre Dieu et les prophètes. Au 
lieu d'être appelé, comme les prophètes antérieurs, par son nom, Ezéchiel 
est appelé « fils de l'homme », pour marquer en quelque sorte toute la 
distance qui le sépare de Dieu. Il faut citer aussi sa caractéristique des- 
cription du char surmonté d'un trône ou char des Kerubim, sur lequel il 
voit Jahvé s'élever. Jahvé apparaît comme un brasier ardent, il s'élève 



LES ISRAÉLITES 229 

sur les ailes des Kerubim, nul homme ne peut supporter sa vue. Ainsi 
commence avec Ezéchiel une évolution déjà en germe dans la prédication 
d'Isaïe, mais que l'exil seul rendit consciente, évolution qui peu à peu 
conduisit à une séparation complète du ciel et de la terre, de Dieu et de 
l'homme, et qui aboutit finalement au déisme du judaïsme postérieur. 
Parmi les livres de l'Ancien Testament, le livre de VEcclésiaste se place, 
à ce point de vue déiste, en contraste surprenant avec les écrits prophé- 
tiques. Il est vrai que d'Ezéchiel jusque là il y avait encore un long chemin 
à parcourir. 

C'est dans cette voie ouverte par Ezéchiel que marche aussi le Code 
sacerdotal. Tandis que dans les parties anciennes du Pentaieuque, les 
théophanies sont fréquentes, le Code sacerdotal les évite soigneusement; 
de plus, on ne trouve point dans ce livre d'expressions anthropomor- 
phiques et anthropopathiques. En dehors du a verbe », le Kabod, qui est 
aussi bien révélé que caché par les nuages, est la seule forme sous laquelle 
apparaisse Jahvé. 

A mesure que, dans les siècles postérieurs à l'exil, on ressentit davan- 
tage la distance entre Dieu et Israël, on s'efforça de combler l'intervalle 
en supposant une quantité sans cesse plus grande d'êtres de tout genre, 
intermédiaires entre le Dieu trônant à une hauteur inaccessible et les 
habitants de la terre. Zacharie dépassa déjà Ezéchiel à ce point de vue. 
On en vint à se représenter même la Loi comme apportée par des 
anges. 

Les efforts tentés pour remplir la distance entre Dieu et Israël trouvèrent 
une matière dans les croyances antérieures. C'est d'abord la croyance au 
Mafakh Jahve, qui est à la base des récits anciens de la Genèse et de 
V Exode ; mais cet ange de Jahvé est pourvu désormais d'une substantialité 
que plusieurs savants lui attribuent à tort à une époque antérieure, et, 
de simple forme prise par Jahvé pour se montrer sur la terre, il est devenu 
une personnalité ayant son existence propre; c'est en particulier le cas 
chez Zacharie. En second lieu venait l'idée des bene ha^eloàim, c'est-à- 
dire des êtres célestes entourant le trône de Jahvé, que l'on rencontre 
aussi sous le nom d' « esprits », et qui sont quelquefois appelés a l'armée 
du ciel » (cf. I Bois 22, etc.). En troisième lieu vient une opinion née du 
développement du monothéisme et d'après laquelle les dieux païens étaient 
considérés comme subordonnés à Jahvé et établis par lui protecteurs des 
peuples particuliers (cf. Isaïe 24 21 et suiv. Psaumes 82 et le livre de Daniel où 
cette opinion a reçu sa forme la plus complète). Enfin, donnant un déve- 
loppement nouveau à des idées grecques, on personnifie d'abord poétique- 
ment, puis effectivement certaines facultés et qualités de Jahvé, son 
esprit, sa sagesse, sa magnificence, sa Sekhina; nous trouvons déjà dans 
Proverbes 8 des traces de cette tendance (Weber). 

Pourtant cette modification de l'idée de Dieu, si importante qu'elle fût, 
n'était pas la seule conséquence de la transformation, amenée par l'exil, 
des rapports entre Dieu et le peuple. Chose non moins grave, l'exil faisait 
apparaître tout le passé d'Israël comme un enchaînement de fautes 



23-0 HISTOIRE DES RELIGIONS 

lourdes, cac on ne pouYait concevoir que Jahvé eût repoussé Israël, 
sinon pour maniïester sa colère et par suite pour punir. Ici encore 
Ezéchiel donna le ton. Bien des pratiques, qui de leur temps avaient été 
l'expression naturelle, nécessaire même, de la vie nationale, furent reje- 
tées maintenant que l'on avait appris à connaître la sainteté de Jahvé : 
par exemple les Bamoth, le temple considéré comme annexe du palais 
royal,, l'organisation administrative des fonctions sacerdotales, la liberté 
du commerce avec la divinité, etc. L'histoire reçut l'empreinte du dogma- 
tisme, les récits du passé furent dominés par une théorie de la conduite 
idéale de Jahvé et de la conduite réelle du peuple. Le mosaïsme, au point 
de développement qu'il atteignit au y" siècle, devint, la mesure de l'histoire 
antérieure, et on se le représenta comme formant le début de. cette his- 
toire et la base de son développement. 

C'est dans le Code sacerdotal que cette théorie a trouvé son expression 
définitive. Il admet pour les temps prémosaïques plusieurs périodes : 
d'Adam jusqu'à Abraham, et à cette époque c'est le nom d'Elohim qui 
est donné à Dieu; d'Abraham à Moïse Dieu est appelé El- Sadday; à 
partir de Moïse apparaît le nom de Jahvé (de même, le Code sacerdotal 
distingue le pacte de Dieu avec Noé, dont l'arc-en-ciel est le signe même 
pour les non-israélites, de l'alliance avec Abraham, dont les signes sont 
la circoncision et d'autres pratiques). Avec Moïse, donc à la naissance du 
peuple Israélite proprement dit, surgit tout à coup la Loi, révélation de la 
volonté divine. Tout ce qui s'était développé au cours d'une longue his- 
toire, en particulier sous l'influence de l'exil, fut reporté à l'entrée de l'his- 
toire et considéré comme voulu de toute éternité par Jahvé. En outre, par 
suite de la violente rupture de tous les liens qui formaient la nation, il ne 
pouvait plus être question de vivre dans la tradition fournie par l'histoire 
antérieure. Ce que l'on avait derrière soi constituait un tout, un monde 
fermé que bientôt on cessa de comprendre en beaucoup de ses parties, par 
suite une abstraction, qui apparut comme un miroir où se reflétaient les 
péchés du peuple çt l'indulgence de la divinité. Gela est aussi vrai, bien 
qu'il faille marquer des nuances, des Chroniques, sûrement postérieures 
d'un siècle et demi. De même que le Code sacerdotal, elles nous livrent une 
histoire idéale, et expriment ainsi de façon très instructive les efforts et 
les espoirs, les regrets et la reconnaissance, les craintes et les attentes, 
bref toute la vie religieuse du judaïsme au commencement de la période 
grecque. 

Avec la chute de Jérusalem, Israël avait cessé d'exister en tant que 
peuple. Ce fut la tâche d'Ezéchiel, en particulier pendant la deuxième 
période de son activité, de faire sortir du tombeau de la nation la com- 
munauté de Jahvé. Parla s'explique l'individualisme extrême qui carac- 
térise la prédication d'Ezéchiel et contraste avec la solidarité entre les 
générations fortement marquée par les prophètes antérieurs. Ezéchiel est 
pour nous non seulement le prêtre- prophète, c'est encore le père spirituel- 
prophète (cf. Ezéchiel 18-23). Le peuple était mort, mais les individus 
vivaient ; la prédication prophétique devait nécessairement viser à| la 



LES ISRAÉLITES 231 

conversion des individus, condition indispensable de la résurrection du 
peuple. Mais, ce ne devait, être là qu'un entr'acte;. pour Ezéchiel, il s'agis- 
sait essentiellement de la résurrection, de la communauté, qui devait être 
l'œuvre des individus, sans que d'ailleurs la relation entre la commu- 
nauté et les individus apparût toujours clairement, n était réservé à la litté- 
rature de la Hokma d'assurer à l'individualisme une place durable dans 
la religion Israélite., 

En revanche, il y a deux domaines où la prédication d'Ezéchiel déter- 
mine le développement ultérieur de la religion et de la théologie Israélite : 
^eschatologie et l'organisation de la communauté. 

Ezéchiel a beaucoup plus de droits qu'Isaïe au nom de père de. l'eschato- 
logie. S'appuyant sur sa notion de Dieu,, iL dessine en traits, vigoureux 
l'image de l'avenir, sans se soucier du présent, et c'est ainsi qu'il ouvre la 
voie à rApocalyptique, Jahvé soufflera la vie dans les ossements épars, il 
ramènera en Palestine les exilés non seulement de Juda, mais aussi du 
royaume du Nord, et, après y avoir repris sa demeure dans le temple 
renouvelé, il rendra prospérité et magnificence à son peuple, sous le 
sceptre d'un berger, d'un roi de la maison de David. L'unique motif 
invoqué par Ezéchiel à l'appui de sa prophétie est la sainteté de Jahvé. En 
repoussant Israël, Jahvé s'était diminué aux yeux des nations, qui le 
croyaient impliqué dans la chute de son peuple. Il était lui-même atteint 
par la honte qu'il avait répandue sur son peuple et surtout sur le pays 
de son peuple. La délivrance devait donc nécessairement avoir pour but 
d'éloigner cette honte. C'est pourquoi il est souvent dit dans les Psaumes : 
« Jahvé apportera le salut pour l'amour de son nom ». Pourtant la restau- 
ration d'Israël ne suffisait point à la gloire de Jahvé. De là l'idée singulière 
{Ezéchiel 38 et suiv.) d'une attaque de Gog de Magog dirigée, dans un 
avenir indéterminé, contre Israël vivant de nouveau dans la paix. Ce Gog, 
dont le nom est peut-être emprunté à celui de Gygès (E. Meyer), mais 
dans lequel Ezéchiel voyait certainement, non un personnage déterminé, 
mais le représentant des puissances matérielles ennemies de Jahvé et 
d'Israël, ce Gog se jettera sur Jérusalem avec une puissante armée, fournis- 
sant ainsi à Jahvé l'occasion de l'écraser d'un seul coup, de se laver du 
soupçon d'impuissance qui pesait sur lui depuis la victoire des Chaldéens, 
et de prouver ainsi d'une façon éclatante qu'il est le seul Dieu. 

Dans les espérances que nourrit, relativement à L'avenir, l'époque posté- 
rieure à Ezéchiel, nous voyons grandir l'idée d'une catastrophe finale . 
qui, après un choc terrible entre les empires païens conjurés et Israël, 
anéantira ceux-là et procurera à celui-ci une gloire définitive. C'est à 
l'attente du Messie, prise dans son sens le plus large, qu'aboutit en. 
somme cette idée. 

Cette eschatologie est chez Ezéchiel très étroitement liée à ses efforts 
pour donner à Israël une constitution, intérieure aussi bien qu'extérieure, 
qui satisfasse aux exigences de la sainteté de Jahvé ; aussi bien la cata- 
strophe finale ne pouvait- elle se produire, tant qu'Israël ne serait point 
arrivé à l'état de sainteté.. Les • derniers chapitres: du livre à' Ezéchiel ren- 



232 HISTOIRE DES RELIGIONS 

ferment un projet de constitution. Il l'a écrit en plein exil, comme le 
prouve sa ferme croyance à un retour prochain en Palestine. C'est un 
projet utopique et idéal qui ne tient pas plus compte de l'histoire que de 
la géographie et opère comme sur une table rase ; mais il prétend régir lés 
moindres détails de la vie pratique et ne s'attache sur ce terrain qu'à des 
réformes réalisables. En tout cas, bien qu'il n'ait jamais eu de validité 
officielle, il a fourni la base sur laquelle s'est accomplie, vers 440, la fon- 
dation de la communauté de Néhémie. 

La Loi dite de sainteté (la Loi du Sinaï de Dillmann), contenue surtout 
dans le Lévitique 17-26, ainsi que le Code sacerdotal dans ses différentes 
couches, ne sont au fond qu'une reproduction libre des données d'Ezéchiel : 
tantôt on s'est davantage adapté aux circonstances, tantôt on a poussé 
plus loin le grand principe de la manifestation de la sainteté. Nous nous 
trouvons ici au début de la grande œuvre législatrice, commencée dans 
l'exil et poursuivie en Palestine, qui, continuant le Deutéronome, mais 
sans être arrêtée comme lui par des considérations sociales et politiques, a 
fait d'Israël une communauté cultuelle, gardienne des biens les plus pré- 
cieux de l'humanité, mais aussi l'a engagé dans la voie fatale où il devait 
finir par s'épuiser sous les excès du formalisme. Il est difficile de déter- 
miner dans quelle proportion d'anciens matériaux furent employés à cette 
œuvre ; mais il est incontestable qu'aux vieilles choses mêmes fut donnée 
une forme nouvelle et qu'elles furent accommodées à un but nouveau. 
Il s'agissait avant tout de ces relations entre Dieu et le peuple, dont le 
culte est l'expression. On laissa de côté les anciennes considérations 
politiques. C'est ainsi qu'on remplaça le roi par des prêtres légitimes, de 
la maison de Çadok, et qu'on aboutit bientôt avec le Code sacerdotal au 
grand-prêtre descendant d'Aaron. Désormais, à la condition d'avoir la 
liberté du culte, on regarda comme chose à peu près indifférente d'être 
soumis aux Séleucides, aux Ptolémées ou aux Romains. Cette indifférence 
s'étendit même au côté social et moral de la vie, celui qu'Amos avait mis 
en relief avec ses exigences de justice absolue et que rappelaient toujours 
les écrits prophétiques. En revanche la Loi eut un triple but : 1° rendre à 
peu près impossible toute infiltration d'influences étrangères, et cela au 
moyen d'un grand nombre de prescriptions de caractères très divers, par- 
fois symboliques ; 2° s'opposer à toute profanation du nom sacré de Jahvé, 
en s'attachant strictement à la pureté des cérémonies et en interdisant 
l'accès direct vers Jahvé (qu'on songe au cordon de prêtres qui enveloppait 
le temple, avec le grand-prêtre au sommet de la hiérarchie et les lévites 
en bas) ; 3° indiquer les moyens propres à empêcher que l'accord intime 
de la communauté avec Dieu fût troublé. C'est ici que nous trouvons 
l'explication de la grande importance accordée, dans la Loi et par suite 
dans tout le judaïsme postérieur à Néhémie, au sacrifice et en particulier 
au sacrifice expiatoire. Il garantissait les bonnes relations qui devaient 
exister entre Dieu et le peuple, parce qu'il était la condition nécessaire 
de la confirmation ou du renouvellement perpétuel de l'alliance nouvelle, 
sans cesse mise en danger par les péchés et surtout par l'impureté du 



LES ISRAÉLITES 233 

peuple. Sans qu'on cherchât à s'expliquer théoriquement l'efficacité des 
sacrifices, ils exprimaient, pour la conscience d'Israël, le caractère rigou- 
reux de la sainteté de Jahvé, comme aussi la certitude de la rémission des 
péchés ; ce sont donc eux qui ont donné au judaïsme ce caractère de reli- 
gion de l'expiation si essentiel à la formation du christianisme. Il faut 
noter, comme d'importance capitale, l'institution du grand jour annuel de 
réconciliation. Ezéchiel ne le mentionne pas encore, mais dans le Code 
sacerdotal il constitue le dernier acte et le point culminant du culte sacri- 
ficiel qui encadre la vie tout entière. Il est évident que le culte prenait 
par là un caractère nouveau, beaucoup plus rituel que par le passé. Ce qui 
importait, c'était de savoir « où », « comment » et « par qui » les sacrifices 
devaient être faits, c'est-à-dire s'ils avaient lieu conformément aux prescrip- 
tions de la loi. 

A côté des sacrifices, les lois cérémonielles occupèrent aussi une grande 
place. Elles avaient pour effet, comme le fait remarquer justement Smend 
(p. 326), d'envelopper la vie d'un réseau de formalités et de la rattacher 
ainsi par mille fils à la volonté divine. Si cette réglementation cérémo- 
nielle eut comme heureuse conséquence une conception austère de la vie 
et un souci perpétuel de Dieu, elle exposa aussi aux dangers d'une casuis- 
tique purement formelle : l'histoire n'en a montré que trop clairement les 
conséquences. 

Ce sont des accents bien différents de ceux d'Ezéchiel qui résonnent 
dans l'oeuvre d'un contemporain qui probablement vécut non pas à Baby- 
lone, comme on l'a cru assez généralement jusqu'à ces derniers temps, 
mais dans quelque partie de la Palestine : il s'agit de celui que l'on 
appelle le Second Isaïe, de l'auteur d'Isaïe 40-55 ^ Tandis que la notion 
qu'avait de Dieu Ezéchiel l'amenait à insister fortement sur la loi, c'est- 
à-dire sur l'organisation, nous sommes frappés d'entendre, dans la bouche 
du Second Isaïe, une doctrine du salut accordé gratuitement : la seule con- 
dition mise au salut est la foi, mais cette unique condition est indispen- 
sable. C'est en cela que consiste l'importance du Deutéro-Isaïe. Partant, 
comme Ezéchiel, de l'idée de la sainteté de- Dieu, il la conçoit comme une 
majesté morale, sans s'occuper du côté formel, c'est-à-dire des exigences 
auxquelles elle soumet Israël; il est en cela de l'école du Premier Isaïe, 
auquel il emprunte le nom de Saint d'Israël pour désigner Jahvé. Aucun 
prophète n'est allé aussi loin que lui dans ce sens ; il n'y en a aucun qui, 
d'une part, ait autant contribué à diriger la religion Israélite dans les voies 
du monothéisme universel et, de l'autre, ait mis aussi nettement en relief la 
vocation spéciale d'Israël. Les idées que nous trouvons ébauchées chez des 
prophètes antérieurs — qu'on songe aux moqueries d'Osée à l'adresse du 
taureau en or, au nom d'Elilim donné par Isaïe aux dieux païens, — ces 
idées, qui, chez ces prophètes, étaient plus ou moins isolées, qui, en tout 
cas, n'avaient jamais été développées dans toutes leurs conséquences, 

1. C'est avec raison que l'on conteste actuellement à ce prophète les chapitres lvi-lxvi. 
Duhm [Dus Bucli Jesaja) les attribue à un troisième Isaïe, qui aurait vécu immédia- 
tement avant Néhémie; Cheyne admet pour ces chapitres une pluralité d'auteurs. 



2M HlSTQIRiE DES RELIG-IONS , 

sont,, p©ur le: SeGond Isaïe, la base de sa conception du monde et de la 
vie. Pour lui, Jahvé n'est pas seulement le seul Dieu que l'on doive 
seirvir {.Bécalogue), ni le Dieu unique en son genre [Isaïe], ni le Dieu uni- 
tctire {Deutéranome), mais le Dieu absolument unique. En tant que Dieu 
d'Israël, il esta la fois le Dieu de la nature et de l'histoire, le créateur du 
ciel et de la terre, le maître de tout devenir. A ce point de vue, de même 
qu'Ezéchiel, quoique par une autre voie, le Second Isaïe prépare le Code 
sacerdotal. Seulement, dans ce dernier, le rapport entre les dBux termes 
est différent en raison, du plan historique de l'œuvre; d'après le Second 
Isaïe, Jahvé, Dieu d'Israël, a créé le monde et le dirige; d'après le Code 
sacerdotal, Dieu, créateur du monde, a, sous le nom de Jahvé, embrassé 
les intérêts d'Israël, son peuple. Ce qui a inspiré au Deutéro-Isaïe cette 
notion de Dieu, c'est la marche triomphale de Cyrus, venu du fond de 
contrées lointaines porter le coup fatal à l'empire chaldéen. Pour les 
prophètes, Assur et Babylone étaient des instruments dans la main de 
Jahvé irrité contre son peuple ; le roi des Perses apparaît au Second Isaïe 
sous un jour tout autre. Il est le libérateur d'Israël, choisi par Jahvé, il 
est son berger et son Oint, celui qui relèvera à Jérusalem la maison de 
Jahvé. Ainsi voyons-nous Cyrus prendre, du moins en partie, la place du 
roi messianique. Jahvé étant le Dieu de l'univers entier, l'Oint destiné à 
exécuter sa volonté peut être aussi un dominateur universel. Toutefois 
Israël demeure le but et le centre des actes divins. Il s'agit donc avant 
tout pour le Second Isaïe de savoir quelle est dans le monde la vocation 
d'Israël. Ce n'est à ses yeux, pas plus que pour le Premier Isaïe, une tâche 
politique : en tant que peuple, Israël n'est rien. Son honneur est de pos- 
séder les enseignements, les lois, la connaissance de Jahvé; et il a pour 
tâche de les enseigner aux peuples qui les attendent et d'être pour les 
peuples une lumière. 

Cette pensée trouve son expression dans l'appellation à'Ebed-Jahve [a ser- 
viteur de Jahvé »] appliquée au peuple par le Second Isaïe. Tout récemment 
plusieurs savants ont contesté au Second Isaïe les « chants de l'Ebed- 
Jahvé )) {Tsaïe 42 i-v, 49 i.e, 50 i3-S2 12), en les opposant aux autres morceaux 
où il est question de l'Ebed-Jahvé. Duhm considère ces chants comme plus 
récents que le reste, comme, en tout cas, postérieurs à l'exil; il pense qu'ils 
dérivent du Second Isaïe au même titre que de Jérémie et du livre de Job, 
mais qu'ils étaient inconnus du Second Isaïe. Wellhausen et Smend, au 
contraire, les regardent comme antérieurs à Isaïe II et pensent qu'il les 
a employés comme thèmes de ses prédications (Wellhausen, p. 117), qu'il 
leur doit ce qu'il a de meilleur (Smend, p. 354). Mais distinguer ainsi les 
diverses parties d'une même œuvre, c'est méconnaître la pensée du pro- 
phète. Wellhausen a raison de rejeter l'hypothèse de Duhm, qui voit dans 
les « chants de l'Ebed-Jahvé » des allusions à un docteur de la Thora, que 
ses compatriotes auraient martyrisé ^. Il est incontestable que dans les 
détails il règne une certaine obscurité. Mais elle se dissipe, si l'on pense 

1. * Contre: la conception de Duhm, voir encore Halévy, Recherches bibliques, II, 
pp. 391-445. (I. L.) 



, LES ISRAÉLITES 2,3.5 

qu'Israël y est pris tantôt te! qu'il apparaît dans l'histoire, tantôt tel qu'il 
est pour Dieu, sans qu'on ait pris partout soin de séparer les deux points de 
vue. Dans le premier cas, Israël est le peuple tel que le montre la réalité, 
le peuple chargé de péchés, qui s'est éloigné de Jahvé et gémit sous le 
poids de misères méritées; dans le second, il est le peuple idéal, le peuple 
aimé de Dieu, dont Dieu se souvient toujours et qu'il regarde toujours 
avec prédilection. L'Ebed-Jahvé, considéré comme l'Israël idéal, a une 
mission à remplir non seulement pour les peuples, — il faut qu'il fasse 
luire à leurs yeux la lumière de la justice et du salut, — mais encore pour 
l'Israël tel qu'il est actuellement : il faut qu'il l'arrache à sa dispersion, 
qu'il le réunisse et le ramène à Jahvé. L'idée doit se soumettre la réalité. 
C'est dans la prédication de la souffrance supportée pour autrui que cette 
pensée trouve son expression classique {haïe 53). Tandis que la théorie des 
sacrifices contenue dans la loi cherche à résoudre la question de la récon- 
ciliation des pécheurs dans la communauté, il s'agit ici de la question 
infiniment plus importante de la réconciliation du peuple en lui-même. La 
réconciliation aura lieu, si Jahvé, voyant les souffrances imposées à son 
peuple, à son serviteur, acceptées et supportées docilement, les considère 
comme une punition suffisante et par suite comme une expiation. Nous 
rencontrons ici, appliquée au peuple personnifié dans l'Ebed- Jahvé, une 
idée de Jérémie : la soumission au jugement, et spécialement à la mort, 
est le seul moyen d'enlever au jugement ses effets meurtriers et d'en faire 
un moyen de parvenir au salut, c'est-à-dire à la vie nouvelle. Mais tandis 
que chez Ezéchiel le réveil du peuple vient du dehors [Ezéchiel 38), il est ici 
considéré comme une résurrection et est en relation très étroite avec la 
réconciliation. C'est précisément à ce point de vue que le Second Isaïe est, 
plus qu'aucun autre prophète, le précurseur du christianisme. Il est dou- 
blement le prophète de la délivrance : d'une part, il prédit l'affranchisse- 
ment apporté par Cyrus, par suite la restauration prochaine du peuple, 
comrhe au temps de la délivrance d'Egypte ; d'autre part, cet affranchisse- 
ment signifie à ses yeux la réconciliation et indique que les dettes sont 
effacées, que les peines sont remises par la grâce divine et que le peuple va 
rentrer dans la faveur de Jahvé, D'après la prédication du Second Isaïe, 
Jahvé, qu'Ezéchiel avait vu sortir de Jérusalem, est sur le point de revenir 
à son peuple. « Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu », etc. 
« Monte sur une haute montagne, messagère de joie de Sion », etc. « Dis 
aux villes de Juda : voici votre Dieu! » [Isaïe 40 1 et suiv., o). 

L'influence qu'ont exercée ces pensées sur la piété juive ressort des 
échos nombreux que nous en rencontrons dans le livre des Psaumes \ que 
l'on peut considérer en général comme la réponse de la communauté à la 
loi et aux prophètes. Mentionnons par exemple la conviction que, fruit 
nécessaire de la grâce divine, le salut surgira toujours d'une profonde 

1. *Cf. Halévy, Notes sur l'interprétation des Psaumes [Revue Sémitique, 1894-1898), 
traduction et commentaire, et le livre pénétrant de Lœb sur la Littérature des Pauvres 
dans la Bible (1892) : les « Pauvres » sont les auteurs des psaumes et des écrits consi- 
dérés par Lœb comme d'inspiration analogue, comme le Deutéro-Isaïe. (L L.) 



236 HISTOIRE DES RELIGIONS 

détresse; l'étroite relation établie entre le pardon, des péchés et la délivrance 
extérieure; le sentiment aussi que, si l'on n'a point encore part à la 
réconciliation, c'est parce que les souffrances ne sont pas terminées et 
qu'on n'est point arrivé, à la face du monde, à la magnificence; l'espoir 
sans cesse renaissant que Jahvé reprendra bientôt le gouvernement et 
qu'il apparaîtra comme juge de son peuple, ou plutôt comme juge en 
faveur de son peuple; la conscience, exprimée souvent avec autant 
d'énergie que peu de motifs apparents, d'être, parmi toutes les vicissi- 
tudes, dans l'abaissement comme dans l'élévation, un témoin des peuples, 
c'est-à-dire un prédicateur de Jahvé. 



§ 54. — La communauté juive. 

Dans la dernière moitié du vi^ siècle il se produisit dans la situation de 
Juda une éphémère amélioration. A l'instigation des prophètes Aggée et 
Zacharie, on se mit, sous la direction de Josué et de Zerubabel, à recons- 
truire le Temple : il fut achevé en 516, dans la sixième année du règne de 
Darius, fils d'Hystaspe [Esdras 6is). On croit ordinairement que ce fait a 
été précédé du retour, provoqué par Cyrus, d'une grande quantité d'exilés, 
dont auraient fait partie précisément Josué et Zerubabel, et que ce sont 
ceux-ci qui auraient déjà jeté les fondements du Temple. Récemment on 
a mis en doute non seulement ce dernier point (Kuenen, Stade, etc.), 
mais encore le retour lui-même (Kosters), parce qu'il n'est point men- 
tionné dans les relations contemporaines et qu'on ne le connaît que 
par les récits du chroniqueur, en général peu digne de foi, auquel nous 
devons le liYve à.' Esdras- Néhémie dans sa forme actuelle. Cette question, 
malgré son importance historique \ est de peu de conséquence pour l'his- 
toire de la religion. En tout cas, il est constant que la situation fut des 
plus tristes en Juda, après 539 comme avant, et jusqu'au milieu du 
V® siècle, on ne remarque aucune trace notable d'influence exercée par 
des exilés revenus dans leur patrie. La construction du Temple n'apporta 
non plus aucun changement; les espérances qu'y attachèrent les pré- 
dications d'Aggée et de Zacharie ne se réalisèrent point, et la grande 
catastrophe qui, bouleversant le monde tout entier, devait hâter la venue 
du temps messianique, ne s'accomplit pas. Le seul gain obtenu, c'est qu'il 
y eut de nouveau un centre du culte et qu'on put se mettre à l'œuvre, 
pour restaurer une organisation religieuse reposant surtout sur le Deu- 
téronome. 11 semble toutefois que bientôt le zèle tomba; le livre de 
Malachie, qui date vraisemblablement de la première moitié du v^ siècle, 
est un tissu de récriminations : on ne respecte point Jahvé; on ne s'efforce 
pas sérieusement de se conformer aux engagements pris envers lui; le 
découragement s'empare de tous, même des pieux, qui sont frappés de 

i. * L'histoire de cette période reste obscure malgré le livre de Sellin, Studien zur 
Entstehung des jûd. Gemeindewesens, 1901. (L L.) 



LES ISRAÉLITES 237 

l'indifférence de Jahvé pour l'existence et le bonheur du peuple. Pour 
réagir, le prophète annonce que Jahvé va se faire le juge et jugera Israël 
en première ligne; il proclame la nécessité d'une conversion complète, 
encore que les formalités du culte occupent dans ses idées de réforme la 
principale place. D'une part, cette conversion mettra Israël en état d'af- 
fronter le jugement; de l'autre, préparée par Elle, messager de Dieu, elle 
rendra possible l'apparition de Jahvé. La nécessité de cette apparition res- 
sort de descriptions comme celle du chap. 59 d'Isaïe, qui date de cette 
époque. 

Avec Néhémie commença une époque nouvelle. Ce n'était pas un homme 
de la parole, comme les prophètes, mais un homme d'action, et il en fal- 
lait un. D'abord échanson royal à Suse, puis gouverneur perse de Juda, 
il mit au service du judaïsme désemparé son extraordinaire sens poli- 
tique et son énergie avisée; il réussit à susciter une vie nouvelle, à 
reconstruire, malgré une opposition puissante, ouverte ou dissimulée, les 
murs de Jérusalem, à ramener dans la ville abandonnée, et presque en 
ruines, une population qui lui était, en partie du moins, dévouée corps et 
âme, à supprimer, au prix même de sacrifices personnels, de graves 
défauts de l'organisation sociale, à ranimer, chez les Juifs déchus et pro- 
fondément méprisés par leurs voisins, la conscience d'être le peuple de 
Jahvé, bref, à faire renaître le peuple, ou plutôt la commuiiauté, à une 
existence concentrée et forte, qui, dans les siècles postérieurs, résista à 
de multiples assauts. 

Pour cette tâche, il trouva dans le scribe Esdras un auxiliaire éner- 
gique. Il règne une grande incertitude sur les rapports de ces deux 
hommes, en particulier au point de vue chronologique. D'après l'opinion 
courante, qui a pour base les livres dJEsdras et de Néhémie dans leur 
forme actuelle, Esdras serait, dès l'année 458, donc treize ans avant 
Néhémie, venu de Babylone en Juda avec un grand nombre d'exilés, et 
dès lors il aurait essayé, d'ailleurs inutilement, de séparer aussi bien 
matériellement que spirituellement la vraie communauté juive, la gola, du 
"am ha' arec, en rompant par la force les mariages contractés avec des 
femmes non-juives. Puis serait venu en 445 Néhémie, et, l'isolement 
spirituel ayant été, grâce à la construction des murs de Jérusalem, préparé 
par l'isolement matériel, c'est alors que la réforme projetée par Esdras 
aurait été reprise et accomplie, surtout par la promulgation solennelle du 
livre de la Loi rapporté par Esdras de Babylone. Mais le régime ainsi 
institué aurait été de nouveau ébranlé pendant l'absence de Néhémie, 
qui, en 432, serait allé en Perse, et aurait eu beaucoup de peine, après 
son retour, à remettre en honneur les prescriptions de la Loi que l'on 
avait jadis juré d'observer. Il fallut expulser de la communauté des prê- 
tres considérés, même le petit-fîls du grand-prêtre Elyasib. 

Kosters^ a élevé de graves objections contre ce système, en se référant 
aux « Mémoires » d'Esdras et de Néhémie, utilisés dans les livres qui por- 

1. Kosters, Het herstel van Israël in het perzische tijdvak, 1894. 



2B8 HISTOIRE DES -REUSIONS 

tent leurs noms. Il soutient avec une grande habileté qu'il faut bouleverser 
complètement Tordre adopté ordinairement et que c'est avant l'arrivée à 
Jérusalem d'Esdras et de sa gola [troupe d'exilés] qu'il faut placer la 
construction des murs, l'organisation provisoire de la communauté, le 
règlement des difficultés sociales et des cérémonies du culte, enfin le voyage 
de Néhémie en Perse et son retour en Juda. Ce serait précisément Néhémie 
qui, pendant son absence de Juda, aurait provoqué le départ d'Esdras 
avec sa gola. Ce serait plus tard seulement, après l'échec de la tentative 
faite par Esdras pour décider le peuple entier à opérer, par la rupture des 
mariages mixtes, une séparation complète d'avec les païens, que la com- 
munauté proprement dite, le qahal, fut fondée en opposition avec le 'am 
hd'areç et que la loi fut promulguée, malgré les violentes protestations 
d'un certain nombre de prêtres et de gens des hautes classes. 

Si cette façon de concevoir les choses laisse place à quelques doutes *, on 
ne saurait contester qu'elle présente une grande vraisemblance, surtout 
si l'on considère certains détails des récits d'Esdras et de Néhémie. Le 
fait important au point de vue de l'histoire de la religion, c'est que, d'après 
Eosters, la résurrection d'Israël, non seulement au temps d'Aggée et de 
Zerubabel, mais encore au temps de Néhémie, est, beaucoup plus qu'on ne 
l'admettait d'ordinaire, l'œuvre de ceux qui n'avaient pas quitté Juda. 
Mais, même en ce cas, la constitution véritable de la communauté, comme 
aussi la promulgation de la souveraineté de la Loi, qui caractérisent 
l'époque postérieure à Néhémie, n'en a pas moins été réalisée sous l'in- 
fluence de la gola revenue de Babylone. 

Néhémie était investi de fonctions officielles. Malgré l'énorme différence 
des circonstances, de la situation, du caractère, des croyances, etc., son 
importance peut, à bien des égards, être comparée à celle de David. De 
même que celui-ci est le père de l'État israélite, Néhémie est le fondateur 
de la communauté juive. Il rivalise avec le roi dans son attachement au 
Jahvisme, teinté, chez David, de couleur israélite, tandis qu'il prend, 
chez Néhémie, la couleur judaïque. En tout cas, il peut être compté au 
nombre des hommes les plus considérables de l'histoire d'Israël. 

Esdras a, lui aussi, une grande importance pour le développement inté- 
rieur, et plus spécialement théologique, de ia religion israélite. Dès 
l'époque antérieure nous voyons apparaître des Soferim, fonctionnaires 
de la cour ou de l'État, et d'une manière générale écrivains ou scribes; 
mais Esdras est le premier qui ait introduit ce titre dans le domaine de 
l'histoire religieuse. Procédant lui-même d'Ezéchiel, il est l'ancêtre de cette 
foule d'hommes qui, sous le nom de docteurs de la Loi, sont, dans les 
siècles suivants, les véritables législateurs, écrivains et théologiens du 
judaïsme. Dans les Chroniques ^ il& forment déjà une classe définie; pour 
la tradition juive, ils devinrent des successeurs et des héritiers des pro- 

1. * Wéllhausen {Nachr. d. Gôtting. tGes. PhiloL-Hisi. Cl. 1893, p. 1C6 et suiv.) et 
Ed. Meyer {Entstehung des Judenthums) ont élevé de fortes objections contre le sys- 
tème de Kosters : la chronologie traditionnelle semble devoir subsister. Cf., sur toute 
cette période, Meyer, Gesch. d. Alterthums, III, pp. 167-237. (I. L.) 



LES ISRA.BLITES 239 

phètes, des anneaux de la chaîne de ràxpi^T)Ç Sia8o;^7] que l'on fit Temonter 
à Moïse. Le Jahvîsme leur doit sa grandeur intellectuelle, comme aux 
prophètes sa grandeur religieuse et morale. Leur œuvre de législateurs et 
de compilateurs est digne d'admiration. Au temps de Jésus encore, ils 
étaient les vrais maîtres spirituels du peuple. 

L'activité d'Esdras et de Néhémie forme le dernier acte du mouvement 
deutéronomique, qui, avec eux, atteint son terme. Une société était cons- 
tituée, qui, s'opposant consciemment au monde païen qui l'entourait, 
devait, par son existence tout entière et en particulier par son culte, 
exprimer l'unité, la sainteté, la souveraineté et la miséricorde de Dieu. 
Lldéal des prophètes se réalisait sous une forme tangible ; mais il était, en 
même temps, dépouillé de- son caractère spirituel et Intérieur et réduit 
à l'ombre de lui-même. La forme menaçait de l'emporter sur le fond, 
Ezéchiel sur le Second Isaïe. L'État s'était transformé en Église.; l'Église se 
transforma à son tour en État. Wellhausen remarque justement (p. 138 et 
suiv.) que des mots comme sophar, terou ^a, saba', etc. , ont passé du domaine 
delà guerre dans celui du culte. Cela est caractéristique du changement qui 
s'effectua. Il est instructif de comparer, à ce point de vue, les livres de 
Samuel et des Mois avec la Chronique, document historique médiocre, mais 
important comme miroir du temps où elle a été écrite. Les lévites rempla- 
cent la garde royale; ce sont des considérations religieuses et cultuelles, et 
non plus politiques, qui occupent la première place. Ce fait révèle à lui 
seul la distance qui nous sépare des temps anciens. 

C'est Flavius Josèphe qui le premier s'est servi du mot « théocratie » pour 
désigner la constitution qui maintenait la cohésion de cet État sacerdotal. 
On s'est habitué à l'appliquer dans le sens spirituel à la religion Israélite 
en général, parce que — et c'est son trait distinctif — elle reconnaît en 
Jahvé le maître et le roi dans tous les domaines de la vie. Les hommes 
qui exercent un pouvoir, qu'ils soient juges, anciens ou rois, oppresseurs 
ou libérateurs, étrangers ou indigènes, sont soumis à sa domination et 
n'ont de droit qu'autant qu'ils peuvent être regardés comme ses représen- 
tants, investis par lui-même du pouvoir. Mais historiquement le sens de 
(( théocratie )) est différent; le mot est synonyme de hiérocratie : ce n'est 
pas un roi, c'est un prêtre qui a le pouvoir entre les mains. Ce mot doit 
donc être mis sur la même ligne que ceux de monarchie, d'oligarchie, de 
despotisme, etc. 

La communauté juive eut une rivale, de peu d'importance, il est vrai, 
dans la communauté samaritaine fondée vers cette époque, et dont le centre 
était le temple du mont Garizim, près de Sichem. C'est Sanballat, le grand 
adversaire de Néhémie, qui vraisemblablement éleva Ce temple pour son 
gendre, que Néhémie avait chassé de Jérusalem {Néhémie 13 23). Quoique 
les Samaritains se soient considérés comme les fils légitimes d'Israël, ils 
n'ont pas une importance essentielle pour la religion. S'ils empruntèrent 
aux Juifs le Pentateuque, ce ne fut probablement pas immédiatement ni 

1. *Gf. Schwally, Semit. Kriegsalterthûmer, p. 7. (I. L.) 



240 HISTOIRE DES RELIGIONS 

à cause du caractère d'ancienneté, de neutralité et d'objectivité de ce code*, 
mais postérieurement à leur schismie, parce qu'ils ne pouvaient se passer 
pour leur culte d'une base authentiquement sanctionnée par Dieu. Ils atti- 
rèrent à eux, surtout au début, les éléments mécontents de l'institution 
de la loi : ils contribuèrent ainsi indirectement à consolider la commu- 
nauté juive. Si les Chroniques déclarent terre païenne l'ancien royaume du 
Nord, cela vient des sentiments d'hostilité des Juifs à l'égard des Samari- 
tains. Attisé par des conflits politiques, cet état d'esprit régnait encore au 
temps de Jésus ; le temple du Garizim avait été détruit, dès l'année 120 
avant Jésus-Christ, par Jean Hyrcan. 

La communauté juive s'accrut intérieurement comme extérieure- 
ment. On peut inférer des Chroniques, que des docteurs de la Loi parcou- 
raient les différentes parties du pays et trouvaient généralement bon 
accueil. Plus tard ils étendirent leur champ d'action en dehors de la Pales- 
tine. La Galilée, située au nord du district des Samaritains, s'agrégea à la 
communauté juive. Nous voyons . d'ailleurs clairement (II Chroniques 
30 io et suiv.) que, suivant les localités, les sympathies allaient à la commu- 
nauté juive ou à la communauté samaritaine. 

Tandis que le temple de Jérusalem gagnait en importance et que le per- 
sonnel du temple arrivait à une organisation de plus en plus solide, on 
construisit partout des synagogues, pour servir de centres à la vie spiri- 
tuelle. En consolidant la Loi parmi le peuple, elles rendirent des services 
analogues à ceux qu'avaient rendu les Bamoth au Jahvisme antérieur. Elles 
rapprochèrent du peuple la religion, qui conformément à son principe 
devenait de plus en plus transcendante. C'est ainsi que, même au milieu 
des troubles politiques, et malgré diverses querelles locales, la conscience 
d'avoir reçu de Jahvé une vocation s'affermit, comme aussi le sentiment 
qu'avait la communauté de sa propre valeur. Beaucoup de psaumes datent 
sûrement de cette époque ; ils témoignent d'une piété véritable. 

Le Canon biblique est un produit, important à tout jamais, de l'époque 
postérieure à Néhémie. Il était en germe dans le Deutéronome, que déjà 
pendant l'exil on semble avoir réuni à des œuvres antérieures, de carac- 
tère historique ou législatif, dont quelques-unes reçurent l'empreinte 
deutéronomique (par exemple, les Livres des Juges et des Rois). Au Code 
deutéronomique complété s'ajoutèrent alors des codes plus récents. Enfin 
on fit entrer l'ensemble dans un cadre historique emprunté au Code sacer- 
dotal. Cet ensemble porta le nom de torath Mose, comme les codes qui lui 
servent de base; ce fut la première Bible des Juifs. On ne saurait admettre 
avec Wellhausen que cette œuvre tout entière ait déjà été promulguée par 
Esdras ; mais il semble ressortir des Chroniques qu'en tout cas elle reçut sa 
forme actuelle avant la fin du iv^ siècle. Seul le travail des diascévastes 
dura longtemps encore. Mais l'œuvre législative elle-même ne fut pas 
close avec l'achèvement du Pentateuque.il fut suivi de la Mischna et de 
la Gemara. 

1. Wellhausen, p. 148. 



LES ISRAELITES 241 

Les Nebiim [Prophètes] formèrent un second recueil. Les restes de 
l'ancienne littérature, historique ou prophétique, joints à des morceaux 
plus récents, furent mis en ordre et constituèrent un ensemble hétérogène. 
Il est certain que les morceaux anciens subirent des remaniements impor- 
tants, dont il est toutefois difJEîcile de tracer la limite exacte. On peut 
admettre qu'un principe présida à ces remaniements : ils sont inspirés 
par la préoccupation de mettre l'histoire au service de l'enseignement 
religieux, et aussi de montrer dans le présent une punition ou un signe 
de la grâce divine, en tout cas, l'effet d'une volonté de Jahvé. Dans la 
loi, cet état d'esprit avait eu pour résultat de faire antidater certaines 
prescriptions; ici il fît interpoler dans les récits antérieurs de nouvelles 
prophéties. On partait de cette hypothèse : l'histoire universelle étant 
réglée par un plan divin, ce plan a été à l'avance communiqué aux pro- 
phètes, alors même que leurs prophéties sont muettes. Plusieurs écrits de 
prophètes contemporains, mais anonymes, entrèrent d'ailleurs dans le 
recueil des Nebiim', par exemple : haie 24-27, 34, 35; Joël; Zacharie 9-14; 
Jonas, etc. A peu d'exceptions près, ces morceaux se distinguent de ceux 
qui les ont précédés par leur caractère plus apocalyptique. Tandis que les 
prophéties anciennes sont avant tout calculées en vue du présent, qu'elles 
sont nées du présent et cherchent à agir sur lui, il n'en va pas de même 
— du moins dans une large mesure — des prophéties plus récentes. 
Pour les nouveaux prophètes, les espérances qu'ils ont empruntées aux 
anciennes prophéties constituent des données déterminées, d'une solidité 
variable, qu'ils appliquent plus ou moins librement à un avenir prochain 
ou éloigné, tantôt comme des promesses, tantôt comme des menaces. Mais 
leurs ouvrages n'ont pas ce caractère pseudépigraphe particulier aux écrits 
apocalyptiques postérieurs, et que nous rencontrons pour la première fois 
chez Daniel. Leur valeur réside surtout dans la certitude sans cesse exprimée 
de l'approche du salut. A ce point de vue, ils se rapprochent de beaucoup de 
psaumes : ils sont par là messianiques, qu'ils parlent d'ailleurs d'un Messie 
personnel [Zacharie 9) ou non [haïe 24 et suiv. ; Joël). C'est encore un fait 
caractéristique de l'état des esprits à cette époque, que l'admission du Livre 
de Jonas dans le Canon des prophètes : à la place de la haine toujours 
ardente contre le monde hostile à la communauté, haine qui se donne libre 
cours dans des appels passionnés au jugement et à la vengeance, comme 
c'est le cas dans jdIus d'un psaume, nous trouvons ici une prédication, 
qui devait paraître en général étrange à des oreilles juives, parce qu'elle 
proclamait la miséricorde de Dieu, même vis-à-vis du monde païen, qu'il 
a en somme aussi créé. Le Livre d'Esther, reçu au nombre des Keiubim 
[Hagiographes], forme un contraste direct avec ce petit livre prophétique. 

On ne saurait fixer avec jDrécision la date de ces livres prophétiques 
récents. Plusieurs datent probablement de l'époque grecque; cependant on 
ne peut guère songer, comme le fait Wellhausen, à placer Zacharie 9 et 
suiv. au temps des Macchabées ; il semble bien que le recueil des Prophètes 
ait été achevé au commencement du n« siècle. En tant que collection de 
textes sacrés, il complétait la Loi. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 16 



242 HISTOIRE DES RELIGIONS 

Le troisième ieeiieil, celui des Ketubim [les Hagiographes], n'a jamais 
été mis sur la même ligne que les deux premiers. Il faut le remarquer : 
tandis que dans la vie journalière l'araméen supplantait peu à peu 
l'hébreu, cette dernière langue doit précisément à la Bible d'avoir été 
conservée comme langue sacrée. Ge fut, il est vrai, en grande partie à 
cause de cette différence que la religion perdit de plus en plus ses fortes 
racines populaires et qu'on la regarda de plus en plus comme l'affaire 
particulière des docteurs de la Loi sachant une langue spéciale ; il fallut, 
en effet, après leur lecture dans la synagogue, traduire dans la langue 
usuelle les écrits sacrés (ces traductions sont les Targumim). 



§ 5o. - — Judaïsme et liellénism.e. La dévotion juive. 

La communauté juive s'était, à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur, 
développée paisiblement et rapidement pendant la seconde moitié de la 
domination perse, de la fin du v^ jusqu'à la fin du iv^ siècle. Elle eut à 
subir une dure épreuve, lorsqu'elle fut en contact avec le monde grec. 
Cet événement fut pour le judaïsme, mutatis mutandis, ce qu'avait jadis 
été pour l'ancien israélitisme le choc avec la civilisation chananéenne. 
Rien n'a plus profondément influencé sa vocation historique. Le judaïsme 
pouvait, en face d'une civilisation à bien des égards supérieure, ou con- 
server son originalité religieuse, intimement mêlée à toute sa vie sociale, 
ou s'abandonner à un universalisme absolu. 

Les conquêtes d'Alexandre, les guerres perpétuelles, qui suivirent sa 
mort, ne modifièrent en apparence que le régime politique imposé aux 
Juifs. De 320 à 198 ils furent presque toujours placés sous la domination 
égyptienne. Ils furent rattachés ensuite au royaume de Syrie. Ces chan- 
gements n'eurent pas d'importance essentielle pour la religion. Les Juifs 
jouissaient d'une tranquillité relative, et, s'abstenant de leur côté de toute 
intervention au dehors, ils restèrent, sous le gouvernement de leurs 
grands -prêtres, complètement libres dans l'administration de leurs 
affaires spirituelles. En revanche, le mouvement des peuples provoqué 
par Alexandre eut pour l'histoire des Juifs une importance considérable : 
pour la première fois le monde tout entier s'ouvrit à eux. Alexandre 
avait nourri le magnifique projet de fonder un empire, qui dût sa cohé- 
sion non pas à l'unité de la domination, mais à l'unité du langage, des 
mœurs et de la culture. Les Juifs devaient en faire partie. Il y a ici à 
considérer deux points : 1" l'invasion de l'hellénisme en Palestine même; 
2° le puissant essor pris par la Diaspora. 

Déjà auparavant, et surtout depuis l'exil, il y avait eu des Juifs en dehors 
de la Palestine, mais le mouvement prit alors une extension inconnue. Il 
y eut à cela bien des raisons. Les princes favorisèrent de tout leur pouvoir, 
et parfois même imposèrent violemment l'établissement de Juifs dans les 
villes grecques, en particulier dans les villes de fondation récente. Les 
Juifs, de leur côté, se sentaient attirés au dehors par des intérêts commer- 



LES ISRAÉLITES 243 

ciaux. Ils montrèrent une extraordinaire habileté à s'adapter aux exigences 
du commerce international. De bergers, ils étaient jadis devenus agricul- 
teurs; de même ils se firent négociants et marchands. La ville nouvelle 
d'Alexandrie fut la capitale et le centre de cette Diaspora^ mais bientôt 
on trouva des Juifs dans toutes les parties du monde. Il est clair qu'ils 
adoptèrent en même temps les coutumes et la langue grecques, ne fût-ce 
que pour voiler leur judaïsme, qui d'ailleurs n'en souffrit point. Les Juifs 
dispersés se sentaient liés par les fils solides de l'amour et de la vénéra- 
tion à leur temple de Jérusalem. Ils lui payaient consciencieusement 
tribut; plus ils en étaient loin, et plus éclatante était l'auréole dont ils 
l'entouraient. A ce point de vue, on ne saurait considérer que comme une 
anomalie le temple de Léontopolis, construit par Onias IV vers 160 sur le 
modèle de celui de Jérusalem, quoiqu'il y ait été bel et bien célébré un 
culte juif jusqu'en 73 après Jésus-Christ. Ce temple de Léontopolis 
n'apporta aucun trouble dans les rapports avec Jérusalem, et même les 
Juifs égyptiens ne lui reconnaissaient pas tous les droits de celui de 
Jérusalem. 

En revanche, la direction donnée à la religion Israélite depuis l'exil, et 
surtout depuis Esdras, contribua à maintenir la Diaspora dans la fidélité. 
Le monothéisme pouvait être pratiqué partout, des synagogues édifiées 
partout, la loi observée partout, bien qu'on dût se relâcher parfois de la 
rigueur scrupuleuse exigée par beaucoup de dévots. Les liens qui avaient 
longtemps rattaché le jahvisme au sol de Chanaan s'étaient relâchés, et 
les conditions se réalisaient, qui pouvaient permettre à la religion d'un 
peuple de devenir, en se développant, la religion du monde. Seul le véhi- 
cule manquait; l'hellénisme le fournit. 

Sous le gouvernement de Ptolémée II Philadelphe (283-247), la Thora 
fut traduite en grec, sans doute pour des raisons plutôt littéraires que 
religieuses. Des traductions des Prophètes et des Hagiographes suivirent 
bientôt. D'autres œuvres, les unes traduites de l'hébreu [l Ecclésiastique, 
le premier Livre des Macchabées, etc.), les autres' directement rédigées en 
grec (la Sagesse de Salomon, additions à Daniel, à Esther, etc.), s'ajou- 
tèrent aux précédentes, et le tout constitua la Bible de la Diaspore. L'im- 
portance de ce livre fut capitale pour la propagation, comme aussi pour 
le développement ultérieur du judaïsme, et par suite pour le christia- 
nisme. Le nom même de version des Septante est caractéristique. D'après 
la lettre du Pseudo-Aristée, il viendrait du nombre des traducteurs, et 
cette interprétation a eu cours jusqu'à nos jours ; mais il semble qu'on 
ait songé bien plutôt aux 70 peuples de la Genèse et qu'on ait vu dans 
ce livre la Bible universelle. Aussi bien le grec — encore que nous soyons 
ici en face d'un grec barbare — était-il la langue cosmopolite. L'extrême 
valeur qu'on attribuait à cette traduction ressort du fait qu'assez long- 
temps elle fut d'un usage général en Palestine, et qu'elle y fut traitée 
comme la Bible. Si les Juifs l'ont abandonnée, c'est simplement parce 
que les chrétiens, dans leur lutte contre le judaïsme, s'y référaient régu- 
lièrement. Elle ne nous a été conservée que par l'Église chrétienne. 



244 HISTOIRE DES RELIGIONS 

Grâce à cette traduction, une langue nouvelle était créée, grec mélangé 
d'innombrables hébraïsmes, qu'il faut considérer comme l'instrument le 
plus puissant de la civilisation hellénistique et la source à laquelle la 
théologie chrétienne doit en grande partie sa terminologie. Nous n'avons 
pas à parler ici de la riche littérature écrite en cette langue % et qui atteint 
son apogée dans les écrits du philosophe alexandrin Philon le Juif, si 
importants pour la plus ancienne théologie chrétienne. 

Cette civilisation hellénistique, que l'on peut considérer d'une façon 
générale comme née du mélange des cultures orientale et occidentale, 
tire son importance, au point de vue religieux, de ce qu'elle réalisa 
l'union de la foi juive et de la philosophie grecque ; on rendit accessible la 
première en la revêtant des formes propres à la seconde; d'autre part, 
par une interprétation allégorique, qui supposait elle-même une inspira- 
tion absolue s'étendant jusqu'aux moindres signes graphiques, on essaya 
de montrer que les doctrines des anciens philosophes et les systèmes phi- 
losophiques les plus profonds étaient contenus dans la Bible, et avaient 
été prêches, il y avait bien longtemps, par Moïse et les prophètes. Que, 
tout en dépouillant presque complètement son caractère particulariste, la 
croyance juive ait alors préservé ses principes fondamentaux, c'est la 
preuve la meilleure de la vitalité intime qu'elle conservait malgré tant de 
mélanges. 

Cette vitalité ne se manifesta pas moins dans la puissance d'attraction 
exercée par la croyance juive, malgré les moqueries dont la couvrait le 
monde grec ; c'est à cette force d'attraction que doit sa naissance le phé- 
nomène si remarquable du prosélytisme. Le monothéisme, l'adaptation 
de la croyance à la vie pratique, son austérité morale semblent en avoir 
été les principaux ressorts. Pourtant l'adhésion à la communauté juive 
fut plus ou moins complète. A côté de ceux qui se soumettaient à la 
circoncision et qui, s'astreignant à toutes les prescriptions de la loi, 
étaient admis dans la communauté (on les appelait (( vrais prosélytes », 
d'un terme ordinairement rendu par « prosélytes de la justice ))), il y en 
avait d'autres ; des païens « craignant Dieu », a prosélytes de la porte », 
•qui professaient le monothéisme et proscrivaient le culte des images, 
célébraient le sabbat et fréquentaient la synagogue, mais n'observaient 
de la loi que certaines prescriptions importantes et n'entraient pas réel- 
lement dans la communauté. Le nombre de ces derniers prosélytes semble 
avoir été immense. On comprend qu'ils aient fourni son contingent le 
plus important au pagano-christianisme. 

Pendant que, dans la Diaspore, la religion juive suivait ses voies parti- 
culières sous l'influence de l'hellénisme, elle ne pouvait se fermer à cette 
influence dans sa propre patrie. En Palestine même, de nouvelles villes de 
population grecque avaient été fondées^, et dans les anciennes cités, des 

1. Cf. Schûrer, Geschichte des jûdiscken Volkes im Zeitalter J. C, II, p. 694-882 [3® éd., 
III, pp. 304-562]. 

2. Voir, dans Schùrer, II, pp. 50-131 [3" éd., pp. 72-175], la liste de ces villes à 
l'époque romaine. 



LES ISRAÉLITES 245 

colonies grecques avaient été établies. Hellénisme et langue grecque s'infil- 
trèrent ainsi. 

La communauté juive éprouvait des sentiments divers à l'endroit de 
l'hellénisme, qui montrait en Syrie plutôt son côté frivole et mondain 
que son côté sérieux et philosophique. En général, il trouva dans les 
hautes classes un accueil favorable. Wellhausen dit joliment (p. 196) : 
« Le Vernis brillant de la civilisation étrangère les aveugla ; le luxe et les 
plaisirs les attirèrent; le monde les invita et ils s'assirent au banquet. )) Au 
début du n^ siècle, l'hellénisme devait donc avoir fait en Palestine des 
progrès considérables. Lorsqù'en 175 Jason intriguait contre son frère 
Onias III au sujet de la grande-prêtrise, il ne se contenta pas d'offrir au 
roi de Syrie Antioclius IV Epiphane (173-164) de grandes sommes d'argent 
enlevées au temple; il alla jusqu'à lui demander l'autorisation d'édifier un 
gymnase à Jérusalem et d'inscrire les Hiérosolymitains au nombre des 
citoyens d'Antioche, de leur vendre, en d'autres termes, le droit de cité 
d'Antioche. L'amour de la culture grecque se manifesta par la suppression 
d'institutions légales, qui parurent gênantes et barbares, ainsi que par 
l'introduction de coutumes grecques, comme les jeux, etc. 

S'ils avaient pu se continuer régulièrement, ces progrès de l'hellénisme 
auraient certainement amené la dissolution du judaïsme et sa transfor- 
mation en un paganisme syncrétique, mais ils furent arrêtés par l'inin- 
telligence et la rudesse de cet Antiochus Epiphane que nous venons 
de mentionner. Lorsque les querelles de l'aristocratie juive lui eurent 
fourni l'occasion d'intervenir dans les affaires de la communauté, il 
pensa achever d'un seul coup l'œuvre de l'hellénisation, en supprimant 
violemment les cérémonies du culte et en édiçtant la peine de mort contre 
quiconque observerait les lois juives : il visait particulièrement le sabbat 
et la circoncision. Jérusalem devait devenir une ville grecque. Sur l'autel 
des holocaustes du temple fut élevé un autel païen, « l'abomination de la 
désolation » de Daniel 11 31, 12 ji, et le temple lui-même fut consacré à 
Zeus Olympien (168). Les opposants furent massacrés, les murs démolis 
et une garnison syrienne fut installée dans la" ville de David. Une per- 
sécution religieuse en forme commença; c'est à elle que le judaïsme dut 
son salut. 

Tandis que les classes dirigeantes se tournaient vers l'hellénisme, beau- 
coup de gens refusèrent, dès le début, de suivre le courant et se cram- 
ponnèrent au judaïsme légal. Relégués au second plan par les circons- 
tances, ils étaient à peu près devenus une secte, connue sous le nom de 
Hasidim {Asidaioi, les Pieux) et qui se distinguait par sa fidélité à la loi, 
mais aussi par un effacement politique complet. Les choses changèrent 
avec la persécution. Ils se placèrent alors sur la brèche, et, par leur fidélité 
à la religion et leur courage à accepter joyeusement le martyre, ils atti- 
rèrent à eux la grande masse du peuple, qui jusqu'alors avait laissé la 
main libre à ses chefs, sans renoncer d'ailleurs à sa croyance et à ses 
coutumes. Alors, après une courte période de résistance passive, la guerre 
sainte éclata sous la conduite d'un simple prêtre, Matathias, de la famille 



246 HISTOIRE DES RELIGIONS 

des Asmonéens. Elle eut un succès merveilleux; les victoires se succé- 
dèrent, jusqu'à ce qu'enfin Juda Macchabée, fils de Matathias, réussît à 
s'emparer de Jérusalem, sans la forteresse il est vrai. Le temple fut 
purifié, un nouvel autel édifié, et le culte, interrompu pendant trois ans, 
rétabli. C'est en l'honneur de cet événement que fut instituée la fête de la 
consécration du temple. La religion juive l'avait emporté sur l'hellénisme. 
La guerre continua, mais il ne s'agissait plus de défendre la croyance, 
mais d'établir la souveraineté des Asmonéens. Au milieu de guerres où 
les intrigues et l'habileté politique jouaient le plus grand rôle, ils réus- 
sirent à éliminer avec Alkimos la famille des grands-prêtres légitimes, et 
à se faire donner d'abord la grande-prêtrise, puis la dignité royale. La 
religion Israélite acquit ainsi, encore une fois, la puissance politique. La 
communauté était redevenue un royaume dont l'agrandissement profita, 
ne fût-ce qu'extérieurement, à la religion. Jérusalem régnait de nouveau 
comme au temps de David. Les Iduméens et les Ituréens furent contraints 
de se faire circoncire. L'extrême détresse semblait avoir fait place à 
l'extrême splendeur. 

Mais cet état de choses fut de courte durée. Israël dut bientôt subir la 
honte d'avoir pour roi un Iduméen; puis vint la domination romaine et 
c'en fut fait à jamais de l'indépendance d'Israël. 

Au point de vue religieux, l'importance de ces siècles réside dans le 
développement de la piété juive. Le Livre de Daniel est ici particulièrement 
caractéristique. Né (165-164) au milieu des ténèbres profondes de la persé- 
cution religieuse, ce livre pseudépigraphe et apocalyptique nous fournit 
un témoignage éloquent de la foi confiante et des espérances vivaces des 
(( Pieux ». C'est un livre de consolation et d'édification; mais il contient 
aussi des événements qui ont suivi la destruction de Jérusalem par les 
Chaldéens, une philosophie religieuse qui, transposée, a pendant des 

r 

siècles servi de base, même dans l'Eglise chrétienne, à l'histoire univer- 
selle. L'idée dominante est que le temps des empires païens est passé. Ils 
ont atteint leur apogée avec le pire de tous, celui d'Antiochus Épiphane, 
qui nous est présenté sous divers déguisements. Mais cet empire ne tar- 
dera pas à être anéanti par le royaume des saints^ qui, pareil à un fils de 
l'homme, descendra des nuages du ciel. Alors arrivera le temps messia- 
nique, où Israël aura entre les mains la puissance : mais il ne formera 
plus un peuple particulier, il aura l'empire du monde. Les martyrs déjà 
morts participeront à sa gloire. Nous retrouvons ici, développée avec 
toutes ses conséquences, l'idée du Second Isaïe : le salut surgira soudain 
de la misère extrême ; plus la misère est profonde, plus aussi le salut est 
proche. C'est aussi dans ce livre que l'espoir de la résurrection, si impor- 
tant pour la foi chrétienne, a ses racines. 

Bien que la question de l'origine macchabéenne de plusieurs psaumes 
ne soit pas complètement élucidée S on peut considérer comme certain 

1. 'Contre l'hypothèse d'une origine macchabéenne partielle, voir Halévy, Notes sur 
l'interprétation des Psaumes. (I. L.) 



LES ISRAÉLITES 247^ 

que cette époque en produisit avec une extrême abondance. A côté de 
plaintes presque désespérées et de prières émouvantes, apparaît au pre- 
mier plan l'espoir du Messie. Cet espoir, que la foi inspirait, en dépit des 
apparences, sembla recevoir une éclatante confirmation dans les succès 
non seulement des loremiers Macchabées, mais encore d'un Jonathan et 
d'un Simon. Les espérances qui s'étaient jadis attachées au retour dé 
Babyloné, à la construction du temple et à Zerubabel se remirent à fleurir. 
On voyait déjà venir le Messie, établi par Jahvé au-dessus de Sion, le 
Messie à qui les extrémités du monde sont soumises, à qui Jahvé crie : 
« Assieds-toi à ma droite » et à qui appartient, par droit divin, la dignité 
de grand-prêtre. C'est dans cette attente qu'on vivait, c'est elle qui 
donnait la force de supporter les misères politiques et sociales, et, 
malgré toutes les infortunes, elle inspirait le sentiment d'une sainteté 
privilégiée. 

Comme monument de cet état d'esprit, nous possédons, en dehors de 
divers écrits, comme le Livre d'Hénoch, le Petit Psautier dit de Salomon 
du milieu du i^"" siècle avant J.-C. Tout en fournissant de précieux points 
de comparaison à qui veut apprécier plusieurs des chants du Psautier 
canonique, il nous montre très clairement comment l'entrée en scène de 
Pompée, de même que le gouvernement des derniers Asmonéens (regardé 
par le poète comme un grand malheur) contribuèrent non seulement à tenir 
éveillé l'ardent désir de la venue du temps messianique et du Messie en 
personne, mais encore à lui donner son caractère de joyeuse certitude. 
L'opposition établie entre le sort futur des Pieux et des Impies (psaume 
de Salomon 17) est caractéristique. Nous sommes au seuil de la nouvelle 
alliance. 

La piété juive de ces siècles est caractérisée encore par une préoccupa- 
tion constante de la Loi, en relation étroite avec l'espoir messianique, 
et qui a son point de départ dans l'activité d'Esdras continuée par les 
Scribes. C'est surtout l'opposition entre les Pharisiens et les Sadducéens ^ 
qui a donné à ce mouvement son importance historique. 

Quoi qu'en dise Kuenen, il est extrêmement probable que le mot 
« Sadducéens )) vient de Zadok, le contemporain et le prêtre de Salomon, 
et qu'à l'origine il désignait les prêtres de Jérusalem, regardés, d'après 
Ezéchiel, comme seuls investis du sacerdoce légal. Lorsque ce droit fut, 
comme nous le voyons dans le Code sacerdotal, étendu à tous les « fils 
d'Aron », les Sadducéens conservèrent une situation privilégiée et for- 
mèrent une aristocratie sacerdotale, à laquelle revint la direction de la 
communauté, même en matière politique et sociale. Nous savons qu'ils 
étaient de tendances hellénistiques. Après la guerre des Macchabées, 
ils furent détrônés et remplacés en fait par les princes asmonéens : 
ceux-ci, en héritant de la fonction, semblent avoir hérité aussi du nom 
qui les désignait. Le nom d'une famille de prêtres désigna alors l'aristo- 

1. Sur les Pharisiens et les Sadducéens, cf. Schurer, Gesch. d. jud. Volkes, 3e éd., 
t. II, S 26. 



248 ./ HISTOIRE BES RELIGIONS 

cratie sacerdotale en général, et devint dans la suite un nom de caste 
ou de parti. 

D'autre part, nous retrouvons dans les Pharisiens, qui sont nommés 
pour la première fois sous Hyrcan P"" (135-105), les Hasidim déjà men- 
tionnés (voir plus haut, p. 245). Tant que, pendant la guerre des Maccha- 
bées, il s'était agi de restaurer la religion, ils avaient fait cause commune 
avec les chefs et formé le noyau de la résistance, au moins passive. 
Mais lorsque les Asmonéens s'opposèrent au rétablissement de la famille 
des grands-prêtres légitimes, les Pharisiens se séparèrent d'eux, formè- 
rent un parti strictement observateur de la loi, et entrèrent en lutte avec 
le parti national, que dirigeaient les Sadducéens asmonéen's et que préoc- 
cupaient de plus en plus des intérêts temporels. Cette se^paration, qui 
aboutit à une rupture éclatante sous Jannée (104-78), compte parmi les 
événements les plus importants, au point de vue religieux, de l'époque 
qui précède immédiatement l'ère chrétienne. On peut la comparer, à plus 
d'un égard, à la lutte entre Elie et Achab. 

L'opposition entre Sadducéens et Pharisiens vient surtout de la con- 
trariété de leur attitude par rapport à la Loi. Les Sadducéens étaient 
bien éloignés d'y renoncer; la Loi écrite était pour eux une autorité 
absolue, et en somme ils en observaient les prescriptions. Mais, dans la 
vie courante, elle Jouait un rôle effacé : leurs efforts se concentraient sur 
le monde, en particulier sur la vie politique; ils voulaient un Etat puis- 
sant. Au contraire, pour les Pharisiens, la Loi était tout. Tout ce qui 
était en dehors, le monde, la politique, avec tout ce qu'ils entraînent, 
tout cela leur paraissait insignifiant, ou plutôt odieux. Ils détestaient, 
à l'égal de la domination étrangère, les efforts de l'aristocratie juive, qui 
aspirait à la puissance et aux honneurs, et tout autant la royauté, dont 
les dépositaires oubliaient leur dignité de grands -prêtres. Les Pharisiens 
voulaient une communauté sainte, non un empire. Les questions natio- 
nales ne leur importaient pas, mais seulement les questions religieuses; 
ce n'étaient pas des patriotes, mais des dévots. Une seule, chose était 
capitale à leurs yeux : arriver à la justice, en accomplissant la volonté 
divine fixée dans la loi. La vie tout entière et dans chacun de ses actes 
devait être conforme à la loi. Avec de pareilles idées, il était dans la 
nature des choses que la morale cédât le pas à une sainteté tout exté- 
rieure ; c'était le danger qui menaçait depuis Esdras. 

Les Pharisiens d'ailleurs ne songeaient pas seulement à l'accomplisse- 
ment de la Loi écrite en elle-même; ils s'attachaient plutôt à l'idée de la 
Loi. Tandis que les Sadducéens s'en tenaient exclusivement à ce qui était 
ancien, c'est-à-dire écrit ^ et rejetaient toute innovation comme une 
restriction apportée à leur liberté, les Pharisiens s'efforçaient de déve- 
lopper la Loi d'une façon ininterrompue, en s'attachant à fixer toujours 
plus strictement les détails. L'étude de la Loi devenait par suite une 

1. Leur négation de la résurrection des anges et des esprits est en relation avec cette 
attitude conserv atrice. {Actes des Apôtres 23 sO 



LES ISRAÉLITES 249 

nécessité impérieuse. Tous les Scribes n'étaient pas Pharisiens, pas plus 
que tous les Pharisiens n'étaient Scribes; il existait pourtant entre les 
deux groupes des relations étroites, et l'on ne pouvait, sans une étude 
incessante, satisfaire aux exigences de justice des Pharisiens, a Le peuple 
qui ne connaît pas la Loi est maudit. )) (Évangile selon saint Jean 7 49.) Les 
conséquences étaient d'une part orgueil de caste et complaisance vis-à- 
vis de soi-même, de l'autre indifférence et désespérance. Quelques-uns 
seulement pouvaient satisfaire à la justice, la Loi était devenue un far- 
deau écrasant. Même à ce point de vue, le judaïsme était parvenu à son 
terme. 

On ne saurait pourtant négliger les rapports qui unissent ces idées 
pharisiennes et la croyance au Messie. Tandis que les Sadducéens cher- 
chaient à rétablir par les armes le royaume de David, leurs adversaires 
attendaient du ciel le royaume messianique. Pour les premiers, l'idéal était 
dans ce monde ; pour les seconds, il était dans l'autre, encore qu'il dût 
être aussi réalisé sur terre : le seul moyen d'en hâter la venue était de 
vivre strictement selon la Loi. C'est ainsi que, dans les Psaumes, l'obser- 
vation fidèle de la Loi est en corrélation directe avec les espérances mes- 
sianiques. Les zélotes, qui, au commencement de l'ère chrétienne, essayè- 
rent de réaliser ces espérances l'épée à la main, venaient en droite ligne 
des Pharisiens; cela n'empêche point que leurs efforts n'aient été en con- 
tradiction complète avec les principes de ces derniers. 

La petite secte des Esséniens, qui se montre au plus tôt vers le milieu 
du IF siècle, estrclle un rameau détaché du pharisianisme, comme le 
pensent beaucoup de savants ? C'est là une question que nous nous con- 
tentons de signaler. En tout cas ils ne doivent pas être considérés comme 
un troisième parti à côté des Pharisiens et des Sadducéens. C'était bien 
plutôt une espèce d'ordre monacal : renonçant complètement aux plaisirs 
terrestres, ils formaient une communauté solidement organisée, dans 
laquelle on n'entrait qu'après de longues épreuves, et qui visait à un 
haut idéal de sainteté et de pureté. On ne saurait nier qu'il se trouve 
chez eux les traces d'une influence étrangère, mais on n'est pas d'accord 
sur la nature de cette influence : c'est surtout au parsisme et au pytha- 
gorisme qu'on peut songer \ Les Esséniens rappellent, sans d'ailleurs 
qu'aucune filiation soit démontrable, les Bekhabites de l'ancien temps : 
c'est la même vie à l'écart de la société humaine et en hostilité avec la 
civilisation. L'affirmation suivant laquelle le christianisme est issu de 
l'essénisme ne repose sur rien ; il n'est pas invraisemblable cependant 
que cette secte ait eu de l'influence sur le monachisme des temps posté- 
rieurs. 

1. * C'est à la même conclusion qu'aboutit Schûrer, dont le chapitre relatif aux 
Esséniens (Gesch. cl. jûd. Vo/kes, 3^ éd., t. II, § 30) renferme un lucide exposé de la 
question. Schûrer est surtout frappé des droits de parenté entre l'essénisme et le 
pythagorisme dont il reconnaît d'ailleurs que l'histoire nous échappe : on ne voit 
guère quand et par où une pareille influence aurait pu s'établir. Rien n'empêche 
de croire que, malgré sa particularité, l'essénisme n'a de racines que dans le sol 
juif. (I. L.) 



250 HISTOIRE DES RELIGIONS 

Tandis que le judaïsme, en tant que religion de la Loi, aboutissait au 
pharisaïsme, il montre une physionomie toute différente dans ce qu'on 
appelle la « Sagesse ». Nous rencontrons ici des tendances dont on fait, 
pour des raisons faciles à comprendre, remonter l'origine jusqu'à Salo- 
mon : ce qui les caractérise, c'est qu'elles visent à un compromis avec la vie 
nouvelle, telle qu'elle s'était développée en Palestine depuis l'époque grec- 
que. Elles conservent la croyance en Dieu, mais laissent totalement ou 
partiellement de côté là Loi, du moins dans son côté rituel. Mais dans ce 
mouvement il y avait des degrés divers. Quoique la « Sagesse » garde 
toujours son caractère de philosophie pratique, elle ne laisse pas de poser 
des questions qui, non seulement, étaient en relation étroite avec les idées 
religieuses, mais influençaient fortement la conception et laj conduite de la 
vie. Parmi les écrits anciens de cette espèce, c'est le Livre de Job et, des écrits 
plus récents, c'est VEcclésiaste qui entrent surtout en ligne de compte. Le 
premier est' le témoignage d'un combat violent qu'a eu a livrer la foi et 
de la victoire qu'elle a remportée; il nous montre que la proximité de 
Dieu vivant est ressentie profondément, malgré toutes les souffrances, et 
c'est pour cela qu'il est optimiste dans le sens le plus élevé du mot ; le 
second est pessimiste au même degré : il exprime la résignation et le 
renoncement à toute' certitude ; Dieu est loin et ne règne que de loin. 
Mais entre ces extrêmes il y a des ouvrages, comme le Livre canonique 
des Proverbes, et celui des Proverbes de Jésus Sirach^tous deux nés en 
Palestine, et le Livre de la Sagesse de Salomon, né sur le sol d'Alexan- 
drie : c'est par ces livres que nous connaissons la substance de la 
« Sagesse ». 

Cette « Sagesse )) ne révèle son caractère religieux et Israélite qu'à son 
point de départ : la crainte de Jahvé est le commencement de la sagesse ; 
pour le reste elle exprime une multitude de conseils pratiques, fruits de 
l'expérience et de la réflexion ; elle vise à une moralité moyenne qui doit 
conduire au bonheur. 

Tandis que la Loi a en vue la communauté, et que l'individu n'est lié 
à ses diverses prescriptions que comme membre de la communauté, nous 
sommes frappés de l'individualisme caractéristique de cette « Sagesse ». 
Elle se rattache à des prophètes comme Ézéchiel et le Second Isaïe, qui, 
lors de la ruine du peuple, prêchèrent la conversion, la croyance person- 
nelles; mais elle remplace par la vie morale la vie religieuse, assez exté- 
rieure, il est vrai, que nous rencontrons pourtant au premier plan chez 
Ézéchiel. C'est précisément cet individualisme qui est le grand mérite de 
la (( Sagesse ». Lorsque le peuple, et bientôt après la communauté juive, 
cessèrent d'exister, et qu'en outre il fut clair que la Loi n'était faite que 
pour un nombre d'hommes toujours moindre, la « Sagesse » apprit à se 

1. *PIus communément appelé Ecclésiastique ou Sagesse de Ben Sira. Le texte 
hébraïque d'une grande partie de cet ouvrage a été découvert il y a quelques années, 
et les fragments du tout ont été publiés successivement par Cowley-Neubauer et 
Schechter-Taylor. L'édition la plus complète est celle d'Israël Lévi (avec trad. et 
commentaire) 1898-1901. (I. L.) 



LES ISRAÉLITES 25 1 

replier sur soi-même, et, parmi le scepticisme qui caractérise les derniers 
siècles avant l'ère chrétienne, elle donna à l'individu un g-uide pratique, 
s'il manquait d'élévation. Elle prépare ainsi utilement la prédication de 
l'Évangile, individuelle à tous égards. 

Ainsi finit la religion Israélite. A côté de l'espérance messianique, nous 
assistons à des efforts soutenus jusqu'au bout pour atteindre à une 
justice qui était la condition de la venue du salut, et, d'autre part, nous 
voyons se former une moralité moyenne qui, avec de bonnes intentions, 
restait superficielle. Les temps étaient venus où la notion de Dieu 
devait se développer dans toute sa majesté dans la personne de Jésus- 
Christ et aboutir au « Notre Père, qui êtes aux cieux ». Mais ceci n'appar- 
tient plus à l'histoire de la religion Israélite. 



CHAPITRE IX 

L'ISLAM^ N 

Par le Prof. D-- M. Th. Houtsma (d'Utrecht). 



56. État religieux de l'Arabie à l'apparition de Mohammed. — 57. Vie de 
Mohammed. — 58. Coran, Tradition et Fiqh. — 59. La loi religieuse de l'islam. 
— 60. La lutte sur lé dogme. — 61. La dogmatique orthodoxe. — 62. La mys- 
tique. — 63. Les Chiites. — 64. Situation actuelle de l'islam. 



§ 56. — État religieux de TArabie à Tapparition de Moliammed ^. 

Comprendre exactement l'histoire de l'apparition de l'islam n'est possible 
qu'à la condition de retracer dans ses grandes lignes le tableau de la civi- 
lisation qui régnait dans la péninsule arabique à l'époque de Mohammed. 
Toutefois il n'est nullement besoin de pénétrer bien à fond dans l'histoire 
antique de l'Arabie méridionale, encore mal établie, malgré le déchiffre- 
ment de nombreuses et anciennes inscriptions. A coup sûr^ dès les temps 
reculés, une civilisation particulière, dont le négoce fut le principal facteur, 
prit naissance en ce pays : l'heureuse situation du Yémen destinait en 
effet ses habitants à jouer le rôle d'intermédiaires commerciaux entre l'Inde 

1. Bibliographie. — H. Relandi, De religione Mohammedanica libri duo, 1704; 2® éd., 
1717; — R. Dozy, Het Islamisme, 1863; traduit en français par Chauvin, Essai sur Vliis- 
foire de l'Islamisme, 1879; — Herklots, Kanoon-e-Islam, 2° éd., 1863; — Garcin de Tassy, 
L'Islamisme d'après le Coy^an, 3® éd., 1874; — A. von Kremer, Geschichte der herr- 
schenden Ideen des Tslams, 1868; — Hughes, A dictionary of Islam, 1885-1896; — Sell, 
The faith of Islam, 1880; — Citons encore le grand ouvrage de Mouradgea d'Ohsson, 
Tableau de l'em.pire ottoman, qui contient un exposé détaillé des croyances de l'islam, 
des usages, etc. 

2. Bibliographie. — L, Krehl, Ueber die Religion der vorislam,ischen Araber,'i&&^'-, — 
E. Osiander, Studien ilber die vorislamische Religion der Araber (Z.D.M. G., t. Yll); — 
J. Wellhausen, Reste a7^abischen Heidenthums, dans Skizzen und Vorarbeiten, t. JII, 1897; 
Médina vor dem Islam, ibid., t. IV, 1889; Die Ehe bei den A7'abern, da.ns Nachrichten K. G. 
W., 1893; — W. Robertson Smith, Kinship and marriage in early Arabia, 1885; — 
G. Snouck Hurgronje, Het mekkaansche Feest, 1880. — Pour le christianisme et le 
judaïsme consulter : A. Geiger, Was hat Mohammed aus dem. Judenthum aufgenommen, 
1833; — W. Fell, Die Christenverfolgungen in Sûdarabien und die himyarisch-âthio- 
■pischen Kriege nach abessinischer Ueberlieferung (Z.D.M. G., t. XXXV). 



' l'islam 253 

et l'Ethiopie d'une part, l'Egypte et la Syrie de l'autre. Cette civilisation 
est attestée par les récits bibliques sur la reine de Saba, par les inscrip- 
tions assyriennes (Sargon, 715 av. J.-C), et aussi par les monuments 
et inscriptions mis à jour dans le pays même. A côté des Sabéens, les 
Minéens sont également nommés par les auteurs grecs et romains. Mais 
les opinions divergent très fort sur la chronologie qu'il convient d'ad- 
rnettre dans les rapports respectifs de ces deux empires. Faut-il les consi- 
dérer comme des puissances rivales, qui suivirent parallèlement le cours 
de leur existence ; faut-il, au contraire, assigner des époques différentes à 
ray:ènenient historique de chacun d'eux? Tel est le problème. — Après la 
malheureuse expédition d'JElius Gallus (18 av. J.-C), sur laquelle nous 
renseignent Strabôn et Pline, nous voyons entrer en scène, à la place des 
anciens. Sabéens, les Himyarites (Homérifes). Sur ceux-là la tradition 
arabe, naturellement fort embellie, a beaucoup à nous dire. Leurs princes 
{tobba en arabe) fondèrent un empire assez puissant, e ntrepriren t de 
grandes expéditions ■ j)u|s en fin de compte durent se soumettre d'abord aux 
Abyssins, ensuite aux Perses. Quelques-uns d'entre eux, — ceci est digne de 
remarque, — se montrèrent très favorables au judaïsme, et même l'embras- 

r 

sèrent personnellement et voul;urent l'élever au rang de religion d'Etat; le 
christianisme, par contre, qui, sous l'impulsion de l'empereur Constance, 
avait pris solidement racine dans le Yérnén, surtout à Nedjrân, rencontra 
chez eux une vive hostilité. La communauté chrétienne de Nedjrân eut à 
souffrir de fanatiques persécutions ; Une intervention armée du négus 
d'Abyssinie s'ensuivit qui amena la chute du roi Dsoii-Noivâs. Un des des- 
cendants de ce prince réussit plus tard à remonter sur le trône avec le 
secours des Perses et comme vassal des Kosrôës. Ces derniers événements 
se produisirent en l'an 600 ap. J.-C. ; ils expliquent pourquoi la population 
du Yémen, fort peu sympathique à la domination perse, se soumit dès le 
début de bon gré à l'islam. Le sévère monothéisme de la nouvelle religion 
y fut d'autant moins difficile à accepter, que le christianisme et le judaïsme 
lui avaient préparé le terrain, comme l'atteste le caractère monothéiste 
d'un bon nombre d'inscriptions. Quant au paganisme sabéen, il n'a aucune 
importance au jpoint de vue de l'islanï, et nous n'en parlerons pas davan- 
tage. 

D'après les idées arabes, il faut établir une séparation très nette entre 
les tribus yéménites et les habitants du nord et du centre de la péninsule. 
On en trouve l'expression dans la généalogie suivant laquelle les pre- 
miers descendraient de Qahtan (le Yoqtan de la Bible) et les seconds 
d'Ismaël. Il ne s'agit point en l'espèce d'une division géographique, mais 
bien d'une division généalogique, car, dans le cours des temps, beaucoup 
de rameaux yéménites auraient abandonné leur habitat primitif pour 
d'autres parties de l'Arabie : tels, par exemple, ceux qui, poussant vers 
l'extrême nord de la péninsule, fondèrent en Syrie le royaume ghassanide ; 
au vi^ siècle, sous la suzeraineté de Byzance, ce royaume comprenait les 
pays situés à l'est du Jourdain et du désert de Syrie. Les tribus qui 
s'y étaient fixées étaient devenues chrétiennes et monophysites. D'autre 



2o4 / HISTOIRE DES RELIGIONS 

part, une royauté , semblable avait été fondée à Hira, surTEuphrate infé- 
rieur, par les Lakhmides ; leurs princes gouvernaient sous la suzeraineté de 
la Perse, et guerroyaient liabituellement aussi bien avec les Ghassanides 
qu'avec d'autres tribus yéménites, comme les Kindites de l'Arabie centrale, 
D'abord païens, les Lakhmides, sous l'un de leurs derniers rois, se con- 
vertirent au nestorianisme. 

Les tribus ismaélites avaient une civilisation moins avancée que les 
Yéménites. En majeure partie elles étaient nomades ou semi-nomades. 
Même dans les villes comme la Mecque ou Médine, l'organisation tribale 
des Bédouins était dominante; le vieux paganisme sémitique subsistait 
intact. Médine et les localités de son voisinage renfermaienvil est vrai, bon 
nombre de Juifs. Mais ces disciples de Moïse s'abstenaient dje toute propa- 
gande religieuse, vivaient en tribus séparées, et étaient, la religion mise à 
part, entièrement arabisés. 

Il ne saurait être question ici "de présenter en détail l'état de la civili- 
sation chez ces Arabes au milieu du vi*' siècle. Bornons -nous aux faits reli- 
gieux; quelques remarques nous suffiront. Un sentiment très fier de l'hon- 
neur et de la liberté, une extrême sensibilité à toute excitation sensuelle, 
une imprévoyance totale de l'avenir caractérisent le fils du désert. De sa 
nature, il est pillard; il est aussi enclin à venger sans retard dans le sang 
toute offense faite à son honneur personnel. Ses actions toutefois ne l'en- 
gagent point seul; sa tribu tout entière en supporte la responsabilité. 
Que les liens qui le réunissaient à son groupe social viennent à se rompre, 
c'est pour lui la honte suprême; c'est d'ordinaire le trépas assuré, car les 
contribules sont tenus réciproquement de se prêter secours dans toutes les 
circonstances de la vie, le cas échéant, de venger la mort violente de l'un 
quelconque d'entre eux. Pour ces motifs, des haines, profondément enra- 
cinées entre les différentes tribus, déchiraient alors toute l'Arabie. A plu- 
sieurs siècles de là, à la cour des Omeyyades de Damas, et même dans la 
lointaine Espagne, ces haines devaient allumer de sanglantes guerres 
civiles, et amener à bref délai la chute des dynasties arabes. La religion, 
elle aussi, était une institution tribale. Communauté de culte et commu- 
nauté de liens politiques se confondaient. En général l'individu était pas- 
sablement indifférent en matière religieuse ; il suivait la coutume héritée 
des ancêtres, sans y mêler de sentiment personnel un peu intime. L'Arabe, 
doué d'une vue très nette de la réalité, n'avait à aucun degré le sens de 
l'abstraction. Les conceptions religieuses, assez incohérentes, n'avaient le 
PQUvoir ni de péjaétrer ni de vivifier les pratiques cultuelles. Aussi bien 
trouvons-nous juxtaposés, dans le paganisme arabe, un fétichisme gros- 
sier, les cultes des arbres et des pierres, des morts, des astres, etc. 

Parmi les différentes divinités des deux sexes, dont la tradition nous a 
conservé les noms, il suffira d'en citer trois, remontant selon toute appa- 
rence à une haute antiquité et qui étaient encore à l'époque de Mohammed 
les objets d'une. haute vénération : ce sont Mandt, al-Lât, et al-^Ozza, les 
trois (( filles de Dieu », comme les appelle la tradition . La première, Manât, 
possédait un sanctuaire, — vraisemblablement une grosse pierre, — à 



L'ISLAM 255 

Qodaïd, sur la route de la Mecque à Médine; c'est là que les tribus médi- 
noises de Aous et de Khazradj venaient lui rendre un culte. Au reste elle 
comptait des adorateurs dans d'autres populations encore, car son nom se 
retrouve sur des inscriptions nabatéennes. Ai-Lât, déjà ciiéa^ar Hérodote 
sous la forme Alilat, nous offre visiblement un pendani féminin d'Allah 
(Dieu). Comme mère des Dieux, elle était très vénérée à Tâïf , et y possédait 
un sanctjUaire qu'El-Moghira détruisit dans la suite sur l'ordre du Pro- 
phète. Elle était aussi l'objet du culte fervent des Qoraïchites à la Mecque, 
en même temps que la troisième divinité, al- "Ozza, qu'on a identifiée avec 
Vénus, étoile du matin. Nous verrons reparaître ces trois déesses dans la 
biographie de Mohammed. 

D'une bien autre importance que les cultes et les sanctuaires dont nous 
venons de parler étaient le culte d'Allah et le temple de la Mecque. Ce 
sanctuaire se composait d'une pierre noire, probablement d'origine volca- 
nique, et de l'édifice qui l'abritait (la maison de Dieu). Cet édifice était 
généralement désigné sçpis le nom de Ka'ba (le- cube); et la pierre noire se 
trouvait enchâssée dans le coin est de sa muraille. Le bâtiment affectait 
une forme cubique irrégulière ; il était-de dimensions moyenne^ et recou- 
vert d'un voile pendant sur ses quatre faces. Une porte, ménagée à quelque 
distance du sol, donnait accès à l'intérieur. On prétend que différentes 
idoles s'y trouvaient rassemblées. De la sorte, la Ka'^ha aurait été le sanc- 
tuaire central de l'Arabie, le panthéon de tous les dieux tribaux. En 
admettant qu'il y ait dans ce fait quelque part de vérité, il faut penser 
qu'il n'était pas originel; car'd'ordinaire la Ka^ba était simplement dési- 
gnée sous le nom de « maison d'Allah )) et, suivant une autre information, 
aurait été consacrée à une divinité syrienne, importée dans ,1e Hijâz, le 
dieu Hobal. Non loin de l'édifice jaillissait la source sacrée de Zemzem; et 
dans le voisinage, d'autres sanctuaires, les deux collines d'As-Safa et d'Al- 
Marwa, la vallée de Mina, un peu plus loin au nord-est le mont ^Arafa 
étaient également caractérisés par des pierres sacrées. 

Originairement, la Ka "ha n'était que le sanctuaire particulier des Qoraï- 
chites établis à la Mecque; c'est grâce à eux qu'il acquit, dans la suite, de 
l'importance, et monta au rang de sanctuaire central de l'Arabie. Par 
suite d'un accord entre les différents groupes tribaux, les guerres privées 
devaient être suspendues pendant certains mois sacrés; toute entreprise 
belliqueuse était alors interdite, pour que l'on pût se rencontrer en paix 
de tribu à tribu, et tenir les grands marchés de l'année. Au début de cette 
période, on se réunissait à 'Okath ; il y avait dans .cette localité une 
foire très fréquentée où chacun pouvait chercher et trouver l'occasion de 
briller ëf'de se produire en public (Wellhausen). Après quoi se succédaient 
toute une série d'autres marchés ; une grande solennité religieuse au mont 
"Arafa venait ensuite (9 de Dsou'l-hijja) et enfin le tout se terminait par 
un grand sacrifice solennel dans la vallée de Mina. Beaucoup d'assistants 
et de pèlerins joignaient à ces cérémonies la visite de la Ka'ba toute voi- 
sine : ils s'y acquittaient des sept tournées [tawâf) sacramentelles autour 
du sanctuaire, embrassaient la pierre noire, buvaient l'eau de Zemzem, et 



2o6 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

enfin exécutaient la course {sa'y) entre Çafa et Marwa. Tels étaient les 
rites les plus marquants de ce culte. On pouvait au reste les accomplir en 
tout temps. Mais jamais le concours de visiteurs n'était plus considérable 
qu'à la grande fête de Bsou'l-hijja, qu'on désignait généralement sous le 
simple nom de J3fajj; de leur côté les Qoraïchites hospitalisaient les pèle- 
rins pauvres, veillaient au maintien de la paix, bref s'efforçaient par tous 
les moyens d'attirer les gens vers leur ville. C'est de la sorte que la Mecque 
était devenue le but exclusif des pèlerinages, la tribu de Qoraïch, la direc- 
trice de la solennité religieuse, la Ka'ba, le sanctuaire central de toute 
l'Arabie. ^^ 



A coup sûr, il se peut qu'en la circonstance les intérêts^, temporels tins- 
sent bien plus au cœur des Qoraïchites et de nombre de visiteurs, que les 
cérémonies religieuses. Ce serait néanmoins méconnaître l'exact caractère 
des faits que de considérer le marché et les transactions commerciales 
comme le principal objet de cette solennité. De même chez nous, les fêtes 
patronales ont donné ^ lieu à toutes sortes de réjouissances temporelles, 
et même à des abus condamnables. Le caractère originellement religieux 
de la fête en peut être obscurci, mais non pas oblitéré entièrement. Le 
Bajj était profondément enraciné dans la vie religieuse. Ses nombreuses 
pratiques cultuelles, la haute sainteté du lieu et de l'époque de l'année, 
l'interdiction de porter des armes, l'obligation de revêtir pendant ce temps 
un vêtement spécial {ihrâm) sont autant de faits qui ne laissent planer 
aucun doute. 

Il serait fort intéressant, mais malheureusement il n'est guère possible, 
de retrouver le caractère primitif de cette fête religieuse. Nos informateurs 
ont en général vu les choses du point de vue de l'islam orthodoxe. Sans 
doute, Snouk Hurgronje a clairement montré que la tradition musulmane 
qui rattache la fondation de la Ka 'ba et l'institution des pratiques cul- 
tuelles dont elle est le siège à l'histoire d'Abraham, d'Hagar et d'Ismaël, 
est de pure invention. Mais, dans une large part, le caractère originel de la 
cérémonie d,emeure et demeurera peut-être éternellement pour nous obscur. 
Il faut encore considérer que, déjà avant Mohammed, la fête du ffajj avait 
subi d'assez fréquentes modifications — la tradition nous en parle quelque 
peu — et que son origine remontait sans aucun doute à un âge fort ancien. 
L'époque de l'année où elle avait lieu pourrait seule nous renseigner sur 
son sens primitif; mais le désordre du calendrier arabe antéislamiqùe 
nous réduit ici encore à des suppositions. Dozy, à grand renfort de critique 
subtile, a émis l'hypothèse qu'on se trouvait là en présence d'une fête 
d'origine juive, importée dans le Hijâz par des émigrants Israélites. Mais 
cette émigration juive, pénétrant si loin vers le sud, est elle-même une 
hypothèse que rien ne saurait appuyer et à l'invraisemblance de laquelle 
vient se briser la conjecture de Dozy. Les cérémonies da Hajj sont au reste 
entièrement païennes, et ne se distinguent guère des pratiques des autres 
cultes locaux de l'Arabie. On ne saurait nier, cependant, que Dozy ait eu 
raison d'expliquer nombre des termes sacramentels par l'hébreu et l'ara- 
méen. Mais ce fait ne renforce point tant l'hypothèse d'une origine juive 



"^ L'ISLAM 2S7 

des rites corrélatifs, qu'il n'apporte la preuve de l'influence araméenne 
sur la civilisation du nord de l'Arabie. C'est là un des nombreux points 
ou cette influence, dont on ne saurait assurément exagérer l'éten- 
due, doit être constatée. La tradition d'après laquelle le culte d'Hobal 
serait originaire de Syrie, vient apporter en l'espèce un nouveau témoi- 
gnage. 

Quelle que puisse être l'origine de la fête du Hajj^ il n'en reste pas moins 
certain qu'elle eut une influence considérable et saîis cesse croissante sur 
le développement religieux des populations arabes. La communauté de 
pratiques cultuelles auxquelles elle obligeait fit passer au second rang les 
dieux locaux. Au pèlerinage, on s'habitua à parler d'Allah sans plus, c'est- 
à-dire de Dieu. Cette notion permettait d'embrasser toute la plénitude de 
l'idée divine. Pour arriver au monothéisme, le dernier pas seul restait à 
faire : proclamer l'inexistence des idoles, nier catégoriquement leur 
réalité. Les Arabes ne le firent point parce que la division en tribus était 
une institution trop profondément enracinée dans les mœurs : briser 
avec la divinité tribale aurait équivalu à rompre les liens de la tribu. Tou- 
tefois les idoles descendaient au rang de divinités locales ; leur nom s 'at- 
tacha, à des sanctuaires locaux, et y était si intimement lié que, comme 
Fa excellemment remarqué Wellhausen, le jour où disparurent ces sanc- 
tuaires, ils disparurent eux-mêmes pour toujours. En résumé, trois faits 
principaux accentuèrent la tendance vers le monothéisme dans toute la 
péninsule arabique : la connaissance des croyances juives et chrétiennes 
d'une part, l'établissement d'un sanctuaire central, et le concept du grand 
Allah, de l'autre : ces trois facteurs concordèrent pour donner au dévelop- 
pement religieux une seule et même direction. Pour terminer ce rapide 
aperçu, il nous reste à faire quelques remarques sur les principaux cou- 
rants qui s'étaient manifestés dans la vie religieuse des Arabes à l'époque 
où apparut Mohammed. 

Essentiellement, le domaine du judaïsme était restreint aux habitants 
de la péninsule d'origine juive. La conversion de D'sou-Nowâs n'a que 
la valeur d'un fait isolé. Nous avons déjà vu que dans le voisinage de 
Médine. existaient plusieurs tribus Israélites. L'époque et les circonstances 
de leur établissement dans la contrée demeurent incertaines. Les hypo- 
thèses formulées par Dozy à cet égard, en tenant compte d'un passage des 
Chroniques (IV, 38-43) et de la tradition arabe, auraient besoin de plus 
aniple confirmation. Sur d'autres points encore de la péninsule les Juif s ne 
manquaient pas ; partout, ils jouaient le rôle d'intermédiaires commerciaux, 
avaient entre les mains les affaires d'argent, et savaient parfois s'acquérir 
l'estime de leurs concitoyens : c'est ce que prouve l'exemple du poète juif 
Samuel b. 'Adyâ, dont la fidélité à garder un dépôt, à lui confié par le 
prince-poète Amroûlqaïs, fit passer le nom en proverbe parmi les Arabes. 
Mais l'influence religieuse de ces juifs arabes était minime : ils n'avaient 
guère eux-mêmes de culture Israélite et ne possédaient de la Tora et de 
la tradition [Chema'^ta) qu'une connaissance fort restreinte; ceci s'explique 
par le fait qu'ils avaient abandonné l'hébreu pour adopter la langue arabe, 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 17 



^58 ~ HISTOIRE DES RELIGIONS 

et n'avaient vraisemblablement" conservé aucune relation avec les rabbins 
de Palestine et de Babylone. 

' Beaucoup plus grande fut l'influence du christianisme, qui, dans le 
sud et dans le nord de l'Arabie, avait pris solidement racine. Au reste, il 
ne saurait être question ici, il faut le remarquer, de la doctrine byzantine 
orthodoxe qui, surtout en Orient, n'a jamais obtenu que peu de succès. Ce 
furent bien plutôt le monophysisme et le nestorianisme qui pénétrèrent 
dans la péninsule ; il existait encore dans ce pays nombre d'autres sectes 
hérétiques, sur lesquelles les historiens ecclésiastiques ne nous donnent 
que des renseignements confus. La culture religieuse de ces chrétiens 
n'était point au reste objet d'idées bien nettes ; la Bible m'avait jamais été 
traduite en langue arabe et était à proprement parler incojnnue. Beaucoup 
plus durable fut l'influence exercée sur l'imagination arabe par le mono- 
théisme et les pratiques ascétiques des moines et des ermites. A la Mecque 
enfin on pouvait connaître quelque chose du christianisme par l'entremise 
des Abyssins; caria ville était dès lors le siège d'un important commerce 
d'esclaves noirs originaires d'Ethiopie. C'est à ces sources passablement 
troubles que Mohammed puisa vraisemblablement sa première connais- 
sance des idées chrétiennes. 

A côté des chrétiens et des juifs, nous trouvons nommés dans quelques 
passages du Coran les Çabiens ; il faut se garder de les confondre avec les 
Çabiens idolâtres de Harran. Les Çabiens du Coran sont, comme l'a montré 
Chwolson, les Mandéens bien connus qui, tout comme les Juifs et les chré- 
tiens, possédaient des livres sacrés, et connaissaient les histoires bibliques 
de prophètes. Il n'existait point au reste, en Arabie, de Mandéens propre- 
ment dits; et il est visible que Mohammed n'a connu que fort peu de 
chose des doctrines de cette religion. Il a vraisemblablement confondu 
sous la dénomination générale de Çabiens diverses sectes à tendances 
gnostiques. 

Enfin on rencontre encore dans les textes religieux de l'islam le mot 
hanîf; quoiqu'il ait donné lieu à bien des interprétations différentes, il 
n'est point douteux qu'il ait pleinement la valeur de mostim, qui est la 
désignation constante des adeptes de Mohammed, des vrais croyants. On 
comprendrait difficilement que ce terme de signification si claire en appa- 
rence ait été entendu de tant de façons diverses, si l'on ne songeait qu'il 
s'agit là d'un vocable araméen, emprunté par l'arabe, et dont Mohammed, 
comme l'a indiqué Euenen, n'est aucunement l'inventeur. Hanîf signifie 
païen dans les dialectes araméens et néo-hébreux; c'est, par ce dernier 
mot que Grimme l'a traduit en arabe même, mais à tort, car il néglige 
de considérer que ce terme, en passant des Araméens aux Arabes, a subi une 
modification de sens. Précisément parce qu'il avait une valeur injurieuse 
chez les chrétiens et les juifs, Mohammed en fit le titre d'honneur de ceux 
qui, n'étant ni juifs ni chrétiens, possédaient un credo, menaient un 
genre de vie, analogues à ceux qu'institua l'islam. Hanîf ne désigne 
aucune secte à croyances dogmatiques déterminées, et moins encore une 
communauté religieuse régulièrement organisée. Ce terme, appliqué à 



l'islam 25& 



quelques précurseurs du contemporains dé Mohammed, indique simple- 
ment que ces individus partageaient dans ses grandes lignes la conception 
religieuse du fondateur de l'islam. Ces considérations ruinent les hypo- 
thèses très hasardées de Sprenger, qui a cherché à établir une connexion 
entre les hanîf elles feuillets d'Abraham cités dans le Coran. D'autre part, 
c'est à tort également que Wellhausen a réclamé pour les seuls chrétiens 
le droit au titre de hanîf; car ce qui précisément caractérise le hanîf, c'est 
qu'il n'est ni sectateur du Christ, ni de Moïse, ni dé'Zoroastre, qu'il ne se 
rattache à aucune doctrine religieuse parvenue à la vie officielle, mais 
que spontanément il se livré à des méditations pieuses, à des exercices de 
dévotion, pour en fin de compte se convertir soit au christianisme, soit à 
l'islam. Qu'il y eût des individus de cette sorte en Arabie à l'époque de 
Mohammed, c'est de quoi l'on ne saurait s'étonner; le contraire plutôt 
semblerait surprenant à quiconque a suivi avec quelque attention le déve- 
loppement religieux de cette époque. 

Nous conclurons que les auteurs musulmans ont tort de dénommer 
temps de la Barbarie [al-Jâhilîya) la période de l'histoire de l'Arabie anté- 
rieure à Mohammed; il semblerait, d'après eux, qu'un exact concept de la 
divinité ne se trouvait nulle part répandu dans la péninsule avant l'appa- 
rition dû Prophète. Or, bien loin qu'il en fût ainsi, il existait alors en ce 
pays des chrétiens, des Juifs et même des moslim qui avaient cette idée. Mais 
dans la mesure où elle s'accordait avec l'ancienne tradition elle manquait 
de clarté. Elle ne s'était pas encore élevée au monothéisme conséquent, 
que le prophète de la Mecque devait manifester. 



§ 37. — Vie de Mohammed K 

Mohammed, fils d"Abd-Allah, naquit à la Mecque vers l'année 570. Il 
appartenait aux Hâchimites, fraction des Qoraïchites. Sa famille ne sem- 
blait pas avoir été parmi les plus considérables de la ville. Sa mère Amina, 
déjà veuve lorsqu'il naquit, vivait dans une condition assez médiocre. Nous 
ne savons que très peu de chose de ses jeunes années, quoique la légende, 
s'appliquant ici comme partout à combler les vides de l'histoire, ait brodé 

1. Bibliographie. — Ibn Hichâm, Das Leben Mohammed' s, trad. allemande de G. Weil, 
iS64. — J. Wellhausen, Muhammed in Médina, d'après le Kitâb al-Maghâzi de Wâqidi, 
1882, et Skizzen und Yorarheiten, IV, 1889: — Gagnier, La vie de Mahomet, etc., 1732; 
— G. Weil, Mohammed der Prophet, 1843; — W. Muir, Life of Mahomet, 4 vol., 1858- 
1861 ; — A. Sprenger, Das Leben und die Lehre des Mohammed, 3 vol., 1869 ; — L. Krehl, 
Lias Leben des Mohammeâ, 1884; le 2e vol. n'a pas paru; — H. Grimme, Mohammed, 
1892-1895 ; — Nôldeke a donné un abrégé destiné au grand public dans Das Leben Moham- 
med's, 1863. — L'ouvrage de Syed Ameer Ali, A critical examination of the life and 
teachings of Mohammed, 1873, est fort intéressant comme travail d'un musulman de 
l'Inde. — Il existe en outre un nombre considérable de biographies plus ou moins 
détaillées du Prophète dans des ouvrages encyclopédiques ou historiques, parmi les- 
quelles, quelques-unes très bonnes, p. ex. celle contenue dans Gaussin de Perceval, 
Essai sur l'histoire des Arabes avant l'islamisme, pendant l'époque de Mahomet, etc., 
3 vol., 1847-1848; — A. Miiller, Der Islam im Morgen und Abendiand (da.ns Oncken), etc. 



260 HISTOIRE DES RELIGIONS 

sur le thème de l'enfance du prophète de nonabreux récits, de couleur 
plus ou moins poétique. Quelques-unes de ces productions sont souvent 
encore aujourd'hui récitées en Orient à la fête de la naissance du prophète 
[Maoulid en-Nabî). Le contenu ne diffère guère de l'une à l'autre. Mais 
ce serait une grave erreur que de conclure de cette identité des récits à 
leur réalité historique. Ce qui semble néanmoins établi, c'est que le 
jeune enfant fut mis en nourrice chez uiîe nédÔuine nommée Halima. 
C'était la coutume des riches marchands mecquois de confier leurs enfants 
à leur premier âge à des Arabes du désert. La famille de Mohammed la 
suivit, malgré son peu de fortune. La légende a du reste sa part dans cette 
histoire : un jour, l'ange Gabriel aurait ouvert le cœur du jeune enfant et 
en aurait arraché une goutte de sang qui représentait la/part du mal dans 
sa nature. Il est clair qu'il faut, voir là une interprétation à contresens du 
verset du Coran: « N'avons-nous pas ouvert ta poitrine?» (S.JCjQIY, T. 1). 
Bientôt après, sa mère mourut ; pendant quelque temps l'orphelin vécut 
auprès de son aïeul, déjà octogénaire; puis il fut recueilli par son oncle 
Abou-Tâlib. Ce dernier lui-même, selon toute apparence, ne devait pas être 
riche, car on raconte que Mohammed dut embrasser la profession peu 
considérée de berger; il eut aussi une place modeste dans le petit person- 
nel des caravanes de commerce. On a prétendu que dans des voyages de 
Syrie ainsi entrepris, il entra en contact avec des chrétiens et des juifs, et 
qu'il fut reconnu comme prophète par un pieux ascète du nom de Bahîra. 
Quoi qu'il en soit de ces récits assez peu vraisemblables, il est certain que 
le jeune Mohammed fut remarqué par une de ses parentes éloignées, veuve 
d'un marchand mecquois, femme riche et de grande famille, du nom de 
Khadija. Elle le prit à son service et, malgré l'opposition de son père, 
résolut de l'épouser. Cette union, entre un jeune homme de vingt- 
quatre ans et une veuve de quarante, était assurément disproportionnée. 
On ne saurait cependant croire qu'elle fut inspirée par de vils motifs, étant 
donnée la dignité de la vie conjugale des deux époux. Mohammed resta 
fidèle à Khadija jusqu'à ce qu'elle mourût, et lui conserva le plus affec- 
tueux et le plus reconnaissant souvenir. Pourtant la situation sociale qu'il 
avait acquise par son mariage ne lui donna pas la tranquillité morale et 
il se mit à s'occuper dans la solitude de questions religieuses. Nous ne 
savons ni les événements qui ont déterminé sa vocation, ni les person- 
nages qui ont exercé quelque influence sur lui à cet égard. Sans douté la 
tradition nous a transmis quelques noms de hanîf^ comme Zaïd b. 'Amr, 
qui passe pour s'être plus tard converti à l'islam. D'autre part, quelques 
passages du Coran (Soura XVI, 103 ; XXV, 5) nous montrent, ce qui d'ail- 
leurs était à supposer, que Mohammed a eu des maîtres ; les commentaires 
ne nous ont guère conservé d'eux que leurs noms. Pourtant, s'il est pro- 
bable que Mohammed a eu, avant son entrée en scène comme prophète, des 
relations avec ces personnages, le fait n'est pas démontré. Quoi qu'il en 
soit — il était déjà dans la quarantaine — un jour que, suivant son habi- 
tude, il se livrait à la méditation dans une caverne du mont Hirâ, sa voca- 
tion lui fut annoncée par ce mot d'un messager divin : « Lis » (ou 



^ L'ISLAM 261 

« prêche »). Le Coran nous a conservé le texte de cette révélation, consi- 
dérée comme la première de toutes, dans la Soura XGVI : (( Lis au nom de 
ton maître qui a créé, qui a fait naître l'homme d'un caillot de sang; lis, 
car ton maître est le miséricordieux, qui enseigne par la plume, qui 
enseigne à l'homme ce qu'il ne savait pas. » En proie à une profonde émo- 
tion, Mohammed revint vers sa femme, et, bien que celle-ci et son cousin 
Waraqa cherchassent à le tranquilliser, que Waraqa allât même jusqu'à 
reconnaître sa vocation prophétique, Mohammed 'traversa une période 
d'angoisses et de doute, se demandant s'il n'avait pas été la dupe des 
démons [Jinn). Tout d'abord les apparitions ne se reproduisirent pas; 
mais lorsque, la crise passée, il reçut de nouveau des communications 
célestes, que les révélations se multiplièrent, il se convainquit pleinement 
de la réalité de sa vocation prophétique. 

- Il convient ici d'apprécier brièvement les différentes opinions qui ont 
été émises sur la prophétie de Mohammed. Muir croit qu'il a été réellement 
soumis à des influences démoniaques. Cette opinion échappe par son 
caractère dogmatique à toute critique scientifique. On ne doit guère s'ar- 
rêter davantage à la théorie qui fait de Mohammed un simple imposteur. 
Elle apparaît déjà au moyen âge dans l'histoire des trois imposteurs {très 
impostores). Au xvni® siècle, Voltaire l'a mise à la scène dans une tragédie 
fort médiocre; et quelques écrivains modernes l'ont encore accueillie. 
Beaucoup de considérations s'élèvent contre elle : d'abord l'estime que 
le caractère de Mohammed inspira à son entourage; en outre la force 
d'âme avec laquelle il persista dans sa mission pendant de longues années, 
sans espoir de succès, malgré les persécutions et même au péril de 
ses jours; enfin l'impossibilité intrinsèque qu'il y aurait à reconnaître à 
une imposture tant de vitalité et d'énergie morales. Dans ces conditions, 
on ne peut guère douter de la sincérité de Mohammed. Les tentatives faites 
pour expliquer le cas de Mohammed par des phénomènes pathologiques ^ 
ne sauraient guère satisfaire davantage. La tradition, il est vrai, affirme 
expressément que Mohammed, lors des premières révélations, et à plu- 
sieurs occasions dans la suite, manifesta des symptômes d'excitation ner- 
veuse et eut de véritables accès. De plus, il est hors de doute que, dans ces 
circonstances, il eut des sensations optiques et acoustiques anormales; en 
d'autres termes, qu'il prêta une valeur objective à ce qui n'était qu'appari- 
tions, visions, hallucinations — le mot importe peu. Weil a conclu de ces 
faits que Mohammed était épileptique; à quoi l'on peut objecter que les 
épileptiques ne conservent jamais le souvenir de leurs accès et des impres- 
sions qu'ils y ont ressenties. Sprenger s'est donné beaucoup de peine pour 
prouver que la maladie de Mohammed était une forme d'hystérie ; et comme 
l'hystérie provoque une désorganisation complète matérielle et psychique 
de sa victime, il a fait du prophète un être lamentable, ruiné physique- 
ment et moralement, un menteur maladif. Mais rien dans l'histoire de 
Mohammed n'autorise cette conclusion. A. MûUer l'a dit avec raison : « Le 
développement conséquent et sûr de son action, l'unité de sa vie ne pré- 
sentent pas de lacunes et nous frappent encore aujourd'hui dans le Coran, 



262 HISTOIRE DES RELIGIONS 

dont les parties faibles indiquent un manque de culture logique, et non 
un trouble de la mentalité. » — Ces théories étant insoutenables, il ne 
reste qu'à tenir' Mohammed pour un prophète véritable. La pensée que sa 
prédication n'était pas issue de sa propre volonté, mais qu'il exerçait un 
mandat confié par son maître céleste, n'a pas seulement été le point de 
départ de son activité ; elle a été pour lui un article de foi absolu et iné- 
branlable. Cette foi ne l'a jamais empêché d'utiliser pour la réalisation 
de son idéal les petits moyens qu'il employait avec une sagacité et une 
habileté de fin diplomate. Il n'a donc été ni un charlatan ni un dément. 
Une autre question est de savoir si sa valeur morale a été celle que, par 
préjugé peut-être, nous nous croyons en droit d'exiger d'un prophète. 
Nous reviendrons sur ce point à la fin de cette brève biographie. 

La mission de Mohammed marque le début de son rôle public. A quelle 
époque commença-t-elle exactement à se manifester, c'est ce qui n'est pas 
établi de façon certaine. D'après des informations de source arabe, il se 
serait tout d'abord considéré comme envoyée sa propre famille ; ce fut- seu- 
lement après avoir converti sa femme, ses filles, ses deux fils adoptifs 'Ali 
et Zaïd, et son ami Abou-Bakr, qu'il soijgea à s'adresser aux autres Hâchi- 
mites. Il eut parmi eux peu de succès. Son oncle et père nourricier Abou- 
Tâlib, homme d'une grande droiture, qui toute sa vie se fit le protecteur de 
Mohammed, chercha vraiment à obtenir de lui qu'il abandonnât sa prédi- 
cation. Un autre de ses oncles, Abou-Lahab, repoussa ses prétentions avec 
des propos injurieux. Dans ces conditions, le nombre des croyants ne 
s'accrut que fort lentement; et le prophète ne recruta guère d'adeptes que 
parmi les esclaves et les gens de peu. Au bout de quelque temps, la com- 
munauté musulmane ne dépassait pas en tout quarante-trois personnes. 
Contre l'adhésion des esclaves à la religion nouvelle, les maîtres prirent 
sans tarder des mesures extrêmement rigoureuses, auxquelles échappèrent 
seuls ceux dont Abou-Bakr, passablementfortuné, put acheter l'affranchis- 
sement. Quant aux autres, Mohammed dut les autoriser à renier publique- 
ment ses doctrines, pourvu qu'en secret ils continuassent à y adhérer. 

Cependant Mohammed ne se laissait point décourager. Bien plus, il 
s'efforçait de gagner des adeptes en dehors de sa famille. Il prêchait sans 
relâche la grandeur, l'omnipotence d'Allah, enseignait, comme un devoir 
pour tous les hommes, l'entier abandon à Dieu (Islam) et la plus complète 
soumission à ses volontés. Il est nécessaire, disait-il, de ne pas différer 
votre conversion, car bientôt Allah va procéder à un jugement, et quel 
jugement! a En vérité, voici venir le châtiment de ton Seigneur; personne 
ne pourra l'éviter, le ciel tremblera, les montagnes seront ébranlées. 
Malheur ce jour-là aux menteurs! )) etc. (Soura LU.) Sous les couleurs les 
plus sombres, il dépeignait sans cesse l'horreur de ce jour terrible, 
les châtiments atroces de l'enfer réservés à ceux qui niaient Dieu, 
les récompenses paradisiaques promises au moslim. On aurait tort de ne 
voir là avec Sprenger que les accessoires d'un appareil d'épouvante, 
et de méconnaître le ton d'intime conviction de ces menaces, le souci du 
salut de ses contemporains qu'elles montrent chez le prophète. Grimme, 



K'ISL:AM, 2&3; 

d'autre part, considère cette doctrine du jugement dernier comme un 
moyen de coercition morale, destiné à faire triompher la tentative socialiste 
du prophète dans sa lutte contre certains vices dominants de l'organisa- 
tion sociale qui l'entourait, — car tel serait, d'après l'opinion complète^ 
ment erronée de cet auteur, le caractère de l'islam primitif. — Cette théorie 
aussi n'est guère soutenable. Mais ce Jugement que Mohammed considéra 
quelque temps comme imminent, — certains textes du Coran le montrent, — 
n'étant point advenu, les Mecquois en prirent prétexte pour railler le 
Prophète. Ils réclamaient de lui un prodige qui prouvât la vérité de sa 
mission. Il répondait à cette mise en demeure en montrant le prodige de 
la puissance divine manifesté dans la nature et par la création de l'homme. 
Gomme il revêtait ses exhortations et ses enseignements de la forme de 
la prose rimée habituelle aux prédictions des devins, ses ennemis, dans des 
intentions malveillantes, lui firent la réputation d'un poète, d'un devin, 
d'un débiteur de fables bien tournées (S. LU, 29-30 ; XXI, 5 ; LXVIII, 3,52). 
Il cherchait à se consoler par l'exemple des anciens prophètes : eux aussi 
avaient été bafoués et abandonnés de leurs contemporains, mais pour le 
plus grand dommage de ces derniers, car les inéluctables avertissements 
de Dieu n'avaient point tardé à se réaliser. Comme il racontait souvent 
ces histoires de prophètes, pour édifier les croyants et faire naître la crainte 
parmi ses adversaires, on lui reprochait de tenir non pas de Dieu, mais 
de simples informateurs humains, ces prétendues révélations. 

Cependant les Mecquois, qui jusque-là n'avaient considéré que comme 
plaisanterie pure l'affaire de Mohammed, l'envisagèrent plus sérieusement 
lorsque, vers l'année 615, quelques meinbres de la petite communauté 
musulmane émigrèrent en Abyssinie. On put craindre alors quelque com- 
plication désagréable avec le négus de ce pays : on n'avait pas encore 
oublié à la Mecque que, l'année même de la naissance de Mohammed, une 
armée abyssine, accompagnée d'un énorme éléphant, s'était montrée devant 
la ville, en avait fait le siège et cherché à détruire la Ka ^ha. Dans ces 
conditions il paraît bien que les Mecquois tentèrent d'en arriver à un 
compromis avec Mohammed : on chercha à obtenir de lui qu'il reconnût 
les (( trois filles d'Allah » (cf. § 56) sinon comme des déesses, du moins 
comme des puissances célestes. Cet épisode de l'islam ne nous est pas par- 
faitement connu; néanmoins il semble qu'on exerça en la circonstance 
sur Mohammed une pression assez forte pour le faire céder (S. XVII, 75) : 
il donna aux trois déesses un titre d'honneur, au reste passablement 
ambigu, et leur reconnut le pouvoir d'intercéder efficacement auprès de 
Dieu. Il ne tarda pas à regretter cette concession, inconciliable avec son 
enseignement, déclara que ce qu'il avait dit des trois déesses lui avait 
été suggéré par Satan, non pas révélé par Dieu, et en fît une rétractation 
publique. Les Qoraïchites, comme on peut se l'imaginer, furent vivement 
irrités de cette conduite et résolurent d'en finir radicalement avec le 
scandale. Pour échapper aux périls qui menaçaient la communauté 
musulmane, une troupe d'environ cent croyants, hommes et femmes, 
émigrèrent à nouveau en Abyssinie. Cependant ce n'était point chose 



264 HISTOIRE DES- RELIGIOriS 

facile, étant données les coutumes patriapcàles de l'Arabie, d'imposer 
silence à Mohammed. Tous les parents du prophète devaient faire cause 
commune avec lui; si bien qu'il était impossible de l'atteindre person- 
nellement et seul. Aussi les Qoraïchites mirent-ils eh interdit tout lé 
clan des Hâchimites; ces derniers, obligés de se retirer dans un quartier 
isolé de la ville, souffrirent grandement dans leurs intérêts matériels : 
il semble qu'ils eurent à supporter ce boycottage pendant deux ou trois 
années ; mais le résultat recherché par les Qoraïchites ne fut point atteint, 
«ar, en fin de compte, l'interdit dut être levé. Des épreuves beaucoup plus 
pénibles devaient atteindre Mohammed à quelque temps de là, à savoir 
les morts successives de Khadîja et d'Abou-Tâlib, survenues selon toute 
probabilité en l'année 619. 

Cependant l'idée mûrit en lui d'abandonner à leur sort les Mecquois 
impies et de tenter la prédication de sa doctrine jen dehors de la ville. 
Cette décision, si naturelle qu'elle nous paraisse après les malheureuses 
tentatives que Mohammed avait faites à la Mecque, doit être considérée 
chez un Arabe comme quelque chose d'extraordinaire. Dans la conception 
sociale régnant alors en Arabie, l'individu, isolé du groupe auquel il 
appartenait, n'était plus rien. Sioit que volontairement il eût abandonné 
ce groupe, soit qu'il en eût été repoussé, il était désormais dénué de toute 
protection, considéré comme perdu. Mohammed devait en faire bientôt 
la triste expérience. Ayant cherché à convertir les Tsaqîfites dans la ville 
voisine de Tâïf, il se vit non seulement repoussé avec des injures, mais 
poursuivi à coups de pierres ; et il dut pour sauver sa vie prendre rapi- 
dement la tuitej. Pas plus que rendureissement des Mecquois dans l'incré- 
dulité, cet échec ne lui fît perdre courage. Des événements de cette 
nature lui semblaient de plus en plus confirmer l'énigme de la conduite 
par Dieu des affaires du monde. Dieu dirige les hommes comme il le veut; 
ce dogme n'est point chez Mohammed le fruit de spéculations abstraites ; 
c'est le résultat d'une expérience personnelle de la vie. Bien que les 
hommes ne voulussent rien entendre. Dieu lui avait montré la voie droite; 
c'est ce dont, dans ces temps difficiles, il avait des preuves éclatantes : 
n'avait-il pas vu les Jinn (les esprits) lui apporter leurs hommages? 
(S. LXXII.) N'avait-il pas été transporté en songe à Jérusalem? (S. XVII.) 
Cette dernière vision, très populaire dans l'islam, a été embellie jusqu'à 
devenir une ascension au ciel. Ces événements surnaturels ne lui faisaient 
point au reste perdre de vue les moyens humains de réaliser ses projets. 
Il g|irvint sur ces entrefaites à gagner à sa foi quelques individus appar- 
tenant~a la tribu de Khazraj de Yatsrib (Médine) et venus à la Mecque 
^oMTleHajj. Ces nouvelles conversions semblent lui avoir donné la vue, 
très juste d'ailleurs, comme le reste de son histoire le montre, que sa doc- 
trine trouverait à Médine le succès assuré. Peut-être ce succès fut-il dû à 
l'influence des juifs qui à Yatsrib vivaient parmi les Arabes ; par eux le 
terrain aurait été préparé pour le monothéisme, et les aspirations éveillées 
vers une nouvelle forme de communauté religieuse. En tout cas, le 
nombre des croyants s'accrut très rapidement dans cette ville. En 



L'ISLAM " 265 

l'année 622, un certain nombre de Médinois, Khazradjites pour la plupart, 
mais parmi lesquels se trouvaient aussi quelques Aousites, parurent 
à la Mecque, et eurent un rendez -vous secret avec le prophète à la colline 
d^Aqaba. C'était là déjà que Mohammed et les gens de Yatsrib s'étaient 
rencontrés l'année précédente ; il avait alors recommandé solennellement 
à ses nouveaux adeptes de ne point donner d'associé à Dieu, d'éviter le 
vol, l'adultère, l'infanticide, la calomnie, d'obéir enfin en tout au pro- 
phète. A la deuxième entrevue, Mohammed fit prendre aux délégués 
médinois l'engagement de lui accorder contre tous la même protection 
qu'ils accordaient à leurs femmes et à leurs enfants. Par là, il se détachait 
solennellement de son groupe social, et montrait par sa conduite person- 
nelle que l'islam pouvait rompre les anciens liens de la tribu et faire 
naître un nouveau groupement, celui de la communauté religieuse. Voilà 
l'aspect exact sous lequel il faut envisager la fuite du prophète de la Mecque 
vers Médine. Le mot ffijra (hégire), sous lequel on désigne généralement 
cet événement, ne s'emploie pas en arabe pour indiquer l'action de se 
dérober à un ennemi, d'éviter un danger; il signifie plutôt « abandon 
volontaire d'amis, ou de parents ». L'hégire à partir du temps d'Omar 
fut considérée comme le point de départ de l'ère musulmane. Ce départ 
du prophète fit, comme bien l'on pensera, beaucoup de bruit à la Mecque. 
Mais Mohammed avait pris ses précautions pour que rien ne vînt enipê- 
cher^ni lui ni son ami Abou-Bakr, qui l'accompagnait, de mettre leur 
projet à exécution. La légende a travaillé ici à embellir l'histoire ; nous 
la négligerons, Quant aux adeptes mecquois du prophète, les Qoraïchites 
ne songèrent plus dès lors à les maltraiter et les laissèrent suivre leur 
chef à Médine. Ils reçurent le nom de Mohâjir (compagnons de départ) 
et formèrent, concurremment avec les Ançâr (compagnons qui prêtèrent 
assistance) de Médine, la noblesse de l'islam. 

La tâche qui attendait Mohammed à Médine n'était pas facile ; il s'agis- 
sait d'organiser la nouvelle communauté religieuse. Pour montrer de façon 
effective que l'islam avait brisé les anciens liens de la parenté et de la tribu, 
il institua une véritable fraternité entre chacun des soixante-quinze Mohâjir 
et l'un des Ançâr-, chacun de ces deux frères héritait de l'autre à l'exclusion 
des parents par le sang, et en toute chose les deux individus devaient se 
considérer comme frères. Dans la communauté, les querelles tribales 
étaient abolies : aucun devoir de vengeance ne pouvait subsister entre 
deux croyants. Un oratoire fut édifié; les musulmans s'y réunissaient 
régulièrement, dans la suite, à l'appel du moaddsin (annonciateur de la 
prière) qui fut Bilâl, et y accomplissaient en commun les cérémonies 
du culte d'Allah, sous la direction d'un imam; à cette époque l'imam ne 
fut jamais un autre que Mohammed lui-même. On ne ^ajaraiJL^uère 
exagérer l'importance de cette institution ; elle habitua à l'ordre, à la 
discipline, les Arabes si amoureux d'indépendance et de libre fantaisie. 
On a pu pour cette raison dénonimer à bon droit la mosquée, le champ de 
manœuvres de l'islam, et comparer la quintuple prière de chaque jour, 
— ceci sans méconnaître pour le reste son caractère essentiellement reli- 



2615 HISTOIRE DES RELIGIONS 

gieux, — à un cri de guerre de la coiamunauté des croyants (you Ranke). 
Nous étudierons plus loin dans leur ensemble les devoirs religieux de 
rislam; pour l'instant il suffira de marquer nettement dans quels rapports 
là nouvelle communauté se trouva à Médine avec les païens et les juifs. 
Jusqu'à l'hégire, Mohammed n'avait eu qu'une connaissance superficielle 
et incomplète des conceptions religieuses mosaïque et chrétienne. Il esti- 
mait que sa doctrine concordait grosso modo avec les dogmes de ces deux 
grandes religions, et s'imaginait que leurs adeptes se rangeraient facile- 
ment à sa propre foi. Gomme les juifs se trouvaient en grand nomibre à 
Médine, et que, dans leur ensemble, leurs institutions religieuses pouf Ment 
lui paraître appropriées aux besoins de la nouvelle communauté, il en 
adopta d'abord quelques-unes; c'est ainsi qu'il prescrivit aux musulmans 
de se tourner dans la prière vers Jérusalem, et de jeûner le jour de liip- 
pour (10 Tichri). Mais les espérances qu'ils avaient conçues ne tardè- 
rent point à être cruellement déçues. Les juifs de Médine, curieux 
d'éprouver en Mohammed son caractère de prophète, lui posèrent toute 
sorte de questions; ils voulaient voir si ses réponses concorderaient avec 
la Tora et permettraient de voir en lui le Messie attendu. Mohammed, 
auquel la généalogie des prophètes était encore fort peu famihère, se tira 
mal de l'exameni et les juifs se détournèrent alors définitivement de lui. 
Lui-même, d'autre) part, reconnaissant son erreur, s'empressa de rompre 
avec le mosaïsme. Il prescrivit aux croyants de prier non plus tournés 
vers Jérusalem, mais vers la Mecque; il remplaça le jeûne du 10 de Tichri 
par un jeûne de tout le mois arabe de Mamadhân, dans lequel le Coran 
aurait commencé d'être révélé (S. Il, 181). Bientôt aussi il put voir claire- 
ment qu'il n'en serait pas autrement avec le christianisme; et c'esé- ainsi 
que se forma sa théorie sur a les détenteurs de l'Ecriture » (les chrétiens 
et les juifs) : ces gens, après avoir reçu communication des révélations 
d'Allah par Moûsâ (Moïse) et 'Isa (Jésus), en avaient faussé le texte ou tout 
au moins l'explication (les théologiens musulmans ne sont pas d'accord 
sur ce point) , et avaient suivi divers chemins d'erreur. Le dogme de la 
Trinité était entendu par lui comme affirmant l'existence de trois divinités 
(Dieu, Jésus et Marie) ; il le combattit vivement dans le Coran. Il recon- 
naissait en Jésus un envoyé de Dieu, dont la mission avait été prouvée 
par des miracles, mais déniait qu'on dût rendre à lui et à sa mère des 
honneurs divins. Cependant, dans la conception musulmane, les détenteurs 
de l'Écriture, au nombre desquels furent fréquemment rangés les Çabiens, 
occupèrent une place très différente de celle des païens. Ces derniers 
étaient entièrement plongés dans l'erreur; les premiers, au contraire, pos- 
sédaient sans conteste une portion de la vérité, mais faussée et tronquée. 
Au point de vue politique, Mohammed conclut aussi bien avec les juifs 
qu'avec les païens de Médine une alliance offensive et défensive : les uns 
et les autres conservaient leurs usages, leurs droits antérieurs , mais s'en- 
gageaient à assister le prophète en cas de guerre, et à ne pas aider ses 
ennemis. Peu à peu, la plupart des Khazrajites et des Aousites entrèrent 
au moins en apparence dans la communauté musulmane; mais il resta 



L'ISLAM 26'7 

toujours parmi eux un certain nombre de croyants fort tièdes, peu dignes 
de confiance dans les moments difficiles: ce sont ceux que le Coran 
stigmatise de l'épîthète de monâfiqoûn (hypocrites). Intérieurement, ils 
supportaient avec impatience la domination de l'intrus , du prophète 
étranger; ils déploraient la disparition des coutumes héritées des ancê- 
tres. En Arabes de race pure, ils auraient volontiers rejeté toutes les inno- 
vations de Mohammed; mais la force des choses les obligeait à subir la 
domination du prophète mecquois. 

Peut-être les Mecquois s'étaient-ils crus heureusement débarrassés 
de l'importun prédicateur; peut-être s'imaginaient-ils qu'avant peu les 
Médinois aussi se lasseraient du prophète : dans tous les cas, ces espé- 
rances furent cruellement trompées. Mohammed s'était donné comme 
but la soumission de sa patrie. A quiconque aurait su mesurer la 
distance qui séparait la riche et commerçante la Mecque de la médiocre 
Yatsrib, ce plan aurait semblé ridicule. Néanmoins le prophète ne le 
perdit pas un moment de vue, jusqu'au jour où il le réalisa. La route 
étai^^-lorilîfte à parcourir.; et tout d'abord, Mohammed dut se contenter 
d'organiser, pour le pillage des caravanes mecquoises qui, à leur retour de 
Syrie, passaient dans le voisinage de Médine, des coups de main d'allure 
fort modeste. Ces entreprises étaient parfaitement dans le goût de ses 
nouveaux compatriotes; comme tous les peuples nomades, Kurdes, 
Turcomans ou autres, les Arabes étaient pillards de nature. Dans cette 
guerre, 4es musulmans ne respectèrent pas toujours la trêve solennelle du 
mois sacré, et lorsque la question fut portée devant Mohammed, il relâcha 
les coupables avec quelques reproches fort anodins (S. II, 214). On a dit 
que#ui-même avait ordonné sous main cet acte de traîtrise; nous ne 
saurions-. le considérer comme catégoriquement établi; mais l'eût-il fait, 
qu'il lie conviendrait pas de juger trop sévèrement sa conduite : il ne 
faut pas oublier qu'en Orient, la guerre est essentiellement fourberie; 
toute ruse est licite, parfois même recommandable , contre l'ennemi, 
allât-elle jusqu'à la félonie la plus noire, à la trahison la mieux caracté- 
risée. 

Ces actes de pillage incommodaient fort les marchands mecquois. Aussi, 
sous la conduite d'Abou-Sofyân, qui parait avoir été à cette époque le chef 
de Qoraïch, ils se disposèrent à mettre un terme aux entreprises des cou- 
peurs de routes médinois. Le 16 mars 624, on en vint aux mains auprès 
dii"-puits de Badr. Les Mecquois, bien supérieurs en nombre aux vrais 
croyants j furent complètement défaits. Nombre de Qoraïchites des plus 
riches et des plus considérés furent faits prisonniers, ce qui promettait 
aux Médinois, outre le butin conquis, de riches rançons. Pour éviter 
que l'avidité des Arabes n'amenât quelque conflit dans le partage du 
butin, Mohammed fixa lui-même l'attribution des prises : un cinquième 
devait~lui revenir à lui-même, c'est-a-dire au trésor public musulman, et 
le reste devait être divisé par portions égales entre les combattants. Plus 
importante que le butin fut l'impression produite par ce brillant succès 
sur l'esprit des Médinois et des Bédouins. Dans la ville, personne désor- 



268 HISTOIRE DES RELIGIONS 

mais n'osa se poser ouvertement en adversaire du prophète. Seuls les 
juifs, endormis dans une sécurité imaginaire, n'aperçurent point la portée 
de la victoire de Badr. L'avenir leur réservait un réveil brutal. Un incident 
futile amena peu après un sanglant conflit entre les croyants et la tribu 
juive des Banoû-Qaïnoqa. Ceux-ci durent capituler, furent chassés du 
pays et virent leurs biens confisqués. S 'estimant heureux d'avoir la vie 
sauve, ils s'empressèrent de quitter l'Arabie et d'aller se fixer dans l'antique 
Basan. L'année suivante les Mecquois se vengèrent à Ohod de leur revers; 
cette fois les musulmans furent vaincus. Mais cette défaite, comme le 
succès de Badr, amena l'expulsion d'une nouvelle tribu juive, celle des 
Banoû-Nadhîr. Malgré tout, les malheureux israélites.demeuraient aveu- 
gles et sourds à ces avertissements, et, en 627, les juifs de Médine poussè- 
rent l'imprudence jusqu'à s'allier aux ennemis du prophète dans la guerre 
généralement connue sous le nom de guerre du Fossé. Les Mecquois 
n'ayant retiré aucun avantage de leur victoire d'Ohod, s'étaient résolus à 
venir assiéger Médine; ils avaient mis en œuvre, à cette occasion, un 
déploiement de forces, tout à fait extraordinaire pour l'Arabie, auquel 
avaient coopéré diverses tribus arabes et aussi les juifs du Hijâz. Cette 
fois la lutte était fort inégale, et les croyants ne se hasardèrent point à 
rencontrer l'ennejni en rase campagne. Ils se retirèrent dans Médine, après 
avoir muni le côté Couvert de la cité d'un fossé large et profond, infranchis- 
sable pour la cavalerie. C'était Selmân le Persan qui leur avait enseigné 
ce genre de fortification, et cette guerre en reçut le nom de guerre du 
Fossé. Ce moyen de défense incommoda vivement l'ennemi, et les Qoraï- 
chites ne manquèrent pas d'accuser Mohammed d'avoir employé un stra- 
tagème déloyal, d'autant plus que le fossé fit merveille, et qu'après un 
complet échec, les confédérés durent lever le siège de la ville. Ce furent 
encore les juifs qui supportèrent les conséquences du danger couru par 
Médine. Aussitôt après le départ de l'ennemi, Mohammed se tourna contre 
les Banoû-Qoraïtha, les vainquit et remit leur sort à la sentence du chef 
des Aousites, Sa'd, qui, blessé à mort dans l'affaire, était enflammé de 
courroux contre eux. Sa'd prononça que les hommes devaient être tués, 
les femmes et les enfants réduits en esclavage. Mohammed confirma cette 
sentence, et six cents juifs furent exécutés. La punition était rigoureuse ; 
mais il ne convient point, pour ce meurtre assurément atroce, de taxer, 
comme on l'a fait souvent, le prophète de cruauté et de fourberie. L'acte 
était.pleinement conforme au droit .de la guerre de l'époque ; et, d'autre part, 
on a pu alléguer justement que ces six cents juifs mis à mort sont peu de 
chose en regard des quatre mille cinq cents Saxons que le héros chrétien 
Charlemagne fît exécuter sur les bords de l'Aller. Les conditions obtenues 
précédemment par les Banoû-Qaïnoqa et les Banoû-Nadhîr étaient, d'après 
les idées arabes, extraordinairement douces ; et Mohammed montra combien 
il surpassait ses contemporains, en interdisant la mutilation des cadavres 
ennemis : cette pratique était communément admise dans ces temps bar- 
bares et le fut encore longtemps. 

Cependant le but final du prophète, la soumission de sa ville natale 



l'islam , 269 

semblait encore reculé dans un lointain avenir, lorsqu'il sut, par un 
autre procédé que la guerre, rendre plus proche la réalisation de son 
projet. Il conçut le plan d'accomplir le pèlerinage aux lieux saints en 
compagnie de quelques disciples: au printemps de 628 il se mit en route. 
Naturellement lui et sa petite troupe avaient revêtu l'habit des pèlerins, et 
n'avaient d'autres armes que leurs épées. Il escomptait que les Mecquois 
ne se résoudraient pas à employer contre lui la violence pendant les mois 
sacrés, surtout s'il montrait clairement les intentions pacifiques de son 
entreprise. A vrai dire, lui-même, dans une récente occasion, n'avait 
point respecté l'usage traditionnel de la trêve et avait proclamé le caractère 
véniel de son sacrilège. Mais il savait que ses adversaires, défenseurs des 
vieilles coutumes arabes, se décideraient difficilement à le payer de retour. 
L'entreprise néanmoins était fort hasardeuse, comme il parut bientôt, 
lorsque les Mecquois prirent une attitude menaçante. Mohammed s'ar- 
rêta aussitôt à Hodaïbîya et, dans cette situation critique, montra de 
nouveau pleinement son talent de politique. Les Mecquois étaient natu- 
rellement fort mal disposés pour l'intrus; ils prévoyaient que, étant 
donné le sang versé, les devoirs de vengeance qui les séparaient des 
croyants, la présence de ces derniers au Hajj amènerait un conflit. 
Mais ils n'avaient pas le droit de s'opposer à leur -visite. Enfin, après de 
nombreux pourparlers, ils se décidèrent à conclure avec le prophète un 
compromis : Mohammed n'avancerait point davantage cette fois-là, mais 
pourrait l'année suivante séjourner trois jours à la Mecque à l'époque 
de la fête et en habit de pèlerin. Pour rendre possible l'exécution de ce 
pacte, les deux partis concluaient accessoirement une suspension d'armes 
de dix ans, pendant laquelle ils pouvaient traiter à nouveau; Mohammed 
s'engageait à livrer aux Qoraïchites leurs transfuges, sans réciprocité. 
Mohammed, malgré la répugnance de ses compagnons, s'empressa d'ac- 
cepter ces conditions. Il avait pleinement atteint son but, sinon pour le 
présent immédiat, du moins pour l'avenir ; car il était certain que lorsque 
le. prophète, déjà connu dans toute l'Arabie, se montrerait au Hajj à la 
tête de ses adeptes, tous les regards se tourneraient vers lui; et, pour ce 
moment, il ne se préparait guère moins qu'une marche triomphale. C'est 
ainsi que l'année suivante (629) il parut à la Mecque en vertu de cet arran- 
gement. Les Qoraïchites, qui avaient entre eux et les croyants du sang 
versé, ou du moins les irréconciliables de la tribu, s'étaient retirés sur une 
montagne voisine pour éviter tout conflit. Dès lors quiconque à la 
Mecque possédait la moindre parcelle de sens politique connut que 
l'avenir appartenait à l'islam. Les plus avisés comme Khâlid b. el-Walîd, 
le vainqueur d'Ohod, plus tard dénommé l'Epée de Dieu, et 'Amr b. el- 'Açi, 
le futur gouverneur de l'Egypte, s'empressèrent de se convertir. D'autres, 
comme Abou-Sofyân et 'Abbâs ne s'y résolurent point encore, et préférè- 
rent attendre le moment où la chose serait inévitable. Ce moment ne 
devait guère tarder ; dès l'année suivante, Mohammed mit sur pied des 
forces imposantes pour la conquête de la Mecque. Une contravention au 
pacte d'Hodaïbîya, survenue du côté des Qoraïchites, lui avait fourni une 



270, HISTOIRE DBS: RELIGIONS V ' 

occasion qu'il s'empressa de saisir. La situation maintenant devenait 
pressante; et Abou-Sofyân n'hésita plus à se rendre au camp de 
Mohammed et à faire profession de foi musulmane. La ville entière tomba 
sans coup férir entre les mains du prophète; quelques irréconciliables 
résistèrent seuls. Mohammed fît détruire les idoles, et mettre à mort 
quelques rares individus particulièrement haïs de lui. Bientôt après il 
proclama une amnistie générale. Quant aux sanctuaires de la Mecque et 
aux rites qu'on y accomplissait, il les laissa subsister pour l'avenir. 
Mohammed avait atteint son but. Une dernière fois les Tsaqîfltes et 
diverses tribus confédérées, pour sauver leur indépendance, tentèrent de 
résister par la force à l'islam. Ge fut en vain; après un violent combat, 
ils furent complètement défaits à Honaïn, à la limite entre le Hijâz et 
l'Arabie méridionale. Déjà avant le pèlerinage de 629, la communauté 
juive de Khaïbar, au nord-ouest de la péninsule, avait été attaquée et 
réduite; après la bataille de Honaïn, des députations de toutes les tribus 
vinrent à Médine rendre honimage au prophète. Il les accueillit avec une 
grande dignité et prescrivit à tous les arrivants de renoncer au culte 
des idoles, de reconnaître sa mission prophétique, d'accomplir les cinq 
prières quotidiennes, et de payer l'impôt au fisc musulman. Les trois 
premières de ces~-obligations furent acceptées par les Bédouins ; la der- 
nière, par contre, leur sembla fort lourde ; mais pour l'instant il ne pouvait 
être question de s'y soustraire. Mohammed, sur ce point, se montrait 
inflexible. Les envoyés durent se résoudre à retourner vers leurs con- 
tribules en compagnie de quelques croyants, éducateurs religieux des 
nouveaux convertis, et de percepteurs d'impôts. 

Déjà le prophète nourrissait de plus vastes desseins. Il adressait des 
missives à l'empereur de Byzance, au gouverneur d'Egypte, aux princes 
ghassanides, et au Kosroës pour les inviter à embrasser Fislam. Il prépa- 
rait une expédition contre les Byzantins; il brûlait de mesurer les forces 
naissantes de l'islam contre les nations voisines. Mais, avant de réaliser 
le projet, il lui fallait extirper définitivement de l'Arabie même le vieux 
paganisme ; c'est dans ce but qu'en 631 il envoya à la Mecque son gendre 
'Alî, porteur d'un document de la plus haute importance. Nous possédons 
ce document; il est contenu dans la Soura IX du Coran et porte le titre 
de : (( Rupture d'Allah et de son envoyé d'avec les idolâtres. » Il fut solen- 
nellement lu à Mina devant les pèlerins assemblés. Ge document est 
resté la loi fondamentale de l'islam; il est la règle de l'attitude à tenir 
par les vrais croyants vis-à-vis des adeptes d'autres religions. Essentiel- 
lement, il marque qu'à l'avenir les infidèles n'auront plus l'accès du terri- 
toire sacré, que les conventions passées entre eux et le prophète reste- 
ront en vigueur tant qu'ils en observeront fidèlement les termes; que 
ceux qui ne peuvent se réclamer d'une semblable convention, n'auront 
le choix qu'entre la conversion ou la guerre avec les croyants. Déjà, 
dès les premiers temps de l'hégire, la guerre contre les infidèles avait 
été d'abord permise puis prescrite aux musulmans comme un devoir 
(S. II, V, 186 et suiv., 212-213). 



L'ISLAM 271 

Une dernière fois (632) Mohammed accomplit le pèlerinage de la 
Mecque; ce fut le « pèlerinage d'adieu )). Dans les discours qu'il y tint, il 
s'efforça de faire entendre aux Arabes que les vieilles coutumes avaient 
vécu, que désormais et pour toujours l'islam avait établi l'égalité de tous 
les croyants. C'était encore l'enthousiaste qui parlait, non le politique; 
car s'il avait mieux connu ces Arabes, il aurait compris qu'il leur 
demandait là l'impossible. Déjà sur divers points de. la péninsule les 
tribus étaient en fermentation; plusieurs individus, hommes ou femmes, 
essayaient de jouer au prophète ; ces contrefaçons de l'œuvre de 
Mohammed avaient pour but de la combattre par ses propres armes. 
Cependant la douleur d'assister à l'explosion de ces révoltes fut épargnée 
au vieux prophète. Dans l'été de cette même année 632, il mourut dans 
sa demeure à Médine. 

Il a toujours été fort difficile pour les biographes de Mohammed de 
porter sur sa personnalité un jugement équitable. Le fait ne saurait 
surprendre, étant donné qu'à coup sûr ce fut un homme extraordinaire. 
Son caractère paraît avoir réuni deux éléments qui semblent dans une 
certaine mesure s'exclure : un enthousiasme que rien ne pouvait abattre, 
et un sens des affaires froidement calculateur. On s'expliquera quelque 
peu cette anomalie en songeant qu'il n'aborda son rôle public de réfor- 
mateur religieux que dans son âge mûr, c'est-à-dire à une époque de la 
vie où l'enthousiasme de la jeunesse, s'il n'a point complètement disparu, 
sait du moins se soumettre au besoin aux calculs du bon sens et de l'expé- 
rience. Ce serait méconnaître la réalité historique que de perdre de vue 
l'extrême habileté, la finesse et le tact avec lesquels Mohammed, pendant 
la période mecquoise de son apostolat, sut échapper aux dangers qui le 
menaçaient lui et sa petite communauté; d'autre part, ce serait encore 
commettre une erreur, que d'oublier les éclats de zèle juvénile, d'enthou- 
siasme demeuré intact pour son idéal moral et religieux, qui marquèrent 
la vie du prophète à Médine et même ses discours au pèlerinage d'adieu. 
C'est pourtant là ce qui est trop fréquemment arrivé ; nombre de savants 
chrétiens ont été portés à méconnaître l'unité de son caractère : selon 
eux, le prédicateur mecquois aurait été un prophète convaincu de la 
réalité de sa mission ; le chef médinois ne serait plus qu'un fourbe et un 
voluptueux. On a cru notamment relever dans le caractère de Mohammed 
pendant la dernière période de son existence des vices qui n'y avaient 
point apparu auparavant, et dont s'accommode fort mal sa mission pro- 
phétique. Il est parfaitement inutile de discuter cette dernière assertion. 
A quiconque penserait, avec la dogmatique musulmane, qu'un prophète 
doit nécessairement être sans tache, la biographie de Mohammed offrirait 
de fréquentes difficultés, et les excuses invoquées par les musulmans aux 
tares du fondateur de leur religion, lui paraîtraient insuffisantes. Pour 
ces derniers, Mohammed est le modèle de la douceur et de la sagesse; 
les mesures prises par lui contre ses ennemis personnels, contre les juifs 
de Médine, etc., sont trop anodines plutôt que trop sévères; or un 
Européen ne verra dans ces actes que cruauté, fourberie et désir de 



272 . HISTOIRE DES RELIGIONS 

vengeance. Qu'on songe seulement à David qui, s'il n'est pas considéré 
comme prophète, passe du moins auprès de beaucoup d'âmes pieuses pour 
un héros fort agréable à Dieu, et l'on comprendra aisément que jamais il 
ne soit venu à l'esprit des croyants de mettre en doute la mission du pro- 
phète sous prétexte qu'il n'échappait point aux communs défauts de son 
peuple. Ce qui bien plutôt leur parut étrange, ce fut sa légitimation de la 
guerre pendant les mois sacrés, son mariage avec la femme de son fils 
adoptif Zaïd, etc., bref, dans sa conduite tout ce qui n'était pas habituel 
parmi les Arabes et se trouvait en opposition avec les coutumes héri- 
tées des ancêtres; et là même ils virent la preuve manifeste que pour lui 
il y avait d'autres règles de vie que pour les Arabes. Quant à nous qui ne 
partageons pas leur foi, conserverions-nous même à Mohammed son titre de 
prophète, que nous ne saurions fermer les yeux sur les faiblesses de 
l'homme; mais il n'en reste pas moins qu'à le juger équitablement, à la 
mesure de ses contemporains et de ses compatriotes, il eut même jusque 
dans la période médinoise de sa mission une attitude honorable. Même 
cette sensualité, objet de si fréquents reproches, cause prétendue de ses 
mariages avec une douzaine de femmes, n'est en fin de compte qu'une 
simple hypothèse, cadrant mal avec les allures simples et modestes de son 
premier genre- de vie. En somme le calcul, l'habileté politique paraîtront 
peut-être, plutôjt qu'une sensualité déréglée, les mobiles de ces fréquentes 
unions, surtout si l'on songe qu'il lui était loisible de prendre sans faire 
d'esclandre autant de concubines qu'il le désirait. 

On lui "a reproché encore d'avoir fait appel, pour légitimer ses fautes et 
ses faiblesses, à de prétendues révélations divines; c'est encore là une accu- 
sation dont il convient de limiter la portée morale. Il faut faire entrer en 
ligne de compte les conséquences logiques d'une vocation prophétique une 
fois entreprise. Dans les cas délicats auxquels on fait allusion, amis et 
ennemis le poussaient également à faire appel au jugement de Dieu; il lui 
était impossible de se dérober à cette obligation. Il est certain du reste 
que, dans quelques cas, il aurait pu donner des réponses plus propres 
à nous faire estimer son caractère moral. Mais, en fin de compte, on pourra 
voir que les réponses n'étaient point strictement dictées par son intérêt 
personnel, qu'elles étaient calculées, autant que les circonstances le per- 
mettaient, de façon à résoudre les questions litigieuses , et à contenter 
tout le monde; en fait, le prophète ne s'est jamais mis en contradiction 
avec lui-même, et a su ne jamais compromettre sa dignité. 



§ 58. — Coran, Tradition et Fiqli ^ 

C'est une erreur fort répandue, de croire qu'à sa mort Mohammed 
laissa l'islam entièrement constitué : en réalité, dans le cours des temps, 
cette religion ne s'est pas développée suivant diverses tendances. Sur ces 

1. Bibliographie. — (A). Coran : traduction de Sale, souvent réimprimée (B.-M. Wherry, 
A compi-ehensive commentary on tlie Quran, 4 vol.), traductions de Rodwell, 2° éd., 1876, 



L ISLAM 273 

tendances les opinions naturellement sont partagées. Les uns verront un 
recul là^ii d'autres salueront un progrès. Il est peut-être plus conforme à 
la vérité de reconnaître ici à la fois de l'ombre et de la lumière. A sa mort, 
Mohammed laissait, outre une troupe de disciples enthousiastes, un certain 
nombre de révélations mal ordonnées, dépourvues des explications his- 
toriques souvent indispensables à leur intelligence, et, de plus, le sou- 
venir de son activité, tel qu'il vivait dans la mémoire des musulmans. Il 
semble tout indiqué d'essayer ici un inventaire un peu exact de cette 
succession ; elle est, pour tous les âges, le premier capital de l'islam. 

Pendant sa période d'action publique, Mohammed avait émis nombre 
de décisions, prononcé beaucoup de discours, répandu une foule d'ensei- 
gnements. Entre tous ces propos, il en est qui forment un groupe parti- 
culier, caractérisé extérieurement par sa forme. Le prophète, lorsqu'il avait 
conscience de parler au nom de Dieu, faisait toujours usage de la prose 
rimée, très propre à donner au discours le caractère de la solennité, et qui 
constituait la forme traditionnelle de la prédiction chez les anciens Kâhin 
(devins) arabes. A vrai dire, le style de Mohammed varie avec son âge. 
Dans les premiers temps, il s'exprime en phrases courtes et rythmées. 
Dans la suite, les phrases s'allongent, le rythme s'efface, la rime est plus 
cherchée, plus monotone. Néanmoins, malgré tout, ce signe caractéristique 
de la prose rimée ne fait nulle part défaut. Tous les enseignements où on 
le rencontre, où c'est Allah et non pas Mohammed qui parle, sont, comme 
de juste, des révélations; et, par contre, tous les propos auxquels il 
manque appartiennent à la tradition. 

Les révélations, aussi bien dans leur ensemble que dans leurs différents 
morceaux, portent le nom de Coran (lecture, récitation). Mohammed, qui 
personnellement ne savait ni lire ni écrire, en fît noter partie par un secré- 
taire sur des bouts de papier, des omoplates de mouton, des feuilles de 
palmier, des pierres, etc. D'autres morceaux du Coran étaient conservés 
dans la mémoire de musulmans particulièrement pieux. Déjà sous le pre- 
mier calife Abou-Bakr, un recueil en fut composé par les soins d'un de ces 
secrétaires du prophète, Zaïd b. Tsâbit : dans son ensemble, il ne devait 
guère différer de celui que nous possédons aujourd'hui. Le calife 'Otsmân 
(644-656) fit faire, sous la surveillance de ce même Zaïd et d'autres musul- 
mans experts dans la connaissance du Livre saint, une recension défini- 
tive du texte. On y fit partout emploi d'un dialecte unique, celui des 
Qoraïchites, et l'on donna aux différentes saura un ordre invariable. Les 

et de Palmer, S. B. E., VI, IX, les trois en anglais; — de Kasimirski, 1854, en fran- 
çais; — de Wahl, 1828; de Ullmann, 6 éd., 1862, et de Riickert (extraits publiés par 
A. Millier, 1888, après la mort du poète), toutes trois en allemand. — Introduction au 
Coran : G. Weil, Historisch-kHUsche Einleitung in den Koran, 1844; — Th. Nôldeke, 
Géschichte des Qorans, 1860; — Hirschfeld, Beitràge zur Erklârung des Koran, 1886. 

(B). Tradition : Goldziher, Mohammedanische Studien, 2 vol., 1889-1890; sur le carac- 
tère de la tradition consulter surtout le II" vol. ; — Mathews. 

(G). Fiqh : E. Sachau, Zur âltesten Géschichte des muhammedanischen RechtSy 
Sitzungsb. Wien., LXV; — Goldziher, Die Zdhiriten, 1884; — G. Snouk Hurgronje, 
Le Droit musulman (Revue de l'Hist. des Religions, 1898) et divers articles du même 
auteur. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 18 



274 HISTOIRE; DES RELIGIONS 

exemplaires divergents^ qui subsistaient furent recherchés: et brûlés, si 
bien que les rares variantes dont nous ayons Gonnaissance ne nous sont 
parvenues que par l'intermédiaire de compilateurs postérieurs. Il n'y 
a guère de doute, au reste, qu'on ait fait sous 'Otsmân une œuvre con- 
sciencieuse; tout au plus négligea-t-on quelques versets insignifiants 
par rapport à l'ensemble du Livre. La supposition émise par Weil et par 
d'autres critiques, qu'il y aurait eu dans cette rédaction des falsifications, 
ne s'est point trouvée confirmée à un examen plus approfondi. 

Pour le reste l'ordonnance assignée aux différentes révélations, la dis- 
tribution du livre en 30. sections et 114 Soura (chapitres^, sont choses 
entièrement arbitraires. Elles ont laissé fort à faire à la critique : en effet, 
il nous importe de connaître l'ordre chronologique des différents mor- 
ceaux; par là nous pouvons en trouver l'explication psychologique à l'aide 
des renseignements que nous possédons sur la biographie du prophète et, 
à l'inverse, éclairer cette biographie par les documents inattaquables et 
authentiques que nous fournit le texte sacré. Par bonheur, la critique a 
trouvé dans cette besogne divers points de repère. Tout d'abord, il existe, 
depuis une époque fort ancienne, une répartition traditionnelle des Soura 
en deux groupes : mecquoises et médinoises. Cette division, qu'on trouve^ 
Indiquée dans'M rubrique de chaque Soura, est en général fort acceptable J 
Toutefois, nombre de Soura, surtout des plus longues, sont composées de 
morceaux différents, qui n'appartiennent pas du tout à une même époque 
et, dans ces conditions, l'indication de la rubrique ne saurait donner pour 
une Soura déterminée la certitude qu'elle appartient en entier à la période 
mecquoise ou à la période médinoise. Parfois aussi, il arrive que la tra- 
dition est hésitante, au point de considérer une même Soura comme ayant 
été révélée deux fois. Aussi bien les savants européens ne peuvent-ils se 
contenter de l'indication fournie par l'intitulé. Heureusement, il existe 
un critère : le contenu même des morceaux fournit souvent un élément 
décisif à leur détermination chronologique. Tout compte fait, cette déter- 
mination ne rencontre point en somme de difficultés insurmontables. Il 
faut ajouter que les auteurs arabes et persans ont laissé des travaux 
préparatoires, excellents auxiliaires pour la compréhension du Coran 
dans le fond et dans la forme. Déjà à une époque très ancienne, on mit 
par écrit des discussions relatives à la valeur de certaines expressions 
obscures, au sens de passages difficilement intelligibles. Plus tôt encore, 
il exista des commentaires sur le fond du texte, où l'on avait réuni des tra- 
ditions relatives aux circonstances, aux personnages qui avaient pro- 
voqué l'apparition des différents morceaux révélés. Dans les compilations 
postérieures, on retrouve toutes ces informations, et bien d'autres choses 
encore; et enfin de ces compilations ont été extraits des abrégés qui se 
recommandent par une facilité d'emploi plus grande. Tel est, par exemple, 
le commentaire de Baïdhâwi (xiii° siècle) qui jouit en Orient d'une autorité 
considérable. Il a été muni de gloses et de surcommentaires par les soins 
de savants d'époque plus récente. 

En général le contenu du Livre saint est très compréhensible, quoique, 



L'ISLAM 275 

aoanme lia été dît plus haut, le style du prophète ofiPre, suivaiit les époques 
dû; sa vie, des variations sensibles. Dans les plus anciennes Soura, le 
style est plein d'émotion, d'élévation, il. procède par phrases courtes, par 
images grandioses. Il abonde en serments, destinés à donner à la vérité 
plus de force. Il contient des sorties passionnées contre les adversaires du 
prophète, contre les railleurs qui n'accordent pas crédit à sa mission. La. 
peinture des châtiments de. l'enfer est faite sous les couleurs les plus; 
criardes, et répétée avec une fréquence qui va Jusqu'à l'excès. PluS: tard,.les> 
histoires des prophètes occupent le premier plan. Le style perd sa vivacité 
première et s'applique à conter, dans un vocabulaire d'expressions con- 
sacrées, des histoires qui n'ont guère de variété. Cependant, même à cette 
période, le prophète réussit parfois à se rendre maître de son sujet, et 
a tourner de jolis, contes : telle, par exemple, l'histoire d'amour de Joseph 
et de la femme de Putiphar (S. XII),. devenue si populaire en Orient, 
dans la suite, et qui a fourni la matière de remaniements poétiques à 
nombre d'auteurs persans et turcs. Enfin les Soura de la dernière période 
sont d'un style assez terne, sans flamme, sans art. Ce sont néanmoins 
les plus importantes comme contenu. On y trouve encore des récits, 
des exhortations ; mais ce qui généralement s'y manifeste avec le plus de 
force, ce sont les préoccupations théologiques et juridiques. De longs 
passages sont consacrés à la polémique théologique contre les chrétiens 
et les juifs, ou à des prescriptions rituelles. Aussi bien, ne sont-elles 
jamais devenues aussi populaires parmi les croyants que d'autres textes, 
la Soura GXII par exemple,, qui contient un véritable Credo musulman, 
court, mais extrêmement précis, ou la Soura I, la Fâtiha, et quelques 
autres versets dont nous ne pouvons songer à donner ici une énumération 
complète. La Soura I notamment est récitée par les musulmans dans 
toutes les circonstances de la vie, et peut, en quelque sorte, être comparée 
au Pater noster. 

Le Coran, comme son nom l'indique, est destiné à être ht, c'est-à-dire 
récité. Dans le cours du temps, cette lecture est devenue un art. Il s'en 
faut de beaucoup- que tout le monde le possède, car le Livre saint ne se 
lit pas comme les autres livres. Sa lecture se fait, comme celle de la 
Tora dans les synagogues, sur un ton intermédiaire entre la récita- 
tion et le chant. Tout musulman est tenu d'en apprendre par cœur 
d'assez longs morceaux ; et il y a eu, il y a encore beaucoup d'individus à 
le savoir d'un bout à l'autre. Il est à peine besoin de dire qu'en général, 
le Coran joue un rôle considérable dans l'enseignement public en pays 
musulman, bien plus, qu'il en est parfois l'unique matière. L'enseigne- 
ment de la langue arabe notamment n'a pas d'autre base. C'est pour cette 
raison que l'extension de l'islam est parallèle à celle de la langue arabe. 
Au surplus, toute la littérature musulmane, qu'elle soit arabe, persane, 
turque ou malaise, fourmille de réminiscences coraniques, d'allusions au 
Livre saint, de tournures qui lui sont empruntées. En conséquence, 
quelque place qu'on assigne au Coran dans la vie religieuse du monde 
musulman tout entier, on ne risque guère d'en exagérer l'importance. 



276 HISTOIRE DES- RELIGIONS 

La deuxième source pour la connaissance de l'islam primitif est la 
tradition : elle offre pour les recherches historiques une mine précieuse 
de renseignements; mais son influence sur le développement de l'islam 
primitif a été bien inférieure à celle du Coran. A l'origine, elle fut trans- 
mise de façon purement orale. En effet, l'activité littéraire des Arabes, 
d'une façon générale, ne commence à se manifester qu'au n^ siècle de 
l'hégire. Le mot arabe pour tradition est hadîts : et sous ce terme on 
comprend, non seulement tout ce qu'en dehors du Coran Mohammed a 
dit et ordonné, mais aussi nombre de récits plus ou moins longs, relatifs 
à la vie du prophète et de ses contemporains. Le Coran ne contenait 
nullement un système de lois complet, et il arriva que dès les premières 
années après la mort du prophète, oii se trouva embarrassé sur la pra- 
tique à adopter en présence de certains cas juridiques. Comme il était 
naturel, on eut recours aux familiers, aux intimes du prophète qui 
vivaient encore, par exemple à sa femme, la fine et remuante 'Aïcha. Le 
prophète, leur demandait-on, s'était-il expressément prononcé sur des 
espèces analogues, ou savait-on comment il s'était comporté en telle 
circonstance? La pratique personnelle du prophète {sonna) devint la 
norme à laquelle les musulmans des âges postérieurs s'efforcèrent de 
conformer leur conduite. Il va de soi qu'il y eut toujours assez de gens 
pour fournir des informations. Au début, les choses se passèrent encore 
avec assez de conscience, parce que des mensonges manifestes auraient 
été facilement dénoncés comme tels par les compagnons du prophète 
encore vivants. Mais bientôt les faux renseignements se glissèrent dans 
la tradition, et se répandirent rapidement dans les pays éloignés du 
berceau de l'islam. Avec le temps, le nombre de ces informations 
apocryphes s'accrût dans des proportions invraisemblables : il n'y eut 
guère de pratique, d'opinion, qui ne pût se réclamer d'une prétendue 
tradition du prophète. Les inconvénients de cet état de choses devaient 
se faire sentir aux Arabes eux-mêmes, et il arriva que des critiques 
sévères n'admirent pour authentiques que les traditions dont on pouvait 
citer nominativement toutes les autorités, jusques y compris le témoin 
oculaire du fait rapporté. Lorsqu'on mit par écrit les traditions, ce fut 
pour chacune d'elles une règle invariable de donner d'un bout à l'autre la 
suite de ces autorités. Les âges postérieurs conservèrent cette pratique 
avec un soin pédantesque, alors même que tel ou tel hadîts, contenu dans 
des recueils universellement connus, eût été mis par là à la portée de tous. 
Cette suite des autorités s'appelle la chaîne {isnâd) et donne à la tradition 
son caractère; suivant les cas, la tradition est saine ou faible, bonne ou 
fausse. De cette façon, les collecteurs de traditions des âges suivants 
purent déblayer l'énorme fatras des informations controuvées. C'est ainsi 
par exemple que l'un d'entre eux, Bokhâri (ix'' siècle), tira, prétend-on, son 
recueil composé de 7 275 hadîts, dont beaucoup font double emploi, 
d'une masse de 600 000 traditions. Ce critère purement externe fut le seul 
employé par Bokhâri et les autres collecteurs célèbres, Ibn Mâja, Abou- 
Dâwoud, Tirmidsi, Moslim, Nasâï, dont les recueils sont considérés comme 



L ISLAM 277 

canoniques parles musulmans sonnites. Sans doute, il n'est point suffisant 
et a laissé passer dans la masse du hadîts beaucoup d'informations inaccep- 
tables d'après nos idées critiques. Les traditions n'en gardent pas moins 
une grande importance, sinon pour l'étude de l'époque du prophète lui- 
même, du moins pour la connaissance des plus anciens courants qui 
prirent naissance dans la communauté musulmane. Au surplus, on ne 
saurait méconnaître que dans ces recueils il se trouve une masse d'infor- 
mations sincères et d'une authenticité indiscutable. 

. La tradition n'est jamais devenue dans l'islam aussi populaire que le 
Goran. Les collections énumérées ci-dessus, quoique la matière en soit 
distribuée sous des rubriques déterminées, n'ont jamais pu offrir une 
lecture convenable au grand public. L'extrême variété de leur contenu 
l'a empêché et aussi le besoin qu'on a, pour les bien comprendre, de com- 
mentaires sur le fond et sur la forme. Bien entendu des commentaires de 
cette sorte ne manquent pas dans la littérature arabe, d'autant que 
l'étude de la tradition a fourni et fournit encore dans une certaine 
mesure la matière propre de la science théologico-juridique. Mais précisé- 
ment ce dernier fait indique déjà que l'étude des collections de hadîts en 
elles-mêmes est devenue un objet de la recherche érudite. La composition, 
aux âges suivants, d'abrégés, de petits recueils fort appréciés contenant 
40 traditions, ne put changer cet état de choses. Sans doute, on trou- 
vait dans ces recueils les règles auxquelles les particuliers, et surtout les 
fonctionnaires, devaient dans certains cas conformer leur conduite; mais 
leur forme extrêmement incommode, laissant la porte ouverte aux 
interprétations divergentes, rendait malaisée l'application de ces règles 
aux espèces particulières. Par la force des choses, il devait arriver que les 
collections de hadîts fussent remplacées par de courts abrégés formulant 
en prescriptions claires et concises les devoirs de l'islam. Ces abrégés, ce 
sont les innombrables productions connues sous le nom de livres de 
Fiqh. La signification primitive du mot Fiqh est tout simplement : ensei- 
gnement de la pratique de l'islam. Plus tard, il a servi à désigner la 
science particulière qui apprend à tirer, par déduction, du Coran et du 
hadîts, des règles juridiques valables. Le modeste musulman que 
Mohammed envoyait aux nouveaux convertis, pour leur apprendre à faire 
les prosternations dans la prière, autant qu'il le savait lui-même, devint 
plus tard un théoricien d'école, qui dut enseigner avec précision à ses 
catéchumènes la conduite à suivre dans les diverses circonstances de la 
vie. Ce n'était point une tâche difficile dans les cas où soit le Coran, soit 
le hadîts contenaient des règles expresses, dans ceux encore où l'exemple 
personnel du prophète pouvait servir de guide. Mais qui aurait pu pré- 
tendre à connaître toutes les traditions? qui aurait su la voie à suivre en 
présence de hadîts contradictoires, ou d'une tradition inconciliable avec 
le texte du Coran? Dans de semblables cas, l'individu devait bien faire 
appel, dans une mesure plus ou moins large, à son sentiment personnel 
du droit, et se décider d'après son opinion propre. Bientôt, dans ce 
domaine, des divergences se produisirent, même entre personnages d'au- 



278 HISTOIRE DES RELIGIONS 

Jto rite notable, et les circonstances étant peu favoraMes à une conception 
plus large du droit, on s'efforça à l'intérieur de l'École de s'attacher étroi- 
tement à la lettre du Coran et; de la tradition. C'est ce principe que les 
Thâhirites notamment ont appliqué jusqu'à l'absurde. En outre, des 
nécessités pratiques obligèrent à se ranger absolument à la doctrine de 
tel ou tel des anciens jurisconsultes en renom. De cette façon, aux âges 
postérieurs, tous les musulmans sonnites, c'est-à-dire acceptant les 
recueils officiels de traditions, furent ou Hanaiites, ou Mâlikites, ou 
Châfel'tes ou Hanbalites, suivant qu'ils reconnurent l'école d'Abou- 
Hanîfa, ou de Mâlik, ou de Ghâfe i ou d'Ahmed ben Hanbal. Ces quatre 
personnages vécurent au n" et an ni^ siècle de l'hégire. Les dififérences 
entre ces quatre madshab (c'est le mot consacré, m. à m. direction) sont de 
trop médiocre importance pour être ici exposées. Elles laissèrent au reste 
l'orthodoxie parfaitement intacte. 

Les juristes s'appliquèrent de plus en plus à tout tirer du Coran ou du 
hadlts; pourtant, ils reconnurent, outre ces deux sources du droit, deux 
-autres sources encore, de valeur fort inégale, savoir le consensus de la 
communauté musulmane [ijmâ^] ei le raisonnement par analogie (qiyâs). 
Comme toujours, le consensus n'a été ici qu'une simple fiction juridique. 
En réalité la ^communauté musulmane ne fut jamais unanime. Mais on 
comprendra fsicilement que dès le premier siècle de l'hégire l'accord des 
opinions se soit établi snr certains points, sans qu'on ait pu légitimer les 
décisions admises par l'exemple du prophète, ni les appuyer de preuves 
coraniques ou traditionnelles. A vrai dire, on eut recours, en pareil cas, 
autant qu'il était possible, à des traditions forgées après coup. Mais, 
avec le cours du temps, ce procédé fut abandonné; et alors la théorie du 
consensus, qui avait toujours eu quelque importance dans la pratique, 
fournit fort à propos le moyen de rejeter les innovations, et de ratifier 
après coup des idées généralement admises. On posa en axiome que (c la 
communauté musulmane ne pouvait se trouver d'accord sur une erreur » ; 
et, dans une certaine mesure, on attribua ainsi au consensus l'infaillibi- 
lité. Étant donnée la richesse de la tradition, ce n'est que dans de rares 
hypothèses qu'on eut à appeler à l'aide le consensus. Quant au raison- 
nement par analogie, son emploi fut plus limité encore et sa légitimité 
comme source du droit ne fut jamais universellement reconnue. 

A un autre point de vue, les livres de Fiqh contiennent encore diverses 
choses importantes à connaître et qu'on ne trouverait ni dans le Coran 
ni dans le hadïts ; telle, par exemple, la division des actions humaines en 
fardh (catégoriquement ordonné), sonna (d'un usage recommandable), 
halâl (permis ou indifférent), makrouh (blâmable), harâm (catégorique- 
ment interdit). Quant aux motifs qui ont fait assigner aux actions prises 
individuellement tel ou tel caractère, nous ne saurions les exposer ici. 
C'est encore dans les livres àe Fiqh qu'on trouve la distinction des 
devoirs de l'homme en devoirs incombant à l'individu, et devoirs incom- 
bant à l'ensemble de la communauté. La guerre sainte, par exemple, n'est 
pas une obligation individuelle ; elle pèse solidairement sur l'ensemble de 



- L'iStAM 279 

là communauté musulmane, et seulement pour le cas où le chef légal y 
appelle les vrais croyants. D'autre part, les livres de FiqhjiQ contiennent 
que des prescriptions pratiques. Ils ne font aucune place aux préoccupa- 
tions théologiques. Ce li'est pas que le credo musulman leur soit indiffé^ 
rent, bien au contraire. Mais pour leurs auteurs il va de soi qu'on s'en 
tienne en pareille matière au texte précis du Coran et de la tradition ; à 
leurs yeux, tout développement relatif à ces problèmes est superflu; ils 
évitent ainsi de paraître vouloir corriger Allah et son envoyé, et échap- 
pent aux conséquences possibles d'une semblable tentative, l'hérésie et 
même l'incrédulité. Aussi, les grands jurisconsultes ont-ils recommandé 
instamment de ne jamais s'occuper de problèmes de ce genre, et de ren- 
voyer, quand une question embarrassante se présente, au Coran et à la 
tradition. Si ces sources offrent contradiction entre elles ou ambiguïté^ 
il faut déclarer sans profit toute recherche sur le « comment » de ces 
choses. — C'était bien là un aveu d'impuissance, d'ailleurs justifié; à la 
longue cependant ses inconvénients durent apparaître; et les juriscon- 
sultes postérieurs abandonnèrent leur réserve, le jour où l'apologétique 
orthodoxe réussit à opposer victorieusement aux théories hérétiques un 
système d'argumentation rationnelle. Mais c'est seulement sous la pres- 
sion des circonstances et presque à contre- cœur qu'ils admirent la 
dogmatique dans les disciplines de l'école. 



§ 59. -— La loi religieuse de l'islam. ^ 

La loi religieuse musulmane, comme la loi mosaïque, considère en 
première ligne le culte, puis les règles de la vie privée, puis les institu- 
tions juridiques et enfin le droit public. L'exposition de cette loi n'a 
jamais revêtu chez les auteurs musulmans le caractère d'un véritable sys- 
tème. Jamais il n'y a eu de leur part de tentative pour déduire les pres- 
criptions particulières de quelque principe religieux unique et général. 
Cependant un certain souci de l'ordonnance des matières peut être 



1. Bibliographie. — La loi religieuse musulmane est exposée de façon plus ou moins 
complète dans les ouvrages généraux sur l'islam (cf. sup.). Il existe d'autre part 
différentes traductions, la plupart en français, d'ouvrages spéciaux ': Minhadj et-Tâlibin, 
le guide des zélés croyants, manuel de jurisprudence musulmane selon le rite de 
Chàfe'ï, texte avec traduct. par L. W. G. v. d. Berg, 3 vol., 1882-1884; — Fath el-Qarîb, 
La révélation de l'omniprésent, texte et traduct. par L. W. G. v. d. Berg, 1896, égale- 
ment châfe^ïte; — M. Perron, Précis de jurisprudence musulmane selon le rite malékite 
par Khalîl ibn-Ishdk {Exploration scie7itifique de l'Algéi^ie, X-XV); — 0. Houdas et 
F. Martel, La Tohfat d'Ebn Acem, texte arabe avec traduction française, commentaire 
juridique et notes philologiques, 1882-1893, également màlikite; — Ch. Hamilton, The 
Hedaya or guide, etc., 1791, hanafîte. L'exposé de Mouradgea d'Ohsson est également 
puisé à des sources hanafites. — Sur les divergences de détail entre les quatre 
écoles : Balance de la loi musulmane de Gha^rani, traduction Perron, publiée par 
J.-D. Luciani, 1898. 

Ouvrages généraux. — N. von Tornaw, Das moslemische Reckf, 1855; — L. W. G. v. d. 
Berg, De Beginselen van het tnohammedaansche Recht, 3® éd., 1883 (trad. franc., 1896); 
Cf. G. Snouk Hurgronje in Ind. Gids, 1884. 



280 HISTOIRE _DES RELIGIONS 

remarqué dans les livres de Fiqh. Les prescriptions rituelles y sont 
données en première ligne. Quant au droit public, il est absent de ces 
écrits; il faut le chercher dans des traités spéciaux. Au surplus l'exposi- 
tion de ces matières est passablement désordonnée. 

La loi rituelle traite essentiellement des cinq devoirs fondamentaux, les 
cinq piliers, comme l'on dit, de l'islamisme : la profession de foi, la prière, 
l'aumône, le jeûne, le pèlerinage de la Mecque. La profession de foi musul- 
mane n'est point ici l'objet d'une exacte détermination dogmatique. Il est 
simplement prescrit au nouveau converti, préalablement purifié de la 
souillure de l'infidélité par une ablution rituelle générale, de prononcer 
la formule bien connue : « Allah seul est Dieu et Mohammed est l'envoyé 
de Dieu. » Cet acte implique à lui seul la sincérité de la conversion. Dès 
lors, l'apostasie n'est plus permise, car le renégat est menacé de la peine 
de mort. Prononcer la profession de foi équivaut à prendre l'engagement 
de suivre toutes les prescriptions de la loi musulmane. 

La prière [Calât] n'est point un acte unique et analogue à ceux que 
nous entendons sous ce mot. C'est tout un culte qu'on doit rendre à Dieu 
cinq fois par jour, à savoir : une première fois entre le point du jour et le 
lever du soleil, puis à midi, au milieu de l'après-midi, au coucher du 
soleil, et après^la tombée de la nuit; Le lieu de ce service divin n'est point 
fixé de façon précise et exclusive. Tout endroit légalement pur est conve- 
nable à cet effet, quoique se trouvent partout des édifices spécialement 
ajBfectés à la prière, les mosquées. Le mode de construction de ces mos- 
quées n'est point en tous pays uniforme. Cependant, on y trouve généra- 
lement des tours élancées, les minarets, d'où le moaddsin annonce à 
haute voix les heures de la prière. A l'intérieur, une niche indique la direc- 
tion de la Mecque, vers laquelle le fidèle doit tourner sa face quand il prie. 
Une .chaire est destinée aux sermons d'édification, généralement assez 
courts, qne le prédicateur (Khatîb) prononce au service solennel de midi le 
jour du vendredi, et à certaines fêtes de l'année. Il est indispensable, avant 
la prière, d'accomplir une ablution rituelle du visage, des mains jusqu'au 
CQu4e, des pieds jusqu'à la cheville. Lorsque le fidèle n'a point d'eau à sa 
disposition, par exemple dans le désert, il peut exceptionnellement rem- 
placer cette ablution par une friction avec du Sjabje. La prière en elle- 
même se compose d'au moins deux Rik'a; chaque Rik^a comprend l'exé- 
cution d'une série rigoureusement fixée de mouvements du corps, et la 
récitation d'une série rigoureusement fixée de formules religieuses. Afin 
créditer, dans l'accomplissement de ces actes, des erreurs qui invalide- 
raient la prière, les fidèles, dans les mosquées, doivent se mettre en rang 
derrière un directeur de prière* (/mam) et imiter tous ses mouvements. La 
prière est en principe une louange adressée à Allah, un hommage qui lui 
est rendu par son serviteur; toutefois elle revêt dans quelques cas un 
caractère quelque peu différent : par exemple, à l'occasion des éclipses de 
lune et de soleil, dans des grandes sécheresses, dans les funérailles, et en 
général dans toutes les entreprises importantes de la vie. 

Le troisième pilier de l'islam nous offre une institution absolument 



; L'ISLAM 281 

siiigeneris. Il s'agit d'une sorte d'impôt sur les matières d'or et d'argent, 
le gros et le petit bétail, les fruits de la terre, les marchandises, que l'indi- 
vidu doit acquitter toutes les fois qu'il possède de ces espèces plus qu'un 
minimum très exactement fixé. Le produit doit en être versé dans la 
caiisse publique; il est affecté à des destinations prescrites par le Coran 
(S. IX, 60). Le nom arabe de cette institution est Zakât, qu'on traduit 
d'ordinaire, mais non d'une façon parfaitement adéquate, par les 
mots : taxe des pauvres. Il faut remarquer en passant, que, d'après les 
passages du Coran relatifs à la Zakât, le revenu devait en être partielle- 
ment destiné à gagner à l'islam des gens influents, à attacher plus étroi- 
tement à la nouvelle religion les cœurs de ceux qui penchaient vers elle. 
Mais dès le califat d'Abou-Bakr, tout droit au produit de la Zakât fut 
formellement dénié aux personnages en question. C'est en outre le pre- 
mier calife qui fixa le taux de cet impôt au quantum exact qu'on trouve 
mentionné dans les livres de droit ; il le fît, lorsque, à la mort de Mohammed, 
les Bédouins ayant refusé de payer désormais le tribut, il dut les con- 
traindre par la force à continuer ce devoir. Depuis ce temps, la Zakât fut 
en principe le seul impôt légal que les croyants eurent à acquitter; mais, 
dans la pratique, on s'est fréqueniment écarté de cette règle; et naturel- 
lement, il ne saurait en être question en pays où le gouvernement se 
trouve en des mains non musulmanes. On s'est habitué, en outre, à rem- 
placer la Zakât par des aumônes facultatives {Çadaqât), destinées à l'en- 
tretien des pauvres ; au reste, comme l'a montré Snouk Hurgronje, le 
Coran ne fait pas primitivement de distinction entre les termes Çadaqa 
et Zakât. La nature et le quantum des aumônes à fournir sont déter- 
minés de façon plus ou moins exacte par la coutume locale; et notam- 
ment, dans tous les pays musulmans, les fidèles fournissent une certaine 
quantité de produits alimentaires, blé, farine, dattes, riz, etc., à titre 
d'aumône, à la fin du mois de jeûne.- 

L'époque du jeûne est le mois de Ramadhân. Pendant ce mois, du lever 
au coucher du soleil, le fidèle doit s'abstenir de manger d'abord et aussi 
de boire, de fumer, de respirer des parfums ou des onguents. Toutes ces 
interdictions sont levées pour la nuit. Étant donné que le comput 
musulman ne connaît que des mois lunaires, il arrive que le Ramadhân 
peut tomber à toutes les saisons de l'année. En été, il constitue une obli- 
gation particulièrement pénible, et produit alors souvent chez les fidèles 
une excitation religieuse, accrue encore par des pratiques extraordinaires 
de dévotion. Les malades, les voyageurs, les soldats en expédition ne sont 
pas astreints au jeûne, mais doivent racheter plus tard l'omission de ce 
devoir par un jeûne de remplacement, ou encore, quand ce jeûne ne leur 
est pas possible, par l'acquittement d'une rançon dont le quantum est 
fixé d'après le nombre des jours. La fin du Ramadhân est marquée par une 
fête religieuse, appelée petit Beïram en pays turc et qui est célébrée avec 
beaucoup d'éclat. En dehors du Ramadhân, il existe encore des jeûnes obli- 
gatoires destinés à expier certaines infractions ; enfin la loi musulmane con- 
naît également les jeûnes surérogatoires facultatifs (cf. S. II, 179-183'). 



2^2 ^ HISTOIRE DES RELIGIONS 

Enfin tout musulman qui en est capable, et possède les moyens pécu- 
niaires suffisants, doit entreprendre une fois dans sa vie le pèlerinage de 
la Mecque, et accomplir les cérémonies qui y sont prescrites. Nous les 
avons décrites dans la partie de cette étude consacrée au paganisme 
arabe; aussi bien n'en donnerons-nous point ici une exposition détaillée, 
qui demanderait beaucoup de place, et n'offre au reste pour la connais- 
sance de l'islam aucun intérêt spécial. Il suffira d'indiquer que les 10, 11 
et 12 de Dsou'l-liijja sont, non seulement à la Mecque, mais dans tout 
l'islam, des jours de fête, dont on consacre la solennité par des sacrifices. 
Les Turcs ont appelé cette fête le grand Beïram ; mais il faudrait se garder 
d'en conclure qu'elle a plus d'importance que le petit Beïram; elle en a 
moins, au contraire. 

Les lois de la vie domestique et familiale ne se trouvent pas contenues 
dans les livres de Fiqh. Il y a pour cela des codes des bienséances, 
qui parfois offriront le plus grand intérêt aux ethnologues; ils sont 
consignés dans des ouvrages spéciaux, les livres à'Adab. Tout cela 
n'est au reste rattaché à l'islam que par des liens fort lâches. Pour la 
plus large part, ces règles ont leurs racines dans de très anciennes cou- 
tumes de l'Orient. Ce qui seul est bien musulman, c'est de rapporter 
expressémeipLi à Dieu toutes les actions, même les moindres ; les mots 
« au nom àe/ Dieu » {Bismillah), la Fâiiha (1''^ Soura), et d'autres for- 
mules religieuses doivent être prononcés en nombre de circonstances. 
L'islam a beaucoup plus profondément pénétré certaines institutions 
sociales comme le mariage et l'esclavage; les règles de pureté, diverses 
interdictions portent sa marque : celles du vin, des Jeux de hasard, de 
la représentation figurée des êtres animés. Il n'est guère facile de porter 
en bloc un jugement général sur l'influence de ces prescriptions de 
l'islam ; car, s'il est évident que le développement de l'art en a souffert, 
il paraît bien par contre que la moralité publique y a gagné. En ce 
qui concerne le mariage, il est constant aussi que si l'islam a réduit 
a quatre le nombre légalement autorisé des épouses, il a par ailleurs 
accepté et confirmé la situation inférieure que les femmes occupent dans 
les sociétés orientales. Il a même peut-être encore diminué leur inffuence 
dans la vie publique, en les renfermant dans leur intérieur, et leur impo- 
sant de se voiler en présence d'hommes étrangers à la famille. Cette der- 
nière prescription fut à l'origine particulière aux femmes du prophète ; 
mais elle prit un caractère général lorsque les affaires de famille du pro- 
phète devinrent l'objet de l'intérêt général de la société musulmane. 
Tout cela, sans aucun doute, cadre fort bien avec les idées sociales de 
l'Orient. On aurait tort d'y voil* avec A. Mûller les conséquences extraor- 

] dinaires et imprévues de l'accidentelle imprudence d'une jeune femme. 
Mais il n'est' point contestable que l'islam, n'eût-il fait que confirmer 
d'anciennes coutumes, a rendu fort difficile l'affranchissement futur des 
femmes dans la société qu'il fondait. La femme mariée n'a pour ainsi dire 
pas de droits en face de son époux; celui-ci peut lui donnera son gré de 

-nouvelles compagnes et rivales ; il a le droit, quelle que soit la répugnance 



L'ISLAM ^283 

de la femme à cet égard, delà répudier à sa guise, à la simple conditi©ii de 
verser immédiatement le prix de la dot. A ce point de vue, la situation 
de l'esclave qui a donné un enfant à son maître peut passer pour privi- 
légiée : on n'a phis dès lors le droit de la vendre, et elle devient libre 
ipso facto à la mort du père de son enfant. 

Beaucoup plus heureuse a été l'influence de l'islam sur l'institution de 
l'esclavage ; il y a eu ici progrès, réalisé non seulement par voie de pres- 
criptions morales, mais par des décisions législatives. L'esclave, en droit 
musulman, n'est plus une simple chose entre les mains de son maître; il 
lui est possible de stipuler, par contrat, avec ce dernier, son rachat à terme. 
Libérer un esclave est, au reste, une action très méritoire que les pieux 
musulmans accomplissent fréquemment. Le traitement des esclaves est 
en général empreint d'humanité; et l'histoire nous montre d'assez fré- 
quents exemples d'esclaves arrivant aux plus hautes dignités dans les 
empires musulmans. 

Le code de pureté de l'islam est beaucoup plus simple que celui du 
judaïsme, avec lequel il a du reste de nombreux points communs. Le 
contact des cadavres, l'accomplissement des fonctions sexuelles rendent 
indispensable une ablution générale. La viande de porc et, en principe, 
toute chair d'animal qui n'a pas été égorgé selon les prescriptions rituelles 
est interdite au croyant. L'islam partage avec le mosaïsme l'horreur de 
l'absorption du sang, et les prescriptions sur regorgement ont pour but 
-d'amener l'épuisement complet du sang de l'animal abattu. , 

Le droit pénal n'offre rien de bien particulier. En cas de meurtre ou\ 
d'homicide par imprudence, les offensés peuvent accepter une composition 
(cent chameaux). La même règle s'applique pour les différentes variétés 
de blessures; de cette façon, la rigueur de la loi du talion peut être évitée. 
Le vol d'objets mobiliers de quelque valeur est puni de l'amputation de 
la main. 

Nous laisserons de côté le droit public de l'islam, son droit de la guerre 
«t son droit civil. Il nous suffira ici de quelques observations sur les 
principes qui règlent les rapports de l'islam avec les infidèles. Nous avons 
dit plus haut (p. 16) que le prophète, aussitôt après son arrivée à 
Médine, avait permis, puis recommandé aux croyants la guerre sainte 
[Jihâd] contre les infidèles, — les Mecquois; — nous avons remarqué 
aussi (p. 28) qu'il s'agit là non d'un devoir individuel, mais d'une obliga- 
tion collective de la communauté musulmane, et que le but recherché 
était l'anéantissement du paganisme en tant que puissance publique. 
C'est en vertu de cette idée- que Mohammed fit détruire les sanctuaires 
des idoles, et frappa des châtiments les plus sévères l'accomplissement 
de certaines pratiques païennes. Pour ce qui est des chrétiens et des 
juifs, Mohammed, lorsqu'il pénétra toute la différence qui séparait leurs 
conceptions de la sienne, résolut de briser leur puissance politique; 
mais il leur toléra, sous réserve de quelques limitations, le libre exercice 
de leur culte, à la charge d'acquitter une capitation personnelle dont il 
fixa la quotité. Les adhérents de ces religions forment ainsi, en pays 






284 HISTOIRE DES RELIGIONS 

jhusulman, un Etat dans l'Etat; Us ont leur organisation, leurs lois 
propres; mais, dans les litiges entre particuliers, musulmans d'une 
part, juifs ou chrétiens de l'autre, la situation inférieure de ces derniers 
se fait vivement sentir; par exemple, leur témoignage n'est jamais 
admis contre celui d'un vrai croyant, etc. Les successeurs de Mohammed 
s'en tinrent exactement à ces règles fondamentales; sauf en ce qui 
concernait le territoire même de l'Arabie. Ils imaginèrent de le purifier 
de la présence de tous les infidèles, y compris les chrétiens et les juifs, 
et obligèrent les sectateurs de ces deux religions établis dans la pénin- 
sule à émigrer; ce en quoi ils se réclamaient de l'exemple même du 
prophète qui avait agi ainsi vis-à-vis . de quelques tribus Israélites 
du voisinage de Médine. Par contre, la tolérance précitée fut parfois 
étendue, en dehors de l'Arabie, non seulement aux sectateurs du Christ 
et de Moïse, mais aux mages de Perse. En ce qui concerne ces derniers, 
cette tolérance était entièrement laissée au bon vouloir des gouverneurs 
de provinces. Rien dans la loi divine n'en faisait une obligation pour 
les fonctionnaires, qui souvent mirent à profit les circonstances pour 
arracher de l'argent aux malheureux zoroàstriens, ou les accabler des 
pires vexations : c'est pourquoi il n'a pu subsister en Perse, jusqu'à 
l'époque actuelle, qu'un nombre infime des adeptes de cette religion. 

Le préjugé 'populaire d'après lequel l'islam n'aurait laissé aux vaincus 
que le choix entre la mort ou la conversion n'est donc nullement fondé. 
La guerre sainte est destinée non point à amener la conversion des infi- 
dèles, mais à anéantir leur puissance politique. Que les vaincus embras- 
sent ou non l'islamisme, c'est là leur affaire personnelle; parfois même 
les souverains arabes virent d'un mauvais œil les conversions. Ils n'encou- 
ragèrent que très rarement les tentatives pour l'islamisation des vaincus, 
préjudiciable aux intérêts du fisc. Ce devoir de la guerre sainte, puissant 
facteur de l'expansion de Fislam dans les premiers âges, est devenu 
aujourd'hui, pour les empires musulmans, la situation respective des 
divers peuples s'étant très modifiée,, une source certaine d'embarras. Offi- 
ciellement, toute puissance non-musulmane doit être considérée comme 
un ennemi, avec lequel des motifs d'opportunité peuvent seuls permettre 
de vivre en paix. Le dommage moral n'est pas moindre : ce dogme a 
engendré chez les vrais croyants l'esprit d'arrogance; il leur fait considérer 
avec le plus profond mépris les adeptes des autres religions et les a sou- 
vent conduits à des actes de violence et d'injustice. 



§ 60. — La lutte sur le dog-me ^ 

C'est un fait généralement bien connu qu'après la mort de Mohammed, 
sous le califat d"Omar I (634-444), les Arabes conquirent, en un temps 
incroyablement court, la Perse tout entière, la Syrie, l'Egypte et les pays 

1. Bibliographie. — Abu'1-Fath Muhammad asch-Schahrastâni, Religionspartheien und 
Philosophenschulen, traduction allemande de Th. Haarbrûcker, 2 vol., 1850-1851; — 



L'ISLAM 285 

limitrophes. A l'histoire générale d'expliquer la.rapidité surprenante de 
ci f-vîctoîfësT ce qui nous intéresse, c'est que par là l'islam vint en contact 
avec des idées étrangères,- qu'il eut à engager la lutte avec deux religions, 
christianisme et zoroastrisme, douées d'une force de résistance tout autre 
que celle du paganisme arabe antéislamique. Il faut se garder de croire 
que les peuples vaincus, dès la première pression, se convertirent en 
masse- à l'islamisme. La conversion ne se réalisa que graduellement, et 
en divers points du monde musulman les religions antérieures ont pu se 
maintenir jusqu'à notre époque. Mais les pays conquis furent littéralement 
inondés d'Arabes qui partout apportèrent avec eux leur religion et leur 
idiome; par là, dans la plupart de ces contrées, les croyances autres que 
l'islam, les langues autres que l'arabe, se trouvèrent reléguées au second 
plan; et même, elles auraient peut-être complètement disparu si l'islam 
pendant une longue période ne s'était vu paralysé par des dissensions 
intestines. Il advint alors que les sentiments religieux ou nationaux des 
peuples soumis purent, sous l'oppression des conquérants, reprendre 
momentanément haleine; d'autre part, l'ambiguïté du Coran et de la tra- 
dition leur offrit fort à propos le moyen de relever la tête et de se venger 
de la domination exécrée des Arabes; les traductions des chefs-d'œuvre de 
la logique et de la dialectique grecques leur fournirent les armes avec 
lesquelles ils purent longtemps combattre victorieusement l'orthodoxie. 
La prépondérance des opinions hétérodoxes donne à l'histoire de l'islam 
pendant les trois premiers siècles un caractère de variété fort intéressant; 
et ce spectacle contraste singulièrement avec l'image de stationnement, 
d'apparente immutabilité que nous offrent les âges suivants, lorsque la 
suprématie de l'orthodoxie s^est établie sans conteste. Même, dans la 
suite, l'orthodoxie musulmane s'est accommodée de ces déchirements pri- 
mitifs. D'après une tradition fort peu authentique, Mohammed aurait 
prédit que son peuple se diviserait après lui en 73 sectes, dont une seu- 
lement échapperait au feu de l'enfer. Les auteurs orthodoxes s'arrangent 
dans leur dénombrement de manière a atteindre exactement ce chiffre. On 
nous excusera de ne pas suivre leur exemple et de ne considérer que quel- 
ques sectes dans l'histoire des hérésies musulmanes. 



A, von Kremer, Gesehichte der herrschenden Ideen des Islam, 1868; CuUurgeschichte 
des Orients unter den Chalifen, 2 vol., 1876-1877; Culturgeschichiliche Streifzûge; — 
H. Steiner, Die Mu^taziliten oder die Freidenker im Islam, 1865; — M. Th. Houtsma, De 
strijd over het dogma in den Islam tôt op el-Asch'^ari, 1875; — R,-E. Brûnnow, Die 
Charidschiten unter den ersten Omayyaden, 1884. — Sachau, Ueber die religiôsen 
Anschauungen der Ibadhidischen Mohammedaner in Oman und Ostafrika (Mitth. Seminar 
fur or. Sprachen, II). 

Sur rincrédulité dans l'islam : I. Goldziher, Salih à. Abd al Kuddus und das Zin- 
dikthum wlihrend der Regierung des Chalifen al-Mahdi {Transact. of the IX Intern. 
Orient. Congr., Il, 104 et ss.); — M. Th. Houtsma, Zt«« Kitâb al-Fihrist (Wiener Zeitschr, 
fur die Kunde des MorgenL, B. IV); — A. von Kremer, Ueber die philosophischen 
Gedichte des Abul ^Ala Ma^arry {Sitzungsberichte Wien, B. CXIII, 1888); — The quatrains 
of Omar Khayyam, the persian text with english translation byE.-H. Winfîeld, 1883; 
traductions allemandes de von Schack, 1878, et de Bodenstedt, 1881; traduction fran- 
çaise de Nicolas, 1877. 



2S6 HISTOIRE DES RELIGIONS -, 

La première questiGn qui divisa les croyants,, et a engendré dans rislàrn 
une scission défîniinve; et permanente, était à. l'origine d'ordre purement 
politique. Lorsque Mohammed fut mort,, on ne sut point exactement qui 
après lui devrait commander aux musulmans. Lui-même n'avait rien 
prescrit à cet égard, et le principe de rtiérédité n'était pas chez les Arabes 
la règle de la transmission du pouvoir. Le Coran et la tradition étant 
muets, il ne restait qn'à s'en remettre au choix de la. communauté des 
croyants. En conséquence, les Sonnites ont pu soutenir que les quatre, 
premiers califes, élevés à leur dignité par la voix, du peuple, sont seuls les 
légitimes successeurs du prophète. Les Omeyyades et les Abbasides ont été 
califes « de fait », non « de droit ». Néanmoins la doctrine orthodoxe a 
posé en principe que l'obéissance leur était due parce que « Dieu dans sa 
sagesse élève qui il veut et abaisse qui il veut ». 

Tout cela semblait très clair aux Sonnites. Mais lorsque le faible 
'Otsmân fut tombé victime du vif mécontentement soulevé par sa déplo- 
rable administration, qu'aussitôt après la guerre civile eut éclaté entre le 
nouveau souverain 'Alt et ses nombreux adversaires, une autre concep- 
tion, fort différente de celle des Sonnites, se fît jour sur la question du 
califat. Le principe de la transmission héréditaire du pouvoir, s'il ne 
semblait pas-^aux Arabes d'une valeur évidente, était, par contre, d'après 
les idées des /Persans, le seul auquel l'on pût s'en remettre; et logique- 
ment, ces derniers en concluaient que l'élévation au califat d'Abou-Bakr, 
d"Omar et d'^Otsmân n'avait eu aucune valeur, que seuls les parents 
du prophète pouvaient prétendre à cette dignité. Or Mohammed n'ayant 
pas laissé d'enfants mâles, sa fille Fâtima et son gendre "Alî se trou- 
vaient être ses seuls successeurs légitimes. Sans doute, Mohammed avait 
eu plusieurs filles; 'Otsmân, aussi, était son gendre. Mais les droits 
particuliers d' 'Alî se trouvaient d'autre part confirmés par un propos 
exprès du prophète en sa faveur. Ajoutons que les Sonnites, de leur côté, 
rejetaient ce prétendu propos. Nous ne prétendons pas, au reste, que ce 
système légitimiste fût tout d'abord formulé avec cette logique par les 
partisans d"Alî (C/ira= Chiites); mais c'était bien là néanmoins que 
résidait leur divergence d'avec la vieille conception arabe et la' doctrine 
orthodoxe; ils continuèrent dans la suite à serrer de plus en plus la trame 
de leur théorie, à en retravailler les détails. 

Il existait encore sur la question de l'imamat une troisième manière de 
voir, très proche de celle des Sonnites et radicalement opposée à la con- 
ception des Chiites. C'était celle des Khârijites qu'on, a comparés non 
sans raison aux Zélotes juifs, et aux Puritains anglais. Primitivement ces 
sectaires se rattachaient au parti d"Alî, non qu'ils eussent le moindre 
penchant pour les théories légitimistes, mais parce qu'ils acceptaient 
son élévation au califat par le choix de la communauté. Dans la suite 
ce malheureux calife: rencontra de toute part, chez la veuve du pro- 
phète, chez les plus considérables des compagnons, une vive opposîtion, 
et une terrible guerre civile éclata, dont on ne pouvait prévoir la fin. Ces 
événements irritèrent profondément les Khârijites. Ils en arrivèrent à 



L'ISLAM ; 2&7 

cette. conviction qu'il fallait briser avecles compagnons les plus renom- 
més, avec l'aristocraliie de l'islam. Ces gens, pensaient-ils, sont tous mora- 
lement corrompus ; ils ne considèrent dans l'islam que leur avantage 
personnel; ils méritent à peine le nom de croyants. Le rival d"Alî, 
le rusé Mo 'a wiya, alors gouverneur de Syrie et futur fondateur de la 
dynastie omeyyade, sut aiguiUonner le mécontentement de ces égali- 
taires,' si bien que les plus avancés d'entre eux ne tardèrent point à 
prendre les armes contre 'Alî; celui-ci dut les réduire par la force. Ce 
premier soulèvement fut rapidement étouffé, mais des explosions plus 
violentes se produisirent sous le règne des Omeyyades ; les sentiments 
fort peu musulmans de la plupart de ces princes, leur politique de 
ruse et de violence amenèrent alors des soulèvements khârijites. Tandis 
que les Sonnites acceptaient l'autorité de Mo'âwiya et de ses sjicces- 
seurs, parce que ces princes étaient souverains de fait, les Chiites et 
aussi les Kliârijites la repoussèrent. Toutes les fois qu'ils jugèrent 
l'occasion favorable, ces derniers coururent aux armes, et se choisirent 
des imams à eux. Mais jamais les Sonnites n'acceptèrent ces imams, 
parce que, dans la doctrine orthodoxe, on apporta au choix populaire une 
restriction particulière, repoussée des Kliârijites : les Sonnites invo- 
quaient une tradition du prophète d'après laquelle la communauté 
musulmane ne pouvait se choisir pour chef qu'un Qoraïchite; par là ils 
revêtaient des beaux dehors de la fidélité à la tradition, la passivité avec 
laquelle ils acceptaient la domination usurpatrice des Omeyyades. 

Du reste, il arriva aussi que certains Sonnites prirent parti contré la 
descendance de Mo 'awiya. C'est ainsi, par exemple, que les pieux habitants 
de Médine tentèrent de se révolter sous le règne de Yezîd I""; mais ils 
expièrent durement, par la dévastation de leur cité, par la mort, par 
l'exil, leurs velléités de rébellion ; de tels exemples calmèrent les esprits, 
et l'on sut découvrir, chez les Sonnites, des traditions du prophète recom- 
mandant aux fidèles de prendre le mal en patience, et de se soumettre 
sans murmure à la tyrannie. Les mouvements khârijites ne furent ainsi 
jamais que des révoltes partielles. Sans doute les Omeyyades n'en vinrent 
parfois à bout qu'à grand'peine, et au prix d'atroces cruautés; mais, en 
définitive, partout les Khârijites échouèrent, sauf dans quelques provinces 
reculées de l'empire, dans l'Oman, par exemple, et parmi les Berbères de 
l'Afrique du Nord. Il va de soi encore que la secte se déchira elle- 
même, qu'il y eut des Khârijites modérés et des intransigeants ; mais 
nous ne saurions nous attarder plus longtemps à l'histoire de ces 
schismes. 

Bien qu'elle fût proprement politique, la question de l'imamat confinait 
au domaine de la théologie : d'abord parce que le bonheur ou le malheur 
des croyants en dépeoidait ; puis aussi parce que les Khârijites la lièrent 
bientôt à la question même du dogme. S'ils refusaient l'obéissance aux 
Omeyyades, ce n'était pas tant parce que le choix de la 'communauté 
était étranger à l'élévation de ces princes, que parce que les descendants 
de M'oawiya étaient des infidèles contre lesquels le précepte delà guerre 



288 HISTOIRE -DES RELIGIONS 

sainte recevait application. Par cette considération, la question même du 
dogme était introduite dans le différend et à sa suite une foule d'autres 
problèmes théologiques, notamment celui de la liberté humaine : l'homme 
était-il maître souverain de ses actes ou subissait-il la contrainte de la 
toute-puissance divine? Cette question et beaucoup d'autres furent réso- 
lues dans des sens très divergents, d'autant que ni le Coran ni la tradi- 
tion n'y donnaient de réponses parfaitement claires. L'influence chré- 
tienne, encore très forte dans un pays comme la Syrie, put s'exercer en 
l'espèce, et inspirer plus d'une opinion. Bref la controverse demeura 
ouverte jusqu'à l'avènement des Abbasides. Nous la verrons alors entrer 
dans une nouvelle voie ; mais pour rendre parfaitement clair tout ce qui 
concerne ces faits, il est nécessaire de consacrer quelques mots à l'histoire 
du changement dynastique qui survint alors. 

Sans aucun doute, la plupart des Omeyyades furent des souverains 
capables , énergiques ; ils donnèrent à l'empire des califes une splendeur 
extérieure qu'il ne connut plus dans la suite. Mais leur monarchie n'était 
pas en réalité un pouvoir musulman. Ce fut une royauté nationale arabe 
où, au seul profit des Arabes, furent exploités tous les peuples vaincus, 
qu'ils eussent embrassé l'islam, ou qu'ils fussent, demeurés fidèles à leur 
religion. Naturellement, cette politique ne fut pas partout et toujours 
d'une application également facile. Mais la décapitation fut, en général, 
pour les Omeyyades, un procédé de gouvernement simple et efficace; ils 
l'appliquèrent surtout, sans vergogne, et de façon systématique, dans la 
province frontière entre l'Arabie et la Perse, l'Iraq. Or, dans une autre 
province de la limite orientale de la Perse, le Khorâsân, habitée non par 
des Iraniens^ indolents, mais par de courageuses tribus turques, cette 
méthode réussit fort mal. Sous prétexte de travailler pour la famille du 
prophète, les Abbasides parvinrent à provoquer un mouvement en ces 
régions. La dynastie omeyyade déjà affaiblie par de nouvelles querelles 
entre tribus arabes fut renversée. La dynastie nouvelle des Abbasides 
déplaça la capitale de l'empire ; elle la transporta de Syrie en Mésopo- 
tamie. Ce changement marque un grand progrès dans la façon de com- 
prendre l'islam. Il dépouille son caractère national-arabe et s'efforce de 
prendre réellement rang parmi les religions universelles. Sous le règne 
des Omeyyades l'égalité entre les croyants était restée lettre morte : 'Abd 
el-Malik, par exemple, avait purement et simplement obligé les nouveaux 
musulmans à continuer de payer la capitation qu'ils acquittaient comme 
infidèles, avant leur conversion. Cette égalité entre maintenant peu à 
peu dans le domaine de la réalité. Les premiers Abbasides s'intéressent 
d'ailleurs à l'art et à la science ; une vie intellectuelle très active se mani- 
feste, à laquelle les Arabes ne sont point seuls à participer, mais aussi 
les Persans, avec une ardeur de peuple rajeuni. La civilisation arabo- 
persane en est le fruit; nous n'en considérerons que ce qui intéresse le 
domaine religieux. 

Les problèmes théologiques de la prédestination, de la foi, de la nature 
de Dieu, de la révélation et d'autres encore furent alors examinés de 



l'islam 289 

beaucoup plus prèSjentendus avec beaucoup plus de profondeur qu'à 
l'époque précédente.. Une secte, dans ce domaine, a particulièrement bien 
mérité de la théologie musulmane, celle desMo'tazilites. Le point initial 
de, leur doctrine était la négation de la prédestination . Mais le nom de 
Mo 'tazilites (les séparatistes), qu'ils ont reçu en connexion avec tous les 
musulmans impies, a son origine, d'après ce qu'on raconte, dans une 
divergence d'opinion assez insignifiante. Leurs porte-paroles les plus 
éminents furent les beaux esprits, les savants de l'époque, qui, pris 
d'un vif intérêt pour toutes les connaissances humaines, s'étaient mis 
à l'étude de la philosophie grecque et comptaient par là aboutir à 
une solution scientifique des problèmes dogmatiques. Ce sont eux les 
fondateurs du kalâm, c'est-à-dire de la théologie musulmane scientifique. 
On a coutume de comparer le kalâm a la scolastique chrétien-ne. Ce 
rapprochement n'est pas absolument juste. Sans doute les Mo'tazilites 
comme les théologiens chrétiens empruntaient leur méthode à la philo- 
sophie. Mais le point de départ des uns et des autres n'est pas du tout 
le même. Les scolastiques, en présence d'un dogme religieux déjà formé, 
s'efforcèrent de le légitimer devant la pensée humaine par des preuves 
rationnelles. Les Mo'tazilites, beaucoup plus libres dans la position qu'ils 
prirent, entendirent fonder le dogme sur des preuves rationnelles. C'est 
avec beaucoup de raison qu'on les a appelés les rationalistes de l'islam. Le 
nom de libres penseurs de l'islam qu'on leur a encore donné leur convient 
également : toutefois cette dénomination, très justement appliquée à cer- 
tains d'entre eux, ne saurait caractériser les tendances de la secte en 
général. Ce qui les montré bien sous leur véritable jour, c'est l'attitude 
très libre qu'ils prirent vis-à-vis du Coran et de la tradition; elle les dis- 
tingua a principio des Sonnites, et fournit à leurs adversaires le prétexte 
de les taxer d'hérésie. Pour ce qui est de la tradition, ils y trouvaient 
beaucoup à redire. La crédulité de certains traditionnistes, les innom- 
brables contradictions entre hadîts, la conception de la divinité, 
naïve, fruste, entachée du plus grossier anthropomorphisme qu'on 
y remarque, tout cela et bien d'autres choses encore les choquaient 
profondément. Le critère purement externe d'authenticité, admis par 
les meilleurs traditionnistes, ne les satisfaisait pas; car, parmi les 
autorités des premiers âges, il y avait, comme ils entreprirent de le 
démontrer, d'avérés menteurs. On devait, pensaient-ils, critiquer le 
contenu même des hadîts et rejeter toute tradition qui ne s'accordait pas 
avec le Coran, avec des traditions de meilleur aloi, ou même avec la 
simple raison humaine. 

En ce qui concerne le Coran, ils ne discutaient ni son authenticité ni 
l'origine divine de son contenu. Mais ils dirigeaient essentiellement leur 
polémique contre le dogme de l'éternité de la parole de Dieu. Ce dogme a 
son point de départ dans le Coran même, où il est parlé dans quelques pas- 
sages d'une table bien gardée que Dieu a auprès de lui. Mais cette théorie, 
au moment où les Mo'tazilites prirent position dans la question, n'avait 
pas encore l'importance dogmatique qu'elle acquit dans la suite. Simple - 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 19 



^90 V HISTOIRE, DBS RELIGIONS 

ment, les pieux musulmans professaient pour le Livre saint une Ténéra- 
tion sans bornes ; ils en faisaient presque un fétiche, à tel point que par- 
fois ils considéraient comme éternel l'exemplaire même du Coran, y 
compris la reliure et l'étui. La déification de la Tora par les juifs avait 
en l'espèce servi d'exemple, et l'on avait, déjà pris l'habitude de taxer 
d'infidélité pure toute opinion contraire à la préexcellence ou à la divinité 
du Coran. Aussi lorsque les Mo'tazilites se risquèrent à professer la 
création du Coran, et gagnèrent à leur cause le calife El-Mamoûn, les 
Sonnites, représentés par le respecté Ahmed b. Hanbal, refusèrent de les 
suivre. Le grand jurisconsulte, avec quelques autres personnages, fut jeté 
en prison, et le mo'tazilisme, à cette époque de la monarchie abbaside, 
devint momentanément doctrine d'État. Mais, si lumineux que pussent 
être les arguments de ses partisans, il n'obtint, pour les motifs déjà 
exposés, que peu de succès auprès de la foule. Le raisonnement des 
Mo'tazilites était le suivant : la parole divine a été révélée aux humains 
sons forme écrite ou sous forme orale; or signes d'écriture et sons 
vocaux sont indiscutablement des choses créées, c'est-à-dire apparues et 
manifestées dans le temps. 

Cette question de la création du Coran se trouvait en connexion avec 
une autrejCcelle des attributs de Dieu. D'ordinaire on les fixait à sept : la 
vie, la science, l'omnipotence, la volonté, l'ouïe, la vue, la parole. A dire 
vrai, ni le Coran ni la tradition ne font mention des attributs divins ; 
toutefois, dans le Coran, Dieu est appelé un Dieu vivant, omniscient, etc., 
ce dont on donnait l'interprétation suivante : vivant par l'attribut de 
vie, omniscient par l'attribut de science. Dieu était aussi un Dieu par- 
lant, c'est-à-dire qui de toute éternité s'était révélé d'une manière intelli- 
gible. Or les Mo'tazilites combattaient précisément cette doctrine des 
attributs éternels pour deux raisons : d'abord parce que certains de ces 
attributs avaient une allure toute anthropomorphique ; ensuite parce 
que, pensaient-ils, la conception de ce Dieu éternelet de ces attributs 
éternels à côté de lui, impliquait l'existence de plusieurs modalités éter- 
nelles et conduisait au polythéisme. En conséquence ils cherchèrent une 
autre explication des passages coraniques précités. Ils parlèrent de certains 
états où Dieu se trouvait parfois sans que son essence fût par là modifiée. 
Mais, quelque interprétation qu'ils pussent adopter, ils n'en niaient pas 
moins l'éternité des attributs divins. Ils ne faisaient pas moins d'efîorts 
pour amener au tout premier rang le concept de l'équité de Dieu. Ils se 
décernaient volontiers le nom de « partisans de l'unité et de l'équité 
divine » et étaient unanimes à nier, tant au point de vue moral qu'au 
point de vue théologique, la âoctrine de la prédestination. Dieu, disaient- 
ils, a imposé à sa créature diverses obligations morales ou autres; il 
lui en a fait entrevoir la sanction, châtiment de l'enfer, ou récompense 
du paradis. L'équité de Dieu, qui est clairement impliquée par l'imposition 
même de ces devoirs, exige qu'il ait donné à l'homme l'entière capacité 
de les remplir : l'homme doit être libre dans ses décisions et dans ses 
actes. Cette conception les obligeait de s'occuper de la théodicée; et 



l'islam 29i 

précisément dans le problème de l'équité divine, ils se heurtaient aux 
délicates questions delà condition des déments, des enfants morts en 
bas âge, etc. 

, Une exposition plus détaillée et plus précise des théories mo'tazilites 
nous conduirait trop loin. Nous croyons par ce qui précède les avoir 
suffisamment caractérisées, et nous ajouterons quelques mots encore dans 
l'exposé de la dogmatique orthodoxe. Il suffira ici d'indiquer brièvement 
le peu de succès que ces doctrines obtinrent en fin de compte auprès des 
musulmans. Déjà le calife Motawakkil (847-861) commença de les persé- 
cuter ; il interdit de discuter dorénavant sur les questio ns religieuses, et 
prescrivit de s'en tenir aux propositions des jurisconsultes. Naturellement 
ces ordres ne furent point universellement obéis. Mais il devint dange- 
reux de professer publiquement les points fondamentaux du-mo^tazi- 
lisme : création du Coran, et négation de la prédestination. Les discus- 
sions se renfermèrent dans l'intérieur des écoles et n'eurent plus aucune 
influence sur la masse. Les plus avancés des Mo'tazilites tombèrent dans 
l'incroyance pure et simple; la libre position qu'ils avaient prise vis-à-vis 
du Coran et de la tradition devait du reste facilement les y amener. Déjà, 
par exemple, l'un des plus anciens avait émis des doutes sur l'authenticité 
de la Soura CXI, en raison de la malédiction qu'elle contenait contre 
l'oncle du prophète, Abou-Lahab. Les Mot'azilites postérieurs trou- 
vèrent bien d'autres choses à reprendre dans le livre révélé. Au point 
de vue esthétique notamment il les choqua parfois, bien que, dans la 
doctrine orthodoxe, l'excellence esthétique du Coran fût précisément 
déclarée surnaturelle et considérée comme une preuve de son origine 
divine. 

Il y a toujours eu des libres penseurs dans l'islam. Mais tandis que, 
dans les premiers siècles, ils se produisaient ouvertement, plus tard, avec 
le triomphe de l'orthodoxie, ils cherchèrent à cacher leur infidélité sous 
les dehors d'une foi sincère. C'est ainsi que dans les premiers temps des 
Abbasides, nous entendons souvent parler des Zindîq, qui ne recon- 
naissaient aux religions révélées qu'une valeur relative, et proclamaient 
les droits d'une loi morale indépendante, dégagée de toute croyance. 
Certains d'entre eux attirèrent sur eux l'attention du pouvoir, et plusieurs 
expièrent par la mort la manifestation imprudente de leurs opinions. 
Dans la suite, l'incrédulité prit le plus souvent des allures philosophiques ; 
et ses adeptes reçurent le nom de dahrîya, c'est-à-dire gens qui admettent 
l'éternité de l'univers et nient l'existence du créateur, en d'autres termes 
athées. La hardiesse avec laquelle furent soutenues cette doctrine et 
d'autres semblables, par exemple par le célèbre Ibn er-Rawandi, est 
en plusieurs cas bien faite pour surprendre. Parmi ces incrédules, il 
y eut parfois des poètes fort bien doués, en sorte que leur influence n'a 
pas été négligeable; tels furent, parmi les Arabes, Abou'l-'Alâ el-Ma'arri 
(973-1057), parmi les Persans, 'Omar Khayyâm (xi^ siècle), l'auteur des 
fameux quatrains que des traductions ont fait connaître à tous les lettrés. 

Faut-il chercher dans les doctrines mot*azilites la trace d'influences 



292 '■- HISTOIRE DES RELIGIONS 

étrangères? La question, d'une façon générale, doit recevoir une réponse 
négative; néanmoins, comme nous l'avons remarqué, la philosophie 
grecque fournit la méthode appliquée par les Mo'tazilites aux problèmes 
du dogme. Peut-être aussi le parsisme eut-il quelque part dans leur affir- 
mation énergique de l'équité divine : une tradition fort peu authentique, 
oii les Mo'tazilites sont injurieusement dénommés les Mages de l'islam, 
semblerait favorable à cette hypothèse. Même, il y eut dans le clan 
mo'tazilite des isolés qui firent une place dans leur système à des idées 
étrangères, comme la transmigration des âmes ; mais ce furent là des cas 
exceptionnels. 

Les autres sectes et les autres doctrines n'offrent qu'un intérêt secon- 
daire pour l'histoire de l'islam. Elles n'eurent pas comme le mo'tazilisme 
une influence durable sur la formation même de la dogmatique ortho- 
doxe. Plus ou moins intéressantes pour l'histoire des religions, elles n'en 
peuvent pas moins, ici, être passées sous silence. 



§ 61, — La dogmatique orth.odoxe ^. 

De ce qui? a été exposé au précédent paragraphe, il ressort que les 
Mo 'tazilites et les autres sectes faisaient fausse route en cherchant à fixer 
scientifiquement, dans son contenu, le credo de l'islam : d'une part, ils 
ne considéraient pas ce contenu avec assez de précision ; de l'autre, ils 
négligeaient trop le Coran et la tradition. A vrai dire, ni la tradition ni 
le Coran ne sauraient offrir un système de croyances fermé et délimité : 
la première, si l'on met à part son contenu eschatologique, est, pour le 
dogme, assez indigente; le second, quoique beaucoup plus riche, laisse 
bien des questions sans réponse. Le problème de la prédestination par 
exemple y demeure non résolu. Dieu est simplement décrit comme l'être 
unique, transcendant, suprême, éternel et tout-puissant, qui se mani- 
feste par la création, la révélation, le jugement des hommes. Natu- 
rellement de nombreux passages parlent de Dieu avec une vivacité toute 
prophétique, et le dépeignent par des traits anthropomorphiques. Mais 
tout ce qui pourrait porter atteinte à son unité, à sa sublimité est expres- 
sément rejeté par le Livre saint. Dans ces conditions, l'homme doit se 

1. Bibliographie. — W. Spitta, Zur Geschichte AôuH-Hasan al-As'a7ns,i.81ô; — M.-A.- 
F. Mehren, Exposé de la réfoi^ne de l'Islamisme coinmeneée au III^ siècle de l'hégire 
par El-Ach'^ari et continuée -par son école (3® session du Congrès intern. des oriental., 
vol. II); — M. Schreiner, Zur Geschichte des Asaritenthums {VHP Congr. intern. des 
Oriental. i I, p. 77 et suiv.); — Gosche, Ueber Ghazzalis Leben und Werke {Abhandl. kgl. 
Akad. Berlin, 1858); — Schmôlders, Essai sur les écoles philosophiques chez les Arabes, 
1842; — la Senousîya, petit traité de théologie musulmane, texte et traduction française 
par^J.-D. Luciani, 1896. — Ad-Dourra al-fakhira, la Perle précieuse de Ghazdli, par 
L. Gautier, 1878 (Eschatologie); — M. Wolff, Muhammedanische Eschatologie, etc., arabe 
et allemand, 1848; — L. Krehl, Beitrâge zur Charakteristik der Lehre vom Glauben 
im Islam, 1877; — J.-B. Riiling, Beitrâge zur Eschatologie des Islam, 1895. 

Consulter encore Sale dans le Preliminary Discourse de sa traduction du Coran, et 
les ouvrages généraux sur l'islam de D'Ohsson, Kremer, Sell, Mùller, etc. 



L ISLAM 293 

sentir sous la complète dépendance de l'arbitraire volonté du créateur, de 
ses décisions inéluctables. Dieu conduit dans la voie droite qui il veut, 
égare qui il veut. Cette formule et d'autres analogues reviennent fréquem- 
rpent. Cependant le prophète n'a pas nié la liberté et la responsabilité de 
l'homme. Aux peuples du passé, qui rejetèrent la mission des anciens 
prophètes, il impute leur incrédulité comme une lourde faute, et, dans 
ses- prédications, il traite toujours ses contemporains comme des êtres 
doués du pouvoir de choisir librement entre la foi ou l'infidélité. Dans 
la vie, de pareilles contradictions peuvent se trouver côte à côte; mais 
un esprit quelque peu formé à la réflexion et à la critique ne saurait 
s'en accommoder. 

Les Sonnites s'attachant étroitement au Coran et à la tradition laissaient 
nombre de questions sans réponse, et de ce fait les Mo 'tazilites avaient 
beau jeu. Sans doute il arriva que quelques orthodoxes se crurent 
qualifiés pour se faire, contre leurs remarques critiques, les défenseurs de 
la tradition. Des divergences d'opinions de l'école mo'tazilite, on prenait 
texte pour prouver que le raisonnement logique ne devait avoir aucune 
part dans les questions de croyance. Mais, malgré tout, on n'en sentit pas 
moins le besoin de constituer rationnellement le dogme orthodoxe, et de 
le revêtir d'un appareil de preuves scolastiques. Toutefois, pour atteindre 
le but, il fallait se mettre quelque temps à l'école même des hérétiques 
abhorrés ; et déjà les jurisconsultes avaient formellement prononcé que 
celui qui, trop avide de science, franchissait ce pas, courait le risque d'être 
lui-même considéré comme infidèle hérétique. Il se passa quelque temps 
avant qu'un orthodoxe l'osât, et même celui qui le fit avait à ses débuts 
professé le mo'tazilisme. Il s'appelait El-Ach'ari (ce nom, sous lequel on 
le désigne d'ordinaire, était son nom de famille) et doit être considéré 
(874-935) comme l'introducteur du kalâm dans les écoles orthodoxes. Avec 
le philosophe et mystique El-Ghazâli, il est le fondateur de la dogma- 
tique sonnite, l'expression la plus adéquate de la foi musulmane. El- 
Ach'ari avait été tout d'abord mo'tazilite; Ghazâli, qui lui est bien 
supérieur, avait fréquenté les écoles des philosophes, et étudié de divers 
côtés la doctrine mystique ; en fin de compte, il abandonna son poste de 
professeur à l'école [madrasa) de Bagdad pour se consiacrer, dix années 
durant, à des pratiques ascétiques et à des méditations pieuses. Pendant les 
cinq dernières années de sa vie, il recommença à enseigner à Nisapour. 
Il nous a laissé une courte autobiographie dans un ouvrage fort intéres- 
sant qui a pour titre : (( Celui qui sauve de l'erreur ». Ses nombreux écrits 
de contenu philosophique, éthique et théologique, sont encore aujourd'hui 
la lecture favorite des lettrés musulmans, principalement son grand 
ouvrage la Revivifie ation des sciences religieuses, qui offre, dans un style 
édifiant, une sorte d'encyclopédie de l'islam. A son apparition, ce livre 
souleva de violentes colères ; à Cordoue, capitale des Almoravides, il fut, 
après consultation du cadi suprême, brûlé en place publique. Cette oppo- 
sition pourrait paraître surprenante , mais elle s'explique facilement par 
ce fait que, Ghazâli, dans la Revivification, flagelle avec âpreté les vices 



2U .HISTOIRE DES RELIGIONS :: 

des théologiens de l'époque, leur amour des biens terrestres,, leur recherche 
dés magistratures lucratives. Au reste une étude de la philosophie de 
Ghazâli ne saurait rentrer dans le cadre étroit de cette étude ^ Dans 
l'islam, comme dans les autres religions, la philosophie a sans doute 
exercé une influence sur la formation du système théologique, mais il en 
a été de même d'autres connaissances, de la philologie par exemple, et ce 
n'est pas une raison pour que nous parlions ici de cette dernière. Il ne 
faut pas oublier que la philosophie chez les Arabes est beaucoup plus 
nettement que chez nous séparée de la théologie : celle-ci s'occupe de la 
vérité révélée et transmise par tradition ; la première, par contre, embrasse 
toutes les disciplines dont le raisonnement logique est le procédé habituel, 
mathématiques, logique, physique, métaphysique, politique, morale, etc. 
L'espace limité dont nous disposons ne nous permet de donner sur ce 
point que quelques indications superficielles et nous renvoyons aux 
œuvres spécialement consacrées à l'étude de la philosophie arabe. 

Il ne nous a été conservé de l'œuvre d'EI-Ach'ari qu'un fragment sans 
importance; ses élèves, ses adeptes nous ont fait connaître ses idées. Sa 
doctrine, il faut le remarquer, n'acquit pas du premier coup et dès son 
apparition droit de cité dans les écoles orthodoxes. Le parti des dévots, 
qui toujouirè^vait professé que le ^a/^m était œuvre diabolique, inventée 
pour égarer les croyants, ne consentit guère à lui accorder confiance 
lorsqu'il fut devenu un inofîensif moyen de définir les articles du credo 
musulman. Allah et le Prophète n'ayant point donné de kalâm, pourquoi 
les croyants en auraient-ils eu besoin? D'autre part, dans la doctrine d'El- 
Ach'ariils trouvaient à reprendre bien des choses qui sentaient l'ancien 
hérétique; le théologien espagnol Ibn Hazm notamment (mort en 1064), 
qui s'efforça d'introduire dans le domaine de la théologie comme dans 
celui du droit le principe du respect absolu de la lettre, dirigea contre 
Ach'ari et son école les traits acérés de sa haine théologique. La doctrine 
ach 'arite ne conquit l'islam que par étapes ; elle fut adoptée d'abord par 
les croyants du même madshab qu'El-Ach 'ari (mâlikites), puis par les 
Ghâfe 'ïtes et par les Hanafites : ces derniers toutefois ne se réclament pas 
d'El-Ach 'ari, mais d'un de ses contemporains, Mohammed el-Maturîdi, 
qui, à quelques points près, professa une doctrine analogue. Les 
Almohades [al-mowahhidoun = les partisans de l'unité divine) la firent 
connaître en Occident, et enfin elle se répandit dans tout l'islam grâce à 
l'influence des populaires écrits de Ghazâli. Il va de soi que, sous le nom 
de (( doctrine Ach'arite », nous n'entendons pas parler des opinions per- 
sonnelles d'El-Ach 'ari, mais de celles professées par toute son école : on 
les trouve exposées dans de nombreux catéchismes, et aussi dans des 
ouvrages de dogmatique détaillés. 

DTaprès les auteurs musulmans, le credo de l'islam comprend six 
articles : la croyance à Dieu, aux anges, aux Livres saints, aux pro- 
phètes, au jugement le jour de la résurrection, et à la prédestination. 

1. Voir Carra de Vaux, Ghazâli, 1901. 



L'ISLAM 295 

Exposons sommairement les points essentiels de ce credo. Nous avons 
déjà caractérisé de façon générale le concept musulman de la divinité; 
nous avons aussi énuméré (p. 290) les sept attributs éternels, reconnus 
à;Allah et qui le montrent Dieu agissant : par leur moyen, Allah agit, et 
agit sans cesse. Les quatre-vingt-dix-neuf ôeawarrzoms de Dieu ont au point 
de vue dogmatique une bien moindre importance ; tirés de ci, de là, de la 
Treidition et du Coran, ils forment les litanies du chapelet musulman. 
Certains d'entre eux ont au reste contribué à adoucir la rigueur du concept 
abstrait de la divinité : la miséricorde de Dieu, par exemple, si elle n'a pas 
une importance dogmatique capitale, joue un grand rôle dans la foi pra- 
tique r le Coran la mentionne avec plus d'insistance que toute autre qua- 
lité divine. Le concept de l'unité absolue de Dieu n'exclut point, au reste, 
la croyance à d'autres êtres célestes, notamment aux anges. Cette croyance, 
au contraire, est expressément indiquée comme faisant partie du credo : les 
anges sont des créatures de Dieu, au même titre que les humains habi- 
tant la terre. Mais l'unité d'Allah implique qu'il n'existe aucun être 
divin qui puisse lui être comparé : les attributs anthropomorphiques 
de la vue, de l'ouïe, de la parole doivent être entendus au sens littéral, 
mais n'ont aucune analogie avec les facultés humaines correspondantes. 
Par exemple, ces attributs ne sont soumis à aucune limitation : Dieu voit 
et entend tout ce qui survient dans la création; tout est soumis à son 
pouvoir, même les actions de l'homme bonnes ou mauvaises, de même que 
tout dans la création, sans exception aucune, est son œuvre. En consé- 
quence tout ce qui existe est contingent de nature, et dépendant de la 
volonté divine : Allah est le seul être dont l'existence soit nécessaire. Tout 
ce système est exposé dans les ouvrages de dogmatique, et établi contre 
les opinions dissidentes avec un appareil de preuves décisives. 

En ce qui concerne la révélation, il est fermement établi que Dieu a été 
de toute éternité un être parlant, c'est-à-dire que de tout temps il s'est 
révélé au moyen de l'attribut éternel de la parole; vis-à-vis de l'humanité 
terrestre, les anges, les prophètes, les envoyés ont été ses intermédiaires. 
Nous ne traiterons point la question des anges et des Jinn qui jouent 
cependant un grand rôle dans les croyances populaires. 

Les prophètes [nabi) et les envoyés [rasoûl] ont été très nombreux : cer- 
taines traditions parlent de 124 000, d'autres de 224 000, d'autres eujSn 
ont porté leur nombre à environ 400 000. Dans cette phalange, la première 
place appartient aux envoyés ; ils se' distinguent des prophètes en ce qu'ils 
ont reçu une mission spéciale. Certains d'entre eux, Adam, Setli, Idris, 
Abraham, Moïse, David, Jésus et Mohammed, ont transmis aux hommes 
des livres révélés. Les prérogatives des prophètes sont les suivantes : don des 
miracles, infaillibilité, vue de Dieu dès la vie terrestre, pouvoir d'intercéder 
pour les croyants au jour du jugement dernier. Il faut remarquer en outre 
que ces dons ne sont pas la cause de leur caractère prophétique; qu'au 
contraire ces prérogatives ne leur ont été accordées par Dieu que comme 
des accessoires de leur mission. Parmi les livres révélés, le Coran seul 
présente désormais de l'importance pour les hommes : les autres ont été 



296 : HISTOIRE, DES. RELIGIONS 

abrogés par lui, et au reste mal compris, ou même falsifiés par les déten- 
teurs de l'Écriture. Le Coran est la parole de Dieu; il est incréé, et a existé 
auprès de Dieu écrit sur une tablé bien gardée, de toute éternité. A l'époque 
de Mohammed, l'ange Gabriel fut chargé de le faire descendre sur la terre ; 
la révélation au prophète, commencée dans le mois de Ramadhân, se. con- 
tinua par fragments pendant vingt- trois années. Les formes matérielles de 
sa manifestation, écriture ou voix humaine, sont naturellement choses 
créées ; mais il ne faut y voir que des représentations du Livre saint, non 
pas le Livre lui-même. L'origine divine de toutes les prescriptions qu'il 
contient est indiscutable; mais elles ne sont pas toutes également obli- 
gatoires : certaines ont été expressément abrogées par Dieu lui-même; la 
tradition a retirera d'autres toute application pratique. 

Quoique les actions humaines soient essentiellement l'œuvre d'Allah, 
l'homme n'en est pas moins responsable de sa conduite terrestre ; c'est 
nous qui donnons à nos actes leur caractère moral, et chacun de nous 
sera, d'après ce caractère, puni ou récompensé dans l'autre monde. Immé- 
diatement après la mort, l'homme est interrogé et tourmenté par les anges 
Monkar et Nakîr; et ce n'est là que le prélude des épreuves qui l'attendent 
au jour du jugement dernier. Quand ce jour terrible arrivera-t-il? c'est 
ce que Dieu/seul sait; mais son approche sera annoncée par certains signes, 
l'apparition de l'Antéchrist, l'arrivée de Jésus et du Mahdi; la nature 
entière sera bouleversée; le soleil se lèvera à l'ouest, toutes les créatures 
mourront, le ciel se déchirera et les montagnes s'écrouleront. Aussitôt 
après se produira la résurrection des morts; les croyants se placeront à 
droite, les infidèles à gauche, et ce sera le jour du jugement. La balance 
de la justice céleste sera très réellement dressée. Le paradis, l'enfer et le 
pont sur l'abîme seront visibles à tous les yeux. Les bonnes et les mau- 
vaises actions de l'homme seront pesées et leurs poids comparés ; les mem- 
bres du corps seront interrogés; et le jugement de Dieu suivra. Si c'est le 
bien qui l'emporte, fût-ce même de très peu, l'homme franchira sain et 
sauf le pont sur l'abîme infernal, et entrera au paradis. Si c'est le mal, il 
ne pourra accomplir cette traversée périlleuse, et sera précipité aux châ- 
timents de la géhenne. Là, nul moyen de salut ne sera plus possible pour 
les infidèles ; mais les croyants devront encore espérer en la miséricorde 
de Dieu, et l'intercession du prophète. D'autre part, les prophètes et les 
martyrs n'ont pas à traverser toutes ces épreuves ; ils entrent en paradis 
immédiatement après leur mort. 

Telle est, dans ses traits principaux et fort abrégée, l'eschatologie musul- 
mane; nous en avons passé certains points sous silence, parce que, parti- 
culièrement dans cette partie de* la dogmatique, la fantaisie orientale s'est 
donné libre cours et s'est plu à broder sur certains des événements de la vie 
future. Par ailleurs, le Coran et la tradition sont dans ce domaine escha- 
tologique d'une précision trop grande pour que l'on puisse y admettre un 
seul instant des interprétations rationnelles, comme celles des Mo 'tazilites, 
par exemple, qui voulaient voir dans la balance et le pont sur l'abîme de 
simples figures métaphoriques. 



L'ISLAM 297 



§ 62. — • La mystique ^ 

^ Dans les précédents paragraphes, nous avons cherché à esquisser dans 
leur ensemble le culte et le dogme musulmans. Or ni l'un ni l'autre ne 
réussirent toujours à contenter tous les besoins du sentiment religieux. 
Dès^ les premiers temps de l'islam, il y eut parmi les croyants des gens 
qui, émus par les descriptions coraniques du jour du jugement, convaincus 
de la vanité des grandeurs humaines, se vouèrent à la prière, au jeûne et 
à d'autres pratiques pieuses. L'influence des ascètes chrétiens put se faire 
sentir, malgré l'interdiction expresse dont le prophète avait frappé la vie 
monacale et érémitique : « Il n'y a pas, avait-il dit, de monachisme dans 
l'islam. » Un des plus célèbres parmi ceux qui envisagèrent la vie sous 
ces sombres couleurs fut le sévère et sérieux Hasan el-Baçri {j- 728); avec 
beaucoup d'autres qui partageaient ses sentiments, il protesta contre la 
sécularisation de l'islam, triomphante sous les Omeyyades. Sur certaines 
questions il se rapprocha des Khârijites, et sur d'autres des anciens 
Mo'tazilites, mais n'en conserva pas moins la réputation d'un excellent 
orthodoxe. 

C'est da.ns de semblables milieux que prit naissance la doctrine suivant 
laquelle il existait pour les hommes divers degrés dans la proximité de 
Dieu. Le Coran lui-même était assez favorable à cette conception. D'après 
lui, les prophètes, les martyrs ne sont pas les seuls à occuper des places 
privilégiées; il existe des fils de Dieu, des amis de Dieu, très rapprochés 
de lui, inaccessibles à la crainte et à la tristesse (S. X, 63). Le mot arabe 
désignant ces individus est walî (plur. aoicliya); il prit la signification 
de saint. A vrai dire, le Coran, dans d'autres passages, stigmatise le culte 
rendu à de tels saints du nom de polythéisme (S. XVIII, 102). Mais les 
croyances populaires s'en soucièrent peu et tout l'effort des gens pieux 
fut de s'élever par leurs pratiques au rang d'ami de Dieu, de saint. Il 
devait y avoir, pensait-on, une voie [tarîqa] pour y parvenir; bientôt il 
se constitua tout un système de procédés pour la recherche de la sainteté. 

1. Bibliographie. — Tholuck, Sufismus sive theosophia Persarum pantheistica, 1821 ; — 
Bliithensammlung aus der morgenlànd. Mystik, 1825; — Garcin de Tassy, La poésie phi- 
losophique et religieuse chez les Persans d'après le Mantic uttaïr de Farid-uddin Attar, 
3° éd., 1860; — Mesnewi ùder Doppelverse des Scheich Mewlana Dschelal eddin Rumis, 
traduction allemande du persan par G. Rosen, 1849; — Malcolm, History of Persia, 
2 vol., 1810-1829; — Gible,\4 history of Ottoman Poetry, I, 1900., — J.-W. Redhouse, 
The Mesnevi Book I, Tr. or. S., 1881; — E.-H. Whinfleld, Masnavi I ma'navi, Tr. or. S., 
9, 1887; — Goidziher, Materialen zur Entwickelungsgeschichte des Sufismus, W. Z. K.M., 
1889. — Sur le culte des saints, voir Goidziher dans le tome I de ses Moh. Studien, 
S. 215-318; — E. Doutté, Les Marabouts, notes sur l'islam m,aghribin, dans Rev. hist. des 
Religions, -1900. 

Sur le dervichisme, cf., en dehors du travail déjà cité de D'Ohsson, le livre de 
L. Rinn, Marabouts et Khouan, dont il sera question plus loin; Depont et Coppolani, 
Les confréries religieuses musulmanes^ 1890; Cf. Snouck Hurgronje, dans Rev. hist. des 
Religions, 1902; — Montet, Les confréries religieuses de l'islam marocain, dans Revue 
hist. des Religions, 1902; — Ubicini, Lettres sur la Turquie; — J.-P. Brown, The dervishes 
or oriental spiritualism, 1860; — Le Châtelier, Les confréries musulmanes au Hedjaz. 



298 HISTOIRE DÈS RELIGIONS - , 

Dès le premier et le second siècle de l'hégire, la souquenille de laine 
grossière [Ç où fa) devint l'habituel vêtement des gens pieux, qui avaient 
renoncé an monde ; et de ce signe extérieur de distinction ils reçurent le 
nom de Çoûfi; l'art ou la science à laquelle ils prétendaient celui de 
Taçaouivof. Ces gens, au reste, ne se retiraient pas entièrement du 
monde ; ils observaient très exactement les prescriptions de la loi reli- 
gieuse, mais par surcroît avaient entre eux des réunions particulières, 
consacrées à des exercices de dévotion : l'un des principaux consistait dans 
l'invocation de Dieu longtemps et incessamment répétée; c'est ce qu'on 
nomme le dsik?'. L'organisation à proprement parler de pareilles sociétés 
religieuses ne se produisit qu'à une époque beaucoup plus récente; ce qui 
n'a pas empêché les mystiques des siècles postérieurs de faire remonter 
leurs institutions jusqu'à 'Alî et Abou-Bakr. La nécessité de ces hauts 
patronages fut la conséquence des erreurs où versa le çoûfîsme, particuliè- 
rement en Perse. Dans ce pays, comme nous le montrerons au paragraphe 
suivant, l'islam prit une direction fort différente de celle qu'il suivit dans 
les autres pays musulmans. 

Le çoûfîsme trouva dans les milieux persans un développement extraor- 
dinaire; peut-être la tristesse que fit naître à une certaine époque dans 
les cœurs (/l'abaissement national les disposa- t-il à renoncer au monde, à 
chercher la consolation dans les exercices de piété et l'étourdissement du 
mysticisme. Le but des çoûfls fut en ce pays bien différent de ce qu'il fut 
ailleurs : il s'agissait pour eux d'atteindre à une sorte d'extase, où l'on se 
sentît parfaitement uni à la divinité, et inaccessible aux impressions ter- 
restres. La conception des rapports de l'homme avec Dieu ne fut plus 
dominée par la crainte des justes châtiments éternels; elle devint bien 
plutôt celle d'un lien d'amour entre le créateur et ses créatures. La véri- 
table connaissance de Dieu ne pouvait être atteinte, pensait-on, que par 
la voie du mysticisme ; et ce dernier, faisant connaître un Dieu tout autre 
que celui que prêchait l'islam, se résolut en fin de compte en panthéisme. 
La source de ce développement religieux ne doit pas être cherchée dans le 
zoroastrisme, ni même dans le bouddhisme, qui cependaiit s'était fort 
répandu dans les provinces orientales du nouvel empire arabe. Selon 
toute apparence, il faut le rattacher au système panthéiste du Védanta. 
On ne saurait nier d'ailleurs l'analogie qu'offre avec le nirvana hindou 
la doctrine çoûfîte du fana, c'est-à-dire de l'extinction complète de la 
conscience personnelle jDar retour de l'âme au Tout divin. 

Cette tendance foncièrement anti-musulmane ne pouvait, comme de 
juste, demeurer entièrement cachée, parce que, parmi les mystiques, il se 
trouva des extravagants qui, dans leurs moments d'exaltation, se procla- 
mèrent inconsidérément identiques à Dieu : tel fut par exemple ce fameux 
Ha^ilâj qui s'écria : Anâ-lhaqq, « Je suis la vérité », c'est-à-dire Dieu, et 
expia cette imprudence par une mort cruelle à Bagdad (922). De sem- 
blables exemples portèrent les mystiques à cacher le caractère anti- 
musulman de leurs doctrines; ils firent emploi des expressions théolo- 
giques communément admises, mais en les détournant de leur sens 



L'ISLAM 29Ç^ 

habituel. C'est ainsi que, sous le mot de taouhîd, qui dans la théologie offi- 
cielle était appliqué à l'unité divine, ils entendirent l'union intime, la 
confusion de Dieu et de l'homme. Ils choisirent de préférence les saints 
qu'ils honoraient particulièrement dans la postérité du prophète : le calife 
'Alî et ses deux fils Hasan et Hosaïn reçurent entre tous autres un culte 
fervent. Il n'y avait là rien de contraire aux vues de l'orthodoxie musul- 
mane, à condition que dans ce culte on gardât la prudence, la retenue 
nécessaire et qu'on ne donnât pas le nom même de Dieu à ceux qui en 
étaient l'objet. Cette mystique persane trouva presque aussitôt des vulga- 
risateurs très convenables parmi les maîtres de la nouvelle poésie persane 
qui commençait à vivre. Déjà Abou-Saî'd b. Abî'l-Khaïr (mort en 1049) 
composa des quatrains fortement empreints de panthéisme; il eut des 
imitateurs. Les plus grands poètes persans ont presque tous été des mys- 
tiques panthéistes : tels furent Farîd ed-dîn 'Attâr, et surtout Jalâl ed-dîn 
Roumi. L'extraordinaire poème de ce dernier, tout entier composé de disti- 
ques [mesneiuiQiL persan), décrit, sous la forme très populaire de récits rimes , 
les délices de l'amour çoûflque. Chez les Persans et les Turcs, il est honoré 
presque à l'égal d'un livre sacré. Il arriva même que de purs incroyants 
comme Omar Khayyâm {cf. swp. p. 291), des gens du monde comme le 
célèbre Hâfis, empruntant dans leurs compositions les accents de la mys- 
tique, employant- son habituel vocabulaire, se firent passer bien souvent 
pour des çoûfis du meilleur aloi. D'autre part, il faut considérer qu'en 
Perse ces poèmes sont très connus, qu'ils y ont obtenu une popularité 
dont jouissent rarement les œuvres poétiques; et l'on comprendra facile- 
ment que presque tous les Persans soient mystiques, que l'amour des 
expressions vagues et imprécises ait oblitéré pour eux la conception du 
clair et simple islam des autres pays mahométans. Les Turcs aussi ont 
été profondément pénétrés par le mysticisme ; les Arabes l'ont été beau- 
coup moins. Néanmoins la littérature arabe possède aussi ses poètes 
mystiques comme 'Omar b. el-Fâridh; et les théosophes comme le martyr 
Sohrawerdi (-|- 1191) et Ibn el-'Arabi (-{- 1240), tous deux auteurs fort 
connus, n'ont pas été rares. 

Il est à peine besoin de remarquer que la pratique du çoûfisme, outre 
qu'elle troubla la claire conception des choses, fit parfois sombrer la 
morale. Parmi les çoûfis, il y eut sans doute des modèles de piété; mais 
un effet naturel de cette exaltation .particulière fut de faire croire à ceux 
qui en étaient possédés qu'ils dominaient le domaine de la morale ; et ils 
en arrivèrent ou bien à rejeter entièrement les prescriptions religieuses de 
l'islam, ou à n'en considérer l'observance que comme un degré dans le 
développement religieux (c'est-à-dire mystique) de l'individu ; aux degrés 
supérieurs, il n'était rien moins que certain qu'on dût encore se consi- 
dérer comme lié par elles. Pour le çoûfi éclairé, toutes les religions posi- 
tives avaient la même valeur ; ce qui explique facilement que la limite 
entre la mystique et l'incrédulité ait été souvent assez confuse. Pour parer 
à ce danger, on imagina un remède, il est vrai, parfois insuffisant : ce fut 
d'organiser le çoûfisme de telle façon que personne ne pût de sa propre 



300 HISTOIRE DES RELIGIONS 

autorité se découvrir mystique. Il fallut alors, de longues années, suivant 
une sévère ordonnance, s'astreindre, sous l'autorité d'un c^aï^^ {pîr en 
persan), à de pénibles et réguliers exercices de dévotion; et après beaucoup 
d'efforts l'individu ne restait bien souvent toute sa vie qu'un simple 
« aspirant » {morîd). De cette façon le çoûfîsme devint une méthode pour 
élever, ou du moins pour fortifier le sentiment religieux; et les plus 
orthodoxes eux-mêmes n'y trouvèrent rien à reprendre. Nous avons déjà 
dit plus haut [cf. § 61) que le pieux théologien Ghazâli consacra à des 
exercices ascétiques et çoûfiques dix années de son âge mûr; il les pro- 
clame aussi indispensables à la santé de l'âme que les remèdes à la santé 
du corps. Diverses conditions formelles sont au reste imposées pour la 
légitimité de la vie mystique : le çoûfî doit observer exactement les pres- 
criptions de la loi musulmane; et l'orthodoxie du chaïkh doit être au-dessus 
de tout soupçon. 

Ces considérations amenèrent la fondation des ordres de derviches; la 
plupart naquirent aux xii'^ et xra® siècles; mais jusque de nos jours il en 
est apparu dé nouveaux ; et, d'autre part, il existe certains ordres dont les 
fondateurs supposés auraient vécu à une époque bien antérieure. Les plus 
célèbres et les plus répandues de ces confréries sont celles des Qâdiriya, 
des RifâîyaJ, des Maoulawîya, des Ghâdsilîya, des Nakchibendîya, etc. 
Chacune a son costume particulier, ses signes distinctifs (drapeaux, cha- 
pelets, etc.), qui généralement possèdent une signification mystérieuse. 
Tous les membres sont soumis, dans leur foi et dans leur vie, à des règles 
fixes, établies par le fondateur de l'ordre; par une chaîne d'autorités inin- 
terrompue et naturellement fort peu authentique, on fait remonter l'ins- 
titution de ces règles à Abou-Bakr ou à 'Alî, au prophète, voire même 
à Dieu, ce qui est tout un. De cette façon l'orthodoxie des ordres ne peut 
être mise en doute. Ils possèdent en divers endroits des bâtiments (tekkié, 
zâwiya = cloître) où une ou plusieurs fois par semaine ils tiennent 
régulièrement des séances consacrées à l'accomplissement, sous la direc- 
tion du chaïkh, de leurs exercices particuliers. Ces exercices sont souvent 
bien singuliers, et l'on a pu distinguer des derviches tourneurs, hurleurs, 
danseurs. Dans quelques ordres, l'exaltation des initiés va si loin qu'elle 
les rend insensibles aux impressions extérieures : ils avalent du verre, des 
charbons ardents, se font de cruelles blessures, mangent des serpents, etc. 
En Egypte, les Rifâîya, successeurs des antiques Psylli, sont particuliè- 
rement célèbres à cet égard, et aussi les Sa'dîya, qui, à une époque anté- 
rieure, s'étendaient par terre, le jour de la naissance du prophète, tandis 
que leur chaïkh faisait passer sur eux son cheval. La plupart des dervi- 
ches vivent dans la société, et exercent une profession ; mais il y a aussi 
des derviches mendiants, sans demeures fixes, et vivant d'aumônes. En 
Turquie, l'ensemble des confréries est placé sous la surveillance du chaïkh- 
el-islam, de façon à garantir leur vie religieuse de l'intrusion de doctrines 
ou d'usages hétérodoxes : de temps à autre, en effet, de semblables excès se 
sont produits. Nous serions entraînés trop loin en voulant exposer les 
conceptions religieuses des derviches, leurs idées sur la hiérarchie des êtres 



l'islam 301 

célestes, etc., ou les pratiques qui caractérisent chez eux les initiations ou 
les séances hebdomadaires. Nous nous contenterons de signaler encore 
l'adoption du prophète Khidhr comme patron commun de toutes les con- 
filéries : ce personnage mythique est une manière de pendant du saint 
Georges chrétien. 

L'influence des ordres religieux dans le monde musulman a été consi- 
dérable ; naturellement cette influence dépend essentiellement de la valeur 
du directeur, du Ckaïkh, qui exerce sur les frères un pouvoir spirituel 
presque illimité. C'est ainsi qu'il y a quelques dizaines d'années, le chaïkh 
Sanousi {1813-18o9) a beaucoup fait parler de lui : appartenant originai- 
rement aux Châdsilîya, il fonda plus tard en Afrique (le siège en fut 

r 

l'oasis de Jaraboub, sur les frontières de l'Egypte et de la Tripolitaine) un 
ordre indépendant, celui des Sanousîya : son importance provint préci- 
sément de sa valeur d'homme et d'écrivain. L'affiliation aux confréries 
est devenue dans l'islam chose si courante, qu'il n'y a guère d'individu 
qui ne s'affilie à quelqu'une aussitôt que l'état de ses afïaires le lui 
permet; devenir membre d'un ordre, et en exécuter les exercices de dévo- 
tion, paraît aussi naturel que de se rattacher à l'un des quatre madshab 
[cf. sup. § 58). De la sorte, le çoûfîsme, qui à l'origine paraissait destiné 
à ruiner et à submerger l'islam, a vu discipliner sa force, et il n'est 
aujourd'hui chez les Sonnites qu'un moyen efficace de réveiller et exciter 
le sentiment religieux. 



§ 63. — Les Chiites K 

Très différent, dans son cours de développement religieux des Sonnites, 
fut celui des Chiites.' Nous avons indiqué précédemment l'origine de 
cette scission du monde musulman [cf. sup. § 60). Essentiellement et au 
début, le nom de Chiites s'appliqua, avons-nous dit, à tous les partisans 
d"Alî, quelles que fussent leurs tendances. Une partie considérable d'entre 
eux honoraient dans 'Alî et sa famille les dépositaires d'un droit légitime 
au califat. Les Alides, par. malheur, se montrèrent incapables de jouer 
ce beau rôle de prétendants. Le fils aîné d"Alî, Hasan, se désista presque 

1. Bibliographie. — G, van Vloten, Reclierches sur la domination arabe, lechiitisme et 
les croyances messianiques sous le khalifat des Omeyyades {Verhandl. hon. Akad., 
Amsterdam, 1894) ; — G. Snouck Hurgronje, Der Mahdi {Revue coloniale internationale, 
1886; — H.-D. van Gelder, Mohtar de valsche profeet, 1886; — M. J. de Gœje, Mémoire 
sur les Carmathes de Bahrdin et les Fatimides, 1886; — S. Guyard, Fragments relatifs à 
la doctîHne des Ismaélis, 1874; — Silvestre de Sacy, Exposé de la religion des D?'uses, 
2 vol., 1838; — M. Wiistenfeld, Geschichte der Fatimiden-Chalifen, 1881; — Defrémery, 
Essai sur l'histoire des Ismaéliens ou Batiniens de Pe?'se, plus connus sous le nom d'As- 
sassins {Journ. Asiaf., 1856); — S. Guyard, Un grand-maître des Assassins (Journ. Asiat., 
1877, I); —1. Goldziher, Beiti^âge zur Lileratur geschichte der Si'a und der sunnitischen 
Polemik, 1874. 

La loi religieuse des Chiites est exposée dans N.-B.-E. Baillie, A Digest ofthe Moham- 
medan Law, Imameea Code, 1897 ; — A. Querry, Recueil de lois concernant les Musulmans 
schyites, 2 vol., 1871-72. 



302 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

immédiatement de ses. droits au bénéfice de l'Omeyyade MoVwiya. Le 
plus jeune, Hosaïn, trouva la mort des martyrs en 680, dans une folle 
équipée yers Kouf a. Par la suite, les partisans d"Ali se divisèrent : la 
majorité ne reconnut de droits à l'imamat qu'à la postérité de Hasan 
et de Hosaïn, petits-fils de prophète par Fâtima; une fraction, par contre, 
se tourna vers un troisième fils d"Al], qu'il avait eu d'une autre 
femme que Fâtima. Ce personnage, qu'on désigne d'ordinaire sous le 
nom de Mohammed h. el-Hanafîya, menait à la Mecque une vie dévote 
et retirée; il ne se souciait guère de jouer un rôle politique. Néanmoins, 
un aventurier, un certain Mokhtar, figure originale au reste, se servit 
du nom de c^t Alide pour lever à Kouf a, pendant un temps fort court, 
l'étendard de la révolte, et venger dans le sang le meurtre de Hosaïn. 
D prétendit avoir reçu des révélations célestes, sut duper le peuple 
par diverses jongleries, mais finalement trouva la mort dans un combat. 
Mohammed b. el-Hanafîya n'en continua pas moins à avoir des parti- 
sans; et lorsqu'il mourut en 700, on vit apparaître la croyance qu'il vivait 
encore, caché au mont Radhwa, à l'ouest de Médine; un jour il réappa- 
raîtrait. Des propos semblables avaient déjà été tenus relativement à 
"Ali par un certain 'Abd Allah b. Saba, juif converti, semble-t-il. « 'Alî, 
avait-il (?lït] n'était pas mort ; le tonnerre était sa voix, l'éclair son fouet, 
et lui-même réapparaîtrait un jour pour remplir la -terre de justice, 
comme maintenant elle était remplie d'iniquité. » Nous trouvons ici une 
adaptation des croyances messianiques juives; la doctrine de l'imam 
caché se montre pour la première fois dans l'islam; elle va fournir, à 
toute une série d'imposteurs et d'aventuriers politiques, un facile moyen 
de jouer le rôle d'intermédiaires entre l'imam et le peuple. Les Abbasides, 
descendants d"Abbâs, oncle du prophète, réussirent admirablement à 
exploiter cette croyance, surtout pendant la deuxième moitié de la période 
omeyyade. Hs envoyèrent partout des missionnaires [dâ^ï), chargés de 
travailler pour la famille du prophète. Ils ne nommaient personne, mais 
défendaient, croyait-on, les intérêts d'un Alide qui, par crainte de se 
compromettre, désirait demeurer provisoirement inconnu. Les mission- 
naires s'acquittèrent de leur tâche avec habileté, leurs prédications trou- 
vèrent beaucoup d'écho dans les- provinces orientales de l'empire, dans 
le Khorâsân surtout, où les circonstances étaient particulièrement favo- 
rables. Lorsque le terrain parut suffisamment préparé, Abou-Moslim leva 
le drapeau noir, signe de la révolte; le dernier Omeyyade, Merwân H, fut 
mis en complète déroute au Zâb (7o0) et trouva bientôt après la mort en 
Egypte. Le même sort atteignit la plupart des membres de sa famille, et 
l'Abbaside AbouT-Abbâs monta sur le trône du califat. Pour fermer la 
bouche aux Alides déçus et à leurs partisans, la nouvelle dynastie répandit 
le' bruit que cession des droits éventuels à l'imamat avait été faite par 
Abou-Hâchim, fils de Mohammed b. el-Hanafîya, à 'Alî b. 'Abd Allah b. 
Abbâs. Les Alides ne se laissèrent pas toujours éconduire de la sorte sans 
protester; çà et là ils se soulevèrent : ces rébellions furent particulière- 
ment dangereuses sous le deuxième Abbaside El-Mançour; mais ce prince, 



. L'ISLAM 303 

chef actif, énergique, sans scrupules, sut dompter les soulèvements et 
conjurer le péril; le califat continua à se transmettre dans la descen- 
dance d' 'Abbâs. 

Il nous faut nous rappeler, d'autre part, que toute la fraction stricte- 
ment légitimiste des Chiites ne voulait entendre parler ni de Mohammed 
b. el-Hanafiya, ni d'Abou-Hâchim, ni, à plus forte raison, des Abbasides; 
ces purs ne reconnaissaient de droits qu'à la postérité de Fâtima. Un Alide 
de cette dernière branche nommé Zaïd avait tenté un soulèvement à 
Koufa, sous le califat de l'Omeyyade Hichâm ; il avait péri presque aussitôt 
de mort violente (740) ; mais ses partisans, les Zaidites {Zaïdîya), restèrent 
fidèles à ses descendants; de ces derniers, quelques-uns réussirent dans 
la suite à fonder diverses dynasties indépendantes dans le Deïlem, le 
Tabaristan et aussi à Çan'â, dans l'Yémen. Ces Zaïdites occupèrent dans 
le chiisme une place à part, par le fait qu'ils reconnurent, chose inouïe 
pour des Chiites, la légitimité des califes Abou-Bakr et 'Omar; pour le 
dogme, ils professèrent là doctrine mo'tazilite. De plus leur loi religieuse 
concordait en principe, sauf sur quelques points secondaires, avec celles 
des Sonnites. 

D'autres Chiites, rejetant les prétentions de Zaïd, s'attachèrent à son 
frère Mohammed; on leur donne le nom d'Imâmîya ou encore de Duodé- 
cimains en raison de ce qu'ils reconnaissent en tout douze imams se suc- 
cédant l'un à l'autre : 'Alî, Hasan, Hosaïn, 'Alî, Mohammed, Ja'far, Moùsâ, 
'Alî er-Ridhâ, Mohammed, 'Alî Naqî, Hasan 'Askari, Mohammed. Ces 
imams furent en général de pieux musulmans, et à l'exception des trois 
premiers et d"Alî er-Ridhâ, aucun d'eux ne joua de rôle politique. Ce 
dernier prêta son nom à la tentative fusionniste d'El-Mamoùn : ce calife, 
que nous avons déjà montré instaurateur des sciences et ami des Mo'ta- 
zilites, fiança une de ses filles à ^Ali er-Ridhâ et le désigna comme son 
successeur éventuel; le nom de l'Alide figura sur des monnaies, et le 
drapeau vert des descendants de Fâtima fut adopté par El-Mamoûn. Ce 
plan n'était pas mal conçu pour gagner à la dynastie abbaside les cœurs 
des Chiites : mais il échoua devant la résistance de la population sonnite 
de la capitale (Bagdad); sur ces entrefaites, 'Alî er-Ridhâ mourut fort 
à propos, vraisemblablement empoisonné par ordre du calife (818). Sa 
tombe, à Mechhed, est demeurée jusqu'à nos jours un lieu de pèlerinage 
très visité des Chiites ; elle partage ce privilège avec deux autres localités, 
situées en territoire turc : Kerbela, où Hosaïn trouva la mort, et Nejef, où 
le calife 'Alî lui-même passe pour être enterré. Ces trois sanctuaires rem- 
placent en partie pour les Chiites les villes de la Mecque et de Médine, où 
ils ont à redouter les injures de la populace sonnite, et sont troublés, dans 
leurs pieuses méditations au tombeau du prophète, par la vue du tombeau 
voisin d' 'Omar, objet de leur exécration. Nombre de pieux Chiites se font 
enterrer à Nejef, pour y reposer auprès de l'imam béni. De grandes 
caravanes de morts se dirigent continuellement vers ce lieu de tous les 
pays chiites, et y répandent une odeur empestée de cadavres. 

Avant de pousser plus loin dans l'histoire des duodécimains, il convient 



304 HISTOIRE DES RELIGIONS 

de revenir au prédécesseur d"AIî er-Ridhâ, pour examiner l'un des faits 
capitaux de l'histoire des sectes musulmanes. Une partie des Chiites 
avait reconnu la légitimité comme imam non pas d"Alî er-Ridhâ, mais 
de son frère Ismall. A la mort de ce dernier, ses adhérents s'étaient dis- 
persés, indécis sur l'attitude à prendre. C'est alors qu'un imposteur de 
haute volée, nommé 'Abd Allah h. Maïmoûn, crut trouver dans les circon- 
stances une admirable occasion d'exploiter une fois enco re la croyance à 
l'imam caché. Il fît celte importante découverte que l'histoire du monde 
se déroulait en périodes régulières, manifestement au nombre de sept; le 
commencement de chaque période était marqué par l'apparition d'un pro- 
phète. Six d,éjà de ces périodes s'étaient écoulées, ouvertes par Adam, 
Abraham, Noé, Moïse, Jésus et Mohammed. D'autre part la sixième devait 
toucher à sa fin, car dans chaque période sept imams s'étaient succédé 
et Ismall se trouvait précisément avoir été le septième après Mohammed. 
Or après Mohammed il ne devait plus venir de prophète; il en résultait 
clairement que là septième et dernière période qu i allait s'ouvrir serait 
inaugurée^'par l'apparition imminente du Mahdî. Comme, d'après les idées 
chiites, le Mahdî devait nécessairement être de la postérité de Fâtima, il 
n'y avait à choisir qu'entre deux hypothèses : ou bien qu'Isma'îl fût ce 
Mahdî ,/eti qu'encore vivant, il dût bientôt réapparaître ; ou bien que ce fût 
quelque autre Alide encore inconnu. Mais ce que la foule ignorait pouvait 
être à la connaissance d'un initié (qu'on songe à l'histoire d'Abraham et de 
Melkisedek), et c'est ainsi qu"Abd Allah b. Maïmoûn entreprit de jouer le 
rôle d'intermédiaire entre les croyants et la mystérieuse personnalité du 
Mahdî, connue de lui seul. Avec une suprême habileté, 'Abd Allah sut, au 
moyen de prétendues connaissances secrètes, faire accepter ces théories 
non seulement à des Chiites, mais à des Sonnites et même à des chrétiens, 
des juifs, des mages, qui tous, sous un nom ou sous un autre, attendaient 
un rédempteur. Il produisit une doctrine d'un sens caché des livres 
révélés, particulièrement du Coran; lui-même, grâce à sa situation auprès 
du Mahdî, pouvait comprendre ce sens. Par des interprétations allégo- 
riques, il tirait du Livre saint des conséquences extraordinaires; sa doc- 
trine, selon ce que nous pouvons en savoir parles informations musul- 
manes, était un mélange d'éléments gnostiques, parsis et philosophiques; 
elle ne tendait finalement à rien moins qu'à l'abrogation de toutes les 
religions positives. Il avait toutefois la prudence ne pas dévoiler tout d'un 
coup à ses auditeurs la vérité complète; il se contentait de piquer leur 
curiosité, de faire naître le doute dans leurs esprits; après quoi il leur 
apprenait que l'initié devait parcourir diverses étapes, sept en tout, pour 
atteindre à l'entière connaissance des secrets divins. Mais avant d'en 
arriver là, il fallait s'efforcer de répandre la nouvelle de l'apparition immi- 
Jîente du Mahdî, et lui gagner des adhérents. Dans ce dessein, 'Abd Allah 
envoya partout des missionnaires. C'est aux adeptes de cette doctrine 
qu'appartient ce Hamdân Qarmat qui donna son nom aux Qarmates. Ces 
sectaires troublèrent longtemps l'Iraq, la Syrie et le Bahraïn (au S.-E. de 
l'Arabie). Dans cette dernière province, ils devinrent, sous la conduite d'un 



l'islam 305 

certain Abou-Tâhir, assez puissants pour menacer Bagdad et, en l'année 930, 
conquérir la Mecque. Ils emportèrent avec eux la fameuse pierre noire 
[cf. sujo. § 56) et ne la ramenèrent à la Ka'ba que vingt ans plus tard. 
Ces actes montrent qu'ils professaient une hostilité violente contre les 
usages sacrés hérités de l'antiquité antéislamique, et contre les sanc- 
tuaires musulmans ; mais l'espace dont nous disposons ne nous permet 
pas de réunir et de présenter les renseignements fragmentaires, pleins de 
lacunes, qui nous sont parvenus sur les tendances et les conceptions 
religieuses des Qarmates. Il nous faut revenir à l'histoire d"Abd Allah. 
Persécuté par l'autorité, il n'en continua pas moins sa propagande à 
Salamîya en Syrie jusqu'à la fin de sa vie. Après lui son fils Ahmed fut 
le chef du parti; et à la mort de ce dernier, le Mahdî lui-même entra en 
scène; ce fut chez les Berbères de l'Afrique du Nord, parmi lesquels les 
missionnaires de la secte avaient fort bien réussi. Ce Mahdî s'appelait 
'Obaïd Allah et prétendait descendre de Fâtima, fille du prophète : la 
dynastie qu'il fonda en prit le nom de Fatimite ; d'après l'opinion de la 
critique européenne, ce n'était au reste qu'un imposteur, dont le vrai 
nom était Sa'îd et qui était parent d"Abd Allah b. Maïmoûn. 

Les Fatimites ne devinrent réellement puissants que par la conquête 
de l'Egypte, en 969. Ils y transportèrent leur résidence, et à plusieurs 
reprises la ruine des Abbasides parut certaine. Cependant le danger qui 
de ce côté menaçait la vie de l'islam put être conjuré. La population de 
l'Egypte professait un sonnisme rigoureux, et les princes fatimites eurent 
la sagesse de s'accommoder des croyances orthodoxes de leurs sujets. 
Seul le sixième prince de cette dynastie, Hâkim (996-1021), qui monta 
enfant sur le trône, fit -exception à cette règle. Vraisemblablement sous 
l'influence de partisans fanatiques de la doctriae Ismaïlienne, il tint une 
étrange conduite, fort différente de celle de ses prédécesseurs, et voulut 
même se faire honorer comme une incarnation de la divinité. La popu- 
lation de l'Egypte en ressentit un vif mécontentement. Hâkim disparut 
mystérieusement et jamais on ne sut exactement ce qu'il était devenu. 
Mais ses partisans, comme Hamza et Ad-Darâzi, le tinrent après comme 
avant pour une incarnation de la divinité. Ils trouvèrent un terrain favo- 
rable au développement de leurs spéculations chez cette partie de la popu- 
lation du Liban qu'aujourd'hui encore on nomme les Druses (du nom de 
Darazi). Ces gens ne peuvent plus j)roprement être comptés parmi les 
musulmans : leurs croyances et leur loi religieuse, sur lesquelles leurs 
livres saints nous renseignent, peuvent même être considérés comme 
foncièrement anti-islamiques. On doit les ranger dans la même caté- 
gorie que leurs ennemis les Noçaïris, du nord de la Syrie, qui, malgré 
certaines notions et certaines coutumes communes avec les chrétiens et 
lès musulmans, doivent être considérés comme de véritables païens. Au 
reste, la Syrie semble le pays de prédilection des hérésies variées, des 
sectes à tendances gnostiques; nous allons encore en voir un exemple. 

Dans le même domaine, le fait le plus connu est l'apparition de la secte 
des Assassins {ffachchâchîn), ainsi nommés d'une préparation enivrante 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 20 



a06 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

de chanvre (arabe hachîch) dont ils faisaient usage. Cette société: fut 
fondée au xi° siècle par un certain Hassan b. Sabbâh. Elle sévit d'abord 
en Perse, surtout dans les districts montagneu:x et difficiles d'accès situés 
au sud de la mer Caspienne. Les Assassins y occupèrent diverses positions 
très fortes, dans la montagne, notamment le nid d'aigle d'Alamout, où 
ils purent braver pendant près de deux siècles toutes les armées envoyées 
contre eux. Ce n'est qu'au xiii° siècle que le prince mongol Houlagou en 
eut raison. La cause essentielle de leur puissance n'était ni dans leurs 
repaires inaccessibles, ni dans le grand nombre de leurs adhérents, ni dans 
^originalité de leurs idées. Elle était surtout dans leur organisation parti- 
culière, et dans le manque de scrupules qui caractérisait leurs procédés. 
Les Assassins formaient une société secrète, dont tous les membres prê- 
taient au grand-maître, le Vieux de la Montagne des chroniques chré- 
tiennes, une obéissance sans bornes. Ils pratiquaient méthodiquement 
l'assassinat; les plus jeunes membres de la secte y étaient formés, à ce 
qu'on prétend, de la façon suivante : on les enivrait de hachîch; puis 
on les conduisait dans de beaux jardins où ils goûtaient des jouis- 
sances paradisiaques. Par là ils étaient amenés à faire de leur vie un 
sacrifice volontaire, martyre qui leur assurerait de semblables jouissances 
pour d'éternité. Ces gens, nommés Fidâi (ceux qui se sacrifient eux- 
mêmes), recevaient du grand-maître la mission d'épier tel ou tel puissant 
ennemi de la secte, et de le tuer lorsque l'occasion s'offrirait. En outre 
le grand-maître mettait parfois obligeamment ses gens à la disposition 
de puissants amis dont il voulait s'assurer la reconnaissance; ceux dont 
ces amis avaient à se défaire étaient aussi sûrement exécutés que s'ils 
avaient été eux-mêmes des ennemis de l'ordre. 

Par ces procédés, les Assassins atteignirent à une puissance effrayante, 
purent longtemps se maintenir et même s'implanter en Syrie, où les 
Croisés apprirent à les connaître. Il nous faut passer sous silence les 
conceptions religieuses de cette secte. Il suffira d'indiquer qu'ils se don- 
naient beaucoup de peine pour prouver par des interprétations allégo- 
riques de la loi la légitimité de leurs idées au point de vue musulman. 
De ce fait les historiens arabes leur donnent généralement le nom de 
Bâtinîya, c'est-à-dire gens qui admettent un sens caché à côté du sens 
ordinairement accepté et apparent du Livre saint. A ce point de vue, il 
existe encore aujourd'hui en Syrie et dans l'Inde des Ismaïliens, qui, 
il est vrai, ont abandonné les pratiques homicides de leurs ancêtres du 
moyen âge. 

Pendant un long espace de temps, il parut que les Chiites allaient con- 
tinuer à s'égarer dans des rêveries trompeuses, semblables à celles que 
pous venons de décrire. Avec le douzième imam, qui dans leurs croyances 
-^n'était pas mort, mais avait simplement disparu en 941, à Samarra, par un 
chemin souterrain, la série des imams terrestres fut close. La croyance à 
l'imam caché subsista seule mais intacte, et la porte fut grande ouverte 
aux imposteurs de toute sorte qui prétendirent entretenir avec lui des 
relations. Malgré la déception qui suivait régulièrement chacune de ces 



>- l'islam 307 

apparitions, les espérances revivaient : d'un moment à l'autre le Mahdî 
allait survenir, on se contentait d'attendre patiemmeiit ce jour, et 
d'observer avec exactitude la doctrine transmise des imams, la seule 
vr^iie. Les Chiites, en effet, rejetaient les recueils de traditions sonnites; 
pour eux les imams que Dieu avait éclairés, étaient les seules autorités 
vraiment qualifiées en matière de tradition, les seuls dépositaires légi- 
time-s de la doctrine du prophète, leur ancêtre. Ils ont encore leurs recueils 
canoniques, bien inférieurs, à dire vrai, pour l'exactitude historique à ceux 
des Sonnites, et même, jDOur une large part, œuvres de pur mensonge. 
Pour le reste, le chiisme n'a rien produit d'original. (la théorie de l'imamat 
mise à part) ni dans le dogme, ni dans la loi religieuse; il concorde, dans 
ses traits principaux, avec les doctrines sonnites. Les quelques institu- 
tions qui lui sont particulières, comme la restriction mentale {ketmân) elle 
mariage d'usage {mot^a), ne lui font guère honneur. L'adoration outrée de 
l'imam, qui le caractérise encore, n'a non plus été d'aucun profit pour son 
développement religieux. Ce serait toutefois faire fausse route que de 
considérer avec A. MûUer cette véritable adoration comme la simple consé- 
quence de la haine nationale des Persans contre les Arabes, et de ne voir 
dans les Chiites que des légitimistes intransigeants, comparables à ceux 
qui ont compté parmi les souverains français Louis XVII et Napoléon IL 
On ne saurait nier sans doute que cette haine n'ait existé, qu'aussi la 
reconnaissance des imams n'ait servi aux Persans à masquer la période 
de leur abaissement national sous le joug arabe. Mais il n'en reste pas 
moins vrai que la véritable cause en est l'anthropolâtrie particulière à ce 
peuple, ou, si l'on aime mieux, le besoin de se rapprocher du Dieu 
abstrait de l'islam par des intermédiaires humains. En quelque sorte, les 
souffrances de ces pieux intermédiaires jouent, chez les Chiites, le même 
rôle que les souffrances du Christ chez les chrétiens ; et c'est ainsi que le 
jour de la mort de Hosaïn (10 de Moharrem) est célébré dans toute la 
Perse par d'émouvantes représentations du martyre du fils d"Alî, compa- 
rables aux Mystères de la Passion du moyen âge chrétien. Cette solennité 
religieuse et nationale, a-t-on dit, remonte en partie à une très haute anti- 
quité; elle a son origine dans le paganisme antéislamique ; ceci peut 
bien être, mais rien ne subsiste plus aux yeux des Chiites de ce caractère 
originel présumé; pour eux, ce qui est représenté dans le martyre du 
fils d"Alî, ce sont les. souffrances de l'humanité et plus exactement de 
l'humanité iranienne. 

Cependant un long temps s'écoula avant que le chiisme pût relever la 
tête contre l'oppression du sonnisme triomphant. Les Bouyides, et dans 
une certaine mesure aussi les Fatimites, leur furent favorables; mais 
l'avènement des Turcs à la succession de l'empire arabe marque la vic- 
toire complète de l'orthodoxie. Cet honnête peuple de soldats n'eut que de 
la répugnance pour les obscures doctrines du chiisme et le principe de la 
restriction mentale. Les circonstances furent plus favorables à la secte 
sous la souveraineté des Mongols : mais le chiisme ne devint religion 
d'Etat que sous la dynastie des Safawides, qui régna en Perse de 1499 à 



308 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

1736. Les fondateurs de cette dynastie, Chaïkh. Saïf ed-Dîn, et Cliaïkh. 
Haïder qui se faisaient descendre de Moûsâ, le septième imam, ne furent 
eux-mêmes que de saints çolîfis ; le premier de la famille, Ismail,fils 
d'Haïder, prit le titre de roi. De persécutés, les Chiites devinrent persécu- 
teurs. Ils engagèrent des guerres religieuses avec les Uzbegs sonnites et 
les Turcs osmanlis. Des deux côtés on apporta à la lutte une rage, une 
cruauté atroces et, depuis lors, la haine qui de tout temps a séparé les deux 
fractions de l'islam a atteint une inimaginable violence de fanatisme. 
La conquête afghane sous le règne de Nadirchèh (1736-1747) parut devoir 
ramener en Perse de meilleurs jours pour les Sonnites. Mais, dans des 
tentatives dé réformes favorables à ces derniers, ce prince se heurta aux 
résistances du sentiment national persan, et en fin de compte échoua. 

En général, malgré d'honorables exceptions individuelles, on ne saurait 
considérer sans tristesse l'état religieux des Chiites persans contempo- 
rains. Les molla, qu'on a pu nommer assez exactement les rabbins de 
l'islam, sont pour la plupart ignorants et fanatiques; ils parviennent 
à grand'peine à obtenir un respect tout extérieur. La piété n'est le plus 
souvent qu'hypocrisie; l'incroyance est professée en secret; le sens de la 
vérité semble, sans qu'ils en aient conscience, être devenu tout à fait 
étrang'ér^aux Chiites; les obscurs propos du çoûflsme, qu'ils ont conti- 
nuellement à la bouche, les subtilités allégoriques, et le ketmân [cf. sup. 
p. 307) érigé en système leur ont brouillé l'esprit et fait perdre le sens moral. 
Ceci n'empêche point que le fanatisme soit chez eux bien plus fortement 
enraciné que chez les Sonnites ; la superstition aussi n'y est point rare. 
Les subtilités philosophiques sont sûres d'y obtenir du succès; mais, par- 
dessus tout, ce que. le Persan estime, c'est un poème bien tourné, rempli de 
comparaisons forcées, d'expressions baroques, le contenu en fût-il obscène 
ou blasphématoire. 



§ 64. — Situation actuelle de l'islam ^ 

On estime le nombre total des musulmans à notre époque à 260 mil- 
lions ; cette évaluation, bien entendu, ne repose sur des statistiques exactes 
ou à peu près exactes que pour quelques pays. Empire russe, Indes 
anglaises, Algérie et Tunisie. Les adeptes du prophète ne forment point 
du reste un groupe unique; ils se divisent en deux grandes fractions, Son- 
nites et Chiites. Quelques sectes, qui, à considérer rigoureusement les 
choses, ne se rattachent ni à l'une ni à l'autre, sont trop insignifiantes 

1. Bibliographie. — En général, H. Jansen, Verbreitung des Islams, 1897; — Montet, 
Les missions musubnanes au XIX" siècle, 1883; — Arnold, The p?'eaching of Islam, 1896. 

Voir aussi YEnquête sur l'avenir de l'islam publiée par E. Fazy dans la Revue des 
Questions diplomatiques et coloniales, 1901. 

Arabie : G. Snouck Hurgronje^ Mekka, 2 vol., avec atlas, 1888-1889; — Sur les 
Wahhâbites : Burckhard t, iVo^es on the Bédouins. and Wahabys, 1813; trad. allemande, 
1830-1831 ;et aussi les récits de voyages de Palgrave, Lady Blunt, Doughty, etc. 



L'ISLAM ^ 309 

pour entrer ici en ligne de compte. Le centre de gravité du sonnisme se 
trouve dans l'empire ottoman ; on peut y rattacher l'Afrique du Nord avec 
rÉgypte ; le domaine du chiisme est limité à la Perse et aux Indes anglaises. 

p n'y a pas grand'chose à dire des Sonnites. Ni dans la loi rituelle, ni 
dans le dogme ils ne se sont sensiblement écartés des positions prises par 
les quatre fondateurs d'écoles juridiques, par El-Ach'ari et Ghazâli. Toute- 
fois 'beaucoup d'auteurs chrétiens, en étudiant l'islam, ont eu le tort 
d'assigner à ce fait un caractère beaucoup trop absolu, d'y voir une preuve 
de l'immobilité de l'islam, de son hostilité pour la civilisation. Les caases 
de cette immutabilité plusieurs fois séculaire des peuples musulmans ne 
résident pas dans leur religion même. 

Au reste il n'y a pas eu un arrêt complet de l'islam depuis Ach 'ari 
et Ghazâli. En premier lieu, sa doctrine s'est affermie dans les divers pays 
où il a régné, et elle aussi s'est pour ainsi dire pliée aux formes d'exis- 
tence locales. Si, au point de vue officiel, la loi canonique (suivant un 
des quatre rites) est partout la même, dans la pratique, d'un pays 
musulman à un autre, des divergences plus ou moins considérables sont 
venues porter atteinte à cette unité théorique : on les désigne sous les 
noms de ^Orf ou de "^Adât-, ces usages ont parfois été codifiés; et gêné; 
ralement les savants musulmans, s'ils ne les légitiment pas, les tolèrent. 
Le dogme en lui-même est demeuré ce qu'il était ; néanmoins le culte des 
saints, prenant de plus en plus d'importance, a permis à nombre de con- 
ceptions païennes et de superstitions de se réintroduire dans l'islam : ce 
n'est pas un progrès. A cette occasion, il faut dire quelques mots de la 
tentative faite dans l'Arabie centrale pendant la deuxième moitié du 
xvm^ siècle par 'Abd el-Wahhâb et ses adeptes pour débarrasser l'islam de 
ses scories, et le relever. Ces sectaires jetèrent l'anathème sur toutes les 
innovations qui dans le cours des temps étaient venues altérer l'islam, le 
culte des saints d'abord, et aussi la pratique du chapelet, l'usage du tabac, 
le luxe des vêtements, etc. Au commencement du xix® siècle ils réussirent 
à manifester- par des actes leur horreur du culte des saints : ils s'empa- 
rèrent de la Mecque et de Médine et détruisirent plusieurs des sanctuaires 
de ces deux cités ; déjà auparavant ils avaient fait de même pour le Kerbela 
des Chiites. Bientôt, au reste, l'intervention des troupes égyptiennes vint 
mettre fin à cette étrange tentative, et les Wahhâbites furent refoulés dans 
le centre de la péninsule. Quelques-unes de leurs doctrines ont parfois 
réussi à s'implanter en dehors de l'Arabie, notamment dans la partie occi- 

Autres pays sonnites d'Asie et d'Afrique : — Pamni les récits de voyages : Lane, An 
account of the manners and customs of the modem Egyptiens, 2 vol., 5® édit., 1871, 
trad. allemande de Zenker, 1886; — H. Vambéry, Voyages dans l'Asie centrale, 1864; 
L'Islam au XIX^ siècle, 1815; — Sur les musulmans chinois : P. Dabry de Thiersant, 
Le .mahométisme en Chine et dans le Turkestan oriental, 2 vol., 1878; — Pour laMalaisie : 
L.-W.-G. van den Berg, Le Hadramout et les colonies arabes dans Varchipel indien, 1886; 
G. Snouck Hurgronje, De Atjeliers, 1893-1894; G. Poensen, Brieven over den Islam 
uit de Binnenlanden van Java, 1886; — Pour le Mai-oc : G. Hôst, Nachrichten von 
Ma?^okos a7id Fes, 1781; Mouliéras, Le Maroc inconnu, 2 vol., 1895-1900;— Pour l'Algérie : 
Rinn, ilfaraôoM^s et Khouan, étude sur Vlslam en Algérie, 1885; Doutté, Vlslam algérien 
1900; — Pour Je Soudan : Le Ghâtelier, Vlslam dans l'Afrique occidentale, 1899. 



310 HISTOIRE DES IIELIGIONS 

dentale des Indes. Mais, au demeurant, les réformes wahhâbites sont 
beaucoup trop superficielles pour jamais apporter dans l'islam d'amélio- 
ration durable. Quelques auteurs européens ont voulu voir dans- ces 
sectaires les protestants de l'islam, prétendu qu'ils s'étaient faits les 
champions du libre examen; c'est là une complète erreur. Les Wahhâbites 
n'ont jamais songé à combattre ou à limiter l'autorité du Coran et de la 
tradition. Il est à peine besoin de dire que leurs doctrines ont trouvé 
peu d'écho au centre même de l'islam, dans les deux villes saintes. 

L'histoire des Sonnites, en dehors de l'Arabie, est plus pauvre encore 
de faits marquants. Dans l'intérieur de l'Asie, le groupe afghan mis à 
part, ce sont surtout des populations de race turque qui se réclament de 
la Sonna; dans la Syrie et sur quelques autres points ce sont des popula- 
tions arabes. Dans l'Asie orientale, le centre de la culture orthodoxe était 
jadis Bokhâra; mais rien de nouveau n'est jamais apparu dans ces régions. 
De Bokhâra, l'islam se répandit d'abord parmi les tribus turques, puis 
dans les provinces nord-ouest de la Chine ; d'autre part, les relations mari- 
times importèrent cette religion à Canton, d'où elle pénétra dans l'inté- 
rieur du Céleste Empire. Le nombre des musulmans chinois doit être assez 
considérable; on exagère néanmoins en l'évaluant à 33 millions. Le sort 
de l'idam en Chine est au reste fort incertain : son apparition a déjà pro- 
voqué à diverses reprises en ce pays de sanglantes guerres civiles, qui se 
reproduisent périodiquement, et dont on ne saurait prévoir le résultat 
définitif. 

L'islam a pris solidement racine dans l'archipel malais. En ces régions 
il y aurait environ (cette estimation ne mérite pas toute confiance) 
30 millions de musulmans, châfe'ïtes en majeure partie. La conversion 
de ce pays n'est pas au reste chose faite ; elle est en train de se faire et 
l'islam commence à peine à y refouler ou à y détruire, par étapes, les 
croyances et les coutumes jpaïennes. Il ne saurait être question en Malaisie 
d'une culture musulmane autocéphale : l'éducation religieuse de la popu- 
lation y est entre les mains des Arabes (Hadhramoutides d'origine pour 
la plupart) qui y résident, et des quelques aborigènes qui, par des voyages 
à la Mecque et au Caire, ont acquis une connaissance un peu sérieuse des 
principes de l'islam. 

Dans l'Afrique, l'islam a trouvé, presque depuis son origine, et trouve 
encore aujourd'hui une terre extrêmement favorable aux conversions. 
L'Egypte offre l'image d'un développement religieux sensiblement ana- 
logue à celui des pays turcs et arabes ; mais le paganisme local antéisla- 
mique a continué d'y fleurir sous les formes du dervichisme, et surtout du 
culte des saints. Il en est de même de toute la côte septentrionale de 
l'Afrique; mais de plus en ces régions le culte des saints morts n'a point 
suffi aux populations berbères; et le peuple y honore en outre, sous le 
nom" de mai-'about {morâbit), des gens pieux, des ascètes encore en vie. 
Nous avons indiqué précédemment la fréquence des mouvements héréti- 
ques chez les Berbères ; nous avons également parlé (p. 301) de l'extension 
de l'ordre des Sanousîya. — Sur la côte de Zanzibar, qui dès l'antiquité 



L'ISLAM 311 

se trouva en relations maritimes avec l'Arabie, l'islam s'est répandu 
d'assez bonne beure. Pendant longtemps le pays fut politiquement uni 
à rOmân; et de ce fait la doctrine des Abadbites, rameau de la secte 
kMrijite, put s'y implanter. Enfin, aune époque plus récente, a com- 
mencé la conversion des populations nègres de l'intérieur de l'Afrique ; 
elle se continue encore. Le trouble de l'état politique de l'Egypte, l'inter- 
vention de l'Angleterre, surtout dans là question esclavagiste, ont amené 
dans le Soudan égyptien la constitution d'un État nègre musulman. Cet 
État, avec un certain Mohammed Ahmed (1844-1885), qui se fît passer pour 
le Mahdî, devint fort puissant vers 1880. La chute tragique de Khartoum 
(1885), la guerre avec l'Abyssinie sont encore présents à notre mémoire. 
On put redouter un instant que ces succès du Mahdî attirassent à ses 
drapeaux victorieux une grosse partie du monde musulman. Mais cette 
crainte n'était pas fondée, parce que, dès le début, les directeurs dé' l'islam 
au Caire et les Sanousîya se déclarèrent hostiles au Mahdî. L'empire de 
ce dernier n'a survécu à sa mort que d'une dizaine d'années. 

Nous avons déjà montré [cf. sup„ p. 308) à quelle lamentable situa- 
tion est tombé l'islam des Chiites persans : il n'y a guère à espérer de 
ce côté de renaissance. Néanmoins, là aussi apparut en ce siècle un 
réformateur, Mirzà "Alî Mohammed (1820-1850), généralement connu 
sous le nom de Bâb (porte, c'est-à-dire intermédiaire entre les croyants 
et l'imam caché). Le Bâb était un pieux rêveur, menant une vie 
paisible et retirée; ses idées, pour lesquelles il faisait de la propagande 
par la plume et la parole, offraient un singulier mélange de sentiment 
national persan, de çoûfisme et de kabbale. Il eut bientôt un grand 
nombre de partisans; lorsqu'on 1848 le Chah mourut, certains d'entre 
eux tentèrent un mouvement dans le Mazanderân, et prirent aussi sur 
quelques autres points une attitude menaçante. L'autorité jugea alors 
nécessaire d'intervenir militairement et, avec toute la cruauté persane, 
elle commença alors, — elle a continué depuis, — à persécuter les infor- 
tunés Bâbi."Le Bâb lui-même qui, emprisonné depuis longtemps, n'avait 
pris aucune part au soulèvement populaire, fut fusillé à Tebriz. Néanmoins 
le bâbisme se propagea en secret ; il n'y fut plus au reste question d'hos- 
tilité ouverte contre le gouvernement : ses chefs, Çoubh-i-Ezel et Behâ 
Allah, s'étaient enfuis sur le territoire turc. Sur la plainte de la Perse, les 
autorités turques leur interdirent le séjour des provinces voisines delà 
Perse et les transportèrent à Andrinople. Ils cherchèrent à y continuer 
leurs intrigues (1864) ; mais des dissensions ne tardèrent pas à éclater 
entre eux : Behâ Allah prétendit être le personnage qui devait manifester 
Dieu, c'est-à-dire le Mahdî; les amis de Çoubh-i-Ezel ne voulurent rien 
entendre; et finalement le dernier fut interné à Chypre, le premier à Acco 
où il mourut en 1892. Les écrits de Behâ Allah sont assez nombreux, 
et jouissent auprès des Bâbi d'une haute considération. Le professeur 
anglais Browne a particulièrement bien mérité de la science orientaliste 
par ses recherches sur les ouvrages de Behâ Allah, et les autres produc- 
tions du bâbisme. 



312 HISTOIRE DES RELIGIONS 

Les musulmans de f Inde occidentale sont, d'après lés.données les plus 
vraisemblables, au nombre de 57 millions. Partie d'entre eux professent 
le sonnisme, partie le cMisme. Naturellement, ils ont conservé nombre 
d'usages proprement indiens, plus ou moins en opposition avec la loi 
musulmane. La célèbre et intéressante tentative de l'empereur Akbar 
(1556-1605) pour fonder une religion universelle, basée sur de libres 
principes philosophiques {Din i Allah, Religion d'Allah) n'eut pas, 
comme on pense bien, d'effets durables. Toutefois les tendances libérales 
n'ont pas fait défaut dans la suite aux musulmans de l'Inde. Elles se 
manifestent surtout aujourd'hui par des tentatives pour harmoniser 
l'islam avec les exigences de la civilisation européenne. 



CHAPITRE X 
LES HINDOUS 



65. Les Indo-Européens en général. 



§ 63. — Les Indo-Européens en général *. 

La famille indo-germanique, que Ton appelle aussi indo-celtique ou 
aryenne, comprend les Hindous, les Iraniens (Bactriens, Perses, Mèdes, et 
aussi, vraisemblablement, les Scythes), les Arméniens, les Phrygiens, les 
Thraees, les Albanais, les Grecs, les populations de l'Italie, les peuples 
baltiques, les Slaves, les Germains et les Celtes. L'unité de cette famille 
de peuples a été mise hors de doute par la philologie comparée. Quand, 
dans la première moitié du xix*" siècle, les maîtres de la linguistique, 
Bopp, Rask, Schleicher, etc., eurent établi les bases de la science, on 
crut qu'il était possible de découvrir également, en se servant des noms 
de la flore et de la faune, des saisons et des phénomènes naturels, le 
pays d'origine de la race indo-germanique. Aujourd'hui, plus de cin- 
quante ans après les premiers enthousiasmes, l'attente a été bien déçue, 
et l'on parle de l'habitat et du tronc primitifs des Indo- Germains avec 
bien plus de réserve qu'il y a seulement trente ans. Des résultats que l'on 
prétendait certains sont redevenus problématiques; les linguistes d'au- 
jourd'hui déclarent la plupart des premières conclusions prématurées et 
inexactes. Le point de départ de la race indo-germanique a été cherché un 

1. Bibliographie. — Parmi les livres qui traitent de la race aryenne nous citerons 
seulement ceux de : Max Miiller, Chips, Èssays, Lectures on i/ie science of language; 
R. Roth, Die hôchsten Gôtter der arischen Vôlker, Z. D. M. G., 1852; J. Darmesteter, Le 
dieu suprême dans la mythologie européenne, R. H. R., 1880: réimprimé dans les Essais- 
orientaux, 1883; A. Pictet, Les origines indo-européennes ou les Aryas primitifs, nou- 
velle édition en 3 volumes, 1878, livre excellent pour l'époque; O. Schrader, Sprach- 
vergleichung und Urgeschichte, linguistisch-historische Beitrâge zur Erforschung des 
''■ndoqermanischen Alterthums, 2'=' éd., 1890; en outre, von Bi'adke, Ueber Méthode und 
Ergeànisse der arischen Aiterthumswissenschaft, 1890; — P. Asmus a donné une étude 
philosophique des matériaux mythologiques dans un livre intéressant et plein 
d idées, Die Indogermanische Religion in den Hauptpunkten ikrer Entwickelunq. 2 vol., 
1875-1877. ^ ' r' ' 



314 ^ HISTOIRE DES RELIGIONS ' , \ 

peu partout, sur le haut plateau du Pamir, en Arménie,- dans le sud de la 
Russie, en Lithuanie, dans le sud de la Suède. Mais la question est beau 
coup plus compliquée qu'on ne le croyait au début. Les anciennes théories 
n'ont donc plus de valeur. Ce sont des hypothèses, d'ailleurs fécondes, 
qui ont été dépassées. Le beau livre de 0. von Hehn, Culturp/layizen und 
Bausthiere, fait comprendre combien peu de résultats on peut tirer d'un 
seul ordre de données. 

Les rapports des peuples indo-germaniques a.vec les habitants primitifs 
des pays où ils s'établirent ou avec leurs voisins, ne se laissent pas faci- 
lement embrasser d'un coup d'oeil. Les Aryens, en pénétrant dans l'Inde, 
y trouvèrent de nombreuses populations (Kola, Gonda, Dravida) ; les 
limites des migrations iraniennes dans la direction de Babylone d'une 
part, d'autre part, du Touran, sont difficiles à déterminer. Quelle est la 
part des Indo-Germains et des Sémites dans les cultes de l'Asie Mineure, 
quelle relation rattache la civilisation étrusque à la civilisation grecque 
primitive ; quels sont les peuples préhistoriques dont on retrouve dans le 
nord de l'Europe les palaffltes, les tombeaux et les armes ? Yoilà des 
questions dont ni la linguistique ni l'anthropologie ne nous font pré- 
voir la-solution prochaine. Les constructions provisoires ont été écartées 
comme /prématurées. Seules restent debout quelques propositions sur les 
rapports spéciaux de parenté qui unissent certains groupes de peuples 
pris à part. Il est certain par exemple que, comme on l'avait reconnu dès 
l'abord, les Perses et les Indiens réunis constituent un groupe; mais, 
d'autre part, les Iraniens tiennent de fort près aux peuples slaves. Il n'est 
plus permis de parler d'un groupe gréco-italique; au contraire, les peuples 
italiques ont beaucoup de points communs avec les Celtes. 

J>[ous avons donc beaucoup moins à dire, au sujet de l'ancienne religion 
indo-germanique, que les mythologues des générations précédentes. 
Tandis qu'ils étaient prompts à trouver, pour un nom de divinité grecque, 
une racine sanscrite qui en expliquait la nature, il nous semble risqué de 
fonder l'interprétation sur la seule étymologie. Beaucoup d'hypothèses en 
apparence lumineuses, comme le rapprochement de Varuna etd'Ouranos, 
se sont trouvées erronées ou du moins douteuses, et beaucoup de lin- 
guistes ont plus d'une objection à élever contre la mythologie compara- 
tive. L'ethnographie a elle aussi placé son mot dans la discussion, et 
montré que tels et tels caractères, que l'on croyait essentiellement indo- 
germaniques, avaient leurs analogues non seulement chez les Sémites 
et les Egyptiens, mais même chez les Peaux-Rouges et d'autres sau- 
vages. Sans doute il reste des points indiscutés. Pour la période indo- 
persique, il faut laisser au fond commun le Yama-Yima, Soma-Haoma, la 
personne du (( meurtrier de Vritra » et mainte autre notion. De même, 
on attribue toujours à la période indo-germanique la conception du dieu 
lumineux du ciel, du combat des dieux avec les démons de l'obscuriîé, 
d'autres encore; mais l'idée , développée récemment encore par von 
Rydberg, que cette époque primitive a eu une Cosmogonie et une Escha- 
tologie bien définies, n'est pas admissible. 



LES HINDOUS 3J5 

Mais pour définir le caractère général des religions indo- germaniques il 
n'y a pas à se préoccuper en première ligne des données préhistoriques : 
il s'agit de déterminer la place que les Indo-Germains ont prise, au cours de 
leur évolution, dans l'histoire des religions. Ordinairement on les met en 
parallèle avec les Sémites, en montrant chez ceux-ci la prédominance de 
la religion, chez ceux-là celle de la « civilisation » ; chez les uns Dieu dans 
l'histoire, chez les autres Dieu dans la nature (Max Mûller). La valeur de 
semblables considérations générales ne peut être rabaissée que par ceux 
qui ne s'intéressent qu'à la recherche de détail et n'ont pas le sens du 
général et de la philosophie de l'histoire. Les principales religions indo- 
germaniques, celles des Indiens, des Perses, des Grecs et des Romains, 
qui d'ailleurs diffèrent beaucoup les unes des autres, sont les types clas- 
siques du polythéisme développé et spiritualisé. Tandis que les Sémites se 
sont élevés au supra-terrestre, et que leurs religions respirent un esprit 
de soumission (Islam) et d'absolue dépendance (voir § 23), les Indo-Ger- 
mains se sont attachés à la vie immanente du monde, et leur religion n'a 
jamais tracé entre le divin et l'humain de démarcation rigoureuse. 

LES hindous' 

Par le D' Èdv. Lehmann (de Copenhague). 

66. Le peuple et la civilisation de-FInde. — 67. Les Védas. — 68. L'autorité 
des Védas. — 69. Les dieux. — 70. Les différentes divinités. — 71. Le culte 
védique. — 72. La magie. — 73. La vie morale; la mort et l'au-delà. — 74. Les 
castes. La vie sacerdotale. Les dieux des prêtres. — 7o. La doctrine des JJpa- 
nishads. — 76. Cosmogonie. Métempsycliqse. — 77. Les écoles philosophiques. 
— 78. Les Jaïna et leur doctrine. — 79. Caractère général du bouddhisme. — 
80. La littérature du bouddhisme. — 81. Gotama Bouddha. — 82. La doctrine 
bouddhique. — 83. La communauté bouddhique. — 84. Le bouddhisme 
dans l'Inde. — 85. Le bouddhisme tibétain ou lamaïsme. — 86. Le bouddhisme 
en Chine et au Japon. — 87. Origines de l'hindouisme. — 88. Les sectes et leurs 
écrits. — 89. Les dieux et la théologie. — 90. La vie religieuse. — 91. L'inlluence 
de l'Islam. — 92. Le présent. 



§ 66. — Le peuple et la civilisation de l'Inde. 

On définit habituellement le caractère indien d'une façon très incom- 
plète. Le détachement de la réalité terrestre, qui sans conteste est le trait 
prédominant d'une grande partie de leur littérature, ce qu'il y a de fan- 
taisiste et d'abstrait dans leur pensée, et le mépris du haut duquel on con- 
sidère la vie pratique dans les cercles instruits et religieux ont fait naître 
l'idée que les Indiens en général sont un peuple de rêveurs et d'imaginatifs, 

1. Bibliographie. — Sur l'Inde en généx'al : Ludwig, Géographie^ Geschichte und Ver- 
fassung des alten Indiens, 1875, et l'article toujours utile de Benfey sur l'Inde dans 
Ersch und Gruber; Ghr. Lassen, Indische Alterthumskunde, 4 vol., 1847-1861, 2^ éd. 
des tomes I et II, 1867-1874; Bûhler, Grundriss der indo-arischen Philologie und Alter- 
thumskunde. — Histoire de l'Inde : Eduard Meyer, Gesch. des AUerth., I, et Lefman 



316 ' HISTOIRE DES RELIGIONS - 

sans force et sans activité. Mais ces descriptions ne s'appliquent qu'à cer- 
taines couches de ce peuple et à certains moments de son histoire ; pour 
l'ensemble, l'impression est essentiellement difEérente. Aux hardis enva- 
hisseurs aryens de l'Inde, des rêveries et des prétentions philosophiques 
n'auraient certainement pas suffi, pour arracher cette riche contrée à la 
sauvage population primitive et pour y fonder une civilisation durable. 
Le courage et l'énergie, non plus que les capacités pratiques et le goût 
de la vie, ne manquaient à ces Indiens. Mourir en combattant vaillamment 
était considéré comme un bonheur pour les héros, mais ils préféraient 
encore vivre « cent automnes ». Après la mort s'ouvrait le ciel avec- la vie 
éternelle pour les braves. 

Mais les Indiens ne se maintinren-t pas sans dommage dans le pays 
qu'ils avaient conquis. Le climat tropical a visiblement exercé sur eux une 
action affaiblissante, quoiqu'il ne les ait pas aussi complètement épuisés 
qu'on le dit fréquemment. Encore au moyen âge, les Indiens se montrent 
un peuple de robuste activité. Le Makâbhârata, V Iliade de l'Inde, est à la 
vérité envahi par des considérations philosophiques (postérieures à sa pre- 
mière-rédaction) qui auraient été bien étrangères aux héros de V Iliade; 
mais^le fond du poème est un récit épique qui ne le cède pas à celle-ci 
en allégresse belliqueuse. 

Le fait que des prêtres, enfermés dès une haute antiquité dans le cercle 
étroit de leur caste, se sont absorbés dans la pratique creuse des sacrifices 
et la spéculation inactive, et que les lettrés aient développé en dehors dé 
cette caste le pessimisme qui résultait de cette existence vide, n'est pas là 
conséquence nécessaire du caractère du peuple indien. Le fond de la popu- 
lation ne se ressentit aucunement de ces phénomènes pathologiques; 
la puissante caste des guerriers continua à vivre joyeuse et vigoureuse, 
de même que les classes civiles. Les Indiens ont rivalisé dans le com- 

dans Oncken. — Pour l'histoire littéraire, les livres de L. v. Schroeder, Indiens Lite- 
ratur und Cultu7^\ Macdonnell, Sanskrit Literatiire, 1901; les ouvrages plus anciens 
de A. Weber, Akademische Voriesungen, 1852, 2^ éd. 1875, et de Max Mvillep, A hisfory 
of ancient sanskrit Literature, 1859. — Sur la civilisation indienne on trouve beau- 
coup de renseignements dans : A. Weber, Indisehe Streifen, 3 vol., 1868-1879; Max 
Mùller, Chips from a german workshop (en allemand, Essays, 4 vol.); Monier Wil- 
liams, Indian Wisdom (on y trouve entre autres un esquisse de la science indienne) ; 
— H. Zimmer, Altindisches Leben; Dutt, Hist. of civilizalion in Ane. India, I-III, 1890. 
Pour l'histoire religieuse de l'Inde, les œuvres anciennes de H.-F. Colebrooke {Mise. 
Essays, éd. by Gowell), de H.-H. Wilson {Works, éd. by Rost, 5 vol., 1861-1865) et 
surtout de J. Muir {Original Sanskrit Texts, 3<^ éd., 1890; surtout les volumes Ill-V) 
sont encore des sources très utiles; de même Weber, Indiscïie Studien, collection 
paraissant depuis 1849. — Comme manuels pour l'ensemble de l'histoire religieuse 
de FInde, Fouvrage de A. Barth, Les 7^eligions de l'Inde, 1870, paru d'abord dans 
VEnc. des se. relig. de Lichtenberger, puis sous une forme plus développée, en traducr 
tion anglaise, dans les Trilbner Or. Séries, en 18S2 (toutes les références nécessaires 
y sont indiquées) et celui de E.-W. Hopkins, The religions of India, 1895, sont des 
livres à tous égards recommandables. — Celui de Max Millier, Hibbert Lectures on the 
origin and growth of religion as illustrated by the religions of India, 1878, vaut toujours 
la peine d'être lu ; ses Gifford lectures, 4 vol., traduites en allemand, n'y ont rien ajouté 
d'essentiellement nouveau. — M.omQV ^i\\iQ.viis, Religions thought and life in India; 
Vedism, Brahmanism. and Hinduism, et P. Wurm, Kwze Geschichte der indischen Reli- 
gion, sont utilisables. — Bibliographies étendues dans les Bulletins de Barth, dans R. H. R. 



LES HINDOUS 317 

mérce avec les peuples occidentaux, et les richesses de l'Inde ne furent pas 
exclusivement des productions naturelles du sol. De plus les Indiens ont 
été des çonteiirs par excellence, et justement dans leurs récits populaires 
se , manifeste une mondanité très consciente. Une fine observation des 
choses et de la vie, une sage morale s'y unissent à un esprit mordant, 
une belle humeur frivole et gaillarde, et surtout une ironie pénétrante à 
l'égard de l'orgueil et de l'avidité des prêtres, et de la fausse sainteté des 
comédiens d'ascétisme. 

Ainsi toute la vie indienne ne se ramène pas à la religion ; mais il n'est 
pas douteux que la dévotion, tant par ses manifestations actives que par 
la pensée puissante et la riche littérature qu'elle a produite, y ait joué 
un grand rôle. La religion reste malgré tout la gtande œuvre des Hin- 
dous. Pendant trois ou quatre mille ans cette religion a dominé sur un 
pays immense, et conservé, malgré les profondes transformations'qu'elle 
a subies, une individualité très marquée. L'éloignement du monde réel,, 
qui dans les grandes formes postérieures de cette religion en constitue le 
caractère essentiel, ne se manifeste sans doute pas dès ses commence- 
ments; mais tous les degrés de son développement ont en commun une 
tendance au mystérieux et à l'abstrus, qui se révèle aussi bien dans les 
symboles imparfaits des premiers temps que dans les distinctions subtiles 
et les spéculations, souvent profondes seulement en apparence, des âges 
suivants; l'imagination s'y meut toujours de préférence dans le démesuré 
et l'illimité. Les Indiens ont su de bonne heure concevoir l'infini comme 
une unité, et comme une unité spirituelle; une sorte de monisme spiri- 
tualiste est la forme prédominante de leur pensée religieuse; ils placent 
l'être dans l'esprit, et voient dans les choses une apparence trompeuse, 
et l'on admire l'effort qu'ils font pour sacrifier l'apparence et saisir l'être; 
le renoncement, cette passion sainte des Indiens, est le témoignage par 
excellence de cet effort. Cet être que la pensée dispute au monde sensible 
a été rarement conçu par les Hindous comme transcendant; l'immanence 
de l'esprit universel est le principe pour eux évident de leur conception 
du nionde. Ce panthéisme décidé, dans le cours de la vie religieuse, se 
résout souvent en athéisme, et la dévotion, qui ne se détache pas du 
renoncement, prend de ce fait un certain caractère de nihilisme. 

Autant les Indiens prirent d'intérêt à la religion, autant ils ont eu peu 
d'aptitude à la vie politique. S'ils- ont pu être braves à la guerre et 
adroits dans les arts de la paix, s'ils ont manifesté certaines capacités 
juridiques, ils n'ont jamais pu former une nation, et il n'a jamais été 
question d'un empire hindou; à cela l'étendue de la contrée a peut-être 
d'ailleurs contribué. Par là s'explique le fait que les Indiens n'ont jamais 
joué dans l'histoire universelle un rôle décisif. Sans doute les Indiens avec 
leur civilisation se sont répandus sur tout le sud de l'Asie, et même sur les 
grandes îles de la Sonde; et c'est à une religion indienne que s'est con- 
vertie la. moitié du monde mongol. Mais les Indiens n'ont jamais pu 
établir au delà des limites de l'Inde une domination qui fût en état de sou- 
tenir ces mouvements religieux. Et même dans leur propre pays, contre 



318 HISTOIRE DES RELIGIONS 

les grandes puissances envahissantes, ils ont toujours eu le désavantage. 
Les Grecs comme les Perses, les Anglais comme les musulmans ont 
trouvé en eux une proie aisée, et l'avenir de la; civilisation indienne est 
gravement mis en péril par ce défaut de sentiment national et de sens 
politique. " 

Il est naturel qu'un peuple qui éprouvait si peu le désir d'avoir une his- 
toire, ait également peu fait pour la conservation de son histoire par des 
écrits. Les brahmanes nese souciaient guère de ce qui se passait dans ce 
monde de l'apparence et de la souffrance, et si des chefs avisés n'avàieiit 
laissé çà et là quelques inscriptions, que seulement les derniers indo- 
logues ont commencé du reste à rassembler et à interpréter, nous serions, 
au sujet de la chronologie hindoue, dans un complet embarras. 

Mais, en matière de science, l'œuvre des Indiens est importante. Ils ont 
cultivé les mathématiques et l'astronomie, ils avaient des connaissances 
médicales, leur^ logique et leur psychologie sont admirables, et dans l'étude 
de la grammaire, ils n'ont pas été dépassés par les Arabes,. mais seulement 
par la linguistique européenne moderne. En général, les Indiens ont des 
dispositions pour les exercices intellectuels qui demandent de la subtilité. 
L'expérience n'a jamais été de leur goût; de là l'arrêt, la pétrification 
précoce de leur esprit, et plus particulièrement de leur science. En ce qui 
concerne la religion, le trop de subtilité a toujours été le malheur de 
l'Inde; une théologie roide et un rituaiisme vide ont contribué, dès l'époque 
védique, à éliminer de la vie religieuse sa fraîcheur originelle. Il n'y a guère 
de beauté dans les livres sacrés des Indiens, et même parmi les poèmes 
védiques, ceux qui ont une valeur poétique sont l'exception. Les Indiens 
ne rnanquaient cependant pas du tout de sens esthétique, comme le 
prouve en première ligne leur poésie profane, épopée et drame. Dans les 
arts plastiques, ils sont loin de s'être élevés aussi haut : à. part les admi- 
rables productions de leur industrie d'art, il n'y a lieu de vanter que leur 
brillante architecture. ^ 



LA RELIGION VEDIQUE ET BRAHMANIQUE 

§ 67. — Les Védas ^ 

Nous appelons la plus ancienne période de la religion indienne période 
védique, du nom de ses textes sacrés. 

Véda signifie (c savoir » (cf: oXBx). La science sacrée consignée dans ces 

! 1. Bibliographie. — R. Roth, Zur Litteratur und Geschichte des Weda, 1846 ;.Fr. Max 
^ MùUer, Lectures on the Vedas, 1865, Chips I. — Traductions du Rïg-Veda : Grass- 
mann, traduction métrique, 1876-77; plus important, mais peu accessible : A. Ludwig, 
1876-1879, avec un commentaire, de grande valeur, des références et des explica- 
tions mythologiques; MaxMûller, S. B. E., XXXII; Oldenberg, S.B. E., XL VI; — Geldner 
et Kaegi, 70 Lieder des Rig-Veda, 1875, bon choix de textes sous une forme métrique 
agréable. — Sur la religion des Védas, outre le 1" volume de Muir, voir : A. Kaegi, 
De7' Rig-Veda, 2" éd., 1881, très recommandable comme introduction ; H. Oldenberg, Dîe 



LES HINDOUS 319 

livres provient d'une. révélation. Les Védas « ne sont pas écrits de main 
d'homme », ils sont d'origine absolument divine, et inspires dans le sens 
strict dû mot; Aussi sont-ils l'autorité infaillible pour la foi et pour la 
conduite. La littérature védique est très considérable; elle contient non 
seulement les chants sacrés, niais aussi des traités rituels de théologie 
pratique, et les premiers débuts de la spéculation philosophique. Les 
collections de chants qui forment le fond des Védas, et que nous avons 
coutume de désigner simplement sous le nom de Védas, portent dans la 
langue indienne le nom de mantras. Elles se partagent en quatre sec- 
tions {samhitâs, collections) : le Higveda, livre des poèmes religieux; le 
Sâmaveda, composé de chants et de textes liturgiques; le Yajurveda, qui 
contient les formules du sacrifice; enfin une quatrième collection, posté- 
rieure par la date de la rédaction, mais non par le contenu, VAtharvaveda, 
livre des chants et sentences magiques. De ces quatre livres, ce sont 
principalement le Rig et l'Atharva qui intéressent la science des religions. 

La partie moderne des Védas, à peu près entièrement écrite en prose, 
consiste en ce qu'on appelle les Brâhmanas. Ces textes sont consacrés à 
tout ce qui concerne le sacrifice, mais ils contiennent accessoirement beau- 
coup de rhythologie, de théologie et même de linguistique. Aux Brâhmanas 
se rattachent comme appendice les Aranyakas, « ouvrage de la forêt )), et 
les Upanishads, a enseignements », qui contiennent la plus ancienne phi- 
losophie des Indiens. 

Postérieurs aux Védas, mais appartenant en partie au même cycle litté- 
raire, il y à les Sûtras, qui font partie des Vedângas, membres du Véda. 
Ils sont le « fil conducteur » de l'enseignement scolaire, et par suite 
rédigés en général sous une forme résumée, tandis que les Brâhmanas 
sont développés et abondants. L'autorité des Sûtras est très inférieure à 
celle des Brâhmanas ; ces derniers sont, dans leur totalité, aussi bien que 
les. Mantras, mis au nombre des ouvrages révélés [Çruti), Au contraire, 
il n'y a qu'un petit nombre de Sûtras, qui participent à cet honneur; 
ce 'sont les Çrautasûtras -, la plupart appartiennent à la (( tradition » 
[Smrtl^ smârtasûtras) ; ils traitent des coutumes domestiques [Grhyasûtras] 
et du droit [Bharmasûûras). Le fameux livre des lois de Manou est sorti de 
la littérature des Dharmasûtras. 

Sur l'antiquité des chants védiques, des mantras, on n'a que de vagues 
présomptions. Même quand nous pourrions déterminer l'époque de leur 
rédaction, nous n'en serions que peu avancés, car ces poèmes sont les 
monuments d'une longue évolution religieuse, qui s'est accomplie par une 
infinité de degrés et a peut-être débuté dans un passé d'un éloignement 
insondable. Mais si loin que nous reculions la date de ces chants, une 
chose est certaine : c'est que les chants védiques portent déjà une 
empreinte purement indienne, d'où l'on peut conclure qu'en tout cas ils 
sont nés sur le sol indien, sous le soleil de l'Inde. 

Religiondes Veda, 1894, la meilleure des expositions parues jusqu'à présent(trad. franc, 
par V. Henry, Paris, 1903). Plus court et de moindre importance, mais tout à fait pra- 
tique : E. Hardy, Die Vedisch-brahmanische Period dei^ Religion des dlten Indiens, 1893. 



320 HISTOIRE. DES RELIGIONS \ 

En utilisant certaines données astronomiques contenues dans les textes 
védiques, JacoBi a récemment fixé l'époque de la civilisation védique à 
environ deux mille ans avant Jésus-Christ. Il croit même avoir .trouvé de 
quoi remonter plus haut, et ces éléments de chronologie vont jusqu'à 
quatre mille ans avant Jésus-Christ. L'astronome hindou Tilak est arrivé, 
en même temps que Jacobi, à un résultat analogue. Cela ne nous renseigne 
pas d'une façon précise sur la date d'apparition de la poésie védique. Ordi- 
nairement on la place entre douze cents ans et mille ans avant Jésus- 
Christ; mais si l'on considère que la secte jainiste, qui a paru vers 850 
avant Jésus-Christ, n'a pu se développer que sur les débris du Védisme, 
et même après l'époque défloraison du Brahmanisme, postérieur lui-même 
au Védisme, on trouvera cette date beaucoup trop peu éloignée. 

En tout cas, les Védas font partie des textes littéraires les plus anciens 
de l'humanité, et pourtant il est manifeste que ces chants H'une antiquité 
vénérable sont l'œuvre non du commencement, mais de la fln d'une 
période religieuse et poétique. Assurément les Védas témoignent parfois 
d'une imagination jeune et d'une pensée primitive, qui nous reportent 
peut-être à l'origine du peuple; mais ce ne sont jamais là que des vestiges. 
La-façon poétique de traiter la mythologie et le développement théorique 
des idées religieuses trahissent sans cesse une vie spirituelle qui vieillit 
et qui décline, où la scolastique et le pédantisme étouffent la pensée, 
où la croyance est devenue une théorie et le culte un froid rituel, et où le 
prêtre-poète ne sait plus rendre quelque nouveauté aux antiques maté- 
riaux de ses compositions qu'à l'aide de procédés savants. 

L'art poétique qui a produit notre Véda était devenu une sorte de 
métier, la technique du vers était définie et enseignée dans l'école. L'appa- 
reir poétique est tout formé, et il s'agit seulement de l'employer aussi 
habilement et spirituellement que possible, et de rendre le chant artis- 
tique et agréable au, goût du connaisseur érudit par des jeux de mots, 
des énigmes, des expressions à double entente et des allusions difficiles à 
comprendre. Il va de soi qu'une pareille méthode n'a donné que des 
résultats médiocres : la plus grande partie de cette poésie védique si 
réputée est vide et sèche, pauvre de sens, contournée, pénible et obscure 
pour les Hindous eux-mêmes; ce qui ne veut pas dire qu'elle n'ait pas 
des beautés cachées, ni que dans les hymnes védiques que nous connais- 
sons il ne se trouve des poésies inspirées et remarquables. 

S'il n'est pas exact que cette poésie soit de provenance immédiatement 
populaire, il ne l'est pas non plus que sa matière soit exclusivement reli- 
gieuse. Tous les chants du Rigveda ne sont pas des poèmes sacrés, et 
d'ailleurs le principe de la' collection n'est pas liturgique ; beaucoup de 
morceaux sont de caractère entièrement prof ane ; on trouve dans le Rigveda 
des fables et des légendes poétiques, et même des vers très obscènes. 

Les grandes fêtes sacrificielles célébrées par des princes ou de riches sei- 
gneurs étaient des prétextes à chants. Le brahmane, qui était le poète sorti 
de l'école traditionnelle, devait débiter un poème, de préférence, dans les 
temps les plus anciens, un chant nouveau, composé pour la circonstance. 



LES HINDOUS 321 

Sans la moindre vergogne, les poètes ont plié leurs productions à cette 
situation ; non seuleriient beaucoup de chants védiques ont un ton de 
courtisanerie et flattent le seigneur et ses passions, mais le désir d'une 
ample rémunération (elle consistait en vaches) s'exprime souvent de la 
façon la moins dissimulée ; car on comprend bien qu'un art si difficile ne 
se pratiquait pas gratis. Aussi le poème est-il souvent fait pour rapporter 
le plus possible. 

Dans la plupart des chants védiques, le nom de l'auteur nous est indiqué ; 
désignation souvent dépourvue d'intérêt ou même de sens. Mais il est 
certain qu'il a existé une tradition sur les poètes védiques, et même 
qu'elle a des fondements historiques. Certaines familles de poètes nous 
sont connues non seulement par ce qui nous est raconté d'elles, mais aussi 
grâce au texte même des chants, à leur caractère, à leur refrain, etc. 
A l'origine était l'ancêtre, le saint Bishi, dont la famille et les poésies de 
la famille tenaient leur nom. Le plus célèbre de ces Rishis est Vasishtka, 
h la famille duquel le septième livre du Rigveda est attribué. A la façon 
dont paraissent les Rishis dans la littérature védique, il est visible que 
ce sont en général des personnages légendaires. L'histoire de la lutte de 
Vasishtha avec le roi Viçvâmitra peut avoir quelque vraisemblance his- 
torique, car la vache_au sujet de laquelle ils luttèrent était bien la récom- 
pense que le roi-prêtre pouvait avoir gagnée aux dépens du fameux 
Rishi ; mais la plupart des autres traits qu'on raconte des deux chanteurs 
relèvent entièrement de la légende, et même du mythe. L'histoire de 
Vasishtha est intimement liée avec le mythe d'Indra ; on lui attribue 
une origine divine. Il en est de lui comme de Musée ou des autres chan- 
teurs du passé : ils peuvent avoir existé, mais ils sont devenus mythiques. 

Dans la disposition des parties du Rigveda, il est tenu grand compte des 
familles de poètes. Cette disposition est réglée très soigneusement et d'après 
des principes si arrêtés, que Bergaigne croyait retrouver comme principe 
d'arrangemeïit un système arithmétique, fondé sur le nombre et la lon- 
gueur des chants et des strophes. Ce système ne s'appliquait qu'en forçant 
les choses; les chants sont rangés en réalité d'abord d'après les auteurs, 
ensuite d'après les divinités (Agni, puis Indra, etc.), puis d'après les 
mètres employés ; ce n'est qu'ensuite que l'on prend en considération le 
nombre des strophes, d'ailleurs avec une précision tout à fait pédan- 
tesque. Des dix livres {Mandalas) du Rigveda, le premier et le dixième 
forment chacun en soi une division; les Mandalas 2-9, livres des familles, 
constituent ensemble une catégorie, dans laquelle il faut signaler parti- 
culièrement le septième livre (livre de Vasishtha), le huitième et le neu- 
vième (livre du Soma). Le dixième livre, qui contient beaucoup de chants 
magiques et philosophiques et ressemble par là à V Aiharvaveda, passe 
généralement pour le plus récent. Cela est juste en ce qui concerne la 
rédaction, car visiblement ce livre résulte d'une addition postérieure, mais 
non en ce qui concerne la matière du livre, qui est même en partie très 
ancienne. Ce dixième livre est très important pour l'histoire de la religion 
et des mœurs à l'époque védique. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 21 



322 HISTOIRE DES RELIGIONS 



68. -^ L'autorité des Védas 



Il faut tout d'abord remarquer que pendant des siècles les Védas se 
sont transmis oralement et non par écrit. La parole qu'ils portent est un 
principe cosmique, c'est la force qui supporte- et produit tout, c'est 
quelque chose de divin et d'éternel. Cette doctrine a traversé dans la 
spéculation indienne plusieurs phases, dont nous allons indiquer les 
principales. 

Déjà dans les chants du Rigveda on en trouve les premiers indices. 
Sans doute, l'idée qui domine est que ces chants ont été composés par des 
poètes. Ces poètes reconnaissent même leurs fautes ejt leurs faiblesses. 
Mais, en même temps, l'apothéose des vieux Rishis est en jgleiii dévelop- 
pement; on les identifie avec les Pitris, et même avec les dieux (surtout 
avec Agni). On les représentait comme doués d'une pénétration divine; 
c'étaient les compagnons de table des dieux; par leurs chants et leurs 
formules ils donnent le jour h Ushàs; c'est leur sacrifice qui procure au 
soleil son éclat. La puissance des chants égale celle du sacrifice, dont ils 
constituaient primitivement une partie. Une théorie de l'origine des trois 
Védas, qui ne se trouve encore que dans le Purushasûkta, les fait procéder 
du sacrifice de l'homme originel. 

' Dans*^% reste de la littérature védique, et dans la littérature post- 
védique, cette théorie est abondamment développée. Ainsi il est dit dans 
le Çatapatha Brâhmana que Prajâpati, le sacrifice, qui au début existait 
seul, fit sortir de lui-même par sa dévotion les trois, mondes (terre, air et 
ciel); puis provinrent Agni, Vâyu, Sûrya; puis les trois Védas; puis les 
trois paroles sacrées (ôAw, bhuvas, svqi\ qui désignent les trois mondes); 
cependant les trois Védas ont été créés en vue du sacrifice, dont ils sont 
la condition nécessaire. Be ce' passage et d'autres passages analogues 
ressortent avec évidence l'origine divine et la^signification cosmique des 
Védas; les mondes sont compris dans les trois Védas et reposent sur eux, 
les Védas sont ainsi à la fois l'essence et la base du monde. Les trois 
Védas sont compris dans les trois lettres delà syllabe ôm [aum], et dans la 
Gayatrî (trois strophes à Savitrz, Mgveda, III, 62) formule que l'on con- 
sidérait comme la « mère des Védas « et sur laquelle on enseignait toutes 
sortes de choses fantastiques. De mêrne la pensée que les Védas, en même 
temps qu'infinis eux-mêmes, sont aussi les sources de toutes choses, et 
que d'eux procèdent toutes les'propriétés, est exprimée fréquemment. 

il est à peine nécessaire de faire ressortir qu'on attribuait à la connais- 
sance du triple Véda une valeur incomparable. L'étude du Véda fait partie 
dès cinq devoirs quotidiens, qui sont :'les dons aux animaux (spécia- 
lement l'entretien des oiseaux), lés dons aux hommes (l'hospitalité, y 
compris le don d'un verre d'eau), aux ancêtres, aux dieux (y compris le 
présent d'un fagot), enfin l'étude des Védas. Celui qui la praticjue fait par 

1. Bibliographie. — J. Muir, Or. Sanskr. Texls, t. III. 



LES HINDOUS 323 

là même aux dieux 'son sacrifice, J.e.s chants àuRioveda sont une offrande 
de lait, ceux du Faywryecîa unte*^ offrande de beurre, ceux du Samaveda 
une offrande de sonàa, ceux de X'Atharvaveda une offrande de graisse. Ce 
sacrifice procure le monde éternel et la réunion avec Brahma. Même les 
exercices ascétiques sont inférieurs à l'étude des Védas, car non seule- 
ment elle mène à la connaissance vraie, mais tous les péchés s'englou- 
tissen-t dans le triple Véda. 

A cette haute estime des Védas s'opposent des jugements plus ou 
moins dédaigneux sur quelques-unes de leurs parties ou même sur leui* 
ensemble. La division du Véda, que la spéculation postérieure regarda 
comme originelleirient un, fournissait déjà matière aux critiques. Les 
différentes écolefe^se considéraient réciproquement comme hérétiques et 
impures : ainsi il y. avait antagonisme aigu entre ceux qui enseignaient 
le Rigveda et ceux qui enseignaient le Samaveda, entre les deux écoles se 
rattachant au Yajurveda, entre celles de V Atharvaveda et les trois autres., 
Mais c'est aussi par comparaison avec d'autres écrits que les Védas oiit 
été dépréciés. Les Itihâsas et les Purânas s'attribuent quelquefois à eux- 
mêmes une valeur égale ou supérieure à la leur ; souvent aussi on les 
range, eux cinquièmes, avec les quatre Védas. Enfin dans la littérature, 
védique même (dans les Upanishads) s'exprime déjà la pensée^ que la 
connaissance des Védas est inférieure à la connaissance vraie qui s'acquiert 
par la contemplationjoiystique. L'homme n'arrive à l'intelligence suprême 
de l'être vrai que quand to.ute distinction claire a disparu de son esprit; 
alors le Véda même n'a plus pour lui aucune valeur^ 'i 

La théorie du Véda a été développée en système par les différentes 
écoles philosophiques et par le commentateur Sâyana-Mâdhava (xiv*^ siècle 
après J.-C). Les écoles philosophiques ont pris par rapport au Véda des 
positions diverses, souvent antagonistes, mais toutes ont ,senti le besoin 
de s'expliquer au sujet de cette parole sacrée et d'y rattacher leur doctrine. 
Il fallait aussi lever des doutes et des, scrupules de toute espèce, et égale- 
ment déterminer la position de la tradition [Smriti) par rapport au Véda. 
Cette détermination consista généralement à considérer la Smriti (où l'on 
comprenait, outre les Sûtras et les livres juridiques, les aphorismes phi- 
losophiques, les Itihâsas et les Purânas) comme fondée sur le Véda, ou 
à destiner ces écrits récents aux femmes, aux Çudras, etc., pour qu'ils y 
apprissent la voie du salut, tandis que l'étude des Védas restait le privi- 
lège des hommes des trois castes pures. 

Parmi les points controversés dans lés écoles, il faut mettre au premier 
rang le problème de l'éternité du Véda. 11 ne s'agit que de l'éternité par 
rapport au monde; la postériorité par rapport à Dieu n'est pas exclue. 
Cette éternité est soutenue par l'école du Vedânta, tandis que le Nyâya 
et le Sânkhya se déclarent contre elle. En outre on discute sur l'éternité 
du verbe et du son dont procéderaient la parole et le son des Védas. Si 
l'on objecte que cette éternité n'est pas conciliable avec la présence des 
noms propres de chanteurs, de personnes et d'objets divers, les partisans 
de l'éternité interprètent ces noms étymologiquement ; ils les prennent 



324 HISTOIRE DES RELIGIONS . 

pour des désignations d'espèces et non d'individus et considèrent les 
Rishis non plus comme poètes, mais comme dépositaires des chants et 
chargés de les transmettre. L'origine du Véda est rapportée tantôt à un 
dieu suprême (Içvara, Brahma), tantôt à un principe impersonnel; il y a 
aussi une école (le Nyâya) qui fonde l'autorité du texte sur la f,des humana 
de son auteur. — On était également en désaccord au sujet du profit qui 
peut être tiré du Véda. La divergence se manifeste de la façon la plus 
aiguë dans les deux parties de la Mîmânsâ : l'une pose comme le, but du 
Véda la prescription des règles pratiques de l'action morale, tandis que 
pour l'autre il consiste dans la connaissance de la réalité suprême. Mais 
ces interprétations reposent toutes sur le fondement, de l'autorité du 
Véda, si différemment qu'on la comprenne d'ailleurs. Life rejet, par prin- 
cipe, de l'autorité du Véda ne se présente que comme une singularité, 
par exemple dans la doctrine du Bhagavata, qui prêche une dévotion 
[bhakti] pour laquelle l'étude du Véda n'a aucune-valeur. 



§ 69. — Les dieux ^ 

L'expression la plus générale de l'idée de Dieu est en sanscrit le mot 
deva, [qui provient d'un mot div ou dyu, lequel comme verbe signifie 
briller, et comme substantif signifie cie/. Cette dénomination représente 
les dieux comme des êtres brillants et répandant la lumière, mais ils 
ne sont pas nécessairement des phénomènes célestes. A part sa signifi- 
cation générale de « Dieu », le mot deva désigne encore une catégorie déter- 
minée d'êtres surnaturels, les dévas. Ces dévas, dans un grand nombre 
d'hymnes, s'opposent à une autre famille de dieux, les asuras. L'appella- 
tion d'asuras (de asit, vie; la racine as == esse) désignait ces dieux comme 
des êtres vivants, des esprits. 

La théologie védique fixe généralement le nombre des dieux à 33, et les 
répartit suivant les trois régions (ciel, air et terre) en Vasus, Rudras et 
Àdityas. Le nombre 33 ne correspond pourtant pas de loin à la multipli- 
cité réelle des dieux et représente plutôt le nombre des groupes de divi- 
nités, car la multiplicité des dieux indiens est très grande : « 3339 dieux 
ont rendu hommage à Agni », dit un hymne védique. La multiplicité de 
l'être divin est toujours présente à la conscience du poète védique; le 
monde lui-même est pour lui le jeu de forces variées et contingentes. D'or- 
dinaire cependant le chant védique s'adresse à un dieu ou à un couple 

1. Bibliographie. — R. Roth, Z. D. M. G., II et VI, Die altesten Gôtter, etc. — Seulement 
à l'usage dés spécialistes : A. Hillebrandt, Vedische Mythologie, I, Soma und verwandte 
Gotteri II, Agni, etc.; Ludwig, Beitrûge zu der Mythologie, dans le troisième volume 
de son^ Rig-Veda, 1878; et l'œuvre plus ancienne et initiatrice de A. Bergaigne, La 
religion védique, 3 vol., 1878-1883. — Le livre de P. Regnaud, Le Rig-Veda, 1892, est, 
comme l'a prouvé la critique de A. Barth, R. H. R, 189S, très peu sûr. — Beaucoup 
de questions védiques essentielles sont traitées dans Pischel et Geldner, Vedische 
Studien; — Macdonnell, Vedic Mythology {G-rundriss der Indo-Arischen Philologie), 
présente une bibliographie complète et donne d'excellents aperçus de l'état actuel 
des questions. 



LES HINDOUS 325 

de dieux (bien qu'il y ait des hymnes à tous les dieux), et le dieu célébré 
dans chaque chant y est souvent représenté comme hors pair et suprême. 
Cette exaltation occasionnelle de chaque dieu en particulier a reçu le nom 
de kathéiio théisme ou plus brièvement d'hénothéisme, dont il a déjà été 
question (§2). /^^lette forme de religion n'a rien de commun avec le mono- 
théisme; elle ne procède pas du sentiment de l'unité de l'être divin; elle 
résulte simplement du caractère enthousiaste que prend en chaque cas 
particulier le respect religieux. On peut voir combien la religion védique 
est peu monothéiste au fait que, de tous les sacrifices réguliers, aucun n'est 
offert à un seul dieu. 

La croyance védique présente un syncrétisme frappant dans la concep- 
tion des dieux. En même temps qu'on célèbre le dieu invoqué comme 
dieu suprême, non seulement on lui attribue les prérogatives d'une mul- 
titude d'autres dieux, mais on lui prête même, absolument sans critique, 
leurs caractères, leurs fonctions et leurs gestes. Cette confusion des attri- 
buts divins fait qu'il est difficile de se former une idée distincte des indi- 
vidualités divines. On ne peut guère la considérer comme une étape vers 
le monothéisme, c'est plutôt le panthéisme futur qu'elle contient virtuel- 
lement. Les indices d'un véritable monothéisme ne se trouvent que dans-- 
des chants cosmogoniques très récents, et qui, tant par leur âge que par 
leur nature, sortent de l'horizon intellectuel des Védas. 

Nature et caractère des dieux. — Les dieux védiques sont souvent 
décrits comme dieux de la nature, en ce sens qu'on les considère ou bien 
comme étant des forces de la nature ou bien comme représentant ces forces. 
Pour être précis, il faut dire seulement que ces divinités sont en relation 
très étroite av^c la nature, et que cette relation avec les phénomènes 
naturels est très nettement marquée dans les développements poétiques. 
Les Hindous de cette époque primitive étaient remplis d'un sens très vif 
de la nature; ils se sont sentis sous la puissance des éléments. Ils deman- 
dent aux dieux les bienfaits de la nature, vie, prospérité et fertilité, et leur 
culte a pour objet d'obtenir l'accomplissement heureux et certain des 
phénomènes naturels. Le culte ne peut avoir cette efficacité que parce 
que les dieux ont pour fonction de diriger la nature. La foudre n'est pas 
Indra, mais c'est Indra qui lance la foudre; il n'est ni la pluie, ni le soleil, 
il est celui qui dispense la pluie et la lumière solaire. Il ne faut d'ailleurs 
pas méconnaître qu'on trouve dans les Védas des dieux qu'il est .impos- 
sible de distinguer des éléments correspondants. Ainsi Agni est le feu, 
et n'est pas autre chose que cet élément sous ses différentes formes. 
Sûrya est tout à fait identique au soleil. Cependant les dieux védiques 
ne sont, ni quant à leur essence, ni quant à leur action, liés exclusive- 
ment à la nature. Déjà un dieu comme Varuna s'élève par ses attributs 
bien au-dessus de son substratum naturel; et il y a même des divinités 
auxquelles on ne peut assigner de semblable substratum, et qui sont de 
caractère spirituel ou purement abstrait. 

Ainsi la nature des dieux védiques ne peut s'exprimer d'un seul mot. La 
religion des Védas s'est développée pendant une longue période, et elle estle 



326 HISTOIRE DES RELIGIONS ' 

produit de plusieurs races et de plusieurs peuples. Aussi faut-il toujours 
s^attendre à trouver dans les Védas des conceptions profondément 
différentes. 

Cette diversité est encore plus manifeste quand on considère lé monde 
bariolé de la vie religieuse inférieure, populaire. En dehors du cercle bril- 
lant et auguste des dieux, se démène une véritable cohue d'esprits et de 
démons dans l'air et sur la terre : ce sont des diables et des esprits malins, 
des sorcières, des sylphes et des fantômes, que l'homme doit écarter ou 
disposer favorablement à son égard. Répondant beaucoup mieux aux 
besoins religieux de la masse populaire que les divinités supérieures 
théologiquement définies, ces divinités de second ordre ont dû jouir 
d'une vénération non moins réelle ; elles s'introduisent d'ailleurs dans le 
cycle mythique des dieux officiels si souvent qu'une séparation entre le 
monde des dieux et celui des démons est assez, difficile à établir. Si nous 
ajoutons à cela encore le culte d'une infinité de choses et de phénomènes 
naturels, montagnes et fleuves, plantes et animaux, un fétichisme grossier 
mélangé d'adoration des ancêtres et de culte des morts, nous obtenons 
une image de la religion védique un peu trouble et par certains côtés 
assez basse, mais qui a l'avantage d'être complète et sincère. Il n'y a pas 
de raison pour considérer les démons comme le vestige d'un culte tout 
à fait/primitif; ils sont aussi aryens que les dieux eux-mêmes et que le 
monde d'esprits tout à fait analogue que nous retrouvons dans les reli- 
gions européennes. 

L'aspect extérieur des dieux est aussi variable que leur nature. Pour- 
tant d'ordinaire les dieux supérieurs sont conçus comme analogues aux 
hommes. Leur aspect, de même que leur vie et leur nature, est humain. 
Ils mangent et boivent, ils aiment et haïssent, et ces immortels risquent 
plus d'un tour et lancent dé temps en temps des plaisanteries robustes. 
Souvent ils apparaissent en guerriers, mais plus souvent encore et sur- 
tout dans les textes récents, en prêtres sacrificateurs. 

On ne peut s'attendre à trouver dans les Védas une représentation 
plastique des dieux. Les Hindous ne savent pas déterminer nettement les 
traits d'une image ; quand les physionomies divines né s'é.vaaeuissent pas 
dans l'indéterminé, elles se perdent en général dans le monstrueux et le 
bizarre. Des figures à demi ou totalement animales, des symboles incom- 
préhensibles et toutes sortes d'imaginations étranges satisfont les Indiens. 
Cependant en les comparant, comme on le fait souvent, à cet égard avec les 
Grecs, on ne doit pas oublier que, dans l'imagination populaire des Grecs, 
de semblables représentations des dieux prédominaient également : la beauté 
plastique des Olympiens est un produit de l'art et non de la religion. 

La vie spirituelle des dieux supérieurs présente toutes les perfections 
d'un type divin très élaboré : immortalité, toute-puissance, omniscience, etc. 
Mais l'immortalité a pour condition la boisson divine [amrta = à.[^- 
Ppocria), la toute-puissance n'est souvent qu'une simple supériorité phy- 
sique, et l'omniscience des dieux est souvent soumise à des limitations 
très étroites. Quant au caractère, les dieux sont en général aimables et 



" ' LES HINDOUS 327 

complaisants pour les hommes, quand les hommes savent les prendre. Ce 
n'est qu'exceptionnellement qu'on trouve chez eux la violence et la faus- 
seté, et il n'y a qu'un seul dieu qu'on puisse qualifier de puissance malfai- 
sante. Mais cette bienveillance a aussi son revers : les dieux se laissent 
trop facilemei^t gagner par les prières et les présents des mortels, et nous 
verrons à quels embarras peut les mener leur faiblesse en présence des 
largesses humaines. ^ 



§ 70. — Les différentes divinités. 

Les Asuras. — L'antique Dyaus piia7\ le (( père ciel », mérite la première 
place dans rénumération des anciens dieux indiens, pour laquelle^ il faut 
tenir compte aussi de leur ordre chronologique. De son importance préhis- 
torique, peut-être comme père des dieux, peut-être comme simple dieu, 
on ne trouve plus dans les Védas que des vestiges à peine visibles; sa 
nature, ses fonctions, son culte, sont également inconnus. C'est ce qui 
rend bien difficile de décider quel rapport existe entre lui et le roi des dieux 
des Indo-Germains occidentaux, dont il se rapproche; en tout cas le nom 
est commun. 

A Dyaus se rattache étroitement Prithivî, la Terre. La terre maternelle 
est ici, comme presque chez tous les peuples, invoquée comme déesse. 

La respectable Aditi ^ a dû être, elle aussi, une déesse de la terre. C'est 
ainsi que les théologiens indiens l'ont déjà comprise. On l'a souvent con- 
sidérée, en vertu d'un raisonnement hasardé sur la très douteuse étymo- 
logie de son nom, « sans lien », comme une sorte de personnification de 
l'éternité ou de l'infini. Cette explication était d'autant plus fâcheuse 
qu'elle entraînait à faire de tout un groupe d' Asuras qui sont désignés 
comme ses fils, les Adityas, des êtres d'éternité. Puis on a prétendu 
qu' Aditi est une abstraction récente, conçue après les Adityas pour leur 

"^ servir de principe maternel. Mais Aditi est sans aucun doute une divinité 
très ancienne et tout à fait concrète. C'est une source de biens et de 

_ richesses, une puissance qui répand les bénédictions et qui protège. Avec 
elle habitent les morts. Faut-il la rattacher à la terre, ou, comme le veu- 
lent certains auteurs, à la région inférieure du ciel? C'est ce qui est encore 
en question. 

« Les Adityas conservent ce qui se meut et ce qui est; ils sont les pro- 
tecteurs célestes du monde entier; voyant au loin, ces êtres sacrés, exer- 
çant la souveraine domination, punissent tous les forfaits. » Ces paroles 
védiques expriment l'essentiel du caractère des Adityas. Le côté moral de 
leur activité est partout en évidence. Il y a aussi en eux de la bienveil- 

1. Roth, Die hochsten Gotter, considère Aditi comme l'Éternité; Max Millier y voit 
l'Infini; Pischel, Ved. Stud., II, 85 et suiv., la déesse de la terre; Hillebrandt, Die 
Got tin Aditi, l'aspect féminin du ciel; Colinet, Transact., IX. Congr. Or., 402, la 
lumière céleste. Ce dernier explique le nom d' Aditi par la racine di, briller. Voir aussi 
S. Sôrensen, Festskr. til V. Thomsen, 1894, p. 335 et suiv. 



328 . HISTOIRE DES RELIGIONS " 

lance : ainsi Aryaman, un dieu ancien, qui est rarement nommé, et que 
son nom désigne déjà comme « généreux » : c'est (( un être bon, qui donne 
sans qu'on le prie». . 

Mitra fait également partie des dieux qui, à l'époque védique, restent au 
second rang. Il n'y a qu'un chant qui soit consacré à lui seul; partout 
ailleurs il est inY,o,q.ué„aYâa3^aiJina. Il semble avoir été un dieu d'union, 
du moins son nom porte à le croire : mitra signifie en sanskrit « ami », et 
dans l'Avesta, a serment, fidélité ». On ne sait s'il a été dès l'origine un dieu 
solaire, comme il l'est dans les Védas et surtout dans l'Avesta. En tout 
cas, il ne se montre dans tout son éclat sous son aspect solaire que lors de 
sa seconde manifestation, en dehors de l'Inde. Dans les Védas, on l'invoque 
comme un dieu bienveillant, protecteur; de l'oppression il fait la liberté; 
il protège ceux qu'il aime contré la maladie, la mort et la défaite; il accroît 
la richesse et donne aux hommes la santé. Mais son courroux est redouté : 
(( Nous ne voulons pas nous exposer à la colère de Mitra, le plus cher des 
hommes », épithète qu'il faut considérer comme destinée à apaiser le 
dieu. 

Tandis que Mitra se retire de bonne heure du Panthéon védique, son 
compagnon Varuna, le plus grand et le dernier des Asuras, y reste long- 
temps encore et y reçoit de grands honneurs. Placé au-dessus des autres 
dieux/par la supériorité spirituelle, par le sérieux de son caractère, tantôt 
poursuivant les hommes avec rigueur et tantôt prenant pitié de celui qui 
l'implore, en général inconstant et portant en lui quelque chose de mysté- 
rieux et d'insondable, il est isolé et véritablement étranger dans le cercle 
lumineux et joyeusement sensuel des dieux indiens. Varuna est conçu 
comme une personne humaine. Son château fort s'élève au haut du ciel, 
il passe d'un lieu à l'autre sur un char, il s'habille d'un costume fastueux. 
On l'appelle souvent « roi Varuna »; il conimande sur le monde entier et 
le gouverne suivant des lois rigides. Dans la nature, les eaux et la nuit 
forment ses domaines particuliers; c'est dans l'eau qu'il demeure, c'est 
dans la nuit qu'il agit. Partout oii il y a des eaux, même dans le corps 
humain, Varuna est puissant. Comme la source de toutes les eaux est 
dans le ciel, le dieu a aussi sa résidence là-haut, où il sépare les courants 
célestes et les fait couler paisiblement vers la terre. Par suite Varuna est 
présent partout, en tous lieux, mais sa région propre est à l'ouest. 

Peut-être faut-il rattacher l'omniscience de Varuna, sur laquelle les 
Védas insistent fortement, à son caractère nocturne. En tout cas, tout lui 
est connu, même les plus intimes pensées du cœur, et ce qu'il ne pénètre 
pas lui-même, ses mille espions le lui rapportent. Personne ne trouve 
dans l'obscurité un refuge contre sa vue, « Il sait qui marche et qui reste 
immobile, qui se glisse secrètement, qui cherche une cachette et qui s'en 
échappe ; ce que deux hommes complotent assis ensemble, Varuna roi le 
sait, lui, troisième. — Me glisserais-je plus loin que les cieux ne s'éten- 
dent, je n'éviterais pas Varuna le roi; du ciel accourent ses espions, de 
leurs milliers d'yeux ils inspectent le monde. » Ici l'hymne de Varuna 
se rapproche du ton biblique. Cependant il ne faut pas assimiler cette 



' LES HINDOUS 32& 

ubiquité ténébreuse du dieu qui épie dans la nuit à l'omniprésence de 
Jahve. Avec Jahve et sa toute-puissance, Varuna, dans l'ensemble, a très 
peu de ressemblance. 

En tant que gouverneur du monde, Varuna a d'abord créé l'ordre de la 
nature (non la^ nature elle-même). Il a séparé le ciel de la terre et établi les 
fondements du ciel; il a bâti au soleil une large voie; comme le boucher 
étend la peau des animaux, il a étendu la terre devant le soleil; il conduit 
les jours, comme le cavalier conduit ses cavales. 

Par-dessus tout, il a établi l'ordre moral de la vie humaine. La morale 
qu'il a établie a d'ailleurs un caractère primitif, purement juridique. Elle 
repose sur la distinction pure et simple du juste et de l'injuste et se 
résume dans la loi de compensation nécessaire. Les suites de toute trans- 
gression se font voir immédiatement ; elles sont comme des lacets tendus 
devant les pas du criminel; Varuna l'y emprisonne et l'y atteint' de ses 
armes mystérieuses. La peine consiste généralement en maux purement 
physiques, en particulier l'hydropisie, à laquelle le nom de Varuna se 
trouve souvent associé dans les Védas. Ainsi Varuna le juge se mani- 
feste surtout comme vengeur; souvent il se présente comme un malin 
démon qui connaît les faiblesses des hommes et qui a du plaisir à les 
prendre dans les filets du péché; souvent aussi c'est un dieu plein de 
compassion, capable de pardonner et d'oublier la faute, qui rend l'homme 
assez sage pour éviter le péché, et le conduit d'une main douce à travers 
la vie. 

Un beau trait qui caractérise les rapports des hommes avec Varuna, 
c'est que la prière y prédomine de beaucoup et rejette en arrière l'éternel 
marché du sacrifice . C'est une prière véritable et fervente, non sans 
supplications plaintives, que nous trouvons dans ses hymnes et surtout 
dans ceux auxquels est attaché le nom du chanteur Vasishtha : « Pardonne 
ce que nos pères ont autrefois commis ; pardonne ce que nous avons mal 
fait de nos propres mains; écarte de moi mes propres fautes, et ne me fais 
pas, ô Seigneur, expier pour des étrangers. » Ici la comparaison avec la 
dévotion juive serait justifiée. 

On fait ordinairement dériver le nom de Varuna de var, « entouré, cou- 
vert », et on identifie avec l'oùpavoç grec. Cependant le caractère de dieu 
céleste, que l'on attribue ordinairement à Varuna, n'est pas établi. Olden- 
berg et Hardy ont récemment voulu faire de lui un dieu lunaire. Oldenberg 
en fait même un dieu d'origine sémitique, abusant d'une certaine analogie 
qu'il présente avec des conceptions babyloniennes. 

La pacifique domination des Asuras disparut dès l'époque védique. La 
vie énergique et belliqueuse des Indiens ne s'accommodait pas, semble- 
t-il, de ces divinités paisibles et mystérieuses. On voulut des dieux visibles, 
lumineux, hardis, belliqueux, qui pussent prêter main-forte dans la bataille 
et le travail. Les Devas se présentaient comme tels, et c'est vers eux que 
l'on tourne les sacrifices, bientôt exclusivement. Ce processus historique 
se reflète dans nombre d'hymnes védiques ; on y apprend comment les 
Devas ravissent aux Asuras la boisson divine et comment ils attirent 



330 HISTOIRE DES RELIGIONS 

à eux la flamme du sacrifice (Agni). Il y a aussi des relations pacifiques 
entre les deux groupes : on propose à Varuna dé se mettre sous la dépen- 
dance des Devas. La victoire des Devas fut si complète^ que deva devint 
le terme générique qui désigne les dieux, tandis qn'asura devint la dési- 
gnation de certains démons. 

La différence entre les Asuras et les Devas se manifeste de la façon la 
plus claire quand on compare Indra à Varuna. « L'un abat plus d'ennemis 
dans la lutte, l'autre conserve éternellement les lois. » Quoique cette défi- 
nition soit propre à faire prendre les Devas pour des dieux plus grossiers, 
et les Asuras pour plus élevés, on ne peut méconnaître que la civilisation 
qui se reflète dans le culte des Devas est plus brillante que celle de l'époque 
des Asuras. La vie paraît être devenue plus Joyeuse et plus active, les 
relations des hommes avec les dieux sont plus libres ; la crainte du mysté- 
rieux Varuna a fait place à la joyeuse confiance en Indra. 

La nature des Devas se manifeste nettement dans le principal dieu de 
ce groupe, InSra. Jacobi a récemment expliqué son nom comme signifiant 
(( homme » (cf. àvVjp). Indra est le préféré des Indiens, le plus national et 
le plus populaire des dieux védiques, celui qu'on invoque le plus souvent, 
qu'on célèbre le plus. On vante sa vigueur virile ; « taureau ruisselant », 
il éclate de mâle énergie, et une force colossale réside dans ses membres. 
Dans /les^ combats il est le géant invincible, le guerrier puissant qui met 
en pièces les ennemis. Clair de chevelure {différent en cela des bruns fils 
du sud), il se tient sur son char, traîné à travers les airs par ses étalons 
étincelants; le carreau de foudre en main, il lance des éclairs dans tous 
les sens. Sa puissance et sa grandeur n'ont pas de limites. C'est un dieu 
sans égal, c'est l'unique roi du monde, qui. a créé et qui conserve les 
choses. Le ciel et la terre obéissent à sa volonté; son corps s'étend sur les 
deux à la fois; il recouvre la terre d'un orteil; dans son poing fermé il 
tient le monde entier. 

Il a pour ennemis tous les démons qui gâtent la nature et oppriment 
les hommes. Les Dasyus à la peau noire sont souvent mentionnés. Les 
Dasyus représentent originellement les habitants primitifs du Dekhan, 
qui furent refoulés par les Indiens ; dans la légende ils subsistent comme 
démons et spectres ; ils hantent l'atmosphère et cherchent même à se 
glisser dans le ciel. Il est question aussi des Bâkshasas, dangereux démons 
nocturnes, des Yâtus, mystérieux enchanteurs, enfin des Partis, les avares, 
qui ne veulent pas livrer aux hommes le trésor de la pluie. Ils ont volé 
les vaches dont sort la pluie et les tiennent enfermées dans leur caverne; 
c'est seulement grâce à l'aide de Brhaspati,le dieu des prières, qu'Indra 
réussit à pénétrer dans les rochers et à délivrer les vaches. 

Mais le pire ennemi, c'est Vrt7-a, qui couvre les eaux et méchamment 
les tient prisonnières. « Haut dans l'air était Indra et il lança son trait 
contre Vrtra. Celui-ci, caché dans le nuage, se jeta sur lui avec fureur. 
Mais Indra avec son arme aiguë maîtrisa l'ennemi. » Le combat est si 
terrible que le ciel, la terre et toutes les créatures en tremblent ; effrayés 
par le souffle de Vrtra, tous les dieux s'enfuient; le ciel s'illumine des 



LES HINDOUS . 331 

éclairs d'Indra; même Tvashtar, qui a forgé le carreau de foudre, tombe 
évanoui à ses effets terribles. 

Le mot Vrtra signifie obstacle, arrêt, arrêt de la pluie et de la fertilité 
pendant la sécheresse. Souvent Vrtra est représenté comme un serpent 
(Ahi). Çushnof, qui cause les mauvaises moissons, est un démon analogue 
de la stérilité. 

L'exploit cosmique d'Indra, c'est la défaite de ces démons de la séche- 
resse. Il se manifeste comme dieu du vent quand il apporte la pluie. Il se 
précipite avec violence et pousse devant lui, avec des beuglements de tau- 
reau, les vaches-nuages. Les montagnes tremblent; il brise les arbres et 
fait tourbillonner la poussière. 

Après la pluie, Indra travaille également pour la joie des hommes, 
quand ils ont eu assez d'humidité et désirent de nouveau le soleil. Alors 
il le fait renaître, verse lumière sur lumière et dévoile la céleste' aurore ; 
il chasse l'obscurité et rend visible le ciel. — Le grand drame annuel se 
reproduit en petit dans le drame quotidien; toujours Indra est celui qui 
procure le soleil et l'aurore, le créateur et le seigneur de la lumière, l'ennemi 
de toutes les puissances des ténèbres. 

De même en tout ce qui touche la vie humaine, Indra nous apparaît 
comme une puissance bienfaisante. Avant tout, il assiste dans le combat 
le guerrier pieux; jamais celui qu'il aime n'a été battu; sans son aide, 
pas de victoire; Dieu bon assurément, « le seul dieu qui ait compas- 
sion des hommes », il donne des deux mains, de la gauche comme de la 
droite, et beaucoup; jamais il ne prend rien pour lui-même. 

Ce n'est que contre le méchant qu'il peut se courroucer : car Indra 
punit le crime; il juge les bonnes actions et les mauvaises. Pourtant il 
n'atteint pas à la sublime sagesse d'un Varuna. D'un guerrier il a les 
faiblesses comme les vertus, il est sensuel et brutal, précipité et violent, 
sans mesure' dans le manger et le boire ; il absorbe « des lacs de soma » ; 
rien d'étonnant à ce qu'après cela il titube dans l'air et voie les choses 
sens dessus dessous. Le caractère sacré du mariage n'est pas non plus 
très fortement imprimé dans sa conscience morale, et sa femme Indrânî 
doit s'accommoder de bien des choses. 

Quant à la cruauté, on n'en remarque pas chez Indra, Il est colère, mais 
facile à apaiser. Bienveillant en général, il ne se distingue pas par son 
sens pratique. Aussi se met-il souvent, malgré toute sa puissance, dans 
de graves embarras, dont il ne se tire que grâce à ses auxihaires. En 
général Indra est dépeint d'une façon très humoristique. Les hymnes à 
Indra montrent combien ce dieu a été populaire. Il rappelle à cet égard 
le Thor des Germains. 

Indra a pour serviteurs et compagnons les impétueux Mariifs, troupe 
nombreuse de dieux du vent sauvages et turbulents. On les appelle a ceux 
qui répandent la pluie )). La pluie est leur sueur qui tombe sur la terre, 
tandis qu'avec fracas et hurlements ils traversent l'air en compagnie 
d'Indra. Comme lui ils combattent en char, et ils l'assistent dans la 
bataille; mais comme courage et comme ardeur ils sont bien au-dessous 



332 HISTOIRE DES RELIGIONS 

de ce grand dieu. C'est ce qui apparaît dans un hymne {I, 165) où Indra 
les a attirés au combat en prétextant qu'il les menait à un gros sacrifice; 
la ruse est bientôt découverte, et quand les Maruts aperçoivent Vrtra, 
ils prennent la fuite; plus tard le dieu les flagelle de railleries bien 
méritées. 

Les Maruts sont unis par la parenté et des relations multiples avec 
Mudra, le mauvais dieu des Védas. Rudra est évidemment une divinité très 
ancienne ; dans la mythographie védique, il y a tout un groupe de « Rudras )) 
à côté des Vasus et des Adityas. C'est aussi un des rares dieux védiques 
qui aient conservé leur puissance jusqu'à nos jours, car c'est lui qui 
survit dans le Çiva de l'hindouisme moderne. — On raconte que quand 
le dieu Prajâpati se fut rendu coupable d'inceste avec sa fille, les dieux, 
voulant produire un être assez cruel pour punir ce crime, rassemblèrent 
en un tas ce qu'ils avaient en eux de plus terrible, et que de là sortit 
Rudra. Cette légende brahmanique, qui contient assurément un grossier 
. anachronisme^ car Prajâpati est sans aucun doute une figure beaucoup 
plus récente que Rudra, donne une idée claire de la netteté avec laquelle 
on a conçu Rudra comme un dieu terrible et vengeur. Il est le chasseur 
sauvage qui avec sa troupe se précipite sur la terre et abat avec ses flèches 
les hommes qui lui résistent. « Bleu-noir^ est son ventre, rouge est son 
dos ; avec^ le bleu-noir il couvre l'ennemi, avec le rouge il atteint celui 
qui le hait. » Il est en rapport avec le bétail; il lui commande, et quand il 
est mal disposé, répand sur lui des maladies ; mais comme il peut sup- 
primer la maladie quand on l'apaise par des sacrifices, on le considère 
aussi comme un dieu qui guérit. Il exerce aussi sur les hommes sa puis- 
sance de contagion et de guérison ; on récite sur les malades la formule : 
« Le trait que Rudra t'a lancé aux membres et au cœur, nous te l'arra- 
chons maintenant en tous les sens ». — On avait autrefois l'habitude de 
considérer Rudra comme un dieu de l'orage, mais Oldenberg a prouvé 
définitivement [Die Religion des Veda, p. 223 et suiv.) que c'est un dieu 
des montagnes ou des forêts, un être' du genre des faunes et des sylvains 
de la mythologie indo-germanique, dieux pastoraux et esprits de l'orage, 
en tous cas, puissances redoutables; le fait que les Maruts sont fils de 
Rudra est alors un signe de la relation entre le vent d'orage et les bois 
qui couvrent les montagnes. 

Dieux du jour et de la lumière. — « Le feu s'est éveillé sur terre, 
le soleil monte, la grande aurore brillante déploie sa splendeur, et vous, 
ô Açvins, vous avez équipé votre char. Le dieu Savitar a au loin éveillé 
la vie. » 

C'est ainsi qu'un hymne nous représente le spectacle du matin. Les 
Açvins auxquels l'hymne est adressé sont un couple de frères qui parais- 
sent ici comme conducteurs de chars. Leur nom, qui vient de açva 
(clieval, equus), les désigne comme cavaliers ou conducteurs de chevaux. 
On voit tout de suite que, comme conception mythologique, ils sont iden- 

1. *Le sanskrit n'a qu'un mot pour désigner le bleu et le noir. 



V LES HINDOUS 333 

tiques aux Dioscures , mais il est plus que douteux qu'ils se rattachent à la 
riiême constellation. On peut dire seulement avec certitude qu'ils se ratta- 
chent à un phénomène lumineux du matin, à l'aube, aux premiers rayons 
d,u jour, à l'étoile du matin, etc. 

Les Açvins^sont des divinités fortes, hardies, et en même temps bien- 
veillantes, secourables, préservatrices. Non seulement ils amènent la 
lumière et la rosée du matin, mais ils assistent l'homme dans tous ses 
embarras et ses dangers, et l'accompagnent de leurs bénédictions dans lés 
moments décisifs de la vie. Guerriers, ils protègent l'homme pieux dans 
la bataille; dans l'ouragan et la tempête, ils apparaissent au marin qui 
les implore et le ramènent heureusement chez lui. On les invoque comme 
médecins : ils guérissent spécialement les maladies des yeux, et rendent 
même la vue aux aveugles. Grâce à eux les hommes redeviennent jeunes 
quand la faiblesse de l'âge en a fait des infirmes ; ils rendent aux femmes 
fanées la fraîcheur et la beauté; ils procurent des enfants aux hommes 
stériles, et celui qui veut contracter mariage doit obtenir l'assistance des 
Açvins. Comme Hespéros, ils conduisent la fiancée dans les bras du fiancé 
qui l'attend; l'enfant ne vient pas au jour sans leur aide. C'est d'eux que 
dépend toute prospérité, et même la fertilité du sol vient des frères lumi- 
neux, des bienveillants distributeurs de la rosée. 

Ushas, la vierge rose, s'empresse à la rencontre de ses frères, les Açvins. 
Elle les a tous deux choisis comme époux et vient fidèlement au rendez- 
vous chaque matin, cherchant avec ardeur un époux, comme une jeune 
fille qui, n'ayant pas de frères, doit elle-même et sans perdre de temps 
s'occuper de son mariage. Elle n'est pas particulièrement prude; elle ne 
craint pas de- montrer au monde entier sa beauté juvénile, ou bien elle 
se pare comme une femme qui désire l'époux. Le fait qu'elle est l'hétaïre 
des dieux concorde bien avec ces caractères. 

L'apparition de Ushas est le signal du jour; la clarté du matin se mani- 
feste en même temps qu'elle; elle amène sur le ciel les rouges vaches- 
nuages ; traînée sur son char étincelant, elle fraie la voie au soleil. Alors 
s'éveille la vie sur la terre ; les oiseaux s'envolent du nid, le feu brille sur 
l'autel et le foyer, les hommes vont chercher leur nourriture, les prêtres 
chantent les hymnes et espèrent gagner par le sacrifice de nouvelles 
richesses. 

Ushas, comme Eos et Aurora {ush = uro = brûler), est une figure 
plutôt poétique que religieuse, un fruit de la riche imagination natura- 
liste des Indiens de l'époque védique, et de la joie de vivre avec laquelle 
ils saluaient le jour qui vient, en songeant avec tristesse au jour écoulé. 
« Obéissante aux lois divines, elle enlève (un jour) aux hommes; l'aurore 
brille, dernière de celles qui passent, première de celles qui arrivent. » 

Nous savons peu de chose des autres dieux de la lumière et du jour 
dont nous rencontrons fréquemment les noms dans les Védas. Vishnu, 
ce dieu plus tard si puissant, est tout à fait à l'arrière-plan dans le Véda. 
De ses gestes de dieu solaire, on nous dit seulement qu'il a traversé le 
ciel en trois pas, ce qui, pour la théologie védique, symbolise les trois 



334 HISTOIRE DES RELIGIONS 

étapes journalières du soleil, matin, midi et soir, ou les trois manifesta- 
tions de la lumière, le feu, l'éclair, et le soleil : vraisemblablement il 
s'agit de son ascension à travers les trois régions du ciel dont il est parlé 
dans le Véda et l'Avesta, Les Brâhmanas nous apprennent que Vishnu 
est représenté comme un nain; plus précisément il est lé nain d'Indra, 
il accompagne le roi des dieux dans ses fugues et, grâce à son adresse, il 
le secourt dans les moments critiques. Il le fait d'autant mieux qu'il sait 
pratiquer l'art des enchantements et se métamorphoser suivant les cir- 
constances. 

Savitar, 1' « excitateur », est également un dieu solaire; il n'est pas le 
disque solaire, mais le soleil dans son mouvement. C'est le soleil qui 
monte et appelle les hommes à l'action, et aussi qui ramène le repos 
de la nuit. Sûrya, au contraire, est le soleil lui-même ; son nom du reste 
signifie soleil. Sûrya est représenté sous la forme féminine comme femme 
ou fille du saleil ; il est d'ailleurs rare qu'on le conçoive comme une per- 
sonne. Dans les formes postérieures de la religion indienne, Sûrya est 
une divinité masculine. 

Pûshan, le dieu de l'éclat solaire, est caractérisé avec plus de précision. 
Il est essentiellement un dieu pasteur, et en tant que tel le dieu des castes 
inférieujpes. Il donne le lait aux vaches et protège les foyers. Il voyage 
souvent avec Indra, non dans un char somptueux à brillant attelage, 
mais dans un petit char traîné par des chèvres. Il ne boit pas le soma; 
il se nourrit d'une bouillie chaude dont il a tant mangé que ses dents 
en sont gâtées. En général Pûshan est une figure plébéienne, à demi 
comique ; s'il a obtenu la dignité de guide des âmes, c'est vraisemblable- 
ment grâce à sa fonction de dieu des chemins, qui lui revient comme 
dieu pasteur (cf. Hermès). 

Agni, le feu, de même qu'il est vénéré partout sur la terre dans le 
culte du foyer, est dans la religion sacerdotale des Védas invoqué en qua 
lité de flamme du sacrifice. Le mot agni {= ignis), qui désigne ordinaire- 
ment le feu dans la langue indienne, est aussi le nom du feu-divinité. 
Il n'est guère question dans le Véda d'une figuration individuelle d'Agni : 
le dieu est identique à l'élément qui lui correspond, et toutes les consi- 
dérations auxquelles le feu peut donner lieu s'appliquent également au 
dieu du feu. Il sommeille dans le bois et se réveille quand le sacrificateur 
en frotte les morceaux; il réside dans le soleil, et c'est même lui qui 
l'évoque, quand, allumé avant le jour, il brille en face du ciel. Il naît des 
eaux, sans doute parce que les eaux donnent la croissance et la force au 
bois qui engendre le feu. Il y a lieu de penser aussi, à ce propos, aux 
« eaux d'en haut », du sein desquelles Agni éclate sous la forme de l'éclair. 
En tout cas la tradition dit qu'il a été apporté du ciel. Le Prométhée 
indien s'appelle Mâtariçvan; cependant c'est la famille sacerdotale des 
Bhrigus qui est censée l'avoir pris dans sa cachette et l'avoir dévotement 
allumé au chant des hymnes. 

Cette dernière tradition peut contenir une certaine part de vérité, car 
Agni est certainement une figure du sacrifice; d'abord simple flamme, il 



LES HINDOUS Sas 

a été élevé à la dignité de génie de la classe sacerdotale et du sacrifice. 
Aussi a-t-il lui-même le caractère de prêtre des dieux, et même il repré- 
sente parmi les dieux le prêtre sacrificateur [hotar). La sagesse et la dignité 
le distinguent ; il connaît tout le rituel et s'entend à accomplir sans fautes 
toutes les céréipaonies. Il apparaît aux hommes comme un protecteur; 
c'est ainsi qu'il s'associe à la vie intérieure de la maison. Au mariage et 
à la .naissance, on sacrifie à Agni. Il brûle et chasse les démons qui 
épient les bœufs et les chevaux. D'autre part il assiste l'homme après sa 
mort; il est le guide des âmes qui conduit les trépassés dans l'empire 
des morts, conception qui, naturellement, se rattache à la coutume de 
brûler les cadavres. . 

Agni a une importance particulière comme messager des dieux. Quand 
le sacrifice offert aux dieux est prêt, c'est lui qui le leur annonce ; il les 
invite à recevoir les présents des mortels ; il monte vers eux sous forme 
de flamme, pour leur présenter les offrandes terrestres. Aussi les dieux ne 
se réjouirent-ils pas lorsqu'un jour Agni se cacha, craignant la fatigue 
des sacrifices; les deux familles de dieux, Asuras et Devas, se querellèrent 
à son sujet; échappant aux Asuras, il s'unit aux Devas. Le mythe exprime 
ainsi comment le pouvoir, et avec lui la jouissance des sacrifices, passe 
des Asuras à une plus jeune famille de dieux. 

Soma est en rapports étroits avec Agni. Avec lui nous arrivons 
à l'un des faits les plus importants, et aussi l'un des problèmes les plus 
difficiles de la mythologie védique. Soma est une divinité, Soma est la 
pluie; il est le breuvage des dieux, le breuvage du sacrifice; il est Agni, 
il est le soleil et la lune, le présent des dieux, le présent des hommes aux 
dieux, etc. Primitivement, Soma est une boisson que l'on préparait au 
moyen de tiges d'asclépiade ; on en faisait fermenter la sève jaune clair, 
et c'était, mélangée de lait, une boisson^ enivrante d'usage courant. Mais 
on l'a particulièrement employée dans le culte chez les Indiens comme 
chez les Perses. On attire les dienx avec leur breuvage favori, en particu- 
lier Indra, seigneur et roi du Soma, afin qu'ils apportent leurs présents, 
en particulier la pluie. Que le Soma lui-même ait été célébré comme un 
dieu, il fallait s'y attendre ; et le Soma est un dieu puissant, parce que les 
dieux ne peuvent pas se passer de lui et doivent par suite obéir à son appel; 
aussitôt qu'ils entendent le bruit des pierres à presser le soma, ils s'empres- 
sent vers le lieu du sacrifice. 

Gomment le dieu Soma est-il devenu spécialement un dieu lunaire, ou 
du moins a-t-il été placé en rapports tout à fait étroits avec la lune, le 
mot soma lui-même, étant une des désignations sanskrites de cet astre? 
On discute encore sur ce point, mais il est assez probable que dans ce pro- 
cessus mythologique le reflet jaune-clair du suc qui donne le soma a joué 
le rôle de moyen terme. 

La fabrication du soma, qui se faisait avec une grande solennité, avait 
encore un autre objet que la préparation du breuvage. Visiblement le 
pressurage du soma est un acte symbolique ayant une valeur magique : 
comme le liquide traverse le filtre de poil de brebis, de même la pluie sort 



336 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

à flots des nuages. La pluie et le soma sont souvent identifiés; le bruit du 
pressoir et l'écoulement du soma dans la cuve sont le mugissement et le 
bruissement de la pluie d'orage ; le Soma prend le nom de taureau mugis- 
sant, comme Indra lui-même. 

Plus souvent encore, Soma est rapproché d'Agni ou lui est égalé. Pour 
la pensée védique, la pluie et le feu confluent l'un dans l'autre, parce qu'ils 
se présentent ensemble. Le feu, sous la forme de l'éclair, apporte la pluie; 
la pluie reproduit le feu, parce qu'elle fait croître les arbres et enferme 
ainsi le feu dans le bois. On a dit que le soma est le feu à l'état liquide 
(Bergaigne). 

Le mythe ancien du soma pris au ciel doit s'expliquer par les relations 
de Soma avec Agni ^. L'aigle qui va prendre le soma au ciel et qui le 
reprend ensuite est Agni lui-même, qui est assez souvent représenté sous 
forme d'oiseau. Le feu qui tombe du ciel, l'éclair, est considéré comme la 
cause de l'écoulement du fluide ambrosiaque, du soma, de la pluie. 



§ 71. — Le culte védique ^. 

En raison de leur importance croissante, les divinités Agni et Soma 
sont particulièrement intéressées dans le sacrifice. Car la religion védique 
est spécialement et d'un bout à l'autre une religion sacrificielle. « Le 
sacrifice est le nombril du monde » et tout ce qui est condition du sacri- 
fice doit nécessairement l'emporter, au cours de l'évolution, dans la 
concurrence des éléments de la religion. Les dieux eux-mêmes, en compa- 
raison du sacrifice, sont secondaires et presque accessoires. A la fin ils 
sont conçus comme des acteurs du sacrifice, qui ne peuvent exercer leur 
puissance que grâce à la vertu de cet acte. Le monde est créé par le sacrifice 
divin, les dieux eux-mêmes sont nés du sacrifice. Ces sacrifices célestes 
sont le prototype de ceux qui ont lieu sur la terre; le sacrifice a son origine 
dans le ciel. 

Comme les dieux, les hommes sont sous la dépendance du sacrifice. Il 
est leur intermédiaire dans leurs rapports avec les dieux et l'agent de 
leur conservation. Non seulement il est nécessaire pour sanctifier et bénir 
la vie quotidienne et toutes les actions importantes ; mais le cours même 
et la subsistance des choses sont assurés par le sacrifice. 

Par son caractère originel, le sacrifice védique est un banquet amical 
offert aux dieux. Le feu, l'offrande qui les attend, et les chants sacrés 

1, Ce mythe a été autrefois, dans le livre de A. Kiihn, Die Ilerdbkicnft des Feuers, 
1859, le point de départ d'aventui*euses considérations d'histoire religieuse. 

2. Bibliographie. — A. Weber, Zm?' Kenntniss des vedischen Opferrituals {Ind. Stud., 
X, XIII); M. Haug, Einl. z. Aitareya Brâhmana; Golebrooke, Mise. Essays, I; A. Hille- 
brandt, Das altindische Neu- und Vollmondso'pfer^ 1879; J. Schwab, Das altindische 
Thieropfer, 1886; W. Caland, Alt-Indischer Ahnencult, 1893; Die altindischen Todten- 
und Bestattimgsgehrailche (Kon. Ak. Amsterd., 1896); B. Lindner, Die Bîkshâ oder 
die Weilie fur das Somaopfer, 1878; M. Winternitz, Das altindische Hochzeitsritual; 
A. Hillebrandfc, Vedische Mtual- und Zauberlitteratur, 1896; Sylvain Levi, La Doctrine 
du sacrifice dans les Brâhmanas, Paris, 1898. 



LES HINDOUS 337 

attirent les dieux et les font descendre ; on les prie de prendre place sur 
l'herbe sacrée qui s'étend devant l'autel, et alors on présente en abon- 
dance tout ce qui peut réjouir les immortels, gâteaux et boules de blé et 
de riz, lait et beurre, graisse et viande d'animaux sacrifiés, et surtout le 
soma, le précieux breuvage du sacrifice. Il faut encore égayer les hôtes 
sublimes avec des parfums, de la musique et des danses, sans parler des 
hymnes. 

Les sacrifices végétaux portent le nom générique de ishti; on les dis- 
tingue des sacrifices animaux {paçu, pecus), et du sacrifice du soma. 

C'est ainsi qu'on demande aux puissances divines, en leur offrant tout 
ce qu'on possède, leur présence bienfaisante. Cependant cette hospitalité 
amicale n'est pas sans arrière-pensée égoïste. On compte que les dieux 
se montreront reconnaissants; on s'attend à ce qu'ils prêtent assistance 
aux auteurs du sacrifice en proportion de leur libéralité, à ce qu'ils les 
protègent contre les ennemis ou les démons, contre la maladie ou le mau- 
vais temps, à ce qu'ils leur assurent richesse, honneur et rang; à ce qu'ils 
leur donnent des enfants, des bœufs et une longue vie (il n'est pas ques- 
tion de biens moraux). On s'attend à tout cela ou, plus exactement, on 
l'exige. Le do ut des est la formule résumée du sacrifice védique. « Voici 
le beurre; où sont tes dons? » C'est une affaire, et l'on compte. 

Tel est également le caractère des prières qui accompagnent les 
sacrifices, et qui forment la plus grande partie des hymnes religieux 
du Rigveda. On doit lés considérer comme ayant formé à l'origine le pro- 
logue des principaux sacrifices solennels. Les prières sont rarement inspi- 
rées par la piété ou la ferveur religieuse, jamais par l'humilité; elles 
tendent à la conservation des biens extérieurs ou à l'éloignement des 
dangers. Peu de traces de reconnaissance; le mot i^emercier fait absolu- 
ment défaut à la langue védique. 

En dehors de l'intérêt de son client, le poète n'oublie nullement dans 
ses hymnes son intérêt personnel. Le désir du gain s'exprime dans beau- 
coup de chants. « Si j'étais aussi puissant que toi, ô Indra, toi qui as 
beaucoup à donner, je voudrais gratifier richement celui qui chante mes 
louanges. Je ne le laisserais pas dans la misère, je voudrais lui venir en 
aide, à lui qui m'exalte chaque jour. » 

Le côté le plus grave du sacrifice védique était son caractère expia- 
toire. On comprendra par la description des différentes sortes de sacrifices 
avec quel zèle les Indiens s'efforçaient d'expier leurs fautes et d'écarter 
l'impureté, et, d'autre part, quels procédés purement extérieurs et méca- 
niques ils employaient. 

Les sacrifices étaient offerts soit dans les maisons, soit à l'air libre (les 
Védas ne mentionnent pas de temples). Ils se divisent, suivant leur carac- 
tère privé ou solennel, en sacrifices à un feu ou à /rois feux. Le plus pri- 
mitif, celui des trois qui ne manque jamais, est le feu du chef de la famille 
igârhapatya), le feu sacré du foyer; les deux autres étaient le feu du 
sacrifice [âhavanîya], qu'on allumait pour les dieux, et le feu du sud 
[dakshinâgni), qu'on allumait pour les mânes et les démons. On allu- 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 22 



338 mSTOIRB BES RELIGIONS 

mait en frottant des morceaux de bois ; le îen du foyer, établi solennelle- 
ment par le chef de famille à la fondation de la maison, fournissait ordi- 
nairement le feu des deux autres autels. C'est aussi à sa chaleur qu'on 
faisait cuire les mets sacrifiGiels. 

Les petits sacrifices à l'intérieur des maisons, avec un seul feu 
ïillumé, étaient offerts par le chef de famille lui-même. E. s'agissait géné- 
ralement de tisonner le feu du foyer et d'y faire cuire les mets destinés 
aux dieux, d'où leur nom de sacrifices à cuisson. Ils ont d'ailleurs peu 
d'importance. < 

Les chefs de famille des trois premières classes avaient aussi le 
droit d'accomplir les sacrifices solennels, mais en raison de leur rituel 
compliqué on les confiait d'ordinaire aux prêtres, qui les exécutaient sur 
l'ordre des chefs et à leurs frais. La besogne sacrificielle était divisée entre 
le hotar (sacrificateur), qui avait à réciter les prières, Vudgâtar (chanteur), 
et Yadhvaryu (ministre officiant), de qui relevait l'exécution des actes 
ïnatériels. Toute l'opération était sous le contrôle du prêtre de rang supé- 
rieur, le brâhinan, qui devait savoir par cœur tout le rituel, c'est-à-dire 
les trois Védas, et surveiller toute la cérémonie très attentivement, afin 
qu'il ne se produisît aucune négligence : car une faute non corrigée enle- 
vait toute valeur au sacrifice entier. 

En effet le sacrifice formait tout un système de pratiques infiniment 
compliqué, qu'il fallait exécuter avec le plus grand soin et dans un ordre 
déterminé. Les préparatifs du sacrifice étaient déjà un travail. Il fallait 
purifier l'emplacement, élever l'autel et l'entourer de sillons protecteurs. 
La production du feu par frottement et l'installation des foyers avaient 
une importance particulière; toute la préparation du repas était entourée 
de cérémonies, depuis l'acte de traire les vaches et celui de moudre les 
grains jusqu'au découpage méthodique et à la cuisson de la viande; la 
fabrication du soma était une partie spécialement solennelle de ces prépa- 
ratifs. Les prêtres devaient se laver et s'oindre le corps, porter des habits 
et des ceintures particulières. Pendant le sacrifice même ils avaient 
à observer d'innombrables prescriptions réglant leurs pas et leurs 
gestes, la contemplation des régions du ciel, l'alternance des invocations 
et des silences. Ils avaient encore la tâche difficile de réciter les hymnes 
et les formules sans faute, en accompagnant la récitation des actes 
appropriés. 

Mais celui qui fait faire le sacrifice ne doit pas non plus rester inactif. 
Il faut qu'avec sa femme il se prépare à l'acte sacré par une soigneuse 
purification. Cette purification comprenait tout au moins le bain, le jeûne, 
et la continence conjugale dès le jour précédent; il fallait également 
se couper la barbe et les cheveux. Pour les très grands sacrifices, cette 
purification [dîkshâ] était une opération compliquée et longue, qu'il fal- 
lait réaliser de la façon la plus stricte « jusqu'à ce que le sacrifiant soit 
maigre », « jusqu'à ce que le noir de ses yeux disparaisse, jusqu'à ce que 
ses os ne tiennent plus qu'à sa peau ». Cette dîkshâ pouvait durer une 
année entière. 



LES HINDOUS 339 

Différentes sortes de sacrifices. — La forme la plus simple du 
sacrifice officiel était le sacrifice du feu {Agnihotra), qui s'accomplissait 
chaque jour, matin, midi et soir, et se reliait à tous les sacrifices plus 
importants. Il consiste à s'arrêter respectueusement devant les trois feux 
ou à s'incliner devant eux. La matière du sacrifice était une offrande de 
lait chaud. 

Tous les quatorze jours a lieu un sacrifice à la nouvelle ou à la pleine lune. 
La cérémonie en est typique et elle est reproduite dans tous les grands 
sacrifices. L'offrande consiste en gâteaux divers; on jette dans le feu des 
flots de beurre; un repas commun est servi au sacrifiant et aux prêtres. 

Il y a de grands sacrifices, plus somptueux encore, au commencement 
des trois. saisons, le printemps, le début des pluies et l'automne. L'acte de 
frotter le bois et d'allumer le feu nouveau prend au commencement de 
chaque période une signification symbolique. Pour la fête de la saison des 
pluies, on figure avec de la pâte et de la laine un bélier et une brebis, sans 
doute en vue de la multiplication des troupeaux. Il y a dans les sacrifices 
beaucoup d'actes symboliques et magiques du même genre. Ce sont sur- 
tout les Maruts et Varuna, qui reçoivent des offrandes au sacrifice de la 
saison des pluies. 

Des prémices étaient offertes en sacrifice à la récolte de l'orge et du riz; 
ce n'étaient d'ailleurs pas des sacrifices d'actions de grâces. Aux deux 
solstices et au commencement des pluies, on ne se contentait pas de 
simples isklis, ou sacrifices végétaux; on étranglait, découpait et cuisait 
un bouc, et on en répartissait la chair entre les dieux et les hommes; le 
péritoine était réservé aux dieux, comme dans les autres cultes indo- 
européens. 

Mais la plus grande des cérémonies annuelles était le grand sacrifice du 
soma ou le pressurage du soma, et il est connu surtout sous la forme de 
VAgnishtoma ou (( louange du feu )). Cette fête se célébrait chaque année 
une fois, au printemps. C'était une véritable fête populaire. « La céré- 
monie commence, à la première heure, par la litanie des divinités mati- 
nales. Puis on s'occupe de préparer et de présenter les offrandes de gâteaux 
et de lait ; puis on procède au sacrifice des onze boucs consacrés à des 
divinités diverses, puis au pressurage des plantes, à la purification du 
breuvage obtenu, à des mélanges divers ; on verse et on reverse le liquide 
dans différents vases, on fait l'offrande du soma aux dieux, et les prêtres 
goûtent la part qui leur revient. Ainsi se passe la triple série des pres- 
surages du matin, de midi, et d'après-midi. Les rites anciens et récents 
s'y croisent et les invocations aux dieux s'y mêlent de magie préhisto- 
rique. » (Oldenberg, p. 460 et suiv.) 

Le grand sacrifice du cheval {açva-medha) était le « roi des sacrifices ». 
Il était accompli pour la protection du pays, sur l'ordre du roi et avec la 
participation de tout le peuple. Les préparatifs de cette cérémonie gran- 
diose duraient toute une année. Le cheval, sanctifié par un bain, devait 
pendant cette année parcourir tout le pays, escorté de quatre cents jeunes 
gens. La consécration du maître du sacrifice et de sa femme était com- 



340 HISTOIRE DES RELIGIONS 

pliquée et d'un sévère ascétisme. Immédiatement après le sacrifice du 
cheval, la reine devait s'étendre en épouse auprès de la bête encore chaude ; 
cette cérémonie fournit aux prêtres l'occasion de toutes sortes de propos 
obscènes; elle avait probablement une signification profonde, peut-être 
représente- t-elle la consécration du pays au soleil, car dans les idées 
védiques le cheval a avec le soleil beaucoup d'affinités, et même dans le 
langage symbolique il ne fait qu'un avec lui. Il semble qu'à l'origine des 
sacrifices humains se soient rattachés au sacrifice du cheval ; on sait que 
dans les autres religions indo-européennes ils accompagnaient habituel- 
lement le sacrifice du cheval ; dans l'Inde nous n'en trouvons que de 
faibles vestiges. L'époque de ce sacrifice, et non seulement les trois jours 
consacrés, mais aussi les jours précédents, était une époque de fête pour 
le peuple, une espèce de kermesse ou de carnaval, où la sociabilité et la 
gaîté se déployaient à l'aise, et où le cérémonial de la vie devenait un peu 
moins rigoureux. Les courses et le jeu de dés, ces deux passions des 
Indiens, recouvertes d'ailleurs d'un léger vernis de religion, les spectacles, 
les danseuses, les récitations, les énigmes, les chants, tout cela réuni for- 
mait un ensemble populaire, fantaisiste et joyeux, d'un caractère forte- 
ment laïque. 

Parmi les sacrifices de l'époque védique, le saaHfice aux mânes est l'un 
des plus anciens. Il a tous les traits d'un rite primitif. Il consiste simple- 
ment à offrir de la nourriture aux ancêtres évoqués par des conjurations ; 
en même temps on écarte les démons de la place consacrée. Le sacrifice 
des boules de pâte a lieu le soir au foyer du sud ; après qu'on a tracé les 
sillons qui écartent les démons, on asperge le sol d'eau consacrée et on 
étend à terre du gazon, sur lequel on invite les pères, les grands-pères 
et les ancêtres à prendre place. « Puissent venir ici les pères rapides 
comme la pensée », dit la formule que récite le prêtre. C'est le sacrifiant 
qui accomplit lui-même le sacrifice proprement dit : il s'agenouille sur le 
genou gauche et asperge d'eau à trois reprises l'herbe et le sillon pour 
la purification des ancêtres; puis, abaissant la main, il dépose les trois 
boules de pâte aux trois endroits où il a versé l'eau, en disant : « Voici 
pour toi, ô père***, et pour ceux qui sont avec toi )). Puis il se relève et dit : 
(( Venez, pères, que chacun de vous prenne sa part »; il exprime le vœu 
d'obtenir par cette offrande une longue vie. Ensuite on verse encore de 
l'eau, afin que les pères se purifient après leurs repas, et après cela on 
leur offre de l'huile d'onction, des vêtements ou de la laine : « Voici des 
vêtements, ô pères, ne nous enlevez rien d'autre ». C'est seulement alors 
que venaient les prières proprement dites adressées aux ancêtres. « Hon- 
neur à votre sève et à votre force, honneur à votre vie, à votre colère et à 
votre puissance terrifiante; puissiez-vous être les meilleurs dans ce monde 
où vous êtes; puisse- je être dans ce monde-ci le meilleur. » Enfin on 
congédie solennellement les ancêtres : « Levez-vous, pères ! prenez la 
mystérieuse voie ancienne, donnez-nous richesse et bonheur, et vantez 
parmi les dieux nos présents. » Après le sacrifice proprement dit viennent 
la salutation du foyer et la prière à Agni pour l'effacement de toutes les 



■ LES HINDOUS ^ 341 

fautes; on relève les trois boules; le maître du sacrifice en donne une à 
manger à sa femme, afin qu'elle conçoive des enfants mâles; il jette les 
deux autres dans le feu ou dans l'eau, ou bien il les donne à un brahmane. 

Le sacrifice védique semble, par sa forme, être une sollicitation de la 
faveur divine. En réalité c'est un procédé de contrainte à l'égard des dieux, 
car l'assistance divine est le résultat nécessaire du sacrifice exécuté d'une 
manière irréprochable. « La piété commande aux dieux », disent les Védas. 
Plus brutalement encore ils disent : « Le sacrificateur chasse Indra comme 
une bête sauvage; il le tient pris comme l'oiseleur tient l'oiseau; le dieu 
est une roue que le chanteur sait faire tourner. ». 

Ce renversement complet des rapports religieux normaux n'est qu'une 
conséquence de l'idée qui détermine essentiellement le sens du sacrifice 
dans les Védas : le sacrifice entretient les dieux, il est leur indispensable 
condition d'existence. « Les dieux croissent par le sacrifice; ils tirent du 
sacrifice leur force; Indra tire sa force du soma. » « Comme le bœuf mugit 
désirant la pluie, ainsi Indra désire le soma. » Le soma l'entraîne en avant 
comme un coup de vent; Indra tire du sacrifice ses armes, les hommes 
lui forgent son tonnerre et mettent ses bras en mouvement. — Ainsi le 
sacrifice et l'homme qui l'accomplit sont tout à fait indispensables aux 
dieux. Il est facile d'en induire que les dieux ne sont pas tout à fait 
indispensables aux hommes et les Védas tirent en effet cette conséquence. 
L'action magique du sacrifice fait du dieu ou bien un serviteur de l'homme, 
ou souvent un être tout à fait négligeable. En général le sacrifice védique 
présente à un degré remarquable les caractères du rite magique. Dans le 
sacrifice de la saison des pluies, non seulement la cérémonie où l'on jette 
les noix de karîra dans le feu pour produire la pluie a l'aspect d'une évo- 
cation magique, mais l'acte tout entier doit être considéré coname un 
acte de magie ayant la pluie pour objet, et ce n'est là qu'un cas entre 
beaucoup d'autres. La différence entre le sacrifice et ce que les Indiens 
appellent la magie consiste simplement en ce que la magie s'adresse seu- 
lement aux démons et aux puissances occultes, tandis que le sacrifice est 
pour ainsi dire la magie officielle, celle qu'on exerce sur les dieux reconnus. 



§ 72. — La mag-ie *. 

La magie que nous voyons apparaître . maintes fois dans le Rigveda^ 
et qui domine absolument dans V Atharvaveda , est l'expression de la 
religion iDopulaire des Indiens. Elle a certainement ses racines dans les 
croyances les plus anciennes du peuple et a duré jusqu'à présent, sous 

1. Bibliographie. — Il n'existe aucune traduction complète de VAtharvaveda; on en 
trouvera certains livres dans Weber, înd. Stud., I, IV, XIII. Les livres VII-XIIl ont été 
traduits par M. Yictor Henry, Paris, 1891-1896. Choix abondant de textes dans Ludwig, 
Ri-g-Veda, III, Die Mantra-Littey^atur und das alte Indien. Grill a traduit cent hymnes 
à-e VAtharvaveda (2" éd., 1888). Bloomfield, Hymns of the A. V., S. B. E, XLII. Weber 
a étudié un Brâhmana du S. F. et un Sûtra de VA. V. : Zwei vedische Texte ueber Omina 
U7id Portenta (Âbh. d. kôn. Ak., Berlin, 1858). Gromann, MerficmwcAes aus dem Atharva 



342 HISTOIRE DES RELIGIONS 

dès formes multiples, dans les couches inférieures de la population. Le 
brahmane, le prêtre par excellence dans l'Atharva, le plus important et le 
plus populaire des personnages sacerdotaux, a été à l'origine un sorcier, 
et dans les Védas il conserve encore en partie ce caractère. Le mot brahmah, 
d'où il tire son nom, et qu'on traduit d'ordinaire par prière ou faculté de 
prier, n'a pas seulement cette signification, mais aussi celle d'adjuration, 
dé formule d'incantation. Le brahmane devait, dans la vie publique, rem- 
plir le rôle de devin; dans la guerre, il avait à détourner les présages 
mauvais, à mettre à profit les favorables, etc. ; c'est pour cette raison qu'il 
se tenait aux côtés du prince . 

Le monde complexe de la magie védique nous reste presque entièrement 
fermé. Le peu qu'on a pu interpréter jusqu'à présent de VAtharvaveda 
nous laisse l'impression d'une profonde superstition; un culte des 
démons avec d'innombrables pratiques mystérieuses, s'étend comme 
un filet sur toute la vie et s'entremêle même au culte officiel. Tout ce 
que l'homme a à craindre ou dont il veut se délivrer, mauvais génies, 
ennemis, rivaux, accidents, maladies, mauvais sort, c'est par des sortilèges 
qu'il l'évite; tout ce qu'il veut obtenir, c'est par des sortilèges qu'il le 
recherche. Tantôt il s'agit de chasser une sorcière de l'écurie ou de la 
ferme, tantôt de cueillir la plante à l'aide de laquelle on aperçoit tous les 
êtres malfaisants. Si quelque abcès démoniaque perce sur le cou d'un 
homme, ou s'il est pris de lèpre, de diarrhée, de folie, on emploie des 
conjurations et des philtres. Le soma lui-même et les pierres du pressoir 
à soma, jointes à Agni et à Varuna, chassent la jaunisse. 

On peut secrètement annuler la force d'un ennemi ; des plantes et des 
formules permettent de détourner le maléfice et même de le retourner 
en l'aggravant sur son auteur. Les pires poisons peuvent s'avaler comme 
une bouillie inofïensive, pour peu qu'on connaisse les charmes appro- 
priés. 

De même on commande à l'amour. La fille dédaignée répand des herbes 
sur le lit du bien-aimé, ou elle plonge dans du miel le rameau magique 
pour qu'il comprenne combien sont doux son amour et ses lèvres. 
L'épouse trompée voue par des formules sa rivale à la mort. 

La magie prend une valeur religieuse, quand, au lieu d'avoir des effets 
particuliers de guérison ou de protection, elle a pour objet l'existence 
en général et fournit la force nécessaire à la conservation de la vie. 
Une amulette d'or donne longue vie et forces nouvelles; des breuvages 
magiques procurent une postérité mâle. Si l'on est près de la mort, la 
magie peut rappeler à la vie. Il y a des incantations de toutes sortes pour 
régler le temps. Certains mots significatifs, prononcés après les labours, 
procurent richesse et bonheur, prospérité et postérité, moissons et bétail. 

{Ind. Siud., IX). Roth, Abhandl. uber d. Aihat^va {Progr. Tûb., 1856). La traduction de 
Whitney, qui doit être publiée par les soins de M. Leuman dans les Harvai^d Séries, 
n'a pas encore paru. — On trouvera une bibliographie complète touchant VAtharvaveda, 
dans l'excellent ouvrage de Bloomfîeld : The Atharvaveda, Strassburg, 1899 (Grundriss 
der Indo-Arischen Philol., II, 1). 



LES HINDOUS 343 

La méchanceté et la faute des hommes se lavent avec de l'eau et se 
détruisent par le feu ; des herbes et des formules les annulent. Des sorti- 
lèges arrêtent l'effet des sacrifices des ennemis, ou réparent les fautes 
commises par l'homme dans l'exécution de ses propres sacrifices. 

Tout cela nous montre que la superstition a le même objet que la 
religion, et même qu'elle lui fait concurrence. Le culte du démon était 
tout voisin du culte des dieux,, il faisait même corps avec lui. C'est ce qui 
confirme le fait qu'un des feux sacrés, le feu du sud, était destiné à écarter 
les démons. 11 provenait sans doute du culte primitif de ces démons. 



§ 73. — La vie morale; la mort et l'au-delà K 

S'il est vrai que la religion védique montre peu de respect des dieux 
et voisine avec la magie, on ne lui peut contester cependant une grande 
valeur morale. 

La religion védique règle la vie familiale d'une façon ferme et morale. 
Le mariage est d'institution divine ; l'adultère est châtié et nécessite une 
expiation même en cas d'aveu volontaire de la femme coupable. La 
chasteté de la jeune fille était protégée et aucune pratique rituelle n'y 
portait atteinte. Quand la jeune fille n'avait pas de parents, c'est la com- 
munauté qui se chargeait de sa protection, et lui faire injure était consi- 
déré comme un grand crime. La coutume de brûler les veuves n'était pas 
générale et on la remplaçait souvent par un acte purement symbolique. 

On voit d'ailleurs pointer les restes d'une civilisation plus ancienne, où. 
tout était sacrifié à la prospérité et à la défense de la souche familiale. La 
religion ne s'opposait pas à ce qu'on abandonnât les vieillards et les 
enfants faibles; même elle poussait à des cruautés terribles, car on ne 
peut douter qu'il n'y ait eu à l'époque védique des sacrifices humains. 

La vie politique subissait aussi dans une large mesure l'influence de la 
religion. La consécration du roi, une des plus importantes cérémonies 
religieuses des Indiens, avait le caractère d'une institution divine. Les 
prêtres réussirent de bonne heure à s'approprier la direction morale de la 
vie publique. Le chapelain du roi, le Purohita (préposé), n'était-il pas de 
toute antiquité un brahmane? Grâce à lui et au respect que l'on témoi- 
gnait aux prêtres, les intérêts spirituels et religieux jouissaient d'une 
large protection. 

Lesi idées religieuses et les idées politiques se développèrent longtemps 
dans tm heureux accord. Le célèbre droit des Indiens a ses racines dans 
la religion des temps védiques. Nous sommes en présence d'un droit pénal 
régulier. Quand le droit humain n'a pas de prise sur le criminel, la jus- 

!• Bibliographie. — Mœurs : J.-S. Speyer, Ceremonia apud Indos quae vocantur 
Jutaharma, 1892; Hillebrandt, Ritual Litteratur, 1896; — Sur les usages funéraires : 
M. Mûller, Z. D. M. G., IX; Id., dans Zimmer, Altindisches Leben; V. Ehni, Der Yama- 
Tnythus, 1889, et les ouvrages de Caland cités plus haut. 



344 HISTOIRE DES RELIGIONS 

tice divine veille, et il ne peut lui- échapper. Souvent la sainteté des dieux 
et leur colère ont un caractère moral, et fournissent une sanction reli- 
gieuse aux lois terrestres. C'est ce que nous voyons dans Varuna, auquel 
rien n'échappe et qui exerce sans cesse sa justice. La conscience morale, 
sous l'efïet de cette croyance, peut prendre une délicatesse qui apparaît 
bien dans un hymne de VAtharva. a Les méfaits que nous avons commis 
volontairement ou sans le savoir, soyez tous d'accord, ô dieux, pour 
nous en libérer. Si j'ai mal agi étant éveillé, si j'ai péché dans mon som- 
meil, — que ce qui est et ce qui sera me délivre de la souillure comme 
d'un poteau de torture. » (VI, 15 Grill.) Assurément de tels états d'âme 
sont exceptionnelSj et avec l'abaissement des conceptions religieuses et le 
caractère de plus en plus commercial des sacrifices ils deviennent de plus 
en plus rares. Pourtant la vérité, le « dire vrai )) reste toujours sacré, et 
ils sont symbolisés dans les rites sacrificiels comme l'état le plus élevé de 
l'homme. C'était une opinion générale qu'un criminel, la femme adultère, 
par exemple, se trouverait mal de ne pas avouer la vérité devant l'autel. 
« L'aveu diminue la faute, car la vérité est maîtresse. » 

En général, dans la morale védique, les notions de bien et de mal sont 
conçues comme respectivement identiques à celles de vrai et de faux, 
de juste et d'injuste. De là le caractère formel et inflexible de cette 
morale. Les péchés, quand ils ne se résolvent pas en fautes j)urement 
rituelles, sont définis d'une façon juridique. Le péché est bien une trans- 
gression des prescriptions divines, mais il y a rarement lieu d'y voir la 
désobéissance à la volonté d'un dieu. Le pouvoir des dieux est plutôt un 
pouvoir de surveillance et de punition qu'une sollicitude paternelle. 
Cependant ils peuvent pardonner les fautes, et on leur adresse à l'occasion 
des prières pour obtenir le pardon ou la grâce, ou du moins pour détourner 
leur colère. Mais le plus ordinaire est que la faute se paye comme une 
dette, en général au moyen du sacrifice. Le matérialisme est encore plus 
marqué dans les purifications expiatoires, qui suppriment l'impureté de 
l'âme par des moyens purement mécaniques. Malgré tout subsiste sous ces 
formalités grossières le sentiment de la pureté morale et de la perfection, 
but suprême de la vie, qui s'obtient par le renoncement et Teffort. 

L'homme finissait par épuiser les « cent automnes », ou plutôt il arri- 
vait rarement à leur terme. Alors venait la mort. Les Indiens la voyaient 
venir avec chagrin, et quand elle visitait le monde des vivants, ils cher- 
chaient à l'éloigner au plus vite. « Passe ton chemin, ô mort, ne nous 
blesse pas! » Ce sont là les propres termes de l'hymne des morts. Entre la 
place occupée par le mort et l'habitation de la famille en deuil on mettait 
une pierre pour empêcher la mort de revenir. 

Les obsèques avaient lieu par inhumation ou par combustion. Les 
textes mentionnent à la fois les deux rites. Cependant ils n'étaient pas 
équivalents. Il semble que l'inhumation ait été la plus ancienne, et que 
la crémation l'ait supplantée. Il reste d'ailleurs dans le deuxième rituel 
des représentations propres au premier. Ainsi, quoique le feu ait préci- 
sément pour tâche de détruire le cadavre le plus vite possible, les hymnes 



s LES HINDOUS 345 

prient Agni de ne pas endommager le mort. Il y a aussi une prière pour 
que la terre dans laquelle les restes vont être ensevelis après la combus- 
tion n'écrase pas le mort, mais lui soit un séjour commode et plaisant. 
Le mort, même réduit en cendres, vit donc encore d'une certaine manière 
son existence corporelle. 

Des conceptions différentes de l'existence après la mort répondent à ces 
deux pratiques opposées. La persistance de la vie est toujours admise 
comme évidente. De plus, dans les deux cas, le mort va retrouver les 
pères {pitaras). La différence se manifeste seulement en ce qui concerne 
la nature et le cadre de cette vie future. Il y a dans le monde terrestre 
une place où l'âme a sa résidence. Peut-être est-elle située dans de loin- 
taines et fabuleuses régions. Plus vraisemblablement il faut la supposer 
dans la terre, ou sous la terre : car quand on veut évoquer les mânes 
on creuse des trous, et c'est dans ces trous qu'on dépose les mets qui leur 
sont destinés ; coutume qui se retrouve dans toutes les religions indo- 
européennes. C'est dans le sein de la terre que le roi des morts, Yama^ 
a fondé autrefois son empire. Yama, le premier des hommes et le premier 
des trépassés, descendit à l'endroit où conduit la pente pour préparer aux 
mortels un séjour. Là résident les (( pères » depuis le commencement; c'est 
de ce lieu qu'ils observent la vie de leurs descendants et leur envoient leur 
aide, leurs consolations et leurs avis. 

Mais, une fois que la croyance védique fût arrivée à son complet 
développement, cette conception d'une sorte d'Hadès est abandonnée 
dans ce qu'elle a d'essentiel. Avec l'avènement des dieux lumineux, et 
sans doute aussi en même temps que la pratique de la crémation, des 
conceptions moins sombres de l'au-delà se sont introduites dans la reli- 
gion. « Au lieu de la lumière qui ne s'éteint jamais, au plus profond du 
ciel, ou sous les eaux éternelles; là où demeurent le plaisir, la joie, la 
gaîté et les délices, là où le désir est exaucé pour celui qui désire, là-bas 
dans l'immortalité, l'éternelle, conduis-moi, ô Soma ! » L'empire de Yama 
a été transporté en haut, dans la lumière ; il y règne" avec Varuna dans 
l'éclat et la SiDlendeur; c'est là qu'Agni (ou Pûshan), conducteur des âmes, 
amène les morts ; c'est là qu'ils retrouvent leurs ancêtres. 

L'homme à qui cette félicité céleste est donnée n'est pas conçu comme 
une ombre ou comme une âme. 11 jouit d'une pleine existence matérielle ; 
il retrouve son corps terrestre dans un état plus parfait. Son esprit même 
est renouvelé et affranchi désormais de toute infirmité terrestre. Il y a là 
des vaches en grand nombre, le lait et le beurre coulent à flots, ainsi que 
le miel et toutes les bonnes choses; tout le monde jouit de la puissance 
et du bien-être, et pour tous il y a de belles femmes. Mais les espoirs de 
la vie céleste ont aussi chez l'Indien védique un autre aspect plus pur et 
plus intime. « Qui nous ramènera vers Aditi la grande, j)our que je revoie 
mon père et ma mère? )) Dans le ciel les parents reverront leurs enfants; 
on espère y vivre, pur de tout reproche, dans la présence de Varuna et 
d'Aditi. 

Il faut naturellement, pour obtenir la félicité céleste, avoir été bon et 



346 \ HISTOIRE DÈS RELIGIONS 

juste, brave à la guerre et loyal dans la paix, surtout obéissant aux dieux, 
zélé pour les sacrifices et libéral envers les prêtres. 

L'homme mauvais et méchant, ou chiche en sacrifices, va en enfer. 
L'enfer est le séjour réservé à ceux qui séduisent la jeune fille sans frère, 
aux épouses infidèles, à ceux qui débauchent les femmes de brahmanes. 
Celui qui crache sur un brahmane ou lui fait quelque autre injure sera 
mis dans un fleuve de sang et réduit à se nourrir de poils. Les représen- 
tations de l'enfer sont rares et vagues dans les Védas. Elles donnent plutôt 
l'impression de menaces de circonstance que d'un élément important du 
dogme religieux. Il n'est question dans les Védas ni de la fin du monde, 
ni de sa reconstitution, ni de jugement dernier, ni de destruction et de 
renaissance alternatives de l'univers. Les pensées de l'Indien des temps 
védiques ne dépassent pas la destinée de l'individu. Il s'est élevé au-dessus 
de la croyance primitive à la persistance des morts sous la forme de fan- 
tômes, mais son esprit ne peut franchir le niveau des espérances maté- 
rielles et égoïstes de l'homme à demi civilisé. 



§ 74. — Les castes. — La vie sacerdotale. — Les dieux 

des prêtres*. 

L'époque des textes védiques les plus récents et des premières produc- 
tions postérieures aux Védas est désignée ordinairement par le nom de 
brahmanique. Elle nous est à tous égards mieux connue que l'époque 
védique proprement dite. Nous trouvons d'abondants renseignements sur 
la vie et les actes des prêtres dans les rituels, d'autre part sur la vie 
publique et les opinions des hommes cultivés dans les livres de lois et les 
textes philosophiques ou scientifiques. 

En elle-même, l'époque brahmanique est sensiblement plus facile à 
coniprendre que la précédente. L'instabilité d'une civilisation en forma- 
tion a cessé. La vie de la nation a trouvé sa voie. Au point de vue poli- 
tique comme à tout autre, la société arrive à des formes stables ; le culte 
atteint son complet développement, et, de longtemps, les progrès ulté- 
rieurs de la pensée religieuse ne viendront plus l'ébranler. 

Si, déjà dans le Rigveda, se manifeste d'une manière indubitable un 
esprit de caste, une hiérarchie fondée sur la naissance, dans la période 
védique récente, lors de la floraison du brahmanisme ancien, la division 
en castes est tracée d'une manière impitoyable et avec la logique la plus 
rigoureuse. Le brahmane enseigne la doctrine sacrée, il fait les sacrifices 
et se livre à la méditation ; il a l'autorité spirituelle et est pénétré du sen- 
timent de sa dignité supérieure. Le Kshatriya, ou guerrier, mène une vie 

1. Bibliographie. — J. Muir, Orig. sanskr. Texts, I; A. Weber, Collectanea ûber die 
Kastenve7-hàUnisse in den Brdhmana u. Sûtra (Ind. Stud., X); — R. Roth, Brahma 
und die Brahmanen {Z.D. M. 6r.,I): H. Kern, Indische Theorieen over de standenverdeeling, 
(Kon. Akad. Amst., 1871). Les Lois de Manou sont également à consulter; Senart, 
Castes dans l'Inde, Paris, 1896; Bougie, Les Castes {Année sociologique, 1901). 



LES HINDOUS 347 

de prince ou d'homme noble, et jouit de grands honneurs et d'avantages 
matériels; si la guerre ne le réclame pas, il passe son temps à chasser, 
à lutter, ou à banqueter Joyeusement. La Yie des Vaiçy as se passe dans 
les travaux civils : ils sont laboureurs, pasteurs, charrons et forgerons, 
potiers et tisseurs, marins, marchands, etc; ils se sentent subordonnés 
aux deux castes supérieures et ne se permettent pas de se comparer 
avec elles ; d'autre part ils regardent avec le plus grand mépris la foule 
plébéienne des Çûdras. Le çûdra gagne sa vie comme valet, souvent 
aussi comme commerçant; il peut garder le bétail et prier Pûshan; il ne 
peut participer que d'une manière passive aux actes religieux des castes 
supérieures. En général chaque caste a ses dieux particuliers : ainsi Indra 
est surtout le dieu des Kshatriyas, Rudra un dieu des Vaiçyas; les prêtres 
aussi ont plusieurs divinités spéciales comme Brhaspati. 

Cet ordre social si avantageux pour les prêtres se rattache naturelle- 
ment à une institution divine ou à des mythes. Les brahmanes provien- 
nent de la tête de Brahma, les guerriers de ses bras, les bourgeois de 
ses cuisses, les Çûdras de ses pieds. Suivant un autre mythe, primiti- 
vement tous les hommes étaient des brahmanes, et les autres castes 
ne se sont formées que par dégénérescence. 

Historiquement, il a dû se produire une division progressive du travail, 
rendue plus stricte par l'égoïsme des forts, et finalement fixée par la trans- 
mission si naturelle des emplois de père en fils dans les familles. Cependant 
il est probable que des conditions ethnologiques ont contribué à l'établis- 
sement de cette division. Le mot varna, qui signifie caste, signifie primi- 
tivement couleur ; il désigne probablement la couleur de la peau. Les çûdras 
seraient les restes d'une population subjuguée. Les Tchândâlas ou Parias 
qui sont en dehors de toute caste et comptent à peine comme hommes, 
sont les descendants des mariages mixtes entre gens de diverses castes. 

Les brahmanes, disposant de la divination et du sacrifice sont naturel- 
lement arrivés au premier rang. D'autre part, en raison des difficultés de 
leur fonction, ils avaient à mener une vie de caste fermée et remplie 
d'obligations pénibles. Dès l'âge de sept ans, le jeune élève brahmane 
{brahmacârin) devait se confier aux soins d'un maître, et apprendre par 
cœur au moins un véda morceau par morceau, par un travail quotidien, 
en répétant sans cesse. Pour s'acquitter, il avait à se faire le valet du 
maître, à exécuter tout son travail domestique et à lui rendre tous les 
soins personnels : il était chargé de l'entretien du foyer et des préparatifs 
du. repas, et avait à essuyer et à masser le maître après le bain, à lui 
tendre après le repas le rince-bouche et le cure-dents. 

Tel était le premier des quatre pas ou degrés {âçramas) qu'avait à 
franchir un dvija (« deux fois né », c'est un surnom des brahmanes). 

A la fin de ses années d'études, l'élève se faisait raser la tête, ne gar- 
dant qu'une natte sur le sommet, et il quittait son maître pour passer 
à la seconde étape de son existence, à la vie de père de famille {grhastha), 
et remplir le « devoir envers les ancêtres », c'est-à-dire engendrer des 
fils. En même temps il commençait à accomplir des sacrifices. 



348 HISTOIRE. DES RELIGIONS 

Quoique l'obligation de la chasteté fût étrangère aux règles indiennes de 
la vie religieuse, la vie de famille n'était pourtant pas le but suprême et 
dernier qu'elles prescrivaient aux prêtres. Après le degré de chef de 
famille, il en est deux autres : celui de l'anachorète {vanaprastha), où 
apparaît déjà le principe du renoncement, et celui de l'ascète [sannyâsin), 
où il se développe complètement. Le sens exact de vanaprastha est « habi- 
tant des bois » ; quand l'éducation de ses enfants était terminée, le 
brahmane quittait la vie mondaine pour la solitude des forêts, Il pouvait, à 
son choix, emmener sa femme ou la quitter. La vie dans les bois était une 
vie de méditation philosophique; on lui attribuait une plus haute valeur 
qu'au sacrifice même. La période d'ascétisme était la fin de la vie; on la 
différait généralement jusqu'à une vieillesse avancée. 

La vie isolée des brahmanes et leur tendance spéculative n'ont pas été 
sans influence sur la mythologie. Il est dans les hymnes védiques des 
figures divines d'origine certainement et uniquement brahmanique : par 
exemple, le dieu de la caste des prêtres, Brhaspati, ou Brahmanaspati, le 
« maître de la prière ». Quand Indra ne peut arriver à découvrir les vaches- 
nuées, Brhaspati apparaît en sauveur; sa force irrésistible reflète la supé- 
riorité du brahmane. Les dieux lui doivent même ce qu'ils reçoivent de 
sacrifices, car il a créé la prière, et avec elle tout ce qui existe de bien. Il 
est dans le monde des dieux, comme Agni, prêtre et chancelier [purohita). 

Brahmanaspati est né de l'esprit de caste des brahmanes; des divinités 
comme Prajâpati et Viçvakarman sont nées de leur philosophie. Tous 
deux sont des dieux cosmogoniques : Prajâpati est (( celui qui engendre », 
il personnifie la force créatrice; Viçvakarman est a celui qui fait tout ». 
Dans un hymne védique récent Prajâpati est célébré comme 1' « œuf d'or » 
[hio'anyagarbhaz^: Brahms.), qui fut au commencement des choses l'unique 
maître du monde, qui établit l'ordre dans le ciel et sur la terre, qui donne 
aux choses la vie et la force et à qui obéissent tous les êtres, même les 
dieux. La mer et les montagnes proclament son empire, les régions du 
ciel sont ses bras, il est dieu unique, le dieu des dieux. — Viçvakarman, 
le démiurge, est également dieu suprême et dieu unique, germe des, 
choses. Le germe cette fois provient des eaux. Il s'élève au-dessus du 
monde et des dieux, et les dieux sont les produits de son développe- 
ment. Dans son essence, ilest inconnu et insondable, et c'est à peine si le 
chanteur peut balbutier sur lui des paroles nébuleuses. 

Mais le dieu brahmanique par excellence, le plus souvent représenté 
comme principe des choses, c'est Brahma. Le Brahma, la parole ou prière 
magique, se transforme par degrés en divinité. La prière chez les Indiens 
n'est pas seulement une demande, mais aussi une méditation; dès 
l'époque brahmanique elle devient avant tout l'acte de s'enfoncer en soi, 
de se perdre dans l'être divin. L'infini que l'homme atteint dans cet état 
s'identifie avec l'état lui-même et en reçoit son nom . Nous pouvons 
suivre une à une les étapes par lesquelles le Brahma s'élève à la divi- 
nité suprême. Il est honoré comme soleil, puis il devient un dieu et 
s'égale à Prajâpati, enfin on l'élève au-dessus de Prajâpati et on le pose 



LES HINDOUS " 349 

comme l'absolu, le principe universel existant en soi. En tant que dieu 
Brahma est conçu comme mâle et il a pour épouse la déesse Sarasvatî. 
En tant que principe métaphysique suprême, il est affranchi des limita- 
tions de la personnalité, et comme il faut le concevoir d'une manière 
abstraite et non plus individuelle, on l'appelle de nouveau « le Brahma » 
(neutre). 

§ 75. — La doctrine des « Upanisliads )) ^ 

Nous avons vu que la spéculation des brahmanes commence avec les 
derniers hymnes védiques. Mais c'est seulement dans les textes védiques 
philosophiques que nous avons signalés plus haut, dans les UiDanishads ^ 
que la pensée brahmanique se révèle avec tout son développement. 
Le mot Upanishad indique que les élèves philosophes sont assis, mais 
en raison de la signification spéciale qu'il prend ici, c'est l'expression 
de « séance secrète )) qui le rendrait peut-être le mieux. Parmi les. 
Upanishads, qui sont très nombreuses, nous signalerons particulièrement 
la Katha, la Chandogya, la Brhadâranyaka. Sous leur iorme actuelle, 
elles sont toutes assez récentes ; c'est à peine s'il en est une seule anté- 
rieure au bouddhisme. 

On peut considérer comme certain que la philosophie de ces textes n'est 
pas d'origine aussi essentiellement brahmanique que le système du sacri- 
fice. Un certain nombre de faits nous montrent que la caste guerrière a 
contribué à la formation de cette philosophie. Les rois, en particulier 
ceux de l'Est, y ont beaucoup aidé. Ils nous sont souvent représentés 
eux-mêmes comme de zélés dialecticiens, qui aiment à presser et à embar- 
rasser de questions le brahmane, mais aussi qui lui donnent volontiers un 
millier de vaches pour une question résolue par un argument nouveau 
et péremptoirè. 

Si les offrandes avaient pour but d'assurer des biens et de prévenir 
des maux i3articuliers, la méditation tendait au bien absolu et à la déli- 
vrance des douleurs de l'être, à la rédemption spirituelle. Cette rédemp 
tion s'obtient par la connaissance, et l'acquisition de la connaissance est 
conçue comme un sacrifice spiï^ituel, par lequel le solitaire non seulement 
poursuit l'activité sacrificielle de sa vie antérieure, mais l'exerce dans 
une sphère bien plus élevée. Ainsi le « chemin des oeuvres )') (vie domes- 
tique, sacrifice) et le « chemin de la connaissance » se distinguent, mais 
ils conduisent tous deux au même but céleste. Tous deux tendent au salut 
de l'âme, rhais par des procédés différents et dans des sphères différentes : 

1. BiBLiOGBAPHiE. — Max Millier a publié (S. B. E., I) une traduction des Upanishads 
classiques, dans Fintroduction dé laquelle il donne la bibliographie du sujet. Comme 
introduction à ces textes nous recommanderons : P. Regnaud, Matériaux pour servir à 
Vhistoii^e de la philosophie de l'Inde, 2 vol., 1876-1878, et surtout A.-E. Gough, The 
philosophy ôf the Upanishads and ancient Indian metaphysics {Tr: Or. S., 1882). — 
Bôthlingk a joint à ses éditions de la Chândogya Upanishad et de la Brhad-Aranyaka 
Upanishad une belle traduction allemande; — Deussen, AUgemeine Geschichte der 
Philosophie^ I, 1894-1899; id., Sechzig Upanishad dés Veda, 1894'. 



350 HISTQIRE DES RELIGIONS 

d'une part, les œuvres extérieures, d'autre part, la pensée pure et l'extase. 

La' connaissance est celle qu'il s'agit d'obtenir de la nature et de l'ori- 
gine des choses, de la nature et du destin de l'homme, des rapports entre 
l'homme et l'ensemble du monde. 

Il y a dans Vlça-Upanishad un mot qui nous fait pénétrer exactement 
dans l'esprit de la doctrine : a L'homme qui comprend que toutes les 
créatures ne subsistent qu'en Dieu, et qui se rend compte de l'unité de 
l'être, n'a pas de tristesse ni d'illusion. )) 

La nuance religieuse de cette proposition n'est pas habituelle aux 
Upanishads. L'essence des choses, la grande unité, est généralement 
reiorésentée par des formules tout à fait abstraites. Il s'agit de savoir quel 
est le « ce », le (( il », qui existait à l'origine et qui est tout; et la réponse 
dit que ce principe est le brahman, oa le pwrws/ia (l'âme, la personne), ou 
plutôt et surtout ïatman. Le mot atman est identique au mot allemand 
Athem et il a le même sens de « haleine ». Il ne faut pas concevoir l'atman 
comme une âme consciente, mais comme le principe intime et spirituel 
de la vie. Il est infini, impérissable, immuable, absolument indéfinissable 
sous tous les rapports, supérieur à toute détermination, inconcevable. 
(( Il n'est ni comme ceci ni comme cela ». Il ne parle pas au moyen de 
mots, il ne pense pas par pensées, il ne voit pas avec des yeux, n'entend 
pas avec des oreilles et ne respire pas par une haleine. « L'Être qui a 
écarté de lui tout élément mauvais, qui ne vieillit pas et ne meurt pas, 
qui n'éprouve nulle tristesse, nulle faim, nulle soif, et dont les vœux et 
les desseins sont vrais, c'est lui qu'il faut s'efforcer de connaître. L'essence 
de l'atman est la connaissance. De même qu'une boule de sel n'est 
qu'une masse de saveur, de même cette essence n'est qu'une masse de 
connaissance. ». 

Cependant, quelques efforts que l'on fasse pour concevoir le brahman 
ou l'atman d'une façon tout à fait supra-sensible, il n'est pas rare que 
l'on retombe sur des définitions purement matérielles : les images sen- 
sibles dont usent les Upanishads expriment assez souvent un atomisme 
grossier. Les pépins d'une figue sont composés eux-mêmes ,de grains 
extrêmement petits; ainsi sont constituées toutes choses en général : 
(( c'est là le réel, l'être même ». L'essence des choses, de même, est souvent 
décrite comme une sorte d'éther ; d'autres fois, c'est l'eau qui est présentée 
comme le principe cosmique. 

L'être pénètre toutes les choses comme le sel pénètre l'eau, et gouverne 
toutes choses en maître. De l'être est né le monde. Il arrive souvent 
aussi que les Upanishads fassent sortir les choses d'un néant originel; 
d'autres textes déclarent cette proposition absurde. Le principe premier 
non réalisé aspire au devenir et devient soit un être spirituel, soit un être 
matériel, comme l'eau; puis naissent de lui, par désir continué, expiation 
ou sacrifice, des choses en nombre de plus en plus grand ; souvent c'est 
par la fécondation d'un principe féminin créé par l'atman lui-même. 

Le monde est toujours conçu comme l'émanation d'une unité primitive; 
il procède de l'être comme la toile procède de l'araignée et l'étincelle du 



LES HINDOUS 3S1 

feu. Les choses sont sorties de l'être premier, elles reposent par consé- 
quent sur lui, elles consistent en sa substance. Il en résulte que l'homme 
lui-même est identique en essence avec l'atman. C'est la pensée fondamen- 
tale des. Upanishads que cette unité de l'homme et du principe des choses, 
de l'âme du monde et de l'âme humaine {parâtman et jîvâtman) ou 
d'atman et de prâna (le souffle de vie). L'âme du monde est-elle atman? 
Alors l'homme a un atman en lui, car lui aussi, il est être. Est-elle 
purusha? Alors purusha habite dans le cœur de l'homme sous la forme 
d'un esprit gros comme le pouce. Si l'âme du monde est l'éther, cet éther 
est présent en tous lieux, il existe invisible dans le cœur, moins gros 
qu'un grain de riz et que le germe le plus petit, et en même temps plus 
grand que -la terre, le ciel et tous les mondes. Des atomes également, le 
maître peut dire à ses disciples : « C'est là le réel, c'est là l'être même, 
et c'est là ton être, Çvetaketu! » 

Le devoir de l'homme est de parvenir à la connaissance de cette iden- 
tité. Les formules : « Je suis le brahman », « Tu es cela », expriment la 
connaissance suprême. Et cette connaissance est le salut. Celui qui la 
possède triomphe de la mort; la mort ne l'atteint pas, il parvient à la vie 
la plus complète et devient une des divinités. « Celui qui sait qu'il est le 
brahman devient identique à tout être ; les dieux eux-mêmes ne peuvent 
l'empêcher. » 

L'état de connaissance est décrit en même temps comme un état de 
parfaite pureté morale, de sainteté. « Celui qui a cette connaissance s'est 
élevé au-dessus de toute faute, ou plutôt, rien de criminel ne peut le 
souiller, de même que l'afeman reste impassible, en dehors du bien et du 
mal. Comme le feu brûle tout le combustible, ainsi celui qui a la connais- 
sance annihile en lui tout ce qui resterait encore de mauvais en appa- 
rence, et il est pur, affranchi de la souillure, de la vieillesse et de la 
mort. » De plus, la connaissance amène la félicité suprême : « Celui qui 
a trouvé l'être, qui l'a reconnu, n'est pas borné dans, sa place et dans ses 
vœux; le bonheur même des dieux est incornparablement au-dessous de la 
félicité de la connaissance suprême. » Pour y atteindre, il faut s'enfoncer 
dans la contemplation si j)rofondément que toute la conscience ne soit 
plus qu'une pensée unique. C'est un état de parfait repos ; l'esprit devient 
indifférent à tout ce qu'il recherche ici-bas,, il n'est plus attaché à rien. 
C'est un rêve, ou plutôt un sommeil où l'esprit ne nourrit nul désir et ne 
conçoit nul rêve. C'est dans cette abolition momentanée de la conscience 
personnelle que l'homme s'approche le plus de l'absolu; de sa place inter- 
médiaire, il a vue sur les deux mondes, la terre et l'au-delà. \ 

Le désir de pénétrer dans la région supérieure est d'autant plus vif 
que l'existence terrestre est pleine de douleurs. « Quand l'esprit naît et 
qu'il prend un corps, il s'unit avec la souffrance. » L'idée que cette souf- 
france provient de la confusion et de l'irréalité de la vie, de la Mâyâ 
(apparence, illusion), apparaît souvent, mais elle n'est pas encore une 
idée fondamentale. 

La mort, qui délivre l'ascète, est accueillie avec allégresse; elle est 



352 ■' HISTOmEvDES: RELIGIONS 

dépeinte ordinairement comme la joyeuse arrivéje à l'absolu et à l'immor- 
talité. On passe « du non-être à l'être, de l'obscurité à la lumière ». « On 
atteint le monde des bienheureux, la félicité complète et immuable. )) 
Mais cette explication n'épuise pas tout le contenu de l'idée de la mort. 
hes Upanishads posent le problème psychologique de la mort dans toute 
sa difficulté, et le résolvent en affirmant nettement qu'après la mort il 
n'y a plus de conscience, parce que le mort n'est plus distinct de l'être 
universel et qu'il n'y a pas d'autre réalité qui puisse être l'objet de 
son intuition. Le sage ne parle, pas volontiers de la mort; elle est le 
plus profond des mystères. Dans la Katha- Upanishad, le jeune Naciketas 
va vers le dieu des morts Yama, qui l'autorise à luiposer trois questions. 
Naciketas l'interroge sur la destinée des morts : « Les uns disent qu'ils 
survivent, les autres qu'ils ne sont plus ; je veux savoir, révèle-moi la 
vérité. )) Yama, effrayé de cette question hardie, fait tous ses efforts 
pour éviter de répondre; il offre à Naciketas une longue vie, une nom- 
breuse postérité, la richesse, la puissance, les plaisirs du monde, s'il 
veut retirer sa demande; enfin ne pouvant plus différer sa réponse, 
il parle, mais son langage est aussi ambigu que possible (V. Olden- 
berg, Buddha, p. 36 et suiv.) Plus prudent encore est le dialogue d'Arta- 
bhâga avec le maître illustre Yajnavalkya [Brhad-dran, 3, 2, 13 f.). 
« Yajnavalkya, demanda Artabhâga, quand après la mort la voix de 
l'ho'mme se joint au feu, son souffle au vent, son œil au soleil, ses che- 
veux aux herbes, son sang à l'eau... qu'advient-il alors de l'homme? — 
Donne-moi la main, mon cher Artabhâga, répondit-il, nous le verrons 
ensemble, mais cette affaire ne regarde pas tout le monde. » Puis ils sor- 
tirent et discutèrent. Ce qu'ils disaient concernait l'œuvre, à savoir ; 
« Par une œuvre bonne on devient bon, et mauvais par une œuvre mau- 
vaise. » Puis Artabhâga se tut. 



§ 76. — Cosmogonie. -— Métempsy chose. 

La spéculation des brahmanes s'attaquait volontiers aux sujets cosmo- 
goniques, et il y a toute une série de divinités de cette époque qui tirent 
leur importance surtout de leur activité créatrice. Déjà dans le Rigveda 
l'on trouve plusieurs hymnes cosmogoniques, où se manifeste tantôt une 
scolastique raffinée, tantôt l'esprit de caste des prêtres. Souvent d'ailleurs 
ces hymnes témoignent d'une pensée profonde, élevée, créatrice; plu- 
sieurs de leurs éléments nous reportent à des conceptions mythologiques 
très anciennes. Voici le plus célèbre de ces hymnes [Rigveda, X, 129) : 
(( 1. Ni le non-être, ni l'être n'était alors; ni la nuée, ni le ciel là-haut. 
Qu'est-ce qui se mit en mouvement? Où? Sous la protection de qui? 

1. Bibliographie. — Muir, Orig. Sansk. Texts, IV, 1 et suiv.; L. Scherman, Pliiloso- 
phische Hymnen aus d. Rig- und Atharva-Veda, 1887; P. Deussen, Gesch. d. Philosophie, 
I, 1894; H.-W. Wallis, The cosmology of the Rîg-Veda, 1887; Scherman, Materialien zur 
Geschichte der altindischen Visionslitteratur, 1892. 



LES HINDOUS 353 

L'eau était- elle un abîme insondable? 2. Ni la mort n'était alors, ni l'im- 
mortalité; ni le jour, ni la nuit. L'Un respirait, au calme, par sa propre 
force, et hors de lui il n'y avait rien d'autre. 3. L'obscur était caché dans 
l'obscur; au commencement, toute cette étendue des eaux était incon- 
naissable. L'être immense qui était enfermé dans le vide, lui seul, naquit 
par la puissance de l'ascèse. 4. Le vouloir s'éveilla d'abord en lui ; ce fut 
le premier germe de l'esprit. Les sages qui dans leur cœur ont sondé cela, 
ont reconnu avec profondeur la parenté de l'être et du non-être ^ 5. Qui 
sait vraiment, qui pourrait révéler ici d'où naquit cette création? Par 
émanation de lui (de l'être universel) les dieux ont été engendrés; mais 
qui sait d'où vint l'émanation? 6. Cette création, de qui elle pro- 
vient, qu'il l'ait créée ou qu'il ne l'ait pas créée, celui-là seul la connaît 
qui contemple l'univers du haut du ciel, — ou peut-être même ne la con- 
naît-il pas ? » 

Le scepticisme de la dernière strophe suffit à établir la date récente de 
l'hymne, et à montrer que la pensée philosophique y atteint un certain 
raffinement. Le début de l'hymne suppose un conflit entre les écoles 
philosophiques, sur lequel les Upanishads nous donnent divers renseigne- 
ments. On avait déjà spéculé sur le non-être, mais on n'avait pas encore 
une base de raisonnement, et l'on était sur le point d'abandonner toute 
spéculation sur l'origine des choses. A part la tristesse philosophique et 
la force poétique dont témoigne la description du Chaos, nous remar- 
querons encore dans l'hymne un trait essentiellement sacerdotal : 
l'ascétisme [tapas) célébré comme puissance créatrice. — Ce qu'il y a de 
plus positif, et sans doute aussi de plus ancien, dans toute cette cosmo- 
gonie, c'est l'idée d'une masse d'eau chaotique originelle, qui existe par 
elle-même, sans cause extérieure, et au sein de laquelle l'agitation com- 
mence : le germe de l'esprit apparaît, et par lui se produit le passage du 
non-être à l'être. — Les « sages » dont il est question dans l'hymne sont 
ou bien des hommes qui se bornent à comprendre, ou des êtres divins 
qui sont les instruments de cette création. En tout cas, il est remarquable 
que l'émanation créatrice produise les dieux. Il y a d'autres hymnes 
encore qui décrivent la naissance des dieux lors de la création du monde. 

« Au commencement était l'eau » est une phrase qui revient perpétuel- 
lement dans les textes védiques. D'autres fois l'eau est représentée comme 
le premier être créé. La plupart des textes s'accordent dans la description 
du processus par lequel le germe, né dans l'eau par son désir, ou par 
l'exercice ascétique, ou engendré directement par le brahmane, s'est déve- 
loppé pour donner le monde : ciel, terre, et humanité. Le germe devient 
un œuf d'or {hiranyagarbha), dans lequel repose soit Brahma soitPurusha 
(l'esprit, ou Vhomunculus), type primitif de l'être vivant; quand Brahma 
sort, l'œuf se casse et forme le ciel et la terre. La chose est ainsi racontée 
au début du livre des lois de Manou. « L'incompréhensible, l'inconnaissable, 
l'éternel, etc., voulut dans son désir créer des êtres différents de lui-même ; 

1. Un vers est ici considéré comme interpolé par M. Bôhtlingk. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 23 



.354 HISTOIRE DES RELIGIONS 

il créa d'abord l'eau et y plaça le germe. Ce germe devint un œuf d'or 
rayonnant comme le soleil, dans lequel lui-même naquit sous la forme de 
Brahma, créateur du monde entier. Formé de cette cause première, incon- 
naissable et éternel, à la fois existant et inexistant, ce petit homme 
(purusha) fut connu dans le monde sous le nom de brahma. Cet être 
sublime passa un an dans l'œuf d'or et le brisa par sa simple pensée en 
deux parties. Des deux morceaux de coque il forma le ciel et la terre, et 
entre les deux il établit l'espace aérien, les huit régions du monde et la 
place des eaux éternelles. » 

Hiranyagarbha, outre qu'il est l'œuf d'or, est aussi une divinité douée 
d'activité propre : on le célèbre comme créateur du monde aussi bien que 
Brahma, Purusha et Prajâpati. Outre les deux voûtes qui forment le 
monde, il est encore question dans les hymnes cosmogoniques d'un sou- 
tien ou porteur [skambha) qui supporte le ciel et la terre. C'est un support 
spirituel, qui s'identifie avec l'âme du monde et l'ensemble des êtres 
vivants. 

En dehors de cette relation du monde naissant des eaux, il en est une 
autre qui concerne l'origine de tous les êtres vivants. Elle se trouve d'une 
façon particulièrement complète dans la Brhad-Aramjaka-Upanishad (I, 4). 
(( Au début II (ce) était l'Etre en manière d'esprit (purusha). Quand II 
se contemplait soi-même, Il ne voyait rien d'autre que soi. Ce qu'il dit 
d'abord fut « Je suis »... II. n'était pas satisfait. Il souhaitait un être qui 
fût le second. Alors II devint comme un homme et une femme enlacés. Il 
se divisa en jleux parties : de là provinrent un époux et une épouse... Il 
s'unit avec Elle; de là naquirent les hommes. Mais Elle pensa : « Comment 
peut-Il s'unir avec moi, lui qui m'a tirée de lui-même? Il faut que je me 
cache. )) Elle devint une vache, mais Lui devint un taureau- Il s'unit avec 
Elle, de là naquirent les taureaux et les vaches. Elle devint une cavale et 
Lui un étalon; Il s'unit avec Elle, de là les chevaux, etc. De cette façon 
l'Être créa tous les couples qui existent, jusqu'aux fourmis. Puis il 
produisît le feu et le soma, et enfin, comme suprême création, les dieux. 
(( Quoique mprtel. Il créa des immortels, c'est la création la plus haute. » 
A ce texte philosophique concis correspond le mythe primitif de Prajâ- 
pati qui féconda sa fille, l'Aurore. Cela fut, aux yeux des dieux, un crime. 
Ils dirent : « Ce dieu qui règne sur les animaux commet un crime en agis- 
sant ainsi avec sa propre fille, notre sœur; transperce-le! )) Alors Rudra 
le transperça, et la moitié du germe tomba sur la terre. — Dans les deux 
cas il est question d'un acte de génération qui produit le monde, mais c'est 
seulement dans le premier récit que toute la série des créatures en est le 
résultat. — Un trait met particulièrement en relief le caractère sacerdotal 
de cette littérature : c'est qu'elle fait de la création successive des êtres un 
sacrifice du créateur. « Quand les dieux, avec Purusha comme offrande, 
préparèrent un sacrifice, le printemps fut la graisse, l'été fut le bois et 
l'automne la libation. De ce sacrifice créateur naquirent les hymnes du 
Rig et les hymnes du Sâma, de lui naquirent les Mètres, de lui naqui- 
rent les formules. De lui naquirent les chevaux et les animaux à double 



LES HINDOUS 355 

rangée de dents. De lui naquirent les bêtes à, cornes, les boucs et les mou- 
tons. Quand ils découpèrent le Puruslia, en combien de parties le coupë- 
rent-ils? Quel nom prit la bouche, quels noms prirent les bras, les cuisses 
et les pieds? Sa bouche fut le Brahmane, ses bras donnèrent naissance au 
Râjanya, ses cuisses au Vaiçya, de ses pieds naquit le Çûdra. La lune est 
née de son esprit, de son œil est né le soleil, de sa bouche Indra et Agni, 
de son souffle Vâyu. De son nombril se forma l'espace aérien, de sa tête 
le ciel, de ses pieds la terre, de son oreille les régions terrestres; ainsi se 
constituèrent les mondes. )) {Rigveda, X, 90.) 

Cette version cosmogonique repose aussi sur un autre thème primitif, 
sur la conception, qui se retrouve chez les Perses et les Germains, d'un 
être originel qui est mis à mort et dont le corps et les membres donnent 
• naissance au monde et aux êtres vivants. Ici Purusha est mis à mort par 
le sacrifice, et du sacrifice résultent avant tout les tout-puissants hymnes 
védiques. La distinction des castes, elle aussi, devient dans ce poème doc- 
trinal une institution originelle. 

Si différents que les éléments mythiques de cette cosmogonie aient pu 
être à l'origine, les brahmanes en ont fait un corps unique : tous reflètent 
la conception du monde propre aux Ujoanishads. ha. i^eiisée des Upanishads 
est profondément pawf/îéis^e : toute la théorie semble n'avoir pour but 
que d'établir historiquement l'identité de Dieu et du monde ; la divinité 
tire le monde de soi. Même lorsqu'elle est conçue comme un être per- 
sonnel et la création comme un acte conscient de sa volonté, le processus 
conserve malgré tout le caractère d'une émanation; toutes les choses natu- 
relles, bêtes, hommes et dieux, se produisent aux moments successifs 
d'un développement unique. Le texte qui représente Dieu créant le monde 
(( à la façon d'un forgeron )) est exceptionnel. — Ces cosmogonies lais- 
sent également apparaître le j^essimisme de la philosophie des Upanishads : 
le Désir qui, s'élevant dans l'être divin, est le mobile premier de la création, 
est au point de vue indien un mal, et la cause du malheur inhérent à 
l'être. D'autre part, il est permis de considérer l'idée, assez fréquemment 
exprimée, du néant origine des choses, comme une conséquence de l'opi- 
nion que les choses n'ont qu'une existence apparente. — Les textes que 
nous avons cités montrent d'ailleurs clairement que l'ardeur apportée 
dans les Upanishads qmh spéculations sur l'origine du monde n'est pas 
purement spéculative : elle tient à des intérêts religieux et sacerdotaux. 

Métempsychose. — Dans la KaiishUaki-Brâhmana-Upanishad nous trou- 
vons un passage des plus remarquables, que voici : « Tous ceux qui 
quittent ce monde s'en vont dans la lune. Dans la première partie du 
niois (la partie lumineuse), la lune s'enfle de leurs souffles vitaux; dans la 
seconde moitié (la moitié sombre), elle les excite à renaître. La lune est la 
porte de la région céleste. Elle laisse passer qui sait répondre à sa ques- 
tion; qui ne lui répond pas, elle le repousse vers la terre sous forme de 
pluie. Les êtres rejetés renaissent, selon leurs œuvres et leur savoir, sous 
forme de ver, de mite, de poisson, d'oiseau, de lion, de porc, d'âne sau- 
vage, de tigre, d'homme, ou d'autres êtres. » 



356 HISTOIRE DES RELIGIONS 

C'est là un des plus anciens textes où il soit question d'un retour des 
morts à la vie. La théorie de la transmigration des âmes, qui dans la suite 
a constitué le fonds invariable de la pensée indienne, ne remonte guère 
plus haut, dans la religion officielle, que les Upanishads les plus anciennes. 
Si elle se présente dans la partie poétique des Védas, comme on l'a récem- 
ment pensé, ce n'est que par éclairs faibles et fugitifs. En tout cas, elle ne 
joue aucun rôle dans l'ancienne théorie védique de la vie. D'où venait 
l'idée du Samsara (circulation; c'est ainsi que les Indiens appellent la 
métempsy chose), quand elle pénétra dans les croyances indiennes? C'est 
ce qu'on n'a pas encore pu découvrir. Peut-être est-ce une ancienne idée 
populaire, qui n'entra que progressivement dans la religion officielle. 
Peut être a-t-elle été empruntée a la population aborigène. En effet des 
idées analogues ne sont pas rares chez les peuples de l'Asie orientale et 
le totémisme est voisin de la métempsy chose. D'ailleurs la même idée se 
rencontre chez d'autres peuples indo-européens, les Celtes par exemple; 
elle est exprimée nettement dans la philosophie et les mystères des Grecs. 
Chez les Celtes, il est vrai, l'idée est assez obscurément et de plus assez 
rarement exprimée; en ce qui concerne les Grecs, il reste possible que, 
chez Pythagore, Empédocle et Platon, chez Pindare et dans les mystères, 
l'idée de la métempsychose se soit formée sous des influences orientales. 
En tout cas, une idée qui appartient certainement aux Indo-Européens 
d'Asie depuis une antiquité reculée, c'est l'idée commune aux Upanishads 
et à l'Avesta qu'après la mort l'homme rentre immédiatement dans la 
nature, ses différentes parties se réunissant aux différents éléments, 
comme l'explique le dialogue de la Brhad-Aranyaka-Upanishad que nous 
avons cité (§ 75). Il est possible que la théorie de la transmigration 
ait simplement pour origine cette idée étendue au monde animal ; mais la 
réalité de cette transition n'est pas établie. 

La doctrine du Samsara repose sur l'idée qu'il existe une parenté essen- 
tielle entre tous les organismes, de sorte que dans le monde organique 
l'âme indépendante du corps peut se déplacer librement, animer tantôt 
l'un, tantôt- l'autre. De bonne heure, et déjà dans la. J^aushîtaki-Upanishad, 
nous voyons cette théorie se rattacher à une théorie primitive de la rétri- 
bution des actes : le plus ou moins d'élévation, de bonheur ou de peine 
de toute existence est la conséquence morale des mérites des existences 
précédentes, et la moralité ou l'immoralité actuelle déterminent la destinée 
future. Nous trouvons une exposition du système du Samsara complète- 
ment développé dans le douzième chapitre des lois de Manou. Les fautes 
y sont divisées en classes bien arrêtées ; et les différentes sortes de renais- 
sance y sont l'objet d'une répartition corrélative. Les fautes corporelles 
ont pour suite l'existence sous forme d'être inanimé ; le coupable de fautes 
de paroles devient oiseau ou animal; les fautes de pensée sont punies par 
le passage dans une caste inférieure. Suivant une autre classification, la 
bonté, la recherche du mérite spirituel conduisent à l'existence divine ; l'acti- 
vité, la recherche de la puissance et de la richesse conduisent à renaître sous 
forme humaine; l'épaississement de l'âme, la recherche des plaisirs sen- 



LES HINDOUS ' 357 

sibles conduisent à renaître sous forme animale. Chacun de ces genres 
d'existence comporte une série de degrés, depuis les pierres, les insectes 
et les poissons, en passant par tout le règne animal, jusqu'aux éléphants, 
aux chevaux, aux çûdras, qui sont rangés parmi les bêtes, et aux différents 
êtres démoniaques, qui représentent eux aussi des états d'expiation pour 
les plaisirs et les fautes sensibles. La série se poursuit par les différentes 
classes d'êtres humains, depuis les joueurs et les buveurs jusqu'aux rois 
et aux chevaliers, puis jusqu'aux différentes espèces d'esprits supérieurs 
[Gandharva, Apsaras), puis jusqu'au faîte de l'humanité, aux solitaires, 
ascètes et brahmanes; ces dernières sortes de vie sont celles auxquelles 
la bonté donne accès, et touchent immédiatement aux degrés divins, de 
plus en plus élevés, qui aboutissent à Brahma et à l'Etre inconnaissable. 
Après cette classification générale vient l'examen des cas particuliers : 
le meurtrier devient une bête de proie, le voleur de blé un rat, le voleur 
de viande un vautour, le meurtrier d'un brahmane un chien ou un âne, 
le brahmane ivrogne ou voleur une mite ou une couleuvre, celui qui viole 
la couche de son maître une épine ou un chardon, ou un animal ron- 
geur, etc. Parmi les mérites qui mènent à une vie supérieure, ceux qui 
comptent le plus sont naturellement l'empire sur les sens, l'étude des 
Védas et le respect des brahmanes. 

La théorie du Samsara résout pour l'Indien toutes les difficultés rela- 
tives à la connexion et à l'ordre des choses humaines. Elle tranche les pro- 
blèmes qui ont donné tant de peine à la philosophie occidentale : qu'étais- 
tu avant ta naissance? que deviendra ton âme après la mort? à quoi bon 
être vertueux, si cela ne me donne pas le bonheur? comment se peut-il 
que, dans un monde bien fait, le méchant soit heureux et l'homme pieux 
misérable? A toutes ces questions elle fournit la même réponse : tu n'es 
qu'un membre, qu'un individu dans la série infinie des êtres, tu as existé 
sous une infinité de formes, tu réapparaîtras en de nouveaux corps, ton 
sort est le fruit de tes actes antérieurs, tes actes sont le germe de ton sort 
futur; telle est l'éternelle connexion qui relie toutes les créatures, les 
âmes et les corps, les mérites et les destinées. On s'explique sans peine 
que les penseurs de l'Inde et des pays où s'est étendue la religion indienne 
n'aient jamais abandonné cette solution apparente, tout en se rendant 
compte que la croyance même qu'ils adoptaient les amenait en face du 
plus difficile de tous les problèmes, de celui qui les a tous tourmentés : 
comment l'âme peut-elle échapper à l'éternelle circulation? Ce n'est pas 
seulement un célèbre drame indien qui se termine par la prière : délivre- 
nous de la transmigration des âmes. Toutes les sectes, tous les systèmes 
indiens commencent et finissent par le même souhait. Et la plus grande 
des religions asiatiques, le bouddhisme, a pour point de départ l'inévitable 
réalité du Samsara. 



358 ' HISTOIRE DES RELIGIONS 



§ 77. — Les écoles philosopMques *. 

La doctrine des Upanishads s'était formée au sein de la religion, et 
ne s'en était pas détachée. La méditation y est représentée comme un 
équivalent du sacrifice; les idées s'y rattachent aux pratiques et s'entre- 
mêlent aux prescriptions rituelles et aux interprétations de rites. Pour 
en faire une véritable philosophie, il fallait les débarrasser de cette enve- 
loppe, les ranger en un ordre systématique, les approfondir et les relier 
à un principe. C'est ce qu'ont réalisé les systèmes des écoles philosophi- 
ques indiennes. Ces écoles sont aussi anciennes que les Upanishads et 
même, comme on le voit à chaque instant, elles leur fournissent leurs 
idées fondamentales ; mais leur développement scientifique et la systéma- 
tisation de leur doctrine semblent de date postérieure. 

A l'égard de la religion, les différentes écoles diffèrent d'attitude. Ou 
bien on s'efforce de rester dans le cercle d'idées des textes sacrés (école 
de la Mîmânsâ); ou bien on développe librement les conceptions védiques 
( Vedânta] ; ou enfin on abandonne complètement les méthodes et les doc- 
trines de la pensée religieuse traditionnelle [Sânkhya). 

La Mîmânsâ mérite à peine le nom de philosophie ; c'est une doctrine 
tout à fait stérile. En raison de son attitude de soumission, elle est réduite 
à expliquer le rituel du Véda et à en approfondir les pensées morales. Elle 
n'a rieu-donné de remarquable ni à la religion ni à la philosophie. 

Il en est tout autrement du Vedânta. C'est l'expression philosophique 
la plus parfaite de la pensée indienne proprement dite. La conception 
d'ensemble de la nature des choses, de leur origine et de leur fin, qui 
apparaît dans les Védas et qui prédomine généralement dans les Upa- 
■ nishads, se transforme dans le Vedânta en un système rigoureux aux 
formes accusées. L'école du Vedânta a conscience du lien qui la rattache 
aux Védas et l'indique par le nom même qu'elle prend : fin ou but du 
Véda {anta = Ende, fin). Nous montrerons bientôt qu'en réalité le 
Vedânta ne se rattache qu'aux idées de la partie moderne des Védas. Il a 
fort peu de rapports avec les hymnes anciens. Ce système philosophique 
nous est connu surtout par les Vedanta-sûtras, attribuées à Bâdarâyana, 
et par les œuvres du grand commentateur Çankara (viir® siècle environ 
après J.-C). 

La doctrine du Vedânta, comme celle des Up anishads, est une lohiloso- 

1. Bibliographie. — La meilleure étude d'ensemble est encore celle de Colebrooke, 
On the 'philosophy of the Hindus (Mise. Ess., I; Cowell, dans ses notes, 'a indiqué la 
bibliographie postérieure); — P. Deussen a donné une exposition développée de I'ub 
des principaux systèmes dans Dus System des Vedânta, 1883, et aussi une traduction 
des Sûtras du Vedânta (1887). ^- Courte mais bonne monographie de A. Bruining, 
Bijdrage toi de kennis van den Vedânta, 1871: — G. Thibaut, Veddnta-Sûtras, S, B. E-, 
XXXIV. très bonne introduction; — R. Garbe, Die Sdnkhya-Philosophie, 1894. — La 
plus grande partie de ce qu'on appelle les aphorismes des diverses écoles a été tra- 
duite par J.-R. Ballantyne et d'autres auteurs; — P. Deussen, Geschichte der Philo- 
sophie, I, 1894-1899; — Max Mûller, Six Systems of Indian Philosophy, J900. 



LES HINDOUS 3o9 

phie de l'identité, ha pensée fondamentale du Vedânta se résume dans les 
deux formules védiques : « Tu es cela )) et : « Je suis Brahma ». Elle pro- 
clame l'identité du Brahma et de l'âme : le brahman, autrement dit le prin- 
cipe éternel de tout être, la force qui crée, conserve et ramène en soi tous les 
mondes, est identique avec l'atman, l'entité ou l'âme, c'est-à-dire avec ce 
que, parvenus à la connaissance vraie, nous reconnaissons comme notre 
être propre, notre essence intime et véritable. Cette âme de chacun de 
nous n'est pas une partie, une émanation de brahman, c'est dans toute 
sa plénitude l'éternel et indivisible brahman. 

Connaître le brahman est un acte supérieur à celui d'honorer Brahma. 
Les honneurs s'adressent au brahman inférieur, affecté d'attributs, chargé 
de propriétés, de déterminations et de formes ; la connaissance, la science 
supérieure permet seule d'atteindre le brahman supérieur, sans attributs, 
sans formes, sans déterminations, définissable seulement par l'abstrac- 
tion ultime ou par des termes négatifs. « La seule chose qu'on puisse dire 
du brahman sans attributs, c'est qu'il n'est pas inexistant. Il est donc 
l'Etre; mais si l'on prend l'idée d'être dans son sens empirique, le brah- 
man est le Non-être. » 

L'adoration de Brahma étant un acte inférieur, ne donne lieu par suite 
qu'à une rétribution inférieure, succès dans les entreprises, bonheur, 
tout au plus rédemption progressive. La connaissance du brahman 
suprême, au contraire, fait atteindre l'homme d'un seul coup à la rédemp- 
tion absolue. 

L'œuvre de la rédemption consiste à délivrer l'atman de l'existence 
individuelle. Car cette existence est une chose distincte de lui, et par suite 
elle est pour lui une souffrance. Aussi peut-on dire que l'existence indi- 
viduelle est essentiellement malheureuse. La délivrance de l'atman ne 
peut être obtenue par des actes, car les actes bons ou mauvais (c'est pour 
la pensée indienne une sorte de principe a priori) nécessitent une rétri- 
bution, et par suite entraînent l'homme aux existences nouvelles où cette 
rétribution pourra avoir lieu. On ne peut pas non plus atteindre la déli- 
vrance par la purification morale, car cette purification suppose un objet 
capable de transformation ; or l'atman, l'âme qu'il s'agit de racheter, est 
immuable. La rédemption ne peut consister en un devenir, ni en une 
opération sur quelque chose. Elle provient uniquement de la connaissance 
de l'être éternellement présent, caché aux hommes seulement par leur 
ignorance, a De la connaissance vient le salut. » 

Ceux qui ne sont pas parvenus à la connaissance suprême ont pour 
destin, pendant la vie, d'être enfermés et enchaînés dans les liens de la 
corporéité [upâdhi], qui dérivent de l'illusion, et après leur mort, de ne pas 
être délivrés de l'existence individuelle, de rester assujettis à la transmi- 
gration. Au contraire, le savoir, l'intuition directe de l'identité avec le 
brahman, sauve absolument du samsara et entraîne la rédemption dès 
l'existence présente. Pour celui qui sait, il n'y a plus ni monde, ni corps, 
ni douleur, ni même loi morale. Il ne fera pourtant rien de mal, car l'illu- 
sion, source de toute action mauvaise, est morte en lui. Il peut être assuré 



360 HISTOIRE DES .RELIGIONS 

de sa délivrance après la mort, car la science consume le germe des actes, 
de telle sorte qu'il ne subsiste pas de raison de renaissance. Ainsi, pour 
celui qui sait, la fin de la vie est l'éternelle et complète rédemption. « Ses 
esprits vitaux ne s'en vont pas : il est le brahman et il se résout dans le 
brahman *. ». 

Le Vedânta est un monisme spiritualiste. L'être vrai, le Brahma, est 
un et spirituel. Cette conception des choses est simple et cohérente, mais 
très incomplète, elle répond très imparfaitement à la réalité; le Vedânta 
néglige absolument d'expliquer la multiplicité des choses, la réalité des 
phénomènes, la distinction de la matière et de l'esprit. 

Ces faiblesses de la pensée sacerdotale n'échappèrent pas à l'attention 
des penseurs indiens qui n'appartenaient pas à la caste des brahmanes. 
La secte Sânkhya, qui se développa dans la caste des guerriers, avait 
déjà élaboré une critique d'ensemble de la théorie brahmanique avant que 
le Vedânta se fût constitué en doctrine d'école. Le Sânkhya, dont on 
rattache la fondation à Kapila, personnage mythique, manifeste son ori- 
gine profane déjà par le fait qu'il rejette tout rapport avec les Védas, 
qu'il dénie toute valeur aux textes sacrés et ne veut même accepter 
aucune des divinités védiques. Cette philosophie renonce également à 
concevoir l'être comme une unité absolue et à lui assigner une nature 
exclusivement spirituelle : le Sânkhya est réaliste, pluraliste et athée. 

Le nom même de l'école atteste qu'elle conçoit le monde comme une plu- 
ralité : Sânkhya signifie énumération ; il s'agit de l'énumération des vingt- 
cinq principes dont le monde a été formé. Le réalisme du Sânkhya appa- 
raît dans le fait que le premier de ses principes est la matière ou nature, 
et que l'esprit arrive seulement le vingt-cinquième et dernier. La matière 
y est appelée prakrti, a ce qui produit » ; l'esprit ou ânie s'y appelle, comme 
dans les Upanishads, purusha (la personne, l'homunculus). Ces deux gran- 
deurs sont des réalités qui subsistent et valent par elles-mêmes; l'une 
et l'autre sont conçues comme des multiplicités. La matière est formée de 
trois éléments constitutifs [gunas] : l'essence [sattva], élément léger et 
lumineux; la passion [rajas), élément actif et mobile; l'obscurité [tamas], 
élément lourd et résistant. Ces trois éléments ont aussi leurs aspects 
psychologiques, qui sont respectivement la joie, la douleur et l'apathie. 
Ils sont de plus les matériaux de l'individualité humaine. La matière est 
entraînée dans un mouvement et un changement perpétuels ; le samsara 
ou transmigration, à laquelle participent les âmes non sauvées, est un 
principe essentiel, un postulat du système sânkhya. 

La réalité et l'indépendance de l'âme ont pour preuve principale le fait 
qu'elle ne s'identifie pas, et ne se confond pas avec une âme divine supé- 
rieure au monde. Le Sânkhya n'admet pas d'âme divine de cette nature; 
le terme d'âme y désigne des âmes humaines, ou tout au moins des âmes 
multiples et individuelles, dont la diversité se révèle dans la variété des 

1. Cette exposition reproduit, en partie textuellement, le résumé de la doctrine que 
Deussen a publié en appendice à son « Système du Vedânta». 



LES HINDOUS 361 

modes d'existence et des conditions humaines. L'âme n'est pas moins indé- 
pendante par rapport à la matière. L'influence que la matière peut avoir, 
au moyen de ses trois éléments, sur l'individualité humaine, s'étend seu- 
lement à l'âme inférieure, l'âme du corps, et non à l'âme proprement dite, 
l'âme spirituelle. L'âme spirituelle est un être absolu, sans qualités ni 
attributs, et sur lequel il ne peut s'exercer d'action matérielle. Elle est 
purement spirituelle, et ne consiste qu'en pensée; elle est indivisible, ato- 
mique, et par suite immuable et impérissable ; elle n'a ni commencement 
ni fin. 

La matière et Y esprit sont ainsi des êtres essentiellement distincts. Cette 
distinction est la pierre angulaire du Sânkhya; elle constitue aussi le trait 
par où elle s'oppose essentiellement à toute la pensée indienne, et en parti- 
culier à la philosophie du Vedânta. D'ailleurs la matière et l'esprit sont, 
d'après le Sânkhya, liés en fait l'un à l'autre, et cette liaison est même 
nécessaire : car la matière, si elle n'était pas dirigée par l'âme pensante, 
s'agiterait sans but, et l'âme, si elle n'avait pas le corps à mouvoir, serait 
inactive, car elle n'a pas en elle-même d'objet d'action et ne peut s'employer 
d'une manière indépendante. La matière et l'esprit ne peuvent réaliser 
quelque chose qu'une fois réunis ; c'est, dit la comparaison, l'aveugle qui 
porte le paralytique. Cette union de fait avec la matière est pour l'âme une 
souffrance, et toute vie consciente, par le fait même qu'elle repose sur 
l'existence matérielle, est affligée de douleur. L'âme à la vérité, étant donnée 
la différence essentielle qui la sépare de la matière, ne peut pas être à pro- 
prement parler impressionnée par les phénomènes corporels; mais il vient 
à l'âme une sorte d'image des états du corps, comme tombe sur le cristal 
l'image de la fleur rouge de l'hibiscus; et c'est cette image qui donne à 
l'âme conscience de son mal. Ce sentiment douloureux de l'union avec le 
corps est ce qui constitue essentiellement le mal universel, que les efforts 
humains ont pour but suprême de supprimer. 

Cette suppression est identique à la rédemption. Elle est obtenue quand 
l'homme a parfaitement compris la différence essentielle de l'âme et 
du corps, quand il a reconnu que la participation de l'âme aux chaînes 
corporelles est essentiellement illusoire, qu'elle n'existe que par image, par 
reflet, que l'âme est aussi peu modifiée par l'état du corps que le cristal 
par l'éclat de la fleur rouge qu'il supporte. A ce moment l'homme a sur- 
monté la douleur et s'est élevé au-dessus du monde. Car^dès lors il peut 
éviter ce reflet pénible, que dans l'état de « non-distinction » il était con- 
damné à subir. 

Cette connaissance est extrêmement difficile à atteindre, parce que 
l'homme est porté par sa nature à ne pas faire la distinction. Mais elle 
permet à l'âme proprement dite de se séparer complètement du corps et 
de l'âme du corps. L'âme n'est pas anéantie, parce qu'elle est indivisible 
et par suite indestructible. Elle ne se réunit pas à Dieu, puisqu'il n'y a 
pas de Dieu. Il ne peut non plus être question pour l'âme d'un état de féli- 
cité, car, à partir de sa séparation, l'âme n'est plus affectée d'aucun senti- 
ment. Une fois rachetée, elle reste individuelle, mais à l'état d'incons- 



362 HISTOIRE DES RELIGIONS 

cience absolue. L'homme sauvé peut atteindre cet état supérieur dès 
l'époque de sa vie; après la mort il est sûr de le posséder. 

La philosophie du Sânkhya est, comme celle du Vedânta, un effort vers 
la rédemption. Mais elle met en relief, plus que ne le fait le Védânta, le 
caractère intellectuel du salut. Elle n'attribue aucun mérite, aucune valeur 
aux œuvres religieuses ou morales : elle y voit au contraire des obstacles 
au salut. Les pratiques d'ascétisme ne se justifient que quand elles ont 
pour but d'accroître la capacité de distinction d'où vient le salut; elles 
sont du reste à cet égard assez utiles. 

Le pessimisme du Sânkhya est plus tranché que celui du Vedânta. 
D'après lui, tout état de conscience est douloureux. La joie et le bonheur, 
que l'expérience semble nous attester, en réalité n'existent pas, car « tout 
plaisir est pénétré de souffrance ». Le sommeil sans rêves, l'évanouisse- 
ment peuvent libérer momentanément de la douleur ; la rédemption rend 
cette délivrance parfaite et perpétuelle. 

On ne peut refuser à l'école du Sânkhya une certaine humanité. Car, 
d'abord, elle supprime toute distinction de caste (il est vrai qu'elle ne le 
fait que par hostilité contre les prêtres), et laisse, à rencontre du Vedânta, 
la voie du salut ouverte aux çûdras et aux femmes. De plus tout homme 
parvenu au salut a le droit de se faire le prédicateur de la vérité. Malheu- 
reusement les partisans du Sânkhya n'ont pas pu songer à traduire leur 
charité par des actes, ils en étaient détournés par l'idée que l'action est 
essentiellement nuisible. 

La philosophie du Vedânta intéresse l'histoire religieuse en raison des 
liens qui la rattachent au Véda. L'école du Sânkhya n'a pas moins d'in- 
térêt au point de vue religieux : il est le précurseur philosophique du 
bouddhisme. 

Avant de passer à l'étude de la religion bouddhique, et d'abord de sa 
sœur aînée, la religion jama, il est nécessaire de nous arrêter sur un 
autre produit de l'époque brahmanique, le Yoga. 

Le mot yoga [yuj =.jungo) signifie liaison ; plus exactement il désigne 
l'union de l'âme avec l'être suprême, et par suite s'applique à l'acte de la 
pensée philosophique. Mais le yoga, dans son développement, n'a pas con- 
servé le caractère d'une philosophie. Il tendit à une sorte d'ascétisme, 
de mortification spirituelle, par laquelle, comme par la spéculation théo- 
rique, on cherchait à obtenir le salut. En raison de cette analogie, on a 
rangé, mais à tort, le yoga parmi les écoles philosophiques. La pratique 
des adhérents était de s'hypnotiser eux-mêmes suivant des méthodes 
déterminées; en restant accroupi et immobile, en fixant son regard, en 
retenant sa respiration, en arrêtant indéfiniment son attention sur des 
idées abstraites ou des syllabes mystérieuses (par exemple la célèbre 
syllabe om, nom mystique de Brahma), on arrivait à l'extase où l'on se 
sentait identifié avec l'être suprême. C'est de cette façon que le yoga ten- 
dait au but de la philosophie religieuse, à la cessation de conscience qui 
constitue le salut. Le yogin, comme on appelait celui qui pratiquait cette 
sorte d'ascétisme, se considérait comme affranchi des déterminations et 



LES, HINDOUS 363 

des limites terrestres et en possession de la toute-puissance divine ; il parti- 
cipait à la même puissance sur la divinité que celle que l'on obtenait par 
le sacrifice védique. 

On n'en restait d'ailleurs pas aux simples mortifications spirituelles. 
Nous trouvons à chaque instant dans le brahmanisme une tendance à 
l'ascétisme le plus complet. La vie solitaire dans les bois, particulièrement 
à son dernier degré, était une forme d'ascétisme obligatoire pour les prê- 
tres; mais le renoncement physique au monde n'avait pas pour unique 
expression cette pratique réglementée. On sait avec quelle brutalité les 
prêtres brahmaniques se sont appliqués à meurtrir la chair. De nos jours 
encore, on nous apprend qu'ils condamnent leurs bras à l'extension forcée, 
ou qu'ils les enserrent, jusqu'à ce qu'ils s'atrophient; qu'ils restent les yeux 
ouverts en face du soleil jusqu'à devenir aveugles, qu'ils demeurent immo- 
biles entre quatre feux allumés, qu'ils se balancent à des hauteurs verti- 
gineuses, qu'ils se livrent à des jeûnes prolongés en faisant croître et 
décroître leurs portions de nourriture suivant le cours de la lune, etc. Ces 
pratiques ont toutes un caractère de renoncement passif et de paralysie 
volontaire; elles sont les manifestations pratiques de la passivité triste 
du caractère indien, dont la philosophie indienne est l'expression théo- 
rique. 



LE JAINISME 

§ 78. — Les Jaïnas et leur doctrine ^ 

La science sacrée, l'étude des Védas, était primitivement réservée à la 
caste des brahmanes. Mais nous avons vu qu'ils n'en restèrent pas tou- 
jours les dépositaires exclusifs. La caste des guerriers prit pour la spécu- 
lation théologique un intérêt très vii, ils arrivèrent même à se poser en 
libres penseurs ; ils avaient cessé de croire à la divinité des textes védiques 
et considéraient avec un certain mépri s les brahmanes attachés à la lettre 
des textes. L'autre aspect de la vie brahmanique, cette poursuite de la sain- 
teté, le renoncement, la vie solitaire, exerçait sur la caste noble un attrait 
beaucoup plus vif, mais les prêtres, aussi longtemps qi;u'ils le purent, se 
réservèrent jalousement ce mérite et cette félicité." a "If n'est pas permis à 
un chevalier de suivre la voie du moine » ; cette formule fut longtemps 



■1. Bibliographie. — C'est encore Golebrooke qui a eu le mérite de publier le premier 
sur le jaïnisme quelque chose de sûr. Ses Mise. Ess. contiennent plusieurs disserta- 
tions sur ce sujet, et Cowell en les éditant y a joint l'écrit de Mâdhava sur les Jaïnas. 
— Sur la littérature du jaïnisme consulter A. Weber, Ueber die heiligen Schriften 
der Jaïna {Incl. Stiid., XVI, XVII); E. Leumann, Beziehungen der Jaina-Literatur zu 
anderea Lileraturzvjeigen Indiens (Act. d. Or. Congr. Leiden, 1883). — H. Jacobi a 
publié quelques traductions de textes jaïnistes avec une introduction très utile pour 
l'orientation des recherches : Jaina Sûbms (S. B. E., XXII et XLV). — Consulter 
encore : S.-J. Warren, Over de godsdiensiige en wijsgeerige begrippen der Jainas, 1875; 
trad. de Milloué, Ann. Mus. Guimet; G. Bûhler, Die indische Sekte der Jaïnas (Ann. d. 
Wiener Akad., 1881), exposé court, mais excellent. 



364 . HISTOIRE DES RELIGIONS 

pour les brahmanes une règle absolue. Les chevaliers ne se soumirent 
pas aux interdictions sacerdotales. Dès le vni° siècle avant Jésus-Christ, 
. nous remarquons parmi les kshatriyas des mouvements ascétiques, 
aboutissant à la constitution de sectes extérieures au brahmanisme. De 
ces sectes, le jaïnisme et le bouddhisme ont été les plus célèbres. 

Le jaïnisme tient son nom du mot par lequel il a désigné son fonda- 
teur, et, par analogie avec lui, chacun des hommes délivrés ; c'est le mot 
jina, qui signifie vainqueur. L'origine de cette secte est encore en question. 
Parmi les nombreux Jinas (il y en a vingt-quatre) qui, d'après la légende, 
séparés les uns des autres par de longues périodes, se sont manifestés 
comme prophètes de la secte, et dont la longue suite va se perdre dans la 
nuit des temps, il en est deux qui se distinguent et réclament une attention 
particulière : Pârçva et Vardhamâna^ Le second, qui est en même temps 
le, dernier des Jinas, est certainement un personnage historique. Il s'agit 
seulement de savoir si Pârçva, qui se place dans la tradition deux cent 
cinquante ans avant Vardhamâna, appartient à l'histoire ou unique- 
ment à la légende. Dans le premier cas, c'est lui qui serait le fondateur 
de la secte Jaïna et il faudrait placer les origines de ce mouvement reli- 
gieux vers 830 avant Jésiis-Christ ; Vardhamâna, qui apparut vers 600 
avant Jésus-Christ, ne doit être considéré alors que comme un réforma- 
teur ou rénovateur. Des auteurs très bien informés sur le jaïnisme, 
comme Bûhler et Jacôbi, se sont prononcés en ce sens. Cette solution 
supprime absolument l'hypothèse, autrefois communément acceptée, que 
le jaïnisme serait un rameau du bouddhisme; les deux religions ont 
des mouvements parallèles, avec cette différence que le jaïnisme est 
bien antérieur, puisque le rénovateur de la secte jaïniste, Vardharnâna, 
serait un contemporain du fondateur du bouddhisme. Ces deux hommes 
ont entre eux les analogies les plus étroites : non seulement ils' ont 
accompli la même tâche a la même époque, mais ils ont vécu dans la 
même région et ont passé par les mêmes états et ont eu la même vie. Le 
Bouddha, en raison de l'immense diffusion de sa religion, est devenu le 
plus célèbre, et sans nul doute c'était un génie supérieur; mais le pro- 
phète du jaïnisme tient dans l'Inde d'aujourd'hui beaucoup plus de place; 
et s'il a conservé cette importance, c'est sans doute que sa religion répond 
au caractère indien beaucoup mieux que celle du Bouddha. 

Mahâvîra, le grand héros (c'est le titre d'honneur que l'on donne à 
Vardhamâna), était le fils d'un petit prince du pays de Magadha. Il appar- 
tenait par conséquent à la caste des guerriers. Il dut mener, jusqu'à l'âge 
de trente ans, une vie purement mondaine; à cette époque, à la suite de 
la mort de ses parents, il comprit la gravité de la vie, quitta sa femme 
et sa famille, et se mit à errer à travers le monde en ascète, sans se fixer 
nulle part. Il passa douze années en mortifications terribles et en pro- 
fondes méditations. Enfin les clartés de la connaissance brillèrent pour lui, 

1. * Ou, plus exactement, de son nom de famille, Jnâtrputra, nom sous lequel les 
textes bouddhiques nous le présentent. (M. M.) 



' LES HINDOUS 365 

et il se jugea parvenu à la dignité de saint. Alors il enseigna la science 
et prêcha la vérité selon Pârçva; quand il eut gagné assez d'adhérents 
dans les régions environnantes, il organisa une communauté religieuse. 
Il fut trente ans prophète et mourut vers l'âge de soixante-douze ans. 

La conception du monde des Jaïnas est, comme celle du Sânkhya, com- 
plètement athée. A la façon du Sânkhya, le jaïnisme considère le monde 
comme une multiplicité irréductible d'êtres et de matières. Les principes 
des chpses ne sont d'ailleurs pas les atomes matériels, mais les âmes,' et 
ces âmes, qui sont des êtres réels et indépendants, pénètrent, par l'acti- 
vité à laquelle les oblige une impulsion incessante, tout ce qui est, y 
compris la matière. Cette doctrine de l'activité de l'âme est complètement 
opposée au Sânkhya et semble provenir de la philosophie du Vedânta. Il 
faut ajouter que le principe des choses est de nature non seulement 
psychique, mais morale : le juste et l'injuste, le mérite et la faute sont 
des facteurs de l'être aussi bien que les âmes et les éléments inférieurs, 
espace, temps et atomes. 

De ces deux notions fondamentales (multiplicité et nature psychique de 
l'être) dérive la conception jaïniste des" choses : les âmes en général, éter- 
nellement attachées aux corps, voyagent à travers le monde en transfor- 
mation perpétuelle, et les âmes humaines sont assujetties au même sort. 
Elles aussi sont liées au corps, parce que l'impulsion interne les oblige 
à s'attacher à l'existence sensible et corporelle. Le produit de l'activité 
de l'âme dans le corps est le karman, l'action. Ce karman est tantôt 
mérite et tantôt faute, et la nature et la quantité du karman d'un homme 
déterminent son destin ; d'elles dépend son passage à de nouvelles formes 
d'existence, supérieures ou inférieures, où sa libération définitive du 
cycle des transformations. Le péché le rabaisse aux: formes d'existence 
les moins élevées, il peut même le plonger dans la matière sans vie; 
par l'action bonne, il s'ëlève à des états meilleurs, et même à une vie 
divine. Mais cette vie divine n'est pas encore le but à atteindre : le bien 
est meilleur que le mal, mais il est toujours lin mal, une formé du karman 
funeste," et par suite un obstacle à la rédemption. Il n'y a que la suppres- 
sion absolue du karman sous toutes ses formes qui affranchisse l'homme 
de l'existence corporelle et du devenir. Cet affranchissement, cet état incon- 
ditionné d'existence, constitue le nirvana du jaïnisme. Le nirvana, dans 
ce système, n'est pas l'évanouissement de la conscience. L'âme existe 
toujours, elle est indestructible. L'état d'existence absolue n'est défini 
que par des caractères négatifs : c'est l'indépendance par rapport au 
karman et à la corporéité. 

La suppression du karman par laquelle l'homme est sauvé a lieu grâce 
à l'emploi c^u « triple joyau » [triratna] : la conviction vraie que Jina a 
triomphé du monde, qu'il a trouvé le salut et qu'il est un refuge pour le 
croyant; la connaissance vraie de la nature du monde et des moyens de 
le surmonter; enfin la vraie conduite, l'anéantissement effectif de ce qui 
cause le karman. Il est bon de vaincre l'instinct d'action et de dompter 
les sens; on évite ainsi l'accumulation des actes nouveaux. Mais cela ne 



iJMè^j '■ ' .. HISTOIRE des; RELIGIONS 

suffit pas : pour supprimer le karman qui résulte des existences anté- 
rieures, il faut se livrer personnellement à l'ascétisme. L'ascétisme des 
jaïnistes se pratique à la manière des brahmanes et comporte surtout 
des actes d'abstinence, l'arrêt volontaire des fonctions organiques; cepen- 
dant il comprend aussi des mortifications positives. Les Jaïnistes ont en 
propre deux pratiques : beaucoup d'entre eux se passent de tout vête- 
ment; quand leur mort approelie, ils en hâtent le moment en cessant de 
se nourrir. Sur ces deux points, ils ont pour modèle leur maître, quiaban- 
donna ses habits après sa première année de vie errante et qui mourut 
en se privant de nourriture. Encore aujourd'hui la plupart des membres 
de la secte suivent cet exemple, pensant que le Jeûne épuise ce qui reste 
en eux de karman et leur permet d'entrer dans le nirvana. Sur le point 
de savoir s'il est également nécessaire d'aller tout nu, la secte s'est divisée 
en deux rameaux : les digambaras (ceux qui ont l'air pour vêtement), qui 
vivent encore sans habitsf et les çvêtambaras (ceux qui sont habillés de 
blanc), qui croient possible d'atteindre le bat suprême tout en restant 
vêtus. 

Il ne faut pas croire que tous les adhérents de la secte vivent en ascètes. 
La plus grande partie des croyants sont des laïques, qui, .assujettis à de 
moindres obligations, ont aussi à compter sur une moindre récompense. 
Tandis que les ascètes doivent se consacrer tout entiers à leurs devoirs 
religieux, les laïques peuvent rester dans la vie civile. Les cinq grands 
vœux auxquels l'ascète est astreint dans toute leur rigueur : ne pas blesser, 
ne pas dire de mensonges, ne rien s'approprier sans permission, observer 
la chasteté, exercer le renoncement, sont pour le laïque des règles morales 
assez douces : la chasteté, par exemple, s'y réduit à la fidélité conjugale. 
Cependant la mort volontaire par le Jeûné est recommandée comme méri- 
toire aux laïques eux-mêmes. 

L'extension qui résulta pour la secte Jaïna- de l'admission des laïques, 
a déterminé une double transformation au point de vue religieux. D'abord, 
le Jaïnisme a dû en fait renoncer à son caractère d'athéisme intransi- 
geant. PoUr répondre aux besoins religieux du peuple, on a constitué un 
culte du Jina qui présente tout à fait l'aspect d'un véritable culte divin, 
avec ses temples et ses images, ses Jours de fête, ses offrandes de fleurs et 
d'encens. En second lieu, pour procéder à la direction des âmes dans ces 
communautés sédentaires, les ascètes ont dû changer contre une rési- 
dence fixe le vagabondage primitif. Ce changement a entraîné la fonda- 
tion de nombreux cloîtres, et les ascètes devenus moines ont étendu leur 
activité à des travaux qui n'étaient pas prévus à l'origine de la secte. 
C'est ainsi que s'est développée dans les monastères une littérature tout 
à fait digne d'attention, qui ne contient pas seulement des traités philo- 
sophiques et religieux, mais aussi des œuvres de bel esprit, et même des 
recherches scientifiques. La plus grande partie de ces textes sont en 
IDrakrit, dialecte populaire. Dans les beaux-arts également le Jaïnisme 
a produit des œuvres considérables ; l'architecture de ses temples est 
remarquable. 



LES HINDOUS 367 

De nos jours, on trouve dans la plupart des villes de l'Inde des 
adhérents du jaïnisme. Leur vie paisible et sérieuse leur a assuré dans 
la société une bonne situation; ils se font même remarquer souvent par 
leur influence et leur prospérité. L'agriculture leur étant interdite parce 
qu'elle oblige à léser des êtres vivants, ils vivent pour la plupart du 
commerce. C'est surtout dans les provinces de l'Ouest et du Nord-Ouest 
qu'ils jouent un rôle considérable. Ils vivent dans les meilleurs termes 
avec les brahmanistes ; avec les bouddhistes, qui sont une école rivale, ils 
avaient autrefois des rapports assez tendus. 



LE BOUDDHISME 

§ 79. — Caractère général du bouddhisme ^ 

De même que le jaïnisme, le bouddhisme fut à l'origine une religion 
monastique, qui s'éleva dans la caste des kshatriyas, pour répondre aux 
besoins religieux des hommes cultivés non-brahmanes. Mais la doctrine 
du Bouddha s'éloigne de la tradition et de la forme de dévotion propre' à 
l'Inde bien plus que le jaïnisme, et cela dans deux directions. D'abord la 
théorie bouddhique, en ce qu'elle a d'essentiel, repose sur des principes 
originaux, tandis que la doctrine jaïna se rattache directement en ses 

1. Bibliographie. — Les deux grands ouvrages de E. Burnonî, IntJ^oduction à l'histoire 
du bouddhisme indien (1844; 2* édition, 1876); et le Lotus de la bonne loi, 1852, sont 
toujours des lectures fondamentales. Le second, qui est la traduction d'un texte 
sanskrit, contient 21 mémoires relatifs au bouddhisme et une étude approfondie de 
la littérature pâli. R. Spence Hardy, missionnaire wesleyen à Ceylan, a composé 
A manual of budhism, V^ édit., 1833, en se servant des sources sud-indiennes mo- 
dernes; du même auteur, Eastern monachism, 1860, peinture très intéressante de la 
vie monastique, et The legend and théories of the Buddhists compared with history 
and science, 1866. G.-R. Kôppen, Die Religion des Buddha, 2 vol., 1857-18-o9; le pre- 
mier volume a vieilli, il contient l'histoire générale du bouddhisme. Le second se 
rapporte à la secte lamaïque. L. Feei% Études bouddhiques {pavues depuis 1866 dans 
le Journ.Asiat.; plusieurs séries ont été publiées à part). E. Senart, Essai sur la légende 
du Bouddha, se trouve également dans le Journ. Asiat., 1873-1875. W. Wassiliew, Der 
Buddhis?nus, seine Dogmen,Geschichte und Litieratur{tTa.dmi du russe en allemand, 1860), 
ouvrage important pour l'histoire des dogmes de l'Église du Nord. T.-W. Rhys Davids, 
Buddhism, 1877 {Soc. f. prom. chr. knowl.), esquisse magistrale, le meilleur des résumés 
à recommander comme introduction à l'étude du bouddhisme; le même auteur fut 
chargé des Hibbert-Lectures en 1881, mais dans ses leçons l'exposition historique 
s'ellace presque derrière l'apologie de la doctrine. H. Oldenberg, Buddka, sein Leben, 
seine Lehre, seine Gemeinde, 1881, trad, fr. 2* éd., Paris, 1903; l'auteur a tiré parti des 
textes pâlis. H. Kern, Geschiedenis van het Buddhism in Indie, 2 vol., 1882-1884; il existe 
une ti-aduction allemande et une traduction française, Bibliolh. Musée Guimet, 1902. Ces 
deux derniers ouvrages sont l'un et l'autre de premier ordre; Oldenberg est surtout 
utile comme manuel, et Kern particulièrement recommandable comme histoire du 
bouddhisme dans l'Inde. — II est inutile de citer ici les multiples exposés populaires 
du bouddhisme, les conférences, etc., dont les catalogues de librairie sont remplis. 
On en trouvera la bibliographie jusqu'à 1869 dans 0. IvisinQv, -Buddha and his doc- 
trines. — Parmi les productions récentes citons encore E. Hardy, Der Buddhismus, et 
le Buddhistischer Katechismus d'Olcott (arrangé à l'européenne). — Il a paru, dans le 
Grundriss der indo-arischen Philol. und Alterth. de Bûhler, un résumé dense et concis 
de H. Kern, Manual of Indian Buddhism, 1896. 



368 HISTOIRE DES RELTGIGNS ^ 

points capitaux tantôt aux principes du Vedânta, tantôt à ceux du 
Sânkhya. La difîérence est plus grande encore au point de vue pratique : 
le bouddhisme a complètement rompu avec l'ascétisme ; les jaïnistes au 
contraire, comme nous l'avons vu, en font toujours un élément essentiel 
de leur pratique. Par ces divergences s'explique la destinée différente de 
ces deux religions, parallèles à l'origine. Le jaïnisme, restant fidèle à la 
nature indienne, a pu sans effort tenir sa place dans l'Inde, mais il n'y 
est qu'une secte parmi d'autres sectes, et jamais il n'en a dépassé les 
frontières. Le bouddhisme, après un prompt épanouissement et une 
rapide extension, a disparu relativement vite de l'antique domaine du 
brahmanisme, mais il lui a été facile de se frayer des voies au dehors; 
même, animé toujours de la religiosité indienne dont il a su éliminer les 
faiblesses, il s'est élevé au rang de religion universelle. 

Dès son origine, le bouddhisme a été un mouvement pratique, et cela 
exclusivement. On a répété que l'apparition du Bouddha, marque la nais- 
sance d'une nouvelle philosophie ou d'une réforme sociale ; c'est inexact. 
Pour la philosophie, le Bouddha s'en préoccupa très peu. S'il est vrai que 
la connaissance des systèmes philosophiques est indispensable pour com- 
prendre exactement sa doctrine, ses efforts tendaient si peu à fonder un 
nouveau système, qu'il en détourne plutôt ses disciples. Sa doctrine 
s'adressait précisément à ceux que la philosophie des écoles ne pouvait 
satisfaire. Les seuls problèmes qu'il se propose de résoudre sont des pro- 
blèmes pratiques : qu'est ce que la souffrance, quelle en est l'origine et 
comment peut-on s'en délivrer? 

Le Bouddha a été non moins éloigné de l'idée de remplir une mission 
sociale, par exemple de combattre l'organisation des castes. Des questions 
temporelles de ce genre n'avaient aucun sens pour lui. Il ne respectait pas 
le système des castes, mais il cherchait si peu à le faire disparaître que le 
développement de sa religion a beaucoup contribué au développement de 
ce système. De plus, la première communauté bouddhique ne comprenait 
pas en majorité des membres des castes inférieures, affranchis de leur 
infériorité ; au contraire, les principaux disciples de Bouddha appartenaient 
aux castes des brahmanes et des guerriers. 

Il n'est pas exact non plus de représenter le bouddhisme comme une 
réforme du brahmanisme. Le Bouddha n'a pas eu le dessein d'amender le 
brahmanisme; il n'avait pas non plus pour but précis de le supprimer. 
Justement parce qu'il n'avait en commun avec les brahmanes aucun élé- 
ment de religion, ni dieux ni sacrifices, ni Véda ni philosophie, il a pu 
être, par rapport à eux, absolument indépendant. Il ne veut ni les changer 
d'un iota, ni leur emprunter une syllabe; tout simplement et tout seul, 
il cherche la voie du salut, que la pensée antérieure n'a pu lui indiquer. U 
voulait devenir bienheureux; quand il eut trouvé la voie, il s'efforça de 
la montrer aux autres hommes : il fonda un ordre monastique. 

Il ne suffit donc pas, pour se rendre compte de la genèse du bouddhisme, 
de diriger son attention sur le travail antérieur de la scholastique des 
kshatriyas. La philosophie indienne est bien sans doute le soubassement 



LES HINDOUS ■ - 36:9 

de la doctrine du Bouddha et de la métaphysique qui en est sortie plus 
tard. Mais le cadre dans lequel le bouddhisme s'est produit est bien plus 
vivant que ces courants littéraires : il est formé de toute la vie et de 
toute l'activité des samanas, schismatiques, ascètes et moines mendiants, 
créateurs d'une grande partie des sectes que l'on rattache aujourd'hui à 
l'hindouisme. 

La grande prospérité du bouddhisme, comparée à la moindre fortune 
de la plupart de ces sectes, n'est ni accidentelle ni imméritée. 

D'abord le bouddhisme jouit d'un avantage inestimable : c'est qu'au 
sommet se trouve une personnalité, modèle de la vertu, et objet de la 
dévotion, a savoir le Bouddha lui-même, d'abord comme homme et comme 
maître, plus tard comme saint et comme dieu. Ce dont le védisme a toujours 
été privé, en dépit de tous ses dieux et de sa théologie, — la confiance reli- 
gieuse en une personne idéale qui possède et représente la perfection et 
qui appartient à ceux qui la vénèrent, — le bouddishme, tout athée qu'il 
était, a pu l'offrir à ses croyants. Les récits graves et simples qui racon- 
taient la vie du saint homme, comment il avait trouvé et suivi la voie du 
salut, la douceur de ses discours et le boD sens de ses aphorismes, tout 
cela dut exercer sur le peuple une tout autre influence que les poèmes 
védiques artificiels, toujours mythiques et en grande partie inintelligibles 
à la foule. On apprit à croire au Bouddha et on se laissa engager à faire 
reposer sa vie sur cette croyance. S'attacher au Bouddha et vivre selon 
l'esprit du Bouddha, telle est pour le bouddhiste la voie sûre. 

A cet avantage religieux s'ajoute un avantage moral. Le bouddhisme a 
réalisé le passage de l'égoïsme à la sympathie religieuse. Le brahmane ne 
cherche que son propre salut, le bouddhiste, au contraire, se préoccupe 
également de la rédemption des autres hommes ; il sait prendre en pitié 
le sort de l'humanité. Le Bouddha lui-même a refusé d'entrer dans 
le nirvana aussitôt après avoir atteint la perfection : il a voulu révéler la 
vérité aux hommes et vivre longtemps encore pour le salut de la multi- 
tude. On comprend facilement l'importance que dut avoir, pour le déve- 
loppement du bouddhisme, cette disposition à la sympathie. 

Le bouddhisme doit encore son rôle historique à cette circonstance 
décisive qu'il ne fut ni attaché à une nationalité, ni lié à aucune orga- 
nisation particulière. Le brahmanisme était une religion nationale au 
sens le plus étroit du mot : qui est du peuple est de la religion. L'accès 
du bouddhisme, au contraire, n'a pas pour condition la naissance, mais 
la conversion, la volonté d'agir suivant la vérité révélée par le Bouddha. 
C'est pourquoi les bouddhistes ne forment pas une nation, mais une com- 
munauté unie par le lien invisible des vérités sacrées. Cela même a 
permis au bouddhisme de devenir une religion universelle. C'est ce qu'il 
a réalisé dans la plus large mesure, grâce à une prédication active et 
une bonne organisation. Cette religion est devenue en partie pour l'Asie 
ce qu'est le christianisme pour les pays civilisés d'Occident. 



HISTOIRE DES RELIGIONS. 24 



370- ' HISTOIRE DES RELIGIONS 



§ 80. — La littérature du bouddliisirLe ^ 

Les documents pour la connaissance du bouddhisme sont extraordi- 
nairement nombreux et variés, comme on peut l'attendre d'une religion 
aussi répandue, textes sanskrits et pâlis, thibétains et mandchous, chinois 
et japonais, qui même pour le fond diffèrent notablement entre eux, si 
bien qu'il est nécessaire, pour chaque texte bouddhique, de bien, noter sa 
provenance et sa date. D'abord il faut toujours distinguer les deux 
grandes églises, l'Eglise du nord et l'Église du sud ^ et respectivement 
un « canon » da nord et un « canon » du sud. A l'Église du sud appar- 
tiennent principalement les bouddhistes de Ceylan, Birmanie, Siam et 
Pegou. L'Église du nord s'étend sur le Népal, le Thibet, la Chine, le Japon et 
l'Annam; elle régnait aussi autrefois au Cambodge, à Java et à Sumatra. 

Le canon de l'Eglise du sud est le plus important. C'est lui qui se rap- 
proche le plus du bouddhisme primitif pour la doctrine et même pour la 
langue. Il est écrit en pâli, dialecte populaire, fluide et agréable, qui est 
au sanskrit pour la phonétique ce que l'italien est au latin. Il n'est pas 
sûr que le Bouddha lui-même ait parlé le pâli, ou même que le pâli, tel 
qu'il existe dans les textes, ait jamais été langue parlée; mais le pâli est 

r 

certainement devenu de bonne heure la langue de l'Eglise. H est impos- 
sible de dire jusqu'à quel point les textes reproduisent la parole authen- 
tique du Bouddha et de ses disciples immédiats. Cependant il est assez 
vraisemblable que certains morceaux, comme le Mahâvagga dans le Sutia- 
Nipâta, remontent véritablement au maître lui-même ou à ses premiers 
élèves. En tout cas, la partie la plus longue et la plus importante des 
textes sacrés était connue lors du premier concile, qui eut lieu à Vaiçâlî 
un siècle seulement après la mort du Bouddha. Elle date donc d'une 
époque où la tradition pouvait encore être sûre. Les parties anciennes du 
canon se distinguent assez nettement des plus récentes par la forme et le 
contenu. On trouve dans les premières des aphorismes concentrés et sub- 
stantiels, des récits naïfs et des vers sans art; tandis que les parties 
récentes, artificielles, prolixes, étrangement abstruses, trahissent nette- 
ment leur caractère d'additions tardives. La lecture des textes pâlis est 
d'ordinaire peu agréable ; ils sont pleins de discussions froides et abstraites, 
remplies de subtilités fatigantes, de formalisme et de répétitions san& fin, 

1. BiBUOGRAPHiE. — Le Sutta-Nipâta et le Dhammàpada. ont été traduits par Fausbôll 
et Max Mûller (S. B. E., X): dans le volume XI se trouvent d'autres Sûttas impor- 
tants, traduits par Rhys Davids. Le môme auteur a publié une traduction des Jdtakas 
sous le titre de Buddhist Birth Stories, 1880. Jâtaka traduit sous la direction de Gowell, 
l-II, 1895-1896. On trouve une jolie version des Nikdy as da.us la Buddhistische Antho- 
logie (1892), de Neumann. — Oldenberg a traduit les textes du Vinaya-Pitaka, S. B. E., 
Xill, XVII, XX. — Un volume du Mahdyâna est traduit dans S. B. E., XLIX. — H. -G. 
Warren, Buddhism in translations, collection de textes très abondante (1896). — Le 
Milinda-Panho, série de dialogues a été également traduit par M. Rhys Davids, dans 
6\ B. E., vol. XXXV et XXXVI. 

2. * Il ne faut, naturellement, attacher à ces dénominations géographiques qu'une 
valeur relative. (M. M.) 



LES HINDOUS 371 

dépourvus de toute individualité et de toute fraîcheur. Cependant il est 
juste de louer les vigoureux aphorismes du Sutta-Nipâta et les. vers, 
beaux et simples, du JDhammapada; la grande collection de contes, inti- 
tulés Jâtakas^ a aussi une valeur littéraire. Ces contes, qui naturellement 
soiit d'origine antique, y sont remaniés selon l'esprit bouddhique; mais 
ils n'ont rien perdu de leur fraîcheur à cette transformation et on les lit 
encoi'e aujourd'hui avec plaisir. 

Le canon pâli, d'après le calculde Rhys Davids, est à peu près de la lon- 
gueur de notre Bible, si l'on fait abstraction des répétitions et des contes. 
Il porte le nom de Tipitaka (en sanskrit Tripitaka), qui signifie « triple cor- 
beille )). Il se divise en trois parties : le Vinaya-Pitaka, qui contient l'Éthique 
bouddhique, autrement dit les règles de l'ordre et le rituel; le Sutta- 
Pitaka, partie dogmatique, et VAbhidharma, partie métaphysique. Cette 
dernière section est visiblement récente. Mais dans les Nikâyas (c'est le 
nom des recueils du Sutta-Pitaka), et dans les divers livres de Vinaya- 
Pitaka, il y a des parties qui remontent certainement à une haute anti- 
quité, et c'est dans ces textes que l'on peut prendre une connaissance 
exacte du bouddhisme. Il faut citer en particulier le Dîgha-Nikâya; le 
Sutta-Nip>âta et Dhammapacla, dont nous avons déjà fait mention, appar 
tiennent également au groupe des textes anciens; de même les Jâtakas. 

En dehors de ces textes canoniques, il existe encore une importante série 
d'écrits de l'Église bouddhique du sud. A cette série appartiennent deux 
chroniques, le Dîpavamsa et le Mahâvamsa, qui datent du v° siècle après, 
J.-C, et qui racontent l'histoire du bouddhisme depuis l'entrée de Bouddha 
dans le nirvana jusqu'à environ l'an 300 après J.-C. A la même époque 
a vécu le maître illustre Buddhaghosha, qui composa une série de com- 
mentaires et expliqua le Dhammapada par des paraboles ^ Plus récents 
encore sont quelques écrits singhalais, que Spence Hardy a utilisés. De 
rindo-Chine, nous possédons une biographie birmane .et une biographie 
siamoise du Bouddha. La dernière ne va que jusqu'au récit de sa ten- 
tation ^. 

Si nous considérons maintenant lès sources bouddhiques du nord de 
l'Inde, nous trouvons en première ligne la collection d'ouvrages sanskrits 
que Hodgson a découverte en 1828 au Népal et que Burnouf utilisa pour 
son grand travaiP. Ce groupe de textes contient les mêmes éléments prin- 
cipaux que celui du sud, mais il s'en distingue sur des points essentiels. 
Le canon est moins fixe et moins arrêté; et cela provient de ce que l'Église 
du nord n'a pas, comme celle du sud, une tradition unique; elle se divise 
en sectes nombreuses, dont les opinions divergentes s'expriment dans les 

1. Voir T. T\oggers, Biiddhaghoshas^s parables, transi, from the Burmese, witli Intro- 
duction by Max Muller, 1870. 

2. P. Bigandet, The life or legend of Gaudama, the Buddha of the Burmese, 1''° éd., 
1858; H. Alabaster, Wheel of the law, 1871, traduction libre, à laquelle l'auteur a 
ajouté beaucoup d'observations personnelles sur le bouddhisme siamois. 

3. B.-H. Hodgson, Essays on the languages, literature and religion of Népal and Tibet, 
1874. Les Miscellaneous Essays du même auteur sont intéressants pour la connais- 
sance des populations primitives non-aryennes de la région de l'Himalaya. 



372 , HISTOIRE DES RELIGIONS 

textes en question. Il est remarquable en outre que dans la collection du 
Népal il n'y a pas de textes qui correspondent exactement à ceux du 
Vinaya pâli; leur place, est occupée par de longues légendes {Avadâna). 
Par contre VAbhidharma y prend une importance particulière; parmi les 
textes de VAbhidharma, les plus intéressants sont : la Prajnâparamitâ, 
aperçu de la métaphysique bouddhique, en trois rédactions, dont la plus 
courte comprend huit mille articles; le Saddharmafundarîka, qui traite 
certains points de doctrine au point de vue du Mahâyâna^; le Lalitavi- 
stara, qui raconte une partie de la vie de Bouddha d'une façon fantaisiste, 
mais où par endroits on trouve les traces de traditions anciennes et 
sérieuses^. 

La littérature bouddhique du nord a plus essaimé que celle du sud. Il 
faut d'abord signaler l'abondante littérature du Tibet, qui comprend une 
quantité d'écrits canoniques ou non canoniques, en traductions faites 
depuis le vii^ siècle après J.-G. sur les originaux sanskrits ou même pâlis. 
On la connaît grâce au Hongrois Alexandre Gsoma de Kôrôs, qui, rêvant 
de trouver le berceau de sa nation sur les plateaux de la haute Asie, 
entreprit en 1820, à pied et sans argent, le lointain voyage du ïibet, et 
réussit dans son entreprise à force de persévérance héroïque et d'abnéga- 
tion. C'est lui qui révéla l'existence des deux gigantesques collections 
tibétaines, le Kahgyur, qui comprend 100 volumes in-folio, et le Tangyur, 
qui en comprend 225^. Le Kahgyur se divise en sept parties essentielles, 
parmi lesquelles nous citerons : le Dulva, qui correspond au Vinaya ; le 
Sherchin, qui correspond à la Prajnâpâramitâ; le Mdo^ qui correspond aux 
Sûtras; le Rgyud, qui correspond aux Tantras, Plusieurs parties impor- 
tantes des textes tjbétains ont été traduites ou étudiées. On s'est occupé 
également de la littérature tibétaine postérieure. 

Plus importantes encore sont les sources chinoises. Un catalogue des 
traductions chinoises du Tripitaka, paru il y a quelques années, men- 
tionne 1662 ouvrages. Quoique ces ouvrages soient des traductions de 

1. Ti'aduit déjà deux fois de façon magistrale : Burnouf, Le Lotus de la bonne loi; 
Kei-n, S. B. E., XXI. 

2. Traduit par Ph.-Ed. Foucaux, A?in. M. G., VI. Il y a un quatrième genre d'écrits 
bouddhiques qui tient une grande place à côté du Tripikata (comme l'Afhai^va à côté 
dés trois autres Vedas) : ce sont les Tantras (livres de sortilèges) et les Dhâramîs 
(aphorismes magiques). 

3. Csoma en a donné une analyse développée dans les As. Researches, 1836; elle a 
été traduite en 1881 par L. Feer, J.nn. M. G. ,11. En fait de traductions et d'études nous 
citerons : Ph.-Ed. Foucaux, Lalitavistara, 1847; comme nous l'avons mentionné plus 
haut, Foucaux a également traduit cet ouvrage sur l'original sanscrit; L. Feer, Frag- 
ments extraits du Kandjour (Ann. M.. G. V.); V.-V. Rockhill, Udânavarga (Triibner 
Oriental Séries) ; c'est la version tibétaine du Dhammapada), The life ofthe Buddha and 
the early history of his order {Tr. Or. S., collection de. données historiques tirées des 
sources tibétaines); le Traité d'émancipation (R.H.R., 1884, formules du Pj^âtimoksha). 
Non moins remarquable est la collection de fables et d'histoires tirées du Kahgyur, 
de Schiefner, précédée d'une belle introduction, et que Ralston a traduite en anglais 
sous le titre de Tihetan Taies {Tr. Or. S.). — Parmi les textes tibétains modernes, 
citons : A. Schiefner, Eine tihetische Lebensheschreibung Câkyamunis, aus einem Wer/c 
des 17 . Jahrhunderts in Auszug mitgetheilt, 1849; Târanâtha, traduit également par 
Schiefner, 1869. C'est une histoire du bouddhisme dans l'Inde qui fut achevée en 1608 
et qui exprime la tradition historique de l'Église du nord. 



LES HINDOUS ' \ 373 

textes du nord et du sud (canoniques ou non canoniques), ils s'écartent 
tellement des livres sanskrits et pâlis que nous connaissons, que tous, 
presque sans exception, nous obligent à supposer des écrits originaux 
inconnus de nous ou des remaniements inconnus des textes classiques ^ 
La valeur de ces traductions est encore surpassée par celle des relations 
de voyage des pèlerins chinois qui visitaient l'Inde pour fortifier leur 
croyance dans le pays originaire du bouddhisme, et pour en rapporter des 
reliques, des images et surtout des copies de textes saints. Parmi eux se 
distingue tout spécialement Hiuen-tsang, dont le voyage eut lieu entre 
629 et 645. Son livre a beaucoup d'importance en raison des renseigne- 
ments géographiques qu'il contient sur les pays traversés, et de la 
description qu'il donne de la situation religieuse dans laquelle il trouva 
les sectes indiennes ^. 

Les documents Japonais ont le mérite de nous fournir non seulement 
des traductions, mais aussi des copies des textes sanskrits rapportés de 
l'Inde. A Max MûUer revient le mérite d'avoir ouvert ce champ d'études, 
avec le concours d'un jeune bouddhiste japonais, Bunyiu Nanjio, qui fut 
quelque temps son élève en Angleterre ^. 



§ 81. — Gotama Bouddha. 

Les textes bouddhiques nous donnent sur la vie de Bouddha toute 
espèce de détails. Quand on pense que l'énorme collection des Jâtakas 
(naissances, incarnations) traite uniquement des événements relatifs aux 
différentes vies du Bouddha, on trouve que les écrivains bouddhistes ont 
donné au saint personnage toute l'attention nécessaire. Cependant il faut 
s'attendre à j^^iori à ce que, de toute cette soi-disant histoire, la plus 
faible partie seulement soit historique. On a même p.u se demander si 
nous avions seulement sur le Bouddha un renseignement authentique. 

Il est évident qu'il a dû exister un Bouddha, et seuls des hypercri- 
tiques, comme M. Kern, en ont pu mettre en doute la réalité. Tout dans 
la religion bouddhique suppose la prédication d'un fondateur. Il s'agit 
seulement de savoir si les récits que nous possédons nous font connaître 
sa personne réelle. Sénart et Kern, l'ont nié de la façon la plus formelle. 

1. S. Beal, Texts from the Buddhist canon commonly known as Dliammapada {Tr. Or. S.) ; 
et Catena of buddhist scriptures- from the Chinese, 1871; The romantic legend of Sakya 
Buddha (187S, traduction d'une traduction chinoise du vi* siècle après J.-C), Fo-Sho- 
hingrtsan-king, a life of Buddha by Açvaghosha Bodhisatva, transi, from sanskr. into 
chin. by Dharmaraksha, 420 p. Chr. (S. B. E., XIX; dans l'introduction, Beal donne 
un aperçu des différentes vies du Bouddha que contient le canon chinois). 

2. Stan. Julien, Voyages des pèlerins bouddhistes,^ vol., 1853-1858; le premier contient 
la traduction de la biographie de Hiuen-tsang; les deux derniers, celle de son livre 
Si-yu-ki. S. Beal, Buddhist records of the western world, 2 vol. (Tr. Or. S.). — [Voir 
aussi les Voyages d'I-Tsing (traduction de Ghavannes), de Fa-Hian, etc. (N. des trad.) 

3. Les résultats de ce travail se trouvent contenus en trois volumes des Aneedota 
Oxoniensia, Aryan Séries, sous le titre Buddhists texts from Japan. Le Musée Guimet 
revendique également l'honneur d'avoir pour la première fois attiré l'attention sur 
Jes textes bouddhiques du Japon. 



374; HISTOIRE DES; RELIGIONS- - 

Ils trouvent à l'ensemble des récits qui concernent le Bouddha un carac- 
tère nettement mythique, et les considèrent en conséquence comme de 
simples mythes; avec beaucoup d'érudition, ils ont cherché à déterminer 
à l'aide de quels cycles mythiques la légende du Bouddha a été composée. 
Ainsi, on a voulu trouver dans le Bouddha les caractères d'un héros 
solaire, et on s'est efforcé de ramener sa légende au mythe des dieux 
solaires Vishnu et Krishna. La démonstration est d'une habileté et d'une 
perfection presque convaincantes, et il en restera beaucoup; le livre de 
Kern, tout spécialement, est un des ouvrages de mythologie les plus 
riches que l'indianisme moderne ait produits. Mais en somme la tentative 
a échoué. Oldenberg a établi que les sources de Sénart sont récentes et 
douteuses, comme le romanesque Laiitavistara de l'Église du nord; les 
écrits de l'Eglise du sud, d'une valeur bien supérieure, fournissent peu 
d'appui pour des comparaisons mythologiques. De plus, il y a dans la vie 
du Bouddha un certain nombre de points, et de points vraiment capitaux, 
qui sont difficilement compatibles avec l'hypothèse du mythe solaire. 
L'existence historique.de Gotama le Bouddha est certaine. La méthode 
à suivre est celle d'Qldenberg et de Rhys Davids : il s'agit de chercher, 
dans les récits bouddhiques, un noyau historique autour duquel les 
légendes se sont formées. Il faut naturellement s'attendre à ce que la 
part de l'histoire et celle de la légende ne puissent être délimitées qu'avec 
un peu d'arbitraire. Pourtant il y a un certain nombre de traits capitaux 
sur lesquels on peut s'entendre. Qu'un jeune noble de la famille royale des 
Çâkyas ait quitté le monde pour la recherche du bien suprême ; qu'il ait 
espéré trouver le chemin du salut dans l'enseignement des brahmanes 
et dans d'énergiques mortifications, et qu'il s'en soit détaché, n'en rece- 
vant pas la satisfaction attendue; qu'après une réflexion prolongée il soit 
arrivé à la connaissance de la vérité et Fait annoncée durant une longue 
vie de moine mendiant et voyageur; qu'il se soit fait beaucoup de dis- 
ciples et les ait le premier organisés en ordre monastique; tous ces faits, 
attestés d'une façon concordante et constamment répétés par les sources 
les plus anciennes, méritent absolument d'être tenus pour historiques; 
le reste, au contraire, demande à être examiné avec une extrême méfiance. 
Dans les miracles et les aventures romanesques, il doit évidemment entrer 
beaucoup d'éléments mythiques et de traditions étrangères. Cependant 
on trouve, même dans cet amas confus et bariolé, plus d'un trait particu- 
lier qui n'a guère pu être ajouté par fiction à la figure du saint homme. 
La chronologie de la vie du Bouddha est assez bien établie, et l'année 
de sa mort est même une des rares dates précises de l'histoire de l'Inde, 
Les historiens, après un certain nombre d'oscillations, ont fini par fixer 
environ à l'année 440 l'époque du « nirvana )). On se fonde sur la date du 
règne du roi bouddhiste Açoka, qui eut des rapports avec la Grèce et qui 
a laissé un grand nombre d'inscriptions. Des inscriptions et de la littéra- 
ture canonique, on peut conclure que le grand concile de Pâtaliputra 
(Patna), convoqué par Açoka vers 342 av. J.-C, eut lieu un peu plus de 
cent ans après le deuxième concile qui fut lui-même tenu exactement cent 



LES HINDOUS 375 

années après la mort du Bouddha. Gomme, d'après tous les témoignages, 
le Bouddha atteignit l'âge de quatre-vingts ans, il faudrait placer sa 
naissance vers l'an 520 av. J.-C. ^ C'est, — coïncidence curieuse, — à peu 
près le temps de Conf ucius et de Socrate. 

La légende du Bouddha, qui s'est entrelacée aux rares informations 
historiques que nous possédons sur Gotama ou le Çâkya-Mouni (le sage 
delà maison des Çâkyas), est un document bouddhique de la plus haute 
valeur. Elle exprime l'idéal de la vie, et en le décrivant elle rend particu- 
lièrement visible le caractère et le sens de cette religion et de ses produc- 
tions. Nous divisons cette légende en douze points, conformément à 
l'usage bouddhique. 

1 . Après qu'eut été faite la proclamation qui précède toujours la naissance 
d'un Bouddha, et que les dieux eurent reconnu avec certitude quel était 
l'être destiné au rôle de futur Bouddha, ils se rendirent en masse vers lui 
pour le prier de paraître sur la terre. Alors le futur Bouddha se recueillit 
et détermina cinq choses : il choisit d'apparaître dans l'âge actuel du 
monde, dans le Jambû-vîdpa, c'est-à-dire l'Inde, dans le royaume du 
Milieu et sa capitale Kapilavastu, dans la caste des Kshatriyas, qui était 
alors la caste la plus considérée, et prit pour mère la vertueuse Mâyâ. 

2. Des rêves heureux annoncèrent sa conception, qui eut lieu à l'époque 
de la fête du plein été : les quatre dieux suprêmes et leurs femmes trans- 
portèrent en songe Mâyâ dans l'Himalaya, où elle fut baignée, ointe, 
habillée et parée de fleurs, puis déposée dans une grotte d'or; c'est là 
que le futur Bouddha pénétra dans son sein sous la forme d'un éléphant 
blanc. Les brahmanes expliquèrent ce rêve au roi Çouddhodana, réjoui de 
ces choses extraordinaires. Ils lui prédirent un fils qui serait un grand 
roi s'il restait dans la vie profane, et qui, s'il choisissait la vie religieuse, 
éclairerait le monde en qualité de Bouddha. La conception fut accompa- 
gnée de trente-deux signes dans le monde. 

3. C'est dans la jungle de Lumbinî, sous un arbre, aux regards sym- 
pathiques du monde entier, que naquit le Bodhisatva, Bientôt après sa 
naissance le vieil ascète Dévala vint le saluer et reconnut en lui les marques 
du futur Bouddha ; ainsi firent également les huit brahmanes qui étaient 
présents quand, au huitième jour de sa vie, le jeune prince reçut le nom 
de Siddhârtha. 

4. Bien des circonstances dans sa vie d'enfant révélèrent sa dignité 
spéciale. Une fois, à la fête des labours, les femmes qui le soignaient 
l'abandonnèrent sous un bambou ; quand elles revinrent, elles s'aperçurent 
que, tandis que l'ombre de tous les autres arbres s'était transportée du 
côté opposé, le bambou ombrageait encore de son feuillage l'enfant plongé 
dans ses méditations. Une fois qu'on l'avait amené au temple, les images 
des dieux s'inclinèrent devant lui. A l'école il remplissait les maîtres 
d'étonnement par la maturité de son esprit. 

5. A partir de seize ans, le prince passa chaque année les trois saisons 

1- * Correction des traducteurs. 



376 HISTOIRE DES RELIGIONS 

dans trois superbes palais, entouré des plus belles jeunes filles, dans le 
luxe et la joie, parce que son père voulait l'attacher au monde. Son 
épouse était la belle Yaçodharâ (qui s'appelait aussi Gopâ); il l'avait 
obtenue, suivant l'usage des chevaliers, en des tournois où il avait 
montré son universelle supériorité. Elle lui donna un fils, Râhula. 

6. Quand les dieux virent que le temps était venu pour le prince d'aban- 
donner le monde, ils firent qu'il rencontrât, se promenant en char, les 
quatre signes qui devaient éveiller en lui le sentiment de sa destination : 
un vieillard ployé par lage, un malade, un cadavre, enfin un moine. A ce 
moment le dieu Indra sentit que la place dont le futur Bouddha devait 
l'expulser devenait chaude. De nouveaux événements amenèrent le prince 
à la résolution d'abandonner sa demeure et le monde. Une jeune fille, Kisâ 
Gobamî, prise de passion à la vue du prince, célébra par un chant la féli- 
cité du père, de la mère, de l'épouse d'un homme si parfait; mais à cette 
occasion le prince pensa que la vraie et durable félicité ne pouvait s'obtenir 
que par l'extinction des désirs (nirvana), de la folie et de l'inquiétude du 
cœur. Une autre fois, comme des danseuses avaient déployé devant lui 
tous leurs voluptueux attraits, il vit à la fin de la fête ces jeunes filles 
endormies, et fut envahi par le dégoût en remarquant que leurs charmes 
avait disparu et qu'elles étaient devenues laides; le monde lui apparut 
comme une maison en proie aux flammes, et il voulut s'en échapper le 
plus vite possible. Il jette un dernier regard sur sa femme et son enfant, 
et, sur son coursier Kanthaka, accompagné de son fidèle serviteur 
Channa, il quitte la ville, au milieu de l'été. Il renvoie bientôt cheval 
et serviteur. Le tentateur Mâra cherche vainement à le détourner de son 
dessein. Un ange lui apporte les huit objets nécessaires à un moine men- 
diant : trois pièces d'étoffe comme vêtement, une sébile, un couteau, une 
aiguille, une ceinture, un crible. 

7. Le Bodhisatva traverse en mendiant Râjagriha, capitale de l'Etat de 
Magadha; le roi Bimbisâra obtient de lui la promesse de venir prêcher 
d'abord à cette cour, quand il aura atteint la dignité de Bouddha. Il se 
rend auprès du maître Alâra Kâlâma, mais s'aperçoit bientôt que la 
sagesse enseignée par cette sorte de maîtres ne le conduit pas à son but. 
Alors il recourt au renoncement; il se soumet à l'ascétisme le plus violent 
et à la méditation la plus profonde à Uruvilva, en compagnie de cinq 
autres pénitents. Au bout de six ans, ses forces étant presque épuisées, il 
reconnaît que ces exercices, eux non plus, ne mènent pas au but, et il 
prend une meilleure nourriture; alors les cinq pénitents le regardent 
comme un hérétique et le méprisent. Mais le jour est arrivé où le prince 
doit obtenir la dignité de Bouddha; des présages significatifs l'accom- 
pagnent; un jour il reçoit un plat d'or des mains d'une jeune fille appelée 
Sujâtâ. Le Bodhisatva retourne, accompagné des dieux et des génies, 
dans la forêt, comme lors de sa naissance, et il s'assied sous un arbre, à 
l'endroit où il doit parvenir à l'intuition suprême. 

8. Quand Mâra, le méchant, vit que le seigneur s'était assis sous l'arbre, 
il rassembla une armée innombrable de mauvais esprits pour l'en écarter, 



LES HINDOUS 377 

et évoqua pour l'anéantir toutes les horreurs de la nature. Mais comme 
le Bodhisatva voyait en même temps les dix perfections, il resta inébran- 
lable. Les trois filles de Mâra, passion, inquiétude et volupté (ou plus 
exactement désir, souci et plaisir), n'eurent pas sur lui plus de prise. 
Enfin, quand le méchant se fût convaincu qu'il ne pouvait l'empêcher de 
devenir Bouddha, il l'invita à entrer tout de suite dans le nirvana sans 
répandre sa doctrine; mais le Bodhisatva le repoussa encore. Les dieux 
et les génies célébrèrent sa victoire sur le tentateur. 

9. Le Bodhisatva obtint la connaissance parfaite, qui fit de lui le 
Bouddha, par une triple intuition qui eut lieu en trois veilles successives. 
11 passa en revue toutes les existences antérieures, tout le présent et la 
chaîne des causes. C'est alors qu'il prononça les paroles devenues célèbres, 
où il expliquait qu'après mainte existence et mainte renaissance doulou- 
reuse, il avait enfin connu l'architecte de la demeure, mais que celui-ci 
ne bâtirait plus, le nirvana étant atteinte Le Bouddha resta encore sept 
semaines sous l'arbre do la bodhi ou dans son voisinage. Puis il reçut 
quelque nourriture de deux marchands qui passaient, et qui furent ses 
premiers disciples. Il hésitait d'abord à répandre la vérité à laquelle il 
était parvenu avec tant de peine, mais les dieux suprêmes vinrent hum- 
blement le supplier de ne pas abandonner le monde à sa perte, et il 
promit de se manifester, comme Bouddha et de révéler les vérités. 

10. Au milieu de l'été le Bouddha tint sa première prédication, à 
Bénarès. Aux cinq ascètes dont il avait quitté la voie et qui le regardaient 
encore avec méfiance, il prêcha la vraie voie, à égale distance de la vie 
du désir et de l'ascétisme inutile. Le groupe de ses premiers disciples 
comprit, outre ces cinq ascètes, Yaças, riche jeune homme de Bénarès, 
et les trois frères Kâçyapa, célèbres brahmanes qui avaient rassemblé 
autour d'eux à Uruvilva des milliers. d'élèves. Le roi Bimbisâra lui aussi 
reçut avec une grande joie la visite du Bouddha et adopta sa doc- 
trine. Il faut nommer encore les deux brahmanes Sâriputra et Maud- 
galyâyana, le barbier Upâli, Ananda, qui ne se guérit qu'avec peine de 
l'amour terrestre, le riche Anâthapindika de Çrâvasti, dans le jardin 
duquel la tradition fait tenir à Bouddha une grande partie de ses discours, 
et qui bâtit pour le maître, dans son parc Jetavana, le premier cloître 
bouddhique. Dans une visite à la ville de ses pères, Kapilavastu, le 
maître révéla à ses proches sa dignité, et plusieurs personnes de sa 
famille adoptèrent sa doctrine. A Çrâvasti vivait une riche dame appelée 
Visâkhâ, qui se signala particulièrement par ses bienfaits envers Bouddha 
et les moines qui le prenaient pour maître. Le célèbre médecin Jîvaka, d& 
Râjagriha, dont les cures merveilleuses sont souvent rappelées, est égale- 
ment connu comme un fidèle de Bouddha. C'est lui qui prédit dès l'abord 
les suites graves de la résolution prise par le Bouddha d'admettre les 

1- Ces paroles se trouvent clans le Dhammapada, 153-lo4. On en trouvera des tra- 
ductions divergentes dans Spence Hardy, Manual, 2° éd., 1880, p. 185. Ces stances 
rappellent la doctrine du Sânkhya, suivant laquelle la Prakriti, vue par le purusha,. 
se replie sur elle-même et cesse d'avoir aucune puissance. 



378 HISTOIRE DES RELIGIONS 

femmes à la vie religieuse en qualité de nonnes. (Le Bouddha s'y était décidé 
sur les prières de sa tante Gotamî, qui l'avait soigné dans sa jeunesse 
après la mort prématurée de sa mère.) — Le Bouddha ne rencontra pas 
toujours respect et soumission, il trouva aussi des adversaires et des 
ennemis. C'est ainsi qu'il dut lutter de sortilèges avec six Tîrthika, ou 
faux docteurs, parmi lesquels se trouvait Jnatrputra le Nirgrantha (le 
prédicateur du jaïnisme). Il y eut aussi des moines qui lui résistèrent. L'âme 
de la résistance était toujours le cousin du Bouddha, Devadatta, qui, sous 
prétexte d'établir une règle ascétique plus stricte, fomenta un schisme 
dans l'ordre monastique et causa toute espèce de maux : c'est lui qui 
affola le prince héritier du Magadha, Ajâtasatru, et l'amena à tuer son 
père Bimbisâra. 

11. Dans les derniers mois de sa vie, à l'âge de quatre-vingts ans, 
le Bouddha résuma une dernière fois son enseignement,, et donna à ses 
disciples, particulièrement à Ananda, ses indications et exhortations 
suprêmes. Il résista à la tentation, envoyée par le méchant, d'entrer dans 
le nirvana avant d'avoir publié ces dernières instructions. EnjQn il put 
disparaître tranquille, étant convaincu que la vérité subsisterait en ses 
disciples et ne dépendait pas de sa présence. Il mourut à Kusinârâ pour 
avoir trop mangé d'un rôti de porc que lui avait apprêté le forgeron Cunda. 
Auparavant il avait déclaré qu'il voulait être enterré comme un grand roi. 
Dans ses dernières instructions, il avait montré à ses disciples une fois 
encore la corruption à laquelle toutes les choses sont soumises, et les 
avait exhortés à être infatigables dans leur effort spirituel. Ayant franchi 
tous les degrés de la méditation, il entra dans le nirvana. 

12. Les Mallas de Kusinârâ se chargèrent de rendre les honneurs 
funèbres à son cadavre. Il fut brûlé en grande pompe et on recueillit ses 
restes, que bientôt les homrnes et même les rois se disputèrent. Ces 
reliques furent divisées, et en plusieurs endroits on éleva des chapelles 
pour les y conserver. 

La légende de Bouddha repose sur une conception théorique préalable : 
c'est que la venue du Bouddha n'est pas dans l'histoire un fait singulier 
et contingent, mais simplement une des innombrables apparitions de 
Bouddhas qui se produisent et doivent se produire au cours des âges. Le 
nom de Bouddha, qui signifie « illuminé » (cf. bodhi, connaissance intui- 
tive), n'est donc pas un nom propre; il désigne la dignité de l'être 
accompli qui vient au monde pour révéler les vérités, fonder un ordre 
monastique destiné à les répandre, et libérer ainsi les hommes, pour un 
certain temps, de la métempsychose perpétuelle, autrement dit leur 
assurer le nirvana. Son action ne vaut que pour un certain temps, car 
plus ou moins rapidement ses institutions déclineront, la voie du salut 
sera oubliée et l'apparition d'un nouveau Bouddha deviendra nécessaire. 
Il y a aussi de nombreux Bouddhas dont plusieurs peuvent vivre à la 
même époque et qui diffèrent moins des hommes ordinaires. Ce sont ceux 
qu'on appelle en pâli Pacceka- Bouddhas (Bouddhas particuliers ou privés). 
Ils possèdent la perfection en ce sens que par leurs propres forces ils ont 



- LES HINDOUS 379 

atteint le nirvana. Mais ils ne peuvent sauver qu'eux-mêmes et non les 
autres; ils n'ont pas le deg-ré de perfection nécessaire pour montrer la 
voie à leurs semblables. C'est ce que peut seul accomplir le Sammâsam- 
buddha {mot palï), bouddha parfait. 11 est infiniment difficile d'arriver 
à cette dignité; il y faut un développement du caractère qui ne s'obtient 
que par le passage, plein d'efforts et de sacrifices, à travers un nombre 
infini d'existences, et une supériorité d'esprit tout à fait exceptionnelle. 
Celui à qui cette perfection est donnée n'est cependant encore par là 
même qu'un Bodhisatva, un futur Bouddha. Un Bodhisatva doit remplir 
trois conditions. Il faut qu'il ait souhaité, au cours d'innombrables exis- 
tences, de devenir un Bouddha; il faut qu'il ait depuis exprimé son désir 
et sa résolution inébranlable ; enfin il faut qu'il soit l'objet d'une prédic- 
tion qui le désigne comme futur Bouddha. La forme de cette nomination 
est d'une importance sur laquelle les textes insistent particulièrement. 
Le Bodhisatva doit rencontrer un Bouddha vivant et lui offrir un pré- 
sent; le Bouddha reçoit le don en souriant, puis annonce à son pieux 
donateur sa future dignité. Il est également nécessaire que dans ses exis- 
tences antérieures le Bodhisatva ait exercé les dix (( vertus parfaites )) 
(j)chx(mitâs; dans certaines listes elles se réduisent à six), savoir : la bien- 
faisance, la chasteté, le renoncement, la prudence, l'énergie, la patience, 
l'amour de la vérité, la fermeté dans les desseins, l'amabilité, l'égalité 
d'humeur. Les Jâtakas attribuent au dernier Bouddha plus de cinq cents 
existences antérieures. Le Bodhisatva s'y présente généralement comme 
solitaire, roi, dieu Sylvain, docteur, mais il prend aussi toutes les autres 
formes possibles, de noble ou de marchand, de lion, d'aigle ou d'élé- 
phant, même de lièvre ou de grenouille; il n'est pas assujetti à renaître, 
ni sur terre ni dans les enfers, sous forme de femme, de vermine, etc. 
Les textes racontent avec émotion les traits incroyables de générosité et 
de sacrifice qui signalèrent le Bodhisatva pendant ces vies antérieures : 
pour se rendre digne de devenir Bouddha il renonce à toute chose, il donne 
sa chair en pâture aux animaux sauvages, il laisse ses propres enfants 
traîner dans la misère (trait que rapporte l'intéressant Jâtaka du fils 
de roi Vessantara). Il faut remarquer la différence qu'établit la doctrine 
entre les caractères du Bodhisatva et ceux du Bouddha. Les pratiques ver- 
tueuses par lesquelles le Bodhisatva se signale ne sont plus nécessaires 
au Bouddha; le Bouddha, s'est élevé au-dessus de ce degré inférieur. La 
bodhi suprême, par laquelle s'atteint le nirvana, s'oppose à ces actes méri- 
toires à peu près comme pour les brahmanes la « voie de la connais- 
sance )) s'oppose à la « voie des œuvres », qui lui est inférieure. Ce rap- 
port, qui s'exprime par la distinction théorique du Bodhisatva et du 
Bouddha, se retrouve également en morale : l'exercice delà vertu cesse 
d'être utile quand on atteint la perfection supérieure. 

Avant le Bouddha présent sont déjà venus vingt-quatre Bouddhas ; il est 
le quatrième de l'ère [kalpa] actuelle, et il aura pour successeur Maitreya, 
qui est pour le moment Bodhisatva. Il n'est pas de période absolument 
privée de révélation, car tous les Bouddhas enseignent une doctrine iden- 



380 ' HISTOIRE DES RELIGIONS;;^ 

tique. Dans la suite du développement du bouddhisme, le culte des futurs 
Bouddhas, qui demeurent au ciel à l'état de Bodhisatvas, prend une plus 
grande importance. On les invoque absolument comme des dieux, en 
particulier Manjuçri et Avalokiteçvara, qui représentent l'un la sagesse, 
et l'autre la puissance. 

Oldenberg est le premier qui ait fait remarquer que le Bouddha, comme 
personne et comme article de foi, soit si peu dans le bouddhisme le point 
central, le fait absolument essentiel. Dans les quatre vérités capitales il 
n'est pas question du Bouddha. Il n'est pas noii plus à proprement 
parler le rédempteur, mais seulement le prédicateur dé ^^ vérité qui 
sauve; il n'est pas indispensable à la communauté qu'il fonde. Mais, 
cependant, il ne faut pas oublier que dans la formule ;d'invocation où 
sont nommés les trois trésors du bouddhisme {buddha^ dharma, samgha), 
le Bouddha occupe la première place, et que beaucoup de textes boud- 
dhiques célèbrent la bénédiction qui s'attache à ;^la méditation sur le 
Bouddha, à l'acte de prononcer son nom, et même au don d'une poi- 
gnée de riz, quand il est fait au nom du Bouddha. 



§ 82. — La doctrine bouddhique. 

Dans le célèbre sermon de Bénarès, par lequel le Bouddha convertit 
ses premiers disciples, les cinq moines qui l'avaient regardé avec niépris 
quand il s'était détaché de l'ascétisme, il a exprimé d'une façon brève et 
précise les idées fondamentales de sa doctrine. « Ouvrez les oreilles, 
moines : la rédemption de la mort est découverte! Je vais vous instruire, 
je prêche la doctrine. Si vous allez suivant l'enseignement, vous connaî- 
trez dès cette vie la vérité, et vous la contemplerez face à face... 11 y a 
deux termes, ô moines, dont doit rester éloigné celui qui veut mener 
une vie spirituelle. Que sont ces deux termes? l'un, c'est la vie dans les 
plaisirs, livrée à la volupté et à la jouissance; elle est basse, sans noblesse, 
contraire à l'esprit, indigne, vaine. L'autre, c'est la vie de mortification; 
elle est triste, indigne, vaine. De ces deux termes, ô moines, le parfait se 
tient éloigné ; il a distingué la voie intermédiaire, celle qui ouvre l'œil et 
qui ouvre l'esprit, et qui conduit au repos, à la connaissance, à l'illumi- 
nation, au nirvana. C'est cette route sainte, à huit divisions, qui s'ap- 
pelle croyance droite, résolution droite, parole droite, acte droit, vue 
droite, effort droit, pensée droite, méditation droite. Tel est, ô moines, le 
chemin intermédiaire que le parfait a distingué, qui conduit au repos, à la 
connaissance, à l'illumination, au nirvana. — Voici, ô moines, la vérité 
sainte sur la souffrance : la naissance est souffrance, l'âge est souffrance, 
la maladie est souffrance, être uni avec ceux qu'on n'aime pas est souffrance, 
être séparé de ce qu'on aime est souffrance ; ne pas obtenir ce qu'on souhaite 
est souffrance; en un mot, le quadruple attachement aux choses terrestres 
est souffrance. — Voici, ô moines, la vérité sainte sur la caicse de la 
souffrance : cette cause, c'est la soif d'être, qui conduit de renaissance en 



LES HINDOUS " 381 

renaissance; c'est le désir qui trouve son plaisir çà et là ; c'est la soif des 
plaisirs, la soif du devenir, la soif de la puissance. — Voici, ô moines, 
la vérité sainte sur lo. suppression de la''J~6uffrance \ c'est la suppres- 
sion du besoin par l'anéantissement complet du désir, c'est de le faire 
partir, de s'en débarrasser, de s'en délivrer, de ne lui pas laisser de place 
en soi. — Voici, ô moines, la vérité sainte sut le chemin de la suppression 
de la souffrance; c'est la route sainte à huit divisions qui s'appelle ; 
croyance droite, résolution droite, parole droite, acte droit, vie droite, 
effort droit, pensée droite, méditation droite. — moines, depuis que j'ai 
atteint la connaissance de ces quatre vérités saintes, depuis ce moment je 
sais que dans ce monde comme dans les mondes divins, comme dans le 
monde de Mâra et de Brahma, entre tous les êtres, ascètes et brahmanes, 
dieux et hommes, j'occupe la dignité de Bouddha suprême. Je l'ai reconnu, 
je l'ai vu; la rédemption de mon esprit est définitive; cette vie est pour 
moi la dernière; il n'y aura plus pour moi de nouvelles naissances \ » 

C'est autour de ces quatre vérités saintes que s'organise toute la doc- 
trine du Bouddha. Il a lui-même fait comprendre pd.r une comparaison 
qu'il ne voulait rien enseigner d'autre. Comme les feuilles que le Sublime, 
assis dahs le bois de Sinsâpas, a prises entre les mains, sont bien moins 
nombreuses que les autres feuilles du bois ; de même ce qu'il a découvert 
et n'a pas révélé est bien plus que ce qu'il a révélé. C'est que toute cette 
science est sans profit, n'excite pas à vivre selon la" sainteté, ne con- 
duit pas à l'abandon des choses terrestres, à la paix, à l'illumination, au 
nirvana ; voilà pourquoi le Sublime ne l'a pas révélée, mais a prêché seu- 
lement les vérités sur la souffrance. Il a voulu la seule chose qui soit 
nécessaire, la rédemption qui arrache l'être à la souffrance. « De même 
que la vaste mer est pénétrée d'un seul goût, le goût du sel, de même cette 
doctrine et cette règle sont pénétrées d'un seul goût, le goût du salut. » 

Les vérités que le Bouddha n'a pas dites à ses disciples sont évidem- 
ment ses vues sur les problèmes métaphysiques qui occupaient à son 
époque tous les esprits cultivés, sur le devenir et Têtre, sur la nature 
des choses, sur l'origine et la fin du monde, etc. 11 ne voulait pas expri- 
mer ces vues, parce qu'il les trouvait indifférentes au salut. Il était d'ail- 
leurs inutile qu'il les exposât à ses disciples pour une autre raison encore : 
c'est qu'ils n'avaient pas de peine à déduire des brèves formules de sa 
doctrine l'ensemble et le sens général de sa pensée. Mais ce qui pour les 
Indiens pouvait se dire en quatre mots demeurerait pour nous une série 
d'énigmes si nous ne pouvions connaître la conception du monde qui 
réside comme postulat tacite à la base de la doctrine. En sa qualité d'In- 
dien, le Bouddha est pénétré des idées traditionnelles sur la nature du 
monde telles que nous les trouvons dans les livres brahmaniques ; cepen- 
dant il s'écarte de ses contemporains d'une façon très considérable. Nous 
pouvons nous représenter, dans une certaine mesure, sa philosophie à 
l'aide des livres métaphysiques qui font partie du canon [Abidharmà). Ces 

1. Oldenberg, Buddha, p. 129 sqq. 



382, HISTQIRE DES RELIGIONS \ 

écrits ne remontent ni au Bouddha ni même à son temps, mais ils con- 
tiennent cependant sa conception du monde, et ils nous sont indispen- 
sables pour l'interprétation de sa doctrine. 

La cosmologie n'est qu'un cadre. Elle n'a pas de rapports immédiats 
avec la doctrine bouddhique, mais elle diffère tellement de l'idée moderne 
du monde qu'il est nécessaire de la connaître pour se représenter exacte- 
ment l'arrière-plan de la philosophie bouddhique. Au centre de la terre, 
qui est un disque cylindrique, s'élève du sein des eaux, le mont Mêru, 
qui a en hauteur et profondeur plus de 300000 milles. Il est entouré de 
sept mers circulaires et de sept cercles de rochers qui séparent ces mers 
successives et forment les colossales a montagnes d'or )). A l'extérieur du 
dernier cercle se trouve la mer que les hommes connaissent; dans cette 
mer sont situées les qucTtre îles du monde. Le centre de l'île triangulaire 
dont l'Inde fait partie est l'arbre de la bodhi. A l'intérieur de la terre, qui 
repose sur l'espace vide, se trouvent les huit enfers {Narakas), dont les habi- 
tants vivent au rhoins 1 600 000 milliers d'années et sont incessamment 
et terriblement tourmentés, déchirés, broyés, brûlés, rôtis; ils conservent 
malgré tout la crainte de la mort. Au-dessus de la terre s'élèvent les six 
Devalokas (cieux divins), puis plus haut encore les vingt Brahmalokas . 
Plus le ciel est élevé, plus la vie y est légère et spirituelle, et moins il y reste 
de la matière, des organes, des idées et des facultés propres à l'homme. 
Dans les quatre derniers Brahmalokas il n'existe plus de formes corporelles 
et il ne se produit plus de renaissance; les bienheureux y sont en posses- 
sion du nirvana. 

Cet ensemble formé de plusieurs cieux, d'une terre et de plusieurs enfers 
constitue un univers [cakravâla], et il y a un nombre infini de semblables 
univers dans l'espace infini. La conception est encore élargie par l'idée 
des périodes universelles. Chaque univers, de même qu'il a été formé, doit 
aussi périr au bout d'un certain temps, et les périodes {kal23as) se suc- 
cèdent en une série indéfinie. En général, et à tous égards, la cosmologie 
bouddhique a pour caractère l'énorme et l'infini. Des grandeurs colos- 
sales, des mondes innombrables, une succession vertigineuse d'infinités 
dans le cours du temps, toute chose sans commencement et sans fin; tout 
en devenir et en décomposition : tel est le décor dans lequel se joue, pour 
la pensée bouddhique, le drame de la vie. 

Quoique la religion bouddhique remplisse les cieux de dieux sans 
nombre, elle est pourtant, par ses conceptions fondamentales, absolument 
athée. Les Devas sont des êtres comme les autres ; ils sont soumis à la 
transformation universelle; à proprement parler, ils constituent simj)le- 
ment l'entourage de choix destiné à relever encore, s'il est possible, par ses 
louanges et sa soumission, l'éminente dignité du Bouddha et de ses saints : 
(( Brahma est grand, mais que peut-il contre un fils du parfait? » Cepen- 
dant î^athéisme bouddhique, si décidé qu'il soit, n'est pas formulé en prin- 
cipe ni en article de foi. Ici encore, nous nous trouvons en présence d'un 
postulat sous-entendu ; dans le bouddhisme, il n'est jamais question d'un 
Dieu au sens propre du mot, et une telle conception n'y a même pas de 



- LES HINDOUS 383 

place. En ce sens, le bouddhisme est d'accord avec le Sânkhya et s'oppose 
de la façon la plus nette au brahmanisme et à la philosophie du Vedânta. 
Il n'admet point d'âme du monde, point de brahman, ni d'atman qui en 
joue le rôle, et en général point d'être qui subsiste par soi et soit le prin- 
cipe des choses. Il n'y a pour le bouddhisme aucun point fixe dans les 
choses, aucun être en soi; tout est mouvement et changement, production 
et disparition. C'est avec Justesse qu'Oldenberg voit l'opposition aiguë du 
bouddhisme et du brahmanisme dans ce fait que « la spéculation des 
brahmanes saisit en tout devenir l'être permanent, tandis que la pensée 
bouddhique découvre en tout être apparent le devenir ». 

Si le bouddhisme s'accorde pour l'athéisme avec l'école sânkhya, il est 
par ailleurs tout à fait éloigné des affirmations positives de cette secte. 
Le bouddhisme, en effet, ne place pas l'essence des choses en des matières 
ou en des ame-s. D'une façon générale, il entend ne poser l'existence 
d'aucune substance, et le réalisme décidé qui caractérise la philosophie 
sânkhya est étranger à la métaphysique bouddhiste. On pourrait même 
parler, à propos de la doctrine des bouddhistes, aussi bien d'acosmisme 
que d'athéisme, puisqu'ils n'admettent pas l'existence du monde, a:u 
moins d'unmonde existant en soi. 

Ainsi le bouddhisme ne reconnaît point d' (( essence des choses », ni 
spirituelle, ni matérielle; ce qui s'accorde avec le principe d'éviter toute 
affirmation métaphysique. Cette aversion pour la philosophie va , plus . 
loin encore : il est défendu de parler d'un être, et il ne peut non plus être 
question d'un' non-être. C'est pour les bouddhistes une hérésie de croire 
le monde infini, et une hérésie de le croire fini; de même pour son, éternité. 
Le bouddhisme n'est donc nullement un « culte du néant », comme cer- 
tains l'ont appelé. Le caractère négatif qui domine en définitive dans 
cette religion résulte de ce qu'elle est contraire à beaucoup de dispositions 
et d'affirmations positives, non de ce qu'elle fournit une théorie quel- 
conque du néant. 

Que reste-t-il d'existant pour cette philosophie qui nie tant de choses? 
Il reste, répond le bouddhiste, les formations et les causes. Ces deux 
concepts ne sont pas immédiatement intelligibles et demandent à être 
développés. Les sankhâras^, terme que l'on traduit d'habitude par le 
mot formations, sont primitivement des états purements subjectifs de 
la conscience, des dispositions ou activités psychologiques momentanées 
et successives qui résultent de l'élaboration des impressions sensibles et 
sont le point de départ d'actes bons ou mauvais. De ce sens psycholo- 
gique, l'idée des sankhâras semble s'être étendue à tout ce qui existe, 
toute chose étant conçue comme une série de formes successives empor- 
tées par le devenir et la destruction. Un sankhâra est d'ailleurs toujours 
un terme dans une suite de causes, le résultat de phénomènes antérieurs 
de l'existence actuelle ou de précédentes, et l'origine d'actes futurs. Aussi 

1- * La notion qui, dans les philosophies occidentales se rapproche le plus de la 
notion des sankhâras, c'est celle d'habitude, d'ë^iç; celle qui se rapproche le plus de 
la notion de Dhamma c'est celle de nature, de ç-jatç. (M. M.) 



384 , HISTOIRE J)ES RELIGIONS 

nous Yoyons correspondre, à l'idée des sankhâras, une autre conception 
fondamentale de la métaphysique bouddhiste, celle de la loi de causalité. 
Le dhamma (c'est ainsi qu'on appelle la loi) n'est pas un principe de 
causalité matérielle; il faut y voir une règle universelle de nature morale, 
un principe de rémunération. Chaque action porte ses fruits, et conduit, 
conformément aux règles de l'ordre du monde, à de nouveaux actes, à de 
nouveaux phénomènes, à de nouvelles formes d'existence physiques et 
morales, en un mot à de nouveaux sankhâras. Le dhamma est la loi 
suivant laquelle les formations se produisent; les sankhâras sont les 
formations suivant lesquelles la loi se réalise. Les deux concepts, par 
suite du lien étroit qui les unit, ont progressivement tendu à se con- 
fondre; tous deux aont devenus l'expression de l'essence des choses ou 
des choses elles-mêmes, de tout ce qui existe ou plus exactement de tout 
ce qui se produit dans le monde. « Tous les développements matériels et 
spirituels, toute sensation, toute représentation, tout phénoniène, tout ce 
qui est, c'est-à-dire tout ce qui se produit, est un dhamma, un sankhâra. » 
Cependant l'intelligence complète des deux concepts ne devient possible 
que si on les saisit dans leurs rapports avec l'idée essentielle de la méta- 
physique bouddhique, celle du karman. Avant d'aborder cette idée, il est 
nécessaire que nous résumions la théorie bouddhique de l'âme. 

Il résulte du caractère nettement subjectif de la philosophie bouddhique 
que la nature de l'homme y joue un rôle bien plus important que la 
nature des choses. L'idée de l'atman (en pâli attâ) est une idée très impor- 
tante dans la pensée bouddhique, mais qui désigne ici quelque chose de 
purement subjectif, l'identité personnelle. Semblablement les conclusions 
théologiques du bouddhisme reposent-elles sur une psychologie très 
détaillée et très pénétrante. Ce qui caractérise avant tout cette psycho- 
logie, c'est qu'elle écarte ou qu'elle résout par la négative le problème 
métaphysique, celui de l'existence de l'âme. Pour le bouddhiste, il n'existe 
de moi qu'en apparence ; il y a une série de représentations et d'autres états 
de conscience, mais on ne peut ni établir ni même concevoir l'existence 
d'un support de ces états de conscience. Le moi n'est qu'un nom par 
lequel on désigne l'ensemble des facultés ou des états de l'individu. 
L'expression classique de cette idée se trouve dans un entretien du 
Milinda Panha ; Nâgasena y fait comprendre au roi Milinda que, de 
même que les différentes parties du char sur lequel il voyage ne sont 
pas le char même, et que cependant le terme de char n'est qu'un mot, 
de même la personne humaine ne se trouve tout entière dans aucun 
des états de l'âme. Il ne reste donc de réel que les phénomènes psy- 
chiques, les skandlias (en pâli khandas). Le mot skandha signifie mon- 
ceau, et s'applique aux cinq classes suivant lesquelles se répartissent les 
facultés humaines et les éléments de la personne. Ces cinq classes sont : 
rûpa, la forme, c'est-à-dire le corps et ses propriétés ; vedanâ^ la sen- 
sation; sannâ, la perception; sankhâra, l'élaboration des impressions 
sensibles, dont résultent les représentations et dispositions mentales; 
vinnâna, la connaissance des choses senties et pensées. Le bouddhiste 



LES HINDOUS 385 

ne conçoit pas les sankhâras et les vinnânas seulement comme des états 
psychologiques, mais aussi comme des états moraux, qui déterminent 
dans son ensemble. la condition de chaque individu. Chacune des cinq 
classes comprend un grand nombre d'états distincts : il y a vingt-huit 
rûpas, quatre-vingt-neuf vinnânas, et jusqu'à cent huit vedanâs. Le pro- 
duit des skandhas est l'acte ou œuvre, le karman (en pâli kamma). Le 
karman est dans la vie psychique ce qu'il y a de plus important, parce 
qu'il est permanent. Le point fixe autour duquel la vie se meut, et ce 
qui survit à l'âme, c'est le karman. Les skandhas se décomposent à la 
mort, et le moi se résout en même temps qu'elles, mais le karman subsiste 
et produit de nouvelles existences. Par là s'explique ce fait énigmatique, 
que l'individu instable, produit d'un moi illusoire et de skandhas passa- 
gers, peut pourtant être entraîné par la métempsy chose. Le karman 
subsistant produit de nouveaux skandhas, et il en naît un nouvel indi- 
vidu, dont le sort et la vie sont déterminés par la nature du karman. 
L'homme ne subsiste donc pas en vertu de l'unité indécomposable de son 
être, mais en vertu de l'indestructible réalité de ses actes. De ce que le 
karman, en tant que support de la continuité de la vie, est source non 
seulement 'de nouveaux états de conscience, mais aussi de nouvelles pro- 
priétés corporelles, il s'ensuit qu'il ne peut être de nature purement spiri- 
tuelle. En fait, souvent le karman est conçu comme un être matériel, et 
d'ailleurs, en général, les bouddhistes, malgré le caractère idéaliste de 
leurs conceptions, gardent un singulier penchant à se représenter les 
choses spirituelles sous forme matérielle. S'il y a place dans la philo-, 
Sophie bouddhiste pour une matière du monde, c'est le karman qui la 
constitue, lui de qui sort tout ce qui vit et s'agite. Grâce à lui les choses 
prennent une certaine consistance. La conception générale du monde 
conserve pourtant un caractère de subjectivité, car le karman reste tou- 
jours une production individuelle. 

Le karman constituant ainsi la partie essentielle de l'être, sa substance, 
on conçoit aisément que les deux autres idées capitales de sankhâra et 
de dhamma soient en rapports étroits avec celle de karman et même 
ne deviennent intelligibles que par ce rapprochement. Pour parler 
d'abord des sankhâras, c'est dans le karman que nous trouvons la 
matière qui leur fournit un objet. Un sankhâra est une forme d'existence 
du karman; c'est une chose en devenir, mais non sans contenu substan- 
tiel. Quant à l'idée du dhamma, de la loi, elle se déduit immédiatement 
du karman. Le caractère essentiel du karman est un caractère moral : 
il est acte, et plus précisément acte bon ou mauvais. Gomme en même 
temps le karman est quelque chose de matériel, il se produit dans 
le bouddhisme une identification du moral et du physique par suite de 
laquelle tous les aspects de l'être sont conçus comme soumis à la loi 
ïïiorale. L'activité des skandhas détermine conformément à une nécessité 
morale la nature du karman, et inversement la nature du karman déter- 
mine le caractère des nouveaux skandhas qui se forment. Chaque nouvelle 
existence est directement déterminée par la valeur totale de l'existence 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 23 



386 HISTOIRE DES RELI&IONS 

précédente. La causalité qui règle là vie est morale", et c'est la même 
causalité qui détermine également l'existence des choses matérielles. 

Cette loi de causalité morale est l'idée fondamentale de la doctrine 
bouddhique de la métempsychose. L'idée de la transmigration est un des 
principes originels du bouddhisme, comme des philosophies brahma- 
niques et du jaïnisme. Le Bouddha lui-même a dû l'avoir présente- à 
l'esprit," et la considérer comme naturelle et d'une vérité évidente (quoique 
Rhys Davids pense le contraire). Sa doctrine repose par la base même 
sur l'inflexible réalité du samsara. Le samsara est le fond permanent de 
la vie, c'est le lien métaphysique et moral des êtres, c'est le mal cosmique. 
L'effort du Bouddha, de tout Bouddha en général, tend essentiellement 
à délivrer le monde du Samsara. 

Si maintenant nous revenons aux quatre vérités, en les considérant du 
point de vue de cette philosophie, nous en comprendrons bien mieux la 
signification et l'importance. La première de ces quatre propositions : 
« Tout est souffrance », exprime un pessimisme qui repose sur le sentiment 
du caractère instable et périssable de toute chose. Il n'existe que des 
formes qui indéfiniment naissent pour disparaître; ce Tiàvxa peX désespéré 
est la source de la souffrance bouddhique. Aussi ce pessimisme est-il 
général et absolu. Il ne déplore pas le mal qui est dans les choses, il 
déplore l'existence même des choses comme un mal. Non seulement la 
maladie, la vieillesse, la mort, mais la naissance, le fait même d'être né 
est un mal. L'existence est pour le bouddhiste quelque chose qui passe, 
qui n'a pas de substance, qui se détruit soi-même; c'est pourquoi elle 
a pour symbole la flamme. « Tout est en flammes », dit le Bouddha 
dans le sermon du feu. « L'œil et les sens sont en flammes, allumés par 
le feu de l'amour, par le feu de la haine, par le feu de la folie; la nais- 
sance, la vieillesse et la mort, le chagrin et la plainte, le souci, la souf- 
france et le désespoir nourrissent la flamme. Le monde entier est en 
flammes, le monde entier est enveloppé de fumée, le monde entier est 
dévoré par le feu, le monde entier vacille. » Et d'un monde ainsi enflammé 
ne peut sortir que la souffrance. « Quelle est la chose la plus abondante, 
mes enfants, l'eau des quatre grandes mers, ou les larmes qui ont coulé, 
répandues par vous, quand vous erriez sur le large chemin du monde, 
que vous gémissiez et sanglotiez, ayant en partage ce que vous haïssiez 
et n'ayant pas ce que vous aimiez? » - 

Avec la seconde vérité, celle de l'origine de la souffrance, nous entrons 
dans ce qui est propre à la doctrine bouddhique. La souffrance naît dans 
l'homme parce que l'homme s'attache à l'être. Il y a dans l'homme une 
soif [tanhâ, sanskrit trshnâ) non seulement des plaisirs de la vie, mais de 
la vie même, de l'être en général. Comme l'existence est essentiellement 
douloureuse, la souffrance subsistera tant que les hommes auront goût à 
la vie et tiendront à recommencer de vivre. Non seulement les hommes 
désirent l'être, mais ils le produisent en accomplissant des actes, en 
faisant du karman; le karman donne naissance à l'existence. De ce que 
le karman est en quelque sorte le substratum de la vie, il suit que l'atta- 



LES HINDOUS 387 

chement à la vie est au fond la dépendance du karman. L'attachement 
[upâdâna) consiste dans les désirs et les passions, mais aussi dans l'ascé- 
tisme et les hérésies, et tout particulièrement celle de Yattavâda, la 
croyance en un moi existant en lui-même comme substance. L'art de 
vivre doit donc consister à se délivrer de l'upâdâna, pour que le karman 
perde son pouvoir et ne traîne plus l'homme d'existence en existence. Le 
moyen est enseigné dans la théorie que le Bouddha considérait comme 
la plus importante, mais la plus difficile de toute sa doctrine : la théorie 
de la série des causes ou des douze « incitations » [nidânas) qui condui- 
sent au malheur de vivre. Au sommet de la série se place le mal essentiel, 
Vignoratice (celle des quatre vérités). Car cette ignorance conduit aux 
sankhâras (ou au karman), les sankhâras à la conscience, qui par l'effet 
des skandhas constitue une individualité. Dans l'individu agissent les 
sens, qui par contact avec le monde extérieur produisent les sensations. 
Des sensations naît la tanhâ, la soif ou le désir; du désir V attachement 
(upâdâna) en vertu duquel on est pris dans la transmigration (samsara). 
La métempsychose entraîne la naissance, et avec la naissance viennent la 
maladie, la vieillesse, la mort, et toutes les autres formes de la souffi-^ance . 
Si l'on évite l'ignorance, toute la série des nidânas disparaît, et par consé- 
quent la souffrance est supprimée. Il faut donc s'assimiler intimement les 
quatre vérités ; cela fait, on pourra se délivrer, d'un bond, du samsara, 
et triompher ainsi de la souffrance. Si l'on demande quel est le sujet de 
ces états successifs ? La réponse la plus simple consiste à dire que la for- 
mule des nidânas comporte trois naissances, la première avec les sankhâras, . 
suivant immédiatement l'ignorance ; la seconde avec les huit termes sui- 
vants de la série; la troisième avec la naissance et la souffrance. 

L'état où la souffrance n'existe plus j)orte le nom célèbre de nirvana (en 
pâli nibbâna). Le nirvana, qui pour la pensée brahmanique est une 
sorte de repos hypnotique, et pour les jaïnistes une survie inconsciente, 
est chez les bouddhistes 1' « extinction )) du tanhâ, du désir. C'est ainsi 
que se trouve définie par la troisième vérité, la suppression de la souf- 
france. Mais la « soif » de l'être ne s'éteint que quand la connaissance 
(vinnâna) a cessé, et par conséquent le nibbâna suppose la cessation 
de la conscience. Il s'agit maintenant de savoir s'il suppose aussi l'arrêt 
de la vie. Ce qui tend à démontrer le contraire, c'est que le nibbâna peut 
être atteint durant la vie. Le Bouddha lui-même est représenté le pour- 
suivant sa vie durant. D'autre part, il paraît conforme à la logique de la 
doctrine bouddhique de concevoir le nibbâna comme la suppression 
complète de l'existence, car c'est l'existence elle-même qui constitue le 
mal dont on veut se délivrer, la souffrance. Mais le Bouddha n'a pas tiré 
de sa doctrine cette conséquence logique. Il évite de répondre d'une façon 
nette à la question : le nibbâna est- il être ou non-être? La théologie 
déclare également hérétiques ceux qui enseignent que le nibbâna est 
l'anéantissement, et ceux qui enseignent qu'il n'est pas l'anéantissement. 
On ne peut le définir que par des . caractères négatifs : c'est l'absence de 
désir et de conscience, ce n'est pas la vie, mais ce n'est pas la mort. Tout 



388 , HISTOIRE DES RELIGIONS - 

ce que l'on peut dire de positif sur le nibbâiia, c'est qu'il est l'état où l'on 
est délivré de la métempsychose. La conception de la série infinie des 
renaissances, avec la succession des vies et des morts, des morts et des 
vies, permet seule d'attacher au mot de nibbâna une idée positive. Le 
bouddhisme postérieur n'a pu maintenir le concept du nibbâna dans cette 
indétermination absolue, et le représente comme un état de félicité cjui 
consiste dans la liberté et la spiritualisation. 

La quatrième vérité enseigne les moyens d'atteindre le nirvana. La 
vraie foi, qui délivre de l'ignorance, est le principal, mais il en est 
d'autres, répartis en deux groupes sous les rubriques respectives de la 
« vie droite » et « la méditation droite » . Le premier groupe comprend 
des règles morales; nous y trouvons clairement définie l'éthique du boud- 
dhisme et la place de l'éthique dans le système. Le bien n'est pas pour 
le bouddhiste au sommet de l'échelle, car c'est encore un acte, et il est 
nécessaire de s'élever au-dessus de tout karman. Cependant le bien dans 
les paroles, les actes et la vie en général, est une étape nécessaire dans 
le progrès vers l'état suprême. Le mal entraîne des renaissances de plus 
en plus basses, qui éloignent toujours davantage du nirvana; le bien, 
au contraire, aide à avancer, par renaissances sous des formes supérieures, 
sur le chemin du nirvana. Le groupe des prescriptions relatives à la pensée 
et à la méditation droites a plus d'importance et il est plus caractéristique. 
Il y est avant tout question, en effet, non pas de disposition morale ou 
de pensée profonde, mais d'exercices extatiques, qui ont pour but de pré- 
parer l'esprit à recevoir l'illumination suprême. Ces extases {dhyânas), 
qui toutes consistent en méditation et en passivité physique, se divisent 
en quatre groupes, graduées selon la perfection qu'y atteignent l'arrêt 
d'activité et la perte de sensibilité. Dans le premier dhyâna, le sujet est 
exempt de désir, mais toujours en proie à la réflexion, au souci intellec- 
tuel. Dans le deuxième, il s'est élevé au-dessus de la réflexion, mais il 
trouve encore, dans son extase, de la joie et du bien-être. Dans le troi- 
sième, il est délivré de la joie. Dans le quatrième, où le souffle est arrêté, 
le bien-être même s'est évanoui et l'âme a atteint la parfaite indiffé- 
rence. Pour obtenir l'extase, le bouddhiste recourt aux moyens exté- 
rieurs. Les recettes témoignent d'un singulier mélange de magie et de 
piété, de vertu et de folie. Ainsi la. méthode des « cercles » d'éléments 
est d'un caractère entièrement magique. Entouré d'une ceinture de terre, 
d'eau, de feu, d'air et enfermé dans plusieurs cercles de couleur, il faut 
méditer en silence sur le sens de ces cercles, pour bien les pénétrer, et fixer 
son attention sur eux jusqu'à ce qu'on puisse les voir distinctement les 
yeux fermés. Un exercice déplaisant est la contemplation prolongée d'un 
cadavre, qui a pour but de faire réfléchir sur l'état réservé au corps. Un 
autre exercice encore consiste à penser constamment que l'on ne prend 
de nourriture qu'à contre cœur. Concurremment à ces pratiques, on con- 
seille la bienveillance, la sympathie et l'impartialité, la méditation sur 
le Bouddha, sa doctrine et sa loi, que l'on est surpris de voir présentée 
comme moyen artificiel d'obtenir l'extase. ■ — La pratique des quatre dhyânas 



LES HINDOUS 389 

n'a pas pour seul effet de procurer à l'homme une puissance magique qui 
lui fait franchir les limites de l'existence terrestre, lui permet de connaître 
ses existences antérieures et l'élève aux quatre cieux extatiques, correspon- 
dant aux quatre degrés des dhyânas. Avant tout, elle fait de sa connais- 
sance des vérités saintes une intuition, et la connaissance intuitive est seule 
assez puissante pour triompher de la néfaste ignorance. 

Quiconque a passé par les quatre dhyânas et les a pratiquées à la 
perfection devient un arhat, un être « qui mérite » (le nirvana). Il faut 
en général, pour devenir arhat, s'y appliquer pendant plusieurs exis- 
tences. Les textes bouddhiques décrivent avec détail les différents degrés 
par lesquels on s'approche de la dignité sainte. Le sotâpanna (celui qui 
est arrivé dans le courant) est celui qui a trouvé le chemin de la sain- 
teté; son salut est assuré, mais il a encore plusieurs existences à tra- 
verser; cependant il ne retombera plus dans les mondes inférieurs 
(enfers, monde des fantômes, monde animal). Le stade suivant est celui 
du sakadâgâmin, « celui qui ne revient qu'une fois (sur la terre) » ; en 
lui le désir, la haine et l'erreur sont réduites à un minimum. Les anâ- 
gcîmins n'auront plus à renaître sur la terre; il ne leur reste à accomplir 
qu'une vie dans le monde des dieux, et dans cette vie ils atteindront le 
nirvana. Au-dessus sont les êtres qui obtiennent le salut dès leur vie 
présente, qui possèdent le nirvana. Ce sont les arhats. Un arhat est sans 
faute et sans tache, il est absolument délivré de toute joie et de tout désir, 
comme de tout- attachement à l'existence. Aussi échappe-t-il à la puissance 
du karman; il ne consiste plus qu'en skandhas, qui après sa mort se. 
dissoudront immédiatement sans laisser de résidu. 

Les termes dans lesquels on vante l'arhat définissent l'idéal moral du 
bouddhisme. Le résumé de toutes les félicités, c'est le repos de l'âme, 
l'indifférence absolue au monde, à ses affaires, à ses désirs, à ses opi- 
nions. « Un bouddha, dit Fausbôll dans son introduction au Sutta- 
JVipâta [S. B. E. X., xv et suiv.), est un moine qui a quitté le monde et 
abandonné la vie sédentaire pour la vie errante, car la vie sédentaire est 
source d'impureté. Il n'a pas d'opinion préconçue, il a rejeté toute concep- 
tion philosophique et ne discute jamais. Rien ne lui inspire ni joie, ni 
chagrin. Il ne possède rien en propre, il a rejeté toute passion et tout 
désir et est indifférent au bien et au mal. Il est tranquille ; il est toujours 
le même, paisible comme l'eau profonde. Il a trouvé la paix, il sait quelle 
bénédiction réside dans la paix, il est parvenu à la paix éternelle, à l'im- 
mutabilité dn nibbâna. » 

A l'égard des autres êtres, animaux, plantes ou êtres humains, l'atti- 
tude da Bouddha est la bienveillance et l'oubli de soi. Le bouddhiste doit 
montrer une sympathie délicate à tout ce qui vit. Il n'a pas le droit de 
tuer ou de blesser; il ne doit se montrer colère ni mauvais. Car jamais 
la violence ne cède à la violence; c'est à l'amour que cède la violence, dit 
l antique loi. Le mot que nous traduisons par amour signifierait plutôt 
absence d'inimitié. Les exemples qui nous sont donnés de cette vertu 
Ont un caractère plutôt passif et négatif : un tel ne s'est pas vengé, un 



390 . HISTdlRE DES RELIGIONS 

tel a supporté une injustice ou répondu doucement à des paroles bru- 
tales. La pitié même est froide chez le bouddhiste, et cela n'a rien 
d'étonnant dans une religion qui élève si haut le mérite de l'apathie. 
A la mère qui pleure son enfant mort, le Bouddha n'a pas d'autre conso- 
lation à offrir que de la conduire dans toutes les maisons, pour qu'elle 
connaisse que chacune a sa douleur, que « les morts sont multitude, les 
vivants peu nombreux )). 

Avec toute cette abnégation, cet oubli de ses proches, le moine boud- 
dhiste conserve le sentiment le plus vif de sa propre valeur. Quand il 
vante la gravité morale, la vigilance de l'esprit, l'énergie qui sont néces- 
saires pour le salut, il n'oublie pas de se vanter lui-même pour sa vie 
grave, intelligente et ferme, et surtout pour sa sagesse, pour cette con- 
naissance de la vérité qui l'élève infiniment au-dessus de l'homme vul- 
gaire et le place même plus haut que Brahma et les dieux. Il égale les 
plus orgueilleux stoïciens quand il sépare le sage des fous. « Comme sur 
un tas de boue fleurit un lotus parfumé et exquis, ainsi brille par sa 
sagesse un disciple du parfait au milieu de ceux qui sont comme la boue, 
.des gens qui vont dans les ténèbres. » 

Le moine montre la même hauteur à l'égard des autres membres de la 
communauté bouddhique. Contrairement au dessein primitif du Bouddha, 
des membres laïques avaient été admis dans la communauté dès son 
vivant. Ces membres laïques, qui conservent leurs métiers profanes, 
restent toujours en un certain sens hors du parfait état de grâce, bien 
qu'ils constituent la majorité des adhérents du bouddhisme. Le frère 
laïque ne peut espérer atteindre qu'un but peu élevé : sa suprême récom- 
pense consiste à se rapprocher du nirvana en devenant apte à l'état de 
moine dans une existence prochaine. D'autre part, il a beaucoup moins 
de devoirs que le moine, et l'éthique bouddhique distingue nettement 
entre les règles qui s'appliquent aux moines et celles qui concernent les 
laïques. 

Nous connaissons la morale du bouddhisme, d'une part, par des recueils 
scolaires de prescriptions si détaillés que l'on a pu parler avec raison 
d'un méthodisme et d'une casuistique bouddhiques; d'autre part, par de 
belles maximes et des contes édifiants. Il ne faut pas chercher dans cette 
morale une doctrine systématique. Là comme ailleurs, le bouddhisme a 
puisé au fonds commun de la pensée indienne. Les prescriptions les plus 
importantes sont rassemblées dans un décalogue [Dasasîla), qui contient 
à la vérité peu d'éléments nouveaux. Les cinq premières interdictions 
sont les suivantes : ne tuer aucun être vivant, ne pas voler, ne pas com- 
mettre d'adultère (les moines ne doivent pas s'approcher des femmes), ne 
pas mentir, ne pas boire de boissons enivrantes. Les cinq commaiide- 
ments^suivants ne concernent que les moines : ils interdisent les repas à 
des heures non réglementaires, la participation aux plaisirs mondains, 
la parure et- les parfums, les lits moelleux, de recevoir de l'argent. Dans 
un décalogue un peu différent, les fautes sont divisées en fautes de corps, 
fautes de paroles et fautes de pensée. Dans le détail, il y a beaucoup de 



LES HINDOUS 391 

casuistique ^ Les rapports entre parents et enfants, maîtres et élèves, 
mari et femme, amis, maîtres et serviteurs, moines et laïques, sont déter- 
minés respectivement par des couples de cinq ou six règles. La morale 
bouddhique a des aspects différents. La tradition montre le Bouddha 
exhortant sans cesse ses disciples à unir ensemble le samâdhi (réflexion 
profonde), la pannâ (sagesse) et le sila (justice). Rhys Davids compare 
cette trinité à la trinité chrétienne de la foi, de la raison et des œuvres. 
Le rapport que le bouddhisme établit entre le côté actif et le côté passif 
de la vie morale est surtout caractéristique. Des traits touchants de bien- 
veillance, de compassion, de pitié, de sympathie, de douceur, de bienfai- 
sance, d'amour, abondent dans les récits des existences successives du 
Bouddha et des autres saints bouddhiques (Pûrna, Kunâla, etc). Le Dham- 
mapada et autres écrits célèbrent ce genre de vertus, l'amour qui sur- 
monte la haine, etc. Mais, d'autre part, la valeur de ces actes est estimée 
assez bas. Ils peuvent être utiles, mais seulement à un degré inférieur 
et dans une période préparatoire ; le Bodhisatva les accomplit, le Bouddha 
n'en accomplit plus; il est même strictement hérétique de considérer cette 
moralité ^ctive comme le mérite suprême. La morale bouddhique ne 
consiste presque qu'en interdictions et contient très peu de prescriptions 
positives; en fait le vrai saint, le moine exerce une vertu purement 
négative. L'action même est une des entraves dont il s'est débarrassé; 
plus il est semblable à un mort,. plus son éminence est grande. La morale 
bouddhique a • certainement de beaux côtés : la gravité qu'elle doit au 
souci du salut, la lutte contre Màra le tentateur, la leçon de vertu que le 
bouddhiste donne par la parole et l'exemple. Mais elle a aussi ses ombres : 
elle ne donne pas assez de valeur à cette vertu même, aux rapports 
sociaux et à l'activité morale. Le problème n'est pas pour le bouddhiste 
de déterminer sa position à l'égard du monde, mais de s'échapper du 
monde. Ge caractère négatif est essentiel à la morale bouddhique, et 
c'est faire un véritable contresens que de penser, comme Ed. von Hart- 
mann, qu'il est possible de le faire disparaître et que le bouddhisme est 
appelé à collaborer utilement dans l'avenir aux fins positives de l'huma- 
nité. 



§ 83. — La com.m.unauté bouddhique. 

Les. fidèles du bouddhisme le désignent souvent par l'appellation de 
« triple joyau », Tiratna, en raison des trois colonnes de la religion : 
le Bouddha, la doctrine ou Dkamma^ la communauté ou Samgha. Nous 
avons étudié le Bouddha et le Dhamma; passons au Samgha. Il faut 
remarquer tout d'abord que la communauté bouddhique est un ordre 
de moines mendiants. Le vrai bouddhiste a renoncé au monde non pour 
vivre en ermite dans l'isolement absolu, mais pour prendre place dans 
une congrégation monastique. Le nom usuel qu'il porte est celui de 

1. Ce sujet est traité tout au long dans Spence Hardy, Manual, ch. X. 



392 HISTOIRE DES RELIGIONS 

Bhikkhu, a mendiant ». Le terme se traduit mieux par moine que par 
prêtre. La constitution et les règles de cet ordre ne présentaient d'ail- 
leurs rien qui fût une nouveauté absolue dans la vie indienne. Le cercle 
des fils de Çâkya ressemblait à une de ces écoles qui se formaient autour 
de brahmanes célèbres. Il y a eu aussi de pieux ermites, avant l'époque 
bouddhique. Ils portaient les noms de sannyâsin, de samana, ou d'autres 
encore, et nous avons eu plusieurs fois à les mentionner. Mais ce qui 
caractérise la communauté bouddhique, c'est que le cercle a survécu à 
son fondateur, et que les disciples du Bouddha, après la mort du maître, 
sont restés réunis sans avoir pourtant de centre visible. Le Bouddha, en 
ejBfet, n'a pas de successeur, la communauté n'a pas de chef. La piété 
individuelle peut faire revivre en pensée la personne du fondateur et 
puiser sa ferveur dans cette contemplation, mais à proprement parler le 
Bouddha ne subsiste plus que dans la doctrine qu'il a prêchée; les moines 
adhèrent à. cette doctrine, mais ils accomplissent leur salut par eux-mêmes, 
c'est en eux-mêmes qu'ils ont leur lumière. Il n'existe ainsi dans l'ordre 
aucune centralisation. Personne n'est chargé de la direction d'ensemble. 
Les moines qui se trouvent dans le même lieu se réunissent; ceux d'une 
même région forment tout au plus un diocèse, mais l'unité ne va pas 
plus loin. La parole du Bouddha reste dans l'ordre monastique l'autorité 
suprême, et il est d'usage de faire remonter à lui-même les règles intro- 
duites récemment. Parmi les conditions que le Mahâparinibbâna-Soutta 
déclare nécessaires à la prospérité de l'ordre, est mentionné le maintien 
de l'ancienne tradition, le respect des lois établies par le Bouddha. 

Il n'est pas difficile d'avoir accès dans l'ordre. Dès l'âge de sept ou huit 
ans on peut être admis comme élève {sâmanera), mais on ne prononce 
les vœux qu'à vingt ans. La cérémonie d'ordination {upasampâdâ) est des 
plus simples : devant une assemblée d'au moins dix membres de l'ordre, 
les questions traditionnelles sont posées au candidat; et s'il y répond d'une 
façon satisfaisante, et qu'aucune des personnes présentes n'élève de cri- 
tique, il est déclaré moine par un des anciens et admis par l'assemblée. 
La seule hiérarchie qui existe entre les frères repose sur l'ancienneté et 
sur la possession de la qualité d'arhat. Parmi les questions posées au 
novice, il s'en trouve une sur les empêchements qu'il peut y avoir à son 
admission. Ces empêchements sont de nature variée. Ni les parricides, ni 
ceux qui ont tué un arhat, blessé le Bouddha, provoqué un schisme dans 
la communauté, ni ceux qui sont atteints de certaines maladies, ni sur- 
tout ceux qui ne s'appartiennent pas (les soldats, les endettés, les esclaves, 
ceux qui n'ont pas la permission de leurs parents) ne peuvent être accep- 
tés. Ces diverses règles ont été illustrées en détail par des récits. — La 
sortie de l'ordre est également facile. Le moine en qui le désir, le regret 
de ses proches, ou tout autre sentiment qui attache au monde devient 
trop violent, est toujours libre de revenir au monde, et on lui en sait si 
peu mauvais gré qu'il peut conserver des rapports amicaux avec l'ordre 
en qualité de frère laïque. 

L'équipement du moine est extrêmement simple. Son vêtement com- 



LES HINDOUS 393 

prend trois pièces : une tunique de dessous, une tunique de dessus et un 
froc. La règle stricte veut qu'il compose ce costume de loques malpropres 
ramassées un peu partout, mais cette règle n'a jamais été généralement 
suivie. Des vêtements supplémentaires, des souliers, un parapluie sont du 
luxe défendu; d'autre part, l'habitude qu'ont d'autres moines d'aller nus, 
est réprouvée par le bouddhisme. Le Bhikkhu possède encore des rasoirs, 
des aiguilles, une ceinture, un crible pour ne pas absorber d'insectes avec 
feau qu'il boit, souvent un cure-dents, et toujours une sébile de mendiant, 
car il doit aller de maison en maison, visiter riche et pauvre pour se 
procurer sa nourriture. Quant à l'argent, il ne peut en accepter en aucun 
cas; et d'ailleurs il doit aussi, quand il mendie son repas, s'abstenir de 
toute importunité. Strictement il n'a pas le droit de demander; ilfaut 
qu'il se borne à faire connaître sa présence. En temps ordinaire, il doit 
être fort réservé sur la nourriture; mais s'il est malade, il peut prendre 
comme médicaments beaucoup de choses qui seraient ordinairement pro- 
hibées. L'énumération de ces produits nous permet même de nous faire 
une idée de la pharmacopée indienne. 

Quant h l'habitation, la règle qui oblige le moine à vivre à ciel ouvert 
dans la brousse, parmi les sépulcres ou à l'ombre d'un arbre, n'est pas 
réellement appliquée. En fait, nous voyons les moines abrités ordinaire- 
ment, et non pas seulement en temps de pluie, dans des cabanes ou des 
maisons. Souvent même ils demeurent en nombre, en des cloîtres confor- 
tables, fondés la plupart du temps par de riches donateurs, et pourvus 
de salles de réunion, de magasins, de réfectoires, de salles de bains, 
[vihâra samghârâma) . Les moines errants trouvaient l'hospitalité dans ces 
cloîtres. La prospérité de ces cloîtres, sinon dès l'origine, du moins à 
partir d'une certaine époque, nous, est attestée par les relations des pèle- 
rins chinois. Ils furent souvent des centres d'érudition. Il est à peine 
besoin de dire que les moines ne se livraient d'ailleurs à aucun travail. 
En dehors de leur mendicité quotidienne, ils s'occupaient à des pratiques 
spirituelles, surtout à celle des dhyânas, et à la lecture ou à la copie des 
livres sacrés. 

Deux fois par mois, à la pleine lune et à la nouvelle lune, les moines du 
même cercle se réunissaient. L'ordre, de ces réunions est donné par le 
Prâtimoksha. Le sens du mot prâtimoksha n'est pas certain : peut-être 
désigne-t-il la « décharge » ou libération du poids des péchés, par la 
confession et l'absolution ; peut-être signifîe-t-il formule de défense, (( cui- 
rasse contre la tentation des fautes )) ; le plus généralement on le traduit 
simplement par « règle de la communauté ». Ce qui est certain, c'est que 
ce texte contient des règles très anciennes, car elles sont presque iden- 
tiques dans les deux subdivisions de l'Église. Conformément à ces règles, 
c est en général le moine le plus ancien qui pose les questions auxquelles 
les autres moines ont à répondre. Il y a dix parties. 1. Enquête prélimi- 
naire, ayant pour objet d'établir si les conditions régulières de la réunion 
ont été remplies. 2. Introduction. 3. Questions sur les fautes qui ont pour 
châtiment l'exclusion de l'ordre. 4. Questions sur les fautes pour lesquelles 



394 ^ HISTOIRE DES RELIGIONS 

le coupable est renvoyé momeiitanément,-mais admis plus tard à rentrer 
dans la communauté. 5. Cas litigieux. 6. Fautes qui ont pour châtiment 
une confiscation -partielle des biens personnels. 7. Fautes qui doivent 
être l'objet d'une expiation. 8. Fautes qui doivent être l'objet d'une con- 
fession. 9. Détermination des choses convenables. 10. Questions . relatives 
à l'apaisement des querelles intestines. Ainsi ces réunions avaient pour 
but primitif la confession des fautes. Plus tard l'usage s'introduisit de 
se confesser avant la réunion, afin d'y arriver déchargé de toute faute 
par l'expiation. La récitation du Prâtimoksha avait encore cet autre 
avantage pour les moines qu'elle leur rappelait leurs devoirs et assurait 
dans la communauté un contrôle réciproque. Nous n'exposerons pas en 
détail les prescriptions que ce texte contient. Les moines seuls avaient 
accès à la réunion; les novices, les laïques, les nonnes n'en pouvaient 
faire partie. Les quatre péchés capitaux, qui par eux-mêmes entraînent 
l'exclusion perpétuelle, sont la rupture de la chasteté, le vol, le meurtre 
et la prétention mensongère d'être arrivé à la puissance surhumaine et 
à la profondeur de pensée d'un arhat. Les autres fautes, les choses qui 
conviennent ou ne conviennent pas, sont énumérées en longites listes 
minutieuses; il est dit comment on doit manger, cracher, etc. En dépit 
d'Oldenberg, nous ne pouvons nous empêcher . de considérer comme 
« superficielle et mesquine cette obéissance sévère et anxieuse aux com- 
mandements jusque dans les plus petites choses ». Une fois par an, à la 
fin de la saison des pluies, se tient en dehors des réunions bimensuelles, 
une autre assemblée appelée pâvaranâ. Là chaque moine invite ses frères 
présents à faire connaître tous les péchés qu'il n'a pas expiés, afin qu'il 
puisse accomplir l'expiation. 

La communauté bouddhique étant essentiellement une congrégation 
monastique, l'admission des nonnes et des frères laïques était une double 
concession. Nous avons vu déjà quelle idée basse de la femme règne dans 
le bouddhisme. La façon dont l'ordre des nonnes y est réglé en est un 
autre témoignage. Les moines et les nonnes ne forment pas un seul 
ordre, mais bien deux communautés distinctes. Pour tous les actes impor- 
tants, les nonnes sont subordonnées aux moines. Les huit règles suprêmes 
qui s'appliquent aux nonnes insistent avant tout sur le respect qu'elles 
doivent aux moines. Leur vie ressemblait à celle des moines, mais les 
moines l'ont toujours de beaucoup emporté en nombre et en puissance. 

Si le but suprême ne peut être atteint que dans la vie monastique, si 
cette vie constitue la fin commune, c'est évidemment une inconséquence 
que de faire participer les laïques aux biens spirituels. Cependant cette 
participation s'est produite dès l'origine de la secte. Une congrégation 
de moines mendiants, par sa nature même, dépend pour sa subsistance 
du bon vouloir des laïques pieux. Déjà la légende du Bouddha, par 
exemple, célèbre la libéralité des propriétaires riches et des princes. Ces 
amis laïques des .moines ne formaient pas à proprement parler une com- 
munauté. Il n'y a pas de cérémonie qui serve à admettre officiellement 
(( celui ou celle qui honore l'ordre » {upâsaka, upâsikâ) dans la congre- 



LES HINDOUS 395 

galion à ce titre spécial. Ils peuvent prononcer en prés'ence -d'un moine 
la formule de recours à la trînité bouddhique, mais ce n'est pas un acte 
régulier qui fasse partie des lois de la communauté. Les cinq prescrip- 
tions leur sont imposées ou plus exactement recommandées ; il n'y a pas 
de discipline qui contrôle l'obéissance. Tout bienfaiteur des moines, qui 
leur fait des présents ou les invite à manger, est en fait un frère laïque. 
Il était nécessaire, à ce que prouvent les nombreux avertissements qui 
figurent dans les textes, de protéger les laïques contre l'indiscrétion ou 
les mauvais procédés des moines. Cependant les moines n'avaient pas à 
prononcer sur eux ; la seule punition qu'ils pouvaient leur infliger consis- 
tait à ne pas recevoir leurs aumônes, à retourner leur sébile au lieu de 
la leur tendre. Il faut remarquer d'ailleurs que cette punition ne visait 
pas des fautes morales, mais seulement les offenses aux moines et les 
dommages causés à la communauté. Si la personne exclue faisait sa paix 
avec la communauté, on recommençait simplement à recevoir ses pré- 
sents. — Les relations entre moines et laïques sont en somme un des 
plus beaux côtés du bouddhisme. Le moine qui dans son âme a renoncé 
au monde va régulièrement mendier dans les maisons des séculiers et 
son apparition est pour eux une prédication vivante, une exhortation à la 
vie supérieure. Assurément, d'ailleurs, la piété du laïque n'a rien de 
sublime, puisqu'elle est mesurée exclusivement à sa libéralité à l'égard de 
la congrégation. Aux yeux du moine, comme nous Tavons dit, le laïque 
reste toujours* un être de nature inférieure. 

Dans le bouddhisme primitif il n'existait, à proprement parler, aucun, 
culte. Il n'entre pas dans l'esprit du bhikkhu de servir les dieux; il pense- 
rait plutôt que les dieux ont à le servir, quand il est devenu un arhat. Les 
assemblées de confession ne constituent pas des actes d'humiliation reli- 
gieuse. Les moines seuls, d'ailleurs, y ont accès. Mais le bouddhisme a 
emprunté progressivement des autres sectes un certain nombre de fêtes, 
par exemple un jour de repos qui revient quatre fois par mois [uposatha), 
comme une sorte de sabbat. D'autres fêtes, comme celles du début des 
trois saisons, étaient communes aux bouddhistes et aux autres Indiens; 
les événements les plus importants de la vie du maître étaient commé- 
morés chaque année. Tout cela pourtant ne satisfaisait pas le besoin de 
véritables objets de culte, propres à la secte, et il y avait là pour le boud- 
dhisme une question vitale. Assurément cette sorte de dévotion est récente, 
et considérée comme une institution d'ordre inférieur, à l'usage des seuls 
laïques; cependant par la fiction liturgique habituelle, c'est au Bouddha 
qu'on en attribue les dispositions principales. Ainsi les bouddhistes veu- 
lent que le Bouddha ait indiqué comme lieux de pèlerinage les quatre 
endroits, où il est né, oti il a atteint la connaissance suprême, où il a tenu 
sa première prédication, où il est entré dans le nirvana. Remarquons à ce 
propos que Kapilavastu, Gayâ, Bénarès et Kuçinagara étaient déjà avant 
le bouddhisme des lieux sacrés. De plus, on prétend qu'il a divisé les 
reliques auxquelles il faut rendre un culte en trois catégories : les restes 
corporels {sarîraka)', les monuments élevés ou les objets fabriqués en 



396 HISTOIRE DES RELIGIONS 

l'honneur d'un saint {uddesaka); les objets dont un saint s'est servi 
{paribhogika). A l'époque des pèlerins chinois, le culte des reliques était 
en pleine prospérité; les chroniqueurs de Geylan en parlent également 
beaucoup. Par le récit de l'ensevelissement du Bouddha nous savons 
quelle haute valeur on attachait aux restes de son corps. Les chapelles 
qui contiennent de ces reliques ou de celles d'autres saints s'appellent 
stûpa. Il en a été élevé un grand nombre dans les pays bouddhiques ; on 
y trouve également des sanctuaires de diverse sorte, dont le nom géné- 
rique est caitya. Les dons qu'on apportait consistaient généralement en 
fleurs et en encens. L'empreinte des pieds de Bouddha, son ombre, sa 
sébile à aumônes, sont l'objet d'un culte particulier. En 1858, une grande 
fête a été donnée à Geylan en l'honneur de la dent du Bouddha. Les 
images du Bouddha le représentent assis sur le lotus avec une expression 
extrêmement paisible. Tout cela rentre plutôt dans l'histoire plus récente 
du bouddhisme. Nous n'avons indiqué ici que le principal pour montrer 
qu'à la longue il n'a pu se passer d'un culte populaire. 



§ 84. — Le bouddliisme dans l'Inde. 

Les sources de nos informations sur l'histoire de l'Église bouddhique 
sont, comme nous l'avons vu, à la fois abondantes et peu sûres. D'autre 
part, les deux traditions, celle du sud et celle du nord, sont en désaccord 
sur les iDoints capitaux. Ainsi les sources du sud parlent de trois conciles; 
le premier aurait eu lieu aussitôt après la mort de Bouddha, le second 
cent ans après, et le troisième cent dix-huit ans encore plus tard, sous 
Açoka le Maurya. La tradition du nord ne mentionne qu'un seul roi, Açoka, 
et deux conciles. L'histoire de ces réunions ecclésiastiques est rapportée 
d'une manière plutôt mythique. Le premier concile eut lieu à Râjagriha 
immédiatement après la mort du maître. Cinq cents moines y assistèrent 
sous la présidence de Kâçyapa. Upâli et Ananda s'y signalèrent particu- 
lièrement, Upâli en communiquant les décisions du maître relatives au 
vinaya, et Ananda en transmettant ses volontés au sujet du dharma. 
Ananda, quoi qu'il comptât parmi les plus doctes, li'avaît été admis au 
concile qu'après des hésitations parce qu'il n'était pas encore arhat, parce 
qu'il avait négligé de prier le maître de différer son entrée dans le nir- 
vana; parce qu'il ne lui avait pas demandé d'instructions complètes sur 
les points essentiels ou accessoires de la discipline; parce qu'il avait 
conseillé l'institution d'un ordre de nonnes, et qu'enfin, dans son intimité 
avec le Bouddha, il s'était rendu coupable de différentes fautes qu'il n'avait 
pas pu excuser d'une façon satisfaisante. Voici comment Kern explique 
ce premier .concile; c'est un bon exemple de sa méthode. Pour lui, 
après le coucher du soleil (nirvana) règne le clair-obscur (Kâçyapa) dont 
l'ennemi naturel est la lune (Ananda). ÎPar le clair-obscur se rassemblent 
les étoiles (arhat), et la lune brille au milieu d'elles d'un éclat tout parti- 
culier, bien qu'emprunté; ainsi, même après le. coucher du soleil, il brille 



LES HINDOUS 397 

encore au ciel de la clarté; et la doctrine du Bouddha lui survit dans 
l'ordre monastique. 

Le second concile a déjà plus d'importance au point de vue du dogme. 
Les moines de Vesâlî, fils de Vajji, avaient sur dix points de pratique 
autorisé des relâchements. Après de longues discussions avec de nom- 
breux docteurs, ils auraient été, dit-on, condamnés à Vesâlî par le concile 
des sept cents anciens. Il est difficile de considérer ce concile comme 
historique, et les dix points controversés sont tout à fait insignifiants. 
Cependant le récit de ce concile a une certaine importance, parce que ces 
fils de Vajji condamnés survécurent en une secte dissidente. C'est pour 
exjDliquer le schisme de cette secte appelée Mahâsâmghika, apparue plus 
tard, qu'a été imaginée la fable du second concile. 

L'histoire de l'Eglise se confond avec celle d'une suite continue de 
docteurs qui en sont les patriarches, assurent la tradition et conservent 
dans son intégrité la doctrine authentique. Dans l'énumération de ces 
maîtres, les deux Églises divergent de la façon la plus complète. Les textes 
surtout parlent de leur pouvoir magique. Nous ne nous trouvons sur un 
terrain hiétorique solide qu'avec le règne du roi Açoka, de la dynastie des 
Mauryas. Nous pouvons considérer comme fictif et négliger le prétendu 
concile tenu sous son règne, dans lequel, sous la direction de Tishya 
Maugdaliputra, auraient été condamnés certains abus du couvent de 
Pâtaliputra. Les rapports du roi Açoka avec le bouddhisme, qui nous 
sont attestés par ses édits, ont pour nous plus d'intérêt. Les édits du roi 
Açoka Devânampriya (c'est ainsi qu'il s'y nomme) ne nous fournissent, 
pas à la vérité beaucoup de renseignements sur l'état du bouddhisme dans 
son empire. Ils nous font connaître ce prince comme un bienfaiteur du 
bouddhisme, ainsi, d'ailleurs, que d'autres ordres monastiques. 11 recom- 
mande dans son empire la plus complète tolérance et protège toutes les 
religions, bien qu'il se déclare personnellement attaché au dharma boud- 
dhique, qu'il assure la congrégation de sa sympathie et lui fasse présent 
de livres relatifs à la foi. Nous pouvons à peine soupçonner les motifs, 
probablement politiques, qui l'ont porté à favoriser le bouddhisme; ce 
qui est certain, c'est qu'il a plus fait encore pour cette Église que Cons- 
tantin pour l'Église chrétienne. Après sa conversion (car la tradition lui 
attribue une jeunesse déréglée), il prit à cœur de faire fleurir la foi; les 
textes veulent même qu'il ait élevé 84 000 stupas. On prétend d'autre 
part que la fin de son règne vit une réaction se produire, ses présents 
insensés à la congrégation ayant ruiné le trésor public. La tradition lui 
attribue une grande mission à Ceylan : il y envoya, paraît-il, son fils 
Mahendra pour y planter un rameau de l'arbre sacré de la bodhi, et plus 
tard sa fille, pour y fonder l'ordre des nonnes. Mahendra devint l'apôtre 
de l'île; il convertit comme d'un coup de baguette magique le roi Tishya 
6t des milliers de personnes. Une fois établi à Ceylan, l'ordre y devint 
puissant et riche grâce à la protection et aux présents du prince. Plu- 
sieurs monastères y furent édifiés, entre lesquels devaient plus tard se 
produire des schismes; notons celui qui s'éleva entre le couvent de 



398^ HISTOIRE DES RELIGIONS 

de Mahâviliâria, qui était le plus ancien, et celui d'Abhayagiri. Le canon 
du sud que nous possédons a été fixé dans un concile du premier de ces 
deux partis. 

La période qui suit la mort d'Açoka (230 environ av. J.-C.) est celle de 
la diffusion du bouddhisme dans l'île de Ceylan, l'Afghanistan, la Bactriane 
et même la Chine. La dynastie des Mauryas dura jusque vers 180 av. J.-G. 
Elle fut suivie par celle des Çungas, dont le fondateur Pushyamitra doit 
avoir été hostile au bouddhisme. A l'époque des Çungas (de 180 à 70 av. 
J.-G.) régnaient au nord-ouest de l'Inde, comme à Caboul et dans la Bac- 
triane, des princes d'origine grecque, en particulier le Menander (150 envi- 
ron av. J.-G,) qui sous le nom de Milinda occupe une place honorable dans 
la littérature bouddhique, surtout par son entretien avec Nâgasena (que 
l'on veut identifier, sans preuves, avec le célèbre Nâgârjuna). Ainsi dès le 
premier siècle avant notre ère, le bouddhisme était déjà très répandu dans 
ces régions; vers le milieu de ce siècle des princes scythes fondèrent un 
royaume au nord^ouest de l'Inde. Un des membres de cette . dynastie, 
Kanishka (78 ap. J.-G.) fit adhésion au bouddhisme, vers l'an 100 
après J.-G. Il réunit un grand concile sous la présidence de 'Pârçva et 

r 

Vasumitra; là fut établi le canon définitif de l'Eglise bouddhique du nord. 
Ce canon ne fut d'ailleurs pas reconnu toujours et par tous les partis. 
Ainsi la secte du Mahâyâna, dont nous allons parler maintenant, a 
éprouvé le besoin d'un canon qui lui fût propre ; ce canon comprend un 
certain nombre de textes anciens, mais dans son ensemble il renferme 
une conception toute nouvelle du système, à laquelle ne s'applique plus 
la division tripartite du Tripitaka. 

L'apparition de cette doctrine du Mahâyâna est l'événement le plus consi- 
dérable que présente l'histoire de l'Eglise bouddhique dans le siècle qui 
suivit le règne de Kanishka. De bonne heure des sectes s'étaient élevées 
dans l'Église ; certains textes en comptent dix-huit, chiffre probablement 
conventionnel et inexact. Nous avons cité par exemple la scission qu'on 
représente comme l'occasion du second concile bouddhique. Mais ces divi- 
sions sont insignifiantes à côté de la scission qui se produisit dans l'Eglise 
du nord entre les partisans de « la petite voie » et ceux de la « grande voie » 
[Binayâna,Mahâyâna).'Les Hînayânistes, autrement dit les Ç7'âvakas {élèYes} 
étaient les vieux croyants, ceux qui avaient pour idéal la vie monastique; 
les Mahâyânistes, au contraire, s'enfonçaient dans des spéculations sur 
les trois corps du Bouddha, sur le vide, sur un dieu suprême {âdi- 
buddha), etc. Cette seconde école se trouvait ainsi en opposition nette avec 
les conceptions bouddhistes authentiques. Elle interprète le nirvana du 
maître comme une simple apparence et fait du Bouddha le dieu des dieux; 
elle ne s'en tient pas à l'idéal passif du moine, mais au contraire met 
au-dessus de tout la pâramitâ agissante (à savoir la pitié positive) et 
donne à-l'action le pas sur l'abstention. Elle efface la séparation nette des 
moines et des laïques et tend par conséquent à transformer l'ordre monas- 
tique en une véritable église. Elle distingue trois voies ou « véhicules )) 
[yâna] de salut : celle de l'auditeur qui consiste dans la dévotion, celle du 



LES HINDOUS , 399 

paçcekabuddha, qui est la philosophie et l'ascétisme, et celle du bodhisatta, 
la pitié bienfaisante envers tous les êtres. Pourtant elle fait converger 
finalement, (du moins suivant la doctrine du Saddharma Pundarîka) ces 
trois voies dans la voie unique du bodhisatta, qui devient ainsi la fin 
commune. Enfin elle attribue à des pratiques de toutes sortes, comme 
les bains dans le Gange, et à la magie, une haute importance religieuse. 

Dans chacune des deux branches se sont constituées deux écoles. Dans 
le Hînayâna il faut distinguer les Vaibhâshikas et les Sauirântikas ; ceux-ci 
insistant sur la sûtra, ceux-là sur les textes de VAbidharma; en outre ils 
diffèrent sur toute espèce de questions relatives à la connaissance au moi 
et au non-moi, etc. Les partisans du Mahâyâna se scindent en Yogâcâras 
et 31âdhyamikas, et ces groupes se décomposent eux-mêmes en de multi- 
ples subdivisions. La doctrine des Mâdhyamikas est un idéalisme extrême, 
comparable à celui du Vedânta : ils nient l'être et la substance et procla- 
ment la non-existence des choses ^ On attribue ce système au grand 
docteur Nâgârjuna (né vers l'an 100 après J.-C. dans le sud de l'Inde) dont 
la gloire efface celle des autres docteurs bouddhistes et même des pères de 
l'Eglise bouddhique, comme Aryâsanga, Aryadeva, Vasubandhu, Dhar- 
makîrti sur lesquels nous ne savons pas grand'chose d'historique. 

Nous possédons des renseignements authentiques sur la situation pos- 
térieure du bouddhisme grâce aux pèlerins chinois Fa-hian (400 ap, J.-C), 
Song-Yun (518 ap. J.-C), Hiuen-tsang (629 ap. J.-C). Nous avons, déjà 
indiqué, dans- notre coup d'œil sur la littérature bouddhique (§ 80), 
l'importance générale de leurs relations de voyage. Leurs itinéraires ont 
été identiques en grande partie; cependant Fa-hian a séjourné longtemps 
dans la sud de l'Inde et à Ceylan, d'où il revint en Chine par la voie de 
mer; Hiuen-tsang n'a pas visité cette région. Pour le nord de l'Inde et les 
pays situés entre l'Inde et la Chine, nous pouvons, en comparant les deux 
relations, nous faire une idée de l'évolution du bouddhisme. Au cours des 
deux siècles qui séparent Hiuen-tsang de Fa-hian, le bouddhisme avait 
généralement gagné du terrain ; on ne le trouve affaibli qu'en quelques 
régions. Les partisans du Mahâyâna sont encore en minorité à l'époque 
de Fa-hian. Hiuen-tsang, au contraire, les trouve en majorité et adhère 
à leur doctrine avec enthousiasme. Sur la vie monastique, les pratiques 
pieuses des ihoines, et d'autre part sur le culte populaire, les grandes 
fêtes, les images précieuses, les reliques qui font des miracles, les livres 
chinois sont plus que complets. Ils sont au contraire insuffisants en ce qui 
concerne l'évolution de la doctrine. D'ailleurs les pèlerins ne manquent 
pas de signaler les légendes locales qu'ils apprennent sur les bouddhas 
et les saints, et qu'ils n'ont jamais l'idée de mettre en doute. Hiuen-tsang 
est à coup sûr un homme de courage héroïque et d'âme très noble, mais 
il n'a pas la pensée claire; il est extrêmement superstitieux, mais sans 
fanatisme. Il a trouvé partout les bouddhistes en bonne intelligence avec 
les Indiens attachés au brahmanisme ; il a même constaté le mélange du 

1. C'est dans Wassilief que se trouve l'étude la meilleure et la plus complète de 
ces écoles et de l'opposition entre le Mahâyâna et le Hînayâna. 



400 HISTOIRE DÈS RELIGIONS 

culte des saints bouddhiques- avec celui des dieux indiens. Jl faut men- 
tionner encore les fondations de bienfaisance que mentionne déjà Fa-hian. 
Il existait à Pâtaliputra des hôpitaux pour les malades et les pauvres, sur- 
tout à l'intention des étrangers venus pour les grandes fêtes religieuses. 
Les pèlerins connaissent aussi l'hôpital d'animaux, fondation de caractère 
essentiellement bouddhique. 

Il semble que le bouddhisme ait atteint son apogée dans l'Inde précisé- 
ment vers l'époque de ces pèlerinages. L'histoire de son déclin est extrê- 
mement mal connue. Richement doté par les princes et les grands person- 
nages, le bouddhisme, dans l'Inde comme à Ceylan, continua à jouir de 
leur protection pendant longtemps au cours du moyen âge ; dans Test de 
l'Inde, nous voyons les dynasties Pâla et Sena (800-1200) favoriser la foi 
bouddhique. La force des fils du Çâkya n'a pas eu à s'user dans une lutte 
contre l'hindouisme. Les persécutions ont été locales et exceptionnelles; 
il y en eut à Ceylan quand des princes tamouls, venus du sud de l'Inde, où 
le bouddhisme n'a jamais pris profondément racine, vinrent s'établir dans 
l'île; il y en eut aussi dans le nord, quand, d'après Târanâtha, les Tîr- 
thikas mécréants attaquèrent les moines à trois reprises et détruisirent 
leurs monastères. Mais, en règle générale, les rapports du bouddhisme avec 
le monde environnant ont été pacifiques et amicaux. Ainsi les rois du 
Magadha, où fleurissait le séminaire de Nâlanda, furent généralement de 
zélés bouddhistes, bien qu'ils protégeassent aussi ceux de leurs sujets qui 
appartenaient à d'autres sectes. Ainsi faisait par exemple le roi Çilâditya, 
connu aussi sous le nom de Çrî-Harsha, que Hiuen-tsang trouva sur le 
trône. D'ailleurs les princes attachés à l'hindouisme n'avaient point d'hos- 
tilité à l'égard de l'ordre bouddhique; Târanâtha compte parmi les amis 
de Çîlâditya beaucoup de brahmanes. Entre la foi et la vie bouddhiques 
et celles de l'Indien fidèle à la tradition brahmanique, il n'y avait pas seu- 
lement tolérance réciproque, mais véritable affinité. Nous avons déjà 
dit plus d'une fois que le bouddhisme est resté attaché à des croyances et 
à des habitudes communes ; la même observation s'applique à son évolu- 
tion récente. Il a participé au mouvement général de la vie indienne; la 
dévotion bouddhique est très analogue à celle des milieux vishnouites et 
surtout çivaïtes. La pratique de la magie, le tantrisme, est alors un carac- 
tère commun aux bouddhistes et aux hindouistes. Kern a signalé les res- 
semblances du Saddharma Pundarîka et de la Bhagavad Gitâ; l'école du 
Mahâyâna peut être considérée comme la forme bouddhique du Çivaïsme, 
et déjà les partisans du Hînayâna reprochaient à leurs adversaires de ne 
point différer des moines çivaïtes. C'est donc bien moins d'une hostilité 
extérieure que de ses dissensions intimes que le bouddhisme a eu à souffrir. 
Les différentes écoles du nord de l'Inde, les différents monastères de Ceylan, 
avaient^ entre eux des querelles violentes ; leur inimitié et leur mépris réci- 
proques ne s'expriment pas seulement en paroles, mais plus d'une fois les 
entraînent à des luttes ouvertes. Une autre cause du déclin du bouddhisme, 
c'est qu'après la série de ses grands docteurs, qui se termine à Dharma- 
kîrti, le bouddhisme n'a plus été à la hauteur de la polémique des grands 



-LES HINDOUS 401 

docteurs du brahmanisme, Kumarîla et Çan-kara (tous deux originaires du 
Dekhan). Mais ce sont les Arabes qui lui ont porté le coup décisif; l'Islam 
persécuta les bouddhistes. Dès 644 fut détruite la communauté de Balkh, 
où peu d'années auparavant Hiuen-tsang avait admiré les splendeurs d'un 
monastère célèbre. En 712 les Arabes apparurent dans l'ouest de l'Inde; et 
la chute du Magadha (1200) marque, suivant Târanâtha, la fin du boud- 
dhisme dans l'Inde. Ainsi la pénétration de l'Islam a mis fin à l'existence 
du bouddhisme. Ce qu'il nous est- impossible d'expliquer, c'est pourquoi le 
bouddhisme a pris fln dès cette époque, tandis que l'hindouisme et même 
le jaïnisme ont survécu à la tourmente. 

Le bouddhisme a subsisté dans le Népal et à Ceylan, et s'est répandu 
depuis la Mongolie jusqu'aux îles de Java, Bali, Sumatra. Nous ne ferons 
pas ici l'histoire de toutes les églises et missions *; nous donnerons seule- 
ment quelque attention aux formes particulières que le bouddhisme du 
nord a prises au Tibet et en Chine. 



§ 8o. — Le bouddliisine tibétain ou laniaïsm.e ^. 

L'introduction du bouddhisme au Tibet remonte, si nous faisons abstrac- 
tion des légendes qui lui attribuent une origine divine, au vu'' siècle après 
Jésus-Christ. A cette époque régnait le roi Srongtsan-gampo ; il avait 
souci du développement intellectuel de son peuple, et sous l'impulsion de 
ses deux femmes, dont l'une venait du Népal et l'autre de Chine, il intro- 
duisit le bouddhisme dans ses États ; c'est pour cette raison que les deux 
princesses sont encore aujourd'hui l'objet de respects divins. Dans les 
premiers siècles qui suivirent son introduction le bouddhisme ne jouit pas 
d'une grande prospérité ; il fut même par moment persécuté. C'est seule- 
ment au commencement du xv° siècle que le célèbre Tsonkhapa fonda le 
monastère Galdan, près de Lhassa, et établit les principes de la hiérar- 
chie actuelle. 

On s'explique facilement que le lamaïsme s'écarte beaucoup du boud- 
dhisme primitif. D'abord, la religion introduite dans le Tibet au vii*^ siècle 
n'était plus l'ancienne doctrine monastique, mais le mahâyânisme, c'est- 
à-dire une religion absolument renouvelée par le çivaïsme et le tantrisme. 
De plus, le sol sur lequel elle tombait était tout différent de son sol pri- 
mitif. Le peuple appartenait à une autre race, la race mongole, et se trou- 
vait à un degré de civilisation très peu élevé, que même de nos jours il 
n'a pas dépassé. On a souvent comparé la faculté qu'a eue le bouddhisme 
de s'adapter à des besoins très variés et son action civilisatrice sur les 

■1- Le livre déjà cité de Spence Hardy, Eastern Monachism, contient un intéressant 
tableau de Phistoii-e moderne du bouddhisme à Ceylan. 

2. BiBuoGKAPHiE. — En dehors du deuxième volume de Kôppen, déjà cité, des ouvrages 
Qu'il indique et des traductions de textes originaux (extraits du Kahgyuj' et du Tangyur, 
il faut signaler : E. Sclilaginweit, Buddhism in Tibet, 1863 (traduit en français dans 
les Ann. M. G., III); et L.-A. Waddell, The buddhism of Tibet or Lamaism, 1895; 
Grûn^Aredel, Mythologie du Buddhïsme au Tibet et en Mongolie^ 1900. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 26 



402 HISTOIRE DES RELIGIONS 

Mongols à l'histoire du christianisme et à sa "propagation chez les 
Germains. La valeur de ces comparaisons est très douteuse. 

Une théorie qui a déjà son importance dans le dogme de l'église boud- 
dhique du Nord constitue le fond du lamaïsme; c'est celle des dhyâni- 
bouddha ou bouddha de la contemplation [dhyâna). Les Dhyâni-Bouddhas 
s'opposent aux bouddhas qui apparaissent sur terre sous forme humaine 
[Mânushi-bouddhas] ; ils en sont dans les sphères célestes les modèles 
vivants. Chaque bouddha qui paraît dans le monde. matériel inférieur n'est 
que le phénomène, la manifestation d'un dhyâni-bouddha vivant dans 
une sublimité mystique et une pureté éminente. Aux cinq bouddhas du 
cycle terrestre actuel (dont Gotama est le quatrième, et dont le bodhisatva 
Maitreya est le cinquième) correspondent ainsi cinq dhytini-bouddhas, à 
chacun desquels se rapporte un bodhisatva particulier. Les dhyâni-bodhi- 
satvas se distinguent des bodhisatvasiDroprement dits, ou futurs bouddhas 
humains, en ce qu'ils demeurent dans le monde abstrait de la contempla- 
tion et ne subissent pas d'incarnation; leur tâche consiste à poursuivre 
l'œuvre du dernier bouddha dans la période qui sépare deux apparitions 
successives, et à préparer l'œuvre du bouddha futur. Dans 'chacune de 
ces deux séries, le quatrième terme, celui qui correspond à la période 
actuelle, est naturellement le plus important : ce sont le dhyâni-bouddha 
Amitâbha, qu'on honore souvent comme divinité suprême (quoiqu'il se 
rencontre aussi dans le lamaïsme des conceptions athéistes qui identifient 
les cinq dhyâni -bouddhas, aux cinq éléments ou aux cinq sens), et le 
dhyâni-bodhisatva Padmapâni ou Avalokiteçvara (en tibétain Ghenresi), 
spécialement invoqué comme patron du pays. 

Ce qui caractérise spécialement le lamaïsme, c'est sa hiérarchie, qui 
repose sur l'idée que les grands dignitaires de rÉglise sont les incarnations 
des êtres divins. Ainsi /les deux grands-prêtres, le grand lama du Tibet 
supérieur (Panchen Rinpoche) et le Dalaï-lama de Lhassa sont considérés 
comme les incarnations d'Amitâbha et d'Avalokiteçvara. Le Dalaïlama 
est également l'incarnation de Tsonkhapa; d'autres membres encore 
du haut clergé sont des incarnations. La loi d'hérédité qu'on a^Dpelle 
(( chubilghen » désigne comme nouvelle incarnation de chaque Dalaï-lama 
mort un enfant né neuf mois après son décès. Le choix, que précédemment 
le clergé faisait lui-même par des moyens divinatoires, est passé, au siècle 
dernier, sous l'influence directe du gouvernement chinois. 

En ce qui concerne le culte, les rares voyageurs européens qui ont tra- 
versé ce pays d'accès difficile et obtenu l'autorisation de séjourner à Lhassa, 
ont ressenti vivement l'imiDression d'une grande ressemblance avec les 
formes de la religion catholique. La multitude des cloîtres et le nombre 
relativement énorme de leurs moines, le son des cloches, les chapelets, les 
images des saints, les reliques, les jeûnes, la musique d'église, les pro- 
cessions, les baptêmes tibétains ont fait même supposer à de pieux catho- 
liques que le diable, par raillerie, avait créé au Tibet une caricature du 
christianisme. Pour compléter le tableau signalons encore les amulettes 
c{ui se portent dans de petites boîtes et font partie de l'habillement, et les 



LES HINDOUS 403 

roues à prières qui, mises en mouvement par la main ou même par le vent 
et par l'eau, font tourner un cylindre couvert de formules de prières, ce 
qui produit le même effet bienfaisant que si l'on avait récité toutes ces 
formules. On voit de ces machines à prières par milliers; elles existent 
aussi sous la forme plus simple de baguettes sur lesquelles s'agitent au 
vent de petits drapeaux à prières : on y trouve en général inscrite la courte 
formule sacrée « Om mani i^adme hum )), qui se traduit ordinairement 
{( Ô joyau dans le lotus, amen », à laquelle appartient une puissance 
magique spéciale. 

L'histoire des Dalaï-lamas commence au xv^ siècle. Non seulement nous 
connaissons les noms de tous les dignitaires successifs depuis cette époque, 
mais nous pouvons suivre aussi le développement de leur puissance tem- 
porelle, jusqu'au moment où il fut arrêté par la Chine. Le Dalaï-lama est 
reconnu comme chef de l'Eglise parles Mongols bouddhistes de la haute 
Asie et d'une partie de l'empire chinois. Aussi le gouvernement chinois 
a-t-il intérêt à tenir sous sa dépendance le siège de ce pouvoir spirituel. 
Mais les lamaïstes zélés attendent le libérateur qui doit secouer le joug 
étranger. 

§ 86. — Le bouddhisme en Chine et au Japon *. 

C'est spécialement sous la forme du Mahâyâna que le bouddhisme est 
parvenu aux peuples mongols, et qu'il s'est largement répandu en Chine 
et au Japon. En Chine, en 61 ap. J.-C, l'empereur Ming-ïi fut invité par 
un rêve à faire chercher dans l'Inde des livres et des maîtres. A partir de 
cette date le bouddhisme se propagea dans le pays et y fonda des monas- 
tères. Il est certain que depuis 335 des Chinois ont pu entrer dans ces 
cloîtres en qualité de moines. La nouvelle religion se consolida dans le 
pays, malgré les persécutions qui sévirent, surtout sous la dynastie des 
Tang (620-907), avec destructions de monastères et assassinats de moines, 
et quoique la vie oisive des moines détachés du monde dût être antipa- 
thique aux vrais Chinois. On reprochait en particulier aux moines de ne 
pas fonder de familles, et de saper ainsi par la base la vertu qui est le fon- 
dement de la piété. Au xvii^ siècle, le grand prince de la dynastie mand- 
choue, Kang-hi, exprimait encore son aversion pour cette religion étran- 
gère. Néanmoins quelques-uns des principaux saints du bouddhisme, les 
pèlerins dont nous avons déjà parlé (§ 84) sont originaires de Chine, et 
le sol chinois est semé de monuments bouddhiques, cloîtres, pagodes à 
reliques, temples et images. 

Les sectes multiples, tant ésotériques {tsung-men] qu'exotériques [kiau- 

1. Bibliographie. — S. Beal, Buddhism in China, 1884; A catena of buddhist scriptures 
from the chinese, 1871; J. Edkins, Chinese Buddhism., 1880; S.-J. Eitel, Handbook for 
he student of Chinese Buddhism, 1888. — Pour le Japon : B. Nanjio, TtoeZweJapanese Bud- 
dhist sects, 1887; R. Fujishima, Le bouddhisine japonais, 1889 (ces deux ouvi-ages sont 
fies traductions de textes japonais); S. Kuroda, Outlines of the Mahâyâna, 1893; 
W.-E. Griffis, The y^eligions of Japan, 1895. 



404 HISTOIRE DES RELIGIONS 

mew) ont pour base des soûtras différents. La secte Tsîng-tu honore Mito 
{Amitâbha) comme maître du paradis de l'Ouest où s'en vont les pieux, 
dispensés de toute vie ultérieure. Plus d'honneurs encore sont rendus à 
Fousa Kioanyin (qui correspond au bodhisatva Avala kiteçvara) , en sa qua- 
lité de déesse de la pitié, qui secourt les hommes dans leurs peines. Fo 
lui-même (Bouddha) est relativement dans l'ombre à côté de ces divinités. 
L'école ésotérique et mystique existe en Chine depuis 526 ap. J.-C. ; elle 
a été fondée par le patriarche Bodhidharma, qui venait du sud de l'Inde. 
Les sectes bouddhiques avec leurs abstractions et leurs négations, se rap- 
prochent des groupes taoïstes Wu-Weï. 

En Chine, comme dans l'Inde, le culte bouddhique consiste surtout dans 
la vénération des images et des reliques. Dans les couches populaires 
inférieures, le bouddhisme rivalise avec le taoïsme en procédés magiques 
propres à écarter les mauvais génies et à procurer le salut dans ce monde 
ou dans l'autre. 

Les trois religions de la Chine, confucianisme, taoïsme et bouddhisme, 
ne sont pas en guerre et ne s'excluent pas; elles vivent en paix côte à côte. 
Le Chinois, à moins qu'il appartienne plus particulièrement à l'une des 
trois en qualité de prêtre ou de moine, visite tous les temples sans 
distinction et s'associe à toutes les cérémonies. Le gouvernement même, 
bien que les lettrés méprisent la religion bouddhique, se trouve pour 
des raisons politiques dans la nécessité de rester en bons termes avec 
le lamaïsme. Il y a toujours à Peking un certain nombre de lamas 
entretenus aux frais de l'Etat. 

Quant au Japon, c'est de la Chine que le bouddhisme lui est venu. 
Des nombreuses sectes qui y vivent, deux seulement sont japonaises : le 
Schin et le Nichiren.\ Le Schin se rapproche du Jodo (en chinois Tsîng-Lu) 
par le culte d'Amida ; mais il se distingue par sa façon de concevoir les 
conditions de l'entrée dans le paradis occidental : l'essentiel est de répéter 
fréquemment le nom d'Amida ; il est permis aux moines de se marier et 
de manger de la viande; les laïques eux-mêmes peuvent entrer dans le 
paradis. Le Schin est de toutes les sectes bouddhistes du Japon celle qui 
compte le plus d'adhérents. Il a été fondé au xii'' siècle; il envoie des mis- 
sions et ne se montre pas hostile à la civilisation européenne. Au contraire 
le Nichiren, qui date du xm^ siècle, se distingue par une idolâtrie grossière 
et des pratiques magiques. 

L'HINDOUISME. 

§ 87. — Origines de rhindouisme \ 

Quelque extension que le bouddhisme ait prise dans l'Inde, il n'a pas 
réussi à s'établir partout d'une manière stable. A l'Ouest particulièrement 
cette religion s'est heurtée contre la résistance non seulement des prêtres, 

1. Bibliographie. — Les ouvrages fondamentaux pour l'étude de l'hindouisme sont : 
Lyall, Asiaiic studies, 2" éd., 1884; Id., Nouvelle série, 2 vol., 1900 ; W. Crooke, An Iniro- 



LES HINDOUS 405 

mais des populations elles-mêmes, et la résistance a été la plus forte. C'est 
que de ce côté il paraît s'être développé d'assez bonne heure des religions 
étroitement liées à la vie populaire, tandis que le brahmanisme de l'Est 
et la philosophie des Kshatriyas étaient propres aux riches et aux lettrés. 
Nous voyons dans ces cultes de l'ouest de l'Inde la phase initiale de la 
religion dont on comprend les sectes et les subdivisions innombrables 
sous le nom général d'hindouisme. Les fondateurs de ces premières sectes 
de l'hindouisme ont le mérite d'avoir élargi le champ d'action des religions 
supérieures en y introduisant la masse du peuple. De même que le jaïnisme 
et le bouddhisme satisfaisaient aux besoins moraux des Kshatriyas en les 
faisant participer à la religion, jusque-là privilège des brahmanes, les 
sectes en question ouvraient le chemin du salut aux castes inférieures. 
Des idées d'origine sacerdotale et philosophique pénètrent là où avaient 
seules régné jusqu'alors la magie et la superstition; on fait effort pour 
introduire dans les croyances primitives et les cultes traditionnels des 
classes inférieures un sens plus profond et un contenu religieux nouveau. 
Cette sorte de rénovation religieuse, dont il faut placer le début bien après 
l'apogée du brahmanisme, est résultée de deux mouvements sociaux, l'un 
descendant et l'autre ascendant. 

La religion du peuple proprement dit n'avait pas été modifiée par l'action 
sacerdotale des brahmanes. Elle avait conservé la physionomie que nous 
reflètent encore certains passages des Védas ; c'était toujours un culte 
de génies ou de démons attachés au village et au champ, au bois et à la 
montagne, ou aux différentes circonstances de la vie, naissance, maladie, 
mort, etc. ; l'adoration des arbres et des pierres, des serpents et autres 
animaux ; le culte avait avant tout le caractère magique que nous con- 
naissons par VAtharvaveda. C'est cette tige sauvage que greffèrent les 
fondateurs des nouvelles sectes. L'hindouisme traditionnel présente encore 
des éléments d'origine védique : non seulement des noms de divinités 
védiques, mais aussi des légendes, des enseignements et des rites. Mais l'in- 

clucHon to the Popular Religions and Folklore of Northern India, 1894, 2^ éd., 1896; — 
Popular Religions and Folklore of Northern India, 2 vol., 1896, et les livres déjà cités 
de Barth et d'Hopkins. — Parmi les travaux plus anciens, citons : en ce qui concerne 
les dieux, le volume IV des Textes de Muir et Ziegenbalg, Généalogie der Malaha- 
rlschen Gôtter, 1867; — en ce qui concerne l'histoire des sectes, Golebrooke, Essays, 
I; Wilson, Select Works, I-II (ouvrage important); Monier Williams, Hinduism (courte 
esquisse, Soc. for. prom. chr. Knowl.), et Brâhmanism and Hinduism (ouvrage plus 
considérable), 1887; — sur la religion des poèmes épiques on trouve beaucoup de 
détails dans : S. Sôrensen, Om Mahâbhâratas Stilling iden indiske Literatur, 1883; 
Joseph Dahlmann, Das Mahâbhdrata, 1895 ; Genesis des Mahâbhârata,i%^^ ; A. Holtzmann, 
Â.rjuna und Indra im Mahâbhdrata ; 3 acohi, Das Rdmâyana, 1893; Gh. Schœbel, Le 
Râmâyana [Ann. M. Guimet, XIII); — sur la doctrine et la littérature des sectes : 
G. Thibaut, Veddnta Sûtras (S. B. E., XXXIV, Introduction); Bhandarkar, Report on 
the search for sanskint manuscripts 1883-1884 (1887); Grierson, dans les Verhandlungen 
d. VU. Oriental-Congresses , 1888, Arische Section; Garcin de Tassy, Histoire de la lit- 
térature hindoue et hindoustanie, 3 vol., 2^ éd., 1871; — comme échantillons de la lit- 
térature des sectes nous recommandons les traductions que Cowell a données du Sar- 
''^o.darçanasangraha {The Pandit, X, New Séries, I; édition séparée dans les Trilbner's 
Oriental Séries) et des aphorismes de Çandilya {Hindu Faith) Bihl. Indica, New Ser., 
^09, 1878; à consulter également les Veddnta Sûtras de Thibaut, déjà cités. 



406 HISTOIRE DES RELIGIONS 

fluènce du brahmanisme et des écoles philosophiques est plus sensible 
encore. Tous les caractères des sectes anciennes de l'hindouisme indiquent 
que des mains de brahmanes y ont travaillé. Elles reconnaissent encore 
les Védas comme la source de toute science sacrée et fondent sur les Ujoa- 
nishads leur philosophie religieuse. Cette philosophie, dérive principale- 
ment du Vedânta, à ce point que les principaux représentants de cette 
école comptent aussi parmi les fondateurs des sectes hindouistes. L'in- 
fluence du Sânkhya se fait d'ailleurs sentir elle, aussi : c'est la part des 
Kshatriyas. Du reste les doctrines n'y subsistent pas dans leur pureté. Les 
rameaux se sont éloignés du tronc, et ils ont pris une figure nouvelle. Les 
doctrines se rapprochent de la pensée populaire en ce qu'elles accordent 
sans conteste une large place à la notion de Dieu. La conception panthéiste 
de l'âtman est bien toujours la forme supérieure de l'idée ; mais il existe des 
notions graduées de la divinité, dont la valeur n'est pas seulement rela- 
tive, et parmi lesquelles il y a place pour les dieux populaires. Dans le 
système de Râmânuja par exemple, Dieu peut se manifester en même 
temps sous les formes les plus diverses : comme l'esprit infini et invisible 
du ciel, comme le créateur et régulateur actuel du monde, comme le pro- 
tecteur des hommes et le prédicateur de la vérité incarné sur la terre, 
comme divinité corporelle revêtue d'insignes divins, et même enfin sous 
l'aspect d'images de pierre ou de métal, où il habite et reçoit les prières 
des hommes (Bhandarkar, p. 69). 

De même qu'il y a plusieurs formes de la divinité, il y a plusieurs façons 
d'atteindre le salut. Les deux anciennes voies, celles des œuvres, karma- 
mârga, qui désignait avant tout la pratique védique des sacrifices, et celle 
de la connaissance, jnânamârga, par laquelle on entendait la méditation 
philosophique, restent dans le système hindouiste les deux principales; 
mais il s'y joint une troisième voie tout à fait caractéristique de l'hin- 
douisme : c'est le bhaktimârga, qui consiste dans l'abandon complet de 
soi à Dieu et à sa miséricorde. Ainsi la religion est capable de s'adapter 
à toutes les dispositions religieuses; elle convient aux fidèles des anciennes 
religions, et aux nouveaux adeptes; elle est en état de satisfaire le théo- 
logien érudit dans ses tendances spéculatives; en même temps elle 
répond aux besoins du laïque le moins dégrossi, habitué à la magie, 
plein de superstitions, et, en le contentant, elle l'amène au progrès. C'est 
surtout pour cette dernière catégorie de fidèles que l'hindouisme s'est 
constitué. La philosophie d'école, jusque-là si aristocratique, perd dans 
ces rapports avec les âmes populaires une bonne partie de sa distinction, 
et se trouve entraînée dans la direction pratique de la foi vulgaire, tandis 
que s'étalent les pensées et les pratiques inférieures; l'élément laïque 
jouit d'une prépondérance marquée. 

De là mouvement de bas en haut, action des parties inférieures de la 
populartion sur les supérieures. S'il est vrai que les sectes ont été fon- 
dées par des membres des castes supérieures, dont la pensée prédomine 
dans les théories, les conceptions mythiques et les formes du culte n'en 
sont pas moins d'origine essentiellement populaire. Les principaux dieux 



LES HINDOUS 407 

de l'hindouisme ont bien avec les anciennes divinités védiques des appel- 
lations, des caractères communs; mais la forme sous laquelle les sectes 
les invoquent leur vient des génies et des dieux secondaires auxquels 
s'adressaient des cultes locaux. Nous pouvons encore a^ljou^d'hui suivre le 
processus par lequel un dieu local pénètre par degrés dans le panthéon et 
s'élève au rang de divinité indépendante, ou d'avatar d'un dieu déjà 
reconnu. Le dieu de la terre Bhûmiya, dont le culte est tout à fait pri- 
mitif, s'identifie de nos jours avec Vishnu. De même Baba, génie divinisé 
des tribus aborigènes, est devenu en beaucoup d'endroits une nouvelle, 
manifestation de Çiva. On reconnaît partout de même, dans les cultes 
et les mythes, dans les figures et les insignes des dieux, des vestiges 
des anciennes religions locales. 

D'après Grooke, on peut suivre étape par étape la pénétration progres- 
sive de ces divinités dans le temple. A l'origine, l'endroit où on les adore 
est extérieur à l'édifice sacré; on les considère alors comme les gardiens 
de l'entrée du temple, et c'est en cette qualité qu'ils ont une place 
dans son culte. Plus tard, nous les voyons obtenir une chapelle dans le 
temple; elle est généralement desservie par un prêtre de caste inférieure. 
Puis la transformation se poursuit, jusqu'à ce que l'ancien dieu agraire 
ou démon silvestre soit enfin devenu l'incarnation ou la manifestation 
du dieu principal, et jouisse du culte officiel le plus complet. Lyall a 
montré dans le culte des grands hommes une évolution absolument ana- 
logue. L'homme meurt, et sa famille considère son tombeau comme un 
endroit propre aux pratiques pieuses. Bientôt tout le district partage ce 
sentiment; on bâtit sur la place un petit sanctuaire, dont le culte devient 
peu à peu lucratif pour la famille, grâce aux sacrifices des voisins; le 
peuple considère comme une bonne fortune de posséder dans le pays un 
lieu sacré ; les princes le protègent autant qu'ils peuvent ; au bout de peu 
d'années les souvenirs relatifs au mort se brouillent; son origine devient 
mystérieuse, sa vie se pare d'additions légendaires, on tient sa naissance 
et sa mort pour surnaturelles; à la génération suivante les noms des 
dieux supérieurs s'introduisent dans son histoire, et de la tradition mira- 
culeuse elle-même on fait un mythe qui ne peut s'expliquer qu'en admet- 
tant l'apparition d'un dieu sous forme de personne humaine. Dès lors la 
déification est complète; l'homme était un des dieux, et les brahmanes 
lui installent une niche dans le temple'. De telles transformations s'ac- 
complissent continuellement dans l'Inde moderne; quand Lyall compare 
le panthéon hindouiste à un caravansérail, il fait allusion à ce continuel 
passage des dieux locaux au rang de divinités supérieures. « A ce degré 
de l'évolution religieuse, poursuit spirituellement cet auteur, le peuple 
dresse entre la terre et le ciel une sorte d'échelle de Jacob où les hommes 
montent jusqu'à ce qu'ils deviennent dieux et soient appelés à redes- 
cendre comme incarnations des divinités. )) Ici vient ce trait caractéris- 
tique de l'hindouisme, que les personnages de la poésie épique jouent 

i- Asiatic Studies, 22 ff. 



408 ^ HISTOIRE -DES RELIGIONS 

dans la religion un rôle considérable. Rama, le héros du grand poème 
épique, le Râmâyana, est devenu grâce au poème l'idéal moral du peuple, 
et il est passé du rôle de héros d'une famille à celui de héros national. Le 
culte qui lui fut rendu Féléva bientôt de la sphère humaine, à la sphère 
divine et entraîna son identification avec Vishnu. 11 en a été de même pour 
un autre héros épique de l'ouest de l'Inde, Krishna. Dans un cas comme 
dans l'autre, il semble y avoir eu confusion d'un héros de légende avec 
une divinité populaire : Krishna, le Yaduide, est identifié à Govinda, dieu 
pastoral; Râma, le Raghuide, est identifié à un dieu populaire, le vain- 
queur des démons, Râma. C'est seulement après cette première transfor- 
mation, que le héros, déjà demi-dieu, a été conçu comme une incarnation 
de Vishnu. a C'^est certainement grâce au même processus évhémériste 
que les principaux fondateurs de sectes ont été pris pour des dieux et 
honorés comme tels. Les temples bâtis au philosophe Çankara et au poète 
Vyâsa sont des preuves manifestes de ce processus général. Un Hindou, 
indianiste des plus prudents et exacts, le D"" Bhandarkar, a émis l'hypo- 
thèse que Vâsudeva lui-même, l'ancien dieu des sectes occidentales, qui 
fut de bonne heure identifié avec Vishnu, aurait été à l'origine simple- 
ment le fondateur de la secte du Bhâgavata. 

On comprend qu'une telle religion, qui s'assimile naturellement toutes 
les croyances, toutes les pratiques auxquelles le peuple est attaché, soit 
inébranlable. Sa résistance victorieuse au bouddhisme en est la meilleure 
preuve. Mais on aurait tort de concevoir ce travail d'adaptation comme 
un acte de défense contre le bouddhisme menaçant. La reconnaissance 
officielle des cultes populaires était dans l'ordre des choses ; dès l'origine, 
les brahmanes avaient su sanctifier l'inévitable. 



§ 88. — Les sectes et leurs écrits. 

Nous sommes très mal renseignés sur les débuts de l'histoire de l'hin- 
douisme; les premières dates- sont encore incertaines. Bûhler a pourtant 
cru pouvoir faire remonter assez haut les sectes les plus anciennes. Sui- 
vant lui, elles se seraient constituées assez longtemps avant le boud- 
dhisme et même le jaïnisme (vers 800 av. J.-C); à la façort dont en 
parlent les écrits jaïnistes et bouddhistes, elles avaient une longue exis- 
tence antérieure. Il est certain, en tout cas, que la secte des Ajîvakas, la 
plus ancienne connue, a existé avant l'apparition du Bouddha et s'est 
montrée hostile à la secte nouvelle. Ces Ajîvakas ont constitué un ordre 
monastique; tout comme les bouddhistes et les jaïnistes, ils avaient fait 
de la dernière phase de la vie brahmanique, celle du renoncement, un 
modèle pour la vie tout entière; de là leur nom de Ajîvakas qui signifie 
ceux qui renoncent pour « toute leur vie ». Ils cherchaient ainsi à obtenir 
le salut par'Tascétisme {tapas). Ils diffèrent pourtant des jaïnistes et des 
bouddhistes par le caractère théiste ou panthéiste de leur religion. Ils 
pratiquaient avec zèle le culte de Nâràyana (Vishnu) et en général se 



LES HINDOUS 409 

tenaient plus près de la religion populaire. Ils n'ont pas laissé de littéra- 
ture; nous ne les connaissons que par quelques inscriptions (ils en ont 
laissé par exemple dans certaines cavernes), et par les allusions des écrits 
bouddhistes et jaïnistes. 

Beaucoup d'auteurs, par exemple Kern et Bûhler, ont identifié avec les 
Ajîvakas la célèbre secte des Bhâgavatas. On peut en tout cas considérer ces 
Bhâgavatas comme les continuateurs de l'ordre plus ancien des Ajîvakas. 
Eux aussi honoraient Nârâyana-Vishnu et également Krishna. Mais le 
nom caractéristique de leur dieu- est Yâsudeva (voir ci-dessus), qu'ils iden- 
tifiaient bien entendu avec les deux divinités que nous venons de nommer. 
Nous ne savons si les Bhâgavatas pratiquaient eux aussi la vie monas- 
tique; mais en revanche nous connaissons assez bien leur théologie et 
leur littérature. Ils ont produit en particulier le système philosophique 
appelé Pancarâtra, du nom duquel ils sont souvent désignés. Il ne faut 
d'ailleurs pas se représenter les Pancarâtras comme une école philoso- 
phique; leur religion est d'un caractère populaire, et n'a pas de fon- 
dement métaphysique; leurs idées ne dérivent pas non plus directe- 
ment des Védas ou des Ujocinishads ; il est plus exact de dire qu'elles 
ont à l'égard de ces doctrines une complète indépendance. Elles sont 
pénétrées de l'esprit de la poésie épique et de cette dévotion qui s'exprime 
par la hhakti. 

Nous trouvons chez les adeptes de Râmànuja une théorie tout à fait 
analogue à celle des Pancarâtras. Râmànuja était un brahmane du sud 
de l'Inde, et vivait au xii° siècle. Il a rajeuni la philosophie des Bhâga- 
vatas; c'est un des plus grands docteurs de l'Inde et sa secte l'une des 
plus importantes. Les disciples de Râmànuja adorent l'être suprême sous 
la forme de Râma, et, comme il faut s'y attendre des fidèles d'un homme 
de cette valeur, ils ont de la divinité une conception très haute. 

C'est à la suite de ces grands mouvements, et en conservant toujours 
une partie de leurs traditions, que s'est formée la multitude énorme des 
sectes qui révèrent le nom de Vishnu. Parmi les principaux docteurs 
autour desquels les sectes se sont organisées, et dont on honore la 
mémoire, nommons tout d'abord le réformateur Râmânanda, qui appar- 
tient au sud de l'Inde (environ 1400 ap. J.-C). Râmânanda s'est avancé 
du côté du peuple beaucoup plus loin que Râmànuja : il enseignait la 
vanité de toute observance religieuse extérieure, et il avait adopté la 
langue populaire [hindi) pour exprimer, sa doctrine. Il a composé dans 
cette langue plusieurs poèmes didactiques ; cependant son action était due 
surtout à une influence personnelle, et on lui attribue le mérite d'avoir 
empêché les peuples de l'Inde supérieure de tomber dans la stagnation 
religieuse qui régnait déjà au Bengale. Les deux hommes les plus 
influents de l'hindouisme moderne, le réformateur Kabîr (xv siècle) et le 
poète Tulsi Dâs (vers 1600) procèdent entièrement de lui. 

Tandis que ces sectes se recrutaient dans toutes les classes, les Mâdlivas, 
qui se réunirent autour du célèbre philosophe Anandatîrtha, cherchaient 
au contraire à conserver un caractère brahmanique, et pour cette raison 



440 HISTOIRE DES RELIGIONS 

tous les membres de la secte devaient appartenir à la caste des brah- 
manes. De même les Sannyàsins, dont chacun devait avoir accompli les 
deux premières périodes de la vie brahmanique ; ils ont maintenu la 
tradition monastique et ascétique des sectes les plus anciennes. Au 
contraire, la secte des Vallahhas, qui adorait Krishna, avait une vie 
purement mondaine et un laisser-aller dangereux. 

Les sectes çivaïtes ne présentent ni des noms aussi illustres ni une 
évolution aussi caractéristique que les sectes vishnouites. La plupart des 
çivaïtes sont des pèlerins et des ascètes. Cependant, sur la partie instruite 
et cultivée de l'Inde, l'influence du çivaïsme a été longtemps prépondé- 
rante. Encore aujourd'hui, en beaucoup d'endroits, la plupart des brah- 
manes s'y rattachent. D'une façon générale, il semble que le çivaïsme ait 
été au moyen âge, pendant des siècles, la plus puissante des deux sectes, 
sans doute parce qu'il laissait plus libre cours à la superstition populaire; 
le vishnouisme n'a repris sa puissance qu'au xv° siècle, grâce aux mouve- 
ments de réforme qui l'ont renouvelé. Du reste la rivalité des deux sectes 
n'a jamais donné naissance à de véritables luttes. Elles ont plutôt ten- 
dance à se confondre, car non seulement les Çaivas invoquent sans scru- 
pule les dieux des Vaishnavas, et inversement, mais encore des ascètes 
comme les Sannyàsins appartiennent tantôt à une religion, tantôt à 
l'autre; de plus les deux groupes de sectes participent également aux 
"pratiques secrètes des Çâktas ou tantrisme. 

Le caractère assez profane de l'hindouisme se manifeste bien par la 
grande place que tient dans sa littérature sacrée la poésie épique popu- 
laire. Le Mahâbhârata^ œuvre de dimensions énormes, d'un simple 
poème héroïque s'est enflé avec le temps aux proportions d'une littérature 
entière; les Indiens y ont introduit toute espèce d'éléments anciens et 
nouveaux tirés de leur trésor de mj^thes et de légendes, de spéculations 
philosophiques et religieuses. Le poème, qui date des premiers siècles 
de notre ère, avait pris cette iDhysionomie probablement bien avant le 
VII" siècle. Dès cette époque on voit 1' « œuvre de Vyâsa » (Vyâsa est le 
nom de l'auteur mythique dû Mahâbliârata) célébrée comme livre de droit, 
règle des mœurs, guide du salut; dès lors comme à présent, on le lisait, 
dans les temples, dans un but d'édification, comme texte sacré. Çankara 
nous rapporte (environ 800 ap. J.-C.) que le Mahâbliârata était employé 
à l'instruction religieuse des classes auxquelles l'étude des Védas et du 
Vedânta restait interdite. Il paraît que le brahmane qui connaît les Védas 
en entier, mais ignore le Mahâbliârata, est un homme, imparfaitement 
instruit. Dans son ensemble, le poème a été admis de bonne heure à faire 
partie de la smriti, de la tradition religieuse. 

Indépendamment de l'importance que les Hindous eux-mêmes attachent 
à ce poème, il est pour nous une source inestimable de renseignements 
sur l'état religieux de l'Inde au moyen âge. Les principales branches de 
l'hindouisme, le culte de Vishnu, celui de Krishna-; celui de Çiva, y sont 
représentées; les légendes qui s'y rattachent y sont racontées, leur théo- 
logie développée. Ainsi l'épisode du Harivamça est une exposition de la 



LES HINDOUS 411 

légende de Krishna, et surtout la célèbre Bhagavad-Gîtâ constitue une 
explication tout à fait instructive de la théologie krishnaïte. Le héros 
x\rjuna hésitant à partir en guerre contre ses parents, Krishna lui montre 
la nécessité d'agir selon le devoir, et l'entretien prend l'ampleur de tout 
un système religieux et philosophique. En dépit de son caractère éclec- 
ticfue, la Bhagavad-Gîtâ, par sa richesse d'idées et la netteté de sa forme, 
prend place parmi les plus belles productions de la pensée indienne. Dans 
l'Inde même, elle est l'objet de la plus grande admiration; toute secte 
théologique qui cherche à s'affirmer doit définir sa position théorique par 
un commentaire de la Bhagavad Gita ^ 

Le thème fondamental du Mahâbhârata est la lutte de deux puissantes 
familles, les Panduides et les Kuruides. Elle reflète sans aucun doute 
d'anciens événements de l'histoire de l'Inde. La même remarque s'applique 
dans une large mesure au grand poème du Sud, le Râmâyana, dont le 
sujet touche certainement à l'extension du peuple indien du nord vers 
le sud. Quoique le Râmâyana ait 24 000 distiques, son étendue n'atteint 
que le quart de celle du Mahâbhârata ; il présente d'ailleurs plus d'unité, 
plus d'art, et semble à tous égards l'œuvre d'un auteur unique, qui 
serait, paraît-il, le poète Valmîki. Pour le fond également il diiîère par 
plus d'un trait de l'épopée du Nord ; il a surtout un aspect moins épique, 
il donne plus "de place au fabuleux, de même que l'Odyssée comparée à 
l'Iliade. 

Dans la fuite vers le sud de Râma, le prince royal chassé, et dans ses 
combats, dans ses tentatives pour recouvrer sa femme Sîtâ,. on voit des 
ours et des singes agir comme des hommes, et le secourir par des pro- 
diges de toute sorte. D'une façon générale, le poème est animé d'une 
fantaisie hardie et romanesque. On a toujours vanté, d'autre part, son 
idéalisme moral; par l'élévation et la pureté de son inspiration, il est 
supérieur non seulement aux imaginations grossières des populations 
méridionales de l'Inde, mais même à la poésie raffinée des Hindous. 

Les écrits théologiques proprement dits des sectes sont ce qu'on appelle 
les Purânas, dont certains sont des œuvres très considérables. Purâna 
signifie « ancien )), et c'est le terme qui en ancien sanskrit désigne la cos- 
mologie. En principe, un purâna devrait embrasser toute l'évolution de 
l'être, depuis la cosmologie, la succession des mondes et la naissance 
des dieux jusqu'aux temps historiques et aux dynasties. En fait, ce sont 
des recueils assez mal ordonnés de considérations théologiques et phi- 
losophiques, de légendes et de contes, de prescriptions ascétiques et 
rituelles, etc. ; avec une tendance très marquée à mettre en avant un dieu 
particulier, celui qu'honore la secte. Chaque secte doit en effet avoir son 
purâna ou s'en approprier un. Sans doute les premières sectes ont eu 
aussi les leurs. Mais tous les purânas que nous possédons sont des pro- 

1. Depuis l'édition et la traduction latine de Schlegel, de nombreuses traductions 
l'ont rendu accessible, par exemple, la traduction allemande de Lorinser et la traduc- 
tion anglaise d'Arnold. L'ouvrage de W. v. Ilumboldt, Abhandlung ueber Bhagavad- 
Qita, 1826, vaut encore la peine d'être lu. 

/ 



4i2 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

ductions du moyen âge, postérieures en tout cas au Mahâbhârata, dont 
elles forment comme la continuation théologique. Les plus connus sont 
le Vishnu Purâna (traduit par Wilson) et le Mârkandeya Purâna; ils 
sont généralement désignés par le nom d'une divinité. Le grand Bhâga- 
vata Purâna, traduit et édité par Burnouf, est un des plus récents ; Bûhler 
a prouvé qu'il est apocryphe et qu'il date du xii'' siècle. Les Purânas que 
nous possédons étant modernes, ils n'ont généralement comme documents 
qu'une valeur secondaire. Comme ouvrages philosophiques et théolo- 
giques, ils sont bien au-dessous des Brâhinanas et des anciennes Ujoa- 
nishads ; au point de vue littéraire, ils ne soutiennent pas la comparaison 
avec la poésie épique. N'empêche qu'ils fournissent, par leurs innom- 
brables légendes, ^ythes et dissertations philosophiques, un ensemble 
extrêmement riche de matériaux à l'histoire des religions. 

Les TanLras\ composés dans les derniers siècles, doivent être considérés 
comme des compléments aux Purânas. Ce sont des textes rituels, qui 
assez souvent consistent uniquement en accumulations de noms et de 
formules creuses. Ils présentent cependant un intérêt spécial, parce qu'ils 
contiennent les prescriptions du culte secret qui joue un grand rôle dans 
l'Inde moderne. . 

La littérature religieuse des Hindous comprend encore une foule de 
Stotras ou cantiques et ne cesse pas d'en produire. 



§ 89. — Les dieux et la théologie. 

Dans l'hindouisme, l'élément mythologique passe au second plan, et ce 
sont les actes religieux qui sont l'essentiel. Les sectes se reconnaissent 
aux caractères de leur culte et surtout à leur vie extérieure ; leurs idées 
philosophiques tiennent également plus de place dans leur doctrine que 
les figures divines. Pourtant cette mythologie a beaucoup d'intérêt. Pas 
un seul des dieux védiques n'a conservé son caractère ou son ancienne 
place. Indra, le roi des dieux, ne disparaît pas, mais il se survit à lui- 
mênie ; on a toujours le sentiment que c'est une divinité éminente; les 
personnages favoris des mythes et des légendes reçoivent toujours comme 
titre d'honneur le nom de « fils d'Indra )), mais il n'exerce plus de véri- 
table puissance ; cet effacement est déjà manifeste dans les parties les plus 
anciennes du Mahâbhârata; il ne peut être question d'une disparition 
progressive d'Indra, au cours du Mahâbhâî'ata, quoi qu'en ait pensé 
Holtzmann. Le principal dieu de l'époque brahmanique, Brahma, a lui 
même perdu son importance. Il survit en Prajâpati, mais ses fonctions 
effectives ont. passé à d'autres dieux. On le nomme néanmoins fréquem- 
ment, et il n'est pas rare de trouver son image parmi les images divines. 
Il est debout sur une fleur, la couleur de son corps est le jaune brun; il 
a quatre visages ou quatre têtes; la cinquième lui a été arrachée par Çiva, 
pour avoir prétendu qu'il était le plus grand des dieux et son créateur à lui- 
même; il porte dans les cheveux des colliers de perles. Cette image, disait 



- LES HINDOUS' 413 

le vieil indianiste Ziegenbalg, n'est pas un objet d'adoration comme celles 
de Vishnu ou de Çiva; Brahma n'a pas de pagodes en propre, ni de jours 
de fête ou de jeûne, ni de sacrifices ; les prêtres chantent seulement en son 
honneur quelques cantiques; c'est un dieu dont l'image survit, mais 
dont le culte s'est éteint; on ne le nomme le premier dans l'énumération 
des graads dieux que par une sorte de politesse conventionnelle. 

Sarasvatî, sa femme, a plus d'importance. Elle n'a pas de culte pro- 
prement dit; mais comme déesse de l'éloquence et de l'érudition elle 
occupe une place déterminée dans le Panthéon indien. Il est question de 
fêtes en son honneur, qui comprenaient des processions et dans les- 
quelles on lui offrait en sacrifice des livres, des burins, etc. 

La déesse solaire Sûryâ semble, au contraire, avoir conservé son culte. 
On remarque en général dans l'ouest de l'Inde une forte tendance au 
culte du soleil, et c'est sans doute ce penchant qui a fait durer les dieux 
solaires védiques. Certaines sectes conçoivent Sûrya comme une divinité 
masculine; elles l'invoquent même comme dieu suprême et l'identifient 
dans ses trois positions célestes avec Brahma, Çiva et Vishnu. 

Les principaux dieux de l'hindouisme sont, comme nous l'avons indiqué 
plusieurs fois, Vishnu et Çiva. L'un et l'autre se rattachent à la mytho- 
logie védique. Vishnu, en tant que dieu védique, a déjà été étudié plus 
haut. Nous avons vu que sa figure est dans les Védas des plus secondaires. 
Quant à Çiva, il n'en est pas question dans le Rigveda-, mais, dans 
l'hindouisme, il est considéré comme identique à Rudra et il est même 
souvent désigné par le nom de Rudra. Aussi est-il tout naturel de le 
considérer comme le continuateur de ce dieu védique. La forme de tran- 
sition se trouve dans le Yajurveda, où est invoqué un dieu qui porte le 
nom de Rudra -Çiva. 

Le culte de Vishnu en tant que dieu suprême semble dater du début de 
l'hindouisme. Car le Nârâyana qu'adorent déjà les Âjîvakas n'est autre 
que Vishnu, et il faut identifier également avec lui le Vâsudeva des 
Bhâgavatas. Comme dieu suprême, Vishnu tient à la fois la place de 
Brahma et celle de l'Indra primitif. Au point de vue spéculatif, il est l'être 
absolu que l'on appelait antérieurement atman ou brahman. Les textes 
disent expressément : « Il n'est rien au-dessus de Vishnu; Vishnu est 
plus grand que Brahma. » Mais en même temps Vishnu est comme Indra 
le dieu qui vit et qui agit, qui se montre secourable aux hommes, et qui 
soùs sa forme corporelle est revêtu de certains insignes qu'il a en partie 
hérités d'Indra. Il est armé d'un disque [cakrà) et d'une coquille servant 
de bouclier [çankha) ; il est aussi muni d'une massue et porte à sa quatrième 
main un anneau, sauf quand on représente ses deux mains supérieures 
ouvertes « pour consoler et donner ». La couleur de son corps est souvent 
verte ou d'un bleu sombre; il est vêtu somptueusement, chargé de fleurs 
et debout sur un lotus. On le représente aussi au repos, couché sur le ser- 
pent Ananta qui, replié sur lui-même, figure le monde; aux pieds de 
Vishnu est assise, représentée en jDetites proportions, sa femme Lakhsmî, 
la déesse de la beauté et du bonheur; de son nombril surgit la longue 



414. HISTOIRE DES RBLIGIONS .. 

tige d'un lotus, dont la. tête porte line toute petite figure de Brahma ; le 
sens du symbole est évident. Enfin on se figure aussi Vishnu assis sur 
l'oiseau Garuda; cet oiseau tueur de serpents est lui-même un objet d'ado- 
ration surtout dans le sud de l'Inde ; on lui donne une forme composite 
d'homme et d'oiseau. 

Vishnu est un dieu bienveillant qui travaille perpétuellement à secourir 
les hommes, à leur apprendre la vérité, à les protéger dans les périls, 
à les sauver du mal, et à les ramener à lui dans son ciel, Vaikuntha, 
conçu comme un paradis. La félicité suprême consiste à devenir iden- 
tique à Vishnu. Vishnu participe au sort des humains grâce à ses ava- 
târas (incarnations, ou plus exactement (( descentes ») au moyen des- 
quels il se rapproqjie des hommes. Dans la théologie, ces avatâras sont 
présentés comme de profonds mystères : « Ce n'est pas une manifestation 
passagère de la divinité, c'est la complète existence du dieu sous telle ou 
telle forme vivante ; il est véritablement dieu et véritablement homme (ou 
animal), unissant intimement les deux natures. » Ce caractère mystique, 
et aussi cette réalisation sensible du divin par l'incarnation, ont certai- 
nement fait beaucoup pour répandre et consolider la religion dans le 
peuple. Cependant la doctrine des avatâras ne peut guère avoir eu, à 
l'origine, un but de propagande. C'est un exemple de cette faculté d'adap- 
tation qui constitue le caractère essentiel de l'hindouisme; c'est un des 
moyens, et à vrai dire le plus efficace de tous, à l'aide desquels les fon- 
dateurs de sectes ont incorporé les cultes déjà existants à leur religion 
propre, pour lui assurer à elle-même une place plus sûre dans la pensée 
populaire. Quand les brahmanes veulent convertir une population indi- 
gène qui adore le cochon d'Inde, ils racontent que cet animal est une 
incarnation de Vishnu (Lyall). En fait la série des avatâras représente et 
permet d'embrasser d'un coup d'oeil toute l'histoire du culte de Vishnu ; 
nous y trouvons un mélange bariolé de survivances védiques, de figures 
et de légendes de la période épique, de fragments des cultes locaux; le 
Bouddha lui-même est représenté comme une manifestation du dieu 
Vishnu. 

La première transformation , où Vishnu devient poisson , se rattache 
à la légende du déluge, telle que nous l'a conservée le Çatapatha bràhmana; 
Vishnu annonce à Manu l'inondation générale et lui ordonne de bâtir une 
arche ; lui-même, sous la forme d'un grand poisson, tire cette arche jus- 
qu'à ce qu'elle atterrisse sur une montagne du Kashmir. La seconde 
transformation est Favatâra de la tortue; il y en a deux A^-ersions dis- 
tinctes, qui l'une et l'autre contiennent des éléments védiques. Première 
version : les dieux voulaient battre la mer de lait avec la montagne 
Mandara, pour apprêter leur boisson divine l'amrta ; comme ils n'arri- 
vaient pas à détacher la montagne du sol, Vishnu s'en alla sous la 
forme d'une tortue jusqu'au fond de l'enfer et arracha le mont par sa 
racine. Seconde version : le monde commençait une fois à enfoncer; pour 
le porter, Vishnu se fît tortue et sous cette forme soutint la terre. Sous 
la forme d'un ours, Vishnu vainquit un démon et tira la terre de l'eau; 



LES HINDOUS ^ 415 

le mythe rappelle ici encore un mythe védique du cycle de Prajâpati. Le 
Vishnu homme-lion, qui déchire un impie, est une figure assez récente. 
Au contraire le cinquième avatâra, Vishnu transformé en nain, est évi- 
demment une réminiscence de la forme sous laquelle il apparaît dans les 
Védas. L'épisode du fils de brahmane Paraçurâma (Râma à la hache), 
sous la forme duquel Vishnu met à mort les rois orgueilleux, reflète 
visiblement la lutte des brahmanes contre les kshatriyas. Les septième 
et huitième transformations en Râma et en Krishna se rattachent assez 
clairement aux légendes des héros. Le neuvième avatâra introduit la 
figure du Bouddha dans le culte de Vishnu; le dernier des dix avatâras 
ordinairement cités exprime l'espoir d'un libérateur dans un temps 
d'oppression; Vishnu, dans les derniers jours du monde, apparaîtra sous 
la forme de Kalkin, le brave chevalier, sur un cheval blanc, avec une épée 
étincelante; une fois les barbares accablés, il affermira la puissance des 
fidèles. — On comptait souvent un plus grand nombre d'avatâras; il doit 
même pouvoir s'en produire à l'infini. 

Le huitième avatâra nous montre Vishnu confondu avec le plus popu- 
laire des dieux, Krishna. L'union de ces deux divinités a été très favo- 
rable à l'une et à l'autre. Vishnu s'est ainsi rapproché de la vie populaire 
et y a pris pied ; Krishna, d'autre part, par cette identification, s'est élevé 
à un degré supérieur de divinité. Car vraisemblablement Krishna est un 
héros devenu dieu. Il apparaît dans les parties historiques du Mahâbhâ- 
rata comme conducteur du char d'Arjuna et, par sa hardiesse et sa 
ruse, il contribue à la victoire des Panduides sur les Kuruides. Puis sa 
destinée devient tragique : pour peine de la férocité avec laquelle il a 
massacré autrefois sa propre famille, il est changé en gazelle et mortelle- 
ment atteint par le trait d'un chasseur. Nous avons déjà signalé l'hypo- 
thèse qui explique la divinisation de Krishna par son association avec le 
dieu pastoral Govinda. En tout cas, les mythes divins de Krishna ont un 
caractère tout à fait rural. Krishna était le fils de Vasudeva et de Devakî; 
dans son enfance son méchant oncle Kansa voulut le mettre à mort; il 
fallut qu'il s'enfuît dans le pays de Gokula, où il fut recueilli par le pâtre 
Nanda et sa femme Yaçodâ. Le dieu passa là une heureuse enfance, soigné 
par les bergères et comblé par les dieux de jouets et de parures. Krishna 
enfant [bâlakrshna] est une des images préférées des Indiens: il est repré- 
senté se traînant à terre, jouant avec une boule, etc. Bientôt le jeune 
pâtre manifeste sa puissance divine. Indra, irrité du respect témoigné à 
Krishna, ayant fait éclater sur lui et ses compagnons de jeu un violent 
orage, l'enfant, qui avait sept ans, souleva la grande montagne Govar- 
dhana, et le maintint pendant sept jours comme un abri sur la tête des 
pâtres effrayés. On raconte aussi qu'étant entré une fois dans l'étang du 
roi des serpents, il le vainquit et foula triomphalement sa tête aux pieds; 
Krishna tueur de serpents, dansant et jouant de la flûte, est encore une 
image chère aux Indiens. Au surplus la vie de Krishna berger est une 
pastorale joyeuse et brutalement sensuelle. Les bergères s'offrent à lui 
par milliers. Il est surtout question de son amour pour Râdhâ; leur pas- 



416 HISTOIRE DES RELIGIONS - - 

siori, leur brouille et leur réconciliation sont dépeintes dans un drame 
lyrique, le Gîtagovinda. Ce poème, avec ses chants alternés et son éro- 
tisme ardent, mérite d'être appelé le Cantique des cantiques de l'Inde; 
de même que le Cantique des cantiques, il a été parfois interprété comme 
un symbole des rapports de Dieu avec l'âme. La jeunesse de Krishna tient 
dans la pensée indienne une place extrêmement importante; elle a, dans 
les cultes populaires, ouvert la porte aux libertés bruyantes et aux extra- 
vagances. D'autre part, les parties didactiques du. Mahâbliâi^ata nous 
offrent une image de Krishna toute différente et bien plus élevée. Elles 
l'identifient entièrement avec Vishnu, et le présentent comme la divinité 
suprême. 

Râma est le pendant méridional de Krishna, le septième avatàra de 
Vishnu. Jacobi ^ cherché dans sa légende une continuation du mythe 
d'Indra. La lutte de Râma avec Râvana, qui lui a enlevé sa femme Sîtâ, 
est semblable dans ses traits essentiels au combat d'Indra contre Vrtra, 
le démon de la sécheresse; En effet Sîtâ est, déjà dans le Rigveda,, la 
personnification du sillon , dont la dévastation représente pour l'Inde 
moderne, adonnée à l'agriculture, ce que le serpent voleur des nuages 
représentait pour les tribus de l'époque védique, qui vivaient surtout de 
leurs troupeaux. D'autre part, comme Râma est en même temps le héros 
principal du Râmayâna, et n'est même qu'un simple héros dans les 
parties historiques de ce poème, pour s'expliquer la divinisation de Râma, 
on est amené à l'hypothèse, déjà mentionnée plus haut, que Râma le 
héros aurait été confondu avec un Indra-Râma local. L'Avesta fait men- 
tion d'un Râma Hvâstra, dieu du vent. 

A la légende de Râma se rattache étroitement celle du roi des singes, 
Hanuman (celui qui a de fortes mâchoires). Il lui prête une aide vigou- 
reuse dans sa lutte contre Râvana; de même le chien Sarama assiste 
Indra dans la quête des vaches; il traverse la mer d'un bond pour aller 
découvrir à Ceylan la femme de son maître. Il est difficile d'attribuer au 
hasard l'importance qu'a prise Hanuman dans l'épopée de Rama, Vrai- 
semblablement, c'était une ancienne divinité de village, adorée sous la 
forme d'un singe ; les singes sont fréquemment des animaux sacrés, et 
déjà dans les Védas on trouve des traces d'un culte des singes. Jacobi 
considère Hanuman comme une divinité de la mousson, si importante 
pour l'agriculture. L'épopée n'a pu que développer la puissance divine 
d'Hanuman; de nos jours, c'est une des divinités les plus révérées de 
l'Inde, toujours active à la chasse des mauvais génies. « Son lourd visage 
de singe, oint d'huile et d'ocre rouge, frappe les yeux de quiconque visite 
un village indien. » Les çivaïtes, qui ont adopté Râma et le Râmâyana, 
révèrent Hanuman comme le révèrent les Vaishnavas; on le trouve sou- 
vent dans les temples comme dieu de la porte, celui par qui commence 
toujours le culte quotidien. 

Le culte de Çiva, selon toute vraisemblance, est aussi ancien que celui 
de Vishnu. Les deux dieux figurent également dans le Mahâbhârata. 
Déjà lors de l'ambassade de Mégasthène, on remarquait que Çiva était 



LES HINDOUS 417 

adoré surtout dans les montagnes, et Vishnu dans la plaine. Le mont 
Kailâsa, dans l'Himalaya, est habituellement désigné comme la demeure 
de Çiva; on appelle Çiva le seigneur de la montagne, et sa femme Pâr- 
vatî la fille de la montagne. Ces traits concordent avec les relations de 
Çiva et de Rudra : car Rudra, qu'il soit dieu de l'orage ou dieu du bois, 
est toujours un habitant des montagnes. Ils ont d'autres ressemblances, 
leurs cheveux tressés, la couleur de leur corps, tantôt rouge, tantôt 
bleue et blanche. Enfin le caractère de Çiva est celui de Rudra, en d'autres 
termes Çiva est conçu comme une sorte de Rudra et il en porte le nom. 
Nous trouvons en lui une divinité terrible et redoutée : c'est le dieu de 
la destruction; il représente la puissance dissolvante et destructrice de 
la nature. Sa force est terrible : par la multitude de ses serviteurs, il 
menace l'homme de périls de toute espèce. Sa forme elle-même est 
effrayante ; il a trois yeux, le corps entouré de serpents, des crânes gri- 
maçants autour du cou; c'est le dieu de la mort; il habite sur les sépulcres. 
Son nom de Çiva « le Gracieux » est un de ces euphémismes par lesquels 
on cherche à se concilier les dieux méchants. 

Cependant, comme Çiva est considéré par ses fidèles comme le dieu 
suprême, et qu'ils lui donnent les noms de Mahâdeva, grand dieu, 
d'/pyarr/, seigneur, etc., il doit être autre chose qu'un simple mauvais 
génie. S'il est le destructeur, il est aussi le rénovateur; celui qui l'invoque 
peut trouver en lui un dieu miséricordieux et secourable, qui apporte le 
salut et la guérison, distribue le bonheur et détourne la souffrance ; c'est 
quelquefois un joyeux compagnon, chassant en tous sens dans les mon- 
tagnes, suivi d'une foule ivre, lui-même aimant boire et danser avec les 
femmes. D'une façon générale, Çiva est un dieu qui enveloppe et pénètre 
toute chose, et pour cette raison, à la mode indienne, tous les attributs 
lui sont donnés à la fois. Il est d'ailleurs certain que la figure mul- 
tiple de Çiva est née de la fusion d'une multitude de cultes. Le résultat 
de la collaboration populaire s'y accuse bien plus énergiquement et même 
grossièrement que dans le culte de Vishnu. Le linga (phallus) est devenu 
le symbole essentiel de Çiva ; c'est précisément un legs des cultes primitifs 
au dieu de la génération et de la rénovation. 

Le caractère du dieu se manifeste encore "dans la figure de Çiva péni- 
tent. Les çivaïtes de tendance ascétique, qui sont la majorité, l'adorent 
sous cette apparence. D'autre part les lettrés, et les Indiens en général, 
conçoivent Çiva comme le dieu de l'art d'écrire et de l'érudition. Il répond 
ainsi à des besoins variés et a des fidèles dans toutes les couches de la 
société. Des ascètes sévères et des foules turbulentes invoquent égale- 
ment son exemple; il a comme adorateurs des brahmanes savants et des 
masses populaires méprisées comme les lingaïtes du sud de l'Inde, dont 
la secte a été fondée au xn^ siècle par Basava, et qui tirent leur nom de 
leur coutume de porter toujours sur eux un petit phallus protecteur. 

Les deux aspects, l'un cruel et l'autre miséricordieux, du caractère de 
Çiva, se reflètent dans son épouse, qui est toujours adorée en même 
temps que lui. Elle porte plusieurs noms distincts : Pârvâtî et Durgâ 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 27 



418 HISTOIRE DES RELIGIONS • 

(la peu accessible), qui montrent en elle la divinité des montagnes; 
elle est />ev2, la déesse, Kdlî la noire, Çakti, la force magique de Çiva. Kâli 
est une déesse farouche et cruelle, la déesse de la destruction et de la 
mort, et dans son cuite apparaît au jour, comme nous le verrons, le côté 
le plus grossier de la superstition indienne; en tant que Çakti, elle est 
honorée dans des mystères magiques. D'autre part, elle est aussi la pro- 
tectrice miséricordieuse du croyant, et, dans des formes récentes, une 
espèce de madone. Bien qu'elle soit la femme d'Içvara et qu'elle ait plu- 
sieurs enfants, elle est pourtant vierge et sans tache et son union avec le 
dieu est purement mystique. Elle veille d'un œil bienveillant sur la créa- 
tion tout entière, et elle est auprès de son époux l'interprète des prières 
de tous les hommes, lui demandant de les gouverner avec bonté, de les 
soutenir et de Ips sauver. Elle a donc deux séries de représentations plas- 
tiques distinctes : tantôt c'est une femme laide, farouche de traits et 
d'attitude; tantôt elle est attrayante, parée d'une couronne et de fleurs, 
seulement la couleur de son corps est verte. Les spéculations la considè- 
rent tantôt comme le principe féminin de l'être, d'où dérivent toutes les 
déesses et toutes les femmes, tantôt comme la force mystérieuse grâce 
à laquelle Içvara domine sur la terre. 

Au culte de Çiva se rattache habituellement celui de son fils Ganeça. 
Comme Hanuman, Ganeça est une divinité à demi animale. On le repré- 
sente avec une tête d'éléphant, généralement assis, le ventre gras, une 
chaîne de perles ou de têtes de morts autour du cou. Le « seigneur des 
troupes » est avant tout un dieu de la sagesse : l'éléphant est pour les 
Indiens l'animal sage par excellence. Aussi invoque-t-on toujours Ganeça 
au commencement d'une entreprise. De ce caractère se rapproche sa fonc- 
tion de dieu de l'écriture et du savoir; son nom se trouve souvent men- 
tionné respectueusement au début des livres. Certaines sectes révèrent 
Ganeça comme le dieu suprême et il y a un Purâna qui lui est spéciale- 
ment consacré. 

Vishnu et Çiva étant adorés simultanément et placés sur le même pied, 
leurs deux cultes ont été amenés à se confondre, et même leurs deux per- 
sonnalités. Ainsi ils ont été adorés ensemble sous le nom de Hari-Hara 
(c'est-à-dire Vishnu-Çiva) et ce couple divin a fini par se transformer en 
une figure double, à laquelle fut affecté un culte spécial. On connaît 
davantage une autre combinaison dans laquelle Brahma entre avec eux 
pour former une trînité, la. Trimûrti, où l'absolu se manifeste en tant que 
créateur dans Brahma, que principe de permanence dans Vishnu, de des- 
truction et de rénovation dans Çiva. La Trimûrti n'a jamais été l'objet d'un 
dogme ni d'une véritable théorie; elle n'a jamais eu d'importance notable, 
religieuse ou philosophique. Ce n'est qu'une expression du syncrétisme 
indien, de là tendance à unifier et à égaliser les cultes, qui se présente 
à chaque instant dans l'histoire de l'Inde, surtout de l'hindouisme. 

La spéculation théologique des Hindous s'est proposé des problèmes 
tout différents ; la philosophie, qui dans la fondation des premières sectes 
avait joué un rôle si prépondérant, reste fort active à travers toute la série 



LES HINDOUS 419 

des sectes supérieures, produit des écoles et une multitude d'écrits des 
plus importants. ' 

Comme nous l'avons déjà indiqué, c'est le Vedânta qui domine dans 
les sectes de l'hindouisme. Mais le système reçut de bonne heure des 
modifications qui l'affaiblirent sensiblement. On voulait faire des dieux 
Çiva et Vishnu, toujours conçus comme des personnes, le principe de 
l'être, et les mettre à la place de l'atman. Le système de Çankara est une 
protestation contre cette altération. Par ses commentaires sur les Bâda- 
râyana Sûtras et sur plusieurs Upanishads, le grand penseur , qui du 
reste appartenait lui-même au vishnouisme, réussit à rétablir la doctrine 
du Vedânta sous sa forme primitive et profonde, et à constituer un canon 
de la philosophie orthodoxe. Mais cette réforme ne triompha pas de la 
tendance des sectes à mettre malgré tout la philosophie d'accord avec la 
pensée populaire; quand, au xii° siècle, Râmânuja fonda sa secte, il 
donna du Vedânta une interprétation telle qu'il p Lit servir de base à la 
religion des Bhâgavatas, qu'il voulait réformer. 

Chez Râmânuja comme dans le Vedânta orthodoxe, la conception du 
monde est moniste. Il n'y a rien pour lui que l'être unique qui embrasse 
tout. Mais tandis que pour Çankara l'être est l'existence pure, sans pro- 
priétés définies, ne consistant que dans la pensée, pour Râmânuja 
l'existence et la pensée ne sont pas la substance même de l'être, mais 
ses attributs ; l'absolu ne consiste pas dans l'existence et la pensée, c'est 
un être qui existe et qui pense; bien loin qu'il n'ait pas d'attributs, 
il les possède tous , et avec une perfection telle qu'ils lui donnent la 
puissance absolue et la valeur absolue. Ainsi Brahma est conçu comme 
un être qui pénètre toute chose, tout-puissant, omniscient, étendant 
sur tout sa pitié. 11 n'est donc pas non plus l'unité qui exclut toute 
distinction ; en lui subsiste tout le monde multiforme des choses réelles ; 
les âmes et les matières forment son corps, mais non son essence; 
elles lui sont subordonnées comme le corps l'est à l'esprit, et, c'est un 
point important, elles subsistent en lui dans un état de relative indépen- 
dance. C'est là ce qui rend possible l'individualité des âmes, et leur indé- 
pendance va si loin qu'on dit souvent qu'elles ne subsistent pas en 
Brahma, mais qu'au contraire Brahma existe en elles comme leur prin- 
cipe constitutif; existant de toute éternité, elles ne se résoudront jamais 
complètement en lui. Mais comme originellement toutes choses ont pro- 
cédé de Brahma, . elles conservent nécessairement avec lui une double 
relation : d'abord elles ont existé dans le brahman à l'état de germes et 
sont nées de lui grâce à un acte de sa volonté, qui est la création; de 
plus, même après la création, elles continuent à subsister en lui en 
vertu de leur essence. — Tout ce qui vit est entraîné dans la transmi- 
gration [samsara) dont l'âme ne peut se délivrer que par la connaissance 
de Brahma et non par les œuvres. Par la connaissance elle peut s'élever 
jusqu'au monde de Brahma, à la vie éternelle ^et bienheureuse, et parti- 
ciper aux facultés divines de Brahma, sauf à celle de produire le monde, 
de le gouverner et de le ramener à soi. — Nous voyons quelle large place 



420 HISTOIRE DES RELIGIONS 

est laissée , dans ce système à la réalité des choses. Plus important encore 
est le rôle qu'y joue la personnalité. En effet, d'une part, Dieu est par 
son essence un principe personnel, d'autre 23art l'âme possède aussi une 
individualité réelle et permanente, et cette individualité lui permet de se 
délivrer de la métempsy chose ; non que par ses propres forces elle recon- 
naisse qu'elle fait un avec Brahma et se résolve en lui, mais parce que, 
grâce au secours miséricordieux de Brahma, elle apprend à connaître 
son essence et à la méditer, et s'élève ainsi à l'état suprême de liberté et 
de félicité éternelle dans le ciel de Brahma. 

L'indépendance que Râmânuja avait ainsi donnée aux choses réelles 
et à l'âme individuelle ne parut pas suffisante à tous les esprits. Le sys- 
tème restait toujours par son caractère fondamental un monisme, et les 
choses n'avaient d'existence qu'en tant qu'attributs de Dieu. Peu satisfait 
de cette conception, Anandatîrtha ou Mâdhva fonda un système dualiste 
qui introduit des distinctions tranchées entre : 1° Dieu et les âmes; 
2° Dieu et les choses ; 3° les âmes et les choses ; 4° les diverses âmes ; 5° les 
diverses choses. Dans ce système, comme on le voit, tout reflet de la 
pensée du Vedânta a disparu. Cependant ces idées nouvelles n'ont pas 
produit de formes religieuses nouvelles : la secte de Mâdhva conserve la 
religion des Bhâgavatas. 

Par contre, avec la secte Vallabha, nous avons une transformation com- 
plète de la religion. Avec la conception spiritualiste du monde se trouve 
abandonnée du même coup la conception spiritualiste de la vie ; les idées 
sur l'homme et sur Dieu, sur la vie et la félicité, qui sont dans la reli- 
gion de Vishnu d'un caractère assez raffiné, se • matérialisent grossière- 
ment dans le culte de Krishna tel que le pratiquent les Vallabhas. Le 
ciel prend le nom de Goloka, la place aux vaches, peuplée par Krishna et 
les Gopis, en compagnie desquels les bienheureux continuent éternelle- 
ment les aventures juvéniles du dieu. 

Les systèmes philosophiques des Çaivas se rattachent au Sânkhya 
comme ceux des Vaishnavas au Vedânta, mais plus qu'eux encore ils 
s'éloignent de la théorie dont ils partent, car ils prennent un caractère 
nettement théiste ou plutôt déiste. Le monde consiste en trois sortes 
d'êtres. Dieu, les âmes et les matières, et ces êtres sont distincts les uns 
des autres par leur essence même et pour l'éternité. Il est vrai que Dieu a 
créé le monde, mais c'est seulement à titre de cause efficiente, et non, 
comme l'enseigne le Vedânta, en qualité de cause matérielle, puisqu'il est 
essentiellement distinct de toute matière. Il crée le monde comme le 
potier crée le vase, c'est-à-dire sans être l'auteur de la matière, ou comme 
/le miroir crée l'image, sans être modifié par cet acte dans sa nature interne. 
Ce dieu, c'est Çiva, qui est aussi la providence qui gouverne le monde. 

Ainsi, quoique la nature doive être considérée comme l'effet et Dieu 
comme la cause, la nature [prakriï) contient en elle-même sa cause maté- 
rielle, car elle est douée d'une force plastique {pradhâna) ; elle peut donc 
dans une certaine mesure se constituer par elle-même, mais c'est Çiva 
qui la régit, c'est-à-dire qui la maintient et la détruit suivant les cas, par 



LES HINDODS . • 421 

rïntermédiaire de Çakti, cause instrumentale. A l'intérieur du monde, les 
âmes, dont il existe dijfîérentes sortes, sont emprisonnées dans la matière 
et, par là même, éloignées de Dieu. Le problème est de délivrer l'âme des 
entraves de la matière et de la ramener à Dieu, comme on délivre le bétail 
{paçu) de ses chaînes (/jaças) pour qu'il retourne à son maître [pati). Le 
plus important des systèmes civaïtes tire son nom du nom de Çiva 
xîonsidéré comme possesseur de bétail [paçu-joaii). Le salut a lieu, suivant 
les systèmes, tantôt d'après une prédestination d'origine divine, tantôt 
grâce à la libre initiative de l'homme. La voie du salut est d'une part la 
méditation {yoga), d'autre part l'observation des prescriptions rituelles 
[vidhi). Le terme de la rédemption, suivant les principes de la doctrine, 
ne peut pas être l'identification avec la divinité : l'être sauvé ne devient 
pas Çiva lui-même, mais seulement l'égal de Çiva. 



§ 90. — La vie religieuse. 

L'attitude de l'homme à l'égard des dieux est aussi diverse dans l'hin- 
douisme que les conceptions religieuses elles-mêmes; les différents types 
de piété correspondent exactement aux trois modes de l'idée de dieu que 
l'on trouve réalisés dans cette religion : le panthéisme, le théisme et le 
fétichisme. La route supérieure du salut paraît toujours être la médita- 
tion, mais en pratique la méditation se confond avec l'ascétisme; là où 
dominent les idées du Vedânta, l'union souhaitée avec l'être suprême 
s'obtient toujours au moyen du tapas. Nous verrons plus tard comment 
cette passion indienne exerce son influence sur les manifestations infé- 
rieures du culte. La principale forme des relations entre l'adorateur et le 
dieu (qu'innove à cet égard l'hindouisme), c'est la piété pratique [hhahti] 
■dont nous avons déjà fait mention, et qui est faite pour ceux à qui leurs 
forces ne permettent pas de s'élever à la béatitude par la méditation et 
l'ascétisme. Les Indiens donnent de la bhakti beaucoup de définitions, 
mais toutes se ramènent à ceci, qu'elle est une forme de l'amour de Dieu 
ou de l'abandon à Dieu. « La bhakti est l'amour suprême voué à Dieu. » 
« La bhakti est un état d'âme oii l'on se détourne de toute autre chose 
que Dieu, et dont la seule fin est ce qui plaît à l'être infiniment rempli 
de délices (Dieu). » Il est donc bien vrai d'une part que la bhakti « est un 
amour qui repose sur la connaissance du Dieu^ suprême », ou « qui con- 
siste exclusivement dans la contemplation incessante de Dieu »; mais, 
d'autre part, le simple abandon de soi suffit pour l'atteindre, et les mots 
par lesquels on la définit désignent surtout une relation immédiate avec 
Dieu : ayiurakti (état d'amour), sneha (amour sensible), etc. On compare 
aussi cet amour à l'obéissance du serviteur, à la confiance d'un enfant. 
Mais, dans cette relation réciproque, c'est le dieu qui a pris l'initiative. 
C'est lui, c'est par exemple Vishnu sous la forme de Râma ou de Krishna, 
qui va au-devant des hommes, qui les aide', leur accorde la bénédiction 
et le salut. De quelle façon l'homme répond-il à la grâce dont il est 



422 . HISTOIRE DES RELIGIONS 

l'objet? C'est un point sur lequel les écoles se sont divisées; les disciples 
de Râmânuja même se sont séparés en deux : les uns pensent que l'homme 
saisit lui-même la grâce, comme le petit singe s'accroche à sa mère; les 
autres considèrent l'homme comme tout à fait passif et donnent pour 
image de sa situation les petits inertes de la chatte. 

Si immédiat que paraisse ce rapport avec Dieu, il comporte dans la pra- 
tique beaucoup d'intermédiaires. Les prêtres, tout d'abord, jouent un 
grand rôle, non en qualité de sacrificateurs, comme dans les Védas, mais 
en tant que maîtres oii docteurs {guru), directeurs de la vie religieuse. Le 
guru, en vertu de ses qualités propres, est l'intermédiaire entre l'homme 
et Dieu; bien plus, il est le représentant vivant de la divinité, qui s'est 
incarnée en lui et veut être vénérée en lui. Il aide celui qui se confie à lui 
à atteindre lë^ béatitude^ en accomplissant tous les devoirs religieux que 
le fidèle devrait remplir lui-même, « comme la mère prend un remède pour 
guérir le nourrisson ». Quoique en théorie l'intervention du guru ne doive 
avoir lieu que pour les mineurs de la religion, incapables également de 
jnâna, de karma et de bhakii, en fait, sa puissance s'est étendue bien 
au delà de ces limites, et le guru est devenu, pour les riches comme pour 
la masse du peuple, le directeur et le conseiller indispensable. A ceux qui 
sont au plus bas de la société, qui n'ont ni argent ni éducation, il suffit, 
pour participer à la vie religieuse, de la vénération purement extérieure 
d'un dieu ou d'un guru, de la simple assistance au culte. Ici encore nous 
remarquons, portée à un point où elle inquiète, l'élasticité de l'hin- 
douisme. La manière de vivre des gurus varie beaucoup suivant les 
sectes. Les prêtres n'appartiennent pas nécessairement à une caste sacer- 
dotale unique; cependant il se trouve des sectes exclusivement brahma- 
niques, ou fermées pour quelque autre raison. 

Le culte, dans les sectes importantes, se distingue du culte védique 
d'abord en ce qu'il se concentre autour des temples. Il y a dans l'Inde 
une multitude de temples hindouistes; les jaïnistes et les bouddhistes 
ont aussi les leurs. Ce sont souvent des bâtiments d'une étendue consi- 
dérable, comprenant un grand nombre de cours, de salles et de chapelles, 
et bâtis avec beaucoup d'art et de magnificence. Un second caractère dis- 
tinctif du culte hindouiste pratiqué dans les temples, c'est qu'il a pour 
centre non le sacrifice, mais l'adoration des images divines suivant des 
modes multiples, parmi lesquels le sacrifice conserve d'ailleurs une cer- 
taine importance. Chaque divinité possède en général, non seulement son 
image dans son temple ou sa petite pagode, mais encore un grand nombre 
de signes et de symboles. Ainsi une sorte d'ammonite, çàlagrâma, et la 
plante tulasî sont attachées au culte de Vishnu; et au culte de Çiva le 
phallus [Linga) , qui est même à proprement parler la forme sensible 
sous laquelle Çiva est adoré. Quoique le même culte qu'au linga soit rendu 
au symbole féminin corrrespondant [yoni], aucune idée obscène ne s'at- 
tache à ces signes, qui ont d'ailleurs pris les formes conventionnelles 
du cône et du prisme. Aucun acte religieux de l'époque védique ne 
correspond au culte du linga, et on le considère généralement comme 



LES HINDOUS 423 

d'origine indigène. II est extrêmement répandu dans l'Inde; on trouve 
partout, et en particulier dans les endroits consacrés au culte, les pierres 
représentant le linga. 

Si un véritable fétichisme a pris ainsi racine au sein du culte rendu dans 
les temples, ce culte comprend aussi des élérnents supérieurs, surtout le 
chant, qui a produit une abondante littérature d'hymnes. Les stotras ou 
cantiques de l'hindouisme, par leur caractère religieux, sont incompara- 
blement au-dessus des hymnes védiques tant vantés. Parmi ceux que 
publie Wilson (I, pp. 270 et suiv.), nous en prendrons deux comme 
exemples. « Tu es le seigneur, sois loué; toute vie est en toi. Tu es mon 
père et ma mère, je suis ton enfant, tout bonheur vient de ta bonté. Per- 
sonne ne te connaît de limite. Maître suprême entre les êtres suprêmes, 
tu gouvernes tout ce qui existe, et tout ce qui provient de toi obéit à ta 
volonté. Tu sais seul ce qui te touche et ce qui te plaît ; Nânak, ton 
esclave s'immole à toi d'un cœur libre. » Voici le second : « Aime-le et 
confie-lui tout ton cœur ! Le monde n'est attaché à toi que par ton bonheur 
et tes biens. Personne n'écoute autrui. Tant que durera ta richesse, beau- 
coup viendront et s'assiéront près de toi; si le malheur arrive, ils s'en- 
fuieront et il n'en restera pas un à tes côtés. La femme qui t'aime et 
s'appuie toujours sur ton sein, si l'âme qui t'anime te quitte, s'écartera 
épouvantée de ton cadavre. Tel est le cours du monde, c'est à tout cela 
que nous sommes exposés. Aussi, ô Nânak, à ta dernière heure ne te fie 
que dans Hari ! )) L'opposition entre la voie du monde et celle du salut est 
le thème que reprennent perpétuellement les stotras et les méditations 
pieuses. 

Mais le propre du culte des temples, c'est l'infinie variété des céré- 
monies dont s'entourent les actes sacrés. Elles ont souvent, et surtaut 
dans le culte de Çiva, un caractère tout à fait primitif; un texte classique 
de la théologie çivaïte nous apprend que les rites ne consistent pas seu- 
lement en bains, sacrifices, récitations et processions solennelles, mais 
aussi en rires, en chants et en danses, et même en ronflements, tremble- 
ments, vertiges, en gestes d'amour et de folie, en balbutiements insensés, 
en un mot dans toutes les manifestations possibles d'une extase maladive. 
Burgess nous dépeint une scène de ce culte dans sa relation sur le temple 
de l'île Râmesvaram, où le culte du dieu Ammon tient la place principale 
[Indian Antiquary, 1883). De grand matin, aux premières lueurs du jour\ 
le tambour et la trompette retentissent devant la pagode d'Hanuman. Des^ 
musiciens, des danseuses et des serviteurs, qui ont déjà pris le bain rituel, 
viennent ouvrir les portes du temple, allument les lampes, préparent aux 
serviteurs du temple leur nourriture, etc. Puis le prêtre, escorté d'une 
longue suite, se rend à la chapelle principale, où le dieu est couché dans 
nn lit ; il lui allume la lampe à camphre et lui offre des fruits et des noix 
de bétel, en l'éveillant avec les égards de l'étiquette. Après le réveil, on 
place l'image dorée sur un palanquin que l'on porte solennellement à tra- 
vers la salle; procession en musique, danses, flambeaux et parasols 
d'argent. Ensuite les serviteurs du temple se mettent à purifier, en les 



424 HISTOIRE DES RELIGIONS 

arrosant d'eau à maintes reprises, le sol et les vases sacrés; on purifie 
également une noix de coco, et des feuilles de mango sur lesquelles on 
place le linga pour le saluer, le laver avec soin et l'enduire de pâte de 
santal. Enfin on prépare le repas, qui comprend du riz, du pain et du 
curry, et on le présente au dieu après d'humbles salutations ; en même 
temps on allume les lamjDCs et toutes les lumières, et on les balance régu- 
lièrement. La cérémonie se poursuit toute la journée ; ce sont sans cesse 
de nouvelles processions, avec éléphants et bayadères, dans les allées du 
temple, sans cesse des salutations aux dieux et des hommages aux lingas, 
des sacrifices de fleurs, de fruits et de riz, des hymnes, des effigies divines 
que l'on porte, jusqu'à ce qu'enfin l'on donne à Ammon son repas du soir 
et qu'on le reconduise à sa couche au milieu des lumières, de la musique 
et des danses. Vers minuit seulement toutes les cérémonies sont terminées, 
et le temple se referme. 

Les pratiques religieuses des Hindous ne se limitent d'ailleurs pas au 
temple, ni à l'adoration des dieux supérieurs. A la campagne, ne pouvant 
participer au culte des temples, on se contente de tous les objets de culte 
imaginables et l'on trouve partout des lieux sacrés. « Il n'est pas de vil- 
lage si petit, de lieu si solitaire, qu'on n'y trouve quelque symbole 
sacré. Au sommet des collines, dans les bocages, presque sous chaque 
rocher et sous tout arbre un peu respectable, on peut voir de petites 
chapelles, des images mal dégrossies, de simples tas de pierres ou de bois 
avec des traits de couleur rouge qui indiquent que quelque divinité y 
réside.. » 

Le figuier, la plante tulasî et plusieurs autres sont considérés comme 
sacrées. Le culte des serpents se rencontre fréquemment, surtout chez les 
adorateurs de Çiva. Les singes, auxiliaires de Râma, sont en beaucoup 
d'endroits des animaux tout à fait sacrés, que l'on évite soigneusement de 
tuer ou de chasser, au grand dommage des cultivateurs et des jardiniers. 
La vache est toujours sacrée, comme dans le Véda et dans l'Avesta, et 
l'on trouve partout à acheter de petites effigies de la vache bienfaitrice, 
source de bénédictions. 

Le culte de l'eau occupe une place particulièrement importante. On ren- 
contre partout des lacs ou des fleuves sacrés ; il faut même dire que les rives 
de tous les cours d'eau sont des terrains sacrés. Le Gange surtout, comme 
on le sait, est un fleuve saint : « Il n'est pas de faute si laide, d'âme si noire, 
que l'eau du Gange ne lui rende la pureté ». L'usage subsistait encore au 
xviii" siècle de sacrifier tous les ans à cette divinité un enfant premier-né. 
C'est surtout vers le Gange que sont dirigés les pèlerinages qui ont joué 
dans l'Inde un si grand rôle. Voyager le long du Gange depuis ses sources 
jusqu'à son embouchure, puis en sens inverse sur l'autre rive, est un des 
actes les plus saints qu'un Hindou puisse imaginer; le voyage dure six 
ans. C'est sur ce fleuve qu'est située Bénarès, actuellement la ville brahma- 
nique par excellence, la Jérusalem de l'Inde. Voir Bénarès est le grand 
désir de tout Hindou pieux. Les pèlerins y viennent en troupes immenses 
s'y baigner dans les ondes sacrées et errer à travers ses milliers de temples 



LES HINDOUS 425 

«t de pagodes. II y a d'ailleurs dans l'Inde d'autres villes qui ont une 
grande réputation de sainteté, comme Allahabad et Gayâ. 

Les fêtes sont nombreuses, la plupart à des dates astronomiques : ainsi 
la fête de la Holî, lors de la première pleine lune de printemps, etc. D'autres 
•ont pour objet les dieux et commémorent des événements mythiques ; l'an- 
niversaire de la naissance de Krishna est la fête principale des Indiens; 
on fête ceux de Ganeça, de Râmacandra, de Çiva. La plupart de ces fêtes 
ont un caractère joyeux et populaire; on couronne le bétail de fleurs, on 
le promène à travers les rues ; on représente dramatiquement quelque évé- 
nement mythologique, comme l'enlèvement de Sitâ. La fête des lampes, 
en l'honneur de Làkshmî, se célèbre avec luxe et prodigalité ; mais l'époque 
la plus joyeuse, le carnaval des Indiens, c'est la fête lunaire de Hôlî; les 
«enfants dansent dans les rues, on se lance des poudres rouges et jaunes, 
des feux de joie flambent; partout on joue et l'on se réjouit en l'honneur 
de la joyeuse jeunesse de Krishna. Naturellement les fêtes peuvent avoir 
aussi un aspect grave. La fête de Çiva en particulier, en février, se célèbre 
avec dès jeûnes et des veilles austères. Cet aspect des fêtes indiennes est 
plus caractéristique dans la fête ascétique du Bengale, le Charatcli Pûjâ, 
et ses mortifications insensées. 

Dans la plupart des sectes il existe une séparation tranchée entre le clergé 
■et les laïques ; la vie religieuse est incompatible avec la vie civile. La 
manière de vivre des Ramânujas peut être décrite à titre d'exemple. Ils 
.collaborent au culte du temple, ils ornent leurs demeures d'effigies et de 
isymboles de Vishnu et les vénèrent assidûment. Au reste, ils ne se dis- 
tinguent par aucune autre particularité : ils portent sur le front, comme 
les membres des autres sectes, des traits sacrés, dans leur cas deux barres 
blanches verticales, reliées par une barre rouge au-dessus des sourcils ; de 
plus les armes de Vishnu sont tatouées sur leurs bras. Ils ont une formule 
de salut particulière : « dâso' smi )), je suis ton esclave. Ils sont assujettis 
à l'usage bizarre de ne pouvoir manger habillés de coton, mais seulement 
■de laine ou de soie; nul étranger ne peut assister à leur repas ni même à 
ûa préparation de leur nourriture. 

Les devoirs moraux des laïques, dans les sectes supérieures, sont ordi- 
;nairement ceux-là mêmes que prescrit la morale laïque des écoles brahma- 
nistes, jaïnistes et bouddhistes. Ainsi chez les Charan Dâsis, adorateurs 
•de Vishnu, qui attachent à la morale beaucoup d'importance et sont con- 
vaincus que toute action porte une rémunération ou une punition précise, 
les règles sont : ne pas mentir, ne pas calomnier, ne pas injurier, ne pas 
traiter autrui durement, ne pas parler en vain, ne pas voler, ne pas com- 
mettre d'adultère, ne pas employer la violence, ne rien penser de méchant, 
ne nourrir ni illusion ni orgueil. La morale des Kabir Panthîs s'exprime 
en une formule plus courte; la vie est un présent de Dieu et ne doit 
devenir pour personne une maladie; aussi l'amour des hommes est-il la 
vertu suprême, et l'acte de verser le sang, la plus grande des fautes. Une 
autre règle fondamentale est d'être véridique, car tout le mal qui est dans 
ile monde provient de l'erreur et de la fausseté. Il est toujours désirable de 



426 . HISTOIRE-DES RELIGIONS 

fuir le monde avec son appétit de jouissance et ses passions, quand on 
veut conserver la pureté de son âme et obtenir l'union avec Dieu. Le der- 
nier des devoirs fondamentaux de l'homme pieux est d'honorer les gurus 
en pensée, en parole et en acte et d'être persuadé de leur sagesse absolue. 

La secte des Kabîr Panthîs se contente de recommander le renoncement 
sans l'imposer. D'autres sectes l'exercent dans la plus large mesure. Même 
parmi les adorateurs de Vishnu, il en est un assez grand nombre qui se 
sont absolument détachés de la vie civile et dont tous les membres se con- 
sacrent à l'ascétisme. Ainsi les Vairâgis, « ceux qui sont sans passions », 
mènent une vie errante ascétique et fuyant le monde. De même les San- 
nyâsins, qui se rattachent aux Râmânujas, pratiquent l'ascétisme. Ces 
derniers conservent encore le caractère brahmanique des premières sectes 
hindouistes : il faut qu'ils aient parcouru les premiers degrés de la voie 
des brahmanes avant d'entrer dans la vie mendiante. 

Les Nâgas vont plus loin : ils ont supprimé tout vêtement et mènent 
une vie d'anachorètes sauvages. La population les craint avec raison, car 
ils portent des arm%s, et leur mendicité prend souvent un caractère de 
brigandage. 

Il existe des Sannyâsins et des Nâgas aussi bien parmi les Vaishnavas 
que parmi les Çaivas. Cependant chez les Çaivas la vie religieuse des sectes 
est d'ordinaire bien moins raffinée. Déjà les Dandins, qu'il faut considérer 
comme les plus relevés des Çaivas, sont pourtant des ascètes vagabonds, 
qui errent la tête rase, munis de leur bâton, d'où ils tirent leur nom, et 
de leur sébile. C'est surtout parmi les Çaivas qu'on trouve les yoglns 
professionnels, qui passent leur vie dans les pratiques expiatoires les plus 
extravagantes, pour vaincre entièrement la matière. Ils exercent des arts 
mystérieux de toute espèce; ils se livrent à la divination, font des cures 
magiques, dansent et chantent, ils montrent des boucs et des singes 
savants, un peu comme les bohémiens dans nos pays. 

Le degré le plus bas de la vie religieuse est représenté par les mystères 
des Çâktas, adorateurs de l'épouse de Çiva. En tant qu'elle est le principe 
féminin, la personnification de la nature (prakrti), la force mystique au 
moyen de laquelle Çiva gouverne toute chose, Devî ou Çakti a déjà fourni 
aux Purânas la matière de spéculations interminables. Mais là où les 
Purânas s'arrêtent, les Tantras reprennent. Dans ces textes où s'exprime 
la pensée populaire, la puissance mystique de Çakti devient un être 
mystérieux, redoutable et sensible, dans lequel on adore à la fois la force 
qui produit les choses et celle qui les détruit. La religion des Çâktas 
se divise en un culte officiel, qui ne se distingue pas essentiellement 
du culte de Çiva, et en un culte secret, culte « de la main gauche», 
dans lequel ont subsisté secrètement jusqu'à nos jours, l'extravagance et 
l'horreur des cultes primitifs. On adore, dit-on, en des fêtes nocturnes le 
principe féminin représenté par une femme nue; on lui offre du vin et de 
la viande et on en partage entre les assistants ; on récite alors des vers 
obscènes et la fête doit finir en débauches sauvages. Ces cérémonies se 
célèbrent dans un secret absolu ; et, à en croire Wilson, l'interdiction de les 



LES HINDOUS 427 

révéler n'est pas superflue, car pour maint Vaishnava ou Çaiva considéré, 
c'en serait fait de sa renommée, si ce côté occulte de sa vie religieuse 
.venait à la connaissance du monde. Le côté le plus sombre du culte de 
Devî, c'est que cette adoration de la puissance destructive de Kâlî com- 
prenait sans aucun doute des sacrifices humains. Même, selon Crooke 
(/, c, p. 296), on est fondé à croire que cet usage est encore fréquemment 
pratiqué dans les repaires les plus secrets du culte de Kâlî ; dans le Nâgpûr, 
en tout cas, il doit exister des chapelles où ont eu lieu des sacrifices 
humains pendant la dernière génération. Les efforts du gouvernement 
anglais pour endiguer le culte de Kâlî ne paraissent pas avoir encore 
complètement abouti jusqu'à présent. 



§ 91. — L'influence de l'islam^. 

Les. Arabes se montrèrent dans le Sindh dès le vm*^ siècle, mais, 
chassés par les Râjputs, ils n'y purent établir une domination durable. 
C'est seulement vers l'an 1000 après Jésus-Christ que l'islamisme prit fer- 
mement racine dans le nord de l'Inde, d'où il s'étendit lentement dans la 
direction du sud ; il n'arriva à dominer réellement dans le Dekhan qu'au 
xvi° siècle, et pour un certain temps seulement. On sait que, dans cet inter- 
valle de six siècles, des dynasties turcjues et afghanes se substituèrent à 
la domination des Arabes. La dynastie des Mongols, qui fondèrent au 
XVI'' siècle l'empire dont Delhi fut le centre, et qui étendirent leur puis- 
sance sur tout le nord de l'Inde, adhérait à la doctrine du prophète. L'in- 
troduction de l'islamisme dans l'Inde menaçait sérieusement l'hindouisme : 
avec son ferme monothéisme, ses principes simples, son zèle religieux et 
son organisation puissante, appuyée sur la force militaire, le mahomé- 
tisme était pour les Hindous à religiosité molle et sans énergie un adver- 
saire très dangereux, auquel leur philosophie et leurs mythes, leurs super- 
stitions et -leur vie religieuse inorganique ne préparaient guère de résis- 
tance. L'étonnante plasticité des sectes leur servit. A peine avait-on saisi 
la nature de la religion musulmane que l'on fit des efforts pour s'en appro- 
prier les avantages ; et cela produisit des mouvements religieux où l'isla- 
misme et l'hindouisme se mélangeaient. D'une part, les Kabir Panthîs 
unirent les idées théologiques et la tournure d'esprit de l'Islam à un mode 
de vie et à des pratiques purement hindouistes ; d'autre part, la fédération 
des Sikhs réussit à constituer, avec des idées indiennes, et en vue d'inté- 
rêts politiques indiens, une communauté à la mode musulmane, religieuse 

1. BiBLioGn APHTE. — Le livre sacré des Sikhs a été traduit en anglais avec des « essais 
introductifs » par E. Trumpp, sous le titre : Tlie Adi Granth or tke holy scrijotures 
of tlie Sikhs, 1877. Le même auteur a donné la meilleure exposition que l'on ait de 
l'histoire de cette religion : Die Religion de?' Sikhs, 1881. — Sur l'histoire religieuse 
•ie l'empire des Mogols, voir : F. -A. von Noer, Kaiser Akbar. Ein Versuch ûber die 
Geschichte Indiens im 16 Jahrhundert, 2 vol., 1881; D. Shea A. Troyer, The Dabistân or 
School of manners, 3 vol., 1843; traduit du persan. — Consulter aussi Lyall, Asiatic 
Studies, chap. ix. 



428 ^ . HISmiRE DES RELIGIONS ' 

et guerrière, longtemps bien gouvernée et organisée. De leur côté, les 
Mahométans cherchèrent à se rapprocher de l'hindouisme. Les efforts du 
<îrand Mogol Akbar pour rassembler en une religion universelle unique 
toutes les religions de lui connues, sont un des faits les plus intéressants, 
mais l'une des tentatives les plus stériles que connaisse l'histoire des reli- 
^gions. En tout cas, la largeur d'idées de cet empereur prouve à quel point 
la cour de Delhi était éloignée du fanatisme arabe. 

La première de ces grandes tentatives d'union, celle des Kabîr Panthîs, 
laisse apparaître encore dans sa doctrine les liens les plus étroits avec 
l'hindouisme primitif . Kabîr vivait au commencement du xv° siècle; ses 
opinions se rattachent directement à la doctrine de Râmânanda (voir plus 
haut, § 87). (( Il rejette les Castras et les Purânas, il fustige l'arrogance et 
l'hypocrisie des brahmanes, il repousse toute distinction haineuse de caste 
et de religion. Tous ceux qui aiment Dieu et font le bien sont frères, qu'ils 
soient hindous ou musulmans. L'idolâtrie et tout ce qui en approche est 
sévèrement condamné ; le temple ne doit être qu'une maison de prière. Il ne 
tolère chez ses disciples ni les pratiques trop démonstratives, ni les singu- 
larités dans le costume, ni aucune de ces marques extérieures qui sont les 
signes distinctifs des sectes hindoues et ne servent qu'à diviser les hommes. 
11 recommande le renoncement et la vie contemplative ; mais il exige par- 
dessus tout la pureté morale, sans l'attacher à un genre de vie particulier. 
Toute l'autorité en matière de foi appartient au guru; cependant l'obéis- 
sance à ses commandements ne doit pas être aveugle; et les droits de la 
conscience du jRdèle sont expressément réservés. » {Bartli). On s'explique 
facilement que le fondateur d'une telle doctrine soit tantôt mis au nombre 
des hindouistes, tantôt rangé parmi les musulmans ; les fidèles de ces deux 
religions s'efforcent de le tirer à eux. La tradition, avec assez de vraisem- 
blance, veut qu'il soit né musulman et ne se soit rallié aux Vaishnavas qu'à 
l'époque de sa maturité. Mais Kabîr n'a pas seulement fondé une secte 
particulière, il a donné une impulsion énergique aux efforts de rénovation 
religieuse dans l'Inde ; la religion des Sikhs elle-même est née en partie de 
son influence. Nânak, le fondateur de cette secte, naquit en 1469. Il 
enseigne que Dieu est un et qu'on l'adore en menant une vie pure ; sans 
attaquer directement l'institution des castes, il prononça qu'elle n'était 
pas essentielle. Les Sikhs doivent leur importance non à leur doctrine, 
mais à leur rôle historique. Leur théologie, telle que l'explique leur livre 
sacré [Adi-Granth], renferme les idées les plus incompatibles, avec prédo- 
minance de conceptions indiennes. Le but à atteindre n'est pas le paradis, 
c'est d'être délivré de la métempsycose, soustrait à l'existence individuelle. 
L'homme qui agit sous l'impulsion d'un des trois gunas (ceux que dis- 
tinguent le Sânkhya et les autres systèmes indiens), c'est-à-dire de la 
passion, ou de l'ignorance, est soumis à de nouvelles renaissances; la 
métempsycose s'arrête par le passage complet à la divinité. Ce but final 
porte le nom de nirhan (= nirvana). Cette manière de voir, dans le boud- 
dhisme et en dehors du bouddhisme, a eu pour conséquence la vie monas- 
tique; mais les Sikhs rejettent cette conséquence, ils ne veulent pas 



LES HINDOUS 42^ 

entendre parler d'ascétisme ; l'esprit fixé sur leur but, ils veulent participer 
aux affaires humaines et vivre dans le monde, non en dehors du monde. 
Leur idée de Dieu est tout aussi mal déterminée. L'être suprême, qu'ils 
désignent sous le nom de Hari Govind ou sous d'autres appellations, est 
représenté tantôt comme l'être absolu, avec des expressions et des compa- 
raisons panthéistes, tantôt comme une personnalité consciente. Les Sikhs 
professent un haut respect pour leurs maîtres et leurs chefs, comme beau- 
coup de groupes religieux ; mais dans aucun de ces groupes peut-être le- 
guru ne possède, en principe et en fait, une autorité plus grande et n'est 
obéi d'une façon plus parfaite que Nânak et ses successeurs chez leurs 
fidèles. Les successeurs de Nânak ne sont pas seulement ses incarna- 
tions : ils sont divinisés au sens strict; leur parole suffît pour réaliser 
l'union du -croyant avec Hari. Les premiers gurus des Sikhs furent des^ 
hommes assez peu remarquables, qui surent'bien rassembler des disciples, 
mais n'assurèrent pas à la communauté une position solide. Le quatrième- 
donna à la secte un centre en élevant le temple dont les coupoles d'or se 
reflètent encore de nos jours dans l'étang sacré d'Amrtsar. Le cinquième 
guru, Arjun (1581-1616), était un homme cultivé : il rassembla les textes 
de VAdi-Graiith et y ajouta lui-même de nombreux poèmes. C'est seulement 
sous sa direction que les Sikhs prirent leur importance politique et entrè- 
rent en conflit avec la puissance musulmane. La tradition accuse le Grand 
Mogol de la mort d' Arjun. Sous le fils d' Arjun, les Sikhs prirent les 
armes, et à partir de cette époque ils firent une guerre acharnée aux. 
mahométans, déployant dans cette lutte qui dura plus d'un siècle un fana- 
tisme et un exclusivisme tout à fait étrangers aux autres sectes indiennes , 
La crise suprême eut lieu sous le dixième guru, Govind Singh, contempo- 
rain de l'empereur Aurangzeb. Govind Singh ajouta au livre sacré une- 
collection de chants guerriers destinés à enflammer le courage des Sikhs. 
Ce recueil, « le Grantli du dixième roi », n'est pas resté au nombre 
des textes sacrés. Govind Singh donna à ses sujets une organisation ]3oli- 
tique et militaire plus solide. Quand il mourut, en 1708, il ne s'était pas- 
désigné de successeur, de sorte qu'avec lui s'arrête la série des gurus. 11 
est le véritable fondateur de la nationalité des Sikhs. Il les relia en une 
communauté [kliâlâs] dont les membres sont unis par une simple céré- 
monie d'initiation {pahul) qu'ils doivent tous accomplir; ainsi se trouve 
réalisée la rupture des Sikhs tant avec les mahométans qu'avec les 
hindous. Quand, au siècle dénier, l'empire des Mogols s'écroula, les Sikhs 
furent les héritiers de leur puissance dans le Pendjab, comme les Mah- 
rattes dans le Dekkan. Ils se seraient ensuite usés, dans des divisions- 
intérieures, s'il n'avait surgi un homme énergique pour rétablir chez eux 
l'unité. Cet homme est Ranjit Singh (1780-1839) ; il fonda autour de 
Lahore un empire qui donna beaucoup de mal aux Anglais et ne se 
soumit qu'en 1849 et après deux guerres. Aujourd'hui encore la religion 
des Sikhs compte dans le Pendjab environ deux millions de fidèles. 

De ce qui précède il ne faut pas conclure que l'empire du Grand Mogol 
ait été un rempart de l'orthodoxie mahométane. A j^riori déjà la suppo- 



430 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

sition est invraisemblable. La maison impériale était d'origine mongole, 
et en général les conquérants mongols du moyen âge se sont distingués 
par une grande largeur en matière de religion. Ils accueillaient favora- 
blement les confessions les plus différentes. « Dieu dans le ciel et le 
khan sur la terre », telle était leur maxime. Aussi, quoique les Grands 
Mogols de Delhi se soient faits musulmans, on ne peut leur supposer 
un grand zèle pour leur nouvelle religion. Leurs sujets appartenaient 
encore pour la plupart à l'hindouisme. C'est sur ce terrain que s'est exercée 
l'activité religieuse du grand Akbar. Akbar s'était profondément instruit 
dans plusieurs religions. Élevé dans l'islamisme, il s'entoura de lettrés et 
de poètes hindous et choisit parmi ses sujets indiens la plupart de ses 
ministres. La communauté des Parsis l'avait aussi vivement attiré; et il 
s'était donné beaucoup de peine pour trouver un prêtre qui lui enseignât 
la doctrine du mazdéisme. Enfin il accorda une attention particulière au 
christianisme, et des missionnaires portugais obtinrent à sa cour une 
grande considération. D'autre part Akbar pensait que l'on peut et que l'on 
doit adorer Diedf de toutes sortes de manières, et il observait les rites des 
diverses religions. En même temps il projetait de rassembler en une nou- 
velle religion la somme des vérités qu'il avait trouvées dans toutes. 
Secondé par son ministre Abu'l Fazl, il fonda la « religion divine )) 
[Din Ilâhi), dont les principaux dogmes étaient l'unité de Dieu, l'évolu- 
tion de la vie divine dans le monde, et la transmigration des âmes. Le 
culte s'adressait avant tout au soleil et c'est l'empereur qui s'en acquit- 
tait. Akbar avait à la tête de la religion une position toute particulière : 
la doctrine s'exprimait dans la formule : « Il n'y a pas d'autre dieu 
qu'Allah, et Akbar est son calife. » La nouvelle religion survécut à peine 
à son fondateur; mais nous y trouvons les traits de beaucoup des formes 
religieuses modernes de l'Inde : la conception unitaire de Dieu n'excluant 
pas le panthéisme, l'autorité du maître ou du fondateur, la rigidité morale. 
Pour Akbar c'était précisément un point capital : s'abstenir du mal était 
pour lui la substance de toute religion. Il est tout à fait à son honneur 
d'avoir combattu les mariages entre enfants et la coutume de brûler les 
veuves, ces deux grandes taches de la civilisation indienne. 

Nous trouvons un intéressant témoignage de l'esprit éclectique et syn- 
crétique qui régnait alors dans le livre d'un grand voyageur, Mohsan Fani, 
qui vivait au xvii® siècle et qui, dans le Dabîstan, a rendu compte avec 
détail des diverses religions qu'il avait observées. Il en distingue douze, 
dont cinq principales, qui sont celle des Parsis, celle des Hindous, le 
Judaïsme, le Christianisme et l'Islam. Ces impressions d'un contemporain 
éclairé sur l'état où se trouvaient les religions de l'Inde au xvn*^ siècle sont 
pour nous d'un grand prix. 

Il s'en faut de beaucoup que nous ayons nommé toutes les tentatives de 
réforme religieuse. Un grand nombre d'autres maîtres fondèrent des 
écoles, des sectes ou des religions (ces trois notions sont voisines et mal 
délimitées); mais beaucoup ne durèrent qu'un âge d'homme, pour se 
résoudre aussitôt en des formes nouvelles. 



LES HINDOUS 431 



§ 92. — Le présent*. 

Au xixe siècle, l'Inde a produit encore une série de grands docteurs et 
des fondateurs de religions, prouvant la vitalité de l'hindouisme. La liste 
commence par Râmmohun Roy (1774-1833), fondateur du Brahma-SamâJ . 
Il lutta énergiquement contre l'idolâtrie et s'attacha au dogme de l'unité 
de Dieu, qu'il trouvait révélé dans les Védas bien avant que la Bible et le 
Coran l'eussent enseigné. Il avait déjà commencé à établir des relations 
amicales entre l'Inde et la civilisation européenne, quand il mourut au 
cours d'un voyage en Angleterre. Son successeur, Debendranâth Tagore, 
fit le pas décisif : il rompit avec l'autorité des Védas. Plus encore que ne 
l'avait fait son prédécesseur, il prêcha dans son Bralima-Dharma l'unité et 
la spiritualité de Dieu, le créateur de l'univers, que l'on doit servirexclusi- 
vement. Après lui vient Keshub-Chunder-Sen (1838-1884), homme ardent 
et éloquent, de large horizon, mais qui, conscient de ces dons, se laisser 
entraîner à assumer une tâche au-dessus de ses forces morales. Il entreprit 
de tirer de la réforme religieuse ses conséquences sociales ; il combattit d'une 
façon absolue la distinction des castes. Il en résulta dès 1866 une rupture 
dans la nouvelle secte, parce que Debendranâth Tagore reculait devant 
ces déductions radicales. Debendranâth resta le chef de la communauté, 
qui prit alors le nom de Adi (ancien) Brahma-Samâj, tandis que les nova- 
teurs, avec Keshub pour chef, se constituaient sous le nom de Brahma- 
Samâj de l'Inde. Dans ce cercle de fidèles Keshub poursuivit la mise 
en pratique de ses idées sociales : il lutta contre les mariages d'enfants 
et le rituel païen de l'hindouisme, mais il fléchit quand il s'agit d'assurer 
à sa religion une plus large extension par le mariage de sa fille avec 
un mahârâjah. Il s'est efforcé d'autre part de faire prendre forme à beau- 
coup d'idées dont certaines sont très élevées. Son esprit, ouvert égale- 
ment à la pensée chrétienne et à celle de l'Inde, cherchait à les réunir 
dans une unité supérieure. Plus qu'aucun de ses compatriotes, il tournait 
ses regards vers l'Europe. Dans un voyage qu'il y fît, il fut un peu trop 
fêté dans les hautes sphères de la société cultivée ; il resta même depuis 
ce moment en correspondance avec Max Mûller ^. Peu à peu l'idée mûrit 
en lui de donner une application pratique au principe de la science géné- 
rale des religions comme on la comprenait en Europe, et de fonder une 
religion qui recueillerait les fragments de vérité contenus dans toutes 
les autres. Il plaçait le Christ au premier rang parmi les prophètes et 
quand, dans une brillante conférence, il eut représenté Jésus-Christ comme 
le plus grand des prédicateurs de la vérité, même pour l'Inde, beaucoup 

1- Bibliographie. — La plupart des descriptions de voyages, esquisses, etc., sont sans 
valeur. Cependant il y a lieu de recommander R.-N. Cust, Pictures of indian life, 1881 ; 
Darmesteter, Lettres sur l'Inde, 1888, — On trouvera une étude d'ensemble dans 
W.-W. Hunter, The indian empire, 1882, et Goblet d'Alviella, L'évolution religieuse con- 
temporaine chez les Anglais, les Américains et les Hindous, 1884. 

2. Max Mûller, Bibliôgraphical Essays, 1884. 



432 HISTOIRE DES RELIGIONS 

de gens crurent qu'il voulait passer au christianisme. Ce n'était pas son 
intention : il cherchait seulement à supprimer l'antagonisme de l'Europe 
et de l'Asie, du chrétien et de l'Hindou, en créant une nouvelle religion 
cosmopolite, unitaire et mystique. Dans cette religion sa propre personne, 
en qualité de chef inspiré de Dieu, prit une place grandissante. Max 
MûUer le mit en garde contre sa théorie de l'Adeça, c'est-à-dire de la 
direction providentielle immanente, de la voix de la conscience consi- 
dérée comme autorité en matière de religion. Enjfîn, en 1880, Keshub pro- 
clama la « nouvelle organisation )) {IVava Bidhan, en anglais : ihe new dis- 
pensaiion). Il pensait y avoir réalisé l'harmonie des religions; en fait il y 
exprimait les idées d'une religion spirituelle par de multiples symboles 
empruntés à l'hindouisme. L'intérêt de tout le mouvement du Brahma- 
Samâj est plutôt dans la valeur des personnes et des principes que dans 
sa propagande, car il ne compte de partisans que parmi les lettrés des 
villes, et n'a pas exercé d'influence durable sur le peuple. Il s'est produit 
un mouvement en sens inverse, celui de l'Arya-Samâj, que dirigea le 
savant et respectable Dynananda Sarasvati (1827-1883). Ce maître était 
partisan de l'autorité des Védas jusqu'à prétendre que les auteurs des 
chants védiques avaient connu toute la vérité, y compris la science 
moderne. 



CHAPITRE XI 
LES PERSES^ 

Par le D"" Edv. Leumann (de Copenhague). 



93. Le peuple médo-perse. — 94. Origine de la religion. — 9o. Littérature 
religieuse. — 96. La mort et l'au-delà. Eschatologie. — 97. La religion sous les 
Sassanides et sous la domination musulmane. — 98. Le culte. — 99. Purifica- 
tions. Civilisation et mœurs. — 100. Le royaume du mal. — 101. La religion 
iranienne. Zoroastre. — 102. Les Dieux. 

§ 93. — Le peuple médo-perse. 

Le début de l'histoire des Perses est aussi différent que possible du 
début de l'histoire de l'Inde. On voit les Aryens de l'Inde émerger peu 
à peu d'un passé infiniment lointain. Ils sont à peine sortis de la vie 
nomade que leur première religion est déjà pleinement dévelopftée, con- 
signée même dans toute une série d'œuvres savantes. Leurs guerres sont 

1. Bibliographie. — M. Duncker, Fr. Lenormant, Ed. Meyer, etc., ont traité des Perses 
dans leurs histoires générales; F. Justi, dans Oncken; Flathe, dans Ersch et Gruber; 
G. Rawlinson, dans The five great oi^iental 'monarchies (l'empire perse est la cinquième; 
l'auteur a plus tard ajouté aux premières une sixième nionarchie et une septième, 
celles des Arsacides et des Sassanides). — Th. Nôldeke, dans ses Aufsc'itze zur persischén 
Geschiclite, 1887 (médiocre traduction française, à Paris, chez Leroux, 1896), traite des 
Achéménides et des Sassanides; — A. von Gutschmid a donné une Geschichte Iran's 
iincl seinerNachharlânder von Alexander dem Grossea bis zumUntergang der Arsaciden^ 
1888; ces deux ouvrages sont des rééditions d'articles parus dans V Encyclopœdia 
Britannica. 

Les ouvrages de Spiegel ont fondé l'archéologie de la Perse. Voir surtout Eranische 
■^lierihumskunde, S vol., 1871-18"8. Après lui, Geiger, dans son Ostiranische Cidtur im 
Alterthum, 1882 (traduit en anglais par D.-D.-P. Sanjana, Londres, 1885, premier volume 
seul paru), s'est occupé surtout des questions domestiques et sociales. 

Sur la littérature sacrée et la religion on a : M. Haug, Essays on the sacred language, 
writings and j^eligion of the Parsees, 3« éd., 1884, éd. E.-W. West, et: Die fiinf Gàthàs 
Oder Sammlungen von Liedern und Sprûchen Zarathustrcùs, seiner Jûnger und Nach- 
folger^ 2 Abth., 1858-1860; F. Windischmann, Zoroaslrische Studien, 1863. Les traductions 
Jle Spiegel, en allemand, 3 vol., 1852-1863 (commentaire, 2 vol., 1865-1869); de C. de 
Jv ^/' ^" français, 2° éd., 1881; de J. Darmesteter et de L.-H. Mills, en anglais, S. B. E., 
tv, XXIII, XXXI, et enfin celle de J. Darmesteter, en français, dans les Annales du 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 28 



434^ ; HISTOIRE DES RELIGIONS 

des luttes de tribus ou de races; leur politique est particulàriste ; à aucun 
moment, ils n'apparaissent dans, l'histoire du monde comme une nation. 
Les g-rands événements qui ont passé sur l'Inde n'ont guère altéré sa vie 
intime, et nous retrouvons, chez ses peuples immuables, après de longs 
siècles, le même état politique, les mêmes mœurs, la même conception 
de la vie. ^ 

L'histoire agitée du peuple perse contraste violemment avec ce cours 
paresseux de la vie indienne. En effet, il surgit soudain en pleine 
lumière, au sortir d'une préhistoire obscure. Une admirable valeur mili- 
taire, utilisée par des chefs qui sont de brillants politiques, établit sa supré- 
matie sur tous les vieux royaumes de l'Asie occidentale; il fonde, en quel- 
ques générations, un empire universel qui s'étend du Tourân à l'Abyssinie, 
de l'Indus à la mer Egée. Grâce à un sage esprit de tolérance et à d'excel- 
lentes mesures civilisatrices bien plutôt qu'à la puissance de ses despotes, 
cet immense Etat acquiert une forte organisation ; une civilisation floris- 
sante pous§Ê sur cette terre nouvelle, jusqu'au moment où cette entreprise 
démesurée périt par son énormîté même. Le royaume des Parthes, qui 
s'élève sur ses ruines, possède, il est vrai, l'antique puissance militaire 
des Perses, mais il n'a pas hérité de leur supériorité politique; il est 
incapable, par là-même, de durée. Néanmoins il a fallu des siècles de 
guerres sauvages pour abattre définitivement l'indépendance du peuple 
persan, et c'est seulement après sa conversion à l'islamisme que l'on voit 
sa langue et sa religion disparaître peu à peu, ou mieux se transformer. 

Le caractère des Perses, que cet exposé de leur destinée permet déjà d'en- 
trevoir, ne ressort pas seulement de leurs propres monuments, mais aussi 
des descriptions admiratives des anciens. Les Perses portaient, dans un 
corps vigoureux et résistant, une volonté énergique, trempée par le climat 
rigoureux, et par les dangers inséparables de la vie nomade dans la mon- 
tagne et le steppe; ils y ont gagné le courage et le sérieux, mais leur 
imagination s'y est assombrie; tout ce qu'il y a d'inquiétant "et de sombre 
dans la vie les jette dans une angoisse qui apparaît partout dans leurs 
mœurs et leur religion, et qui eût été fatale à leur développement intellec- 
tuel si elle n'avait excité en eux un effort égal vers la lumière, la force, la 
victoire sur l'élément mauvais. 



Musée Guimet, 3 vol., sont pourvues d'introductions savantes, qui sont d'importantes 
contributions à l'histoire de la religion. Celle de J. Darmesteter est surtout précieuse. 
Il faut citer encore ici : Haurvatdt et Ameretât, J875, et Orinuzd et Ahriman, 1877, pai^ 
J. Darmesteler; Geschiedenis van den Godsdienst, II, de G. P. Tiele. (trad. ail.), qui 
contient un exposé précis du mazdéisme. En danois : E. Lehmann, Zarathustra 
(Copenhague, 1890-92). 

11 faut mentionner à part l'ouvrage capital de Jackson, Zof^oaster, the prophet of 
ancient Iran, New-York, 1899, et le livre de N. Sôderblom, La vie future d'après le 
mazdéisme (Annales du Musée Guimet; vol. IX, Paris, 1901). 

Sur l'historique des études avestiques, consulter l'introduction/ d'A. Hovelacque, 
L'Avesta, Zoroastre et le Mazdéisme, 1880. Le reste du livre est sans valeur. 

Le G?'undriss der iranischen Philologie, publié par Wilh. Geiger et E. Kuhn (Stras- 
bourg, 1895 et suiv.) contient, sur l'histoire et les langues de la Perse, des travaux 
de première importance qui seront mentionnés en temps et lieu. 



LES PERSES 435 

Le propre de l'esprit perse est la raison toujours claire et souvent froide. 
La riche imagination des Hindous leur est étrangère ; quand leurs poèmes 
sacrés atteignent à la beauté, ce qui est rare pour les anciens, c'est le 
plus souvent grâce à l'énergie et à la précision de l'expression, et aussi 
au bel élan d'une pensée haute et pure. La spéculation théologique elle- 
même est plutôt un effort pour ranger avec des fins pratiques les énergies 
naturelles qu'une dialectique ou une métaphysique contemplative; et le 
culte, quelque précieux qu'il ait été d'ailleurs pour l'éducation du peuple, 
apparaît comme singulièrement dépourvu de vie, sec dans ses hymnes, 
et lassant par ses rites. 

Néanmoins les Perses ne manquaient pas d'esprit d'invention. Ils avaient 
l'imagination nécessaire aux grandes actions et aux grandes pensées. Et 
de même qu'ils n'avaient pas peur de s'aventurer jusqu'en Ethiopie ou 
jusqu'au Danube, ils ont jeté sur le monde et l'être des regards dont l'étendue 
nous étonne. L'opposition du bien et du mal, de l'homme et de la divinité, 
de l'en-deçà et de l'au-delà, était conçue et définie avec une grande netteté,, 
et pourtant toutes ces antithèses étaient coordonnées dans une conception 
du monde cohérente et complète. Cette oscillation perpétuelle d'un idéa- 
lisme de rêve au matérialisme pur, que l'on rencontre à chaque pas dans 
l'Inde, est complètement étrangère à l'intelligence des rédacteurs de l'Avesta, 
qui, dès l'abord, avaient reconnu l'équilibre naturel.de ces deux aspects 
de l'être. 

La conception dualiste du monde qui pénétrait toutes leurs pensées 
est ce qui distingue particulièrement leurs doctrines de celles des Hindous. 
Mais ils s'écartent aussi du monisme spéculatif de ces derniers par leurs 
tendances rationalistes, et par la préférence q;u'ils accordent au côté pra- 
tique de la vie. Leur piété même porte la marque de leur robuste acti- 
vité : le devoir religieux ne consiste pas à échapper au mal d'être, ou 
même simplement au monde, mais à vaincre le mal ici-bas. Cette vic- 
toire, ils ne là cherchent pas en fuyant le monde, en annihilant le moi, 
mais dans l'affirmation et l'exaltation de la vie. C'est ce qui donne à 
l'antique religion de l'Iran son caractère indéniable de morale pratique 
et qui la différencie de la façon la plus nette du védisme et du brahma- 
nisme. 

Quant à l'objet premier de cette morale religieuse, c'est bien, à ce qu'il 
semble, la préservation de la pureté, c'est-à-dire, à la fois, de la propreté 
corporelle et de l'intégrité morale, h' observance se trouve être par suite 
1 acte religieux le plus important, revêtu par excellence d'un caractère 
sacré. La vieille religion dé la Perse est une religion de l'observance comme 
celle des Védas est une religion du sacrifice-, les expiations et les purifica- 
tions jouent dans l'Avesta un rôle singulièrement plus important que le 
sacrifice. Nombre de ces prescriptions sont inutiles ou absurdes, mais la 
«loi )) n'en a pas moins une valeur morale, et cela pour deux raisons. 

abord à cause du zèle dont elle fait tendre l'âme vers la pureté, pureté 
^ue l'on trouve dans l'amour de la vérité, dans la pratique de la justice, 
^ans la fidélité, etc. ; et ensuite parce que l'on retrouve la pureté et que l'on 



436 ^ HISTOIRE DES RELIGIONS 

triomphe du mal par le mojen de l'effort positif et du travail pratique, qui 
ont souvent un caractère civilisateur indéniable. La rigueur avec laquelle 
les Perses observaient ces lois morales a été de la plus grande importance 
dans le rôle qu'ils ont joué en tant que peuple et dans la constitution de 
leur empire; elle est contre-balancée malheureusement par le manque de 
ténacité qui fit tomber vite les hautes classes dans la torpeur morale et 
physique et n'a pas peu contribué à la ruine de l'empire. L'ancien sens 
rnoral ne se perdit pourtant pas entièrement, et il continue à vivre au sein 
de la communauté qui porte aujourd'hui encore le nom de parsie, et qui 
est restée fidèle au culte institué par Zoroastre. 

, Ainsi, les Perses diffèrent essentiellement des Hindous par leur caractère 
comme par leur histoire. On ne croirait guère que l'un et l'autre peuple 
sont issus de la même souche et qu'ils ont un long passé commun; c'est 
pourtant là un fait incontestable; la parenté des langues, qui ne se dis- 
tinguent presque que par des différences dialectales, l'identité des légendes 
et des mœurs, et la position géographique elle-même en sont des témoi- 
gnages sûrs. Il est établi que les Hindous se sont avancés jusqu'au pays 
de rindus en partant des régions montagneuses que plus tard les Iraniens 
furent seuls à occuper; il est probable que longtemps, après la sépa- 
ration des Indo-Européens, ils ne firent qu'un avec les Iraniens : car 
ce que les deux peuples ont en commun n'appartient pas toujours à l'en- 
semble des Indo-Européens. A quel moment les deux rameaux ont-ils 
divergé? Ce point ne pourra probablement jamais être établi; le carac- 
tère des Védas, qui ont évidemment pris naissance dans l'Inde, témoigne 
déjà que la séparation a dû se faire longtemps avant le développement de 
la civilisation védique. La littérature des Perses et la tendance d'esprit 
qu'elle révèle ont une originalité si nette qu'il est raisonnable d'en conclure 
que les peuples iraniens ont longtemps vécu à part, et ont élaboré seuls leurs 
mœurs et leur pensée, jusqu'au jour où leur grandeur politique fît voir à 
quelle hauteur s'était élevé leur développement religieux. 



§ 94. — Origine de la relig-ion. 

Du nombre des peuples iraniens établis entre la mer Caspienne et le 
golfe Persique, il faut distinguer tout d'abord les habitants de la Susiane, 
c'est-à-dire du revers occidental du plateau de l'Iran. On sait que la 
Susiane fut conquise par les Mèdes, et que Suse fut au temps de la domi- 
nation perse une ville des plus importantes. On sait aussi que la troi- 
sième langue des inscriptions cunéiformes trilingues est celle de la 
Susiane. Mais on ignore, en revanche, quelle influence la civilisation 
du peuple dont la langue était ainsi respectée a exercée sur les conqué- 
rants ; nous ne pouvons davantage parler d'un lien religieux entre Perses 
et Susiens; car nous ne connaissons de la religion de ces derniers que 
quelques noms de dieux et de lieux sacrés. Cette ignorance est d'autant 



LES PERSES 437 

plus regrettable qu'il est permis de supposer que des courants religieux et 
civilisateurs, issus du puissant empire de Babylone, se sont dirigés vers les 
terres iraniennes, en passant à travers la Susiane. Les Susiens, qui dès 
l'antiquité la plus reculée avaient fondé une civilisation brillante et un 
puissant empire, ne paraissent pas être des Iraniens ; c'étaient, semble- 
t-il, des Élamites. Une désignation ethnologique plus précise est impos- 
sible en l'état actuel, leur langue ne se laissant d'ailleurs rattacher avec 
quelque certitude à aucun des groupements connus ^ 

Les Mèdes sont les plus occidentaux des Iraniens et ceux qui entrent 
les premiers dans l'histoire; les Scythes des anciens semblent bien avoir 
été leurs parents, ou même des tribus mèdes. Dès lors la Médie, État 
civilisé, ne comprend qu'une faible part du domaine occupé par les 
Mèdes, et sa civilisation florissante et presque raffinée a pour point de 
départ et pour fond la vie nomade des Scythes. On sait que cette civi- 
lisation s'imposa aux Perses, qui ne se bornèrent pas à déposer leurs vête- 
ments de cuir, pour revêtir les habits moelleux des Mèdes ; les conqué- 
rants adoptèrent la culture urbaine, et une partie des usages de leurs 
aînés en civilisation. Media cajota ferum victorem ceioit. La fusion des deux 
peuples fut d'ailleurs si intime, qu'après Cyrus et Darius on ne peut plus 
guère parler que d'un peuple médo-perse ; les Grecs d'ailleurs s'obstinaient 
à donner aux Perses le nom de g Mèdes ». 

C'est là une donnée importante du problème capital, celui de savoir 
si la religion ancienne de la Perse, telle que nous la connaissons, 
c'est-à-dire la religion de Zoroastre, doit être désignée comme médo- 
perse et auquel des deux peuples elle doit, en ce cas, son caractère 
propre. 

C'est un problème compliqué d'inextricables difficultés; nous savons 
bien peu de chose de la religion ancienne des Mèdes. Un seul point est 
clair : la religion mèdè était arrivée à une forme stable, et formait un 
organisme défini, ses prêtres jouaient un rôle des plus importants bien 
avant l'époque perse. Les Mages ont eu, dans la politique des Mèdes, 
une influence décisive, et leur situation de directeurs religieux du peuple 
était si fermement établie qu'une tentative aussi hasardeuse que l'insur- 
rection du faux Smerdis ne put amoindrir, même pour un temps, la con- 
sidération dont ils jouissaient. 

La dynastie des rois perses n'a pas laissé subsister purement et simple- 
ment l'héritage des Mèdes; c'est ce que semblent indiquer les conflits 
dont le souvenir se rattache au nom du faux Smerdis. On peut sans 
témérité voir dans la révolte des Mages une tentative de restauration de 
l'ancien pouvoir sacerdotal, et peut-être aussi de l'ancienne religion ; et si 
nous comprenons bien les inscriptions, nous constatons que Darius a 
poussé les représailles jusqu'à la confiscation des biens ecclésiastiques. 
Il est malaisé de déterminer en quoi consistait exactement le patrimoine 

]• * Les fouilles de la mission française de Suse, dirigées par M. de Morgan, ont 
n^is au jour un grand nombre de documents élamites, qui ont été publiés par 
Scheil. (R. G.) 



438 , i mSTOIRE DES RELIGIONS ' 

religieux des familles perses, et surtout de la maison royale. Un seul point 
est établi : ils ne connaissaient pas l'exposition des morts à l'air libre, 
qui est proprement médique; les morts chez eux (les tombes roj'^ales en 
sont la preuve) étaient enterrés et ils conservèrent cette coutume sans se 
laisser ébranler par les commandements de l'Ecriture sainte, qui précisé- 
ment n'admettait que l'exposition. A ce point de vue, l'incinération de 
Grésus est, elle- aussi, un fait intéressant. Il se peut qu'il s'agisse, comme 
on l'a soutenu, d'un suicide du monarque vaincu, pareil à celui de Sar- 
danapale; en tout cas, Cyrus ne s'y serait point opposé; et cela semble 
bien indiquer qu'il n'était pas aussi scrupuleux sur la sainteté du feu que 
le voulait la doctrine de Zoroastre, car, pour celle-ci, l'élément divin ne doit 
à aucun prix être souillé par un cadavre. D'ailleurs l'interprétation courante 
du fait ne nous sort pas de là : si l'on avait connu Cyrus pour un zélé dis- 
ciple de Zoroastre, on ne lui aurait attribué que bien difficilement un péché 
mortel aussi grave que l'incinération intentionnelle d'un être humain. 

D'ailleurs il est permis de se demander si le fondateur de l'empire perse 
a beaucoup adopté des mœurs médiques ; les rares renseignements de 
source perse qui nous sont parvenus ne nous permettent pas davantage de 
savoir s'il était zoroastrien. Il en est tout autrement de Darius. Dans les 
inscriptions, il se présente à nous comme un adorateur d'Ormazd; et ce 
nom seul suffit à prouver que sa religion n'était pas un parsisme pri- 
mitif. En effet, le nom d'Ahura Mazda a ce caractère abstrait propre à la 
théologie de l'Avesta. Un fait particulier peut avoir décidé Darius à 
adopter la religion zoroastrienne. Dans l'Avesta, la Bible perse, et non 
pas dans ses parties les plus récentes, un certain prince Vîshtâspa est 
renommé comme puissant protecteur dé la bonne foi. Il est le bras et le 
soutien de la Loi, il a ouvert à la Pureté une large route, et il a apporté 
la Foi au monde. On l'appelle Sraosha, l'ange de l'obéissance, qui donne 
aux hommes la vérité. Ce Vîslitâspa était déjà identifié dans l'Avesta avec 
le fameux Vîshtâspa, père de Darius, que les Grecs nommaient Hystaspes. 
Identification fausse évidemment, car Hystaspes ne devint un personnage 
que grâce à son fils, tandis que la doctrine de Zoroastre existait déjà avant 
que Darius parût. En revanche il n'est pas impossible que le Vîshtâspa 
de l'Avesta ait été un Achéménide. Il en est de même de Fraortes; son 
nom, qui signifie « le Confesseur », témoigne peut-être de son attitude a 
l'égard de la nouvelle religion. Prédécesseur de Cyaxare qui conquit 
Ninive en 606, il aurait vécu vers le milieu du vn° siècle. La doctrine dont 
il était le « Confesseur » doit être plus ancienne que lui; on ne saurait 
dire s'il a été le premier « confesseur » ; il semble pourtant que cet hon- 
neur doit revenir à ce Vîshtâspa, dont nous ne savons malheureuse- 
ment rien. 

En ce cas Darius aurait hérité de ses ancêtres la doctrine zoroastrienne; 
mais il reste impossible de décider pour l'instant quelle' raison a pu le 
déterminer à la servir avec tant de zèle, et s'il a obéi à ses convictions 
personnelles, ou à son intérêt qui était de favoriser les siens, c'est-à-dire 
les Perses, et de ruiner le parti des Mages. 



LES PERSES . . 439 

Nous avons nommé Zoroastre sans exprimer de doute sur l'existence 
historique de ce prophète. Il va de soi que Zoroastre n'a pas manqué d'être 
qualifié d'être mythique par de récents historiens des religions. Un 
Hollandais, M. Kern, précédé par son compatriote M. Tiele, a appuyé 
de son autorité cette critique hasardeuse ; J. Darmesteter s'est à peu près 
rallié à cette opinion, mais en général elle a eu peu de succès. La question 
se pose dans les mêmes conditions à peu près que pour le Bouddha : si l'on 
considère les biographies tardives et infidèles du saint, on est porté à 
croire que l'on n'a affaire qu'à des mythes et des légendes; si, au con- 
traire, l'on remonte aux sources vraiment anciennes, la question prend 
un tout autre aspect. Les renseignements sur Zoroastre que l'on rencontre 
dans l'Avesta postérieur, et bien plus encore ceux qui forment la trame du 
Livre de Zoroastre [Zartusht nâma), qui est un vrai roman d'aventures 
persan, sont presque exclusivement légendaires; mais les vieilles hymnes, 
les Gâthds, ne le sont point : nous n'y trouvons ni une divinité ni un 
personnage fabuleux, mais bien un être humain, un homme animé de 
l'esprit prophétique, qui a vécu, souffert, lutté et espéré, dont la person- 
nalité et le génie ont marqué de leur empreinte la religion. En effet cette 
dernière n'est nullement une religion populaire qui a crû d'elle-même, 
dont les idées et le rite, entremêlés comme dans le Veda de superstitions et 
de sorcelleries, forment un chaos multicolore ; nous y voyons, au contraire, 
une théologie sûre et complète dès le principe, et logiquement déduite en 
pratique comme en théorie ; une théologie enfin qui prend nettement 
position en face des croyances populaires dont elle est issue, et qui con- 
damne sans pitié tout ce qui n'est pas conforme à son esprit. Un tel sys- 
tème révèle plutôt l'activité résolue d'une personnalité unique qu'une 
formation fortuite et spontanée d'idées religieuses, fût-ce même au sein 
de groupes sacerdotaux. 

La patrie de Zoroastre est placée, d'après tous les témoignages orien- 
taux, dans l'Iran occidental, et d'après les meilleurs, dans une région voi- 
sine de l'Atropatène, au nord-ouest de l'empire mède. C'est là qu'il faut 
probablement rechercher VAiryana Vaêja que l'Avesta désigne régulière- 
ment comme la patrie du prophète, et où le Bundehesh le fait vivre. Selon 
d'autres témoignages, il serait né à Gezn, dans l'Atropatène même, et 
aurait passé sa vie dans la ville sacerdotale de Ragha. Quoi qu'il en soit, 
toutes ces indications nous ramènent à l'extrémité nord-ouest du domaine 
mède. La famille de Zoroastre ne nous est pas inconnue. Dans l'Avesta 
il porte souvent le nom de son ancêtre Spitama, dont la descendance 
semble avoir joui d'une certaine considération. Zoroastre avait lui-même 
des amis puissants à la cour du roi Vîshtâspa. Il était en relations ami- 
cales avec Jamâspa, le ministre du roi ; il en épousa même la nièce Hvôvi, 
la fîUe de Frasliaostra, Les fils et les filles de Zoroastre sont nommés dans 
l'Avesta ; et à ses trois fils la légende attribue l'origine des trois castes ira- 
niennes des prêtres, des guerriers et des cultivateurs. 

Autour de ces données historiques, assez pauvres par elles-mêmes, et 
rendues singulièrement flottantes parle manque absolu de détermination 



440 ■. ' HIST0IR£1 DES RELIGIONS 

chronologique, il s'est groupé avec lé temps,. cela va sans dire, tout un 
cycle de légendes plus ou moins fabuleuses. Des démons et des serpents 
menacent le futur prophète dès les rêves de sa mère; elle le voit, tout 
baigné de lumière, qui disperse l'armée des ténèbres. On rapportait qu'il' 
naquit en riant. Il triomphe, avec une supériorité glorieuse, de toutes 
les épreuves et difficultés que le mauvais roi sorcier Duransarun lui pré- 
pare dès son enfance. La puissance divine le sauve miraculeusement 
des assassins, du feu et des bêtes féroces. Devenu grand, il déclare ouver- 
tement sa haine de la sorcellerie, puis des songes lui révèlent sa vocation 
de prophète. Quant à la révélation, qui lui communiqua toute science, 
elle lui fut donnée dans ses entretiens avec Ormazd lui-même, vers qui 
des anges le conduisirent. 

L'Avesta ne rapporte directement qu'un seul trait important de la vie 
de Zoroastre, l'histoire de sa tentation ( Vendîdâd, XIX). Sur l'ordre du 
diable, un démon se précipite sur Zoroastre pour l'anéantir; le prophète 
le repousse à l'aide des saintes prières et marche à son tour contre lui, 
armé de grosses pierres. Alors le diable s'inquiète, il cherche à écarter 
Zoroastre de la bonne Loi par la séduction, par la promesse du pouvoir 
temporel ; le prophète refuse : « Jamais Je ne quitterai la loi des adorateurs 
de Mazda, mon corps et mon âme dussent-ils en périr. » 

Sur la suite de sa vie, la Légende raconte toute une série de miracles 
du type habituel.. Seul le mythe nuptial, où trois fois il perd sa semence 
en approchant de sa femme Hvôvi,a pris de l'importance, car de ce germe, 
recueilli et conservé par l'eau, doivent naître les trois grands héros de la 
rédemption future. 

Pour localiser le centre d'expansion du zoroastrisme primitif, il faut 
tenir compte du fait que la patrie de Zoroastre est fixée avec quelque vrai- 
semblance dans la région nord-ouest de l'Iran, mais il faut reconnaître que,, 
sur le théâtre de son activité, les témoignages orientaux sont loin d'être 
d'accord. Selon plusieurs traditions, c'est en Bactriane que Zoroastre s'est 
révélé; c'est là que Vîshtâspa aurait vécu, que Zoroastre se serait rendu, 
enfin qu'avec l'aide du prince il aurait fondé la nouvelle doctrine. Le 
zoroastrisme serait bactrien, la civilisation dont il est issu aussi bien que la 
langue de sa révélation seraient celles de l'Iran oriental. Cette hypothèse 
cadre fort bien avec l'Avesta postérieur, qui porte l'empreinte de l'Est 
iranien et qui, par exemple, dans l'énumération des contrées qui forment 
le monde (au premier chapitre du Vendîdâd) ne mentionne qu'une seule 
province de l'Ouest. Mais précisément ce caractère exclusif nous permet 
peut-être d'entrevoir comment ces traits orientaux ont pris naissance. 
L'Avesta postérieur, comme les légendes tardives, date de l'époque des 
Sassanides, dont le principal établissement était précisément la Bac- 
triane; naturellement ce qui a été composé dans cette proyince l'a été du 
point de vue oriental, et l'on a fait honneur à ces princes si zélés dans 
leur foi de l'origine bactrienne attribuée à la religion de Zoroastre. D'autre 
part, il est certain que l'antique Hystaspes n'était pas un prince bactrien : 
pas un mot dans tout l'Avesta ne lui j)rête cette origine, et les sources 



. LES PERSES 441 

grecques les plus autorisées placent son royaume enMédie, dans l'Iran occi- 
dental. Du coup l'hypothèse d'un voyage de Zoroastre en Bactriane devient 
inutile : son champ d'action aurait été sa patrie, comme il était tout 
naturel. Enfin il serait bien étonnant qu'une théologie aussi abstraite et 
aussi ingénieuse que celle de Zoroastre eût pris naissance au sein d'un 
peuple de iDâtres arriérés comme étaient les Bactriens; le pays des Mèdes, 
avec sa vieille civilisation et sa longue évolution religieuse, offrait un ter- 
rain autrement favorable à son développement. 

Mais si nous faisons ainsi décidément de Zoroastre un Mède, et de sa 
doctrine une théologie médique, nous nous heurtons immédiatement à la 
question suivante : Dans quelle relation l'homme et la doctrine se sont- 
ils trouvés à l'égard du corps sacerdotal mède? Zoroastre était-il mage? 
C'est là une possibilité qui n'est nullement exclue du fait des conflits 
entre mages et zoroastriens ; c'est, en effet, lorsque la foi nouvelle est prê- 
chée par des hommes ayant appartenu à l'ancienne que la tension entre 
individus devient le plus grave. Ce qui est plus intéressant, par contre, c'est 
que dans tout l'Avesta le nom de mage est évité avec grand soin, Zoroastre 
et ses disciples ne se nomment Jamais que Âihravans, prêtres du feu, et 
attachent à ce nom des idées particulièrement hautes et sévères. Il est 
possible, à la vérité, que les Âthravans aient formé simplement une classe 
spéciale de prêtres, dont l'activité se serait exercée dans le nord de la 
Médie, en Atropatène, et sur la frontière arménienne, où se trouvent de 
grands foyers d'activité volcanique et où le culte du feu était fortement 
représenté. En ce cas, la victoire du zoroastrisme serait le résultat d'une 
lutte entre deux sacerdoces. Il est plus probable cjue le mot Âthravan ne 
désigne que l'une des fonctions du prêtre mède; car les Mages formaient 
une tribu, nous dit Hérodote, et il est possible que le mot « mage » soit 
un nom générique, et qu'ils se soient appelés entre eux, dans l'Avesta du 
moins, prêtres du feu d'après leur fonction. Dans la suite le nom populaire 
de Mage l'emporta et se retrouve aujourd'hui encore dans le nom donné 
aux prêtres parles Parsis, Môbed {*Magu-paiti). 

La querelle ne semble donc pas avoir été un conflit entre deux corps 
sacerdotaux, mais une lutte de doctrines religieuses : il est d'ailleurs abso- 
lument impossible de déterminer sur quoi portait le débat. Il est probable 
que la différence était de celles que l'on voit d'ordinaire s'élever entre les 
opinions- d'un prophète de génie, et l'ensemble des rites et des doctrines 
d'un corps sacerdotal esclave des traditions. 

En quel sens pouvons-nous donc qualifier de Religion des Perses cette 
doctrine née probablement en Médie? Ce ne peut être parce qu'elle serait 
née d'un mélange avec des éléments religieux d'origine perse, car, pour 
autant que nous pouvons le savoir, la doctrine zoroastrienne était complè- 
tement formée bien avant que l'on parlât des Perses ; d'ailleurs, ce que 
ceux-ci semblent avoir eu de croyances propres s'est maintenu, semble-t-il, 
en dehors et à côté du zoroastrisme. Mais les dynasties Achéménide et 
surtout Sassanide ont adopté cette religion, l'ont fait triompher du pouvoir 
des Mages, et l'ont fait respecter dans leur immense empire. De même que 



442 HISTOIRE DES RELIGIONS 

la civilisation médique ne se serait jamais élevée au rang de civilisation 
« impériale » sans l'aide des Perses, de même la doctrine du réformateur 
mède n'a acquis d'importance dans l'histoire du monde que grâce à eux. 
Ils ont compris la valeur de cette religion, et ont résolu de vivre selon ses 
préceptes ; et la religion devint grande par eux, comme ils étaient devenus 
puissants par elle. . 



§ 95. — Littérature religieuse. 

Avant d'exposer les traits essentiels de la religion de Zoroastre, nous 
dirons quelques mots de sa littérature. L'Avesta, le livre sacré des Perses, 
. y occupe le premier rang. Avesta signifie connaissance ou plutôt révélation ; 
le Prophète a reçu la Loi de Dieu ou de ses messagers afin de la commu- 
niquer aux hommes. Le terme fréquemment employé de Zend- Avesta 
désigne l'itvesta avec son commentaire {Zend =z Tradition) ^ 

L'Avesta primitif a été sans doute très vaste, et embrassait toutes les 
connaissances humaines. Mais la plus grande partie s'en est perdue très 
tôt; selon une tradition mal établie, les Livres saints auraient été détruits 
par Alexandre le Grand ; il est plus vraisemblable que les Arabes ont été 
les coupables. Nous ne possédons donc plus que des fragments, mal 
transmis, et rédigés en une langue difficile à comprendre surtout dans 
les parties les plus anciennes du livre 2. 

L'Avesta tel que nous le possédons se divise en plusieurs parties, dont 
les plus importantes sont le Vasna, les Yashts elle Vendîdâd. /Le Yasna, 
livre du sacrifice, est disposé seloii le rituel. Il contient les hymnes que l'on 
disait pendant le sacrifice. Une partie de ces hymnes forment les Gdthâs 
proprement dites, ou chants, que leur langue permet de reconnaître pour 
les parties les plus anciennes du livre. Il n'est pas impossible même que 
quelques-unes de ces Gâthâs aient été rédigées par Zoroastre lui-même ou 
par ses disciples. En tout cas, on retrouve en elles la doctrine zoroastrienne 
sous sa forme la plus pure et la plus immédiate. Les Gâthâs jouissaient 
auprès des anciens Perses de la plus grande autorité; on les emploie aux 
moments les plus solennels du service divin; on les célèbre dans des 
poèmes; elles sont fréquemment citées dans F Avesta postérieur comme 
sont citées chez nous des paroles bibliques ; bien plus, on chercha même 

1. C'est donc à faux que l'on nomme Zend la langue.de l'Avesta. Car précisément 
les Commentaires sont écrits en un dialecte postérieur, le pehlvi. 

2. Les px'emiers manuscrits de valeur ont été apportés en Europe, en 1761, par 
Anquelil du Peiron. Il s'était engagé comme soldat de la Compagnie des Indes à 
seule fin d'acquérir l'Avesta; il vécut sept ans "parmi les prêtres parsis. Le linguiste 
danois Rask, qui le premier détermina exactement la place historique de la langue de 
l'Avesta, découvrit aussi, dans l'Inde, d'importants manuscrits. L'explication du texte 
a été inaugurée par Eug. Burnouf ; des éditions critiques en ont été données par Wes- 
tergaard et Geldner; le dictionnaire a été fait par Justi; des traductions avec com- 
mentaires par Spiegel et J. Darmesteter. 

*Un nouveau dictionnaire, par Bartholomse, est sur le point de paraître. 



LES PERSES 443 

plus tard à en imiter la langue pour donner aux hymnes récentes plus de 
majesté et d'autorité. — Les Yashts aussi sont des chants de sacrifice, 
beaucoup plus récents que les Gâthâs ; la langue en est lâche, la forme 
souvent prolixe et banale Jusqu'à la trivialité. Ce sont des louanges 
adressées aux Yazatas : et tandis que les Gâthâs sont notre principale 
source de renseignements sur la doctrine de Zoroastre, les Yashts forment 
le plus clair de notre science touchant les dieux de l'Avesta : ils exposent 
avec abondance et clarté une foule de mythes et de légendes sur les dieux 
et les héros. Quelques Yashts ne sont cependant que des listes de noms, 
et ne contiennent que des litanies sans fin. — Le Vendidâd, le livre de 
la Loi, est, comme l'indique le nom de vî-daêva-dâta, qui signifie donné 
contre les .démons, le livre des purifications; nous y trouvons la morale, 
le droit et la procédure des MédoPerses, pour autant que tout cela 
peut être contenu dans un recueil de préceptes sacerdotaux.. Pour la 
connaissance des antiquités iraniennes, le Vendîdâd est une source essen- 
tielle, on y retrouve des rites, des coutumes et des superstitions très 
anciennes qui remontent sans aucun doute beaucoup plus haut que 
Zoroastre; pourtant l'expression dans le Vendîdâd en est certainement 
zoroastrienne, et la rédaction du livre est visiblement très récente. C'est 
d'ailleurs le seul livre de l'Avesta sassanide qui nous soit parvenu en 
entier; il commence par des explications cosmogoniques et s'achève par 
des considérations eschatologiques. Le Yasna et le Vendîdâd forment, 
avec la litanie appelée Vîspered, l'Avesta proprement dit. Les Yashts se 
classent dans le Khordah Avesta ou Petit Avesta, livre de prières, où sont 
contenues celles que doit dire le fidèle aux différentes heures du jour, et 
aux différents jours de l'année. 

La connaissance de la religion avestique que nous pouvons tirer des 
débris de l'Écriture sainte est malheureusement très fragmentaire; heureu- 
sement les autres écrits anciens et ceux du début du moyen âge la com- 
plètent assez pour qu'il nous soit possible de nous faire une image approxi- 
mative du mazdéisme. Il faut signaler avant tout le Bundehesh et les autres 
livres pehlvis de l'époque sassanide, qui renferment la théologie récente 
du parsisme édifiée sur la base de l'Avesta, et même la traduction de plu- 
sieurs passages perdus de l'Avesta. Ces ouvrages, ainsi que la collection 
de légendes et de mythes iraniens rassemblés dans l'épopée persane de 
Firdousî, seront étudiés dans leur ensemble par la suite. Les Grecs, qui 
étaient en relations si actives avec les Perses, ont pris grand intérêt, nous 
le savons, à leur histoire et ont beaucoup écrit sur leur religion. Malheu- 
reusement le plus important de leur ouvrage, celui de Théopompe, s'est 
perdu : il a été utilisé cependant dans des écrits postérieurs qui nous sont 
conservés. Les récits d'Hérodote, confirmés sur tant de points par les 
inscriptions, sont précieux pour l'histoire religieuse, ainsi que les rensei- 
gnements de Bérose, tandis que Ktésias, qui a séjourné si longtemps à la 
cour de Perse, est un narrateur peu sûr. Strabon et Plutarque sont plus 
utiles que Xénophon avec sa Cyropédie. Les sources latines sont beaucoup 
plus pauvres; ce sont surtout des auteurs très tardifs, comme Ammien 



444 ' HISTOIRE DES RELIGIONS _ 

Marcellin et Procope. Les témoignages des anciens sur la religion des 
Perses ont été réunis par Brissônius, puis par Rapp {Z. D. M. G,, XIX, XX) 
Qi'Wmà\sc]iviié.riTi[ZoroastrischeStudien). 

Nous avons aussi des. documents arabes et arméniens du moyen âge. 
Ils ne sont pour la plupart accessibles qu'à ceux qui savent ces langues. 
Nôldeke a traduit (1879) une partie de la Chronique universelle de Tabarî; 
ce n'est malheureusement pas la plus importante pour la connaissance de 
la religion des Perses. Le livre des Sectes, de Shahrastânî, traduit par 
Haarbrûcker [Religionsparteien und Philosophen-Schulen, 1850-31 j donne 
beaucoup plus. 

Les documents arméniens touchant la religion des Perses ont été tra- 
duits par Langlois {Collectio7i des historiens de l'Arménie, 1868-1866) \ 



§ 96. — La relig"ion iranienne avant Zoroastre. 

Les œuvre^ qui viennent d'être énumérées nous permettent de recon- 
stituer assez bien la religion mazdéenne, mais ne nous donnent aucune 
idée de l'état religieux de la Perse avant Zoroastre. Avant tout, il faut 
rejeter tous les systèmes qui tendent à faire sortir l'Avesta de religions 
étrangères et anariennes; qu'il y ait eu des influences du dehors, parti- 
culièrement babyloniennes et élamites, c'est ce qui parait incontestable; 
mais il nous est impossible de dire en quoi elles consistaient exactement. 
D'autre part, les ressemblances que l'on a remarquées entre les coutumes 
avestiques et celles des Touraniens ne nous permettent pas dé décider si 
les Perses leur ont fait des emprunts. Il n'y a de lien réel qu'avec les 
voisins de l'Est, les Hindous. Il est indéniable enfin que le contenu de 
l'Avesta n'est pas toujours du pur zoroastrisme, que la religion qu'il pré- 
sente semble souvent un agrégat de croyances incohérentes appartenant 
à tous les degrés de l'évolution religieuse. Dès le premier hymne du Yasna 
on se heurte à un mélange si inattendu que l'on ne sait trop à quel étage 
on se trouve; après l'invocation adressée aux dieux et aux anges zoroas- 
triens, la prière se poursuit ainsi : a Je sacrifie aux étoiles, œuvres de 
l'esprit sacré, à Tishtrxja (Sirius), l'étoile brillante et splendide; à la lune, 
qui possède la" semence du taureau; au soleil lumineux, aux chevaux 
rapides, œil d'Ormazd ; je sacrifie aux anges gardiens des justes et à toi, ô 
feu, fils de Mazda, et à tout autre feu; aux bonnes eaux et à toute eau 
créée par Dieu, ainsi qu'à toute plante créée par Dieu. » Les objets de la 
vénération sont ici, à peu d'exceptions près, ceux que l'on adore dans 
toute religion primitive. A la vérité ces appels à la nature paraissent être, 

1. * Le livre de Jackson : Zoroaster, the prophet of ancient It'an renferme la collec- 
tion très complète de tous les témoignages des anciens sur Zoroastre. — Les traduc- 
tions de Langlois sont très imparfaites et ne peuvent être consultées qu'avec précau- 
tion. En revanche la traduction en allemand du très important ouvrage d'Eznik Contre 
les Sectes, par Schmid (Vienne, 1900), est fort bonne et tout à fait recommandable. 
(R. G.) 



LES PERSES 44o 

dans le cas présent, des additions postérieures; les hymnes aux phéno- 
mènes et aux dieux naturels ne se montrent au premier plan que dans 
TAvesta récent. Mais il est certain que ces cultes tardifs sont des revi- 
viscences d'anciens instincts religieux, et une foule de mythes et de divi- 
nités avestiques, qui n'apparaissent que dans des allusions à peine com- 
préhensibles, ne s'expliquent que comme survivances. Enfin l'adoration 
des éléments qui joue un grand rôle dans la doctrine de Zoroastre, le lien 
qui les unit aux génies les plus puissants du mazdéisme, supposent un 
culte primitif de la nature. C'est le cas surtout des deux principales choses 
saintes des Iraniens, l'eau et les plantes : et leurs rites compliqués, et la 
vénération illimitée que les Perses leur témoignaient reposaient assurément 
sur la tradition d'anciens cultes de l'eau et des arbres. 

Des survivances animistes se retrouvent aussi dans l'Avesta ; les génies 
protecteurs innombrables sont, de l'aveu même du texte sacré, les âmes 
des morts; ils ont, sous beaucoup de rapports, dans le Yasht où ils 
figurent principalement, le caractère de démons familiers et rustiques, 
comme on en trouve partout. De même les mauvais génies, les diables, 
qui fourmillent dans l'Avesta ne sont pas seulement des créations de la 
doctrine zoroastrienne du mal; et on ne peut s'empêcher de croire que 
nombre d'entre. eux étaient déjà familiers à la religion primitive des 
Iraniens. 

Ce qui apparaît plus clairement encore, c'est l'arrière-plan de y'iq nomade 
en avant duquel s'est élevé le mazdéisme. La foi, les légendes et les 
mœurs d'un peuple de pasteurs se révèlent à chaque pas, bizarrement 
alliées au dogmatisme abstrait et à la morale raffinée du zoroastrisme. 
Le caractère sacré de la Vache et du Chien est aussi certain aux yeux 
du Mazdéen que la divinité d'Ormazd même; ils ne sont pas simple- 
ment sacrés en ce sens que leur mort est une calamité, leur meurtre un 
sacrilège; il y a plus : ils donnent lieu à des mythes et des rites qui 
illustrent suffisamment la foi en leur pouvoir surnaturel. Vâme de 
la vache, le créateur de la vache sont d'antiques conceptions mytholo- 
giques utilisées dans les Gâthâs ; la création du monde végétal et animal 
par l'immolation . de la vache primitive a été chez les Iraniens, comme 
chez bien d'autres peuples, l'une des premières idées cosmogoniques. 
Mais le culte de la vache n'est pas, dans l'Avesta, un souvenir mort; 
si les mythes qui la concernent sont d'anciennes réminiscences que la 
religion nouvelle, héritière de la précédente, traîne après elle, la morale 
de la vache n'en apparaît que plus vivace : donner aux vaches du fourrage 
en abondance n'est pas seulement un devoir sacré en soi-même; c'est 
l'image même du devoir accompli; l'expression gagner la vache signifie 
atteindre le bonheur céleste. Gomme chez les peuples de l'Inde et chez 
bien d'autres, l'urine de bœuf est l'agent de purification le plus saint, 
et cela bien que par ailleurs l'urine soit, selon la morale de l'Avesta, 
impure au plus haut degré, et rende impur. Quant au chien, des chapitres 
entiers du Vendîdâd lui sont consacrés ; nous verrons par la suite com- 
ment il chasse le Diable et combien il est dangereux de le tuer. Ajoutons 



446 HISTOIRE DES RELIGIONS 

que la conception du Paradis est riche en images de la vie pastorale et 
qu'elle fait du vieux pâtre Yima le gardien des bienheureux. Les idées 
religieuses du nomade sont étroitement unies à la religion mazdéenne, et, 
bien qu'elles paraissent inutiles à. sa construction théorique, et n'y figurent 
qu'à titre de souvenirs, on ne peut s'empêcher de voir dans les apôtres 
du culte d'Ormazd les représentants d'une civilisation nomade supérieure 
qui pousse à rèxtrême les soins donnés aux animaux, au point de s'op- 
poser, par exemple, aux sacrifices animaux de la religion antérieure. 

A côté de ce groupe de croyances héritées de la vie nomade primitive, 
et au-dessus de lui, nous retrouvons un certain nombre de légendes et 
de mythes indo-européens, qui, bien que contraires en partie aux doc- 
trines de Zoroastre, s'y sont pourtant glissés. Ainsi le mythe de Yima, 
le roi des morts, montre que l'on se figurait tout d'abord la fin du monde 
sous les aspects d'une sorte d'hiver plein de froidure et d'obscurité d'où la 
félicité éternelle doit jaillir comme un éternel printemps, dans le paradis 
de Yima. C'est là une représentation qui est en désaccord flagrant avec la 
doctrine mazdéenne d'après laquelle le monde doit être détruit par le feu, 
les justes seuls étant sauvés. Les auteurs du Vendîdàd ne semblent pas 
s'être aperçus de la contradiction, et le mythe est conté par eux, avec bien 
d'autres, comme un épisode de l'histoire du monde. La vieille légende 
iranienne de la lutte entre le héros Thraêiaona et le serpent Azhi Dahâka 
contient aussi bien des traits qui rappellent des mj^thes germaniques, et 
remontent peut-être à d'anciennes traditions communes. En parallèle au 
mythe où Dahâka vaincu, au lieu d'être tué par le héros, est lié au roc de 
Demâvend et cause par ses soubresauts les tremblements de terre, il faut 
citer le mythe de Loki enchaîné par Thor \ 

Mais de tels points de contact sont exceptionnels : les liens avec les 
mythes indo-européens communs à la branche voisine des Hindous, avec 
laquelle les Iraniens sont sans doute restés longtemps unis, avant l'époque 
historique, sont singulièrement plus nombreux. Pour certains savants 
(le sanskritiste Rotli et l'iranisant Haug surtout), ils seraient tellement 
étroits qu'il faudrait presque identifier, la mythologie de l'Avesta et celle 
du Veda, et tirer les deux religions d'une source commune. Aujourd'hui 
on tend à devenir plus circonspect à cet égard. Nous avons déjà signalé 
que l'esprit et le caractère des deux systèmes diffèrent radicalement, et 
témoignent ainsi d'une séparation préalable; et quant aux traits sur les- 
quels se fonde le rapprochement, plusieurs ne semblent pas probants. 
Mithra, par exemple, qui apparaît dans le Veda comme dans l'Avesta, ne 
saurait pourtant prétendre avec certitude au rang de divinité primitivement 
commune; il manque, en effet, dans les Gâthâs, et tel qu'il apparaît dans 
l'Avesta postérieur, il ne ressemble pas beaucoup au Mitra du Veda. Cela 
ne prouve rien, évidemment, contre l'existence d'un Mitra, dieu arien, 
adoré par l'un et l'autre peuple; car il est toujours possible qu'il n'ait 

1. De même lorsqu'au moment de la lutte suprême il rompt ses liens et s'avance 
au premier rang des puissances du mal contre les dieux, il rappelle le loup Fenrir et 

sa légende- 



- LES PERSES 447 

pas été nommé dans les Gâthâs parce qu'il était rejeté par l'orthodoxie 
zoroastrienne, mais que le peuple l'ait toujours adoré; lé fait même 
qu'il se montre à nous, dans l'Avesta postérieur, comme juge des morts 
semble prouver qu'il était bien une divinité ancienne, vénérée de tout 
temps ; car c'est à des dieux de ce genre que de tels emplois sont confiés 
d'ordinaire. 

Le Soma, la boisson des dieux et du sacrifice, commun aux deux peu- 
ples, n'est pas non plus mentionné dans les Gâthâs; il est pourtant 
impossible, étant donné le caractère fragmentaire de la tradition, de con- 
clure de là que les Iraniens anciens n'aient pas connu le soma. On pour- 
rait supposer que le breuvage divin a été emprunté par la suite aux 
voisins de l'Inde : mais la linguistique s'y oppose : le nom du soma dans 
l'Avesta est haoma ; la correspondance s : h est régulière, et ne se trouve 
pas dans les emprunts. Aussi est-il plus sage d'admettre que l'une et 
l'autre religion ont chanté le soma de leurs ancêtres communs. 

Un point plus sûr est l'équivalence des mots asura (skr.) et ahura 
(avesta) qui n'est pas seulement un élément du nom d'Ahura Mazda, le 
dieu suprême, mais encore le qualificatif de tout le groupe de divinités 
qui relèvent de lui. Nous avons affaire ici à un élément commun impor- 
tant et réel; le culte des asuras, sans conteste l'un des principaux des 
temps primitifs, s'est maintenu dans l'Iran et s'est même élevé au rang 
de religion officielle, tandis que dans l'Inde il s'efface progressivement 
devant celui des Dêvas. Il est remarquable seulement cfue les Dêvas soient 
pour les Iraniens des divinités malfaisantes, tandis que ce sont les Asuras 
qui tiennent ce rôle dans l'Inde. Conclure de là à un conflit ancien entre 
les adorateurs des Dêvas et ceux des Asuras, conflit qui aurait contribué 
à la séparation des deux peuples iranien et indien, semble bien hasardé, 
quoiqu'un homme comme Haug ait donné à cette hypothèse l'appui de 
son nom. Voici sans doute comment se sont passés les faits : les Dêvas 
étaient d'anciennes divinités païennes, que la théologie sacerdotale a 
rejetées, et qu'elle est arrivée peu à peu à considérer comme de mauvais 
génies. 

De même que les Indiens possèdent un Varna, les Iraniens ont un Yima : 
il n'y a là, originairement, qu'une seule divinité; mais elle ne nous appa- 
raît pas sous le même aspect des deux côtés. Le Yama hindou est avant 
tout un dieu des Morts, un roi de l'Hadès, ce que le Yima iranien nest 
qu'exceptionnellement. La théologie avestique n'avait que faire d'un 
pareil roi des morts, et le Yima qu'elle a maintenu est un vieux patriarche, 
un protecteur paternel de l'humanité la plus ancienne. Très caractéris- 
tique est la transition que la théologie de l'Avesta tente d'établir entre 
l'ancien culte de Yima et le nouveau de Zoroastre. Ormazd, dit-on 
( Vendîdâd, VI), avait choisi d'abord Yima pour révéler sur terre la vérité 
divine; mais celui-ci se soustrait à sa haute vocation, la réservant à 
Zoroastre et se contente de la tâche toute terrestre de veiller sur la créa- 
tion, de la protéger, et de la rendre heureuse. Le temps de Yima, le bril- 
lant, le riche en troupeaux, la plus splendide des créatures, l'illuminé du 



448 HISTOIRE DES RELIGIONS 

soleil régnant parmi les hommes, fut l'âge d'or où ce qui, avait vie 
prospérait merveilleusement, et les créatures devenaient si nombreuses 
que par trois fois Yima dut élargir le monde pour qu'elles eussent de la 
place. Sous son règne, il n'y avait ni froid, ni chaud, ni vieillesse, ni 
mort; eaux ni plantes ne pouvaient se dessécher; hommes et animaux 
étaient immortels, et éternellement jeunes; lorsqu'à la fin des temps le 
sombre hiver viendra, le vieux pâtre élèvera pour les siens un enclos où 
ils vivront heureux et immortels comme à l'origine. 

Ce mythe nous montre combien l'Avesta diffère des Vedas même dans 
la façon dont il traite les figures mythologiques communes; et l'on peut 
dire de tous les points communs que l'on retrouve dans les mythes, 
légendes et rites, qu'ils témoignent autant de la différence qui sépare 
les deux religiosités, indienne et iranienne, que de leur continuité. La 
ressemblance est presque toujours à la surface, la divergence profonde. 
Il est tout à fait caractéristique que le mythe de Vrtra, qui est au centre 
du culte védique, soit étranger à l'Avesta; seul le mot qui signifie 
« victorieux », verethraghna (tueur de Vrtra), témoigne encore que les 
Iraniens o^t connu ce mythe. Ce mot s'est maintenu; il désigne même 
le dieu de la victoire Verethraghna ; mais le sens primitif s'est perdu ; 
on a de même dans l'Avesta le nom d'Indra, mais seulement comme 
celui d'un J)êv insignifiant. Il n'a pas manqué de tentatives pour 
rendre la relation plus intime : Ormazd serait un Varuna; ses archanges, 
les Adityas; Thraêtaona, le Trâitana védique, etc., comparaisons qui 
presque toujours apparaissent insoutenables à qui les examine attenti- 
vement. 

Ainsi la partie la plus considérable et la plus importante de la religion 
de l'Avesta est née sur le sol iranien, après la séparation des deux 
peuples ariens. Dès une date très ancienne une mythologie et un rituel 
proprement iraniens se sont formés qui ont servi de base au zoroas- 
trisme : à ce rituel spécial appartient l'usage d'exposer les morts en 
pâture aux oiseaux, au lieu de les enterrer ou de les brûler. On nous dit 
que cet usage était spécialement mèdé : les Perses proprement dits enter- 
raient et brûlaient leurs morts, ainsi qu'ils a été dit plus haut. Dans 
l'Avesta, un monument spécial {Dakh'ma) est consacré à cette exposition, 
mais en même temps on y fait mention d'une pratique plus primitive, 
celle de déposer les morts sur les montagnes, ou dans d'autres lieux 
déserts. D'ailleurs, l'exposition^ des cadavres ne peut guère avoir été 
l'usage exclusif. L'ancien rite arien de l'incinération subsistait évidem- 
ment dans l'Iran; l'Avesta combat énergiquement cette pratique. 

Que le rite de l'exposition des cadavres soit le rite orthodoxe, cela 
résulte de cette autre particularité fondamentale de la vieille civilisation 
iranienne qu'est l'adoration du feu; l'élément sacré ne doit pas être souille 
par lé contact des cadavres. Le feu, a fils d'Ormazd », doit évidemment 
ce titre d'honneur dans l'Avesta à ce qu'il était une chose, sainte de temps 
immémorial, adoptée par la nouvelle doctrine. Celle-ci établit un vrai 
culte du feu, et non pas simplement sa vénération comme chose litur- 



LES PERSES 449 

gigue; c'est là qu'est la différence avec le culte d'Agni tel qu'on le prati- 
quait dans l'Inde; le fait seul que le nom du feu n'est pas le même chez 
les deux peuples voisins et parents est des plus remarquables [en sanskrit : 
a^m (conf. lai. ignis); dans l'Avesta : âtar (conf. lai. atrium)'}. Agni, la 
flamme sanctiiSée du sacrifice, le dieu des prêtres, le messager des dieux, 
est tout autre qu'cUar, qui est adoré en tant que feu. Atar n'est pas per- 
sonnifié, il n'est pas saint parce qu'il sert au sacrifice, mais à cause de la 
vertu purificatrice, perturbatrice des mauvais génies, qui lui appartient 
de nature. 

C'est précisément dans sa lutte contre le mal que nous voyons appa- 
raître le feu dans l'un des plus anciens mythes iraniens, le combat entre 
Atar et Azfii Dahâka, le Dragon, C'est bien là le mythe iranien fonda- 
mental, tout comme la lutte de Vrtra est le mythe essentiel du Veda. De 
même que le mythe d'Indra est né de la nature d'un pays tropical, la lutte 
iranienne contre le dragon est un mythe de nomades, vivant dans un pays 
plus septentrional, dans une région de steppes où l'on ne demande pas la 
pluie, mais où l'on cherche à se protéger par le moyen du feu lumineux 
contre le froid et la nuit, contre les animaux sauvages et tout ce qui 
nuit. Tel qu'il apparaît dans l'Avesta ( Vasht 19) le mythe est surchargé 
d'éléments politiques qui donnent à la narration un caractère spéciale- 
ment persan. C'est pour «la grande splendeur royale », le signe du pouvoir 
suprême, que luttent le bon et le mauvais génie. Ormazd envoie son feu, et 
Ahriman le dragon, à la conquête du précieux enjeu. Ils se poursuivent et 
se menacent, mais le dragon a le dessus, et la Splendeur royale ne se sauve 
qu'en se réfugiant dans le lac Vourukasha, où le génie aquatique Ap(^m 
Napat (le Fils de l'eau), la reçoit dans son sein. Mais voici que le méchant 
Touranien Franhrasyan saute tout nu dans l'eau pour ravir la Splendeur 
qui appartient au peuple aryen. Mais le lac se met à bouillonner et la 
Splendeur peut s'échapper. Par trois fois il recommence, si bien que le 
Touranien, malgré son audace, sa rage et ses serments, ne peut la saisir. 
Elle coule vers le roi de l'Iran et lui apporte l'abondance, la richesse et la 
gloire; elle reste auprès de lui, et il détruit tous les peuples anaryens. 

Ce mythe est spécifiquement iranien, non seulement parce qu'il nous 
montre dans le feu le représentant victorieux des puissances divines, 
mais encore parce qu'il raconte la lutté implacable entre les forces célestes 
et infernales, qui fut plus tard l'idée essentielle de la doctrine de Zoroastre, 
mais qui faisait déjà partie auparavant des croyances populaires. Le dua- 
lisme, la conception maîtresse du parsisme, doit avoir trouvé un sol fertile 
sous le ciel de l'Iran ; car le contraste y est exceptionnellement brutal 
entre l'hiver et l'été, le jour et la nuit, le désert et la fécondité, et la vic- 
toire contre la nature hostile a dû apparaître aux Iraniens comme un pro- 
blème dont la solution était pour eux vitale. Peut-être même l'idée primi- 
tive d'un partage en deux des puissances naturelles, tel qu'il apparaît 
dans le mythe à' Âtar et d'As/iz, a-t-elle été inspirée par cies conditions 
naturelles; en tout cas, on conviendra cependant qu'il est impossible de 
déduire immédiatement d'un fait climatérique, un système aussi élaboré 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 29 



450 HTSTOIRE DES RELIGIONS • 

que la conception dualiste de Zoroastre. Même le passage d'Àtar et d'Azhi 
Dahâka à Ormàzd et Ahriman ne se fait pas de lui-même; il n'est pas non 
plus une &iiQ:p\e idéalisation; et quand Darmesteter a dit que dans l'Avesta 
Ormazd et Ahriman n'étaient que les combattants en titre, que les lut- 
teurs réels étaient le feu et le dragon, il méconnaissait tout le parsisme; 
car le conflit moral entre des forces spirituelles est précisément l'essen- 
tiel dans l'Avesta ; or, une telle conception ne découle pas immédiatement 
des mythes naturalistes ni des croyances populaires, auxquels elle se 
rattache probablement; elle résulte de l'intervention d'un génie prophé- 
tique dont l'œuvre personnelle reste l'essentiel. • 

Dans l'Avesta primitif, le dualisme est purement spirituel ; dans la 
partie récente l'on voit la lutte se refléter dans la création ; on rencontre 
même un dualisme physique, qui n'est peut-être qu'une forme nouvelle 
d'anciennes représentations des conflits de la nature. Il convient de men- 
tionner ici avant tout l'hymne à Tishtrya {Yasht 7). « Tishtrya, l'étoile 
claire et brillante, qui nous prépare de bons séjours ; l'étoile après laquelle 
soupirent les troupeaux et les hommes; quand Tishtrya, l'ëtoile lumi- 
neuse et blanche se lèvera-t-elle, quand les sources couleront-elles à flots 
écumants ?)) — (( Tishtrya apparaît sous toutes sortes de formes, et réclame 
le sacrifice de la part des hommes, afin qu'il puisse les secourir à temps; 
tantôt c'est un beau jeune homme, tantôt un bœuf blanc à cornes d'or, 
tantôt un coursier blanc à oreilles d'or et à rênes d'or. Sous cette dernière 
forme, il faut qu'il lutte avec le cheval noir et chauve, le démon Apaosha 
et l'objet de la lutte est le lac Vourukasha, réservoir divin, d'où s'écoulent 
toutes les eaux. Par deux fois, Tishtrya est chassé du lac; alors il invoque 
le secours d'Ormazd; celui-ci sacrifie à l'étoile en détresse, et lui commu- 
nique ainsi la force de chasser à son tour loin du lac le cheval noir ; dès 
lors les fleuves du lac Vourukasha s'ouvrent et se répandent de toutes 
parts sur la terre. )) 



LA RELIGION DE L'AVESTA 

§ 97. — Les dieux. 

Le nom par lequel sont désignés les dieux officiels dans l'Avesta est 
yazata {vénérable; persan : îzad), terme visiblement artificiel, créé afin 
d'éviter le mot daèva (sanskrit : dêva) qui était de mauvais augure. En 
outre ,on rencontre, surtout dans les inscriptions cunéiformes, le mot baga 
qu'il, convient de rapprocher du mot vieux-slave bogû (russe, hog). Le sens 
de baga est incertain ; peut-être signifie-t-il distributeur de bonheur ou de 
malheur; peut-être a-t- il simplement le sens de maître, comme l'anglais 
lord. 

Parmi les dieux de l'Avesta, il faut distinguer tout d'abord le groupe des 
divinités ahuras qui se groupent autour d'Ahura Mazda; à côté d'elles 
apparaissent des dieux populaires qui n'appartiennent" pas primitivement 



LES PERSES , 43i 

au mazdéisme, et enfin toute une série de génies, de demi-dieux et de 
héros. En face de ce monde divin se dresse l'empire des démons, avec le 
mauvais génie ^ngfra i¥amyw ou Ahriman à sa tête. 

Ahw^a Mazda {Auramazdâ dans les inscriptions cunéiformes; OrTOaso? 
dans les dialectes récents) signifie Maître ou Génie sage. Il est incon- 
testable qu'Aliura est un ancien Asura des tribus iraniennes; le nom de 
Mazda, avec lequel il est entré dans le système zoroastrien, lui donne un 
caractère spirituel, purement théologique. Dans une hymne il est célébré 
en ces termes : a J'offre ce sacrifice à Ahura Mazda le créateur, le lumi- 
neux, le majestueux, le plus élevé, le plus ferme, le plus intelligent, le 
plus beau de corps, le plus grand en pureté... qui nous a créés et formés, 
nous nourrit, qui est l'esprit le plus saint. » Ailleurs, il est traité de 
« Science et sagesse, bienfaisance suprême, protecteur et soutien invin- 
cible ». 

Ormazd apparaît donc tout d'abord comme purement spirituel, et sou- 
vent même comme une pure entité et, pour ainsi dire, dépourvu de toute 
forme corporelle; on l'appelle néanmoins le plus beau de corps, et même 
plus tard, on le représente sous l'aspect d'un roi avec la tiare, l'anneau et 
le sceptre, et aussi avec des ailes. Mais ces représentations ne sont pas 
orthodoxes, et l'Avesta ne nous donne que fort peu d'occasions de nous 
figurer Ahura Mazda de manière sensible. 

De même il est bien difficile de lui donner des attributs physiques. 
Parce que son séjour est le domaine du jour, et parce qu'il dispose des 
forces salutaires du monde, il n'est pas, tant s'en faut, un dieu de la 
nature, et bien moins encore une force naturelle : la conception tradition- 
nelle d'après laquelle la lutte d'Ormazd et d'Ahriman est celle du jour et 
de la nuit est mal appuyée par l'Avesta. Au point de vue intellectuel A hura 
Mazda est avant tout celui qui possède la connaissance parfaite; c'est-à- 
dire qui distingue exactement le bien et le mal, ou, comme il est dit plus 
fréquemment, la vérité et l'erreur. C'est cette faculté qui le rend supé- 
rieur au mal, dont la faiblesse réside dans la confusion et l'ignorance de 
soi-même. Au point de vue moral, enfin, il est l'être saint et bienfaisant. 
Il est saint parce que rien de mauvais ni de mal ne le touche jamais, parce 
qu'il est absolument pur, c'est-à-dire, dans l'action, parfaitement juste. 
Les trois idées de sainteté, de pureté et de justice forment dans l'Avesta 
un tout inséparable. 

L'empire suprême qu' Ahura Mazda exerce sur le monde de la pureté est 
fondé sur la création ; bien qu'il soit souvent nommé le créateur de toute 
chose, il n'apparaît guère, en théologie, que comme l'auteur de cette partie 
du monde qui constitue le domaine du bien. Les hommes, qui, par nature, 
ont le libre choix entre le bien et le mal, se placent cependant parmi les 
créatures d'Ormazd. Pour les hommes pieux, qui croient en lui et se 
conforment à ses justes lois, il est à la fois le bienfaiteur, le soutien, et 
le protecteur. Et il ne soutient pas seulement le fidèle, mais la nature 
entière, et il la secourt en temps opportun avec l'aide de ses bons génies, 
en sorte qu'elle ne se corrompe ni ne se flétrisse, qu'elle ne s'écroule ni ne 



452 HISTOIRE- DES RELIGIONS 

disparaisse. Cette activité conservatrice n'est pas seulement utilitaire; 
c'est l'une des formes du grand devoir religieux, qui est de garder le monde 
des atteintes du mal, et de le vaincre avec les forces réunies du monde du 
bien et de la pureté. 

Bien qu'Ahura Mazda soit l'invincible, le plus ferme, le plus fort, le 
plus glorieux, sa puissance a des limites. Il partage le pouvoir, tant que 
ce monde dure, avec Ahriman, et il ne remportera la victoire sur l'adver- 
saire qu'avec l'aide de toutes les puissances pures, et avant tout grâce à 
l'intervention des fidèles du mazdéisme. Telle est la pensée fondamentale 
de l'Avesta, qui détermine pour l'homme le devoir de sa vie et le critérium 
de ses actes. Les mythes, les spéculations, la morale et le culte de Zoroastre 
se ramènent tous plus ou moins à cette lutte, et à l'intervention de l'huma- 
nité dans la victoire remportée sur Ahriman le Mauvais. 

Avant d'étudier de plus près ce dernier, sa nature et son action, il con- 
vient de fixer tout d'abord notre attention sur les créatures du royaume 
d'Ahura. 

Autour d'Ormazd se groupe sa maison de domestiques et de vassaux, 
les sept Ameshas Spenlas, c'est-à-dire les saints immortels [ameshas = skr. 
amrta = afx^poroç). Les Ameshas Spentas sont les maîtres au puissant 
regard, les exaltés, les forts, les fidèles d'Ahura, les incomparablement 
justes, qui tous les sept ont la même pensée, prononcent la même parole, 
accomplissent le même acte; qui reconnaissent tous le même père et 
seigneur, le créateur Ahura Mazda; chacun pénètre l'âme de l'autre, ils 
ont toujours présentes les bonnes pensées, les bonnes paroles et les bonnes 
actions et ils contemplent le Paradis; leurs sentiers sont lumineux et 
ils secourent ceux qui offrent le sacrifice. [Yasht 17.) 
• Le caractère des Ameshas Spentas ressort immédiatement de leurs 
noms. Les deux plus grands, qui forment souvent avec Ormazd une sorte 
de trinité, sont Vohu Manô,' la. bonne pensée, et Asha Vahishia, la plus 
parfaite justice; puis viennent Khshathra Vairya, le règne de la volonté 
(divine), Spenta Armaiti, la sainte humilité, et le couple Haurvatât et 
Ameretât, la santé et l'immortalité. Le septième est Sraosha, l'obéissance, 
à moins que le nombre des Ameshas Spentas ne soit complété par Ahura 
Mazda lui-même, qui serait le premier d'entre eux. 

Le caractère purement abstrait de tous ces noms a amené J. Dames- 
teter à se demander si l'on n'avait pas affaire ici à des idées philosophiques 
tardives et étrangères. Il pensait au néoplatonisme, surtout tel que le 
concevait Philon, et admettait en principe que l'Avesta tel que nous le 
possédons était, en partie du moins, la retraduction d'un Avesta traduit 
lui-même en grec, et que c'était à la faveur de cette reconstitution artifi- 
cielle du texte sacré que ces idées s'y étaient glissées. Il poussait même 
son audacieuse hypothèse jusqu'à affirmer que les Gâthâs, où les Ameshas 
Spentas apparaissent avec une fréquence remarquable, étaient, tant par ce 
fait qu'à cause de leur langue, la partie la plus récente et la plus artificielle 
de l'Avesta. 

Telle est l'étrange hypothèse à laquelle on a eu recours afin d'expliquer 



LES PERSES - 453 

ce qu'il y a de surprenant dans le caractère allégorique et abstrait des 
Ameshas Spentas. Cette personnification de purs concepts n'en constitue 
pas moins un trait essentiel, très ancien et même assurément primitif de 
la doctrine zoroastrienne. Mais il est impossible de déterminer sur quel sol 
ont poussé de pareilles conceptions. Peut-être y a-t-il lieu de songer à 
quelque culte ancien des éléments, auxquels d'ailleurs les Ameshas Spentas 
sont liés étroitement. Ainsi Asha Vahisfia est le génie du feu, Spenta 
Armaiti, celui de la terre, Khshathra Vaii-ya, celui des métaux, Vohu Manâ, 
celui du bétail, et enfin Baurvatât et Ameretât, ceux des plantes et des 
eaux. Cette union est ancienne; elle se trouve dès les Gâthâs; elle est si 
étroite que le seul nom de Vohu Manô , par exemple, sert à l'occasion 
à désigner -le bétail, ou même la peau d'un animal, et que Rluhathra 
Vairya indique toute espèce de métal ou d'objet en métal, un couteau par 
exemple. Mais il faut reconnaître que la matérialisation des Ameshas 
Spentas s'est accentuée avec le temps, et a fini par effacer presque abso- 
lument leur caractère primitif dans la religion populaire de l'époque des 
Parthes ; y a-t-il eu là un retour à des formes primitives, ou une fusion 
avec des dieux populaires de divinités abstraites à l'origine, c'est ce que 
nous ne pouvons déterminer que dans un cas seulement, celui de Spentcf. 
Armaiti, qui est une ancienne déesse terrestre. Par ailleurs, les deux 
aspects spirituel et physique des Ameshas Spentas n'ont aucun point de 
contact, ni aucun lien logique. Comment l'un est issu de l'autre, c'est ce 
qu'il est impossible de. définir dans la plupart des cas. Pour ce qui con- 
cerne Baurvatât et Ameretât, l'association établie entre les plantes et la 
guérison, l'eau et le rajeunissement, se retrouve chez d'autres peuples, 
dans nombre de symboles et d'usages. En fait, la relation que nous pré- 
sente l'Avesta entre l'Amesha Spenta et l'élément qui lui correspond, est 
purement extérieure ; c'est une surveillance, un gouvernement : Vohu Manô 
doit, outre son rôle dans le monde spirituel, exercer sa protection sur le 
bétail; de même chez d'autres Ameshas Spentas. Car toutes choses d'ici- 
bas sont rangées, selon l'Avesta, dans un système de classes et de catégo- 
ries dont chacune est placée sous la surintendance d'un être déterminé. 
Ce surintendant se nomme ratu; il est le représentant typique de sa 
catégorie (par exemple, le lièvre est le ratu des quadrupèdes) et en même 
temps le fonctionnaire qui la régit et la protège. Les ratu inférieurs sont 
subordonnés aux supérieurs, et à la tête sont les Ameshas Spentas, ratu 
suprêmes, qui, comme les satrapes du Grand Roi, gouvernent effectivement 
le monde au nom d'Ormazd et réalisent sa volonté. On voit par là com- 
ment les Ameshas Spentas représentent à la fois un domaine spirituel et 
un domaine matériel : l'être sous tous ses aspects est soumis à leur con- 
trôle, et doit se conformer à eux. On comprendra aussi comment ces génies 
actifs devaient fatalement occuper souvent le premier rang dans l'esprit 
des fidèles, non seulement à titre de surveillants et de protecteurs, mais 
encore de créateurs, d'artistes, et de conducteurs du monde; cependant 
Ahura Mazda n'est pas pour cela lésé dans ses droits, car ce n'est toujours 
que la création de Mazda que les Ameshas Spentas ont faite, qu'ils gou- 



454 HISTOIRE DES RELIGIONS 

vernent, développent et maintiennent. Eux-mêmes -sont d'ailleurs ses 
créatures. 

La figuration des Ameslias Spentas est variée, comme leurs fonctions 
religieuses. En général ils sont représentés sous des traits personnels; 
Spenta Armaiti est une femme, et, en tant que déesse de la terre, la femme 
et la fille d'Ahura Mazda, la mère du premier homme Gayô Maretan, et par 
lui de tout le genre humain. Au contraire Volïu Manô est mâle; c'est par 
lui, comme par un Logos, qu'Ormazd a créé la terre, car il n'est pas seule- 
ment le plus grand, mais encore le premier créé des Ameshas Spentas; par 
lui est révélée la loi, il est le portier céleste qui s'avance, de son siège d'or, 
au-devant de l'âme délivrée. C'est à Asha Vahishta, le génie de la justice, 
qu'est confiée avant tout la surveillance de la loi morale. De même que les 
mots asha dans l'Avesta et rta en sanskrit sont identiques, de même le 
rôle d'Asha est le même que celui de Bta dans l'ordonnance de l'Univers ; 
aussi est-il l'intermédiaire d'Ormazd dans le gouvernement du monde; et 
le cas grammatical auquel son nom se trouve normalement est l'instru- 
mental; car tout se fait par Asha. Dans l'autre monde, il veille à l'exécu- 
tion des peines de l'enfer. D'un caractère plus spécialement abstrait, 
Khshathra Vairya représente le royaume où la volonté divine est 
maîtresse absolue; la béatitude que l'on espère, la perfection à laquelle 
tendent tous les efforts, se nomment tout simplement Khshathra Vairya. 
Le roijaume de l'Avesta a le même sens prégnant que dans l'Eschatologie 
juive ou chrétienne. C'est un état futur, désiré, « le royaume qui est 
au-dessus de nous, nous le recherchons pour nous-mêmes et pour le pro- 
pager et l'annoncer aux autres ». En raison de ce sens du mot, le corps de 
Khshthra Vairya est, outre le métal, la lumière ou le feu céleste. Hauroatclt 
et Ameretàt sont de pures abstractions. Grammaticalement, avec leurs 
suffixes leurs noms répondent aux abstraits féminins du grec en -Tr,ç ; ils 
sont conçus comme idées pures de la perfection et de l'immortalité dans 
l'autre monde. 

Au contraire, l'Amesha Spenta, qui est venu s'ajouter par la suite aux 
précédents Sraosha, l'obéissance, se présente sous une forme vivante et 
plastique : « Sraosha, le pur, le bien formé, le combattant victorieux, le 
protecteur du monde, le surveillant d'Asha )). C'est d'abord un dieu prêtre : 
c'est lui qui a le premier disposé les brindilles du sacrifice {baresman) , 
récité les Gâthâs, sacrifié aux Ameshas Spentas. Il est aussi le messager 
des dieux, celui qui prépare le sacrifice, ou annonce le sacrifice préparé; 
de là probablement son nom d'obéissant. Dans l'une "et l'autre charge il 
rappelle Agni. Dans la Nature, Sraosha est le dieu de l'aube; le coq lui 
est consacré, le coq qui appelle les hommes au travail et au mouvement. 
Pendant la nuit il protège le foyer et la maison ; il est surtout secourable 
aux pauvres; en général, il est le zélé protecteur des fidèles de Mazda; il 
défend, le bras levé, la création de Mazda contre l'assaut des démons. 
Il a toujours à faire; il ne peut plus jamais dormir depuis que les deux 
Esprits se sont divisés, et que l'Univers est en proie à la guerre. Tous les 
démons plient devant lui; épouvantés, ils fuient vers l'enfer. Mais le haut 



LES PERSES 455 

fait de Sraosha, c'est sa lutte contre le monstre Aêshma Daêva, le démon de 
la concupiscence (l'Asmodée du livre de Tobie). « D'une arme invincible, 
il lui fait de sanglantes blessures, il lui brise le crâne et le dompte comme 
le fort fait le faible ». Son extérieur répond à cet exploit. Il est le plus 
fort, le plus vaillant, le plus rapide des jeunes hommes; il va, guerrier 
armé du javelot, traîné par quatre coursiers blancs, lumineux, rapides, 
aux sabots d'or; son temple de gloire, soutenu par mille colonnes, se 
dresse sur l'Elburz; l'intérieur en est illuminé de sa lumière propre; 
l'extérieur a l'éclat des étoiles. 

L'activité protectrice de Sraosha s'étend aussi sur la vie future de 
l'homme. Messager divin, il est le guide des morts, qui accompagne les 
âmes des défunts dans leur voyage périlleux. A lui aussi revient le juge- 
ment de ces morts. Mais là ne se borne pas son rôle dans la préparation 
de la vie future ; il prend encore part à la lutte contre les démons, aux côtés 
d'Ormazd. A la fin des temps, il livre le combat contre Aêshma Daêva, et 
c'est seulement après qu'il a vaincu le Mauvais, qu'Ormazd peut établir le 
règne de la perfection et ouvrir le paradis aux bienheureux. Probable- 
ment Sraosha est le produit de la fusion de plusieurs divinités, dont quel- 
ques-unes étaient vraiment populaires. Il n'apparaît que tardivement 
comme dieu entièrement formé, et semble avoir été primitivement lié à 
Mithra, qui avait été écarté par le zoroastrisme ancien. 

L'origine du Mithra perse est inconnue, ainsi qu'il a été dit plus haut; 
il n'apparaît que dans l'Avesta postérieur, mais avec la puissance, la 
pompe, et les prétentions d'une divinité déjà bien naturalisée. Le début du 
Yasht de Mithra, où il est dit qu'Ahura Mazda a créé Mithra aussi grand et 
aussi vénérable que lui-même, trahit cependant une divinité tard venue 
et qui n'est adoptée que grâce à un artifice théologique. 

Mithra signifie dans l'Avesta fidélité, serment (de même en sanskrit 
niitram = ami). L'accord avec Mithra, c'est donc, dans l'Avesta, le maintien 
de la fidélité ou du serment; tromper Mithra et se parjurer ne sont qu'une 
seule chose; et celui qui se rend coupable de ce crime souille le pays autant 
que cent infidèles, et s'expose à la colère de Mithra aux mille yeux, aux 
mille oreilles, de Mithra le vigilant, le combattant rapide, aux coursiers 
de qui personne ne saurait échapper. Sur-le-champ le dieu hostile et 
courroucé détruit la maison, le village, le district, le pays où se trouve 
celui qui manque à lui et à son serment. En revanche il donne le bon- 
heur, la bénédiction et la victoire à celui qui lui reste fidèle et qui l'honore, 
selon la justice et la piété, par des sacrifices. 

Il est nommé Mithra « aux vastes campagnes » et il n'est guère douteux 
que ces vastes campagnes aussi bien que les « larges fenêtres » qui lui 
sont attribuées ne désignent le ciel. S'il n'est pas lui-même dieu solaire, 
il est du moins le précurseur du soleil, celui « qui le premier d'entre les 
samts célestes, s'en vient par-dessus l'Elburz, précédant le soleil immor- 
tel )), qui atteint le premier les beaux sommets dorés; de là, il découvre 
tout le domaine aryen. C'est donc, en tout cas, une apparition lumineuse 
facile à confondre avec le soleil. 



456 HISTOIRE DES RELIGIONS 

En sa qualité de dispensateur de la lumière, Mit hr a est envers les siens 
essentiellement bienveillant. L'abondance, la force, la victoire, la prospé- 
rité, le bien-être spirituel, la bonne renommée, la sagesse et la sainteté, 
tels sont les dons qu'on ne lui demande jamais en vain. Il a déjà été et 
il sera encore fait mention de Mitlira comme juge des morts. La conclu- 
sion que nous avons tirée de là, à savoir la haute antiquité de Mithra, est 
fondée sur l'analogie mythologique. Le rôle de juge des âmes humaines 
semble avoir été réservé souvent aux divinités anciennes; il est difficile 
d'admettre qu'un dieu étranger, ou qu'un parvenu ait été revêtu précisé- 
ment de cette charge. La forme juvénile qu'il revêt dans les Yashis, et sous 
laquelle il conquiert plus tard la moitié du monde, tiendrait donc à une 
renaissance de l'antique divinité, à moitié effacée. Mithra est bien plus 
concret, vivant, et mêlé à la Nature que toutes les divinités qui relèvent 
d'Ahura, et ses relations avec l'homme sont d'un genre bien plus primitif : 
il récompense et châtie sans intermédiaire; il octroie et refuse des biens 
matériels. Et pourtant il a sa place marquée dans l'Avesta, grâce à la 
rigueur des règles morales auxquelles se conforment ses actes, et grâce à 
l'énergie avec laquelle il s'efforce d'abattre le mal, et sait procurer la vic- 
toire à la lumière et à la vérité. 

La déesse Anâhifa diffère plus encore des dieux du cercle d'Ahura. Elle 
est mentionnée sous le nom de Anahata, en même temps que Mithra, dans 
l'inscription d'Artaxerxes Mnémon, et semble avoir été sinon introduite, 
du moins très favorisée par ce monarque. Son origine étrangère est évi- 
dente; son caractère et son culte témoignent d'une origine sémitique. 
Ardvî Sûra Anâhita, la forte Ardvî sans tache, est la déesse de l'eau 
et de la fécondité. Elle gonfle les cours d'eau et les lacs, afin qu'ils 
s'épanchent sur les sept parties dumonde; elle-même s'appelle le grand cou- 
rant qui s'écoule des montagnes vers l'Océan. Elle donne aussi aux hommes 
la fécondité, elle met en l'homme la semence, en la femme le germe; elle 
donne à cette dernière l'heureux accouchement, et gonfle ses seins de 
lait. 

Anâhita elle-même est représentée comme une femme puissante, forte et 
grande, belle et lumineuse, aux bras blancs et arrondis; elle va, traînée 
par quatre superbes chevaux blancs, vainc les démons, rend heureux les 
fidèles; elle recherche les louanges des hommes, et est célébrée par eux. 
Tous les héros ont sacrifié en son honneur ainsi qu'Ahura Mazda lui- 
même, et elle a exaucé leurs vœux. Son culte était célébré, selon Strabon, 
avec un cérémonial compliqué, au bord des cours d'eaux et des lacs. Dans 
ses temples (il y en eut jusqu'au fond de l'Arménie) des jeunes filles se 
prostituaient, dit-on, en l'honneur de la déesse; l'écrivain grec rapporte 
que les filles des meilleures maisons se consacraient à ce service sans 
encourir aucun blâme. Ce trait, qui s'accorde peu avec le mazdéisme, ainsi 
que l'aspect même de la déesse que l'on représentait les seins gonflés, con- 
firme l'hypothèse qui veut que nous soyons en présence de Tune des 
formes du culte de Mylitta ou d'Astarté, qui s'étendait sur toute l'Asie 
antérieure. {Yasht 5 — Windischmann, Die persische Anâhita, 1856.) 



LES PERSES 457 

On trouve mentionnés souvent les anges gardiens, les Fravashis (per- 
san : farvars) ; un long hymne leur est consacré en entier ( Yasht 13). Leur 
nom, dont le sens est obscur, a une forme bien zoroastrienne ; leur existence 
se rattache à la croyance mazdéenne que chaque fidèle porte en lui un 
ange, qui le protège contre les démons, et l'aide à acquérir la félicité. Mais 
il n'y a pas de doute que la .conception de la Fravashi ne remonte bien 
plus haut, et ne repose sur un culte primitif des ancêtres. Chaque fravashi 
a sa famille ou son domaine; elle fournit d'eau son canton, afin que la 
terre prospère et se rajeunisse; elle défend les siens contre leurs ennemis et 
est spécialement chargée d'éloigner les démons. « Elles sont plus grandes, 
plus fortes, plus victorieuses qu'on ne saurait l'exprimer en paroles ; où 
se trouvent des hommes prêts à sacrifier, elles arrivent par myriades ; elles 
luttent dans les combats, chacune pour son habitation et son foyer, comme 
un héros, un guerrier sur son char, ceint de son carquois a coutume de 
se défendre. Lorsqu'elles ne sont pas irritées, mais satisfaites et favorables " 
à l'homme, elles viennent à son aide, descendent en volant vers lui, 
comme des oiseaux aux belles ailes ; elles sont, pour lui, Tépée et le bou- 
clier, l'attaque et la défense contre les mauvais génies, les hérétiques 
violents et Ahriman l'infidèle, qui répand la mort, de même que l'homme 
fort est le protecteur du faible. » [Cf. Sôderblom, les Fravashis, Revue de 
l'Histoire des Beligions, 1899.] 



§ 98. — Le royaunie du mal. 

« Et au commencement étaient les deux esprits, qui existaient comme 
jumeaux et aussi chacun pour soi. » — « Et lorsque les deux Esprits se 
rencontrèrent, ils établirent tout d'abord la vie et la mort, et que l'enfer 
appartiendrait finalement aux méchants, le ciel aux justes. » — « De ces 
deux esprits, l'infidèle choisit de faire le mal, mais celui qui est saint 
d'exercer la justice et il choisit ceux qui par des actes purs méritent la 
reconnaissance d'Ahura Mazda. » 

L'une de ces antiques Gâthâs ( Yasna, 30) qui enferme comme la moelle 
et le cœur de tout l'Avesta, nous découvre les lignes principales de la 
conception du monde des anciens Perses, le dualisme très net qui règne 
par le monde entier. Les deux puissances maîtresses de la vie, le Bien et 
le Mal, sont posées l'une en face de l'autre comme deux principes spiri- 
tuels, irréductibles et contemporains; elles pétrissent et choisissent cha- 
cune leur monde, l'une la mort, les méchants et, à leur Intention, l'enfer, 
A autre la vie, la justice, l'humanité pieuse, et, à son intention, le ciel. 

La vie du monde est une lutte éternelle entre ces deux puissances, son 
but est la défaite et l'anéantissement du mal, en vue d'établir le pouvoir 
absolu d'Ormazd et de ses fidèles. Ahriman, dans l'Avesta A^igi^ô Mainyu^ 
tel est le nom du Prince des méchants ; il signifie le mauvais esprit, pro- 
prement l'esprit du tourment et de la souffrance. Cet Ahriman est, comme 



458 HISTOIRE DES RELIGIONS 

Ormazd, une puissance purement spirituelle, un être tout abstrait; il 
n'agit pas comme diable vivant, mais plutôt comme principe dû mal et de 
l'insubordination ; Ormazd d'ailleurs n'est en face de lui qu'un principe, et 
apparaît toujours dans les controverses comme Spenta Mainyu, esprit saint. 
De même qu'Ormazd est entouré de ses génies immortels, Ahriinan se 
trouve à la tête d'une armée innombrable de démons, de sorcières, et de 
mauvais génies qui accomplissent dans le monde ses mauvais desseins. 
Leur nom générique est daêvà (persan : dêv), nom des dieux dans une ère 
religieuse antérieure. D'après leur essence ils sont nommés aussi drukhs, 
d'une racine, druj, qui a le sens de mentir. Les démons sont souvent conçiis 
à priori comme esprits du mensonge; l'imposture dont ils sont coupables 
consistée donner le mal pour le bien, mais aussi à les confondre; car ils 
s'y trompent eux-mêmes, et Ahriman ne croit pas seulement qu'il pourra 
faire triompher le mal, mais encore que par cette victoire il donnera le 
bonheur aux siens. D'ordinaire d7^uj désigne des démons féminins de rang 
inférieur, dont l'un est la Druj par excellence. Elle cohabite avec des 
hommes impurs et pécheurs, et procrée avec eux toute espèce de maux ; elle 
a quatre amants : celui qui ne fait pas l'aumône au fidèle, celui qui souille 
son pied de sa propre urine, celui qui perd sa semence, et celui qui ne 
porte pas la ceinture sacrée. Expier ces péchés, c'est lui arracher le fruit 
de son ventre, comme un loup. 

Le monde entier est plein de dêvs et de drujs ; ils s'agitent dans tous les 
coins ; pas une demeure, pas un être humain n'est à l'abri de leur approche ; 
des purifications et des sacrifices* journaliers, des prières et des conjura- 
tions sont nécessaires pour les écarter. Tout ce qui est misère, corruption 
ou abomination, tout péché, toute ignominie a son démon : la maladie et 
la mort, l'hiver et la famine, l'inconduite et l'ivresse, l'envie et l'orgueil, 
— tout mal, tout vice sont l'œuvre d'un démon déterminé. A ces personni- 
fications de chacun des maux d'ici-bas, s'ajoute l'infinité des mauvais 
esprits populaires : les yâtus, les sorciers, qui apparaissent aussi dans les 
Vedas et pratiquent les métamorphoses, et les jongleurs perfides avec eux, 
les jDcdrikas, les méchantes fées ou sorcières, plus connues sous le nom 
persan moderne de perîs ; d'autres sorcières encore, comme les jainis^ les 
avides, qui veulent ravir au prêtre le Soma, et dont il faut débarrasser 
le liquide. Le monde des démons s'accroît sans cesse, car tous les héré- 
tiques, infidèles et pécheurs graves, sont considérés dès cette vie comme 
démons, et, après sa mort, celui qui ne s'est pas converti devient un 
spectre infernal. La tendance des Perses à considérer tout ce qui leur est 
hostile comme diabolique a fait entrer dans l'armée du mal tous leurs 
ennemis ; dans les derniers écrits avestiques on retrouve comme démons 
non seulement lés Touraniens, mais encore les Grecs et les Romains, les 
Turcs et les Arabes, qui dans les luttes suprêmes apparaissent comme les 
forces armées d'Ahriman. 

L'extérieur des démons varie selon leur origine et leur genre d'acti- 
vité; selon la doctrine zoroastrienne orthodoxe, ils sont invisibles, 
mais ils se montrent dans l'Avesta même sous un aspect très matériel; 



LES PERSES 439 

d'autre part, leurs actes et les parties de leur corps portent des noms spé- 
ciaux, les plus grossiers de la langue populaire, car le dualisme s'étend au 
vocabulaire de l'Avesta. Ils habitent au nord, et recherchent d'ailleurs 
constamment le froid et la nuit ; mais ils se logent aussi dans les lieux 
écartés, cimetières, déserts et montagnes : à l'intérieur de la terre se trouve 
aussi, comme dans toutes les mythologies d'ailleurs, un enfer pour les 
démons ; le siège primitif d'Ahriman est placé dans V abîme. 

Le but des Daêvas est de conquérir si possible l'empire du monde, ce 
qui revient à triompher d'Ormazd. Leurs moyens pour arriver à la vic- 
toire sont d'une part le ravage et l'occupation du monde mazdéen, 
d'autre part la séduction et la conquête de ses fidèles. La lutte a pour 
champ le monde entier. Dès la création, Ahriman apparut et à chaque 
œuvre bénie d'Ormazd, il opposa quelque défaut ou quelque fïéau 
qui dût la ruiner : mauvaise terre, mauvais climat, insectes venimeux, 
désirs pervers, péchés, etc. La nature est donc tout d'abord le rendez- 
vous des démons. Le mal cherche à atteindre les sources mêmes de 
la vie: « Quand Ahriman attaqua la création d'Asha, Vohu Manô et le Feu 
s'interposèrent et eurent raison de l'hostilité du trompeur Ahriman, en 
sorte que l'eau ne cessa point de couler, ni les plantes de pousser ; au con- 
traire, les bonnes eaux jaillirent aussitôt et les plantes s'élancèrent. )) Ainsi 
la stérilité est le but immuable. des démons : ils font leur séjour préféré de 
tout ce qui est nu et désert, marécages et fondrières, rocs et landes, et 
l'on reconnaissait l'ouvrage des démons dans les gelées hivernales et les 
sécheresses estivales ; l'hymne de Tishtrya en est une preuve suffisante. 

Dans le monde des vivants, Ahriman répand la maladie et la mort. Il 
a envoyé sur terre 9999 maladies, et Ormazd a été obligé d'aller trouver 
le vieil Airyaman, son parent, et de le décider, par de grandes promesses, 
à bannir ces maux. A ce caractère démoniaque des maladies répond cet 
aphorisme que des trois modes de guérison, couteau, potion et conjura- 
tions, c'est le troisième qu'il faut préférer toujours. Mais la notion de 
maladie s'étend dans l'Avesta à toutes les misères de l'humanité, et le 
péché lui-même est considéré dans son essence comme un état maladif 
causé par le diable. Aussi le salut est-il conçu souvent comme une gué- 
rison, et les dieux comme donnant la santé et la rétablissant, et riches 
non seulement de stratégie mystique, mais aussi de recettes médicales; 
semblablement la perfection à venir est conçue comme un rétablissement 
de la santé et de la pureté primitives. 

La morif est l'élément propre du diable, et Ahriman est constamment 
appelé « le plein de mort )). Pourtant il est à noter qu'il n'a intérêt qu'à 
la mort des fidèles d'Ormazd; ses efforts, enseigne la théologie, tendent 
non à supprimer l'humanité, mais seulement à ruiner le monde mazdéen, 
aussi cherche-t-il la mort du fidèle, et lorsqu'il l'a atteinte il envoie 
aussitôt une di^uj s'emparer du cadavre, comme d'un butin qui lui revient 
à son empire. Plus le défunt a été pieux, plus le triomphe du diable est 
grand. Mais lorsque meurt l'un des siens, c'est une perte que pleure le 
royaume du mal. Ainsi donc partout où se trouve quelque chose d'inutile 



460 HISTOIRE DES RELIGIONS 

ou de gâté, partout où la maladie et la mort apparaissent dans le monde 
de Mazda, il y a des diables, il y a possession. Mais où se trouvent des 
démons, réside l'impureté, et tous les maux peuvent se résumer en cette 
seule idée. Défricher les déserts, guérir les maladies, sanctifier là mort, 
c'est purifier l'impureté, chasser les démons. Sur cette base s'élève la vie 
entière des Iraniens ; les tendances pratiques de la civilisation, les mœurs 
et usages autant que le culte lui-même ont leurs raisons d'être théologi- 
ques, et souvent leur source réelle dans cette espèce d'exorcisme : d'ailleurs, 
selon la doctrine zoroastrienne, toute activité humaine bienfaisante est 
une lutte contre le mal, qui tend à aider Ormazd dans sa conquête du 
monde. 



§ 99. — Le culte. 

A vrai dire, le mazdéisme n'est pas essentiellement une religion de 
culte, mais il va de soi que le culte est une face très importante de la vie 
religieuse. Par le service divin, les hommes et les dieux s'unissent pour 
combattre en commun le mal ; par le sacrifice et la prière, l'homme acquiert, 
d'une part, le secours des dieux, et leur communique, d'autre part, la 
force nécessaire pour lutter. C'est ce qui ressort du poème de Tishtrya 
où l'étoile dit : « Si les hommes m'invoquaient comme les autres dieux, je 
pourrais leur venir en aide à temps ». D'ailleurs l'idée que les dieux se 
nourrissent des sacrifices a existé chez les Perses, sans apparaître pour- 
tant aussi nettement que dans la religion védique. 

Les prêtres qui dirigeaient le culte, bien qu'ils fussent désignés d'après 
l'Avesta par le mot Athravon, qui indiquait leurs fonctions, conservaient 
évidemment le nom primitif de mages. Les Grecs et probablement aussi 
le p,euple les appelaient ainsi; les livres religieux de basse époque se ser- 
vent aussi de ce même terme qui se retrouve aujourd'hui dans le mot 
Mobed. Les Athravans ne formaient pas une caste proprement dite, mais 
la dignité sacerdotale était ordinairement héréditaire, et l'accomplissement 
des devoirs sacerdotaux était rigoureusement réservé aux seuls prêtres. 
Celui qui avait accompli un sacrifice ou une purification sans en avoir le 
droit n'était pas seulement considéré, parles prêtres, comme ayant commis 
un péché mortel, il était de plus exposé aux plus graves châtiments et 
pouvait être décapité, écorché ou empalé. Les Athravans semblent avoir 
joui de certains revenus matériels. Nous savons qu'ils avaient de mul- 
tiples bénéfices ; nous pouvons supposer que nombre de peines religieuses 
étaient susceptibles d'être rachetées au profit du temple ou de ses ministres. 
Pourtant on ne retrouve nulle trace dans l'Avesta de cette façon de courir 
après les sacrifices que déguisent si peu les Vedas ; la conduite des Athra- 
vans est beaucoup plus digne que celle des Brahmanes. 

Les prêtres desservaient non seulement le service des temples, mais 
encore les cultes domestiques. Dans les deux cas, le rôle du prêtre paraît 
avoir un caractère mécanique et maussade. Le rituel perse n'était évidem- 



LES PERSES 461 

nient pas aussi difficile et compliqué que le rituel hindou, mais ne laissait 
en revanche aucune place à la pompe variée qui entoure si souvent les 
sacrifices védiques. Tisonner le feu sacré, verser le haoma, dresser les 
brindilles sacrées, sont des actes rituels qui s'accomplissent avec une 
minutie pédantesque; la récitation des hymnes et des prières, tantôt à 
haute voix, tantôt à demi- voix avec des répétitions et des refrains est 
monotone et creuse; quant aux invocations, il ne s'agit souvent, comme 
le montrent les Yashts, que de dévider des listes de noms interminables 
et vides. Pourtant l'Avesta ne se contente pas pour le prêtre de l'exécution 
de ces cérémonies ; il s'élève même jusqu'à exiger de lui des qualités 
morales qu'il est rare de trouver mentionnées chez les païens, ainsi que 
le prouve un passage du Vendîdâd (XVIII) : « Il en est plus d'un, véné- 
rable Zoroastre,qui porte le bandeau, mais qui n'a pas ceint ses flancs de 
la loi. Et lorsqu'un pareil homme dit : « Je suis un Athravan » il ment; 
ne le nomme pas Athravan, vénérable Zoroastre, dit Ormazd. Mais tu 
nommeras prêtre, vénérable Zoroastre, celui qui veille la nuit durant, qui 
désire la sagesse divine, qui permet à l'homme de se tenir sans crainte et 
le cœur Joyeux près du pont de la mort, cette sagesse grâce à laquelle 
l'homme atteint la terre sainte et splendide du Paradis. )) En ces mots se 
trouve formulée une exigence morale, quel que soit par ailleurs le sens du 
passage qui témoigne peut-être de quelque schisme. 

Le culte du feu, qui était la partie essentielle du service divin selon 
Zoroastre, n'est évidemment pas contemporain de la doctrine mazdéenne; 
c'est plutôt la base antique sur laquelle s'est élevée et développée la nou- 
velle religion. Ce culte n'était pas nécessairement un culte de temple; les 
Athravans avaient, comme aujourd'hui les Mobeds, des autels portatifs 
qui permettaient de célébrer le service divin n'importe où; mais le culte 
dans le temple était le principal, et les bâtiments consacrés étaient déjà 
très importants à une date fort ancienne. On peut se faire une idée de ces 
temples du feu d'après les ruines et les édifices modernes. La partie la plus 
sainte du temple est la chambre du feu; elle est à l'intérieur, soigneuse- 
ment protégée, surtout contre l'invasion de la lumière; la salle doit être 
complètement obscure, le toit et les portes sont disposés à cet effet. Sur 
une pierre cubique, dans un vase de métal, rempli de cendres, brûle le 
feu sacré. Aucune main humaine ne doit le toucher, aucune haleine 
humaine ne doit le souiller, aussi les prêtres devaient-ils porter, durant le 
service, des gants et un bandeau couvrant la bouche et ils attisaient le 
feu avec des pinces et une pelle. Le feu est entretenu avec du bois purifié 
selon le rite ou mieux encore odorant, et c'est à ce foyer sacré que l'on vient 
prendre tout feu nouveau qui doit brûler dans les maisons. De nombreux 
fagots de bois et de brindilles destinés au sacrifice, des vases pour con- 
tenir le breuvage du sacrifice se trouvaient encore dans la salle où celui-ci 
se célébrait. D'autres salles étaient réservées aux hommages liturgiques, 
et les lavages sacrés se faisaient à la fontaine du temple; enfin un jardin 
orné d'arbres soigneusement entretenus était attaché au sanctuaire. 

Deux choses jouent dans les cérémonies du culte un rôle spécial : le 



462 HISTOIRE DES R,EtIGIONS 

haàma et les branchages sacrificiels. Ces derniers, appelés dans l'Avesta 
baresman et plus tard barsum, sont peut-être apparentés aux 6arAw védi- 
ques, à l'herbe sacrée. Mais on ne les étendait pas pour que les dieux 
pussent s'y asseoir, on les saisissait et on les levait comme des bâtonnets 
de prière, ou des rameaux magiques. En coupant le barsum sur l'arbre 
on devait réciter certaines formules, et observer certains rites, tenir compte 
de l'heure, tourner le visage vers le soleil, etc. ; on en livrait aux temples 
d'innombrables fagots; c'était un moyen d'expiation des fautes rituelles. 
— Le haoma est évidemment le même breuvage, que le soma hindou, mais 
n'est pas dans l'Avesta aussi complètement divinisé que dans le Veda. 
Dans tous les textes qui célèbrent sa divinité, il reste la libation sacrifi- 
cielle; mais sa haute importance générale ne le cède à celle d'aucun 
dieu; bieri mieux, les dieux et les héros lui oiit sacrifié et l'ont prié. La 
célébration du haoma emplit tout l'Avesta postérieur; louanges à la terre, 
louanges aux nuages et, à la pluie qui font pousser les bonnes plantes 
de Mazda, mais le haoma pousse aussi grâce aux louanges des hommes. 
Haoma le doré croît sur les plus hauts sommets de l'Elburz, c'est là qu'il 
est descendu du ciel, tout rempli de forces divines et salutaires ; haoma le 
divin peut tout donner, tout guérir. « Il donne richesses et progéniture, 
sagesse et félicité; il rend le cœur du pauvre pareil à celui du riche. Il 
chasse les maux qui viennent du diable, tous disparaissent à la fois de la 
demeure où l'on porte et loue haoma, le salutaire. Et pour celui qui flatte 
haoma comme son jeune fils, haoma est prêt à servir de remède. C'est, à 
la vérité, un héros fort, sage et saint que hao7na ». 

Si l'on célèbre spécialement haoma, l'Avesta entier révèle une forte ten- 
dance générale à vénérer et à diviniser des instruments du culte, qui 
aboutit presque à une sorte de fétichisme. Il n'est pas dit seulement que 
le moindre pressage du haoma ou même la moindre louange du haoma peut 
chasser 10 000 démons, mais on considère aussi les outils qui servent à 
le préparer comme des objets sacrés et de haute importance, à qui l'on doit 
l'hymne et la prière : « Nous adorons le mortier, ô sage, qui contient les 
branches de haoma; nous adorons le pilon, ô sage, que je presse avec la 
force d'un homme » ; et quand le démon demande à Zoroastre avec quelles 
armes il anéantira le mal, celui-ci répond : « Le mortier sacré, la tasse 
sacrée, le haoma et les paroles que Mazda a enseignées, voilà mes armes ! » 
De même sont adorés pour eux-mêmes les rites^ et avant tout l'Écriture et 
la Loi ou Religion. « J'annonce et j'accomplis ce sacrifice en l'honneur de 
l'Écriture sainte qui est le droit, qui est la volonté du Seigneur; en l'hon- 
neur de la Loi, qui résiste aux démons, la loi de Zoroastre; en l'honneur 
de la longue tradition et de la bonne Religion mazdéenne. » De même l'on 
a composé des chants afin de célébrer les Gâthâs elles-mêmes, et ces 
chants n'appartiennent point aux morceaux les plus récents de l'Avesta. 

Dans toutes les cérémonies de la religion avestique, les conjurations, 
prières et actes de foi jouent un très grand rôle, à côté des chants du 
sacrifice proprement dits. La plupart des conjurations consistent, comme 
bien on peut penser, en imprécations passionnées à l'adresse des démons 



LES PERSES 463 

qu'il s'agit d'expulser; elles expriment parfois le renoncement au diable 
et à ses œuvres avec une réelle grandeur morale. C'est de même un trait 
remarquable, que l'on entre en relations avec les divinités non seulement 
par des invocations, mais encore par la confession de foi. Après la for- 
mule ; « Je me détache dû diable » vient cette phrase très nette : « Je 
confesse ma foi en Mazda » ; cette confession a même une formule précise 
et consacrée, caractéristique de l'Avesta dans VAhunô Vairyô. Tua. «volonté 
du Seigneur » est la loi de justice, la récompense du ciel pour les œuvres 
que l'on accomplit ici-bas en faveur de Mazda; Ahura donne le royaume 
à celui qui soulage les pauvres. » La rigueur morale de cette confession 
est frappante .-justice, activité au service de Dieu, bienfaisance sont posées 
à la base des relations avec la divinité. Le second Credo des Mazdéens, 
tout aussi vénérable, est pareil : c'est l'AsAem vohû : « La justice est le 
bien le plus précieux; bienheureux celui dont la justice est parfaite. )) 
Combien ces nobles confessions ont été travesties par le ritualisme pen- 
dant la décadence de la religion, c'est ce que montre assez un passage 
du Yasna : « Pourvu que l'on sache cette prière par cœur, et qu'on la récite 
sans fautes, on passe indemne, à travers la mort, à la félicité suprême; 
si, au contraire, on en oublie un tiers ou un quart, on s'éloigne du ciel 
de la largeur et de la longueur de la terre. » 



§ 100. — Purifications. Civilisation et mœurs. 

La lutte contre l'impureté, la mort et le diable, dont le culte n'est qu'un 
épisode, nullement essentiel d'ailleurs, embrassait la vie entière des Perses 
et comportait une infinité de puriiSlcations et d'expiations, mais aussi 
sollicitait l'activité pratique et productive ainsi que la moralité cons- 
ciente. La défense de la vie et de l'être vivant^ qui est pour ainsi dire la 
devise des guerriers divins, est aussi le premier devoir de l'homme; on 
l'accomplit tout d'abord en s'abstenant ou se défendant de tout ce qui est 
mort ou possédé par les démons, et il faut recourir à un nombre infini de 
purifications difficiles, lorsque la vie a mis le fidèle en contact avec le 
monde défendu. Il convient tout d'abord de préserver contre la mort ou 
la possession les choses les plus pures, les éléments sacrés. Le mode de 
sépulture si spécial des Perses répond à cette préoccupation; on punit de 
mort l'incinération des cadavres ; il y a même des règles précises pour 
purifier le feu souillé par cette abomination. En cas de mort, le premier 
devoir est d'éloigner le feu de la demeure; une casuistique minutieuse 
dénombre les cas où le feu est du peut être souillé, par exemple, quand le 
pot où cuit la viande déborde, quand un oiseau qui s'est nourri de cha- 
rogne rend ce qu'il a mangé sur une branche qui plus tard doit servir à 
alimenter le feu, etc. 

C'est une œuvre très méritoire que de préserver l'eau d'une souillure. 
Partout où se trouve quelque chose de mort, il faut détourner les eaux : 
amsi il faut écarter l'eau de pluie des lieux où l'on expose les cadavres, 



464 . HISTOIRE DES RELIGIONS 

et l'on ne peut qu'exceptionnellement en transporter quand il pleut. 
Lorsqu'un mazdéen trouve une charogne dans l'eau, il doit la retirer de 
l'élément sacré; l'eau souillée doit elle-même être détournée avant que 
quelqu'un ait pu boire au même ruisseau ou à la même mare. De même 
pour le lait : lorsqu'une vache a mangé de l'herbe souillée par une cha- 
rogne, son lait est inutilisable pour quelque temps. 

La terre est plus difficile à préserver, mais on fait tout son possible pour 
la purifier après coup. Le champ où l'on a trouvé un homme ou un chien 
mort doit rester en friche pendant une année entière; et celui qui jette 
intentionnellement un cadavre ou une charogne sur un champ doit expier 
lourdement ce crime. On purifie soigneusement tous les instruments de cui- 
sine en contact avec les impuretés ; on préserve de même le bois, les matières 
animales, les habits, les couvertures, etc. Ce sont autant de règles d'hygiène, 
à vrai dire, sous forme d'expulsions de démons, ceux-ci étant cause de toute 
maladie et de toute impureté, hygiène qui nous paraît souvent absurde. 
Cette préoccupation ressort clairement d'une infinité de règles pour la 
purification rituelle du corps humain. Il faut noter ici que tout ce qui se 
sépare du corps vivant et n'est plus utilisable, est considéré comme mort 
et relève de l'empire d'Ahriman, excrétions de toutes sortes, cheveux et 
ongles coupés qui doivent être enterrés avec soin et avec des conjurations 
qui les rendent incapables de nuire. Naturellement les souillures sexuelles 
demandent une attention scrupuleuse ; elles imposent à l'homme comme à 
la femme une longue série de purifications. On peut se faire une idée de 
ce que les femmes avaient à souffrir de cette rage de purification par 
l'exposé du traitement des fausses couches : dans un lieu sec, c'est-à-dire 
dépourvu d'eau, loin du feu, loin du bétail, loin des fidèles et des fagots 
de barsum, on doit élever un enclos de bois où la femme doit demeurer 
trois jours et trois nuits; là, elle boit la cendre mélangée à de l'urine de 
bœuf; plus tard, elle peut manger de petites portions de viande cuite; elle 
ne peut obtenir d'eau qu'après un certain nombre de cérémonies ; l'élément 
sacré ne doit pas pénétrer dans son corps souillé. La femme est traitée 
semblablement pendant ses périodes normales d'impureté, et il est carac- 
téristique qu'elle soit réduite à une diète sévère, afin que le diable meure 
de faim en elle. En cas de maladie, on recourt de préférence à des con- 
jurations et, après rétablissement, on désinfecte soigneusement de mille 
manières. Toutefois l'exemple le plus clair de cérémonies purificatoires est 
fourni par les usages funéraires ; rien ne donne une image plus nette du 
caractère, de la minutie et de l'inlassable rigueur logique de leurs obser- 
vances que leur manière d'apprêter et de faire disparaître les cadavres. 
Nous y reviendrons à propos des cérémonies funéraires et de la doctrine 
de l'au-delà. 

Les rites de purification consistaient, en dehors des cérémonies cultuelles, 
qui peuvent être considérées comme une manière de lutte officielle contre 
Ahriman, en conjurations et exorcismes de toute espèce, dont quelques- 
uns nous ont été transmis par l'Avesta. « Je dépose les Dêvs, les malins, 
les mauvais, les faux, les méchants; je me détache des Dêvs et des fidèles 



LES PERSES 465 

des Dêvs, des sorciers et des fauteurs des sorciers en pensées, en 
paroles, en actes et en signes, )) — et toujours après l'exorcisme, on lit : 
« hors de cette maison, de ce village, de ce district, de ce pays. » Les 
moyens matériels sont les ablutions, qui se pratiquent largement soit 
dans les temples, soit dans les maisons. L'ablution la plus efficace, la 
première d'ordinaire, se faisait avec de l'urine de bœuf [gaomaêza ; parsi : 
gâmez). L'urine de la vache sacrée est également chez les Hindous un 
antique moyen de purification légué par la tradition, qui primitivement 
était commun à tous les Indo- Européens ; le breuvage répugnant des 
accouchées se retrouve dans l'Europe actuelle. Après les lavages avec le 
gômez venaient des ablutions avec l'eau, qui possède par elle-même une 
vertu purificatrice. C'est ainsi que le démon qui pénètre en celui qui a 
touché le cadavre d'un chien est chassé au moyen d'aspersions d'eau; 
on décrit même avec l'exactitude la plus munitieuse comment il se retire 
peu à peu du corps de l'homme, à mesure que l'eau l'atteint, du sommet 
de la tète jusqu'à l'oreille, par où il sort; comment il bondit sur l'épaule 
droite, puis sur la gauche, sur la poitrine, sur le dos, etc., jusqu'à ce 
qu'enfin il se glisse hors du corps humain par le pouce du pied gauche, 
lorsque celui-ci est enfin aspergé d'eau. 

A côté des ablutions, les pénitences occupent une place importante 
comme agents de purification. Sans cesse, il est question dans l'Avesta 
de la cravache, dont doit être frappé celui qui a été souillé. Mais le 
nombre de coups est d'ordinaire si fantastique, et si ridiculement hors de 
toute proportion avec la gravité de la faute, qu'il est impossible de con- 
sidérer ces flagellations comme des châtiments usités ; pour expier un 
meurtre, par exemple, il ne faut que 800 coups, tandis qu'il en faut 2 000 
pour expier la perte séminale chez l'homme. En fait, un très petit nombre 
seulement de châtiments de ce genre étaient appliqués; nous savons que 
très souvent ils étaient remplacés par des amendes ; quant à la cra- 
vache, elle est décrite comme un aiguillon, un bâton pointu dont les coups 
aussi légers que nombreux servaient à expulser systématiquement le 
diable du corps, exactement comme l'on faisait au moyen des aspersions 
d'eau. 

L'expiation ne se bornait pas toujours à cette fatigante pénitence cor- 
porelle; on imposait encore au pécheur des œuvres qui servaient à l'expul- 
sion des démons et à la défaite du mal, en dehors de son propre corps : 
ainsi, par exemple, de tuer des animaux ahrimaniens, serpents et scor- 
pions, grenouilles et fourmis, ou bien de soigner et d'élever des animaux 
chers à Mazda, comme le chien. On fournit comme expiation d'innom- 
brables fagots de barsum et de bois destiné aux sacrifices ou d'autres 
objets rituels utiles; on prescrit encore la construction de canaux et de 
ponts, la distribution de terres à mettre en valeur, le don d'outils do cul- 
ture, la protection et la nourriture des pauvres, etc.; car toutes ces œuvres 
servent à fortifier et étendre l'empire de Mazda, à restreindre celu 
d Ahriman. C'est ainsi que dans la pratique même de l'expiation se 
dévoile ce souci de l'utilité, qui est un trait si intéressant de l'Avesta, et 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 30 



466 HISTOIRE DES RELI&IONS 

qui était d'ailleurs si bien d'accord avec le devoir essentiel, la protection de 
la vie. L'amour des Perses pour la vie active et productive apparaît partout 
dans l'Avesta. Non seulement l'art pastoral, qui a été idéalisé sous les 
traits et le nom de Yima, et qui est donné comme l'image de la splendeur 
du paradis, mais encore l'agriculture, sont représentés comme des œuvres 
de bénédiction et de beauté. A cette question : « Où la terre se sent-elle 
heureuse plus que partout ailleurs ? » Ahura Mazda rép>ond naturellement 
tout d'abord : a Là où l'on fait le plus de sacrifices, où l'on obéit le mieux 
aux lois, où l'on donne le plus de louanges aux dieux » ; mais vient la 
seconde réponse : « Là où un fidèle élève une maison avec prêtre et bétail, 
avec femme et enfants; où le bétail prospère, où la sainteté prospère, ainsi 
que le fourrage, le chien, la femme, les enfants et toute bénédiction. » Et 
en troisième lieu il dit : « C'est là où le fidèle cultive le plus de céréales, 
d'herbe et de fruits ; où il irrigue le sol desséché et draine l'eau des terres 
détrempées. » « Car les terres qui restent longtemps en friche ne sont pas 
heureuses, elles attendent un maître, comme une vierge nubile, qui va 
sans enfants désirant l'homme; mais à celui qui soigne la terre de ses 
deux bras, elle donnera la richesse, comme une épouse aimée donne son 
enfant à l'homme. » A ce goût du travail des champs, se joint l'idée de 
son mérite religieux et de sa vertu sanctifiante. « Celui qui sème du pain, 
sème de la sainteté », prononce le Vendîdâd, et, avec une pesanteur toute 
populaire, il explique que lorsque l'orge lève, les dêvs prennent peur; 
lorsqu'elle est haute les dêvs sont en proie au vertige ; lorsque l'on moud 
le grain, les dêvs sont écrasés ; et qu'enfin ils ne peuvent demeurer dans 
la maison où entre le grain. Là où l'on est riche en grains, ils sentent 
comme un fer rouge qui leur entre dans la gorge. 

Des textes cités, il ressort clairement que le travail des champs n'est 
pas apprécié seulement pour le travail et la lutte, mais aussi à cause de 
la richesse et du capital qu'il assure. Une haute valeur est assignée à la 
propriété. Le maître de maison vaut mieux que le vagabond, le propriétaire 
mieux que le misérable, le père de famille mieux que celui qui n'a pas 
d'enfant; la pauvreté est une honte quand elle est due à la paresse. « Celui 
qui ne travaille pas la terre de ses deux mains, en vérité, celui-là doit se 
tenir dehors à la porte et mendier les reliefs des riches. )) 

Le devoir de protéger et d'entretenir la vie est le plus fidèlement observé ; 
l'Avesta renferme encore une longue sérié de préceptes propres à assurer 
la conservation de la vie et la propagation de l'espèce. On n'y vante pas 
seulement la richesse en enfants, on ne l'y représente pas seulement 
comme un don désiré des dieux, on veille encore par des mesures sévères 
applicables aux relations sexuelles à ce que ni force ni germe ne se 
perdent; celui qui engrosse une femme doit l'entretenir jusqu'à la nais- 
sance de l'enfant; celui qui entre en relations avec elle en temps défendu, 
ou cause la mort de l'enfant, est passible de la peine de mort. Toutes les 
formes de perversion sexuelle sont frappées avec la plus grande sévérité ; 
ce sont des péchés capitaux inexpiables, qui font de l'homme un diable 
durant sa vie, un spectre démoniaque après sa mort. 



LES PERSES 467 

Que bon nombre de ces préceptes rentrent ou non sous la rubrique 
(( pureté, impureté )) plutôt que sous celle « civilisation », il n'en reste 
pas moins établi que l'utilité pratique, que l'intérêt matériel de la vie et de 
la production y est pris en considération. Gela est vrai par exemple de 
beaucoup des règles hygiéniques qui emplissent le Vendîdâd, relatives à la 
pureté de l'eau, du lait, du grain, du corps, et des vêtements; elles sont en 
effet inexplicables, si l'on ne considère que l'intérêt pris à l'expulsion des 
démons ; et elles n'auraient jamais été observées avec tant de diligence si 
l'on n'avait eu égard à la santé; et quand on lit, par exemple, que 
celui qui mange est préférable à celui qui ne mange pas, parce que celui-ci 
n'a de force ni pour accomplir des œuvres pies, ni pour être maître de 
maison, ni pour faire des enfants, il semble naturel de songer à cette 
préoccupation immédiate de la vie, d'autant plus que la fin est la sui- 
vante : « Tous les êtres matériels vivent de manger; quand ils ne 
mangent pas, ils meurent et disparaissent. )) 

Les règles rituelles et les préceptes utilitaires sont loin d'épuiser 
l'éthique de l'Avesta; on y enseigne avec non moins de force une certaine 
morale, dans le sens propre du mot, morale qui ne s'est pas seulement 
élevée à l'observance de formes définies et caractéristiques, mais jusqu'à 
un certain degré d'idéalisme. 

Voici, par exemple, une confession de foi qui donne une image vivante 
de la force éducatrice de la religion, dans le domaine moral : « Je maudis 
le diable; je me proclame adorateur de Mazda, disciple de Zoroastre, 
ennemi des Dêvs, et célèbre les Ameshas Spentas. Je m'interdis le vol et 
l'enlèvement du bétail; je m'interdis le pillage et le ravage des villages 
fidèles à Mazda. Je promets aux maîtres de maison libre circulation et 
libre habitation, afin qu'ils y résident avec leurs troupeaux. Sincèrement 
obéissant, la main levée, je le jure : je ne pillerai ni ne ravagerai désor- 
mais de communautés fidèles à Mazda, iii ne tirerai de vengeance 
corporelle ou sanglante. )) La forte main de la religion élève tout un 
peuple au-dessus de la barbarie de l'état nomade; et nous voyons par la 
formule de bénédiction qui suit, où elle a atteint en fait, et à quel niveau 
se haussait la conscience morale : (c Que dans cette maison l'obéissance 
triomphe de la désobéissance, la vérité du mensonge, la paix de la dis- 
corde, la générosité de l'avarice, l'humilité de l'orgueil, la justice de 
l'injustice. » ' 

Les Grecs avaient déjà remarqué que la vérité avait pour les Perses une 
valeur toute particulière. Non seulement les renseignements sur l'édu- 
cation de la jeunesse, mais encore et surtout la remarque d'Hérodote que 
les Perses haïssaient d'abord le mensonge, et ensuite les dettes, parce 
qu'elles entraînent d'ordinaire les mensonges et la fraude, en témoignent. 
L'Avesta confirme d'ailleurs la justesse de cette affirmation; le mensonge 
et Ahriman y sont liés si étroitement, que non seulement les démons sont 
toujours traités de très faux et de (très menteurs, parce qu'ils s'efforcent 
de tromper le monde avec leur fausse doctrine, mais que la fausseté en 
elle-même est donnée comme une œuvre du diable. 



468 HISTOIRE DES RELIGIONS 

La justice, dont le représentant céleste est l'Asha, est le côté pratique de 
la véracité ; c'est une des préoccupations dominantes de l'Avesta. Elle est 
la norme de la vie du monde, tout comme Asha est le principe de toute 
existence bien ordonnée, tout comme l'établissement ou l'accomplissement 
de la justice est le but de l'évolution de l'univers. L'eschatologie avestique 
prévoit toute une série de jugements légaux, soigneusement pesés et con- 
trôlés, conformes à la justice la plus inflexible. Nous savons que cette 
préoccupation de la justice portait des fruits, et que l'éducation des jeunes 
garçons la favorisait; l'anecdote de Gambyse faisant écorcher le juge 
injuste, et asseyant le fils sur le siège garni de la peau de son père, laisse 
paraître, dans la cruauté tout orientale du despote, la haute estime où l'on 
tenait d'instinct la justice. 

La fidélité, la troisième forme que revêt le principe essentiel de l'éthique, 
est consacrée comme idéal par son identification avec Mithra, et l'affirma- 
tion souvent répétée qu'il est aussi grave de rompre un serment que de 
nourrir cent hérésies; c'est un indice bien remarquable du sentiment 
des Perses sur les relations de la religion et de la morale. Que l'orthodoxie 
mazdéenne, rarement fanatique pourtant dans l'ancien temps, n'ait pas 
toujours respecté, ce principe, on le comprend facilement; quelle est la 
diplomatie qui se pique de fidélité ? 

La pureté sans cesse recommandée n'était pas uniquement liturgique; 
on prétendait également à une véritable pureté morale : c'est ce que 
montre surtout la morale sexuelle. Celle-ci se préoccupe sans doute avant 
tout du bien-être et de l'épanouissement matériel de la vie. Mais il est 
incontestable qu'une réelle pudeur et qu'un juste sentiment de la dignité 
humaine ont contribué à en élever les lois. La sévérité avec laquelle 
étaient réprimée la volupté contre nature, semble être issue souvent d'une 
véritable répulsion. Peut-être était-il nécessaire de réagir; mais c'est un 
honneur de l'avoir fait. 

Ce qui est particulièrement en harmonie avec l'esprit de l'Avesta, c'est 
le fréquent éloge du travail et de V activité : la paresse et la mollesse sont 
diaboliques, et lorsqu'au matin le coq appelle au travail, c'est le démon 
Bûshyâsta, aux longues mains, qui tâche de convaincre les hommes de 
rester au lit. Il est remarquable en revanche que le courage soit à l'ar- 
rière-plan dans le code d'un peuple aussi guerrier ; il n'est vanté que rare- 
ment pour lui-même, et lorsqu'il n'est pas question de célébrer quelque 
vigoureuse coopération à la grande lutte universelle. 

On prône les sentiments 2^o,cifiques, et même V humilité, plus que les 
vertus guerrières. Le nom de la déesse Spenta Armaiti doit se traduire par 
humilité sainte, à condition pourtant de ne pas prendre ce terme dans 
un sens trop chrétien; Armaiti est donnée comme l'opposé de l'orgueil; 
la fierté est considérée comme une qualité démoniaque. 

Les sentiments de bienfaisance et de pitié que traduit souvent l'Avesta 
sont fort beaux. Déjà dans la confession de foi nous avons rencontré ce 
précepte : Le royaume du ciel à celui qui secourt les pauvres. On compte 
au nombre des amants de la Druj l'homme qui refuse une aumône au 



LES PERSES , 469 

fidèle; et lorsque l'âme dans le ciel reçoit la louange de ses mérites, il lui 
est dit, entre autres choses : « Bienheureuse, parce que tu as cherché 
à convertir celui qui refusait son blé au pauvre. )) 

Sraosha est célébré comme le plus bienveillant des protecteurs des 
pauvres; pendant les fêtes funéraires, on distribue aux pauvres de la com- 
mune des habits et des dons ; enfin on leur annonce en grande cérémonie 
quelle part le défunt leur a léguée de ses biens. Ce bel usage s'est conservé 
jusqu'aujourd'hui et, grâce à la richesse des Parsis de l'Inde, les legs de 
ce genre atteignent parfois une somme fort élevée. La bienveillance des 
Mazdéens n'a pas, il est vrai, le caractère d'un amour du prochain allant 
jusqu'au sacrifice ; elle n'a pas non plus le caractère d'universalité propre 
à la sympathie bouddhique ; elle semble sortir d'un goût très méritoire du 
juste et du bien, à la mesure de leur bon sens. 

L'amour du prochain, tel qu'il apparaît dans l'Avesta, est pourtant 
imparfait : il ne dépassait jamais les limites de la communauté religieuse. 
On était indifférent à l'égard des hétérodoxes ; il était prescrit, par exemple, 
qu'un médecin devait essayer tout nouveau traitement sur deux non- 
mazdéens, et qu'il n'était pas responsable des suites; la troisième épreuve 
seulement pouvait être tentée sur un Zoroastrien, et alors malheur au 
médecin qui le tuait. Le dualisme, en considérant une partie de l'huma- 
nité comme démoniaque, a été sur ce point fatal à la morale. 

La morale des Perses est très formaliste; elle veut, dans la vie indivi- 
duelle, la vérité, la régularité et l'activité, dans la vie sociale, l'équité, la 
discipline et la concorde. Une telle morale est excellente quand il s'agit de 
créer une civilisation et une vie politique; la pureté de ses intentions, la 
rigueur des préceptes, donnent une impression de grandeur. Mais on 
trouve, au revers, une rigidité abstraite, qui ne peut s'adapter à la vie et 
qui arrive à l'entraver absurdement, et une dureté qui souvent tourne 
à la brutalité. C'est un, trait de barbarie que cette incapacité de distinguer 
autre chose que le bien et le mal, le mal et le bien, qui exclut absolu- 
ment toute la: réalité intermédiaire, tout ce qu'il y a d'individuel et de 
spontané. Les sentiments désintéressés n'ont pas beaucoup pesé aux yeux 
des Mazdéens ; l'élément lyrique manque trop dans leur foi religieuse, où 
l'on sent trop peser l'esprit du juriste. La religion s'appelle la loi [daêna) 
dans l'Avesta, où il est impossible de distinguer par leurs noms ces deux 
concepts. 

Lorsque les préceptes d'une religion sont aussi délibérément considérés 
comme des lois posées par la divinité, leur transgression doit être envi- 
sagée comme une révolte contre la volonté divine, comme un j^^ché. Le 
Vendidâd tout entier peut être considéré comme un code des péchés; sans 
cesse la question y revient : Lorsqu'un homme a commis ceci ou cela, 
quelle peine encourt-il, quelle expiation? Chaque péché a deux châti- 
ments, l'un sur terre, l'autre au ciel. Le premier est évité par les purifica- 
tions que l'on a vues plus haut, le second ne l'est qu'au moyen d'œuvres 
religieuses. Le cas de péché grave ordinaire est celui qui fait de l'homme 
un peshôtanu (homme qui doit expier dans son propre corps) ; le 



470 HISTOIRE DES RELIGIONS 

peshôtanu reçoit au moins deux cents coups. Mais tous les péchés ne sau- 
raient être pardonnes; il en est d'irréparables (an^joere^Aa), qui ne le 
seront ni sur terre, ni au ciel, qui sont punis de mort ici-bas, de l'enfer 
dans l'au-delà : tels sont la crémation, l'absorption de charognes, les 
vices contre nature. 

La religion des Perses est donc dominée par le principe juridique de la 
compensation; le principe du pardon ne vaut que pour les châtiments 
célestes, il ne saurait lever ceux d'ici-bas. On l'obtient par le repentir, 
c'est-à-dire par Taveu du péché et l'engagement de ne pas le commettre 
à nouveau; cette confession s'appelle patet; on la fait en bien des cas, 
elle est surtout usitée à l'approche de la mort, et dans les prières funé- 
raires. Mais le pafeif ne peut sauver les hommes en véritable état de 
péché mortel et devenus sujets d'Ahriman, non plus que lever les châti- 
ments matériels. Quand il est dit dans l'Avesta que la confession de foi 
mazdéenne enlève tous les péchés, il est à remarquer que cela ne 
s'applique qu'à celui qui a péché avant d'être Mazdéen, et qui le devient 
grâce à cette confession; encore faut-il qu'il s'engage à les éviter désor- 
mais. L'Avesta ne parle donc point de justification par la seule foi. 



§ 101. — La mort et l'au-delà. Eschatolog-ie. 

La mort n'était pour les Perses ni un anéantissement de l'homme, ni 
une dissolution ou fusion de l'âme dans la divinité. Ils croyaient à la 
persistance d'une vie individuelle et consciente, corporelle même, après la 
mort; cette vie devait être immortelle pour les Mazdéens, mais pour eux 
seuls. Car il ne s'agissait pas d'un simple prolongement : l'âme devait 
après la mort être soumise à un jugement approfondi, qui décidait de son 
sort futur. Aussi la mort était-elle pour les Perses un grave événement, 
qu'il fallait traverser sans heurts, et qui était par conséquent envisagé 
avec un intérêt passionné. Cet intérêt ne se colorait particulièrement ni 
de crainte ni de désir ; à la vérité, la séparation de l'âme et du corps qui 
se prolongeait quelque temps après la mort est appelée la route cruelle, 
effroyable, destructrice; mais la face obscure de l'existence n'était pas 
pour le Perse la mort, c'était le mal; et si l'enfer et l'anéantissement 
menaçaient le méchant, le Mazdéen pouvait espérer toujours en l'aide des 
bons génies, et compter sur son patet. Il était, vis-à-vis de la mort, grave, 
mais optimiste et toujours pratique. 

Les usages funéraires tiennent leur caractère de la relation qu'il y a 
entre la mort et les démons. L'instant même de la mort expose le Mazdéen 
à des dangers spéciaux, parce que les mauvais génies arrivent aussitôt, 
et il faut tout mettre en œuvre pour en préserver le mort et soi-même. 
Conjurations, purifications, prières et sacrifices sont mis en œuvre; ils 
sauvent le mort pendant tout le temps où il est exposé à une agression 
des dêvs. 



LES PERSES 471 

Quand la mort approche, les purifications commencent; on lave et 
habille de neuf le mourant ; on va ensuite chercher le prêtre afin qu'il lui 
récite le patet, la confession des péchés, et qu'il lui verse dans la bouche 
ou l'oreille le haoma, le breuvage d'immortalité. Quand la mort est venue 
et que l'on a purifié à nouveau, puis posé le cadavre sur la civière, celui 
qui l'a préparé et ceux qui doivent le porter restent les seuls qui puis- 
sent le toucher. Car déjà avant l'instant fatal, Ahriman a envoyé près 
du lit de mort la Druj des cadavres Nasu (cf. vsxuç — neco), sous l'appa- 
rence d'une mouche à charognes, et le cadavre tombe au pouvoir de 
cette druj. Pour chasser le démon, on amène dans là chambre un chien 
à quatre yeux, c'est-à-dire pourvu de deux touffes sur le front; car le 
regard du chien, et surtout de cette espèce de chien, chasse les démons. (Le 
regard du chien {Sag-dîd) est encore employé pour d'autres exorcismes.) 
Ensuite on consacre, on désinfecte la chambre par le feu; le bois odorant, 
le santal, par exemple, est employé de préférence. Le prêtre convoqué est 
assis auprès du vase contenant le feu, à trois pas au moins du mort, et 
récite sans cesse les prières tirées de l'Avesta. Deux personnes au moins 
doivent demeurer continuellement auprès du cadavre, afin d'en écarter les 
démons; les porteurs, qui viennent peu après, doivent aussi être au 
nombre de deux. Puis le cadavre est enlevé sur une civière en fer, jamais 
en bois, le bois étant poreux; ils sont vêtus de blanc, protégés avec grand 
soin contre les souillures; le mort est accompagné jusqu'à la dernière 
demeure par les parents, les amis, les prêtres. Ce transport n'a jamais 
lieu la nuit, et exceptionnellement par un temps de pluie, afin que les 
démons n'aient pas trop de force et que l'eau, élément sacré, ne soit pas 
souillé. 

Le lieu où l'on porte le cadavre est le dakhma, la « tour du silence », 
lieu impur, éloigné de la vie ; tous ceux qui portent le deuil doivent 
prendre congé du cadavre loin de ce lieu, se purifier et prier. Le dakhma 
est une construction cylindrique, vaste et haute de 12 pieds environ, dont 
le toit est organisé de façon à recevoir les cadavres ; la pente descend de 
la périphérie vers le centre, où se trouve une ouverture fermée d'un cou- 
vercle; les cadavres sont disposés sur le toit en cercles concentriques et 
tout nus; ils sont exposés ainsi à l'action des éléments, aux animaux de 
proie, qui grimpent sur le dakhma, surtout aux corbeaux et aux vautours 
qui partout entourent les tours mortuaires. 

Quand le cadavre a été dépecé ou desséché, le squelette est jeté par les 
porteurs dans le puits central, où il reste autant que dure le dakhma ; en 
effet, après une série d'années, le dakhma doit être abattu; c'est là une 
tâche très méritoire à laquelle est attaché le pardon de bien des péchés, 
lïiais qui n'a probablement été exécutée que rarement dans l'antiquité, et 
qui ne l'est plus du tout auicurd'hui. 

Le dakhma a pour objet de fournir une sépulture qui souille aussi peu 
que possible les éléments saints. Le feu n'y est pas employé du tout; l'eau 
est dérivée loin des cadavres disposés en pente, aussi rapidement et aussi 
proprement que possible, grâce à tout un système de drains et de filtres 



472 HISTOIRE DES RELIIONS 

renfermé dans les parois mêmes du dakhma; quant au contact avec la 
terre, il est symboliquement aboli au moyen dé fils d'or ou de laine dont 
on entoure les quatre piliers fondamentaux sur lesquels repose la bâtisse, 
et qui signifient que le tout flotte en quelque sorte en l'air. Contre ce 
dernier élément il n'est pas de protection possible; on s'en repose avant 
tout sur les animaux et les oiseaux impurs qui mangent les cadavres. 

Il y a encore quelques dakhmas chez les Parsis de l'Inde ; on les appelle 
maintenant tours du silence, parce qu'ils se trouvent dans des lieux déserts ; 
seuls les porteurs de cadavres habitent dans leurs environs. Il va de soi 
que les démons avec leurs maladies et leurs impuretés fréquentent ces 
lieux, y sautent et dansent chaque nuit, mangent, boivent et s'accou- 
plent; tout cela est raconté en détail dans l'Avesta. 

Le premier jour qui suit les funérailles, commencent les fêtes funéraires 
en l'honneur du mort. Elles durent trois jours, car il faut trois jours 
pour que l'âme soit complètement détachée de l'enveloppe terrestre, et 
que son voyage vers l'au-delà soit achevé. 

Les fêtes funéraires sont célébrées partie au foyer même, partie au temple 
du feu le plus proche. Non loin de la maison du mort, à la place où son 
cadavre a été posé avant d'être emporté, on allume un feu qui brûle pen- 
dant trois jours, et une lampe qui en dure neuf; on dispose au même 
endroit une cruche pleine d'eau, où les parents du défunt portent matin et 
soir des fleurs fraîches. Pendant les trois jours, les parents les plus 
proches doivent s'abstenir de toute viande, et renoncer à préparer aucun 
mets dans la maison ; on y récite en grande solennité les Gâhs journalières 
et on les accompagne de nombreux patets et invocations à Sraosha. Mais 
le point culminant des fêtes qui se font à la maison est la cérémonie qui 
a lieu le soir, du moment où s'allument les étoiles jusqu'à minuit : 
VAfrîngân ou fête de bénédiction, célébrée en l'honneur de Sraosha. Les 
deux prêtres, le Zôt et le Raspî, s'asseyent l'un en face de l'autre, se tendent 
dès fleurs, en récitant VAshem Vohu et d'autres prières ; l'hymne Dahma 
âfriti, la Bénédiction du juste, est le chant de la fête. 

La fête célébrée au temple, et qui commence le lendemain, ressemble à 
une messe des morts ; au point de vue liturgique, c'est une offrande de pain 
à Sraosha. Le pain plat, draôna ou darûn, a donné son nom {Srôsh darûn) 
à la fête et à la série d'hymnes qui s'y rattache; il est distribué aux assis- 
tants à la fin de la cérémonie, comme une hostie ; suivent des offrandes de 
haoma et des récitations du Yasna ou même du Vendîdâd. Le troisième 
jour, prêtres, parents et amis se réunissent en une fête commune où le 
patet est à nouveau la partie principale ; viennent ensuite des aumônes aux 
pauvres; enfin l'on proclame solennellement les legs faits par le défunt 
à la communauté; s'ils sont considérables, ils appellent des marques 
d'honneur et de reconnaissance. 

Le quatrième jour, à la première pointe de l'aurore, la fête atteint son 
point culminant; c'est en effet à ce moment même que se décide le sort de 
l'âme ; aussi faut-il être infatigable en prières, généreux en sacrifices ; encore 
une fois on offre des darûns à Sraosha ; on sacrifie aussi aux fravashis 



LES PERSES 473 

des Justes. C'est là la fin de la fête religieuse, et on donne alors aux parti- 
cipants tout ce qu'il faut pour se remettre de leurs fatigues. Parmi les 
dons distribués pendant le repas figurent des vêtements neufs pour les 
prêtres et les pauvres ; car si l'on ne donnait pas de vêtements aux prêtres, 
le défunt paraîtrait nu au jour du jugement dernier et serait rempli de 
honte. • 

Le but de ces cérémonies est d'aider l'âme dans son voyage vers le ciel 
et de la recominander à Sraosha, son guide. L'âme dépourvue de corps 
est en effet tendre et délicate autant qu'un nouveau-né; elle ne sait pas 
trouver son chemin, il faut que Sraosha s'occupe d'elle comme une sage- 
femme attentive; qu'elle soit soignée et nourrie comme un enfant, et 
fortifiée contre les fatigues de l'épouvantable route; il faut brûler des 
feux sur la terre en grand nombre pour écarter d'elle les démons. En 
effet, pendant que Sraosha, soutenu par Vaê, dieu des vents, et Bahr^âm, 
dieu de la victoire {Verethraghna), monte par les airs avec l'âme, il est 
vivement pressé par les démons qui cherchent à la lui ravir, par Asiô- 
vldhôtu qui lance habilement le lasso, et par le malfaisant Aêshma; mais 
les bons restent victorieux, et l'intercession des survivants aide l'âme et 
ses guides à arriver sains et saufs au lieu de l'équité. Dans les couches 
aériennes les plus hautes, dans l'éther impalpable, s'élève le pont lumi- 
neux de Cinvat; il est jeté du mont Cekâti Vàiiik, qui est au centre 
du monde, jusqu'au sommet de l'Elburz, au bord du ciel. C'est là qu'arrive 
Sraosha avec les âmes sauvées, si le nombre de leurs bonnes actions 
a été suffisant pour les protéger contre les démons; c'est là, sur la 
montagne du monde, à l'entrée du pont, qu'est porté sur l'âme le pre- 
mier jugement. Mithra, dieu de justice, Sraosha et liashnu Razishta 
siègent comme juges ; Mithra préside, conduit les débats, prononce la 
sentence; Rashnu est à côté de lui avec sa balance, la balance « des 
génies, qui ne dévie pas d'un cheveu par faveur, qui pèse au même poids 
les princes et les rois et les plus misérables d'entre les hommes )). Ce sont 
les actions humaines que l'on pèse là, les bonnes en face des mauvaises, 
selon l'équité la plus sévère. La confession faite par l'âme et ses amis, et 
l'acte de foi, Ahuna Vairya, sont pourtant efficaces. Ils pèsent lourd dans 
le plateau des bonnes œuvres, et peuvent l'amener à s'abaisser; mais le 
jugement est si sévère, juridiquement, que les mauvaises actions ne sont 
point abolies, lors même que les bonnes l'emportent; il faut les expier les 
unes après les autres, sur-le-champ : alors seulement l'âme peut, si elle 
est remise en liberté, entrer au ciel. Son sort, qui la destine au ciel ou à 
l'enfer, apparaît lorsqu'elle franchit le pont. Il est, en effet, aussi large 
qu'une route pour le juste; aussi mince qu'un cheveu pour le condamné; 
il tombe dans l'abîme de l'enfer, qui s'ouvre, terrible, sous le pont. 

Le juste qui passe le pont, conduit par Sraosha, respire de loin les 
effluves parfumés du Paradis ; au milieu de cette atmosphère embaumée, 
il est reçu à la porte du ciel par une vierge grande et brillante; l'âme 
demande : « Qui es-tu, jeune fille, ô toi la plus belle des femmes 
^ue j'aie vues? — Je suis, homme aux bonnes pensées, aux bonnes 



474 HISTOIRE DES B'ELIGIONS 

paroles, aux bonnes actions, ta: bonne religion, ta propre profession de 
foi. Tous t'ont aimé pour ta grandeur, ta bonté, ta beauté, ton parfum, ta 
force Yictorieuse, car tu m'aimais pour ma grandeur, ma bonté, ma 
beauté; quand tu apercevais quelqu'un qui. vivait dans le scepticisme, 
l'infidélité et l'impiété et qui renfermait sa moisson, tu t'établissais auprès 
de lui, tu chantais des hymnes, tu sacrifiais au feu d'Ahura Mazda, et tu 
réjouissais le juste, qu'il vînt de près ou de loin. » C'est avec ces mots 
qu'elle l'introduisait au siège des justes; le premier pas qu'il faisait 
l'amenait aux bobines pensées, le second aux bonnes paroles, le troisième aux 
bonnes actions, et, par ces trois vestibules du Paradis, il pénétrait jusqu'à 
la lumière éternelle { Yasht 22). 

Ainsi l'âme est délivrée du mal, et le mal qu'elle a commis est expié. 
Mais le sort de l'individu et sa rémunération équitable ne sont pas la 
préoccupation dernière de l'Avesta, et la lumière infinie où l'âme a pénétré 
ne représente pas son union définitive avec Ormazd. Il s'agit dans 
l'Avesta de choses plus hautes : de la victoire, de l'équité, de la perfection 
de tout le monde du bien, de la ruine complète du mal, de l'établissement 
du pouvoir absolu d'Ahura Mazda, sous lequel les justes bienheureux 
vivront avec lui éternellement. C'est vers cette fin grandiose du monde, 
qui a figuré dès l'origine dans les plans d'Ormazd, et qu'il a prévue comme 
la récompense définitive, que les fidèles tournent leur attente anxieuse. 
Dès les G'âthâs nous trouvons l'annonce de la venue du royaume-, on y croit 
déjà que le jugement dernier et l'arrivée du prophète sont proches; 
l'ordonnance des périodes cosmiques est évidemment une adaptation 
postérieure de l'idée à la réalité historique. Mais la tendance eschatolo- 
gique n'y a rien perdu de sa vigueur; au contraire, le triste sort politique 
des Persans semble avoir exalté leur attente et l'avoir haussé jusqu'à 
l'extase millénariste. 

La période finale, introduite par des préliminaires eschatologiques, 
comprend les trois derniers millénaires des neuf que dure la grande lutte 
universelle, les trois pendant lesquels la force du mal est représentée 
comme supérieure, mais qui amènent en revanche le millénium. Les 
principaux événements qui se passent pendant cette époque, et qui forment 
la matière principale du Bahmân Yasht et la fin du Bundehesh, qui, sous 
leur forme actuelle, paraissent teintés dé conceptions récentes, sont 
les fléaux que le Malin répand sur le monde, et dont des héros et des 
prophètes sauvent le fidèle, amenant ainsi la victoire finale de la puissance 
d'Ormazd. 

Quand ces temps approcheront, des signes apparaîtront au soleil et à 
la lune, il y aura de nombreux tremblements de terre, le vent soufflera 
en tempête; la crainte et l'angoisse croîtront ici-bas; les ennemis appa- 
raîtront par centaines et milliers : Grecs, Arabes et Turcs s'abattront sur 
l'Iran, accompagnés de hordes démoniaques, et en ravageront tous les 
districts ; celui qui trouvera encore moyen de sauver sa vie, n'aura plus 
le temps de sauver ni femme, ni enfant, ni biens. Mais lorsque les démons 
viendront de l'Orient, alors un signe noir apparaîtra, et Hushêdar, le fils 



LES PERSES 475 

de Zoroastre, naîtra dans le lac Frazdân. Il est le héros des premiers 
mille ans, il réunit d'innombrables guerriers venus de toutes les régions 
de l'Iran, par trois fois il bat les démons aux ceintures de cuir, si bien 
qu'Aêshma et tous les génies infernaux doivent accourir à leur aide. 
Alors Ahura Mazda envoie Sraosha et ses anges, il appelle au combat le 
fils de Vîshtâspa, afin qu'il consacre l'eau et le feu à l'Écriture, et qu'il 
élève le trône du royaume de la foi. Ils partent, mettent en pièces les 
armées ennemies, et ravagent les temples impies. Le temps du loup est 
passé, celui de l'agneau s'inaugure sur terre. Le second fils du prophète, 
Hushêdar Mâh, est le maître de la seconde série de mille ans. Lui aussi est 
réduit à combattre serpents et démons pour amener enfin l'ère de la 
paix, pendant laquelle les hommes font de tels progrès dans l'art de guérir, 
qu'il devient impossible d'en tuer un seul par le couteau ou par l'épée; et 
la faim chez eux devient si peu pressante, qu'ils en arrivent peu à peu à se 
déshabituer de manger. Mais précisément pendant cette ère de félicité, 
la foi est abandonnée et Ahriman regagne par là même une telle force qu'il 
peut se dresser à nouveau. Il délivre de ses liens le dragon Azhi Dahâka, 
que Thraêtaona avait enchaîné, et qui, furieux, se précipite sur les fidèles ; 
il dévore un tiers de l'humanité vivante; il gâte l'eau, le feu et les plantes, 
et commet des péchés abominables. Alors la création supplie Ahura 
Mazda de réveiller un héros qui puisse là sauver. Le brave Keresâspa est 
l'homme de la situation; il bat Azhi Dahâka, le Mauvais; la discorde 
et la ruine quittent la terre, et le royaume, qui doit durer mille ans, 
s'approche. 

Alors une jeune fille se baignera dans le lac Aàsava, et elle concevra 
de la semence de Zoroastre, tombée jadis dans les eaux ; elle mettra au 
monde un fils, Saoshyant, le Victorieux [Saoshyant == bienfaiteur, sau- 
veur). L'Avesta le plus ancien le cite déjà comme un Messie, qui doit 
apparaître à la fin des temps, afin de réaliser la dissolution du monde; il 
semble même ressortir de certains passages que Saoshyant n'est pas sim- 
plement le fils de Zoroastre, mais que le Prophète lui-même renaît en lui 
et vient par sa présence aider le monde à remporter la victoire suprême. 
Le grand œuvre de Saoshyant est désigné dans l'Avesta comme frashô- 
kereti, progrès, poussée en avant, c'est-à-dire rétablissement du monde 
et, tout d'abord, résurrection des morts. Car tandis que l'âme, après avoir 
été jugée à l'entrée du pont Cinvat, est allée au ciel ou en enfer, le corps 
est resté sur terre, et les parties s'en sont fondues dans les éléments : 
les os dans la terre, le sang dans l'eau, la vie dans le feu, les cheveux dans 
les plantes, etc. ; l'âme réunit toutes ces parties de son corps, au jour der- 
nier, pour renaître à la place où elle est morte, avec son corps complet, 
avec toutes ses particularités individuelles, qu'elle ait été d'ailleurs bonne 
ou mauvaise. 

Le premier qui se relève est Gayômart, l'homme primitif; vient ensuite 
le premier couple humain ; après eux l'humanité entière, telle qu'elle était. 
Tous se rassembleront alors et chacun verra ses actions bonnes ou mau- 
vaises devant lui, et le méchant sera aussi facile à reconnaître dans la 



476 HISTOIRE DES RELIGIONS 

foule qu'un mouton noir parmi les blancs. On séparera les bons des mau- 
vais; les uns iront au ciel, les autres en enfer, où leur corps sera torturé 
pendant trois jours comme leur âme l'a été auparavant. Et il y aura des 
pleurs par le monde entier; l'homme sera séparé de son épouse, le frère 
de son frère, l'ami de son ami; tous pleureront, le bon sur le méchant, le 
méchant sur lui-même, et la douleur de ce monde sera comme la douleur 
de la brebis que le loup a attaquée. 

Alors toutes les montagnes et collines fondront, et s'écouleront sur le 
monde, et tous les hommes devront traverser les flots de métal fondu. 
Là s'accomplit le dernier Jugement des humains, sous la forme d'une vaste 
ordalie par le feu; car le métal en fusion sera comme du lait chaud pour 
les justes, comme une flamme destructive pour les méchants. Et quand 
l'épreuve par le feu sera achevée, tous se réuniront dans un amour parfait 
et se demanderont les uns aux autres : « Où as-tu été pendant tant d'années ? 
Quel jugement a été porté sur ton âme? Étais-tu l'un des justes ou bien 
as- tu subi un châtiment? » Et tous les hommes loueront d'une seule voix 
Ahura Mazda. 

Pour la fin, il ne reste plus que le combat entre les bons et les mauvais 
génies. Tous les Ameshas Spentas luttent avec leurs adversaires infernaux, 
et les anéantissent; c'est à Mazda et à Sraosha qu'il revient de dompter 
Ahriman et Azhi Dahâka. Les deux divinités se dressent dans le costume 
de deux prêtres; par des prières, ils triomphent des mauvais génies et les 
précipitent, eux et leur fort, dans le fleuve incandescent. Alors le monde 
est parfaitement pur, l'Univers n'est rempli que de l'essence de Mazda, et 
tout ce qui vit entre dans l'immortalité et la perfection divine. [BaJimchi 
Yasht, 43; Bundehesh, 30). 



§ 102. — La relig-ion sous les Sassanides et sous 
la domination musulmane * . 

Très mal renseignés sur la domination parthe et réduits souvent au 
témoignage des monnaies et médailles, nous possédons par contre des 
documents nombreux sur l'époque sassanide. Outre les inscriptions et les 
monnaies, nous avons les historiens byzantins et latins (Ammien Mar- 
cellin, Procope, Agathias), les actes des martyrs syriens, les historiens 



1. Bibliographie. — Fr. ^^i&ge\, Die traditionelle Litteratur der Parsen,i%&&; nombre 
de textes ont été traduits par B.-U. West, Palilavi Teocts, S. B. E., V, XVIII, XXIV, 
XXXYII, qui a donné dans le Grundriss der iranischen Philologie un aperçu très complet 
de la littérature pehlvie; le Bundehesk a été traduit par Windisehmann dans les 
Zoi'oastrische S Indien, et par Justi dans une édition naodèle du texte, accompagnée d'une 
traduction et d'un glossaire, 1868. L. G. Casartelli a essayé un tableau d'ensemble 
des doctrines dans : La philosophie religieuse du Mazdéisme sous les Sassanides, 1884; 
mais il est trop préoccupé des intérêts de Tapologétique catholique. On trouvera beau- 
coup de renseignements sur le zoroastrisme récent dans les Fragmente ilber die Religion 
desZoroaster, 1831, de J.-A. Vullers, et dans les œuvres de Spiegel. Les plus beaux passages 



LES PERSES 477 

et polémistes arméniens, les chroniques arabes et enfin des écrits indi- 
gènes. Grâce à tous ces témoignages, nous pouvons reconstituer assez 
bien l'état politique et religieux du temps. 

Les rois parthes n'étaient ni hérétiques ni persécuteurs, et cependant 
l'élévation des Sassanides corresponde une renaissance du mazdéisme. 
Ardashîr s'appuya dès le début sur les ministres du culte, et il proclamait 
sa foi zoroastrienne ; il rattachait sa dynastie aux rois mythiques de 
l'Iran. Les Sassanides élevèrent le mazdéisme au rang de religion d'État; 
ils fondèrent le trône sur VauteL. Le corps sacerdotal, fanatique et hiérar- 
chisé, était une puissance prépondérante dans l'État, et payait d'une 
auréole ceux des rois qui se mettaient à son service. Aussi les Sassanides 
méritèrent-ils bien de la religion. Ils bâtirent des temples; celui de la 
capitale Istakhr fut fameux entre tous. Ils s'occupèrent avec zèle de la 
rédaction de l'Avesta ; sous Ardashîr, Arda Vîrâf, sous Shâpûr, Atarpât, 
Mârespand se consacrèrent à l'étude des textes sacrés. Par exception, 
quelques princes relâchèrent le lien qui unissait leur dynastie à la religion, 
ou négligèrent l'orthodoxie; mais ceux qui agirent ainsi, sans revenir à 
temps sur leurs pas, eurent tous un triste sort. Non que tous les Sassa- 
nides aient été les valets des prêtres ; il y eut parmi eux plus d'une tête 
politique : mais leur intérêt les poussait dans la même voie que la caste 
religieuse qui, avec son Mobed suprême, ses nombreux dasturs et hai^badlis 
formait dans l'État une force qui n'était nullement méprisable. D'autre 
part, l'hostilité politique des Persans contre l'Empire romain entraînait 
celle du mazdéisme contre le christianisme. Sous le long règne de 
Shâpûr II, le contemporain de Constantin, commencèrent les persécu- 
tions chrétiennes. Certainement le roi agissait ici plus en politique qu'en 
croyant, car il laissa les Juifs en paix. 

Nous n'avons pas à faire ici l'histoire des persécutions de chrétiens en 
Perse, qui durèrent trois siècles, avec des interruptions, et qui nous sont 
connues surtout par les actes des martyrs syriens. Rarement elles attei- 
gnirent au même degré de violence et de continuité que sous Shâpûr II, 
et son fils même Yazdagard I'''' « le Pécheur », comme l'appelait le clergé 
mazdéen, les toléra. Souvent une guerre contre Rome venait attiser l'ani- 
mosité contre les chrétiens, mais la paix rétablissait le libre exercice des 
cultes de part et d'autre, mais toujours avec cette restriction que les 
chrétiens ne devraient jamais recruter les prosélytes parmi les Mazdéens. 

de Firdousi ont été traduits en allemand par A.-F. von Schack, 1877, et d'une façon 
plus exacte par Fr. Rûckert. Une traduction complète en français, accompagnée d'une 
introduction et d'un commentaire précieux, a été donnée par J. Mohl : Le livre des rois 
par Abou'l Kasim Firdûsi, 7 vol., 1876-1878; Nôldeke, dans le Grundriss der iranischen 
Philologie, a donné une étude très intéressante et bien au courant de l'épopée 
nationale persane. Cette étude a paru à part sous ce titre : Das iranische Nationalepos. 
Sur les Parsis modernes consulter les deux brochures de Dadabhai Navroji, The 
manners and customs of the Parsis, 1861, et The parsee religion, 1861, dont Max Mûller 
a rendu compte dans les Chips (Essays, I) ; le beau volume très complet de Dosabhai 
Framji Karaka, History of the Parsis, including Iheir manners, customs, religion and 
présent position, 2 vol., 1884; enfin, en français, le premier volume, seul paru, de l'ou- 
vrage très complet de D. Menant, Les Pai^sis. 



478 HISTOIRE DES RELIGIONS 

Yazdagard II (438), qui séTit d'ailleurs aussi, contre les Juifs, ne s'arrêta 
pas à la persécution violente, il prit la peine, et le fait vaut d'être noté, 
d'argumenter contre les chrétiens ; il leur reprochait d'attribuer à Dieu à 
la fois le mal et le bien, de faire naître Dieu d'une femme et de le faire 
crucifier, de déconseiller le mariage, de faire l'éloge de la pauvreté et 
de la stérilité, et de mettre ainsi l'existence même du monde en danger; 
enfin de souiller les éléments purs. Dans la seconde moitié de l'époque 
sassanideles chrétiens jouirent en général d'une plus large tolérance, qui 
était due, en grande partie, à ce qu'ils avaient adopté depuis 483 le nesto- 
rianisme, et qu'ils s'étaient ainsi séparés autant des monophysites armé- 
niens que des orthodoxes romains. Khosrou Anôsharvân (531-578), l'un 
des plus grands princes de la dynastie, les laissa généralement en paix. 
Son fils Khosrou Parvêz les a même favorisés pendant quelque temps, 
sous l'influence d'une épouse chrétienne, et a exhorté les prêtres mazdéens 
à la tolérance : les hétérodoxes étaient, disait-il, les piliers d'arrière de 
son trône, piliers aussi nécessaires que ceux d'avant. Mais à la fin de son 
règne, il fut l'objet de la haine farouche des chrétiens pour avoir ravi la 
sainte croix, lors de la prise de Jérusalem (614). Aussi des chrétiens prirent 
part à son assassinat (628), et ils se réjouirent tous quand l'empereur 
Heraclius, qui porta de si terribles coups au royaume sassanide, releva la 
croix à Jérusalem (14 sept. 629). Mais déjà les Perses et les Romains ne 
figuraient plus seuls sur la scène du monde; déjà la puissance arabe 
apparaissait, qui, àKâdisîya et Nahâvand (636 et 641), mit fin pour tou- 
jours au pouvoir des Sassanides. 

Les rois de Perse et leurs prêtres ne furent pas moins violents et craels 
envers les manichéens qu'à l'égard des chrétiens. Mani parut sous 
Shâpûr P''; Bahrâm P'' le fît exécuter sur les conseils des prêtres, fit 
empailler sa tête et l'exposa. Nous n'avons ici à exposer ni le mani- 
chéisme, ni sa doctrine, ni sa morale, ni son organisation communau- 
taire. Les sources sont nombreuses, aussi bien musulmanes que chré- 
tiennes, orientales et gréco-latines (ainsi saint Augustin). Pourtant on 
a beaucoup hésité à se prononcer sur l'origine et le caractère de ce mouve- 
ment religieux. On l'a considéré comme une forme du gnosticisme chré- 
tien, une hérésie chrétienne (Beausobre et la plupart des historiens de 
l'Église), d'autres ont cherché son origine dans le bouddhisme (F.-C. Baur). 
Actuellement on est généralement d'avis que Mani a essayé de créer une 
religion originale : nous aurions dans le manichéisme un esssai de reli- 
gion universelle composée d'éléments chrétiens et perses, mais reposant 
essentiellement sur un fond mandéen et vieux-babylonien, et appartenant 
au cycle des religions sémitiques. Le dualisme abrupt du manichéisme 
diffère de celui de l'Avesta ; et l'ascétisme rigoureux qu'exigeait Mani n'a 
absolument rien de perse *. 

1. Cette opinion est celle de Kessier, Uniersuchungen zur Genesis des manichdischen 
Religionssy stems, 1876, et A/am, Manichaer, dans jR. E., 2« édit., IX; voir aussi son 
ouvrage sur Mani, 1889; Harnack, Dogmengeschichte, I, Supplément, y adhère. Parmi 
les anciens ouvrages, celui de Flùgel, Mani, seine Lehre und seine Schriflen, 1862, basé 
surtout sur les sources arabes, est particulièrenaent important. 



LES PERSES 479 

Un autre prophète se leva à la fin du y" siècle et fut soutenu quelque 
temps par Kavâdh P"". C'était Mazdak, qui professait une doctrine commu- 
niste et qui même mit en pratique, au début, le partage des Mens et des 
femmes. La noblesse et le clergé renversèrent un roi qui obéissait à des 
conseillers aussi dangereux, et lorsqu'il revint au pouvoir, il reconnut 
lui-même le danger que les communistes faisaient courir à la société 
perse. En 528 il infligea à Mazdak et à ses partisans une défaite san- 
glante; son fils Khosrou Anôsharvân balaya ce qui en restait. Néan- 
moins il y eut jusque sous l'Islam des adhérents secrets aux théories de 
Mazdak. 

Abordons enfin la littérature de l'époque sassanide. Elle est rédigée 
dans une autre langue que l'ancienne. Celle-ci est, en effet, écrite dans le 
dialecte archaïque improprement appelé zend, et comprend l'Avesta qui 
n'a pourtant été rédigé sous la forme actuelle que précisément sous les 
Sassanides ; la littérature la plus récente est en persan ; mais la période 
intermédiaire est celle des œuvres pehlvies. Elles sont très nombreuses ; 
on traduisit en effet tous les textes avestiques, on en fît le commentaire, 
et on rédigea en outre nombre d'œuvres originales. Il est vrai que la 
littérature pehlvie survécut aux Sassanides. Nos manuscrits ne sont pas, 
sauf quelques exceptions, antérieurs au xiv^ siècle; même la plupart des 
œuvres pehlvies contiennent la preuve qu'elles ont été composées après 
la chute de la dynastie sassanide; et certaines peuvent être datées avec 
certitude de la fin du x'' siècle. Si nous traitons ici malgré tout de cette 
littérature, c'est parce que le contenu des écrits qu'elle comprend remonte 
sans aucun doute à l'époque sassanide. Elle renferme la tradition et la 
spéculation théologique d'alors, et non pas la théologie postérieure qui 
subit l'influence islamique. Elle nous permet même souvent, grâce à la 
masse de données très anciennes qu'elle a conservées, de compléter le 
tableau de la religion avestique. 

Cette remarque porte sur le Bundehesh, qui est bien le traité théolo- 
gique le plus intéressant que nous possédions, de toute la religion perse. 
Ce livre, dont le titre signifie a création première », est peut-être puisé en 
partie dans l'un des anciens Nasks ; il ne nous est certainement pas par- 
venu intégralement. Il traite, en 34 (chez Justi 35) chapitres, de cosmo- 
logie, cosmogonie et eschatologie. Il donne une description de la lutte 
entre les deux esprits, le bon, le lumineux, l'omniscient et le mauvais, le 
sombre, le borné. Dans cette lutte, l'esprit mauvais ne peut triompher que 
pour un temps ; à la fin, il est vaincu. Nombre de chapitres sont étrangers 
à ce sujet et donnent la nomenclature des pays, montagnes et mers, des 
créatures terrestres, ou enfin des généalogies de prêtres ou de rois. 

On a comparé, un peu gratuitement, le Bundehesh et la Genèse \ mais 
d'autres œuvres rappellent manifestement les Apocalypses juives et chré- 
tiennes. Ainsi Y Arda Vîrâf Nâmak (ou livre d'Ardâ Vîrâf) est fait sur le 
modèle de l'Ascension d'Isaïe; le Bahmdn Yasht nous fournit une escha- 
tologie zoroastrienne. Ce Bahmân Yashi est probablement un extrait tardif 
du commentaire sur le Yasht de Vohu-mano dans le Khorda Avesta. Il 



480 HISTOIRE DES RELIGIONS 

rapporte des révélations par lesquelles la divinité aurait dévoilé au Pro 
phète l'avenir de la religion ; ce sont d'abord deux visions d'arbres dontleis 
branches sont faites de métaux variés, qui désignent les quatre ou sep1 
périodes pendant lesquelles la foi croissait et régnait, pour être à la fir 
ruinée par des hordes ennemies et démoniaques. L'auteur vise par là non 
seulement les Arabes, mais aussi les Turcs ; il semble même élargir son 
horizon jusqu'à embrasser aussi l'expansion de la puissance européenne 
en Asie. Mais la vraie religion n'était abattue que pour un temps ; les trois 
prophètes apparaissent à des intervalles réguliers de mille ans, poui 
continuer et achever l'œuvre de Zoroastre. 

Le traité S hây as t là Shâyast, qui est en plusieurs de ses parties un 
développement du Vendîdâd, est d'espèce toute différente. Il contient des 
préceptes sur la pureté, sur différents péchés, ainsi que des indications 
touchant les cérémonies et les rites religieux. Le livre doit son titre à la 
formule d'introduction souvent répétée : il convient, il ne convient pas. 
Les œuvres qui nous ont été conservées de Mânûscîhar, le grand- prêtre 
zoroastrien de la fin du ix^ siècle, sont importantes pour les points de 
repère chronologiques qu'elles nous offrent, et qui nous permettent de 
nous orienter dans le reste de la littérature. Ce sont des lettres à ses co- 
religionnaires et à son frère Zâdsparam, et un ouvrage très vaste, Dâdistan 
î dînîk ou Décisions religieuses, où l'auteur donne son avis sur 92 points, 
très variés, que l'on avait soumis à son jugement. Le livre est d'un style 
très obscur, l'ordre logique y fait défaut, mais il est néanmoins précieux. 
Aussi mal ordonnées sont les 62 questions auxquelles répond l'esprit 
de sagesse dans le livre Mînôkhirad {Mainyô î Khard). Elles portent sur des 
points fondamentaux : la création, les rapports entre le bon et le mauvais 
esprit, les états de l'âme après la mort, des préceptes moraux, des listes 
de péchés et de bonnes œuvres. 

La littérature pehlvie comprend, outre ces ouvrages, d'autres écrits 

religieux fort importants ; le Dinkart, par exemple, qui n'est pas encore 

traduit, mais qui a été utilisé fréquemment par Casartelli. Bornons-nous 

à mentionner encore un livre qui à la rigueur devrait venir ailleurs, car 

il est rédigé en persan moderne, mais dont le sujet nous intéresse. C'est le 

Sad-dar (les Cent chapitres) qui traite des usages et des devoirs religieux. 

Il était fort estimé; au xvi^ siècle, l'ouvrage en prose qui passait pour très 

ancien fut versifié. West a traduit le texte primitif en prose, Hyde avait 

auparavant traduit le texte versifié récent. 

C'était assurément une entreprise prématurée, de la part de Spiegel, 
que de vouloir donner un exposé systématique de la religion perse 
dans le second volume de son Eranische Alterthumskunde . Aujour- 
d'hui encore la littérature pehlvie est trop mal connue pour autoriser 
une telle entreprise. Il est clair que c'est à l'époque sassanide que l'on 
rédigea définitivement les textes avestiques, qu'on recueillit les vieilles 
traditions, et que l'on chercha à résoudre les différentes questions qu'elles 
soulevaient. Mais il ne semble pas que l'on ait réussi à établir un système 
harmonieux. Une partie des œuvres citées ne donne que des fragments 



LES PERSES 481 

de doctrine. Il est en outre évident que dans le dogme et dans le culte, 
des nouveautés s'introduisirent sous les Sassanides et après eux. Sous 
leur règne, prit naissance la secte des zervanites dont le roi Yazdagard II 
professait les opinions. Au ix'' siècle Zâdsparam modifia à tel point les puri- 
fications, qu'il manqua de causer un schisme, et que son frère Mânûscîhar 
dut déployer toute son habileté pour aplanir l'affaire. Nous n'avons donc 
que des documents fragmentaires sur la vie intÊllectuelle des contempo- 
rains des Sassanides et de leurs descendants. Et tout n'y est pas d'un égal 
intérêt pour l'histoire de la religion. Nous laissons de côté les données 
généalogiques, historiques, physiques, géographiques, cosmologiques 
contenues dans le Bundehesh et d'autres écrits. Nous n'examinerons pas 
non plus de près la distinction entre le monde spirituel et le matériel, 
rénumération des êtres appartenant à l'un ou à l'autre, les étoiles et leur 
influence sur les destinées humaines, l'ordre des périodes de création, 
l'anthropologie. Il suffît de remarquer ici que toutes ces questions étaient 
rapportées à la religion et étudiées par les théologiens. 

La religion perse récente est moins dualiste que celle de l'Avesta. 
Aharman est aussi peu absolu ou éternel dans les ouvrages pehlvis 
qu'Angra Mainyu dans l'Avesta. Mais le Bundehesh, qui entre surtout ici 
en ligne de compte, définit plus exactement la différence du bon et du mau- 
vais esprit : Aharman est ignorant ; il se laisse tromper par le traité qu'il 
conclut avec Auharmazd, son pouvoir dans le monde ne dure que les 
9000 ans fixés, et, à la fin, il. est complètement anéanti, lui, ses œuvres et 
ses créatures. Il n'est nullement question d'égalité entre les deux principes. 
Ceci implique la condamnation d'une théorie qui a été soutenue longtemps, 
en dernier lieu par Spiegel. D'après cette théorie, à l'origine du système 
religieux perse figureraient des abstractions, « des divinités situées hors de 
l'univers » (Spiegel) et parmi elles le temps infini, Zervân. Cette opinion 
est basée, il est vrai, sur des témoignages grecs, arméniens, arabes et 
même persans de date récente, d'après lesquels les dieux ennemis Auhar- 
mazd et Aharman auraient été précédés d'un être plus élevé, éternel, qui 
les a créés tous deux, et qui représenterait l'unité supérieure, le principe 
essentiel du monde. A cette idée se rattache une doctrine de la destinée, 
qui est apparentée aux conceptions du Minôkhirad touchant l'influence 
des étoiles et du zodiaque. Que des idées de ce genre se soient fait jour, 
cela n'est pas contestable, mais leur importance ne doit pas être exagérée, 
et cela tout d'abord parce qu'elles ne se reflètent nulle part dans le culte. 
Les abstractions en question et notamment Zervân ont leurs racines dans 
certaines formules avestiques, et le Bundehesh ne les ignorait pas ; mais les 
spéculations qui leur attribuaient une si grande valeur étaient isolées, et 
auraient à peine attiré sur elles l'attention, si Yazdagard II ne les avait 
soutenues quelque temps. Les Perses s'aperçurent d'ailleurs que cette déri- 
vation des deux contraires d'une unité supérieure primitive ne fait que 
reculer la difficulté, ainsi que nous le montrent les essais variés d'expli- 
cation de la création du mal par Zerod?i (dans VOulemaï Islam). 

La conquête arabe enleva pour toujours au mazdéisme la prépondé- 

HlSrOIRE DES RELIGIONS. 31 



482 HISTOIRE DES RELIGIONS , 

rance et sa base nationale; la grande majorité de ses adhérents embrassa 
rislâm. Pas tons certainement; dans des régions écartées, des princes 
plus ou moins indépendants restèrent encore quelque temps fidèles à la 
foi de leurs ancêtres, ainsi dans le Tabaristan. Même sous le gouverne- 
ment des mahométans, des communautés fidèles à l'antique religion se 
maintinrent en Perse; leurs restes mènent aujourd'hui à Yazd et à 
Kirmân une existence misérable. D'autres préférèrent fonder une nou- 
velle patrie, et trouvèrent sur la côte occidentale de l'Inde, à Bombay et 
dans le Goujarât, un refuge sûr. 

Nous manquons de renseignements détaillés sur la fortune des com- 
munautés zoroastriennes sous les diverses dynasties qui se sont succédé 
en Perse depuis la conquête arabe. L'oppression qui pesait sur elles 
n'a pas éteint toute activité intellectuelle; les manuscrits de l'Avesta et 
nombre d'ouvrages pehlvis datent de cette période. Des prêtres rédigèrent 
en persan moderne les ouvrages où ils élucidaient des points obscurs 
de doctrine, les lîivâyats, qui arrivent jusqu'à nos jours (xvii^ siècle). 
D'autres traités encore témoignent de l'activité intellectuelle de cette 
époque, ainsi, entre autres, le Zardusht nâma déjà nommé, et l'intéressant 
petit ouvrage intitulé Oulemaï Islam (Savants de l'Islam), traduit par 
Vullers, où l'on voit un maître mazdéen exposer sa religion devant quel- 
ques musulmans. Un livre a joui et jouit d'une haute autorité : c'est le 
Desâtir, qui, dans sa rédaction persane, prétend n'être que la traduction 
d'un original très ancien ; il contient les révélations d'environ quinze vieux 
prophètes; nous en avons une traduction anglaise \ Lorsque le livre fut 
connu des savants européens, il soulevait déjà bien des doutes, et per- 
sonne aujourd'hui ne le considère comme un document ancien ni sûr. 
L'auteur du Dahistan (xvn° siècle) y a puisé son exposé de la religion 
pure; de là, une foule d'inexactitudes; Spiegel [Eràn^ dernier chapitre) a 
démontré d'une façon définitive que ses données ne concordent ni avec 
celles de l'Avesta, ni avec celles des œuvres pehlvies. 

Sous le régime islamique, les mazdéens de Perse, les Gabi\ comme on 
les appelle, ont été parfois persécutés, jamais ils n'ont été placés sur le 
même rang que les musulmans. Aujourd'hui encore leurs coreligion- 
naires de l'Inde, plus fortunés, s'efforcent d'améliorer leur sort. Les der- 
niers survivants auraient depuis longtemps disparu, si les musulmans 
s'étaient vraiment appliqués à les exterminer. Tel n'a pas été le cas. 
L'Islam a laissé subsister les derniers adhérents, peu dangereux, de l'an- 
cienne foi ; actuellement ils ne sont pas plus de 5 000. 

Parmi les dynasties qui se sont succédé en Perse il en est plusieurs 
qui, tout en restant fidèles à l'Islam, ont représenté la réaction de la 
nationalité persane contre l'arabe, ainsi celles des Samanides et des 

1. Desâtir, or sacred writings of the ancient persian prophets, in the original tongue, 
together with the ancient persian versio?i and commentai^y of the fifth Sasan; caref'ully 
published hy Molla Firuz bin Kaus who has subjoined a copions glossary of obsolète and 
technical persian ternis ta which is added an english translation of Desâtir and com- 
mentary, Bombay, 1818. 



LES PERSES 483 

Ghaznéyides. Sous ces derniers s'est constituée définitivement l'épopée 
persane. Déjà les derniers Sassanides s'étaient occupés de cette partie de 
l'héritage national, et sous Yazdagard III le Dilikan (ou baron) Danishver 
composa son livre des Rois, perdu aujourd'hui, mais fréquemment utilisé 
par des écrivains postérieurs. Parmi eux se distingua Dakîkî, dont le 
poème resta inachevé, mais servit de modèle à Firdousî. Abou'l Qasim, 
surnommé Firdousî de Tûs, est l'homme qui dans son Shah nâma (ou Livre 
des rois), l'un des chefs-d'œuvre de la littérature universelle, a sauvé de 
l'oubli les légendes héroïques persanes dont nous ne saurions sans lui 
que peu de chose. Il vivait sous le puissant Mahmoud, le deuxième, des 
Ghaznévides. On peut lire dans l'introduction à la traduction de Mohl 
l'histoire romanesque de sa vie agitée et de sa mort tragique. L'impor- 
tance documentaire de son épopée égale son mérite littéraire. La première 
partie, la plus importante, est la préhistoire mythique; cette partie 
s'étend jusqu'à l'apparition du prophète sous Gushtâsp. L'histoire de 
Zardusht elle-même a été empruntée par Firdousî à Dakîkî. La seconde 
partie du livre est poétiquement bien inférieure à la première; elle con- 
tient des légendes sur Alexandre (Iskandar), une courte histoire des 
Arsacides (Ashkanides) et l'histoire détaillée des Sassanides. Nous, ne 
nous arrêterons ici qu'à la j)remière partie. Le poète nous présente une 
série de figures héroïques, comme le grand Rustam, et une suite de rois 
dont il raconte les gestes et les aventures ; il y fait preuve d'une psycho- 
logie des plus délicates. L'action dramatique est souvent absente ou tout 
au moins reléguée à l'arrière-plan ; le conte, la féerie, l'élégie occupent en 
revanche une large place. Le thème principal est la lutte des héros 
iraniens contre la puissance sombre de ïouran; ce qui à l'origine a pu être 
un mythe physique est devenu ici une légende nationale. 

Au point de vue religieux, on peut observer que le poète varie avec ses 
sources, il expose parfois des idées qui lui sont étrangères d'ordinaire. En 
général, on trouve chez lui un mélange de conceptions mazdéennes et 
islamiques, ces dernières ayant d'ailleurs la part du lion. Mais il est bien 
évident qu'il ne faut pas chercher dans cette épopée une scrupuleuse 
exactitude historique : les rois mythiques y élèvent de grands temples du 
feu. L'idée de Dieu est plutôt mahométane que mazdéenne. Il n'y a qu'un 
seul Dieu, d'où vient le mal comme le bien. Les héros ont conscience 
d'un destin fatal; c'est là une idée qui jette son ombre sur toutes les 
fleurs de la vie humaine, force, jeunesse, beauté. 

Les Parsis contemporains, établis dans l'Inde occidentale, sont au 
nombre de 85000 au plus, dont 50 000 à Bombay. Ils se livrent au com- 
merce et à l'industrie ; il n'y a parmi eux que peu de paysans et pas de 
soldats. En général ils sont aisés et considérés. Leurs chefs attachent 
une valeur de plus en plus grande à l'instruction, mais leur connais- 
sance de la vieille langue de l'Avesta est minime et leur tradition 
manque par là même de sûreté. Senles leurs mœurs ont conservé des 
traits archaïques. Les descriptions que des voyageurs européens, comme 
Anquetil Duperron, ou des Parsis instruits, comme Dosabhai Framji, 



484 HISTOmE DES RELIGIONS 

ont données de la vie et de l'activité des Parsis, de leurs usages matri- 
moniaux et funéraires, de l'organisation de leurs dakhmas, conforme aux 
antiques préceptes, sont donc très précieuses. Elles nous font pénétrer 
dans la vie intime d'une communauté religieuse très estimable, dont 
les origines remontent à la plus haute antiquité. Les Parsis montrent 
un très grand attachement à leur religion, et beaucoup de froideur 
pour les essais de conversion tentés par les missionnaires chrétiens. La 
pureté de leur foi en un seul Dieu et la limpidité de leurs règles morales 
expliquent cette fidélité envers une antique religion, qui représente en 
outre pour eux l'héritage de leurs ancêtres, et le palladium de leur natio- 
nalité. Leur doctrine religieuse, telle qu'elle apparaît dans uii catéchisme 
guzerati, dont M. MûUer donne des fragments, est fort simple : confession 
de foi en un dieu unique et en son prophète Zoroastre, obéissance aux 
règles morales, croyance à une récompense et à un châtiment après la 
mort. Ici encore nous voyons combien le parsisme s'est rapproché de 
l'Islam. Sa critique du christianisme porte surtout contre la doctrine de la 
rédemption. La connaissance réelle de leur propre religion et l'intelligence 
de ses sources font trop souvent défaut aux Parsis, comme nous l'avons 
vu : les prières avestiques que l'on récite restent incomprises , et les gens 
instruits, les savants comme Dosabhai Framji et Cama sont des élèves des 
Européens pour la connaissance de l'Avesta. Des ouvrages parsis cités 
plus haut il ressort que deux courants partagent la communauté, le pre- 
mier libéral, le second conservateur. Le premier veut que l'on remplace le 
nirang (urine de bœuf) par de l'eau dans les purifications, que l'on réduise 
le nombre des prières et des cérémonies en général, surtout que l'on amé- 
liore l'éducation des femmes et que l'on favorise l'instruction générale . 
La mission historique du parsisme est probablement terminée, mais on 
ne remarque aucun symptôme grave de décadence dans les communautés 
de l'Inde occidentale. 



CHAPITRE XII 



LES GRECS' 

Par P,-D. Chantepie de la Saussaye, en collaboration avec le D"' Edv. Lehmann, 

(de Copenhague). 



103. Les Grecs et leur religion. — 104. Les sources. — 105. Les cultes et les 
dieux les plus anciens. — 106. Homère. — 107. Hésiode. — 108. Les dieux. — 
109. Les demi-dieux^ les héros et les démons. — 110. Les mythes. — 111. Le 
culte. — 112. Les oracles, les fêtes et les jeux. — 113. Les mystères. L'orphisme. 

— 114. La religion dans la philosophie et la poésie. — 115. Pindare, Eschyle, 
Sophocle. — 116. Le commencement de la décadence. — 117. La religion et la 
philosophie. — 118. La religion morale. — 119. La période hellénistique. 

§ 103. — Les Grecs et leur relig-ion. 

On peut dire que l'étude scientifique de la religion grecque, malgré des 
siècles de travaux, est encore dans l'enfance. L'intérêt s'arrêtait jadis aux 
formes achevées du développement religieux, mythes, œuvres d'art et 
dogmes moraux, et l'on en composait le tableau d'une religion mytholo- 
gique tout illuminée de beauté. Ce tableau a peut-être été d'un prix ines- 

1. Bibliographie. — On complétera aisément cette bibliographie à l'aide des catalogues 
spéciaux et des Jahresherichte fondés par G. Bursian et continués par Iw. Mùller. Nous 
trouvons une vue générale de l'antiquité grecque et une bibliographie dans VEncyklo- 
pàdie und Méthodologie der philologischen Wissenschaft de Bœckh (publiée par B. Bra- 
tuscheck, 1'" édit. en 1877; 2e édit., revue par Klussmann, 1886) et dans le Manuel de 
philologie classique de Salomon Reinach, 2 vol., 1883-84. Comme lexiques archéologiques, 
les commençants peuvent se contenter de ceux de Fr. Liibker (l""" édit. en dSSl, souvent 
republié depuis), ou de A. Rich, paru d'abord en anglais avec de bonnes illustrations 
(trad. française de Ghéruel). Mais il faut consulter surtout Pauly, Real-Encyklopadie der 
classischen Alterthumswissenschaft (6 vol. en 8 tomes, 1842-1866, réédition, commencée 
en 1894 sous la direction de Wissowa, 4 vol. sont parus), et le Dictionnaire des anti- 
quités grecques et romaines (depuis 1873) de Daremberg et Saglio. Le livre de J.-G. Frazer, 
Pausanias' s Description of Greece, 7 vol., 1898, traduction, commentaire et index, est 
excellent et rend des services analogues. 

Pour rhistoire grecque citons, en dehors des volumes de M. Duncker et de L. von 
Ranke qui s'y rapportent, l'ouvrage classique de G. Grote, 12 vol.; G.-F. Hertzberg 
(dans Oncken); E. Curtius, 3 vol., qui eut pendant longtemps une grande influence; 

— les travaux plus récents de G. Busolt (3 vol.); A. Holm (4 vol., ouvrage substantiel 



486 . HISTOIRE DES RELIGIONS f 

timable pour le progrès de notre civilisation, mais, on ne saurait s'en con- 
tenter. Aujourd'hui nous voulons connaître l'organisme vivant de la 
religion grecque telle qu'elle se manifeste dans les usages et la croyance 
du peuple, le culte et la doctrine des prêtres, la piété des confréries reli- 
gieuses; on veut en apercevoir le développement historique, les degrés 
inférieurs, saisir les influences, étrangères ou locales, qui déterminèrent 
la production des formes supérieures, mesurer la relation de ces dernières 
avec la religion populaire. Mais ces recherches commencent à peine et nulle 
part elles ne sont plus difficiles que sur le sol grec. Les écrivains ne s'in- 

et approfondi); J. Beloch (2 vol., 1893-97, travail élégamment écrit, critique souvent 
radicale); surtout Ed. Meyer, Geschichte des Altei^hums (11- V, 1893-1902, il s'occupe 
aussi du développement de la religion). 

Pour l'histoire de l'art : Perrot et Chipiez; Guhl und Koner; Overbeck, Griechische 
Kunstmythologie ; R. Kekulé, TJeber die Entstehung der Gôtterideale der griechiscken 
Kunst, 1817. 

Histoires de la littérature d'O. Mùlier, G. Bernardy, Ed. Munk, Th. Bergk, A. et 
M. Croiset. 

Parmi les manuels d'antiquités grecques il faut recommander surtout K.-F. Hermann 
(nouvelle édition publiée par Blûmner et Dittenberger en 4 volumes; III, 1, publié 
par Dittenberger, traite des antiquités religieuses), et G.-F. Schoemann (2 vol., trad. fr. 
par Galuski ; la religion est étudiée au 2° vol.). 

Sur la religion, consulter P. Stengel, Die griechischen Sàkralalterthûmer dans Iw^. 
Mûller, Handb. der klass. Alterthumswiss., V, 3, 2° édit., 1899; Percy Gardner and 
F.-B. Jevons, Manual of greek antiqxdties, 1895. Pour le culte citons encore : 
W. Immerwahr,Dîe Kulte und Mythen Ar kadiens, i%%i; S. Wide, Lakonische Culte, 
1893; V. Bérard, Les Cidtes ai^cadiens, 1894; L.-A. Farnell, The cuits of the Greek states, 

2 vol., 1896, mais surtout A. Mommsen, Feste der Stadt Athen, 1889 (réédition de 
VHeortologie). — Les études mythologiques importantes commencent avec K.-O. Mûller, 
ProLegomena zu einer wissenschafllichen Mythologie, 1825. Gh. Petersen a donné une 
vue d'ensemble fort complète de la mythologie grecque, dans Ersch und Gruber, 
LXXXII. Les légendes héroïques sont exposées objectivement dans le tome I de 
G. Grote. Les ouvrages les plus considérables sont : F. -G. Welcker, Griech. Gotterlehre, 

3 vol., 1837-1863 : malgré ses lacunes, c'est encore le livre qui en traite avec le plus 
de goût; Kd. Gerhard, Griechische Mythologie, 2 vol. 1854-1855; l'auteur s'est servi des 
vases peints et des autres oeuvres d'art; il a aussi soigneusement examiné le développe- 
ment géographique des légendes; H.-D. Mûller, Mythologie der griechischen Stdmme, 
2 vol., 1857-1861, fragmentaire; L. Preller, Griechische Mythologie (parue d'abord en 1854, 
dernière édition publiée par G. Robert), répertoire très abondant. En France, P. De- 
charme, Mythologie de la Grèce antique, 2° édit., 1886, se place au point de vue de 
l'exégèse naturaliste; 0. Gilbert, Griechische Gotterlehre, 1898, de même. Les 2 vol. de 
Gruppe, Griechische Culte iind Mythen, t. I, 1887, et Ginechische Mythologie und Religions- 
geschichte, dans Iw.-v. Muller's Handbuch, V, 2), sont d'une importance capitale. W.-Iî. 
lloscher a fait une Somme mythologique dans son Ausfûhrliches Lexicon der gtHech. und 
rôm. Mythologie; l'ouvrage est en cours de publication depuis 1884 ; il en est à la lettre P : 
c'est un livre indispensable qui contient beaucoup de travaux de premier ordre. 

L'histoire de la religion est exposée spécialement par Chr. Petersen dans l'article 
déjà cité (on estime trop peu ce travail substantiel qui remplirait un gros volume), 
1864; P. Decharme (dans un article court mais substantiel, Lichtenberger, V); les vol. 
de A. Maury, Histoire des religions de la Grèce antique, 3 vol., 1857-1859, sont encore 
très recommandables; J.-W.-G. Oordt, De godsdient der Grieken, met hunne volksdenks- 
beelden, i8&i, bon travail, mais fragmentaire. On se rendra compte de l'état actuel de 
la science en lisant : E. Rohde, Psyché, 1891,2" édit., 1898; A. Dietrich, Nekyia, 1893; 
H. Usener, Gôtternamen, 1896. 

Pour l'histoire de la civilisation, voir entre autres K. Lehrs, Populàre Aufsàtze aus 
dem Alterthum (2* édit., 1875); J. Bernays, Gesammelte Abhandlungen (2 vol. 1885); 
J. Burckhardt, Griechische Kulturgeschichte (le t. II traite de la religion), les livres de 
J.-P. Mahaiïy, etc. L'ouvrage de J. Girard, Le sentiment religieux en Grèce d'Boinëre à 
Eschyle, 1879, est encore très intéressant pour l'histoire de la religion. 



LES GRECS > 487 

téressaient pas aux. choses du culte, ils n'appartenaient que par exception 
aux familles sacerdotales ou aux cercles religieux ; sans doute, des idées 
religieuses venaient souvent se mêler à leurs pensées; elles pénétraient 
les arts ; mais pourtant les Grecs vivaient à part leur vie intellectuelle et 
artistique, et ne se sentaient pas le besoin de parler des choses sacrées. Nous 
savons que les poèmes homériques, par exemple, que l'on considérait jadis 
comme les portes saintes de la religion grecque, sont des anneaux de la 
littérature universelle et n'ont que des rapports assez lointains avec la reli- 
gion. Du reste on est porté maintenant à n'accorder pour l'histoire des 
religions qu'une importance secondaire à la littérature poétique et même 
aux œuvres des grands historiens. On étudie bien davantage les docu- 
ments fournis par les écrivains postérieurs, mythographes, historiens et 
commentateurs du temps où la vieille religion ne représentait plus qu'un 
intérêt de curiosité ; c'est avant tout à l'archéologie que l'oii demande une 
image immédiate de la vie religieuse. 

L'étude des nouvelles sources a conduit à cette conclusion inattendue 
que la vraie religion des Grecs était souvent très différente de l'image à 
laquelle nous sommes encore habitués. Nous y trouvons des pratiques, des 
représentations semblables à celles des peuples primitifs. On rencontre à 
chaque pas le culte des morts, la croyance aux esprits, la zoolâtrie, des rites 
fétichistes, partout d'innombrables petits dieux présidant à un lieu, à un 
phénomène, à un acte de la vie. Les idoles adorées dans les sanctuaires, 
sont d'une pauvreté qui nous surprend sur le sol grec. La science actuelle 
fait tous ses efforts pour mettre à nu ces fondations. Mais prenons garde 
de nous laisser entraîner, par un intérêt subit pour ces questions trop 
négligées naguère, à mal juger de l'ensemble. Il faut remarquer d'abord 
que la partie principale de cette religion réelle de la Grèce, à savoir les 
rites et les idées des sociétés mystiques, nous est presque entièrement 
inconnue. Il faut se rappeler en second lieu que la religion d'un peuple ne 
consiste pas seulement dans les exercices du culte et les dogmes sacerdo- 
taux, les pratiques secrètes et les superstitions, mais qu'elle comprend 
aussi les idées religieuses qui pénètrent la vie intellectuelle et qui inspirent 
les penseurs et les poètes. Si l'histoire des religions ne se borne pas à 
établir des faits, mais doit juger la religion comme facteur de la civilisa- 
tion il n'est certes pas permis de négliger la part de la religion grecque 
qui se mêle au développement de l'esprit hellénique et qui d'ailleurs en est 
sortie. En étudiant l'histoire grecque on ne se propose pas uniquement de 
connaître ce que les Grecs ont de commun avec des peuples inférieurs, 
mais ce qui leur a permis de s'élever pour toujours au-dessus des autres. 
Nous nous proposerons donc surtout de décrire ici non pas les pratiques 
religieuses des tribus grecques, mais la religion hellénique. Pour procéder 
historiquement et pour étudier le phénomène dans sa totalité, nous exami- 
nerons d'abord le fonds populaire sur lequel les formes postérieures se 
sont développées. 

Les recherches d'histoire des religions ont beaucoup contribué à éclairer 
les traits du caractère grec, précisément parce qu'elles se sont occupées 



488 HISTOIRE DES RELIGIONS 

des sentiments qui remplissaient la vie quotidienne du peuple. La défini- 
tion usuelle de l'hellénisme, « intelligence, mesure et clar.té )), ne convient 
pas. à ce que ces recherches ont révélé. Nous voyons se manifester plutôt, 
en général, dans les cultes indigènes les côtés sombres-d'une vie primi- 
tive : barbarie, caractère passionné, puéril et sensuel, dont témoignent par 
exemple ces sacrifices humains mêlés de pratiques anthropophagiques, qui 
durèrent jusqu'à l'époque impériale, l'observation superstitieuse des pro- 
diges et des signes, les jeux des fêtes rustiques, où l'on se déguisait en 
bêtes, et les orgies des cultes phalliques. Les influences orientales que nous 
constatons dans les cultes de Dionysos et d'Artémis, ne se seraient pas 
répandues si vite en Grèce ni si bien, si le peuple n'avait pas été enclin 
à manifester bruyamment une sensibilité débordante. Du reste la religion 
était pour le Grec une chose d'importance et, bien plus qu'on ne le croyait 
autrefois, la religion occupait son imagination et déterminait ses actes; 
il prenait part avec une dévotion profonde à l'adoration des dieux, et 
le côté mystique du culte donnait satisfaction à des besoins impérieux. 
L'esprit religieux qui se manifeste si violemment dans toutes les classes 
de la population vers la fin du monde grec, existait chez l'Hellène instruit 
au bon sens et à la mesure. Les institutions politiques de la Grèce, au 
moins les anciennes, reposaient partout sur la religion; elle ne disparut 
jamais de la vie domestique et domina parfois la littérature ; la libre pensée 
proprement dite n'arriva à se faire une place dans la vie intellectuelle 
qu'en se heurtant au peuple et à ses prêtres. 

Ce que nous savons d'autre part du peuple contribue à expliquer un 
grand nombre de particularités de sa religion. Ainsi nous savons que les 
Grecs aimaient les légendes et les contes. L'imagination éveillée en vivait 
et brodait sur eux. La poésie épique et l'histoire sont nées de là. Joignons-y 
le goût de la poésie qui distingua les Grecs entre tous les peuples, et l'on 
comprendra comment le mythe, l'histoire des êtres divins, a pu se déve- 
lopper d'une façon si merveilleuse dans leur religion. Le Grec pieux se 
souciait peut-être moins de ces mythes que des sacrifices, des prières et 
des fêtes. Nous voyons néanmoins dans son infatigable création de mythes 
la grande originalité de cette religion, surtout quand nous songeons à 
l'alliance de la religion et de l'art qui est sortie de la mythologie. 

L'art en a sans doute profité plus que la religion. Les manifestations 
poétiques ne sont pas la forme la plus élevée du sentiment religieux et 
comme toujours le sens esthétique s'est développé aux dépens de l'énergie 
morale. Les Grecs n'étaient pas précisément le peuple de la morale ; ils ne 
vivaient pas sous la Loi, comme les Juifs ; ils n'étaient point préoccupés de 
la lutte contre le mauvais et l'impur, comme les Perses. Il est vrai qu'ils 
émancipaient la vie humaine et brisaient la chaîne de l'hiératisme. Au 
point de vue moral, ce libre développement de la personnalité avait son 
péril. Il semble que l'on ait trop sacrifié en Grèce au bonheur de l'individu 
et au plaisir du moment, que l'on s'y soit trop peu inquiété de l'existence 
continue de la société et de sa civilisation. C'est justement ce côté social 
de l'éthique qui était le plus faible chez les Hellènes. Ils confessent qu'ils 



LES GRECS 489 

manquent de parole, et sont peu sûrs en affaires, qu'ils sont sensuels et 
orgueilleux; déjà au temps de leur plus grande prospérité ils avaient 
relâché les liens les plus nécessaires à la vie d'une société. Leur civilisation 
se ressentit encore davantage de ce fait qu'ils étaient absolument inca- 
pables d'autre chose que d'une politique à courtes vues. Par bonheur une 
certaine conscience hellénique, le sentiment de la parenté de race et de 
langue, de croyances et de mœurs, leur ont donné aux meilleures époques 
une unité de pensée qui servit de base à l'édifice intellectuel. Ces faiblesses 
morales se reflètent dans la religion des Grecs. Les côtés sérieux de la vie 
ne leur ont pas échappé sans doute, leur poésie atteint sa perfection quand 
elle dépeint la terreur religieuse qu'inspirent les puissances inexorables, la 
fatalité divine poursuivant le coupable. Des mouvements religieux, comme 
l'orphisme, paraissent avoir inquiété leurs initiés sur le secret moral de 
la vie. Mais il faut constater, et cela est remarquable, quelle petite place 
le devoir occupe dans le cercle d'idées de la religion civile que nous con- 
naissons ; elle n'a guère servi à l'éducation du peuple, et les idées morales 
que nous devons aux Grecs proviennent surtout des cercles religieux fermés, 
ou même des philosophes libres penseurs. Nous reconnaissons dans la 
religion le même esprit de clocher que dans la politique. Jusqu'à la fin les 
cultes gardèrent le caractère local qu'ils avaient eu au début. Leurs 
mélanges n'amenèrent jamais les Grecs à une véritable religion commune; 
ils eurent, il est vrai, des dieux communs, comme les Olympiens que 
créèrent les poèmes homériques. Cette création mythologique a été, il faut 
le dire, l'une des bases de l'unité intellectuelle des Grecs. La religion a con- 
solidé l'hellénisme d'une autre façon, par les jeux célébrés aux fêtes, qui 
avaient une origine religieuse et qui acquirent un caractère panhellénique. 
L'autorité des oracles, qui n'était pas, on le sait, purement locale, ne servit 
pas autant à l'établissement de l'unité nationale, peut-être justement à 
cause de son caractère général. Les oracles, par trop de finesse, ont peut- 
être contribué à diviser la Grèce. 

Nous n'avons pas besoin de répéter ici ce que la civilisation grecque a 
été pour l'humanité qui a profité de ses leçons; c'est la fontaine de Jou- 
vence où doit puiser encore aujourd'hui l'esprit européen pour conserver 
la santé. Remarquons aussi que la religion grecque a eu des effets durables 
sur les croyances des peuples de l'Europe. La formation des dogmes de 
l'Eglise s'acheva d'abord sur le sol grec et sous l'influence de la piété 
grecque. Nous trouvons des éléments helléniques dans l'ancien culte chré- 
tien et nous pouvons nous permettre de supposer qu'il s'en trouve encore 
que nous ne connaissons pas. Ces questions sont des plus difficiles; elles 
touchent aux couches obscures de la religion grecque, aux cultes mysté- 
rieux, et à la grande confusion religieuse des derniers temps de l'hellér 
nisme. 



490 - . HISTOIRE DES RELIGIONS 

§ 104. — Les sources. 

Les découvertes archéologiques forment aujourd'hui la première assise; 
elles nous fournissent les documents les plus anciens, fragmentaires il est 
vrai; elles nous racontent la vie journalière de la religion ; elles nous disent 
ce que la littérature ne pouvait ou ne voulait révéler, et nous mettent en 
main le fil conducteur qui permet de localiser les autres données. Il est 
Important d'être ainsi placé immédiatement en face de la réalité disparue 
quand il s'agit d'une religion comme la religion grecque qui a passé par 
des mains d'artistes : le poète et le sculpteur ont toujours ajouté quelque 
chose du leur, quand ils ont voulu interpréter. L'inscription du monument 
commémoratif ou de l'ex-voto nous raconte exactement ce qui s'est passé 
et ce que l'on croit; les pierres gravées, les monnaies ou les vases peints 
nous donnent la reproduction fidèle ou à peu près des images et des 
emblèmes sacrés par lesquels on représentait couramment les dieux et les 
mythes. 

r 

Les fouilles des grands édifices comme le temple d'Eleusis et bien d'autres 
nous fournissent des données importantes, bien qu'elles ne puissent rien 
nous apprendre sur les formes les plus anciennes du culte primitif d'avant 
les temples. Parmi les statues mises au jour ce ne sont pas les plus beaux 
objets d'art qui ont la plus grande valeur à nos yeux. Des idoles tout à 
fait primitives; les Hermès massifs, etc., passaient pour particulièrement 
sacrés- et possèdent, aussi bien que les reliefs des autels, le caractère local 
et les emblèmes significatifs qui se perdent en général dans les produc- 
tions d'un art supérieur. Que de choses nous apprenons parles monuments 
funéraires où se trouvent naïvement représentés l'âme et la mort, les rites 
du deuil, etc.; les inscriptions gravées à côté nous disent ce qu'on pen- 
sait du sort des défunts. Le tombeau et son contenu nous donnent des 
renseignements semblables. Les plaquettes d'or qu'on mettait dans le 
tombeau des initiés nous fournissent des indications inappréciables sur 
la représentation mystique de la vie d'outre-tombe. Les vases peints 
sont un trésor : non seulement ils illustrent un grand nombre de mythes 
et de légendes héroïques, mais ils font passer sous nos yeux la marche 
tout entière des cérémonies religieuses, les phases d'un sacrifice, les scènes 
de l'initiation éleusinienne, etc. L'usage des vases prêtait à ces représen- 
tations, car un grand nombre étaient destinés soit à conserver les cendres 
des morts, soit à contenir les huiles avec lesquelles on oignait la pierre 
tombale. 

Pour débrouiller la mythologie il faut se plonger dans la numisma- 
tique. Ville par ville, génération par génération, le trésor des monnaies 
nous illustre le monde grec, nous fournit des images petites, mais souvent 
fort exactes des dieux protecteurs, des sanctuaires ou des représentations 
religieuses préférés de chaque époque, de chaque cité, de chaque souverain. 
Les belles gravures des bagues et des cachets nous donnent les symboles 
individuels. Les inscriptions sont plus éloquentes, précieuses en ceci qu'elles 



i . LES GRECS 491 

fixent l'histoire et donnent l'impression immédiate des événements. Elles 
ont été recueillies dans le Corpus Inscriptionum grœcarum. Ce sont des 
épitaphes, des tablettes votives, des dédicaces de statues, des oracles, des 
formules de divination, des formules de malédiction ; de brefs règlements 
de fêtes, des listes de revenus sacerdotaux, etc. 

La littérature nous fournit d'abord des documents immédiats sur la vie 
religieuse, et ensuite des renseignements sur la religion recueillis par 
curiosité. Les textes sacrés, si nous les possédions, formeraient la partie 
la plus ancienne et la plus importante du premier groupe; malheureuse- 
ment ils ont tous disparu et nous sommes forcés de nous contenter de 
savoir que les Grecs ont eu dans l'antiquité une littérature rituelle, des 
prières et des hymnes religieuses dont le texte était fixé. La légende a 
associé à cette poésie les noms des anciens poètes mythiques, Musseos, 
Eumolpos, Pamphos et Thamyris; de même aux Indes on a attribué les 
Vedas aux Rishis. On attribue des vers magiques à Orphée, et Olen le 
Lycien passait pour le représentant de la poésie dans le culte d'Apollon. 

Nous savons avec certitude que dans les anciens lieux du culte, en Thes- 
salie, en Crète, la musique et les chants accompagnaient les danses sacrées 
et les processions. On célébrait Apollon à Délos et à Delphes avec des 
chœurs et des péans, et Dionysos avec des dithyrambes; le poème, que le 
prêtre chantait pendant le culte s'appelait tiomos. En dehors de ces poèmes 
il y avait encore une poésie oraculaire. On rassemblait les réponses les 
plus importantes des oracles ; Hérodote s'est servi d'un recueil de ce genre. 
La constitution divine des Spartiates, les pT^rpat attribuées à Lycurgue, 
avait un semblable caractère; c'est un fait connu que le culte a créé ou 
provoqué quelques-unes des formes poétiques dont s'est habillée la poésie 
du monde entier ; la tragédie est sortie du dithyrambe de Dionysos ; l'hexa- 
mètre épique paraît être né du groupement des noms des dieux quatre par 
quatre dans la poésie hiératique ; sans parler d'une foule de particularités 
qui semblent empruntées aux poésies liturgiques, comme les épithètes et 
les invocations aux dieux d'Homère, les généalogies d'Hésiode. 

Il faut mentionner ici les documents historiques que les Grecs possé- 
daient sur leur religion. Les quelques fragments des anciens logographes 
qui nous ont été conservés montrent que les plus anciens représentants 
de l'histoire grecque ont mélangé fortement leurs ouvrages de récits mythi- 
ques et de généalogies. Malheureusement il ne nous reste que quelques 
fragments ^ des atthidographes du iv^ siècle, Klitodemos, Philocho- 
ros, etc., dont les ouvrages traitaient particulièrement de la religion, des 
sacrifices, de la mantique et des mystères. 

Les historiens profanes de la "même époque nous donnent à l'occasion 
des renseignements sur les choses religieuses. Hérodote, qui a tant à nous 
dire sur les religions étrangères, ne pensait pas avoir à donner les mêmes 
renseignements pour la Grèce; nous trouvons cependant chez lui une 

1. On trouvera tout cela dans C. Miiller, Fragmejita hisioricorum qrsecorum, 5 vol., 
Paris, Didot. 



492 HISTOIRE DES RELIGIONS 

courte description du développement historique de la religion grecque 
(II, 52 et suiv.), qui conserve toujours son intérêt. Il nous a raconté aussi, 
dans sa manière ingénue, mainte légende et maint trait de mythe ; il 
nous permet aussi assez souvent de jeter un coup d'œil instructif sur les 
superstitions des Grecs. L'intérêt qu'on portait aux choses de la religion, 
si visible déjà chez Hérodote, se développe à mesure qu'on s'avance vers 
le christianisme. Les stoïciens s'appliquèrent à l'exégèse des mythes, et 
le succès du roman d'Evhémère (à l'époque macédonienne) prouve qu'il 
était devenu tout à fait de mode de s'occuper de la religion. Une riche 
littérature mythologique se forma à l'époque alexandrine. En dehors de 
l'histoire des dieux et des héros de Callimaque (AÏTta) qui s'est perdue, 
cette littérature est représentée par les écrivains que l'on appelle les 
mythographes, dont le plus important est ApoUodore. ApoUodore, qui 
vivait à Athènes vers le milieu du ii^ siècle, publia un ouvrage en trois livres 
sur la mythologie grecque, les sources y sont indiquées la plupart du 
temps. Nous le possédons encore, à l'exception de quelques pages qui 
manquent vers la fin. Les autres mythographes, comme Palœphatos, 
Antoninus Liberalis, Ératosthène, fournissent des matériaux bien moins 
complets, accompagnés d'explications fort niaises *. 

Ce goût dura, et l'on continuait sous l'empire romain à collectionner des 
choses mémorables avec ou sans interprétation philosophique. Strabon le 
Géographe, l'indispensable Pausanias, des glaneurs d'anecdotes comme 
Élien et Athénée, un polygraphe comme Plutarque, les néo-platoniciens 
eux-mêmes nous ont fourni des faits importants que nous ne connaîtrions 
pas sans eux. Nous trouvons beaucoup à prendre chez les Pères grecs 
de l'Église, chez Clément d'Alexandrie par exemple, et dans les recueils 
byzantins, le dictionnaire de Suidas, etc. Il faut cependant se rappeler que 
les écrivains mythologues étaient toujours prisonniers de leurs théories. 
Non seulement la différence de religion chez les chrétiens, mais les théories 
rationalistes ou les inclinations mystiques de la fin de l'antiquité se font 
de plus en plus sentir. Il faut connaître le point de vue où se sont placés 
les auteurs avant d'estimer quelle valeur leurs ouvrages présentent pour 
l'histoire des religions. 



§ 103. — Les cultes et les dieux les plus anciens. 

Dans la détermination des éléments primitifs de la religion grecque nous 
en sommes encore aux premiers essais. Sans doute Welcker a déjà vu que 
la religion qui nous arrive tout armée dans Homère suppose un long déve- 
loppement antérieur et, avec sa fine intelligence du détail des choses grec- 
ques, gâtée pour l'ensemble par des principes philosophiques erronés, 
il a esquissé cette évolution. Welcker voulait voir le point de départ de la 

i. A. Westermann a rassemblé les écrits des mythographes : MuSo^paçot, Sci'iptores 
poeiicse historiœ Graeci^ 1843. L'édition Teuhner est encore incomplète. 



LES GRECS 493 

religion grecque dans un monothéisme primitif, dans le culte de Zebç Kpoviwv 
considéré comme le dieu suprême, embrassant tout; plus tard se seraient 
formés les dieux de la nature, et à mesure que les Grecs cessaient d'être 
un peuple de cultivateurs pour devenir un peuple de guerriers et plus tard 
de riches négociants, les dieux de la nature se seraient transformés en 
dieux nationaux éthiques doués d'une personnalité complète jusqu'au jour 
où les spéculations physiques et philosophiques des Grecs raffinés les 
eussent fait oublier peu à peu. On a réfuté depuis longtemps toutes ces 
hypothèses; l'idée épurée de Zeus se trouve bien plutôt à la fin qu'au com- 
mencement de l'évolution religieuse, et Fhistoire de la religion grecque 
ne peut pas être encadrée tout entière dans le système de Welcker. 

Nous ne voulons pas ici écrire l'histoire des opinions nées des recherches 
modernes sur l'origine de la religion grecque. On s'accorde généralement 
avec K.-O. MûUer à trouver l'explication du mythe dans son histoire 
même, seulement on comprend cette histoire de façons fort différentes. 
Les adeptes de la mythologie comparée cherchent la nature et l'histoire des 
dieux dans leurs noms, témoins du passé indo-germanique, et ils en four- 
nissent des explications naturalistes malheureusement contradictoires. 
Alors qu'ils attribuaient ainsi une importance plus grande aux mythes 
qu'aux rites, Fustel de Coulanges ^ avait déjà montré que les cultes de la 
famille et de la race, l'adoration du foyer et le culte des ancêtres consti- 
tuaient les éléments primitifs de la religion grecque et romaine. L'école 
anthropologique, à la suite de E. Tylor et de A. Lang, voit dans des 
croyances et des institutions semblables à celles des sauvages, l'animisme, 
le totémisme, le fétichisme, le culte des morts, le premier degré de la 
religion ^. 

Aucune de ces opinions prise isolément ne nous explique la religion 
grecque d'une façon satisfaisante. Nous savons aujourd'hui que le pro- 
blème est beaucoup plus compliqué qu'on ne le croyait. Des éléments 

1. La Cité antique, 1866, 

2. *0n commence à connaître beaucoup mieux la brillante civilisation qui a précédé 
la civilisation grecque sur le même sol. Les fouilles d'Arthur Evans et des Italiens 
■en Crète ont permis de coordonner ce qu'on avait fini par réunir d'informations 
sur l'époque mycénienne. S. Reinach a donné dans la Chronique des Arts et l'Anthro- 
pologie, à plusieurs reprises, une sorte d'état des (découvertes et des publications, 
auquel il suffit de renvoyer. Les Grecs sont le produit de la fusion des populations 
mycéniennes avec des bandes d'envahisseurs descendus de l'Europe centrale à la fin 
de l'âge du bronze et peu de temps avant la composition des poèmes homériques ; 
îes Doriens paraissent être la dernière de ces bandes. La question est exposée d'une 
façon claire et intéressante, mais incomplètement et avec des hypothèses aventu- 
reuses, par Ridgeway, Early âge of Greece, 1901. Quant aux prédécesseurs des Achéens 
homériques, on a mis en lumière leur parenté de race ou simplement de civilisation 
avec les autres populations du bassin de la Méditerranée. Les inscriptions sont nom- 
breuses, mais encore indéchiffrables; les représentations religieuses, peintures, pierres 
gravées, etc., ont été déjà réunies et interprétées par Arthur Evans qui en a tiré l'image 
synthétique d'un culte de l'arbre, du pilier et de l'autel (A. Evans, The tree and pillar 
cuit, dans Journal of Hellenic Studies, 1901); il remarque que ces figures illustreraient 
bien certains passages du rituel hébraïque; ce qui ne veut pas dire que le culte Cre- 
tois soit d'importation sémitique. On peut essayer de dégager par une autre méthode 
l'élément crétois dans la mythologie panhellénique. C'est ce qu'a fait 0. Gruppe dans 
Griechische Mythologie und Religions ffeschichte. (H. H.) 



494 HISTOIRE DES RELIGIONS 

étrangers se mêlent aux éléments indig-.ènes dans la formation de la reli- 
gion grecque; mais il ne sera jamais possible probablement de les distin- 
guer nettement les uns des autres. Il est certain que le culte des ancêtres, 
comme le totémisme et l'adoration de la nature, a fait partie des élé- 
ments nationaux de la religion grecque. Mais il est tout aussi difficile de 
dire quelle part exacte la population aborigène de race incertaine^ qui 
précéda les Grecs dans l'Hellade a eue dans la formation de la religion, 
que de noter toutes les influences qui s'y sont mêlées dans l'antiquité, 
influences venant d'Asie Mineure, de Syrie, de Phénicie, de la terre de 
Chanaan, pour ne rien dire de l'Egypte. L'art de la période mycénienne 
trahit des relations très anciennes avec la civilisation babylonienne. Il 
faut encore ajouter l'influence de la race et du pays. Sans doute on a 
souvent exagéré les différences des tribus grecques, surtout celle des Ioniens 
aux Doriens, et l'on a surfait leur intérêt. Il est exact d'ailleurs que les 
dieux grecs se distinguent justement des dieux sémitiques et égyptiens 
en ce qu'ils ne sont pas les divinités protectrices d'une tribu, mais, dès 
l'origine, répondent à différents côtés de l'activité humaine ^. 

Jetons maintenant les yeux sur les côtés de la religion grecque qui 
peuvent passer pour primitifs. Plus d'une figure divine nous révèle un 
culte delà nature, déjà voilé en général, même à l'époque homérique. 
Zeus, l'ancien dieu du ciel, remonte aux Indo-Germains primitifs chez les- 
quels il était la puissance suprême, comme le dieu du ciel chez les peuples 
mongols. Pour Poséidon et Héphaistos, l'élément naturaliste disparaît chez 
Homère derrière une personnification déjà complète; on aperçoit pourtant 
encore leur signification. A Sparte, à Dodone et ailleurs le mythe et le culte 
attestent l'idée d'une union cosmogonique du ciel et de la terre. Mais ce 
n'est pas seulement dans le culte organisé et dans l'histoire des dieux que 
nous trouvons des traces du culte naturaliste ; il s'est conservé directement, 
ou à peine déguisé, dans un grand nombre de coutumes et de croyances. 
Parmi les éléments, c'était encore l'eau qu'on adorait le plus directement. 
Les fleuves et les sources étaient particulièrement sacrés pour les Grecs. 
Chaque contrée déifiait le ruisseau qui l'arrosait, comme l'Alphée, la 
rivière d'Élide. On divinisait les sources; on les considérait comme des 
Nymphes. Les Muses elles-mêmes, qui viennent de Thrace^ mais qui rési- 
dèrent plus tard sur l'Hélicon en Béotie, étaient à l'origine des Nymphes 
des sources, mais de bonne heure elles présidèrent aux chants. En Arcadie, 
près des Nymphes on trouvait Pan, ancienne divinité campagnarde des 
pâturages et des troupeaux, qui représente, elle aussi, une religion plus 
ancienne que celle des grands dieux de l'Olympe. 

Le culte primitif n'avait ni temples ni idoles; on le célébrait dans des 
bois sacrés ou sur des autels élevés en plein air ; on suspendait les dons 
aux arbres. Nous trouvons souvent la mention de semblables autels dans 



1. * Elle n'était certainement ni indo-européenne, ni sémitique. Cf. Kretschmer, Einlei- 
tung in die Geschichte der griechischen Spt'ache, 1896. (I. L.) 

2. Ed. Meyer, Gesch. des Alterthums, II, $ 62, 64. 



^pfiflftWAÎ^pK 



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LES GRECS , 495 

Homère. Il est absolument certain que les Grecs rendaient un culte à 
des pierres et à des rochers sacrés. Il est remarquable de voir combien ce 
culte a laissé de traces ; Pausanias en a rencontré un nombre surprenant 
dans les coins reculés de la Grèce, à une époque relativement très moderne. 
Il nous parle souvent de vieilles pierres; Xtôoc àpyot, que lui et les 
auteurs d'après lesquels il écrivait prenaient sans doute pour des idoles, 
des images de divinités, mais que nous devons considérer comme les 
restes d'un culte fétichiste des pierres: par exemple, les 30 pierres sacrées 
de Paros, la pierre de Tégée, etc. ^ Deux pierres non taillées se dressaient 
sur l'Aréopage d'Athènes; dans les procès le plaignant et l'accusé se 
plaçaient auprès d'elles; on les appelait AtOoç uêpscoç et Atôoç àvatSetaç *. 
Les Hermès sont des pierres sacrées qui commencent à se transformer 
en images. Même aux temps historiques nous trouvons des exemples de 
litholâtrie pure, dans l'un des Caractères de Théophraste. Outre les pierres 
on adorait comme fétiches les ^oxva, blocs de bois grossièrement travaillés, 
qui passaient pour être tombés du ciel. Pour les vieilles images protec- 
trices des cités, les palladiums, il est également difficile de distinguer 
entre le fétiche et l'idole. Nous trouvons aussi des bâtons ou des planches 
qui sont l'objet d'un culte, comme le prétendu sceptre d'Agamemnon à 
Chéronée et une certaine image de Héra à Argos. 

Quand nous parlons du culte des arbres^ chez les Grecs, nous ne pen- 
sons pas aux divinités qui présidaient à l'éclosion des fruits et à la 
récolte, ou aux usages religieux observés pendant les fêtes qui avaient 
trait à la croissance des céréales, à la culture de la vigne, aux soins des 
arbres fruitiers; nous pensons tout aussi peu à cette déification de la 
végétation que l'influence étrangère introduisit en Grèce avec le culte 
d'Adonis. Nous ne voulons désigner par là que l'adoration très ancienne 
des plantes et des arbres sacrés. Nous y rattachons la conception des 
Nymphes des arbres. Dryades, Hamadryades, Mélies, qui habitaient les 
chênes, les cyprès, les frênes sacrés et d'autres arbres encore et qui mou- 
raient en même temps que leur arbre * : de là cette répugnance à abattre 
ces arbres, dont Pausanias donne plusieurs exemples. Les arbres qui ont 
une place dans les mythes et le rituel ont été certainement sacrés par eux- 
mêmes à l'origine : ainsi le palmier de Délos auquel Latone se cram- 
ponna au moment de la naissance d'Apollon et d'Artémis, le laurier de 
la vallée de Tempe où l'on prenait les couronnes destinées aux vain- 
queurs des jeux Pythiques, l'arbre sacré de Rhodes, que l'on associa 
plus tard à Hélène. Parmi les grands dieux, Artémis et Dionysos en par- 
ticulier ont hérité des vieux arbres sacrés; on les appelait SsvopiTtç; on 
suspendait aux arbres des idoles d'Artémis, on plaçait des masques barbus 

1. Paus., VII, 22; VIII, 48; IX, 24, etc. 

2. Id., I, 28. 

3. C. Bôtticher, Der Baumcultvs der Hellenen nach deyi gottesdienstlicken Gebràuchen 
und ûberlieferten Bildwerken dargestellt, 1836; — W. Mannhardt, Antike Wald- und 
Feldculte, 1877; Mythologische Forschungen, 1884. 

4. Honi., Hymne à Aphrodite, 266 et suiv. 



496 HISTOIRE DES RELIGIONS 

de Dionysos sur des troncs d'arbres noueux. Par contre, le fait que cer- 
tains arbres étaient surtout consacrés à certaines divinités, comme le chêne 
àZeus, l'olivier à Athéné, ne doit pas tenir à l'ancien culte des arbres. 

On rencontre encore bien plus souvent le culte des animaux que la 
dendrolâtrie ^ Sans doute à l'époque historique ce n'était que par excep- 
tion que des animaux sacrés étaient entretenus et qu'on leur offrait des 
sacrifices. En fait, seuls les serpents qui participaient au culte de certains 
dieux, comme les Asclépiades, ou qui incarnaient des âmes de héros rece- 
vaient un véritable culte. Nous en connaissons plusieurs exemples : le 
serpent de Déméter à Eleusis, l'olxoupôç ocpiç à l'Acropole d'Athènes, à qui 
Ton offrait tous les mois des gâteaux de miel, le serpent d'Olympie, 
démon protecteur d'Elis, etc. A ces quelques survivances il faut joindre 
les très nombreux témoignages du mythe et du culte. Sans doute, les 
faits ne sont pas toujours très clairs : il y a des animaux sacrés pour 
lesquels il faut se demander s'ils étaient vraiment objet de culte primitif 
et divinités de clan (totenis), ou si on les considérait simplement comme 
des animaux prophétiques, par exemple les loups et les oiseaux, ou sym- 
boliques, tels, par exemple, les animaux très prolifiques attachés à Aphro- 
dite. Il est pourtant certain qu'il restait quelque chose de l'antique 
zoolâtrie dans les hommages rendus aux bêtes consacrées à certaines 
divinités. Quelquefois le nouveau dieu plaça près de lui l'ancien dieu 
animal, ainsi les souris dans le temple d'Apollon Sminthée, ou le hibou 
d'Athéna. D'autres fois la divinité conserve encore les attributs ou la 
moitié de la forme d'un animal : on rencontre Dionysos sous la forme 
d'un taureau ou du moins avec des cornes de taureau et Déméter avec 
une crinière de cheval. Ou bien les dieux empruntent de temps à autre la 
forme d'un animal : Zeus se métamorphose en taureau, en cygne, même 
en fourmi; Apollon se change en dauphin pour montrer la route de 
Delphes aux vaisseaux crétois ; Dionysos en lion pour punir les pirates 
tyrrhéniens. Aux mythes de métamorphoses divines il faut ajouter les 
récits de métamorphoses humaines. Ces légendes permirent à un mytho- 
graphe puéril comme Antoninus Liberalis et à Ovide, d'envisager toute la 
mythologie au point de vue des métamorphoses. Nulle part la mythologie 
grecque ne montre mieux sa parenté avec celle des races dites sauvages que 
dans ces récits où les dieux ne sont que de grands magiciens et où il 
n'existe presque plus de ligne de démarcation entre les hommes et les 
bêtes. 

Le culte des animaux nous mène à celui des puissances souterraines. 
Le rôle que le serpent jouait dans le culte béotien ne s'explique que 
d'une seule façon : on supposait que cet animal qui se cache dans les 
replis du sol était en rapport avec les êtres habitant l'intérieur de la terre. 
Le fait d'offrir aux serpents sacrés des mets que les serpents ne mangent 
pas, mais qui, comme le miel, sont les offrandes faites habituellement aux 

i. W. de Visser, De G'rœcorum diis non refej^entibus speciem humattam, 1900. Cf. 
P. Perdrizet, Bulletin de Corr. hellén., 1899, p. 633. 



vV,i^;'?'^;j'^>l'r;''Y ',.. 



LES TtREGS 497 

dieux chthoniens, montre clairement que ce rite n'avait pas pour objet 
spécial de nourrir ces animaux. En réalité nous trouvons dans la Grèce 
antique deux sortes de cultes rendus aux habitants du monde inférieur : 
le premier s'adresse aux âmes des morts et le second aux dieux chthoniens. 
Du premier nous avons maint témoignage direct. On en trouve d'abord 
dans les tombes des vieilles capitales de la période mycénienne que les 
fouilles ont mises à jour, puis dans les cultes postérieurs. Les Athéniens 
avaient une fête de tous les morts, la journée des libations (;c°^î) pendant 
les Anthestéries, en février; on s'efforçait ce jour-là de charmer les ombres 
en général, car à cette date tous les morts quittaient leurs demeures sou- 
terraines pour errer sur terre; on prenait alors toutes sortes de précau- 
tions pour écarter ces visiteurs fâcheux; on couvrait les portes de poix, 
de feuilles d'aubépine mâchées, et la famille apportait à ses morts des 
dons et des libations K Homère donne une idée des présents offerts aux 
défunts, quand il décrit les funérailles solennelles dePatrocle; elles étaient 
accompagnées de sacrifices sanglants et même de sacrifices humains. 
Selon combattit ces sacrifices et défendit, par exemple, que l'on continuât 
à tuer un bœuf sur la tombe ; on observa cependant cet usage pendant 
longtemps encore, malgré l'interdiction. On peut du reste se demander 
s'il est permis d'appeler vraiment culte des morts ces pratiques funéraires. 
Il est clair qu'il ne s'agit ici que d'une invocation des défunts, que de 
soins donnés aux morts, semblables à ceux que l'on observe chez tous les 
peuples primitifs, et de mesures de protection inspirées par la croyance 
aux revenants; les Grecs disent pratiquer ces dernières « pour détourner 
la colère (p-tjviç) » des morts. 

Les dieux chthoniens étaient au contraire l'objet d'un culte direct. On 
ne peut nier que le culte des divinités de la terre ne remonte très haut chez 
les Grecs. Il rappelle si exactement les rites d'autres religions ariennnes 
qu'on ne peut pas s'empêcher de le rattacher au fonds indo-germanique 
commun. Ce qu'il y a de vraiment grec dans les cultes chthoniens nous 
reporte déjà à une haute antiquité; plus que les autres, ces cultes sont 
attachés à des endroits précis ; les offrandes d'hydromel et de bouillie sem- 
blent dater d'une époque où le vin aussi bien que le pain cuit au four 
étaient encore inconnus; on n'y employait pas de choses nouvellement 
inventées, comme l'huile. Très significatif est le rapport étroit qui unit les 
dieux chthoniens à la végétation, surtout à la végétation des champs : 
il nous ramène à la vie primitive des Grecs , peuple d'agriculteurs. 
Hésiode recommande particulièrement au paysan la prière à Zeus chtho- 
nien. Remarquons que Hadès est Pluton, « dispensateur delà richesse », 
et que la Gaia primitive, qui réside dans les profondeurs de la terre, est 
aussi la déesse des plantes; dans le mythe de Déméter nous voyons la 
terre nourricière et Perséphone, la reine des morts, comme protagonistes 
du drame qui représente le cours annuel de la nature et de l'agriculture. 

Ainsi les dieux chthoniens, divinités de la nature et des champs, ont un 

1. Rohde, Psyché, p. 216 et suiv. 

HISTOIKE DES RELIGIONS. 32 



498 HISTOIRE DES RELIGIONS 

aspect aimable, mais ils en ont un autre terrible : ce sont les dieux de la 
mort. Ce n'est pas seulement le noiv Thanatos^ personnification spéciale 
de la mort, qui effraie quand, auprès du tombeau, il boit le sang du 
sacrifice; Hadès aussi et ses compagnons, les Gyclopes, s'apprêtent à faire 
un repas hideux du cadavre dont ils ne laisseront que les os. « Ce sont les 
abîmes de la terre elle-même, dit Dietrich, dont la gueule s'ouvre pour 
dévorer les morts. » Des images épouvantables et des masques hideux, 
survivances sacrées de la rude conception primitive des puissances du 
monde inférieur, représentaient les dieux chthoniens. Cerbère lui-même 
n'est pas autre chose qu'un monstre dévorant de l'abîme, l'abîme lui- 
même sous la forme d'un chien effrayant. A cette conception affreuse de 
là mort s'ajouta l'idée des forces vengeresses qui 'l'escortent. Ainsi les 
Brinyes sont des esprits chthoniens, elles habitent sous terre, ce sont 
des âmes, celles des assassinés sans doute, auxquelles on attribua le soin 
de venger les grands crimes. On frappe la terre quand on veut invo- 
quer les Érinyes, et l'on fait de même dans plusieurs autres cultes chtho- 
niens. On comprend donc pourquoi l'expiation du sang s'adresse aux êtres 
souterrains. Le sacrifiant doit s'asseoir à terre, la laine rouge symbolique 
dont il s'entoure le cou et les mains témoigne qu'il se livre aux puis- 
sances du monde inférieur qui avaient la couleur du sang. 

On ne peut déterminer exactement les rapports primitifs du culte des 
âmes et de la religion chthonienne. Les nombreuses ressemblances qu'ils 
présentent, mêmes offrandes, mêmes lieux de sacrifices, tendent à prouver 
une parenté primitive, mais il est d'autant plus difficile de savoir lequel est 
le plus ancien qu'ils ont eu des sorts très différents. Les offrandes funéraires 
ont changé avec le temps, la piété envers les morts étant un sentiment 
vivant, qui se renouvelle à chaque génération. On ajouta des offrandes de 
vin et d'huile; les sacrifices humains et les offrandes sanglantes en général 
ont disparu, et le tout a abouti au culte de la stèle et du relief funéraire 
qui ornaient le tombeau. Au contraire, le culte chthonien, que l'on consi- 
dérait toujours comme se rapportant à des divinités antiques, s'est con- 
servé immuable sous sa forme traditionnelle et donne ainsi l'impression 
d'avoir été le plus ancien. 

A l'époque historique la différence se marque clairement. « Les sacri- 
fices aux divinités chthoniennes ont le caractère de sacrifices expiatoires ; 
ils témoignent d'une humble soumission et sont un appel craintif à la 
pitié miséricordieuse. » On sacrifie aux dieux de la terre des hommes ou 
des animaux, pour les apaiser et non pour leur offrir. des aliments. Les 
sacrifices se font pendant la nuit, sans bruit et en silence. Au contraire, 
l'offrande aux morts a pour but de leur procurer une jouissance. Ces rites 
ont en général un caractère beaucoup m^oins sombre, bien que l'on n'y 
touche pas plus aux mets funéraires qu'on ne fait aux victimes des puis- 
sances souterraines; ils ont d'ailleurs lieu en plein jour. D'autres diffé- 
rences minimes n'ont d'intérêt dans la comparaison que nous instituons 
que parce qu'elles nous permettent de conclure à une différence primitive. 
Ainsi l'on sacrifiait des animaux mâles aux divinités de la terre, des ani- 






LES &REGS 499 

maux femelles ou châtrés aux défunts ; le noir était la couleur du culte des 
morts, le rouge celle du culte chthonien ^ etc. 

Nous n'avons pas épuisé le sujet des cultes rendus à la terre et aux 
morts. Même à une époque récente nous trouvons en Grèce des traces 
d'un culte des aïeux. On sait qu'il y avait dans les communautés helléni- 
ques quelques familles, yévvi, qui se croyaient, à tort ou à raison, unies par 
les liens du sang. Ces familles se réunissaient pour fêter un ancêtre dont 
elles donnaient le nom à leur communauté, et vraisemblablement cette 
institution remonte à un véritable culte de l'auteur de la race. Le caractère 
sacré que les villes attribuaient à leurs fondateurs, les jjhylai à leurs 
anciens chefs, le soin avec lequel on conservait leurs ossements comme des 
reliques protectrices (on les emportait quelquefois en émigrant) constituent 
à proprement parler un culte des ancêtres. Nous touchons ici à l'une des 
plus importantes manifestations de la religion grecque, le culte des héros. 

Dans le culte des héros se trouvent aussi beaucoup d'éléments primitifs. 
D'abord, parce qu'il est sorti de la religion des ancêtres, il faut y voir 
une sorte d'enchérissement du culte des morts. En ce sens, le héros était 
l'esprit ou l'âme de l'homme supérieur. D'après la psychologie grecque, la 
vie de l'âme ne cesse pas à la mort; l'homme reste dans son essence à l'état 
où il se trouvait au moment du trépas ; c'est pourquoi il faut encore (par 
les offrandes) lui donner à boire et à manger quand il est au tombeau, car 
la tombe est comme une demeure ; on lui donne les armes et les ustensiles 
nécessaires à la vie, même des animaux domestiques et des serviteurs. 
Cette croyance primitive à l'immortalité était toutefois très aristocratique 
chez les Grecs. On n'accordait la continuation ininterrompue de la vie qu'à 
ceux qu'on pouvait vraiment appeler des hommes, aux braves, aux puis- 
sants. La différence des tombeaux dès l'époque mycénienne témoigne de 
cette distinction : tandis que les mortels ordinaires devaient se contenter 
de tombes destinées à ne durer que peu de temps, les tombeaux à cou- 
poles des princes et des grands se sont conservés jusqu'à nos jours et disent 
encore aujourd'hui quelle importance on attachait à leur magnificence. 

Les héros, qui à l'origine se confondaient donc assez bien avec les 
« ancêtres », reçurent un culte réel, un culte domestique et quotidien. « La 
religion des ancêtres était étroitement unie au centre sacré de la maison, 
au foyer. Les esprits des aïeux sont donc présents au repas de la famille. 
La deuxième offrande est aux héros ; les miettes qui tombent à terre appar- 
tiennent aux héros, de même que dans la conception allemande elles 
sont abandonnées aux a pauvres âmes )) (Usener). Le héros résidait par 
conséquent dans la maison, sous le seuil, dans le four ou ailleurs; mais 
le véritable lieu du culte était le tombeau, comme nous le voyons à 
Mycènes, où parmi les sépultures royales s'élevait sur la colline un autel 
destiné aux sacrifices. 

Le héros n'est cependant pas toujours un homme divinisé, illustre 
par son rang ou son courage, ou même un simple mort du commun, 

1- Voir Stengel, dans la Festschrift an FHedUinder, 1895, p. 414 et suiv. 



SOO HISTOIRE DBS RELIGIONS 

comme cela se vit plus tard : de vieilles formes divines et des mythes 
du culte continuèrent à vivre dans les légendes héroïques et dans le culte 
^ des héros. On ne peut en aucune façon considérer Persée, Thésée, Ulysse, 
Œdipe comme des chefs défunts; ce sont des divinités locales. 

Le mot héros a donc un très grand nombre de significations chez les 
Grecs. Bien qu'on puisse relever dans le culte des héros des éléments 
primitifs, il ne s'ensuit pas cependant qu'il faille faire descendre, avec 
Rohde, tout le culte des héros du culte des morts, et le rattacher à la reli- 
gion grecque primitive ^ 

On ne peut guère écrire une histoire des dieux de la Grèce, pris isolé- 
ment. Dans ces conceptions mythologiques si composites ce n'est pas 
l'unité de signification qui est primitive; nous ne trouvons à l'origine 
qu'une multiplicité d'éléments incohérents qui se coordonnèrent plus 
tard. Usener a récemment exposé avec clarté toute cette question. 

Usener croit que les anciennes religions européennes ont commencé par 
le culte de divinités accidentelles, dieux particuliers et dieux temporaires, 
qui ne valaient que pour des cas particuliers. On sait que la religion 
romaine en resta à ce stade avec ses divinités indigètes; une recherche 
approfondie nous apprend que les Grecs primitifs avaient exactement les 
mêmes divinités indigètes. Partout nous en trouvons les traces. Ainsi les 
dieux spéciaux qui président à la végétation et qui veillent à la crois- 
sance des fruits de la campagne sont innombrables. Telles sont les 
déesses, citées par Hérodote, Damia et Auxesia, dont les habitants d'Épi- 
daure, sur le conseil de l'oracle de Delphes, sculptaient l'image en bois 
d'olivier pour empêcher la stérilité de la terre. Auxo et Hegemone sont la 
contre-partie attique de ce couple de déesses; les Athéniens adoraient 
Thallo ou Thalia et Karpo, déesses de la récolte en train de pousser et de 
mûrir; Pandrosos, la déesse de la pluie printanière, et Herse, la déesse de 
la rosée, viennent plus tard avec Aglaia ou Aglaura, la clarté du soleil 
ou l'air pur, qui avait son temple à Athènes. On y rendait encore un 
culte à Érechthée (celui qui brise les mottes de terre), ancien dieu de la 
charrue, et à Triptolème, le dieu du troisième ou du triple labourage. 
Cécrops, le frère d'Érechthée, est un dieu de la moisson; Boutes, le bou- 
vier, avait un autel dans le temple d'Erechthée; sa mère Zeuxippe est la 
déesse qui harnache les chevaux. Opaon, le dieu qui fait mûrir le raisin; 
Maleatos, le dieu des pommes, sont de bons exemples de dieux des fruits. 
La fécondité humaine a des divinités protectrices bien connues : Calligénie, 
Iphigénie elle-même, veillent aux naissances avec Ilithya ; Kourotrojjhos, 
dont le nom passa à Gaia, Déméter, Artémis, Aphrodite et à d'autres déesses 
encore, est celle qui prend la première soin des nourrissons. On la trouve 
encore représentée dans les catacombes, un enfant sur les bras : c'est une 
des images sur lesquelles on copia celle de la Madone. Les dieux guéris- 
seurs latros, le médecin, et Paian, le purificateur, sont plus anciens 

1. F. Deneken, article Héros clans Rôscher, Lex. der gr. u. rôm. Mythol. Deneken a 
tenu mieux compte des côtés multiples du phénomène et des additions postérieures. 



"".,.. V A 



LES GRECS 501 

qu'Apollon; n'oublions pas lasos et lason, et Chiron, le dieu thessalien, 
non plus que Hygie à Athènes, dont le nom est si transparent. Des divi- 
nités veillaient au salut de la ville, leurs noms étaient clairs : Sosipolis, 
Orthopolis, Sozon, etc. 

La plupart de ces divinités ne subsistèrent pas à titre de dieux indépen- 
dants; mais leurs noms se sont conservés et plusieurs d'entre eux nous 
sont très familiers ; noms des Charités et des Heures ; surnoms des grands 
dieux, noms de Héros et de Centaures; nous pouvons facilement nous 
rendre compte de la façon dont ils en sont arrivés là. 

De même que dans la langue certains mots se frayent une route hors 
de la foule confuse des appellations des choses concrètes, et finissent 
par désigner tout un groupe d'objets, de même certaines divinités sont 
sorties de la foale des dieux particuliers et temporaires et se sont imposées 
à la tribu, à l'Etat, au pays tout entier. Ces dieux principaux n'ont cepen- 
dant grandi qu'aux dépens des autres divinités, le fort a absorbé le faible 
et nous ne trouvons trace de ce dernier que dans les surnoms, les attri- 
buts, etc., donnés au dieu vainqueur, ou dans les lieux de culte. Les 
grands dieux des Grecs sont donc en réalité des dieux composites, dont 
les différents éléments se sont assemblés sous un seul nom ou bien se 
sont groupés autour du caractère principal. L'hypothèse d'Usener, qui 
suppose que celui dont le nom a cessé le premier d'être intelligible est 
celui qui a remporté la victoire, est corroborée par des analogies dans 
l'histoire des religions. N'oublions pas, bien entendu, que des forces locales 
hiérarchiques ou politiques ont joué un rôle prédominant dans le déve- 
loppement mythologique. Nous nous contenterons de citer l'exemple du 
Zeus Lycien : Lycos, ancien dieu de la lumière en Attique, en Béotie 
et en Arcadie, protecteur des tribunaux qui a donné aussi son nom aux 
gymnases, a rencontré au cours de l'histoire le grand dieu de la lumière 
et le grand juge; il ne peut continuer à exister à côté de lui; il est absorbé 
par Zeus ou bien considéré comme un Zeus; il en résulte un Zeus Lycien 
de même qu'un Apollon Lycien résulta de sa rencontre avec Apollon. 

§ 106. — Homère ^ 

Nous nous servons du nom d'Homère pour désigner les auteurs des 
deux grandes épopées nées chez les Éoliens et les Ioniens de la côte asia- 
tique au x° et au yhV siècle avant Jésus-Christ. La forme sous laquelle 

\ pepuis F. -A. Wolf on a lancé une foule d'hypothèses ingénieuses pour expliquer 
1 origine de la poésie homérique. Tant que les questions qui s'y rattachent resteront 
sans réponse, il manquera une base solide pour une appréciation critique de ses 
données. Les ti-avaux d'ensemble sont utiles mais provisoires. La Théologie homérique 
de von Naegelsbach est un livre intéressant, mais qui renonce à relever les traces du 
développement historique de la mythologie. Le grand ouvrage deBuchholz n'est qu'une 
riche collection de realia, un livre de références, et ne suffit en aucune façon aux exi- 
gences de la science. Van Nés a essayé de trier les données mythologiques en tenant 
compte de la distinction des différentes couches de l'œuvre, de l'Iliade en particulier. 

Bibliographie. — Inutile de citer les traductions. De l'innombrable bibliographie 



502 HISTOIRE DES RELIGIONS 

nous YOjOïisl' Iliade et V Odyssée nous donne sur ces poèmes des idées 
fausseis dont nous ne nous débarrassons pas sans peine. Ces épopées nous 
paraissent finies, unes, et semblent être le plus ancien monument littéraire 
du peuple grec. Une lecture attentive nous permet déjà d'apercevoir que 
l'unité n'est qu'apparente ; que non seulement l'Odyssée porte l'empreinte 
d'une antiquité moindre que celle de l'Iliade, mais que dans l'Iliade comme 
dans l'Odyssée les parties ne concordent souvent pas entre elles. D'autre 
part, Homère est certainement le plus ancien écrivain grec dont nous 
possédions les œuvres, et c'est pourquoi on le considère souvent comme 
le témoin des origines. Les Grecs étaient déjà imbus de cette croyance. 
Hérodote ^ attribuait à Homère et à Hésiode, qu'il faisait vivre 400 ans 
avant lui, la paternité des principales idées religieuses. Mais si l'on relit 
avec soin sa phrase on s'aperçoit qu'elle n'a pas la valeur qu'on lui donne 
quelquefois. Hérodote dit que les deux poètes ont créé la théogonie des 
Grecs, ce qui se rapporte beaucoup plus à Hésiode qu'à Homère. Hs 
auraient en outre donné aux dieux leurs noms (sTrcovup.t'ai), partagé entre 
eux les honneurs et les arts (rcptoà xoà rèyyai) et déterminé leurs formes 
(eYosa). Ce passage prouve sans doute qu'à l'époque d'Hérodote on ne 
remontait pas plus haut qu'Homère et Hésiode, mais non pas que ces 
poètes ont vraiment inventé les noms et les fonctions des dieux, ce qui 
du reste n'est pas vrai. Chez Homère nous trouvons dans les épithètes 
consacrées et conventionnelles des éléments très anciens, et le poète parle 
souvent d'une époque plus ancienne qu'il distingue lui-même de la sienne ^. 
Holm croit que les Eoliens et les Ioniens, en allant s'établir en Asie, 
auraient emporté avec eux les idées et les usages de la Grèce européenne 
de la période antédorienne. On pourrait donc « considérer en général les 
descriptions homériques comme typiques pour l'époque la plus ancienne )). 
Les fouilles dont les produits peuvent se rapprocher à première vue des 
poèmes homériques ne contredisent point cette hypothèse. Helbig a 
montré que pour l'art décoratif — il était à peine encore question d'art 
monumental — monuments archéologiques et descriptions homériques 
concordent; il s'agit d'une époque très ancienne, préhistorique, mais 
non pas primitive. Homère nous ouvre donc un jour sur la préhistoire, 
mais non pas sur les origines premières. On ne devrait pas non plus 
parler du caractère naïf d'Homère. Sa forme artistique parfaite, ses 
réflexions ingénieuses, la façon si fine dont il décrit ses caractères, son 
expérience, ne sont rien moins que naïves . 



homérique, nous ne citerons que les travaux suivants : W. Helbig, Bas Homerische Epos 
aus den Denhnaelern erlâutert, 1884, trad. fr.; G. -F. von Naegelsbach, Homerische Théo- 
logie, l""* édition en 1840; les éditions suivantes ont été revues par G. Autenrietti; 
E. Buchholz, Die homej^ischen Realien : JII, 1, Homerische Goeiierlehre, 1884; III, 2, Pie 
homerische Psychologie und Ethik, ISSo; R.-C. Jebb, Homer, an introduction to ihe 
lliad and the Odyssey, 1887; H.-M. van Nés, De homerica quœstione, quatenus mytho- 
logicis illustretur, 1891 ; U. von Wilamowitz, Homerische Untersuchungen, 1884 ; V. Bérard, 
les Phéniciens et l'Odyssée, 1902; A.-G. Keller, Homeric society, 1902. 
- 1. II, 53, 

2. IL, ï, 260 ; Od., II, 276 ; VIII, 223; comparez //., IV, 40o 



■^/^■kJo.; 



-LES GRECS S03 

Au point de vue de la religion on a beaucoup exagéré l'importance 
d'Homère. Ulliade et l'Odyssée sont des œuvres laïques, elles n'ont certai- 
nement pas été inspirées par une pensée religieuse. Les idées qu'Homère 
a sur les dieux n'ont ni la fraîcheur d'une croyance primitive et vivante, 
ni l'inspiration d'une pensée personnelle. Homère a pris dans la tradition 
mythologique ce qui était matière à poésie. Qu'on ne s'attende donc pas 
à trouver dans l'Iliade et l'Odyssée une encyclopédie de la mythologie 
primitive; ce qui ne s'y trouve pas n'est pas nécessairement plus récent. 
Nous rencontrons au contraire chez Hésiode et chez d'autres, et aussi 
dans la tradition populaire, bien des choses d'un caractère ancien ou du 
moins ne paraissant pas plus modernes que la tradition homérique. Les 
poèmes d'Homère ne sont point des poèmes religieux, mais ils ont dans 
le développement de la religion une importance capitale, parce qu'ils 
ont achevé l'anthropomorphisation des dieux et donné pour toujours aux 
divinités leurs figures caractéristiques. Les dieux homériques sont des 
puissances universelles absolument détachées des désignations locales qui 
ne sont plus citées qu'occasionnellement. 

Tournons- nous maintenant vers ces dieux homériques. Chez Homère 
comme chez tous les poètes, la limite qui existe entre là personnification 
poétique et la divinisation est difficile à tracer. Pour des êtres comme 
Fos, Nyx, Hypnos, et même dans la description du combat entre Achille 
et le fleuve Scamandre, on peut hésiter. Cependant on ne peut nier 
qu'une partie de ces personnifications ne soient des dieux à qui l'on 
offrait un culte. Hélios et Gê reçoivent un chevreau blanc et une brebis 
noire; Achille fait vœu près du bûcher de Patrocle de présenter des 
offrandes aux Vents *. Les divinités des eaux sont au premier plan : 
Okeanos est le père dont tous les dieux sont sortis; les fleuves et les 
Nymphes sont appelés quelquefois, mais pas toujours, à l'assemblée des 
dieux ^. Ouranos n'est qu'un nom, mais il figure dans la formule du ser- 
ment (oùpavôç eup^ç uTTspQev) entre la terre et l'eau du Styx^. On a cru par- 
fois, mais à tort, que l'Olympe et le ciel étaient identiques chez Homère, 
au moins dans l'Odyssée, parce qu'ils servent tour à tour de résidence aux 
dieux. En tout cas, le poète ne parle pas d'une dynastie ouranienne : 
Kronos et les Titans, les (( dieux inférieurs » du Tartare*, représentent 
le passé du monde des dieux. 

n est difficile, peut-être impossible de séparer les éléments qui entrent 
dans la composition de chaque dieu homérique, de distinguer les fonc- 
tions des dieux et leur provenance, d'apercevoir et de mettre en lumière 
les sentiments et les idées poétiques et plastiques qui ont présidé au choix 
et à la mise en œuvre des matériaux. Gladstone a bien reconnu, dans ses 
articles^, l'existence de ces questions, mais il y a répondu avec plus d'ima- 

1. II., III, 104; XXIII, d95. 

2. IL, XIV, 246; XX, 8. 

3. JZ., XV, 36; Od., V, 184. 

4. IL, XIV, 204, 274. 

5. The greater gods of the Olympos dans la Nineteenth Century et la Contemporary 
Review, 1887. 



504 HISTOIRE DES RELIGIONS 

gination que de science. De quelque façon que l'on pose le problème, il est 
certain que les dieux homériques ont dépassé le stade du naturalisme 
pur. Zeus se nomrne encore sans doute jcsAatvscpT^ç, Tepirtxépauvoç, Poséidon 
yatrjojjf^oç, ivociyjcjj^, mais ils ont bien d'autres épitliètes, et celles-là même 
ne représentent plus des divinisations de phénomènes. Les dieux ont 
chacun leur domaine naturel : le sort a donné le ciel à Zeus, la mer à 
Poséidon, le monde souterrain à,Hadès, tandis que l'Olympe et la terre 
sont communs à tous les dieux *. 

On cherche en vain dans Homère une idée générale du divin réalisé 
dans les différentes formes de dieux. Les dieux d'Homère dominent les 
hommes, ils sont plus puissants et plus heureux, ils coulent des jours 
agréables dans leurs demeures du ciel ou de l'Olympe, surtout ils sont 
immortels; cependant ce ne sont que des hommes d'une espèce supérieure, 
ils sont soumis eux aussi à toutes sortes de restrictions et n'atteignent 
jamais à ce que nous appelons l'absolu. A chaque trait qui les élève 
au-dessus de la terre et de la vie humaine correspond une limitation. Hs 
n'ont pas de sang dans leurs veines, mais une liqueur divine, i/^op; pour 
vivre ils ont besoin de boissons et de mets divins, le nectar et l'ambroisie 
que leur sert Hébé. Dans leurs serments ils attestent d'autres puissances, 
le ciel, la terre, le Styx. Les dieux, nous dit-on parfois, savent tout et 
connaissent tout; mais la suite du récit dément souvent cette affirma- 
tion. Sans doute les dieux peuvent plus que les hommes. Ils sont plus 
forts et.se meuvent plus vite. En général, ils sont invisibles, c'est par 
exception qu'ils se laissent voir dans leurs relations avec les Phéaciens. Ils 
peuvent se métamorphoser : ils apparaissent aux hommes sous des formes 
différentes; c'est surtout dans l'Odyssée qu'on leur voit cette puissance 
magique, mais nous la voyons aussi dans V Iliade. Du reste les dieux homé- 
riques sont exposés à toutes sortes de maux, de dangers et d'erreurs. Quand 
ils prennent part aux combats, ils ne sont pas sûrs de la victoire ; ils peuvent 
même être blessés : Diomède blesse Ares et Aphrodite. Zeus lui-même, qui 
ne prend pas part aux luttes des hommes, n'est pas à l'abri de toutes les 
attaques : l'aide du géant aux cent bras l'a seule protégé contre l'hostilité 
des autres dieux, et Héra en vient à bout avec la ceinture d'Aphrodite. 
Poséidon et Apollon ont dû servir Laomédon ; Ares et Aphrodite ne voient 
pas le filet ténu qui les fait prisonniers. Héphaistos est ridicule quand il 
court autour de la table des dieux. Les dieux se mettent en colère les 
uns contre les autres ou bien essayent de se tromper. Dans V Iliade en 
particulier les dieux se querellent sans cesse, car ils prennent une part 
ardente à la lutte entre les Grecs et les Troyens. Poséidon et Héra sont 
souvent occupés à intriguer contre Zeus; les dieux échangent des 
injures, comme dans la scène où Zeus gourmande Ares pour son humeur 
querelleuse; Héphaistos ou Athéné ont souvent de la peine à apaiser 
Zeus à force de ruse ou d'esprit, même entre Zeus et Athéné il y a parfois 
un peu de tension. Ajoutons que les motifs qui poussent les dieux à se 

1. //., XV, 190 et suiv. 



LES GRECS 505 

mêler aux luttes humaines sont assez bas : c'est le désir de venger une 
offense, ou l'amour porté à des favoris ou à des fils dont ils essayent de 
ruiner les ennemis. Zeus accorde pendant quelque temps la victoire aux 
Troyens parce qu'il veut être agréable à Thétis ; Poséidon en veut à Ulysse 
à cause du Gyclope et aux Phéaciens parce qu'ils reconduisent leurs hôtes 
en sûreté sur la mer. 

Au sommet du Panthéon homérique est Zeus, le fils de Kronos, père des 
dieux et des hommes. Il seN vante d'avoir une telle puissance que tous les 
autres dieux réunis ne peuvent rien contre elle, et il fait trembler l'Olympe *. 
Il y règne comme règne sur terre le monarque à qui il a confié le sceptre ^ 
Partout, dans l'État comme dans la famille, Zeus protège les institutions 
établies; aussi l'appelle-t-on ôsuio-noç, IpxsToç. Dans l'Odyssée il est aussi le 
protecteur des mendiants, des étrangers et des suppliants. — Son épouse 
Héra joue dans V Iliade un rôle capital, mais ne se rencontre que rarement 
dans V Odyssée. Oïl la nomme -rrorvca, ^otoTitç, -^uxo;j.oç, elle est la déesse du 
mariage et de la naissance, les Charités forment sa suite. Elle se distingue 
par la part énergique qu'elle prend à la lutte contre les Troyens et ses dis^ 
putes avec Jupiter. — Dans les deux épopées on rencontre le puissant dieu 
Poséidon. 11 aime à rappeler qu'il est né en même temps que son frère 
Zeus, mais il est forcé de reconnaître l'autorité supérieure de ce dernier. 
Poséidon apparaît, aussi bien dans l'assemblée des dieux que dans la lutte 
entre les Grecs et les Troyens ou dans les voyages d'Ulysse, comme un puis- 
sant seigneur qui sait se faire respecter. — Hadès, le troisième Kronide, est 
bien moins fortement dessiné. C'est le dieu sombre du monde souterrain, 
k^ôCkv/^oç, aSàp-aaxoç, l'inexorable, qui eh conséquence n'est l'objet d'aucun 
culte. — On peut supposer que Perséphone àyau-/] est son épouse, en la 
voyant nommée à côté de lui ; cela n'est cependant pas entièrement prouvé 
et l'on ne trouve pas de traces chez Homère du mythe de Korè, à moins que 
l'on n'y veuille voir une allusion dans l'épithète de xàutotcooXo; appliquée à 
Hadès. Il est remarquable que Zeus, avec l'épithète xaTa;^9dvioç, est une fois 
nommé à la place de Hadès ^. — Déméter ne se rencontre qu'occasionnel- 
lement dans Homère; Zeus nomme Déméter a à la belle chevelure » parmi 
ses épouses; le pain est le « pain de Déméter )). — Il est question un peu 
plus fréquemment, mais rarement en somme, de Dionysos. Homère sait 
qu'il est né de Sémélé, et connaît le mythe du roi thrace Lycurgue, qui périt 
pour avoir poursuivi les nourrices de Dionysos, et celui d'Ariane *. Homère 
est étranger cependant au cycle de conceptions et de pratiques religieuses 
au centre duquel trônaient Déméter, Korè et Dionysos. 

Plusieurs des enfants nés de Zeus et de différentes mères sont placés 
au premier rang dans le panthéon. Zeus a de Héra Ares et Héphaistos, dont 
les natures ont plus d'un contraste. Ares n'est pas seulement belliqueux, 
il est emporté et méchant; en compagnie d'Enyo, la meurtrière, il souffle 

1. IL, VIII, 5-27; I, 528. 

2- IL, II, 204. 

3. IL, IX, 457. 

i-IL, VI, 130; Od., XI, 321. 



o06 HISTOIRE DES REEIGIONS 

la rage et lès horreurs du combat. — Héphaistos est tout différent; il 
boite depuis le jour où Zeua l'a jeté de l'Olympe sur File de Lemnos. 
C'est lui l'habile forgeron qui avait fabriqué le bouclier d'Achille. Les 
deux dieux apparaissent surtout dans VIliade- dans VOdyssée on ne 
les voit guère que dans l'histoire des amours d'Ares et d'Aphrodite 
qu'Héphaistos fit prisonniers dans un filet invisible et livra ainsi à la 
risée des dieux. — Dans les deux épopées Aphrodite s'appelle « la dorée », 
eUé est la fille de Zeus et de Dioné, la déesse de la volupté. La guerre à 
laquelle elle se mêle de façon maladroite est entièrement en dehors de sa 
sphère; elle donne aux mortels le charme qui gagne les cœurs, charme 
pernicieux : l'égarement d'Hélène par la déesse a allumé la guerre mau- 
dite. Bien qu'Aphrodite soit tout à fait chez elle dans le monde des dieux 
homériques, le poète la connaît cependant comme la déesse de Chypre 
et de Gythère. — Hermès est fils de Zeus et de Maïa. Le nom qui lui est 
donné sans cesse, meurtrier d'Argus, rappelle le mythe, un peu oublié, où 
il tuait Argus aux cent yeux. Dans VOdyssée Hermès est le messager des 
dieux, dans le dernier livre de l'Iliade nous le voyons aller chez Priam et 
l'accompagner au camp grec; autrement c'est Iris qui dans l'Iliade est 
chargée du rôle de messagère. Hermès qui guide le voyageur s'appelle 
SiaxTopoç, quelquefois Ipiouvioç, le dieu aimable, qui aide volontiers les 
hommes *. Les rapports qu'il a avec les troupeaux et avec le commerce 
sont indiqués en plusieurs endroits, h' Odi/ssée le représente conduisant 
les morts, «]/uyo7rop.7roç : dans ce qu'on appelle la deuxième Nékyia il mène 
les âmes des prétendants dans le monde souterrain^. 

Les divinités principales, les plus étroitement unies à Zeus, sont Athéné 
et Apollon; souvent on les invoque en même temps que lui. Parmi les 
enfants de Zeus aucun n'est plus près de son père qu'Athéné, née sans 
mère. Quand la colère de Zeus fait taire les autres dieux, Athéné ose 
prononcer des paroles mesurées ^ Il est impossible de savoir d'où lui 
vient son nom de Tritogeneia, et même si le poète lui-même attache encore 
à ce nom une idée quelconque. La déesse paraît souvent dans les deux 
épopées, mais son caractère y est un peu différent. Dans l'Iliade c'est une 
déesse de la guerre; elle ne se réjouit pas comme Ares des luttes meur- 
trières ; mais elle règne dans la guerre régulière, car elle joint la prudence 
et la réflexion à la force et au courage. Bien qu'elle ne s'entende pas tou- 
jours avec Zeus, le père ne peut en vouloir longtemps à sa fille bien- aimée. 
Ces mésintelligences ne se montrent point dans l'Odyssée. Conformé- 
ment à l'esprit de ce dernier poème, Athéné est surtout la conseillère et 
le guide d'Ulysse et de son fils Télémaque, qui n'ont qu'à se louer tous 
les deux de sa protection puissante''". — Sur Apollon, Homère donne 
des renseignements nombreux et très divers. Il n'y a pas de figure 
divine pour laquelle le travail de triage de la critique soit plus nécessaire. 

1. IL, XXIV, 334. 

2. OcL, XXIV, 1 et suiv. 

3. IL, Y, 887; VlII, 31. 

4. Od., XIX, 2, 52 XVI, 260 et passim. 



LÉS GRECS 507 

Homère fait allusion à plusieurs mythes de Phébus-Apollori, sa naissance 
à Délos, l'amour de Marpessa, le meurtre d'Otos et d'Éphialtès *. Pour 
Homère, Apollon est Xujcyiyevi^ç, le Lycien, et SatvQeu; dans le chant I de 
l'Iliade où parait Ghrysès, le prêtre d'Apollon. On y voit le dieu tirer de l'arc 
et envoyer avec ses flèches les maladies et la mort. Mais en général il est Au- 
cpiAoç, le favori de Zeus, qui ne se révolte jamais contre lui et qui publie 
ses arrêts. A cause de cela, il est -aussi le dieu de la divination. Homère le 
connaît déjà comme dieu pythique. Apollon envoie les sig-nes et accorde 
le don de les interpréter : il ne fait pas tout cela pourtant de son propre 
chef, mais comme prophète de Zeus. Ce qu'il y a de plus caractéristique 
c'est qu'Apollon est, avec Zeus, la seule divinité qui soit entièrement supé- 
rieure aux hommes. — La sœur d'Apollon, Artémis, se sert aussi de l'arc 
et des flèches et se trouve être ainsi une déesse de la mort; elle est cepen- 
dant bien moins importante que son frère. — Nous ne parlerons pas ici 
de la foule des divinités inférieures, esprits des eaux, serviteurs des habi- 
tants de l'Olympe (Hébé, Ganymède), groupes de dieux (Heures, Muses, 
Charités), dieux de la mort (Kères), etc. 

Sans énumérer un à un les cultes mentionnés dans Homère nous allons 
essayer maintenant de définir le caractère de la religion telle que la pré- 
sentent en général Vlliade et VOdyssée. Nous connaissons déjà les dieux. 
Ulysse a une adoration particulière pour les Nymphes et dans son ser- 
ment atteste son foyer, îcttit], en même temps que Zeus ^ Il y a peu de 
traces d'un culte des morts : dans le chant XI de VOdyssée, on offre aux 
défunts un sacrifice sanglant et des libations ; le poète insiste fortement 
sur les devoirs funéraires ; Patrocle et Elpénor se lamentent tant qu'ils 
restent sans sépulture; on honore Patrocle par des jeux funèbres. Il est 
à remarquer que les Troyens ont certains dieux en commun avec les 
Grecs. Zeus réside aussi sur l'Ida, Apollon et Athéné ont aussi leurs 
temples à Dion. 

La seule idole dont Homère parle expressément est une image assise 
d' Athéné qui se trouve à Troie ^; sur les autres àyaXjxxTo., il nous laisse 
dans l'obscurité. Il y avait déjà des temples (vaoç, une fois même [xsyaXov 
aSuTov), mais encore plus de lieux sacrés et de bois sacrés (tIjxsvoç, aXo-oç), 
en dehors desquels on élevait aussi des autels en plein air. Le culte n'était 
donc pas plus lié à des lieux qu'il n'était attribué à des personnes déter- 
minées. Le père de famille sacrifiait lui-même à son Zeus IpjcsTo?, le prince 
faisait de même, comme Nestor ou le grand roi Agamemnon, avant de 
livrer bataille. Il y avait sans doute des prêtres (kpsiç), qu'on appelait 
aussi diseurs de prières (dp-fiTTîpeç) et devins {[j-àvrecî), mais ils ne formaient 
pas une caste avec des règles établies et n'exerçaient non plus aucun droit 
exclusif. Ils. étaient mariés ; Ghrysès vint au camp pour réclamer sa fille, 
et la prêtresse d' Athéné Théano avait un époux. 



1. IL, IX, 560; Od.,Xl, 307-320. 

2. Od., XIII, 348; XIX, 304. 

3. //., VI, 92. 



-508 HISTOIRE DÈS RELIGIONS 

Stir le culte, le passage de l'Iliade, IX, 498-512, est classique. Nous y 
voyons que les dieux sont crpeTZTol, qu'ils se laissent fléchir par les sacri- 
fices et les offrandes, les prières et les promesses solennelles des hommes. 
Nous y voyons aussi le portrait des Prières (Xtrai), filles de Zeus, qui pour- 
suivent en boitant le châtiment agile [ar-q). Le culte servait donc à 
gagner la faveur des dieux et à détourner le malheur. Homère parle rare- 
ment d'un culte régulier, se célébrant à des époques déterminées, et de 
fêtes périodiques; il cite le sacrifice annuel que les Athéniens offraient 
à Erechthée, et il parle, une seule fois aussi, des courses de la « sainte 
Elis ». Mais en général c'était le besoin ou la nécessité du moment qui 
portait les hommes à s'adresser aux dieux au moyen de sacrifices, de 
prières et de vœux. Car on se représentait les dieux comme des SojTTjpsç 
latriv, qui ne répandaient pas seulement des bienfaits, mais pouvaient aussi 
envoyer le malheur ^ C'est pourquoi on s'efforçait de les rendre propices, 
de les fléchir par des dons. On annonçait naïvement son intention dans 
la prière. La forme de la prière dans Homère est le plus souvent la sui- 
vante; elle commence par yJSjQ'. et l'invocation de la divinité à laquelle on 
s'adresse, elle indique ensuite la raison pour laquelle on se permet de 
demander à être écouté, enfin vient la requête elle-même ; le suppliant se 
réclame volontiers des précédents dans lesquels il a obtenu la faveur des 
dieux; il vante aussi ses propres mérites, ses sacrifices, ses offrandes. La 
demande ne dépasse pas en général l'occasion immédiate qui a inspiré la 
prière. Mais les dieux n'accordent pas toujours les choses que l'on demande, 
ils en usent toujours entièrement à leur fantaisie ou à leur humeur. Quand 
ils refusent, le suppliant se met en colère et les accable d'insultes. A 
peine trouvons-nous, chez Homère, quelques traces d'actions de grâces et 
d'hymnes de louanges. Nous rencontrons très souvent le serment, dont 
nous avons déjà vu des exemples plus haut. Homère connaît plusieurs 
sortes de sacrifices, mais sans classification systématique. On faisait 
des libations au début et à la fin des repas, elles accompagnaient aussi la 
prière, le serment, la conclusion des traités. On se purifiait avec de l'eau 
avant de célébrer les grands sacrifices. On tuait ensuite des animaux qu'on 
brûlait en partie ; la fumée du sacrifice et l'odeur des parfums étaient agréa- 
bles aux dieux. Le rituel des sacrifices était fixe. On sacrifiait surtout des 
bœufs, mais aussi des chèvres, des moutons et des porcs. Le repas sacri- 
ficiel était une partie essentielle de l'acte religieux. On Joignit souvent au 
sacrifice la divination d'après l'aspect de la flamme et de la fumée; pour 
cette raison l'on appelait souvent le prêtre ôuocrxooç. 

La divination tient une place importante dans Homère. Il connaissait 
les oracles de Dodone et la Pythie de Delphes. Mais en général c'étaient 
des devins qui expliquaient les signes (cvip-axa, TÉpaxa) et en particulier le 
vol des oiseaux; on désignait même toute espèce de signes par le mot 
olcovoç. L'interprétation de ces signes n'était pas encore assujettie à des 
règles uniformes, elle n'était pas non plus abandonnée à des spécialistes; 

i. IL, XXIV, 527; les deux tonneaux sur le seuil de Kronos. 



LES GRECS 509 

quiconque comprenait les apparitions prophétiques les expliquait; c'est 
ce que font Hélène, Polydamas. Sans doute il arrivait que l'on se mît 
au-dessus non seulement des interprétations, mais des signes eux-mêmes : 
ainsi Eurymaque conseille de ne pas croire à tous les oiseaux qui volent 
sous le soleil, et Hector dit, pour effacer l'impression produite par un signe 
décourageant : sic otwvoç âoiaroç àtjtuveGOat Tcepl 7raTpY]ç \ Parmi les signes. 
Homère nomme la rumeur prophétique, "Oacx, messagère de Zeus. Le poète 
accorde aussi à côté de l'interprétation des signes une place à la divination 
intérieure, aux pressentiments, à la clairvoyance qui précède la mort chez 
Patrocle, Hector, etc. Dans leurs rêves les hommes reçoivent aussi des 
apparitions et des avertissements : Patrocle apparaît à Achille, Athéné à 
Nausicaa. Mais Pénélope se plaint qu'il y ait aussi des songes mensongers 
dans la comparaison bien connue entre les deux portes d'ébène et d'ivoire 
d'Où sortent les rêves ^. Cette incertitude pourtant n'est pas seulement 
dans la nature des songes, elle provient aussi des dieux eux-mêmes qui 
envoient parmi les hommes des visions trompeuses semblables à celles 
que Zeus envoya à Agamemnon. L'art de distinguer et d'interpréter les 
rêves était, comme pour les signes, affaire d'aptitude personnelle et non pas 
de métier. Chez Calchas, l'habileté mantique est un don. Il est rarement 
question de nécromancie; dans le chant XI de V Odyssée nous voyons 
cependant Ulysse descendre chez les morts pour les interroger. 

Nous avons déjà vu que si la puissance divine se montre souvent 
secourable aux hommes, il n'est pas rare qu'elle leur soit contraire. 11 n'y 
a ici rien de précis, c'est le règne du caprice. Homère est loin d'avoir l'idée 
d'un gouvernement du monde par une justice qui récompense et punit. 
Les dieux aveuglent les hommes, les font courir à leur ruine, les égarent 
et les conduisent au crime : Até est la fille de Zeus ^. On a cru qu'Homère 
avait désigné spécialement cette activité funeste par le mot ûaiîj,cov; mais 
il emploie Baïawv indifféremment avec 6eoç; il ne connaît pas encore de 
démons formant une classe d'êtres spéciaux, et Ton ne peut guère sou- 
tenir non plus que les démons désignent chez lui des actes divins spéciaux, 
abstraction faite des personnes divines. De même on comprend de diffé- 
rentes façons l'appellation de oxiaovis souvent donnée à des hommes : les 
uns croient que le mot veut dire « divin )), les autres pensent qu'il a le 
sens de « malheureux ». 

Il va de soi que les dispositions changeantes et les intérêts privés de 
ces dieux que nous avons appris à connaître ne peuvent être les lois 
suprêmes de l'univers. A côté et au-dessus des dieux se trouve donc chez 
Homère la puissance du destin; mais ses rapports, avec Zeus en parti- 
culier, ne sont rien moins que clairs. On a peut-être déjà une conception 
plus objective du gouvernement de l'univers, dans l'image de la balance 
sur laquelle Zeus pèse deux sorts opposés^; pourtant la balance n'est ici 

1. Od., II, 181; XV, 166; II, XII, 243. 

2. Od., XIX, 560. 

3. Od., IV, 261; IL, XIX, 270, etc. 

4. /i., VIII, 69; XXII, 209. 



SIO HISTOIRE DES RELIGIONS 

sans doute que le symbole de la décision déjà prise. Il en est autrement 
du destin qui est représenté tantôt comme le sort en tant qu'il est subi, 
tantôt comme la puissance distributive elle-même. Homère emploie en 
général pour le désigner les mots aTcra. et [j.oTpa qu'il ne personnifie pas : il 
ne parle que deux fois des Moirai ou Klothes (les Fileuses) ^ On a souvent 
étudié les innombrables passages où il est question dans Homère de fxoTpa 
et de aToa et l'on est arrivé aux résultats les plus différents. Le destin semble 
tantôt être étroitement lié à Zeus et aux dieux, il se nomme alors Aïoç aida, 
[jLoTpa 6 s wv, il semble que le sort soit complètement identique à la volonté 
de Zeus, à l'avis des dieux, au ÔétrœaTov, tantôt, il y a entre les deux choses 
un désaccord indéniable. On a cru que Zeus était au-dessus de la Moira, 
mais plus d'un passage prouve le contraire et montre Zeus obligé d'obéir 
à la fatalité. En général les dieux ont soin de respecter les limites tracées 
par la Moira'-. Il serait possible, in abstracto, de franchir ces limites; 
on désigne cette possibilité par l'expression ôirépfxopov. Ainsi Zeus aurait 
pu changer le sort de son fils Sarpédon ^, mais cela eût été si périlleux 
qu'il n'osa pas le faire. Il ne faut pas chercher ici de doctrine définitive. 
D'un côté le destin passe pour inévitable et fatal. D'autre part la suppo- 
sition qu'il pourrait arriver quelque chose de contraire à la destinée 
donne du charme et de l'intérêt au récit. Nous lisons souvent que telle 
ou telle chose contraire à la fatalité se serait produite si une divinité 
n'était pas intervenue au dernier moment; il semble même quelquefois 
que le 6:r£pîy.opov soit atteint en réalité*; mais il est dangereux de tirer 
une doctrine d'expressions poétiques. On a du reste souvent exagéré 
la valeur religieuse de la doctrine du destin chez Homère, par exemple 
quand on a découvert une idée monothéiste dans là conception de la Moira. 
On aurait pu remarquer que la Moira ne s'entend point d'une fin générale 
de l'univers, mais de la fin spéciale des choses particulières, notamment dans 
le cas de la mort. Homère n'a donc certainement ni inventé ni développé 
l'idée de la Moira pour satisfaire à des besoins religieux. Partout la 
croyance populaire connaît des esprits qui gouvernent le sort des indivi- 
dus ; Homère a sans doute emprunté cette conception à la croyance popu- 
laire. Contrairement à celle des dieux, la puissance delà destinée est imper- 
sonnelle, aveugle, impartiale. Mais je ne suis pas certain qu'elle représente 
en quelque sorte un rythme bienfaisant, tranquillisant au milieu d'un 
concert d'instruments déréglés ^. C'est la MoTpa SucrwvujAoç, ôAov], xpaxar/f, dont 
on ne peut attendre ni sécurité ni secours. Tout au plus y a-t-il une 
sorte d' adoucissement dans l'idée que le jour de la mort est fixé pour tous 
les hommes^. 

Quand l'homme se sentait dépendre de puissances supérieures, il ne se 



1. IL, XXIV, 49; Od., VII, 197. 

2. IL, XX, 302. 

3. II., XVI, 433. 

4. IL, XVI, 780; Od., I, 33. 

5. C'est l'opinion de K. Lehrs, Zeus und die Moira. 

6. IL, VI, 487; Od.,X, 174. 



LES GRECS - 511 

tournait pas vers la Moira, qui ne recevait du reste pas de culte, mais il 
proclamait sa dépendance à l'égard des dieux; comme disent des vers 
célèbres, les choses sont sur les genoux des dieux, et tous les hommes 
ont besoin des dieux \ Qu'on ne conclue pas de ces paroles qu'une sorte de 
piété intérieure était une disposition fondamentale chez les héros homé- 
riques. L'homme élevait ses regards vers les dieux avec une certaine ter- 
reur de la puissance supérieure, avec un sentiment résigné de sa faiblesse ; 
il avait du reste peu de raisons de compter beaucoup sur leur faveur; c'est 
pourquoi les exemples d'une véritable confiance dans les dieux sont rares. 
Hector, Ménélas, Télémaque, montrèrent quelquefois une pareille con- 
jfîance^ : au contraire, Ulysse se plaint qu'Athéné elle-même l'ait aban- 
donné à son destin ^. Mais on ne peut dire que les sentiments pieux 
donnaient de la force aux personnages homériques et de l'élévation à 
leur vie intellectuelle, ni que les rapports avec les dieux étaient le prin- 
cipal de la vie. Sans doute on regardait comme odieuse cette insouciance 
des dieux qu'affichaient les Cyclopes*, mais les rapports avec les divinités 
étaient en général trop extérieurs pour avoir une réelle importance dans 
la vie morale. En constatant chez Homère ce peu d'élévation de la piété et 
cette situation secondaire des dieux, nous devons observer que le poète ne 
sentait pas ces imperfections, parce qu'il ne donnait à la divinité qu'un rôle 
très modeste. Les personnages homériques avaient besoin de leurs dieux 
et en attendaient de puissants secours, mais ils ne leur offraient pas une 
âme inquiète d'aspirations inassouvies et de questions insolubles. En 
cela se montre le calme intellectuel que respirent les épopées homériques. 
Les besoins de l'esprit n'étaient pas éveillés encore, le . désaccord intérieur 
n'était pas encore né, et c'est pourquoi l'on ne sentait pas encore l'insuffi- 
sance (( des dieux bienheureux ». 

Nous n'avons pas à nous occuper ici des realia homériques ni de la 
psychologie; il faut seulement que nous regardions d'un peu plus près 
l'idée qu'on se faisait de la mort. Chez Homère, la mort jetait une ombre 
morne sur la vie. La grande différence réelle entre les dieux bienheureux, 
immortels, et les hommes, c'est que ces derniers meurent (SscXol Pporoi, 
ppoTol xaaovTEç), et que leurs générations passent comme le feuillage 
des arbres ^ 

On trouve dans Homère des idées fort disparates sur l'au-delà et sur la 
vie d'outre-tombe. Il faut se contenter de les distinguer et ne pas essayer 
d'y découvrir une évolution, ni même de mettre en rapport les différents 
séjours des morts connus par Homère. Nous avons d'abord le Tartare, où 
résident Kronos et les Titans, (c les dieux souterrains »; puis la demeure 
ou le royaume de Hadès, nom sous lequel on désigne ordinairement le 

1. OeàSv èv yotjvac7i y.sîTat, IL, XX, 435; TuàvTsç Se ôeoSv ^«'^Éouo-' avôpcûTCot, Od., III, 48 ; 
cf. Od., XVII, 601, etc. 
2.//., VIII, 526; XVIf, 561. 

3. Od., XIII, 318. 

4. Od., IX, 275. 

5- IL, VI, 146; XVII, 446; XIX, 302 (lamentations sur Patrocle) ; XXIV, 526 et su iv. ; 
Od., m, 209; XX, 18, etc. 



512 HISTOIRE DES RELIGIONS 

monde souterrain. On a souvent cherché cet empire des morts non pas 
, sous terre, mais loin dans l'ouest, au delà de l'Océan; ï Odyssée cependant 
place très clairement et plusieurs fois l'Hadès sous terre. Enfin, sans 
aucun rapport avec ces idées, Homère décrit les Champs Elysées, les Iles 
Fortunées rafraîchies de vents délicieux, où séjournent ceux qui ont été 
ravis au sort commun, Rhadamanthe et Ménélas, celui-ci parce qu'il est 
l'époux d'Hélène et par conséquent le gendre de Zeus. H est clair qu'on 
ne saurait combiner ces conceptions; elles sont d'origine différente. 
Nous n'avons malheureusement pas le moyen de savoir d'où elles vien- 
nent et ne pouvons pour le moment que juxtaposer ces idées en partie 
contradictoires. 

h' Iliade parle assez souvent de l'au-delà, mais toujours en passant; nous 
trouvons dans l'Odyssée trois descriptions indépendantes, d'abord des 
Champs Élysées, puis du voyage d'Ulysse aux enfers, enfin de l'arrivée 
des âmes des prétendants dans le monde souterrain ^ Les idées exprimées 
dans ces différents morceaux ne vont guère ensemble. Par exemple, en 
général on croyait qu'il était nécessaire d'être enseveli pour traverser le 
fleuve et trouver le repos dans la demeure d'Hadès, et que les démons 
chassaient les morts qui n'avaient pas reçu les honneurs funèbres ; mais 
Amphimédon et les prétendants se mêlent déjà à la foule des ombres et 
s'entretiennent avec Agamemnon bien que leurs cadavres gisent sans 
sépulture encore dans le palais d'Ulysse. La conception de la vie d'outre- 
tombe n'est guère consolante. Le corps est l'homme véritable : quand ce 
corps est étendu sans âme, il ne reste dans le monde souterrain qu'une 
ombre vaine et insensible, à laquelle on donne les noms de cr/.iai àœf^.Sseç, 
eVScoAa. Achille préférerait être simple journalier sur terre que roi chez les 
morts. Seuls les charmes et le sang peuvent rendre pour un temps la con- 
science aux morts. Tirésias, qu'Ulysse veut interroger dans les enfers, 
a conservé l'esprit ; mais on a soin de nous dire que c'est une exception. 
Dans la seconde Nékyia tout change. Sans doute la prairie d'asphodèles, 
où Hermès 4^u/ OTTO jxTTÔç conduit la troupe des prétendants comme un essaim 
de chauves-souris, n'est pas précisément un endroit gai, mais les ombres 
qui y demeurent, comme Agamemnon, ont cependant gardé la conscience 
et le souvenir de leur vie passée. 

A côté de cette idée que la vie dans les enfers n'est qu'une suite extrê- 
mement effacée de la vie ordinaire, l'ombre d'une existence, il en existe une 
autre d'après laquelle une puissance vengeresse règne dans le monde 
souterrain. A cette conception se rattachent déjà l'Érinys ou les Érinyes, 
que l'on voit à côté de Hadès et de Perséphone. L'idée qu'on se fait de 
l'Érinys est double. Quelquefois elle est, comme Até, une puissance qui 
pousse au crime, mais en général elle punit le crime aux enfers ; spéciale- 
ment le parjure^. L'idée d'une justice qui punit est développée dans un 
passage rattaché à la Nékyia, mais qui est visiblement inspiré par un autre 
esprit. Ce passage nous montre Minos, qui juge les morts dans l'empire 

1. Od., IV, 563-569; XI; XXIV, d-204. 

2. /;., III, 279; IX, 371; XIX, 260. 



LES GRECS 513 

de Hadès ; Orion chasse; Tityos, Tantale, Sisyphe subissent. les tortures 
que l'on sait; Héraclès parle enfin à Ulysse de son propre voyage aux 
enfers. Il convient 'de distinguer ici trois groupes : Minos et Orion con- 
tinuent aux enfers leurs occupations terrestres; Tityos, Tantale et Sisyphe 
sont punis de leurs grands crimes ; nous avons ici le commencement de 
la descrij)tion d'un enfer. Héraclès forme à lui seul le troisième groupe : il 
n'habite pas l'empire des morts, il se réjouit de la vie heureuse qu'il mène 
parmi les dieux, son image seule représente dans les enfers le héros qui 
parmi ses travaux compte l'enlèvement de Cerbère et qui a forcé la 
demeure inviolable. Nous ne nous occupons pas de savoir si tout le pas- 
sage [Od., XI, 366-631) est une interpolation orphique, cornme on l'a sou- 
tenu^; en tout cas ces conceptions appartiennent à un autre cercle d'idées 
que celles que nous avons trouvées dans les passages précédents. 



§ 107. — Hésiode ^ 

A côté du nom d'Homère se place celui d'Hésiode. Nous laisserons 
encore de côté les questions de critique relatives à la composition de ses 
poèmes. Il nous suffît de résumer les « Travaux et les. Jours » (epya xai 
Tifxspat) et la Théogonie. Un autre poème, le « Bouclier d'Héraclès », est 
encore attribué à Hésiode, mais il ne présente que peu d'intérêt pour nous. 
Il faut regretter la perte des Éœes, où se trouvaient énumérés les mythes 
des amours des dieux avec des femmes mortelles, et les fils sortis de ces 
unions pour fonder des familles célèbres. 

Les (( Travaux et les Jours » ne nous transportent pas dans un monde 
de dieux et de héros, mais au milieu de la vie personnelle du poète. 
Hésiode, né à Ascra en Béotie, avait été lésé dans un procès par son frère 
Perses et opprimé par des grands injustes. Il adresse donc aussi bien 
à son frère qu'à ces personnages des remontrances qui maintes fois 
sont conçues en forme de paraboles. Deux mythes s'y sont introduits, 
qui étaient peut-être étrangers au plan primitif de l'ouvrage et qui n'ont, en 
tout cas, avec lui qu'un rapport assez lointain. Le premier est l'histoire de 
Prométhée et de Pandore. Prométhée avait donné à l'humanité le feu 
bienfaisant, qu'il avait dérobé Iv xoQw vàpÔTixi, dans une tige creuse de 
férule; de son côté, Zeus donne à l'humanité un présent funeste : la femme 
aux charmas tentateurs. Prométhée conseillait de se méfier de ce présent 
du dieu, mais Épiméthée recueillit Pandore, qui ouvrit aussitôt un vase 
d'où tous les maux se répandirent sur la terre ; l'espérance seule resta et 
fut ainsi conservée pour les hommes. La Théogonie rapporte le même 
mythe, mais sous une forme un peu différente. Le vase de Pandore est 
absent; mais l'influence fatale de la femme sur l'humanité est encore 

1- U. von Wilamowitz-Mœllendorf a soutenu cette opinion dans un travail inté- 
ressant : Homerische Untersuchungen, 1884. 

2. Bibliographie. — L'ouvrage de G.-F. Schoemann, Opuscula Academica II, Mytholo- 
gica et Hesiodea, 1857, contient une série d'études intéressantes. 

HISTOIRE DES BELIGIONS. , 33 



ol4 HISTOIRE DES RELIGIONS - 

plus fortement marquée. La dispute entre Zeus et Prométhée est placée 
à Mékoné où le Titan avait trompé le dieu dans le sacrifice; il avait fait 
deux parts : la première de la chair, la deuxième des os recouverts avec la 
graisse. Zeus avait choisi la seconde part, à dessein, ajoute un commen- 
taire peut-être postérieur, et était entré dans une violente colère contre 
Prométhée *. 

Le deuxième mythe des « Travaux et les Jours » est celui des cinq âges 
du monde. Pendant l'âge d'or les hommes vivaient gouvernés par Kronos 
sans soucis et sans peine, ils étaient semblables aux dieux; après une vie 
heureuse ils s'endormaient plutôt qu'ils ne mouraient; après leur mort 
ils devenaient les démons, qui surveillent les hommes pour le compte 
de Zeus, qui distribuent la richesse, accordent des bénédictions aux gens 
vertueux. C'est la première fois dans la littérature grecque qu'on fait des 
démons un groupe d'êtres particuliers. Après l'âge d'or, les Olympiens 
créèrent l'âge d'argent. Les hommes vécurent cent ans comme des enfants, 
heureux, mais sans jugement; puis leur arrogance (u'Ppiç) les fit se tourner 
les uns contre les autres, ils n'honorèrent plus les dieux, et Zeus les fit 
disparaître. Eux aussi sont devenus de bienheureux habitants du monde 
souterrain et on leur rend des honneurs, moins grands cependant qu'aux 
démons de la génération précédente. Puis vint l'âge de cuivre : les hommes 
devinrent terribles et belliqueux, se nourrirent de la chair des animaux, 
s'entre- détruisirent et descendirent finalement aux enfers, sans gloire. La 
quatrième génération fut celle des héros, des fils de dieux qui se couvrirent 
de gloire à Thèbes et à Troie. Tls mouraient vite; mais Zeus les a placés 
dans les Iles Fortunées situées fort loin, là où coule le fleuve Océaiiv Dans 
ces îles les champs et les vergers leur fournissent trois récoltes par an, ils 
y mènent une vie délicieuse. Cette génération elle aussi ne vit donc plus 
sur terre : le poète appartient à la cinquième génération, celle de l'âge de 
fer. Les j)eines et les soucis sont le lot de tous les hommes, et les dieux 
envoient sans cesse de nouvelles misères aux mortels. Sans doute en ces 
temps désastreux il reste encore quelques biens mêlés à nos maux, mais 
l'avenir est toujours plus sombre, le jour viendra où tous les liens se 
déchireront et où le couple divin, A!Swç et Néfi-satç, abandonnera la terre 
pour toujours. Il est clair que le quatrième âge du monde n'entrait pas 
dans le plan primitif, mais est surajouté. 

Ces deux mythes sont remarquables à plusieurs points de vue. Ils ne 
sont pas sans importance pour l'étude comparative des mythes, mais ce 
qui frappe c'est la leçon qu'ils renferment et pour laquelle le poète les 
raconte. Hésiode a fait de ces mythes des allégories morales et leur a fait 
exprimer sa conception pessimiste de la vie. Des maux innombrables 
environnent les hommes, on observe dans l'univers un progrès con- 
stant vers le mal. La vie ne sourit pas à ce poète, il n'y trouve que 
peine et travail ; la vertu, qui nous est imposée comme un devoir, est 

d. G. M. Francken, Prometheus imd Pandora, 1864, compare soigneusement les diffé- 
rentes formes de ce mythe. Jane Harrison, Pandoras box dans Journal of Hellenic 
Siudies, 1900 (Pandore déesse de la terre et des morts) 



' LES GRECS- 515 

difficile. Sans doute il existe une loi morale dans l'univers, dont la plu- 
part des hommes se soucient peu, et l'œil de Zeus nous suit partout. 

Un sentiment grave mais dur se montre aussi dans les autres parties de 
l'ouvrage. Ce poème est une sorte d'almanach rustique contenant des con- 
seils pour l'agriculture et la navigation. Les paysans et les marins sont 
en général ceux qui sentent le plus qu'ils sont dans la main des dieux. 
Hésiode rappelle donc au marin qu'il doit adorer Zeus et Poséidon, et au 
laboureur qui cultive son champ qu'il ne doit pas oublier d'adresser sa 
prière à Zeus chthonien et à Déméter. Le poète ne se lasse pas de donner 
des conseils, il se fait l'organe de la sagesse populaire acquise par l'expé- 
rience, et insiste sur l'idée qu'on doit se garder d'enfreindre les moindres 
prescriptions du culte. Ce poème fournit donc de précieux renseignements 
aussi bien sur les mœurs que sur la morale populaire. Hésiode connaît et 
enseigne les époques favorables au labourage et à la navigation. Il met en 
garde contre des négligences de toutes sortes : qu'on ne sacrifie pas aux 
dieux sans s'être lavé les mains, qu'on ne se coupe pas les ongles pen- 
dant le sacrifice, etc. Sa morale est un peu mesquine et purement utili- 
taire. Elle prescrit de rester en bons termes avec ses voisins, de ne pas 
mettre tout son avoir sur une seule barque, de prêter dans l'espoir 
d'être récompensé, mais aussi d'être pitoyable. Ce qu'il y a de plus clair 
dans cette morale, c'est l'estime du travail, et le respect des lois divines. 
Hésiode nous donne donc ce qui manque tout à fait chez Homère, un 
aperçu, superficiel il est vrai, des conceptions morales et des coutumes 
populaires. 

Passons à la Théogonie qui commence aussi, comme « les Travaux et 
les Jours, » par une invocation aux Muses, dont le sanctuaire de l'Hélicon 
avait peut-être fourni au poète ces traditions religieuses. Ce poème n'est 
pas non plus d'une seule venue. Disons d'abord quelques mots du système 
pour attirer ensuite l'attention sur les mythes pris isolément. La Théo- 
gonie d'Hésiode est en même temps une cosmogonie, ses dieux sont les 
forces premières de l'univers, des puissances naturelles créées en même 
temps que le monde. Il ne place pas comme Homère au début des choses 
le vieil Océan; mais quatre êtres primordiaux: le Chaos, Gaia, le Tartare, 
Eros. Parmi eux Gaia seule est traitée tout à fait en principe cosmogo- 
nique. Le Chaos, l'espace vide, produit une foule d'êtres : Brebos, Nyx, 
Thanatos, Bypnos, les songes, les Keres, Eris^ etc. Homère rattache la 
plupart de ces êtres à Zeus : Zeus inspire les songes, Zeus envoie Aie; 
chez Hésiode, ils forment une classe à part. Eros est encore plus isolé 
parmi les quatre êtres primitifs ; Hésiode ne lui donne pas de postérité et 
ne s'en occupe plus après l'avoir nommé. On est donc forcé de chercher 
autre part à quoi se rattache cette conception, peut-être au culte d'Eros à 
Thespis de Béotie, non loin d'Ascra, ou à d'autres cosmogonies. Mais la 
question principale à laquelle on ne répondra probablement pas est celle 
de savoir si Hésiode a désigné sous le nom d'Eros une puissance spirituelle 
ou simplement la force animale de la génération. 

Gaia est la divinité principale de la Théogonie. Elle seule a produit 



516 " HISTOIRE DBS RELlOxIONS 

Ouranos, les montagnes et Pontos. Une grande quantité d'êtres sont sortis 
de ses unions avec le Tartaros, avec Pontos et avec Ouranos. Gaia et Tar- 
taros produisent Typhée, le monstre, qui est anéanti par Zeus. Pontos la 
rend mère de Thaumas, Phorkys, Kèto et Eurybia qui donnent naissance 
à toute une série de monstres : les Harpies, les Gorgones, les Chimères, 
le Sphinx, Cerbère, etc. Toutes ces généalogies restent cependant un peu 
obscures : les descendants d' Ouranos et de Gaia forment la lignée princi- 
pale. Leur famille est celle des Titans, parmi lesquels nous ne nommerons 
que Eronos, SeivÔTaroç TtatScov, et Bhéa, dont les enfants sont Hestia, 
Déméter, Héra, Hadès, Poséidon et Zeus. Zeus n'est donc pas le plus âgé, 
mais le plus jeune des fils de Kronos. La victoire de Zeus sur les Titans 
forme le principal incident de la Théogonie. On voyait souvent autrefois 
dans cette lutte un morceau d'histoire du culte; une religion de Kronos, 
précédée elle-même d'une religion d'Ouranos, aurait existé avant celle de 
Zeus. Cette opinion est abandonnée presque partout depuis Buttmann et 
Welcker. L'idée de Welcker, que le dieu principal est toujours plus ancien 
que sa généalogie, peut être vraie, sans qu'il s'ensuive que Kronos n'est 
qu'une abstraction tirée de Kronion, nom de Zeus. Kronos était sûrement 
un ancien dieu, mais seule la généalogie systématique a inventé sa rela- 
tion avec Zeus. La Titanomachie n'est pas plus un morceau de vieille 
histoire du culte que le mythe des âges du monde n'est un souvenir des 
peuples disparus, comme G. -F. Hermann et Preller lui-même l'ont cru. 
Mais ce mythe contient sans doute ce qui est à peine indiqué chez Homère, 
l'opposition entre les anciens dieux et les nouveaux : les premiers incar- 
nant les forces brutales de la nature et les seconds l'harmonie spirituelle. 
L'ancienne race des Titans ne peut pas être mise entièrement de côté, car 
elle représente, elle aussi, les principes éternels sur lesquels reposent le 
monde et le rythme des temps. Voilà pourquoi Zeus s'unit à des épouses 
titianiques, Thémis et Mnémosyne, qui lui enfantent les Heures, les Moirai 
et les Muses. Zeus n'a même pas pu remporter seul la victoire sur les 
Titans : il a triomphé grâce à la force gigantesque de Briarée aux cent 
bras. Les Titans ont donc été précipités dans le Tartare, mais un nouvel 
adversaire, Typhée, se dresse contre Zeus ; il est vaincu à son tour. On a 
voulu trouver dans ces luttes la représentation mythique des phénomènes 
naturels : tremblements de terre et éruptions volcaniques. Une seule chose 
est claire, c'est que les êtres terrestres sont toujours subjugués par la puis- 
sance céleste. Hésiode ne connaît pas cette répétition de la Titanomachie 
qu'est la Gigantomachie ; mais l'art plastique a souvent représenté les 
géants vaincus par Héraclès, par Athénée ou par Apollon. Cependant 
Hésiode nomme les Géants et les déclare sortis de la semence d'Ouranos. 
La Théogonie contient encore plusieurs mythes intéressants, tels que 
le mythe d'Ouranos mutilé par Kronos et d'Aphrodite née du phallus 
tombé dans la mer, le mythe du Styx, dont les eaux sont redoutables aux 
dieux mêmes qui violent leurs serments, etc. Les différentes parties de 
l'ouvrage ne s'accordent pas toujours entre elles. On le voit clairement 
dans l'épisode où Hécate est célébrée comme la divinité la plus puissante, 



LES GRECS 517 

exerçant un pouvoir sans bornes sur le sort des humains : c'est là une 
conception empruntée à une religion locale, mais tout à fait isolée dans 
la Théogonie. 



§ 108. — Les dieux ^ 

Les théogonies grecques contiennent une série de noms, Ouranos, Gaia, 
Kronos, jRhéa, etc., dont il est difficile de préciser la signification. D'Ouranos 
nous n'avons pas de représentation claire ; nous savons toutefois que c'est 
le ciel et qu'il n'a aucun rapport avec le Varuna hindou; on peut du reste 
se demander s'il a jamais été l'objet d'un culte véritable. Mais nous savons 
que Gaia, la déesse de la terre, que la spéculation théogonique lui a donnée 
comme épouse, a été une déesse véritablement adorée. Elle reçoit un culte 
dans des sanctuaires importants comme Dodone et Olympie où elle est 
associée à Zeus chthonien, à Delphes, à Sparte et en Béotie où elle est 
associée à Apollon. Le célèbre oracle de Delphes était précisément à l'épocjue 
primitive un sanctuaire de Gê unie au dieu serpent. Python ; elle donnait 
des rêves prophétiques à ceux qui venaient la consulter. Même quand 
Apollon eut tué Python (c'est-à-dire l'eut supplanté) et fut devenu le véri- 
table dieu de la divination, le sanctuaire de la déesse subsista. A. Lang a 
appliqué hardiment la méthode comparative à l'étude du cycle de Kronos ^. 
Il montre que les primitifs représentent à l'origine une union fécondante 
du ciel et delà terre. Les êtres sont les produits de cette union; dès qu'ils 
grandissent ils veulent séparer leurs parents pour mettre fin à la féconda- 
tion. Il y a généralement un enfant dénaturé qui ose agir; dans la mytho- 
logie grecque, c'est Kronos, le plus jeune fils d'Ouranos et de Gaia, qui 
accomplit la séparation en mutilant son père. L'autre mythe de Kronos 
dévorant sa progéniture, et la ruse vengeresse du plus jeune enfant, sont 
des thèmes mythiques également très fréquents. 

On sait que Kronos acquit une certaine dignité philosophique en vertu 
de la ressemblance de son nom avec le mot x,P°'»'°'^5 temps; il est certain 
cependant qu'il ne doit pas la place qu'il occupe dans le généalogie à ce 
contresens populaire. Il est devenu le père de Zeus, ou bien parce que le 
culte de Zeus refoula le sien, ou bien parce que Zeus Kronion comprenait en 
lui-même la conception de Kronos (celui qui achève? comme l'expliquent 

1. *I1 s'agit ici en quelque sorte de la « langue commune « de la mythologie grecque. 
On trouvera à peu près tout ce qu'on peut dire en ce moment des mythologies locales, 
autrement dit de la localisation des dieux et des héros, des mythes et des légendes 
dans Gruppe, Gi^iechische Mythologie und Religionsgeschichte. Dans la première partie 
de son livre, dont le plan est géographique, il groupe, autour des sanctuaires locaux, 
les divers personnages mythiques qui figurent dans leur culte et les mythes qui con- 
cernent ce culte. La précision de ce classement est peut-être encore plus apparente 
que réelle. Dans la deuxième partie il étudie les cycles mythiques, (cosmogonies, cycle 
d'Hercule, cycle de Thèbes, des Argonautes, de Thésée, de la guerre de Troie, cycles 
de mythes et de légendes panhelléniques) mais en se préoccupant surtout de distin- 
guer les inspirations et les œuvres locales dont ils sont issus. (H. H.) 

•2. Custom and Myth, p. 45. 



518 - * HISTOIREDES-RELIGIONS, 

Usener et d'autres savants). Les sommets : des montagnes où l'on adorait 
Zeus s'appelaient souvent aussi monts de Kronos. Usener, M. Mayer\ 
L. R. Farnell s'accordent à penser que Kronos était l'objet d'un culte réel et 
ancien. Les Ioniens l'adoraient aussi bien que les Doriens, mais l'origine 
de son culte reste plongée dans l'obscurité. On lui offrait des sacrifices pour 
obtenir de bonnes récoltes et on lui rendait grâces après la moisson. 
A Athènes on célébrait des Kronia\ c'était une fête très Joyeuse pendant 
laquelle les esclaves étaient émancipés temporairement. Rhéa, probable- 
ment une divinité Cretoise locale que l'on a considérée avec Cybèle comme 
la terre mère et que l'on a fait venir aussi d'Asie Mineure, n'est pas la seule 
déesse qui ait été élevée au rang de mère de Zeus; dans d'autres théolo- 
gies, Zeus est un enfant de Gaia. On nomme Rhéa en dehors de son union 
avec Kronos; c'est la systématisation généalogique seule qui paraît avoir 
réuni ces deux divinités. C'est un thème fréquent que celui de la fuite de 
la mère des dieux enceinte, qui met au monde en fuyant et est obligée de 
cacher son enfant. Nous le retrouvons dans le mythe de Léto. Rhéa est 
placée plus tard avec Kronos dans le monde souterrain; ils y régnent sur 
les Titans. Les parents de la famille officielle des dieux, et les ennemis des 
Olympiens ont eu le même sort : le sort des dieux déposés est d'être envoyé 
aux enfers. Les Titans sont d'anciens dieux qui ont perdu dans la chute 
leur puissance sur la nature. C'est ainsi que dans d'autres mythologies les 
ennemis des dieux, les Asuras aux Indes et les Daêvas en Perse, sont des 
dieux vaincus transformés en démons. 

Nous trouvons aussi parmi les dieux de très anciennes divinités dont la 

théologie systématique a fait des frères et sœurs aînés de Zeus et de Héra. 

Il va de soi que Hestia, la déesse du foyer, jouissait déjà aux temps les 

plus reculés d'un culte particulier chez les peuples établis en Grèce. Le 

culte d'Hestia est un culte familial ; son importance tient au prix attaché 

par toute l'antiquité grecque à la vie domestique. On salue le feu dans 

l'atrium dès qu'on pénètre dans la maison ; le feu qui s'éteint marque la 

mort de la famille. Le sanctuaire central de l'État était également un 

sanctuaire d'Hestia; quand une colonie partait elle emportait un brandon 

du Prytanée et un homme venu de la métropole était souvent chargé dans 

le pays nouveau d'entretenir ce feu sur le foyer national. Hestia n'est 

devenue qu'assez tard une déesse personnifiée; chez Homère encore, on 

peut à peine la distinguer du foyer lui-même. Mais, dans Hésiode et dans 

les Hymnes, nous la voyons représentée comme la fille aînée, éternellement 

.vierge, de Kronos et de Rhéa ; elle siège sur l'Olympe, elle reste au milieu 

des dieux; jamais elle n'abandonne son siège, et sa place est marquée à 

l'entrée ou au milieu de la salle où se réunissent les dieux. Comme déesse 

du bonheur domestique, on invoque Hestia en même temps qu'Hermès qui 

la complète. On ne peut pas toucher aux offrandes qui lui sont consçicrées; 

au début et à la fin de tous les sacrifices, elle reçoit une part en sa qualité 

de déesse du feu. 

1. Dans le Lexique de Roscher. , 



LES GREGS ol9 

Le feu naturel, les forces volcaniques avaient déjà leur dieu à une époque 
très reculée. Héphaistos était d'abord, comme l'a récemment montré 
V. Wilamowitz, un dieu local de 4'île de Lemnos où se trouvait un volcan 
très actif; ce culte était peut-être très ancien. Ce n'est que plus tard que 
Héphaistos devint d'une façon générale le dieu du feu et des forgerons, par 
les poèmes homériques en particulier. Le forgeron boiteux qui s'y trouve 
représenté comme un personnage à moitié comique est une figure qui revient 
souvent dans les légendes indo-germaniques. On peut voir sans doute 
un contraste allégorique entre la laideur et la beauté dans l'union 
d'Héphaistos et d'Aphrodite, à moins qu'elle ne repose sur une alliance acci- 
dentelle des deux cultes. Quant à l'épisode connu du rival d'Héphaistos, 
Ares, c'est une historiette gaillarde, qui nous montre comment les-poètes 
homériques plaisantaient avec les dieux. Du reste Héphaistos est un per- 
sonnage adroit et rusé comme l'est toujours le forgeron dans le mythe. 
Le siège d'or auquel il attache Héra est l'un de ses nombreux tours ; le 
mythe permet au fils des dieux de remonter à l'Olympe, d'où il avait été 
chassé. En dehors de Lemnos, il ne reste de traces de son culte qu'en peu 
d'endroits, surtout en Attique il était adoré ou en même temps qu'Athéné. 
On explique son mariage avec Charis comme l'union du labeur avec la 
beauté; le rapport étroit qu'il a avec Dionysos s'explique peut-être par 
l'aptitude des terrains volcaniques à la culture de la vigne. 

Prométhée fait pendant à Héphaistos ; mais c'est une figure plus noble ; 
c'est aussi un dieu du feu, habile et rusé. Le feu que représente Pro- 
méthée n'est pas cependant le feu naturel, celui qu'envoie le ciel, mais 
le feu du foyer, arraché au ciel ou produit par l'industrie humaine. C'est 
pour cela que plus tard la poésie fera de Prométhée le représentant de 
l'indépendance humaine. Mais, chez Hésiode, il est encore par excellence 
le personnage malicieux, dont l'adresse est dangereuse et qui en fin de 
compte a fait aux hommes plus de mal que de bien. Dans la tragédie 
ce côté douteux de son caractère disparaît derrière ce qu'il a de fier et de 
noble. Mais Eschyle s'est ici tenu tout à fait à l'écart de la tradition mytho- 
logique. La fête de Prométhée, les Prometheia, comprenait une course aux 
flambeaux : le père passait son flambeau à son fils. La course aux flam- 
beaux était un rite général du culte d'Héphaistos *. 

A côté d'Hestia se tient une autre sœur aînée de Zeus, la vieille déesse 
de la terre, Déméter, « la terre nourricière )), sans aucun doute une des plus 
anciennes divinités de la Grèce. Son culte et son mythe nous reportent à 
un monde primitif, en tout cas, aux premiers essais de l'agriculture. Du 
reste elle s'est peu élevée au-dessus des anciens dieux chthoniens, auxquels 
elle est unie par des liens nombreux. De ces divinités, la plus voisine d'elle 
est la « vierge » Korè. Toutes deux sont en effet des divinités chthoniennes et 
de la végétation, et c'est pourquoi les cultes qu'on leur rend sont semblables. 
On considérait Korè, qui égaie la terre tous les ans de son tapis de plantes, 
comme une fille de la terre nourricière. De ces idées est sorti le drame du 

1. Hérodote, YIII, 98. 



. o20 HISTOIRE DES RELIGIONS ■'_.. 

rapt de Eorè et sa confusion avec la déesse de la mort Perséphone ; nous 
en connaissons l'histoire par l'hymne homérique à Déméter; elle se ratta- 
chait certainement aux mystères d'Eleusis. Le deuil de la terre sur sa fille 
ravie, le séjour de cette dernière sous terre, et le contrat final avec Hadès 
d'après lequel Perséphone est rendue à Déméter pendant huit mois de 
l'année, s'expliquent par la vie annuelle de la végétation. Mais il est permis 
de croire que l'hymne lui-même ne nous donne pas un mythe primitif de 
Déméter, car plusieurs dés éléments du récit se retrouvent dans d'autres 
mythes de la déesse avec des motifs tout différents qui donnent une tout 
autre impression d'antiquité. C'est ainsi qu'en Arcadie Déméter était unie 
à Poséidon : celui-ci, sous la forme d'un étalon, fait violence à la déesse 
métamorphosée en cavale, le coursier Arion est le fruit de leur union. 
Dans ce cycle particulier le deuil de Déméter aurait pour cause le chagrin 
qu'elle ressentit de la violence de Poséidon. La Demeter Melaina des habi- 
tants de Phigalie, «la noire », offensée de la même façon, s'est réfugiée 
dans une caverne du mont des Oliviers. Elle y donne la vie à la déesse 
Despoina et reste inexorable dans sa cachette, en refusant aux hommes 
toute récolte, si bien qu'ils seraient morts de faim si Pan n'avait par hasard 
découver t. la caverne de la fugitive et ne l'avait indiquée aux dieux. D'après 
, Pausanias, il y eut pendant longtemps dans cette caverne une image en 
bois de Déméter avec une tête et une crinière de cheval et des serpents 
emblématiques. On appelait Déméter âpivùç, la furieuse; il y a cependant 
aussi une déesse jE'rmî/s proprement dite, qui était alliée à Poséidon et à 
qui se rapportait peut-être cette forme antique de la légende de Déméter. 
En parlant des mystères d'Eleusis nous aurons à revenir sur le cuite rendu 
à Déméter, déesse de l'agriculture. Bornons-nous à mentionner encore la 
Déméter éthique ou politique, que l'on célébrait dans plusieurs cités sous 
le nom de 6ecp,o9opoç; elle présidait à la vie réglée par le droit, de même 
que la déesse de la terre, Gé, qui était aussi honorée comme Thémis. Cette 
. Déméter était la protectrice des femmes mariées, qui la fêtaient dans les 
Thesmophories, fêtes auxquelles aucun homme n'était admis. 

Perséphone est avant tout la déesse de la mort. Ce n'est pas le rapt 
d'Hadès qui l'a faite reine du monde souterrain ; au contraire c'est Hadès 
qui, devenu son époux, a partagé sa condition. Il est clair que les Grecs, 
comme les Germains, se sont représenté l'empire des morts comme gou- 
verné par une femme, meurtrière, terrible, funeste, dont beaucoup ne pro- 
nonçaient le nom qu'en tremblant. Les autres noms de Perséphone, Korè 
et Despoina, lui sont donnés en tant qu'elle est déesse des morts. Despoina, 
la maîtresse, que Pausanias désigne même comme la plus haute divinité 
des Arcadiens, ne se confond cependant pas avec Perséphone seale, mais 
aussi avec Hécate et même avec Artémis, et elle doit avoir été une divinité 
particulière, si peu marqué que soit son caractère. Comme déesse du 
monde souterrain Perséphone envoie tous les ans sur terre les plantes 
qui la couvrent ; elle entre ainsi dans le cercle des dieux de la végétation ; 
en tant que Korè, elle est aussi la déesse de la fécondité. La déesse des 
plantes, Korè, se retrouve sous plusieurs formes dans les mythes, par 



: . ' LES GRECS 521 

exemple sous la forme d'Ariane. L'union d'Ariane avec Dionysos est tout 
à fait dans l'esprit des mythes postérieurs de Perséphone. Dans Homère, 
Perséplione n'est qu'une déesse de la mort; il ne parle pas de son retour 
temporaire sur terre, elle est occupée sans trêve à recevoir les troupes de 
morts qui descendent en rangs pressés dans les enfers. 

Hadès {A'ides, A'idoneus) est moins à sa place dans la série des Kro- 
nides qu'Hestia et Déméter, son importance est loin d'être aussi ancienne 
que celle de Poséidon ou de Zeus. Gomme dieu de la mort, dévoreur de 
cadavres, il remonte peut-être à une assez haute antiquité, mais il n'est en 
réalité qu'une des nombreuses ^ divinités qui habitent l'empire des morts, 
comme Thanaios, la mort, Meleagros, le chasseur des morts, etc. Plus tard 
encore, quand il eût été élevé par Homère au rang de roi des enfers, il 
resta encore malgré cette dignité une figure assez insignifiante, très 
effacée dans le culte. Pausanias remarque qu'à sa connaissance Hadès 
n'avait d'autels qu'à Élis ; du reste on ne le trouve guère dans le culte 
qu'à côté de Déméter et de Korè. 

On veut voir quelquefois dans Poséidon surtout, un dieu-cheval, c'est-à- 
dire un dieu des campagnes qui nourrissent les chevaux. En effet son culte 
paraît aussi ancien à l'intérieur du pays que sur les côtes et y est peut- 
être plus développé encore. Plusieurs familles nobles, qui s'occupaient d'éle- 
vage et d'agriculture étaient depuis très longtemps vouées au culte de 
Poséidon ; quand ces familles se rapprochèrent de la mer, Poséidon serait 
devenu dieu marin. H est certain en tout cas qu'il faut expliquer la combi- 
naison du dieu de la mer et du dieu-cheval par ce fait que la plupart des 
tribus maritimes de la Grèce étaient également célèbres pour leurs che- 
vaux, tels les Minyens de Laconie, les Béotiens et les Thessaliens, adora- 
teurs zélés de Poseidon-Hippios. Plus tard le cheval du dieu des mers devint 
le symbole des vagues, des vaisseaux, etc. Des souvenirs fort clairs du 
Poséidon, dieu de la fertilité des champs, sont conservés par des épithètes 
comme celle de Phytalmios (dieu de la croissance des plantes) et dans le 
Poséidon Georgos (l'agriculteur) d'une époque postérieure. Le Poséidon 
chthonien, que l'on trouve à côté de Zeùç ybôvioq, a fréquemment le caractère 
de dieu de la fécondité; il figure comme tel dans le mythe de Déméter; à 
Delphes, il est aussi allié à Gé, qui se rapproche de Déméter. Hésiode nomme 
Poséidon le portier du Tartare; on sacrifiait des taureaux noirs à Poséidon 
chthonien. Dans la conception populaire, Poséidon x^ovioç serait donc le 
maître des forces souterraines qui agitent le monde; c'est GaiaocJios, celui 
qui fait trembler la terre, celui dont les chariots roulants produisent les 
grondements du tonnerre. Ce genre d'activité s'accorde avec le caractère 
de Poséidon, dieu de l'eau ; il règne sur les flots agités, qu'il fait monter 
et descendre à son gré. Du reste c'est un dieu puissant, souvent courroucé 
mais non pas méchant. On ne sait pas si sa domination sur les eaux 
s'étend ailleurs que sur les flots salés, car la source qu'il fait jaillir près 
d'Athènes est salée elle aussi. Le culte de Poséidon, qui de la Thessalie et de 
la Béotie s'est étendu sur l'Attique et sur l'Isthme, et surtout sur le Pélo- 
ponnèse tout entier, fut en beaucoup d'endroits plus important et peut-être 



522 HISTOIRE DES RELIGIONS. 

plus ancien, que celui de Zeus. En Laconie on lui assigne une origine 
antédorienne, et à Athènes il précéda Athéné, si nous en jugeons par les 
légendes connues. Du reste Poséidon était depuis longtemps uni à celle-ci 
en Béotie, en Arcadie et en Laconie. Ces deux cultes furent répandus par 
les Minyens et les Kadméens leurs alliés (Wide). A Athènes, on unissait 
très étroitement le culte de Poséidon avec celui d'Erechthée, autre dieu 
effacé par Athéné; ils partageaient le même sanctuaire comme le même 
sort. Il est inutile de songer, à une comparaison du labourage de la terre et 
de la puissance érosive des vagues (Usener) pour expliquer la réunion 
des deux aspects du culte. 

Mais voyons par l'exemple de Zeus, le père des dieux, quel vaste 
domaine, quelle étendue de fonctions pouvait s'approprier un dieu parti- 
culier. Au moment où la poésie homérique créa le panthéon grec, le vieux 
dieu du ciel était déjà sans doute depuis longtemps reconnu partout 
comme le père des dieux; on lui conférait les éminentes qualités qui 
conviennent à un roi du ciel, ou bien il les acquérait en absorbant une 
foulé de divinités de la lumière, de la justice, etc. a Le jour et la lumière 
viennent de Zeus; c'est lui qui envoie les années. Caractéristiques sont 
ses deux yeux fulgurants; éternellement il contemple toutes choses; son 
œil ne se ferme jamais; il est par conséquent celui qui regarde, qui voit 
tout; le criminel souille l'œil sacré de Zeus. Les sommets des montagnes 
lui sont consacrés et son culte est célébré dans toutes les villes; il trône 
sur les hauteurs claires de l'Olympe qui s'élève bien au-dessus de sa 
ceinture de nuages. Au milieu des fermes on trouve son autel (Z. Ipxsïoç); 
la maison et la métairie, la ville elle-même sont dans sa main (ttoXisuç). 
Quiconque franchit les frontières de la patrie implore sa protection (Z. isvcoç), 
quiconque demande secours à l'étranger se réclame de lui (Z. fxecioç) ; il 
conduit le voyageur au terme de sa route. C'est lui le sauveur suprême 
(c7ojT7]p), le grand purificateur (xaQapatoç). Il unit les époux (Ya[jt.7]À[oç, ^uytoç), 
noue et conserve les liens de parenté (c-uyysvetoç, cppàxptoç) ; la vie et la 
mort sont dans sa main, sur une balance d'or il pèse les chances de mort 
des combattants.il envoie le bonheur et la richesse (oXêioç, xTr^crcoç, TrAou^toç). 
Il protège les frontières (opioc); la puissance royale et son symbole, le 
sceptre, viennent de lui. Il préside aux serments et les maintient, il 
inspire la fidélité et la foi ; quand le droit est foulé aux pieds, sa sentence 
le redresse, soit à la guerre, soit au tribunal. Il punit sévèrement les. 
sentences injustes, il châtie tous les crimes 1 il les inscrit tous dans le 
grand livre des péchés et ils ne peuvent jamais être oubliés ^ )) 

Ce n'est pas par hasard que Zeus est arrivé à cette place centrale. Sa 
parenté de nom et de conception avec l'ancien Dyaus indo-germanique 
peut faire croire que sa dignité remonte à la préhistoire. Son alliance soit 
avec Dione^ soit avec la déesse de la terre,- Gaia, appartient peut-être aussi 
à ce mythe primitif. En Grèce il s'est divisé de bonne heure en Zeus 
chthonien et en Zeus céleste. Une quantité innombrable de rhythes 

■1 . Usener, GQtternamen, 196 et suiv. 



- LES GRECS o23 

locaux se sont attachés à son nom; les amours qui y tiennent une telle 
place sont généralement l'expression mythologique d'une association de 
culte : on légitime un dieu nouveau en le faisant descendre de Zeus. La 
poésie mythique sait fort bien trouver la mère du nouveau dieu et rendre 
intéressantes ses amours avec Zeus. Les nombreuses familles qui faisaient 
remonter leur origine à un demi-dieu ou même à un personnage engendré 
par Zeus, étaient également amenées à établir leurs prétentions par des 
procédés analogues. 

L'épithète d' « Olympien » que la poésie épique a rendue si fameuse 
provient d'un culte de Zeus sans grande importance qui se célébrait au 
pied de la montagne thessalienne ; mais il en résulta qu'on la considéra 
plus tard comme la résidence des dieux. A l'origine le Zeus olympien ne 
pouvait se comparer au Zeus de Dodone pour la puissance, au Zeus de 
Crète pour la richesse des mythes. Le chêne sacré de Dodone, avec son 
oracle extrêmement ancien, ses colombes sacrées et la source divine qui 
jaillissait à ses pieds, était probablement un ancien arbre sacré. Mais il 
fut consacré de très bonne heure à Zeus, comme l'indique ce fait que 
l'épouse du dieu n'est pas ici Héra, mais Dioné. Zeus s'est immiscé cer- 
tainement dans une foule de cultes locaux et s'est développé aux dépens 
des divinités indigènes. Dans les villes surtout le dieu de la maison et de 
la justice prit bientôt la première place; à Sparte, où Zeus associé à Gaia 
avait un ancien sanctuaire sur l'agora, il avait refoulé le dieu primitif 
Agamemnon, mais dans les districts ruraux de la Laconie on avait conservé 
les dieux locaux. Le Zeus crétois est un tout autre personnage. Le dieu 
né sur l'Ida a plusieurs caractéristiques d'un dieu de la lumière ; son nom 
pour les Crétois désignait la lumière, sa naissance dans la caverne de la 
montagne rappelle d'autres mythes de dieux lumineux ; la danse des Kou- 
rètes qui est mêlée au mythe est expliquée quelquefois comme une sorte 
de glorification du soleil dansant que l'on rencontre souvent dans les 
coutumes populaires. D'autre part et avant tout, le Zeus crétois est un 
dieu de la végétation. Dans la personne de l'enfant soigné par les nym- 
phes, doué de toutes les forces et de toutes les qualités, on célébrait visible- 
ment la renaissance de la nature; le taureau, qui est son symbole, appartient 
déjà à ce cercle d'idées, et certaines formes du Zeus crétois le représentent 
directement comme le dieu des plantes, par exemple le Zeus FeÀ/^avoç, 
jeune, imberbe, assis sur un tronc d'arbre, au milieu d'arbustes et de 
plantes. On en a conclu, entre autres Welcker, que le Zeus crétois était 
un dieu sémitique et en tout cas étranger ; de même, sa mère Rhéa serait 
une déesse venue d'Asie Mineure. La conclusion n'est pas nécessaire; le 
taureau lui-même n'indique pas sûrement une origine sémitique. Sans 
doute on peut croire qu'on a donné ici le nom du dieu à la divinité prin- 
cipale, très différente, d'un grand pays. 

Nous ne pouvons pas examiner un à un dans la multiplicité de leurs 
rites et de leurs mythes tous les cultes de Zeus, du Zeus lycien en Arcadie, 
du Zeus panhellénique d'Égine et de tant d'autres si divers. Noiis ne pou- 
vons aussi qu'indiquer les fonctions innombrables de Zeus qu'indiquent 



524 HISTOmE DES RELIGIONS 

ses nombreuses épithètes.^Ces fonctions sont pour la plupart celles de 
dieux indépendants à l'origine. Les mythologues ont renoncé à tracer la 
ligne d'évolution de ces mythes et de ces cultes de Zeus entrelacés de toutes 
les façons et venus d'origines si diverses. On écrirait un morceau impor- 
tant de l'histoire de la religion et de la civilisation grecques en étudiant 
la figure de Zeus avec les rites barbares que comporte son culte et l'idéal 
épuré, tout éthique, qui est venu s'y superposer. 

Zeus est lié d'une façon indissoluble à l'hellénisme. Il a suivi les tribus 
grecques dans leurs migrations : son oracle était dès la plus haute anti- 
quité une autorité respectée, il protégeait le foyer, défendait le territoire, 
veillait sur le droit. Ce fut un bienfait pour les tribus auxquelles il s'imposa 
qu'il ait absorbé les vieux dieux, car il apportait la civilisation ou du 
moins la civilisation ne devint réellement puissante que là où il en réunit 
les éléments épars dans son culte et donna à la vie un centre intellectuel. 
D'autre part, l'idée même de Zeus s'est développée avec la civilisation 
grecque.: l'art d'un Phidias, le génie des poètes, d'Homère jusqu'à Eschyle, 
ont atteint leur perfection dans sa représentation idéale. Chez les philo- 
sophes, ce dieu est parvenu jusqu'à représenter l'unité de l'être divin, et 
ce n'est que lorsque l'hellénisme fut sur son déclin que l'Olympien se 
retira et laissa l'empire à d'autres dieux inférieurs ou étrangers. 

Héra, l'épouse de Zeus dans le panthéon officiel, est certainement arrivée 
à cette dignité par une alliance de cultes. La déesse locale et très honorée 
d'Argos a refoulé les épouses plus anciennes, déjà à demi oubliées, Dioné 
et Gaia. Héra est une déesse entièrement grecque; c'est une des rares 
divinités de l'Hellade qui aient été respectées par la corruption de la civi- 
lisation en décadence et par les cultes étrangers. Elle est restée la reine, 
l'épouse pleine de dignité, la protectrice des femmes dans leurs douleurs, 
le symbole du bonheur conjugal et de la félicité maternelle. Elle avait des 
sanctuaires fameux sur l'acropole deXlorinthe, à Samos, mais surtout à 
Argos. A Argos, elle était mise en rapport avec les fleuves, sans doute 
comme dispensatrice de la pluie; de même, en Laconie, son culte était en 
relation avec les inondations de l'Euro tas. Fille adoptive d'Okéanos et de 
Thétis elle devait du reste s'entendre à l'irrigation. Quand Zeus lui fit la 
cour il choisit la forme du coucou, l'oiseau qui annonce la pluie du prin- 
temps. C'est une heure bénie que celle de l'amour de la déesse avec son 
époux, que ce soit au moment du mariage, dans le pays bienheureux 
d'Okéanos, ou bien sur le mont Ida à l'heure où le père des dieux oublie 
les Grecs et les Troyens. La vache consacrée à Héra montre qu'elle est 
déesse des campagnes; elle est souvent représentée elle-même avec une 
tête de vache, d'où l'épithète de powTciç qu'elle porte dans Homère ; on sait 
qu'elle changea lo, sa prêtresse, en vache, comme Artémis changea en biche 
la (( prêtresse» Iphigénie. Le phénomène mythologique est le même dans 
les deux cas : la déesse la plus importante absorbe le culte de la moindre 
et celle-ci se confond avec le symbole animal de la déesse (ou la forme ani- 
male qu'elle possédait à l'origine). La grenade que tient l'une des mains de 
la magnifique statue de Polyclète à Argos est un symbole de la fécondité. 



LES GRECS , 525 

de même le sceptre avec, le coucou que tient l'autre main. Hébé, sa fille, 
qui est à son côté, représente le printemps. Héra donne, la fécondité aux 
femmes et les aide à accoucher, on l'appelle Ilithya ou déesse des Ilithyes 
(génies des accouchements). AArgos on célébrait tous les ans son mariage 
sacré avec Zens; « avec des fleurs et des couronnes on fêtait le couple 
divin, on promenait Héra revêtue de sa parure d'épousée; on dressait pour 
elle un lit nuptial avec des branches d'osier flexibles, et l'on célébrait toute 
la cérémonie comme un mariage entre mortels dont ces noces divines pas- 
saient pour le symbole et le modèle. » A Samos les relations entre fiancés 
étaient justifiées et sanctifiées par la légende des rencontres f urtives de 
Zeus et de Héra avant leur mariage. 

On a très justement remarqué à propos d'Athéné que cette déesse a 
dépouillé en général le caractère d'une déesse de la nature et qu'elle est 
devenue plus que toutes les autres une divinité éthique et politique. H est 
assez inutile par conséquent de discuter sur sa u signification naturaliste ». 
Quand on veut remonter très haut, on voit dans Athéné une Nymphe syl- 
vestre et probablement celle de l'olivier. Déjà avant l'époque homérique,, 
l'olivier était en Grèce l'objet d'un culte; en Attique, où le sol ne se prêtait 
qu'à sa culture, il était devenu indispensable à la vie et à la prospérité du 
pays. Hy avait un olivier planté dans l'Érechtheion dont on considérait la 
destinée comme liée à celle de la ville. On disait qu'Athéné avait donné cet 
arbre à la cité et écarté par là Poséidon qui prétendait obtenir la première 
place. Dans le culte de la déesse, on répandait des flots d'huile; plusieurs 
épithètes sont communes entre elle et l'olivier (ainsi « celle qu'on ne peut 
anéantir »). On peut se demander seulement si Athéné n'a grandi partout 
en Grèce qu'avec l'olivier, car son culte remonte dans le Péloponnèse à la 
plus haute antiquité. En Laconie, elle est associée avec Poséidon à l'époque 
antédorienne, comme elle le fut plus tard avec Zeus. De bonne heure, 
à l'intérieur de la Grèce, elle s'adjoignit des divinités locales, comme le 
vieil Aléos, le roi mythique de l'Arcadie, le fondateur de la ville de Tégée 
[Athéna Aléa). Ses rapports avec Erechthée semblent être de même sorte; 
à Trézène, elle a mis de côté la déesse Aithra qui devint une prêtresse 
mythique. Athéné s'unit de préférence aux divinités poliades, et à l'époque 
historique nous la connaissons surtout comme déesse de l'Acropole, aussi 
bien à Sparte qu'à Athènes et dans plusieurs autres cités ; elle réside aussi 
sur les caps montagneux d'où elle protège le pays. Le mot Palladium, 
image protectrice, vient de son nom de Pallas qui reste inexplicable. 
Plusieurs des emblèmes d'Athéné sont aussi embarrassants. L'égide 
atteste ses relations avec Zeus, et lui donne également un peu le carac- 
tère de déesse de l'orage ; elle est représentée sur une monnaie macédo- 
nienne lançant des éclairs, et l'on dit qu'Athéné seule connaît l'endroit 
où Zeus cache ses foudres. Les serpents qui ornent l'égide indiquent ses 
rapports avec Erechthée; elle porte sur son bouclier la tête de la Méduse 
qu'elle a tuée elle-même ou qu'elle a fait tuer par Persée. On ne sait pour- 
tant pas clairement quels phénomènes d'histoire religieuse se cachent der- 
rière cette lutte avec la Gorgone. Les rapports d'Athéné et du hibou sont 



526 HISTOIRE DES RELIGIONS 

également difficiles à comprendre. Schliemann a trouvé des images d'Athéné 
à tête de hibou, et certaines monnaies athéniennes portent la tête de la 
déesse d'un côté et un hibou de l'autre. 

Athéné préside à la vie intérieure de la cité aussi bien qu'à son existence 
extérieure. BouXaia, elle inspire les délibérations de l'assemblée athénienne ; 
àyopata, elle dirige les délibérations dans l'assemblée du peuple; ôytEia, 
elle veille à la santé publique. Hygieia était une divinité très honorée, 
unie à -Athéné, comme Nikè; la statue et l'autel d'Athéné Hygieia furent 
érigés, immédiatement après la grande peste historique, sur l'Acropole. 
Athéné était aussi la déesse protectrice des affaires et de tous les métiers ; 
la fête des forgerons, les Khalkéia, lui étaient consacrées. Le travail manuel 
des femmes surtout, le filage et le tissage, étaient placés sous la protection 
d'Athéné Ipyocwi. Athéné est enfin la déesse de l'intelligence ; elle favorise 
les hommes rusés, comme Ulysse et Diomède. La naissance d'Athéné, sortie 
du front de ^eus, correspond peut-être à ce caractère; du reste le mythe est 
obscur et ne s'éclaircit pas par l'allégorie de la « naissance des nuages 
sortis du ciel ». On a comparé les relations dé la déesse avec Zeus à celles 
des déesses hindoues avec les dieux dont elles sont la çakti, la force ou 
la manifestation. Mais nous considérons Athéné comme l'une des divi- 
nités sur lesquelles la civilisation et l'art helléniques ont mis le plus nette- 
ment leur empreinte. 

L'hymne homérique qui raconte le vol des bœufs par Hermès nous pré- 
sente le meurtrier d'Argos comme une divinité des troupeaux. Ses figures, 
ses insignes (la tête de bélier par exemple) et le culte que lui vouent les 
bergers chez Homère, confirment que tel fut bien son caractère. H semble 
aussi représenter la fécondité animale; Hérodote, qui prétend que les 
Pélasges ont introduit les Hermès ithyphalliques à Athènes et à Samo- 
thrace, considère le symbole de la fécondité comme le trait caractéristique 
du dieu, et fait remarquer que les mystères de Samothrace le célèbrent 
précisément comme le dieu de la fécondité. On trouve dans plusieurs 
mythes d'Hermès des traits de lubricité correspondant à ce côté de la nature 
du dieu. Dans le mythe du vol des bestiaux, Hermès dispute à Apollon la 
possession de ses vaches. Les deux dieux des bergers font un contrat où, 
suivant les versions, tantôt l'un, tantôt l'autre a l'avantage; Hermès est 
même forcé de céder la lyre à Apollon. Le conflit avec Argos, le berger 
vigilant, le dieu local argien uni à Héra, finit par la défaite, c'est-à-dire par 
l'effacement de cette divinité ; c'est là sans doigte l'explication de ce mythe 
obscur d'Hermès Argeïphontès qui a donné tant de peine aux exégètes 
anciens et modernes. Hermès s'attaque en vain à un autre dieu des ber- 
gers, le Pan arcadien; il ne réussit pas à chasser de ses sanctuaires le 
vieux dieu local quand son culte, venu probablement d'Argos et de Mes- 
sénie, atteignit le cœur de l'Arcadie. Cependant, plus tard, on considéra 
Pan comme le fils d'Hermès, et sa flûte, la syrinx, passa à son père sup- 
posé. Le culte d'Hermès n'eut jamais de racines bien profondes en Laconie 
et dans le Péloponnèse, il n'eut pas à l'origine une importance comparable 
à celui d'Apollon ou d'Artémis. 



LES GRECS o27 

Comme dieu de la fécondité Hermès a été de tous temps une divinité 
chthonienne. Dans les premiers vers des CAoep^ores d'Eschyle, il est 
déjà appelé le « Seigneur des abîmes de la terre »; les trésors et les 
mines lui appartiennent, mais il est aussi le dispensateur du sommeil et 
des songes sinistres ; de plus il pratique les charmes et est en rapport avec 
la sorcière Hécate. Mais, avant tout, l'Hermès chthonien est le conduc- 
teur des morts, '\iuy^o-n:oiL7z6ç, il accompagne les âmes qui se rendent dans 
l'empire des morts ; c'est pourquoi l'on élevait des Hermès aux lieux de 
sépulture. Les routes terrestres étaient cependant placées aussi sous la 
protection d'Hermès IvoSioç; le poteau à quatre faces, dressé aux car- 
refours, au pied duquel le passant déposait des parfums ou jetait des 
pierres, est précisément la forme primitive d'Hermès. Le dieu rapide 
savait aussi trouver les routes qui joignent la terre et le ciel : Hermès 
est aussi héraut des sacrifices et messager des dieux (BtaxTopo;), et c'est 
le plus souvent ainsi que l'a représenté l'art ultérieur. 

Cet Hermès primitif de la fécondité et des abîmes de la terre s'est trans- 
formé avec une élasticité particulière au cours de l'évolution de la civili- 
sation grecque. H n'est jamais devenu sans doute un dieu de l'agricul- 
ture ; au contraire les richesses qu'il dispense sont, au regard des époques 
commerçantes, l'argent et les profits du négoce. C'est lui le dieu des mar- 
chands, caractère auquel sa dignité de dieu des voyageurs l'avait déjà 
préparé. Ajoutons-y la ruse du vol des bestiaux; dieu des voleurs, Hermès 
SoXioç, il sanctionne la fraude, digne père d'un homme de bien comme 
Autolycos, passé maître en mensonges et en fourberies, et grand-père 
d'Ulysse. Messager des dieux, dieu du commerce et des échanges, Hermès 
devint le dieu des hérauts. Ces derniers, en effet, n'étaient pas seulement 
chargés d'annoncer les volontés des chefs d'Etats, c'étaient aussi des 
diplomates chargés des intérêts commerciaux de leurs républiques. On 
personnifia aussi dans Hermès la loquacité nécessaire à ces fonctions 
(Hermès Adytoç). De même qu'on honorait la souplesse intellectuelle du 
dieu, on honorait sa souplesse corporelle, et les gymnases, où l'on atta- 
chait plus de prix à l'agilité qu'à la force, étaient placés sous la protection 
d'Hermès àywvtoç. L'art classique représente Hermès sous la forme d'un 
adolescent vigoureux ; c'est l'éphèbe idéal. L'emblème caractéristique 
d'Hermès, le bâton qu'il reçut d'Apollon, le suivit fidèlement dans ces 
transformations, généralement comme bâton de héraut. Le bâton d'Hermès 
n'était à l'origine qu'une branche ou une baguette terminée par une fourche 
cachée par un nœud, comme nous le voyons sur les monuments les plus 
anciens ; plus tard il se transforma en baguette magique capable de tout 
changer en or. La puissance magique d'Hermès fait de ce bâton la baguette 
magique par excellence. On arriva naturellement à dire que les âmes con- 
duites par Hermès étaient tenues par la fourche du bâton, et l'on en fit 
des amulettes qu'on plaça dans les tombeaux. Les serpents sont en rapport 
avec le caractère chthonien d'Hermès. Les ailes au bâton, comme au 
chapeau et aux pieds du dieu, ont été ajoutées plus tard. 

Apollon est un des plus puissants dieux de la Grèce. C'est aussi l'un de 



S28 HISTOIRE DÉS RELIGIONS 

ceux qui nous présentent le plus d'aspects différents, et l'un des pro- 
blèmes les plus difficiles qu'ait à résoudre notre mythologie est de savoir 
comment s'est unifié cet amas complexe de divinités variées. 

La forme la plus ancienne et la plus simple d'Apollon est sans doute 
encore celle de dieu des bergers (A. vôato;, vairaToç). Dans les endroits les 
plus écartés de la Grèce, chez les campagnards deLaconie, chez les paysans 
de l'Arcadie il reste le dieu des campagnes et des pâturages, des béliers et 
des brebis. Les histoires qui racontent la vie pastorale du jeune Apollon, 
son service chez Admète, sa dispute avec Hermès, ses amours avec les Nym- 
phes et les bergères sont de fraîches légendes campagnardes ; l'archer et 
le cithariste sont peut-être également des images primitives. Cet Apollon 
pastoral est associé de bonne heure à un grand nombre de dieux de la 
campagne. Le dieu des moutons de la Laconie, Karneios (le cornu, le 
bélier), en l'honneur duquel on célébrait la fête de la moisson, les Karneia^ 
à l'ancienne mode rurale, avec des courses où l'on poursuivait le démon 
ou le bouc de la récolte, devint une des formes d'Apollon ; nous voyons 
sur des monnaies l'Apollon Karneios avec une tête de chèvre à la main; 
à Délos, on lui avait élevé un autel fait de cornes de boucs. Le dieu des 
prairies Aristaios (le meilleur), dont le culte se célébrait surtout à Céos, 
mais s'était répandu Jusqu'en Sardaigne, est aussi considéré comme un 
Apollon. Trois cents taureaux lui étaient consacrés à Céos, il protégeait les 
troupeaux de moutons ; il était aussi entouré de poissons ; il répandit l'éle- 
vage des abeilles, la fabrication du beurre, la culture de la vigne. Il faut 
mentionner un dieu des pommes, Apollon Maléatès. Lang a essayé de 
prouver que la souris, consacrée à Apollon Sminthée, était une offrande 
faite pour se préserver des souris ; il est du reste assez probable que cette 
offrande s'adressait à un dieu des champs. 

Le bel adolescent qu'Apollon tua au jeu du disque et dont le sang donna 
naissance à l'hyacinthe, est sûrement une divinité dont le culte fut vaincu 
par celui d'Apollon ; elle était probablement chthonienne, car on rencontre 
aussi Hyakinthos dans le cycle de Déméter. La couleur sombre de l'hya- 
cinthe est chthonienne, et la fête des Hyakinthia a tout à fait ce carac- 
tère. On y célébrait Hyakinthos comme « un de ces symboles mélancoli- 
ques, chantés de bonne heure par le peuple, de la joie passagère que 
donnent les charmes de la jeunesse et le printemps )). Mais on célébrait 
aussi dans cette fête la résurrection des floraisons disparues et le drame 
était l'apothéose de l'adolescent tué. Cette fête était très ancienne, antédo- 
rienne même. La ville d'Amyclai, où elle était célébrée et d'où Apollon 
Hyakinthos tirait son nom d'Amycléen, était l'ancienne capitale de la 
Laconie, abaissée par la rivalité de Sparte. Apollon Delphinios, dieu de la 
mer, était en honneur en Crète et dans une bonne partie de l'Ionie. H était 
surtout le dieu du voyage heureux que promettent les dauphins jouant 
autour des navires. Un dieu particulier, peut-être le Delphidios Spartiate, 
s'est probablement incorporé ici encore à la grande divinité. La lyre 
d'Apollon se rapporte aussi au dieu des dauphins ; qu'on se rappelle la 
légende d'Arion et Phalantos qui, comme Arion, traverse la mer, sa lyre à 



LES GRECS 529 

la main, sur le dos d'un dauphin. Apollon Delphinios, apporté par des négo- 
ciants Cretois qui s'étaient établis à Élis, avait donné à leur colonie, qu'en 
raison de leur pays d'origine ils avaient d'abord appelée Krissa, son nom 
définitif de Delphes. L'Apollon de Delphes n'a pas cependant créé le fameux 
oracle; c'était déjà le sanctuaire d'un culte chthonien de Gaia et de son 
associé le serpent Python. Le thème mythologique du tueur de dragons 
s'est mêlé au mythe d'Apollon pythien. Mais à l'origine il n'était sûrement 
question que d'une victoire remportée par un culte sur un autre, et de la 
défaite d'un dieu bon et non d'un dieu méchant. La preuve en est dans 
les purifications et les expiations auxquelles Apollon dut se soumettre après 
le meurtre. Elles firent du dieu le modèle des expiants qui se réunissaient 
autour de la vieille demeure de l'oracle devenu un sanctuaire renommé 
pour l'expiation des meurtres. Le caractère sacerdotal d'Apollon est dû à 
ses rapports avec Delphes. Il devint le prophète et le devin céleste, et cette 
fonction ajoute à ses traits, après l'association de Delphes et du culte de 
Dionysos, un peu d'extase et de frénésie. Le nom du dieu de la divination, 
(( Apollon Délien », nous conduit à la légende, tout à fait obscure au point 
de vue historique, de la naissance d'Apollon et d'Artémis à Délos. Ramsay 
a prétendu que Léto, la mère des divins jumeaux, était une déesse phrygienne 
[lada — la femme); on trouve cependant des traces d'un ancien culte grec 
de Léto .mère de dieux comme Dioné et Gaia. C'est peut-être à Delphes 
qu'elle est entrée en rapport avec Apollon; il faut provisoirement regarder 
l'accouplement d'Artémis et d'Apollon comme la réunion accidentelle de 
deux cultes. 

Quant au caractère de dieu du soleil, Apollon Fa certainement à Délos, 
mais nous ne savons pas depuis combien de temps. Du reste l'Apollon 
dieu du soleil est une formation récente; le culte d'Apollon n'a pas com- 
mencé par là. A la fin de l'antiquité on s'expliqua toutes les facultés et 
tous les emblèmes d'Apollon par ses rapports avec le soleil. Mais ils ne 
datent que de son union avec Hélios, dont la personnalité s'est également 
mélangée à celle de Zeus, c'est-à-dire de l'époque des tragiques. Chez 
Homère Apollon est bien une divinité de la lumière, il est à peine un dieu 
du soleil; Apollon avait déjà absorbé Phoibos (le pur), qui avait un sanc- 
tuaire à Lacédémone, et Lykos ; qui devait disparaître c'est par eux qu'i 
était devenu un dieu de la lumière. Son caractère de médecin s'est égale- 
ment développé tardivement; il le doit à son alliance avec des dieux guéris- 
seurs comme Jatros, le médecin, Paieon (le purificateur), qui a donné son 
nom à la prière classique d'Apollon, Asklepios enfin, dieu chthonien, 
accompagné de serpents, devenu dieu médecin, et qui est considéré en cette 
qualité comme un fils du dieu auquel il avait abandonné ses attributs et 
sa puissance. Dans cet Asklepios moderne nous voyons comment un dieu 
particulier primitif, qui s'est élevé en s'unissant à un grand dieu, peut 
recouvrer sa liberté et son domaine autonome. 

Nous pouvons suivre assez haut l'histoire d'Artémis. De ses idoles 
faites de troncs d'arbres on a conclu qu'elle a été en premier lieu une 
déesse des arbres. Callimaque raconte qu'on célébrait le culte d'Artémis 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 34 



530 HISTOIRE DES RBLiaiONS 

près delà souche d'un chêne. Une chose est certaine, c'est qu'ellefut, comme 
le montrent les anciens cultes du Péloponnèse, une déesse des bois et des 
animaux et sans doute une patronne de la fécondité animale; c'est pour- 
quoi elle protège les bœufs et les chevaux, le gibier surtout; la biche 
auprès d'elle n'est point effarouchée, elle est la déesse de l'ours et du lion 
même : des « danses de l'ours » étaient exécutées dans l'Attique par des 
jeunes filles déguisées en l'honneur de l'Artémis de Brauron. Dans le mythe, 
Artémis transforme en ourse la nymphe Callisto, dont elle avait détruit le 
culte, pour la punir de son impudicité. Sur le Taygète où elle aimait à 
errer, on lui offrait, dit-on, des fromages faits de lait de lionne. Elle est 
devenue la déesse de la chasse à cause de ses rapports avec les bois ; mais 
ce trait s'est plus développé dans la poésie et l'art que dans le culte. Son 
patronage s'étend à la fécondité humaine, elle donne aux hommes une 
naissance heureuse, prenant ainsi la place d'Ilithyia ; la déesse Iphigénie 
(celle qui fait accoucher facilement ou heureusement) est devenue sa 
prêtresse. Comme KopuôaAia, elle préside à la croissance des adolescents. Les 
jeunes garçons Spartiates étaient fouettés devant Artémis Or^^m, substi- 
tution possible de sacrifices humains. Orthia est probablement une divinité 
des accoucherrients ; les tresses que l'on voyait autour du tronc d'arbre qui 
la représentait étaient faites des branches du Zî/c/os (osier?), efficace contre 
les maladies des femmes. Cette Artémis primitive fut de bonne heure une 
divinité très puissante, dont le culte était très répandu ; on l'adora avec 
Poséidon dans le Péloponnèse et elle partagea avec lui le patronage des 
chevaux. Du reste (c elle n'a pas grand besoin de se joindre aux autres 
dieux et héros ». Elle aime la vie de la campagne, la solitude des bois, le 
calme des champs, et ses fêtes ont le caractère d'un culte de paysans, très 
sacré mais aussi très rude (Wide). 

A côté de cette Artémis des animaux et de la fécondité se dresse déjà 
dans l'antiquité une Artémis chthonienne, qu'on adore en même temps que 
Déméter et Perséphone. Hegemone est sans doute une de ses formes; 
Artémis « conduit » donc les humains à travers les terreurs du monde 
souterrain, et ce n'est que secondairement qu'elle accompagne les hommes 
sur d'autres chemins dangereux. Avant tout Artémis chthonieiine s'est 
confondue avec Hécate elle-même, la protectrice des portes et des routes, 
la déesse de la nuit et de la lumière de la lune, la sorcière. Cette parenté 
est antérieure à l'évolution de la triple Hécate; elle est telle qu'on peut à 
peine distinguer Hécate d'Artémis sur les monnaies de Phères en Thessàlie, 
comme Percy Gardner l'a remarqué. Mais cette union des deux déesses 
n'est pas due à Hésiode. 

Artémis, déesse delà lune, apparaît tard; c'est à une époque postérieure 
à Homère qu' Artémis s'est confondue avec l'ancienne déesse de la lune, 
Séléné. L'union est facile à comprendre : l'influence attribuée à la lune sur 
la rosée, sur la fécondité et aussi sur la physiologie des femmes, a été 
aussi exprimée dans d'autres mythologies. Comme fille de Latoné elle 
fait pendant au soleil, et ce parallèle confirma son caractère; ce fut 
là, apparemment, le point de départ de beaucoup des développements 



^ LES GRECS 531 

de sa figure mythique. Son arc sert à lancer sur terre les rayons de la 
lune, comme celui d'Apollon, ceux du soleil. Les deux divinités se dévelop- 
pèrent pendant un certain temps côte à côte, elles échangèrent plusieurs 
attributs et emblèmes. C'est ainsi qu'on donne à Artémis des épithètes 
apolliniennes comme BaîpvtT) et SeXcpt'vtoç. Un des traits caractéristiques de 
la fille de Latone est sa virginité austère, elle est la gardienne, de la chasteté 
des femmes, mais ceci n'a rien à voir avec la lune et se rattache directement 
aux attributs de la déesse de la fécondité féminine. 

La rencontre de son culte avec ceux d'Astarté ou de Gybèle, les déesses 
veiiue d'Asie Mineure, fut fatale à cette pureté de la conception d' Artémis. 
Lorsque les colons ioniens arrivèrent aux environs d'Éphèse ils rencon- 
trèrent un culte oriental du même type et virent une Artémis dans la 
déesse, sans doute à cause de ses rapports avec la fécondité. Un mélange 
de cultes en résulta ; au service oriental du temple, auquel les Grecs prirent 
part avec d'autant plus d'ardeur qu'il devenait plus sensuel, des rites grecs 
se mêlèrent, luttes ^d'athlètes et de musiciens, courses de chevaux, etc. 
Il y a encore à Naples une petite copie de la statue d'Artémis d'Éphèse : la 
tête, en bois d'ébène de même que les mains étendues, d'innombrables seins 
en ivoire, une auréole d'or autour de la tête, le tronc semblable à un Hermès 
avec une décoration animale, — amalgame étrange et somptueux qui nous 
représente bien l'idole la plus puissante du paganisme récent, le monu- 
ment du dérèglement de l'esprit classique obscurci. Artémis s'est aussi 
confondue ailleurs avec plusieurs divinités, la déesse taurique aux sacri- 
fices humains, la Bendis thrace, la Ma de Cappadoce, la Britomartis- 
Diktynna Cretoise. Il faut cependant distinguer la façon dont s'opèrent 
ces mélanges, de l'absorption des cultes locaux indigènes par une grande 
divinité. 

Il semble bien qu'Ares ait été à l'origine un dieu thrace, mais le mot 
Aréopage seul montre déjà qu'il fut de bonne heure naturalisé en Grèce : 
à Thèbes, la cité où il était le plus en honneur, les descendants de Cadmus 
faisaient remonter leur origine jusqu'à lui ; à Olympie, il semble être un 
dieu plus ancien que refoule Zeus Aréios. Au nord seulement, d'où il 
venait, en Thrace et en Macédoine, son culte avait quelque importance. 
Ares aurait à peine atteint le rang qu'il eut, si l'épopée homérique 
n'avait pas eu à parler si souvent du dieu de la. guerre. L'art aussi se 
plaisait à le représenter parce que c'était le type de la forme masculine dans 
toute sa vigueur, avec ses mouvements les mieux dessinés ; il était la contre- 
partie mâle delà déesse de la beauté féminine et de l'amour. Un seul mythe 
unit Aphrodite à Héphaistos. Mais, dans le culte. Ares est son époux légi- 
time, elle lui est jointe par un lien aussi solide que celui qui réunit Zeus 
et Héra. 

On croit généralement que des influences orientales ont joué un rôle 
peut-être prépondérant dans la formation d'Aphrodite. La part des élé- 
ments étrangers et celle des éléments indigènes reste encore à déter- 
miner. La déesse de Chypre, dont le culte, selon Hérodote, était venu 
d'Ascalon, est en tout cas d'origine sémitique : son culte, ses mythes, 



532 HISTOIRE DES RELIGIONS - 

ses idoles, le prouvent suffisamment. La déesse de Paphos et de Salamine 
était probablement une Astarté phénicienne ; celle de Cythère, au sud du 
Péloponnèse, était sans doute sa contre-partie punique, car le commerce 
qui se faisait sur ces côtes était surtout carthaginois. On a maintes preuves 
de l'influence de ce culte oriental sur la vie grecque. Les statuettes féminines 
nues qu'on a trouvées à Chypre et où l'on voit des idoles d'Aphrodite, sont 
bien différentes des vieilles idoles de la Grèce ancienne ^ Ces images sémi- 
tiques ont probablement encouragé l'art hellénique à représenter la forme 
féminine nue. Les Grecs aimèrent beaucoup aussi le mythe sémitique qui 
représente l'amour de la déesse pour un bel adolescent qui meurt vite. 
C'est un motif favori de la mythologie et de l'art. Le rite de la prostitution 
dans les temples s'est aussi introduit en Grèce avec le culte d'Astarté, 
comme en Iran et en Arménie ; il n'y a pas lieu de croire avec E. Meyer 
que cette coutume existait déjà auparavant. 

Les points d'appui que trouva en Grèce le culte de l'Aphrodite de 
Chypre et de Cythère, ne sont pas bien connus; nous ne connaissons pas 
de forme absolument distincte que nous puissions nommer l'Aphrodite 
indigène. Aphrodite apsia, en effet, « la guerrière )), dont l'image se 
dressait dès les temps les plus reculés à Sparte et à Thèbes, à Argos 
et à Athènes, est semblable à l' Astarté armée et doit être considérée sans 
doute comme une de ses variétés. Mais 1' « Aphrodite des hauteurs » 
(dxpaia) adorée à Corinthe, à Argos et sur le mont Eryx en Sicile, est 
peut-être grecque, bien qu'elle eût aussi des sanctuaires dans l'île de 
Chypre et que son culte ressemblât en beaucoup de points à celui de 
Paphos. La fille de Dioné, qui appartient au cercle des mythes de Dodone, 
parait être sûrement grecque. Aphrodite est considérée dans V Iliade comme 
fille de Zeus et de Dioné, et bien que la déesse homérique de l'amour ait 
déjà un caractère sémitique, on peut cependant admettre que sa généa- 
logie cache le souvenir d'une ancienne relation mythologique. On croit 
aujourd'hui que la Dionaia a peut-être été une Hébé de Dodone, « d'où 
est sortie par une métamorphose poétique Aphrodite qui devait pré- 
sider à la fraîcheur de la jeunesse humaine et aux instincts animaux )), 
et que cette Hébé, qui n'a pour ainsi dire pas eu de culte, « s'est confondue 
avec une déesse d'origine asiatique » (Welcker, Roscher). Mais si ces 
Aphrodites sont problématiques, le génie grec a su s'approprier l'image de 
la déesse. Il l'a débarrassée de sa brutalité primitive et orientale pour en 
faire cette chose incomparablement gracieuse et belle que nous admirons 
dans les images exquises que nous en donnent J'art et la poésie. 

Comme plusieurs de ses sœurs sémitiques, Aphrodite est aussi une déesse 
de la vie féconde de la nature. « Au printemps », dit l'hymne, « elle va à 
travers les bois jusqu'à l'homme qu'elle aime, partout où elle se laisse 
voir les bêtes de la montagne la suivent en la caressant et se laissent aller 

1. * S. Reinach a voulu démontrer que le culte de la déesse nue était indigène 
dans le monde égéen : cf. Les déesses nues dans Vart oriental et l'ai^t grec, dans Revue 
archéologique, 1895, I (réimpression dans Chronique d'Orient, t. II), et La Sculpture en 
Europe, p. 98 et suiv, (H. H.) 



LES GRECS 533 

au doux penchant. » Ces vers nous font toucher du doigt le fond même 
du mythe d'Aphrodite, à la fois déesse de la nature et déesse de l'amour. 
L'idée est exprimée de la façon la plus claire dans le mythe d'Adonis. 
L'Adonis syrien (en phénicien 'adôn^ seigneur), qui meurt en pleine jeu- 
nesse sous les griffes de l'ours, symbolise la mort rapide de la végétation 
j)rintanière sous l'ardeur du soleil; la déesse des forces naturelles le 
cherche, lui donne son amour et se lamente sur sa disparition. L'hymne 
nous montre de même comment elle cherche Anchise le Troyen auprès de 
ses troupeaux; de même encore Didon de Carthage devient amoureuse 
d'Énée, le fils d'Anchise, puis doit le voir s'éloigner. Toutes ces légendes 
dérivent plus ou moins du même mythe. D'autres incidents, comme ceux 
de Paris et de Kinyras, le prêtre de l'Aphrodite de Chypre, viennent 
simplement de la tendance de la déesse à favoriser les jeunes gens. 

On sait que la déesse de l'amour apparut plus tard sous deux formes 
différentes, tantôt comme Pandémos, la Vénus de l'amour sensuel, et 
tantôt comme la céleste Uranie. Mais cette différence, purement philoso- 
phique, n'a aucun rapport avec la mythologie réelle. Aphrodite est devenue 
Pandémos en se mêlant à une ancienne divinité politique, Pandémos (de 
tous les dèmes), et elle devenue ainsi « celle qui unit le peuple ». Ce n'est 
que parce qu'on a mal compris le mot qu'on a fait de cette Aphrodite tout 
à fait morale la voluptueuse Vulgivaga; de même c'est par un pur jeu 
d'esprit que l'on a tiré son antithèse, l'Uranie idéale, de l'Aphrodite des 
temples à hiérodules (Usener). 

Dionysos (Bacchos) est un dieu tout à fait étranger auquel rien ne 
correspondait dans le vieux monde des dieux grecs ; sans doute il n'apparut 
qu'assez tard dans l'Hellade. Son culte est d'origine thrace; chez le peuple 
qui avoisinait au nord la Grèce, qui avait tant de traits communs avec les 
peuples d'Asie Mineure, « son culte se célébrait sur les hauteurs, dans la 
nuit obscure, à la clarté vacillante des torches, aux sons assourdissants 
d'une musique bruyante, cymbales bruissantes, flûtes pénétrantes et qui 
affolent, aux sourds grondements du tonnerre. La troupe des fidèles, excitée 
par cette musique sauvage, danse en poussant des cris aigus. Des femmes 
surtout prennent part à ces rondes frénétiques et tombent épuisées. Les 
cheveux flottent au vent, les mains tiennent des serpents consacrés à 
Sabazios ; les fidèles brandissent des poignards ou des thyrses qui cachent 
sous le lierre la pointe de la lance. Ils font rage ainsi, s'excitant jusqu'à 
l'extrême frénésie ; dans leur fureur sacrée, ils se précipitent enfin sur les 
animaux choisis pour le sacrifice, les saisissent et déchirent avec leurs 
dents la chair saignante qu'ils avalent toute crue* )). Ce culte orgiaque était 
tout à fait étranger à l'hellénisme antique. Homère n'en parle point. Son 
Dionysos n'était pas non plus un dieu du vin, et sans doute il n'acquit ce 
caractère que plus tard. Les plus anciennes fêtes de Dionysos étaient en 
effet célébrées au moment du solstice d'hiver et non pas à l'époque des 
vendanges. Mais Dionysos est déjà tout à fait le dieu du vin dans l'hymne 

1. Rohde, Psyché, IP, p. 9. 



534 HISTOIRE DES RELIGIONS 

homérique^ dont le sujet a inspiré aussi Ovide. Il est même déjà cet ado- 
lescent sans soucis, divinité puissante cependant, terrible et vindicatif, 
que nous retrouvons plus tard. Ce culte enivrant et populaire se répandit 
sur la Grèce avec le vin et la démocratie; on considéra le dieu du vin 
comme un créateur de la civilisation et comme un patron de la gaieté. On 
l'associa à une foule de divinités, on en fit un fils de Zeus qui, craignant 
la jalousie de Héra, cacha dans sa cuisse l'enfant né avant terme. Sémélé, 
déesse lunaire qu'on lui donnait comme mère, était la fille de Cadmus, 
Elle introduisit le dieu du vin dans la plus puissante famille de Thèbes ; 
Ariane, son épouse, est, daiis plusieurs îles grecques, tantôt une Aphro- 
dite, tantôt une Korè. On adore Dionysos avec Apollon, on l'accouple à 
Héraklès, Pan est entré peu à peu dans le cortège des Bacchantes. Dionysos 
devient une des divinités principales de l'ancien culte phallique, on lui 
attribue d'autres symboles de force, on l'invoque par exemple sous le nom 
de « taureau vénérable » : il partage ainsi l'animal sacré du Zeus crétois 
et d'Héraklès. Quelques-uns croient que Dionysos était en général repré- 
senté comme un taureau. Une fois reçu. parmi les dieux de l'Olympe, 
Dionysos atteint tout à fait la dignité divine et conduit lui-même chez les 
immortels sa mère tuée jadis du regard de Zeus. 

Rohdè a eu raison de placer le culte thrace de Dionysos dans la série 
des danses épidémiques. Le but de ceux qui se livrèrent à ces agitations 
sauvages n'était pas seulement le vertige des sens, mais aussi une extase 
semblable à celle des sorciers dansant chez les sauvages et à celle des 
fakirs, par laquelle les âmes entrent en relation directe avec les puissances 
divines. C'est ainsi que les Ménades touchent à la mantique et à la divina- 
tion prophétique. Le culte de Bacchus a sans doute fait un mal inouï en 
Grèce, où cette extravagance se développait pour ainsi dire en pleine 
liberté. Des quantités de vies humaines ont peut-être été sacrifiées à ces 
excès, souvent dé la façon la plus abominable : les Ménades, dit-on, déchi- 
raient membre à membre de petits enfants et dévoraient leurs chairs 
fumantes ; le culte phallique n'a point manqué non plus sans doute de 
débauches sexuelles. Mais là encore ce peuple étonnant, qui savait utiliser 
ses instincts les plus brutaux, tira profit des excès dionysiaques. Ce qu'il 
y avait de spontané, de gai, dans la fête campagnarde du dieu du vin a 
excité l'esprit grec, a élargi et développé ses conceptions artistiques. Le 
drame est sorti de là. ' 

Rohde a mis en lumière une autre influence du culte de Dionysos : celle 
qu'il a exercée sur la mantique grecque. L'alliance avec Apollon réagit sur 
le culte d'Apollon, et cette action en retour est surtout visible dans l'his- 
toire de l'oracle de Delphes. La mantique inspirée de l'époque historique 
n'était pas le mode originel de la divination delphique. Au temps de Gaia 
et de Python, la divinité de la terre parlait directement à l'âme dans les 
songes. A cette révélation directe se substitua avec Apollon l'interpré- 
tation des signes. Sous l'influence de Dionysos, nous voyons la Pythie 
pratiquer la divination par l'extase, comme à l'oracle dionysien d'Amphi- 
clée. Cet élément dionysien agit même sur Apollon. « Dès lors on peut lui 



LES GRECS 535 

donner à lui, le dieu si réservé d'ordinaire, si iîer et si dédaigneux, des épi- 
thètés exprimant l'excitation bacchique et l'oubli de soi-même. On l'appelle 
l'exalté, le bacchique, a l'Apollon orné de lierre ». C'est lui maintenant qui 
Jette, plus que tous les autres dieux, la « fureur » dans les âmes des 
hommes. Des oracles se fondent, des prêtres et des prêtresses en frénésie 
annoncent ce que leur inspire Apollon. )) « Sortant de cette mantique diony- 
sienne, nous voyons vers levi^ siècle s'agiter des prophètes qui ne sont 
pas attachés à des communautés déjà existantes, mais qui errent à travers 
le pays, poussés par un don divin direct à accomplir leur mission. L'appa- 
rition de ces prophètes inspirés par la divinité appartient aux manifesta- 
tions les plus remarquables de la vie religieuse de cette époque si agitée qui 
précède immédiatement en Grèce la période philosophique. » « Les noms 
légendaires de la Sibylle et de Bakis nous disent quel a été ce prélimi- 
naire prophétique de la sagesse grecque » ^ 



§ 109. — Les derai-dieus, les héros et les démons. 

Héraklès est le plus populaire des demi-dieux et aussi le plus considé- 
rable. A la fin de sa carrière il monte au ciel et prend place parmi les 
dieux de l'Olympe. Le développement de cette divinité et de son mythe, si 
nettement hellénique, reste un problème. Von Wilamowitz explique le 
culte d'Héraklès en éyhémériste : le champion dorique aurait été vraiment 
un héros et le fondateur d'une race, et ses exploits, survivant dans la 
mémoire de son peuple l'auraient fait adorer comme un demi-dieu. Quant 
aux peuples qui avaient éprouvé sa puissance, ils en ont fait un démon, 
que l'on admire, que l'on redoute et dont finalement on sollicite l'appui. 
Il devint ainsi peu à peu le dieu fils, « engendré par Zeus pour être aux 
dieux et aux hommes un appui dans tous leurs malheurs ». « Il a été un 
homme, il est devenu un dieu, il a souffert, il a gagné le ciel », c'est ainsi 
que von Wilamowitz trace l'image du héros, « auquel ont cru les Hellènes, 
tous les Hellènes ». 

Mais on ne peut nier que des mythes divins ne soient mêlés à la 
légende d'Héraklès. Il a des traits d'un dieu taureau et des rapports avec 
Melkarth tyrien. Héraklès, d'après Usener, n'est devenu un héros terrestre, 
comme plusieurs des dieux dénaturés, que pour avoir été adopté par des 
familles, princières. Une quantité de récits et de contes se créent autour du 
héros populaire; la poésie finit par le célébrer à la fois comme le repré- 
sentant accompli de la force humaine et comme le grand martyr à qui l'on 
reconnut finalement la dignité divine. Il faut reconnaître que la légende 
héroïque et le mythe ont collaboré à la création d'une pareille divinité. Les 
deux explications contraires de l'origine d'Héraclès peuvent probablement 
se concilier si l'on admet ainsi un double processus. Il est vraisemblable que 



1. Rohde, Psyché 1, 347-348, 352; 2'^ édit,, II, 60 sqq. 



S36 , HISTOIRE DES RELIGIONS - 

la légende d'Héraclès est vefïiue de Test de la Grèce centrale, où le héros 
était adoré comme un dieu, pour se répandre en d'autres pays où elle s'est 
mêlée à des légendes héroïques locales, comme chez les Doriens. E. Meyer 
voit dans l'abaissement et l'élévation d'Héraklès les traces d'un drame 
naturaliste : l'hypothèse convient pour la descente aux enfers et le bûcher 
final, mais on peut hésiter à regarder comme dérivés du mythe naturaliste 
les récits relatifs aux servitudes d'Héraklès, récits que l'on retrouve sous 
forme de contes. 

Comme à Héraklès, on peut attribuer à la plupart des demi-dieux de la 
Grèce une origine ou divine, ou humaine. Plusieurs des héros homériques 
ont été d'abord des dieux locaux, en Béotie, en Attique, en Argolide, en 
Laconie, rarement chez les Ioniens. L'existence d'un Zeus Agamemnon 
nous montre qu'un ancien dieu local nommé Agamemnon était confondu 
avec Zeus ; il avait un culte à Sparte, à Mycènes et à Chéronée. Dans cette 
dernière ville son sceptre était le symbole du culte, il avait son prêtre 
spécial dans la maison duquel on le gardait et on lui offrait des sacrifices. 
Clytemnestre, Cassandre et Alexandra, qui plus tard se confondit avec 
elle, sont unies à ce culte d' Agamemnon. Cette Alexandra était une 
ancienne déesse protectrice des villes et des hommes qui avait des sanc- 
tuaires à Amyclées et à Leuctres. Avec plus d'évidence encore, Hélène 
nous apparaît comme une déesse laconienne, probablement une déesse des 
arbres (SevSpÎTtç) ; les jeunes filles Spartiates faisaient vœu dans le chant 
d'hyménée d'attacher une couronne de lotus à son platane sacré et de 
l'oindre d'une huile contenue dans un flacon d'argent. Ménélas était l'objet 
d'un culte sylvestre de la même espèce. Hélène avait un sanctuaire à 
Sparte, où on l'adorait surtout comme protectrice des jeunes filles. A cette 
fonction se rattache l'histoire racontée par Hérodote, qui veut qu'Hélène 
ait été une enfant fort laide avant de devenir la plus belle femme de 
Sparte, et aussi la fête des Heleneia, pendant laquelle les jeunes filles 
Spartiates entraient dans le temple sur un chariot d'osier. La légende du 
rapt d'Hélène ne se présente pas seulement sous la forme homérique ; dans 
une autre version elle est enlevée par Thésée pendant un sacrifice dans 
le sanctuaire d'Artémis 6p6ia. 

Le culte de Diomède était très répandu, surtout dans les colonies de la 
basse Italie. On lui sacrifiait des chevaux, et dans l'Iliade il est insépa- 
rable de cet animal. Le vol de chevaux, l'acte typique de son histoire, est 
un véritable thème mythologique qui ramène du héros au dieu. On 
considérait déjà dans l'antiquité comme une divinité le Diomède de Thrace 
qui jetait à ses étalons furieux les étrangers ; c'était un roi de l'hiver ou de 
la tempête, dont les chevaux étaient les vagues déchaînées qui venaient 
se briser sur les côtes. Depuis Welcker, quelques mythologues ont consi- 
déré le fils de Thétis comme un dieu de l'eau, le héros contre qui la 
violence des eaux ne peut rien, Achille aux pieds légers, dont le nom 
ressemble tant à celui du fleuve Achéloûs. De fait Achille a été adoré sur 
les côtes comme maître de la mer, par exemple sur les côtes du Pélopon- 
nèse et plus tard surtout le long de la mer Noire. Il avait un temple et un 



^ LES GRECS 537 

oracle à Leucé, petite île située aux bouches du Danube, où les marins et 
les naufragés venaient le consulter. Achille se manifestait au navigateur 
dans les songes; il apparaissait assis sur le mât et indiquait la bonne 
route pour entrer au port. 

Cette transformation de vieilles divinités en héros épiques s'accomplit 
de deux façons suivant Userier. On peut remarquer d'abord que, quand 
les familles nobles et guerrières font remonter leur origine jusqu'aux 
dieux, ces dieux tendent à devenir eux-mêmes des héros et des chevaliers. 
La poésie épique, qui préfère les figures concrètes et terrestres, les repré- 
sente d'une façon aussi humaine que possible. En second lieu, il est clair 
qu'un grand nombre de ces figures légendaires sont des dieux détrônés, 
et dans la mesure où ils ne se changent point en divinités plus élevées, 
ils sont exposés à perdre leur caractère divin et à poursuivre leur vie sous 
d'autres formes, soit comme démons et esprits malins, soit comme héros 
humains, d'épopées ou de contes. On trouve dans V Odyssée une foule de 
dieux de cette sorte. 

D'autre part, il faut tenir compte de ce que les Grecs étaient portés à 
accorder les honneurs divins à des personnages fameux et à les considérer 
comme des divinités. Cette habitude de faire des héros persiste pendant 
toute l'histoire grecque; rappelons seulement la déification d'Harmodius 
et d'Aristogiton. Ces favoris du peuple et des dieux jouissaient de l'immor- 
talité divine, c'est-à-dire non seulement de la continuation de l'existence 
après la mort, mais d'une vie supérieure, joyeuse et heureuse. Ils y 
arrivaient en général par un enlèvement, par une translation soudaine, 
qui les transportait après leur mort ou même pendant leur vie, dans 
une contrée bénie, les Champs Elysées, les Iles Fortunées, les campagnes 
voisines de l'Océan, etc.,' contrée cependant distincte en général de la 
résidence des dieux. 

Tant de causes différentes agissant en même temps, nous ne pouvons 
nous étonner de voir les -mots de héros, demi-dieu, fils des dieux, devenir 
assez vagues. La poésie épique dessina les figures des héros. On les adorait 
dans les cultes chthoniens. Mainte légende locale, maint rite persista dans 
cette religion vivante. Les causes de développement du culte des héros 
sont historiques et Deneken a sans doute raison de croire qu'il date en 
bonne partie du vn% du vra°, au plus tôt du ix'' siècle. Alors se trouvè- 
rent réunies toutes les conditions qui pouvaient favoriser son développe- 
ment : la décadence de plusieurs anciens cultes divins, le besoin de ratta- 
cher aux dieux les héros éponymes, la formation d'épopées généalogiques 
destinées à célébrer les grands, le passage des soins donnés aux morts au 
culte des morts, surtout la fixation du peuple, définitive seulement alors, 
et grâce à laquelle purent naître des cultes locaux comme le sont généra- 
lement ceux des héros grecs. Mais nous croyons, avec Ed. Meyer\ que la 
cause principale a été l'influence de l'épopée qui a héroïsé tant d'êtres divins 

1. II, § 277 



538 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

et introduit une catégorie spéciale de héros intermédiaires entre les dieux 
et les hommes. 

A côté des demi-dieux les Grecs placent les démons. Mais tandis que le 
demi-dieu est une synthèse plastique de l'humain et du divin, il faut au 
contraire considérer le démon comme un être qui n'est ni homme ni dieu, 
mais qui se montre aux hommes comme une manifestation divine. Dans 
la langue épique le mot Baïu-wv signifie sans doute la même chose souvent 
que le mot 9eoç. Mais la véritable signification du mot est déjà tout à fait 
particulière ici : « ce qui nous surprend tout à coup comme un message 
d'en haut, ce qui nous favorise, ce qui nous afflige et nous courbe, apparaît 
à l'imagination surexcitée comme d'essence divine; la notion de Sa^(j.<ov 
convient à la définition de cette essence, et il importe peu de savoir si un 
dieu personnel qu'on pourrait nommer se tient ou non derrière le démon. 
Les crises d'épilepsie, la démence et la rage prouvent qu'un démon a pris 
possession de l'homme : le voyant de bas étage ou le prêtre peuvent 
déduire des symptômes quelle est la divinité qu'il importe de propitier », 
ou bien — à un degré plus bas — « quel démon s'est installé dans 
l'homme. et doit être exorcisé par des conjurations magiques ». D'autre 
part, le démon joue le rôle de protecteur personnel ou d'esprit malfaisant 
attaché à un homme qu'il accompagne pendant la vie, dont il dirige les 
pensées, les désirs et les inclinations. L'idée qu'un démon est donné à 
l'homme au moment de sa naissance existe déjà au temps des Orphiques, 
de Théognis et de Pindare; elle fut fixée alors dans le langage par les 
mots eùSatVwv et eijSat[i,ovta. Les philosophes essayèrent de lui donner un 
sens psychologique. « La conscience de l'homme est son démon, » dit 
Heraclite. La conception populaire que n'atteignirent pas ces abstractions 
survécut et se prolongea dans le christianisme*. 



§ 110. — Les mytlies. 

L'histoire de la religion grecque n'a pas à traiter de ce qu'on appelle 
l'explication des mythes. Les mythes se sont formés à une époque 
préhistorique. Nous n'avons à nous occuper ici que de savoir quelle place 
leur donnaient les Grecs dans la religion. Il est curieux qu'ils aient consi- 
déré Homère et Hésiode, qui, nous l'avons déjà vu, traitaient si librement 
les mythes, comme les vrais représentants et les témoins pour ainsi dire 
officiels de l'âge mythique. 

Les mythes devaient principalement à leurs attaches avec le culte leur 
importance dans la vie religieuse. Beaucoup sortaient tout simplement 
du culte, c'étaient des mythes étiologiques destinés à illustrer certains 
lieux de culte ou souvent à expliquer certains rites ; l'association du 
mythe et du rite remonte iDàrf ois si haut que nous ne saurions plus dire 
quel était le plus ancien. Donc les récits comme le rapt de Korè, l'iepo? 

1. Voir Usener, Gôifernamen, p. 291 et suiv. 



LES GKEGS 539 

Yà[ji.oç, ràTcoS-fiy-t'a d'Apollon correspondent à des cérémonies. Il en résulte 
qu'au point de vue religieux il y avait une grande différence entre les 
mythes qui avaient ainsi grandi avec le culte et d'autres, comme la. Tita- 
nomachie, la querelle entre Apollon et Hermès, certaines histoires d'amours 
divines. Ainsi tandis que la plupart des mythologues partent ou bien de 
la signification naturaliste des dieux, à la façon de l'ancienne mythologie 
comparative, ou bien de la forme homérique des mythes, la véritable 
méthode de la mythologie grecque devrait consister à étudier surtout ce 
rapport des mythes avec le culte. 

Une deuxième cause de la durée des mythes était l'usage qu'en faisaient 
l'art plastique et la poésie. L'art reprend sans cesse les vieilles figures et les 
vieilles histoires. Nous pouvons distinguer la représentation purement 
artistique et décorative des mythes telle que nous la voyons généralement 
sur les vases peints, de leur interprétation religieuse. Ainsi Phidias avait 
sculpté sur le piédestal du trône de Zeus Olympien une série de scènes 
mythiques : le sphinx thébain, les Niobides, les hauts faits de Thésée et 
d'Héraklès, etc. ; mais, au-dessus de ces exploits et de ces scènes de souf- 
france, le Dieu trônait dans sa sérénité. Du reste, les arts plastiques ont 
beaucoup contribué, non seulement à donner aux dieux une forme humaine, 
mais encore à représenter une humanité divinisée. Ils expriment l'idéal. La 
représentation plastique des mythes dans l'âge d'or de l'art grec n'est point 
allégorique : le but était d'embellir et de rajeunir les vieilles figures. C'est 
ainsi que l'art et la poésie ont conservé aux Grecs leurs anciens dieux et 
leurs anciens mythes, et la tradition mythique ne s'éteignit pas tant que 
les idées les plus hautes se présentèrent sous les vêtements du mythe. 

11 est certain que par là même un conflit devait s'élever entre les nou- 
velles convictions ou les nouveaux besoins de la pensée et les vieilles for- 
mules de la mythologie. Dès que l'on eut pour les dieux des exigences 
morales, que l'esprit de progrès se fut choqué des absurdités contenues 
dans les mythes, on chercha à les interpréter ou à les combattre. Grote 
montre bien le rôle important que prend l'exégèse des mythes dans la vie 
intellectuelle des Grecs, il a senti et défini avec finesse les nuances qui 
distinguent à ce point de vue les grands hommes de l'Hellade. 

Bien que réduits par la perte d'une grande partie de la littérature grecque 
au hasard des fragments et des allusions, nous en savons assez cepen- 
dant pour nous figurer la suite des opinions exprimées sur les dieux et les 
mythes. Nous ne connaissons pas d'époque où les Grecs crurent naïve- 
ment à leurs mythes et y trouvèrent l'expression de leurs idées sur les 
dieux. Les penseurs et les poètes grecs, depuis Homère et Hésiode, adop- 
tent tous en face de la mythologie une attitude critique, laissant les mythes 
de côté, ou bien les interprétant à leur convenance, et c'est là le cas le plus 
fréquent, car ils attribuaient encore assez de valeur à la tradition mythique 
pour essayer de s'y accommoder. 

L'opposition à la mythologie apparaît chez les Grecs bien avant le temps 
que nous sommes habitués à considérer comme le siècle des lumières, celui 
des sophistes. Dès le vi"' siècle, et plus tôt encore, les philosophes la trai- 



540 . HISTOIRE DES RELIGIONS 

talent avec beaucoup de liberté; ainsi Xénophane s'attaqua aussi vive- 
ment à la forme anthropomorphique des dieux homériques qu'à leurs 
fautes morales. Nous trouvons, avant Socrate, des précurseurs à presque 
toutes les tendances de l'exégèse postérieure. Théagène de Rhégium trans- 
formait allégoriquement les dieux en concepts moraux : Athéné est l'intel- 
ligence, Ares la stupidité, Aphrodite le désir. Hérodore d'Héraclée, contem- 
porain de Socrate, semble avoir fourni des explications dans le goût de 
l'évhémérisme futur : Atlas avait enseigné la physique à Héraklès, Promé- 
thée était un roi scythe enchaîné par ses sujets. On fait souvent remonter 
l'interprétation physique des mythes à Anaxagore ; son ami Métrodore de 
Lampsaque l'aurait étendue aux légendes héroïques (Agamemnon était 
l'éther). Le sophiste Prodicos voyait dans la mythologie la divinisation 
des choses utiles aux hommes : le soleil, la lune, les fleuves, les sources, 
le feu (Héphaïstos), le pain (Déméter), le vin (Dionysos); c'est une opinion 
que partageait le poète comique Épicharme : - 

ô [j,Èv 'E7ccj(;ap}x.oç toOç 9eoÙç eïvat Xéyet 
àvs[iOUç, {iôwp, y/jv, vîXtov,' iivp, àa-TÉpaç. 

Nous savons par un passage célèbre de Platon ^ que Socrate se moquait 
de cette exégèse d'esprits bornés (àypoixto nvl aocpta); mieux valait se com- 
prendre et s'expliquer soi-même. 

La position prise par les poètes et les historiens du v® siècle est intéres- 
sante. Il va de soi qu'ils avaient tous leurs objections, mais les uns les 
cachaient, les autres préféraient les étaler. Pindare, Eschyle et Sophocle 
pratiquaient une sélection intelligente ; leurs œuvres ne donnent pas l'im- 
pression que la mythologie grecque soit si indécente et si absurde ; ce qui 
choque est élagué. Euripide, au contraire, ne manque jamais de laisser 
tomber sur les dieux une lumière désagréable et d'insister sur les contra- 
dictions inconciliables qui séparent les mythes de son opinion personnelle. 
Hérodote, qui était un croyant, souvent crédule, savait se dérober aux 
exigences trop fortes de la foi : il doute qu'Héraklès ait pu tuer tout seul 
plusieurs milliers d'hommes, et il est heureux d'être débarrassé du mythe 
des colombes parlantes de Dodone par le récit des prêtres thébains. Thu- 
cydide s'occupe peu de mythes, mais toujours il les ramène à la vraisem- 
blance; il regarde la guerre de Troie comme un grand événement politique. 

Au ra^ siècle pour la première fois se dessina nettement l'opposition qui 
a dominé, depuis, l'histoire de l'exégèse, entre la tendance historique et la 
tendance allégorique. La première était celle d'Evhémère; d'autres l'avaient 
précédé, Théophraste, par exemple. L'école du Portique suivait la seconde : 
elle fit des dieux et des mythes des forces et des phénomènes physiques ou 
des qualités morales. Ainsi Gléanthe dans son hymne présente Zeus comme 
le principe du monde suivant la doctrine stoïque ; les livres de Chrysippe 
contenaient, paraît-il, des explications semblables. On confondait Kronos 
avec Chronos, le temps ; Athéné s'appelait Tritogeneia parce qu'elle unis- 

1. Platon, Phèdre, 229 c. Voir aussi Xénophon, Memor., 1, 3, 7. 



LES GRECS 541 

sait en sa personne la triple sagesse, physique, éthique et logique. Les 
allégories éthiques viennent, d'ailleurs, en seconde ligne chez les stoïciens, 
mais elles n'étaient pas moins en faveur. 

Dans une histoire quelque peu complète de l'exégèse mythologique il 
conviendrait de citer plus de noms et d'ouvrages. Nous avons seulement 
voulu montrer comment les Grecs s'accommodèrent à leurs mythes et les 
réconcilièrent avec leur conscience. 



§ 111. — Le culte. 

Il est difficile d'indiquer exactement quelle place était réservée à la 
religion dans la vie publique des Grecs. Le culte était chose d'Etat ; le 
citoyen n'avait que le droit et le devoir d'y prendre part ; l'État punissait 
la hierosylia^ les empiétements sur le domaine des dieux, les atteintes 
au lepdv. L'Etat supportait la plus grande partie des frais du culte public. 
Il reposait lui-même sur des fondements religieux. Les anciens né 
pouvaient se figurer la famille, le clan, les divisions même artificielles 
comme les phylai de Clisthène, et l'État lui-même, que comme des com- 
munautés de culte ; Fustel de Coulanges ^ a très justement analysé ces 
rapports du culte et de la vie publique. Il est significatif que la légende 
et l'histoire fassent agir les grands législateurs comme Solon et Lycurgue 
sous la surveillance ou l'inspiration des dieux, et souvent de l'oracle 
de Delphes. C'étaient donc les dieux qui avaient donné à l'État ses insti- 
tutions ; d'eux dépendait l'ordre social. Ainsi la religion chez les Grecs 
n'avait pas de domaine à part; le devoir civique avait un caractère reli- 
gieux et le devoir religieux était une loi de l'État. Sans doute l'État ne 
reposait pas sur des convictions religieuses, mais sur des pratiques 
rituelles ; les lois ne prescrivaient pas de façon de penser ; il est tout à fait 
exceptionnel que la loi insiste sur la piété intérieure, comme dans l'intro- 
duction aux lois du législateur locrien Zaleukos, qui d'ailleurs est posté- 
rieure aux lois mêmes. La piété consistait en pratiques. Il fallait servir les 
dieux vdfxo) TrdXecoç, sans ébranler les traditions des aïeux, car, comme 
le dit un fragment hésiodique, &<; xe r.é'kiq pé^r^ai' vdfjLoç S'âpyocToç, aptc-Toç^. 
Ces mots semblent une profession d'indifférence religieuse, mais il n'en 
était pas ainsi pour les anciens. Même au point de vue religieux et moral, 
l'éducation du peuple était abandonnée aux philosophes et aux poètes ; 
il importait peu qu'ils fussent des croyants ou des esprits forts. Sur 
la scène publique, on pouvait se permettre à l'égard des dieux les plai- 
santeries les plus légères ou les invectives les plus violentes. D'autre part 
la pratique individuelle était libre; aucune inquisition ne recherchait 
SI les citoyens accomplissaient avec scrupules leurs devoirs religieux. 
Les Athéniens sans doute n'aimaient pas les nouveautés et étaient prompts 



1- La Cité antique. 

2. Cité par Porphyre, De abstin., II, 18. 



542 HISTOIRE DES RELIGIONS 

à accuser d'impiété Phidias, Euripide, Aristote. Mais les exilés d'Athènes 
trouvaient un refuge sûr dans la plupart des autres pays grecs. Dans les 
procès de religion intentés à plusieurs philosophes, à Anaxagore, à Pro- 
tagoras, à Socrate, il s'est agi surtout des dangers que courait la religion 
publique, le culte de l'État ; à vrai dire, nous ne pouvons pas expliquer 
en quoi ces hommes-là justement étaient plus dangereux que beaucoup 
d'autres; les raisons politiques durent souvent Jouer le plus grand rôle. 
Le culte variait en Grèce suivant les lieux et nous ne savons pas ce qui 
se passait dans un grand nombre de sanctuaires. Du reste les fouilles des 
temples nous apportent sans cesse de nouveaux renseignements. Nous ne 
sommes informés avec une certaine précision que sur le culte athénien. 

Les Grecs avaient encore à l'époque historique beaucoup de bois (aXcroç) et 
d'enceintes (Tép.£voç) sacrés et des autels (ptop-dç) en plein air, comme nous 
en rencontrons chez Homère. Les temples (vadç, îspdv) étaient en général 
isolés par une clôture quelconque (epxoç, TrepiêoXoç). Beaucoup étaient situés 
sur des hauteurs, sur. les acropoles des cités, et cette position n'était pas 
choisie pour des motifs ^Durement esthétiques. Le temple était environné 
d'un respect religieux; la pureté y était le premier devoir; aucun criminel 
ne devait y pénétrer; des choses que l'on souffrait ailleurs dans les tem- 
ples, notamment les relations sexuelles, étaient criminelles chez les Grecs ^ 
L'accès des sanctuaires était souvent interdit ou limité : personne ne pou- 
vait entrer dans l'enceinte de Zeus Lycien en Arcadie ; les prêtres seuls 
avaient le droit, à certaines époques, de pénétrer dans le temple d'Athéna 
Polias à Tégée; ailleurs, certaines classes d'hommes étaient exclues, comme 
les Doriens du temple d'Athéna sur l'Acropole d'Athènes. A cause de leur 
caractère inviolable, les autels et les temples ojffraient un asile (a(7uAov) aux 
débiteurs, aux fugitifs et aux esclaves. Dans la salle intérieure d'un grand 
nombre de temples {0'/)c7aupdç) on conservait aussi les trésors de l'État et 
l'argent des particuliers. Bien que les lieux consacrés fussent séparés de 
la vie ordinaire, le sacré et le profane se coudoient facilement. Sur l'agora, 
dans la salle du conseil, au gymnase, dans la maison d'habitation, d^ans 
les rues, sur les chemins, dans des coins et aux limites s'élevaient des 
autels, des hernies^ des statues représentant 'Kan'a irpuTavTTtç, les ôeoi àyuteTç, 
'Exàr-ri TpioStTiç, Zeùç ô'pioç, etc. Dans une foule de temples d'ailleurs, l'accès 
était libre à qui voulait sacrifier ou simplement contempler l'idole. 

Les temples s'élevaient en général au-dessus d'un soubassement et 
formaient un quadrilatère long, couvert d'un toit à pignon. Les restes de 
cette architecture et des œuvres de l'art plastique nous permettent 
d'apprécier l'importance de ces monuments. Sans doute pour s'en faire 
une idée vivante il faut appeler à l'aide l'imagination; le revêtement 
polychrome des temples et des statues devait en particulier produire une 
impression plus vive que celle que nous donnent les ruines décolorées ou 
les copies des monuments. 
Les temples étaient tournés en général du côté du soleil levant, la statue 

1. Hérodote, II, 64. 



LES GRECS 543 

placée en face de l'entrée dans la partie occidentale de l'édifice. Les cha- 
pelles des héros {heroa) n'avaient pas leur entrée tournée vers l'est, mais 
vers l'ouest, le monde souterrain s'ouvrant de ce côté. On peut partager 
les temples en temples destinés au culte où se dressait l'image sacrée 
(ayaAfxa), où se gardaient les ustensiles et s'accomplissaient les actes du culte, 
et en temples d'initiés (telesteria) , comme celui d'Eleusis. K. Bôtticher a 
distingué une autre classe spéciale, celle des temples agonis tiques, dans 
lesquels on conservait les accessoires nécessaires aux processions solen- 
nelles et où l'on distribuait les prix des luttes : c'est ainsi que le Parthénon 
était destiné aux Panathénées, le temple de Zeus à Olympie aux jeux 
Olympiques. Dans les temples de la première classe, on ne plaçait sur les 
tables d'offrandes que les offrandes non sanglantes; les sacrifices san- 
glants, de même que les grandes réunions et les processions avaient lieu 
en dehors du temple, la plupart du temps dans l'enceinte sacrée. Dans 
cette enceinte s'élevaient souvent encore une foule de sanctuaires et d'au- 
tels; c'est là et dans le temple lui-même qu'on conservait les objets 
consacrés aux dieux, les reliques et les offrandes (àvaÔT^fxara) des rois, 
des cités, des artistes, des particuliers : vaisselle [et meubles variés, 
vêtements, chevelures coupées, objets précieux, objets d'art ou butin. Le 
temple de Delphes avait acquis d'immenses trésors. Il y avait encore la 
masse des reliques, miraculeuses ou simplement vénérables. Ici l'on possé- 
dait un omoplate de Pélops, là l'ancre des Argonautes ou la galère de 
Thésée, ailleurs un autel construit avec les cendres des animaux brûlés 
en sacrifice; Héraklès en avait élevé un, paraît-il, avec leur sang figé. On 
conçoit que ces particularités aient donné lieu à des légendes spéciales; 
chaque district et chaque localité avait une prédilection pour les siennes ; 
on les racontait volontiers; sous l'empire romain, Pausanias put encore 
les recueillir. 

Les prêtres étaient honorés, mais sans grande influence. Ils ne for- 
maient pas une caste fermée; on trouvait, il est vrai, çà et là, des 
familles sacerdotales, mais elles n'avaient aucun lien entre elles. Les prê- 
tres n'avaient pas davantage le droit exclusif d'accomplir les ïepa ; le père 
de famille, le chef du clan, le général, nombre de magistrats, comme rapx.a>v 
paaiXeuç à Athènes et les rois à Sparte, offraient des sacrifices et surveil- 
laient les choses de la religion. Enfin les prêtres ne se chargeaient ni d'en- 
seigner la religion ni de veiller sur les âmes. Leur compétence se bornait 
au seul sanctuaire auquel ils étaient attachés. On n'était pas prêtre tout 
court, mais prêtre de Poséidon Érechthée, d'Apollon Patroos, de Zeus Bou- 
laios et d'Athéna Boulaia à Athènes. L'importance du prêtre grandissait 
avec celle de son sanctuaire ; c'est ainsi que les prêtres de Delphes purent 
exercer une véritable influence. Mais nous ne connaissons guère que le 
clergé d'Athènes*. 

Les prêtres étaient sous la protection des divinités qu'ils servaient; 
quelquefois ils les représentaient absolument. Gomme signes de leur 

• Intéressante est la monographie de J. Martha, Les sacerdoces athéniens, 1882. 



544 iHûxUlrtni JUBiO 4Ji'iJiijriui>o 

dignité ils portaient en général des bandelettes et une couronne. Les 
oracles ordonnaient de respecter les prêtres ^ ; dans les assemblées et au 
théâtre les prêtres avaient un droit de préséance, la proedria. Ce sont 
les inscriptions des 59 sièges réservés aux prêtres athéniens dans le théâtre 
de Dionysos qui nous fournissent le catalogue hiérarchique des sacer- 
doces pour l'époque impériale; il est facile de distinguer les anciens sacer- 
doces des nouveaux : vient d'abord l'hiérophante de Déméter, puis le prêtre 
de Zeus Olympien, etc. Les fonctions, les devoirs et les droits des prêtres, 
bien que différant avec les sanctuaires, étaient cependant au fond les 
mêmes à peu près partout. Ils avaient à accomplir les cérémonies du culte 
selon la tradition, la règle du temple, et en vue de l'intérêt public. Les 
prêtres étaient des fonctionnaires de l'Etat et soumis comme tels aux lois 
et aux décisions des hauts magistrats, auxquels ils étaient comptables de 
leur charge. Une loi pouvait menacer de la malédiction des prêtres ceux 
qui s'allieraient aux Perses. Les fonctions sacrées étaient souvent étroite- 
ment unies à des fonctions mantiques, mais elles consistaient surtout à 
parer et nourrir l'image qui était l'objet du culte, à faire les sacrifices 
(c'était le principal), à avoir soin du sanctuaire. Souvent les prêtres rési- 
daient dans le temple et vivaient de l'autel. 

Il y avait des sacerdoces à vie et héréditaires : c'était le cas dans les 
cultes devenus cultes d'État après avoir été ceux d'une famille, ainsi les 
descendants de Boutes étaient chargés à Athènes du culte d'Athéna Polias 
et de Poséidon Erechthée, les Eumolpides à Eleusis de celui de Déméter. 
D'autres prêtres, élus ou tirés au sort, étaient nommés pour un an ou plus. 
Certains sacerdoces s'achetaient. Les noms des prêtres différaient suivant 
les cultes et les fonctions. Le terme commun était kpsuç; le prêtre de Zeus 
à Syracuse s'appelait Amphipolos, les prêtresses des Euménides se nom- 
maient Leteirai^ celles de Déméter souvent Melissai, à Sparte celles des 
épouses des Dioscures, Leukippides. Les noms des hieropoioi, hierothytai, 
eokoroi, phaidyntai, exegetai, kerykes répondent à leurs fonctions spé- 
ciales. Il y avait en plus un grand nombre de serviteurs divers : trapezo- 
phoroi, purphoroi, chanteurs, musiciens et esclaves du temple {hierodou- 
loi). Les dieux avaient ordinairement des prêtres, les déesses des prêtresses ; 
Athéna était servie à Tégéepar des jeunes garçons, Poséidon, dans l'île de 
Calaurie,par des jeunes filles. Pour être prêtre il fallait en général être 
citoyen, d'une parfaite honorabilité, sans tares corporelles. Les règles de 
pureté variaient. Plusieurs sacerdoces exigeaient la chasteté, en général 
temporaire; d'autres avaient des interdictions spéciales, relatives aux 
vêtements et à la nourriture, mais cela était exceptionnel; les prêtres 
n'étaient pas assujettis en général à des prescriptions minutieuses. 

Le rituel n'a pas fourni comme dans l'Inde matière à commentaires et 
à spéculations philosophiques. On s'y conformait sans beaucoup y songer, 
on y attachait juste assez d'importance pour ne pas l'oublier. Nous 
pouvons voir quel rôle il jouait dans la vie par les allusions de la 

1. Oq en trouvera un exemple chez Schœmann, II, 416. 



LES GRECS 545 

littérature, notamment chez Aristophane. Il y avait naturellement à 
Athènes des gens superstitieux et des esprits forts. Mais il est peu probable 
que ces derniers aient poussé aussi loin l'opposition, au moins au 
v^ siècle, que les Epicuriens des générations suivantes, dont Plutarque 
nous dit avec colère qu'ils traitaient de cuisinier le prêtre abattant 
l'animal sacrifié. 

Par les sacrifices les Grecs pensaient s'assurer la faveur des dieux et 
être payés de retour. Les consécrations d'objets (àvaô-^fxaTa) dans les sanc- 
tuaires avaient le même but. Les sacrifices proprement dits étaient les uns 
sanglants, les autres non sanglants, sans qu'il soit possible de dire laquelle 
de ces deux espèces était plus ancienne ou plus générale. A la classe des 
sacrifices non sanglants appartenaient les xépv-ri, plats de légumes et de 
fruits, les prémices offertes aux Thargélies, les produits de la récolte que 
l'on cuisait au mois de Pyanepsion, les etpscttovv), branches garnies de pâtis- 
series, les à[jL9tcpâivTeç, gâteaux illuminés consacrés à Artémis, la yaXa^ia, 
bouillie d'orge offerte à la mère des dieux, les apxot oêeXtat, les gâteaux en 
bâtons de Dionysos, la pâtisserie qu'on présentait à Athènes à Zeus Mei- 
lichios, etc. Les animaux sacrifiés d'ordinaire étaient le mouton, la chèvre, 
le bœuf et le porc. On offrait des chevaux aux dieux des fleuves, des chiens 
à Hécate et à Sparte, à Ares, des animaux sauvages à Artémis seulement. 
Les sacrifices humains durèrent très tard. Des libations accompagnaient 
le sacrifice dans le culte du temple ; on en faisait également pendant le 
repas et dans diverses occasions du culte domestique. Aux repas, on con- 
sacrait une coupe àyaôw Sai[i.ovt et souvent trois autres aux dieux olympiens, 
aux héros et à Zeus acoTr^p. Ces libations étaient devin; mais pour les dieux 
chthoniens, pour les Érinyes, pour les Nymphes et sur les tombes, c'étaient 
des v'rjcpocXia, libations (xoaî) de lait ou d'hydromel (txsXt'xpaTov). Les rites 
variaient avec les sanctuaires comme avec l'objet du sacrifice; il -faut 
remarquer notamment les différences que présente le rituel des dieux 
supérieurs avec ceux des dieux chthoniens, des morts et des héros. Aux 
premiers on sacrifiait le matin, aux seconds, le soir. Aux premiers on 
offrait des animaux blancs, aux seconds, des animaux noirs. Un repas 
suivait le sacrifice fait aux dieux du ciel; iL fallait brûler entièrement et 
enterrer la bête consacrée aux divinités souterraines , en laissant couler 
son sang dans une fosse ^ ; l'homme ne devenait jamais le convive des 
dieux des enfers. . 

On sacrifiait après une victoire, avant l'assemblée du peuple, quand on 
prêtait serment et quand on faisait un traité (opxta Té[x.ve'.v), pour expier 
une faute (àyvi'oravTeç xotX [leOJ.jiot. ôucravTsç) ^, au labourage, au début de toutes 
les entreprises importantes, en se mariant, en partant en voyage, au 
retour, en recevant de bonnes nouvelles, au moment de se livrer à des 
opérations mantiques, et dans cent autres cas. Dans les circonstances 

1- Comparer un oracle de Porphyre chez Eusèbe, Pi^aep.Evang., IV, 9. Il est vrai que 
G. "Wolff a contesté son authenticité, Porphyrii de philos, ex oraculis haurienda libb. 
^elL, 1856. 

2. Apollon., Argonautica, IV, 702-717. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 35 



546 HISTOIRE DES RELiaiONS 

importantes on sacrifiait des hécatombes, où les victimes n'étaient 
pas toujours exactement au nombre de cent. Les sacrifiants privés, ou 
les magistrats quand il s'agissait de sacrifices d'État, préparaient la céré- 
monie; lès prêtres recevaient les oblations, les consacraient, immolaient 
les animaux et récitaient les prières d'usage. La part des dieux était brûlée 
avec des fumigations d'encens ; le sacrifiant et ceux qui avaient pris part 
à la cérémonie faisaient un festin de ce qui restait. Dans les grandes fêtes 
il y avait des repas populaires. 

Le sacrifice était naturellement assujetti à une infinité de règles. Les 
animaux immolés devaient être beaux et sans défauts, ouBèv xoXopàv 
7rpo(7oépo[jt.sv Tcpoç TolçQs.ohq, àXXà xÉXetaxal oXa *; par exception on mentionne 
à Sparte le sacrifice de victimes estropiées (dvaV/ipa). Le feu devait être 
pur : on ne pouvait y employer n'importe quel bois. Les Spartiates 
emportaient en campagne du feu pris au foyer national; les colonies 
allumaient leur feu sacré au foyer de la cité mère. Le prêtre ne devait pas 
être souillé par un contact impur; il portait en sacrifiant des vêtements 
blancs et en entrant dans le sanctuaire il se lavait les mains dans l'eau 
salée bénite {lipwli). Les assistants étaient au préalable arrosés d'eau et 
touchés avec un charbon pris au feu de l'autel. A ces prescriptions rituelles 
s'en ajoutaient quelquefois de morales : Asclépios, à Epidaure, exigeait des 
intentions irréprochables; un oracle de Delphes^ impose la même obliga- 
tion. Au moment de l'immolation, on réclamait le silence (sùcp-/i[7.ta) et l'on 
faisait de la musique; de préférence on employait la flûte. Les sacrifices 
étaient accompagnés de chants et de danses; le culte des Euménides à 
Athènes faisait exception ; on les appelait pour cette raison les iiauyJociLi. Les 
cérémonies sacrificielles avaient en général un caractère très solennel. La 
littérature nous parle de pompeuses processions (icpocroSoi), avec des chœurs 
qui chantaient les poèmes sacrés, des défilés de prêtres et de magistrats, pro- 
cessions que nous voyons aussi représentées sur les vases et les bas-reliefs. 

La prière était en connexion avec le sacrifice. C'était une formule qui 
accompagnait l'offrande et présentait à la divinité le vœu du sacrificateur. 
Le prêtre récitait la formule, et les fidèles la répétaient. Ces prières mises 
à part, il y avait d'innombrables occasions de prier. Le matin, et au 
moment du repas, on invoquait Hélios en versant des libations ; à Athènes, 
avant l'assemblée du peuple, on prononçait une prière dont, par hasard, 
nous connaissons la formule^. Il est à noter que pour les Grecs, la prière 
n'a pas été uniquement une chose rituelle, mais qu'ils l'ont enrichie 
d'idées et de sentiments religieux. Peu de peuples nous ont laissé, dans la 
prière, autant de manifestations de piétç intérieure que les Grecs. Les 
Spartiates priaient les dieux de leur faire don de ce qui était bon et beau ; 
Pythagore et Socrate enseignaient qu'il fallait leur demander le bien; 
Platon décrit la piété se manifestant dans la prière ^. Outre la supplication 

1. Athénée, XV, 16, p. 674. 

2. Dans Schœmann, II, 216. 

3. Aristophane, Thesmophor., 294 et suiv. 

4. Platon, Leges, X, 887 et suiv. 



LES GRECS 547 

(eux.-*!) et l'action de grâce (sTcaivoç), les Grecs connaissaient l'acte d'adoration 
proprement dit. Les hymnes et les chœurs tragiques qui louent les dieux, 
représentent leur essence et leur figure, ou s'abîment dans la contemplation 
de leur splendeur, sont des formes de la prière. 

Le serment (opxoç) et la malédiction (àpa) se prononçaient aussi en invo- 
quant les dieux, et, par là, il faut les regarder comme des prières. Les Grecs 
en prononçaient souvent. A Athènes, dans la prière qu'on prononçait 
avaiit l'assemblée du peuple, on lançait une malédiction sur quiconque 
livrerait l'État aux Mèdes ou s'emparerait de la tyrannie. Le prêtre de Zeus, 
à Athènes, menaçait de sa malédiction tous ceux qui refuseraient de 
montrer sa route à l'homme égaré, de donner du feu au suppliant, qui 
souilleraient l'eau ou laisseraient les morts sans sépulture. On vouait en 
général les maudits aux Erinyes, mais aussi à d'autres divinités. On met- 
tait des tablettes de plomb dans les tombeaux pour recommander ses 
ennemis à la vengeance des êtres souterrains. Le serment renfermait tou- 
jours une malédiction contre le parjure; en général, on y invoquait Zeus 
ô'pjcio;, mais, également à Athènes, Déméter et Perséphone ([xà tw ôsoj). Un 
orateur définit le serment « une garantie qu'offrent à l'État les magistrats, 
les juges et les particuliers en attirant sur eux en cas de parjure les châ- 
timents divins « *. 

Passons maintenant du culte public aux cultes privés. Entre les deux se 
trouvait le culte des phratries qui était célébré aux frais de l'État; au mois 
de Pyanepsion ces groupes fêtaient pendant trois jours les Apaturies; on 
offrait des sacrifices, on festoyait en commun et les pères introduisaient 
leurs enfants légitimes dans leur phratrie ^. Le culte des différentes com- 
munautés (Ipavot, ôtacjot^) ressemblait à celui des tribus. Mais le culte privé 
proprement dit est celui de la famille *. Il y avait dans la maison des 
Hermès et des autels, dans la rue un Hermès ô'Stoç; à la porte un Apollon 
àyutsuç ; dans l'entrée, comme protection contre les voleurs, un Hermès 
c-TpocpaToç; dans la cour l'autel principal consacré à Zeus IpxeToç; de plus des 
autels pour les 6 sol xr^tjtot, Zeus, Hermès, Agathodaimon, tu^,-/) àyaô-ji, 
Ploutos, et pour les ôeoi Trarpûoi, surtout Apollon. A la différence des 
Romains, les Grecs considéraient donc les grands dieux eux-mêmes coinme 
les génies protecteurs de la maison. Mais la déesse principale de la maison 
était Hestia : le foyer domestique était un asile, beaucoup de cérémonies 
se célébraient autour de lui et le Grec invoquait son Hestia à tout propos. 
En dehors de ces divinités, les familles d'artisans invoquaient souvent 
Héphaistos ou Héraklès, les familles aristocratiques rendaient un culte 
aux dieux ou aux héros auxquels remontait leur origine. La religion 



1. Lycurgue, in Leocr., $ 79. 

2. *Nous avons maintenant un document capital sur le culte des phratries dans une 
inscription de Delphes, qui nous donne les règlements de la phratrie de Labyades. 
[Bulletin de correspondance hellénique, 1895 et 1898.) (H. H.) 

3. Foucart, Des associations religieuses chez les Grecs, 1873. 

^- C. Petersen, Der Hausgottesdienst der alten Griechen, 1851. Voir aussi de nom- 
breux renseignements dans' le Charikles de Becker. 



548 HISTOIRir"'bES RELIGIONS . , ' 

domestique consistait en invocations et en offrandes non sanglantes; on 
ne sacrifiait des animaux qu'exceptionnellement. 

La naissance, le mariage et la mort étaient, en Grèce comme ailleurs, 
sanctifiés par des actes religieux qui ressemblent beaucoup à ceux qu'on 
rencontre ailleurs. Pendant la grossesse les femmes sacrifiaient à Ilithya 
et aux Nymphes. Quand un fils était né on suspendait une couronne d'oli- 
vier à la porte, un morceau de laine quand c'était une fille; c'était autant 
pour le bon présage qu'on y voyait, que pour empêcher les gens de se 
souiller en pénétrant dans une maison où se trouvait une accouchée. Le 
cinquième jour on portait l'enfant autour du foyer {dmphidromia), et pen- 
dant les six premières semaines on accomplissait encore diverses cérémo- 
nies pour purifier l'enfant et la mère. Avant le mariage et au mariage on 
adressait des prières et on présentait des offrandes à Héra, à Artémis, aux 
Moirai, à Ouranos, à Gaîa, à Aphrodite, à Zeus teleios^ aux Nymphes; au 
moment même du mariage on sacrifiait à Héra gamelia un animal ou une 
noix de galle pouT éloigner de l'union toute espèce d'amertume. A Athènes, 
on amenait la fiancée dans le temple d'Athéna Polias ; à Trézène, elle consa- 
crait ses cheveux à Hippolyte ; à Sparte, le rite de l'enlèvement était en 
usage; en beaucoup d'endroits on baignait l'épousée. Au moment venu 
l'époux venait chercher sa femme; on allumait au foyer domestique les 
flambeaux du cortège; la musique des flûtes et le chant des hyménées 
accompagnaient la noce. En général le père de l'épousée offrait le repas; 
à la porte de la chambre nuptiale on chantait des épithalames. Quelques 
jours plus tard le nouveau marié introduisait sa femme dans sa phratrie 
en célébrant un sacrifice. 

Nous ne nous occupons pas ici des monuments funéraires, ni de ce 
qu'ils nous révèlent de la croyance à l'immortalité ^ Il s'agit ici des devoirs 
à rendre aux morts, que les Grecs considéraient comme particulièrement 
sacrés. La crémation du cadavre dans l'antiquité, plus tard son inhuma- 
tion, était un devoir capital : quiconque le négligeait irritait tous les 
dieux, les divinités du monde souterrain qui ne recevaient pas leur dû, 
et les dieux supérieurs offensés, souillés même, par la vue de la mort. Les 
Grecs, en effet, regardaient la mort comme impure; ils ensevelissaient les 
morts avant le lever du soleil pour ne pas offenser cet astre, et il était 
défendu de creuser un tombeau dans l'île sacrée de Délos. A Athènes, on 
plaçait une cruche d'eau à la porte de la maison mortuaire; on lavait et on 
oignait le cadavre ; on le plaçait sur la civière dans le vestibule, la tête 
couronnée, vêtu de blanc, l'obole destinée à Charon dans la bouche. Alors 
commençaient les lamentations dont Solon avait atténué la fureur et le 
vacarme. Le jour suivant avait lieu l'Ixcpopa; les femmes y prenaient part; 
le repas des funérailles achevait les cérémonies. L'histoire rapporte cer- 
taines fêtes funéraires célébrées en l'honneur des soldats tombés à la 

1. Les matériaux ont été réunis dans le grand ouvrage de Stackelberg, Die Gmber 
der Griechen in Bildwerken und Vasengemâlden, 1836, 1837. On trouvera un aperçu 
sommaire dans F. Ravaisson, Les Monuments funéraires des Grecs {R. H. R., 1880, II). 
Cf. aussi Pottier, Les lécythes blancs attiques. 



LES GRECS 549 

guerre, telle la fête annuelle des jeux Platéens en l'honneur des héros 
de 479, et la solennité où Périclès prononça la fameuse oraison funèbre *. 
Souvent on élevait des cénotaphes à ceux qui étaient morts en mer ou à 
l'étranger. Les parents apportaient les offrandes et les libations pour leurs 
morts généralement 3, 9, et 30 jours après l'enterrement, aussi le jour ani- 
versaire de la naissance ou de la mort. A Athènes et ailleurs, nous trou- 
vons une fête générale (la vexusia ou vefjLec-eia, le 5 boédromion), pour 
racheter les fautes ou les oublis dont on s'était rendu coupable envers 
les morts. 

Il nous reste à dire un mot des cultes étrangers. Plusieurs de ces cultes 
s'introduisirent à Athènes et surtout au Pirée, grâce à son commerce actif 
et à sa population flottante. Il y en avait auxquels les Athéniens eux- 
mêmes prenaient part. Tant que ces cultes étrangers appartenaient à la 
religion privée des familles ou des associations, l'État ne s'y opposait que 
lorsque leurs fidèles se montraient hostiles à la religion publique, ou bien, 
ce qui arrivait souvent, lorsque le culte servait de manteau à des pratiques 
criminelles. Les religions étrangères ne s'introduisaient dans le culte public 
qu'à la suite d'une décision de l'assemblée populaire et avec l'assentiment 
de l'oracle de Delphes. Le fait se produisit à plusieurs reprises; des divi- 
nités thraces et phrygiennes en particulier furent adorées à Athènes : les 
déesses thraces Kotytto et Bendis, cette dernière fêtée dans les Bendidea 
du Pirée, le dieu phrygien Sabazios et la mère des dieux, dont on avait 
d'abord persécuté les prêtres mendiants (me^ra^?/?^toi). Adonis eut égale- 
ment un culte. Ces cultes étrangers rentrèrent pour la plupart dans le 
cercle de la religion mystique ; ils n'étaient pas du reste fort considérés : 
pratiqués par les gens superstitieux, les femmes et la canaille, ils étaient 
en butte aux railleries des comiques. 

Les Grecs regardaient ordinairement la magie (ij.aYeta, yoviTeta) comme 
une deg parties étrangères de la religion; c'était une plante exotique, perse 
ou égyptienne, cultivée dans l'antiquité mythologique par des femmes 
étrangères, figures sinistres (Circé, Médée). Cependant la magie renfermait 
une forte proportion d'éléments indigènes ; elle était chez elle en Thessalie ; 
Hécate y présidait. La littérature mentionne plusieurs sortes de pratiques 
magiques : conjurations de maladies, philtres amoureux (cpiÀTpa), le mau- 
vais œil (pao-xavoç ocpôaXjjioç), les faiseurs de pluie ou de vent (àvefxoxotTat à 
Gorinthe, j^aXaÇojpuXaxeç à Gléones). 

1. Thucydide, II, 34 et suiv. 



-7 



550 HISTOIRE DBS RELIGIONS 



§ 112. — Les oracles, les fêtes et les jeux*. 

Dès la haute antiquité nous trouvons acclimatées en Grèce à peu près 
toutes les formes de la mantique. Une infinité de phénomènes servaient 
de présages; le superstitieux de Théophraste s'effraye de voir une belette 
ou d'entendre ronger une souris. On notait les rencontres ou les mots 
entendus : avant la défaite d'^gos-Potamos, la chute d'un aérolithe fut 
un mauvais présage ; une éclipse de lune poussa Nicias à abandonner la 
Sicile. Des devins accompagnaient l'expédition des Dix-Mille et les chefs 
de l'armée leur obéissaient. Ces devins expliquaient les volontés divines 
fQe{j.t(TTtov (j-avretç). Bien que la mantique servît à couvrir une foule de désor- 
dres et que les devins fussent souvent méprisés, on la considéra comme 
légitime et bienfaisante; on la trouve nommée dans Platon lui-même 
çtXt'aç Qêwv xal àvôptoTrwv S-qjxtoupydç^, l'instrument de l'alliance des hommes 
et des dieux. Du reste les anciens philosophes se sont beaucoup préoccupés 
d'expliquer la mantique. 

La mantique n'était pas isolée du reste de la religion, elle était étroitement 
alliée au culte. C'est Zeus qui envoie les signes, c'est Apollon qui confère 
l'esprit de clairvoyance; mais d'autres divinités aussi, notamment les dieux 
chthoniens, exercent des influences mantiques. Le culte officiel compor- 
tait des institutions divinatoires. Les prêtres et les magistrats avaient à 
examiner les entrailles des animaux offerts en sacrifice; à Sparte, les éphores 
devaient observer les signes célestes, à Athènes les pythaistai étaient 
chargés d'examiner les éclairs. 

Certains instituts de devins sont très anciens, comme l'oracle de Zeus 
Naios et de Dioné à Dodone, où des fouilles récentes ont mis au jour un 
grand nombre de tablettes votives, sans que l'on ait encore réussi d'ailleurs 
à expliquer quels étaient les signes et comment était organisé l'oracle. 
Apollon avait des oracles célèbres à Milet (l'oracle des Branchides), à Claros 
près de Colophon, à Abai enPhocide, enfin à Delphes ; Héraklès,à Bura en 
Achaïe, avait un oracle où l'on avait recours aux sorts. Plus tard les oracles 
qui donnaient en songe des consultations médicales furent très fréquentés, 
notamment les sanctuaires d'Asclépios à Épidaure et à Pergame. Citons 
encore les oracles des héros, comme l'antre de Trophonios, les seuls endroits 
où il soit difficile de ne pas soupçonner les prêtres d'imposture. 

Delphes, ôfX'^aXôç ttjç y^ç, xoiv-/) IdTio, ttjç "Elldooç, le nombril de la terre, le 
foyer commun de la Grèce, a une importance capitale dans le développe- 
ment de la civilisation grecque. Ce fut d'abord Gaia qui y donna des 
oracles, plus tard Thémis ; mais, après avoir tué le serpent Python, Apollon 
s'empara du sanctuaire. L'inspiration mantique s'emparait de la Pythie 

1. Bibliographie. — Citons A. Bouché-Leclerq, Histoire de la divination dans l'anti- 
quité (4 vol., 1879-1882). — A. Mommsen, Feste der Stadt Athens, 1898. — Consulter les 
rapports sur les recherches archéologiques et les fouilles faites à Dodone, Delphes, 
Olympie, Épidaure. 

2. Banquet, 188 C. 



LES GRECS 



551 



par l'effet des vapeurs qui sortaient d'une crevasse du sol. On n'est pas 
d'accord sur le rôle de la Pythie, sur l'authenticité de beaucoup des 
réponses qui nous sont parvenues, sur la bonne foi du clergé de Delphes, 
sur le rôle politique de l'oracle. Gurtius croit que l'oracle de Delphes a 
représenté la principale force morale de la Grèce pendant les trois siècles 
qui ont précédé les guerres médiques ; il aurait fondé l'unité hellénique, 
éveillé le sentiment national contre les barbares, présidé à la formation de 
l'originalité nationale ce dans tous les domaines de l'activité intellectuelle, 
religion et morale, gouvernement, architecture et arts plastiques, musique 
et poésie ». De l'oracle de Delphes viendraient le calendrier, la construction 
des routes, l'architecture dorique, les proverbes, avant tout la colonisation 
et la législation. Bouché-Leclercq, Holm, etc., objectent avec raison que 
l'oracle de Delphes n'a nullement eu ce caractère national. Des rois étran- 
gers, comme Grésus de Lydie et Tarquin de Rome, lui offrirent des présents 
et en reçurent des oracles. Aussi bien au début des guerres médiques qu'au 
moment de la conquête de la Grèce par Philippe de Macédoine, l'oracle se 
montre très peu patriote. Sans doute il était prescrit qu'aucun Grec ne s'en 
approchât avec des sentiments hostiles à l'égard d'un autre Grec; mais il 
fut toujours plus étroitement uni avec Sparte; Sparte avait là des fonc- 
tionnaires spéciaux, les Pythioi, chargés de ses relations régulières avec 
l'oracle. Pour trouver l'influence de Delphes dans tous les domaines de 
la civilisation, il faut se résigner à toutes sortes d'invraisemblances. On 
ne saurait croire que le collège des prêtres de Delphes a pu disposer, pen- 
dant plusieurs siècles, des forces morales nécessaires pour diriger toute 
la vie nationale, ni comprendre comment un clergé si puissant se serait 
contenté d'une influence silencieuse, sans essayer de fonder une théocratie. 
C'est pourquoi nous ne pensons pas que la puissance des prêtres de Delphes 
ait été aussi grande, ni l'action de l'oracle aussi profonde que l'a pensé 
Gurtius. Sans doute l'oracle accordait sa sanction aux lois passées dans 
les différentes cités et à l'envoi des colonies, mais cela n'oblige pas à croire 
que l'oracle lui-même ordonnât l'organisation des cités, ni que sa pré- 
voyance ait assigné à la colonisation grecque ses voies et ses buts. Une 
activité aussi envahissante aurait nécessairement amené une réaction et 
des conflits dont nous ne trouvons aucune trace. Direction et sanction 
sont choses différentes. Holm a touché juste quand il a dit que les prêtres 
d'Apollon ne dirigeaient pas, mais « savaient donner en général la consé- 
cration religieuse précisément à ce que désiraient les fidèles ». Mais le fait 
qu'on recherchait cette sanction de l'oracle, qui pouvait toujours après 
tout la refuser, prouve le grand respect qu'on portait au temple de Delphes 
et la conduite prudente et intelligente de son clergé. 

Le dieu qui donnait son approbation aux lois de Solon et de Zaleukos, 
sous la protection duquel les colons fondaient sur toutes les côtes de 
nouvelles cités grecques, devint précisément, par cette raison, un dieu de 
premier ordre pour tous les Grecs. Si donc nous réduisons l'influence poli- 
tique de l'oracle, nous ne diminuons en rien son importance religieuse et 
morale. Delphes n'a sans doute pas imposé de doctrine ou d'idées nou- 



552 , HISTOIRE DBS RELIGIONS 

Telles, mais consultée saris cesse, elle a exercé sur la religion une influence 
unificatrice et modératrice. Elle s'est souvent opposée à l'introduction 
de cultes étrangers. Le sanctuaire exerça aussi une influence bienfaisante 
sur la moralité. Tout le monde y lisait les préceptes qu'on attribuait 
aux sept sages et parmi lesquels se trouvaient exprimés quelques-uns 
des axiomes les plus purerement grecs, comme le 7vw6i csauTov et le 

. Une autre fonction de l'Apollon de Delphes, que Holm regarde même 
comme la plus importante, c'était l'expiation des meurtres, ir est capital 
pour l'état moral et social d'un peuple que le meurtre ne soit plus considéré 
simplement comme une atteinte à des intérêts particuliers et abandonné 
à la vengeance privée, mais reconnu comme un crime moral après lequel 
une expiation est nécessaire mais possible. Dans Homère nous voyons 
que l'usage de l'expiation est affaibli et qu'elle est remplacée par une 
amende; dans la période suivante, la nécessité de l'expiation se rétablit. 
Ainsi les Athéniens attribuèrent à la colère de Zeus toutes les misères qu'ils 
eurent à souffrir après le crime de Cy Ion. Comme les cérémonies expia- 
toires usuelles ne suffisaient pas, un jeune noble se voua même volontai- 
rement à la mort, mais en vain; ils appelèrent alors de Crète le célèbre 
Épiménide, qui sut trouver les bons moyens. Il ordonna qu'on lâchât au 
sanctuaire des Erinyes, sur l'x^réopage, des moutons blancs et des moutons 
noirs et que partout où ces animaux se coucheraient, on élevât des autels 
Tto 7rpoc")^xovT'.. Empédocle de même, parcourait le sud de l'Italie en ensei- 
gnant les moyens d'expiation. Il y avait intérêt à ce que ces expiations ne 
restassent pas confiées à des prophètes errants ou à des magiciens, qu'elles 
ne consistassent pas seulement en pratiques et en formules, mais qu'on les 
associât au culte d'un dieu. Ce fut ce qui arriva dans le culte d'Apollon. 
L'oracle de Delphes donnait des consultations et indiquait les moyens 
légaux d'expiation, mais seulement au prix du repentir; il arrivait parfois 
que des meurtriers qui osaient s'approcher du dieu, et même des cités 
puissantes coriime Milet et Sybaris, fussent durement i-epoussés. Cette 
alliance de l'expiation et du culte d'Apollon les rangea l'un et l'autre dans 
une haute sphère morale. Ainsi Delphes aida puissamment à l'unification 
et au progrès spirituel du peuple grec. 

Mais à un autre point de vue encore, Delphes était un centre. C'était le 
siège de la principale des amphictyonies. De bonne heure, des peuples 
parents ou voisins s'étaient associés, formant ainsi des sociétés religieuses 
plus larges. Il y avait des fêtes de confédération, comme la iDanègijris de 
Délos, dans laquelle les Ioniens fêtaient en commun Apollon par des jeux, 
des chants et des danses. Dans l'île d'Eubée, Artémis était la déesse d'une 
confédération semblable ; à Coronée, c'était Athéné Itonia ; les communautés 
doriques de l'Asie Mineure adoraient Apollon à Knide ; le culte de Poséidon 
réunissait les Ioniens d'Asie Mineure à Mycale, les Béotiens à Onchestos 
et groupait dans l'île de Calaurie une amphictyonie imposante. Mais la plus 
célèbre était l'amphictyonie pythiqùe ou py laïque ; peut-être à l'origine y en 
avait-il deux qui se réunirent plus tard. En tout cas la confédération avait 



LES GRECS ■ SS3 

deux sièges : le temple de Déméter à Anthéla, près des Thiermopyles, et le 
temple d'Apollon à Delphes. La confédération englobait douze peuples, 
égaux en droits. Deux fois par an, en automne et au printemps, les Hiéro- 
mnémons à voix délibérative et les Pylagores à voix consultative discutaient 
les affaires communes. Nous ne connaissons que partiellement les règles 
•de cette amphictyonie, ses vô{7.ot et ses opy.oiK Cette confédération agit 
sur l'évolution de la société grecque en favorisant le commerce, et sur 
la politique en réglant par l'arbitrage les conflits des peuples alliés. 
Quant à son influence religieuse, elle la tenait d'abord de son association 
avec le sanctuaire de Delphes dont elle était la protectrice. Quand celui- 
ci brûla, en 548, l'amphictyonie dut pourvoir à la reconstruction. Pour 
punir les violations du sanctuaire ou les outrages aux pèlerins, la ligue 
ordonnait des expéditions collectives. 11 y eut, à notre connaissance, quatre 
de ces guerres saintes ; ce fut l'une d'elles qui donna à Philippe de Macé- 
doine le prétexte qu'il cherchait pour se mêler aux affaires de la Grèce» 
L'amphictyonie donnait une consécration religieuse au droit des gens. 
Cependant elle n'était pas toujours assez forte pour faire respecter son 
autorité de tribunal suprême, surtout quand il s'agissait de peuples comme 
les Spartiates et les Athéniens. Démosthène appelle l'amphictyonie impuis- 
sante, (( l'ombre de Delphes )). Mais il n'en fut ainsi qu'assez tard; aupa- 
ravant, elle eut une grande influence sur la formation de l'unité grecque. 
Curtius lui a même attribué la généralisation du nom d'Hellènes et du sys- 
tème des douze dieux. 

Il nous reste à traiter d'une partie très importante du culte, les fêtes. 
Les fêtes n'étaient pas partout les mêmes; les Grecs ne s'entendaient pas 
même sur les noms des mois; les Athéniens, comme du reste les Ioniens, 
plaçaient le début de l'année au solstice d'été, les Doriens à l'équinoxe 
d'automne, les Éoliens au solstice d'hiver. Nous ne connaissons passable- 
ment que le calendrier des fêtes athéniennes. Les fêtes d'Athènes étaient 
sûrement parmi les plus brillantes : une foule d'étrangers envahissait la ville 
au moment des grandes Panathénées et des Dionysies, elle étalait alors 
une splendeur dont Isocrate et ses pareils blâmaient la dépense. Il y avait 
beaucoup moins de fêtes à Sparte, en tout cas aucune dont l'éclat pût être 
comparé à celui, des fêtes athéniennes. Cependant les fêtes grecques 
n'étaient pas uniquement locales, mais elles différaient beaucoup en raison 
du caractère du dieu et de l'objet de la solennité. Tantôt c'étaient à pro- 
prement parler des cérémonies du culte normal, grands sacrifices, proces- 
sions, tantôt des cérémonies expiatoires; il y avait des concours et des 
jeux; des consécrations mystiques et des solennités orgiaques; souvent 
aussi les fêtes étaient des jours de joie et de repos où les affaires publiques 
et privées, les tribunaux et les assemblées populaires chômaient. C'est en 
cela justement que Platon voit le but des fêtes : les dieux ont permis aux 
hommes de se reposer de leur travail afin qu'ils puissent se réjouir avec 
les Muses, Apollon et Dionysos ^ 

. 1. Gheiz Eschine, De falsa leg., g 115. 
2. Leges, II, 1. 



554 HISTOIRE DES RELIGIONS . 

Les fêtes étaient fort nombreuses ; plusieurs pouvaient tomber le même 
jour. La plupart répondaient à la vie de la nature, au cbangement des 
saisons, à la végétation, au labourage, à la culture de la vigne. Il faut 
tenir compte aussi des rapports des fêtes et des mythes, auxquels corres- 
pondaient une partie du i:ituel ou qu'on représentait dramatiquement. 
Il y avait aussi des anniversaires historiques, comme à Athènes, celui de 
la bataille de Marathon. 

Les noms dés mois âttiques étaient presque tous empruntés aux fêtes 
principales. C'étaient, en commençant à la fin de juin : Hékatombéon, 
Métageitnion, Boédromion, Pyanepsion, Maimaktérion, Poseidéon, Gamé- 
lion, Anthestérion, Elaphébolion, Munychion, Thargélion, Skirophorion. 

La déesse principale d'Athènes était Athéna, à qui étaient consacrés les 
deux grands temples de l'Acropole (l'Erechthéion et le Parthénon) sans 
oublier la colonne d'Athéna 7rpd[xa.^oç. C'est en son honneur qu'on fêtait les 
Synoikia où l'on célébrait l'union des bourgs de l'Attique. Ces Synoikia 
étaient la préparatiqn aux Panathénées, qui avaient lieu au mois d'Héca- 
tombéon. Le nom de ces dernières indique déjà leur caractère de fête de 
confédération, comme celui des -Panioma, des Panachaia, des Pdmboeotia. 
On les célébrait tous les ans, mais avec un éclat exceptionnel tous les 
quatre ans (grandes Panathénées). Elles étaient accompagnées de jeux : 
luttes gymniques où le vainqueur recevait en prix une amphore d'huile 
de l'olivier sacré, concours musicaux, courses de chars, etc. Sous Pisistrate, 
on y récitait les poèmes homériques. Les processions y tenaient une 
grande place : c'était d'abord un cortège aux flambeaux qui partait de la 
statue d'Eros, et aux grandes Panathénées, la procession du peplos que 
représente la frise du Parthénon. Cette étoffe, tissée par des dames athé- 
niennes [Ergastinai), était de couleur jaune safran et, sur le fond, était 
brodé quelque épisode du mythe d'Athéna, peut-être sa victoire sur les 
géants. Les quatre Arrhephoroi, fillettes de sept à onze ans, qui étaient pen- 
dant un an consacrées à la déesse, avaient commencé le travail neuf mois 
auparavant, le jour d'Athéna Ergané. Elles doivent leur nom d'Arrhé- 
phores (porteuses de rosée) à une cérémonie des Skirophories ; dans cette 
fête, elles portaient, au temple d'Aphrodite Iv xt^tt^), une ciste dont le con- 
tenu restait caché (à7rdp^7)Ta) et en rapportaient une autre au temple 
d'Athéné. La procession du péplos était formée des principaux citoyens, 
de jeunes filles porteuses de corbeilles {Kanephoroi) , de métèques chargés 
de vases, des animaux destinés aux sacrifices, merveilleusement parés, des 
vieillards les plus beaux portant à la main des branches d'olivier [Thal- 
lophoroi), et du péplos lui-même porté sur "un char, en forme de navire 
muni de voiles. — On célébrait encore à Athènes plusieurs fêtes d'Athéna. 
Le dernier jour de Pyanepsion, tombait la fête d'Athéna Ergané qu'on 
célébrait en même temps que celle d'Héphaistos et qui, pour cette raison, 
s'appelait XaXxeTa; nous n'en savons rien de plus. En Thargélion (mai) 
c'étaient les Plynteria et les Kallynteria, originairement fête d'Aglauros, 
plus tard d'Athéna. Ces fêtes marquent, dit-on, le retour du beau temps : 
explication douteuse. Il est certain que l'on nettoyait, à cette occasion, le 






LES GRECS 555 



sanctuaire et la statue de la déesse, on renouvelait ses ornements et l'on 
plaçait des figues devant la statue. Citons enfin les Skirophoria, au début 
des chaleurs de l'été, pendant lesquelles on procédait à des cérémonies 
purificatoires. Pendant la procession, un parasol (axtpov) protégeait la prê- 
tresse d'Athéna contre l'ardeur du soleil. 

Les fêtes d'Apollon étaient particulièrement nombreuses dans presque 
toute la Grèce. Les Daphnephoria, processions de porteurs de lauriers 
apoUiniens, étaient fréquentes. A Sparte, dont nous ne connaissons pas 
beaucoup de fêtes, on célébrait en l'honneur du dieu les Hyakinthia et les 
Karneia. A Delphes, des fêtes représentaient son voyage au pays des Hyper- 
boréens (àTToSyifxta) et célébraient joyeusement son retour. Les Athéniens 
prenaient part tous les ans, par une théorie solennelle, à la fête de Délos : 
la légende du retour de Thésée, vainqueur du Minotaure en Crète, y était 
associée. A Athènes même, il n'y avait pas moins de cinq mois qui devaient 
leur nom à des fêtes d'Apollon, et chaque mois le premier et le septième 
jour lui étaient consacrés. Les Hecatombaia fêtaient Apollon dieu de l'été, 
les Metageitnia, Apollon dieu de la concorde entre voisins, les Boedromia, 
Apollon dieu secourable. Aux Pyanepsia, on lui apportait les prémices, des 
légumes cuits et Veiresione, branche d'olivier garnie de figues, de gâteaux, 
de flacons d'huile, de miel, et de vin, portée processionnellement au temple 
du dieu par un jeune garçon. Au mois de Munychion, à l'ouverture de la 
navigation, on célébrait les Delphinia en l'honneur d'Apollon qui calme 
la mer agitée de l'hiver. Les Athéniens commémoraient alors l'expédition 
de Thésée en Crète, les Grecs, le voyage des vaisseaux crétois conduits à 
Delphes par Apollon. La fête principale du dieu, à Athènes, était celle des 
l'hargelia, qui tombait à la même époque que la fête de Délos, en mai. 
Elle consistait en offrande de prémices, processions et chœurs. Mais en 
même temps on célébrait des cérémonies expiatoires pour fléchir le dieu de 
l'été torride et des épidémies ; un homme et une femme étaient, dit-on, pris 
comme boucs émissaires (cpapii-axoi) promenés par la ville et jetés à la mer. 
Les fêtes de Dionysos étaient extrêmement nombreuses. Citons d'abord 
les 0?,chophoria, une fête dont les pratiques ne sont pas très transparentes, 
mais qui consistait surtout à apporter dans le temple d'Athéna, au moment 
de la maturité de la vigne, les dons du dieu du raisin. En hiver, aux envi- 
rons de décembre, on célébrait, à la cB.im^B.gne^les petites Dionysiefi, Aiovuo-ia 
■vh. 5C0CT.' àypouç ^ On sc réjouissait du vin nouveau, on faisait des cortèges 
phalliques, des libations de vin (Ôeot'vto.) et l'on sacrifiait un bouc. La 
tragédie et la comédie sont sorties des chœurs graves ou joyeux de ces 
fêtes. Elles comportaient des farces et des jeux : on dansait sur une outre 
glissante [askôliasmos]', on se balançait aux arbres; à ce propos, la légende 
racontait que lorsque le dieu avait apporté le vin à Icare du demie d'Icaria 
celui-ci eh offrit à ses voisins qui dans leur ivresse le tuèrent; sa fille 
Erigone s'était pendue de chagrin. Dans la ville, on célébrait une fête du 
pressoir, les Lenaia^ en janvier, avec des processions. Plus solennelles 

1- Cf. Aristophane, Acharn., 243 et suiv. 



5o6 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

encore étaient les Anthesteria (en février), dans lesquelles sont mêlées 
des commémorations diverses. On y fêtait le vin, la végétation du prin- 
temps nouveau, mais aussi les morts; de là vient que ces jours de fête pas- 
saient également pour aTrocppàSsç ou fxtapal -/jaspat. Pendant les trois jours 
que duraient les Anthestéries les temples des dieux célestes étaient fermés. 
Dionysos dans cette fête était associé à Kprè et à l'Hermès chthonien. Le 
premier jour (Triôotyia) on se couronnait de fleurs fraîchement cueillies, 
on ouvrait les tonneaux et l'on goûtait le vin. Le jour des pots (x.oeç) était 
une buverie, un échange de railleries et de gaillardises, où les esclaves 
avaient leur part; on faisait des libations sur les tombes des morts. Le 
deuxième jour avait lieu une cérémonie pour laquelle s'ouvrait le vieux 
temple de Dionysos [Lenaion), fermé tout le reste de l'année : c'était le 
mariage de la Basilissa (épouse de l'archonte Basileus) et du dieu ; quatorze 
matrones (yspapat) accompagnaient l'épousée. Le troisième jour [yjJTpoi] on 
offrait à l'Hermès chthonien des pots de légumes cuits. La principale 
fête était celle des Dionysies urbaines^ en mars ; on y célébrait le dieu du 
printemps comme libérateur, IXsuôspsuç, Xuc-ioç. Au temps de la puissance 
d'Athènes, les grandes Dionysies étaient les grands jours de l'année; la ville 
était remplie de confédérés et d'amis, on fêtait le dieu par des dithyrambes 
et de nouvelles pièces de théâtre. Un grand nombre de chefs-d'œuvre du 
théâtre grec ont été composés pour cette fête. 

Les fêtes de Déméter ont un triple aspect. Elle avait d'abord dans toute la 
Grèce, comme en Attique et à Athènes, des fêtes agraires en grand nombre, 
les npo-/]po<îta, en automne au moment du labourage des champs; les 'AAwa, 
la fête de l'aire ou du fléau, en hiver; ces fêtes étaient consacrées non seu- 
lement à Déméter, mais aussi à Dionysos. Des mystères d'Eleusis nous 
parlerons plus loin en détail. Nous distinguons de ce culte mystique celui 
de Déméter Thesmophoros, à Athènes, bien que les deux cultes aient eu 
des symboles communs. Dans les Thesmophoria, au mois de Pyanepsion, 
les femmes athéniennes célébraient Déméter, déesse de la loi et de l'ordre ; 
la fête durait cinq jours ; on se réunissait d'abord au sanctuaire de Déméter 
et Korè, dans le dème d'Halimos; les jours suivants la fête se passait à 
Athènes et donnait lieu à toutes sortes de farces ^ 

Parmi les fêtes de Zeus, citons les jeux d'Olympie, les mariages sacrés, 
tspôç -^aiJLoç, célébrés dans l'île de Samos, à Platée, et ailleurs. A Athènes, les 
fêtes de Zeus étaient secondaires; mais il y en avait encore un certain 
nombre. En hiver, on procédait à des cérémonies de purification et d'expia- 
tion (rite du dioskôdion, toison d'un mouton sacrifié traînée par la ville 
en l'honneur de Zeus Maimaktès). Au mois d'Anthestérion, on célébrait 
les Diasia en l'honneur de Zeus Meilikhios avec des sacrifices non-san- 
glants. En Skirophorion, on fêtait Zeus Polieus, le rempart de la ville, 
à son autel de l'Acropole, c'étaient les Diipolia ou les Bouphonia, sacrifice 
d'un taureau, célébré d'après un rituel étrange; le sacrificateur prenait la 
fuite, et l'on faisait le procès de la hache. 

\. La comédie d'Aristophane, les Thesmo'phoriazousai, peut en donner une idée. 



LES GRECS 557 

Quelques-unes des fêtes helléniques ont une importance universelle; 
elle ont eu une influence considérable dans l'histoire de la civilisation. Ce 
sont les grands jeux, Olympiques, Pythiques, Isthmiques et Néméens. 

Comme centre de la vie grecque, Olympie avait encore plus d'importance 
que Delphes, et l'une des raisons en était que seuls les Grecs pouvaient 
prendre part à ses jeux ; les étrangers et les esclaves n'y étaient admis que 
comme spectateurs. On ne connaissait autrefois Olympie que par la litté- 
rature et la description de Pausanias ; les fouilles de ces vingt dernières 
années ont multiplié les documents. La légende faisait remonter l'origine 
des. jeux jusqu'à Pélops, Héraklès ou Lycurgue. On les célébrait tous les 
cinq ans, en été, pendant une sorte de trêve de Dieu, que l'hostilité entre 
Élis et Pise rendait, à vrai dire, difficile à faire observer. L'ère des olym- 
piades commence en l'an 776. Les cités grecques envoyaient aux frais du 
trésor public des délégués aux jeux, de nombreux particuliers y prenaient 
part. Bien que tous les Grecs eussent les mêmes droits à Olympie, la fête 
avait cependant un caractère avant tout dorien et des rapports étroits 
avec Sparte. Les colonies italiques étaient toujours fortement représen- 
tées : Olympie était tournée vers l'ouest. Plusieurs dieux y étaient adorés ; 
il y avait là un vieux temple d'Héra, six autels pour les couples divins, 
un autel pour tous les dieux; enfin des héros y recevaient un culte. Le 
dieu principal à Olympie était Zeus, auquel on éleva au v^ siècle le temple 
pour lequel Phidias sculpta sa fameuse statue. Les sacrifices offerts à ces 
divinités étaient sans doute à l'origine le centre de la fête; à l'époque 
historique, l'éclat des jeux les fit rentrer dans l'ombre. Le concours ne com- 
prenait à l'origine que la course du stade; le pentathle (saut, course, jet 
du disque, jet du javelot, lutte) vint après ; plus tardifs encore sont le pugilat 
et la course de chars. Le prix, que décernaient les Bellanodikai, était une 
couronne cueillie à l'olivier sacré. 

Ces jeux eurent une grande importance pour la formation religieuse et 
morale du peuple grec; d'autre part, le caractère hellénique s'y reflète. Le 
Grec plaçait la gloire au-dessus de l'avantage matériel; il luttait pour 
une couronne. Il ne soignait pas son corps pour pouvoir vivre tranquille- 
ment et agréablement ; il l'exerçait pour devenir souple, fort et propre à 
tous les exercices. Il préférait encore la souplesse à la force; le prix le plus 
ancien et celui qui resta longtemps le premier était celui de la course ; ce 
ne fut que plus tard que l'on couronna aussi la richesse dans la coûteuse 
course des chars. Le vainqueur était comblé d'honneurs par tout son peu- 
ple ; la cité natale prenait part à la victoire de ses fils et la fêtait libérale- 
ment. Les dieux grecs ne demandaient pas l'ascétisme ni le renoncement : 
ils aimaient la perfection corporelle et la santé de la jeunesse. Ajoutons 
l'impulsion que les jeux Olympiques venaient donner aux arts plastiques. 
On y admirait le corps nu dont le sculpteur représentait les formes. Nulle 
part la glorification de la vie physique, qui formait un côté de la religion 
grecque, n'était aussi visible qu'à Olympie. Nous savons sans doute par 
plusieurs exemples qu'ici comme ailleurs des abus s'introduisirent, la 
cupidité exploita la victoire ou la brutalité la déshonora, mais sans pré- 



558 HISTOIRE DES RELIGIONS 

judice en somme pour la haute signification morale des. jeux Olympiques. 
Les trois autres grands jeux venaient décidément après ceux d'Olympie, 
dont ils étaient tout à fait indépendants à l'origine, mais auxquels ils 
empruntèrent beaucoup par la suite. Les jeux Pythiques à Delphes consis- 
tèrent d'abord en concours de chants en l'honneur d'Apollon ; le nomos 
resta d'ailleurs toujours la chose principale, même lorsque, après la guerre 
sainte contre les Criséens, des jeux eurent été institués sur le modèle de 
ceux d'Olympie. On célébrait les jeux de Némée tous les deux ans, alterna- 
tivement en hiver et en été, à l'origine en l'honneur du héros Archémoros., 
plus tard de Zeus lui-même. Les jeux étaient gymniques, hippiques et 
musicauix. Les jeux de l'isthme de Corinthe avaient un caractère sem- 
blable, les Athéniens y prenaient une part prépondérante bien qu'ils 
eussent lieu sur le sol dorien. Au début, le dieu fêté était Mélicerte, à 
l'époque historique Poséidon. 



§ 113. — Les mystères. L'orphisnie*. 

Eleusis avait une place à part parmi les sanctuaires grecs. Ce petit Etat 
ecclésiastique, de bonne heure célèbre par ses mystères, fut incorporé, au 
vii^ siècle, à sa puissante voisine, Athènes, et les Athéniens s'empres- 
sèrent de faire un sanctuaire d'État du vieux temple des Eumolpides. 
Pendant toute la durée de l'hellénisme classique et jusqu'à la fin de l'anti- 
quité, Eleusis conserva son rang; les autres mystères, ceux de Phéneos 
en Arcadie, d'Andana, en Messénie, etc., n'avaient pas une importance 
comparable, et les mystères d'Athènes n'étaient considérés que comme des 
préparations à la grande fête éleusinienne. Nous pouvons regarder cette 
fête, dont le secret a voilé les détails d'une ombre impénétrable, comme 
une survivance des cultes primitifs. La sainteté de ces cérémonies tenait 
en grande partie à leur antiquité. Les hypothèses les plus diverses ont 
été émises à leur sujet. Creuzer croyait, comme l'Anglais Warburton, 
qu'une sorte de doctrine sacerdotale préhistorique y était précieusement 
conservée : on aimait alors à attribuer aux mystères les idées religieuses 
qu'on tenait soi-même pour les principes et les sources de la religion. 
Lobeck a mis fin à ces imaginations. Ce que nous savons de plus certain 

1. Bibliographie. — Les chapitres qui traitent de ces matières dans les ouvrages 
généraux sur la mythologie et le culte donnent déjà beaucoup de renseignements. 
Parmi les ouvrages spéciaux un peu anciens signalons ici, simplement pour la richesse 
des informations, Chr.-A. Lobeck, Aglaophamus, sive de theologiae mysticse Grsecorum 
causis lihri très, 2 vol., 1829. Voir aussi : L. Prellôr, Demeter und Persephone, 1837, 
aussi dans la R. E. de Pauly; E. Gerhard, Orpheiis und die Orphiker {Abh. K'ôn. Ak., 
Berlin, 1861, avec nombreuses indications de sources); P. Schuster, De veteris Orphicse 
theogoniae indole atque origine^ 1869; 0. Kern, De Ovphei^ Epimenidis, Pherecydis 
theogoniis quœstiones criticse, 1888; A. Dieterich, De hymnis Orphicis capitula quinque, 
1892; G. Anrich, Das antike Mysterienwesen in seinem Einfluss auf das Christenthum, 
1894; De Jong, De Apuleio Isiacomim mysteriorum teste, 1901; E. Maas, Orpheus, 1895, 
et le compte-rendu de Rohde, Heidelb. Jahrh., 1896. — Beaucoup de renseignements 
dans E. Rohde, Psyché, 1891 (2* édit., 1898);Percy Gardner, New chapters in Greek 
hîstory, 1892; L. Dyer, Sludies of the Gods in Greece {Lowell lect., 1891). 



LES GREGS 539 

c'est qu'il n'y avait pas à proprement parler de « sagesse » éleusinienne 
et que les mystères ne donnaient pas un enseignement dogmatique. 
Aristote disait déjà que les initiés ne recevaient que des impressions, 
étaient amenés à une certaine disposition d'esprit. Il est vrai que parla 
les mystères se distinguent déjà des pratiques du culte.public. On y venait 
par libre choix, on y accédait par une initiation, on n'y était pas destiné, 
comme au culte de l'Etat ou de la famille, par la naissance. Déjà dans l'an- 
tiquité circulaient des bruits tout à fait exagérés sur la puissance des 
moyens dramatiques employés pour agir sur les néophytes : terreurs des 
corridors sombi'es, lumière miraculeuse qui tombait, découvrant des cam- 
pagnes paradisiaques et des danses sacrées, voix célestes retentissant à 
leurs oreilles. Gardner a remarqué avec raison que la machinerie ru dimen- 
taire dont disposaient les anciens ne permettait pas cette mise en scène; 
les fouilles n'ont pas montré de corridors souterrains, et la scène ne se 
distingue que par son étendue des scènes ordinaires de la Grèce. 

Qu'étaient donc les mystères d'Eleusis et que s'y passait-il? C'était 
apparemment un ancien culte de Déméter qui célébrait par des représenta- 
tions dramatiques solennelles, mais d'un genre tout à fait primitif, le 
grand événement du mythe de la déesse, à savoir l'inauguration de l'agri- 
culture. Les mystères ne représentaient pas une espèce de drame de la 
nature; ils ne répétaient pas le cours annuel des saisons. Dans le mythe 
de Déméter tel que nous le connaissons par l'hymne homérique et dans 
ses autres formes, il s'agit bien d'une déesse chthonienne qui dans sa 
colère refuse aux hommes les fruits de la terre; le rapt de Perséphone et le 
pacte avec Hadès qui suit la réconciliation représentent bien la mort de la 
végétation et sa résurrection. Mais ce tableau de la nature ne forme que 
le cadre des mystères ; le thème principal est visiblement la victoire rem- 
portée sur la nature dans la culture des champs et la promesse de béné- 
dictions qu'elle implique. Triptolème. qui apparaît à la fin de l'hymne de 
Déméter, est le représentant de l'agriculture. On le connaissait dès l'anti- 
quité comme dieu du triple labourage ; il paraît ici comme élève de 
Déméter; c'est elle qui lui a appris à labourer; on le place en grande 
pompe sur les chars de la déesse et on l'envoie par toute la terre enseigner 
aux hommes la précieuse leçon. Cette mission de Triptolème se développe 
en une marche triomphale de l'agriculture bienfaisante que l'on compare 
à celle de Dionysos. L'alliance avec le dieu du vin, qui joue un rôle si 
important dans les mystères ultérieurs, a ici un point de départ tout à 
fait naturel. 

Triptolème n'est du reste pas le seul dieu qui soit entré dans le cycle 
de Déméter : le Iakkhos thrace tint à Eleusis une place éminente; malheu- 
reusement nous ne pouvons pas en dire grand'chose, sinon qu'il semble 
être une figure dionysiaque, qu'il prit dans le drame mystique une grande 
importance comme époux ou comme fils de Perséphone, et qu'il détermina 
a tel point le caractère de la cérémonie que son nom devint le cri des 
mystes et que le cortège sacré qui marchait vers Eleusis fut appelé le cor- 
tège de Iakkhos. 



560 HISTOIRE DES RELIGIONS 

On n'a pas voulu se contenter cependant de cette explication, jugée trop 
terre à terre, des mystères. On prétend encore que le rapt de Persëphone 
et riiistoire des céréales qu'il figure sont la représentation allégorique d'une 
pensée morale. Le sort des hommes et des âmes humaines y serait figuré : 
de même que le grain qu'on sème doit se corrompre pour donner nais- 
sance aux épis nouveaux, de même le corps terrestre doit être pris par la 
terre pour permettre à l'âme d'entrer dans l'immortalité. Mais Rhode a 
bien montré que cette interprétation n'est pas fondée. Sans doute l'idée de 
l'immortalité, ou plus justement d'une continuation de l'être était cou- 
rante chez les Grecs primitifs ; elle était même si naturelle qu'elle avait à 
peine besoin d'être spécialement représentée. Mais leur idée d'une immor- 
talité au sens ultérieur du mot, d'une résurrection de l'âme, après l'anéan- 
tissement du corps, était très loin de leur pensée. Il est d'ailleurs facile 
de comprendre que l'on ait pu venir à l'idée de trouver dans les mystères 
la promesse d'une vie future ; plusieurs textes paraissent indiquer qu'en 
fait on y est venu. Mais le seul qui soit sûrement éleusinien (v. 480 et 
suiv. de l'hymne) dît seulement que dans l'empire des morts il y aura une 
différence entre les initiés et les non-initiés. « Heureux l'homme qui a vu 
(l'initiation) ; celui qui n'est pas initié et qui n'a point part à l'initiation 
n'aura pas le même sort après son trépas dans l'ombre sinistre de l'Hadès. » 
Les initiés doivent donc jouir dans l'autre monde d'un meilleur sort et 
non pas d'une simple continuation de la vie. 

Les initiations qui promettent cette vie bien heureuse dans l'Hadès, 
n'assurent cette félicité qu'à certaines conditions : il faut jeûner, se puri- 
fier, ne pas se souiller de sang ; toutes ces conditions sont purement exté- 
rieures et Diogène a raison de se moquer d'un système d'après lequel un 
voleur comme Patœcion sera plus heureux après sa mort qu'un Épami- 
nondas, simplement parce qu'il est initié. 

L'affïuence était naturellement fort grande à des mystères qui promet- 
taient tant à si bon marché. « On voyait, dit Hérodote, comme la poussière 
que soulèvent 30000 hommes en marche; le cri de Iakkhos retentissait, 
poussé par la foule de ceux qui se rendaient à Eleusis, et de toutes les par- 
ties du monde grec accouraient les hommes désireux de recevoir l'initiation 
sainte. )) Cette initiation en effet était ouverte à tous les Hellènes, pourvu 
qu'ils n'eussent pas commis de meurtre; elle avait été jadis le privilège des 
Athéniens. Les mystères n'étaient donc point réservés à certaines familles 
nobles ou sacerdotales comme plusieurs autres des cultes secrets de la 
Grèce. 

Mais le choix des dignitaires était soumis à une restriction. Il fallait 
que l'hiérophante, le chef du culte, qui avait à montrer et à expliquer les 
choses sacrées, fût de la famille du fondateur des mystères, Eumolpe, et 
de même les hiérophantes féminines ; le prêtre suivant, le Dadoukhos, 
sortait de la famille des Kérykes. Ces fonctionnaires ou du reste les mem- 
bres de ces familles sacerdotales étaient chargés comme [AUCTTaycoyoi de pré- 
sider à l'acte de l'initiation ([xueiv). Les peintures des vases nous donnent 
une idée de cette cérémonie. Le candidat à l'initiation se tient devant le 






• - LES GREGS 561 

prêtre couvert d'une peau de lion et les pieds nus ; il tient de la main droite 
le cochon de lait qui doit être immolé, dans la main gauche le gâteau du 
sacrifice; puis il s'assied enveloppé d'une longue étoffe; il prend un flam- 
beau de la main gauche tandis que l'hiérophante féminine tient un van 
au-dessus de sa tête, symbole de la purification. Une troisième image 
montre Déméter assise; elle porte le flambeau à la main gauche et elle est 
entourée d'un serpent dont le néophyte caresse la tête K 

r 

Nous pouvons diviser les mystères d'Eleusis en quatre actes ; deux actes 
préparatoires, la purification (xàQapcnç), les rites et le sacrifice prélimi- 
naires {<JUG-za.(7iç), qui n'étaient pas encore secrets, et deux autres pour les 
initiés seuls, la tsXetv] ou {xutjc-iç, et le degré le plus élevé de l'initiation, 

riTTOTTTeta. 

L'archonte-roi d'Athènes était chargé de la haute surveillance sur les 

r 

mystères depuis que ces derniers avaient été absorbés par l'Etat. C'était 
lui qui annonçait le début des fêtes (elles devaient commencer au plus 
tard le 12 Boédromion, en septembre) et, le 15, quand les néophytes 
s'étaient assemblés dans la Stoa poikile h Athènes, il devait éloigner les 
indignes. Le jour suivant était le fameux «AaSs w-uc-rat, a les initiés à la 
mer », où l'on baignait dans la mer ou plutôt dans les étangs salés, aux 
portes d'Athènes , les néophytes et le cochon de lait du sacrifice; le cochon 
était sacrifié aux deux déesses le 17, jour de fête générale; le 20 seulement 
pouvait avoir lieu la grande procession. On portait en tête la statue 
de Iakkhos; les éphèbes l'escortaient, et sans cesse retentissait l'appel 
(( Iakkhos )), poussé par les néophytes qui suivaient ; on marchait lentement, 
on offrait des sacrifices sur les innombrables autels de la route, on chantait 
des hymnes, on dansait, et la journée tout entière depuis la pointe de l'aube 
jusqu'à la nuit noire s'était déjà écoulée avant qu'on eût fait les quatre 
heures de route qui séparent Athènes d'Eleusis et qu'on eût trouvé des 
abris pour la nuit. • Plusieurs jours se passaient alors en préparatifs à la 
grande fête; on voulait revivre l'existence anxieuse de Déméter; on jeû- 
nait le jour et l'on courait la nuit à la clarté des flambeaux. Après le jeûne 
on buvait comme Déméter le x.ux.ewv, boisson composée d'eau et de farine; 
c'était un sacrement. Enfin venaient les spectacles sacrés, iTroTTreta ou 
bien xà Spw;jLsva. Ils se déroulaient sur la scène immense qui formait le 
bâtiment principal des sanctuaires d'Eleusis, car ce n'était pas un temple 
à proprement parler. Dans l'obscurité la plus complète, autant que pos- 
sible en des nuits sans lune, et dans un silence solennel, les mystes 
prenaient place. Alors l'hiérophante paraissait sur la scène, superbe et 
revêtu de ses ornements sacerdotaux. Sous sa direction, et en suivant ses 
t£?oi AÔyoi comme un texte liturgique, on représentait alors les scènes 
sacrées, avant tout celle de Déméter et de Korè, qui constitue la fxuTitjiç pro- 
prement dite. On peut être certain que l'on employait tous les moyens 
scéniques qu'on avait à sa disposition pour accentuer les contrastes et les 
effets divers du récit; nous savons que ni la musique et la danse ni l'éclat 

1. Cf. Stengel, Cultusallerth., p. 122. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 36 



362 . HISTOIRE DES RELIGIONS 

des torches n'y manquaient ; l'esprit des spectateurs était assez excité et 
leur attention assez tendue pour les rendre suffisainment impression- 
nables. On représentait, probablement au moment de la descente dans 
l'Hadès, les terreurs réservées aux criminels et aux non-initiés dans l'em- 
pire des morts, de façon à frapper à coup sûr les imaginations des specta- 
teurs. On peut supposer que les naystères dans leur âge d'or ont exercé 
une influence réelle sur l'éducation religieuse des mystes. Il va de soi que 
cette influence diminuait en même temps que croissait le nombre des 
initiés. Bien que les mystères aient encore été fort respectés à la fin de 
l'antiquité, qu'un Marc-Aurèle se soit fait initier et que le chrétien Valen- 
tinien, au moment où il interdisait tous les autres sacrifices nocturnes, 
n'ait fait d'exception que pour ceux d'Eleusis, il est pourtant assez clair 
que l'in&titution avait perdu sa véritable puissance, et que les esprits 
indépendants restaient, comme autrefois Socrate, à l'écart des foules popu- 
laires d'Eleusis. 

Très tard, sans doute à l'époque d'Alexandre, des idées nouvelles péné- 
trèrent les mystères d'Eleusis, leur donnèrent un sens plus profond, et en 
partie un caractère différent. C'étaient en somme les idées de l'orphisme, 
et il y eut peut-être alors à proprement parler une doctrine secrète. 
L'alliance de l'orphisme avec le culte de Dionysos apparaît dans les 
mystères : Zagreus, qui représente la pensée orphique dans les pièces 
d'Eleusis, est une figure semblable à celle de Bacchos et se trouve identifié 
avec lui. 

Parmi les lieux d'initiation les plus fréquentés il faut compter l'île de 
Samothrace; les marins surtout prenaient part aux mystères des Kabires. 
Ces Kabires restent toujours dans l'ombre; les figures ithyphalliques qui 
représentent deux d'entre eux nous portent à croire que nous avons encore 
affaire ici à des dieux de la fécondité. Dans les mystères leurs noms étaient 
tenus secrets; cependant nous connaissons par hasard ceux des trois 
Kabires Aœieros, Axiokersos, Axiokersa et du quatrième Kadmilos^ . Dans 
le temple [Anaktoron) le prêtre {JCoes) procédait aux purifications et aux 
consécrations après une confession préliminaire. 



Uorphisme n'est probablement pas d'origine hellénique ; ce qui s'y mêle 
de bacchique et d'orgiaque, ainsi que le nom d'Orphée, fait songer à une 
origine thrace. Mais les orphiques ne tombent point dans la licence du culte 
de Dionysos; leurs communautés sont à comparer aux sociétés religieuses 
libres (Ipavoi, O-'acoi, etc.). De même que dans ces dernières, le principe de 
l'union était purement religieux; ce n'étaient pas, comme la plupart des 
associations grecques, des associations de famille ou de classe; le besoin 
individuel d'une religiosité plus intérieure, d'une doctrine plus profonde 
et d'une vie plus pure était ici le mobile directeur. Un autre trait caracté- 

1. Scholiaste d'Apollonius, I, 913. 



LES GRECS 363 

ristique des orphiques est qu'ils ont eu une doctrine : ceci les distingue 
des mystères. Les mystères d'ÉIeusis étaient la répétition et l'extension 
de vieilles fêtes, mais l'orphisme procède directement de la considération 
de la vie. Il élabore donc une théorie dogmatique, voire toute une théo- 
logie, qui a été consignée avec ses mythes, ses hymnes et ses préceptes 
dans une vaste littérature, et qui a exercé une influence évidente sur la 
littérature postérieure, sur la philosophie comme sur la poésie. Mais les 
associations orphiques ne se contentent pas d'instituer un dogme : elles 
tirent, de leur conception du monde, des conclusions pratiques, qui, dans 
l'espèce, sont naturellement des prescriptions morales. « Les purifications 
et les expiations jouent ici le rôle principal; on insistait sur leur nécessité, 
même en l'absence de toute souillure préalable. Car l'homme est déjà 
coupable à sa naissance et a déjà besoin en raison de cela d'une pénitence 
spéciale, d'un pardon et d'une consécration religieuse » (Stengel). 

La littérature orphique ne nous est connue malheureusement qu'impar- 
faitement. Clément d'Alexandrie mentionne plusieurs titres {i^'t\(7iKoi, xpaTiqp, 
elç aSou xaTctêactç, kpoç Xdyoç, cpucrixdc) ; Suidas cite 21 ouvrages. Plusieurs 
noms d'auteurs nous sont également parvenus, le principal est Onoma- 
crite, -/j^'r\(j]i.ok6-^o(;^ l'interprète des oracles, comme Hérodote l'appelle, qui 
vécut à Athènes sous les Pisistratides et prit part, paraît-il, à la récen- 
sion des œuvres d'Homère. H est à noter que l'on compte parmi les 
maîtres de la littérature orphique plusieurs pythagoriciens comme Kerkops, 
auquel on attribua le kpôç Xoyoç ou théogonie en 24 rhapsodies, le chef- 
d'œuvre orphique, que Cicéron cite comme autorité canonique. Il est très 
difficile de déterminer la date de ces écrits. Ce sont en général des écri- 
vains relativement très modernes qui les citent; les Néo-platoniciens 
principalement ont pris le lepoç Aoyoç pour texte de leurs spéculations mys- 
tiques. Quant au fond, on croit aussi y découvrir la trace d'influences 
récentes; ainsi la doctrine des quatre éléments paraît toujours devoir 
prouver une rédaction post-stoïque. De pareilles considérations ont amené 
Schuster et d'autres encore à reculer jusqu'à l'époque chrétienne la com- 
position de plusieurs ouvrages orphiques importants, notamment ce qu'on 
appelle la théogonie rhapsodique. Par contre, il importe de remarquer 
que, dès le début de la période alexandrine, Épigène composa un écrit 
spécial sur la poésie orphique dont il essaya de trouver le premier auteur. 
Il existait donc à cette époque déjà une littérature orphique importante, 
et bien qu'il soit possible et même probable qu'il y ait eu des additions 
ultérieures, nous pouvons placer, avec Bergk, la composition des princi- 
pales œuvres orphiques entre Onomacrite et Aristote. Plusieurs écrivains 
récents, comme Gruppe et Kern, veulent, à la suite de Lobeck, remonter 
encore plus haut. Sans doute il a dû y avoir des écrits orphiques avant 
Onomacrite, mais ceux dont nous avons des fragments ne sont proba- 
blement pas si anciens, ils datent à peu près de l'époque d'Heraclite. 

Cependant ici encore il faut distinguer entre la rédaction des écrits et 
leur contenu. Il est probable que ce contenu remonte à une époque bien 
antérieure. Il existe tant de ressemblances essentielles entre les doctrines 



S64 HISTOIRE DES REMGTOI'!^ 

et les mythes orphiques d'une part, et les cosmologies et la philosophie 
de Phérécyde, Heraclite, Empédocle, Pythagore de l'autre, que nous 
devons les considérer sans doute comme des produits de la même période. 
Lies orphiques n'étaient pas les seuls à composer des épopées théologiques, 
à dispenser des initiations mystiques et à prescrire des règles de vie ascé- 
tique. Epiménide de Crète, l'expiateur de l'ayoç KuAwvsiov à Athènes, en fai- 
sait autant, ainsi qu'Empédocle, les pythagoriciens et bien d'autres encore. 
Les études modernes ont fait un pas décisif quand elles ont constaté 
ces relations. Grâce à ces constatations, nous voyons d'un côté que 
l'ancienne philosophie grecque fut stimulée par les courants religieux 
contemporains et qu'elle en dépendait; de l'autre, que l'orphisme a joué 
un rôle, important dans le développement intellectuel et qu'il a déjà 
influencé les meilleurs esprits au vi^ siècle. 

On ne saurait nier qu'il existe de fortes ressemblances entre les prin- 
cipes cosmogoniques des orphiques et les cosmogonies sémitiques. Gruppe 
prétend avoir résolu le problème parla reconstruction d'un poème orphi- 
que théogonique dont la Ai6ç àTcccTYi, du XIV^ chant de V Iliade, n'aurait été 
que le travestissement et qui, d'autre part, ne serait que la traduction 
d'un original, phénicien. Il réussira difficilement à faire admettre par 
tout le monde cette hypothèse hardie. Cependant les éléments étrangers 
sont si visibles encore dans les conceptions orphiques que Petersen lui- 
même, si peu soucieux en général de les apercevoir, consent à les recon- 
naître ici; il est vrai qu'il ne les fait pas venir de Phénicie, mais d'Egypte 
et de Phrygie. Mais on ne connaît avec certitude que l'influence thrace. 

Bien des choses conspirent à nous rendre plus difficile de bien connaître 
l'orphisme; outre la forme tardive sous laquelle nous le connaissons, les 
citations que fournit la littérature ancienne sont peu claires et bien 
brèves; Platon ne parle qu'accidentellement d'Orphée et avec respect, 
encore qu'il estime peu les orphéotélestes. Il est donc difficile de suivre dans 
l'orphisme le détail des idées. Le travail n'est pas facilité par son mélange 
avec le pythagorisme et les mystères d'Eleusis. Nous allons essayer cepen- 
dant d'en éclaircir les principaux points. 

Les orphiques ont enveloppé la plus grande partie de leurs doctrines 
dans des formes mythiques, et d'abord leurs cosmogonies. Damascius 
connaît trois cosmogonies orphiques, auxquelles on peut en ajouter une 
quatrième, contenue dans Apollonius {Argonaut., I, 496 et suiv.). Comme 
premier principe d'où sont sorties toutes choses, ces cosmogonies désignent 
tantôt Chronos, tantôt Okéanos, tantôt Nux; Chaos, JEther, Erébos sont 
comptés aussi parmi les principes. Nous voyons donc que nous ne sommes 
pas si loin des cosmogonies déjà connues et même de la théogonie d'Hésiode. 
Cependant les orphiques ont le mythe de l'œuf du monde que nous n'avons 
pas encore rencontré en Grèce; remarquons aussi une figure particulière, 
celle de Phanès, Erikapaios, Métis ou Eros, représentée avec des ailes, 
un corps de serpent et d'autres emblèmes d'animaux, ou bien comme un 
androgyne; Zeus finissait toujours par avaler Phanès. On a voulu voir 
beaucoup de choses dans cette figure ; l'interprétation de Zeller, qui pré- 



LES GRECS 565 

tend que Phanès <( contient en lui le germe de tous les dieux )), ne s'éloigne 
pas beaucoup de celle du néo-platonicien Proclus. 

Les orphiques ne se sont cependant pas bornés à créer de nouveaux mythes 
philosophiques, ils ont aussi remanié les mythes vulgaires pour en tirer 
des allégories applicables à leur conception du monde. C'est ce qu'ils ont 
fait par exemple des mythes de Déméter et de Korè. Ils identifiaient Déméter 
à Rhéa-Cybèle et en faisaient la mère de toutes choses; Korè devenait 
tantôt l'épouse de Dionysos (de même en Italie, Liber et Libej^a), tantôt 
la mère du grand dieu orphique, Zagreus. Zagreus était dévoré par les 
Titans, mais Zeus sauvait son cœur, le mangeait lui-même et engendrait 
alors, avec Sémélé, Dionysos, qui n'était plus qu'un Zagreus ressuscité. 
Zeus frappait ensuite les Titans de son tonnerre et faisait surgir les 
hommes de leurs cendres (ou de leur sang) ; il s'ensuit que les hommes 
sont par nature impurs, mais, comme les Titans avaient mangé Zagreus, 
ils possèdent encore quelque chose de ce dernier : l'homme est donc à la 
fois titanique et dionysiaque. Les néo -platoniciens ont en général inter- 
prété le mythe de façon à lui faire exprimer comment de l'unité primitive 
naît l'être divisé. 

On a tout trouvé dans l'orphisme. Les soi-disant vers monothéistes 
qu'on cite représentent aussi peu le pur monothéisme que les phrases de 
Xénophane. La pensée que le monde était sorti de la scission des principes 
divins était bien plutôt panthéiste dès le début, et ce panthéisme n'a 
cessé de se développer. Zeus était simplement pour les orphiques le prin- 
cipe du monde s'épanouissant dans la vie universelle. Il en est de rnême 
de Dionysos-Zagreus. De leur confusion naquit un syncrétisme qui iden- 
tifiait Zeus avec Dionysos, Zagreus, d'autres encore, Hadès, Phanès : 

e:<; Zeijç. eîç 'AiSy)ç, sTç "HXto;, efç Atdvuo-oç, sfç Ôebç èv Tuàvreffo-t. 

Les orphiques considèrent donc la vie comme divine et aussi l'univers ; 
le monde contient une part de l'être divin ; de même l'alternance de la vie 
et de la mort est un procès divin. 

Mais enfin la mythologie des Orphiques n'est cependant que l'expres- 
sion théologique de leurs pensées religieuses fondamentales : l'imper- 
fection et la misère de ce monde décevant, l'impureté et la culpabilité 
natives des hommes. Le mélange des influences titaniques avec les 
influences dionysiaques est le fait, qu'il faut essayer de vaincre; le 
corps est titanique, l'âme est dionysiaque, le devoir de l'homme est de 
libérer l'âme, captive dans la prison du corps. Cette délivrance ne se fait 
pas d'elle-même, la mort ne peut l'accomplir, car elle ne fait que conduire 
à de nouvelles existences. Les orphiques, en effet, avec les pythagoriciens, 
admettaient comme les Hindous l'hypothèse de la transmigration des âmes. 
« La roue des naissances )), xuxXoç ty,ç ysvétTEcoç, tourne dans la poésie 
orphique comme dans la prédication de Bouddha. Il faut donc chercher 
des moyens pour se délivrer de cette souillure toujours renouvelée. Ces 
moyens sont tout d'abord rituels, ce sont les initiations saintes qui unis- 
sent l'homme au dieu, à Dionysos. « L'homme ne devra pas sa délivrance 



566 HISTOIRE DES RELIGIONS 

à ses propres forces, mais à la grâce de dieux libérateurs »; « Orphée le 
souverain » est rintermédiaire qur révèle, le chemin du salut. A ces moyens 
rituels viennent s'ajouter les prescriptions éthiques de la « vie orphique )). 
(( 1/ ascétisme est la condition première de la vie pieuse. L'orphisme 
n'exige pas les vertus civiques, la chasteté et la culture morale ne sont 
point nécessaires. Il faut se tourner vers Dieu, se détacher de tout ce qui 
est prisonnier de la mort et de la vie corporelle. L'abstention de la nour- 
riture animale était la principale et la plus remarquable des abstinences 
orphiques. Du reste les orphiques se tenaient essentiellement à l'écart des 
choses et des relations qui représentent dans leur symbolique religieuse 
l'attachement au monde de la mort et de l'instabilité. On prit et l'on mul- 
tiplia les vieux préceptes de pureté du rituel sacerdotal ; leur sens s'élargit. 
Ils n'ont pas pour but de délivrer et de purifier les hommes des contacts 
démoniaques mais de purifier l'âme elle-même, de la délivrer du corps et 
de la souillure qu'amène son union avec lui ; ils l'affranchissent de la mort 
et de sa domination. C'est pour expier une « faute » que l'âme est rivée 
au corps. Le châtiment du crime est ici la vie sur terre qui est la mort de 
l'âme. La multiplicité de l'être apparaît à ces zélotes sous l'apparence 
uniforme d'un rythme de la faute et du châtiment, de la souillure et de 
la purification. Les punitions infernales de l'Hadès purifieront ce que 
les expiations et les pénitences n'auront pas purifié pendant la vie. Ainsi 
l'âme sera libérée du corps et de l'impureté, et sa vie réelle ne commencé 
que lorsqu'elle a tout à fait échappé aux nouvelles naissances, « alors elle 
est éternelle comme Dieu, car elle provient de Dieu lui-même * ». 

L'orphisme a exercé une influence profonde et durable sur la vie intel- 
lectuelle de la Grèce; dès le vie siècle on se rend compte de son existence. 
On ne saurait s'expliquer, sans l'orphisme, la substitution, au clair et 
robuste hellénisme homérique, du sérieux mélancolique des tragiques ni 
surtout le développement du pessimisme des lyriques les plus anciens. Le 
rationaliste Euripide lui-même exprime, notamment dans les fragments 
des Cretois, des pensées fortement teintées d'orphisme. L'orphisme a éga- 
lement imprimé sa marque à nombre d'œuvres d'art, comme Gerhard l'a 
montré. Si cette conception, en somme peu hellénique, de la vie n'arriva 
pas à la reconnaissance officielle, elle n'en joua pas moins un grand rôle. 
Sa doctrine du néant de la vie de ce monde trouva un terrain fertile 
dans le mécontentement des classes supérieures entretenu sans cesse par 
l'instabilité perpétuelle des choses politiques. On ne put trouver des griefs 
positifs contre les orphiques en raison de l'honorabilité indéniable de la 
plupart de leurs groupes. Des voix accusatrices ou moqueuses, comme celles 
de Platon et d'Aristophane, s'élevèrent seulement contre l'orphisme dégé- 
néré, contre les orphéotélestes et les métragyrtes qui faisaient métier 
d'exorcistes, de magiciens et de charlatans vagabonds. On parle beaucoup 
aujourd'hui de l'importance qu'a eue l'orphisme pour la préparation du 
christianisme, mais on affirme plus qu'on ne prouve ; on ne peut cependant 

1. Rohde, Psyché, 2* éd., II, p. 124 et suiv. 



LES GRECS 567 

nier que ce fut une étape. Le monde grec devant lequel se présenta le 
christianisme n'était pas vain et frivole; aussi loin que les idées orphiques 
avaient pénétré la civilisation hellénique, on était persuadé que le monde 
était livré au mal, que le corps devait être anéanti pour sauver l'âme en 
vue de la vie éternelle et véritable, et que l'homme ne pouvait arriver à ce 
résultat par ses seules forces, mais seulement avec l'aide divine et guidé 
par la révélation. Mais on voit immédiatement que ce cercle d'idées n'a 
avec le christianisme qu'un point de contact; il faut se demander aussi, 
jusqu'à nouvel ordre, jusqu'à quel point les idées orphiques avaient 
pénétré les couches du peuple où le christianisme fut accueilli d'abord. 
Il est vrai, en tout cas, que les idées chrétiennes et le rituel chrétien ont 
pris beaucoup aux mystères et à l'orphisme, encore qu'on ait souvent 
exagéré ces emprunts. 



§ 114. — La religion dans la philosopliie et la poésie. 

La civilisation grecque, nous l'avons déjà dit, est entièrement dégagée 
de tout joug hiératique; la littérature est laïque; toutefois la philosophie 
et la poésie touchent de trop près à la religion pour qu'on puisse en faire 
abstraction dans une histoire des religions. Nous allons dire quelques 
mots des actions et des réactions multiples qui unissent la religion à 
l'ancienne philosophie physique, sans prétendre résoudre les nombreuses 
questions que soulève le sujet. La philosophie physique des anciens 
philosophes a pu avoir plus d'un point de contact avec les théogonies 
mythiques. Nous pourrions mieux en juger probablement si nous avions 
plus de renseignements sur un homme dont la figure est presque entiè- 
rement plongée dans l'ombre : Phérécyde de Syros. L'époque même où 
il vécut est incertaine, nous ne possédons que quelques fragments de 
son ouvrage, le Ilevréy-u;;^©;. Les anciens le nomment à côté de Thaïes, mais 
le rangent plutôt parmi les poètes que parmi les philosophes. Ici se pose 
la question des influences orientales. Les anciens philosophes physiciens 
vivaient dans les villes ioniennes d'Asie Mineure, Phérécyde dans une île 
de l'archipel ; on ne peut donc nier que des influences orientales aient pu 
s'exercer sur eux. La tradition, rapportée par Suidas, d'après laquelle 
Phérécyde aurait puisé dans des écrits phéniciens, peut n'avoir pas grande 
valeur : il serait plus intéressant de pouvoir retrouver vraiment chez Phé- 
récyde les traits des cosmogonies sémitiques. D'un autre côté, Phérécyde 
a un grand nombre d'idées communes avec les orphiques et avec Pytha- 

1. Bibliographie. — Pour la philosophie, consulter le recueil de H. Ritter et L. Prel- 
1er {Historia phil. grœc. et rom. ex fontibus collecta) ainsi que les manuels, en parti- 
culier ceux de Fr. Ueberweg, M. Heinze et W. Windelband; mais, avant tout, l'ouvrage 
classique de E. Zeller, mine inépuisable pour Tétude de la vieille philosophie. Pour 
les origines, consulter aussi Gomperz, Griechische Denker; J. Burnett, Early Greek 
philosophera, 1892, A.-W. Benn {The Greek philosophers, 2 vol., 1882), élucide bien ce 
qui importe à l'histoire de la civilisation. — Pour la poésie lyrique, consulter les his- 
toires de la littérature, de préférence celle de Th. Bergk. 



568 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

gore, par exemple la doctrine de la transmigration des âmes. Tout nous 
fait croire que, dans les spéculations, des fils de toute sorte venaient 
s'entre-croiser. 

Abstraction faite de ces ressemblances, un principe de pensée nouveau 
était sorti de la philosophie des Ioniens. La philosophie commence par 
une explication du monde, mais elle cherche l'ap^"»! du xofffxoç, non pas 
dans des forces personnelles, mais dans des énergies impersonnelles. En 
un mot, elle est essentiellement antimythologique, peut-être inconsciem- 
ment à l'origine. 

Au cours de son évolution, se précise le caractère de l'ancienne philoso- 
phie physique. Avec les atomistes Leucippe et Démocrite, elle fournit une 
explication du monde, pure de toute idée religieuse. Un philosophe au 
moins représente l'opposition aux conceptions religieuses dominantes. 
C'est Xénophane, le fondateur de l'école d'Elée, qui prit très décidément 
position contre la religion mythique. Il protesta contre les à6ep,iG:Trta l'pya, 
vols, débauches, fourberies, qu'Homère et Hésiode prêtaient aux dieux; 
mieux encore, il protesta contre l'attribution aux dieux d une forme 
humaine (Béfxaç) et d'une intelligence humaine (vô-/)[ji.a), ce qui ne l'empê- 
chait pas de parler de la vue, de l'entendement, de l'ouïe de la divinité : 
oZaoç ôpa, oZaoç Se vosT, oùloç Bs r'axcusi; mais il se moquait des hommes qui 
faisaient les dieux à leur image : si les bœufs ou les chevaux, disait-il, 
avaient des mains, ils représenteraient les dieux en bœufs ou en chevaux. 
Il n'est pas facile de dire exactement ce que vaut en cette occurrence la 
phrase monothéiste bien connue, eh Qeoç ev te ôeoTo-i xal ccvQpdmoiai p-Éy^Toç; 
bien moins en tout cas qu'on ne l'estime généralement. 

Il est plus difficile de démêler les fils embrouillés qui ont attaché l'an- 
cienne philosophie grecque aux systèmes religieux. On a débité tant de 
fables sur les influences orientales subies par les vieux penseurs grecs, 
que les chercheurs prudents redoutent presque d'aborder cette question . 
Il convient cependant défaire remarquer que, même si les détails restent 
dans l'ombre, nous savons en gros que les Grecs étaient au vie siècle en 
relations avec les civilisations de l'Asie occidentale et de l'Egypte; il est 
donc permis de rechercher chez eux les traces de l'influence de celles-ci. 
Ceci s'applique en particulier à Pythagore. Il est également probable que 
les anciens philosophes et leurs écoles ont . été en rapport avec des 
confréries comme celles des orphiques. Pythagore a créé une communauté 
religieuse qui eut une grande importance morale et même politique. Elle 
ne fut pas seulement florissante de son vivant dans les villes de la Grande- 
Grèce, mais elle exerça, paraît-il, après lui, dans le sud de l'Italie comme 
en Grèce même, une influence qu'on ne saurait préciser, et aurait eu avec 
les orphiques de nombreuses relations. Empédocle fut à la fois prêtre, 
magicien, médecin, thaumaturge, il dispensa des initiations mystiques 
et accomplit des cérémonies expiatoires. Il est certain que les anciens 
philosophes, même s'ils n'étaient pas des apôtres et des docteurs, vivaient 
trop de la vie publique pour ne pas se trouver souvent en contact avec 
la religion. 



LES GRECS ?)69 

Il faut enfin que nous indiquions encore un point de vue d'où ces vieilles 
écoles paraissent avoir grand intérêt pour l'histoire des religions. Les ques- 
tions philosophiques qui se posent ici pour la première fois, les problèmes 
de l'être, du devenir, de la connaissance, ont eu une grande importance 
pour l'histoire du monde et ont exercé une influence prépondérante sur 
toute la pensée et toute la vie, même religieuse, de l'humanité. Pytha- 
gore, les Éléens, Heraclite, les atomistes ont ouvert des routes que l'huma- 
nité devait souvent suivre plus tard. Pour ce qui est de l'influence directe 
de ces philosophes sur la religion grecque, nous ne pouvons la trouver 
que sur un seul point, dans une tendance à s'écarter de la réalité donnée. 
Tandis qu'Homère s'attache à la vie présente, dont il ressent sans doute 
lui aussi les amertumes, mais qui contient pour lui toutes les félicités 
humaines, l'ancienne philosophie, malgré son matérialisme, tourne déci- 
dément ses regards vers un au-delà. Ce n'est pas le corps, mais l'âme qui 
est l'homme proprement dit, ce sont l'ascétisme et la sanctification qui 
conduisent au but de la vie; les spéculations, obscures pour nous, d'Hera- 
clite sur le cycle vital, manifestent sans doute cette tendance. Ces idées 
qui pénètrent la poésie comme la philosophie de l'époque classique tou- 
chent à la religion des cercles mystiques et orphiques. Elles forment dans 
le monde grec un grand courant intellectuel qui ne vient pas d'Homère. 

Dans la poésie lyrique de l'époque qui précéda les guerres médiques l'élé- 
ment religieux a une place importante. D'abord dans ce que l'on appelle les 
Hymnes homériques. Les plus longs sont des poésies en l'honneur de quel- 
que divinité dont le mythe est souvent raconté avec des additions tout à 
fait capricieuses. Les plus importants se rattachent à des cultes déter- 
minés, par exemple l'hymne à Apollon et celui à Déméter; ils ont par 
conséquent un intérêt capital pour l'histoire des religions. Les grands 
hymnes sont ceux à Apollon, à Hermès, à Aphrodite, à Dionysos, à 
Déméter. Le premier morceau de l'hymne à Apollon chante la naissance 
du dieu à Délos et décrit la panégyrie. A cet hymne s'en rattache un 
second à Apollon Pythien; il raconte comment le dieu arriva à Delphes 
avec des marins crétois, auxquels, sous la forme d'un dauphin, il montra 
la route, puis tua le serpent Python et fonda l'oracle. L'hymne à Déméter, 
trouvé par hasard en Russie au xviii^ siècle, a plus d'importance encore. 
Le rapt de Korè, les voyages de Déméter, et la fondation du culte d'Eleusis 
y sont racontés. Les mythes sont traités d'une façon bien plus libre, quel- 
quefois humoristique et légère, dans l'hymne à Hermès (dispute entre 
Hermès et Apollon), dans l'hymne à Aphrodite (amours de la déesse et 
d'Anchise), dans l'hymne à Dionysos. Ce dernier est l'histoire du dieu 
prisonnier des pirates tyrrhéniens ; il se métamorphose en lion, et ses 
gardiens se précipitent dans la mer. 

Le lyrisme subjectif nous donne une vue de la société et des idées 
morales. Chez beaucoup des poètes qui cultivent ce genre, la religion ne 
joue qu'un rôle secondaire; elle passe même quelquefois inaperçue. A l'oc- 
casion, les poètes donnaient place aux dieux dans leurs vers, ainsi Sapho, 
Archiloque, Arion, Terpandre, Alcman, qui peint le tumulte d'une fête de 



570 , / HISTOIRE DES, RELIGIONS 

Dionysos à Sparte. La plupart de leurs poèmes ne nous sonf parvenus 
que par fragments. Quant à la forme, diverses variétés de poèmes lyriques 
peuvent avoir une origine liturgique; la poésie iambique prit, dit-on, 
naissance dans les cortèges phalliques de Déméter et de Dionysos. 

Ces poèmes lyriques ne nous apportent donc directement qu'une contri- 
bution médiocre. Mais les idées morales qu'ils révèlent touchent encore 
à la religion. L'esprit de ces poètes est sombre en général. Ce qui se passe 
sous leurs yeux, la grande injustice du monde, remplit leurs âmes 
d'amertume. Ils se plaignent que personne n'échappe au destin; le pire 
c'est que le malheur rend les hommes mauvais. Quelques rayons de lumière 
traversent ces réflexions sombres ; on se console avec la gloire que don- 
nera la postérité, ou bien, comme dans la scolie sur Harmodius et Aristo- 
giton, avec la pensée des Iles Fortunées. Mais le ton général reste triste. 
Les poètes demandaient souvent compte aux dieux de l'imperfection des 
choses ; ils n'acceptent pas comme Homère les faits tels qu'ils sont et ne 
se contentent pas d'apprendre que Zeus distribue aveuglement aux 
hommes le bien et le niai qu'il tire de deux tonneaux. A la place des 
personnes divines, qui gouvernent à leur fantaisie, ils demandent une 
règle objective, un gouvernement juste du monde, tI x£xpipt,{jt,£vov (Théognis) 
et n'en trouvent pas. Tliéognis est le plus irrité; il querelle Zeus, qui 
envoie le même destin à l'homme vertueux et au méchant. Il est à noter 
d'ailleurs que Zeus dans cette invective représente tout simplement le 
gouvernement du monde. Ce pessimisme ou cette incrédulité mènent 
à une morale dure, égoïste, qui favorise l'exaspération et encourage la 
vengeance. 

Toutefois il y avait des poètes d'une inspiration plus haute; Solon 
savait trouver sur terre des preuves de la justice divine. Il fiit un des 
représentants principaux de la sagesse grecque; préoccupé des intérêts 
pratiques, prêchant la mesure, reconnaissant la misère de la vie, et n'osant 
dire un homme heureux avant sa mort, il ne se révoltait cependant 
pas. Ces poètes lyriques ont pour nous l'intérêt d'avoir senti les premiers 
le problème de la Théodicée et préparé ainsi la voie aux tragiques. 



§ 115. — Pindare, Eschyle, Sophocle *. 

Le v^ siècle, qui achève la civilisation grecque, voit les guerre médiques, 
Périclès, le début de la désorganisation produite par les disputes politiques 
et l'éducation sophistique; il offre encore un intérêt capital pour l'his- 
toire religieuse. Nous présenterons ici en quelques mots les principales 
figures de cette époque. 

Pindare (522-448) est un poète de premier ordre. Il vécut en pleine 

1. Bibliographie. — L. Schmidt, Pindar's Leben und Dichtung, 1882; — E. Buchholz, 
Die sittliche Weltanschauung des Pindaros und Aeschylos, 1869; — Fr. Lûbker, Sopho- 
kleische Théologie und Ethik, I, 1851 ; II, 1855. 



LES GRECS 571 

guerre de l'indépendanGe. Il appartenait à l'aristocratie thébaine, qui 
était, on le sait, dévouée aux Perses. Quand, après la victoire, le parti 
national démocratique eut pris aussi la haute main à Thèbes, le poète 
semble avoir joué un rôle de médiateur. Mais il ne s'enferma pas dans 
Thèbes. Au contraire, il représente plus qu'aucun autre l'unité grecque. Il 
sortait de la famille des Égides et avait par cela même des rapports étroits 
avec Sparte ; il entretint aussi des relations actives à Égine ; il chanta la 
gloire d'Athènes et fut l'ami des princes de Syracuse, d'Agrigente et de 
Cyrène. Ses voyages le conduisirent dans toutes les parties du monde 
grec. Il aimait à rappeler ses relations avec le clergé de Delphes. 

La maîtrise de Pindare dans les epinikia apparaît surtout dans l'art 
parfait avec lequel il illumine d'idées générales le sujet spécial de ses 
poèmes. Le poète ne dessine pas l'arrière-plan religieux et moral à petits 
traits isolés, par des observations et des réflexions éparses : la disposition 
de l'ensemble qui le rend visible. Le poète considère le particulier à un 
point de vue si général que souvent on ne remarque que cette généralisa- 
tion et qu'on croit pouvoir traduire en formules abstraites le contenu des 
odes, sans voir qu'ainsi l'on mutile l'œuvre d'art et que chaque poème 
tire des circonstances particulières de sa composition un caractère propre 
et un coloris spécial. Le poète célébrait la victoire, vantait la gloire du 
triomphateur comme celle de ses ancêtres et de sa cité natale ; il élargissait 
ensuite son cadre pour y introduire les mythes qui se rapportaient à cette 
famille ou à cette ville. Mais, pour lui, ces mythes n'étaient pas une addi- 
tion étrangère, ils étaient essentiels au poème. Dans l'esprit de l'auteur, 
le passé héroïque était limage éclaircie du présent, les vertus des aïeux 
continuaient à vivre dans leurs descendants. C'est ainsi que Pindare 
employait la mythologie à idéaliser sa propre époque. 

Pindare appliquait aux mythes un critérium de moralité. On ne doit 
dire des dieux que des choses nobles*, voilà pourquoi Pindare a passé sous 
silence ou même changé bien des traditions mythiques ; il déclare expres- 
sément qu'il raconte àvTta TupoTspcov, c'est-à-dire que sa version diffère des 
précédentes. Sans doute il rapporte des mythes où les dieux se laissent 
emporter par leurs passions^, mais ils rentrent vite dans l'ordre moral. 
La V^ Pythique arrive à donner une haute représentation d'Apollon, dieu 
de la guérison, du chant et de la musique, de la paix et du droit, de la, 
divination. Dans toute l'œuvre de Pindare règne un esprit de piété; le 
poète aime mieux chanter les dieux comme arbitres de la destinée humaine 
que de s'arrêter sur leurs aventures mythiques. Chez lui le caractère 
anthropomorphique des dieux est un peu brouillé, les traits inférieurs au 
moins sont écartés. Il est de prime abord invraisemblable que Pindare 
leur ait attribué la basse passion de l'envie ; il est souvent question chez 
lui du cpOdvoç Twv ôeôov, mais il faut comprendre par là la justice divine qui 
retient l'homme dans les limites qui lui ont été assignées et punit son 

i. Entre autres OL, I, 56; IX, o3. 
2. Isthm., VII; Pyth.,ÏK. 



S72 HISTOIRE DES RELIGIONS : 

8êpiç. Avec une pareille conception il est naturel que les dieux, prisindivi- 
duellement, restent un peu dans l'ombre, alors qu'il est très souvent ques- 
tion de la domination divine, de la destinée, du sort qui est décidé par les 
dieux ou par Zeus et dont l'homme se sent profondément dépendant. Il 
nomme encore Moira (ou les Moirai),: Tyche^ Chronos, Aïon^ ■jtoTfxoç, aTaa, 
et aussi le démon de la naissance, Sat'ixwv yevéôAioç. Ces puissances divines 
dirigent et décident tout : toutes les lois de la vie, le mariage, la famille, 

r 

de FEtat et le droit sont placés sous leur protection. 

Il faut remarquer chez Pindare la. façon dont il envisage les deux côtés 
de la vie humaine et la double attitude qui y correspond. L'homme se sent 
à la fois parent des dieux et séparé d'eux par un fossé profond. Par sa 
haute intelligence il s'élève jusqu'aux dieux, mais son existence est éphé- 
mère; il n'est pas sûr d'un seul instant ; il n'est que le songe -d'une ombre, 
G-xtôtç ovap, et cependant un éclat divin l'environne, a'tyXa SioctSotoç^ C'est 
pourquoi il faut que Fhoinme ait conscience de sa caducité et de sa dépen- 
dance : Pindare conseille fortement de se garder de l'uêptç. L'homme ne 
peut s'élever jusqu'au ciel ni trouver la route qui le conduirait jusqu'au 
peuple bienheureux des Hyperboréens ^ ; qu'il apprenne donc à se borner, 
et ne rejette pas le plaisir quand il s'offre. 

A une époque d'énergie où l'esprit national était exalté par le triomphe 
remporté sur les Perses et chez un poète qui célébrait les victoires de 
la lutte, ces sentiments sombres, cette attitude résignée, mesurée, ont 
quelque chose qui surprend. Ces sentiments percent même dans les 
louanges que Pindare accorde aux vainqueurs. Sans doute il loue la force, 
la vertu et la bravoure de ses héros; mais ces avantages ne viennent 
cependant qu'en seconde ligne. Très souvent ses éloges s'adressent au 
bonheur, à la richesse même des vainqueurs. C'est parce qu'il voyait les 
signes de la faveur des dieux dans le bonheur, la richesse, la victoire : 
ces dons sont le sceau dont les dieux marquent leurs favoris. Ajoutons 
que Pindare, en bon aristocrate, tenait la vertu pour une chose d'héri- 
tage. Sans doute tous les descendants d'une noble famille ne sont pas 
vertueux, mais dans la descendance il y a une -itotraoç (TUYyevViç, une déter- 
mination de caractère, une prédisposition morale. Et la vertu n'a aussi 
toute sa valeur que là où elle est née sur ce terrain qui lui était destiné 
et s'est ensuite développée personnellement. 

Pindare avait des idées beaucoup plus précises qu'Homère sur l'exis- 
tence après la mort. 11 avait bien en partie la même idée de l'Hadès et des 
Champs Elysées, mais, d'une façon générale, il était plus porté vers ce que 
nous appelons la croyance orphique. L'âme,. l'atôSvoç el'SwXov qui vient seul 
des dieux et qui se manifeste, quand le corps se repose, par des songes 
prophétiques ^, était pour lui l'homme véritable, et non le corps. Pindare 
croyait ainsi fermement à l'immortalité ; il croyait même à la migration 
des âmes. Cette croyance donnait un recours à sa morale en renvoyant à la 

1. Nem., VI, 1-14; Pyth., VIII, 141-146. 

2. Pyth., X, 49-56. 

3. Fragm., 108, éd. Bgk. 



LES GRECS 573 

vie future le châtiment et la récompense ^ Nous ne pouvons nous occuper 
en détail de la morale que recommande ce système. Disons seulement que 
son principe actif n'était pas seulement la croyance à l'immortalité, mais 
aussi la piété, eûo-éêeta, d'où les autres vertus sont issues. 

Le premier des grands tragiques, Eschyle (525-456), pensait et sentait 
comme Pindare. Mais son art et son milieu étaient tout à fait différents. 
La tragédie soulevait des problèmes étrangers aux epinikia. En outre le 
poète athénien prenait une tout autre part au mouvement national que le 
poète thébain; n'avait-il pas combattu lui-même à Marathon, à Salamine 
et à Platées ? La tragédie respirait l'air de la guerre, qui n'arrivait à Pin- 
dare que de loin. Une conception grandiose comme celle. d'Eschyle, aux 
yeux de qui la victoire de son peuple était une preuve de la justice divine 
et qui savait accorder l'indépendance humaine avec l'ordre moral du 
monde, ne pouvait naître qu'à la suite d'une grande idée nationale. 
L'autre support de la tragédie était le culte de Dionysos. Le lien qui les 
unissait n'était pas seulement extérieur; la tragédie se nourrissait en effet 
de l'esprit de la religion mystique dont elle mettait en scène les grandes 
antithèses, la faute et l'expiation, la vie et la mort. Ce faisant, elle faisait 
porter aux mythes des pensées morales et religieuses. 

Comme presque tous les poètes grecs Eschyle insiste sur la courte durée 
de la vie humaine qui n'est qu'une xairvotî cxta, l'ombre d'une fumée, d'où 
le poète conclut ; ne point bâtir sur rien d'humain; yfyvwa-xe TavGptuTrsia (xy) 
o-eêeiv àyav, ne point trop estimer les choses humaines. La mort est inexo- 
rable ; elle rejette offrandes et sacrifices ; Peitho s'en détourne. Cependant 
elle peut aussi apparaître en génie libérateur, et il reste à l'homme la 
consolation de l'espérance. Eschyle présente la souffrance comme un 
enseignement; Zeus a réuni les deux choses : iraôei [xaôoç. Le problème de 
la souffrance humaine est résolu par la croyance à la justice divine, qui 
ne perd que les coupables. Nàgelsbach dit le contraire et croit lire dans 
quelques paroles du poète - que la divinité ruine même les innocents par 
caprice ou par envie. En réalité Eschyle pense comme Pindare. Le dieu 
ne se contente pas de punir le criminel, il l'aveugle d'àTraTr, Stxat'a et le fait 
prisonnier dans son crime comme dans un filet ^. C'est là ce que signifie 
ràXàffTcop, c7uXX7]7rTcop aXoccTwp ou xaxbç Saifxcov qui s'empare de l'homme, 
retardant quelquefois la punition jusqu'à ce que la mesure de la faute soit 
comble, mais seulement pour perdre plus sûrement le coupable. L'exemple 
le plus clair est celui de Xerxès, qui eut l'arrogance de vouloir établir un 
pont sur l'Hellespont sacré et de provoquer Poséidon ; la vengeance céleste 
l'atteint, elle l'aveugle et il livre la bataille de Salamine. Cet esprit de 
vengeance agit aussi comme Sa-'jjLwv yéwaç dans des familles entières. C'est 
ainsi que la irptorap^oç àV/], l'àpa, l'Érinys, détruisit la maison d'Aga- 

l- Le passage classique OL, II, 105-142, et plusieurs fragments : 106, 109, 110. 
2. Entre autres 6ebç {xèv alxiav çuet Ppoxoïç, oxav «axûa-at Sc5p.a izay.Tzrio-q-'j 6é>.yi {Fraqm. 
Niobé). 

^. «PtXsîSè TÔ) xafivovTt crua-TCEijSEtv Geo; {Fragm.). "TPptç èEavOoûa' èxàpTiwffe o-toc'/uv aT7)ç 
[Pars., 820). 



574 HISTOIRE DES RELIGIONS 

memnon; l'effet tragique est saisissant quaiid Clytemnestre reconnaît 
elle-même qu'elle n'est que l'instrument de cette malédiction domestique. 
Il est étonnant de voir combien ici, comme chez les frères ennemis, Étéocle 
etPolyiiice, la puissance objective delà malédiction et la faute personnelle 
se confondent. Eschyle considère la seconde comme la conséquence de la 
première : dans les familles qui sont tombées au pouvoir des Érinyes, la 
malédiction se perpétue comme une dépravation héréditaire. Les descen- 
dants du maudit sont étrangers à toute vertu, en particulier au senti- 
ment des lois sacrées de la société et des liens de la famille. On se trompe 

r 

entièrement quand on fait de l'Erinys une personnification de la conscience 
vengeresse ; c'est là une conception moderne bien étrangère à Eschyle et 
qui n'apparaît que chez Euripide. 

Un pouvoir supérieur, propitiatoire, est placé au-dessus de cette puis- 
sance terrible. C'est la doctrine que prêche l'Orestie. Les Érinyes sont les 
maîtresses absolues d'Oreste, qui a tué sa mère, mais l'homme souillé de 
sang va chercher Texpiation auprès d'Apollon et d'Athéna. Ces dieux qui 
garantissent le droit des Érinyes, savent les changer en Euménides, en 
Bienveillantes, et ainsi pardonner au coupable. L'intérêt patriotique qui 
s'attache ici à l'Aréopage est un motif à considérer. 

Dans cette grande trilogie se manifeste l'opposition de l'ancienne famille 
divine à laquelle appartiennent les Érinyes et de la nouvelle dont font 
partie Apollon et Athéna. De même Zeus est placé en face du titan Pro- 
méthée. A la première impression notre sympathie est pour le titan qui, 
même enchaîné, ose affirmer sa personnalité contre le tyran qui n'a pas de 
meilleurs serviteurs que Kratos et Bia, la Force et la Violence. Mais le poète 
se propose autre chose dans la trilogie dont nous ne possédons d'ailleurs 
qu'un fragment ; en effet, la fin ne montre pas seulement la délivrance de 
Prométhée, mais la légitimité de la puissance de Zeus qui s'unit avec 
Thémis. 

L'esprit de la poésie d'Eschyle est tout à fait religieux. Toutes les lois 
sociales et morales portent chez ce poète un caractère religieux : le Stxaiov 
est ô'c-iov, le crime est une atteinte aux dieux (ôeoê^aSsiv). On a voulu voir 
des professions de foi monothéistes dans quelques passages, comme le 
chœur célèbre d'Agamemnon. Ce qu'il y a de vrai c'est que la tragédie, telle 
que la comprenait Eschyle, dépouillait les dieux de leur limitation indivi- 
duelle et de leurs traits de hasard pour en faire les agents du gouvernement 
du monde. Mais, à voir l'ensemble de ses pièces, Eschyle se tenait en général 
sur le terrain de la religion traditionnelle; aucun poète ne semble avoir 
été plus complètement maître du mythe et l'avoir mis plus naturellement 
au service de ses hautes pensées. D'autre part-, il ne heurtait pas la croyance 
populaire; il se servait beaucoup de la mantique, des songes, des appari- 
tions, des pressentiments. 

Sophocle était de trente ans plus jeune qu'Eschyle et atteignit un âge 
avancé (496-406); il appartint donc à une autre époque et à un autre 
entourage que son prédécesseur. Sophocle vit la splendeur du temps de 
Périclès et fut encore témoin de la chute. Cependant Sophocle est à pro- 



LES URECS ... ; 575 

premerit parler le poète de l'âge d'or, son attitude religieuse le montre 
autant que la perfection de son art. 

Dans Sophocle l'intérêt passe dés puissances divines qui décident de la 
destinée dans l'âme même de l'homme. Sophocle n'a cependant ni nié ni 
oublié l'objectivité des puissances divines. Au contraire, il proclame qu'il 
y a des lois divines éternelles et que l'homme doit respecter sous peine 
d'être écrasé par elles. Le trône de la Dike est placé à côté de celui de 
Zeus lui-même*. La piété, c'est-à-dire une crainte respectueuse de la 
volonté des dieux, est une condition de la vie humaine; ses vers sur 
râyveia sont caractéristiques ^. Si donc l'humanité est mieux traitée chez 
Sophocle que chez Eschyle, elle ne se suffît cependant pas à elle-même, 
elle reste liée aux puissances supérieures et divines. D'autre part, Sophocle 
attache lui aussi une grande importance aux oracles. Dans Philoctète, 
Ajax, les Trachiniennes , OEdipe surtout, la catastrophe a été prédite 
par des oracles. Les parents d'OEdipe et OEdipe lui-même essayent 
d'échapper à la fatalité, mais ce sont précisément leurs efforts qui amè- 
nent la réalisation de l'oracle. Nulle part l'opposition n'est plus fortement 
marquée entre l'instabilité de la destinée humaine ^ et l'immutabilité 
de la décision divine. Sans doute le roi se débat contre elle, mais 
le poète ne doute pas une minute qu'elle vaincra et qu'elle ne doive 
vaincre. 

Dans Œdipe à Colone vient le pardon. Sans doute l'expiation n'est pas 
encore parfaite ; on a vu même dans OEdipe à Colone le type d'un homme 
intraitable; en tout cas, il épanche toute l'amertume de son âme dans la 
malédiction qu'il lance contre son ennemi. Mais comme la fin du malheu- 
reux approche, le poète le mène au bois des Euménides, et sa mort est une 
mort sainte : OEdipe devient le génie protecteur de la contrée où l'amitié 
de Thésée lui a préparé le repos. 

Sophocle n'a donc pas réduit les lois éternelles en faits psychologiques ; 
pour lui cependant, elles se révèlent dans l'âme des hommes, elles ne les 
violentent pas par des contraintes extérieures, mais agissent sur leur cœur. 
Ainsi la vengeance du sang dans Electre n'est pas une compensation exté- 
rieure; le côté intérieur et moral de l'acte entre en ligne de compte. Même 
dans Antigone, le poète ne représente pas d'une façon abstraite le conflit 
entre l'obéissance aux lois de l'État et la teneur des aypaTrTa xàacpxXTî Ôewv 
vojxtfxa; Sophocle a finement dessiné les tendances et les caractères des per- 
sonnages : Antigone, wu.ôç kl w[j(.ou Tcarpoç, inflexible aussi bien vis-à-vis de 
Gréon que de sa sœur Ismène, mais non pas au point de cacher sa douleur 
de mourir si jeune; Créon, qui reconnaît trop tard qu'il a maintenu trop 
rigoureusement les lois de l'État. 

Sophocle ainsi tient le milieu entre Eschyle et Euripide. Sa façon de 
résoudre le problème de la destinée n'est plus aussi satisfaisante que celle 

1. Diké est aussi bien ^-iveSpo; 7iY]vb<; àp/atotç vd[i.ooi; {OEd. Col., 1375), que Çuvoty.oç 
Twv xaTO) ôecùv (Antig., 451). 

2. Dans le chœur à'OEd. Tijr., 863 et suiv. 

3. Voirie chœur, v. 1186 et suiv. 



576 HISTOIRE IjBS RELIGIONS 

d'Eschyle; mais ; il prêche ■décidément une croyance religieuse. La domi- 
nation divine lui semble absolument stable, dig-ne de tout respect. Il parle 
avec une terreur religieuse des lois et des obligations morales. Sophocle 
est le plus noble et en même temps le dernier représentant d'une con- 
ception vraiment harmonique de la vie. 



§ 116. — Le coimnencement de la décadence *. 

Ce que nous avons dit jusqu'à présent doit montrer clairenient dans 
quel sens on peut parler d'une désorganisation de la croyance. La reli- 
gion ne possédait ni système doctrinal, ni tradition ecclésiastique qui pût 
lui servir de citadelle et que le progrès dût prendre d'assaut. Mais de 
nouveaux besoins intellectuels étaient nés et l'on sentait que le bagage des 
vieilles idées n'était plus suffisant pour les satisfaire. Ce sentiment ne se 
manifesta pas seulement dans des cas isolés d'impiété, comme celui de 
Diagoras de Mélos qui, prenant texte de l'injustice qui règne dans le 
monde, niait l'existence des dieux et déclamait même contre les mystères. 
Un esprit de négation s'était emparé en général de l'opinion publique. 

Les sophistes étaient les principaux représentants de cette tendance 
d'esprit. Il est difficile de porter sur eux un jugement équitable : nous ne 
les connaissons que par leurs adversaires; ou bien nous contresignons 
les rapports malveillants de ces derniers, ou bien, par réaction, nous les 
réhabilitons presque entièrement, comme l'ont essayé beaucoup d'écrivains 
modernes à la suite de Hegel et de Grote. Les sophistes n'enseignaient 
point tous la même doctrine; la différence était grande entre Protagoras 
et Gorgias. Mais tous ils faisaient un métier de l'éducation et enseignaient 
pour de l'argent, nouveauté suspecte. Ils étaient passés maîtres dans l'art 
de la parole; ils apprenaient à la jeunesse à raisonner sur tout et à sou- 
mettre toutes choses au critérium du jugement subjectif. C'est la sophis- 
tique qui proclama pour la première fois le droit de l'individualité. Cette 
méthode de dialectique ne pouvait être que dangereuse pour la croyance 
aux dieux. La sophistique fonda les deux formes principales du scepti- 
cisme, le scepticisme mitigé ou provisoire et le scepticisme doctrinal. Le 
premier est celui de Protagoras qui prétend ne pouvoir rien dire de précis 
au sujet des dieux, n'affirme pas leur existence et ne la nie pas davantage; 
l'incertitude de l'objet, la brièveté de la vie humaine rendent la connais- 
sance impossible. Par contre Gorgias enseigne très décidément qu'il n'y a 
rien, que s'il y avait quelque chose on jie pourrait le connaître et qu'en 
tout cas on ne pourrait communiquer cette connaissance. Critias est égale- 
ment négatif : les dieux, pour lui, ont été inventés par d'habiles hommes 
d'État. Mais plus destructive encore que ces opinions sur les dieux se 

1. Bibliographie. — Nâgelsbach, Nachhomerische Théologie, 1857. — Sur Euripide nous 
avons un livre intéressant de K. Kuiper, Wijsbegeerte en godsdienst in het drama van 
Euripides, 4 888. 



LES. GRECS 577 

montre la distinction du naturel et du conventionnel, çuatg et vo'jjloç, que 
le sophiste Hippias introduisit dans l'éthique et dans la philosophie en 
général. Dans une société qui reposait entièrement sur la tradition et qui 
reconnaissait l'état de fait, le vojjloç àp-^atoç, comme le principe et la règle 
unique de l'État, de la vie, de la religion, il n'y avait pas de doctrine plus 
dangereuse que celle qui présentait cette tradition comme accidentelle et 
variable. Mais la sophistique ne réussit pas à élever la loi naturelle (la cpoaiç) 
au-dessus des appétits individuels. Des penseurs venus plus tard, comme 
Platon et les stoïciens, ont essayé de donner un caractère plus solide et 
plus noble à cette tendance naturelle. C'est cependant aux sophistes que 
l'on doit d'avoir les premiers soulevé ce problème fécond mais troublant 
et dissolvant au début. 

Quand on parle de l'influence de la sophistique combattant la croyance, 
on est bien loin de penser au Père de l'histoire, à Hérodote d'Halicarnasse 
(484-406). C'était un homme pieux, qui retrouvait dans l'histoire les 
traces de la volonté et de la justice divines; il rapporte une quantité 
considérable d'oracles à la vérité desquels il croyait. Cependant la réflexion 
s'introduisait doucement même chez lui ; sa critique des mythes est sans 
doute fort modeste, il en examine pourtant de temps à autre la vraisem- 
blance. Il faisait venir d'Egypte la plupart des dieux grecs et il appelait 
Homère et Hésiode les fondateurs de la théogonie. Il n'y avait rien sans 
doute là dedans qui portât décidément atteinte à la croyance, mais il est 
déjà significatif qu'il se soit préoccupé de l'origine des dieux. D'autre part 
ses connaissances l'amenaient à la notion de la variété des lois humaines ^. 
Mais c'est surtout sa doctrine de l'envie des dieux qui doit attirer l'atten- 
tion en tant que signe d'une époque où la croyance s'affaiblit. En différents 
endroits et par allusion directe à des cas particuliers il enseigne : to ôetov 
Trav çôovepdv te xat Tapax.ûSeç ^, le divin est jaloux et se plaît aux boulever- 
sements. Nâgelsbach et d'autres, trouvant cette idée chez plus d'un auteur 
grec, la considérèrent comme un élément de la croyance populaire. Mais 
Hoekstra ® a démontré que le a>06voq des dieux, qui est causé par l'uSpiç des 
hommes et se rencontre en réalité avec la vé[ji.ecrtç, se distingue fortement 
du cpOovoç k-Ki TÎ) e!jTU}(.ca twv /^p7]CTTtov, l'envie portée à la prospérité des 
justes. Sans doute un bonheur exagéré peut amener la satiété, xdpoç, 
qui peut à son tour produire l'uêptç; mais l'idée que le bonheur seul sans la 
faute peut appeler la jalousie des dieux, que la divinité frappe de son ton- 
nerre tout ce qui s'élève trop haut, que l'homme bon par conséquent ne 
doit pas seulement craindre les dangers moraux du bonheur, mais le 
bonheur lui-même, toutes ces pensées appartiennent bien à Hérodote. 

Thucydide, bien que de peu d'années plus jeune qu'Hérodote — il vécut 
de 472 à 396 — est d'un tout autre temps. Il examinait les destinées 
humaines en elles-mêmes, cherchait leurs causes et leurs rapports sans 

i. III, 38. 

2. Entre autres I, 32; III, 40; VII, iO, 46, 56. 

3. S. Hoekstra Bz., De wangrunst cler goden op het geluk ook der rechtvaardigen (Kon. 
Ak. Amst., 1883). 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 37 



578 , HISTOIRE DBS RELIGIONS 

s'occuper d'influences divines. Pour lui les oracles {-/^ptia^oi) étaient sou- 
vent trompeurs et ne s'accomplissaient que par accident*. Cependant il 
voulait qu'on respectât les choses divines ; il blâmait ceux qui s'attaquaient 
aux Upoc et aux oaia, et raconte avec horreur comment, à la suite de la 
peste d'Athènes, les liens moraux se déchirant, on méprisa même le droit 
des morts ; se lamentant sur les troubles des guerres civiles, il se plaint 
qu'on n'y respectât même plus la sainteté du serment^. 

Euripide (480-406) fut le véritable représentant de l'époque des sophis- 
tes. Homme d'une instruction étendue, il connaissait à fond la littéra- 
ture; disciple d'Anaxagore, ami de Socrate, il avait subi l'influence des 
mystiques aussi bien que celle des sophistes. Mais il ne nous présente 
pas une conception philosophique du monde, ce qai le préoccupe, c'est le 
problème de la vie, l'énigme de la destinée humaine qu'il n'arrive pas à 
résoudre. Euripide ne s'inquiétait plus de la théodicée, telle que Eschyle 
et Sophocle l'avaient comprise, il avait perdu la croyance, ou plutôt il 
essayait vainement d'arriver à voir les choses d'un biais qui le satisfît. Ces 
efforts trahissaient encore une sorte de foi. Il ne faut pas regarder Euri- 
pide comme un rationaliste vulgaire, il possédait (( cette incrédulité qui est 
de la foi qui doute )) (Mommsen). Les tragédies d'Euripide sont pleines de 
reproches et de plaintes contre les dieux. Les dieux y jouent souvent un 
rôle honteux : Aphrodite ruine sans pitié le pieux adolescent Hippolyte 
qu'Artémis ne peut sauver; Héra souffle la folie à Héraklès qui tue ses 
propres enfants; Apollon abandonne lâchement Creuse et son fils Ion; 
c'est par esprit de vengeance qu'il souffre que Néoptolème soit égorgé, 
à Delphes, auprès de son propre autel où il s'est réfugié en suppliant (dans 
Andromaque). Ce qu'il y a ici de remarquable, c'est de voir le poète mettre 
tant de passion dans ses attaques. Cette émotion ne peut s'expliquer que 
par le vif besoin d'une foi nouvelle. Euripide demande une providence 
divine, qui règle le sort des humains, et une justice divine qui l'explique : 
mais dans le monde il trouve le contraire. C'est pourquoi il accable de ses 
traits les plus acérés les dieux qui commettent des actions honteuses, 
frappent sans pitié leurs adversaires, savourant le plaisir de la vengeance, 
laissent les innocents souffrir et le malheur s'accumuler sur quelques 
têtes. Il suffit de rappeler ici l'invective du BeUérophon : « La force seule 
règne au monde et la piété ne sert à rien, la vieille croyance aux dieux 
est devenue une folie » : 

©vicrïv Ttç eivai Syjt' Iv oùpavw ôeoijç ; 
ow eîaîv, oxiv. sl'o-'. 

Nous mesurons la profondeur de ses Besoins à la vigueur de sa néga- 
tion. Sans doute il ne pouvait pas jeter les fondements d'un nouvel édi- 
fice. Il doutait quelquefois de la mantîque, il dit que les songes sont 
trompeurs et que les meilleurs devins sont ceux à qui leur esprit aiguisé 
permet de mieux deviner l'avenir. 

1. Thucyd., V, 26, etc. 

2. Par exemple II, 52 et suiv. ; III, 82 et suiv. 



LES G-REGS 579 

On serait dupe de l'apparence si l'on croyait qu'Euripide a mis de 
nouvelles divinités à la place des anciennes, comme Aristophane le lui a 
reprochée L'Éther aurait été la divinité d'Euripide; on a tâché d'en faire 
une conception philosophique de dieu, parente du vouç d'Anaxagore. On 
trouve les éléments d'une conception religieuse plus positive dans des 
notions comme celles de Chronos, Nomos, les Moirai, Ananke, Dike, 
empruntées à la philosophie ou à la croyance populaire, mais il est certain 
qu'Euripide y trouvait, aussi peu que dans la conception dominante des 
dieux personnels, une solution satisfaisante du problème de la justice, 
une théodicée réelle. Le dernier mot de la théologie d'Euripide s'accorde 
bien avec ce que Protagoras enseignait sur les dieux, selon la tradition, 
dans la propre maison du poète : nous ne savons rien de sûr des dieux 
et nous ne pouvons rien en dire de vrai. De là, chez Euripide, ces mots sou- 
vent répétés oCTTtç ô 6soç, ces juxtapositions de qualificatifs Zeuç, £'/T'âvàYx-/i 
cpucTscoç, SITE voïïç PpoTwv^, CCS plalntcs fréquentes sur ce que les choses divines 
se dérobent à notre vue. 

Les choses divines étant si incertaines, les choses humaines manquent 
aussi de critérium. Hors d'état de justifier la divinité du mal, Euripide 
laisse l'homme avec son malheur; de là vient le caractère pathétique 
de sa tragédie. Le premier parmi les tragiques, le poète transporte comme 
les sophistes le critérium de la moralité dans l'opinion^. Il a représenté 
presque comme un droit la puissance de la passion. Cependant il ne l'a pas 
exaltée sans réserve : dans Phèdre^ dans Médée, etc., ses suites désastreuses 
sont décrites d'une façon saisissante; personne n'a senti plus profondé- 
ment le mensonge, les effets funestes de « la sophistique de la passion » 
(Nâgelsbach). 

Un trait positif de la pensée religieuse d'Euripide c'est qu'il reconnaît 
la religion mystique. Dans plusieurs pièces il a mentionné avec respect ou 
célébré poétiquement les mystères, notamment dans les fragments con- 
servés des Cretois, où le prêtre de Zeus décrit les mystères de la mère des 
dieux, Cybèle; dans un chœur à.' Hélène, dans Jlippolyte. Nous trouvons 
chez lui le syncrétisme orphique — il identifie Déméter à Rhéa-Gybèle, 
Gaia et Hestia, Hélios et Apollon — et les idées mystiques sur le cycle de 
la vie et de la mort. Ces mots « tiç 8'otSev et (^tjv tou6' B jtsxXvjxat ôaveTv, to 
Çt^v o£ 9v7^ff>t£iv tari; » qu'Aristophane couvre de ses plaisanteries faciles, ne 
sont pas des mots au hasard, et expriment sans doute la pensée la plus 
profonde du poète. Mais il ne trouve pas non plus de solution satisfai- 
sante dans l'orphisme, pas de croyance fortifiante. Son dernier mot fut 
la résignation, dans la tragédie poignante des Bacchantes. Dans Penthée, le 
poète montre comme le rationalisme paraît mesquin en face de la puis- 
sance irrésistible du dieu. On a vu là une palinodie, mais nous avons dit 
déjà que le poète ne fut jamais un simple rationaliste. Nulle part cepen- 
dant l'insuffisance de l'intelligence humaine n'a été flagellée plus impi- 

1. Ranœ, 880. 

2. Troades, 887. 

3. TTC S'aîa-^pôv, riv fxr\ Totat xpa)[Ji.évotç Soy-V) {Fragm.). 



580 HISTOIRE DES RELIGIONS 

toyablement qu'ici. Mais l'éclat poétique qu'il a répandu sur la Bacchanale 
du Cithéron ne doit pas nous aveugler sur sa pensée véritable. Le dieu 
dont il représente ici la puissance, Dionysos, sait vaincre, mais ne sait pas 
guérir; son triomphe apporte le malheur et la ruine, non seulement à son 
ennemi Penthée, mais encore à ses serviteurs et aux instruments de sa 
puissance, Agaué et Kadmos. Il faut s'incliner devant la puissance divine, 
on ne peut l'admirer et l'aimer. Le dernier mot d'Euripide est plus triste 
et plus désespéré que les doutes et les plaintes de son scepticisme. 

La vieille religion trouva un défenseur dans Aristophane (444-388), qui 
lutta vigoureusement contre toutes les sortes de novateurs, Gléon, Socrate, 
Euripide, Sans doute le comique athénien était un étrange avocat de la 
religion. Le peu de ménagements avec lesquel il présentait les dieux sur 
la scène dépassait tout ce que l'on pouvait reprocher à -Euripide. Il ne se 
moque pas seulement de divinités étrangères comme le dieu des Triballes 
qui ne sait pas le grec convenablement (dans les Oiseaux) : les railleries 
adressées aux dieux grecs sont encore pires. Rappelons l'Hermès de la 
Paix, Dionysos, le jeune débauché des Grenouilles, les dieux qui perdent 
leurs sacrifices à la suite de la construction de la cité des Oiseaux et sont 
prêts, tant ils ont faim, à vendre pour un morceau de pain le gouverne- 
ment du monde. Mais, malgré tout, Aristophane était un panégyriste des 
vieilles lois et des vieilles coutumes. Il savait qu'il ne pouvait les ranimer, 
mais il était intimement convaincu que la démagogie, la sophistique et 
l'athéisme, conduisaient l'État à la ruine. Il y a un fond de sérieux et de 
tristesse sous ses folles plaisanteries. L'incrédulité de son époque avait 
mordu même sur lui. Il louait avec conviction la vertu et la force de la 
race antique, mais nous lisons entre les lignes quïl les trouvait cependant 
un peu démodées. La faiblesse de sa propre foi se trahit plus dans les 
Nuées : tout en accusant Socrate d'athéisme, il n'a pas de meilleur argu- 
ment en faveur de la religion que celui-ci : la société en a besoin. Le poète 
s'effraye des suites de la négation ; mais ne lui oppose qu'un expédient 
désespéré. 

§ 117. — La religion et la philosophie ^ 

Socrate a inauguré un mouvement qui dure encore aujourd'hui. Ses 
contemporains l'ont injustement tenu pour un sophiste, un novateur 
démoralisant, et condamné à ce titre. Socrate avait rempli consciencieuse- 
ment ses devoirs de citoyen et de soldat, et ses doctrines n'étaient pas 
subversives en elles-mêmes. En réalité, elles ne touchaient pas directe- 

1. Bibliographie. — Sur Platon, voir la traduction excellente avec introduction, etc., 
de B. Sowett, The dialogues of Plato, 3® éd., 5 vol., 1892; G. Grote, Plato and other 
companions of Soki^ates, 3* éd., 3 vol., 1875, et l'ouvrage récent de E- Pfleiderer, 
Sbkrates und Plato, 1896. Pour Aristote, voir également Grote et un livre clair, très 
sommaire de A. Grant, Aristotle, 1888. Pour le Portique, voir le chapitre qui en traite 
dans le livre de M. Heinze, Die Lehre vom Logos in der griechischen Philosophie, 1872; 
pour les Épicuriens, W. Wallace, Epicureanism, 1880. 



LES GREGS 581 

ment à la religion. Socrate ne paraît pas avoir combattu les idées reli- 
gieuses de ses compatriotes, ni avoir attaqué le culte. Il s'abstenait d'expli- 
quer le monde, et appliquait son attention à l'homme intérieur; c'était 
un psychologue. Son œuvre, c'est d'avoir fondé une philosophie éthique 
et pratique, dont le principe est l'identité de la aocptcc et de la acocppocTuv'/i ^ 
Mais il reconnaissait aussi en lui un élément immédiat dépassant la 
conscience : une voix divine qu'il appelait son 8ai[jr.dvtov ^. Cette voix rete- 
nait toujours, n'excitait jamais, et quand on traduit Sat^jt-ôviov par con- 
science on oublie qu'il ne l'entendait pas de l'ensemble de l'être intérieur ; 
il n'apparaît que dans certains actes; d'autre part, c'est affaiblir l'idée 
que la réduire à la notion d'un tact pratique, car Socrate entendait claire- 
ment par là une voix divine. 

r 

Plusieurs écoles se réclamèrent de Socrate : celles de Mégare et d'Elis, 
l'école cynique et l'école cyrénaïque. Mais leur importance pâlit à côté de 
celle de Platon (428-347). 

Platon s'est occupé des conceptions religieuses courantes, spécialement 
dans les livres II, III et X de la République. Il voulait chasser Homère de 
son Etat idéal en raison des histoires indécentes qu'il raconte sur les dieux 
et les héros et des sentiments amollissants qu'il éveille. L'opposition de 
Platon était surtout dirigée contre les doctrines qui attribuaient de mau- 
vais penchants aux dieux. La divinité n'est jamais Sucvouç àvOptoTuotç, la 
jalousie n'entre pas chez les dieux; Dieu est toujours àyaôoç, ocXtiôtiç, à-TrXoïïç, 
ne fait que ce qui est juste et bon, ne se sert du mal que comme punition, 
c'est-à-dire pour qu'il en sorte un bien. Malgré cette opposition à quelques- 
unes des parties essentielles de la croyance populaire, Platon a cependant 
respecté les croyances établies ; il voulait même que dans son État idéal 
on interrogeât l'oracle de Delphes sur les choses du culte. Il dit dans le 
Tintée, peut-être ironiquement, qu'il veut se conformer à la tradition cou- 
rante sur les dieux; en tout cas, il reconnaît dans ce livre les dieux cos- 
miques ou visibles (terre et étoiles) et les dieux invisibles de la théogonie, 
en leur attribuant une vie éternelle, mais une position subordonnée et une 
puissance limitée. 

Quant à l'idée particulière que Platon se faisait de la divinité, il est 
absolument impossible de la définir. Il représente toujours le divin comme 
quelque chose de transcendant, qui existe en dehors du monde des sens. 
La plus haute des idées, l'idée du bien, occupe dans le monde intellectuel 
la même place que le soleil dans le monde des phénomènes ; il faut nous 
contenter de pareilles images. L'idée du bien est pour lui la source 
de l'être, le TrapaSstyfxa de tout ce qu'il y a de bon au monde; elle 
dépasse la connaissance et domine de très' haut le monde sensible. La 
départition entre le monde des noumènes et le monde des phénomènes est 
nne des idées principales du platonisme. Sans doute il existe un lien entre 
les deux mondes : les êtres visibles sont formés sur le modèle des idées 

1. Xénophon, Mem., III, 9, 4. 

2. Pour le Satjxdviov, voir Xénophon, Mem., IV, 3, 12; 8, 5 et 6; I, 4, 15. Platon, 
ApoL, 31 D. 



S82 HISTOIRE DES RELIGIONS 

dont ils participent (fjt.é6e|tç), mais, d'un autre côté, l'idée elle-même reste 
indéfinie, inconnaissable : Platon s'engage déjà tout à fait sur la route 
du mysticisme. Dans la cosmogonie physique du limée, où il rebâtit le 
monde, il enseigne que ce monde est construit par un démiurge sur le 
modèle des idées éternelles ; construit, non pas créé, car l'œuvre du 
démiurge n'a fait que tirer un monde ordonné de la matière brute qui 
était à sa disposition, un Kosmos du Chaos. Cette matière brute, Platon 
l'appelait àvâyxv), ce qui ne signifiait pas pour lui fixité, détermination, 
mais, au contraire, hasard, inintelligence. De ces matériaux serait sorti le 
monde proprement dit, animé, aÔToÇôiov. Le démiurge lui-même ne crée 
que la première catégorie d'êtres, les dieux, et ceux-ci, à son exemple, 
font les hommes et les autres êtres. Cette construction surprend par la 
multitude des degrés qui s'étagent entre les idées et les êtres visibles. 

Sa doctrine de l'immortalité n'a pas eu moins d'influence sur la religion 
et la théologie que son idée de Dieu. C'est chez lui que la doctrine pytha- 
goricienne et mystique a trouvé son expression classique : l'âme est 
l'homme proprement dit, le corps n'est qu'une prison ou une demeure 
temporaire. Les preuves de l'immortalité de l'âme que donnent Phédon et 
Phèdre, sans toujours s'entendre dans les détails, n'ont pas, prises 
ensemble, autant de valeur que l'exemple auquel Platon a attaché sa doc- 
trine : la mort de Socrate. Cette mort de Socrate est devenue pour l'huma- 
nité un fait typique ; on y voit comment la force et l'indépendance de 
l'âme se conservant dans le mort, garantissent la continuation de son exis- 
tence. Grâce à Platon, la doctrine de l'âme éternelle, d'essence immortelle, 
a passé dans le patrimoine humain. Là même où l'on se garde des consé- 
quences (existence antérieure de l'âme, migration des âmes, immortalité 
de l'âme des animaux) l'influence se fait encore sentir; dans, le christia- 
nisme, elle s'est unie à des idées venues d'ailleurs, mais elle n'a pas 
disparu. 

Avec Aristote (384-322) le monde extérieur reprend la première place. 
On peut regarder Aristote comme fondateur de la théorie scientifique de 
Dieu; c'est lui qui a préparé les preuves cosmologiques et téléologiques 
de l'existence de Dieu par ses idées sur la cause créatrice, déterminante et 
la finalité immanente. Aristote distinguait la forme qui, en tant qu'âvTs- 
léy^eia, èvspyeia, aclus, complète et construit la matière ou le substratum; 
mais il ne séparait pas ses deux principes l'un de l'autre comme Platon. 
En reconnaissant en Dieu l'actualité pure ou l'énergie, il préservait d'un 
côté la spiritualité de Dieu, de l'autre sa liaison avec le monde. 

Aristote vivait sous Alexandre; au début de la période desDiadoques, 
Zenon et Épicure fondèrent à Athènes, l'un, l'école stoïcienne, l'autre, 
l'école épicurienne. Ces deux écoles s'accordent sur plusieurs points : 
toutes deux offrent une explication matérialiste du monde, toutes deux se 
tournent décidément vers les problèmes éthiques, toutes deux s'occupent 
bien plus de l'homme comme individu que dans ses rapports avec l'État. 
Leurs effets sur la religion sont naturellement opposés. 

Le Portique, dont les trois premiers maîtres furent Zenon de Chypre, 



LES GRECS 583 

Cléanthe et Chrysippe, expliquait le monde par le mélange des quatre 
éléments : deux éléments actifs (drastiques, to tuoiouv, le feu et l'air) et deux 
éléments passifs (pathétiques, 10 ttcccïxov, la terre et l'eau). Cette conception 
du monde était moniste, car le Portique explique tout par la matière : 
le Logos, qui produit l'ordre et l'harmonie, qui forme et pénètre tous les 
êtres, est identique au feu matériel. Ce Logos -teu est la vie et la semence 
de tous les êtres, le principe du monde, l'intelligence du monde, la loi du 
monde : il prend à la fois la place de l'idée de Dieu et du principe éthique. 
Les stoïciens célèbrent parfois encore ce principe du monde sous le nom de 
Zeus, comme dans l'hymne connu de Cléanthe. Mais, d'autre part, comme, 
d'après cette doctrine, le Logos combine et ordonne tout au monde, il 
faut nécessairement nier le mal ou l'expliquer de telle sorte qu'il appa- 
raisse conforme à la raison. Dans sa théodicée, le Portique a recours à 
l'idée de la perfection du tout dont on ne doit pas isoler les diverses par- 
ties : il faut regarder le mal comme l'ombre qui accompagne la lumière. 
En somme la doctrine stoïcienne fut un appui pour la religion par sa gra- 
vité morale, son insistance sur le sentiment du devoir, encore plus par 
ses efforts apologétiques, car elle essayait de fonder sur la philosophie les 
principales pratiques religieuses, notamment la mantique. 

La philosophie épicurienne avait un caractère tout autre; elle expliquait 
le monde par le mouvement des atomes dans l'espace sans y attacher des 
idées de fin ou d'intelligence. Les dieux vivaient éternels et heureux dans 
les mondes intermédiaires, dans l'espace qui séparait les mondes, mais 
ils ne s'occupaient pas des choses d'ici-bas. Cette doctrine contredisait 
la religion existante. Epicure vécut tranquille et simple au milieu d'un 
cercle de disciples ; il s'efforçait de réaliser le bonheur par une vie modeste, 
embellie par l'amitié. 

La portée pratique du stoïcisme et de l'épicurisme apparaît surtout dans 
la société romaine à la fin de la république et sous les empereurs. Nous 
retrouverons les deux écoles. 



§ 118. — La religion et la morale \ 

Nous n'avons ici qu'à revenir en quelques mots sur les rapports de la 
religion avec la morale. Nos renseignements sont limités. Nous savons 
seulement qu'ici encore aucune autorité religieuse, aucun canon, n'avaient 
imposé l'unité. Les idées morales changèrent beaucoup avec les époques 
et les milieux. L'âge héroïque eut un autre idéal que l'âge d'or d'Athènes. 
La morale qui aboutit à une doctrine d'État, à l'époque classique, n'est pas 
la même que la morale individuelle des écoles postérieures. Nous pouvons 
cependant dégager quelques lignes générales, car, après tout, les Grecs 
ont des traits de race et de nation, le développement s'est accompli dans 

1. Bibliographie. — K. Kôstlin, Geschiehte der Ethik, 1, 1887; — L. Schmidt, Die 
Ethik der alten Griechen, 2 vol., 1887. 



584 ■ HISTOIRE DES RELIGIONS 

des limites et sur une direction qui ont déterminé une morale, en somme, 
d'un type spécial. 

Les Grecs ont bien essayé de fonder la moralité sur la religion, mais cette 
dernière ne suffisait pas aux besoins moraux, d'où plus d'un heurt. La 
moralité dérivait de la tradition (eôoç) et de la loi (vd[ji.oç), qui toutes deux 
avaient une sanction religieuse. Nous avons déjà parlé de l'importance 

r 

fondamentale du serment. La famille, la société, l'Etat, étaient placés sous 
le patronage divin : les deux prescriptions de Solon Qeoi>ç xt'fxa, yovéaç alSou 
vont ensemble. Le Grec acceptait les restrictions que la vie légale et 
policée impose à l'individu comme des ordres divins que le particulier 
doit observer avec respect et avec crainte. C'est pourquoi il ne faisait pas 
seulement consister la piété dans l'accomplissement des devoirs du culte, 
o\}L les dieux recevaient leur dû, et dans la pureté rituelle, mais aussi dans 
une conduite juste, dominée par la préoccupation constante de la volonté 
divine. L'oo-tov et le. Si'xaiov allaient donc ensemble, et sùtreSi^ç désignait à 
la fois l'homme dont la vie entière témoignait la piété et celui chez qui 
elle se manifestait surtout par les sacrifices et la prière. La piété et la jus- 
tice consistaient essentiellement dans l'observation des règles établies ; mais 
elles comprenaient aussi des éléments plus positifs : c'était, par exemple, 
un devoir religieux que la miséricorde à l'égard des étrangers et des 
suppliants. De plus la moralité grecque n'était pas absolument liée aux 
lois existantes, elle regardait au-dessus de ces dernières. On opposait par- 
fois les vd[Aot àypaTCToi aux lois positives. Non seulement l'Antigone de 
Sophocle mais plusieurs écrivains grecs affirment * qu'à côté et même au- 
dessus des lois de l'État il y a des lois divines qui valent d'une façon géné- 
rale et auxquelles on doit obéir de préférence aux premières. Mais ils se 
taisent sur les moyens de les reconnaître. Du reste les Grecs ne réussirent 
jamais à donner une base solide à la moralité. Les sophistes avaient posé 
le problème, Platon l'avait profondément creusé, mais la conscience popu- 
laire ne le résolut jamais. 

Le secours que la morale trouvait dans les idées religieuses était fort 
insuffisant. Ce que la morale demande surtout à la religion c'est une idée 
de dieu qui réponde à la conception d'un juste gouvernement du monde. 
C'était justement ce qui manquait aux Grecs. Entre les figures mythologi- 
ques et les gardiens des lois morales il n'y avait que le nom de commun ; 
or, cette ressemblance tout extérieure irritait parfois. Ces dieux mytho- 
logiques n'inspirent comme maîtres du monde aucune confiance. Quand 
on ressentait cette répugnance on recourait à des expressions vagues, 
impersonnelles : Moira, Dike, Themis,^!' un des dieux quel qu'il soit. 
Mais la tendance même du gouvernement du monde restait obscure. Les 
Grecs ne connaissaient pas de méchants dieux qui, par leur nature même, 
aient été toujours opposés aux bonnes divinités, mais ils attribuaient 
à leurs dieux mêmes des actions malfaisantes. C'est ce qui conduisit, 
d'une part à la théorie radicale d'Hérodote sur la jalousie des dieux et, 

1. Par exemple, Thucydide, II, 37. 



LES GRECS 585 

d'autre part, à celle de Platon qui n'attribuait aux dieux que la pure 
bonté, mais en s'arrangeant pour que le monde et la vie se suffisent à 
eux-mêmes. Les Grecs n'ont pas su concevoir l'idée religieuse de la 
Providence. 

Les Dieux, qui ne répondaient pas au besoin de Justice dans ce monde, 
n'étaient pas non plus capables de présenter des modèles éthiques. Nous 
avons déjà vu quelles répugnances soulevaient les récits immoraux de la 
mythologie. Seule l'histoire d'Héraclès exprimait des idées morales. De là 
vient que les Grecs se sentaient si peu attachés à leurs dieux. C'est une 
phrase remarquable que celle-ci : octottov av elri e" tiç cpaiT) cptXsTv rov Ata*. 
Les dieux ne pouvaient exercer aucune attraction, aucune influence 
réformatrice. Les pythagoriciens et Platon ont beau proposer comme 
but à la vie rô[jt.o''coc7tç 9eou; cette ressemblance avec les dieux ne signifiait 
pas grand'chose. 

On pourrait être tenté de considérer comme un principe religieux de la 
morale l'influence que l'idée de l'au-delà, née dans les mystères, exerçait 
sur la vie. Mais en réalité on comprenait l'efficacité de l'initiation mystique 
d'une façon trop extérieure, trop magique, pour qu'elle pût donner à la 
vie une couleur vraiment éthique. De plus le culte mystique était chose 
trop à part, qui passait à côté de la vie sans s'y mêler. Les spectacles 
d'Eleusis faisaient sans doute beaucoup pour la félicité future, mais ne 
créaient pas de disposition morale, ne poussaient pas à des actes moraux. 

Les Grecs ont donc cherché l'orientation de la vie morale dans la reli- 
gion, mais sans l'y trouver. Leurs principales vertus, aocpta, àvSpeta, 
(jo)cppoc7uv7], Stxatocuv/), ne se rapportaient qu'indirectement aux dieux. Pour 
ce peuple aux aspirations élevées, au sens si large de la liberté, le péché 
était surtout la transgression des limites, la présomption, uêpiç. En tout 
cas c'est méconnaître l'éthique des Grecs que de nier qu'elle a posé de 
délicats problèmes et qu'elle les a envisagés d'un point de vue religieux, 
comme il ressort de l'importance donnée par les penseurs à la théodicée. 
Aucun peuple de l'antiquité ne s'est proposé des buts moraux si élevés 
et n'a plus profondément senti ce qui lui manquait. Les Grecs, de même 
qu'ils se figuraient leurs dieux comme heureux, pt-àxapeç, ont voulu con- 
quérir l'suSatjjLovta dans une existence harmonique. Mais ils n'ont pu 
déterminer les conditions de ce bonheur et ne se sont pas rendu compte 
des obstacles. 



§ 119. — La période tiellénistique. 

La période qui commence avec Alexandre le Grand est désignée en 
général sous le nom de période hellénistique. La civilisation grecque, 
privée de sa base nationale, se répandit sur le monde et se mélangea à des 
éléments orientaux, double résultat qu'Alexandre avait déjà consciem- 

d Aristote, Eih., II, li. 



Ô86 HISTOIRE DES RELIGIONS 

ment préparé. Alexandre sacrifia aux dieux grecs, envoya les prémices 
de son butin à Pallas Athéna, à Athènes, bâtit au point le plus éloigné 
qu'atteignirent ses expéditions, aux bords de l'Hyphase, des autels aux 
douze dieux de l'Olympe et y donna des jeux à la manière grecque. Dans 
sa nouvelle ville d'Alexandrie, Poséidon avait un grand temple, Déméter 
— mais Isis aussi — un culte. Alexandre adora d'ailleurs les dieux des 
pays traversés, Melkart à Tyr, à Babylone, Zeus Amon, dont il interroge 
l'oracle dans le désert de Libye. 

Le génie grec, à qui s'ouvrait ainsi un monde, perdit à sa transplantation 
sur un sol étranger plusieurs de ses traits distinctifs. La civilisation 
trouva en dehors d'Athènes de nouvelles capitales, Pergame, Rhodes et 
Alexandrie. La vie cosmopolite remplaça la vie nationale, la vie privée 
remplaça la vie publique. La fierté et l'amour de la liberté, dont s'était 
nourrie la littérature grecque et qui avaient eu leur dernier représen- 
tant en Démosthène, étaient morts. De nouvelles formes artistiques se 
produisirent : la comédie nouvelle de Ménandre, le roman * , traitant 
d'expériences individuelles, d'aventures, d'histoires d'amour, l'idylle, 
célébrant pour les habitants gâtés des grandes villes la simplicité de la 
vie des champs, ou bien peignant des tableaux de genre. La philosophie 
s'efforçait de parfaire l'éducation morale et le bonheur des individus ; elle 
s'était détournée des spéculations politiques qui formaient encore chez 
Platon le couronnement du système. Elle se continua encore pendant des 
siècles comme science d'école, à Athènes en particulier où se succédèrent 
une série de chefs d'écoles, qui y tenaient généralement une position fort 
honorée et continuaient la tradition. Mais la véritable capitale de la science 
pendant cette période était Alexandrie. Les Ptolémées accordèrent une 
large protection à la science et à l'art et fondèrent à Alexandrie la biblio- 
thèque et l'école des savants du Musée. C'était une école d'érudition où 
l'on s'appliquait à rassembler, expliquer et imiter les trésors littéraires 
de l'antiquité. On ne peut nier le talent des poètes du premier siècle 
de l'époque ptolémaïque. Les élégies et les hymnes de Callimaque. 
l'épopée d'Apollonius de Rhodes, surtout les idylles de Théocrite, pour 
ne rien dire de la poésie astronomique d'Aratus, sont des œuvres hono- 
rables d'une littérature qui a passé la floraison ^. Cette poésie nous inté- 
resse surtout parce qu'elle conserve beaucoup de vieux documents. Seul 
Théocrite, quand il décrit les pratiques magiques d'une amoureuse ou 
trace le tableau d'une grande fête religieuse à Alexandrie, nous permet de 
jeter un coup d'œil sur la vie de son propre temps. 

Pour la religion, le monde hellénistique resta fidèle en général aux 
cultes et aux usages antiques, mais, avec l'indépendance des petits États, 
la puissance de la tradition et de la loi s'était brisée. Par contre, on célé- 
brait maintenant le culte à Alexandrie et ailleurs avec une pompe inusitée. 



1. E. Rohde, Der griechische Roman und seine Vorlâufer, 1876. 

2. Cf. A. Gouat, La poésie alexandrine sous les trois premiers Ptolémées, 324-222 av. 
J.-C, 1882. 



LES GRECS , 587 

L'opposition contre les sacrifices sanglants, déjà ancienne chez les Grecs 
(Pythagore, Empédocle, Heraclite), trouva un avocat éloquent en Théo- 
phraste, le successeur d'Aristote *. 

Le monde hellénistique montrait un vif intérêt pour les antiquités 
grecques et barbares. La langue grecque facilita la communication des 
civilisations jadis séparées. Au ni® siècle, Bérose écrivit sur l'antiquité 
babylonienne, Manéthon sur l'antiquité égyptienne et les Septante tradui- 
sirent l'Ancien Testament en grec. On apprit ainsi à connaître les diffé- 
rentes religions et on les mélangea. Les Ptolémées adoraient aussi bien 
d'anciennes divinités égyptiennes que des divinités grecques et proté- 
gèrent la grande population juive de leur capitale. C'est sans doute la 
situation politique des Juifs de Palestine eux-mêmes et leurs factions qui 
expliquent jusqu'à un certain point l'intolérance du Séleucide Antiochus 
Épiphane à leur égard. 

Parmi les divinités qui furent alors le plus en honneur, nommons l'an- 
cienne déesse syrienne d'Hiérapolis, l'Hélios de Rhodes, Sérapis, dont on 
apporta l'image à Alexandrie de Sinope sur le Pont-Euxin ^. Grâce à l'expé- 
dition d'Alexandre aux Indes, où l'on crut trouver dans la localité de Nysa 
la patrie de Dionysos, le culte de ce dieu reçut une nouvelle impulsion : 
Alexandre lui-même fut identifié avec lui. L'adoration du maître, parti- 
culière à l'Orient servile, s'étalait sans pudeur. En grande pompe, avec de 
superbes processions, on célébra à Alexandrie l'apothéose de Ptolémée 
Lagos, on lui bâtit un temple et on lui offrit un culte régulier. L'adoration 
de Démétrius Poliorcète, à Athènes, dépassa tout en basses flatteries. 
A l'endroit où il avait pénétré sur le sol de l'Attique on lui éleva, comme 
xaraigaTT]?, un autel; on lui aménagea un temple dans lequel il se livrait 
à ses orgies ; on lui offrit des sacrifices et on l'interrogea comme un oracle. 
De pareils faits n'étaient pas exceptionnels ; les divers royaumes hellénis- 
tiques en offriraient l'équivalent. Ces apothéoses sont importantes aussi 
en ce qu'elles préparent le culte romain des empereurs. 

1. Porphyre a conservé des fragments de son ouvrage Tuspl eùcrepecaç ; voir J. Bernays, 
Theophrastos' Schrift ûbe?^ Frommigkeit, 1866. 

2. * Gomme l'a montré en dernier lieu Bouché-Leclercq {R. H.R., 1902, II), Sérapis est 
en réalité un dieu purement égyptien, qui n'a rien à faire avec la Sinope d'Asie- 
Mineure (I. L.) 



CHAPITRE XIII 
LES ROMAINS 



120. Remarques préliminaires. — 121. Les sources. — 122. Les divinités des 
anciens Romains. — 123. La religion de l'État, — 124. Les collèges sacerdo- 
taux. — 125. Le calendrier et les fêtes. — 126. Les légendes des origines. — 
127. Les époques de la religion romaine. — 128. La fin de la république. — 
129. La réforme religieuse sous Auguste. — 130. La religion pendant les deux 
premiers siècles de l'empire. — 131. Les philosophes et les maîtres de morale. 
— 132. Le syncrétisme religieux au commencement du iiP siècle. — 133. La 
fin du paganisme. 

§ 120. — Remarques préliminaires ^ 

Quand on essaye de donner de la religion romaine une esquisse histo- 
rique, on se heurte à de grandes difficultés. Au premier coup d'oeil, il 
semble qu'une abondante tradition historique permette de bien connaître 
l'antiquité romaine ; en réalité l'écart est énorme entre l'histoire tradition- 
nelle et les faits établis par la critique moderne. De plus les historiens 

1. Bibliographie. — Nous avons énuméré à propos de la religion grecque plusieurs 
ouvrages généraux sur rantiquîté classique. Voir naturellement Th. Mommsen, 
Rômische Geschichte (le premier volume date de 1854, mais il y eu beaucoup d'éditions 
postérieures; ont paru jusqu'à présent les volumes I, II, IV, V; il existe une traduction 
française); il donne pour chaque période une vue d'ensemble de l'évolution religieuse. 
A côté de Mommsen, il faut citer le second volume de la Weltgeschichte de L. von 
Ranke, et, surtout pour ses illustrations, V. Duruy, Histoire des Romains depuis les 
temps les plus reculés jusqu'à l'invasion des barbares, 7 vol., 18T9-1885. 

Sur les antiquités romaines, l'ouvrage capital est le Handbuch der rômischen Alter- 
thûmer de Becker et Marquardt, continué dans les éditions récentes par Marquardt et 
Mommsen (7 volumes; le sixième, qui est de Marquardt, et dont la 2° édition, en 1885, 
a été revue par Wissowa, traite des institutions sacrées ; il existe une traduction fran- 
çaise). A. Bouché-Leclercq, dans son Manuel des Institutions romaines, 1896, traite de 
la religion d'une façon assez complète. 

Sur la religion romaine, on peut encore consulter avec fruit : J.-A. Hartung, Die 
Religion der Rômer, 2 vol., 1836. — G. Zumpt, Die Religion der Rômer, 1845; E. Preller, 
Rômische Mythologie (employer la troisième édition, publiée par H. Jordan, 2 vol., 
1881-1883); E. Aust, Die Religion der Rômer, 1889; G. Wissowa, Religion und Kultus 
der Rômer, 1902 (Iwan v. Miiller's Handbuch, Y, 4). 



, LES ROMAINS ' 589 

romains s'attachent principalement à la politique, dont ils considèrent la 
religion comme une simple subdivision; de la religion romaine, d'ailleurs, 
nous connaissons presque uniquement le culte, qui faisait en effet partie 
de la vie publique. Les Romains ne se sont constitué que sur le tard une 
doctrine philosophique et religieuse, et encore l'ont-ils empruntée. Il 
n'existe de littérature, qui nous permette de saisir l'importance des pen- 
sées et des mobiles religieux dans la vie intérieure des Romains, que 
pour les derniers siècles de leur civilisation, et en somme pour l'époque 
de la décadence. Nous sommes donc réduits à l'étude presque exclusive 
du culte officiel. Mais là encore, dès que l'on arrive au détail et aux ori- 
gines, les difficultés foisonnent. On a récemment soutenu qu'il faut 
(( élargir l'étude de la religion d'État des Romains en une étude des reli- 
gions populaires italiques » (Jordan). Il est douteux que l'on puisse arriver, 
dans l'état de nos sources, jusqu'à ces origines. En tout cas, dans un 
résumé comme le nôtre, l'inventaire des résultats acquis ne peut être que 
très court. 

L'évolution du peuple romain présente, avec celle des Grecs, des points 
de contact et de profondes différences. On n'admet plus que les Grecs et 
les Italiens aient formé ensemble, à l'origine, un rameau de la famille indo- 
européenne. Dans le groupe italique on ne fait pas entrer tous les habi- 
tants primitifs de l'Italie, par exemple les Japyges et les Messapiens de la 
Calabre et de l'Apulie, que l'on a récemment rapprochés des lllyriens. Les 
monuments linguistiques, grâce auxquels on a pu distinguer les Latins 
des Ombro-Samnites et subdiviser le dernier groupe, ne permettent pas 
de tracer un tableau complet des populations italiennes. Ce que l'on sait, 
c'est que la ville de Rome a été à l'origine essentiellement latine, et que 
l'élément sabin, s'il datait dés tout premiers temps, n'avait cependant 
qu'une importance secondaire. Mais la république romaine se trouva de 
bonne heure en contact, à l'intérieur même de l'Italie, avec des Étrusques 
{Raseni) et des Grecs. Les premiers exercèrent sur Rome depuis l'époque 
des Tarquins une influence considérable. Les Grecs avaient dans le sud de 
l'Italie des colonies nombreuses, importantes et dont la civilisation était 
remarquablement développée. L'histoire ne peut suivre dans le détail les 
relations de ces colonies avec les peuples de l'Italie, mais il est plus que 
vraisemblable que dans une période antérieure à celle où les Romains 
s'assimilèrent consciemment les trésors moraux de la Grèce, les cultes et 
les Usages helléniques avaient déjà contribué aux progrès de la jeune civi- 
lisation romaine. 

Par contre, en politique et en art, en littérature et en religion, les 
Grecs et les Romains, tout en usant de matériaux identiques, et malgré 
leurs actives relations, ont aspiré et abouti à des résultats presque 
opposés. Virgile définit le rôle des Romains dans l'histoire en l'opposant 
à celui des Grecs : d'un côté l'art, de l'autre l'empire du monde. Tandis 
que l'on peut attribuer aux Romains, suivant l'expression de Mommsen, 
« le profond sentiment du général dans l'individuel », le Grec vit davan- 
tage dans l'intuition des choses concrètes. Il représente ses divinités d'une 



590 • .HISTOIRE DES RELIGIONS • 

façon plastique, et sa mythologie en fait des personnalités vivantes; les 
divinités romaines restent des abstractions. Il ne s'ensuit pas que le sen- 
timent religieux soit moins puissant chez les Romains que chez les Grecs, 
mafeil est d'une autre nature. La religion romaine se résout tout entière 
en pratiques, mais ce qu'elle perd en vie, elle le gagne en solidité. 



§ 421. — Les sources. 

Pour les origines nous avons en première ligne les renseignements que 
l'on peut tirer d'une littérature qui, toute pénétrée déjà de la culture grec- 
que, n'a plus guère l'intelligence des choses proprement italiennes, et des 
notes historiques, d'ailleurs nombreuses, écrites par des érudits ou des 
compilateurs récents, et quelquefois très récents. A vrai dire, chaque année 
apporte de nouveaux matériaux archéologiques, dont les périodiques 
spéciaux rendent compte, mais la moisson est bien moins abondante pour 
l'histoire de la religion romaine que pour celle des religions grecque et 
égyptienne. 

Notons d'abord les inscriptions, rassemblées dans le Corpus inscriptio- 
num latinarum, publié depuis 1863 sous la direction de Mommsen par 
l'Académie de Berlin. Plus importants encore, si noas les possédions, 
seraient les lois et les annales, les recueils des règles du droit civil et 
du droit sacré, les actes des nombreux collèges sacerdotaux et autres, 
les prescriptions rituelles et les hymnes religieux. Tout cela s'est perdu, 
sauf de rares vestiges. La distinction entre les textes politiques et les 
textes religieux n'est pas très tranchée. Les prétendues leges regise qui 
du nom d'un compilateur récent sont appelées jus Papirianum étaient de 
très anciennes prescriptions sacerdotales. De simples listes de magistrats, 
telles que les libri lintei (voir Tite Live), étaient conservées au Capitole dans 
le temple de Moneta. Quant aux formules dont les différentes corporations 
se servaient dans les actes rituels, il n'en subsiste que des vestiges ; par 
exemple quelques fragments des axamenta ou carmina Saliaria, que chan- 
taient les Saliens dans la fête de Mars au printemps, et qui, conservés 
sous leur forme linguistique primitive, n'étaient déjà plus compris de 
personne au temps de Cicéron. Les chants de ce genre étaient toujours 
consacrés à l'an des différents dieux, et s'appelaient, suivant les cas, 
Jovii, Janui, etc. Nous possédons un peu davantage des chants des 
frères Arvales. On a trouvé à Rome, en 1777, un chant écrit lui aussi 
dans une langue très ancienne, et auquel furent depuis lors consacrés 
beaucoup de commentaires. Plus récemïnent et de notre temps même on 
a mis au jour de nombreux fragments des actes de leur collège, datant 
tous de l'époque impériale. Les Tahulœ Iguvinœ jettent un rayon de 
lumière dans cette obscurité; ce sont sept tables de 447 lignes qui ont été 
trouvées en 1444 dans la ville de Gubbio. Elles contiennent, en dialecte 
ombrien et en dialecte latin, des prescriptions et des formules qui appar- 
tiennent à un culte ombrien, celui de la confrérie d'Attidium. A côté de 



LES ROMAIl^S 591 

noms de divinités qui nous sont familières, comme Jupiter, Sancus, Mars, 
elles en citent d'autres tout à fait incompréhensibles pour nous, comme 
Cerfiiis, Vofionus, Te fer. 

De l'activité littéraire des pontifes à Rome nous n'avons malheureusement 
que des notes de date récente et de maigres citations. On distingue ordinaire- 
ment les livres pontificaux {libri pontificum), exposant le rituel et le droit 
religieux; les commentaires [commentarii pontificum), qui contiennent les 
décisions et réponses {décréta et responsa) conservées à titre de précé- 
dents ; les grandes annales {annales maximi), chroniques publiées annuel- 
lement par le Pontifex maximus ; les fastes {fasti), partie du calendrier 
consacrée à la fixation des jours judiciaires et à l'énumération des fêtes 
et des jeux. Au point de vue de l'histoire de la religion, il faut surtout 
déplorer la perte des formules sacrées connues sous le nom d'indigita- 
menta, qui nous fourniraient des renseignements précieux sur les dieux 
romains. D'après des écrivains assez récents, comme Varron, Servius, 
Censorinus, ces indigitamenta, qu'on appelait encore incanfamen^a ou indi- 
cia (Paulus), étaient des litanies invoquant les divinités avec l'énumération 
de leurs attributs. Il est vraisemblable que les indigitamenta comprenaient 
l'ensemble des divinités, ou du moins toutes les divinités primitives. Le 
nombre de ces divinités a dû être immense, car « à chaque état particulier, 
et à chaque moment d'un acte, présidait un être divin spécial' ». Les 
indigitamenta nous prouvent à quel point, chez les Romains, la vie 
humaine était mêlée de religion, et combien cette religion était forma- 
liste. 

Comme nous l'avons vu, nous avons à peine accès aux sources primi- 
tives. Nous nous trouvons donc ramenés à la littérature et aux travaux des 
érudits. La littérature reflète les dispositions religieuses ou irréligieuses 
des écrivains et de leur temps, et nous aurons à étudier plus tard à ce 
point de vue Cicéron, Lucrèce, Virgile, Horace, etc. Il y a beaucoup à 
trouver dans Virgile sur les coutumes et légendes antiques ; le de Divina- 
tione de Cicéron est bien plus intéressant par la grande quantité de vieilles 
histoires et de vers qu'il contient, que par les idées philosophiques qu'il 
exprime; surtout les six livres des Fastes d'Ovide, qui malheureusement 
ne se rapportent qu'à la moitié de l'année, fournissent une riche moisson 
de renseignements sur les fêtes romaines et d'une façon générale sur le 
calendrier romain ^. 

Le père de la littérature savante est Caton l'Ancien. Ses Origines sont le 
premier ouvrage qui ait traité en prose de l'histoire romaine. Elles étaient 
pleines de matériaux précieux pour l'histoire de la civilisation. Nous ne 
connaissons cet ouvrage que par des citations. Moins d'un siècle après la 

1. J. Ambrosch, TJeher die Religionsbiicher der Rômei^, dans la Zschr. fur Philos, und 
kathol. TheoL, 1843. L'article Indigitamenta de R. Peter dans le Lexicon de Roscher 
contient une étude d'ensemble complète et un catalogue alphabétique des dieux 
indigètes. Sur le caractère de ces indigitamenta consulter encore H. Usener, Gôtter- 
namen, 1896. 

2. L'édition de R. Merkel, 1841, mérite d'être recommandée pour son importante 
introduction. 



592 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

publication de ce livre, la culture nouvelle s'était répandue dans Rome, et 
cette ville s'était pénétrée de l'esprit grec, en dépit des avertissements de 
Caton. L. JElius Stilo interprétait les anciens documents, entre autres le 
chant des Saliens ; le pontife Q. Scœvola, quoique Juriste avant tout, s'était 
vivement intéressé aux questions religieuses. Ces deux hommes subis- 
saient l'un et l'autre l'influence de la philosophie stoïcienne; tous deux 
furent les maîtres de Varron. Mais les érudits par excellence aux yeux 
des Romains furent P. Nigidius Figulus et M. Terentius Varro, qui fleuri- 
rent vers la première moitié du i®"" siècle avant Jésus-Christ. Varron avait 
une science encyclopédique ; il composa 74 écrits, en prose et en vers, 
qui ont tous été perdus ou à peu près. Heureusement l'ouvrage le plus 
important pour nous, le recueil des antiquités romaines, nous est connu 
par le de Civitate J)ei de saint Augustin, qui en donne un résumé et de 
nombreuses citations * . 

Cet ouvrage était intitulé Antiquitates rerum humanarum et divinm^um; 
les res humanse s'y trouvaient exposées d'abord, parce que les cités ont 
existé avant l'institution des choses divines. Les seize livres relatifs aux 
choses sacrées comprennent, outre une introduction, cinq groupes de trois 
livres sûr: 1° les personnes; 2" les lieux; 3° les temps sacrés; 4° les céré- 
monies et enfin 5° les dieux, qui sont répartis en certi, incerti et selecti. 
A côté de ces fragments de Varron, il nous reste des extraits de grande 
importance du dictionnaire de M. Verrius Flaccus, qui vivait sous Auguste ; 
il avait rassemblé par ordre alphabétique, dans son de Verborum significatu, 
des notions de toute sorte sur l'antiquité romaine. S. Pompeius Festus en 
fit des extraits, où de nouveau, au vni^ siècle ap. J.-C, Paul Diacre 
reprit un certain nombre de passages. Nous possédons ce dernier recueil 
avec quelques fragments de Festus; et, même sous cette forme, l'ouvrage 
constitue un important ensemble de matériaux ^. 

C'est également sous Auguste que vivait Hygin, affranchi et bibliothé- 
caire; il s'exerça dans différents genres; on lui attribue, mais avec quelque 
incertitude, un recueil de 277 légendes [fabulas], composées sur le type de 
celles des mythographes grecs, et qui contiennent des mythes grecs, mais 
Tevêtus de noms latins ^ 

Un texte d'une importance incomparablement supérieure, c'est le com- 
mentaire de Virgile composé par Servius dans la seconde moitié du 
vi^ siècle; on y trouve, sur les antiquités religieuses, beaucoup de détails 
qui sans lui nous seraient restés inconnus, et qui viennent de Varron ou 
d'autres auteurs *. 

Telles sont nos sources principales^ Assurément il faut consulter aussi 
les historiens Polybe, Tite Live, Denys d'Halicarnasse , et les érudits 



1 Le plan en esl donné par saint Augustin, VI, 3. 

2. Édité par K.-O. Miiller, 1839, sous le titre de S. Pompei Festi de Verborum significatione 
quas supersunt cuni Pauli epitome. 

3. Publié par Ed. -M. Schmidt, 1872. Il existe une édition plus ancienne des mytho- 
graphes latins : P. -H. Bode, Scriptores rerum mythicarum latini très, 1834. 

4. A. Thilo et H. Hagen ont publié chez Teubner une grande édition de Servius. 



LES ROMAINS S93 

comme Pline et Plutarque. D'autres auteurs, Aulu-Gelle (duii^ siècle), Ceri- 
sorinus (du ra^; le de J)ie natali ddiie de l'an 238), Macrobe (iv« et v« siècles, 
Satur7ialia), donnent des renseignements de grande valeur, quoique leurs 
travaux soient de seconde ou de troisième main, et de mérite très inégal. 
Parmi les Pères de l'Église, le rhéteur Arnobe et surtout son élève Lac- 
tance ont étudié le paganisme avec une attention et une perspicacité par- 
ticulières. 



§ 122. — Les divinités des anciens Romains. 

Si peu que les Romains se soient adonnés à la spéculation religieuse et à 
la mythologie, nous savons comment ils se représentaient le divin, et quels 
effets avaient leurs conceptions sur la conduite de leur vie; nous le savons, 
d'une part, par leurs pratiques religieuses, d'autre part, par les noms sou- 
vent transparents de leurs dieux. Nous ne tenons pas compte ici de la 
confusion entre les dieux romains et les dieux grecs. Elle était déjà un 
fait accompli à l'époque d'Ennius, comme le montrent deux vers où il énu- 
mère les douze divinités ^ en l'honneur desquels, à ce que rapporte Tite 
Live, fut institué à Rome un lectisternium après la bataille de Trasimène. 

Ces douze dieux, dont les images se dressaient sur le forum, portaient 
souvent le nom de dii consentes. L'idée d'un conseil de dieux assemblés, 
qui pour cette raison même prenaient le nom de consentes ou comjjlices^ 
était particulière à la religion étrusque : chez les Étrusques l'assemblée 
comprenait les dieux conseillers de Jupiter ( rina) , nés et destinés à dispa- 
raître tous en même temps, et soumis eux-mêmes à une catégorie de dieux 
supérieurs et cachés [dii involuti) dont on ne sait ni les noms ni le 
nombre ^ En tout cas, ces idées étaient étrangères à l'ancienne religion 
romaine. On n'y trouve ni un nombre fixe des principaux dieux, ni une 
classification précise des, êtres divins. 

La classification de Varron en dii certi, incerti, selecti, est toute subjec- 
tive. Le sens même de cette distinction n'est d'ailleurs pas d'une clarté 
parfaite. Les dii certi étaient les anciennes divinités romaines, dont la 
nature et le genre d'action se trouvaient nettement définis par les for- 
mules et les documents sacerdotaux. Au contraire, les dii incerti étaient 
soit ceux qui n'étaient pas ab initio certi et sempiterni^ mais qui étaient 
devenus dieux par divinisation et consécration (les hommes divinisés 
comme Castor, Pollux, Hercule; les vertus personnifiées), — c'est l'hypo- 
thèse de Preller; soit simplement les dieux disparus, et dont Varron ne 
connaissait plus que le nom, comme Snmmanus, Furrina, etc. ; — c'est 
l'hypothèse de Marquardt. Quant aux dii selecti, c'étaient les dieux princi- 
paux, auxquels appartenaient les grands temples, et dont le culte était au 

1. Juno, Vesta, Minerva, Ceres, Diana, Venus, Mars, Merciirms, Jovi, Neplunus, Vul- 
canus, Apollo. 

iî. Voir de brèves allusions dans Sénèque, Nat. Quœst., II, 41; Festus, au mot 
Mandbial; Arnobe, III, 40. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 38 



594 ' . HISTOIRE DES RELIGIONS : 

premier plan. Varron eii compte vingt; il y range, outre les douze dieux 
déjà indiqués, Janus, Saturnus, Genius, Sol, Orcus, Liber pater, Tellus, 
Lunai Ces distinctions avaient évidemment leur principe dans des circons- 
tances extérieures, et non dans les caractères essentiels des êtres divins. 
La distinction des anciennes formules * entre les dii novensides (ou noven- 
siles) et les dii indigetes paraît plus ancienne. Les novensides étaient les 
dieux étrangers, les indigetes (ly/copioL,) les dieux nationaux. Cette dési- 
gnation d'indigetes a donné lieu chez les anciens et chez les modernes à 
des hypothèses étymologiques de toute sorte. D'autres distinctions encore 
avaient cours chez les Romains : par exemple celle des dii swperi, inferi 
et medioxumi. Les medioxumi sont ici les dieux terrestres, et non pas des 
dieux marins, car la mer était aux yeux des anciens Romains un élément 
étranger, ni, comme on l'a souvent supposé, des demi-dieux, formant 
une classe intermédiaire entre les dieux et les hommes. Les dieux 
n'étaient d'ailleurs pas classés seulement par régions, mais aussi par 
fonctions : ainsi l'on trouve dans les indigitamenta des dii conjugales, 
jjrœsides puerilitatis, dii nuptiales, dii agrestes, etc. 

Les être^ qu'adoraient les Romains étaient plutôt des puissances 
[numina] que des dieux personnels. C'étaient des dieux objets du culte, 
directeurs du destin des hommes jusque dans le détail et protecteurs de 
l'Etat : dii complures hominum vitam pro sua quisque portions adminicu- 
lantes, dit Censorinus [De die natalï) , au sujet des dieux des indigitamenta. Ni 
plastique, ni mythologie, ni aspirations sentimentales, ni réflexion ration- 
nelle n'avaient élevé ces êtres jusqu'à la sphère spirituelle. Ils ne formaient 
entre eux ni une famille ni une communauté. Les couples divins, Saturnus 
et Ops, Saturnus et Luna, Quirinus et Hora, Vulcanus et Maja, Mars et 
Nerio, recevaient les noms de pères et de mères, mais cela se rapportait 
seulement à leur puissance de protection, de création et de conservation,^ 
leurs rapports réciproques n'étaient jamais définis. 

Les Romains adoraient les ancêtres et les esprits; les diverses fonc- 
tions particulières de la vie avaient leurs esprits spéciaux ^. Il y avait 
des groupes de dieux ou de .génies dans lequels on ne pouvait distinguer 
les individus ; des abstractions, comme la Jeunesse et la Fortune {Juventus, 
Fortuna), furent de bonne heure l'objet d'un culte. Les dieux supérieurs, 
qui avaient un caractère loersonnel un peu plus marqué, étaient en rapport 
avec la nature ou étaient protecteurs de l'État. — L'identification des 
mythologies grecque et romaine mina la croyance aux dieux romains pri- 
,mitifs, mais ne modifia pas profondément les idées que l'on se faisait de 
leur nature. Nous allons maintenant considérer de plus près ces dieux 
romains. 

Il est impossible de fixer le nombre des divinités que comptaient les 
indigitamenta. Chaque état particulier, chaque action, chaque moment 
d'une action, chaque classe d'objets avait son esprit spécial. Usener a 

1. Voir, entre autres textes, Tite Live, VIII, 9. 

2. Servius {in Mn., II, '141) : singulis actibus proprios deos praeesse. 



LES ROMAINS ■ 595 

inventé le mot Sondergôiter pour désigner cette multitude d'êtres qui, 
puissances divines spéciales à l'origine, se développaient en notions géné- 
riques. Ambrosch voit dans les noms qu'emploient les formules de prières 
la désignation des facultés ou des f o notions divines auxquelles on faisait 
appel en des cas déterminés : nous savons par exemple que Jupiter était 
invoqué {indigitatus) par les Saliens en qualité de Lucetius, Faunus en 
tant que Innuus et Fatuus. Mais le rapport des indigitations aux dieux 
plus personnels ne peut être établi que dans un petit nombre de cas; 
et de plus la personnalité de ces dieux italiens était trop faible pour se 
conserver dans le partage entre des fonctions si multiples. Ces fonctions 
ont dès l'origine été indépendantes ; Usener a bien expliqué le processus 
psychologique et linguistique qui leur a donné naissance. 

De ces séries de dieux, un petit nombre seulement nous ont été con- 
servés par Varron; ce sont ceux qui présidaient au développement 
embryonnaire, les divinités de la naissance, celles qui protégeaient la mère 
et l'enfant, celles qui veillaient au premier développement de l'enfant, 
celles de sa croissance, celles du mariage, celles qui aidaient l'homme dans 
les différentes circonstances de la vie : Educa et Potina apprenaient à 
l'enfant à boire et à manger, Cuba le gardait dans son lit, Ossipa^o lui 
fortifiait les os, Carna la chair, Statanus lui enseignait à se tenir debout, 
Abeona et Adeona à marcher, Fabulinus, Farinus et Locutius à parler. Le 
garçon étant devenu un peu plus âgé, Terduca le conduisait à l'école et 
Domiduca le ramenait à la maison; Mens, Catius, Consus, Sentia le ren- 
daient capable de comprendre; Voleta et Stimula lui donnaient la volonté; 
Prœstana, Pollentia, Perageno7\ Strenia lui donnaient la force d'exécuter; 
et ainsi de suite à l'infini. Eh dehors de cette série d'esprits, il en existait 
beaucoup d'autres. Toutes les parties delà maison avaient leurs divinités : 
Forculus gardait les portes, Limentinus les seuils et Cardea les gonds. Il 
va de soi que dans l'agriculture aussi on honorait beaucoup d'êtres du 
même genre. Les actes des frères Arvales nomment douze dieux qui veil- 
laient sur les divers moments de la moisson et qu'on invoquait dans le 
culte rendu dans les bois à Dea Dia. Les Romains pratiquaient surtout 
l'agriculture; mais l'élevage du bétail et les autres travaux des champs 
avaient aussi leurs protecteurs. Ainsi Bubona prenait soin des trou- 
peaux de bœufs, Epona des chevaux. Pales des moutons; les pâtres 
adoraient Flora et Silvanus ; les jardiniers Puta et Pomona^ les marchands 
Mercurius. Nous citons au hasard, sans prétendre choisir les plus impor- 
tants. Il faut Joindre à ces dieux d'autres divinités qui semblent plus 
personnelles, comme Saturnus, nommé à la fois dans la série des dieux 
de la conception et dans celle des dieux agrestes. Ces dieux sont dans 
toute la force du terme des dii certi, que d'ailleurs les indigitamenta les 
appellent ainsi, ou que cette désignation ait été créée par Varron. Ce sont 
les indigetes, les anciens dieux du pays, que l'on honorait non seulement 
par des prières, mais aussi par des sacrifices et auxquels on élevait des 
autels, des sacella, plus tard des statues. Les noms sous lesquels on les 
« indigitait » devaient désigner uniquement leurs fonctions; leurs noms 



596 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

véritables devaient rester secrets ^ Le succès de l'acte religieux dépendait 
à tel point d'une « indigitation » impeccable que, lorsqu'on avait fini d'énu- 
mérer toute une série de dieux, par crainte d'avoir oublié un nom, on 
ajoutait pour terminer une formule générale telle que quisquis es, ou sive 
quo alio nomine fas est appellare, ou sive deo, sive deœ^ ou d'autres encore 
du même genre. 

Nous ne pouvons établir une délimitation bien tranchée entre les divi- 
nités qui veillaient sur les différent^ moments de la vie et les abstractions 
d'un caractère plus général. Elles ont les unes et les autres à peu près la 
même origine psychologique. Des êtres, comme Strenia, Mens, d'autres 
encore, appartenaient aux deux groupes à la fois. Mais il est nécessaire 
d'insister sur cette habitude de spiritualiser la vie et le monde, qui a con- 
duit les Romains à créer toutes ces abstractions. Ce trait, l'un des plus 
anciens dans la religion romaine, se manifeste même dans ses phases les 
plus récentes, alors qu'on considérait comme des êtres en soi la Clémence 
ou la Providence' des empereurs divinisés. Les vertus particulières, la 
liberté, le bonheur, la paix, n'étaient pas seulement des personnes suivant 
la religion romaine ; c'étaient littéralement des dieux, auxquels s'adressait 
un culte. Il y a des temples, des images, des autels pour des êtres comme 
Pax, Fides, Victoria, Spes, Libertas, Bonus Eventus, Virius, Concordia, 
Pudicitia, Pietas. De tous ces êtres, le plus important était Fortuna 2. Elle 
avait plusieurs temples à Rome et dans les environs, et plusieurs cultes. 
Ses deux sanctuaires les plus anciens doivent avoir été fondés par Servius 
TuUius : l'un, sur la rive droite du Tibre, où se célébrait le 24 juin une 
fête joyeuse à laquelle prenaient part surtout les gens du petit peuple et 
les esclaves; l'autre sur le forum boarium, où elle était représentée par une 
image voilée, à laquelle se rattachaient toutes sortes de légendes. Du reste 
on l'adorait sous différents noms : comme Fortuna publica (ou Fortuna 
populi Romani), Fortuna muliebris, en souvenir de la retraite de Coriolan 
obtenue par les femmes romaines, Fortuna equestris, comme Fortuna bar- 
bata, celle à laquelle les jeunes gens vouaient leur première barbe, etc. Ces 
diverses Fortunes, déesses du bonheur, du hasard heureux, sont une créa- 
tion typique de la pensée religieuse des Romains. Au contraire, ils étaient 
étrangers à l'idée d'un destin inflexible et supérieur aux dieux, bien que 
cette conception semble être le principe du culte de la Fortmia primigenia 
de Préneste que l'on considérait comme la mère de Jupiter et de Junon. 

Si la vie et le monde étaient dans tous leurs éléments soumis à des 
influences spirituelles, la mort et le monde inférieur avaient aussi dans la 
religion des représentants, à vrai dire peu nombreux; d'ailleurs les 
Romains n'ont pas construit spontanément leur conception du royaume 
des morts, et les idées qu'ils en ont dérivent pour la plus grande partie 

1. Jure pontificum cautum est, ne suis nominibus dit Roma?ii appellarentur, ne exau- 
gurari j)ossint (Servius, in /En., II, 331). — Indigetes dit quorum nomina vulgari non 
licet (Paulus Diaconus).. 

2. Plutarque (ELepl t/)? 'Ptrijxaîwv Tû^-o?) donne sur ce point des aperçus intéressants. 
L'article Fortuna, dans le Lexicon de Roscher, naontre l'importance de la littérature 
relative à ce sujet et la multiplicité d'aspects de ce culte. 



LES ROMAINS 597 

des idées grecques. La principale figure était celle d'Orcus, dieu du monde 
souterrain, identique à Bis pater (quoique Preller soit d'une opinion 
opposée). Il enlevait les vivants de force et les conduisait dans son sombre 
empire. On n'a pas la preuve que le nom d'Orcws s'appliquât parfois à cet 
empire lui-même. Orcus comptait au nombre des principaux dieux du 
culte ; Varron le compte parmi les dii selecti. 

Les autres dii inferi étaient les âmes des morts, que l'on appelait les 
bons (par euphémisme*; cf. /p-qaToi), les Mânes ^ ou encore les silencieux 
[Silentes], Le culte des âmes et des ancêtres, des Dii Mânes [D. M. sur les 
inscriptions funéraires), était d'une haute -antiquité chez les Romains. Le 
culte des héros, au contraire, n'était pas d'origine romaine, et dans la 
mesure où il s'établit, il venait des Grecs. 

Le cadavre était conduit avec pompe au tombeau ou au lieu de sépulture; 
les ancêtres, représentés par des figurants qui portaient leurs masques et 
leurs insignes, faisaient partie de la procession. Le dixième jour avaient 
lieu un banquet et un sacrifice {sacrificium novemdiale, ferise denicales). 
Aux parents décédés, il était d'usage d'apporter plusieurs fois par an 
des offrandes que l'on consacrait sur leurs tombes. C'était le cas pendant 
les dies parentales (du 13 au 21 février; le dernier jour, 21 février, s'appe- 
lait Feralia). Ces jours faisaient partie des fêtes publiques; ils étaient 
suivis de la fête familiale de la Caristia (22 février) . Mais on croyait aussi 
à l'existence d'esprits oubliés, restés hostiles à l'homme, de revenants 
malveillants ; on les appelait Lémures et aussi Larvœ, et dans les nuits des 
9, 11 et 13 mai [Lemuria] les chefs de famille les chassaient de leurs 
maisons en leur jetant des fèves noires. 

Nous trouvons souvent employé le mot Genius pour désigner des êtres 
spirituels ; tantôt il est au singulier, comme nom d'un dieu particulier 
(Varron range Genius parmi les vingt dieux principaux) ; tantôt, et c'est 
le cas le plus fréquent, il est au pluriel et désigne toute une classe de divi- 
nités^. Le génie d'un individu était son esprit protecteur; on le considérait 
aussi comme un principe d'existence et de production; aussi le lit nuptial 
était-il particulièrement sous la garde des génies. Mais il y avait des génies 
des lieux et des objets. Ils avaient pour symbole le serpent; cependant 
on finit par donner à leurs images la forme humaine. De même que 
chaque homme avait son génie, chaque femme avait sa Juno; Junon 
était ainsi le génie féminin. Non seulement les individus et les lieux, mais 
les familles, les villes, les peuples avaient leurs génies. Le culte d'un 
Genius pojmli Romani n'est signalé qu'à l'époque de la seconde guerre 

1. Sunt autem noœise et dicuntui-' v.aza àvTi^pac-iv (Serv., in JEn., III, 63). 

2. Textes les plus importants: saint Augustin, Civ. D., VU, 13 et 23; Paul Diacre, 
P- 94 (on trouve dans ce passage deux étymologies, dont l'une, propre à l'auteur, est 
certainement erronée : Genium appellabant deum qui vint obtineret rerum. omnium 
gerendarum^ et l'autre, qui est exacte, est l'œuvre d'un certain Aufustius : Genius est 
deorum filius et parens hoyninum, ex quo homines gignuntur)', Servius, in Georff., I, 302 
{Genium dicebant antiqui naturalem deum uniuscujusque loci vel rei vel hominis); 
Gensorin., de Die nat., c. 3; Ammian. Marc, XXI, 14. Voir Negrioli, Dei Genii pressa 
Romani, 1901. 



598 HISTOIRE DBS RELIGIOKS 

punique. A l'époque impériale le culte des génies, et en particulier du 
génie de l'empereur, prit un grand essor. Les dieux eux-mêmes avaient 
leurs génies et leurs Junons; il existait des temples consacrés Jovi Libero 
aut Jovis Genio, etc. — Le terme de Semones^ autre désignation d'êtres 
divins, est également tout à fait primitif, comme l'attestent le nom de Semo 
Sancus (équivalent à Bius Fidius) et sa présence dans le chant des Arvales. 
On ne peut retrouver avec certitude le sens de ce mot, mais il est permis 
de supposer que Sèmones se rattache à semen, serere : ainsi les Semones 
seraient équivalents aux génies. Vraisemblablement d'ailleurs ces deux 
expressions ne se rapportent pas à des classes spéciales de divinités : ce 
sont plutôt des désignations générales pour tous les êtres spirituels ou 
divins. Mais à coup sûr les anciens Romains n'avaient pas établi de déli- 
mitations strictes entre les Mânes, les Génies et les Lares. 

Parmi les esprits protecteurs de la maison et de la vie se placent au 
premier rang les .Lares et les Pénates ^ ; le mot de Lares est, lui aussi, un 
terme tout à fait général. Déjà les anciens Romains concevaient les Lares 
comme des sortes de génies, et, défait, c'étaient des êtres protecteurs; 
mais ils tenaient aussi de près aux Mânes. La mère des Lares s'appelait 
Mana genita, Mania Lara, Laricnda, Acca Larentia, et on en faisait une 
déesse de la mort ou de la terre; elle était en rapports étroits avec Tellus, 
Dea Dia, etc., et lui était peut-être même tout à fait identique ; ses différents 
noms expriment toutes ces relations. On honorait assidûment les Lares à la 
maison, sur les chemins, dans les champs et en ville. A l'origine, il existait 
entre eux et les différents lieux la même relation qu'entre les génies et 
les personnes. Dans la maison, ils avaient leur place près du foyer, à côté 
des Pénates; cet ensemble de dieux domestiques portait lui-même le nom 
de Lares; il comprenait un dieu Lare et deux Pénates. Le Lar familiaris 
était le protecteur de la famille, identique au Genius generis, et aussi 
le procréateur, le premier ancêtre. Dans la campagne et sur les che- 
mins, les Lares compitales ou viales protégeaient les allées et venues; on 
leur apportait des offrandes champêtres. Gomme gardiens et protec- 
teurs des villes les Lares se disaient jora^sfzïes. Ainsi le culte des Lares 
avait une aussi grande importance à l'extérieur qu'à l'intérieur de la 
maison. C'était l'un des cultes les plus anciens : le chant des Arvales 
commence par l'invocation des Lares. A l'époque impériale il prit une 
importance nouvelle, lorsque le Genius Augusti, admis au nombre des 
'Lares, devint l'objet d'un culte public. Quant aux Pénates, leur culte était 
en étroite relation avec celui de Vesta. Comme le dieu Lare, c'étaient des 
esprits domestiques protecteurs et bienveillants ; on leur offrait des repas, 
et, placés au foyer, centre religieux de la vie domestique, ils recevaient le 
culte de la famille. Le soin de la nourriture, du pain quotidien, leur était 
spécialement commis. En tant que Pénates publiai, dans le culte d'État, ils 
prenaient place auprès de Vesta dans la partie la plus sainte àeVsedes 
Vestse. 

1. Voir l'excellent article de Wissowa sur les Laides clans le Lexicon de Roscher. 



LES ROMAINS 599 

Parmi ces différentes catégories d'esprits, les esprits de la nature ne 
tiennent pas une place considérable. Pourtant il y avait des esprits des 
bois et des sources, connus sous différents noms; mais ils ne recevaient 
pas un culte égal à celui de Terminus^ par exemple, qui veillait sur les 
bornes limites. Il est à remarquer que même ceux des dieux qui représen- 
taient la nature la manifestaient surtout dans ses rapports avec la civili- 
sation. Les divinités de la terre protégeaient l'agriculture, Liber 'pater la 
culture de la vigne, Cérès les moissons, Vénus le jardinage, Vulcain ou 
Mulciber n'était pas le dieu du feu, mais l'habile forgeron. Le culte de la 
nature n'occupait qu'une place restreinte dans la religion. Même dans le 
culte des grands dieux, il n'était pas au premier plan. Sans doute beau- 
coup de rites se rapportent aux changements de saisons, et certaines 
figures de dieux ont dans la symbolique naturaliste un sens que la mytho- 
logie comparée peut déterminer ; mais les Romains des temps historiques 
négligeaient cet aspect de leurs dieux, et les considéraient seulement 
comme les protecteurs de la vie publique et privée. 

Nous allons maintenant étudier quelques-uns des dieux principaux. Ce 
nom de dieux principaux n'implique pas que leur culte ait été plus impor- 
tant que celui des Génies et des Lares, ni qu'ils se soient distingués par des 
caractères nettement définis de ces différentes sortes d'esprits, ni qu'ils 
aient constitué une division particulière et fermée : ce ne sont que les êtres 
divins les plus éminents, ceux qui avaient acquis une certaine personna- 
lité. Nous faisons abstraction ici des dieux grecs, et, même parmi les 
anciennes divinités italiques et romaines, nous nous bornons à quelques 
figures. Une des plus anciennes divinités de Rome, celle dont on attribue 
l'introduction à Romulus et qui joue un rôle dans le culte des Saliens, c'est 
Janus, surnommé bifrons ou encore geminus : son temple, situé dans le 
voisinage du Forum, était ouvert pendant la guerre et fermé seulement 
pendant la paix. Janus est le dieu des portes et en général de tous les 
commencements. Nous laisserons de côté les questions relatives à l'éty- 
mologie de son nom et à ses origines; signalons seulement que Speyer 
les fait remonter jusqu'à l'époque indo-européenne ^ 

Faunus aussi était une divinité romaine primitive. On célébrait en son 
honneur, 15 février, les Lupercales, fête pastorale et expiatoire, qu'on 
disait fondée par Évandre. Faunus, apparenté à Silvanus et à Mars, 
représentait la vie rurale et l'élevage des troupeaux. Il était considéré 
comme un roi campagnard, législateur religieux; à une date récente, par 
interprétation évhémériste, on l'introduisit dans les séries des rois Lau- 
rentins comme père deLatinus. La combinaison de Faunus avec les Satyres 
est une conception grecque récente. 

Mars était (( le plus ancien des dieux principaux des communautés 
italiennes » (Mommsen). Commun aux populations latines etsabines, chez 
les Sabins il portait aussi le nom de Quirinus. Des trois grands-prêtres 
sacrificateurs, deux étaient consacrés à cette divinité, le flamen Martialis 

1- J--S. Speyer, Le dieu romain Janus, R. H. R., 1892, t. II. 



600 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

elle flamen Quirinàlis. Le très antique culte des .Saliens avait des rap- 
ports avec Mars. La forme de son nom était variable : on trouve Maurs, 
Mavors, Marmor, dans le chant des Arvales. Chose caractéristique, Mars 
est le seul dieu qui apparaisse dans les anciens noms propres romains 
[Marins, Mamércus, Mamurius). Dans le calendrier, le mois de mars lui 
appartient. C'était un dieu du printemps et de la fécondation, comme le 
prouvent ses fêtes en mars et en octobre ; par exemple l'élévation des bou- 
cliers, les danses des Saliens et le sacrifice du cheval d'octobre ob frugum 
eventum. On sait que de temps en temps la Jeunesse guerrière d'un 
printemps lui était consacrée [ver sacrum) et s'exilait sous sa protec- 
tion. Ainsi Mars était en rapport à la fois avec l'agriculture, le bétail, 
l'État, la colonisation et la guerre. Son caractère de dieu de la guerre 
passa peu à peu au premier plan, à mesure que la guerre prit plus d'impor- 
tance dans la vie des Romains. Ses animaux sacrés étaient le pic prophé- 
tique [picus) et le loup. Tout ce que l'on possède des mythes d'origine 
romaine se rapporte à'iui. Il n'est pas possible, à notre avis, de le rappro- 
cher d'Apollon ^ 

La déesse Vesta (Hestia), commune aux Romains et aux Grecs, ne paraît 
pas remonter à l'antiquité indo-européenne. En Italie son culte était 
commun aux Latins et aux Sabins : Vesta était la déesse du feu, du foyer 
domestique aussi bien que du foyer public: a ce titre, elle était au centré 
de la religion de la famille comme de la religion d'État. C'est à notre avis 
une erreur de la considérer comme secondaire, et de conclure de la place 
qu'on lui donnait au début ou à la fin des actes du culte qu'elle était sim- 
plement la déesse du feu du sacrifice ^. En réalité Vesta occupe dans le 
culte romain une place centrale. Elle était la déesse principale de la mai- 
son. Dans la cité, la prospérité générale dépendait de son culte. Quand 

r 

le feu de Vesta s'éteignait, c'était un fâcheux présage pour l'Etat; la 
vestale négligente était rigoureusement punie, et il fallait rallumer le feu 
de nouveau, suivant l'ancien rite, en frottant le bois d'un arbre fruitier, 
et peut-être aussi au moyen des rayons du soleil. Le palladium de 
Rome était conservé dans le temple de Vesta. Les februa casta, choses 
saintes d'usage expiatoire que l'on brûlait aux Palilia, étaient préparées 
par les vestales avec le sang du cheval d'octobre et la cendre du veau 
consumé aux Forcididia. Les vestales avaient aussi à préparer la mola 
salsa, employée dans le culte des divinités autres que Vesta. Elles priaient 
pour la prospérité du peuple romain. Le culte dont elles avaient le soin 
était placé, comme leurs personnes mêmes, sous la surveillance particu- 
lière du pontifex maximus. Vesta était vraiment Vesta mater, les prin- 
cipaux dieux portant le titre de pères et de mères. De plus elle était la 
déesse virginale, et la pureté était une des caractéristiques de son culte. 

1. C'est ce que fait Roscher dans son article Mars, qui contient d'ailleurs beaucoup 
de choses excellentes. 

2. C'est l'opinion de A. Preuner dans Hestia- Vesta, 1864; il s'appuie entre autres 
choses sur l'explication de Servius, in Mn., I, 292 : Vesla significat religionem, quia 
nullum sacrificium sine igné est, unde et ipsa et Janus in omnibus sacrificiis invocantur. 



LES ROMAINS 601 

Comme on sait, la chasteté était le' devoir fondamental des. vestales, et 
celles qui y manquaient devaient être enterrées vivantes. 

Mais le grand dieu par excellence était Jupiter. On apprend par ses 
. surnoms, sans pouvoir les ramener à une idée primordiale unique, les mul- 
tiples fonctions qui lui appartenaient dès l'origine, ou qui lui ont été 
attribuées plus tard. Ses rapports avec le ciel et la lumière sont confirmés 
par le surnom de Luceiius qu'il porte dans le chant des Saliens. Comme 
Jupiter Tonans et Fulgur, il était dieu de l'orage. Ses relations avec la 
vendange, où on l'honorait sous le nom de Liber, remontent peut-être 
encore plus haut dans la religion des peuples italiques. Jupiter Latiaris 
était un ancien dieu fédéral des Latins. Ses noms de Stator, Victor, Fera 
trius. font penser à la guerre et à la victoire. Les alliances et en général 
le droit et la bonne foi étaient placés sous sa garantie particulière. Les 
ides de chaque mois lui étaient consacrés. Nous pourrions prolonger 
longtemps l'énumération de ces fonctions incohérentes. Mais le culte de 
Jupiter établi par Tarquin au Capitole les réunit tous. Ce Jupiter capi- 
tolin, Optimus Maximus, était le souverain maître de la vie, et tout parti- 
culièrement le représentant de. la puissance et de la domination romaines, 
qu'il défendait et étendait. Comme tel il recevait le culte des nations sou- 
mises et des rois tributaires. Antiochus Épiphane, le (f singe d es 
Romains » (Mommsen), lui éleva dans Antioche un temple. Hadrien éleva 
à Jupiter Capitolin un sanctuaire sur les débris du temple de Jérusalem. 
Ainsi s'étendit son culte avec la domination universelle de Rome. 

A côté de Jupiter se plaçait Junon, qui était à beaucoup d'égards son 
pendant féminin. Chez elle aussi les attributs qui en font la protectrice de 
la vie et de l'État ont rejeté au second plan la signification naturaliste ; 
c'était peut-être une déesse de la lumière. Chez les peuples d'Italie, les 
citadelles des villes étaient sous sa protection ; à Rome, elle était primi- 
tivement la déesse des' curies. Les calendes de chaque mois lui apparte- 
naient, comme à Jupiter les ides. Mais elle était spécialement la déesse 
des femmes, qui juraient sur son nom, comme les hommes invoquaient 
Genius. Elle surveillait leur foi conjugale et les assistait dans l'enfante- 
ment. 

La troisième divinité du Capitole était Minerva. Il est difficile de distin- 
guer en elle les traits italiens des traits étrusques (elle s'appelait chez les 
Etrusques Menrfa) et de ceux qui sont empruntés aux Grecs. Déjà chez les 
Italiens on l'honorait probablement comme déesse des acropoles; mais 
elle était surtout la déesse de la raison, de la réflexion, du calcul et de 
l'invention. Elle lance les éclairs; c'est peut-être une conception étrusque. 
Elle avait pour fêtes les grandes Quinguatrus, qui avaient lieu en mars, 
et les petites Quinquatrus, célébrées en juin. Elle prit de plus en plus 
l'aspect et le caractère de la déesse grecque Athéné. 

Gomme nous l'avons indiqué déjà, ces premiers rôles du monde des 
dieux romains n'avaient eux-mêmes qu'une physionomie peu accusée et 
ne se distinguaient pas profondément des différentes classes de dieux et 
d'esprits. C'est ce qui résulte manifestement du fait qu'ils étaient eux- 



602 HISTOIRE DES RELIGIONS 

mêmes multiples. On peut citer plusieurs Jupiter; toute communauté 
avait son Mars particulier, toute demeure sa Vesta. Même chez ces dieux 
principaux, chaque fonction, chaque indigitation avait son existence 
indépendante ; elles n'étaient pas unies par le lien d'une personnalité for- 
tement marquée. 



§ 123. — La reUgion de l'État. 

Pour les Romains, la religion était nécessaire à la prospérité de l'État ^ 
Elle ne constituait pas une sphère particulière, elle accompagnait par- 
tout la vie publique et privée. Toute entreprise exigeait des auspices, 
tout danger possible, des piacula. Ainsi la religion était à la fois une insti- 
tution de l'État, comme Varron la conçoit, et la base de l'État. En tout 
cas, l'État et la religion s'étaient intimement confondus. Le rituel faisait 
partie de la constitution ; quand Gicéron expose des lois spéciales sur la 
religion {leges de religione),' il ne pense simplement qu'aux rites du culte 
public ^. 

Les traditions relatives à la fondation de Rome, et d'abord de la Roma 
quadrata, la ville primitive sur le Palatin, nous la représentent comme une 
chose sacrée. Sans doute il faut nous abstenir d'épiloguer sur les mots 
mundus, lapis manalis, pomerium, etc. ; il n'y a pas un seul document 
positif pour établir que les rites de la fondation de la ville aient compris 
l'installation d'un mundus, c'est-à-dire d'une fosse et d'un autel, destinés 
aux dieux souterrains. Les limites du pomerium étaient marquées par les 
sillons que traçait en terre une charrue attelée d'un taureau blanc et d'une 
vache blanche. Ce pomerium, qui était l'enceinte proprement dite de la 
cité, se bornait originairement au Palatin. Dans la suite il fut souvent 
élargi, par Servius Tullius, par Sylla, et plus d'une fois pendant l'époque 
impériale. C'était un espace sacré, c'est-à-dire qu'il avait été délimité 
augusto augurio, auspicato inauguratoque ^ ; c'est dans le pomerium que 
l'on observait les auspicia publïca. Le centre du pomerium était à l'époque 
historique le Capitole; là se trouvait aussi Vauguraculum in arce, où se 
rendaient les augures pour les actes les plus importants. 

Le terme propre pour désigner ce dont il s'agit ici, une place consacrée 
par les auspices et propre à l'observation de signes de ce genre, était le mot 
templum''. Toute la ville à l'intérieur du pomerium formait un grand temple, 
mais dans ce domaine il existait encore. un grand nombre d'autres temples 
plus petits. Il n'est pas d'idée qui mieux que celle du temple fasse saisir la 
connexité des choses politiques et des choses religieuses à Rome. Mais tout 
d'abord il faut distinguer entre le templum céleste et le templum terrestre. 

1. Dionys. Halic, II, 18. 

2. Gicero, De legibus, II, 8. 

3. Tite Live, V, 52; Aulu-Gelle, XIII, 14; Varro, De lingua latina, V, 143. 

4. Les recherches de H. Nissen, dans son livre Das Templum, 1869, sont classiques, 
mais ne doivent pas être utilisées sans précaution. 



LES ROMAINS 603 

Le templum céleste était la partie du ciel que l'augure avait circonscrite avec 
son bâton (liiuus), et où lui apparaissaient les signes des dieux. L'augure y 
traçait les deux lignes fondamentales, car do et decumanus, divisant le ciel 
en régions et j instituait ses observations, ce qu'on désignait par le verbe 
contemplari. La position de l'augure par rapport aux régions du ciel, et 
les formules qu'il employait étaient variables suivant les lieux et les cir- 
constances. D'autre part, le mot templum désignait aussi des emplace- 
ments terrestres. Varron définit ainsi le temple terrestre : in terris dictum 
templum locus augurii aut auspicii causa quibusdam conceptis verbis fïnitus. 
Le temple, ainsi compris, n'était pas nécessairement un bâtiment, et 
d'autre part, toute demeure de dieu n'était pas nécessairement un temple. 
Ainsi Vœdes Vestse ne constituait pas un temple, quoiqu'elle fût un des 
sanctuaires publics les plus importants. Le temple était l'endroit con- 
sacré par les augures (inauguré), où l'on révélait la volonté des dieux au 
profit de la cité. Le temple principal, le centre de l'activité des augures, 
se trouvait sur le Capitole. Les nouveaux magistrats devaient y venir 
prendre les auspices sur lesquels reposait leur autorité. Les actes publics 
les plus importants ne pouvaient être décidés que dans un temple; c'est 
dans un temple que le Sénat prenait ses résolutions, dans un temple que 
les comices se rassemblaient; le rostrum d'où l'on parlait au peuple, sur 
le Forum, était un temple. Ainsi l'idée de temple, qui primitivement se 
rapportait à l'espace découvert réservé à l'observation des signes célestes, 
avait pris un sens politique, en rapports étroits avec l'idée de pomerium 
et de Capitole. Mais quand la puissance romaine s'étendit, on éprouva le 
besoin de se mettre en état de consulter les auspices en dehors même de 
l'enceinte de Rome. Les chefs d'armée emportaient de Rome les auspices 
dont ils avaient besoin [ausjDicia militaria, bellica), mais différentes cir- 
constances, notamment le passage d'un fleuve, nécessitaient de nouveaux 
auspices spéciaux (dans ce cas particulier auspicia perennia). A ce point 
de vue, on distinguait cinq territoires [agri) : roma7ius , gabinus, peregrinus, 
hosticus, incertus. Les prescriptions relatives aux particularités qui pou- 
vaient se présenter dans les différents cas étaient un des objets de la 
science des augures. 

L'inauguration n'était pas la seule forme de consécration. Nous trou- 
vons des mots comme sacer, sanctus, religiosus qui s'appliquaient à des 
lieux, des objets et des individus qui sont sacrés à divers titres. Ces con- 
cepts et ces distinctions appartenaient à la fois à la religion et au droit 
public. On appelait sacrwm ce qui était passé de la possession de l'Etat ou 
des individus dans celle de la divinité. Un bien d'État devenait sacré 
par l'acte double de la transmission par le magistrat [dedicatio], et de la 
prise de possession au nom de la divinité par le pontife [consecraiio). Un 
acte également solennel, la profanatio, pouvait faire perdre en quelque 
sorte à l'objet son caractère sacré. Il y avait une autre espèce de conse- 
cratio qui n'était précédée d'aucune dedicatio : c'était la consecratio capitis 
et bonorum, par laquelle un coupable était abandonné aux dieux. Le sacer 
esto datait des anciennes leges regise (lois royales) : l'homme qui vendait 



604 HISTOIRE DES RELIGIONS 

sa femme était voué par ces lois aux dieux souterrains; le fils qui frappait 
son père était voué aux dieux domestiques; les patrons et les clients qui 
manquaient à leurs devoirs de fidélité réciproque étaient voués à Jupiter; 
celui qui renversait une borne, l'était au dieu Terminus. A l'époque histo- 
rique, la consécration prise en ce sens avait lieu pour une violation des 
leges sacratœ; en particulier les tribuns du peuple maintinrent toujours 
que quiconque s'attaquait à leur droit devenait sacer par le fait même. 
Ainsi on entendait par sacrw^n ce qui appartenait à la divinité. L'idée de 
sanctum, au contraire, s'applique à ce qui, par raison juridique [sanctio], 
se trouve ab injuria hominum defensum afque munitum. Dans le cas où 
la transgression de Iql sancfio était punie de consecratio, comme pour 
les lois citées plus haut, l'objet que ces lois protégeaient portait le nom 
de sacrosanctum. Tout ce qui, sans être ni consacré ni garanti léga- 
lement par une sanctio, était en rapport si étroit avec la religion qu'il fal- 
lait le considérer et le traiter avec respect et avec crainte, s'appelait reli- 
giosum. A cette catégorie appartenaient les tombeaux, les places où était 
tombée la foudre {puteal, place creusée par la foudre : on n'avait pas le 
droit d'y poser le pied), les sacella du culte privé, les sanctuaires provin- 
ciaux qui n'étaient pas consacrés, et d'autres endroits objets d'un respect 
séculaire et sanctifiés par des souvenirs ou des légendes. 

Le droit sacré pénétrait si profondément la vie romaine que, pour en 
montrer toute l'importance, il faudrait procéder à un exposé presque com- 
plet des institutions et du droit. Nous y toucherons nécessairement dans 
les deux prochains chapitres. Pour le moment, nous nous contentons 
d'expliquer brièvement comment les différentes branches de la religion se 
rattachaient au culte d'Etat, et quelle est la signification des termes 
sacra jprivata, jDiiblica, popularia et pro populo. 

Le culte privé, les actes religieux de la famille et de la gens n'étaient pas 
affaire de caprice individuel. Omis ou accomplis d'une façon défectueuse, 
la faute entraînait la colère des esprits. En conséquence l'État, intéressé 
dans le culte privé, le surveillait par les jDontifes, Ceux-ci avaient avant 
tout à conserver le jus Manium. Le culte des morts faisait partie des sacra 
jDrivata ; cependant tout ce qui s'y rapportait était soumis au contrôle des 
pontifes. Ils fixaient le lieu et le rite des sépultures, et prenaient soin que 
les Mânes ne fussent pas frustrés des solennités et des offrandes qui leur 
étaient dues. L'influence des pontifes s'étendait encore plus loin. Tous les 
rapports de famille et de gens étaient de nature juridique et avaient un 
caractère sacré, qu'il appartenait à l'Etat de maintenir. Les cas juridique- 
ment douteux étaient soumis à la décision des pontifes. Le mariage était 
€onsidéré comme une association consacrée par la religion; la femme, 
socia rei humanœ atque dioinœ, avait, comme mère de famille, des sacri- 
fices domestiques à offrir aux dieux; le mariage était consacré solennel- 
lement par le pontife au moyen de diverses cérémonies, dont l'offrande 
à Jupiter d'un panis farreus était la plus significative. A vrai dire, ce 
mariage suivant l'ancien rite patricien de la confarreatio n'était pas le seul 
modeusitéetmême, dans les derniers siècles, il était devenu exceptionnel; 



LES ROMAINS 605 

les flamines et le rex sacrorum restaient à peu près seuls à. le pratiquer. 
La tesiamenti factio avait lieu également devant le collège des pontifes. 
De même, lors de l'adoption dans une gens les pontifes avaient à veiller 
à ce qu'il ne se produisît pas de perturbatio sacrorum ou de contaminatio 
gentium. Au reste ils n'avaient pas à intervenir dans l'accomplissement 
même des actes de la religion privée; c'est le chef de la maison qui les 
accomplissait pour sa famille, et un fïamine spécial les exécutait pour la 
gens. Mais l'État avait à veiller à ce que tout se passât conformément aux 
règles du droit sacré. 

Les cultes des gentes n'étaient pas tous confinés dans la religion privée ^ 
il y avait des sacra publica réservés à certaines familles, par exemple le 
culte de Minerve à la gens Nautia, le culte d'Apollon à la gens Julia. Il 
était naturellement d'une grande importance pour la cité que de tels 
cultes ne s'éteignissent pas avec la gens qui en avait la charge; aussi 
étaient-ils dévolus, en cas de besoin, à une sodalitas ou à un collegium 
qui remplaçait la gens. En dehors de ces sodalitates et coLlegia officiels il en 
existait beaucoup de privés, dont l'État ne s'occupait que quand il y soup- 
çonnait des clubs politiques. Les plus anciens de ces collèges étaient pour 
la plupart des confréries d'artisans [coUegia ojnficum, artificum) ; les plus 
récents avaient pour but de constituer une caisse mutuelle de pompes 
funèbres, grâce à laquelle les petites gens s'assuraient une sépulture 
honorable {collegium tenuiorum, funeraiicia) ^ 

La religion publique comprenait d'abord les sacra quœ publico sumiJtu 
pro populo fiunt (Festus). La présence des citoyens à ces actes n'était 
pas interdite, mais n'était pas non plus nécessaire; en tout cas ils n'y 
participaient pas d'une manière active, ils en étaient simplement specta- 
teurs ; tout au plus prenaient-ils part au cortège {poni'pa) ou au banquet 
du sacrifice. Quand les sacra publica étaient accompagnés de fête et de 
chômage et que les affaires vaquaient, beaucoup d'hommes assistaient à 
l'acte sacré. Quant au sacrifice quotidien des flamines, le public n'y parti- 
cipait pas; l'intérieur du temple n'était accessible qu'aux prêtres. 

Viennent ensuite les solennités populaires, celles auxquelles tous les 
citoyens participaient soit en masse, soit par sections (sacra popularia 
quse omnes cives faciunt). Elles tenaient, cela va de soi, une tout autre 
place dans la vie générale. On compte parmi ces cérémonies deux fêtes 
d'une haute antiquité, mais dont le sens n'est pas tout à fait clair : le 
septimontium et la double procession des Argei ^, qui se célébrait le 16- 
17 mars, autour de leurs vingt-quatre sacella^ et celle du 14 mai où on les 
jetait dans le Tibre : ces solennités étaient sans doute l'une et l'autre des 
lustrations pour les différents quartiers de la ville. 

Parmi les cultes populaires, nous avons en première ligne ceux des trente 
curies. Chaque curie pratiquait son culte iDarticulier sous la direction d'un 
curion, et toutes les curies réunies célébraient un culte commun sous la 

1. Varron, De lingua latina, V, 4o-5o. 

2. Ovide, Fasti, II, 511 et suiv. 



606 HISTOIRE DES RiELIGIONS - 

direction dia ciirio maximus. Les plébéiens obtinrent l'accès de cette dignité 
à partir de 209, et non sans luttes. Les frais du culte des curies étaient 
à la charge de l'État. Il s'adressait à différentes divinités, mais particu- 
lièrement à Juno curitis. Les curies avaient des fêtes agraires, les Forna- 
calia et les Fordicidia, toutes deux antiques. Les Fornacalia, qui tenaient 
leur nom de l'ancienne déesse Fornax,se célébraient en février; on y gril- 
lait du blé, et, répartis en curies, les citoyens banquetaient ^ Les Fordi- 
cidia, qu'on nommait aussi Bordicidia, avaient lieu le 15 avril; on sacri- 
fiait à la déesse Tellus une vache grosse [forda bos) ; on brûlait les fœtus ; 
leur cendre était conservée et employée aux Paliila comme moyen de 
purification^. 

De même que les curies, les bourgs [pagi) célébraient en commun leurs 
sacra paganorum, qui consistaient en sacrifices à Tellus et à Cérès. Les 
paganalia de janvier étaient célébrées joyeusement^. Les vici se réunis 
saient pour la fête des Compitalia, qui fut réorganisée par Auguste. En 
février on faisait dans les champs un sacrifice au dieu des bornes et on 
fêtait les Terminalia *. En été, avant les récoltes, le paysan sacrifiait la 
porca prœcidanea. 

Nous aurons- à revenir sur les mêmes faits, dans l'étude du calendrier. 
Bornons-nous ici à signaler encore les lustrations, qui étaient fréquentes. 
Pour les champs et les labours, pour les céréales et le bétail, pour la ville 
et le peuple, on pratiquait, soit à des dates régulières, soit lors d'occasions 
spéciales, dès cérémonies d'expiation, de purification, ou destinées à éloi- 
gner un fléau. Ces cérémonies consistaient en sacrifices, ordinairement 
en suovetaurilia, sacrifice d'un porc, d'une brebis et d'un bœuf; on com- 
mençait par promener les animaux trois fois autour de l'objet de la lustra- 
tion. C'est là le rite suivi aux Amharvalia célébrées à la campagne, au 
moment où mûrit la moisson. La procession solennelle par laquelle on 
lustrait la ville dans les circonstances graves s'appelait amburhium. Pour 
la lustratio populi, qui avait lieu en particulier après les recensements, le 
peuple se rassemblait sur le Champ de Mars. La lustratio pagi était ana- 
logue. Une grande fête expiatoire, celle des Palilia [on Parilia), qui avait 
lieu à Rome, se rattachait aux souvenirs de la fondation de la ville. Lors 
de cette fête, chaque chef de famille allait prendre au foyer public de l'atrium 
Vestœ les objets nécessaires à la lustration, se faisait asperger d'eau avec 
une branche de laurier, purifiait par des vapeurs de soufre sa maison et son 
atrium, sautait au dessus de pailles de fèves enflammées, faisait un sacrifice 
à l'antique divinité des pasteurs, Paies, et allaita des banquets publics. 

Un mot sur le culte dans les municipes. Non seulement les Romains 
n'y supprimaient pas les cultes locaux préexistants, mais ils les consi- 
déraient comme des sacra populi Romani et les introduisaient dans la 
religion officielle. Il y avait ainsi dans les municipes des cultes faisant 

1. Owide, Fasti, IV, 629 et suiv. 

2. Jd., ibid., I, 663 et suiv. 

3. Id., ibid., II, 639 et suiv. 

4. Gaton, De re rustica, 141 ; Virgile, Georg., I, 34S et suiv. 



LES ROMAmS 607 

partie de la religion d'Etat des Romains, et administrés par des prêtres 
originaires du pays, mais sous la suryeillance des pontifes de Rome. Nous 
connaissons plusieurs de ces cultes municipaux, quelques uns de nom 
seulement. Il semble qu'une partie d'entre eux aient été réorganisés sous 
l'empire. D'ailleurs à cette époque, dans les municipes, le culte de la 
déesse Rome {dea Roma) et des divi et divœ de la famille impériale, confié 
aux Seviri Augustales, était passé au premier plan. 

A côté de la religion d'État, il y avait à Rome des cultes étrangers d'ori- 
gines diverses, qui, tantôt favorisés, tantôt persécutés par l'État, multi- 
pliaient leurs adhérents, sans cependant pénétrer dans la sphère de la 
religion publique. Nous parlerons plus tard de l'importance que prirent 
ces cultes, particulièrement sous les Empereurs. 



§ 124. — Les collèges sacerdotaux. 

Il existait à Rome un certain nombre de collèges sacerdotaux d'anti- 
quité diverse et de compétence très inégale. Les uns, comme ceux des 
Saliens, des Luperques, des Arvales, n'avaient à accomplir que certaines 
cérémonies anciennes. D'autres, et surtout ceux des augures et des pon- 
tifes, étaient les colonnes de la religion d'État. Il ne s'ensuit pas que les 
prêtres aient eu une puissance politique; au contraire, l'initiative et la 
direction dans la religion publique elle-même appartenaient aux magis- 
trats, dont les prêtres étaient simplement les conseillers et les auxiliaires 
compétents. Mais, à ce titre même, ceux-ci avaient dans la religion d'État 
et par suite dans l'État une influence considérable. C'est en raison de 
cette importance politique, que les plébéiens réclamèrent Faccès des 
sacerdoces, qu'ils obtinrent par la loi Ogulnia (300 av. J.-C). Les prêtres 
en général portaient le nom de sacerdotes. Parmi les sacerdotes publici ou 
sacerdotes 2^opuli Romani, on comprenait les pontifes, les décemvirs et les 
augures; en dehors de ces trois groupes, on ne sait pas exactement à qui 
s'appliquait cette désignation. 

Aux pontifîces incombaient la surveillance de toute la religion nationale 
traditionnelle et le culte de tous les dii patrii. Par flamines on entendait 
les prêtres qui faisaient les sacrifices aux différents dieux. Ainsi les curies, 
quelquefois aussi les. gentes, et certains cultes spéciaux comme celui des 
Aj'vales, avaient leurs flamines particuliers. 

Au dernier siècle de la république, le collège des pontifes comprenait 
quinze pontifes proprement dits, auxquels se joignaient le rex sacrorum, 
trois flamines majores et trois pontifices m,inores. Le collège avait pour 
chef le pontifex maximus, qui avait hérité de la partie essentielle du rôle 
religieux des anciens rois. Les autres membres du collège formaient autour 
de lui un conseil, mais à lui seul appartenait le droit de trancher les diffi- 
cultés; c'est sans doute pour cette raison qu'on l'appelait judex et arbiter 
rerum divinarum et humanarum... judex vindexque contumaciœ privatorum 
''nagistratuumque (Festus). Les devoirs et les attributions des pontifes 



608 HISTOIRE DES RELIGIONS 

étaient de plusieurs espèces. Ils avaient à sauvegarder les droits des dieux 
nationaux et à veiller sur leur culte. Les pontifes avaient aussi à célébrer 
eux-mêmes des sacrifices; cela résulte de leurs insignes [simpulum, seces- 
pita, etc.). Sans doute des serviteurs les assistaient dans ces cérémonies; 
mais l'acte sacré du sacrifice devait être accompli par un pontife en per- 
sonne, à moins qu'un autre prêtre n'en fût expressément chargé. D'autre 
part, les pontifes, chose bien plus importante, participaient aux affaires 
publiques et juridiques. Le droit public lui-même ne s'est affranchi que 
tardivement et petit à petit de l'influence pontificale. Le premier pas vers 
l'affranchissement fut l'institution de la préture. Primitivement les pontifes 
étaient les seuls juristes de Rome, et c'était d'eux que dépendait l'inter- 
prétation des lois (celles des Douze Tables), comme leur application aux 
cas particuliers. C'étaient eux aussi qui fixaient, souvent avec beaucoup 
d'arbitraire, les dates, du calendrier. Avec le temps, leurs fonctions se 
réduisirent. Mais ils conservèrent leur fonction essentielle, celle de 
défendre dans la cité le droit des dieux, de maintenir exacts les rapports 
entre l'Etat et ses dieux nationaux, et de les rétablir quand ils se trou- 
vaient détruits. A cet effet, ils avaient à collaborer avec les magistrats 
qui représentaient l'Etat; c'était le cas pour les piacula, les vo(a et les 
consecrationes. 

Les piacula étaient obligatoires quand on avait commis une faute dans 
l'exécution des rites, ou en général transgressé \e jus divinum. Quand un 
sacrifice était nul en raison de quelque négligence, il fallait le recommencer, 
et l'État, ou le prêtre ou magistrat en cause, avait à se racheter par une 
hosiia piacularis. La même expiation était nécessaire quand un magistrat 
avait par erreur commis un acte irrégulier, par exemple si un préteur avait 
rendu la justice un jour néfaste; dans les temps anciens, une exécution 
capitale nécessitait aussi un piaculum. Si quelqu'un avait péché volontai- 
rement contre le droit divin, les pontifes devaient le déclarer impie 
{h'np)ius) ; alors sa faute était inexpiable, et on s'en remettait pour le châ- 
timent à sa propre conscience. A part les fautes contre les dieux, la pro- 
curatio prodigii nécessitait aussi l'offrande de piacula. Quand il était arrivé 
in loco publico quelque accident extraordinaire, un tremblement de terre 
par exemple, ou que la foudre y était tombée [procuratio fulguritorum), le 
sénat faisait une enquête sur le cas, et s'il reconnaissait le prodige pour 
réel [senatus prodigiitm suscipii), il demandait aux pontifes un decretum 
sur la cause de la colère divine et les moyens de l'apaiser. Si le prodige 
était considéré comme un portentum, c'est-à-dire comme matière à divina- 
tion, il sortait de la compétence des pontifes, et l'on s'adressait à un des 
collèges de devins, celui des haruspices ou celui des décemvirs, qui indi- 
quait les moyens d'expiation. 

Les Yœux [vota) nécessitaient également l'intervention des pontifes. Lors 
de calamités exceptionnelles, de peste, d'échecs à la guerre, etc., il était 
d'usage de vouer aux dieux des présents spéciaux : temples, sacrifices ou 
jeux. En outre, tous les ans, au l®"" janvier, les magistrats faisaient des 



LES ROMAINS 609 

vœux pour le bien de l'Etat, plus tard pour la vie et le bonheur del'eni- 
pereur. L'antique ver sacrum était une chose vouée, et la consecratio capiiis 
prit à l'époque historique le caractère d'une de votio spontanée. Dans tous 
ces différents cas le pontife avait à réciter préalablement la formule, du 
vœu, que répétait ensuite le magistrat ou le peuple. Nous avons déjà 
constaté la même collaboration dans les actes de dédication et de consé- 
cration. Dans la transmission aux dieux d'une propriété publique, la tâche 
incombant aux pontifes était triple : d'abord ils donnaient leur assenti- 
ment au vœu comme légitime, puis ils composaient l'acte de fondation 
[lex templi) ; enfin lors de la cérémonie solennelle de la dédication, un pon- 
tife prononçait la formule, et au nom des dieux il prenait possession du 
temple comme res sacra. 

Au collège pontifical se rattachaient étroitement certains prêtres sacrifi- 
cateurs, d'abord le rex sacrorum. Dans l'antique classification des prêtres, 
il venait au premier rang, après lui les trois grands flamines, et seulement 
en cinquième ligne le poniifex maximus. Mais, comme nous l'avons vu, 
tous les éléments essentiels de l'autorité sacerdotale étaient rassemblés 
entre les mains àw. pontifex maximus. Le rex sacrorum, auquel était asso- 
ciée sa femme avec le titre de regina, n'avait conservé que la présidence 
des comiiia calata et certains sacrifices, en particulier le sacrifice expiatoire 
du 24 février, dans lequel, après avoir immolé l'animal, il s'en éloignait 
précipitamment (reglfugium). Mais cette charge procurait si peu d'influence 
réelle et entraînait des contraintes si désagréables, qu'à la fin de la répu- 
blique elle demeura longtemps inoccupée ; c'est seulement Auguste qui la 
remit en honneur. 

En dehors du rex sacrorum, quinze flamines appartenaient au collège 
pontifical et étaient soumis à la potestas du pontifex maximus. De ces 
quinze prêtres, douze étaient des flamines minores : de ceux-là nous ne 
savons même pas complètement au culte de quelle divinité chacun d'eux 
était préposé. Des trois flamines majores, qui avaient place dans le collège 
à côté des pontifes, le premier était le flamen dialis, venaient ensuite le 
flamen martiaiis et le flamen quirinalis. Le flamen dialis était consacré à 
Jupiter, et sa femme à Junon; le flamen et la flaminica devaient être 
mariés par confarreatio . Il procédait à des sacrifices, par exemple aux ides 
et à la fête des Vinalia, mais ce qu'il y avait de plus important dans son 
rôle, c'étaient les règles de vie sévères auxquelles il devait s'astreindre ^ 
Il ne devait toucher ni même voir rien de mort ni d'impur; toute lutte et 
tout travail s'arrêtaient à son approche; un homme enchaîné était délivré 
s'il pénétrait dans sa maison; dans ses vêtements et ses repas il devait être 
scrupuleusement pur. Les deux autres flamines étaient soumis à des règles 
moins strictes. Leurs devoirs se bornaient à accomplir chaque année quel- 
ques sacrifices, entre autres celui du cheval d'octobre, que le flamen mar- 
tiaiis célébrait aux ides de ce mois. 

De même que les flamines, les vierges de Vesta - étaient sous l'autorité 

1. Aulu-Gelle, iV. J., X, 15. 

2. Id., ibid., l, 12. 

HISTOIRE DES UELIGIONS. 39 



610 HISTOIRE DES RELIGIONS 

[poiestas) du pontifex maximus, qui les recevait dans le collège [capit] eh 
prononçani une certaine formule et en leur donnant le nom à-'Amata. On 
- prenait jDOur cette fonction des enfants de bonne famille, plébéienne à la 
rigueur, âgées de 6 à 10 ans. Elles restaient vestales trente ans : dix ans 
comme apprenties, dix ans pour accomplii* les fonctions du culte, dix ans 
comme maîtresses. Ensuite, si elles le voulaient, elles pouvaient être 
déchargées de leurs fonctions [exaugurarï) et se marier; mais beaucoup 
d'entre elles préféraient rester dans Vatrium Vestie. L'office des vestales 
était avant tout d'entretenir le feu dans le temple de Vesta [custodire 
ignem foci jjublici sempiternum). De plus elles veillaient sur les palladia de 
Rome, elles préparaient les mets sacrificiels pour le culte public [mola salsa) 
et dispensaient les choses lustrales. Elles étaient très considérées et jouis- 
saient de grands honneurs; dans la rue, le consul lui-même leur cédait 
la place; elles occupaient a^ussi le premier rang dans les jeux et étaient 
ensevelies sur le Forum. Le condamné qui par hasard rencontrait une 
vestale était gracié . Mais ' leurs fautes étaient punies de châtiments 
rigoureux. Si le feu sacré s'éteignait, la vestale négligente recevait le fouet ; 
quanta la vestale qui manquait à la chasteté, on l'enterrait vivante. On 
connaît le prodige de l'an 145 av. J.-C, par lequel la vestale Tuccia se 
lava du soupçon de ce crime en portant de l'eau dans un crible^. 

Les pontifes mis à part, nul prêtre n'avait plus d'influence que les- 
augures. Les deux qualités pouvaient d'ailleurs être réunies dans la 
même personne, et jointes ensemble à une magistrature. Le collège des 
augures populi Romani Quiritium avait pour fonction de prendre les aus- 
plcia publica, qu'il faut bien distinguer des auspices que demandaient 
les particuliers dans quelque intérêt personnel. Il comprenait à l'ori- 
gine 3 membres; plus tard il y en eut jusqu'à 16. Nous savons peu de 
chose sur la constitution intérieure de ce collège. Si les pontifes avaient 
pour lieu de réunion la regia, les augures avaient leurs assemblées 
à.Q.n.sVauguraculum in arce;de même que les pontifes, ils avaient leurs 
archives. Leur importance dans la vie publique était grande, car des pré- 
sages défavorables arrêtaient une entreprise quelconque, et la simple 
objection des augures annulait même toute décision qu'ils déclaraient 
entachée d'un mauvais présage [vitium). Les augures adressaient leurs 
prières [precatio] surtout, mais non pas exclusivement, à Jupiter, de qui 
provenaient les signes sacrés ; aussi les appelait-on interprètes Jovis optimi 
maximi. C'était le magistrat qui consultait les auspices [spectio] ; l'augure 
répondait par la nuntiatio, ou, dans le cas où les signes étaient défavora- 
bles, par V obnuntiatio . Les signes répondaient à la question [impeirita) 
ou se présentaient sans être attendus ^{oblativa) ; tout bruit était un 
obstacle, aussi commençait-on par commander le silence, La science 
augurale distinguait cinq espèces principales d'auspices : 1° les signes ex 
avibus, tirés du vol des oiseaux [alites), ou de leur chant [oscines), ou de 

1. On trouvera les cas de condamnation des vierges vestales dans Preuner, Eestia- 
Vesta, p. 431 et suiv. 



LES ROMAINS 611 

leur simple apparition; 2° les signes ex cselo, en particulier la foudre; 
3° les signes ex tripudio, tirés de la manière dont les poules mangeaient : 
ce genre d'auspices était le plus usuel à l'époque historique; 4° les signes 
ex quadriqoedis ^ ou aiispicia pedestria, généralement défavorables; S° les 
signes ex diris, toujours défavorables, et qu'on ne demandait jamais : 
c'étaient des apparitions ou des bruits accidentels. L'observation et l'inter- 
prétation de ces signes formaient une partie des fonctions augurales; 
l'autre partie, non moins importante, comprenait l'inauguration des lieux 
et des personnes, dont nous avons déjà traité. 

Il faut bien distinguer des augures les haruspices % et si nous les citons 
immédiatement après les augures c'est seulement à cause de l'analogie de 
leurs fonctions. A l'inverse des augures, les haruspices furent toujours 
regardés comme des étrangers, et leur art comme de nature plus ou moins 
superstitieuse. C'étaient les devins originaires de l'Etrurie, cette geneirix 
et mater sujDersiitionis. Il y avait toujours des haruspices établis à Rome, 
et même, dans les cas extraordinaires, le Sénat en faisait venir d'Etrurie. 
Leur art divinatoire se distinguait par différents caractères de la science 
augurale : la science des éclairs était très développée chez eux, ils prati- 
quaient l'inspection des viscères [extispicium] ; sans doute ils avaient 
aussi d'autres règles pour l'interprétation des signes. La consultation de 
devins irréguliers était nécessaire, la discipline augurale ne s'exerçant que 
dans des circonstances prévues et strictement nécessaires. 

Certains dieux d'origine étrangère recevaient des hommages publics et 
officiels. Le culte de ces dieux était placé sous la direction d'un collège 
spécial, qui était par rapport aux dii peregrini et au ritus Grœcus ce que les 
pontifes étaient par rapport aux dii pâtrii et au 7ntus Romanus. Ce collège 
était formé des duumviri, plus tard decemviri, et dans les derniers temps 
quindecimviri sac7'is faciundis {XVviris. /'.). Les cultes auxquels ils prési- 
daient avaient d'étroites relations avec les livres sibyllins ; le principal dieu 
auquel ils s'adressaient était Apollon ^. Les décemvirs avaient, quand le 
sénat le demandait, à consulter les oracles sibyllins {adiré, inspicere libros), 
et à les interpréter, c'est-à-dire à les appliquer au cas particulier donné. 
Ils devaient aussi juger de l'authenticité des oracles nouveaux. Ils avaient 
encore la direction et la surveillance des cultes étrangers, dont ils accom- 
pHssaient eux-mêmes une partie des cérémonies; ainsi les ludi Apollinares 
et les ludi sseculares. Quand ces cultes avaient leurs prêtres particuliers, 
comme dans le culte de la Mater Magna, les X {XV) viri exerçaient sur 
eux une surveillance, et c'est sans doute pour cette raison que ces prêtres 
portaient le nom de sacerdotes qidndecimvirales . 

Les pontifes, les augures, les décemvirs ou quindécemvirs, et enfin les 
épulons, qui avaient la charge d'organiser Yepulum Jovis au Capitole, con- 
stituaient les quatre collèges principaux [summa, amplissima collegia), ceux 

i. Texte essentiel sur les haruspices, Cicéron, De Divin., II, 12-32. 

2. Xviros s. /'., carminum Sibyllse ac fatorum populi huj us interprètes, antistites eosdem 
ApolUnaris sacri cserimoniarumque aliarum plebeios videmus, Livius, X, 8. L'étude de 
H. Diels, intitulée Sibyllinische Blatter, 1890, est excellente. 



612 HISTOIRE DBS RELIGIONS - 

auxquels étaient confiés les cultes d'État les plus importants, et qui par 
suite exerçaient sur là vie publique la plus grande influenôe. Plîis tard les 
sodales Augustales, qui j)résidaient au culte des empereurs, furent placés 
sur le même rang. 

^ Il existait en outre toute une série d'autres sacerdoces spéciaux, sans 
influence, mais fort antiques. D'abord un collège qui représentait le droit 
international, les obligations religieuses de la guerre et de la paix, celui 
des Fetiales, antique institution italienne. Leurs fonctions se bornaient 
aux déclarations ' de guerre et aux alliances. Leur chef avait le titre de 
pater jDatratus; ils emportaient avec eux de l'herbe sacrée du Capitole 
[sagmina on verbense)^ le sceptre et le laiois silex du temple de Jupiter 
Feretrius. C'est sur cette pierre qu'ils prêtaient serment, et c'est à elle 
qu'ils immolaient le porc, victime du sacrifice d'alliance [fœdus ferire]. 
Avant une déclaration de guerre, le paier patratus avait à demander satis- 
faction [clarigatio, rss repeiere)-, si elle n'était pas accordée, il lançait 
trente- trois jours après une lance sanglante par-dessus la frontière en pays 
ennemi. Dans les guerres étrangères des époques récentes il devint diffi- 
cile d'observer ces usages. On représentait fictivement le pays ennemi près 
de la columna belHca, devant le temple de Bellone, et c'est là qu'on accom- 
plissait la cérémonie. Nous ne comprenons plus parfaitement les rites du 
jus fetiale, dont nous ne connaissons d'ailleurs pas exactement toutes les 
formules-. 

Les Saliens formaient à Rome deux groupes, comprenant chacun douze 
membres de race patricienne, les Salii palatini, prêtres de Mars, et les 
Salii agonales, prêtres de Quirinus. Leurs rites consistaient en des danses 
et des chants ; c'est pourquoi leurs chefs respectifs étaient un prœsul et un 
va^es. Dans leurs hymnes [axamenta) ils célébraient plusieurs divinités et 
terminaient par Mamurius, l'habile forgeron, qui, sur le modèle du bou- 
clier tombé du ciel pendant le règne de Numa, en avait fait onze autres 
parfaitement semblables. La principale charge des Saliens consistait à 
-prendre et à ramener les boucliers sacrés {ancilia movere et condere)^ 
ce qu'ils faisaient en mars et en octobre, où ils procédaient également à 
toute une série de cérémonies tendant en partie à la lustration des armes *^ 
Leur costume présentait un mélange spécial de caractères militaires et 
sacerdotaux. 

'Les Luperques, prêtres de Faunus, lors de la fête expiatoire des Luper- 
cales (dans laquelle le flamen dialis sacrifiait lui-même), parcouraient le 
Palatin à demi-nus dans une course folle, et battaient avec des lanières les 
femmes stériles qu'ils rencontraient, dans le but de les rendre fécondes ^ 
Nous mentionnons enfin la confrérie des Arvales. Tandis que dans le 
culte de Faunus, aux Lupercales, on avait en vue la fécondité animale, 
le culte des frères Arvales avait pour but la prospérité agricole : ut fruges 

1. Tite Live, T, 24, 32; IX, 10; Aulu-Gelle, I, 21; XVI, 4. 

2. Leurs différentes fêtes du mois de mars sont décrites en détail dans Ovide, 
Fastes, III, 259 et suiv., 523 et suiv., 809 et suiv. 

3. Ovide, Fastes, II, 267 et suiv. 



- LES ROMAINS 6d3 

ferant arva. Pour l'obtenir ils célébraient le culte de Dea Dia, indigitation 
de la déesse Ojps, dans son bois sacré situé sur la via Campana, à cinq milles 
de Rome. Là avait lieu le sacrifice de la fête annuelle du mois de mai, qui 
durait trois jours; mais on en célébrait d'autres, quand il y avait lieu 
d'accomplir des piacula in luco. Dans Rome même, les Arvales remplissaient 
certaines de leurs fonctions rituelles. Plus tard ils participèrent spéciale- 
ment au culte des empereurs. 



§ 125. — Le calendrier et les fêtes *. 

Jusqu'à l'époque où Jules César réforma le système de calcul du temps, 
le calendrier romain resta extrêmement confus et arbitraire. Aussi les 
calendriers que nous possédons datent-ils seulement de l'empire. 

La division du temps avait un caractère essentiellement religieux. Un 
membre inférieur du collège des pontifes avait à observer la première 
apparition de la lune et à la signaler au rex sacrorum, qui alors convoquait 
le peuple au Capitole [calare] et fixait les nones au cinquième ou au sep- 
tième jour suivant. Aux calendes, on offrait un sacrifice à Junon ; aux ides, 
on sacrifiait à Jupiter ; les nones n'étaient pas consacrées à une divinité 
particulière. De la volonté des pontifes dépendaient non seulement la fixa- 
tion des fêtes religieuses, mais aussi la désignation des jours propres ou 
impropres aux actes judiciaires {dies fasti) ou aux assemblées du peuple 
{dies comitiales). C'est à une date relativement récente (304 av. J. C.) que 
l'édile Cn. Flavius rendit publiques les dates des fastes, de façon que 
chacun pût les lire sur le Forum. César enleva le calendrier à l'arbitraire 
des pontifes ; jusqu'à lui, il n'y avait pas eu de règle précise pour l'inter- 
calatiôn; on s'en remettait aux prêtres pour introduire suivant les besoins 
des mois intercalaires dans l'année [menses intercalares). 

Sur les calendriers les jours portaient différents signes. F désignait les 
jours fastes [fasti, quibus verba certa légitima sine piaculo prsetoribus licet 
farï) ; C, les comitiaux [comitiales] ; N, les néfastes [nefasti, per quos dies 
nefas fari prsetorem ; do, dico, addico) ; EN, endotercisi ou intercisi, per 
quos mane et vesperi est nefas, medio tempore inter hostiam csesam et exta 
porrecta fas. Les jours néfastes n'étaient pas du tout des jours de malheur, 
mais seulement des jours où pour quelque raison ne devait avoir lieu 
aucun acte de justice. Même les jours de réjouissance dans les fêtes des 
grands dieux en formaient justement une partie ; c'est à eux peut-être que 
s'applique le signe NP, dont on n'a pas donné jusqu'à présent d'explica- 
tion définitive. D'autre part il y avait des jours [dies atri, religiosi, funesti) 
que l'on évitait de choisir pour toute entreprise publique ou privée, pour 
les voyages, les mariages, etc. ; par exemple, les jours consécutifs aux 
calendes, aux nones et aux ides, les trois jours de mundus patet (24 août, 

1- Consulter Fexcellent livre de W. Warde Fowler, The Roman Festival of the period 
of the Republic, 1899. 



.614 ,> HISTOIRE DiES RELIGIONS . 

o octobre, 8 novembre); et justement une grande partie de ces jours-là 
étaient fastes ou tout au moins comitiaux. 

Un petit nombre de noms de mois se rapportent à des divinités : mai 
[Maius), qui sans doute tenait son nom de la déesse du printemps Maia; 
janvier [Januarius], qui se rattachait à Janus, le dieu des commence- 
ments, et mars [Martius], qui se rapportait à Mars, dieu du printemps. 
Il y a dans ce calendrier deux commencements différents de l'année : mars 
était à l'origine le premier mois, plus tard ce fut janvier. Février, au 
point de vue religieux, terminait l'année; son nom même le désignait 
comme « à la fois le mois de purification, d'expiation et des morts ». 

Si maintenant nous examinons dans les calendriers les indications 
relatives aux fêtes, nous remarquons tout de suite qu'un grand nombre n'y 
sont pas mentionnées. Telles sont, par exemple, celle des Ambarvalia et la 
fête annuelle de la Dea Dla, célébrées l'une et l'autre en mai, mais à dates 
variables. Naturellement le calendrier ne pouvait compter que les fêtes fixes 
[feriœ stativœ), à l'exclusion-des fêtes mobiles célébrées sans doute chaque 
fois à peu près à la même époque, mais qu'on pouvait avancer ou différer 
[feriœ imperativœ, conceptivœ, indictivœ). Parmi celles-ci nous citerons 
particulièrement les fe^Hœ Latinse. Ces fêtes devaient être ordonnées par 
les nouveaux consuls à leur entrée en fonctions [concipere Latiar), et ils 
n'avaient pas le droit de se rendre dans la province avant qu'elles eussent 
eu lieu. On se réunissait sur le mons Albanus; on y sacrifiait à JiqjUer 
Latiaris un taureau blanc, dont on partageait les morceaux entre les villes 
de l'union latine ; on priait pour Rome et pour le Latium. Suivaient un ban- 
quet sacrificiel et des jeux populaires, entre autres celui des oscilla. C'était 
une fête de l'union latine ; pour la fête les magistrats quittaient Rome, la 
remettant à la garde d'un prœfectus Urbis feriarum Latinarum. Dans la 
ville même on faisait un sacrifice à Jupiter Latia7ns, et des courses avaient 
lieu au Capitole. 

On appelait feriœ les jours où il y avait des sacrifices suivis de banquets 
et où le travail était arrêté. L'extension du terme n'était du reste pas 
exactement fixée; certains jours où l'on procédait à des actes du culte 
n'étaient pas des feriss. De plus, en dehors des feriss publicœ marquées 
sur le calendrier, il y avait des fêtes de famille et de gens, célébrées comme 
des feriœ. Mommsen * a pu dresser un tableau des fêtes publiques fixes de 
l'époque la plus ancienne, avant qu'aucun emprunt religieux eût été fait à 
la Grèce, avant même l'apparition des dieux capitolins. Cette liste permet 
de se faire une idée de ce qu'était alors la religion. Les dieux principaux 
étaient Jupiter, auquel les ides étaient consacrés et en l'honneur duquel 
se célébraient aussi les fêtes de la vendange; avec lui, Mars et son com- 
pagnon habituel Quirinus. Jupiter « méchant )) { Vediovis) avait, le 21 mai, 
une fête sacrificielle [agonia). Les fêtes du dieu Mars étaient au premier 
plan, celles du mois de mars [Equiria, courses de chevaux; Mamuralia, 
tête des boucliers ; Quinquatrus, danse des armes ; Tubilustrium, consécra- 

i. Rom. Gesch.,ï,p. 161 et suiv. 



LES ROMAINS 615 

tion des trompettes), en octobre l'A j^mi/wSifm^în, Quirinus avait sa fête le 
17 février. Venaient ensuite les fêtes du labour et de la vendange, puis 
quelques fêtes de pasteurs : en avril, sacrifice à Tellus {Fordicidia) le 15, 
le 19 à Cérès [Cerialia), le 21 à Paies, la déesse des troupeaux [Parilia], le 
23 à Jupiter protecteur des vignes [Vinolia; on ouvrait les tonneaux de 
l'année précédente), le 25 à fîobigus, la rouille, qui menaçait les jeunes 
pousses des moissons [Robigalià). Au moment de l'engrangement des 
récoltes, on fêtait Consus {Consualia, 21 août) et Ops {Opiconsiva, 25 août) ; 
en décembre, on rendait grâces aux mêmes divinités pour la protection 
des greniers [Consualia, 15 décembre; O^oalia, i9 décembre). Le 17 du 
même mois arrivaient les nouvelles semailles [Saturnalia). Pour le vin, 
en dehors de la tête d'avril dont nous avons déjà parlé [Vinalia], on en 
célébrait encore deux autres : une le 19 août ( Vinalia) et une autre le 
11 octobre [Meditrinalia; on attribuait au moût nouveau une vertu cura- 
tive). A la fin de l'année, les pasteurs célébraient Faunus [Lupercalia, 
17 février) et les laboureurs Terminus [Terminalia, 23 février). La fête des 
bois, en l'honneur des sylvains, tombait en été {Lucaria, 19 et 21 juillet), 
en automne celle des fontaines [Fontinalia^iS octobre), et le jour le plus 
court de l'année on célébrait le soleil nouveau [Divalia, Angeronalia, 
21 décembre). Les marins même avaient aussi leurs fêtes : le 23 juillet les 
Neptunalia, le 17 août les Portunalia, le 27 août les Volturnalia, qui 
étaient aussi en l'honneur du dieu Tibre. Les métiers et les arts étaient 
peu représentés dans la religion; ils l'étaient par Vulcain, honoré non 
seulement par les Volcanalia du 23 août, mais au second lubilustrium, le 
23 mai. La déesse Carmentis, avec les Carmentalia (11 et 15 janvier),, 
a d'après Mommsen un rôle analogue : elle aurait été à l'origine la déesse 
des formules magiques et du chant, plus tard elle fut préposée aux 
enfantements. Bien plus importantes étaient les fêtes de la famille : les 
Vestalia (9 juin), les Matralia (11 juin), Liberalia (fête de la bénédiction de 
l'enfant, 17 mars), Feralia (21 février), Lemuria (9, 11, 13 mai). L'impor- 
tance des anciennes fêtes civiques [Regifugium, 24 février; Poplifugia^ 
5 juillet; Septimontium, 11 décembre) n'est pas moins évidente. Le 9 jan- 
vier on offrait à Janus comme dieu des commencements une fête sacrifi- 
cielle {agonia). En. ajoutant à toutes ces fêtes les Furrinalia (25 juillet), 
qui avaient presque disparu, et les Larentalia (23 décembre), nous avons 
le système le plus ancien de ferise publicss fixes qu'il soit possible de 
reconstituer. 

Le calendrier marquait encore les dies natales, les jours de fondation et 
de dédication des temples, les jours de naissance de certaines personnes, 
comme les empereurs et les femmes de la famille impériale. Les fêtes 
presque sans exception ou datent des origines, ou sont d'institution toute 
récente; elles viennent des rois ou des empereurs. 

Les jeux {ludi) font exception. Ils datent presque tous de l'époque de.la 
république, sauf les ludi romani, les plus anciens d'entre eux. On les célé- 
brait à l'automne, quand l'armée revenait victorieuse de la guerre. A 
l'origine, ils duraient un seul jour, mais on les prolongea de plus en plus. 



616 V ^ HISTOIRE DES RELIGIONS ' 

si bien qu'au cpmmencement de l'empire ils duraient 16 jours, du 4 au 
19 septembre. Les ludi Romani conservaient le caractère d'une fête triom- 
phale, ou le cortège solennel [pompa] ^ de la jeunesse romaine suivie de 
ceux qui prenaient part aux jeux, des objets consacrés, des images des 
dieux portées sur des civières et de leurs attributs {exuviœ) traînés sur 
des chars par les puer'i patrimi et matrimi, tenait une place essentielle. De 
tous les jeux, la course de chars était sans doute le plus ancien. Le ludus 
Trojœ, course de jeunes garçons, n'est signalé pour la première fois que 
sous Sylla; cependant il fait bien vraisemblablement partie des pro- 
grammes les plus anciens. 

À côté des jeux romains furent institués, d'abord sans doute les ludi 
plebeii, qui avaient lieu danstle circus Flaminius. Eux aussi ne duraient 
qu'un jour à l'origine, mais ils finirent par en durer quatorze ; ils com- 
prenaient alors des courses à pied et des jeux spéniques; il n'est pas 
expressément fait mention de procession. De même que Vepulum Jovis des 
ides de septembre coïncidait avec les ludi Romani, de même Vejndum Jovis 
des ides de novembre était le moment principal des ludi plebeii^. 

Les ludi cp.riales ou Cerialia (19 avril) datent peut-être de la même 
époque. Ils consistaient également en jeux dans le Cirque, mais on n'y 
voit mentionnés des jeux scéniques qu'à une époque. récente. Ils com- 
prenaient de vieux rites populaires : par exemple, on y chassait des renards 
à la queue desquels on avait attaché des tisons. Les Cerialia se célébraient 
suivant le rite grec sous la surveillance des décemvirs, et on les rapportait 
au mythe grec de Déméter-Koré; mais que cela ne nous tromj)e pas sur 
le caractère de Cérès, qui est une ancienne divinité romaine, déesse des 
champs et patronne des plébéiens. 

Les ludi ApoUinares furent célébrés pour la première fois, en l'honneur 
d'Apollon et dans le circus Maximus, au milieu des dangers de la seconde 
guerre punique (en 212 av. J.-G.) et sur l'indication des oracles marciens. 
Ils tombaient en juillet, et plus tard ils prirent plusieurs jours. Les ludi 
Megalenses, postérieurs de peu d'années (204 av. J.-C), avaient une origine 
semblable; ils se célébraient en avril, en l'honneur de In. Mater Magna de 
Pessinonte ^. Dans les ludi Megalenses, comme dans les ApoUinares , les 
représentations scéniques tenaient la première place, mais on y joignait 
des spectacles de cirque. 

Les ludi florales étaient un peu plus anciens que ceux d'Apollon et de 
la Mater Magna. On les célébrait en mai; c'était une fête joyeuse, 
bruyante et populaire. — Il y avait encore un grand nombre d'autres 
jeux, d'importance moindre, les uns privés (comme les ludi funèbres), 
d'autres d'institution récente (comme les ludi victoriœ Cœsaris, et les ludi 
Augustales).^e^ ludi pub lici avaient été eux aussi primitivement des fêtes 
de circonstance occasionnées par des vœux [ludi votivi), puis étaient 
devenus des jeux fixes, annuels et admis dans le calendrier. 

1. Denys d'Halicarnasse (VIT, 72) en donne la description d'après Fabius Victor. 

2. Voir la description de ces jeux dans Ovide, Fastes, IV, 393 et suiv. 

3. Ovide, Fastes, IV, 179 et suiv. 



LES ROMAINS 617 

Les ludi sseculares ou Terentini, rares par définition, ne figuraient pas 
dans le calendrier. Cependant c'est ici le lieu de les étudier. Des idées et 
des rites étrusques s'y mêlaient à des pratiques romaines. Une légende 
racontait que le laboureur sabin Valesius, de Terentum, partie basse du 
Champ de Mars sur les bords du Tibre, avait d'abord obtenu la guérison 
de ses enfants malades, puis trouvé à vingt pieds sous terre un autel de Dis 
et de Proserpina, et offert à ces dieux un sacrifice d'hostiœ furvce : telle 
serait l'origine de la fête. Ce que l'on peut discerner, c'est que le culte 
célébré à Terentum avait son origine dans les sacra jjinvata de la gens 
Valeria et s'adressait à des dieux souterrains guérisseurs. A ce culte furent 
adjoints les hidi sœculares. L'idée de sœculum est celle d'une génération, 
durant depuis le jour de la fondation d'une ville jusqu'à la mort du der- 
nier survivant des hommes nés en ce jour; le nouveau ^c-eciJwîw commence 
alors et doit être évalué de la même façon. Il y avait des signes spéciaux, 
indiqués sans doute dans les livres étrusques, par lesquels les dieux fai- 
saient connaître la fin d'un siècle et le commencement du nouveau. A 
quel moment et de quelle façon s'unirent les deux conceptions? Vers quelle 
date s'établirent à Rome ces ludi sseculares et Terentijii? C'est ce que nous 
ne pouvons savoir. On sait qu'ils ont été célébrés en l'an 249 av. J.-C. 
puis en 146 ; les plus célèbres sont ceux qui eurent lieu sous Auguste 
en 17 av. J.-C. A l'époque impériale nous trouvons cette fête plusieurs 
fois : sous Claude, sous Domitien, sous Antonin le Pieux, etc.; on comp- 
tait le sœculum d'après un autre système et on célébrait les jeux lorsque 
la moitié d'un sœculum était accomplie. Ces jeux ne fêtaient plus seule- 
ment les dieux souterrains de Terentum, mais aussi Jupiter et Junon, 
Apollon et Diane, Comme ils comportaient des rites étrangers, ils étaient 
de la compétence des décemvirs (devenus déjà sous Auguste les quindé- 
cemvirs). Au préalable un héraut annonçait dans Rome les jeux quos nec 
speciasset quisquam nec spectaturus esset. Quelques jours avant la célé- 
bration, les quindécemvirs répartissaient les suffîmenta (torches, soufre 
et asphalte) au Capitole et dans le temple d'Apollon Palatin, ils interdi- 
saient aux esclaves de participer à la fête. En même temps le peuple rece- 
vait dans le temple de Diane sur l'Aven tin, du froment, de l'orge et des 
fèves. La fête proprement dite durait trois jours et trois nuits; on y 
offrait des sacrifices à différentes divinités, il y avait des jeux et on chan- 
tait un carmen sseculare composé spécialement pour la circonstance, dans 
le genre de celui d'Horace, qui nous a été conservé. 



§ 126. — Les lég-endes des origines ^ 

Les légendes relatives à la fondation de Rome ne doivent pas être con- 
sidérées, bien qu'on ait voulu le faire récemment encore, comme des 

1. Bibliographie. — En dehors des ouvrages généraux, une série de recherches 
spéciales ont été consacrées à ces légendes dans les temps anciens et modernes. On 
en trouve les résultats résumés sommairement dans la Légende d'Énée, de Hild 



618 HISTOIRE DES RELIGIONS 

mythes naturalistes indo-européens. Leur intérêt consiste au contraire 
en ceci, qu'elles reflètent (( des données anciennes de l'histoire et de la 
religion romaines » (Preller). Sans doute il est facile de démontrer que 
l'enchaînement de faits, que des écrivains comme Tite-Live et Denys 
d'Halicarnasse ont composé par sélection et combinaison, ne résiste pas à 
la discussion, et qu'il est vain de prétendre en dégager quelque chose 
d'historique. Cela n'empêche pas ces légendes de nous révéler des rapports 
ethniques qui échappent à l'histoire, des relations politiques et des usages 
religieux. La constitution de ce tissu de légendes est le résultat d'un tra- 
vail qui a duré des siècles. 

Les plus importantes de ces légendes ont pour héros Hercule, Romulus 
et Enée. Isolées à l'origine, elles se combinèrent d'assez bonne heure. 
La légende la plus indépendante était celle d'Hercule, que Denys et 
Virgile arrivent à rattacher au tissu de l'histoire primitive; des généa- 
logies fictives firent d.'Hercule le père de Latinus, l'ancêtre des Fabiens, etc. 
On raconte qu'Hercule, après qu'il eut tné le géant Géryon et enlevé ses 
bœufs, vint en Italie et résida sur le Palatin chez le roi Évandre; dans une 
caverne de l'Aven tin habitait le brigand Cacus. Le brigand vola les bœufs 
et les traîna dans sa caverne à reculons, pour tromper leur propriétaire; 
mais leur mugissement révéla le vol; Hercule tua le ravisseur, éleva un 
autel à Jupiter Inventor, revint en triomphe vers Evandre, offrit aux 
Romains des présents et des banquets et leur apprit à célébrer le culte 
nouvellement fondé de Vara maxima. M. Bréal* a voulu montrer dans le 
combat entre Hercule et Cacus un mythe naturaliste qui se retrouve sous 
différentes formes et à différents degrés de développement chez les autres 
peuples indo-européens. Ce mythe était aussi bien connu en Italie, bien 
que des noms étrangers y eussent remplacé les noms nationaux. Sous 
Évandre le bon et Cacus le méchant se cachaient vraisemblablement des 
personnages italiens. Le nom même d'Hercule n'est pas primitif dans la 
légende ; c'est la forme italienne du grec Héraclès, et Héraclès tient dans 
ce récit la place de Jupiter Recaranus^ dieu national. Un~ mythe indo- 
européen sous sa forme italienne, retouchée du point de vue grec, voilà 
donc ce que serait la fable d'Hercule et de Cacus. Mais il est évident que 
pour les Romains cette histoire avait un tout autre sens. Pour eux l'intérêt 
résidait dans l'antique culte de Vara maxima, du forum boarium, desservi 
par les familles des Potii'd et des Pinarii. Ce culte consistait à l'origine en 
sacrifices fréquents et en banquets sacrés; plus tard ils devinrent annuels' 
sauf occasion spéciale; les prêtres saliens y chantaient la victoire du dieu 
et la représentaient par une pantomime. De toutes les pratiques archaïques 
accomplies sur cet autel, on faisait remonter l'origine au dieu lui-même. 

(fi.H. R.,1882, II), et dans l'article :4meias du Zea;icon de Roscher (vol., ï, 1884; cet article 
est de Woernei'). Parmi les travaux récents il faut encore citer ceux de F. Cauer : Be 
fabulis Grœcis ad Romain conditam pertinentibus (1.884), et Die rômiscfie Aineassage von 
Nasvius bis Vergilius (1886, tirage à part du Jahrb. f. class. PhiloL, 15, suppl. Bd).; Bois- 
sier, Nouvelles Promenades ai^chéologiques (Ho7^ace et Virgile). 
1. M. Bréal, Hercule et Cacus. 



LES ROMAINS 619 

,La fondation de la Rome du Palatin était attribuée à Rômulus. Une 
fille de la maison royale d'Albe, la vestale Rhea Sylvia, violée par Mars, 
enfanta deux jumeaux, Romulus et Rémus; allaités djabord par une louve 
au pied du Palatin sous le figuier ruminai, ils furent ensuite élevés par 
le pâtre Faustulus et sa femme Acca Larentia. Ces jumeaux, avec les 
pâtres au milieu desquels ils avaient grandi, auraient fondé la ville du 
Palatin, la faveur des auspices assignant la souveraineté à Romulus; enfin 
Romulus aurait tué son frère qui sautait par-dessus les murs encore peu 
élevés, pour avertir par cet exemple tous ceux qui dans la suite oseraient 
attenter à l'enceinte sacrée de la ville. Telle était la légende ; tout ce que 
l'histoire peut en- conserver, c'est que Fancienne ville du Palatin a été 
fondée par des populations latines. Les jumeaux Romulus et Rémus 
étaient sans doute unis par quelque parenté aux rois d'Albe ; mais à l'ori- 
gine on n'attribuait la fondation de Rome ni à des colons albains ni à 
des immigrants venus de Troie. Par l'intermédiaire d'Albe la légende de 
Romulus se rattachait à celle d'Énée, et d'ailleurs la mère de Romulus 
porte quelquefois le nom d'/Zia. Une étude exhaustive doit décomposer 
la légende. Elle comprend les thèmes (la paternité divine, la conception 
virginale, le couple de jumeaux, l'exposition, la jeunesse passée parmi les 
pâtres, le fratricide, l'intervention d'un animal, ici d'une louve, dans la 
fondation de la ville) auxquels l'étude comparée des mythes et des 
légendes fournit d'intéressants parallèles. Elle comprend en outre un 
grand nombre de motifs étiologicjues spéciaux : on y rattachait la sainteté 
du Lupercal palatin et de l'enceinte de la cité, ainsi qu'un certain nom- 
bre de rites. Romulus était le fils de Mars et d'une vestale; il avait été 
élevé par la mère des Lares (beaucoup d'auteurs romains regardent 
Romulus et Rémus comme les Lares iDrœstites de l'ancienne ville) ; avant 
de fonder la ville, il avait pris soin de consulter les auspices. Aux Luper- 
cales et aux Palilies on fêtait son souvenir et la fondation de la ville. Ce 
n'est pas tout. Ranke a justement présenté toute la tradition romaine 
relative à la période royale comme « un mélange de souvenirs histori- 
ques et politiques » ; il voit dans Romulus le fondateur de l'imperium, 
comme dans Numa le fondateur du pontificat. Par Numa s'ajoutait à 
l'élément romain, l'élément sabin, déjà représenté, à vrai dire, par T. Tatius, 
qui passait pour s'être allié à Romulus et avoir régné quelque temps avec 
lui. Rappelons encore que cet élément sabin a eu tant d'influence sur la 
légende même de Romulus, que ce héros a été après sa mort identifié avec 
le dieu Quirinus et honoré sous ce nom. La légende de la disparition de 
Romulus dans un orage et de son ascension n'est pas primitive ; une 
transfiguration de ce genre révèle l'influence d'un modèle hellénique. 

Sur la tradition nationale de la fondation de Rome s'est greffée la 
légende d'Enée, qui est d'origine étrangère. On peut suivre dans les écri- 
vains romains et dans les auteurs grecs la fusion progressive des deux 
légendes. Homère sait seulement que les Énéades ont régné en Troade*, 

1. Iliade, XX, 307. 



620 HISTOIRE DES RELIGIONS 

mais dans beaucoup de traditions locales des côtes et des îles méditer- 
ranéennes il est question d'un séjour d'Énée. Ces légendes de voyages, 
d'ailleurs discordantes, procèdent de similitudes de nom (en Tlirace Ainas, 
l'île Amaria) ou de culte (culte d'Aphrodite), Il semble que déjà Hellanicos 
. ait considéré Enée comme le fondateur de Rome, sans pourtant confondre 
son histoire avec les anciennes légendes italiques. Mais cette confusion est 
consommée chez Ennius et Nœvius, qui font de Romulus le descendant 
d'Énée. On alla plus loin dans cette voie, en combinant les deux cycles de 
légendes de Lavinium et d'Albe-la-Longue, en rattachant l'origine d'une 
foule de rites à cette histoire primitive d'Énée. Ainsi Rome fut reliée à 
Troie par Lavinium et.Albc. Différents auteurs, entre autres Cauer, ont 
déterminé quelles ont été dans ce développement de la légende les parts 
respectives des écrivains Fabius Pictor, Cassius Hemina, Caton, Varron, 
Kallias, Timée, Lyoophron (dans l'Alexandra), Kastor (de qui provient la 
série des rois d'Albe que nous trouvons transcrite chez Tite Live) . L'évolu- 
tion de la légende arrive à son terme chezDenysd'Halicarnasse et Virgile. 

Nous sommes mal armés pour l'interpréter historiquement; mais on ne 
peut nier toute espèce de fondement aux traditions qui signalent sur 
différents points de l'Italie des héros du cycle troyen comme Énée, Anté- 
nor et Diomède. Il faut bien rendre compte de leur présence. K.-O. Mûller 
a songé à la Sibylle. Nous aurons plus tard à parler de la grande influence 
qu'a exercée sur le développement de la religion romaine la sibylle 
asiatico -gréco -italique {Frythrœ, Gergis^ Kyme^ Cumœ). C'est par elle 
qu'on cherche aussi à expliquer la légende d'Énée. Mais alors pourquoi 
Enée n'est-il pas en rapport avec Rome, mais avec Lavinium? pourquoi 
n'est-il pas en relation avec le culte d'Apollon? Cependant il est bien 
vraisemblable que la Sibylle a contribué au développement et à la diffusion 
de la légende d'Énée : les arguments que Preller tire du culte d'Aphrodite, 
florissant en Sicile (Eryx) et en Italie, et introduisant partout avec lui 
la figure d'Énée, sont plus frappants. Il y avait à Lavinium même un 
sanctuaire d'Aphrodite [Frutis, Venus) qui pourrait constituer le point 
d'attache cherché. L'opinion la plus juste doit être en somme celle de 
Woerner : le trafic maritime qui mit de bonne heure le Latium en rap- 
port avec les colonies grecques, l'Étrurie et Carthage, y a fait pénétrer la 
légende d'Énée par différentes voies et sous différentes formes. 

La légende attribuait tout d'abord à Enée la fondation de Lavinium. 
Jeté par un naufrage avec ses Troyens sur la côte du Latium, Enée, ou 
plus exactement son fils Ascagne, reconnut dans le pays le lieu où ils 
étaient destinés à vivre : la prédiction s'était accomplie, leurs compagnons 
ayant dévoré leurs tables (les menses panicese du sacrifice). Un animal 
guide, une truie pleine qu'on voulait sacrifier sur la place, indiqua en 
s'enfuyant le lieu où devait être édifiée la nouvelle ville et y mit bas trente 
petits, symbole des trente villes de l'union latine. Un troisième prodige 
signala la fondation de Lavinium : un feu allumé dans le bois, entretenu 
par Faigle et le loup, combattu par le rouge-queue, et qui ne s'éteignit 
pas ; ce qui signifie : les Rutules ennemis ne purent anéantir le foyer de la 



LES ROMAINS 621 

nouvelle colonie, protégé par Jupiter et par Mars. Quant à la lutte et à 
l'alliance entre les Troyens nouveaux venus et Latinus le roi italien, dont 
Énée épousa la fille Lavinia, les récits sont divergents. Aux Troyens 
et aiix Latins alliés s'opposèrent Turnus et le tyran de Caere, Mezentius, 
personnages dont l'histoire perpétuait sans doute le souvenir des anciennes 
luttes contre les Étrusques. Plus la légende se développa, plus on fit res- 
sortir avec une précision d'apparence historique la continuité entre Lavi- 
nium et Albe, Albe et Rome. Nous devons ici insister particulièrement sur 
l'importance de toute cette légende au point de vue des sacra. Lavinium 
était la ville des Lares et des Pénates du Latium; tous les ans les magis- 
trats romains y célébraient un sacrifice dans le temple de Yesta. C'est 
dans ce culte que figurait Énée. On croyait qu'il avait apporté de sa patrie 
les pénates identiques aux Kabires de Samothrace. Comme on sait, cette 
transmission est un des points fondamentaux du récit de Virgile. Mais le 
personnage d'Énée est encore autre chose : on l'avait divinisé et on Tado- 
rait comme pater indiges. Par cette transformation le héros étranger 
recevait le caractère d'un dieu national. 

Mais la légende d'Énée devait surtout sa grande importance à diverses 
circonstances politiques. La guerre de Pyrrhus avait été considérée 
comme une vengeance des Grecs contre les descendants des Troyens. Les 
guerres puniques firent ajouter à la légende l'amour d'Enée pour Didon et 
Anna. Quand les Romains entrèrent en rapport avec les États helléniques, 
ils se plurent à se prévaloir, non sans une certaine affectation, de leur 
origine troyenne, et même à stipuler dans les actes diplomatiques des 
privilèges pour leurs parents troyens de l'Asie Mineure. A vrai dire, vers 
la fin de la République, la masse du peuple et des homines novi ne se sou- 
ciait pas d'une descendance qui n'illustrait qu'un petit nombre de gentes 
patriciennes, celles dont s'occupait Varron dans son écrit sur les familles 
troyennes. Mais, parmi ces familles, était la gens Julia. C'est à l'empire 
que nous devons V Enéide. 



§ 127. — Les époques de la religion romaine. 

La religion romaine n'a pas créé de formes typiques de vie morale, de 
pensée ou d'art. Au sortir de l'obscurité des temps préhistoriques, le 
culte apparaît définitivement constitué dans ses parties essentielles. Pen- 
dant plus d'un millier d'années, les mêmes collèges sacerdotaux accom- 
plirent les mêmes sacra, jusqu'à ce que vers la fin du iv^ siècle après 
Jésus-Christ l'édit de Théodose vînt mettre un terme à l'existence de 
ces institutions païennes. Il ne peut donc être question d'une évolution 
de la religion romaine au sens propre du terme. Elle ne changea pas en 
elle-même; mais, de l'extérieur, des éléments nouveaux lui furent sura- 
joutés. Des cultes étrangers vinrent se joindre aux cultes essentiellement 
romains; ou bien ils s'incorporèrent à la vie nationale, ou bien on les 
supporta et on les entretint en les considérant toujours comme étrangers. 



'622- -m'STOIRE DES RELIGIONS 

Lés Romains empruntèrent aux nations qu'ils avaient vaincues ce, dont 
leur propre religion ne tenait pas compte, et ce qu'elle ne pouvait leur 
donner. Ils prirent aux Grecs des règles de pensée et de vie; ils trouvèrent 
dans les dieux orientaux une source d'excitation religieuse et de foi. Tout 
cela ne s'arrangea que difficilement avec la religion d'État, qui subsistait 
toujours incontestée. L'évolution de la religion romaine a donc pour 
unique mesure l'étendue et l'importance des actions étrangères qui se sont 
exercées sur elle. A ce point de vue nous distinguerons quatre périodes : 
la première va jusqu'aux Tarquins, la seconde jusqu'aux guerres puniques, 
la troisième jusqu'à la fin de la république; la quatrième est la période 
impériale, qui demandera à être traitée en détail. 

L'établissement du culte de la cité coïncide avec celui de la cité elle- 
même. Les Romains considéraient Numa comme le fondateur de la religion, 
quoiqu'ils rapportassent à Romulus même un grand nombre de rites. La 
mythologie et l'ethnographie modernes s'appliquent à en débrouiller les 
éléments. Roscher ^ s'efforce d'expliquer un certain nombre de divinités 
romaines par les procédés de la mythologie comparée, et Mannhardt^ 
cherche à interpréter les rites à l'aide de ceux que l'on trouve chez les 
Grecs et les peuples du nord de l'Europe. Autrefois on parlait volontiers à 
propos de la religion romaine d'origines pélasgiques ; aujourd'hui le champ 
des recherches ethnographiques s'est élargi et surtout a été mieux déte^r- 
miné. L'interprétation, à l'aide des ressources de la mythologie comparée, 
des noms divins et des rares mythes que nous possédons n'a donné 
que des résultats très incertains ; mais les recherches de Mannhardt ont 
fait apparaître une concordance frappante entre les coutumes germaniques 
et un grand nombre de rites romains ou grecs. Nous savons par exemple 
que les rites de la fête des Lupercales, que le pape Gelasius eut beaucoup de 
peine à supprimer en 496 après Jésus- Christ, concordent avec ceux des 
fêtes germaniques du printemps ; le vieux Sébastien Franck avait fait une 
découverte sans le savoir, quand il reprochait aux cortèges du mardi-gras 
de ne pas être très différents des Lupercales païennes {nit seer ungleich 
den heydiiischen Lupercalischen festen). Il en est de même pour les Palilia, 
pour le cheval d'octobre, pour la procession des Argei, etc. La religion 
romaine se composait de « cultes des bois et des champs » qui fêtaient les 
saisons, la moisson, les époques de la vie pastorale. 

A l'époque historique, il y avait encore des arbres sacrés (chênes ou 
figuiers), et des bois sacrés, celui des Arvales ou celui de Diane près du 
lac de Némi. Le caractère sacré des eaux est prouvé par la légende qui 
rattachée Égérie, nymphe d'une source, l'inspiration de Numa ; la croyance 
en la sainteté du feu a subsisté dans le culte de Yesta. Des animaux sacrés 
comme le loup et le pic, primitivement adorés pour eux-mêmes, étaient 
associés à des divinités, par exemple à Mars dans ces deux cas particuliers. 

i. W. H. Roscher, Apollon und Mars, 1893; He7\a und Juno, 1875; comparer les 
articles correspondants de son Lexique. 

2. "W. Mannhardt, Antike Wald- und Feldculte, 1877, Mythologische Forschungen, 
ouvrage posthume, 1884. 



' LES ROMAINS 623 

Dans quelle mesure des objets sacrés comme la pierre des Fétiaux, le lapis 
manalis qu'on promenait en temps de sécheresse, la lance de Quirinus, le 
bouclier des Saliens, le2JaZ^«c?^'wîn de Rome, etc., sont-ils d'anciens fétiches? 
L'ancienne religion italique présente les caractères que l'on rencontre 
dans toutes les autres. Fétichisme, culte des arbres et des animaux, culte 
de la nature et adoration des esprits, culte des ancêtres et des âmes, tous 
ces traits se reconnaissent d'autant plus facilement dans la religion 
romaine que, ni mythologie, ni dogmatique ne sont venues de bonne heure 
les recouvrir et les cacher. 

Le culte avait pour but de bien disposer les dieux ou les esprits, ou 
d'une façon générale de détourner les maux. La divination fondée sur le 
vol des oiseaux avait chez les anciens Italiens une importance toute parti- 
culière. Parmi les sacrifices, nous constatons celui du cheval, vieux, rite 
indo-européen ; mais les victimes les plus ordinaires sont le porc, le mouton 
et le bœuf. Le souvenir des sacrifices humains s'est perpétué par des sym- 
boles : ainsi les trente poupées de paille des Argei- jetées dans le Tibre, 
les oscilla suspendus aux arbres, la consécration de la jeunesse à Mars 
dans le ^^er sacrum. Mommsen contredit d'ailleurs les conclusions tirées 
de ces faits : pour lui, les sacrifices humains chez les Romains se rédui- 
saient à la mise à mort des criminels, et au dévouement volontaire des 
innocents. 

Tels sont les éléments de la religion officielle. L'attribution de la plus 
grande partie des institutions au roi Numa n'est qu'un mythe explicatif. 
Elle ne prouvé même pas que les Sabins aient fourni l'essentiel. Il 
n'est pas possible de déterminer exactement ce qui revient aux habitants 
latins de l'ancienne ville palatine, et ce qui appartient aux Sabins du Qui- 
rinal. La liste des dieux sabins de Titus Tatius que donne Varron est 
incomplète et contient des noms de dieux latins. En somme. Latins et 
Sabins avaient à peu près les mêmes dieux et les mêmes rites. Les deux 
communautés étaient sous la protection de Mars et employaient des Saliens 
à son culte; l'une et l'autre faisaient accomplir les sacrifices par des 
prêtres [flammes, ceux qui allument). Mais par contre Janus et Faunus 
sont latins, tandis que Quirinus et Sancus sont sabins. Les légendes de 
l'époque royale semblent indiquer que l'organisation politique et militaire 
est l'œuvre des Latins (Romulus, TuUus), tandis que l'organisation reli- 
gieuse proviendrait des Sabins (Numa, Ancus) ; mais il convient d'objecter 
que ces deux aspects de la société ont trop de connexité pour qu'il soit 
possible de les séparer. Numa est donc simplement le héros éponyme de la 
religion romaine. 11 s'agit ici, remarquons-le, d'une véritable création; 
c'en est une que la réunion en un tout de plusieurs cultes particuliers, 
devenant ensemble le ciment d'une communauté politique, d'un État, Le 
pontificat et l'augurât constituèrent le centre et les organes de cette reli- 
gion nationale, tandis qu'à côté de ces collèges principaux, les confréries 
moins importantes, mais tout aussi vénérées, des Saliens, des Arvales et 
des Luperques, procédaient, suivant les anciens rites, aux cultes de Mars, 
de Dea Dia, de Faunus Lupercus. La pratique positive réglée et imposée 



624 HISTOIRE DES RELIGIONS 

-y ■ ■ 

par l'Etat se substitua à l'indéterminé de la religion populaire, et la reli- 
g'ion se réduisit ainsi a la stricte observance d'une multitude de cérémo- 
nies et de rites. 

A l'opposé de la religion italique, celle des Étrusques portait la marque 
d'une pensée triste qui se manifestait par des cultes cruels, des idées 
sombres sur le monde infernal, des calculs symboliques sur les nombres, 
et l'interprétation anxieuse des signes. Il est difficile de déterminer dans 
quelle mesure l'Etrurie a influé sur la religion romaine, mais il ne faut pas 
exagérer cette influence. Parmi les dieux de Rome, pas un seul n'est 
indubitablement étrusque. Veiovis lui-même, l'être nuisible qui est la 
contre-partie d,u bon Diovis, le dieu méchant dont le culte passa de bonne 
heure à l'arrière-plan, est certainement d'origine italique. Quant à la 
divination étrusque, ses représentants, les haruspices, furent toujours 
considérés comme des étrangers. L'influence étrusque se réduit, quant à 
ses efïets principaux, à certaines idées ou pratiques, celle du sseculum^ 
l'interprétation des éclairs et l'inspection des viscères, choses dont on ne 
peut d'ailleurs pas dénier absolument l'existence chez les Italiens primitifs. 
L'importance de la domination des Tarquins ne consiste donc pas dans 
l'adaptation à la civilisation romaine d'éléments étrusques. La légende 
qui fait venir ces princes d'Etrurie est elle-même incertaine. Ce sont 
des idées grecques qu'ils introduisirent. Seulement il est vrai que 
le premier temple des Romains a dû être construit par un architecte 
étrusque. 

En édifiant le temple du Capitole, Tarquin l'Ancien accomplit un acte 
gros de conséquences. Varron insiste sur ce fait que les Romains seraient 
restés cent soixante-dix ans sans temples et sans images; pour lui, la déca- 
dence aurait commencé lorsqu'avec le culte des images, la crainte des Dieux 
céda la place à la superstition *. Il ne faut pas trop se hâter d'admettre, 
et surtout d'idéaliser, ce cuite sans images. Le premier grand sanctuaire 
qui s'éleva sur le sol romain fut bien le temple du Capitole. On a voulu 
voir dans la trinité capitoline (Jupiter, Junon, Minerve) quelque chose 
d'étrusque ; toutefois il existait antérieurement sur le Quirinal, en l'hon- 
neur des trois mêmes dieux, un sacellum, le capiloLium veius. L'impor- 
tant, c'est que la construction d'un temple sur le Capitole ait fourni aux 
Romains leur sanctuaire, qui accueillit encore d'autres cultes, et auquel 
se rattacha bientôt la prédiction qui promettait l'empire du monde. Le 
Jujoiter optimus maximus du Capitole devint le dieu principal de l'État 
romain : son culte en réunissait les membres. De même Jupiter Latiaris 
était le dieu de l'union latine, et Diane, dont Servius TuUius avait installé 
l'image dans un temple de l'Aventin, protégeait elle aussi l'alliance de 
Rome avec les Latins. Grâce au templa bâti par Tarquin, le culte devint 
plus riche et plus compliqué; à ce changement contribua beaucoup 
l'institution des ludi Romani, où l'on fêtait la trinité capitoline par des 
sacrifices et des banquets, des processions et des jeux. Les innovations 

1. Saiat Augustin, De cioitate Dei, IV, 31. 



LES ROMAINS 625 

politiques et religieuses de Tarquin heurtèrent sans doute des institutions 
anciennes, et c'est ce que paraît- rappeler la légende qui montre Faugure 
Attus Navius résistant énergiquement aux volontés du roi. , 

L'introduction du culte d'Apollon grâce à l'autorité des livres sibyllins 
n'est pas un événement moins important. On connaît la légende qui met la 
Sibylle de Cumes en présence de Tarquin le Jeune, et l'achat de trois livres 
après le refus de la collection complète, en neuf livres. Le fait considérable^ 
c'est que grâce à ces textes, une fois qu'ils furent acceptés, des divinités et 
des rites grecs s'introduisirent dans la religion officielle des Romains, Ces 
livres furent conservés dans le temple du Gapitole, et l'on établit un col- 
lège spécial de deiix, puis de dix, enfin de quinze membres [quindecim viri 
sacris faciundis) pour leur interprétation et l'institution des nouveaux 
rites. Ces écrits étaient rédigés en grec, et quand, au dernier siècle de la 
république, ils furent anéantis dans un incendie, le Sénat fît rassembler les 
traditions sibyllines en Asie Mineure, leur pays d'origine, afin de réparer 
cette perte dans la mesure du possible. Ces livres contenaient l'indication 
des moyens à employer pour détourner la colère divine dans les cas de 
périls extraordinaires. C'étaient toujours des cérémonies à l'adresse de 
dieux nouveaux, dieux étrangers, helléniques à l'origine, plus tard orien- 
taux ; l'adoption de leur culte n'était pas un acte privé, mais un acte public, 
l'œuvre de la cité même. Tout d'abord ce fut Apollon qui s'introduisit de 
cette manière dans Rome, comme le dieu dont relevait la Sibylle, et comme 
dieu de la guérison et de l'expiation. Son premier temple lui fut consacré 
en 431 à la suite d'une épidémie. Plus tard, pendant la seconde guerre 
punique, furent institués en son honneur les ludi Apollinares; on avait 
déjà auparavant, et même dès les Tarquins, consulté son oracle de Delphes. 
Avec Apollon les déesses de son groupe, Artémis et Latone, pénétrèrent 
dans la religion romaine. Même avant Apollon les Dioscures eurent un 
temple dans Rome, élevé en reconnaissance de l'aide qu'ils passaient 
pour avoir prêtée aux Romains dans la bataille du lac Régille (485). On 
finit par introduire ainsi, successivement, tous les grands dieux de la 
Grèce ; un des derniers venus fut Esculape, qu'on alla chercher solennel- 
lement à Épidaure pour guérir une peste grave (291). Pour certains de 
ces dieux, tels qu'Apollon et Esculape, il ne se trouvait pas de correspon- 
dant parmi les divinités romaines. Dans les autres on reconnut des divi- 
nités nationales, quelquefois pour des raisons qui nous échappent; telles 
sont les identifications d'Artémis avec Diane, de Déméter avec Cérès, 
d'Aphrodite avec Vénus. 

Ce sont aussi des rites helléniques qui furent adoptés. Dans les actes 
religieux habituels, c'est-à-dire le sacrifice et la prière, la différence entre 
les deux peuples était déjà très marquée. « Tandis que le Grec élève ses yeux 
vers le ciel, le Romain se cache la tête; d'un côté la prière est intuition, et 
de l'autre elle est pensée » (Mommsen). Les emprunts les plus impor- 
tants furent les lectistei^nia et les supplicationes. Dans les lectisternia on 
dressait pour les dieux, unis par couples sur la place ou dans les temples, 
des lits [pulvinar] où ils étaient couchés, et devant lesquels on plaçait les 

HISTOIRE DES RELIGIONS. '*" 



626 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

tables pour le banquet sacrificiel. Le premier lectisternium îni célèbre à 
l'occasion d'une épidémie et sur l'ordre des livres sibyllins, en l'an 
399 av.-J— C. ; on dressa sur le forum trois lits pour Apollon et Latone, 
Héraclès et Artémis, Hermès et Poséidon. Dans les supplicationes, la foule 
partait du temple d'Apollon, et processionnellement, avec accompagne- 
ment de musique, et parée de couronnes de lauriers, elle allait prier d'un 
sanctuaire à l'autre; ce qui caractérisait la cérémonie, c'est que tout le 
peuple y participait. Ainsi les dieux et les rites grecs s'inséraient dans 
le culte officiel de Rome; le collège qui veillait à leurs sacra fut dès le 
début une institution d'Etat, placée sur le même rang que le pontificat 
et l'augurât nationaux. Sans doute le « rite grec » demeura distinct du 
« rite romain )); mais, de même que les dieux grecs se confondirent avec 
les dieux nationaux, de même on se mit à adorer les dieux romains grœco 
ritu, et à organiser des lectisternia et des supplicaciones pour les dieux 
du Gapitole. 

Un autre fait important qui marque cette seconde période, c'est que les 
plébéiens obtinrent le droit de participer effectivement au culte officiel. A 
l'origine, les patriciens avaient la jouissance exclusive des droits politiques 
et en même temps au. jus sacrorum ; la plèbe n'était autorisée qu'à rendre des 
hommages privés aux dieux romains, et les efforts des trois derniers rois 
pour obtenir à la plèbe un traitement moins inégal, n'avaient abouti qu^à 
un succès très partiel. La victoire qui termina en faveur des plébéiens la 
lutte pour les droits politiques, leur assura aussi le jus sacrorum; par les 
lois Licinia (367) et Ogulnia (300) ils obtinrent l'accès des trois grands col- 
lèges sacerdotaux (décemvirs, pontifes, augures). Mais leur accession 
certainement contribua avec le temps à la décomposition de la religion 
romaine. Cet effet ne se manifesta d'ailleurs, à vrai dire, que dans la suite. 
Les sacerdoces les plus antiques restèrent entre les mains des patriciens [rex 
sacrorum^ flamines, Salit, Luperci), mais en raison des incapacités qu'ils 
imposaient à leurs possesseurs, ils furent de moins en moins recherchés et 
restèrent parfois longtemps sans titulaires. Les hommes politiques cher- 
chaient à entrer dans les collèges principaux en vue de l'influence tempo- 
relle qui s'y attachait; et quand enfin la loi Domitia (104) eut mis l'élec- 
tion par le peuple à la place de la cooptation pratiquée jusqu'à cette 
époque, le cercle sacerdotal devint de moins en moins fermé, et la tra- 
dition religieuse, que devaient représenter ces sacerdoces, s'affaiblit de 
plus en plus. 

Avec les guerres puniques commença la décadence de la religion romaine ^ . 

1. L. Krahner, Grundlinien zur Geschichte des Verfalls der rômiischen. Staatsreligion 
bis auf die Zeit des August, 1837. Krahner croit que' l'époque de la seconde guerre 
punique marque l'apogée de la religion romaine, parce qu'alors la religion positive, 
qui était restée jusque-là affaire de pratiques purement objectives, s'anima de convic- 
tions subjectives, grâce à la foi dans la toute-puissance des dieux qui avaient sauvé 
la cité des périls lés plus pressants. Mais, d'après lui, cet apogée est en même temps 
le commencement de la décadence, parce que l'introduction d'éléments subjectifs 
dans la religion provoqua l'éveil de la réflexion dissolvante. Cette manière de voir 
n'est fondée qu'en partie. 



LES ROMAINS 627 

La surexcitation du sentiment national qui se produisit à (iëtte époque 
li'iamena pas le retour aiïx anciens dieux dé la cité, et Tite Livë dit expres- 
sément que l'on donna le pas sur les rites traditionnels aux pratiqués 
étrangères*. 

Dès cette époque on cômniénçait à négliger les auspices. Flaminius par- 
tait en campagne, sans faire prendre a Rome lès signes qui devaient rendre 
son élection régulière. Fabius Cunctator expliquait que les auspices étaient 
bons pour toute entreprise tournant à l'avantage de la république, et 
mauvais quand révénèment se trouvait défavorable. Un général fermait 
sa litière pour né pas voir les auspices défavorables ; un autre faisait jeter 
à la mer les poulets qui refusaient de manger. Sans doute les désastres 
multiplièrent les fondations de temples et de cultes nouveaux. Après la 
défaite du lac de Trasimène on consacra à la Vénus d'Eryx un 'sanctuaire. 
A l'endroit où Hahnibal, arrivé près de Rome, s'en était détourné, s'éleva 
le temple du Deus Rediculus on Tutànùs. Mais le plus important des cultes 
établis pendant cette période fut celui de la « Grande Mère » de l'Ida, trans- 
portée en 204 de Pessinoiite à Rome, sur l'ordre des livres sibyllins, et par 
les soins du roi Attale, allié des Romains. C'était une pierre, qui fît son 
entrée dans Rome en grande pompe avec accompagnement de miracles. 
Ce Culte de la « Grande Mère » asiatique, auquel vint se rattacher bientôt 
la fondation des Megalesia, se distingua plus tard par son caractère 
étranger et orgiaque; ses prêtres étaient des Galates eunuques, et non des 
Romains. D'autre part, en dépit ou plutôt à cause même de ces caractères 
étrangers, cette religion jouit d'un grande et durable vogue ^. Mais l'intro- 
duction de la déesse de Péssinonte dans Rome n'ouvrait pas d'une façon 
définitive l'accès de la cité à tous lés cultes orientaux. La déesse de Comana 
(Gappadoce) fut importée à l'époque des guerres contre Mithridate, sous 
le couvert de l'antique divinité italienne Bellone; les prêtres, les fanatici 
de sede Bellonse Pulvinensis, remplissaient la. ville et le temple du vacarme 
de leurs extases et de leurs rites sanglants. Mais d'autres cultes n'obtin- 
rent pas si facilement leur entrée : le culte d'Isis fut plusieurs fois interdit 
par le sénat comme turpis supersHtio et com.m.e occasion de désordres poli- 
tiques. C'est seulement sous l'empire que nous verrons les cultes orientaux 
s'exercer à peu près sans obstacle. 

Des cultes secrets autres que les cultes orientaux tendaient à s'établir 
dans Rome à demeure. Ainsi en 186 furent dénoncées les Bacchanales où 
se commettaient des crimes épouvantables ; on condamna plus de dix 
mille personnes pour empoisonnement, impudicité et faux ; et les Baccha- 
nales ne s'arrêtèrent que grâce à l'intervention répétée des autorités. 
Un signe de décadence tout différent, mais aussi net, fut la découverte, 
en 181, du prétendu tombeau de Numa, et d'écrits présentés comme conte- 
nant les institutions de ce roi. Ces textes devaient tendre essentiellement 
à la destruction de la religion positive, car le sénat les fit brûler sans que 
le contenu en eût été publié. 

1. XXV, 1. 

2. H. R. Gôhler, De mairis magnse apud Romanos oultu, 1886. 



628 HISTOIRE LES RELIGIONS 

Les vieilles mœurs avaient en outre fort à souffrir du luxe nouveau. 
L'introduction de la monnaie d'argent (269) fut un événement si extraor- 
dinaire, qu'à cette occasion on donna à l'ancien dieu du cuivre AUscu- 
lanus un fils appelé Argentinus. Mais la période qui suivit les guerres 
puniques accumula à Rome les trésors, le luxe et les plaisirs de l'Orient, 
elle y fit naître la classe des spéculateurs et celle des viveurs. Le culte 
devint de plus en plus somptueux. Non seulement les prêtres des religions 
orientales faisaient des collectes parmi leurs fidèles [sfipem cogère), mais 
les frais des cultes nationaux devenaient eux-mêmes de plus en plus 
pesants, et la coutume des dons et des vœux propres à frapper par 
leur richesse se. généralisait. Les repas sacrés en l'honneur des dieux 
demandaient des soins, si extraordinaires, par comparaison avec l'ancien 
temps, que l'on institua en 196 un collège spécial, celui des viri epulones 
{d'abord trois, puis sept) pour y veiller. Le luxe des banquets sacerdo- 
taux devint proverbial. Les jeux, autrefois si simples, augmentèrent en 
durée et en nombre. Dès cette époque, ils sont hellénisés. Déjà en 264 
des gladiateurs avaient combattu à Rome sur le Forum. En 186, on fît 
servir dans Rome à des combats d'animaux des lions et des panthères 
amenés d'Afrique. 

Mais ce qui donne à cette période le trait essentiel de* sa physionomie, 
c'est le développement de la culture grecque^; la philosophie grecque 
exerce déjà une action considérable.. Malheureusement les Romains n'en 
connurent que la décadence. Le premier auteur qui représente dans 
les lettres la culture hellénique est Ennius. Ses Annales donnent à l'his- 
toire traditionnelle de Rome la forme de l'épopée grecque. Il exerça sur la 
religion une action dissolvante en « dirigeant les Romains dans la voie 
doublement dangereuse du positivisme et de la philosophie )) (Krahner). 
En effet, il traduisit Évhémère et romanisa l'interprétation historique 
des mythes ; d'autre part, il présentait la philosophie d'Epicharme comme 
le fond mystérieux de la religion. La critique d'Ennius était assez super- 
ficielle ; sa plus grande hardiesse était d'affirmer que les dieux existaient 
sans doute, mais ne s'occupaient pas des affaires humaines. Son impor- 
tance n'est pas dans ses idées, mais dans le fait qu'il a travaillé au progrès 
de l'interprétation philosophique des idées religieuses. Du reste, il ne 
fut qu'un précurseur. Peu de temps après sa mort arriva à Rome une 
ambassade qui fait époque dans l'histoire de la philosophie romaine (155). 
Les Athéniens, condamnés à propos d'un conflit avec Oropos à une lourde 
amende, envoyèrent à Rome, pour obtenir d'être déchargés de cette dette, 
trois membres importants de leurs écoles philosophiques, le stoïcien 
Diogène, le péripatéticien Kritolaos et l'académicien Carnéade. Pour 
défendre cette cause douteuse, ils jouèrent de l'éloquence, et Carnéade en 
particulier, avec sa manière dialectique de brouiller les idées morales, fît 
sur la jeunesse romaine une grande impression. Ce sceptique de la nou- 

1. Voir à ce sujet l'importante conférence de E. Zeller, Religion und Philosophie bel 
den Rômern (186S, imprimé aussi dans les Vorir. xi. Abh., II). 



LES ROMAINS 629 

velle académie était bien l'homme qu'il fallait pour fléchir la stricte justice 
des Romains; eux mêmes, leur montra-t-il, s'ils avaient été trop justes, 
habiteraient encore les huttes du Palatin. Plus grande encore que l'in- 
fluence de Carnéade fut celle du stoïcien Panétius, qui s'établit aussi à 
Rome au cours du ii® siècle av. J.-C; il fut le maître d'un grand nombre 
de Romains et le véritable fondateur de la philosophie romaine. 

Comme il est naturel, les religions, les mœurs et les idées étrangères 
ne firent pas irruption dans Rome sans provoquer par contre-coup une 
réaction. En 161, nous voyons le sénat bannir de la ville les rhéteurs et 
philosophes grecs, Citons aussi Caton l'Ancien, qui pendant plus d'un 
demi-siècle (il vécut de 234 à 149) se donna pour tâche de défendre l'an- 
cienne vertu romaine contre les cultes étrangers, le luxe démoralisant et 
la civilisation grecque. 11 allait jusqu'à condamner la littérature, bien qu'il 
ait été le père de la prose latine, et il craignait qu'elle ne contribuât à la 
disparition du vieil esprit romain. Il ne voulait rien admettre des cultes 
étrangers ; il ordonnait à son économe de n'offrir de sacrifices qu'au foyer 
domestique, ou sur l'autel des champs, et de ne jamais demander les con- 
seils d'un devin étranger. Par contre, soit conviction, soit politique, il 
cultivait les superstitions nationales. 

Mais, parmi les contemporains de Caton et les hommes de la génération 
suivante, les innovations qu'il combattait comptaient déjà des défenseurs 
énergiques. Scipion l'Ancien et ^Emilius Paullus, plus tard le second Sci- 
pion et son entourage, dont faisaient partie le Grec Polybe, les Gracques, 
Lœlius, étaient favorables à la culture grecque. Pour Polybe, qui les repré- 
sente, la religion romaine n'est qu'un moyen de maintenir la foule igno- 
rante. Ainsi considérée, la religion était sérieusement atteinte. On 
pouvait prévenir le péril en cherchant dans la philosophie un appui pour 
la religion, et justement la doctrine stoïcienne paraissait propre à le 
fournir. Mais, pour une religion comme celle de Rome, la philosophie est 
une alliée dangereuse; aussi d'autres conservateurs préférèrent-ils écarter 

r 

la réflexion du terrain de la religion d'Etat. Tel est le sens de la distinc- 
tion que Scaevola établit entre la religion d'État [religio civilis), la philoso- 
sophie {religio naluralis) et la mythologie {religio poetica). Q. Mucius 
Scaevola, qui fut grand pontife, était un juriste très honoré et très influent. 
Comme toute la jurisprudence de son temps, ses idées fondamentales se 
rattachaient à la doctrine stoïcienne ; mais c'est sans raison satisfaisante 
qu'on a attribué à la triple division, dont nous avons parlé, la valeur d'une 
idée généralement reçue chez les stoïciens. Il est, en tout cas, bien remar- 
quable qu'un homme de la position sociale et de la gravité de Scœvola 
n'ait défendu la religion comme culte et comme institution d'État qu'en 
l'abandonnant comme objet de croyance. C'est d'ailleurs ce que no fit 
pas M. Terentius Varron (115-25). Il conservait cette distinctiotn des trois 
aspects de la religion {religio triplex), mais en leur attribuant un sens 
différent. II. ne se contentait pas de soutenir la religion de la cité parce 
que utile et indispensable; par le moyen d'allégories, il tâchait de rendre 
aux dieux populaires une réalité; Jupiter était le ciel, Junon la terre. 



630 ^ HISTOIRE DES, RELIGIONS 

Minerve les idées ; il rapportait les mythes de Saturne à l'agriculture , ete . 
Il Si 'efforçait ainsi de mettre la vieille religion des Romains d'accord avec 
la philosophie stoïcienne. Cet essai de théologie fut le premier et le dernier 
de son espèce.. 



: § 128. — Xia fin de la république. 

Le déclin de l'ancienne organisation politique, morale et religieuse, que 
Gaton avait aperçu, aboutit enfin au bouleversement complet de la 
société. Il nous faut expliquer ici, si brièvement que ce soit, quel a été le 
caractère général de cette période. 

Insistons d'abord sur le grand rôle joué par Sylla, dont la dictature 
marque le commencement du passage de la forme républicaine à la forme 
monarchique. A la vérité, il fallut encore un demi-siècle de luttes sanglan- 
tes pour que la transformation s'accomplît. Dans ces luttes s'évanouit la 
fermeté morale que le service de la patrie, et la pratique des devoirs et des 
vertus civiques avaient donnée aux Romains. Peu importait alors que les 
formes de la religion fussent maintenues, et que Sylla, homme supersti- 
tieux, favorisât plusieurs des cuites nationaux et étrangers. Qu'un pareil 
homme pût se considérer comme le favori des dieux, se faire appeler 
JEpaphroditos en grec et Félix en latin, cela devint un sujet de protestation 
contre la Providence *, et contribua à ébranler la foi plus que les insti- 
tutions religieuses de Sylla ne pouvaient l'affermir. 

En somme l'esprit civique s'émiette, et les préoccupations individuelles 
l'emportent. Sur un terrain ainsi préparé, des aventuriers comme Clodius 
et Catilina pouvaient réussir, en s 'appuyant sur la populace, à mettre en 
danger l'existence même de l'État. Les bons citoyens, dont Rome com- 
ptait encore un bon nombre, avaient eux-mêmes perdu toute énergie et 
se trouvaient impuissants. Caton d'Utique, tête faible, est considéré 
comme un saint à cause de son suicide philosophique. Chez la plupart 
des Romains la pratique de la philosophie n'était pas assez sérieuse 
pour devenir une vraie raison de vivre; les jeunes Romains distingués 
n'allaient pas tant chercher dans les écoles d'Athènes et de Rome la 
connaissance de la vérité, que le complément de leur éducation et l'habi- 
leté oratoire. 

A cette époque se manifestaient à Rome les tendances philosophiques 
les plus opposées. Depuis le milieu du ii^ siècle av. J.-C, la culture 
grecque était représentée à Rome, mais dans les écoles philosophiques de 
la Grèce l'originalité s'était éteinte; les amis que les jeunes Romains trou- 
vaient en Grèce et les maîtres de la jeunesse étaient de purs éclectiques ou 
des sceptiques, ou, s'ils se rattachaient à une doctrine déterminée, comme 
par exemple Panétius et Posidonius, les fondateurs du stoïcisme romain, 
ils se distinguaient plutôt par un savoir encyclopédique que par un véri- 

1. Deorum illud crimen eimt, Sylla tam felix. (Sénèque, Consol. ad Marc, 12). 



LES ROMAINS 631 

table effort de réflexion sur les problèmes philosophiques. On a comparé 
assez justement ces penseurs aux sophistes ; avec cette différence, que s'ils 
avaient plus de savoir, ils étaient infiniment moins pénétrants. Nous 
n'avons pas à exposer ici les systèmes philosophiques, mais en quoi ils 
répondirent aux besoins des Romains, et comment ils s'adaptèrent à leur 
nature. 

Tout d'abord le stoïcisme. Cette philosophie contracta avec Rome 
une union si intime qu'elle en prit une empreinte romaine, tandis que 
réciproquement le Romain devenait le type du stoïcien par excellence. 
Les Romains trouvaient dans la philosophie stoïcienne un appui pour 
leur religion et leur morale. Pour leur religion d'abord, parce que la 
théorie stoïcienne permettait de concevoir les dieux allégoriquement 
comme des puissances cosmiques ou morales, et bien plus encore parce 
qu'elle prêtait un soutien à la divination. Comme les auspices consti- 
tuaient depuis les premiers temps le fondement de la vie romaine, une 
théorie qui les défendait contre l'incrédulité devait être la bienvenue des 
croyants. D'autre part, la morale et le droit se développèrent en se basant 
sur des idées stoïciennes : le De officiis de Cicéron en est la preuve. 
Sans doute les Romains ne se préoccupèrent pas beaucoup de la physique 
des stoïciens, ni de l'explication théorique du monde, mais leur conduite et 
leurs efforts de vertu prirent une physionomie stoïcienne. La rectitude, 
la sévérité, la dignité, l'indifférence à la douleur étaient déjà des traits 
du caractère romain avant que l'influence du Portique vint les accentuer. 
Les vertus que désignent les mots de gravitas, de constantia, d'sequani- 
mitas étaient à la fois vraiment romaines et vraiment stoïciennes ; Romains 
et stoïciens se ressemblaient encore par la tendance utilitaire, bien que 
non-hédoniste, de leur morale. 

Cependant la doctrine stoïcienne ne l'emportait pas exclusivement; dans 
les derniers temps de la République beaucoup s'en étaient fatigués. Ceux 
qui pensaient, s'ils étaient incapables de construire un système original, 
s'entendaient du moins à la critique, et ils avaient découvert les côtés 
faibles de la croyance à la providence et à l'immortalité de l'âme, telle 
qu'elle se présente dans la philosophie stoïcienne. Lucrèce prêcha la 
croyance contraire, celle d'Épicure, avec une conviction absolue. Il la pré- 
sentait comme un évangile libérateur, qui délivre des chaînes de la reli- 
gion, de la crainte des dieux et de la mort. 

Cette prédication, qui fît beaucoup de prosélytes, répondait moins 
aux besoins de l'époque que les opinions éclectiques et sceptiques; 
ce sont elles qui comptèrent au moment où nous sommes les adhérents 
les plus nombreux. Le scepticisme peut se présenter sous plusieurs for- 
mes; chez les derniers pyrrhoniens (Énésidème, et, sous l'empire, Sextus 
Empiricus), il est développé en doctrine, tandis qu'au contraire la nou- 
velle académie exprime la disposition d'esprit sceptique des mondains*. 

1. V. Brochard a donné, dans les Sceptiques grecs, 1887, une intéressante étude sur 
cette partie de l'histoire de laiphilosophie ancienne. 



632 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

Celle-ci a ravântage de répondre aux exigences pratiques de la vie, d'être 
en harmonie avec la culture complexe et incohérente du temps, et de plus 
de ne pas attaquer la religion extérieure, en tant que base de la cité. Il 
arrive souvent dans l'histoire romaine qu'un même homme se présente à 
la fois comme philosophe sceptique et comme défenseur de la religion 
établie. La philosophie passionnément agressive des épicuriens supprimait 
les bases indispensables de la vie et de la cité, et exigeait en même temps 
une foi sans réserve dans la conception atomiste du monde. Le scepti- 
cisme éclectique de l'Académie laissait en honneur les iiastitutions et 
occupait l'esprit sans réclamer de conviction . 

Des efforts plus positifs se faisaient Jour. La philosophie cynique, qui 
comptait à cette époque beaucoup de disciples dans Rome, et qui exerça 
même sur Gicéron une influence assez considérable, tout en critiquant chez 
les stoïciens beaucoup de propositions théoriques et de procédés dialec- 
tiques, était elle-même par certains côtés si positivement affirmative qu'à 
l'époque impériale les cyniques devinrent les maîtres et les prédicateurs par 
excellence. Un contemporain de Varron, à qui l'opinion publique attribuait 
presque autant de savoir qu'à Varron lui-même, P. Nigidius Figulus, qui 
écrivit également sur les dieux et les cultes, était adonné au pythagorisme. 
La renaissance de la doctrine et de la pratique pythagoriciennes est une des 
caractéristiques de cette époque. On avait rassemblé, en les plaçant sous 
l'autorité du nom de Pythagore, un corps de doctrines secrètes et de pra- 
tiques magiques, un mélange d'orphisme et de rites orientaux et étrusques. 
Ainsi se préparait dès lors la combinaison singulière d'éléments philoso- 
phiques et religieux, de superstitions et de spéculations, dans laquelle, 
plusieurs siècles plus tard, le paganisme mourant devait mettre son der- 
nier espoir en l'adoptant sous le nom de néo-platonisme. Comme précur- 
seur, le néopythagorisme ne laissa pas d'exercer à Rome une certaine 
influence. Il agit en particulier par l'intermédiaire de l'école philosophique 
des sextiens qui avaient hérité du pythagorisme primitif l'interdiction 
de manger les animaux, l'obligation des exercices ascétiques, et la doctrine 
de la métempsychose. Cette école était encore florissante du temps des 
premiers empereurs. Sénèque lui dut un certain nombre de ses inspirations. 

Revenons aux deux penseurs les plus éminents d'alors, Lucrèce et 
Cicéron. 

Lucrèce (98-55), qui était plutôt un mondain qu'un érudit, a mis à la 
portée des Romains la doctrine d'Epicure dans les six livres de son De 
rerum natura. On a voulu trouver dans son ouvrage des rapports avec des 
philosophes plus anciens, en particulier avec Empédocle, mais Woltjer ^ a 
montré, par une étude précise et consciencieuse , que Lucrèce ne puisait 
pas directement à ces sources primitives, et ne les connaissait que par 
l'intermédiaire des écrits d'Epicure. Ce philosophe est la seule autorité de 
Lucrèce, qui le suit toujours de bonne foi, mais par endroits sans exacti- 

1. Voir la bibliographie du sujet dans Ueberweg et Teuffel. 

2. Lucretii philosophia cum foniibus comparata (1817).. 



^ LES ROMAINS 633 

tude. Lucrèce. a exposé tout au long la physique et la psychologie de récole, 
mais il n'a traité qu'incidemment de la morale. Par contraste avec l'hu- 
manité si douce qu'on attribue à Épicure et à ses premiers élèves, on est 
frappé de Tâpreté avec laquelle le grand poète passionné défend la 
doctrine. Pour ce disciple, Épicure n'est pas seulement un maître sage, 
c'est un héros qui combat la superstition avec une énergie titanesque, 
qui nous élève pour ainsi dire au ciel par sa victoire, et mérite d'être 
célébré comme un dieu. Aux yeux de Lucrèce, la religion est la cause 
essentielle de tous les maux; il la présente sous ce jour haïssable dès le 
début du poème, quand il décrit le sacrifice d'Iphigénie. La conscience de 
s'être délivra des liens de la superstition arrache au poète un vrai chant de 
triomphe, où il se compare à un homme qui, à l'abri sur la rive, assiste 
au naufrage d'autrui [De rer. nat., II, 1 et suiv.). La folie de la multitude 
ne lui inspire pas tant de pitié que de haine. C'est avec amertume qu'il 
parle de la puissance de la religion dans toutes les choses humaines, 
de la crainte des dieux et de la mort. Il flagelle la légèreté d'esprit de ceux 
qui pendant la bonne fortune se raillent de la religion, mais qui, dès qu'ils 
sont malheureux, acrius advertunt animos ad religionem. Il déplore la 
crainte des enfers, omnia suffundens mortis nigrore^ et plaint les fous 
qui, en croyant aux maux imaginaires du monde inférieur, se font sur la 
terre une existence pleine de peines : AcheT'usia fit stultorum denique 
vita. Quoique le mot fameux primus in oi^be Deos fecit timor ne soit 
pas de Lucrèce, la pensée qu'il exprime est certainement le fond de sa 
philosophie; il célébra, en l'opposant à la fausse religion, la religion véri- 
table, sans pratiques rituelles, qui se résume dans la formule : pacata posse 
omnia mente tueri. 

Il n'est pas très facile de se représenter exactement quelle était la position 
de Lucrèce par rapport aux divers mouvements d'idées de son temps. Les 
traits violents qu'il lance contre la religion donnent l'impression qu'il 
avait en face de lui un puissant adversaire. D'autre part nous savons que 
cette époque était profondément travaillée par le scepticisme. Cicéron se 
moque des gens qui croient nécessaire de répéter indéfiniment contre la 
croyance en l'immortalité de l'âme VEpicurea cantilena. Mais Lucrèce a 
bien reconnu et énergiquement flagellé la superstition craintive qui se 
cache sous le masque de la libre pensée. 

Quant à la portée des attaques de Lucrèce, c'est bien à tort qu'on a 
voulu la limiter à la religion païenne du temps où il vivait. Il est 
parfaitement clair que, dans une conception mécanique du monde 
comme celle de Lucrèce, toute religion positive manque de base. Ce que 
Lucrèce combat, ce n'est pas tant l'ensemble des légendes qui chargent les 
dieux de caractères indignes, que la pensée qu'il puisse y avoir des dieux 
qui s'occupent du monde; il veut jeter à bas la foi dans la providence 
et la croyance en l'immortalité de l'âme. Aussi est-il naturel que l'incré- 
dulité du xvm® siècle ait été puiser des armes dans son œuvre. 

Quant à l'hymne à Vénus du début, il célèbre la puissance du désir, la 
vie de la nature, début tout à fait approprié au poème. De plus, en s'adres- 



634 HISTOIRE DES RELIGIONS ^, 

sant à la mère des Enéades, ^ ^neadum genitrix, il donne h rduvrage un 
caractère patriotique. Le poète attache beaucoup d'importance à ce carac- 
tère national d'une entreprise destinée à révéler aux Romains dans leur 
propre langue la doctrine salutaire d'Épicure. 

Rien ne montre que Lucrèce ait exercé sur son temps une profonde 
injfluence. Son nom n'est cité que rarement dans la littérature latine, 
même celle de l'époque impériale. Mais dès le début du moyen âge, à 
l'époque carolingienne, il est exploité par les écrivains chrétiens. Il est 
resté le classique de l'irréligion. 

Tandis que Lucrèce est un isolé, Cicéron fut exactement le représentant 
de son époque. Cicéron n'est ni original ni profond, et pourtant il a été le 
plus grand des philosophes romains : il s'était donné une éducation phi- 
losophique complète, et, dans des ouvrages agréables, il a su exposer 
les doctrines des différentes écoles de telle sorte qu'elles pussent se 
répandre largement et exercer une influence considérable. Cicéron était 
éclectique, mais avec un penchant particulier pour la nouvelle académie. 
Ses modèles grecs ne nous sont connus en général que par son inter- 
médiaire, et nous ne pouvons pas déterminer dans quelle mesure il les a 
librement retravaillés. Nous voyons bien se manifester entre ses différents 
écrits, suivant les sources auxquelles il puise, des différences assez consi- 
dérables. Tantôt, comme dans le De officiis, il suit surtout les stoïciens, 
tantôt c'est le platonisme qu'il reflète, sceptique ou positif (immortalité de 
l'âme) ; d'autres fois il emprunte à Aristote. Sans doute il n'avait pas 
pénétré profondément ces systèmes ; il lui arrivait d'écrire sans com- 
prendre, en bavard superficiel. Ce défaut de profondeur se manifeste 
surtout dans les trois livres du De natura deorum; ni le système d'Épicure 
ni le dogmatisme stoïcien n'y sont exposés d'une façon satisfaisante ; et le 
scepticisme incolore du néo-académicien Cotta, à qui l'auteur donne son 
assentiment sur les points essentiels, est comme solution du problème 
absolument insuffisant. La partie philosophique du De divinaiione pré- 
sente des défauts analogues, mais cet ouvrage garde une grande valeur 
en tant que collection de faits. 

Il ne peut être question de découvrir chez Cicéron de grandes concep- 
tions fondamentales. Il attribue beaucoup d'importance à l'opinion 
générale, au consensus gentium ; il respecte tout particulièrement la tra- 
dition morale romaine et les idées de son entourage sur les devoirs. 
Le principe de sa morale est l'honnête [honestum), qui implique le dé- 
corum (TrpsTTov), qu'il définit ainsi : id, quod taie est, utdetracta omni utilitate 
sine ullis prœmiis fructibusve 'per se ipsum possit jure laudari. Le décorum 
est donc indépendant du résultat, mais non de l'honneur et de l'appro- 
bation des hommes. D'autre part la philosophie de Cicéron n'est pas si 
complètement détachée du bonheur que cette définition le ferait croire : 
les Tusculanœ disputaiiones ont justement pour objet les res ad béate viven- 
dum, necessarias . 

Cicéron a réalisé dans sa propre vie la distinction entre l'attitude 
civique et l'attitude philosophique en matière de religion. Tandis que 



LES ROMAINS 635 

dans ses traités de philosophie il est souvent sceptique, dans ses plaidoyers 
c'est l'homme d'État religieux qui parle; il prétend alors, croire aux pré- 
sages et à une justice vengeresse, Cicéron, si porté au doute en matière de 
divination, était lui-même augure. 

Si l'on cherche chez lui un fond de convictions religieuses solides, on 
trouve une sorte de foi dans la providence, et surtout une ferme croyance 
en l'immortalité de l'âme. Il traite ce second point dans le preniier, livre 
des Tusculanes, dans le Somnium Scipionis et en d'autres endroits 
encore, généralement à l'aide d'arguments platoniciens et sur un ton de 
conviction chaleureuse. Il considère l'âme comme de nature divine en 
raison de ses perceptions et de ses facultés, en un mot de toute son 
essence; il compare les rapports de l'âme avec le corps à ceux de Dieu avec 
le monde, et inversement il ne saurait donner de Dieu une image plus 
haute que celle qu'il emprunte à l'âme humaine. De sa correspondance 
les pensées religieuses sont absentes; mais lorsque dans sa vieillesse 
il perdit sa fille ïullia, il chercha des consolations dans l'idée de l'immor- 
talité. Il écrivit pour lui-même une a consolation » et pensa même à élever 
dans sa propriété un sanctuaire à sa iille défunte, et à l'y honorer comme 
une divinité. Les Romains, n'ayant pas à leur disposition, comme les 
Grecs, l'idée du démon ni celle du héros, étaient obligés d'accorder à 
leurs morts l'apothéose immédiate. Par Cicéron comme par Lucrèce, nous 
voyons que l'idée de la mort obsédait les hommes de cette époque. D'après 
les Tusculanes, la première condition de la vie heureuse est le mépris de 
la. mort {de contemne72da morte). 



§ 129. — La réforme religieuse sous Auguste ^ 

Les documents directs de l'époque impériale (inscriptions sur les tables 
votives, sur les tombeaux, etc.) contredisent la littérature du temps et 
montrent que dans les couches inférieures de la société, ainsi que dans 
les provinces, régnait toujours une dévotion naïve et même supersti- 

1- BiBLioGBAPHiK. — L'ouvrage le plus récent sur l'époque impériale jusqu'à Théodose 
est celui de H. Schiller, Geschichte der rômischen Kaiserzeit, deux volumes publiés en 
trois parties, 1883-1887; les sources et les travaux antérieurs y sont indiqués. Pour la 
période suivante, l'ouvrage de E. Gibbon, Décline and fall of the Roman Empire, 
quoique datant du xvni^ siècle, est toujours important (il débute à la mort de Marc- 
Aurèle); cependant le « solemn sneer» (Byron) avec lequel l'auteur juge des choses reli- 
gieuses ôte à son livre une partie de sa valeur; une nouvelle édition de Gibbon a été 
publiée depuis peu avec des notes abondantes de J.-B. Bury. — Sur la période qui va 
d'Auguste à Marc-Aurèle, consulter : G. Boissier, La religion romaine d'Auguste aux 
Antonins, 2 vol., 1874, et G. Friedlaender, Darsiellungen ans der Sittengeschichte Roms 
(3 vol., voir surtout le troisième : descriptions de la situation religieuse, 5° éd., 1881). 
Sur la fin du paganisme : V. Schultze, Geschichte des Uniergangs des griechischrô- 
mischen Heidenthums, 2 vol., 1887, 1892; G. Boissier, La fin du paganisme, 2 vol., 1891; 
0. Seeck, Geschichte des Untergangs der alten Welt, I-II, 1895-1901. 

Ouvrages généraux sur l'état moral et social de la Rome païenne et chrétienne : 
G. Schmidt, Essai historique sur la société civile dans le monde rom,ain et sur sa trans- 
formation par le christianisme, 1833; W.-E.-H. Lecky, The history of European morals 



636 HISTOIRE DES RELIGIONS 

tieuse. Dans l'ensemble, l'état moral et social sous les empereurs marque 
un progrès sur les derniers temps de la république. Des tentatives nom- 
breuses de réforme et de synthèse religieuse prouvèrent la vitalité de 
l'ancienne religion. Le monde païen ne s'est pas évanoui dans le scepti- 
cisme et l'incrédulité; il chercha, au contraire, dans la dernière période 
de son existence, à concentrer tous les éléments de foi positive qu'il 
contenait. Le premier essai vint d'Auguste. 

Sa réforme religieuse comportait, d'une part, des institutions (restaura- 
tion d'anciens cultes, établissement de cultes nouveaux); d'autre part, 
une action , spirituelle. Non seulement il bâtit des temples nombreux 
et fit des lois pour relever la moralité privée, mais il réussit même 
à agir fortement sur les opinions et les dispositions morales. De même 
que sa politique évitait de supprimer l'ancienne constitution répu- 
blicaine, il remit en honneur les institutions religieuses tombées en 
décadence. Il restaura plus de quatre-vingts temples dans Rome, se fit 
recevoir lui-même dans .tous les grands collèges sacerdotaux, et élire ^on- 
tifex maximus après la mort de Lépide. En l'an 27 avant Jésus -Christ il 
se fit donner par le sénat le titre d'Auguste, non seulement pour rompre 
ainsi avec son propre passé, avec les actes d'Octave, mais aussi parce 
que ce titre emprunté à la langue sacerdotale {Augustus, aeSoLcrâq] l'inves- 
tissait de toute la dignité que pouvait donner la religion et en faisait 
l'être auquel tanquam 2^''^<^senti et corporali Deo fidelis est prsestanda 
devotio (Végèce). 

Il s'efforça d'assurer par la religion un appiîi solide à l'ordre social, 
et aussi à sa propre domination. Les dispositions qu'il a prises, si on 
les apprécie à ce point de vue, furent sans aucun doute très sages : il a 
indiqué au paganisme la voie dans laquelle il devait marcher plusieurs 
siècles encore. 

Auguste avait voué aux Lares un culte tout particulier. L'ancien culte 
romain des Lares était à tous égards extrêmement utile à ses desseins. En 
honorant les Lares, l'empereur montrait clairement qu'il voulait donner 
à ses réformes un caractère national et conforme aux anciennes traditions. 
D'autre part, les Lares étaient mêlés plus qu'aucun des grands dieux à la 
vie quotidienne. C'étaient les dieux domestiques, les esprits protecteurs 



from Auqustus to Charlemagne, 2 vol., 1869; G. Martha, Les moralistes sous l'empire 
romain, 1865; Études m.orales sur Vantiquilé, 1883. 

Les recherches sur les origines du christianisme, la littérature et l'histoire romaines. 
Citons ici : E. Renan, Histoire des origines du christianisme, surtout les volumes IV 
et VU {l'Anteclnnst ei Marc-Aurèle); E. Havet, Le christianisme et ses origines (4 vol., 
les deux premiers surtout relèvent de notre sujet); A. Hausrath, Neutestamentliche 
Zeitgeschichte, 3 vol.; Bruno Bauer, Christus und die Caesareii, 1876; B. Aube, Histoire 
des persécutions de l'Église Jusqu'à la fin des Av.tonins,2 vol., 1875-1878, et, formant 
suite à cet ouvrage : Les chrétiens dans l'empire romain de la fin des Antonins au milieu 
du III* siècle, 1881 , et l'Église et l'État dans la seconde moitié du m" siècle, 1886 ; Th. Keim, 
Rom. und das Christenthum, livre posthume, 1881. Particulièrement important est 
K.-J. Neumann, Ber rômische Staat und die allgemeine Kirche dis auf Diocletian, 1, 1890. 

Parmi les nombreuses monographies, J. Réville, La religion à Rome sous les Sévères. 
1886. Voir aussi Domaszewski, Cultes de l'arm,ée romaine. 



LES ROMAINS 637 

des rues et des chemins, des cultures et des champs. Ils répondaient direc- 
tement au besoin de protection divine et d'assistance continue. Ils repré- 
sentaient la sollicitude divine partout présente, le numen. Le culte des 
Lares fut modifié d'une façon importante par la réforme qu'Auguste 
introduisit dans l'administration de la ville de Rome. Il divisa la ville 
en 265 régions dont chacune avait une chapelle pour les Lares. Les magistri 
vicorum, auxquels il confia la police et la direction politique de ces sections, 
constituaient une sorte de magistrature et de sacerdoce populaire, entière- 
ment dévouée aux intérêts de l'empereur. Ils ajoutèrent aux dieux Lares, 
comme troisième divinité, le Genius Augusti, auquel on offrit des sacrifices 
et on adressages prières dans les maisons et sur les chemins, avant même 
que l'empereur fût mort. Le culte de l'empereur, qui était destiné à devenir 
la véritable religion d'État de cette période, se trouva ainsi préparé par 
Auguste qui avait eu l'art d'introduire, à Rome et dans toute l'Italie, l'ado- 
ration de son Genius au sein du culte des Lares, le plus répandu, le plus 
populaire et le plus vivant de tous les cultes. Dans les provinces il fit 
même un pas de plus*. Comme à Rome, il donna à l'organisation politique 
un caractère religieux ; dans la ville principale de chaque cercle il institua 
un culte de Rome et d'Auguste, comportant un temple, des images, et 
souvent des jeux, qui duraient cinq jours. Comme centres religieux, il y 
avait, par exemple en Occident, Lugdunum(Lyon), Narbonna, Tarragona, 
en Orient Éphèse, Nicée, etc. Le prêtre principal de chacun des cultes pro- 
vinciaux s'appelait sacerdos ad aram ou flamen provinciœ; en Orient, il 
portait le nom d'àpj^iepeuç. Cette organisation ne provoqua en général dans 
les provinces aucune résistance. Rome laissait subsister les cultes anciens, 
reconnaissait tous les dieux, et en identifiait une partie avec ses propres 
divinités ; mais elle plaçait à côté des autres cultes, et sur un rang plus 
élevé, celui de sa propre puissance et du potentat romain. Cette pratique 
était en Orient tout à fait traditionnelle. Il n'y eut de résistance que de la 
part des Juifs, et des druides gaulois. Le conflit s'apaisa sous Auguste 
chez les uns comme chez les autres, mais il ne tarda pas à reparaître sous 
ses successeurs. 

Auguste sut rajeunir aussi le culte des grands dieux antiques. D'abord 
il fit terminer le temple de Venus genitrix sur le forum Julium ; César avait 
fait vœu de le construire pendant la bataille de Pharsale. Vénus, mère des 
Énéades, était la déesse de la gens Julia. C'est également en qualité d'héri- 
tier de César qu'Auguste consacra un temple à Mars Ultor, qui en avait 
puni les meurtriers. L'édifice mit longtemps à s'élever, mais une fois 
achevé, il fut orné des statues des grands généraux romains victorieux : 
l'empereur honorait ainsi le passé glorieux de la république. Vers la même 
époque les Parthes renvoyèrent les enseignes militaires de Crassus. L'em- 
pereur fêta cet événement en faisant élever sur le Capitole un petit sanc- 
tuaire au même Mars Ultor. Mais ses hommages s'adressèrent surtout à 

i- Voir V. Duruy, La religion d'État sous Auguste {R. H. R., 1880, I); E. Beurlier, L 
culte impérial, son histoire, son organisation depuis Auguste jusqu'à Justinien, 1891. 



638 HISTOIRE DES RELIGIONS 

Apollon, auquel il attribuait sa victoire d'Açtium. Il lui fît bâtir sur le 
Pàlatiiï, eii marbre de Carrare, un temple somptueux, dont' la consécration 
f lit célébrée par dé grandes fêtes. : 

D'autre parti rémpereiïr rendit au peuple des Jeux qiii avaient été suspen- 
dus. Ainsi la fête populaire des ZarescompitoZes, que César avait suppri- 
ïïiée par crainte de mouvements séditieux, fut restaurée après la bataille 
d'Actium. La célébration des ludi sseculares en 17 av. J.-'C. est fameuse. 
Cëé anciennes cérémonies de lustratidn et d'expiation prirent un caractère 
nôuveau^Ce n'étaient plus les dieux souterrains, mais ApoUo Palatinus qui 
y bcetipait-la première place; la fête exprimait symboliquement l'attente 
qu'avait fait naître le nouvel ordre politique et social. Le carmew sasculare, 
composé par Horace pour la circonstance, ne célébra pas seulement les 
dieux, niais aussi et tout autant la glorieuse domination d'Auguste, et les 
espérances qu'on y rattachait. 

' La' réforme accorhplie par Auguste eut pour principe l'idée fort exacte 
que lés luttes politiques, l'immoralité des grandes villes et l'indifférence 
religieuse des hommes cultivés étaient encore loin d'avoir anéanti toute . 
l'énergie saine du monde romain. C'est une question accessoire que de 
savoir dans quelle mesure il était personnellement poussé par des raisons 
religieuses. Sans aucun doute, il fut déterminé avant tout par des consi- 
dérations politiques, ir est d'ailleurs possible aussi que la pratique des 
vertus morales et dornestiqués, ainsi qae le respect des choses nationales, 
aient été ou soient devenus conformes à ses goûts personnels. Sa dévotion 
même peut avoir été par certains côtés quelque chose de plus qu'une 
attitude conventionnelle; 11 doit avoir eu des superstitions, et sans doute 
il croyait à son étoile, comme beaucoup d'autres chefs de peuples. D'autre 
part, on lui attribue beaucoup de propos sceptiques. Il faisait partie de 
cette génération qui avait grandie Rome dans les dernières années delà 
république. Ses contemporains ne se laissèrent pas convertir du premier 
coup à une foi sincère et énergique. Pour beaucoup d'entre eux, la religion 
restaurée par Auguste fut une affaire de mode et d'obligation. Les dispo- 
sitions morales de cette époque se révèlent surtout dans sa littérature. 
Bornons-nous à caractériser l'attitude d'Ovide, d'Horace, de Virgile et de 
Tite Live. Ovide est celui qui s'éloigne le plus du mouvement religieux. 
C'est un pur mondain; ses Amores et son Ars amatoria le montrent assez 
engagé dans ce qu'Auguste avait entrepris de combattre; il est assez pro- 
bable qu'Ovide fut mêlé comme complice aux scandales de la famille 
impériale; dans sa disgrâce enfin, il manqua de dignité morale. Le ton 
de ses Métamorphoses est pire pour la religion que les attaques passionnées 
d'un Lucrèce. Ce qui détonne et ce qui surprend, c'est qu'il se soit appliqué 
à célébrer dans les Fastes, l'ancienne religion nationale. Nous les citons 
seulement pour montrer avec quelle puissance le courant de réforme reli- 
gieuse entraînait sous Auguste jusqu'à ses adversaires. 

Horace était un homme tout différent d'Ovide. Lui non plus n'était pas 
essentiellement pieux, parcus deorum cultor et infrequens ; c'était un de 
ces Romains des dernières années de la république, qui devaient leur édu- 



LES. ROMAINS 639 

cation à la Grèce. Mais, à titre de grand poète officiel, on le fît participer 
à la réforme religieuse; Non saris se if aire violence/ il réussit à célébrer 
l'iàritiqùe vertu romaine^ la paisible vie des champs et la modération. Son 
esprit ne répugnait pas à la philosophie pratiqué et à la réflexion; il sut 
même pénétrer bientôt les avantages des réformes morales de l'empereur. 
ILput ainsi célébrer avec assez de conviction la personne de l'empereur et 
les idées qu'il, était chargé d'exprimer. Les premières odes du troisième 
livre d'Horâcé forment un véritable traité de morale. Les satires flagellent 
la corruption des mœurs. Dans ses .épî très il fait de la philosophie éclec- 
tique. ■ ■ ,-:-.■ ■', ■ ^^ . ■■ 

Mais c'est surtout dans Ti te Live et Virgile qu'Auguste trouva des 
esprits aptes à seconder ses desseins. L'un et l'autre avaient l'esprit tourné 
vers le passé, et ils s'iassocièrent avec sincérité à l'effort d'Auguste pour 
faire revivre l'esprit romain et les mœurs anciennes. Ils n'étaient pas 
nés à Rome. Tite Live était de Padoue, Virgile de Mantoue, et ce n'est pas 
sans doute un fait sans importance, car ils furent élevés en des milieux 
.où la foi était beaucoup moins atteinte que dans la capitale. Virgile, en 
tout cas, avait grandi à la campagne et dans une situation modeste. L'un 
et l'autre, ils ont été fermement convaincus de la mission de Rome dans le 
monde. Tite Live, écrivain d'histoire plutôt que chercheur, étonne par la 
tournure antique de ses pensées ; il vante la crainte des dieux et croit aux 
prodiges. 

Virgile n'était pas étranger à la science de son temps; il est évident 
qu'il s'appliqua pendant quelque temps à la philosophie épicurienne, et 
la façon dont il met en œuvre dans ses vers les matériaux dont il dispose 
atteste une érudition parfois trop apparente. Mais ses goûts l'attirent cepen- 
dant vers la vie champêtre, les mœurs, et les usages populaires. 

Ses œuvres sont enveloppées d'une teinte pieuse. Mais, quoiqu'il pré- 
tende illustrer la foi traditionnelle, en fait, sa pensée est mêlée de tant 
d'idées philosophiques et si variées, qu'il serait impossible de découvrir 
dans ses poèmes une conception cohérente de la religion. Il lui arrive 
même souvent de réunir par un lien purement extérieur des éléments 
très hétérogènes : tradition populaire, qu'il introduit dans son récit aussi 
amplement que possible, opinions personnelles, récits mythologiques qu'il 
présente avec une admirable chasteté, mais dont il n'arrive pas toujours 
à dissimuler le caractère fâcheux. Par suite delà tendance de son esprit, et 
à la différence d'Homère qui est souvent son modèle, Virgile a fait de 
V Enéide un poème essentiellement religieux. Le héros, c'est le pius JEneas ; 
le sujet proprement dit, c'est le transport des sacra d'Énée de Troie à 
Lavinium. La préoccupation continuelle des origines de Rome et des 
choses sacrées enlève au héros principal une partie de sa vie et de son 
intérêt. Le dessein de prêcher se manifeste particulièrement bien au 
sixième livre, qui traite des enfers ; il veut affermir par de fortes impres- 
sions la croyance à une vie future et à une justice qui punit et qui récom- 
pense. Discite justitiam moniti et non temnere divos. Il est ainsi le pré- 
curseur de Dante, et nous ne pouvons nous étonner de voir Dante 



640 HISTOIRE DES RELIGIONS 

• 

représenter poétiquement Virgile comme le païen qui porte derrière lui 
un flambeau dont la lumière, sans Féclairer lui-même, brille pour la pos- 
térité. Le sixième livre de V Enéide n'a d'ailleurs pas seul déterminé 
les chrétiens à honorer Virgile comme le prophète des païens. La qua- 
trième églogue décrit, à l'occasion de la naissance d'un fils du consul 
PoUion, lé début d'un nouvel âge d'or. La couleur du poème et plus d'un 
trait rappellent si vivement les prophéties, que l'on s'est quelquefois 
refusé à croire l'analogie accidentelle. A vrai dire, il ne contient rien qui 
ne puisse correspondre à ces espérances païennes d'un âge d'or que le 
règne d'Auguste avait fait revivre avec une vivacité toute particulière ^ 
Nous voyons donc dans Virgile un représentant de la dévotion païenne en 
tant qu'elle se mouvait dans la direction du christianisme. Le sentiment 
chrétien, qui s'attacha à lui pendant le moyen âge', n'avait pas fait 
fausse route. 



§ 130. — La religion pendant les deux premiers siècles 

de l'empire. 

Le culte des empereurs est, dans la période que nous allons étudier, 
le centre de la religion d'État. 

Il se rattachait, nous l'avons vu, à Rome, au culte des Lares et des Mânes ; 
en Orient à l'adoration religieuse et à l'obéissance servile que l'on y vouait 
aux souverains et dont certains généraux victorieux avaient été l'objet 
dès l'époque de la république. César fut le premier à obtenir à Rome l'apo- 
théose; après sa mort, il reçut des honneurs divins, et le Sénat décida même 
de lui édifier un temple sur la place où son cadavre avait été brûlé. Pendant 
la guerre civile qu'avait allumée la mort de César, Pompée et Antoine se 
firent de leur vivant adorer comme des dieux. Auguste fut solennellement 
déifié après sa mort. Livie et Tibère lui bâtirent un temple. L'attitude 
des empereurs, en ce qui concerne l'exigence des honneurs divins, varia 
beaucoup suivant leur caractère individuel. Les uns, comme Tibère, furent 
très réservés à cet égard; d'autres, comme Caligula, qui prit tout de suite 
le titre de dominus, ne mirent pas de limites à leurs fantaisies. Beaucoup 
sans doute restèrent sceptiques à l'égard de leur divinité présente ou future. 
On connaît le deus fio de Vespasien mourant; Caràcalla raillait ouverte- 
ment la déification de son frère assassiné : sit divus, dum non sit vivus. En 
général, le culte s'est développé avec le temps ; sur les monnaies le simple 
laurier cède la place à la corona radiata, et plus tard apparaît le nimbus. 

1. * Cf. S. Reinach, L'oi^phisme dans la ^0° églogue de Virgile (R. H. R., 1900, ii). 

2. Rappelons ces vers sur saint Paul au tomi)eau de Virgile : 

Ad Maronis mausoleum 
Ductus fudit super eum 
Pis 7'orem lacrimx. 
« Quem te, inquit, reddidissem. 
Si te vivum invenissem, 
Poetarum maxime ! » 



LES ROMAINS 641 

L'adoration proprement dite (upoffxuvriaiç) à la manière orientale fut exigée 
pour la première fois par Dioclétien. 

Généralement les empereurs jouissaient dès leur vie d'honneurs plus 
qu'humains. Ils prenaient le nom d'Auguste et on parlait de leur numen, 
de leur majestas, même de leur seternitas. Les piédestaux des statues 
d'empereurs et d'impératrices sont ornés des attributs de différents dieux, 
d'Apollon, d'Hercule, de Gérés, de Junon. Mais il faut distinguer de ces 
divers honneurs le culte proprement dit des empereurs, qui commençait 
après la mort de chaque souverain par sa consécration solennelle. Ger- 
tains d'entre eux, comme Caligula, qui avaient prétendu aux honneurs 
divins pendant leur vie, n'obtinrent pas l'apothéose après leur mort. Le 
dessein formé par Caligula d'élever sa statue dans le temple de Jérusalem 
obligea la communauté juive d'Alexandrie à lui envoyer une ambassade 
dont Philon raconte les aventures dans sa Legatio ad Caium. Glaude fut 
après Auguste le premier empereur que l'on déifia, non sans plaisanter 
sur son apothéose. Il y eut des impératrices, comme Livie, qui furent 
admises à la déification ; jusqu'à la fin du ra^ siècle il y eut en tout envi- 
ron 37 empereurs et impératrices consacrés comme divi et divae. Un cas 
singulier est celui d'Antinous, le favori phrygien d'Hadrien. Antinous 
avait sacrifié sa vie pour prolonger celle de son maître ; par reconnaissance, 
Hadrien l'éleva au ciel, et fit établir en sa faveur un culte qui se répandit 
immensément dans tout l'empire. De nombreuses statues représentent 
Antinous avec les attributs de Dionysos. 

Nous avons signalé précédemment les sacerdoces qui s'occupaient du 
culte des empereurs à Rome, dans les municipes et dans les provinces. 
Il faut encore signaler l'institution orientale du néokorat. Plusieurs villes 
d'Asie, et tout spécialement Ephèse, demandèrent à Rome l'honneur de 
devenir les centres spéciaux du culte d'un empereur, pour lequel elles 
élevèrent des temples splendides et instituèrent des jeux. 

On sait que la répugnance manifestée par les Juifs, et par eux seuls, à 
s'associer au culte des empereurs détermina leur condition exceptionnelle 
•dans l'empire. On sait aussi que ce même culte devint plus tard la pierre 
de touche du christianisme, les chrétiens se trouvant obligés de choisir 
■entre leur foi et leur loyalisme. Mais l'usage d'adorer les empereurs s'était 
si profondément enraciné, que même l'introduction du christianisme ne 
le fit pas immédiatement disparaître. Gonstantin, Gonstance et Valen- 
tinien reçurent encore après leur mort le titre de divi, à vrai dire avec 
les restrictions qu'imposait la foi chrétienne. 

L'empire fut l'âge d'or des cultes. Des temples nombreux et magnifiques 
furent élevés, ou ornés, en partie aux frais de particuliers. Le culte des 
images était particulièrement florissant alors, et naturellement l'image 
était identifiée au numen. Dans le voisinage du temple s'établissaient 
des artistes ou des ouvriers qui vivaient et s'enrichissaient du commerce 
des images divines, comme à Éphèse le Démétrius dont parlent les Actes 
(xix, 23 et suiv.). Dans les jeux, dont le nombre s'accrut encore, le luxe 
allait toujours croissant. Quoique les offrandes et les rites s'adressassent 

HISTOIRE DES RELIGIONS. 41 



1642 HISTOIBîyDES RELIGIONS 

pour la plupart aux empereurs où à des dieux dont te culte était surtout 
une affaire de mode, comme AsGlépioSySéràpisilsisv etc., cependant les 
anciens rites, les cultes locaux, ceux des dieux olympiens, comm Jupiter, 
des dieux champêtres et populaires, s'étaient niaintenus à côté des inno- 
vations. De nombreuses inscriptions, et, en ce qui concerne la Grèce, les 
écrits de Plutarque et de Pausanias prouvent que les usages les plus 
anciens et les plus grossiers subsistaient encore dans une certaine mesure. 
Une partie des cultes primitifs se relevèrent par des additions modernes. 
Par exemple les frères Arvales, tout en; veillant au culte de la Dea Dia, 
prenaient une part spéciale à celui des empereurs. D'une façon générale 
voici quelle était la situation religieuse : dans les ports et partout où 
florissaient le commerce, la civilisation et le luxe, comme par exemple à 
Pompéi, on adorait de préférence les dieux étrangers, nouvellement intro- 
duits ; dans l'intérieur, au contraire, on cultivait les anciens usages avec 
obstination. 

Le commerce et les relations internationales eurent alors, au point de 
vue religieux, de graves conséquences. Ce fut d'abord l'institution d'un 
nouveau culte, celui dJAnnona, divinité formée sur le modèle des anciens 
numina; on lui demandait qu'elle favorisât l'importation des céréales, 
surtout de celles de l'Afrique, d'où Rome tirait à cette époque ses provisions 
de blé. Mais un fait beaucoup plus important est la vaste diffusion à 
laquelle arrivèrent certains cultes et la confusion des dieux qui s'ensuivit. 
Ce phénomène avait commencé de bonne heure à Rome. Nou« avons déjà 
fait remarquer l'identification des divinités grecques avec celles de l'Italie. 
Mais, à l'époque où nous sommes, quelques grandes divinités nouvelles 
arrivèrent de l'Orient, et, d'autre part, l'identification des dieux s'étendit 
à toutes les provinces de l'empire. Ainsi Tacite donnait aux dieux des 
Germains, à part une seule exception, des noms romains, et Plutarque 
assimilait les divinités égyptiennes avec les dieux gréco-romains. La con- 
fusion avait lieu dans la vie bien plus encore que dans la littérature. Elle 
était particulièrement favorisée par le rapprochement, dans les camps 
romains, de soldats originaires de toutes les provinces, qui apportaient 
avec eux leurs croyances et leurs superstitions. De nombreuses inscrip- 
tions, pierres votives, etc., attestent que les camps romains furent des 
centres actifs de syncrétisme religieux. 

Les causes de l'accueil si favorable que trouvèrent à Rome les cultes 
étrangers, surtout ceux d'Orient, ont été très bien décrites par Boissier, 
Friedlânder, etc. Ce sont en grande partie celles qui, longtemps auparavant, 
avaient déjà déterminé l'entrée de dieux étrangers dans le Panthéon 
romain. C'est d'une part l'insuffisance de la religion romaine, d'autre part 
sa capacité d'assimilation. Il est facile de comprendre que la religion 
romaine laissait beaucoup de besoins inassouvis. Dans un temps où la 
vie individuelle prenait une importance croissante, le sentiment allait 
chercher dans les cultes étrangers ce que la religion nationale ne lui four- 
nissait pas. Ces dieux se rapprochaient de l'homme; leurs prêtres dispen- 
saient le surnaturel, les purifications, les consécrations mystérieuses; ils 



LES ROMAINS 643 

pourvoyaient aux besoins des âmes, et rassasiaient l'imagination ou la 
sensualité religieuse. On cherchait à surexciter le sentiment par Textase, 
ou bieii bn trouvait le repos de l'âme en des pratiques ascétiques. Les 
femmes étaient spécialement adonnées à ces cultes étrangers, et ce n'était 
pas toujours en tout honneur, car les prêtres étrangers faisaient parfois 
de vilains métiers : en l'an 19 après J. -G., Tibère punit sévèrement un 
crime commis à Rome dans le temple d'Isis; le prêtre avait livré une 
femme respectable et bien connue à un chevalier qui avait pris le cos- 
tume du dieu Anubis. La même année, il fit déporter en Sardaigne quatre 
mille affranchis entachés de superstition égyptienne et judaïque. Ce 
n'était pas la première fois que l'on se révoltait à Rome contre les cultes 
égyptiens, qui, vers la fin de la république, avaient, pénétré jusque sur le 
Capitole. D'une façon générale Tibère sévit énergiquement contre les 
crimes religieux. Il restreignit le droit d'asile des temples de l'Asie Mineure, 
qui assurait l'impunité à un trop grand nombre de criminels. Mais il n'eut 
pas la force d'arrêter le courant. Les cultes étrangers savaient s'associer 
à la religion romaine, leurs prêtres ne prenaient pas à son égard une atti- 
tude hostile, ils lui témoignaient, au contraire, tout le respect nécessaire, en 
sorte qu'on n'avait pas de raison pour les traiter en rivaux. Les Romains 
avaieiit toujours eu pour politique d'annexer les dieux en même temps que 
les nations vaincues. Jamais leur religion ne fut exclusive ou intolérante. 
Tout culte étranger avait à Rome sa place prête d'avance; ce n'est que s'il 
se trouvait dangereux pour l'Etat ou pour l'ordre social, que l'on était 
amené à le combattre. 

Ceux des cultes étrangers qui conquirent à Rome une grande impor- 
tance venaient tous de l'Orient. Ce furent des cultes égyptiens, et en 
même temps le judaïsme, plus tard le christianisme, la religion persane 
de Mithra et différents cultes syriens. Le syncrétisme fut extrême au 
m'' siècle. C'est à cette époque que notamment Mithra et les dieux syriens 
prirent toute leur importance. Bien qu'ils se fussent montrés déjà aupara- 
vant (Mithra est mentionné sur un monument funéraire du temps de 
Tibère), nous les étudierons seulement avec l'ensemble de la religion de 
cette dernière période. Le judaïsme * et le christianisme mis à part, il nous 
reste à parler ici seulement des cultes égyptiens, qui, quoique introduits 
de bonne heure à Rome et restés très tard en honneur, n'ont joui de 
leur plus grande popularité dans le monde romain que pendant les deux 
premiers siècles de l'ère chrétienne. 

L'importance des cultes égyptiens nous est révélée à la fois par la litté- 
rature et par les monuments ^ Presque tous les auteurs les mentionnent 
fréquemment. Juvénal en décrit divers traits. Lucien, dans le mélange 



1. Voir E. Schùrer, Geschichte des Judisclien Volkes im Zeîtalter Jesu Ckrisii, 3' éd., 
2 vol., 1899. 

2, Parmi les nombreux ouvrages relatifs aux cultes égyptiens, nous nommerons 
seulement celui de G. Lafaye, Histoire du cidte des divinités d'Alexandrie, Sérapis, Isisy 
Uarpocrate et Anubis hors de l'Egypte, depuis les origines jusqu'à la naissance de l'école 
néo-platonicienne (1884). 



644 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

multicolore de divinités dont il se raille, prend particulièrement pour 
sujet de risées les dieux égyptiens à têtes d'animaux. Plutarque a étudié 
de la manière la plus pénétrante le mythe d'Isis et d'Osiris, et les rites 
égyptiens sont décrits dans Apulée {Métamorph., XI). Lafaye a étudié en 
détail leurs sanctuaires, l'Isium de Pompéi et les temples somptueux d'Isis 
et de Sérapis à Rome. Ces cultes n'avaient pas seulement, pour siège les 
ports de la Méditerranée, ils s'étaient répandus dans toutes les provinces 
de l'empire : en Espagne et en Gaule, en Germanie et dans la province 
Norique, en Grèce et en Asie Mineure, les inscriptions nous attestent leur 
large diffusion. 

Les mêmes hommes, qui au ii^ siècle se montraient sévères à l'égard de 
la superstition asiatique, comme Plutarque et l'empereur Hadrien, recon- 
naissaient pleinement le culte égyptien d'Isis. Plus tard même un certain 
nombre d'empereurs le pratiquèrent avec zèle ; nous le savons pour Com- 
mode, Caracalla, d'autres encore. Les dieux d'origine égyptienne qui prirent 
dans la religion de cette époque une place si éminente étaient Isis, Sérapis, 
Harpocrate (Horus), Anubis, mais surtout les deux premiers. Beaucoup 
de leurs attributs et de leurs mythes venaient de l'ancienne Egypte, mais 
leur caractère s'était entièrement transformé. Sérapis prenait la place 
d'Osiris. Isis et lui étaient l'un et l'autre conçus d'une manière panthéiste ^ ; 
Sérapis était le soleil ou le dieu des dieux; Isis, la « grande mère » que l'on 
identifiait avec toutes sortes de déesses. Ils gouvernaient tout l'univers, 
terre, ciel et mer, ou plutôt l'univers entier était formé de leur corps. Ils 
rendaient des oracles et on leur célébrait des mystères. On brodait sur leurs 
mythes des interprétations allégoriques, comme le prouve le traité de 
Plutarque déjà cité. La grande diffusion de leur culte s'explique justement 
par leur caractère d'universalité. Des spéculations profondes, à tendance 
panthéiste, sur la nature divine, pouvaient se rattacher à la conception 
d'Isis, en même temps que les superstitions les^ plus variées.. Ce culte 
enchaînait les sens par sa grande pompe et ses somptueuses cérémonies 
publiques ; en même temps il donnait satisfaction au sentiment individuel 
en promettant à chacun les biens spirituels qu'il réclamait. Sérapis était 
après Asclépios le grand guérisseur; Isis avait à tous les égards la 
fonction de déesse des femmes ; elle bénissait le mariage et l'éducation 
des enfants ; souvent elle exigeait l'ascétisme, et d'autre part elle excitait 
la sensualité. 

Les grandes cérémonies du culte d'Isis ont été décrites par Apulée. La 
première était celle de l'initiation, à laquelle le fidèle n'arrivait qu'après 
beaucoup de purifications, de jeûnes et d'épreuves pénibles. S'il les subis- 
sait convenablement, le prêtre l'admettait publiquement dans la commu- 
nauté de la déesse, au moyen de cérémonies symboliques et de fêtes 
coûteuses. Dès lors l'initié devenait un être trois fois béni, pour lequel 
commençait une vie nouvelle. Apulée ne décrit pas seulement les rites de 

i . Cela résulte, en ce qui concerne Sérapis, des panégyriques du rhéteur Aristide, 
et de Macrobe, Sa^M?'w., I, 20; en ce qui. concerne Isis, d'un hymne grec trouvé dans 
l'île d'Andros. , 



LES ROMAINS . 645 

l'initiation, il cherche aussi à analyser l'état des mystes. Les deux grandes 
fêtes annuelles d'Isis se célébraient l'une au printemps, l'autre à l'au- 
tomne. Celle du printemps, qui avait lieu le 5 mars, et ouvrait la saison 
de la navigation, consistait dans la procession du navigium Isidis; Isis 
était la déesse protectrice des marins. L'autre fête commençait le 12 novem-^ 
bre et durait plusieurs jours ; c'était la fête de la mort d'Osiris et de sa 
résurrection; le deuil y régnait pendant la recherche du dieu, et la joie 
reprenait à sa découverte. On rendait en outre à la déesse un culte quoti- 
dien dans son temple, et on l'adorait encore à la maison comme une sorte 
de génie domestiqué. Les différents objets qui servaient dans le culte 
d'Isis, le sistre ou castagnette, l'eau sacrée du Nil pour les aspersions, 
enfin les vêtements de lin, et les interdictions spéciales relatives à la nour-^ 
riture, ont donné lieu aux interprétations les plus diverses. En somme 
nous voyons que le culte d'ïsis, combinant des pensées nouvelles avec 
d'anciens rites empruntés aux cultes mystiques de l'Asie Mineure, de 
l'Egypte et de la Grèce, répondait parfaitement à l'esprit de la période 
impériale. 

Il n'y a guère dans toute l'histoire d'époque qui paraisse plus avide de 
miracles que celle des empereurs romains. Quoique les anciennes prescrip- 
tions de la loi des Douze Tables contre la magie ne fussent pas encore tout 
à fait oubliées (Apulée eut à se justifier du soupçon de magie), toutes sortes 
de charlatanismes et d'arts secrets fleurissaient en Orient comme à Rome. 
Des faiseurs de miracles, comme Apollonius de Tyane, arrivaient dès le 
I'"' siècle de l'ère chrétienne à la gloire et à la considération. Une multitude 
de charlatans trouvaient à Rome dans la crédulité du public une source 
de riches profits. 

De même que la magie, la divination était répandue sous les formes les 
plus variées, nouvelles ou anciennes. Les vieux auspices romains subsis- 
taient, mais ils avaient perdu un peu de leur prestige, en tout cas, ils ne 
suffisaient pas aux besoins de la vie privée. Les sortes, autre mode de la 
vieille divination italique, étaient plus en honneur. L'oracle de Delphes, 
qui s'était tu un certain temps entre Néron et Trajan, recommença à 
rendre des réponses ; mais le temps de sa grande prospérité était passé, et 
Plutarque en déplore la décadence. D'autres oracles et d'autres formes de 
divination étaient en crédit. En première ligne l'astrologie ^ Des devins 
d'origine orientale, qu'on désignait à Rome sous le nom général de 
Chaldéens, faisaient des calculs sur les constellations et spéculaient sur les 
circonstances des naissances. C'est en vain que des hommes éclairés lut- 
tèrent contre cette sorte de savants {maihematici). A l'époque d'Auguste, 
Manilius composait déjà un poème astronomique et astrologique, où appa- 
raît une ferme foi dans la vérité de ces calculs. Un homme aussi incrédule 
que Pline l'Ancien n'osait lui-même pas nier que les rêves continssent des 
présages. L'interprétation symbolique des choses vues en rêve devint une 
véritable science, dont Artémidore, à l'époque des Antonins, donna le pre- 

1. Voir l'excellent livre de Bouché-Leclercq, L'astrologie grecque, 1899. 



64r6, HISTOIRE J>ES RELIGIONS 

mîér un traité systématique dans boil Oneirocritique, rédigée en grec, Des 
oracles très fréquentés, ceux d'Asclépios, de Sérapis, de Mopsus, etc., 
s'exprimaient par le moyen des rêves ; on les consultait en dormant dans 
le sanctuaire [incubatio). Nous trouvons une image exacte et frappante des 
insanités religieuses de cette époque dans le récit de Lucien sur Alexandre 
d'Abonoteichos, un charlatan qui se fît un grand nombre d'adeptes en 
fondant sous le symbole du serpent et sous le nom du dieu guérisseur 
Asclépios un oracle dé cette sorte. Ce charlatan sut ayeugler un honime 
comme Rutilianus, Romain très considéré du temps de Marc-Aurèle. 

Les dieux de- la'guéri son étaient en même temps l,es dieux de la mort : 
tel Sérapis (Osiris). On demandait à leur culte un sauf-conduit pour l'au- 
delà et une espérance pour la vie à venir. Dans la symbolique des rêves 
d'Artémidore, les idées de salut et de mort se confondent. Tandis que les 
Platoniciens affirmaient énergiquement leur croyance en l'imniortalité, 
d'autres penseurs, comme le médecin Galien, Quintilien et Tacite, lais- 
saient dans le doute Fimmatérialité de l'âme et sa persistance après la 
mort; Pline l'Ancien niait l'une et l'autre d'une façon énergique ^ En 
général la masse croyait vivement à la survivance après la mort, et beau- 
coup des représentations mythologiques qui figurent sur les sarcophages 
symbolisent le destin de l'homme dans la vie future. Cependant il est aussi 
beaucoup d'inscriptions tombales qui expriment une conception matéria- 
liste de la vie. On y lit des formules comme securitati, somno seterno ; on 
y trouve des plaisanteries et des obscénités, l'assurance que l'existence 
finit bien à la mort, le conseil de jouir du vin et de l'amour, parce qu'après 
la mort il n'y a plus rien. A ces expressions d'incrédulité s'opposent, en 
nombre bien plus grand, les formules de piété et les symboles religieux. A 
vrai dire, les sentiments qu'elles expriment ont dû souvent être conven- 
tionnels, ainsi que le prouve le J). M. {diis manibus) qui se retrouve même 
sur des tombes chrétiennes; et pour cette raison les inscriptions incrédules 
sont plus significatives que les pieuses. Il en est d'ailleurs beaucoup qui 
n'appartiennent à aucune de ces deux catégories, et qui expriment seule- 
ment l'amour des proches et la douleur de la séparation. 

Un produit particulier de l'époque impériale étaient les collegia funerati- 
cia, associations autorisées dès le i^"" siècle par une décision du sénat. 
Ces collegia comprenaient surtout de petites gens, esclaves, affranchis, etc. ; 
moyennant une contribution régulière, ils assuraient à leurs membres 
une sépulture commune, dans des columbaria, ou tout au moins une sépul- 
ture à la mode ordinaire. Les membres de ces caisses d'enterrement 
avaient des réunions régulières et des repas communs aux fêtes. Quelque- 
fois ils formaient, sous le nom de cultores dei, une communauté pour le 
culte de quelque divinité particulière : telle était la confrérie des serviteurs 
de Diane et d'Antinous, qui se fonda soîis Hadrien. Nous ne connaissons 
en détail ni leurs institutions ni les idées qui régnaient dans ces milieux. 
Elles ont dû être très diverses. 

1. Histor. nat., VII, 188-191. 



LES ROMAINS 647 

Toutes sortes de communautés religieuses pouvaient d'ailleurs prendre 
la forme de ces associations autorisées; elle fut certainement utilisée par 
le christianisme. 



§ 131. — Les plûlosoplies et les maîtres de morale. 

La philosophie manquait de profondeur et d'originalité. Son dévelop- 
pement se fît dans, le sens de la pratique. Laissant à l'arrière-plan les 
problèmes logiques et physiques, on se tourna complètement du côté de là 
morale, et on s'efforça de tirer des différents systèmes tout ce qui pouvait 
trouver son application dans les actes de la vie. C'est certainement de là 
que vint la disposition des hommes d'alors à prendre les idées philoso- 
phiques tout à fait au sérieux. Cicéron considérait encore comme un acte 
exceptionnel le fait de s'occuper de philosophie non disputandi causa, sed 
ita Vivendi; à l'époque impériale cette attitude était devenue la règle. La 
philosophie devint la maîtresse de la vie, la consolatrice dans le malheur. 
Un phénomène remarquable est la multitude des « consolations » dans 
lesquelles Sénèque et Plutarque, comme l'avait fait auparavant Cicéron, 
rassemblent les raisons philosophiques d'apaiser leur propre douleur, ou 
d'adoucir le deuil de parents et d'amis. A cette époque la philosophie était 
vraiment ce que devait l'appeler Ficin plusieurs siècles après : nihil nisi 
docta religio. 

La situation des philosophes était très variable et n'était pas toujours 
sans péril. Leur influence éveilla les soupçons de beaucoup d'empereurs; 
les idéologues sont toujours désagréables aux tyrans. Sous Néron, dans les 
milieux d'opposition aristocratique, les principes stoïciens et les sympa- 
thies républicaines allaient toujours ensemble. Vespasien prit des mesures 
contre les philosophes, et Domitien les bannit de Rome. Après Domitien 
il y eut à cet égard comme à d'autres une transformation complète. Avec 
Marc-Aurèle, la philosophie monta sur le trône et les philosophes obtinrent 
de grands honneurs. 

Leur condition naturellement variait beaucoup. A côté de Sénèque, 
l'opulent ministre de Néron, nous trouvons l'esclave affranchi Épictète. 
Beaucoup d'individus vivaient de la philosophie, et ainsi se constitua, 
parallèle à l'activité libre, surtout littéraire, des Sénèque et des Plutarque, 
la profession de philosophe. Nombre de familles distinguées avaient un 
philosophe spécialement attaché à leur maison en qualité de conseiller spi- 
rituel et d'éducateur de la jeunesse. Des confesseurs ou aumôniers privés 
de ce genre devaient être exposés souvent à des traitements indignes, et 
Lucien nous a laissé de leur vie une description pénible. Il est en tout cas 
remarquable que tant de personnes des classes supérieures aient senti à 
cette époque le besoin d'une direction morale. Souvent on emmenait son 
confesseur avec soi en province. Nous voyons dans plusieurs exemples 
que, pour se préparer à la mort, on faisait appeler son philosophe, et que, 
Jusqu'aux derniers moments, on s'entretenait avec lui sur la nature de 



648 HISTOIRE DES RELIGIONS 

l'âme et la séparation de l'esprit et du corps. Sénèque compare ces relations 
à celles que présente un hôpital ou une chambre de malade : le philosophe 
est le médecin de l'âme. 

Les maîtres des écoles publiques et les rhéteurs ambulants jouissaient 
d'une situation plus libre que les philosophes domestiques. A Rome, à 
Athènes, et même dans des villes plus petites, comme la Nicopolis d'Épire, 
où Épictète enseigna quand il eut quitté Rome à la suite de Fédit de 
Domitien, des hommes comme Musonius, Épictète, Plutarque, Apulée, 
et beaucoup d'autres, faisaient des conférences pour initier la jeunesse à 
la philosophie. La littérature du temps nous les présente sous un jour 
fâcheux. Les maîtres demandaient de l'argent à leurs élèves, et poizr 
retenir un auditoire considérable, ils tâchaient de plaire par un déploie- 
ment de rhétorique et d'amusants bavardages qui dégradaient leur 
enseignement. D'autre part, les élèves profitaient mal des leçons; ils 
fréquentaient l'école sans préparation et sans gravité, simplement pour 
passer le temps, comme ils seraient allés au théâtre ou aux déclamations 
des rhéteurs. Cependant, beaucoup de philosophes réussirent à exercer 
par leurs conférences publiques une féconde action morale. Nous savons, 
grâce à Arrien, que ce fut notamment le cas d'Epictète. Cet enseignement 
avait bien entendu pour but la culture morale, et non l'éducation théorique. 
C'est ce que nous montre en particulier la description que fait Musonius 
de l'action exercée sur le disciple par la parole du maître : le disciple se 
sent frappé dans sa conscience morale '. 

C'est comme prédicateurs populaires que les philosophes de cette époque, 
surtout les cyniques, exerçaient le plus d'influence. Non seulement par 
leurs discours, que l'on a souvent comparés aux prêches des capucins, 
mais par l'ensemble de leur vie, ces « moines , mendiants de l'antiquité » 
jouaient le rôle de maîtres et d'éducateurs de leurs contemporains. La iDhi- 
losophie cynique prit à cette époque un développement qu'elle n'avait 
jamais eu dans l'ancienne Grèce. Le cynique était un homme sans bien 
comme sans famille, libre dans la vie comme dans la mort, dont les dis- 
cours sincères contenaient des avertissements et des admonestations pour 
tous les hommes. C'était un héraut et un messager des dieux, un frère de 
tous les hommes, qui avait à cœur le salut de leurs âmes. Tel est le por- 
trait idéal qu'en donnait Épictète ^ ; le cynique était pour lui une sorte de 
gardien des autres hommes, qui, obéissant à un appel divin, montrait à 
tous, par sa parole et son exemple, le chemin du salut. La grande influence 
des cyniques nous est attestée par l'histoire. Ainsi au i"^ siècle une des 
personnalités les plus connues de Rome était le cynique Démétrius, qui 
refusa fièrement de grosses sommes que lui offrait Caligula. C'est avec 
lui que s'entretint Thraséas à ses derniers moments. A la fin de sa vie il 
s'attaqua même à Vespasien, qui ne voulut pas mettre à mort ce « chien 
aboyant )). L'invective contre les empereurs était professionnelle chez le 

1. Aulu-Gelle, V, 1, 3. 

2. Arrien, Diatrib., III, 22. 



LES ROMAINS 649 

cynique. L'un d'eux alla jusqu'à injurier publiquement Titus au sujet de 
Bérénice. A côté des cyniques honnêtes, il y en avait d'effrontés et de 
vaniteux, d'égoïstes et de charlatans, qui prenaient les signes extérieurs 
de la profession, la grande barbe et le bâton, pour tromper les gens et 
mener grasse vie. Ces prédicateurs populaires sont présentés sous un jour 
spécialement haïssable par Lucien, qui ne fait d'exception que pour le 
seul Démonax d'Athènes. Il s'attaque surtout violemment à ce Pérégrinus 
Proteus, dont il représente la vie comme une suite de méfaits, et dont il 
raille la mort volontaire sur le bûcher, à Olympie. On a beaucoup discuté 
sur cette fin de Pérégrinus, et surtout sur l'épisode qui le rattache aux 
communautés chrétiennes d'Asie Mineure. Aube et Hausrath pensaient 
que l'objet de Lucien fut de combattre le christianisme, et considèrent le 
récit de la mort de Pérégrinus comme une parodie du martyre chrétien. On 
croit généralement qu'ici les attaques de Lucien, comme d'ordinaire, vont 
surtout aux cyniques. En tout cas, il convient d'ajouter aux écrits polé- 
miques de Lucien bien moins de foi encore qu'à la description idéalisée 
d'Épictètei. 

En .général les mêmes courants régnaient dans la religion et dans la 
philosophie, celle-ci s'adaptant à la vie le plus exactement possible. Les 
philosophes s'occupaient de la Fortune (voir Lucain, Plutarque, etc.) ; mais 
le culte de Tyché était en même temps très répandu. Sur la vieille souche 
des mythes religieux et philosophiques fleurit alors le mythe de Psyché, 
dans lequel Apulée transformait selon l'esprit de son temps un thème 
emprunté à l'Inde. A la renaissance de la foi et au règne de la superstition 
sous des formes diverses, correspondaient dans la philosophie une tendance 
au surnaturel et une disposition mystique ; à la confusion des dieux cor- 
respondait l'éclectisme. Cependant n'oublions pas les exceptions. Il y a eu 
aussi, pendant ces deux premiers siècles, des incrédules et des railleurs, 
comme Lucien, dont nous avons déjà parlé, comme Pline l'Ancien et 
comme les épicuriens. Pline l'Ancien niait l'existence des dieux et l'im- 
mortalité de l'âme, mais il avait un certain respect religieux de la nature, 
de l'univers dans son ensemble, et il n'était pas complètement exempt de 
superstition et de crédulité. L'épicurisme était en décadence, et n'eut au 
temps des empereurs aucun représentant notable. Cependant Sénèque, dans 
sa correspondance, cite souvent les aphorismes d'Épicure comme ceux 
d'un maître très respecté; Épictète et Plutarque jugent utile de combattre 
expressément les épicuriens, et Lucien les cite avec éloge parce qu'ils péné- 
trèrent les artifices du charlatan d'Abonoteichos. 

Le caractère syncrétique et éclectique des doctrines de cette époque est 
frappant ; Sénèque honorait toutes sortes de « sacrarum opinionum condi- 
tores », et même estimait hautement Épicure; dans ces milieux stoïciens 
on plaçait Socrate et Diogène à côté de Zenon et de Chrysippe; le stoïcien 
Epictète célébrait les cyniques au delà de toute mesure. Toutefois Epictète 
et Plutarque s'attaquent, le premier aux néo-académiciens sceptiques et 

1. J. Bernays, Lucian und die Cyniker (1879). 



650 HISTOIRE DES RELIGIONS 

aux épicuriens^ le second non seulement aux -épicuriens, mais aussi aux 
stoïciens. Cette polémique remplit plusieurs chapitres d'Arrien et plusieurs 
traités de Plutarque. On y conistate que la manière dont les stoïcien^ 
défendaient la religion n'était plus satisfaisante pour la foi d'alors. Les 
stoïciens réduisaient les dieux à des abstractions correspondant a;ux forces 
naturelles et aux passions de l'âme; admettant l'ordre et la nécessité uni- 
versels, ils refusaient de reconnaître rexistence du mal et la liberté 
humaine; ils faisaient une différence considérable entre le petit nombre 
des sages vivant selon la raison et la multitude des fous. Tout cela répu- 
gnait à Plutarque, et le désacord est fondamental. 

L'école stoïcienne compte parmi ses adeptes pendant toute cette période 
beaucoup d'hommes considérables. Nous avons déjà cité Sénèque, Muso- 
nius, Epictète, Marc-Aurèle. Les représentants les plus distingués de la 
littérature et du monde à l'époque de Néron, comme Lucain, Perse, etc., 
étaient sous l'influence des stoïciens. Dans le stoïcisme de cette période, 
les doctrines philosophiques passaient au second plan. Aussi ne faut-il 
pas s'étonner de trouver dans les auteurs des expressions qui ne s'accor- 
dent pas exactement avec le système. Epictète lui-même pensait qu'il était 
oiseux d'approfondir les ouvrages de Chrysippe. Chez Sénèque comme 
chez Plutarque on est frappé du défaut de tenue logique dans la discus- 
sion, et du sens uniquement pratique que prennent les questions. Les 
stoïciens de ce temps avaient pour souci exclusif de réaliser un idéal de 
vertu très élevé et presque inaccessible. Epictète a représenté le vrai stoï- 
cien comme un phénomène extrêmement rare : c'est l'homme qui reste 
toujours heureux et fort, et qui, étranger à toute tristesse et à toute pas- 
sion, est déjà dieu sous son enveloppe mortelle ^ On s'exerce par des 
épreuves quotidiennes, précises et souvent douloureuses, que Sénèque ne 
se lasse pas de recommander, et que Marc-Aurèle a réellement subies. 
Jamais on n'a reconnu avec une gravité plus profonde la nécessité de la 
réflexion morale, et l'importance de la vie intérieure. Mais la religion 
n'y gagnait rien. Sénèque attendait tout de l'effort moral personnel [sihi 
fidere; fac te ipse felicem). Le sens exact de l'idée de Dieu était indifférent 
à ces moralistes ; pour Sénèque ce sont choses équivalentes que deus^ mens 
universi, fatum, natura, mundus, i^rovidentia ; Marc-Aurèle, lui aussi, flot- 
tait entre les conceptions les plus diverses de la divinité, et finit par trouver 
la question d'une importance secondaire. Nous ne trouvons d'accent pro- 
fondément religieux que dans certains passages d'Epictète, qui considérait 
comme sa fonction de louer Dieu : que pouvait faire d'autre un vieillard 
infirme comme lui^? Ce que nous venons de dire de l'idée de Dieu s'ap- 
plique aussi à la foi dans l'immortalité. Sénèque partageait encore cette 
croyance, tout en laissant paraître certains doutes ; Epictète et Marc-Aurèle 
penchaient l'un et l'autre pour la négative. Les moralistes stoïciens ne 
pouvaient être les vrais appuis et les agents de la renaissance religieuse. 

\. Arrien, II, 19. 

2. ld.,1, 16; voir aussi I, 14, etc. 



LES ROMAINS 651 

Pour se maintenir ou pour revivre en tant que religion, le paganisme avait 
besoin d'autres appuis. Il les trouva dans la renaissance du pythagorisme 
et du platonisihé. ; ; 

Comme nous l'avons vu, lei néo-pythagorisme s'était installé à Rome 
avec lès Sextiens, dès le début de l'empire. Il frayait la voie au néo-plato- 
nisme, de même que l'ancien pythagorisme avait contribué à la formation 
intellectuelle de Platon. Au début, cette école n'était pas en hostilité avec 
le stoïcisme : Sénèque reconnaissait l'influence des néo-pythagoriciens. 
Mais au ii'' siècle les deux voies s'écartèrent de plus en plus. A la vérité 
le néo-platonisme, même au n* siècle, n'est encore que dans sa période 
de formation. C'est plus tard qu'il acheva de mélanger les idées et les rites 
de la Grèce, de l'Orient et de l'Egypte, et d'élaborer un système spéculatif, 
mystique et magique. Les platoniciens du ii° siècle étaient relativement 
modérés ; ils ne manquaient pas de critique, et n'avaient pas encore 
renoncé à traiter les problèmes d'une façon rationnelle. Cela est vrai 
notamment de Plutarque ; il nous a laissé un écrit contre la superstition 
(SsicriSatfxovia). La superstition consiste à croire que les dieux sont à 
craindre et font le mal; Plutarque la considère comme plus dangereuse 
dans ses conséquences que l'incrédulité elle-même. Cependant Plutarque 
a déjà fait les premiers pas dans la voie du mysticisme; il prenait comme 
critérium de la vérité l'illumination intérieure envoyée par les dieux, 
déclarait l'essence divine inaccessible à la pensée, et supposait dans 
l'homme un organe spécial destiné à la connaissance de Dieu. Maxime 
de Tyr, qui écrivit sur les idoles, et Apulée, ne doivent pas encore être 
mis au rang des néo-platoniciens proprement dits. Ces penseurs se propo- 
saient pour but, d'une part, de maintenir et de défendre la tradition reli- 
gieuse, aussi bien dans ses mythes que dans ses pratiques, et, d'autre 
part, de l'interpréter de telle sorte qu'elle ne fît pas obstacle à une con- 
ception plus pure et plus digne de son objet. Les platoniciens furent 
beaucoup plus féconds que les stoïciens en idées théologiques et reli- 
gieuses. Tandis que les stoïciens élucidaient l'idéal humain et dévelop- 
paient le contenu de la notion de vertu, les platoniciens se préoccupaient 
de préciser et d'éclaircir l'idée de Dieu, étudiaient la valeur de la tradition 
religieuse, la nature de la révélation et autres questions du même ordre. 
Maints problèmes s'imposaient à la fois aux deux écoles, comme ceux 
qui ont trait à l'existence du mal. Cette question donna lieu aux problèmes 
de théorie et de pratique qui firent naître les « consolations )) dont nous 
avons déjà parlé, et d'importants préliminaires d'une théodicée systéma- 
tique. Reprenons un à un nos philosophes. 

Nous rencontrons d'abord L. Annaeus Seneca (né vers la première 
année de l'ère chrétienne, mort en 65.) Sénateur dès le règne de Caligula, 
condamné sous Claude à un exil de huit ans en Corse, rappelé par Agrip- 
pine pour diriger l'éducation de Néron, il fut plus tard ministre de cet 
empereur, et périt pour avoir pris part à la conjuration des Pisons avec 
la noblesse hostile à la tyrannie. Ses ouvrages ne le représentent pas 
comme une nature très ferme. Il fait l'impression d'un homme qui 



652 HISTOIRE DES RELIGIONS 

s'exhorte lui -inême en même temps que les autres ; et il semble se ranger 
lui-même parmi les malades, ou du moins parmi les convalescents. Il 
considère comme une chose extrêmement difficile de rester ferme dans la 
vertu, rriais il sait décrire les inaladies et les dangers de l'âme avec une 
justesse frappante. Il est singulier qu'il ait à la fois le sentiment que 
l'homme est pécheur, ou du moins faible dans le bien, et la conviction 
que la vertu est naturelle. De là résulte une insoluble contradiction entre 
le profond sentiment que Sénèque éprouve de la faiblesse humaine, et les 
moyens dont il prône l'efficacité : avoir confiance en soi-même, se repré- 
senter l'âme d'un homme grand et bon, se placer dans la disposition 
d'esprit qui serait la sienne. Ce qui est le plus pénible pour Sénèque, c'est 
de s'accommoder de l'idée de la mort. Il est passionnément attaché à la 
vie et à ses biens, mais il voit que le manque de sécurité est à son comble. 
De là les réflexions et les belles maximes si nombreuses, par lesquelles il 
se prépare à la perte de tous les biens auxquels tient son cœur. Il se 
rappelle à lui-même la formule : nemo cum sarcinis enatat; il se dépeint 
l'âme qui quitte le monde satisfaite et plus noble; il conseille de relâcher 
progressivement les liens multiples qui nous attachent à la vie, il affermit 
son cœur en proclamant l'immortalité et appelle le jour de la mort œterni 
naialis. Mais nous éprouvons l'impression qu'aucun de ces moyens n'est 
d'un effet pleinement satisfaisant et durable. La philosophie de Sénèque 
reste la philosophie de la peur. 

La préparation à la mort est donc une des fins essentielles de la philoso- 
phie. Cependant Sénèque admet des cas où la mort est souhaitable, et même 
des circonstances qui justifient le suicide : celles où manquent les condi- 
tions de la vie spirituelle, et où l'on ne prolongerait son existence que pour 
souffrir davantage. Sénèque a du reste abordé également le problème de la 
souffrance; il le traite à fond, notamment dans son traité De Providentia, 
sive quare bonis viris mala accidani, cum sit providentia. La philosophie 
stoïcienne explique la souffrance en montrant que tout dans l'univers et 
dans ses diverses parties arrive conformément à la nature, et par suite 
que tout est bien. Cette réponse ne satisfait pas Sénèque; outre sa néces- 
sité, il reconnaît à la souffrance une valeur morale et pédagogique : cala- 
mitas virtutis occasio. La divinité rend un homme déjà noble plus noble 
encore en l'affligeant ; la force d'âme que manifeste dans le malheur un 
homme comme Caton est un exemple divin ; la vie sans souffrance, 
suivant le mot du philosophe cynique Démétrius, serait un mare 
mortuum. 

Le meilleur de Sénèque, c'est le pur enthousiasme que lui inspire l'idée 
d'humanité. Au début du règne de Néron qui lui donnait alors de 
si grandes espérances, il lui fait faire comme programme de gouverne- 
ment une profession de foi qui respire vie plus profond amour des 
hommes ^ C'est Sénèque qui a écrit les paroles célèbres : homo res sacra 
homini 2. 

1. De clemenlia, I. 

2. Ep., 95; cf. Ep., 7. 



LES ROMAINS 653 

Il a été le premier à condamner sans réserve les combats de gladiateurs 
et à exprimer ouvertement son mépris pour ceux qui s'y complaisaient; il 
enseignait l'égalité des hommes suivant la nature et devant la philoso- 
phie. Il défendit les esclaves, enseigna que l'on devait reconnaître et 
respecter en eux l'humanité, citait des exemples de vertu et de grandeur 
d'âme chez les esclaves, et se plaisait à opposer les maîtres esclaves de 
leurs vices aux esclaves libres dans leur vertu*. 

Quels rapports eut-il avec le christianisme ^? De bonne heure on avait 
remarqué le ton chrétien qui règne dans ses écrits. Les pères de l'Église, 
TertuUien, Lactance, Augustin, le considéraient comme un homme qui 
effleurait souvent la connaissance de la vérité : sœpe noster. Saint 
Augustin connaissait déjà l'existence d'une correspondance entre le phi- 
losophe et l'apôtre saint Paul. Jérôme compte formellement Sénèque au 
nombre des saints chrétiens. Les circonstances ont pu fournir à Sénèque 
et à Paul l'occasion de se connaître. Gallion, devant le tribunal duquel 
Paul fut traîné à Corinthe (cf. Acif., xvm, 12 et suiv.), était frère de 
Sénèque, qui, à Rome, comme ministre de Néron, eut connaissance 
du procès. On aurait dû s'apercevoir que l'on se trouve ici en présence 
d'un problème ingrat et infécond^. Les parallèles sont parfois extrême- 
ment superficiels. Les quatorze lettres de la correspondance entre Paul 
et Sénèque sont si ridicules, que personne n'en admet l'authenticité. 
Quant à l'hypothèse d'une autre correspondance, qui serait authentique, 
elle ne repose sur rien. Enfin, ce qui est décisif, Sénèque ne parle nulle 
part du christianisme, et on ne trouve rien chez lui qui implique néces- 
sairement son influence. Quant à dire avec Bruno Bauer que Sénèque 
est un des fondateurs du christianisme, et que ses écrits ont influencé la 
rédaction du Nouveau Testament, c'est une hypothèse également stérile 
et d'ailleurs oiseuse. Mais il convient de remarquer que chez Sénèque, 
comme chez beaucoup de contemporains, l'esprit du temps tendait à 
soulever dans le monde païen des questions nouvelles, à éveiller des 
besoins et à introduire des pensées qui préparaient les âmes au christia- 
nisme. Il en est pour Sénèque comme pour Virgile. On commence à res- 
pirer l'atmosphère dans laquelle le christianisme devait prospérer. Mais, 
sous le règne de Néron, la rencontre était encore assez éloignée. Le chris- 
tianisme, toujours attaché à la synagogue, n'était pas encore considéré 
comme un phénomène particulier et nouveau ; quant à la persécution des 
chrétiens sous Néron, peut-être faut-il l'attribuer à cette circonstance 

1. Ep., 47; De benef., III, 18, 28. 

2. Un des derniers ouvrages qui traitent ce sujet en détail est celui de J. Kreyher, 
L. Annseus Seneca und seine Beziehungen zum Urchristenthiim, 1887. Il donne toute la 
bibliographie, ouvrages généraux et livres spécialement consacrés à la question. Cepen- 
dant il omet d'indiquer Ch. Aubertin, Sénèque et saint Paul, études sur les rapports 
supposés entre le philosophe et l'apôtre, 3* éd., 1872. Le livre de \V. Ribbeck, L. Annseus 
Seneca der philosoph, und sein Verhâltiiiss zu Epikur, Plato und dem Christenihum, 1887, 
reprend la question et dirige les recherches dans un meilleur sens. lUbbeck nie avec 
raison l'existence des rapports entre Sénèque et le christianisme, et recherche dans 
ses ouvrages l'influence de la philosophie païenne. 

3. Cf. E. Westerburg, Ursprung der Sage, dass Seneca Christ gewesen sei,i%Zi. 



654 - HISTOIRE BÈS RELIGIONS 

accidentelle que Poppée, étant Juivev dirigea la colère, de l'empereur contre 
les chrétiens. La situation tout à fait effacée du christianisme dans le 
mondé, à cette époque, est encore une raison qui rend très invraisemblable 
rinfluènce de cette religion sur Sénèque. 

Epictète fut un tout autre homme que Sénèque. C'était un Phrygien. 
Esclave d'un rnaître cruel, plus tard affranchi, il enseigna à Rome, puis 
à Nicopolis, après l'expulsion des philosophes par Domitien. A Rome, 
il dut se faire des eniiemis par sa façon d'interroger les gens sans ména- 
gement sur le salut de leur âme. Il prenait constamment pour exemple la 
aatsucTiç de Socrate. Nous connaissons la doctrine d'Épictète par son 
disciple Arrien, qui nous Fa transmise dans les SiaTpiSat, dont il nous reste 
quatre livres sur cinq, et, d'une façon plus abrégée, dans râYyeipt'Biov, petit 
abrégé de la morale. Nous trouvon s chez Epictète à la fois l'inflexibilité 
du stoïcien et la liberté de langage du cynique .^ La richesse et la com- 
plexité de la vie civilisée n'avaient sur lui aucun attrait. Il né lui coûte 
pas beaucoup de rhettre d'accord sa vie avec sa doctrine. C'est une espèce 
de saint; Celse l'oppose à Jésus. Chez lui également la philosophie est 
tout entière dirigée dans le sens de raction. Cependant il rend certaines 
idées fondamentales du stoïcisme avec plus de fidélité que Sénèque et 
Marc-Aùrèle. Par exemple il attache beaucoup de prix à la notion de la 
Providence (Ttpovota), qui dirige tout, même l'infime et le mauvais, de telle 
sorte que, partout dans le monde, on peut découvrir de l'harmonie. Il ne 
faut pas se plaindre de la divinité, qui nous envoie le malheur pour 
exercer notre vertu, de même que les monstres qu'Héraclès eut à com- 
battre développèrent sa vigueur. L -indifférence au mal et la dureté stoï- 
ciennes ont pour explication théorique la distinction, qui revient sans 
cesse dans VEncheiridion, entre les choses qui sont en. notre pouvoir, et 
celles qui ne sont pas en notre pouvoir, mais qui par suite ne nous con- 
cernent pas [xk ê^'7)[xtv et xà oux Icp' 7)[jtTv) Une maxime fondamentale, qui 
contient toute la doctrine d'Epictète, dit : aMh/po x<û k-Kéypu ^ 

Marc- Aurèle nous est connu par sa correspondance avec son maître 
Fronton, et les douze livres de son journal. Le journal contient ses 
réflexions sur lui-même (rà eiç iaurdv), qu'il écrivit sous sa tente de 
général, au cours de ses guerres contre les populations du Danube. Il y 
remercie ses maîtres et ses éducateurs, et surtout la Providence divine, 
qui ont fait de lui ce qu'il est. Il s'y prescrit ses devoirs d'homme et de 
Romain, et accoutume son âme au repos intérieur parmi l'agitation du 
monde, et à l'idée constante de la mort. Sa bonté était teintée d'égoïsme, 
son principal souci était son propre salut et sa propre quiétude morale ; le 
mal du monde ne lui inspirait que des soupirs, si même il s'en aperce- 
vait. Il a rempli les devoirs de sa charge sans enthousiasme, et même sans 
intérêt. Comme chef d'État, il fut mesquin et sa politique manqua de 
largeur et même d'idéal. Il fit un peu de philanthropie, il s'inquiéta des 
enfants abandonnés, il promulgua une loi contre les délateurs, et fit 

1. Aulu-Gelle, XVII, 19. 



LES ROMAINS B55 

placer des coussins sousvles acrobates pour que leurs chutes ne fussent 
pas dangereuses; au reste iF était trop fermement convaincu delà yanité 
de toute mesure extérieure, que n'a pas précédée une réforme morale, pour 
entreprendre quoi que ce fût avec énergie. Il n'avait pas le goût d'agir, 
et dut terriblement s'ennuyer; mais n'est-ce pas là, selon Renan, la per- 
fection de la sagesse? 

Le christianisme attirait encore très peu l'attention. Plutarque n'en parle 
jamais; Épictète et Marc- Aurèle le mentionnent chacun une fois et par 
hasard. Ils font tous deux la même remarque sur le mépris de la mort, 
qui ne paraît pas à ces sages se rattacher chez les chrétiens à son véritable 
principe philosophique. Les persécutions de chrétiens sous Marc-Aurèle 
furent purement locales. Le christianisme faisait déjà des progrès dans 
le mondé. La période des apologies chrétiennes, adressées pour la plupart 
aux empereurs, commence vers ce moment. Les premières attaques litté- 
raires contre ie christianisme durent être celles de Fronton, le maître de 
Marc-Aurèle, comme il résulte de VOctavius de Min ucius Félix. La date à 
laquelle Celse composa son 'AXtiôviç Xoyoç ne peut être fixée exactement; 
elle est sans doute voisine de 180 et certainement antérieure à la fin du 
n"" siècle. Cet ouvrage est perdu, mais on peut le reconstituer assez com- 
plètement à l'aide de la réplique d'Origène ^ Du haut de sa conception 
platonicienne de la divinité, Celse combattait les idées chrétiennes sur la 
création, l'incarnation de Dieu et la résurrection, comme incompatibles 
avec la sublimité de l'être divin. 

Revenons en arrière de quelques dizaines d'années pour retrouver 
Plutarque (50-125)-. Il ne faut pas chercher dans Plutarque un système 
achevé, fermé et se suffisant à lui-même. Il honore Platon comme le plus 
grand des philosophes; sa pensée suit souvent la direction du néo- 
platonisme; mais on relève chez lui bien des inconséquences. Son but 
était purement religieux : il voulait soutenir la foi de ses pères. Il maltrai- 
tait les superstitions orientales, et parlait avec mépris de celles des Juif s ; 
il n'admettait les choses étrangères à la civilisation gréco-romaine que 
quand il y trouvait des preuves de l'unité de la religion : par exemple, il 
reconnaissait les dieux de la Grèce dans ceux d'Egypte. En somme, c'est 
la foi traditionnelle qu'il défendit. La doctrine de la révélation divine était 
tin point capital de cette foi, et c'est pour cela que Plutarque consacra 
trois traités à l'oracle de Delphes, et défendit aussi à l'occasion la divina- 
tion en général. 

Le principal souci de Plutarque fut d'écarter de l'idée de Dieu tout 
élément impur. Il règne sur les dieux beaucoup de conceptions fausses ; 
on les identifie avec leurs images ou leurs symboles, les poètes racontent 
sur eux toutes sortes de mensonges. Plutarque rejetait à la fois l'inter- 

1. Cette reconstitution a été tentée par Aube et parKeim, Celsus, Wahres Wort, 1873, 

2. En dehors des ouvrages généraux d'histoire et de littérature, nous citerons 
surtout : R. Volkmann, Leben, Schriften und Philosophie des Plutarch von Cheronea. 
2* éd., 1873. Voir en outre : 0. Gréard, De la morale de Plutarque, 3° éd., 1880 
R. G. Trench, Plutarch^ 5 leçons, 2" éd., 1894; W. Moeller, Ueàer die Religion Plu- 
tarch's. Discours, 1881. 



656 :. HISTOIRE DES RELIGIONS 

prétation évhémériste des mythes et l'interprétation physique que les 
stoïciens en donnaient; lui-même tendait à lès expliquer par des allé- 
gories morales, comme le prouve son traité De Iside et Osiride. Il avait une 
façon singulière de rectifier ce qu'il y a de choquant dans certaines idées 
traditionnelles. Ainsi, en même temps qu'il présente assez fréquemment 
des propositions monothéistes, il expliquait la multiplicité des dieux, 
d'une part, par la pluralité des mondes, d'autre part, par la nature de la 
bonté et de la justice, vertus qui sont propres à la divinité, mais qui 
exigent un objet, et dont l'exercice suppose par suite nécessairement 
une pluralité d'êtres divins. Mais sa trouvaille, comme il dit lui-même, 
est la théorie des démons ^ Ces démons sont des êtres intermédiaires 
entre les dieux et les hommes, et participent à la fois aux deux natures; 
il y a de bons démons et des démons méchants. Grâce à eux, les dieux 
restent dans leur sublimité, ils ne sont pas mêlés aux agitations humaines, 
et cependant les forces divines sont transmises aux hommes. Les démons 
sont -les serviteurs des dieux, ils punissent les méchants et distribuent 
les bénédictions, ils rendent les oracles, et c'est à eux que vont les sacri- 
fices et les fêtes. Ce que l'on a attribué aux dieux de mauvais et d'indigne 
d'eux ne peut être vrai que pour les démons. Les démons sont quelque- 
fois mortels, comme le prouve l'histoire du grand Pan, dont la mort fut 
annoncée de façon miraculeuse à des marins. Ils exercent les fonctions 
les plus variées. Une des plus importantes est d'accompagner les hommes 
de bien comme génies protecteurs, de les conseiller et de les conduire : 
tel le génie de Socrate. 

Parmi les écrits de Plutarque se trouve encore la plus intéressante con- 
tribution à la théodicée qui se soit produite pendant cette période, le 
traité De sera numinum vindicta. Keim a remarqué justement que, suivant 
la conception dualiste du monde qui est celle des platoniciens, les maux 
ne peuvent pas être considérés comme des châtiments envoyés par les 
dieux. Mais, comme chez Plutarque l'intérêt pour les choses religieuses 
était tout à fait prédominant, il devait nécessairement se préoccuper 
d'une question que sa foi dans la Providence rendait pour lui mysté- 
rieuse, celle de savoir pourquoi les dieux ne punissent pas les méchants 
d'une façon manifeste, ou du moins les châtient si tard et si lentement. 
La solution que, le philosophe fournit de ce problème est remarquable 
par sa complexité : il donne plusieurs réponses, et considère les maux 
sous différents aspects, celui de la punition rétributive, celui de l'épreuve 
qui purifie, celui de l'exemple qui effraye et détourne. Il invoque aussi 
comme explication la longanimité divine, qui laisse au coupable l'occa- 
sion et le temps de s'amender. Il atténue ce qu'il y a de pénible dans la 
vue du bonheur des méchants, en parlant des limites de la pénétration 
humaine, de la solidarité des générations, et enfin de la vie future. 

Il est inexact de définir, comme on Va fait, la religion de Plutarque 
comme un « christianisme sans Christ )). Mais Plutarque est vraiment, 

i. De defectu oraculorum; De Iside et Osiride; De dssmonio Socr-atis. 



LES ROMAINS 657 

d'une façon tout autre gue'Marc-Aurèle, plus complètement, avec plus de 
profondeur, le représentant de la piété païenne au ii'' siècle. Il a tenté de 
sauver le patrimoine religieux du monde ancien, et en même temps, sans 
le savoir, il a préparé beaucoup de choses nouvelles . En particulier sa 
théorie des démons, qui se rattache par ses racines à l'antiquité grecque, 
a puissamment contribué à la formation de l'idée chrétienne de l'ange 
gardien. En somme il a nettement ressenti le besoin d'une conception plus 
pure de la divinité. 



§ 132. — Le syncrétisme relig-ieux au coinm.encem.ent du III^ siècle., 

Si l'on fait commencer le déclin de la civilisation et de la religion 
romaines à la mort de Marc-Aurèle, il ne faut pas manquer d'y distinguer 
encore plusieurs périodes. La première de ces phases commença, après les 
troubles qui suivirent la mort de Commode et la fin de la dynastie des 
Antonins, lorsque le gouvernement énergique de Septime Sévère eut 
rétabli l'ordre dans l'empire. La souveraineté de Sévère et de ses succes- 
seurs, princes d'origine africaine ou syrienne, donna aux provinces une 
importance de premier ordre . Dans l'armée comme dans l'adminis- 
tration, le centre de gravité du pouvoir passa de Rome dans les provinces. 
La vie devint encore plus cosmopolite que dans la période précédente ; de 
même la culture intellectuelle et la religion. 

Nous avons déjà mentionné plusieurs des cultes étrangers qui floris- 
saient alors, en particulier le culte égyptien d'Isis et de Sérapis, qui, de 
bonne heure établi à Rome, comptait encore beaucoup d'adeptes au in^ siè- 
cle. D'autres cultes relativement anciens subsistaient ou prenaient un 
nouvel essor, comme celui de Bellone, originaire de Cappadoce, et qui 
affecta sous Commode un caractère particulièrement sanglant. La religion 
de la Mater Magna, déesse phrygienne, qui était adorée à Rome depuis 
la seconde guerre punique, révéla elle aussi seulement à l'époque impé- 
riale tout ce qu'elle comportait d'extravagance sensuelle et de cruauté. 
C'est sous Claude que fut célébrée, pour la première fois à Rome, la fête du 
mois de mars en l'honneur de la déesse mère et d'Attis; les sauvages 
processions de Galles mutilés, la licence joyeuse qui suivait leurs tortures 
et qui fit donner à la fête du 25 mars le nom d'JHilaria, plurent beaucoup à 
Rome, et cette fête eut au ir et au m'' siècle un succès croissante Ce culte de 
la Mater Magna, d'origine phrygienne, se confondit en partie avec celui de 
la déesse syrienne de Hiérapolis {Sambyke, Mahog] décrit par Lucien. Ils 
présentaient en tout cas tous deux à peu près le même caractère, ce mélange 
de sensualité et de férocité qui est propre aux religions sémitiques. Les 
dieux et déesses d'origine syrienne étaient révérés au ii"" et au m® siècle sous 
les noms les plus divers ; il arriva plus d'une fois qu'on identifia quelque 
Baal avec Jupiter Optimus Maximus. Il y avait par exemple un Baal célèbre 

1. Voir la description de la fête dans Apulée, Métam., VIII, IX. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. ^^ 



638 HISTOIRE DES RELIGIONS 

qui rendait des oracles à Héliopolis en Syrie [Baalbek) ; Anionin le Pieux 
fît Mtir un temi)le splendide à ce dieu identifié à Jupiter O. M. De même 
le culte du dieu de Doliche, ville au nord de la Syrie, se répandit sous le 
nom de culte dé Jupiter 0. M. Doliclienus; les légions le propageaient; 
sous Commode il eut son temple sur l'A ventin. Nous aurons bientôt à nous 
occuper du dieu d'Emesa, où Septime Sévère avait, sur la foi d'un rêve, 
envoyé chercher la fille d'un prêtre pour en faire sa femme. 

Le plus répandu de tous les cultes orientaux fut à cette époque celui de 
Mithra ^ auquel du reste se rattachèrent des tendances plus pures et 
des besoins plus profonds. Les Romains commencèrent à le connaître 
lors de l'expédition de Pompée contre les pirates de Cilicie. Au i"'' siècle 
de l'ère chrétienne, le culte de Mithra était encore très sporadique, et Plu- 
tarque en parle avec dédain comme d'une superstition barbare. Mais vers 
la fin du 11° siècle il passa au premier plan, et jusqu'à la fin du iv° 
il fut en pleine floraison. Nous savons, par un grand nombre de monu- 
ments et d'inscriptions, que le. culte de Mithra fut extrêmement répandu 
partout, dans les camps, à la cour des empereurs. Au in° siècle il est le 
dieu principal de tout l'empire romain. Des inscriptions et des monuments 
nombreux attestent le culte qu'on lui rendait. On le représente surtout 
en costume phrygien, tuant le taureau dans la caverne avec un poignard. 
Les deux figures principales, celle de Mithra et celle du taureau, sont tou- 
jours les mêmes, mais l'entourage est variable; tantôt d'autres images 
d'animaux, en particulier celle d'un lion, les accompagnent, jointes à divers 
ornements; tantôt tous ces accessoires sont absents. Sur la signification 
de ces symboles nous en sommes réduits aux conjectures. Sans aucun 
doute, ils remontent dans leurs parties essentielles à une haute antiquité, 
car on les trouve déjà sur d'anciens bas-reliefs persans. Mais, d'autre part, 
pendant la période romaine du culte de Mithra, on n'a pas dû reprendre 
ces anciens symboles, sans leur associer des idées, des spéculations et 
une sentimentalité nouvelles. De plus on combina ce dieu avec plusieurs 
autres divinités. Il n'est sans doute pas juste de l'identifier sans restric- 
tion, comme on l'a fait souvent, avec le Sol invictus dont on célébrait 
la fête le 25 décembre : les dieux solaires sémitiques étaient différents 
de Mithra par leur origine et leur caractère. Cependant on avait attribué 
à Mithra diverses propriétés des dieux solaires, et aussi de certaines 
autres personnes divines comme Attis, Sabazius et même Bacchus. En 
somme, il était regardé comme le maître commun, à la fois guide et 
protecteur; ses fidèles attendaient tout de leur dieu. Jamais peut-être le 
paganisme ne s'est plus rapproché du monothéisme que dans le culte de 
Mithra, et on s'explique que, pendant un certain temps, ce. dieu ait pu 
satisfaire les nouveaux besoins religieux du monde. 

1. Voir T. Fabri, De Mithrse dei solis invictt apud Romanos cultu, 1883 ; A.-J. Rotteveel, 
De romeinsche mTjsterien van Mit/iras (diss., 1894). Tous les autres travaux sur le sujet 
ont été rendus in utiles par le grand ouvrage deFr. Cumont, Textes et monuments figurés 
j-elatifs aux mystères de Mithra, publiés avec une introduction critique (commencé en 
1894, 2 volumes); id., Les 7nystèi-es de Mithra, 2" éd. 1902. 



LES ROMAINS 659 

Les sacrifices, les pratiques d'initiation et les mystères que présente la 
religion de cette époque sont, comme ses dieux, d'origines diverses. Pres- 
iqpe tous sont mithriaques. Nous citerons d'abord les tauroboles et les 
crioboles. Ces sortes de sacrifices provenaient de l'Asie Mineure et fai- 
saient partie du culte de la Mater Magna et du dieu Sabazius. Néanmoins 
ils n'étaient pas sans rapport avec le culte de Mithra; l'image ordinaire 
de Mithra tuant le taureau a pu contribuer à établir cette relation. Le 
sacrifice soit du taureau, soit du bélier, avait le sens d'une purification 
et d'une expiation. L'individu à initier était enfermé dans une fosse 
que l'on recouvrait ensuite de planches percées de trous. Puis on 
amenait sur ces planches la victime, taureau ou bélier, paréis dés orne- 
ments rituels, et on l'immolait; le sang qui se répandait à flots sur 
l'homme enfermé dans la fosse était l'instrument de l'expiation et de 
la purification. Ces sacrifices ne sont signalés en Italie qu'à partir du 
milieu du 11^ siècle; à partir du règne de Commode ils dévinrent de plus 
en plus fréquents. Ils sont figurés sur de nombreux monuments; le poète 
chrétien Prudence nous en a laissé une description. Le fidèle les célébrait 
en son nom personnel, une ou plusieurs fois ; on les offrait au nom 
d'autres personnes, ou même pro sainte imperatoris^ ou encore pro sainte 
colonise, comme à Lyon. D'une façon générale, cette religion abondait en 
rites symboliques, dont la ressemblance frappante avec les sacrements 
chrétiens fit de bonne heure l'étonnement des Pères de l'Église ^ 

Quant à l'organisation du culte de Mithra, nous ne la connaissons 
qu'imparfaitement. Le culte n'était pas célébré dans des temples, mais 
dans de petites chapelles, souvent souterraines, des grottes, où des 
figures symboliques représentaient le dieu et les actes de consécration. 
Les mystères formaient la partie la plus importante du culte de Mithra. 
Ses fidèles constituaient une société secrète, sorte de franc-maçonnerie, 
oti l'on n'était introduit qu'après des épreuves, épreuve de l'eau et du 
feu, mortifications sanglantes, faim, soif, froid, etc. Dans le détail, beau- 
coup de points de ces mystères restent obscurs pour nous. Ainsi nous ne 
savons pas combien de degrés le novice avait à franchir, ni quel était le 
sens des noms divers qu'il recevait à chaque étape nouvelle. Les textes 
nous parlent de corbeaux et de lions de Mithra, de lutteurs qui ont reçu 
l'épée et la couronne, de Perses, et d'autres catégories encore. Au plus 
haut degré de la hiérarchie se trouvaient les pères, et tout au faîte le père 
des pères. Les femmes pouvaient être admises dans la communauté. A ce 
que nous font supposer maintes allusions de Porphyre et d'autres auteurs, 
ces inystères d'initiation avaient donné lieu à diverses interprétations sym- 
boliques. Il y avait toute une théologie relative à Mithra, et on peut la 
définir comme une sorte de gnosticisme. Cependant cette religion tendait 
à coup sûr avant tout à donner satisfaction au sentiment religieux et au 
désir de l'immortalité; elle a pu dominer dans le monde pendant toute 

1. Justin, ApoL, 1, 66; Dial. c. Tryph., 70; TertuUien, De prsescr. hssr., 40; De bop- 
tismo, 5; Firmicus Maternus, 27, 8; Prudence, Hymn., X, 1011 et suiv. ; voir aussi 
Corp. inscr. lat., VI, 497-504. 



660 - HISTOIRE DBS RELIGIONS 

une période, et disputer plusieurs siècles la victoire au christianisme, qui 
se préparait précisément à recueillir l'héritage du monde antique. 

Nous allons considérer maintenant les tentatives de réforme religieuse 
accomplies par les empereurs de la dynastie des Sévères. On peut, avec 
J. Réville, en distinguer trois : la résurrection du néo-pythagorisme sous 
Septime Sévère, l'introduction du dieu d'Emésa par Héliogabale, et 
l'institution d'une sorte de culte éclectique des saints par Alexandre. 
L'âme du mouvement, c'étaient les femmes syriennes de la cour impé- 
riale : Julia Domna, femme de Septime Sévère et mère de Caracalla; sa 
sœur, Julia Mœsa, et les deux filles de Julia Mœsa : Julia Soœmias, 
mère d'Héliogabale, et Julia Mamsea, mère d'Alexandre Sévère. 

Les préoccupations religieuses de la cour de Septime Sévère ont trouvé 
leur expression dans la biographie d'Apollonius de Tyane. Julia Domna 
avait incité l'un des beaux esprits de sa cour à retracer pour le monde 
l'image d'un saint; ce fut l'origine de la biographie d'Apollonius par 
Philostrate. Dans quelle mesure cet ouvrage renferme-til des documents 
de valeur véritablement historique ? Cette question à laquelle ona fait des 
réponses diverses est en réalité secondaire. Quelques textes anciens nous 
parlent, en passant et avec un certain mépris, d'un magicien de Tyane 
en Gappadoce qui vécut au i®"^ siècle après J.-C. De cette figure incer- 
taine. Philostrate a fait le support des idées qui préoccupaient son propre 
temps et le milieu où il vivait. Son livre, quoique par la forme il se 
rapproche assez souvent des romans grecs et qu'il raconte des aventures, 
est un livre d'édification religieuse. 

D'après lui, Apollonius s'était distingué dès son jeune âge par des 
pratiques d'ascétisme. Il suivait la morale pythagoricienne en s'habillant 
de lin, en évitant avec horreur toute nourriture animale, en observant 
dans toute sa conduite la pureté la plus absolue. Son adoration s'adres- 
sait au soleil, trait auquel nous reconnaissons l'esprit de la princesse 
syrienne, par qui le livre était inspiré. Apollonius trouva le culte du soleil 
également pratiqué par les brahmanes de l'Inde, auprès desquels il 
séjourna pendant quatre mois. Sur la montagne des brahmanes, leur 
chef Jarchas l'initia à la sagesse suprême, qui est au-dessus de toutes les 
conceptions, même de celles des Grecs. Cette sagesse consistait d'une part 
en doctrines théoriques sur la métempsychose, la création du monde par 
le dieu suprême, l'origine indienne des dieux de la Grèce; d'autre part, et 
surtout, en dons spirituels : les Brahmanes voyaient dans l'avenir, guéris- 
saient les malades, et d'une manière générale participaient aux puissances 
divines. Ainsi, avec les Brahmanes, Apollonius atteignit au plus haut 
degré de la vie religieuse; quand, plus tard, il se rendit en Egypte auprès 
des gymnosophistes, il n'avait plus rien à en apprendre ni à en recevoir. 
Son biographe écarte avec insistance ce soupçon de magie que semble- 
Talent justifier ses miracles. L'inimitié des hiérophantes d'Eleusis, des 
prêtres de Trophonius, et des nombreuses personnes qui l'ont pris pour 
un magicien, provient exclusivement d'un malentendu. La supériorité qu'il 
avait sur les autres hommes en savoir et en puissance, c'est uniquement à 



^ LES ROMAINS 661 

sa pureté qu'il la devait. L'homme divin, c'est l'homme vertueux; voilà ce 
qu'il avait appris sur la montagne des Brahmanes. Par moments semble 
apparaître un essai d'interprétation métaphysique; l'auteur paraît conce- 
voir la puissance exceptionnelle d'Apollonius comme d'origine divine. 
Mais l'idée essentielle du livre est assurément toute diJfférente. Apollonius 
ne fut pas un dieu, mais il fut divin parce que parfaitement sage, pur et 
vertueux. Et telle est la vérité qu'il révéla en traversant le monde, guéris- 
sant les malades, répandant les bénédictions, et agissant même sur les 
destinées de l'empire, puisque, à de futurs empereurs, il avait prédit leur 
avènement. 

Une question capitale pour nous, dans l'étude de l'ouvrage de Philos- 
trate, est celle de sa position par rapport au christianisme. Sur ce point 
nous manquons de renseignements positifs. Nulle part cette biographie 
ne fait mention du christianisme, mais il est évident que maintes fois 
elle copie des récits de miracles évangéliques, ou des histoires tirées de la 
vie de l'apôtre Paul, et aussi que Philostrate a eu souvent présentes à 
l'esprit les apparitions du Christ ressuscité. Cela posé, avait-il pour dessein 
de combattre le christianisme, comme le fît un siècle plus tard Hiéroclès 
en exaltant le saint de Tyane aux dépens du Christ? Cette tendance chez 
lui n'est pas vraisemblable. Le monde des princesses syriennes n'était pas 
hostile au christianisme ; le biographe d'Apollonius put donc en tirer parti, 
à vrai dire sans le nommer, et emprunter, pour en orner l'image de son 
saint, certaines couleurs au Nouveau Testament. On fait une image idéale 
en prenant de toutes mains; le pythagorisme et |le culte syrien du soleil 
formèrent le fond, la sagesse indienne fut l'idéal suprême ; tous les élé- 
ments impurs furent écartés : les sacrifices sanglants, le culte égyptien 
des animaux, et surtout la magie. Mais le succès de la tentative ne fut ni 
grand ni durable. On éleva en l'honneur du saint un beau temple dans sa 
ville natale de Tyane, et Caracalla lui rendit un culte fervent. Alexandre 
Sévère l'admit au nombre de ses saints, à côté d'Orphée et de Jésus- Christ. 
Le culte du dieu solaire syrien, introduit dans Rome par Héliogabale, 
fut encore plus éphémère. Bassianus, fils de Julia Soaemias, était un 
bel adolescent, adorateur du dieu dont il devait finir par prendre le nom, 
d'ailleurs fort débauché. Quand les soldats l'eurent élevé sur le trône, il 
voua un culte exclusif à ce dieu dont il était le prêtre, et qui sur les 
monnaies porte le nom de Deus Sol Elagabal. Les opinions diffèrent encore 
aujourd'hui sur le sens du mot; il est cependant établi que l'on se repré- 
sentait le dieu d'Emesa comme une divinité solaire. Ce dieu avait pour 
symbole une pierre noire, sans doute un aérolithe, qu'Héliogabale fit 
apporter à Rome. C'est dans Rome que l'empereur célébra par des proces- 
sions et des fêtes ce culte nouveau, la seule chose à laquelle il prît intérêt. 
Le plus mauvais côté de l'institution furent ses orgies publiques. L'an- 
cien esprit de la religion syrienne occupa pour un moment le trône impé- 
rial. Mais ce ne fut qu'une courte ivresse. La réaction ne pouvait tarder ; 
en effet, dans une émeute que le cousin même de l'empereur avait dû 
provoquer pour sa propre défense, Héliogabale et sa mère furent mis à 



662 , HISTOIRE DES RELIGIONS 

mort. Le même cousin monta sur le trône sous le nom d'Alexandre 
Sévère, La pierre du dieu syrien fut rapportée à Emesa, oy-^elle continua 
à être l'objet d'honneurs ^divins. . 

Sous Alexandre Sévère la tendance au syncrétisme se manifesta de 
la façon la plus nette. Cet empereur était un homme parfaitement 
honorable et pieux. Il rendait hommage à tous les dieux, et prenait 
part aux Hilaria de la Mater Magna comme aux. sacrifices du Gapitole; 
il honorait à la fois les fidèles d'Isis et les Juifs; il voulait élever un 
terhple en l'honneur du Christ, mais les auspices de la religion tradi- 
tionnelle, auxquels il avait foi, l'en détournèrent. Quant à sa dévotion 
personnelle, elle ne s'adressait pas aux grandes divinités, mais aux 
hommes divinisés qu'il invoquait chaque jour dans son palais. C'était 
en quelque sorte une forme païenne du culte des saints : l'empereur 
invoquait, en qualité de protecteurs divins, ses -ancêtres, et un grand 
nombre de ses prédécesseurs passés au rang de divi ; il priait également 
les grands bienfaiteurs de l'humanité, Abraham, Orphée, Jésus- Christ, 
Apollonius de Tyane, Alexandre le Grand; il y avait aussi des saints 
de second ordre, comme Cicéron et Virgile. Les principes de. tolérance 
universelle s'appliquaient aux chrétiens comme aux autres hommes; ils 
jouissaient même de beaucoup de considération et de sympathie dans 
l'entourage de l'empereur, auprès de lui-même et de sa mère. Mamcea 
avait eu dans Gésarée un entretien avec le célèbre Origène, et elle mon- 
trait tant d'inclination pour le christianisme que des pères de l'Eglise 
louèrent sa piété et sa vertu. Sans doute l'empereur et sa mère étaient 
bien éloignés de l'idée d'abandonner leur attitude de bienveillance uni- 
verselle pour passer entièrement au christianisme. Mais il est établi que, 
sous Alexandre Sévère, les chrétiens avaient le droit de posséder des 
terres et qu'ils choisissaient librement leurs évêques. Du reste cette liberté 
n'avait pas l'approbation de tout le monde, et le juriste Ulpien trouvait 
utile à la même époque de rassembler tous les édits qui avaient été rendus 
antérieurement contre les chrétiens. 

Ce qu'il y a de remarquable dans le mouvement religieux auquel pré- 
sidèrent les empereurs syriens, c'est moins la nouveauté des cultes qu'il 
introduisit que la nature des besoins et des dispositions morales qu'il mit 
en lumière. Cette époque fut un temps de tolérance universelle; par la 
manière de concevoir la divinité, on tendait au monothéisme; en même 
temps on désirait un modèle de sainteté et l'on s'efforçait de constituer 
la figure idéale d'un homme divin. C'est ainsi qu'en différents sens on 
travaillait pour le christianisme, auquel ce régime syncrétique permit 
d'être reconnu pour la première fois. . 



§ 133. — La fin du i>iaganisnie. 

Nous allons passer brièvement en revue toute la période qui va de la 
mort d'Alexandre Sévère (235) à celle de Théodose le Grand (395). Cet 



" LES ROMAINS . 663 

espace d'un siècle et demi se divise à son tour en deux périodes, limitées 
par le, règne de Constantin. Le christianisme et le paganisme s'entrelacent 
si étroitement, que la tâche de les débrouiller exactement est d'une com- 
plexité extraordinaire. De plus en plus la politique religieuse passe au 
premier plan, et à chaque changement de règne la direction change. 

Dans les périodes qui nous ont occupés jusqu'ici, l'opposition entre 
christianisme et paganisme n'avait encore Jamais pris une forme aiguë. 
Les persécutions du temps de Néron, ïrajan, Marc-Aurèle^ Septime 
Sévère avaient été locales et passagères. A la fin de cette période, le chris- 
tianisme semblait même englobé dans la tolérance universelle. Dans le 
second tiers du m" siècle la situation changea. A partir de ce moment 
jusqu'à Constantin, les persécutions, tout en alternant avec des périodes 
de calme, reprennent sans cesse de nouveau, et ont davantage un carac- 
tère universel, systématique. Maximin le Thrace, Décius, Valérien, Auré- 
lien, enfin et surtout Dioclétien et Galère, furent des persécuteurs des 
chrétiens. Dans ces persécutions, ce fut surtout la voix de l'armée qui se 
fît entendre. Les grands persécuteurs des chrétiens parmi les empereurs, 
comme Maximin et Décius, furent des généraux, animés de l'esprit mili- 
taire, sans goût pour la culture intellectuelle. C'est dans l'armée que reli- 
gion et superstition étaient restées le plus vivaces, c'est pendant les cam- 
pagnes qu'on se sentait particulièrement porté à demander l'appui des 
dieux, et c'est pour cela que les principaux cultes du temps, comme celui 
de Mithra, étaient justement répandus parmi les soldats. Les chrétiens se 
montrèrent toujours hostiles au service militaire, ce qui avivait encore la 
haine des légions. A vrai dire, les persécutions ne tendaient pas absolu- 
ment à l'anéantissement des chrétiens, comme les écrivains chrétiens sem- 
blent le dire souvent. Plusieurs documents prouvent clairement que la 
peine de mort n'était pas générale et que souvent, dans la pratique, on 
adoucissait les édits. Dans les milieux qui n'étaient encore qu'à demi 
christianisés, les persécutions opérèrent un triage, car beaucoup faiblirent, 
et les autres se fortifièrent par l'exemple des martyrs. De la sorte, au seuil 
du iv^ siècle, le christianisme était déjà une grande puissance, et c'était 
risquer que de la combattre. Galère et Dioclétien osèrent. Mais leur fana- 
tisme païen né put détruire le christianisme, il ne fit qu'exalter le fana- 
tisme chrétien, et le prince qui sortit vainqueur du chaos de cette époque 
confessa le christianisme. 

Aucun culte nouveau de signification profonde ne s'est produit alors. 
On faisait des sacrifices au Capitole et sur les autels de Mithra, on hono- 
rait les empereurs divinisés, les dieux romains, égyptiens et autres, que 
nous connaissons déjà, souvent le soleil, comme cela résulte de nombreuses 
monnaies; en Orient, au iv^ siècle, fleurit surtout le culte de Tyché; c'était 
la déesse principale de Constantinople, et dans les autres capitales elle 
avait aussi des temples importants. 

Le dernier effort vigoureux pour ranimer le paganisme vint de la phi- 
losophie. Ce fut le mouvement néoplatonicien, qui, au milieu du iir siècle, 
eut pour représentant principal Plotin. On affirme toujours, avec raison, 



66,4 HISTOIRE DES RELIGIONS 

la parenté du néoplatonisme et du gnosticisme, mais on l'exagère souvent. 
~ Ils étaient d'accord sur ce point, qu'ils voulaient tous deux arriver à la 
vérité par voie spéculative et fonder la religion sur la philosophie ; de plus 
ils se rencontraient sur bien des détails, tant de doctrine que de pratique. 
Mais ils suivaient sur mainte théorie essentielle des chemins différents, 
surtout parle fait que le gnosticisme admettait beaucoup d'éléments orien- 
taux. On en a dit autant du néoplatonisme, mais, au moins pour Plotin, 
c'est inexact; la tradition philosophique à laquelle il s'attachait était celle 
de Platon et d'Aristote, et il y ajoutait des idées stoïciennes. Plotin était un 
penseur d'élite, qui a exercé une influence durable sur le développement 
de l'humanité. Il enseigna à Rome à partir de 244 et mourut en 270. Son 
disciple Porphyre a écrit sa biographie et édité ses œuvres en six 
Ennéades ^ 

Le problème que le néoplatonisme se proposait était d'expliquer la mul- 
tiplicité en partant de l'unité, et de maintenir le principe de la transcen- 
dance de Dieu, de façon pourtant que la création et le cours du monde 
parussent imprégnés de divinité. La description de l'édifice vraiment 
imposant que Plotin a construit à cet effet avec des matériaux platoniciens 
et stoïciens appartient à l'histoire de la philosophie. Ici nous indiquerons 
seulement les tendances religieuses que cette construction a servies. Le 
dualisme rigoureux de Dieu et du monde devait favoriser au point de vue 
religieux la tendance mystique, au point de vue moral la tendance ascé- 
tique. Dieu est au delà du monde, inaccessible à la connaissance, sans 
attributs, bien plus, il est au delà de l'être (èTrsxsiva t^ç ouaiaç) : c'est le 
principe du mysticisme, exprimé clairement ici pour la première fois. 
L'homme n'atteint le Suprême que dans des états d'extase, que Plotin lui- 
même doit avoir connus ; la morale cherche à tuer les sens par les exercices 
et les purifications ascétiques, et s'efforce de dépouiller l'humain pour 
revêtir le divin. De toute nécessité, cette philosophie dut intercaler entre 
Dieu et le monde un grand nombre d'êtres intermédiaires, dans lesquels 
on pourrait retrouver les dieux et les démons de la croyance populaire. 
Car, bien que le néoplatonisme fondât ses théories sur la spéculation, il ne 
perdait pas de vue les intérêts religieux. On voit facilement combien cette 
orientation correspondait aux besoins du moment. L'obscurité mystique 
dont la divinité demeurait couverte, le voisinage des forces divines et des 
médiateurs, les exercices, les purifications, les élancements religieux qui 
passaient dans ces milieux pour de la piété ; tout cela répondait à l'esprit 
des m'' et iv^ siècles. Avec cela, les néoplatoniciens se préoccupèrent de 
ménager la situation qu'avait la religion auprès du peuple, de la pénétrer 
de l'ardeur et de la profondeur de la nouvelle spéculation, loin de la 
dissoudre au moyen de cette dernière. Le polythéisme fut basé sur la 
philosophie, les mythes furent expliqués par elle, les rites conservés, les 
exercices religieux vivement recommandés. 'Cette tendance s'allia parfai- 

1. Sur le néoplatonisme, Cf. Zeller et les autres histoires de la philosophie. On trou- 
vera une bonne esquisse dans C. Biggs, Neoplatonism, 1805; un excellent chapitre sur 
Plotin dans R. Eucken, Lebensanschauungen de?' gj^ossen Denke7\ 



- LES ROMAINS 665 

tement avec la magie et la divination, car elle admettait la possibilité et la 
réalité de forces occultes dans la nature comme dans l'être humain, expli- 
quant la magie et la prédiction par l'accord mutuel de toutes choses, et 
les influences sympathiques qu'elles exercent les unes sur les autres. 

Porphyre, l'élève de Plotin, et Jamblique, l'élève de Porphyre, s'adon- 
nèrent davantage encore aux pratiques religieuses. De Porphyre nous pos- 
sédons encore ses quatre livres De abslinentia, Tiepl c/.Tzoyj\q lp,i|/u;(cov, où il 
fonde sur la morale son régime végétarien, et illustre sa thèse à l'aide de 
nombreux exemples, précieux pour nous, tirés d'écrivains de toutes sortes. 
Outre cela, il écrivit 15 livres contre les chrétiens, où il est parlé de la 
personne du Christ avec plus d'égards que dans la polémique de Celse; 
nous ne connaissons que quelques assertions de Porphyre contre les chré- 
tiens, grâce à des allusions. Quant au livre lui-même, il est perdu. Avec 
Jamblique et son école syrienne, le néoplatonisme passa tout à fait du 
côté des superstitions populaires et perdit sa dignité philosophique; pour- 
tant la haute culture du monde ancien fut dominée jusqu'au v*" siècle par 
le néoplatonisme. Elle avait son siège principal dans l'école d'Athènes, où 
se trouvèrent ensemble des maîtres et des élèves, comme Libanius, Julien, 
et bien d'autres, qui passèrent dans la suite au christianisme et que nous 
comptons parmi les Pères de l'Église ; au v® siècle y enseigna Proclus, qu'on 
a nommé avec raison le Scoliaste de la philosophie grecque, à cause de sa 
connaissance encyclopédique de la tradition philosophique. Dans d'autres 
grandes villes aussi fïorissait le néoplatonisme, par exemple à Alexandrie, 
où il eut, au début du v° siècle, son dernier grand représentant dans la 
personne d'Hypatie, cette victime de la cruauté chrétienne, qui fut déchirée 
par les moines, et mourut en martyre de la culture païenne. 

Après avoir vu comment le paganisme cherchait à s'affirmer en face du 
christianisme grandissant, et s'opposait à lui comme à un ennemi, il nous 
faut marquer les traits principaux qui signalent à cette époque la christia- 
nisation de l'univers. L'ancien monde pratiquait la tolérance religieuse, et 
en particulier l'empire romain était porté à accorder une place à tous les 
cultes. S'il s'écarta de cette règle en ce qui concerne le christianisme, cela 
tient d'une part à ce que dans les calamités publiques, la populace et l'armée 
exigeaient, comme expiation, la poursuite des ennemis du culte, d'autre 
part, à ce que les chrétiens eux-mêmes cherchaient souvent à se dérober à 
leurs devoirs civiques. Pourtant le gouvernement revint toujours à son 
attitude tolérante. Dans la deuxième moitié du iii^ siècle, la raison en fut 
qu'il fallait de plus en plus reconnaître le christianisme comme une 
puissance. Le premier qui le fit officiellement fut Gallien, immédiatement 
après la persécution de Valérien. En 260 il reconnut aux chrétiens le droit 
de réunion et garantit leur droit de propriété : apparemment, ce n'était 
là rien de plus que ce que l'Église avait auparavant en fait; mais après les 
récentes persécutions, cette garantie officielle des droits n'en était pas 
moins de grande importance. Il est vrai que d'autres empereurs, comme 
Galère et Dioclétien, ont retiré à l'Église cette protection, mais le chemin 
était frayé, et Constantin devait le reprendre. De fait, l'édit de Milan (313) 



666 HISTOIRE' DES RELIGIONS 

n'accordait rien de plus aux chrétiens que ce qu'ils avaient déjà obtenu 
sous Gallien : la protection légale. Constantin suspendit les édits anté- 
rieurs qui punissaient les chrétiens; il s'efforça de, donner au christia- 
nisme, dans l'Etat, les mêmes droits et les mêmes privilèges qu'au paga- 
nisme. Son attitude religieuse fut toujours déterminée par des vues poli- 
tiques, il reconnaissait la puissance du christianisme et trouvait habile de 
conclure une alliance avec l'Église hiérarchiquement organisée. D'ailleurs 
il était très éloigné de l'idée d'élever le christianisme au rang de religion 
d'Etat exclusive, ou même de renoncer à ses droits d'empereur souverain 
en matière religieuse, au profit du christianisme. Il n'a pas combattu le 
paganisme, il l'a même expressément reconnu. C'est ainsi qu'il garda le 
titre de pontifex maximus, qu'il fît consacrer ses prédécesseurs comme 
divi, qu'il inaugura Constantinople, sa capitale, avec des cérémonies 
païennes, qu'il invita les évêques chrétiens à ne pas froisser les païens 
dans leur foi, et affermit encore dans la dernière année de sa vie les privi- 
lèges de certains collèges païens. C'est seulement contre les cultes secrets, 
qui mettaient la morale en danger, qu'il prit des mesures répressives. Ça 
et là il confisqua aussi de riches trésors religieux, mais la destruction du 
paganisme n'était nullement dans ses intentions. Bien plus, il voulait 
réaliser la neutralité de l'Etat. Au début, c'est dans ce sens seulement qu'il 
intervint pour les droits de l'Église chrétienne. Pendant un certain temps, 
il semble avoir cherché dans une sorte de déisme incolore le moyen d'ef- 
facer les diversités de croyances. Mais, au cours de son règne, l'empereur 
se rapprocha progressivement du christianisme. Les schismes ecclésias- 
tiques, d'abord le donatisme, puis l'arianisme, le préoccupèrent fort, et 
c'est sous sa direction que fut tenu le concile de Nicée. A la vérité 
il gardait conscience de son pouvoir souverain, a Si les évêques avaient 
traité ce prince comme Ambroise fît plus tard de Théodose le Grand, il leur 
aurait fait tomber la tête devant les pieds » (H. Schiller). Il est vrai que 
les chrétiens, surtout dans les dernières années, obtinrent à sa cour une 
place prépondérante, et qu'il fut sous leur influence ; il fît élever ses enfants 
dans la foi chrétienne, et lui-même se fit baptiser l'année de sa mort. C'est 
ainsi que Constantin n'a ni détruit le paganisme, ni élevé le christianisme 
au rang de religion d'État; mais il a enlevé au premier son droit exclusif, 
et au second ses entraves. Par cette attitude neutre, il a laissé libre le cours 
des événements, mais l'issue n'en pouvait plus être douteuse. 

Les fils de Constantin suivirent en général à l'égard du paganisme la 
politique de leur père. L'édit de 353, par lequel Constance interdit les 
sacrifices et ferma les temples païens, ne doit pas être compris comme 
interdisant et punissant le paganisme. Avant comme après, même dans 
la vie publique, des rites païens furent maintenus; ce n'est que contre 
les extravagances, la magie, lés sciences o6cu]tes, qu'on exerça une répres- 
sion sévère. 

Sous le règne de Julien une courte réaction se produisit (361-363). Julien 
n'institua pas contre les chrétiens de persécution proprement dite; au 
contraire il est probable que la tolérance fut la règle sous son règne. 



■ LES ROMAINS 667 

D'ailleurs il se piquait d'ataraxie et d'impartialité philosophiques, à la 
vérité sans y atteindre, par la faute de son caractère nerveux et chimérique . 
Il voulait réaliser la régénération morale du paganisme sur la base de la 
doctrine néo-platonicienne; peut-être n'eut-il pas lui-même, dans le détail 
de ses actes, une idée très nette du but qu'il poursuivait. En face des 
chrétiens, et particulièrement dans la pieuse région d'Antioche,^ il faisait 
montre de sa dévotion païenne; il bâtit et dota des temples,, chercha à 
ranimer des mystères et des oracles. Mais il était trop tard. On raconte 
que lorsque Julien voulut faire de nouveau parler l'oracle de Delphes, son 
messager reçut pour réponse ces paroles : « Annonce à l'empereur que 
depuis longtemps le temple splendide est enseveli dans la poussière; 
Phébus n'a plus d'abri, plus de laurier prophétique, plus de source qui 
parle, l'eau qui parlait est devenue muette. )) 

Dans la seconde partie du iv® siècle le paganisme avait p^rdu toutes 
ses attaches, et la tentative de Julien fît surtout bien voir combien peu de 
vitalité il avait gardé. En maint endroit où Julien fît rétablir le paganisme, 
il n'existait plus de prêtres ni de communauté. La religion antique eut 
pour dernier refuge la population plus grossière des campagnes : c'est 
même ce qui lui a valu le nom de paganisme. A Rome seulement, 
elle conservait des adhérents, dans les classes supérieures et le sénat. Il 
est intéressant de rappeler le. sort de la statue de la déesse Victoria, image 
hautement révérée, à laquelle on offrit des sacrifices dans le lieu des 
séances du sénat. Constantin l'en fît enlever en l'an 357. L'aristocratie 
romaine ne supporta pas sans peine l'éloignement de cette image, qu'elle 
considérait comme une sorte de palladium ; dans les dix années qui sui- 
virent, elle fut à plusieurs reprises alternativement ramenée et enlevée. 
Quand en 384 Gratien supprima de nouveau ce culte, son édit provoqua 
le dernier essor de l'éloquence antique : Symmaque, au nom de la majo- 
rité des sénateurs, prit la défense des croyances païennes. Mais le parti 
des sénateurs païens était depuis longtemps trop faible pour arrêter, ou 
même pour endiguer le mouvement général des esprits. 

L'échec de Julien annonce la mort du paganisme agonisant. Sous un, 
grand nombre d'empereurs romains, le christianisme avait joui de la tolé- 
rance; sous Constantin et ses fils, il avait conquis l'égalité des droits avec 
les cultes païens; et bientôt ses évêques prétendirent à être puissants 
dans l'Etat et réclamèrent son action contre les païens et les hérétiques. 
Mais l'Etat ne fut pas dès l'abord disposé à obéir à ces injonctions. Valen- 
tinien, successeur de Julien, abrogea sans doute un certain nombre des 
mesures de son prédécesseur; mais il était trop politique pour abandonner 
la neutralité de l'État à l'égard des religions, et livrer ainsi tout son pouvoir 
à l'Église. Aussi se montra-t-il, dans les choses essentielles, tolérant à 
l'égard du paganisme; il ne proscrivait que les cultes immoraux. Son gou- 
vernement réalisait l'idéal de l'historiographe païen de cette époque, Ammien 
Marcellin, qui écrivit à Rome vers l'an 390. Ammien était homme tolérant, 
mais loin d'être exempt de superstition; de même que Symmaque, il 
exprime la disposition d'esprit des milieux païens vers la fin du iv° siècle. 



668 HISTOIRE DES RELIGIONS 

L'acte décisif fut accompli par Théodose lé Grand. L'évêque de Milan, 
saint Ambroise, politique habile et ambitieux de pouvoir, excita et mit à 
profit son zèle religieux. Il est douteux que Théodose ait eu dès l'abord 
pour but l'anéantissement du paganisme. Il commença par imposer aux 
cultes païens une restriction très grave, en punissant de peines sévères le 
retour au paganisme, qu'il qualifiait d'apostasie. Plus tard, l'édit de 392 
supprima le culte païen en tous lieux et d'une façon absolue. Les temples 
furent dès lors en proie au pillage; les fonctionnaires locaux eurent par- 
tout l'ordre de sévir contre le culte païen; les chrétiens fanatiques eurent 
toute liberté de le combattre par la violence. C'est ainsi que disparut le 
paganisme, sans pouvoir opposer à la destruction une résistance sérieuse. 
Tout ce qu'il contenait d'éléments vivants était passé dans le christia- 
nisme, qui dès lors, abondamment chargé de pensées et de formes gréco- 
romaines, se trouvait en état de remplir sa mission dans le monde. 



CHAPITRE XIV 
SLAVES ET GERIVÎÂINS 



LA FAMILLE SLAVE' 

§ 134. — Les peuples baltiques et les Slaves. 

L'imagination et le dilettantisme ne se sont donné que trop libre car- 
rière dans l'étude de la mythologie slave. On s'est servi sans aucune cri- 
tique des pauvres documents que l'on possédait; on a eu confiance en 
des matériaux suspects comme les gloses tchèques de la Mater verborum, 
dictionnaire falsifié au début du xix° siècle; toutes sortes d'erreurs ont 
pris racine, on a confondu dans un même tableau des périodes différentes 

1. Bibliographie. — Pour l'ethnographie, voir MûllenhofT, Deutsche Alterthumskunde, 
II, et P. J. Schafarik, Slaivische Altherthûmer (2 vol., -traduction allemande, 1843-4). 
Les anciens mythologues parlent en général de cette famille ethnique avec peu de 
critique et beaucoup de confusion; on ne peut que se méfier d'un livre comme 
celui de Hanusch, qui fut beaucoup lu en son temps. De bonnes contributions à 
ces études sont écrites dans des langues peu accessibles, le tchèque et le russe. On 
consultera avec fruit, sur la mythologie et les croyances populaires en particulier, 
l'ouvrage de G. Krek, Einleitung in die slavisclie Litteraturgeschichte (2° édit., 1887). 
L. Léger a publié une Esquisse sommaiy^e de la mythologie slave {R. H. R., 1881) qu'il 
a reprise sous le titre de La mythologie slave, 1901; voir également du même auteur 
plusieurs bulletins de la même R. H. Revue). Citons parmi les articles parus dans 
la revue spéciale, Archiv fur slav. PhiloL (depuis 1S7S) : A. Brùckner, Mythologische 
Studien (dans les vol. VI, IX, XIV); Th. von Grienberger, Ueber litauische Gôtter und 
Geisternamen (vol. XVIII). Signalons aussi : Schleicher, Litauisches Lesebuch, 1857 ; 
A. Bezzenberger, X.^■tew^scAe Forschungen, 1882; A. Leskien et K. Brugmann, Litauische 
Volkslieder und Mdrchen (1882, avec des notes par Wollner, qui indique des parallèles 
baltiques et slaves); le livre de H. Usener, Gôtternamen, 1891, contient des rensei- 
gnements importants sur les dieux lithuaniens; W. Mannhardt, Lettische Sonnenmythen 
(Z. f. EthnoL, VII, 1875). A paru sans nom d'auteur : Gottesidee und CuUus bei den 
alten Preussen, 1870. 

Pour la Russie : W. R. S. Ralston, The songs of the Russian people, 1872, Russian 
folktales, 1873; A. Rambaud, La Russie épique, 1876; W. Wollner, Untersuchungen 
liber die Volksepik der Grossrussen, 1879. 

Pour les Slaves du Sud, recommandons les ouvrages de F. S. Krauss, Volksglaube 
und religiôser Brauch der SUdslaven, 1890, Sagen und Màrchen der Sûdslaven (2 vol., 
1883-1884), etc. 



^70 HISTOIÉE DES RELIGIONS 

et des peuples: fort éloignés les uns des autres ; oii s'est fait une image 
fantaisiste d'un âge d'or imaginaire de la race slave; on a fondé tout un 
système dualiste sur des allusions accidentelles à un bon et a un méchant 
dieu. On n'est sorti de ce désordre que depuis peu de temps. Sans doute 
nous ne pouvons encore tracer une image complète des religions balti- 
ques et slaves; il faut nous contenter de ses fragments. 

Au début de l'ère chrétienne les peuples baltiques et les Slaves for- 
maient déjà deux groupes séparés. Les peuples baltiques, intermédiaires 
entre les Slaves et les Germains, étaient établis aux bouches de la Vistule. 
On les divise en Lithuaniens, Lettons et Prussiens. Les documents qui 
nous les font connaître sont bien peu abondants. Tacite [Germ., 45) les 
range parmi les Germains ; il les nomme JEstii^ et ne consacre qu'une 
seule ligne à leur religion : Matrem deum vener^antur. Insigne super stitionis 
formas aprorum gestant. Une relation de voyage de Wulfstan von Hydaby 
(fin du ix*^ siècle) décrit d'une manière vivante certaines coutumes funé- 
raires, et une sorte de course de cavaliers pour la dispute de l'héritage. Les 
chroniqueurs du moyen âge ne s'inquiètent guère des religions païennes : 
Inutile est acta non credentium scrutari, pensaient saris doute la plupart 
des contemporains d'Adam de Brème. Il est vrai qu'Adam de Brème, 
comme plus tard Thietmar von Merseburg et surtout Helmold. le plus 
explicite de tous, nous donnent une foule de détails sur les dieux et les 
cultes de ces peuples; mais on ne saurait se fier tout à fait à leurs récits. 
C'est ainsi que la croyance populaire n'a probablement jamais connu la 
trinité divine de Patrollo^ Patrimpo^ Perkuno^ citée par Simon Grunau 
(début du xvi*^ siècle). Mais l'historien de l'ordre teutonique. Peter von 
Duisburg, disait déjà très justement en 1326 de la religion des anciens 
habitants de la Prusse que c'était une déification universelle : « Toutes 
les choses créées étaient pour eux des divinités, le soleil, la lune et les 
étoiles, les roulements du tonnerre, les oiseaux, les quadrupèdes et le 
crapaud lui-même; ils avaient aussi des forêts, des champs et des eaux 
sacrés, tellement qu'ils n'osaient y couper du bois, s'y livrer à l'agricul- 
ture, ou y pêcher. )) Nous devons les noms d'une quantité de divinités 
baltiques à la nomenclature del'évêque Georg Polentz (1530) et à quelques 
autres écrits du même temps, surtout à l'ouvrage du noble polonais 
J. Laskowski : De diis Samagitarum ^ 

On sait donc quelque chose de ces religions disparues. Les noms de 
lieux et les chansons populaires montrent qu'il y avait là comme partout 
des divinités de la nature et des mythes. Les dieux sont quelquefois dési- 
gnés sous le nom de Devo-Sunelei (« petit enfant de Dieu », Gottes- 
Sôndlein, diminutif de sympathie), désignation qu'il ne faut pas croire 
empruntée au christianisme. Nous trouvons parmi les dieux la lune, la 
planète Vénus, l'aurore. Perkunas, le puissant dieu du tonnerre, était le 
plus généralement adoré; les anciens habitants de la Prusse l'imploraient 
pendant la tempête, et jusqu'au xvii° siècle on lui offrait des sacrifices 

1. Réédité par W. Mannhart, Magaz. cler lett. litterar. Gesellsch., 1868. 



SLAVES ET GERMAINS 671 

pour amener la pluie. Il survit encore dans les noms de lieux et dans les 
récits populaires. Les thèmes mythiques sont nombreux bien que les 
mythes ne soient encore que peu développés : des chansons nuptiales 
racontent les fiançailles de Perkunas et de la fille du soleil; on représente 
Perkiina-tete, la mère du tonnerre, offrant un bain au soleil fatigué. Men- 
tionnons encore un dieu-cheval des Lettons, Udnj (peut-être à l'origine 
le dieu du soleil)'. 

A côté de leurs dieux, les peuples baltiques possédaient toute une série 
d'esprits et de génies, surtout des esprits domestiques : génies de la 
richesse, du foyer, avant tout le serpent de la maison {Gyvate), auquel 
on avait coutume d'offrir des aliments ; puis des lutins, des kobolds, des 
revenants, qu'on nommait quelquefois deives, ce qui fait songer à la 
signification défavorable de Devas dans l'Avesta. Il y avait des génies 
spéciaux pour toutes les circonstances de la vie et pour tous les phéno- 
mènes naturels. Laima, déesse du bonheur, préside aux accouchements. 
A côté des esprits des forêts et des arbres s'en trouvent d'autres, qui 
labourent les champs, veillent à l'élevage des bestiaux ou bien prennent 
soin des abeilles. Parmi les divinités de la moisson il faut signaler Kurche, 
qui est une idole faite des derniers épis de la récolte. Usener a fait la liste 
des noms de dieux lithuaniens; il pense que leur désignation adjec- 
tivale, encore transparente, dénonce le degré de développement religieux, 
auquel appartiennent aussi les indigitamenia romains, dans lequel les 
Indigetes ne sont pas encore arrivés à une personnification complète. 
Mais Usener ne prétend pas que la race baltique dans son ensemble en 
soit restée à cette conception : il croit pouvoir montrer dans les noms des 
dieux lettons l'indice d'un degré supérieur de l'évolution. Chez les Lettons 
notamment, les génies dont le nom est accompagné du mot mate (mère) 
sont déjà plus que des personnifications d'idées abstraites. 

Si nous pouvons éhumérer un grand nombre des noms des divinités 
adorées par les peuples baltiques, nous ne sommes pas en état de pré- 
senter un tableau de leur religion. Bornons-nous à mentionner les 
grands temples remplis d'idoles précieuses, et le clergé, que nous 
trouvons organisé chez les peuples baltiques, mais non pas chez les 
Slaves. Les chroniqueurs parlent même d'un grand prêtre, nommé 
Kriwe, qui était l'objet d'une forte adoration religieuse, et des Wai- 
delottes, ses subordonnés et ses messagers. On ne peut dire exacte- 
ment jusqu'à quel point il faut attribuer le développement de cette orga- 
nisation du culte à l'influence Scandinave, comme le croient beaucoup 
de savants. 

Les peuples slaves sont les Polonais, les Vendes (Sorbes), les Slovaques, 
les Tchèques, les Moraves, les Russes, et au sud, les Bulgares, les Serbo- 
Croates et les Esclavons. Il importe ici d'étudier chaque peuple à part, et de 
se garder de construire, à l'aide de matériaux incohérents et disparates, 
une mythologie de pure fantaisie. On n'a même pas le droit de distinguer 
dans l'antiquité un groupe occidental et un groupe oriental; cette division 
vient de la séparation des églises : les Vendes, les Polonais, les Tchèques 



67,2 HISTOIRE DES RELIGIONS 

■ • - ■ ^ ' f , ■ - ■ , ■ , 

et les Moraves restèrent fidèles. au pape, tandis que les autres Slaves se 
rangèrent du côté de l'Ég-lise byzantine. 

Les peuples slaves atteignaient leur plus grande extension au vii^ siècle; 
plus tard les Allemands les refoulèrent toujours davantage. Nous ne 
savons que bien peu de chose sur leur religion dans l'antiquité. La courte 
notice de Procope [De bello gothico, III, 14) a déjà le ton dédaigneux qu'on 
prit souvent au moyen âge en parlant des Slaves. Selon Procope, les 
Esclavons et les Anise n'avaient qu'un dieu, celui qui lance la foudre, ne 
connaissaient pas le destin, adoraient les fleuves, les sources et d'autres 
démons; leurs sacrifices étaient mantiques. On ne peut guère se fier aux 
chroniqueurs du moyen âge. Ainsi Brûckner a prouvé que le dieu Radi- 
gast, dont Adam de Brème nous donne une si haute idée, ne doit son 
existence qu'à un malentendu. Il en est autrement sans doute de Svan- 
tovit, dont parlent Helmold et Saxo Grammaticus. Ce dieu avait son 
sanctuaire et son idole polycéphale à Arkona dans l'île de Rugen; Wal- 
demar le Danois détruisit le temple et la statue en 1168. Svantovit était 
tenu en très grand honneur ; tous les. ans on célébrait sa fête et les prêtres 
y prédisaient une bonne ou une mauvaise récolte d'après l'examen du 
liquide qui était resté depuis l'année précédente dans la corne à boire; le 
dieu fournissait encore des auspices pour les expéditions guerrières, cette 
fois par le moyen du cheval sacré qu'il chevauchait la nuit; le prêtre 
devait retenir sa respiration à l'intérieur du temple. On a soutenu récem- 
ment que^Svantovit n'était pas du tout une divinité païenne, mais un 
Saint Vit chrétien ^ : en tout cas le culte de l'île de Rugen comprenait 
des coutumes païennes. 

L'histoire de la conversion des différents peuples slaves, depuis le 
ix" siècle, date de l'apostolat de Methodius et Cyrille en Pannonie et en 
Moravie, fournit de nombreux renseignements sur des faits intéressant 
l'Église, mais rien de particulier sur le paganisme. Dans les documents 
postérieurs on peut recueillir çà et là des éléments de mythologie. Ainsi 
Brûckner utilise ce que Dlugosz (miheu du xv° siècle) dit dans son His- 
toria Polonise des vieilles divinités. Cet auteur cite des noms divins qu'il 
combine avec des dieux romains; ces divinités polonaises avaient des 
simidacra, flamines, sacra instiiuta et lucos; à des époques fixes de l'année 
on leur offrait de grandes fêtes, où accouraient des troupes d'hommes et 
de femmes, foule effrénée qui chantait à tue- tête des chants sauvages. 
En dehors de cet historien, les prédicateurs polonais-latins du xv^ siècle 
nous fournissent des matériaux utiles pour la connaissance des croyances 
populaires. 

Passons aux Russes. Ils se sont développés un peu en dehors des autres 
Slaves. Mais ils ont subi cependant des influences étrangères, d'abord 
celle des Scandinaves, qui donnèrent à l'empire la dynastie de Rurik et 
dont les sagas mentionnent souvent le nom de Gardarike, puis celle de 
Byzance, d'où vint le christianisme à la fin du x'' siècle, enfin celle des 

1. L. Léger, Svatovit et les dieux en « vit » (R. H. R., 1896). 



SLAVES ET GERMAINS 673 

Tartares , aux invjasions desquels le pays fut ouvert pendant tout le 
moyen âge. La chronique du moine de Kiev, Nestor (1056-1114), est la 
principale source de nos renseignements sur l'ancienne Russie : elle 
remonte à une époque encore assez rapprochée du vieux paganisme pour 
en avoir préservé beaucoup de souvenirs. Les récits épiques et les croyances 
des gens des campagnes nous en gardent de nombreuses survivances. 
Nous devons aussi quelques renseignements à des voyageurs arabes. 

Un mot communément employé par les Slaves pour désigner Dieu, et 
que l'on trouve aussi chez les Russes, est Bog. Il est moins nécessaire de 
rattacher ce mot à une racine indo-germanique que de noter la ressem- 
blance qu'il présente avec le mot persan synonyme : nous avons déjà 
signalé une ressemblance semblable à propos des peuples baltiques pour 
le sens du mot deives-, de même, quand un voyageur arabe du commen- 
cement du x'' siècle nous décrit un enterrement russe où l'on inhume 
un chien avec le cadavre, nous pensons aussitôt au rôle que joue le chien 
dans les cérémonies funéraires de l'Avesta. Mais d'autre part la croyance 
que la terre repose sur le dos d'un poisson suggère des parallèles ethno- 
graphiques universels ^ Cependant le nom de Bog prouve suffisamment 
le rapport étroit qui existe entre les Slaves et les Persans. 

Les noms des grandes divinités russes sont encore très transparents : 
Svarog, dieu du ciel; Dajbok, dieu du soleil; Ogoni, dieu du feu; Stribog, 
dieu du vent. On a voulu voir dans Volos, le dieu des troupeaux, un saint 
Biaise chrétien^, et d'ailleurs le Kupalo, qu'on adorait en été pour obtenir 
une bonne récolte, doit certainement son existence à Ivan-Kupalo (saint 
Jean-Baptiste). Vesna, déesse du printemps, est tout aussi problématique 
que la Lada slave. La première place dans le culte était réservée au dieu 
du tonnerre Perun; ses statues s'élevaient à Novgorod et à Kiev; il survit 
encore sous le nom d'Elie dans l'imagination du peuple russe. Wladimir, 
en 988, fît attacher à la queue d'un cheval et jeter au Dnieper l'idole de 
Kiev : elle était en bois, sa tête était d'argent, sa barbe d'or, elle tenait 
une pierre à feu à la main, un feu de bois de chêne était constamment 
entretenu devant elle. C'est par cet acte que s'inaugura la conversion de 
la Russie au christianisme. 

Dans la croyance populaire survivent encore aujourd'hui une foule 
d'esprits, esprits individuels ou classes d'esprits : Vodjanoj (esprits des 
eaux), Ljeshij (esprits des forêts), Domovoj (esprits domestiques). Le 
domovoj peut être aussi bien un ancêtre que l'esprit du foyer; il prête 
son appui dans le besoin, mais joue quelquefois de mauvais tours ; il est 
généralement visible vers Pâques. Il faut nommer enfin les belles Rusalka 
qui attirent les hommes, dont il faut peut-être chercher l'origine dans le 
mot pouG-à)tta [rosalia = pascha rosata)^. Les contes parlent encore d'un 
couple d'êtres fantastiques : l'immortel Koshtshej, le démon du froid 
hivernal, et 'Baba Jaka, la méchante vieille femme perchée dans sa petite 

i. Arch. f. slav. PhiL, XII, 1,2. 

2. Miklosich, Etymologisches Wôrterbucli, 394. 

3. îd., ibicL, 283. 

HISTOIRE DES RELIGIONS. " 43 



674 ; . HISTOIRE DBS RELIGIONS 

paaison montée sur une patte de poule. Toutes sortes de coutumes qu'on 
observe encore aujourd'hui au printemps et en automne, à l'époque des 
solstices, ont un caractère païen. Les matériaux que nous possédons ne 
sont pas suffisants pour nous permettre de dresser, comme l'ont essayé 
les anciens mythologues, un calendrier des fêtes païennes. 

Passons aux rites funéraires. L'inhumation et l'incinéra tion des morts 
sont également bien attestées. Tant que l'ensevelissement n'avait pas 
eu lieu, l'âme [dusha] errait au hasard sur les arbres; ce n'est qu'après 
la célébration convenable des funérailles qu'elle pouvait arriver aux cam- 
pagnes ou aux forêts des esprits en passant par le chemin des âmes 
(voie lactée ou arc-en-ciel). On donnait aux morts quelques objets à 
emporter : un peu d'argent pour le voyage, une petite échelle pour sortir 
du tombeau. Nous lisons dans la relation de voyage de l'Arabe Ibn-Fadhlan 
(921), déjà citée plus haut, qu'il vit tuer une jeune fille pour servir d'épouse 
au mort dans la vie future. On a supposé, sans grandes preuves, une 
origine Scandinave au cercueil et au bûcher construits en forme de navire. 
Chez les Slaves du Sud : Bulgares, Esclavons, Serbo-Croates, Krauss 
a recueilli, en partie au moyen de questionnaires, un grand nombre de 
légendes, chansons, contes, usages, coutumes. Sans doute, pas plus ici 
qu'ailleurs, on ne sait exactement jusqu'à quel point on peut rattacher les 
croyances populaires d'aujourd'hui au paganisme d'autrefois. Toutes les 
compositions populaires n'ont pas un noyau mythique, toutes les cou- 
tunies populaires ne remontent pas à l'époque païenne. Quand les chan- 
sons de noces parlent de l'amour du soleil ou de la lune et de l'étoile du 
matin, il est permis d'y voir une trace de l'ancienne mythologie. Mais 
Krauss n'y voit qu'une glorification poétique des nouveaux mariés et 
croit que le culte du soleil et de la lune n'existait pas chez les Slaves 
du Sud. 

Les Slaves du Sud ont une foule de contes relatifs aux Vilas, qui sont 
de belles filles habitant les bois, les champs et les eaux, tantôt protégeant 
les hommes, tantôt malicieuses et funestes. Krauss a expliqué, en suivant 
Mannhardt, que ces Vitas sont les âmes des arbres et les démons du blé; 
il semble pourtant difficile de rattacher à ce caractère primitif leurs rela- 
tions avec les eaux et les nuages et toutes les influences bonnes et mau- 
vaises qu'elles exercent. Les Vitas guérissent et ensorcellent, elles sont 
amoureuses, jalouses et voleuses d'enfants. Du reste il n'est pas possible 
d'en faire une seule espèce d'êtres; les Slaves du Sud attribuent aux Vilas 
ce que l'on attribue autre part aux différentes sortes d'esprits, génies, 
Kobolds, etc. Cependant il existe encore d'autres esprits, par exemple les 
■ esprits des maladies que l'on essaie de conjurer. La croyance aux vam- 
pires, particulière à ces peuples, est très 4éveloppée; ce sont les âmes des 
.morts qui troublent les vivants, et viennent sucer leur sang. On a pour 
chasser les vampires des formules et des rites magiques. 

Sreca, la déesse du bonheur chez les Serbes, les Croates et les Esclavons, 
est probablement une conception mythique assez récente; elle a emprunté 
plusieurs de ses traits à la Fortune et à Tyché. Elle représente le destin 



- SLAVES ET GERMAINS 675 

entant que Fatum et que Pm^que; anxiétés, on lui fait des libations sacri- 
ficielles et, quand on conclut une affaire, on lui offre une pièce de monnaie. 
De ce qui précède, nous pouvons conclure que les peuples baltiques et 
les Slaves des temps païens ne sont pas arrivés au développement reli- 
gieux complet des peuples civilisés. Ce qui reste de leurs croyances et de 
leurs coutumes fournit cependant des points de comparaison appréciables 
à l'histoire des religions. 



LES GERMAINS^ 

§ 135. — Observations préliminaires. 

Rien n'est plus légitime que l'attrait exercé par les études d'antiquité 
germanique. Quand nous remontons aux racines hébraïques et grecques 
de notre civilisation, nous n'oublions pas cependant qu'elle en a qui sont 

1. Bibliographie. — Les travaux de P.-E. Mûller (notamment la Sagabibliothek, 
3 vol., 1817-1820) en Danemark, en Allemagne ceux des frères J. et W. Grimm, qui, se 
complétant l'un l'autre, ont défriché tout le champ de la philologie germanique, sont 
fondamentaux. En 1835, parut Die deutsche Mythologie, de J. Grimm (4^ édit. en 
3 vol. par E.-H. Meyer, 1875-1878); en 1829, Die deutsche Heldensage de W. Grimm 
(3® éd. en 1889, par R. Steig); citons aussi les deux recueils de leurs petits mémoii;es, 
ainsi que les Kinder- und Hausmârchen, 1819, et les Deutsche Sagen, 1816, fruits de 
leur collaboration. Sur J. Grimm, voir le beau livre de W. Scherer. L. IJhland, con- 
temporain des Grimm, a rassemblé beaucoup de renseignements utiles sur le folklore 
et l'histoire de la littérature dans sa Geschischte der Dichtung imd Sage, 8 vol. Bien 
que K. Lachmann ne se soit jamais occupé directement de la mythologie, sa sévère 
méthode philologique et son étude des légendes héroïques {Nihehmgen) ont eu cepen- 
dant la plus grande influenee sur les recherches mythologiques. W. Mannhardt, 
inspiré par les études de l'école anthropologique, en particulier par celles de E.-B. Tylor, 
a appliqué l'hypothèse animiste à l'explication d'une importante catégorie de faits 
dans ses Wald- und Feldculte, 2 vol., 1875-1877, Mythologische Forschungen, 1884. 
K. MiillenhofTa surtout étudié la géographie, l'ethnographie et les légendes héroïques 
dans ses travaux, fort méthodiques mais très lourds, parmi lesquels il faut citer Die 
deutsche Àlterthumskunde (I, 1870; II, 1887; III, 1892; V, 1883). Le livre de F.-B. Gum- 
mere, Germanie origins, 1892, est intéressant. Les innombrables mythologies alle- 
mandes, nordiques ou germaniques qui ont été publiées n'ont pas encore réussi à 
détrôner le chef-d'œuvre dé Grimm, bien que plusieurs de ses parties aient vieilli. 
Citons ici parmi les manuels ou ouvrages généraux dus à des savants Scandinaves les 
travaux de N.-M. Petersen, N.-F.-S. Grundtvig, Finn Magnussen; en Allemagne, le livre 
très confus de K. Simrock, J855, a été plusieurs fois réimprimé. L'ouvrage du savant 
norvégien, S. Bugge, Studien over de no7''diske Gude- og Heltesagns oprindelse, 1881- 
1889, traduit en allemand par 0. Brenner, marque une date dans ces études. Ce livre 
violemment attaqué, en particulier par Mùllenhoff (Z). Atk., V) a plus ou moins direc- 
tement inspiré E.-H. Meyer, Gej^manische Mythologie, 1891, travail riche d'information 
et remarquable par une étude très complète des sources, et W. Golther, Handbuch der 
germanischen Mythologie, 1S95. 

L'histoire de la littérature septentrionale de F. Jônsson, Den oldnorske og oldis- 
landske Literaturs Historié (I, 1894; II, 1895), est encore en cours de publication. 
Nous ne citei'ons parmi les anciennes traductions de l'Edda, que celles de F.-W. Berg- 
mann et de Simrock, parmi les nouvelles celle de H. Gering, Die Edda, 1892. L'en- 
semble des poésies septentrionales a été traduit et publié par G. Vigfusson et F. York 
Powell, Corpus poeticum boréale, 2 vol., 1883. On a surtout traduit les sagas Scandinaves 
en danois et en anglais (G.-W. Basent, Njal, 1861 ; plus récente est la Saga-Library , où 
a paru entre autres Heimskringla et la Northern lïbrarxj), plus encore en allemand. 
Rappelons encore les^ études spéciales réunies par H. Paul, Grundviss der ger- 



676 ' . HISTOIRE DES RELIGIONS 

germaniques. De plus la beauté poétique des mythes et des légendes, la 
moralité dont témoignent les rapports sociaux et familiaux nous touchent 
et nous frappent. La littérature moderne aime, depuis les romantiques, à 
puiser aux sources de l'antiquité germanique, et trop, souvent il lui arrive 
d'idéaliser les conceptions religieuses du paganisme, ou d'attribuer à nos 
ancêtres des qualités du caractère germanique qui se sont développées au 
cours de l'histoire : le sentiment raffiné de l'honneur, la sévérité des 
mœurs, l'individualisme. 

Si la littérature d'imagination a prisé trop haut la vieille religion ger- 
manique, elle est après tout dans son rôle; mais la science l'a imitée. Il 
lui est arrivé de compter la religion germanique au nombre des formes 
religieuses les plus élevées, d'y trouver une profondeur de piété et de 
moralité, une grandeur tragique qui rélèveraient au-dessus de la plupart 
des autres religions païennes et la placeraient immédiatement au-dessous 
du christianisme. Pour remettre les choses au point, il convient de se 
rappeler ce qu'était la civilisation des Germains avant leur conversion au 
christianisme. Sans doute ce n'étaient plus des sauvages; mais les tribus 
allemandes que Tacite nous décrit, et les royautés Scandinaves même 
du moyen âge, dépensant leurs forces en querelles sanglantes, guerres 
de conquêtes et aventures maritimes, n'étaient pas encore sorties de la 
période barbare. Nous ne refusons pas sans doute à cette barbarie un 
sentiment poétique ou moral fort élevé, mais nous pensons qu'il ne faut 
pas s'attendre à trouver chez elle le développement que donne seul à la 
religion un long passé de culture intellectuelle. C'est le christianisme qui a 
fait des tribus germaniques des peuples civilisés ; il ne faut donc pas consi- 
dérer la vieille religion germanique comme une religion de civilisés au 
sens strict. 

Ce vieux monde germanique a longtemps duré et son domaine est fort 
large; chronologiquement il couvre le premier millénaire de notre ère. 
Abstraction faite des quelques renseignements que fournissent les géo- 
graphes de l'antiquité sur les mers et les côtes du nord de l'Europe, et de 
ce que les historiens classiques ont à nous raconter sur les Cimbres et les 
Teutons, nous connaissons les tribus germaniques depuis l'époque de 
César et d'Auguste, et c'est seulement vers l'an 1000 que les peuples 
Scandinaves se convertirent au christianisme. Les premiers Germains qui 

manischen Philologie (l'e édit., 1891-1893, la 2e édition est en cours de publication), où 
B. Mogk a traité la mythologie et l'histoire de la littérature nordique, et B. Symons 
les légendes héroïques. Il est regrettable que ce livre indispensable ait laissé de côté 
l'ethnographie, l'archéologie et l'histoire : la deuxième édition s'occupe au moins de 
l'ethnographie, mais pour l'histoire il faut toujours s'adresser aux ouvrages Scandi- 
naves de P.-A. Munch, Joh. Steenstrup, J.-E. Sars, G. Storm, etc., à J.-M. Kemble, 
pour les Anglo-Saxons, etc. Il faut citer aussi, bien qu'il ait vieilli en partie, le livre 
de K. Maurer, Die Bekehrung des norwegischen Stammes zum Christenthum^ 2 vol., 
1855-1856. 

[Pour compléter cette bibliographie nous devons signaler entre autres ouvrages 
récents : The Religion of the Teutons de Chantepie de la Saussaie, 1902; la traduc- 
tion anglaise du livre de S. Bugge, The home a the Eddie poems, 1899, par Schof- 
field ; Les Vieux chants populaires Scandinaves, de Pineau, 1897 et 1901; le Balder de 
Fr. KaufTmann, 1902.] 



SLAVES ET GERMAINS 677 

se firent chrétiens furent les Goths, dans la deuxième moitié du iv^ siècle; 
au v^ siècle se convertirent les Burgondes et les Francs; vers. l'an 600 les 
Anglo-Saxons, puis peu à peu les autres ; les derniers furent les Saxons 
qui n'acceptèrent le baptême qu'au ix° siècle. Les Scandinaves ne se 
convertirent que vers l'an 1000, grâce à Knut en Danemark, aux deux 
Olaf en Norvège, et à la suite de la décision de l'Althing islandais en 
l'an 1000. 

Dans le cours de ce millénaire tombe la période des migrations qui 
répandirent sur toute l'Europe ^occidentale des populations germaniques 
ou la domination germanique. On la fait communément commencer à 
l'invasion des Goths dans l'empire byzantin. En Italie nous trouvons d'abord 
les Visigoths d'Alaric, puis, à la fin duv" siècle, l'empire ostrogoth de 
Théodoric, plus tard les deux siècles de la domination lombarde. De nom- 
breuses tribus traversent la Gaule jusqu'à ce que les Francs y établissent 
leur puissant royaume. Les Suèves et les Visigoths s'installent en Espagne, 
les Vandales la traversent et se dirigent vers l'Afrique. Les Burgondes et 
les Alamans, les Thuringiens, les Hessois et les Bavarois forment des 
Etats au centre et au sud de l'Allemagne, les Saxons et les Frisons 
occupent les côtés de la mer du Nord. Dans la seconde moitié du v® siècle, 
les Anglo-Saxons fondent des royaumes en Angleterre; plus tard des 
Normands et des Danois viennent s'y installer. Avec le temps, les Vikings 
ne se bornent plus à dévaster les côtes et les villes situées sur les fleuves 
à l'intérieur des terres, ils s'établissent à demeure en Normandie, sur les 
îles de la mer du Nord, en Angleterre et en Irlande; en même temps, à 
l'est de l'Europe, ils donnent une dynastie à la Russie. 

C'est à l'archéologie et à l'ethnographie de répondre aux questions rela- 
tives aux pays d'origine de la famille germanique et à la dissémination de 
ses différentes branches. Nous n'avons qu'à constater cette dissémination 
du paganisme germanique, pour en tirer les conclusions qui intéressent 
à notre sujet. 

La religion germanique n'est pas la religion d'un seul peuple. Sous le 
noms de « Germains » on désigne à la fois les tribus que Tacite nous 
décrit si brièvement mais si substantiellement, les païens allemands 
parmi lesquels des missionnaires anglais et irlandais exercèrent leur apos- 
tolat, les peuples convertis au début du moyen âge, et dont les légendes 
et les mœurs conservaient tant de souvenirs du paganisme, les Anglo- 
Saxons, les Scandinaves, dont nous connaissons déjà parfaitement l'his- 
toire pendant le siècle qui précéda leur conversion : tous ces peuples ont 
vécu trop loin les uns des autres, et se trouvaient dans des conditions de 
vie trop différentes pour que nous puissions les étudier tous ensemble. 
On a souvent essayé de former une image composite avec leurs traits dis- 
parates, mais une pareille tentative ne peut répondre à une réalité histo- 
rique. Il ne faut pas non plus chercher dans cet ancien monde germanique 
une évolution historique régulière. Les Germains ont mené une vie vaga- 
bonde ; dans leurs invasions et pendant la formation de leurs royaumes 
ils se sont infusé du sang étranger et se sont assimilé les éléments 



678: ; HISTOIRE DES RELIGIONS ■ 

empruntés à des civilisations étrangères; ils se sont souvent mêlés aux 
Celtes et se sont approprié une grande partie de l'héritage des. Romains. 
Gela sans doute est plus vrai des Goths et des Francs que des Scandi- 
naves par exemple, mais la pureté du sang et de la civilisation est trop 
relative pour que l'on puisse facilement trier ce qu'il y a dans nos, don- 
nées de vraiment germanique. 

Il ne faut pas cependant renoncer tout à fait à trouver des caractères 
communs aux diverses religions germaniques. Sans doute il n'y a ni sys- 
tème de mythologie germanique, ni évolution historique déterminable. 
On ne saurait traiter de la mythologie germanique, que comme de la mytho- 
logie finnoise ou slave, avec cette différence que les matériaux sont plus 
abondants, mais non pas comme on peut écrire une histoire de la religion 
égyptienne ou des religions de l'Inde. Toutefois nous avons mieux, que 
des matériaux fragmentaires et nous sommes en état de montrer les 
connexions profondes qui unissent diverses branches delà race. 

Ici nous nous heurtons à la question souvent agitée de l'unité de la 
mythologie allemande et de la mythologie Scandinave. Peut- on encore 
aujourd'hui souscrire à la proposition de J. Grimm : a La mythologie Scan- 
dinave étant authentique, la mythologie allemande l'est par conséquent; 
et la mythologie allemande étant ancienne, la mythologie Scandinave l'est 
certainement »? Ou bien faut-il, avec S. Bugge, dont la thèse paraît 
gagner du terrain, considérer presque toute la littérature Scandinave 
comme étant de fabrication postérieure? Il est très difficile de répondre à 
cette question qui se rattache étroitement à la critique des sources. For- 
mulons cependant deux propositions dont le caractère de ce manuel nous 
oblige d'écourter la démonstration. D'un côté, la mythologie telle qu'on 
la trouve dans l'Edda est trop clairement le produit d'une époque tardive 
pour que nous puissions la considérer sans plus comme appartenant aux 
vieilles tribus germaniques; il faut retrouver autant que possible les 
influences historiques qui ont modifié les conceptions propres à la mytho- 
logie Scandinave . Mais , d'autre part , il est impossible d'expliquer la 
formation de ces mythes seulement par des infiltrations étrangères et de 
considérer cette mythologie comme n'ayant aucune valeur pour l'étude 
de la religion germanique : la similitude des noms, de certaines croyances 
et de nombreuses coutumes entre la mythologie Scandinave et la mytho- 
logie germanique nous l'interdit. Ce sont les mêmes dieux et les cultes se 
ressemblent beaucoup. Il reste vrai qu'une mythologie germanique doit 
distinger, plus qu'on ne le fait souvent, entre les tribus, les nations et les 
siècles ; mais il est vrai aussi qu'il n'y a pas de raison pour classer à 
part la mythologie Scandinave comme une importation étrangère ou une 
œuvre artificielle. Malgré toutes les tiifEérences , l'unité de la famille 
ethnique subsiste dans la religion. 

L'étude de la religion germanique est infiniment plus importante pour 
la science que celle d'autres religions du même ordre, comme celles des 
Celtes ou des Slaves. Elle doit cette importance à la grande richesse de 
matériaux que nous avons ici à notre disposition. Nous n'y gagnons pas 



SLAVES ET GiERMAINS 679 

seulement de pouvoir mettre en œuvre beaucoup plus de documents, mais 
ces documents nous facilitent, mieux que tous autres, l'intelligence de 
certains problèmes de la science générale des religions. Nulle part on n'est 
mieux armé pour l'étude comparée des légendes. Pour la légende de Sieg- 
fried par exemple, que nous connaissons sous tant de formes différentes, 
. la critique dispose de moyens bien supérieurs à ceux qui s'offrent à elle 
dans la mythologie grecque, où l'on ne connaît un mythe que sous un 
seul ou sous un petit nombre de ses aspects. Si l'on veut se faire une opi- 
nion, quelle qu'elle soit, sur l'utilité du folklore pour l'histoire des reli- 
gions, on devra nécessairement s'occuper d'abord du monde germanique, 
dont on connaît les mœurs, les coutumes et les contes avec un détail 
que l'on ne rencontre nulle part ailleurs. De même, si l'on veut com- 
prendre comment la législation et les mœurs d'un peuple s'approprient 
les conquêtes d'une civilisation étrangère plus élevée, on ne pourra mieux 
faire que de rechercher les traces de l'éducation romaine dans le monde 
germanique du moyen âge. Nous voyons donc que l'étude de l'antiquité 
germanique est bien plus importante pour l'histoire générale des religions 
et de la civilisation qu'on ne pourrait le supposer, à ne considérer que le 
médiocre degré de civilisation des Germains et des Slaves anciens. 

Nous ne nous engagerons cependant pas ici dans cet examen des études 
germaniques. Nous n'avons pas à écrire leur histoire, mais à décrire la 
religion germanique. Nous avons dit qu'il serait inutile d'essayer de 
former un tableau d'ensemble, il nous est également impossible d'entrer 
dans l'infinité du détail ; il ne nous reste donc qu'à passer en revue les 
sources et à signaler les données principales. 



§ 136. — Les sources. 

Les sources où nous puisons notre connaissance du paganisme germa- 
nique sont de nature très diverse, et c'est surtout d'après la valeur qu'elles 
attribuent à chaque catégorie de renseignements, que se distinguent les 
écoles entre lesquelles se partagent les germanistes. 

Viennent d'abord les renseignements des écrivains grecs et romains. 
Les récits que nous font Strabon et Pline du voyage accompli par le 
Marseillais Pythéas au iv° siècle av. J.-G. ont surtout de l'importance au 
point de vue géographique. César [Debello gallico, VI, 21 et suiv.) nous 
donne le premier des détails un peu circonstanciés sur les mœurs des Ger- 
mains. L'ouvrage de Tacite, De origine, situ, moribus ac fopulis Germa- 
norum^ a une valeur infiniment plus considérable. Bien que Tacite ait 
trop fortement appuyé sur l'antithèse qui formait la vie naturelle et saine 
des Germains encore purs avec la corruption de la civilisation romaine, 
sa Germania n'est ni un roman ni une idylle ; c'est un recueil très 
précieux d'observations précises, d'abord sur les Germains en général 
(c. 1-27), puis sur leurs différentes tribus (c. 28-46). Le tableau de la vie 
des Germains que trace Tacite, et auquel il faut ajouter beaucoup de 



680 HISTOIRE DES RELIGIONS 

traits tirés de ses Histoires et de ses Annales, est certainement exact 
en Im-même. Il fournit à l'ethnographie des renseignements extrêmement 
précieux, bien qu'ils ne soient pas toujours très clairs. Le culte était 
simple, il n'y avait pas d'idoles ; dans les bois sacrés les Germains adoraient 
secretum ilkid quod sola reverentia vident; ils donnaient une grande place 
à la divination. Tacite donne le plus souvent des noms romains aux 
dieux germaniques : Mercure, Mars, Hercule; chez les Suèves, il trouve le 
culte d'une Isis, qu'il considère comme une déesse étrangère; il compare 
à Castor et PoUux les deux frères, nomen Atcis,, qu'adorent les Nahar- 
vales. Des peuples Ingaevons alliés adorent Nerthus {Terra Mater) dans 
une île située au milieu de la mer. 

Après Tacite, et pendant plusieurs siècles, la littérature ne dit presque 
rien des Germains. Le monde romain recommence à s'occuper d'eux au 
moment des migrations, les historiens de la dernière période de l'antiquité 
et ceux de la première époque byzantine en parlent : Ammien Marcellin ; 
Procope, qui raconta les guerres de l'empire d'Orient avec les Perses, les 
Vandales et les Goths; Agathias, continuateur de Procope, etc. Une 
littérature historique naquit chez les Ostrogoths eux-mêmes au yf siècle, 
en Italie : Cassiodore écrivit une histoire des Goths en douze livres qui 
s'est perdue; par contre nous possédons l'ouvrage de Jordanès (et non pas 
Jornandès) qui est de l'an 551 : Be origine actibusque Getarum ^ 

On devra aussi rechercher les traces du paganisme germanique dans 
les histoires et les chroniques du moyen âge. On en trouvera beau- 
coup dans les histoires de Grégoire de Tours (vi° siècle) pour les Francs 
et de Paul Diacre (viii" siècle) pour les Lombards, de Widukind pour les 
Saxons, et aussi dans les autres documents profanes ou religieux^. Les 
histoires de Bède le Vénérable et d'Adam de Brème méritent une mention 
particulière. Le moine northumbrien Bède, qui écrivit son Historia eccle- 
siastica gentis Anglorum pendant la première moitié du viii^ siècle et par 
conséquent était encore très voisin du paganisme, en parle pourtant fort 
peu; il ne s'intéresse qu'aux choses ecclésiastiques. Adam de Brème nous 
donne un peu plus de renseignements; il écrivit ses Gesta pontificum 
Hamahurgensium pendant la seconde moitié du xi® siècle. En sa qualité 
de chanoine il avait vécu dans l'entourage de l'évêque de Brème Adalbert, 
qui travaillait à donner un puissant développement à l'organisation ecclé- 
siastique de la Scandinavie. Deux siècles plus tard, un Zélandais de nais- 
sance distinguée. Saxo Grammaticus, publia, à l'instigation de l'évêque 
de Lund, les seize livres d'une Historia da.nica dans un latin fort élégant. 
Cet ouvrage, dont les sources Scandinaves et danoises ont été soigneuse- 
ment recherchées dans ces derniers temps, est un document important 

1. Sur la valeur des ouvrages historiques de Procope et de Jordanès on peut lire 
l'étude de L. v. Ranke, Weltgeschichte, IV. 

2. Pour ces sources nous renvoyons, en dehors de la Quellenkunde de Dahlmann- 
Waitz, aux ouvrages bien connus de Potthast, Bibliotlieca hislorica medii âsvi (2 vol., 
2° édit., 1896); W. Wattenbach, Deutschlands Geschichtsqiiellen ivi Mittelalter bis zur 
Mitte des -fS. Jahrhunderts (2 vol., 5° édit., 1885); 0. Lorenz, Deutschlands Geschichts- 
quellen im Mittelalter seit der Mitte des "1 S. Jahrhunderts (2 vol., 2° édit., 1876-1877). 



SLAVES ET GERMAINS 681 

pour l'étude des légendes et de l'histoire ancienne du Danemark; Saxo 
donne aux mythes une interprétation évhémériste^ A côté de ces histo- 
riens, il faut encore citer les biographes des missionnaires de Germanie : 
Jonas de Bobio, Vita C olumbani, Kimhert, Vita Ansgariî, etc. 

Ce que le paganisme allemand nous a laissé directement est peu de 
chose (nous ne parlons pas ici du préhistorique). Les innombrables 
inscriptions que l'on trouve sur les bords du Rhin et partout où les 
légions romaines ont consacré des autels aux différents dieux, sont impor- 
tantes, mais ne nous permettent pas toujours de décider si nous avons 
affaire à des divinités romaines, celtiques ou germaniques. Précieux sont 
aussi les renseignements mythologiques que nous fournissent les noms 
de lieux et de personnes, en Allemagne et en Angleterre ; ils nous ren- 
seignent sur la dissémination des races et des cultes. Les arbres généa- 
logiques anglo-saxons qui nous sont parvenus attestent en particulier 
l'habitude qu'avaient les Germains de faire remonter leurs familles prin- 
cières jusqu'à des ancêtres mythiques. Le seul texte païen allemand qui 
soit arrivé jusqu'à nous consiste en deux formules magiques trouvées en 
1841 par G. Waitz, à Mersebourg, dans un manuscrit du x^ siècle. On 
attribue à une époque encore antérieure, au viii® siècle, le fragment 
connu sous le nom de Prière de Wessobrunn, qui célèbre en vers rimes 
la splendeur de Dieu avant la création. Bien que nous ayons affaire ici 
à un ouvrage chrétien, l'histoire des religions ne peut manquer de remar- 
quer le passage où Dieu est , représenté comme le plus doux des hommes, 
environné de ses esprits. La même remarque s'applique au Heliand, la 
Messiade du ix® siècle, et au Muspilli, poème de la conflagration univer- 
selle et du jugement dernier : ces deux textes mêlent des traits païens au 
développement de leur thème chrétien. 

Les légendes héroïques, chez les Germains du Sud, remontent aux orages 
des invasions ; chez les Germains du Nord, à la période des expéditions 
maritimes. Les légendes nationales des Ostrogoths parlent d'Ermanarich, 
du grand Théodorich et de sa troupe de héros, parmi lesquels se distin- 
guent Hildebrand et Hadubrand. C'est chez les Burgondes et les Francs du 
Rhin qu'est née la légende des Nibelungen et toute la série des poèmes 
dont Siegfried est le héros. Les Germains maritimes ont produit les 
légendes de Hilde et de Kudrun; les Anglo-Saxons ont apporté en Angle- 
terre celle de Beowulf, née dans leur pays d'origine, en Schlesvig-Holstein. 
Une foule d'autres cycles légendaires, plus ou moins développés, appa- 
raissent chez les différents peuples : ceux de Wolfdietrich et d'Ortnit chez 
les Francs, de Walthari dans le domaine franco-allemanique ; de Wieland 
le rusé, qui vient peut-être de la basse Allemagne, et se retrouve un peu 
partout; de Helgi au Danemark; en [Norvège, de Starkad, dont le cycle 
nous a été conservé par Saxo. 

1. La meilleure édition de Saxo Grammaticus est toujours celle de P.-E. Mùller, achevée 
api'ès sa mort par J.-M. Velschow (I, Texte, 1839, II, Prolegomena et notée uberiores, 
(1858). Ed. Holder en a donné récemment une édition manuelle (1886); étude cri- 
tique dans A. Olrik, Kilderne til Sakses Oldhistorie (1892-94). 



682 - . HISTOIRE DES RELIGIONS 

Ces légendes héroïques sont ce que L'antiquité, germanique nous a 
légué de plus important et de plus riche, et ce n'est pas sans raison 
que plusieurs savants en ont fait le centre de leurs recherches. Quelques- 
unes, comme la légende ostrogothique de Théodorich (Dietrich) et la 
légende franque-burgonde de Siegfried ont beaucoup voyagé, sont entrées 
dans une infinité de combinaisons, ont revêtu des formes innombrables 
dans les littératures germanique, Scandinave et même anglo-saxonne. 
L'histoire de la littérature a déjà, conime la science des légendes, fait 
faire des progrès importants à l'étude de ces transports et de ces transfor- 
mations de légendes (poème des Nibelungen, chants héroïques de l'Edda, 
Wolsungasaga, Vilkinasaga, Kaempeviser danois). 

Si nous nous demandons maintenant quels résultats ces recherches ont 
eus au point de vue de l'histoire des religions, nous sommes forcés de 
revenir au mémoire célèbre, où déjà J. Grimm * a justement marqué la 
double relation des légendes héroïques avec l'histoire et avec la mytho- 
logie. On ne peut nier que les sujets des légendes héroïques germaniques, 
ainsi que nous l'avons indiqué plus haut, ne se passent à l'arrière-plan 
d'une certaine période historique ; et c'est un fait que doivent considérer 
les mythologues qui, par peur de l'évhémérisme, nient qu'il y, ait le 
moindre grain d'histoire dans les légendes populaires. Mais il y a, d'autre 
part, beaucoup de mythologie dans les légendes héroïques. La mort de 
Siegfried, l'or maudit, le trésor pour lequel on combat, la lutte intermi- 
nable des guerriers morts se réveillant sans cesse dans l'Hjathningavig, la 
lutte de Beowulf et de Grendel, le forgeron rusé, etc., n'ont pas de sens 
historique et doivent être regardés comme des thèmes mythiques. Mais 
on s'égare aussi lorsque, méconnaissant la formation indépendante des 
légendes héroïques, on les traite comme des mythes religieux dégénérés, 
et qu'on se demande si Siegfried ou Beowulf ne, sont pas par hasard un 
OdiUj un Balder ou Freyr. La légende héroïque possède une vie à elle; elle 
prouve l'existence, chez les Germains païens, d'une foule de conceptions 
mythiques qui, en s'unissant à certains souvenirs historiques, ont pro- 
duit les poèmes épiques que nous avons maintenant sous les yeux;. 

Pas une seule des formes sous lesquelles nous possédons les légendes 
héroïques germaniques ne provient sans doute directement de la période 
païenne. C'est encore le Beowulf qui s'en rapproche le plus : cette épopée, 
bien qu'elle soit l'ouvrage d'un chrétien anglo-saxon, nous rapporte des 
légendes nées chez des païens. Il est difficile de déterminer dans le détail, 
ici comme dans les légendes de Hilde-Kudrun et le poème des Nibelungen, 
jusqu'à quel point s'y trouvent représentés les usages et les sentiments 
païens. Sans doute, à côté des éléments historiques et mythiques de 
l'ouvrage, il ne faut pas oublier ce qull a de purement poétique^. Les 
biens pour lesquels on peine, les coutumes, les caractères nous transpor- 

1. Gedanken ûber Mythos, Epos und Geschichte, 1813, dans les Kleine Schrifien de 
Grimm, IV. 

2. W. Grimm et.Sv. Grundtvig ont fait ressortir presque exclusivement ce côté 
poétique du poème, que L. Uhiand a étudié avec perspicacité. 



SLAVES ET fïERMAINS 683 

tent dans une atmosphère où les idées païennes, à peine cachées, se font 
jour. Nous avons en somme le droit de nous représenter les anciens Ger- 
mains, leur idéal et leurs motifs d'action d'après Sigurd (Siegfried), 
Hagen, Beowulf, Starkad. 

De nombreux savants considèrent comme la source principale de l'étude 
de la mythologie germanique le « flot intarissable des coutumes et 
des légendes vivantes )), le « réservoir inépuisable de la superstition » 
(/. Grimm), les légendes et les contes, les coutumes et les rites si nom- 
breux dont le sol germanique présente une incomparable variété. Une 
partie de cette richesse était conservée dans la littérature, mais presque 
tout a été recueilli de la bouche du peuple ou par l'observation de ses 
mœurs. 

La plus grande partie de la littérature du moyen âge doit entrer en 
compte. D'abord les écrits ecclésiastiques, lois et ordonnances, formules 
d'abjuration, livres de pénitences, prédications, homélies de sacrilegils^ 
qui nous font connaître tout ce que les prêtres considéraient comme pra- 
tiques démoniaques , la magie et la divination , l'adoration des arbres 
et des eaux. Mais les écrits et les recueils laïques sont également pleins de 
folklore, comme l'ouvrage de Gervais de Tilbury ou le Gesta Romanorum, 
ou, dans la seconde moitié du xvi® siècle, la Chronique de Zimmer, ou 
bien les chansons populaires ^ Mais la tradition orale est infiniment plus 
riche que la littérature, et les ouvrages qu'elle a fournis dans ces der- 
nières décades ont submergé la librairie en Allemagne, en France et en. 
Angleterre \ Les opinions varient beaucoup au sujet de la valeur de ces 
matériaux en tant que soiirces de la science mythologique. Depuis 
J. Grimm, on avait l'habitude d'attribuer au paganisme germanique à 
peu près tout ce que l'on trouvait dans les coutumes et dans les légendes, 
et. par un chemin différent, la doctrine du revival et du survival de Tylor 
conduisit à la même conclusion : la superstition est un reste du paga - 
nisme antique. Par contre, l'école comparative se plaisait à voir dans les 
croyances populaires une « mythologie inférieure », et en particulier dans, 
les contes le produit d'une transformation populaire subie par les mythes 
religieux et les légendes héroïques. Mais, de quelque façon qu'on la com- 
prenne, on convient aujourd'hui que la mythologie ne peut se passer de 
cette tradition populaire. 

Sans doute, depuis qu'une méthode plus historique s'est imposée grâce 
à l'école, de MûUenhoff, on a apporté à l'étude de ces matériaux un esprit 
différent. Il est clair d'abord que tout ce qui vit dans le peuple n'est pas 
antique et n'a pas nécessairement une origine païenne. Bien des choses 
où J. Grimm voyait des vestiges de la coutume ou du mythe primitifs, 
sont seulement sorties, au moyen âge, de la poésie ou d'ailleurs. Il con- 
vient donc d'établir des distinctions plus précises entre ce qui est ancien 

■1. Le recueil danois de Sv. Grundtvig et le recueil anglais de F.-J. Child sont les 
deux plus grandes collections historiques de chansons populaires que nous ayons. 

2. On trouvera de longues séries de titres dans les chapitres consacrés à cette tra- 
dition orale dans le Grundriss de Paul, par J.-A. Lundell et John Meier. 



684 HISTOIRE. DES RELIGIONS - 

et ce qui est nouveau, ce qui est étranger et ce qui est indigène, ce qui 
est artificiel et ce qui est populaire. De plus il ne faut pas oublier que 
bien des choses semblent populaires, qui ne le sont pas en réalité. Les 
contes qui vivent dans la bouche du peuple ne sont pas des/créations 
spontanées de l'imagination populaire ; on a pu les rattacher en partie à 
des récits appartenant à la littérature hindoue ou à la littérature arabe. 
Mannhardt a montré aux savants de son époque qu'il ne fallait plus cher- 
cher la véritable tradition populaire dans les contes, mais dans la super- 
stition vulgaire, dans la croyance aux âiiies des arbres et aux démons du 
blé. Mais, ici non plus, les Germains ne sont pas différents des autres 
peuples : Mannhardt lui-même a établi un parallèle entre leur culte et 
ceux des Romains et des Grecs ; ce culte ressemble même à ceux de peuples 
très éloignés et qui ne sont nullement parents des Germains. On voit donc 
que les légendes, et les coutumes populaires n'offrent pas à l'étude de la 
mythologie germanique des documents aussi sûrs qu'on l'a souvent cru^ 

Malgré ces restrictions, les richesses du folklore fournissent encore à la 
mythologie des matériaux excellents et indispensables. Il faut expliquer 
les ressemblances qu'on remarque entre les , sujets des contes ^ et les 
thèmes de mythes et d'épopée. Il faut autant que possible passer au crible 
le mélange d'éléments païens et chrétiens qui subsiste encore aujourd'hui 
dans une infinité de coutumes, dans les fêtes rurales et dans celles de 
l'église. Il est nécessaire d'examiner les superstitions j)articulières aux 
peuples germaniques, qui croient aux elfes, aux nains et aux géants, à 
la chasse sauvage ; il faut voir en quoi ces croyances se distinguent ou se 
rapprochent de celles des peuples parents ou voisins, comme les Celtes. 
Enfin la méthode historique a soumis ici aussi les documents à sa critique 
pénétrante et a prouvé l'erreur complète de ceux qui ne voulaient à 
aucun prix attribuer les légendes et les coutumes anciennes à un pays ou 
à une époque déterminés. Les nombreux recueils de folklore, formés 
indépendamment dans certaines régions de l'Allemagne et de l'Angle- 
terre, prouvent justement combien, eh cette matière, il importe non pas 
de constituer seulement des parallèles ethnographiques, qui s'étendent 
sur le monde entier, mais encore de considérer la forme spéciale que 
revêt la tradition suivant les lieux et suivant les peuples. 

Si nous nous tournons maintenant vers la littérature Scandinave, nous 
remarquerons d'abord, qu'à part un petit nombre d'exceptions, la rédac- 
tion ne commença qu'après la conversion au christianisme. Les Scaldes 
de l'époque païenne ont laissé des poèmes qui nous ont été conservés, en 
entier ou en partie, par les sagas historiques postérieures. Ces Scaldes 
n'étaient pas, comme cela s'est vu ailleurs, des prêtres, druides ou bardes; 
ils n'étaient pas non plus des maîtres -chanteurs organisés en corpora- 
tions. Ils étaient les poètes de cour de l' époque des Vikings (probablement 
entre 800 et 1000) ; ils célébraient dans les grandes salles des châteaux 

i. Sur ces sujets de contes voir J.-G. von Hahn, SagwissenschaftUche Studien, 1876, 
Griechisché und albanesische Mârchen, 1864, introduction; G.-L. Gomme, TA e Handbook 
of Folklore, 1890. 



SLAVES ET GERMAINS, 685 

les actions d'éclat des princes et des. nobles. Leur poésie s'inspirait donc 
du présent; les princes avaient soin de faire assister en bonne place à 
leurs passes d'armes le Scalde qui les accompagnait et dont-ils atten- 
daient un poème, drapa, qu'ils récompensaient richement. Les Scaldes 
étaient donc les vrais fils d'un temps où la gloire et For étaient les biens 
les plus enviés. Leur poésie était savante et artificielle, riche de péri- 
phrases et de métaphores qui déguisaient les choses les plus simples. Cette 
langue poétique nous paraît maintenant enfantine et barbare. C'était une 
vraie « chasse aux images )) qui faisait désigner le même objet par une 
série de périphrases souvent extrêmement forcées. Ces métaphores poé- 
tiques s'appelaient kenningar; elles étaient de différentes espèces S sou- 
vent elles enfermaient un contenu mythique. Cette poésie des Scaldes est 
intéressante pour l'étude de la mythologie surtout parce qu'elle prouve 
sûrement l'âge et l'authenticité de plusieurs mythes essentiels; il est 
impossible en effet que des épisodes auxquels les poèmes des Scaldes 
du x" siècle font clairement allusion, soient nés au moyen âge sous 
l'influence de modèles chrétiens. 

Les chants de l'Edda sont très voisins de la poésie des Scaldes. Seule- 
ment ces chants sont anonymes. En 1625 et en 1641 on trouva en Islande, 
sur parchemin, les livres en prose et envers de l'Edda. L'évêque Bryniolf, 
à qui Ton doit la dernière trouvaille, en fut si émerveillé qu'elle lui sug- 
géra les assertions les plus fantaisistes : on avait à peine, disait-il, la 
millième partie de la magnifique Edda, qui elle-même ne formait qu'un 
chapitre des ingénies thesauri totius humanse sapientiœ conscripti a Ssemundo 
sapienti. Les deux recueils conservèrent désormais le nom d'Edda {Grand' - 
mère, plus souvent rendu maintenant par Poétique) ; on attribua le livre 
en vers à Seemund le Sage, ce qui est fort invraisemblable; Snorri passe 
avec plus de raison pour l'auteur du livre en prose. 

Les problèmes que soulève l'Edda poétique sont particulièrement dif- 
ficiles. Il faut, en étudiant le livre, distinguer le contenu de la rédaction ; 
même quand on arrive à s'entendre sur cette dernière, il reste toujours 
à décider d'où proviennent les matériaux. Le recueil lui-même n'est pas 
bien fixé ; le nombre et l'ordre des poèmes varient. On comprend très bien 
qu'une collection de poèmes mythiques et héroïques, sans caractère offi- 
ciel, sans autorité canonique, sans fonction liturgique, n'ait pas une 
forme très strictement arrêtée. Du reste ils ne furent sûrement recueillis 
qu'à l'époque chrétienne et par conséquent aucune préoccupation reli- 
gieuse ne préside à leur classement. On ne s'entend pas plus sur leur 
pays d'origine (Norvège, Islande, îles occidentales; quelques-uns pro- 
viendraient même du Groenland) que sur l'époque de leur rédaction. Si 
nous faisons remonter, avec Finnur Jônsson, non seulement les plus 
importants, mais encore la presque totalité des poèmes au x^ siècle, et si 
nous^en fixons la rédaction en Norvège, ils appartiendraient à la période 
intermédiaire entre le paganisme et le christianisme ; c'est ce qu'il y a de 

1. On trouvera une disserta<tion intéressante sur les kenningar dans Vigfusson and 
Powell, Corpus poeticum boréale, II. 



- 68B HISTOIRE DES RELIGIONS 

plus vraisemblable. En tout cas, aucun poème n'est sans doute posté- 
rieur à l'époque des Vikings. 

On a raison de considérer l'Edda poétique comme la plus ancienne, car 
l'Edda en prose cite ou suppose quelques-uns des poèmes; cela ne veut 
pas dire cependant que tous les chants et le recueil lui-même soi&nt 
anciens. Avec cette restriction on peut s'en tenir à l'opinion courante. 

L'Edda poétique comprend des chants consacrés aux dieux et des 
poèmes héroïques. Les premiers soiit au nombre d'une quinzaine. Leur 
ton, leur valeur, leur caractère varient beaucoup et plusieurs d'entré eux 
soulèvent des questions difficiles. Plusieurs contiennent surtout des ken- 
ningar, et sont analogues à la poésie savante des Scaldes : ce sont les 
poèmes connus sous le nom d'Alvismal, Grimnismal, Vafthrudnismal, où 
nous trouvons des éléments mythologiques de valeur variable mêlés à des 
nomenclatures de scaldes. Skiimisfôr et Thryrnskvida sont ^hxs j^UT&m.Qïii 
mythologiques ; ces morceaux se distinguent aussi parmi les poèmes con- 
sacrés aux dieux par leur valeur poétique : le premier raconte, le mythe de 
Freyr et Gerda, le second celui de Thor qui va rechercher son marteau à 
Jotunheim; mais les deux récits participent déjà de la forme du roman. 
La Voluspa, prophétie de Vala (la Voyante), est tout à fait différente, c'est 
a plusieurs points de vue le plus important de ces poèmes; la majorité 
des savants le considère aussi comme le plus ancien de l'Edda, ce qui n'est 
cependant pas probable. Il traite de l'origine des choses, du drame uni- 
versel et de la fin du monde ; le contenu et le texte offrent encore bien des 
difficultés, malgré le travail magistral de Mûllenhoff. Le poème intitulé 
Lokasenna présente autant d'obscurités ; il raconte les outrages que Loki 
adresse aux autres dieux au banquet d'iEgir ; on l'a trouvé tantôt tra- 
gique, tantôt comique; il est digne de remarque que le poème n'insiste 
guère sur la défaite que Thor inflige à l'injurieux Loki ; le morceau est 
important à cause de ses allusions à de nombreux mythes qui ne nous 
sont pas autrement connus. Havamal est un des poèmes les plus inté- 
ressants; c'est une mosaïque de sentences morales et de formules magi- 
ques entremêlées d'épisodes mythiques : c'est un petit recueil à part, 
qui nous amène près de la vie réelle. Les exemples cités suffisent à mon- 
trer combien ces poèmes sont disparates. Nous pouvons être encore pliis 
brefs sur les poèmes héroïques, qui sont au nombre d'une vingtaine. 
La plupart des sujets appartiennent au cycle des Nibelungen. Ces poèmes, 
dont les sujets ont probablement pénétré par deux voies indépendantes 
dans les pays du Nord, représentent en bonne partie une forme plus 
ancienne de la légende que celle des Nibelungen; cependant ils ne s'accor- 
dent pas entre eux et nous présentent concurremment plusieurs aspects 
de la légende. Parmi les poèmes héroïques de l'Edda, Volundarkvida [la 
légende de Wieland, le forgeron), probablement le morceau le plus ancien 
du recueil, se rattache au fonds commun des cycles allemand et Scandi- 
nave. Les légendes proprement Scandinaves ne sont représentées ici que 
par les poèmes de Helgi. 
Le nom d'Edda (Poétique) appartient spécialement aux morceaux en 



SLAVES ET GERMAINS 687 

prose. Le plus important d'entre eux est le Gylfaginning; il traite de la 
cosmogonie et principalement des mythes de Thor et de Loki; il nous 
donne des renseignements importants sur la mythologie. La forme est 
celle d'un entretien -qui instruit Gylfî sur l'origine du monde, les élé- 
ments, les dieux et les déesses et l'eschatologie. L'auteur a utilisé des 
documents fournis par six des poèmes de l'Edda consacrés aux dieux, par 
la poésie savante des Scaldes et par les frasagnir (courts récits mytho- 
logiques). Le rédacteur était un chrétien, comme nous le montre claire- 
ment l'introduction (/brmaZi), pour qui la vieille religion était très 
dépassée, mais qui la considérait encore comme un patrimoine national. 
Il se proposait de rapprocher ces vieilles croyances de la conscience chré- 
tienne, mais surtout' de conserver les récits qu'il fallait absolument con- 
naître pour comprendre la langue poétique. On s'accorde généralement 
pour attribuer l'ouvrage à l'Islandais Snorri , qui aurait aussi composé 
un autre morceau intitulé : Les Entrutiens de Bragi. On est tout à fait 
unanime pour assigner à Snorri une part prédominante dans la rédaction 
de la Skalda telle que nous la possédons aujourd'hui. La Skalda contient 
l'explication de la langue mythologique poétique, du heiti et du ken- 
ningar, et elle renferme un poème d'une forme artificielle [hdttatal), écrit 
en un grand nombre de mètres. 

Nous voyons donc que l'étude fut particulièrement en honneur en 
Islande. Cette île a produit les historiens : Ari (1067-1148), qui a raconté 
l'histoire presque entièrement perdue des rois norvégiens et de la coloni- 
sation de l'Islande; Saemund Sigfusson (1056-1133), qui fonda l'école 
d'Odde, où le grand Snorri fut élevé sous son petit-fils. Ce Snorri Stur- 
lason (1178-1241), poète, historien (il publia l'ouvrage historique intitulé 
Heimskringla), et homme d'État, fut à différentes reprises législateur en 
Islande ; il visita la Norvège et mourut enfin victime de la vengeance du 
roi. On ne peut placer à côté de ces trois noms que celui de Sturla 
(1214-1284), qui écrivit l'histoire de la famille des Sturlungs. Outre ces 
ouvrages, de nombreux récits historiques parurent anonymement en 
Islande et plus tard en Norvège : ce sont les Sagas, mêlées presque tou 
jours de vers de scaldes. Nous entendons parler dans les Sagas de la pré- 
dication chrétienne en Islande [Thorivaldssaga], de l'histoire des îles 
Orkney et Fœroër, des aventures des rois de la mer (Vikings), qui avaient 
fondé le Jomsburg au pays des Wendes, des exploits des rois danois, et 
norvégiens. Les plus anciennes et les plus importantes sont les sagas 
locales de l'Islande, consacrées à certaines personnes ou certaines familles. 
Aucune, à ce point de vue, n'approche de la belle Saga de Nial^, l'his- 
toire de Niai le Sage, où se trouve célébrée la sainteté de la justice et 
de la loi. Les autres grandes sagas islandaises sont également impor- 
tantes pour la connaissance des vieilles coutumes et de la pensée 
ancienne : telles sont les Eyrbyggiasaga^ Laxdœlasaga, Bgilssaga, Grettir- 
saga^ qui datent pour la plupart de la fin du xiii^ siècle. Des sagas plus 

* 1. Trad. franc, de Dareste, 1S96. 



688 . ''HISTOIRE DBS RELIGIONS' 

^ 

courtes nous sont parvenues en assez grand nombre. Les légendes 
mythiques et héroïques, cominQ la. Volsungasaga, la Witkiuasaga, etc., 
sont encore d'une espèce différente. Plus tard enfin, et surtout au 
XIV® siècle, on vit se produire la saga apocryphe, la saga mensongère, 
dont l'apparition annonce la décadence de la littérature. En même temps, 
les sujets romanesques en honneur au moyen âge, les histoires 
d'Alexandre, de Charlemagne et d'autres semblables, étaient importés de 
l'étranger et envahissaient la littérature Scandinave. Pendant que dis- 
paraissaient les sagas, apparaissaient les annales : elles puisaient aux 
sources anciennes et racontaient l'histoire en détail; l'ennuyeux Fla- 
teyarbok est important pour la science à cause des matériaux qu'il con- 
tient. Bien que toute cette littérature ait été écrite en pleine époque chré- 
tienne, elle n'est pas cependant sans intérêt pour la connaissance du 
paganisme, dont les coutumes se sont perpétuées longtemps au moyen 
âge, et dont d'ailleurs elle parle un peu. On peut en dire autant des 
collections d'anciens codes, aussi bien les Gràgâs {Graugans) islandais que 
les codes norvégiens, qui fournissent des documents de comparaison à ce 
que l'on connaît de l'organisation juridique de l'ancien monde germanique. 



§ 137. — L'histoire. 

Nous savons déjà qu'il ne peut être question de retracer l'évolution 
de l'ancienne religion germanique. On pourrait essayer, si les sources 
étaient plus abondantes, d'en présenter une suite de tableaux par tribus 
et par époques ; mais cette ambition même ne nous est pas permise. Nous 
pouvons cependant distinguer assez souvent les parties- anciennes des 
modernes, et le fond germanique des apports étrangers. On a souvent 
essayé de le faire, mais souvent en partant de considérations a priori. 
Sans nous arrêter à critiquer ces tentatives avortées, nous nous borne- 
rons à attirer l'attention sur quelques points importants. 

Comme toujours, les origines se dérobent. Avec les descriptions de- 
César et de Tacite les Germains entrent dans l'histoire et nous apparais- 
sent sous l'aspect de populations à demi nomades, mais dont l'organi- 
sation politique et les croyances ont pourtant déjà une certaine fixité. 
Rien n'autorise à ramener leur religion à un monothéisme originel, non 
plus qu'à la déduire du dualisme ou de l'animisme. Il est certain que la 
mythologie germanique contient une part de l'héritage ancestral des 
Indo-Germains. Le dieu du ciel Zio-Tiwaz en provient; on le regarde 
depuis MûUenhojfî comme le dieu principal des tribus germaniques et 
l'on n'a pas tout à fait tort, bien que l'on exagère un peu quand on 
prétend envisager la mythologie germanique dans son unité première 
du haut de l'inscription « Marti Thingso » (trouvée à Housesteads, dans 
le nord de l'Angleterre*). Les renseignements 4^ Tacite ne sont pas 

1. J. Hoffory, Eddastudîen, 1889, ■" ' ■ 



■ SLAVES ET. GERMAINS - - 689 

directement eii contradiction avec cette façon de voir ; il sait que Mercure 
est le dieu principar des tribus germaniques de l'ouest de l'Europe; mais 
il parle plusieurs fois de la haute dignité de Mars chez plusieurs tribus. 
C'est peut-être encore le cas d'observer, avec Mommsen, que Tacite « reste 
trop souvent silencieux sur les points vraiment décisifs ». 

Dès l'époque de nos plus anciens documents historiques, les Germains 
ont subi l'influence des peuples plus civilisés avec lesquels ils entrete- 
naient des relations actives, les Celtes et les Romains. Voilà pourquoi il 
nous est si difficile de séparer ce que leurs traditions ont d'indigène de 
ce qu'elles ont d'étranger. De plus, les renseignements historiques nous 
font presque entièrement défaut pour une durée de plusieurs siècles. 
Nous ne savons presque rien de ce qui s'est passé, dans l'intérieur de 
l'Allemagne, entre Tacite et les invasions. Ces invasions mêmes sont le 
dernier acte des luttes entre Romains et Barbares sur le Limes germa- 
nique, et les dernières des innombrables expéditions lancées vers le sud, 
pendant des siècles, par les Celtes et les Germains. Les pays où les 
Germains s'établirent ne leur étaient cependant pas tout à fait étrangers. 
Depuis le commencement de l'empire, un nombre toujours grandissant 
de Germains étaient entrés à son service comme colons ou comme sol- 
dats ; ils avaient pu arriver au pouvoir et fournir même des ministres. 
Ils s'étaient donc approprié beaucoup d'idées romaines et en tout cas 
cette période n'était pas favorable à un développement original de leurs 
institutions religieuses et de leurs conceptions nationales. Mais il ne fau- 
drait pas croire qu'ils avaient perdu pour cela toute leur tradition propre. 
Dans les morceaux mythiques qui forment, avec l'histoire légendaire 
des invasions, l'épopée héroïque, nous avons reconnu déjà le vieux fonds 
germanique. On ne peut pas le méconnaître davantage dans maint épi- 
sode du temps des conversions. Mais ces traits ne sont pas suffisants 
pour tracer un tableau d'ensemble de la religion. 

La situation est différente quand il s'agit des Germains septentrionaux. 
Les pays d'où les Angles et les Saxons sont sortis pour aller s'établir en 
Angleterre, le Holstein, le Schlesvig et le Jutland, n'étaient pas, il est 
vrai, tout à fait inconnus des Romains, mais ils étaient placés hors de 
leur sphère d'influence. Tout ce que ces tribus transportèrent, de leurs 
pays, dans leur nouvelle patrie était purement germanique. En Angleterre 
même ils restèrent longtemps sans se mélanger. Il ne s'est pas passé là 
ce qui arriva en Gaule, où les Germains recueillirent l'héritage de la civi- 
lisation gallo-romaine. La domination romaine avait déjà disparu de la 
Bretagne quand les Anglo- Saxons s'y établirent; les envahisseurs ne se 
mélangèrent guère à la population indigène des Bretons chrétiens ; ils 
la refoulèrent simplement. C'est pourquoi la littérature anglo-saxonne 
est si précieuse pour nous. Bien qu'elle date de l'époque chrétienne, elle 
est, dans ses textes magiques et surtout dans sa légende héroïque, un 
témoin précieux des idées du vieux paganisme. Le monde de légendes et 
de mythes que le p-^^me de Beowulf, joint aux légendes danoises et au 
folklore du Holst'^^ ous fait connaître ou nous laisse deviner, nous 

HISTOIRE DES RELIGIONS. ■44 



690 . HISTOIRE i)ES RELIGIONS 

donne une idée de ce que les Germains du Nord ont pu faire en dehors de 
touteinfluence étrangère. On peut en dire autant, de plusieurs parties de 
l'œuvre de Saxo, et en particulier du cycle de Starkàd. Ces créations du 
génie germanique, déjà fixées dans leurs traits essentiels à l'époque 
païenne, nous aident beaucoup à faire la critique des légendes héroïques 
allemandes et la mythologie Scandinave. 

La conquête de l'Angleterre par les Anglo-Saxons et l'expédition de Gho- 
cilaicus (Hygelac) vers la côte de la mer du Nord (commencement du 
vi" siècle) furent le prélude des voyages des Vikings qui, depuis l'an 
800 environ, mirent les Norvégiens et les Danois en contact continuel 
avec l'empire des Francs et les îles Britanniques. Ils ne saccagèrent pas 
seulement les côtes et les pays situés sur les fleuves, mais ils s'établirent 
et fondèrent des États en Irlande, en Normandie et en Angleterre. Ces 
relations actives et effectives avec la civilisation chrétienne firent beau- 
coup plus que la création, vers l'an 800, du diocèse de missions de Ham- 
bourg et de Brème. Les missionnaires essayèrent de convertir les pays 
, Scandinaves et ne réussirent que médiocrement. Au contraire, plus d'un 
Danois ou Norvégien, au cours d'un long séjour en Angleterre ou en 
Irlande, entendit plus ou moins parler du christianisme. Dès l'origine 
les Islandais eurent des rapports suivis avec l'Irlande. Au x® siècle les 
influences chrétiennes pénètrent profondément la population Scandinave. 
Vers le milieu du x® siècle monta sur le trône de Norvège le roi Hakon 
le Bon (935-961) qui, élevé en Angleterre à la cour du roi chrétien Adel- 
steen, fut lui-même très porté vers le christianisme, peut-être même chré- 
tien; mais il rencontra tant d'opposition qu'il dut abandonner l'idée 
d'évangéliser son peuple. Ce ne fut qu'une génération plus tard que la 
conversion s'opéra, grâce au chevaleresque Olaf Tryggvason et, après sa 
mort prématurée, à Olaf Haraldson, qui fut canonisé plus tard. Nous 
connaissons dans ses plus petits détails l'histoire de ces princes; il s'y 
mêle, il est vrai, des embellissements légendaires. 

En ce temps-là, à l'aube du christianisme, se forma en Norvège et en 
Islande le cercle de représentations d'où sont sortis les sagas et les chants 
de l'Edda; plusieurs de ces poèmes remontent au x^ siècle. Les éléments 
de culture venus d'Angleterre et d'Irlande, qui agissaient sur les Scan- 
dinaves encore incultes, ont donc contribué à leur formation. Il faut, 
quand on les aborde, tenir compte aussi bien du christianisme que de la 
pojésie héroïque des Celtes, et aussi de la littérature classique qu'on cul- 
tivait avec ardeur, en Irlande surtout. Dans quelles proportions les 
influences se sont elles combinées? Sur ce point, les érudits d'aujourd'hui 
sont encore loin d'être d'accord. 

Sans doute quelques considérations doivent nous rappeler à la prudence 
dans l'estimation de ces influences, étrangères. Il y a d'abord les objets 
d'art : bractéates d'or, objets précieux, cornes à boire, etc., recouverts de 
scènes mythiques. Ces objets remontent au delà de la période des Vikings, 
d'après Worsaae, Stephens, etc., et, comme ils représentent toutes sortes 
de mythes connus, ils prouveraient que les histoires d'Odin et de Frigg, 



SLAVES ET GERMAINS- 691 

de-Bâldèr et de Loki étaient peut-être déjà connues dans leurs, traits essen- 
tiels par les peuples du Nord, peut-être vers 400. Finnur Jônsson arrivé 
à la même conclusion en utilisant les kenningar des anciennes poésies 
des Scaldes, qui impliquent la connaissance, à la fin du ix*^ siècle, d'une 
longue listes de mythes. Il serait donc non seulement peu vraisemblable, 
mais tout à fait contraire aux faits, de considérer la mythologie Scandi- 
nave comme une chose purement artificielle qui aurait été créée vers 
l'époque où le christianisme commença à être connu ou même plus tard. 
La poésie artificielle des Scaldes a trouvé un trésor d'histoires, elle les a 
développées, les a fixées, les a même augmentées d'additions étrangères. 
Dans le détail, la distinctioh de ce qui est récent ou ancien, étranger ou 
indigène, original ou inventé par les poètes de cour n'est pas toujours 
possible, mais elle l'est souvent. D'assez bonne heure, on a classé le mythe 
de Ragnarok et la croyance au Valholl parmi les parties lés moins 
anciennes de l'ouvrage. Le drame du monde dans le Toluspa : la cosmo- 
gonie, le crime des dieux, la catastrophe universelle ne peuvent pas appar - 
tenir non plus à une époque reculée. Le paganisme allemand^ sans pré- 
senter, il est vrai, de points de comparaison nombreux pour les données 
cosmogoniques, en offre qui sont certains. La mort de Balder est sûre- 
ment un mythe primitif, mais ce n'est que plus tard qu'on en a fait un 
mythe cosmologique, prologue de la destruction du monde. Nous voyons 
clairement ici comment des éléments primitifs, par un changement 
d'éclairage, peuvent se métamorphoser. Il est vraisemblable qu'un Scalde 
païen, vers le milieu du x° siècle, connaissant la cosmologie chrétienne, 
lui a opposé dans la Voluspa une cosmologie païenne; des idées païennes 
ont inspiré ce tableau, mais il subissait cependant l'influence indirecte du 
christianisme. Sans doute il en est autrement du Gylfaginning, oii l'on 
trouve côte à côte des idées chrétiennes (le père commun de tous les 
hommes), une systématisation tout à fait artificielle (le système des 
12 dieux, l'énumération des demeures divines), et de véritables mythes 
(Ymir, etc.), bref des éléments pris à tous les étages de la mythologie. 
Du reste, ces différentes couches mythologiques sont faciles à distinguer. 
A côté des véritables mythes naturalistes (la mort de Siegfried et de 
Balder, la lutte de Beowulf et de Grendel, Freyr et Gerda, le marteau 
de Thor, le collier), nous trouvons de nombreux mythes étiologiques (la 
procréation des trois races d'hommes par Rig, le mythe scalde de la 
boisson des poètes); d'autres ont déjà tourné au conte (le voyage de Thor 
chez Utgardloki); quelques-uns sont allégoriques; d'autres sont déjà 
evhémérisés dans le récit lui-même qui nous les livre. Cependant il arrive 
que les éléments anciens se mêlent aux conceptions modernes, en un 
indéchiffrable amalgame (Yggdrasil). Du reste, c'est ici que les mytho- 
logues à l'esprit inventif peuvent se donner le plus librement carrière et 
que les chercheurs sérieux rencontrent les problèmes les plus embarras- 
sants. 

L'empire franc a lui-même exporté vers le Nord des histoires et des 
idées. C'est de. là que viennent les sujets de presque toutes les légendes 



6^2 HISTOIRE DES RELIGIONS 

héroïques des poèmes de l'Edda. On est également tenté d'expliquer- par 
ces influences franques la position prédominante d'Odin chez les Scaldes 
Scandinaves. En tout cas nous en savons moins là-dessus que sur les 
influences anglaises et irlandaises. Quoiqu'il en soit, et quelque impor^ 
tance qu'on attache à ces influences franques et celtiques ^ de l'Europe 
occidentale sur la mythologie Scandinave, on peut rester assuré histori- 
quement de l'existence d'un fonds païen germanique. 



§ 138. — Le culte et les mœurs. 

Nous ne réunirons pas ici les innombrables renseignements que nous 
possédons sur le culte et les usages de l'antiquité germanique, sur les 
bois sacrés, les temples et les idoles, les prêtres, les sacrifices et les fêtes, 
la divination et la sorcellerie. Nous nous contenterons de mettre en 
lumière quelques traits généraux particulièrement caractéristiques. 

Le paganisme germanique n'a jamais eu de rituel développé avec textes 
liturgiques, calendrier de fêtes et clergé spécial. La religion ne s'était pas 
cantonnée dans un domaine à elle ; le culte était mêlé h, tous les actes de 
la vie publique et privée ; les formes religieuses pénétraient la vie de la 
tribu et de l'Etat, le droit et les moeurs. D'après Tacite, les gens de la 
même tribu tiennent dans les bois sacrés des réunions consacrées aux 
affaires publiques ; en certains endroits se trouvent aussi des sanctuaires 
d'alliances amphictyoniques. Chez les peuples Scandinaves et jusqu'à une 
époque relativement récente, les temples sont de même des centres poli- 
tiques, par exemple, les sanctuaires de Lethra à Seeland et d'Upsala en 
Suède. De même encore en Norvège, chaque district a son temple parti- 
culier et en Islande l'étendue des juridictions se confond avec celle des 
diocèses. Nous voyons, chez les Germains de Tacite, chez les Anglo-Saxons 
et dans les pays Scandinaves, que les prêtres avaient un pouvoir judiciaire 
et une influence politique; d'après l'historien romain ils ont le droit de 
-punir velut deo imperanti; chez les Anglo-Saxons, ils n'avaient pas, à 
vrai dire, le droit de porter des armes et ils ne pouvaient chevaucher que 
des juments, mais ce Coifî, qui donne le premier l'exemple de l'abandon 
des dieux païens, était certainement un seigneur très respecté; en Islande 
les Gods étaient à la fois des chefs et des juges, et, même après la dispa- 
rition du paganisme, ils conservèrent une grande influence à titre de 
légistes. Le prêtre germanique était ainsi mêlé à toute la vie publique; 
ses fonctions sacrées n'étaient pourtant pas un monopole ; nous voyons 
aussi des rois et des Jarls offrir des sacrifices, et nous ne voyons trace 
nulle part d'une caste sacerdotale fermée, qui aurait exercé un pouvoir 
particulier. 

Les sacrifices étaient également étroitement unis aux différents événe- 

i. Voir l'article important de E. Mogk, Kelten und Nordgermanen im 9. und 10. 
Jàhrhundert^ ap. Jahreshericht des Realgymnasiums zu Leipzig, 1896. 



SLAVES ET GERMAINS 693 

ments de la vie publique. Tacite nous dit que les .Semnones se réunissent 
dans leur bois sacré pour célébrer un sacrifice humain solennel. Plus tard 
nous voyons encore des rassemblements religieux ou politiques {Thing), 
accompagnés de sacrifices, souvent mantiques. Des événements extraor- 
dinaires, comme une guerre ou une famine, requièrent des sacrifices man- 
tiques ou expiatoires. Quand Olaf Tryggvason voulut briser la résistance 
au christianisme il annonça aux Jarls païens, en guise de menace, que l'on 
serait forcé d'offrir en sacrifice les têtes les plus hautes aux dieux irrités 
si l'on revenait aux vieilles croyances. A part ce que Strabon nous dit des 
Cimbres, nous ne savons que par la littérature Scandinave comment se 
célébraient les sacrifices germaniques. Mais le vie populaire, les coutumes 
agricoles et pastorales, les croyances et les usages relatifs au temps de 
Yule, aux 12 nuits (de Noël à l'Epiphanie) où les spectres sont lâchés à 
travers le monde, à la Walpurgis (l^"" mai), à la Saint- Jean (24 juin), à la 
Saint-Martin (11 novembre), nous ont conservé une bonne partie du 
paganisme. Nous voyons combien la vieille religion et la croyance aux 
esprits s'étaient incorporées à la vie. Sans doute nous né sommes pas 
en présence d'un calendrier rituel, fixé par des prêtres ; nous avons vu que 
les Germains n'en avaient pas. On ne peut même pas dire que les tribus 
Scandinaves célébraient toutes les trois grands sacrifices annuels dont 
parle Snorre, pour les semailles, la moisson et la victoire. Certaines fêtes 
avaient un cycle plus vaste, comme celles d'Upsala, célébrées tous les neuf 
ans par de grandes hécatombes. 

Les éléments mantiques et magiques abondent dans l'ancienne religion 
germanique ; c'est là, croyons-nous, un de ses traits essentiels. Tacite 
nous dit déjà que c'est une des principales fonctions des prêtres d'expli - 
quer les signes; les devineresses comme la vierge des Bructères, Velleda, 
jouent un rôle important. La mantique des signes, auspicia sortesque, 
existait concurremment avec l'introspection prophétique. Il en fut de 
même plus tard. Les signes étaient nombreux : ils étaient donnés par les 
hennissements de chevaux (d'après Tacite), les oiseaux, les chaudrons des 
sacrifices (Strabon en parle déjà), les tirages de sorts, etc. Des idées man- 
tiques se retrouvent dans différentes ordalies et surtout dans l'usage aussi 
bien mantique que magique des runes. Les rêves ont aussi une grande 
place dans la littérature Scandinave. 

La sorcellerie n'était pas moins répandue, comme en témoigne le grand 
nombre des formules magiques transmises par la littérature et le folklore. 
Les dieux eux-mêmes dans l'Edda sont de grands sorciers. Nous voyons 
dans la légende de Thorwald, par exemple, jusqu'à quel point étaient 
enracinées les pratiques magiques : un évêque chrétien convertit un 
païen en exorcisant par l'eau chaude une pierre (ou une idole) dans 
laquelle résidait un esprit mantique. Partout, dans le monde germanique, 
nous rencontrons la sorcellerie. Grimm a fait une extraordinaire moisson 
de superstitions relatives à la botanique et à la minéralogie magiques, 
d'incantions et de légendes; il y a de la magie au fond des coutumes 
symboliques du culte des arbres et de la moisson que Mannhardt a 



694 HISTOIRE DES RELIGIONS 

recueillies, et d'un bon nombre des traditions qui survivent encore 
aujourd'hui chez le peuple des campagnes. 

S'il nous est possible de tracer quelques-unes des grandes lignes du 
culte, reconnaissables dans toute l'étendue du domaine germanique, nous 
ne pouvons en faire autant pour la piété et la moralité. Comment pourrions- 
nous connaître la vie intérieure de peuples qui ne nous parlent pas direc- 
tement par leur littérature? Le paganisme germanique n'a pas atteint le 
stade de la réflexion morale. Les traits principaux relevés par Tacite sont 
une vénération profonde de ce qui est diviii, une pureté de mœurs qui 
se manifeste particulièrement dans la haute estime qu'on accorde à la 
femme, le caractère sacré des lois de l'hospitalité; il y a malheureusement 
une ombre : c'est le penchant à l'ivrognerie. Dans l'Edda, les aphorismes 
du Havamal enseignent la circonspection, la prudence dans les rapports 
avec les hommes; les devoirs envers l'hôte sont mis au premier plan. 
Les sagas et les mythes des épopées et des poèmes louent le courage 
et l'intelligence; les biens les plus désirés sont la victoire, la gloire, 
la richesse. Quant à la vérité, tantôt on la prêche, tantôt on admire 
la ruse et même la perfidie. Au moyen âge, on considéra en Alle- 
magne la loyauté comme la principale vertu de l'homme, la douceur et la 
générosité comme les principales vertus du prince ; nous voyons là l'idéal 
païen se mêler aux idées des premiers siècles chrétiens. On remarque 
dans les épopées une forte disposition au fatalisme, que nous trouvons 
également à l'époque des Vikings : partout la puissance du destin joue un 
rôle, aussi bien dans le Héliand que dans la littérature anglo-saxonne : 
une des idées principales de l'épopée comme des sagas est que l'homme 
ne peut éviter sa destinée. 



§ 139. — Les dieux et la croyance. 

On a beau s'évertuer pour faire descendre les dieux germaniques d'âmes 
ou de démons, il est indéniable que les plus anciens documents nous 
montrent de grandes figures divines : Tacite en connaît plusieurs, les 
unes avec Vinterpretatio vomana (Mercure, Hercule, Mars), les autres sous 
leurs noms indigènes (les frères Alcis, Nerthus). Les anciens Germains 
ont, bien entendu, pratiqué le culte des âmes et des esprits de la nature, 
mais ils adoraient surtout de grands dieux. 

Les dieux germaniques ont été sans aucun doute des dieux de la nature; 
tels étaient déjà les trois dieux naturalistes que César attribue aux Ger- 
mains, Sol, Vulcanus, Luna, qu'il est assez singulier de ne pouvoir plus, 
ou presque plus, identifier aux divinités germaniques que nous connais- 
sons. Parmi ces dernières se trouvent celles du vent, du tonnerre, du ciel, 
du feu et de la terre. On ne peut njanquer de reconnaître les principales 
figures de la mythologie naturaliste dans les mythes innombrables, sou- 
vent fragmentaires, souvent même bien déformés des épopées et de la 
littérature Scandinave : mythes du soleil, des saisons, de la mort de la 



SLAVES ET GERMAINS , 69o 

nature, du ciel et de la terre. Il faut remarquer que la mer joue un rôle 
important dans les mythes des Germains du Nord, comme dans Beowulf 
et dans l'épopée de Hilde-Gudrun. 

Si l'on dit que presque tous les dieux germaniques représentent la vie 
de la nature, il ne faut pas cependant entendre par là que ce sont de 
véritables personnifications des forces naturelles; ce qu'ils représentent 
dans la nature n'apparaît même pas toujours très clairement. Avant tout 
les Germains considéraient leurs dieux comme les divinités de la tribu du 
du peuple. Les trois tribus principales, leslngœvons, les Herminons et les 
Istœvons avaient leurs héros éponymes (Tacite, Germ.^ 2), dans lesquels 
on croit pouvoir reconnaître soit les dieux principaux Freyr, Tiwaz, 
Wodan, soit le seul Tiwaz sous trois formes différentes. Les Hermundures 
adoraient Mars, les Gattes Mercure [Ann.^ 13, 57); on trouvait le culte 
d'Isis chez une partie des Souabes [Germ., 9), les Semnones avaient le 
culte sanglant du regnator omnium deus {Germ., 39), les Naharvales 
adoraient les deux jeunes dieux Castor et Pollux [Germ., 43), et le culte 
de Nerthus réunissait tous les ans sept tribus parentes et leur imposait 
une trêve de Dieu (Germ., 40). Tout ce que le livre de Tacite nous 
apprend se trouve confirmé; mais il ne faudrait pas croire qu'un seul 
dieu était adoré à l'exclusion des autres; chaque tribu, chaque peuple 
avait son dieu principal; les Souabes étaient appelés Cyuvari (serviteurs 
de Zio) et les Frisons adoraient Forsete (dont le sanctuaire se trouvait 
dans l'île d'Helgoland), comme le garant du droit. Les dieux sont sou- 
vent aussi les fondateurs des familles princières. Nous connaissons la 
répartition des dieux sur toute l'étendue du monde germanique par les 
noms de lieux et de personnes. Nous savons ainsi que Thor était le dieu 
principal de la Norvège, Freyr celui de la Suède. La lutte bien connue 
des Ases et des Vanes, dans la mythologie Scandinave, se rapporte 
très probablement à cette répartition géographique, ou mieux encore 
ethnographique, des dieux. Les Vanes, Njord (apparenté à Nerthus), 
Freyr, Freya sont les dieux des tribus ingœvonnes qui les introduisirent 
en Suède. Sans doute toutes ces conjectures ne sont pas absolument 
prouvées ; il est difficile d'expliquer par exemple pourquoi Freya est placée 
si loin derrière Wodan dans les généalogies anglo-saxonnes. ' 

Quelques savants veulent faire de ces luttes de dieux des mythes de la 
civilisation et des mythes éthiques. Les Vanes seraient les dieux paisibles 
de la fécondité, de la richesse, de la paix, en opposition avec les Ases plus 
rudes. Mais telle n'est pas l'idée qu'on se faisait de ce contraste. Sans 
doute, Freyr est le dieu qu'on adore ayec des symboles et des attributs 
phalliques, mais à Upsala il est placé à côté d'Odin et de Thor. Du reste, 
on ne peut pas dire grand'chose du caractère éthique des dieux germa- 
niques. Ils ont bien quelques fonctions morales, puisqu'ils veillent à la 
justice dans l'assemblée populaire, mais aucune idée éthique n'entre dans 
la formation de leur personnalité. La poésie artificielle des Scandinaves 
a introduit la première les idées de haute morale, d'ordre universel, de 
renouvellement total. En général le caractère personnel de ces dieux est 



696 -HISTOmE DES RELIGIONS 

très peu développé, lâ "poésie eddique elle-même n'a donné de traits un 
peu typiques qu'à un petit nombre de figures divines. Ainsi Odin est le 
sage par excellence, c'est un grand magicien; Thor est le brave guerrier, 
Fadversaire acharné des géants; Loki, le rusé compagnon, devient petit 
a petit le diable; Balder, le doux favori des dieux, le dieu martyr, est 
essentiellement passif . 

Passons à l'examen de qaelques divinités. Le Wodan allemand ( Wuota n), 
que Tacite appelle Mercure, sans doute parce qu'il le compare au dieu 
principal des Gaulois, appartient en particulier aux Istœvons et plus tard 
aux Francs. On ne le trouve presque nulle part dans l'Allemagne du Sud, 
mais il apparaît au premier plan dans les tables généalogiques et dans 
les noms propres anglo-saxons; la légende généalogique des Lombards 
en fait aussi mention. Dans le Nord , nous l'avons rencontré dans la 
trinité d'Upsala; pourtant, à l'origine, Odin n'y est pas indigène. Il est 
impossible de faire dériver d'un trait principal de son caractère tous les 
attributs, toutes les fonctions et tous les mythes de ce dieu. Son nom le 
désigne déjà comme le dieu du vent; plusieurs détails de sa physionomie 
semblent indiquer qu'il est un dieu de la mort. Sans doute ces deux fonc- 
tions ne s'excluent pas : la chasse sauvage et l'armée de fantômes seraient 
la multitude des morts qui passent à grand bruit dans les airs. La diffi- 
culté est d'admettre qu'un dieu du vent soit la divinité suprême; l'hypo- 
thèse de Mo g k, qui croit que Wodanaz était à l'origine un adjectif, épi- 
thète du dieu du ciel, est dénuée de preuves. Si l'on se rejette sur l'autre 
face du caractère de Wodan, dieu de la mort, d'autres difficultés surgis - 
sent. Il faut songer, entre autres, que Wodan est un dieu de fécondité et 
de la moisson. Il est certainement le dieu du ciel dans la légende lombarde . 
De toute manière, de nouvelles attributions se sont, sûrement greffées sur 
son caractère primitif, ce qui arrive souvent, il est vrai, aux grandes divi- 
nités ; il est par conséquent difficile à définir. La forme qu'il prend plus 
tard dans l'Edda ne nous révèle pas sa signification primitive, et elle n'est 
pas même un pur développement du caractère qu'il avait à l'origine. Plu- 
sieurs mythes de l'Edda, entre autres celui de la suspension à l'arbre secou é 
par le vent, sont difficiles à comprendre ^ Du reste Odin est ici le pré- 
voyant et le sage, le sorcier et le voyageur qui change souvent de forme, 
celui qui connaît les runes, le dieu des scaldes, le seigneur des batailles 
qui reçoit les braves dans le Valhalla. Les deux figures les plus récentes 
d'Odin doivent être l'Odin dieu suprême du ciel, le père de tous les 
hommes, qui dirige la course du monde, et l'Odin évhémérisé, roi d'Asgar d, 
qui émigré d'Asie dans les pays du Nord. 

Un grand nombre de chants de l'Edda et plusieurs contes du Gylfagin- 
ning parlent de Thor, le grand dieu du tonnerre. Il appartenait à la 
Norvège et à l'Islande, mais les Allemands le connaissaient aussi sous le 
nom de Donar. La signification naturaliste de Freyr et de Balder n'est 
pas aussi claire; les deux noms signifient Seigneur; on considère généra- 

1. Voir L. Duvau, Journal des Savaîits, 1901, p. 584 et suiv. 



; , SLAVES ET GERMAINS 697 

lement Balder, le dieu resplendissant, comme un dieu du soleil. Nous 
avons déjà vu que le dieu du ciel Zio, Tiwaz, était très probablement à 
l'origine le dieu principal ; nous le retrouvons sous les noms de Irmin, 
Er, Saxnot. Il occupe une place bien moins importante dans la mythologie 
Scandinave où il est le dieu de l'épée, Tyr, l'Ase qui n'a qu'une main. 

Parmi les autres figures de la mythologie Scandinave, il y en a qui 
ont été créées pendant la période des Scàldes sans exister réellement dans 
le culte ou dans le mythe ; ce sont des fictions poétiques ou généalogi- 
ques. Il y a d'autres dieux cependant à qui il faut accorder une plus grande 
importance que la situation inférieure qu'ils occupent ne le laisserait 
supposer. Tel Heimdall, le dieu resplendissant de la lumière, « à qui par- 
tout appartient l'aurore, le commencement )) (Uhland), et qui lutte tous 
les jours avec Loki pour le Brisingamen, le joyau mystique de Freya; tel 
encore Hônir, qui fut certainement jadis une divinité plus importante, 
probablement proche parente de Heimdall ; tel surtout Loki (et son doubl e 
Lodur), le dieu du feu, dont le nom, qui signifie : « Celui qui termine » , 
n'est peut-être pas primitif. Ses mythes sont un tissu de constructions 
artificielles et d'idées primitives qui ne sont pas encore expliquées, malgré 
des tentatives méritoires. Pour plusieurs de ces dieux : Balder, Heimdall, 
Loki, on n'a pas la preuve qu'ils aient eu un culte. Les grandes divi- 
nités à qui l'on offrait un culte étaient avant tout Wodan, Donar et Freyr 
chez les peuples Scandinaves. 

A ces dieux sont accouplées des déesses ; elles sont si peu individualisées 
qu'on les a toutes considérées comme des formes sous plusieurs noms, 
d'une seule déesse de la terre, la terra mater dont parle Tacite. Plusieurs 
faits prouvent que cette hypothèse n'est pas bonne. Hel est déesse du 
monde souterrain. Frija (Frigg), l'épouse d'Odin, est certainement sur- 
tout une déesse de l'air ou du ciel. De même dans leurs fonctions princi- 
pales, dans les rapports qu'elles ont avec la naissance et la mort, avec 
les semailles et la moisson, avec le filage et le tissage, les déesses ne sont 
pas du tout déesses de la terre ou ne le sont que d'une façon très indi- 
recte. En tout cas leur individualité est si peu marquée qu'il est très dif- 
ficile ou même impossible de décider si Rinda, Gerda, Menglod dans 
l'Edda; Perchta, Holda en Allemagne; les déesses que l'on trouve à côté 
de Frija dans la deuxième formule de Mersebourg, et plusieurs autres 
formes indépendantes ou accessoires, sont les noms d'une seule déesse 
ou de divinités de moindre importance. La deuxième hypothèse est vrai- 
semblable. Quant au culte des déesses, nous trouvons l'énigmatique Isis 
adorée chez les Souabes [Germ., 9), Tamfana chez les Marses (Ann., 1, 51), 
et surtout Nehalennia sur le Rhin inférieur : on a retrouvé des autels et 
des inscriptions qui lui étaient consacrés. La Freya Scandinave est celle 
dont la personnalité s'est le plus développée; c'est probablement une créa- 
tion des Scaldes qui donnèrent une forme féminine à Freyr et composè- 
rent sa .figure avec les traits des autres déesses. Les Valkyries appartien- 
nent de même à la poésie Scandinave; ce sont les vierges des batailles qui 
donnent la victoire. Les Nornes qui exécutent les arrêts du destin ont la 



698 HISTOIRE DES RELIGIONS 

même, origine. Il est bien difficile de séparer dans ces formes divines 
les, traits modernes des anciens. Si.on tente de les rajeunir, on ne doit pas 
oublier que les Valkyries ont des devancières dans les Idisi allemandes, et 
que l'idée d'une puissance dispensatrice des destins ne peut guère être 
une simple fiction postérieure, sans racines dans la croyance populaire. 
De la, « mythologie inférieure », nous laissons de côté tout ce que le 
monde germanique nous présente sans doute avec une rare abondance 
et un singulier développement, mais qui diffère peu de ce que nous trou- 
vons partout, à savoir le culte des eaux et des arbres, la croyance aux 
âmes et aux esprits, la possession, les sorcières, les loups -garous, les 
revenants. Il y a partout des résidences des âmes (montagnes des morts) ; 
les esprits des morts revêtent une infinité de formes, par exemple celle de 
souris (les tours des souris ; qu'on se rappelle la légende du preneur de 
rats de Hameln). Dans les pays Scandinaves on considérait l'âme [fylgja] 
comme la compagne de l'homme. Les vampires (Alp, Mare) et les loups- 
garous, chez les peuples Scandinaves les Berserker, appartiennent aussi au 
cercle des idées animistes. La chasse sauvage ou l'armée des spectres, la 
vieille armée, la troupe des morts qui chevauchent dans les airs sont plus 
particulièrement germaniques, sans doute elles ne se rattachaient pas à 
l'origine à Wuotan, dont plus tard elles formèrent la suite. 
. Mais il nous faut signaler les géants et les nains ; ils apparaissent conti- 
nuellement dans les contes populaires et dans les mythes de l'Edda. Les 
géants (Jotnen, Thiirae, Hunnen, Ente) représentent dans l'Edda la vieille 
famille des dieux, à laquelle les Ases sont souvent alliés. Nous ne pou- 
vons cependant pas les considérer comme les dieux détrônés d'une époque , 
antérieure; les traces qu'on a cru trouver d'un culte des géants sont 
extrêmement faibles. Le caractère de ces personnages est brutal et sau-- 
vage, leur colère (jotunmodr) est redoutable, ils montrent leur force 
physique en lançant des pierres énormes et en déplaçant des montagnes, 
ils ont en horreur l'agriculture et se retirent partout devant elle. Les 
géants ne sont pas représentés comme des êtres au caractère absolument 
méchant ou à l'apparence horrible; souvent les géants ont des épouses 
admirablement belles; ils sont loyaux et, en général, de bonne compo- 
sition. Les anciennes lois gardent l'empreinte de leur sagesse (Mimir; 
les Nornes aussi sont des filles de géants); ils sont habiles dans l'art de 
bâtir. Nous ne pouvons énumérer ici tous les géants des eaux, de l'air, du 
fer et de la terre que l'on trouve en Allemagne dans les mythes et dans 
les contes. Mais il nous faut préciser le rôle qu'ils jouent dans la mytho- 
logie de l'Edda. Ce rôle est surtout important dans la cosmogonie : les 
géants sont les premiers êtres, le monde est sorti du corps du premier 
géant, Ymir. Les géants ont de fréquentes disputes avec les Ases; Thor 
en particulier est leur ennemi; par contre Odin leur demande souvent con- 
seil. L'opposition n'est pas fortement marquée, et dans l'eschatologie les 
géants n'occupent qu'une place très inférieure. Il ne faut pas en effet 

1.K. V7eixi!a.o\d,Die Riesen des germanischen Mythus, l^^i. 



SLAVES ET GERMAINS 699 

attribuer plus d'importance à leur parenté avec Loki qu'aux liens qui lés 
unissent également à d'autres dieux. On s'est trompé également quand 
on a voulu trop marquer l'opposition des géants et des Ases, et y voir 
quelque chose comme le dualisme de la force brutale de la nature et de 
l'ordre intellectuel. Certains de leurs caractères auraient pu être interprétés 
ainsi, mais ni les contes allemands ni la mythographie de l'Edda n'ont 
compris la lutte des géants et des Ases comme Hésiode et Eschyle ont fait 
de celle des Titans et des habitants de l'Olympe. 

Lés elfes, les lutins, les nains \ quels que soient les noms généraux ou 
particuliers qu'on leur donne, appartiennent bien moins que les géants 
au système- mythologique, mais ont des racines bien plus profondes dans 
la croyance populaire. L'Edda connaît leur adresse, ils ont fait le mar- 
teau de Thor, le vaisseau de Freyr et bien d'autres admirables travaux. 
Quelques strophes intercalées dans la Voluspa racontent comment ils 
ont été créés et donnent une liste de noms de nains répartis en trois groupes. 
Mais l'Edda s'occupait moins des nains que des géants ; il en est autre- 
ment de la croyance populaire. Nous avons des preuves certaines d'un 
culte des nains ; le mot Alfablot désigne le sacrifice qu'on leur offrait, et 
récemment encore, il subsistait, dit-on, en Suède des « autels des elfes », où 
l'on offrait des sacrifices pour les malades. Les elfes n'occupaient pas 
seulement l'imagination; on les sentait près de soi dans la vie quoti- 
dienne; ils jouaient en petit le rôle de la Providence. Une explication 
générale qui convienne à toutes les sortes d'elfes est impossible. Quel- 
ques-uns sont étroitement liés aux choses de la nature, d'autres ont des 
noms comme Heimchen (grillon), qui font penser aux âmes des morts. 
Il n'est pas possible de classer tous les elfes dans l'une ou l'autre de ces 
catégories. Grimm a partagé les différentes sortes d'elfes en trois groupes : 
les elfes clairs (Liôsalfar), gris ou bruns {Dôckalfar), et noirs [Svartalfar] . 
Ces derniers sont les nains, ils vivent sous terre, où ils veillent sur des 
trésors, ils craignent la lumière et se rendent souvent invisibles à l'aide 
d'un manteau ou d'un chapeau magique. Du reste il existe une foule de 
familles d'elfes et de nains qu'il est plus ou moins facile de classer dans 
la même catégorie : gnomes, trolls, trudes, elfes des eaux (Mummelchen, 
ondines, nixes), qui attirent les hommes vers l'abîme sans qu'ils puissent 
résister, elfes domestiques (kobolds, lutins et, parmi ceux-ci, Puck, Rûpel, 
Claus, etc.). Nous connaissons individuellement par les contes beaucoup 
de nains et d'elfes : Oberon, Pilwiz, Laurin, Rûbezahl, Hanz Heiling, etc. 
Leur caractère est souvent aimable et gracieux. On les appelle le peuple 
silencieux, les bons enfants, les gens paisibles, Liuflingar, Huldre; les 
elfes de couleur claire sont toujours brillants et beaux. Mais parfois ils 
sont dangereux, leur regard donne la mort; ils volent les enfants et met- 

1. Les matériaux innombrables de cette étude sont épars dans les recueils de folk- 
lore. Parmi les mythologues, Thorpe et J.-W. Wolf {Beitrage, II, 228-349) les ont 
excellemment utilisés. L'introduction détaillée, Irische Elfenmarchen (1826), des frères 
Grimm reste encore très remarquable; on y voit combien dans cette tranche du 
folklore, Germains, Celtes et Slaves se touchent. 



700 HISTOIRE' DÉS RELIGIONS - 

tent de petits démons à leur place; ils envoient aux dormeurs des cau- 
chemars. Quelquefois ils sont malveillants par méchanceté pure, quelque- 
fois par taquinerie, mais la plaisanterie finit souvent mal; il arrive qu'ils 
demandent aux hommes de les aider, par exemple pour assister des 
elflnes en couches. Il est souvent question d'unions entre des hommes et 
des elfines; qu'on se rappelle les histoires de Mélusine et de l'Ondine ; 
nous ne pouvons plus considérer comme étant d'origine païenne le tou- 
chant épisode de cette dernière histoire, où nous voyons l'elfîne se cram- 
ponner à l'homme pour obtenir une âme immortelle. Le thème de la 
retraite des elfes, dont plusieurs histoires racontent la fuite, a fait dire 
qu'ils avaient conscience de la fin de leur empire anéanti par le christia- 
nisme. Dans le détail il reste beaucoup à trier, si loin que l'on ait déjà 
poussé le travail de rassemblement et de classification. 



LES CELTES^ 

§ 140. 

La branche celtique de la famille indo-germanique était répandue à 
l'origine sur tout l'ouest de l'Europe. Nous rencontrons les Celtes des 
deux côtés des Alpes [Gallia cis- et transalpina) , dans tout le pays qui 
s'étend du Rhin à l'océan Atlantique et même sur beaucoup de points de 
la rive droite du Rhin, en Suisse, etc., comme en témoignent encore 
aujourd'hui les noms de lieux. Les difficiles problèmes relatifs à la démar- 
cation géographique entre Celtes et Germains, et aux expéditions celti- 
ques dans le sud de l'Europe ont été étudiés notamment par Mûllenhofï. 
L'archéologie préhistorique s'occupe des questions non moins obscures 
gui se posent au sujet des populations dont nous possédons les tom- 
beaux, les ossements, les ustensiles, les édifices en pierres, les vestiges 
de toute sorte retrouvés dans les cavernes et dans le lit des fleuves. Il ne 
nous est cependant pas permis de regarder sans plus ample informé 
comme celtiques ces populations primitives. 

Nous avons à parler ici de deux contrées : la Gaule et les Iles Bri- 
tanniques; César connaissait déjà les rapports historiques qui les liaient 

•1. Bibliographie, — On trouvera beaucoup de documents réunis dans la Revue Cel- 
tique (depuis 1870) et dans plusieurs revues d'archéologie et de folklore. L'ouvrage 
de A. Holder {Altceltischey^ Spracfischatz) sera, une fois terminé, un guide indispen- 
sable. Le travail de H. Gaidoz (Esquisse de la religion des Gaulois, dans VEncyclop. des 
sciences religieuses de Lichtenberger) est sommaire, mais intéressant. — Consulter 
en outre : J. Rhys, Celtic Britain (Soc. prop. christ. knowL, 1884); Eibbert Lect., 1886; 
Celtic Folklore, 1901. — W,-G. Wood-Martin, Pagan Ireland, an archaeological sketch, 
1895; — H. d'Arbois de Jubainville, Cours de littérature celtique, surtout II : Le cycle 
mythologique irlandais et la mythologie celtique, 1884, III-IV; — Les Mabinogion, tra- 
duits par J. Loth, 1889; Lady Charl. Guest avait déjà traduit le Mabinogion en anglais 
(1877); — Kuno Meyer and A. Nutt, The voyage of Bran son of Febal (1895, Grimm libr., 
n. 4); — A. Nutt, Studies on the legend of the holy Grail (Folkl. Soc, 1888). — Pour 
les relations entre Celtes et Germains, voir H. Zimmer, Keltische Beilràge {Z. f. d. 
Alt., XXXII, XXXIII, XXXV.) - 



SLAVES ET GERMAINS 701 

l'une a l'autre. Nous ne pouvons pas cependant réunir en une image 
commune les renseignements que nous possédons sur ces deux pays. Les 
écrivains romains ^ nous donnent des détails assez abondants sur la reli- 
gion des Gaulois; ce qui compte surtout est la description brève, mais 
substantielle, de César. A ces documents viennent s'ajouter d'innom- 
brables inscriptions de l'époque romaine, où se lisent les noms d'une 
foule de divinités indigènes et leurs épithètes; il est vrai que nous ne 
savons souvent pas, en lisant ces inscriptions, si nous avons affaire à un 
dieu celtique, germanique ou romain. L'étude des noms et le folklore 
nous fournissent aussi des renseignements, en Bretagne particulièrement. 
— César dit que le dieu principal des Gaulois est Mercure; à côté de lui 
on trouve Apollon, Mars, Jupiter, Minerve; Dispater est l'ancêtre du 
peuple. Les noms romains peuvent indiquer à peu près le caractère et 
les fonctions principales des dieux gaulois ; cependant Apollon est, chez 
César, surtout un dieu de la médecine. Sans doute nous aimerions savoir 
jusqu'à quel point cette interpretatio romana est correcte : les attributs 
de Mercure, qui préside aux arts, aux voyages et au commerce,, ne con- 
viennent pas à un dieu suprême. Quelques vers de Lucain donnent des 
noms de dieux indigènes; ce sont Tentâtes, Esus, Taranis; mais rien 
n'autorise à regarder ce groupe comme une trinité suprême. Le nom 
de Tentâtes fait penser aux Teutons que l'on a récemment proposé de 
regarder comme des Celtes; le nom d'Esus (Aes) se retrouve dans les 
familles divines d'Irlande; dans Taranis et son marteau, les uns ont 
voulu voir le dieu du tonnerre, les autres Dispater. Les inscriptions don- 
nent en outre une foule- d'épithètes indigènes : Mercurius Dumias et 
Arvernus, dont la parèdre féminine est Rosmerta; Apollo Borvo (Bourbon), 
Grannus {aquae Granni^ Aix-la-Chapelle) ; la plupart sont sans doute pure- 
ment géographiques. Nous trouvons dans ce panthéon des dieux des 
forêts et des arbres, des montagnes, des fleuves et des sources : Dea Abnoba 
(Forêt Noire), Dea Arduinna, Vosegus; des inscriptions sont consacrées 
aux sex arboribus , Fatis dervonibus ; à des fleuves , Sequana , Icaunus 
(Yonne); à des sources, J)ea Clutonda, Dea Adonna, Les Maires [Matronœ 
et quelquefois Matrse) ^, celtiques sans aucun doute, que l'on adorait par 
groupes de trois dans toute l'Europe occidentale, sont certainement des 
déesses locales. Ce sont des déesses protectrices; on croit les retrouver, 
dans les dames blanches et dans plusieurs bonnes fées. 

Le sacerdoce des druides est au premier plan dans la religion gauloise. 
Plusieurs écrivains anciens, comme Timagène (chez Ammien), font remon- 
ter la philosophie des druides à Pythagore, et croient, comme l'ont fait 
des chercheurs plus modernes, que les druides avaient revêtu une philo- 

1. César, B. G., VI, 13-19; Lucain, Phars., l, 445 et suivants; Pline, Hist. Nat., 
XVI, 93, 249-151, cf. XXIV, 103 et suivants, XXIX, 52 et suivants, XXX, 4, 13; Dio- 
dore de Sicile, V, 31 ; Ammien Marcellih, XV, 9; Strabon, 197 et suivants; Tacite, 
Annales, XÏV, 30j Histoires, II, 61, IV, 34. 

2. Consulter l'article de M, Ihm dans le Myth. Lex. de Roscher, 31« liv. On y trou- 
vera un relevé des inscriptions qui leur sont consacrées et une revue de la bibliogra- 
phie. 



702 HISTOIRE DBS RELIGIONS 

sophié secrète de symboles au sens profond. Gaidoz, au contraire, les 
compare aux prêtres des races sauvages et réduit leur science à « un peu 
dé physique amusante ». L'étude des sources ne permet pas de sç pro- 
noncer pour l'une pu l'autre de ces opinions. 

Les druides formaient un clergé organisé dont le centre était à Carnu- 
tum. Leur chef était choisi parmi eux. Ils ne formaient pas de caste héré- 
ditaire, mais se recrutaient parmi l'élite des jeunes gens. Diodore et 
Aminien citent les noms de trois ou quatre catégories ou degrés de la 
hiérarchie druidique. César ne les connaît pas, mais mentionne les privi- 
lèges nombreux sur lesquels reposait l'influeiice des druides. Cette 
influence était avant tout politique. L'Éduen Divitiacus, qui vint à Rome 
en ambassadeur et en ami, et que connut Cicéron, était un druide; plus 
tard, Tacite cite plusieurs druides qui poussèrent à la lutte contre Rome. 
Rs n'allaient pas eux-mêmes à la guerre et étaient dispensés d'impôts; 
ils avaient le droit d'infliger des châtiments, pouvaient frapper d'interdit 
ceux qui leur résistaient et les empêcher de prendre part aux cérémonies 
sacrées. Le culte était sanglant; on sacrifiait aux dieux des hommes, 
surtout des nialfaiteurs. Une cérémonie caractéristique est décrite par 
Pline : les druides, revêtus de robes blanches, coupaient le gui sur les 
chênes, avec une faucille d'or, à la clarté de la lune, ils le recueillaient 
dans un linge et en préparaient un breuvage qui guérissait les maladies. 
Nous ne nous occuperons pas ici de la profonde signification symbolique 
que de nombreux savants attribuent à cette cérémonie. Le gui se retrouve 
souvent dans les croyances populaires et dans les usages des races euro- , 
péennes. 

Les druides se livraient aussi à des pratiques mantiques et exerçaient 
la médecine. Ils s'occupaient surtout de l'éducation de la jeunesse. Ils 
l'initiaient à une doctrine transmise oralement en vers et qui n'était j)as 
fixée par écrit; il fallait jusqu'à vingt ans d'étude pour la posséder. Cette 
doctrine aurait fait une place à la cosmologie et au mouvement des astres 
(César); le dogme central paraît avoir été celui de l'immortalité. De même 
qu'on donnait aux morts ce dont ils pouvaient avoir besoin, on faisait 
aux vivants des prêts remboursalbes dans l'autre monde. Les druides 
enseignaient aussi la migration des âmes et faisaient de cette doctrine un 
aiguillon pour la vertu et un remède à la crainte de la mort. 

L'attitude que les Romains adoptèrent vis-à-vis des druides changea 
singulièrement au cours des temps. César s'appuya sur les druides en 
lutte contre les équités. Mais après la victoire, l'attitude des conquérants 
se modifia. Les équités gaulois trouvèrent des places honorifiques à Rome, 
tandis qu'on s'efforça de détruire l'influence des druides indigènes sur le 
peuple. La persécution eut donc des motifs politiques, nullement reli- 
gieux. Les Romains sans doute ressentaient fortement la cruauté et la 
grossièreté du culte druidique. Lucain en témoigne par les termes dont 
il traite Teutates, sanguine diro placatur immitis, Esus, horreus feris alta- 
rihus, Taranis, ara non mitior Scythicse Dianse, Les Romains devaient 
interdire de semblables sacrifices humains, et briser ainsi l'influence poli- 



- SLAVES ET GERMAmS , 703 

tique des druides. Tibère sustulit druidas.iet hoc genus vaturri medicorumquè 
(Pline); Suétone dit même que Claude joemïws aèoZem^ la religion dés 
druides; 

La civilisation romaine fît donc reculer le celtisme en Gaule. Le chris- 
tianisme, d'autre part, se répandit d'assez bonne heure dans les îles Bri- 
tanniques ; il était déjà établi en Irlande, le pays le plus purement cel- ' 
tique, vers l'an 400. On partage en général les Celtes des îles Britanniques 
en deux grandes catégories : la branche irlandaise ou goidelique, et la 
branche bretonne, à laquelle appartiennent les Kymris ou Gallois, et 
aussi les habitants de l'Armorique, de l'autre côté de la Manche. Les Celtes 
des îles Britanniques nous ont laissé une littérature très étendue. Je 
pense plus ici aux sources irlandaises qu'aux ouvrages latins Gomme 
ceux de Gildas, Be excidio Britanniae (vers 560), le livre « qui fit entrer 
le celtisme dans la littérature dn monde » % de Nennius, Historia Bri- 
tonum, ouvrage du ix^ ou du x® siècle, qui a soulevé d'ardentes contro- 
verses. A partir du v° siècle, l'Irlande fut un foyer de civilisation, on y 
étudia la littérature classique à une époque où la connaissance du grec 
avait presque disparu du reste de l'Europe occidentale; au vii° siècle, les 
Irlandais sont à la tête de la civilisation, et ils étaient encore les maîtres 
les plus recherchés dans les écoles de l'époque carlovingienne. Cette civi- 
lisation irlandaise était, bien entendu, classique et chrétienne; elle a 
cependant conserva un assez grand nombre de légendes indigènes et les 
a développées plus tard, en particulier à l'époque des Vikings, quand 
elle fut en contact avec les Danois et les Normands. Les manuscrits de 
Dublin qui contiennent cette littérature [Book of fJlster, Book of Leinster) 
et qui n'ont été vraiment exploités que pendant ces quinze dernières 
années, ne remontent sans doute pas plus haut que le xii® siècle, mais 
ils dérivent directement de sources chrétiennes qui doivent être plus 
vieilles de plusieurs centaines d'années. Ces manuscrits contiennent 
toutes sortes de textes : grammaire, jurisprudence, histoire (annales et^ 
généalogies), récits poétiques. Il ne faut pas, par crainte de l'évhémé- 
risme, méconnaître les souvenirs historiques que peuvent renfermer les 
légendes, comme le fait Rhys, par exemple, qui transforme en un dieu du 
soleil la figure historique du poète Taliessin (xiii'* siècle). La part de l'his- 
toire plus ou moins altérée, est certainement considérable dans les deux 
cycles principaux de récits irlandais : celui de l'Ulster dont Conchobar 
mac Nessa et Cuchulin sont les héros, et celui de Munster, plus moderne, 
qui chante Finn et Ossin. Mais il y reste toujours un noyau de mythes 
naturalistes. Zimmer a également montré dans ces légendes la présence 
d'une certaine quantité d'éléments germaniques. 

La conservation, à l'état pur, de la mythologie païenne n'est nulle part 
moins vraisemblable que chez un peuple comme le peuple irlandais, qui 
s'est assimilé, pendant de nombreux siècles d'éducation classique et chré- 

1. A. Ebert, Allgemeine Geschichte der Litteratur des Mittelalters im Abendlande bis 
zum Beginn des XI. Jahrliunderts (3 vol., 2" édit., 1889). 



704 , - HISTOIRE. DES RELIGIONS 

tienne, fant d'éléments étrangers. Les légendes se sont souvent inspirées 
de Virgile, d'Ovide on de la Bible et des traditions chrétiennes, sans parler 
des souvenirs historiques. Les mythes primitifs en forment cependant le 
npy au, très rarement visible, il est vrai. Je ne me permets pas dé décider 
ce qu'il faut penser dès Tuatha Dé Dandnn, de leur lutte avec les gigan- 
tesques Fomore, de Nuada à la main d'argent, de la mère des dieux. 
Anna, des familles divines de Aes Trebair et de Aes Side, de Partholon 
et des Firbolg, les colons et premiers habitants de l'Irlande, de la 
bataille de Mag-Tured, etc. Les systèmes mythologiques de Rhys et de 
.d'Arbois de Jubainville font l'effet d'essais trop hâtifs, échafaudés sur des 
documents que la critique n'a pas encore rendus vraiment utilisables. 
Il faut s'abstenir pour l'instant de toute caractéristique générale du 
paganisme irlandais. On peut voir combien l'étude dans le détail est 
difficile par les intéressants travaux de Nutt sur l'/mrama , récits , de 
voyages maritimes (Maelduin, Bran = Brandan) du moyen âge irlandais, 
bu l'on trouve, sur l'au-delà et le pays des dieux, bien des indications 
pour lesquelles la littérature et le folklore universels fournissent une infi- 
nité de jparallèles suggestifs. 

On trouve encore beaucoup de légendes et de mythes irlandais dans un 
recueil qui remonte à l'époque de la colonisation irlandaise (goidelique) 
du pays de Galles. On donne à cette collection le nom de Mabinogion; il 
est contenu dans un manuscrit du xiv° ou du xv^ siècle, le red book oj 
Hergest, trouvé au Jésus Collège d'Oxford. Plusieurs des sujets préférés 
par les conteurs du moyen âge remontent à ce Mabinogion, qui jouent 
aussi un grand rôle dans la littérature du xix^ siècle : Peredur (Parcival), 
la Dame du Lac, Tristan et Yseult, Artus. Ces récits représentent la con- 
tribution principale des Celtes à la littérature générale, et à ce titre ils 
sont intéressants même lorsqu'ils n'ont pas de valeur pour la connaissance 
du paganisme celtique. Du reste, les Celtes apparaissent comme une race 
richement douée au point de vue poétique, et ce caractère est fortement 
marqué aussi bien dans les contes et les traditions du folklore que chez 
les grands hommes qui sont sortis des peuples où le sang celtique est 
pur : ils comprennent mal la vie pratique, mais sont doués d'une vive 
imagination. Le génie celtique cependant n'a pas réussi à s'incorporer 
dans des conceptions religieuses autonomes. 

i. On pourra se renseigner sur la grande influence des sujets celtiques sur la litté- 
rature du moyen âge en lisant les beaux livres de G. Paris, La poésie au moyen âge. 
2 vol., 1885, 1895; La littérature française au moyen-âge, 1883. 



INDEX ALPHABÉTIQUE 



Ablutions, 279, 280, 283, 461, 465, 548. 

Allégories, 244, 304, 306. 

Alliance, 222. 

Ame, 9, 18, 32, 103, 336, 359, 360, 365, 384, 
419, 420, 472, 569, 572, 582, 635, 646, 
653, 698. 

Amulettes, 17, 18, 33, 54, 56, 66, 99, 106, 
118, 16], 198, 342, 402, 417, 527. 

Ancêtres (Culte des), 16, 18, 33, 43, 46, 57, 
63, 64, 67, 194, 199, 326, 340, 445, 457, 
494, 499, 594, 597, 614, 623, 662. 

Anges, 204, 228, 248, 294. 

Animaux (Culte des), 14, 18, 53, 64, 82, 84, 
86, 92, 96, 172, 179, 326, 405, 424, 445, 
487, 496, 599, 622. 

Anthropopliagie, 488, 534. 

Ascétisme, 26, 27, 47, 67, 213, 293, 297, 
300, 317, 348, 362, 364, 368, 408, 417, 421, 
426, 428, 478, 557, 564, 566, 569, 643, 644, 
659, 604. 

Astres (Culte des), 111, 129, 150, 153, 221, 
263. 

Astrologie, 128,253, 645. 

Athéisme, 291, 317, 301, 365, 369, 382, 633. 

Aumônes, 281, 393, 394, 472. 

Autel, 26, 142, 183, 199, 338, 461, 494, 
507, 521, 528, 542, 543, 547, 595. 

Bain, 338, 399, 423, 561. 

Baptême, 402. 

Bénite (Eau), 66, 340, 546. 

Bois sacrés, 169, 180, 494, 507, 342, 622, 
680, 692. 

Boisson (des dieux), 326, 335, 447, 461, 
462, 504. 

Calendrier, 24, 26, 135, 353, 590, 613, 674, 
693. 

Castration, 144, 173, 627. 

Célibat, 56, 37. 

Gérémoniales (Lois), 42, 65, 217, 222, 232, 

244, 280-282, 412, 443, 480, 591. 
Cbamanes, 35, 44. 
Chant, 17, 48, 67, 423, 491, 546, 612. 



Chapelet, 299, 309, 393, 402. 

Chasse infernale, 331, 685, 696, 697. 

Châsses, 63, 64, 66. 

Chevelure (Sacrifice de la), 181, 184, 543, 
548. 

Chiliasme, 474, 475. 

Ciel, 18, 35, 44, 57, 345, 382,. 420, 457, 
572. Cf. dieu du ciel, seigneur du ciel, 
reine du ciel. 

Cloches, 402. 

Communautés religieuses, 347, 352, S62, 

568, 604, 646. 
Communion (avec les dieux), 534, 545, 565, 

644. 
Communisme, 478, 479. 
Conducteur des âmes, 383, 455, 473, 506, 

527. 
Confession, 393, 395, 463, 470, 562. 
Consécration, 17, 338, 392, 430, 360, 562, 

564, 563, 569, 579, 585, 603, 642, 644, 659. 

Cosmogonie, 24, 26, 30, 37, 40, 63, 111, 
113, 120, 132, 139, 142, 148, 156. Cf. œuf, 
mariage cosmogonique. 

Couleurs (sacrées), 68. 

Couvents, 27, 57, 300, 366, 393, 398, 399, 
402, 403. 

Circoncision, 14, 17, 18, 31, 184, 200,244, 
245. 

Crânes (Culte des), 33. 

Culte, 26, 67, 113, 116, 118, 144, 152, 134, 
135, 168, 172, 182, 209, 220, 227, 239, 272, 
395, 402, 422, 427, 456, 460, 461, 487, 494, 
507, 340, 350, 593, 401, 607, 611, 621, 622, 
624, 627, 633, 636, 642, 644, 657, 663, 680, 
692, 702. Cf. arbres, astres, crânes, hauts 
lieux, domestique, locaux, lune, souve- 
rains, soleil, morts. 

Danse, 16, 21, 31, 46, 65, 173, 179, 183, 
184, 217, 337, 423, 491, 530, 533, 546, 561, 
612. 

Déluge, 24, 27, 133, 133, 136, 137, 158, 414. 

Demeure des dieux, 30, 137, 159, 503, 
583. 

Demi-dieux, 451, 533, 537. 

45 



706 



INDEX ALPHABÉTIQUE 



Démons, 84, 98, 133, 134, 137, 153, 162. 
^ 163,. 326, 330, 340, 342, 445, 4-47, 458, 470, 
509, 514, 538, 656. 

Descente (aux enfers), 146, 536. 

Destinée, 24, 143, 159, 481, 483, 510, 570, 
571, 575, 596, 663, 674, 694, 698. 

Diable, 326, 405, 447. 

Dieux, 16, 23, 25, 27, 30, 35, 37, 54, 62, 
64, 81, 83, 109, 120, 123, 129, 133, 151, 153, 
169, 171, 174, 176, 177, 182, 196, 209, 218, 
229, 233, 254, 257, 324, 326, 327, 335, 348, 
407, 412, 447, 450, 489, 494, 496, 500, 501, 
503, 515, 517, 568, 571, 576, 580, 583, 585, 
587, 589, 591, 593, 628, 633, 637, 642, 644, 
650, 670, 672, 673, 698, 701. 

Dieu du ciel, 315, 494, 522, 688, 696. 

Divinité (Notion de la^, 189, 191, 202, 204, 
208, 219, 229, 290, 292, 295, 406, 413, 429, 
573, 575, 581, 582, 650, 655, 663, 681. 

Dogmes, 295-297, 365, 379, 430. 

Domestiques (Dieux), 55, 67, 117, 199, 547, 
595, 597, 636, 645. 

— (Culte), 500, 518, 545, 547, 600, 604, 645. 

Droit et relations juridiç[ues, 24, 31, 42, 
44, 50, 53, 119, 277, 279, 281, 284, 343, 
541. 553, 591, 604, 608, 611, 626, 602, 702. 

DuaUsme, 18, 36, 40, 60, 92, 156, 161, 429, 
435, 448, 450, 451, 457, 460, 478, 481, 664, 
688, 099. 

Eau, 24, 97, 112, 131, 135, 162, 350, 352, 
424, 444, 464, 494, 503, 521, 537, 622, 
697. Cf. bénite. 

Eléments, 55, 113, 445, 453, 475, 494. 

Elfes, 326, 684, 699. 

Encens, 366, 546. 

Enfer, 37, 56, 57, 107, 105, 131, 296, 346, 
378, 454, 457, 459, 473, 513. 

Epoques (saisons et jours), 46, 256, 281, 
339, 393, 395,443, 462, 553, 599, 600, 693, 
694. 

Ermites, 297, 310, 348, 362, 392. 

Epreuves, 645, 659. 

Eschatologie, 231, 246, 263, 296, 346, 415, 
446, 474-476, 691. 

Esotériques (Doctrines), 83, 98, 144, 304, 
559, 560, 562, 632, 693. 

Esprits, 10, 17, 18, 23, 24, 27, 30, 32, 36, 
37, 45, 56, 63, 128, 144, 163, 191, 261, 264, 
295, 326, 407, 417, 445, 451, 456, 507, 594, 
597, 671, 673, 684, 698. 

Eudémonisme, 152. 

Evhémérisme,. 26, 88, 113, 407, 540, 599, 

691, 696. 
Exorcisme, 460, 464, 538. 

Expiation, 337, 465, 469, 498, 529, 539, 
552, 553, 555, 556, 563, 566, 574, 575, 600, 
606, 608, 612, 614, 625, 638, 659, 693. 

Fanatisme, 287, 306, 308, 429, 627, 663. 

Faute, 151, 152, 229, 573, 575, 691. 

Fêtes, 26, 37, 63, 65, 117, 130, 131, 139, 
140, 147, 155, 180, 184, 200, 222, 256, 282, 
307, 339, 366, 395, 400, 413, 425, 508, 518, 



• 519, 520, 528, 530, 548-557, 596, 599, 601, 
605, 612, 614-615, 622, 645, 661, 672, 692. 

Fétichisme; 10, 14, 18, 33, 82, 83, 85, 108, 
109, 123, 183, 205, 254, 289, 326, 405, 408, 
423, 487, 495, 623. 

Feu, 16, 36, 55, 142, 163, 334, 336, 337, 
399, 461, 519, 546, 600, 610, 622, 694. 

Funéraire (Repas), 100. 

Géants, 684, 698. 

Gouvernement de l'univers, 328, 453, 509, 
570, 574, 578, 584. 

Groupes et couples (de dieux), 86, 90, 93, 
94-96, 109, 110, 113, 129. 131, 133, 136, 

138, 144, 149, 348, 413, 417, 505, 507, 517, 
524, 529, 531, 593, 595, 624, 670, 695, 701. 

Hauts lieux (Culte des), 169, 178, 180, 183, 

199,210. 
Hénothéisme, 8, 11, 82, 325. 

Héros (Culte des), 54, 63-65, 408, 451, 499, 
537, 621. 

Héroïques (Légendes), 24, 38, 163-168, 408, 
410, 483, 533, 617, ,621, 681, 691. 

Hiérarchie, 55, 1.16, 184, 232, 239, 247, 
392, 477, 659, 671. 

Hiérodules, 144, 146, 532, 533, 544. 

Hiêrogamie, 33, 44, 494, 517. 

Hymnes, 73, 76, 77, 118, 121, 132, 138, 

139, 141, 145, 148, 150, 319-322, 324, 332, 
352, 423, 448, 462, 472, 533, 547, 561, 569. 

Idoles, 11, 18, 25, 26, 36, 54, 86, 114, 117, 
130, 152, 162, 169, 170, 173, 183, 197, 205, 
214, 255, 325, 396, 399, 403, 412, 415, 416, 
422, 424, 451, 456, 487, 490, 495, 507, 520, 
543, 595, 598, 637,-641, 658, 67J, 673. 

Ile des bienheureux, 160, 165, 512, 537, 
570. 

Immortalité, 45, 103, 108, 470, 476, 499, 
537, 560, 572, 582, 635, 646, 650, 652, 702. 

Inspiration, 244, 534. 

Intermédiaires (Êtres), 228, 307, 656, 664, 

Interdictions alimentaires, 632, 645. 

Jeûne, 18, 67, 152, 281, 338, 363, 365, 402, 

428, 560, 561, 644. 
Jeux, 488, 489, 554, 557-558, 615, 610-617, 

625, 628, 637, 641. 
Jours fastes et néfastes, 613. 

Jugement, 107, 137, 141, 237, 262, 296, 
329, 446, 473, 475. 

Lectisterries, 173, 593, 626, 628. 

Livres (saints), 39, 51-53, 62, 73, 75, 127, 
150, 222, 272-274, 295, 321, 370, 371, 406, 
411, 428, 439, 441, 442-444, 625. 

Lacs (sacrés), 169, 183. 

Locaux (Cultes), 82, 85-88, 120, 123, 129, 
132, 177, 487, 489, 523, 536. 

Loi, 209, 217, 222, 224, 230, 232, 248, 271, 
280-284, 319, 435, 469, 541, 551, 576, 577, 
584. 

Lumière (Dieux de la), 109, 131, 136, 142, 



INDEX ALPHABÉTIQUE 



707 



, 145, 162, 323, 332, 456, 523, 529, 601, 696. 
:V. aussi soleil (dieux du). 

Lunaires (Dieux), 62, 131, 136, 173, 180, 
335,530. 

Lune (Culte de la), 16, 18, 55, 129, 131, 
221, 674. 

Lutin, 671, 700. 

Magie, 11, 17, 18, 20, 23, 24, 29, 33, 36, 
38, 54, 56, 57, 68, 73, 77, 79, 82, 94, 101, 
102, 104, 106-107, 128, 132,135,138, 141, 
143, 148, 150, 153, 160-162, 332, 336, 340, 

• 341, 388, 399, 400, 403, 404, 405, 418, 458, 
459, 462, 464, 527, 538, 549, 645, 660, 665, 
674, 693. 

Maladie, 18, 118, 161, 332, 342, 458, 460. 

Malédiction, 342, 544, 547, 574, 575. 

Mantique, 36, 40, 46, 57, 67, 128, 153, 402, 
488, 507, 508, 529, 534, 550, 578, 602, 610- 
611, 622, 624, 627, 631, 645, 655, 664, 
672, 680, 693, 702. 

Mariage, 548, 601. 

Médiateur, 422, 566. 

Mère des dieux, 144, 255, 518, 529, 627, 
644, 657. 

Messager des dieux, 142, 335, 454, 506, 
526. 

Messie, 227, 241, 247, 249. 

Métempsycose, 56, 108, 292, 336-357, 359, 
364, 385, 387, 420, 428, 431, 563, 568, 
572, 582, 632, 660, 702. 

Moines, 56, 249, 297, 366, 389, 391-395-398, 
402, 403, 408. 

Monde, cf. ordre, période, image. 

Monisme, 317, 350, 359, 419, 583. 

Monothéisme, 11, 19, 23, 27, 44, 81, 109, 
113, 121, 125, 192, 195, 215, 233, 243, 244, 
257, 279, 295, 325, 430, 484, 493, 510, 565, 
569, 575, 656, 659, 662, 689. 

Morale, 42, 44, 49, 52, 53, 55, 56, 58-60, 
65, 106, 118, 272, 278, 282, 299, 307, 322, 
343-344, 366, 379, 388-391, 398,425, 445, 467, 
469, 488, 515, 570, 572, 577, 579, 583-585, 
628, 631, 634, 639, 650, 652, 664, 693. 

Mort, 14, 18, 19, 22, 29, 32, 56, 65, 94, 99- 
107, 159, 165, 185, 195, 316, 344-346, 351, 
459, 460, 466, 470, 498, 499, 511-513, 548, 
572, 596, 646, 652, 698. 

Morts (Rites relatifs aux), 32, 57, 68, 99- 
103, 160, 185, 303, 344, 438, 448, 463, 470, 
507, 548, 597, 672, 702. 

— (Culte des), 15, 101-103, 123, 140, 156, 

255, 326, 471, 487, 497, 498, 507, 556, 597, 
604, 614. 

— (Dieux des), 87, 89, 91, 95, 122, 141, 
145, 447, 456, 496, 507, 520, 524, 696, 697. 

— (Empire des), 30, 32, 36, 104, 159-160, 
345, 511, 520, 596. 

Musique, 65, 68, 116. 156, 173, 183, 206, 

337, 402, 423, 491, 533, 546, 561. 
Mutilations, 17, 172, 657. 

Mystères, 323, 349, 427, 526, 558, 579, S82, 

585, 642, 644, 649, 651, 658, 664, 667. 
Mystique, 297-301. 



Mythologie, 26, 30, 137, 146, l'64-168, 196; 
335, 348, 374, 407, 412, 416, 445, 448, 488, 
513, 519, 532, 539, 565, 571, 573, 6l7, 622, 
649, 665, 671, 677, 682, 685, 691, 695, 704. 

Nains, 684, 699. 

Naissance, 500, 548, 697. 

Naturalistes (Cultes), 19, 30, 33, 35, 54, 

123, 129, 169, 171, 176, 210, 221, 325, 445, 

494, 503, 598, 622, 670, 695. 
Nécropoles, 95, 100, 130, 142, 159. 
Nombres (sacrés), 36, 37, 68. 
Numen, 591, 594, 596, 602, 671. 

Œuf (cosmogonique), 30, 37, 111, 112, 348, 
353, 564. 

Offrandes, 490, 545, 608, 622. 

Oracles, 199, 273, 489, 491, 508, 517, 523, 
528, 536, 551, 575, 577, 644, 645, 655, 657, 
667. 

Orages (Dieux des), 26, 62, 138, 141, 331- 
332, 537, 688. 

Ordalies, 19, 64, 693. 

Ordres (religieux), 213, 300, 306, 390, 392, 
408. 

Organisation du monde, 44, 49, 52, 384, 

454, 514, 573, 592, 695. 
Orgies, 181, 426, 533, 562, 627, 661. 
Orientation, 140, 543. 

Panthéisme, 78, 81, 95, 122, 297, 317, 325, 
355, 565, 644. 

Paradis, 164, 296, 306, 404, 429, 473. 

Passion (La), 351, 359, 361, 380, 387,. 573, 
652. 

Péché, 344, 357, 365, 390, 459, 469, 565, 
585, 652. 

Pèlerinage, 424. 

Pénitence, 352, 427, 465, 563, 566. 

Pénitentiels (Psaumes), 151. 

Père des dieux, 134, 149, 327, 505, 522. 

Périodes (du monde), 26, 27, 304, 378, 379, 
382, 402, 448, 474, 481, 513. 

Pessimisme, 119, 250, 316, 355, 362, 380, 
386, 514, 566, 570, 580. 

Phallicisme, 31, 62, 63, 67, 174, 183, 417, 
422, 488, 533, 698. 

Philosophie, 58-60, 291-293, 349-352, 358- 
363, 368, 398, 418-420, 567,569, 576, 580- 
583, 586, 629, 631-635, 647-657, 664, 665,667. 

Pierres, 16, 19, 36, 63. 170, 183, 197, 204, 
254, 405, 423, 424, 495, 623, 627, 662. 

Piété, 118, 152, 202, 208, 246, 250, 308, 
317, 369, 400, 409, 421, 435, 488, 511, 541, 
547, 585, 601, 640, 657, 662, 664. 

Plantes (sacrées), 326, 342, 344, 445, 702. 

Pont (infernal), 296, 473. 

Polythéisme, 11, 81, 125, 151, 177, 196, 
655, 664. 

Possession (Possédés), 67, 161, 460, 537, 

698. 
Prédestination, 288, 291, 421. 



708 



INDEX ALPHABÉTIQUE 



Prêtreé, 18, 46, 36, .66, H5, 122, 132, 143, 
148, 154, 184-199, 317, 330, 334, 338, 348, 
381, .437, 4-41, 460, 507, 529, 544-545, 560, 
. ; 607-613, 671, 693, 701. . 

Prière, 46, 65, 118, 151, 153, 154, 280, 329, 
• 337,348, 403, 460, 462, 470, 507, 547, 626. 

Procession, 55, 65, 67, 100, 116, 117, 173, 
177,201, 402, 413, 423, 491, 543, 547, 555, 
556, 559, 561,587, 597, 606, 615, 624, 645, 
661 

Prophètes, 206, 215, 262, 295, 304. 

Prostitution, 181, 185, 210. 456, 532. 

Pureté (Purifications), 24, 36, 55, 67, 143, 

155, 162, 232, 282, 338, 344, 351, 435, 446, 

463-464, 465, 470, 542, 544, 546, 555, 560, 

.563, 564, 601, 607, 609, 614, 638, 642, 645, 

658. 

Réconciliation, 235. . 

Rédemption, 202, 235, 349, 351, 359, 361, 

366, 369, 379, 381, 388, 421, 566. 
Reine du ciel, 139, 149. 
Repas, 46, 155, 473, 544, 547, 606, 618, 646. 
Religieuses, 394. 

Reliques : 378, 396, 399, 402, 403, 543. 
Rémunération, 56, 106, 223, 290, 329, 357, 

382, 463, 512, 572, 575. 

Rémission des péch.és, 151, 233, 236. 

Repos (Jour de), 395. 

Résurrection, 231, 247, 248, 296, 475. 

Revenants, 29, 160, 326, 671, 698. 

Rêves, 46, 67, 119, 135, 150, 153, 165, 509, 
517, 529, 537, 579, 646, 693. 

Révélation, 290, 293, 319, 323, 439, 480, 

565, 655. 
Roi des dieux, 131, 139, 149, 328, 331, 

411, 504. 
Rois (Culte des), 28, 45, 63, 64, 97, 120, 

587, 637, 640-641, 663. 

Sacrifices, 18, 24, 36-37, 46, 50, 65, 67, 
115, 118, 142, 146, 152, 135, 183, 196, 199, 
233,322, 336,338-341, 413, 423, 460, 461, 
470, 472, 498, 503, 542, 545-548, 361, 396, 
606, 608, 609, 614, 623, 639, 663, 666, 693. 

Sacrifices humains, 7, 23, 26,46, 117, 123, 
155, 183, 210, 221, 340, 343, 427, 488, 497, 
329, 331, 545, 555, 623, 693, 792; cf. che- 
velure. 

Saints, 297, 309, 396, 400, 402, 659, 661, 
662. 

Secrets (Cultes), 410, 412, 418, 426, 427, 
665. 



Seigneur du ciel, 129, 134, 149, 177, 178. 

Serment, 37, 275, -455, 507, 508, 522, 546, 
. 584. , 

Serpent, 18, 26, 35, 64, 198, 403, 424, 449, 
496, 527, 597, 671. 

Sociétés secrètes, 19, 31, 306, 659. 

Soleil (Culte du), 18, 28, 55, 81, 87, 88, 
121, 129, 221, 430, 644, 660-661, 663, 674, 
694. 

— (Dieux du), 63, 88-90, 94, 96, 109, 130, 
136, 139, 141, 144, 178, 181, 328, 333, 413, 
529, 658, 696. 

Sorcières, 20i 32, 161, 326, 342, 438, 698. 

Sources (sacrées), 169, 183, 494, 523, 622. 

Supplications publiques, 625. 

Spiritualisation des dieux et des mythes, 
80, 81, 82, 84, 85, 108, 113, 304, 540, 565, 
594, 629, 631, 633, 635. 

Symboles, 23, 32, 38, 63, 63, 66, 85, 108, 
1.36, 141, 142, 149, 153, 170, 173, 174, 177, 
180, 197, 204, 209, 326, 417, 422, 424, 496, 
525, 526, 534, 535, 596, 642, 645, 638, 661. 

Synagogues, 228, 240, 243, 244. 

Tabou, 17, 18, 30, 31. 

Tatouage, 18, 31, 425. 

Taureau (Culte du), 85, 90, 198, 214. 

Temples, 18, 26, 32, 46, 30, 54, 66, 88, 
114, 115, 129, 131, 134, 143, 152, 169, 173, 
210-211, 236, 243, 246, 255, 338, 367, 403, ) 
423, 424, 428, 456, 461, 477, 507, 342, 596, 
602, 605, 624, 626, 637, 641, 658, 667, 671, 
692. 

Terre, 30, 35, 45, 84, 88, 112, 132, 133, 
144, 158, 327, 454, 464, 503, 513, 695. 

— (Dieux de la), 453, 497, 317, 519, 527, 
531, 394, 598, 680, 696. 

Théodicée, 370, 573, 578, 583, 651, 637. 

Théogonie, 62, 134, 157, 348, 353, 407, 515- 
517. 

Théocratie, 239. 

Tombeau, 99-101, 499. 

Totémisme, 16, 23, 31, 85, 194, 493, 571. 

Trinité, 418. 

Universalisme, 6-7, 662. 

Universelle (Religion), 6, 243, 369, 479. 

Végétation (Dieux de la), 146, 497, 501, 

155-520,523. 
Vœux, 367, 508, 608, 627. 



TABLE DES MATIÈRES 



Introduction a la traduction française , . . v 

Avant-propos de l'auteur pour la seconde édition allemande xlix 

Liste des principales abréviations ; lvi 

CHAPITRE I 

INTRODUCTION 

Traduit par P. Bettelheim. 

1. La science des religions, p. 1. — 2. Classification des religions, p. 4. — 
2 bis. De quelques systèmes religieux, p. 9. 

CHAPITRE II 

LES PEUPLES DITS SAUVAGES 

Traduit par P. Bettelheim. 

3. L'Afrique, p. 13. — 4. Les peuples américains, p. 20. — 5. Les peuples du 
Pacifique, p. 28. — 6. Les Mongols, p. 33. 

CHAPITRE III 

LES CHINOIS 

Traduit par P. Bettelheim. 

7. Littérature sacrée, p. 39. — 8. Ancienne religion chinoise (Sinisme), p. 43. 
— 9. Vie de Confucius. Sa doctrine, p. 47. — 10. Le Tao-te-King de Lao-tse, 
p. 51. — 11. Le Taoïsme, p. 54. — 12. Les Philosophes, p. 58. 

CHAPITRE IV 

LES JAPONAIS 

Traduit par P. Bettelheim. 

13. Histoire et doctrine, p. 61. — 14. Le culte, p. 65. 

CHAPITRE V 

LES ÉGYPTIENS 

Traduit par A. Moret. 

15. Avant-propos, p. 69. — 16. Les sources, p. 72. — 17. Diverses théories 
sur la religion égyptienne, p. 79. — 18. Les dieux de la religion populaire, 

45. 



710 TABLE ]>ES MATIÈRES 

p. 84. :— 19. La mort, la sépulture et l'autra monde, p. 99. — 20. Systèmes 
théologiques et cosmogoniquës, p. 108.— 21. Culte et morale, p. 114. — 22. 
Esquisse de l'évolution religieuse, j). 120. - 

CHAPITRE VI 

LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS 

Ti'aduit par C. FossEY. 

23. Remarques préliminaires, p. 124. — 24. La Babylonie. Sources de l'his- 
toire de la religion babylonienne, p. 126. — 25. Évolution de la religion baby- 
lonienne. Culte locaux, p. 129. — 26. Formation du panthéon babylonien et 
développement postérieur de la religion babylonienne, p. 132. — 27. Les dieux 
supérieurs du panthéon babylonien, p. 133. — 28. Mardouk, p. 138. — 29. Les 
autres grands dieux du panthéon babylonien, p. 141 30. Les déesses baby- 
loniennes. Istar, p. 144. — 31. Tammouz et la descente d'Istar aux enfers, p. 145. 
— 32. Assyrie. Centres de culte. Panthéon assyrien, p. 147. — 33. Hymnes et 
prières. Les idées générales de la religion assyro-babylonienne, p. 150. — 34. 
Le' culte, p. 154. — 35. Création et Déluge. Cosmogonie, p. 156. — 36. La vie après 
la mort, p. 159. — 37. Incantations et Démonologie, p. 161. — 38. Légendes 
divines et héroïques, p. 164. 

CHAPITRE VU 

LES SYRIENS ET LES PHÉNICIENS 

Traduit par L Lévy. " 

39. Généralités, p. 169. — 40. La Syrie; les cultes suprêmes, p. 170. — 41. , 
Phénicie. Sources. Caractère de la religion phénicienne, p. 175. — 42. Dieux 
et cultes locaux de la Phénicie, p. 178. — 43. Le culte et les croyances reli- 
gieuses, p. 183. 

CHAPITRE VIII 

LES ISRAÉLITES 

Traduit par P. Bruet. 

44. Désignations et divisions historiques de la religion d'Israël, p. 186. — 
45. Jahvé, les origines de son culte, p. 190. — 46. Le religion primitive d'Israël, 
p. 193. — 47. La coutume et le culte à l'époque prémosaïque, p. 197. — 48. Jahvé 
considéré comme Dieu libérateur et guerrier, p. 201. — 49. Jahvé roi et posses- 
seur du pays, p. 205. — 50. Jahvé et la civilisation; syncrétisme et exclusi- 
visme, p. 210. — 51. Le caractère moral de Jahvé : justice, amour, sainteté, 
p, 215. — 52. Le Jahvisme élimine les éléments païens. Le -jugement, p. 221. — 
53. La sainteté de Jahvé et de la communauté. La délivrance, p. 227. — 54. La 
communauté juive, p. 236. — 55. Judaïsme et hellénisme. La dévotion juive, 
p." 242. 

CHAPITRE IX 

L'ISLAM 

Traduit par W. Mauçais. 

56. État religieux de l'Arabie à l'apparition de Mohammed, p. 252. — 57. Vie 
de Mohammed, p. 259. — 58. Coran. Tradition et Fiqh, p. 272. — 59. La loi 
religieuse de l'islam, p. 279. — 60. La lutte sur le dogme, p. 284. — 61. La 
dogmatique orthodoxe, p. 292. — 62. La mystique, p. 297. — 63. Les Chiites, 
p. 301. — 64. Situation actuelle de l'Islam, p. 308. 



TABLE DES MATIERES 711 

CHAPITRE X 

LES HINDOUS 

Traduit par L. Lazard. 

65. Les Indo-Européens, p.. 313. — 66. Le peuple et la civilisation de l'Inde, 
p. 315. — 67. Les Yédas, p. 318. — 68. L'autorité des Védas, p. 322. — 69. Les 
dieux, p. 324. — 70. Les différentes divinités, p. 327. — 71. Le culte védique, 
p. 336. — 72. La magie, p. 341. — 73. La vie morale; la mort et l'au-delà, 
p. 343. — 74. Les castes. La vie sacerdotale. Les dieux des prêtres, p. 346. — 
75. La doctrine des Upanishads, p. 349. — 76. Cosmogonie. Métempsycose, 
p. 352. — 77. Les écoles philosophiques, p. 358. — 78. Les Jaïnas et leur doc- 
trine, p. 363. — 79. Caractère général du bouddhisme, p. 367. — 80. La litté- 
rature du bouddhisme, p. 370. — 81. Gotama Bouddha, p. 373. — 82. La doc- 
trine bouddhique, p. 380. — 83. La communauté bouddhique, p. 391. — 84. Le 
bouddhisme dans l'Inde, p. 396. — 85. Le bouddhisme tibétain ou lamaïsme, 
p. 401. — 86. Le bouddhisme en Chine et au Japon, p. 403. — 87. Origine de 
l'hindouisme, p. 404. — 88. Les sectes et leurs écrits, p. 408. — 89. Les dieux 
et la théologie, p. 412. — 90. La vie religieuse, p. 421. — 91. L'influence de 
l'islam, p. 427. — 92. Le présent, p. 431. 

CHAPITRE XI 

LES PERSES 

Traduit par R. Gautriot. 

93. Le peuple médo-perse, p. 433. — 94. Origine de la religion, p. 436. — 95. 
Littérature religieuse, p. 442. — 96. La religion iranienne avant Zoroastre, 
p. 444, — 97. Les dieux, p. 450. — 98. Le royaume du mal, p. 457. — 99. Le 
culte, p. 460, — 100. Purifications. Civilisation et mœurs, p. 463. — 101. La 
mort et l'au-delà. Eschatologie, p. 470. — 102. La religion sous les Sassanides 
et sous la domination musulmane, p. 476. 

CHAPITRE XII 

LES GRECS 

Traduit par P. Bette i-hiîim. 

103. Les Grecs et leur religion, p. 485. — 104. Les sources, p. 490. — 105. 
Les cultes et les dieux les plus anciens, p. 492. — 106. Homère, p. 501. — 
107. Hésiode, p. 513. — 108. Les dieux, p. 517. — 109. Les demi-dieux, les héros 
et les démons, p. 535. — 110. Les mythes, p. 538. — 111. Le culte, p. 541. — 
112. Les oracles, les fêtes et les jeux, p. 550. — 113. Les mystères. L'orphisme, 
p. 558. — 114. Là religion dans la philosophie et la poésie, p. 567. — 115. Pin- 
dare, Eschyle, Sophocle, p. 570. — 116. Le commencement de la décadence, 
p. 576. — 117. La religion et la philosophie, p. 580. — 118. La religion et la 
morale, p. 583. — 119. La période hellénistique, p. 585. 

CHAPITRE XIII 

LES ROMAINS 

Traduit par L. Lazard. 

120. Remarques préliminaires, p. 588. — 121. Les sources, p. 590. — 122. Les 
divinités des anciens Romains, p. 593. — 123. La religion de l'État, p. 602. — 



712 , TABLE DES MATIÈRES • 

124. Les collèges sacerdotaux, p. 607. — 125. Le calendrier et les fêtes, p. 613. 

— 126. les légendes des origines, p. 617. — 127. Les époques de la religion 
romaine, p. 621. — 128. La fin de la république, p. 630. — 129. La réforme 
i*eligieuse sous Auguste, p. 635. — 130. La religion 'pendant les deux premiers 
siècles. de l'empire, p. 640. — 131. Les philosophes et les maîtres de morale, 
p. 647. — 132. Le'syncrétisme religieux au commencement du iii° siècle, p. 657. " 

— 133. La fin du paganisme, p. 662, 

CHAPITRE XIV 

SLAVES ET GERMAINS 

Traduit par P. Bettelheim. 

134. Les peuples baltiques et les Slaves, p.. 669. — 135. Les Germains. Obser- 
vations préliminaires, p. 675. — 136. Les sources, p! 679. — 137. L'histoire, 
p, 688. — 138. Le culte et les mœurs, p. 692. — 139. Les dieux et la légende, 
p. 694. — 140. Les Celtes, p. 700. 

Index alphabétique, p. 705. 



ERRATA 



Page 88, 

— 104, 

— 113, 

— 120, n. 

— 125, n. 

— 127, n. 

— 128, 

•:— 128, 

— 131, 

— 131, 

— 183, 

— 138, 

— 156, 

— 178, 

— 181, n. 
,— 182, n. 

— 184, 

— 187, n 

— 206, n. 

— 25S, 

— 272, 

— 312, 

— 360, n. 

— 363, n. 

— 363, n. 

— 364, n. 



— 372, n. 

— 373, n. 

— 401, n. 

— 408, 



— 452, 

— 453, 

— 477, 

— 514, n. 



ligne 15, 



au lieu de Hâtor, 



1, 
1, 
1, 



— 7 du bas, — 

— 19, — 

— 2, — 

— 3 du bas, — 

— 4 de la note, — 

— 3 du bas, — 

— 8-9, — , 

— 18-19, — 

— 7 du bas, — 

— 6avantS28, — 

— 2, — 

-18, - 

— 2, — 



1, - 



14, 
1, 



ce paradis 

dieux mâles. Nou, 

ro 

'ûl ou '-alâh, 

confirmatian, 

correspondant, 

proprement dit, 

son épouse, 

NIN, GIR, SOU, 

dieu du temps... 

qui souffle, 

1300, 

car ses, 

Shém 

'Astarté, 

p. 6, 

yamêm, 

Jahvéiste, 

Altest. 

As-Safa 



lire Hâthor 

— ce paradis? 

— dieux mâles, Nou 

— roi 

— 'ûl ou 'alàh. 

— confirmation 

— correspondent 

— proprement dite 

— l'épouse de Sin 

— NINGIRSOU 

— dieu de la tempête. 

— qui s'abat 
~ 2300 

— car leurs 

— Sêm 

— 'Astart 

— 174. 

— yamîm 

— Jahviste 

— Alttest. 

— Aç-Çafa 



19, du bas, — 

— dernière ligne, — ne s'est pas développée — s'est développée 

— 1, supprimer occi6.eïiia\Q 

1, — 1, — Cette, — Notre 

1, — 2, du bas, — Ann. de — Vortrag 

1,-1, — 1881, — 1887 

1, — Cette note, ainsi que p. 370, n. 2 p. 373, n. 2, et p. 383, n. 1, est 

de M. Marcel Mauss, à qui nous devons aussi la correction 

introduite p. 375. 



3, ligne 
2, - 
2, — 



5, au lieu de Ann. M. G. V. lire Ann. M. G., Y. 

4, — Fa-Hian, — Fa-Hien 

3, — Schlaginweit. — Schlagintweit 

— 6-12, Le texte qui va de « Dans un cas » jusqu'à « incarnation 

de Vishnu » doit être placé entre guillemets (citation 
de Jacobi, Rdmdyana, p. 95). 

— 12 du bas, au lieu de Damesteter, lire Darmesteter 

— 7, — Vahisha, — Vahista 

— 21, — Mobed, — Môbed 

1, — Rétablir ainsi la note : Pour Jane Harrison... Pandore est une 
déesse de la terre et des morts (H. H.). 



714- 



ERRATA 



Page 52o, 

— 529, 

— 544, 

— 547, 

— 571, 

— 605, 
■ — 640, 

— 665, 



ligne 20, Lire : TI y avait, planté dans l'Eredhthéion, un olivier, 
— 14 du bas, supprimer : qui devait disparaître. 
— 4, au lieu de. 59, Zw'e 40 



1, 
14, 

6 du bas, 
n. l, 

7, 



— 669, Titre du chap. xiv — 

— 669, n. 1, ligne 11, — 

— 670, — 5 du bas, — 

— 676, note — 4 du bas^ — 

— 694, Titre du § 139 — 



action de grâce, — action de grâces 
la disposition — c'est la disposition 

14, — 13 

10" — A" 

ses livres, — son livre 

Slaves et Germains — Slaves, Germains 



et 



Celtes 
supprimer R, H. 
Sôndlein, — Sôhnlein 

de la Saussaie, — de la Saussaye 

Les dieux et la croyance — Les dieux; la légende. 



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GOULOMMIERS 
Imprimerie Paul BRODARD. 



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