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LES
SECRETE
CHEZ
LES MUSULMANS
PAR
ROUQXTETTE
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x de la Societe des Missions africaines de, Lyon
LIBRAIRIE DELHOMME ET BRJGUET
J. BRIGUET, EDITEUR
PARIS
83, rue de Rennes, 83
LYON
3, avenue de I'Archevfiche, 3
1899
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LES SOClMS SECRETES
CHEZ
LES MUSULMANS
LES
SOCIETES SECRETES
CHEZ
LES MUSULMANS
PAR
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L'AbbS ROUQUETTE
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de la Societe des Missions africaines de Lyou
LIBRAIRIE DELHOMME ET BRIQUET
J. BRIGUET, EDITEUR
PARIS
83, rue de Rennes,
LYON
3, avenue de I'ArchevSchS, 3
1899
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LiBRARIHJS
1540695
PREFACE
Je riavais que vingt-deux ans, quandje jetai
a la hate sur le papier ces quelques notes, qui,
contre mon intention, sont devenues un grbs
volume ipublie sous ma seule responsabilite. Ge
fut V affair e de six mois. .
Cetait, en effet, une veritable collaboration
que le docteur Hacks iriavait proposee. Je
devais lui fournir les documents, et profiler de
ma connaissance assez approfondie de la lan-
gue arabe, pour donner au volume une tour-
nure assez orientale, qui put le faire mieux
apprecier.
Au mois de septembre 1894, parurent, dans
la Revue Mensuelle, les premieres pages de
cette etude. Dans ce meme numero, le docteur,
que nous salmons tous alors commenotre chef,
II LE DIABLE.CHEZ LES MUSULMANS , - .
presenta au public catholique M.Margiotta,$t
publia le premier chapitre de son ouvrage sur
Lemmi.
fecrivis aussitot audocteur Bataille pour '- l
meplaindre de m' avoir donne unpseudonyme
que je tenais peu a porter apres Leo Taxil, et
d" avoir publie sous ma seule responsabilite une
etude d'une si grande importance, sans y faire
les corrections queje jugeais necessaires.
Ce fut Leo Taxil quime repondit : ilm'ap-
prit qu'il avait ete nomme secretaire de la,
redaction de la Revue : c'etait a lui que j'au-
rais affaire. J'etais done ne, a la vie litter air e t
sous le patronage de deux Marseillais a cette
epoque le docteur Racks-Eataille voulait faire
oublier son origine bavaroise. L'un, dans
les Msirs que lui laissait Vexercice de son art.
ecrwait a Toccasion dans le Figaro, ou exer-
cait le metier de cloivn, selon les circonsiances ;
. I'aulre, franc-macon ou catholique selon les
besoinsdumoment, etait toujours reste le memet
UYI espion et un Judas.
On se rappelle Tengouement qui saisit une
grande parlie du clergb a V apparition despre^
miers fascicules du Diable au xix e Siecle. Mal-
gre la discordance de quelques voix, bien rares
au debut, guidees plulot par T instinct que par
des preuves cerlaines, le docteur obtinl un
grand succes. Tous ators,jeunes gens pleins
d'ardeur quinedemandions qu'alutterpour le
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS III
triomphedu catholicisme et la mine de la franc-
maconnerie et de la juiverie, nous saluions,
pour notre chef, cet homme. hier encore in-
connu, et qui venait, du premier coup, d'at-
teindre a la celebrite de I'ecrivain. Ses infor-
mations paraissaie:it sures, aussi sures que
celles de Leo Taxil; mais, de plus, c'etait un
homme qui savait ecrire : quelle difference
entre son style court, alerte, vif, degage, et la
phrase longue,enibarrassee, se tramant avec
peine, de Leo Taxil. Cette fois, nous disions-
nous, la cause anti-maconnique a trouv& son
Drumont : nous avons un ecrivain.
Tout cela disparut comme un beau reve : les
resultats furentnuls : non seulement le docteur
Hacks jeta le discredit sur son oeuvre person-
nelle, mais encore il mit en mefiance le public
catholique contre les ecrits les plus documentes.
Leo Taxil, eternel hableur, appona le der-
nier coup de pioche a cet edifice eleve avec
taut de peine par ses propres mains. II aura
beaufaire pourtant line detruira pas d'une
parole ce fait de Thistoire, cette lutte eternelle
dubien contre le mal.
Que la San-Uo-ttoe'i existe ou qu'elle riexiste
pastelleque le docteur Hacks Va decrite, nous
soutenons que la franc-maconnerie a etendu
dans I'univers entier ses filets per fides. En Asie,
ellefait alliance avec les sectateurs de Bouddha
et de Confucius, comme en Afrique elle prete
secours aux Musulmans et aux fetichistes. Par-
IV LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
tout ou va le missionnaire portant, dans
plis de sa pauvre soutane, les bienfaits du
christianisme civilisateur, il rencontre cet
ennemi que nous devons combaitre en Europe.
Abd-el-Kader, le chef des Qadrya de
TAlgerie, ne voulut jamais embrasser iecatho-
licisme ; il aurait fallu renoncer a la doctrine
de Mahomet; mais il ne crut pas apostasier
en se faisant initier a la franc-maconnerie.
Jusqu'a la fin de sa vie, il fut un bon Qadry,
et les francs-macons d'Europe peuvent le
regarder comme un des enf ants. les plus fidetes
auoo prescriptions de la Veuve.
C'est pour premunir ceuoc qui president aux
destinees de TAlgerie que nous avons ecrit cette
etude. Quelque vague pressentiment nous dit
que nous aurons depense en Afrique tant dor
et de sang pour donner une immense province
de plus au vaste empire britannique. Les
Snoussyade Djegboub riont qu'un but: chasser
les Francais. La liaine du Frangais, c'est-a-
dire du Catholique : voila le mot de ralliement
de tons les adoraieurs du diable. La ou le
Francais ne peut reussir parce qu'il est trop
bon, et qu'il ne veut pas, comme la race anglo-
saxonne en Amerique et en Australie, faire
disparaitre la race vaincue, la T Anglais
reussira a merveille. Anglais et Musulmans
s'entendrontbien entre eux, parce qu'ils sont
tous deux enf ants de lamemefamille : riont-ils
pas le diable pour pere? El nous aurons
depense des millions; nous aurons arrose cette
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS V
terre de notre sang, nous I'aurons fertilisee de
nos sueurs, tout cela pour permettre aux
Anglais de V exploiter a leur profit.
Depuis quatre ans, deux faits se sont pro-
duits que nous devons mentionner : la mort du
grand maitre des Taibya et la mort en exil
du fils de Cheikh-el-Haddad.
Ces deux evenements riont amene aucun
changement dans la direction de ces deux
grands ordres. Les Taibya, esperons-le, com-
prenant que I'interet du Maroc exige I'amitie
de la France, saurontreprimer, aufond de leur
coeur, le dedain et le mepris que tout bon Musul-
man eprouve instinctivement pour nosprogres
modernes. Le Cheikh des Taibya sera noire
ami comme son predecesseur .
La mort du fils de Cheikh-el-Haddad a
passe pour ainsi dire inapercue : ses compa-
triotes de Kdbylie, tout en saluanl en lui le
grand martyr de I'independance, riont pas
oublie et ses fautes en 1871 et sa soumission
feinte ou reelle au Gouvernement francais,
aux pieds duquelils'estprosternepourdbteniv
sa grace. A notre avis, le grand ennemi de la
domination francaise en Afrique, soit en
Algerie, soit au Soudan, soit au Tchad, c'est
le Snoussy : Ayons toujours les yeux fixes sur
le fils de Snoussi, celui que les Musulmans
saluent du Hire de El-Madlu.
En terminant ces quelques lignes de preface,
TI LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
je dois adresser mes remerciements a M. de
la Rive pour linteret qu'il a porte a cette
etude, dans te cours de sa publication, dans, la
France Ghretienne. Nous esperons qu'il saura
reprendre.sur un nouveau terrain la lutte
contre la Bete de T Apocalypse, et que, autour
de lui, il saura grouper des jeunes gens de
talent, pleins de foi.et de soumission a I'Eglise.
Lyon, ifi juillet 1898
LE DIABLE
CHEZ LES MTJSULMANS
GHAPITRE PREMIER,
Caractere general des societes secretes musul-
manes. Hi&toire du mal dans le monde :
paganisme, mahometisme.
Quand nous par Ions de societes secretes
musulmanes, nous ne devons pas nous les
figurer semblables en tout aux societes secretes
de 1'Europe, de 1'Asie ou de I'Amerique. Satan a
su varier, suivant les pays et les peuples, -les
differents moyens d'attaque. Sur toute la terre,
il pours uit le meme but : detruire 1'empire de
Dieu, pour s'asseoir iui-meme sur le tr6ne qui
n'appartient qu'a Dieu seul. Proportionnant ses
efforts au temperament divers des peuples et
aux moyens que leur f ournit leur religion pour
resister au mal, il ne se conduira pas avec les
peuples indolenls et anemies deTAMque com me
avec les hommes robustes de 1'Europe chretienne.
Les generations europeennes naissent et se deve-
loppent a 1'abri du christianisme qui leur com-
munique sa force. Le bapteme nous fait enfants
6 LE .DI ABLE CHEZ LES MUSULMANS
de Dieu el rompt les chames qui nous attachent
au peche". Puis, aux heures d'accablement et de
defaiilance, nous, catholiques, nous aurons sur le
bord de la route ces fontaines d'eau Vive que
Jesus^Christ a fait jaillir, dans sa misericorde,
de son c6te ouvert. Grace a ce secours surna-
turel, nous pourrons goiiter une partie de ce
bonheur qui etait notre apanage avant la chute
originelle. Notre nature ne sera plus autant
bouleversee, 1'equilibre entre la chair etl'esprit
sera re"tabli ; et si. encore bien sou vent nous
sentons en nous les re" voltes du Vieil homme, au
moins Fesprit sera toujours assez prompt et
assez fort pour reprimer ce premier mou-
vement.
Jesus-Christ a jete le fondement de sa religion
dans la partie noble de nous-meme ; il est venu
nous retablir dans notre premier etat autant
que c'etait possible. Quelques etres privilegies
que Dieu a aimes davantage sont seuls parvenus
a jouir par intervalles, dans desextases sublimes,
presque du meme equilibre, des deux parties qui
nous composent, qu' Adam dans leparadis. Voila
done 1'oeuvre de Jesus-Christ ; il a voulu nous
retablir dans notre premier etat, et, pour y par-
venir, il nous a oblige a combattre la partie
inferieure de notre etre, la chair et ses pas-
sions.
Le demon a pris-le contrepied de 1'oeuvre de
Jesus-Christ : il a enseigm5 aux hommes a faire
dominer les sens sur 1'esprit, la partie inferieure
sur la partie superieure. Etafin de singer encore
plus 1'ceuvre du Sauveur, il a voulu avoir des
adeptes qui jouiraient, eax aussi, d'extases, et
LE DIABLE CHEZ LES. MUSULMANS I
pourraient, eux aussi, faire des prodiges. Et, de'
mekne que dans le catholicidme ces 6tres privi-
le"gies sont spgcialement consacres a Dieu, et
s'adonnent aux oeuvres pieuses apres des enga-
gements solennels et irrevocables, ainsi le diable
a vonlu avoir dans son royaume des serviteurs
plus devoues et plus fideles, qu'il favorise
quelquefois de visions et d'extases.
Voila done les deux grandes manieres dont le
de"mon a singe 1'oeuvre divine. C'est par lui que
tout mal est entre -dans le monde, c'est par lui
qu'il s'est de"veloppe surtout, et n'est-ce pas a lui
qu'il faudrait attribuer beaucoup de ces maladies
nouvelles qui apparaissent de nos jours? Tou-
jours est-il que si nous ne pouvons lui attribuer
la plus grande partie des maladies qui deciment
1'humanite, toujours est-il, dis-je, qu'il sait, par
des moyens vraiment sataniques, profiler de la
faiblesse constitutionnelled'un peuple pour 1'aba-
tardir encore davantage. Ainsi, pour ne parler que
des peuples musulmans, personne ne niera 1'in-
fluence nefaste de 1'oeuvre satanique sur ces
peuples malheureux. Accable par une chaleur
excessive, vivant dans un pays n'ayant aucun
des avantages des regions temperees, endurant
quelquefois pendant de longs jours la faim et la
soif, 1'homme habitant de la mer Rouge a
FAtlantique est sujet par temperament aux
maladies nerveuses. Le catholicisme aurait su
retablir 1'equilibre, donner une plus large part a
1'intelligence, faire dominer la raison et enlever
a 1'imagination tout ce qu'elle pourrait avoir
d'excessif. Qu'a fait Satan par le moyen de
Tislamisme ? II a exalte I'lmagination, il lui a
8 LE DIA.BLE CHEZ LES MUSULMANS
fait un domaine plus grand qu'a la raison, et
1'a fait dominer dans 1'homme. On verra plus
tard quels sont les moyens employes par Satan
et la betise de la pauvre nature humaine.
L'Afrique du Nord aura ses fakirs. N'anticipons
pas.
II serait curieux maintenant de suivre 1'action
du demon dans le monde depuis Jesus-Christ, et
de voir les moyens et les hommes dont il s'est
servi. Nous tacherons de les indiquer en quelques
mots. Des son apparition, le ehristianisme futle
representant de la vraie civilisation et du vrai
progres ; car c'etait la lumiere qui se levait sur
le monde. Satan lui opposa d'abord la lumiere
de 1'esprit humain : le gnosticisme naquit, fut
epure et perfectionne en quelque sorte par le
neo-platonisme d'Alexandrie : Simon le Magicien
et les here"tiques du l er siecle, Porphyre et les
philosophes d'Alexandrie en furent les princi-
paux repre'sentants. Le diable fut vaincu ; malgre
toutes les entraves dont il avait seme la route du
catholicisme naissant, celui-ci atteignit 1'apogee
de sa gloire et de sa force au quatrieme siecle.
Au moins, se dit le demon, si je n'ai pu
detruire mon ennemi par le glaive de 1'intelli-
gence.je Tabattrai parl'epee etje le noieraidans
des flots de sang. Du fond de 1'Asie et de la Ger-
manie, il appela les barbares.. Qu'arriva-t-il ?
L'Eglise les convertit et s'agrandit de leurs
depouilles.
Le demon n'etait pas a bout de ressources. II
jeta les yeux sur une petite tribu des environs
de la Mecque, scruta d'un regard les dispositions
des habitants de 1'Afrique, et entreprit de ren-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 9
verser le christianisme en fondant une nouvelle
religion base*e sur le mepris de la femme, la
satisfaction des passions les plus basses et les
plus abjectes, et uue haine a mort centre tout ce
qui e"tait Chretien et voulait faire sortir 1'huma- '
nite des tenebres qui I'enveloppaient pour la con-
duire a un etat superieur. Je ne veux pas retracer
cette lutte de plusieurs siecles ou la victoire
resta toujours a la croix. Poitiers, Lopante,
Vienne, marquent les diverses etapes de la vic-
toire de la croix sur le croissant. Qui pourra
jamais dire tous les maux que le Goran a faits
au vieux monde? N'est-ce pas a lui que nous
devons d'etre restes si longtemps sans marcher
dans les decouvertes que nous n'avons faites que
depuis qu'il n'est plus un danger pour nous?
Le glaive d'acier n'a pas reussi entre les
mains de Satan : il a dii s'incliner et s'avouer
vaincu; il a essaye d'un autre moyen beau coup
plus perflde, mais qui ne r^ussit pas a'vec le .
secours de Dieu et de Marie. II s'est cach6 dans
Tombre, il a rampe comme le serpent, et de nos
jours a voulu nous combattre comme il avait
agi envers Eve. Le croissant perdait tous les
jours son prestige ; la franc-maconnerie naquit
avec son cortege de socie"tes secretes. Et c'est la,
il me semble, le troisieme moyen employe par
Tenfer pour combattre 1'Eglise catholique. A
mon avis, c'est le plus terrible, parce que c'est
le plus perflde. Quel est 1'enjeu de cette terrible
lutte entre Dieu et le demon ? 1'enjeu, c'est
1'homme ; d'un c6te Dieu veut nous elever a un
etat meilleur, il veut^nous faire,' marcher a la
^^~~
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 1.
10 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
quelques parcelles de la verite souveraine ; en un
mot, pour parler la langue de notre epoque,
sur 1'etendard de Dieu nous voyons ecrits ces
mots : science et progres. Satan ne vent qu'une
chose : abrutir 1'nomme, le livrer tout entier a
ses passions, pour le posse"der plus facilement
et regner en maitre absolu sur son coeur ; sur
son Standard on voit grave : erreur, mensonge
et abrutissement. Pour nous, ces deux mots
science et christianisme, progres et christia-
nisme, sont synonymes en ce sens, quephiloso-
phiquement parlant nous mettons au defi qui
que ce soit, de nous prouver qu'il puisse y avoir
une vraie science en dehors de la religion catho-
lique; et dans ce mot de progres nous com-
prenons necessairement loutes les decouvertes
faites par 1'homme. Voici done la conclusion
que nous tirons : toute societ6 qui s'oppose an
progres de rhomme est une societe mauvaise,
peryerse, diabolique, egalement condamnable
par la societe et 1'Eglise. Or, c'est la le but qu$
se proposent presque toutes les societes secretes
musulmanes. Ge qu'elles veulent, le but qu'elles
poursuivent aujonrd'hui non pas avec Tepee de
leurs ancStreSj mais perfldement cachees a la
maniere de nos francs-macons d'Europe, et
avouant eux-memes publiquemeut leur but, c'est
de detruire tout gouvernement etabli, n'importe
lequel : qu'il soit Chretien ou Musulman. G'est
ce que disait le Madhi, dont nous aurons a nous
occuper plus loin. Je les detruirai tous : Turcs
et Chretiens .
G'est la un vrai danger pour 1'Eiirope chre-
iieune, et, quand on a etudi^ un peu cette question,
- LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 11
quand on voit la marche effrayante que fait le
mal dans le monde, quand on voit dans toutes le^
parties da monde des societes organisees a peu
pres sur le meme modele, ayant' le mdme but,
prenantles m&nes moyens, on se demande en
verile comment 1'Eglise'pourra sortir victorieuse.
Plaise a Dieu que bientot nos jeunes gens de
France ne soient pas obliges de se croiser de
nouveau pour aller combattre cet ennemi qui
menaca de renverser 1'Europe chretienne, de
detruire toute civilisation, et qui, de nos jours,
cherche a nous fermer le vasle continent noir.
t GHAPITRE II.
Panislamisme. Tolerance cles Chretiens.
Avant de dormer les notions generates sur les
societes secretes musulmanes, il faut, pour des
lecteurs qui n'ont peut-etre jamais visite 1'Afrique
et n'ont eu aucun rapport avec les Musulmans,
parler des doctrines politiques de 1'Islam. Nous
verrons que les socie'te's secretes sont inlimement
liees avec Fexistence meme de la religion musul-
mane, et que celle-ci est un danger permanent
pour la civilisation.
De nos jours, on parle beaucoup du pansla-
visme, panhelle"nisme, pangermanisme. Rien de
plus beau que cette theorie, que de vouloir reu-
nir en un seul peuple et sous un mme gouver-
nement tous les homines ayant la mme langue,
les monies moeurs, les mmes aspirations et les
memes inter^ts. Rien de tout cela dans la the'orie
du panislamisme. Ge mouvement est ne et s'est
d^veloppe a la suite des progres continuels de
1'Europe civilised en Turquie et en Orient. Le
vieux t'anatisme.Hiusulman s'est rallum^ quand
il a vu que le sultan de Stamboul, meconnaissant
les obligations que lui impose le Goran, faisait
alliance avec les Chretiens, et laissait entrer peu
a peu dans ses Etats toutes les commodites, tous
les avantages que la civilisation nous adonnes.
Dernierement encore, n'a-t-il pas adhere" au.con-
gres de Berlin et a la conference de Bnixelles?
n'a-t-il pas abolil'esclavage, proscrit la traite des
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS IB
noirs ? En un mot, n'a-t-il pas laisse les Chretiens
s'occuper des affaires de 1'Etat et faire la police
et mme la loi j usque dans son empire ? Si les
evenements se succedent, bientot il n'y aura plus
d'Islam. Voila ce que re"petetout bon Musulman.
Aussi, des rivages des lies de la Sonde aux bords
de 1'Atlantique, un mouvement tres prononce
s'accentue de jour en jour. II faut retablir 1'ima-
mat, il faut que les croyants soient libres .chez
eux, que le chien de Chretien y soit esclave s'il
veut habiter parmi eux, mais qu'il n'y commande
jamais. Toutes les autorites musulmanes de nom
se sont laisse"es envahir par les idees civilisa-
trices de 1'Europe ; il faut renverser ces gouver-
nemerits, et reconnaitre un seul chef : 1'imam.
Dieu seul sera le roi de I'lslam, l'imam en sera
le Khalife ou vicaire. Ainsi sera retablie dans
toute sa purete la doctrine politique de I'lslam :
Tunivers entier ne sera qu'une the"ocratie, car le
globe doit etre la propriete des cioyants, et Dieu
transmettra ses ordres par son vicaire.
Pour peu qu'on r^flechisse a cette theorie, on
sera frappe de sa ressemblance avec la religion
catholique. Je"sus-Christ veritable roi, lePape,
son Vicaire commandant a tous les fideles; mais,
tandis que Jesus-Christ, dans sa sagesse,asepare
sans les de*sunir le temporel et le spirituel, Satan
veut les unir dans une mme personne ; aussi les
premiers Khalifes dtaient a la fois souverains,
prtres et vicaires du Prophete. Pourquoi toutes
ees guerres qui ensanglanterent I'lslam si long-
temps, sinon la necessite que rsconnaissaient
tous les musulmans de maintenir 1'lmamat? Aussi
longtemps que Ali voulut combattre pour cette
10 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
quelques parcelles de la ve"rite souveraine ; en un
mot, pour parler la langue de hotre e*poque,
sur 1'etendard de Dieu nous voyons ecrits ces
mots : science et progres. Satan ne vent qu'une
chose : abrutir 1'nomme, le livrer tout entier a
ses passions, pour le posse"der plus facilement
et regner en inaitre absolu sur son coeur ; sur
son e"tendard on voit grave : erreur, mensonge
et abrutissement. Pour nous, ces deux mots
science et christianisme, progres et christia-
nisme, sont synonymes en ce sens, que philoso-
phiquement parlant nous mettons au defl qui
que ce soit, de nous prouver qu'il puisse y avoir
une vraie science en dehors de la religion catho-
lique; et dans ce mot de progres nous com-
prenons necessairement loutes les decouvertes
faites par 1'homme. Voici done la conclusion
que nous tirons : toute societe" qui s'oppose an
progres de 1'homme est une societe mauyaise,
peryerse, diabolique, egalement condamnable
par la societe et 1'Eglise. Or, c'est la le but que
se proposent presque toutes les societes secretes
musulmanes. Ge qu'elles veulent, le but qu'elles
pours ui vent aujourd'hui non pas avec Tepee de
leurs anctres ; mais perfidement cachees a la
maniere de nos francs-macons d'Europe, et
avouant eux-memes publiquemeut leur but, c'est
de detruire tout gouvernement etabli, n'importe
lequel : qu'il soit chretien ou Musulman. G'est
ce quo disait le Madhi, dont nous aurons a nous
occuper plus loin. Je les detruirai tous : Turcs
et Chretiens .
C'est la un vrai danger pour 1'Europe chre-
tienne, et, quand on a etudie un peu cette question,
- LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 11
quand on voit la marche effrayante que fait le
mal dans le monde, quand on voit dans toutes le*.
parties du monde des societes organisees a peu
pres sur le mme modele, ayant" le meme but,
prenantles m^mes moyens, on se demande en
verite comment I'EgliseJpourra sortir victorieuse.
Plaise a Dieu que bientot nos jeunes gens de
France ne soient pas obliges de se croiser de
nouveau pour aller combattre cet ennemi qui
menaca de renverser 1'Europe chretienne, de
detruire toute civilisation, et qui, de nos jours,
cherche a nous fermer le vasle continent noir.
GHAPITRE II.
*
Panislamisme. Tolerance cles Chretiens.
Avant de donner les notions generates sur les
societe's secretes musulmanes, il faut, pour des
lecteurs qui n'ont peut-etre jamais visite 1'Afrique
et n'ont eu aucun rapport avec les Musulmans,
parler des doctrines politiques de 1'Islam. Nous
verrons que les socie'te's secretes sont intimement
liees avec 1'existence m&ne de la religion musul-
mane, et que celle-ci est un danger permanent
pour la civilisation.
De nos jours, on parle beaucoup du pansla-
visme, panhelle'nisme, pangermanisme. Rien de
plus beau que cette theorie, que de vouloir reu-
nir en un seul peuple et sous un mme gouver-
nement tous les homines ayant la meme langue,
les mmes moeurs, les mmes aspirations et les
memes inter^ts. Rien de tout cela dans la the"orie
du panislamisme. Ge mouvement est ne et s'est
de"veloppe a la suite des progres continuels de
1'Europe civilise"e en Turquie et en Orient. Le
vieux tanatisme .musulraan s'est rallume quand
il a vu que le sultan de Stamboul, meconnaissant
les obligations que lui impose le Goran, faisait
alliance avec les Chretiens, et laissait entrer peu
a peu dans ses Etats toutes les commodite"s, tous
les avantages que la civilisation nous adonnes.
Dernierement encore, n'a-t-il pas adhere" au.con-
gres de Berlin et a la conference de Brnxelles ?
n'a-t-il pas abolil'esclavage, proscrit la traite des
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 13
noirs ? En un mot, n'a-t-il pas laisse les Chretiens
s'occuper des affaires de 1'Etat et faire la police
et mme la loi jusque dans son empire ? Si les
evenements se succedent, bientot il n'y aura plus
d'lslam. Voila ce que re"petetout bon Musulman.
Aussi, des rivages des iles dela Sonde auxbords
de PAtlantique, un mouvement tres prononce
s'accentue de jour en jour. II faut rotablir 1'ima-
mat, il faut que les croyants soient libres chez
eux, que le chien de Chretien y soit esclave s'il
veut habiter parmi eux, mais qu'il n'y commande
jamais. Toutes les autorites musulmanes de nom
se sont laisse"es envahir par les idees civilisa-
trices de 1'Europe ; il faut renverser ces gouver-
nements, et reconnaitre un seul chef : 1'imam.
Dieu seul sera le roi de 1'lslam, Timam en sera
le Khalife ou vicaire. Ainsi sera retablie dans
toute sa purete la doctrine politique de 1'Islam :
Tunivers entier ne sera qu'une the"ocratie, car le
globe doit etre la propriete des ci oyants, et Dieu
transmettra ses ordres par son vicaire.
Pour peu qu'on r^flechisse a cette theorie, on
sera frappe de sa ressemblance avec la religion
catholique. Jesus-Christ veritable roi, lePape,
son Vicaire commandant a tous les fideles ; mais,
tandis que Jesus-Christ, dans sa sagesse,asepare
sans les desunir le temporel et le spirituel, Satan
veut les unir dans une mme personne ; aussi les
premiers Khalifes etaient a la fois souverains,
preltres et vicaires du Prophete. Pourquoi toutes
ees guerres qui ensanglanterent 1'Islam si long-
temps, sinon la necessite que reconnaissaient
tous les musulmans de maintenir 1'lmamat? Aussi
longtemps que Ali voulut combattre pour cette
14 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
cause, il f lit soutenu par de nombreux partisans ;
quand il se fat reconcilie avec son adversaire, il
tomba sous le poignard des puritains de 1'Islam.
L'Imamat ? G'est Tun des dogmes fondamentaux
de la religion rausulmane.
Les Musulmans (1) doivent tre gouvernes
par un imam qui ait le droit et 1'autorite de
veiller a i'observation des prdceptes de la loi,
de faire executer les peines le"gales, de defen-
ce dre les frontieres, de lever les armees, de per-
cevoir les dimes fiscales, de re"primer les
rebelles et les brigands, de cele"brer la priere
publique du vendredi et des fe'tes du Beyram,
de juger les citoyens, de vider les differends
qui s'elevent entre les sujets, d'admettre les
preuves juridiques dans les causes litigieuses,
de marier les enfants mineurs de 1'un et de
1'autre sexe qui manquent de tuteurs naturels,
de proceder enfin au partage du butin l^gal.
Tout 1'Islamisme est dans ces mots ; et voici
comment 1'un des plus grands commentateurs
arabes Sad-ed-din-Tefhzani, mort a Boukhara en
(i) Ce passage est tire (run livre de Nedjem-ed-din-Nassafi, mort
a Bagdad ea 537 de 1'hegire (1442 de J.-C.). Ce livre, qui est entre,
les mains de tous les enfants frequentant les eeoles en Orient. .
resume en 58 articles toute la doctrine musiilmane.
Nous citons la tradnction qui se trouve dans 1'otivrage remark
quable public a Alger par le commandant Rinn. Marabouts e
Khonan ; etude tout a fait remarquable sur la situation politique et
religieuse de 1'Islam en Algerie. Qtiek|ueibis nous ferons remarquer
les contradictions dans lesquelles il est tombe, et nous en dirons la
cause : son ouvrage serait excellent s'il n'etait depare par-ci par-la
de quelques utopies vraiment irrealisables, et si 1'auteur n'avait
montre autant d'iudifference, pour ne pas ecrire un autre mot
vis-a-vis de notre sainte religion'. Les autres sources ou nous avons
puise sout Dnveyrier et la Revue Africairie. C'est surtout a M t
Rinn que nous renverrqns. Nous regrettons que notre foi ue nous
permette pas de le suivre en tout et nous oblige quelquefois a le
comlmttre.
,.. . LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 15
808 de 1'hegire , (1405 de J.-C.), les explique et
les complete : L'etablissement d'un iman est un
:, point canonique avere et statue par les fideles
du premier siecle de Tlslam. Ge point, qui fait
partie des regies apostoliques et qui interesse
d'une maniere absolue la loi et la doctrine, est.
base sur cette parole du Prophete : Gelui qui
<< meurt sans reconnaitre I'autorite de rimam de
Tepoque, est cense niort dans 1'ignorance,
c'est-a-dire dans 1'mfidelite. Le peuple musui-
man doit done tre gouverne par un .imam.
<< Get imam doit dtre seul, unique : son autorite
doit tre absolue, elle doit tout embrasser, tous
doivent s'y soumettre et la respecter.
Voila la doctrine qui est enseignee dans tout
1'Islam ; c'est ce qu'enseigoent les maitres dans
leurs cours, le marabout dans sa mosquee et ce
que repete 1'Arabe dans sa tente : la terre au
Musulman qui doit y commander en maitre, et
n'avoir qu'un seul et unique chef, voila en deux
mots la the"orie politique. Gouvert de ses haillons,
devore par la vermine, portant sur son visage
les traces des souffrances de la faim et de toutes'
les miseres, le malheureux sectateur de 1'Islam
regarde le vainqueur sans courber son front;
ilcoudoie les triompha leurs revetus de la soie
et de la pourpre, et, sur les trottoirs d'Alger,
jamais vous ne le verrez ceder la place ; d'un
coup de coude il jettera dans la rue le chien
de Chretien ; n'est-il pas le maitre, et Allah n'a-
t-ilpas promis la terre a ses fideles? Apres
soixante ans de conqugte, 1'Arabe ne nous obeli
que parce que nous tenons le sabre, qu'il a vu
debarquer des canons ^normesj et qu'il voit tous
16 "LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
les jours defiler DOS nombreux bataiUons . Ala
premiere occasion, il se levera, prendra son
fusil, et alors conlmencera entre lui et nous une
guerre de tirailleurs. Plaise a Dieu~que la France .
soit aussi heureuse a ce moment qu'en 1871 !
Ce n'est pas settlement la haine de la France
qui tient au coeur du Musulman, c'est la haine
de toute civilisation, de tout progres. II se ligue
non pas pour arrester les progres du catholi-
cisme, mais de la civilisation . Voyez-le, depuis
quatorze siecles, il est tou jours le me"me : il a une
tente, un chameau ou un cheval, quelques mou-
tons, et il court avec toutes ses richesses d'une
oasis a une oasis. II n'y a pas'grande difference
entre le nomade et le sedentaire. Meme a Alger,
quels progres ont-ils fait depuis Parrivee des
Francais ? Tandis que la ville frangaise peut lutter
d'elegance et de beaute avec les villes d'Europe,
qu'elle en a toutes les commodites, la ville arabe
a garde ses rues tortueuses, etroites, obscures.
Quels progres 1'instruction n'a-t-elle pas faits
partout, depuis un demi-siecle ? le Japon lui-
m^me vient d'entrer dans le concert des nations
europe"ennes. L'Islamisme empgchera TArabe
d'etudier et de s'instruire ; 1'Islamisme, c'est la^
haine de tout progres, et tout Musulman qui veut
se mettre sur le m6me pied que les gens civi-
lises, doit tre en contradiction avec sa doctrine.
Aussi nous repeterons avec M. Rinn que ce
mouvement de panislamisme est un veritable
danger pour tous les peuples europeens ayant
des interets en Afrique et en Asie (Preface,
page 1) ; et si jamais Dieu permettait qu'il
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS .17
reussit, FEurope serait replongee.dans les tene-
bres de 1'ignorance et de la barbaric.
Mainteriant, si ce mouvement est un danger,
si ce mouvement est base sur 1'essence meme
de rislamisme, comment prendre ces paroles de
Rinn : Lorsque, sans parti pris ni passion, on
regarde autour de soi en pays musulman, qu'on
interroge 1'histoire ou qu'on etudie les livres des
docteurs de I'lslam, on s'apercoit bien vite que
le caractere dominant de la religion musulmane
n'est ni I'intolerance ni le fanalisme. Ge qui
'domine et deborde dans 1'oeuvre de Mohammed,
c'estl'ideethe"ocratique; et ce qui frappe chez ses
adeptes, c'est 1'ardeur des convictions religieuses.
Tous les Musulmans sans exception ont cette
foi robuste qui n'admet ni compromis ni raison-
nement et qui na'ivement se complait dans son
Credoquia absurdum (chapitre I er , debut du
livre). M. Rinn n'est pas le seul a soutenir une
pareille theorie ; elle semble @tre a 1'ordre du
jour, et M. Mas-Latrie semble avoir eu pour but
de la prouver dans un ouvrage ou il parle des
relations commerciales de 1'Afrique du Nord
avec TEurope pendant le moy en-age. Nous ne
voulons pas nous arreter a la refuter : il n'y a
* qu'a prendre 1'histoire, et appeler au tribunal
tous les martyrs de la tolerance de I'lslam.
Ne croyons pas que, depuis la mort d'Ali, la
thdorie que nous venons d'exposer soit tombee
dans 1'oubli meme pratiquement (1). Ghaque
(1) Apres I'assassinat d'Ali par ses partisans, qui ne pouvaient
supporter 1'idee d'une reconciliation et d'un saeriGce si grand que
1'imamat, ses partisans, au lieu de se reunir anx autres Musulmans,
prefererent s'en separer. Les Musulmans qui suivirent Moaviah fes
qualiflerent de Kharedji (sortis, heretiques) ; mais eux, toujours
18. LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
souverain aspirait a tre 1'imam et a ranger
sous son autorite toutes les populations musul-
manes ; une dynastie mme, les Alm'ohades, a
pris ce nom de ce qu'elle poursuivait ce but si
cher a tous les croyants. Mais, de nos jours, a
cause des progres de 1'Europe'et de la civili-
sation, Flslamisme, accule au pied du mur, s'est
reveille de sa lethargic et a pousse de nouveau
son cri de guerre conlre 1'Europe et la civili-
sation. Quels sont surtout les moyens dont. il
dispose ? Qui est a la tete de ce caouvement ? Les
moyens .dont il dispose sont les societes secre-"
tes; et ce sont elles qui sont a la tete de ce mou-
vement et le dirigent. Ainsi, de m&ne que dans
le catholicisme les ordres religieux occupent la
premiere place, propagent au loin la parole de
Dieu et la defendent, de meme, dans le royaume >
de Satan, nous trouvons des hommes ayant un
meme but, lies par les mernes serments et con-
courant plus energiquement que les simples
fldeles a 1'oeuvre du demon. Nos religieux vivent
dans une atmosphere plus pure ; prenant a la
lettre les preceptes de 1'Evangile, ils veulent que
la chair soit abaissee au profit de 1' esprit : le
cilice, la cendre, la discipline, le jeiine, les veilles
imposeront un f rein d'acier aux passions ; tous
les sens seronl parfaitement soumis, et jamais
chez eux on ne constatera ces etats d'exaltation
qui denotent un cerveau rnal equiiibre". Loin de
faire dominer 1'esprit sur la chair, la raison sur
fermes dans leur foi, roelamerent leur imam, et 1'attendirent avec
toute la perseverance des Juifs pour leur Messie. De nos jours, ces
puritains sont representes en Tunisie par les habitants de Pile de
Djerba dans le golfe de Gabes, et en Algerie par les lialjitants du
Mzab .
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 19
les sens et rimagination, les ordres religieux
musulmans placeront Tame dans un milieu ener-
vant et desorganisateur ; 1'ame n'aura plus
cette force que quelquefois la nature seule, sans
le secours de la grace, donne a quelques carac-
teres bien trempes : Satan favorisera de son
mieux le developpement du caractere de ces
pays ; au lieu de combattre 1'imagination, il
1'exaltera soil par des moyens naturels, Topium,
le hachisch et les autres plantes solanees, soit
par d'autres moyens, qui, placant 1'ame endor-
mie dcja a moitie par les opiaces, dans ce demi-
milieu de sommeil et de veille, fait naitre en elle
une sensibilite excessive, active 1'ardeur de
rimagination, et lui fait prendre des mensonges
et des illusions pour la realite. La saintete de
nos- ordres religieux repose sur 1'humilite et
1'Evangile ; les ordres religieux musulmans re-
posent sur 1'orgueil et le Soufisme.
GHAPiTRE III.
Soufisme. Extases et visions.
Tout ce qui precede sert, pour ainsi dire, d'in-
trpduction et de point d'attache aux societes
secretes. Nous savons d'ou elles de"coulent;
penetrons maintenant dans leur constitution.
Quelle est done la doctrine qu'elles professent? A
quelle philosophic se rattachent-elles? A la phi-
losophie indienne, au Soufisme. Le Soufisme est
aux ordres religieux musulmans ce que 1'Evan-
gile est aux ordres religieux catholiques.
La premiere association musulmane remonte
a 1'origine mgme de 1'Islamisme. D'apres les
historiens arabes (au rapport de Brosselard, les
Khouan, page 29), la premiere annee de 1'hegire,
90 habitants de la Mecque et de Medine, con-
vertis recemment a la nouvelle religion, se
reunirent et formerent une sorte d'association
ayant pour objet d'eHablir entre eux la com-
munaute des biens, et de s'acquitter tous les
jours de certaines pratiques reh'gieuses, dans
un esprit de penitence et de mortification.
Dans cette institution, il faut reconnaitre 1'in-
fluence du christianisme ; on sait, en effet, com-
bien nombreux etaient a cette epoque les monas-
teres de la Thebaide et quelle gloire ils avaient
jetee sur cette contree. Ge ne furent pas les doc-
trines ni la maniere de vivre des momes, mais
bien les doctrines et la maniere de vivre des
Soufi qui furent adoptees.
LE DlABLE CHEZ LES MUSULMANS .- - . 21
Soufi(delaracine arabe Sofa = lire, choisir,
tre pur) designe, dans la langue mystique, tout
homme qui rngprise les bieris de la terre, et ne
s'attache qu'aux biens celestes. Nous livrons a
la sagacite de nos linguistes de trouver les rap-
ports entre ce mot et le mot grec sophos.
Nous pouvons Tafflrmer sans aucune hesi-
tation : le Soufisme vient de 1'lnde ; que de
rapports entre cette philosophic indienne qui
trouve la perfection dans la plus absolue absten-
tion de tout acte meme intellectuel, et cette
doctrine enervante, dissolvante, qui fait croire
que la perfection consiste dans une union pure-
ment passive avec la divinite ! Qui d'ailleurs
mieux que les Arabes pourra nous renseigner a
cet egard? Nous allons citer d'abord le fondateur
des Djenidya, auxquels, suivant le mot du
cheikh Snoussi, presque tous les ordres vien-
nent se rattacher. Aboul-Kacem-el-Djenidi
est ne a Bagdad ou il est mort entre les annees
296 et298 de Thegire (908-911 de J.-G.). On
accourait en foule Tecouter a Bagdad, et il a
laisse plus de 180 ouvrages sur les matieres les
plus ardues et les plus difficiles. Ge fut lui qui
introduisit dans 1'Islam les doctrines pantheis-
tiques de 1'Inde et leur donna tout le poids~de
son autorite. Voici comment il d^finissait le Sou-
fisme : Delivrer 1'esprit des instigations des
passions, se defaire d'habitudes contractees,
extirper la nature humaine, dompter les sens
acquerir des qualites intellectuelles, s'^lever
par la connaissance de la ve"rite et faire le
bien .Nous n'avons pas appris le Soufisme
de tel on tel, mais de la faim, du renoncement
22 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
au monde et a ses habitudes. (Cite par Rinn,
-page 169.) II faut remarquer surtout la derniere
phrase, qu'on ne comprendra que lorsqu'on
aura lu cette etude. Pour faire pene"trer dans
1'Islam ces doctrines perversives et he"retiques,
puisqu'elles detruisent 1'unite de Dieu, il fit ce
qu'ont toujours fait les heretiques : il donna aux
mots un sens different et put ainsi, sous le voile
de 1'orthodoxie, exprimer les erreurs indiennes.
Gette doctrine s'est transmise a travers les
siecles d'ordres en ordres ; elle est, comme nous
1'avons dit, la base, nous dirons mme 1'ame
des societe"s musujmanes. Ge qui forme V es-
sence de tout le systeme des Soufi, dit 1'histo-
rien Ibn-Khaldoun qui vivait au xiv c siecle de
notre ere, c'est cette pratique d'obliger souvent
1'ame a se rendre compte de toutes ses actions
et de tout ce qu'elie ne fait point, et en outre
1'exposition et le de"veloppement de ces gouts et
de ces eoctases qui naissent des combats livre"s
aux inclinations naturelles, puis deviennent, pour
le disciple de la vie spirituelie, des stations dans
lesquelles il s'eleve progressivement en passant
de 1'une a 1'autre. Le degagement des sens arrive
le plus souvent aux hommes qui pratiquent le
combat spirituel, et alors ils obtiennent une per-
ception de la nature veritable des tres ; car la
meditation est comme la nourriture qui donne la
eroissance al'esprit... Les notions fournies par
le Soufisme se pretent encore plus difflcilement
que les autres a une classification scientifique.
Gela tient a ce que les Soufi pretendent resoudre
tous les problemes au moyen de perceptions
dbtenues par eux dans le monde spirituel.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 23
A ces paroles du grand historien arabe, ajou-
tons ce que dit sur les devoirs des Soufi le cheikh
algerien Mohammed- el -Missoum, khalifat de
i'ordre des Ghadelya : . Les devoirs d'un veri-
table Soufi consistent dans Taccomplissement
des prescriptions de Dieu : jeune, priere, au-
m6ne, pelerinage ; connaitre Dieu et le prier
sans cesse, en proclairiant ses louanges, en di-
sant : II n'y a pas d'autre divinite que Allah !
louange a. Dieu, Dieu est tres grand. La pre-
miere condition pour le Soufi est de mettre en-
tierement de c6te" ce bas monde et ceux qui
Thabitent ; c'est d'avoir continuellement devant
les yeux la vie future, de terrasser 1'orgueil et
Tenvie; c'est de ne point s'exposer a la mort dans
des entreprises au-dess'us de ses forces. En effei,
Dieu a dit : Ne travaillez pas a votre mort.
Tous les efforts du Soufi doivent tendre a trou-
ver sur terre une place ou ii pourra librement et
surement s'occuper de ses exercices de pie"te".
(Cite par RINN, page 69.)
On serait dans 1'erreur de croire que, dans
tous les ordres religieux, le Soufisme a eu les
memes honneurs. Le Soufisme a eu aussi ses
martyrs, victimes de Tintol^rance gouvernemen-
tale, pour trnployer le jargon des societes se-
cretes. Le plus celebre de ces martyrs est
Ghabed-din-es-Scherourdi, surnomm^ Gheikh-el-
Mektoul, qu'il ne faut pas confondre avec le fon-
dateur de Scherourdya, dont nous parlerons
plus loin ; il se fit un grand renom comme phi-
losophe, repeta dans des traites celebres les doc-
trines des Platoniciens et des Aristoteliciens.
Accuse de magie et d'heresie, il fut mis a mort
24 tE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
en 1190 de J.-G. au Caire par Salah-ed-din
(Saladin). Un ordre, celui des Khelouatya,
a condamne le Soufisme ; mais c'est une ex-
ception. Et mgme, ne rejetons pas sur 1'ordre
tout entier ce qui n'est propre qu'a un individu
formant Tun des anneaux de la chaine de
cet ordre, Abd-el-Ouhab-ech-Charani. II nous
semble que les quelques lignes que nous allons
citer esl ce qu'il y a de mieux pour nous f aire
comprendre la funeste influence du Soufisme :
Ces hommes (les Soufi) finissent par tomber
dans les aberrations et par etre le jouet de vi-
sions futiles quand ils ont epuise les forces de
leur corps par les jeunes, le silence, les insom-
nies et la solitude. Alors ils apergoivent, dans
leur imagination bouiilonnante, des lantdmes
qu'a formes leur exaltation ; quelquefois ces
fant6mes leur parlent ; quelquefois il se croient
enveloppes de lumiere ou de tenebres, et voient
de hideuses images, telles que des chiens, des .
viperes, etc... Gharani nous rapporte les paroles
de 1'un de ces maitres, Ali-el-Karouas ; celui-ci^
ayant rencontre un de ces cierviches qui vivait
ainsi dans la solitude, fuyant la societe de ses
semblables afln de parvenir a une plus grande
saintete : Mon frere, mon frere, laisse-la la so-
litude, lui disait-il ; ce qui doit t'arriverarrivera;
la vraie saintete ne s'obtient pas par des actes ;
elle est un don de Diou ; aucune de nos oeuvres
ne peut nous la meriter ; cependant, il y a une
saintete inferieure et ordinaire qui peut etre le
fruit de nos efforts, selon que le dit le Goran :
Mon serviteur est celui qui sans cesse s'ap-
proche de moipardes actes depie"te,afinque je
, LE DIABLE GHEZ LES MUSULMANS 25
1'aime >. Frere, si ton Gheikh te commandait de
rester pendant trente ans dans cette solitude, et
d'y souflrir la faim pendant trente ans, tu n'at-
teindrais pas a la hauteur de cette saintete a
laquelle tu aspires et que tu veux acquerir par
tes souffrances. Je n'abandonnerai pas ma
solitude, reprit 1'ascete. Laisse-la ton funeste
dessein. Adore ton Dieu selon ses desirs, car ta
fin approche. Le derviche s'obstina dans sa
resolution ; quelques jours apres, il etait mort de
faim.
Nous ne nous arreterons pas a refuter les er-
reurs de doctrine ; on voit que c'est une anec-
dote musulmane ou tout est musulman; mais
nous doutons qu'on puisse f aire d'une maniere plus
piquante et plus pittoresque la critique du Sou-
fisme. Tout homme de sens doit comprendre
ce qui se passe dans un pauvre cerveau humain
deja affaibh" par la chaleur et les souffrances de
toutes sortes, qui doit dans une mme journee
repeter sans cesse la m^me phrase, passer dans
le jeune et le recueillement le plus profoad cha-
cune de ses journe*es, et chasser loin de son es-
prit la moindre distraction qui pourrait le deta-
cher de Dieu. Que penseraient, nous le de man-
dons, non pas lesdirecteurs de seminaires, mais
les medecins, de cette contention d'esprit ? Et
qu'on rie dise pas que nous exagerons. Plus loin,
quand nous indiquerons ce que chaque adepte
doit reciter par jour, nos prStres catholiques
s'estimeront heureux d'etre nes sous le regime
vraiment liberal de Jesus-Christ, et nous autres
laiques, nous trouverons que vraiment le joug
de Notre-Seigneur est Men doux en compa-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS i..
26 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
raison de celui que le demon impose a ses
adeptes.
Les derviches, fakirs, khouans, pen importe le
nom sous lequel on les designe (1), quoique ce-
pendant entre ces mots il y ait une difference,
sont-ils vraiment favorises d'apparitions, d'ex-
tases ? Le de"mon, deguise en ange de lumiere,
leur apparait-il quelquefois pour leur devoiler
1'avenir ou leur tracer leur ligne de conduite ?
Avant de repondre, nous devons auparavant
faire remarquer que celui qui voudrait entre-
prendre dans les socie"tes secretes musulmanes
les explorations que le D r Bataille a ope"rees
dans la franc-maconnerie universelle, ne s'en
tirerait pas a aussi bon compte. Nous ne voulons
pas dire que sa vie fut plus exposee dans la ca-
pitale des Snoussya que dans un des temples
de la San-ho-hei ; mais nous soutenons que le
premier pas a faire doit etre un pas sur la croix,
(1) Ces trois mots sont presque synonymes, et le valgaire ne met
pas de difference :' fakir et derviche ont le meme sens, Tun en
arabe, 1'autre en turc, et signifient tons deux <' pattvre . Khouan est
lepluriel du raotkhou qui signifie frere, affllie a une meme con-
gregation. II y a done une difference. En Algeria et en Tuaisie, on
distingue aussi le derviche du khouan. Le derviche est I'homme qui
a un tic, ne fait rien comme les autres, vit dans la salete la plus
degoutante ; le derviclie joue dans les villages arabes la role des
fous a la cour du roi de France. On jugera de leur influence par ce
fait. J'etais un jour dans un village arabe, non loin fie Tunis ; le
Cheikh (c'est-a-dire le premier citoyen) m'invita a venir prendre le
cafeavec lui. Je m'y rendis ; lorsque le kahouadji cut remplinos
petites tasses ea porcelaine, je vis approcher un individu tout
deguenille; on se demandait quelle etaitl'etoffe primitive de son
burnous ; sans rien dire, il prend la tasse du Cheikh, degnste promp-
tement le cafe, qu ! il avale brulant. Je trouvai cet individu tout a
fait impertinent, et je me promettais bien de n'etre pas aussi facile
que le Cheikh, si ce malpropre individu essayait seulement de tou-
cher ma tasse ; il s'en alia reclamant encore deux kaioubes (eavi-
ron huit centimes), et le Cheikh les lui donna aussitot. C'est un
derviche, me dit-il, qtiand 1'autre se fut eloigne. Ab uno disce oinncs :
sales, degoiitants, vivant aux depens d'autrui, prenant quand ils
ne donnent pas, gens toques ; voila les derviches.
,LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 27
et nous avouoDS que, malgre" tous les de"sirs que
nous ayions eus d'arriver a cette fin, nous
n'avons pu sacrifier la foi du Chretien et du
Francais. Simple la'ique, je conserverai, je 1'es-
pere avec la grace de Dieu, jusqu'a mon dernier
soupir, la grace de mon bapteme, et plus de dix
ans en Afrique n'ont pas pu diminuer la ferveur
de ma foi.
De nos jours, Dieu semble avoir apaise sa
colere centre les fils de Cham : un nouveau jour
semble luire sur le malheureux continent noir.
Peut-etre Dieu permettra-t-il bientot. que les
mysteres qui se passent dans cette terre maudite
soient mis a decouvert. Et pourquoi n'arriverait-
ii pas pour ces societes ce qui est arrive pour
la franc-magonnerie ? II y a trente ans, connais-
sait-on la dixieme partie de ce qu'on sait mainte-
nant, avant que Leo Taxil et le D r Bataille eussent
enfinleve le voile? Nous savons que des Francais
peuvent Stre inities aux societe's secretes musul-
manes ; nous savons qu'avec des metaux on peut
visiter les diverses zaouia des diffe"rents ordres ;
nous savons que des Francais y ont pu penetrer.
Ren6 Gaille aussi a pu faire sans danger le par-
cours de Saint Louis (Senegal) a Tanger ; mais
nous ne croyons pas qu'il soit possible de le
faire sans renier sa foi. Les Arabes forceronl
toujours a repeter la formule : II n'y a de Dieu
que Dieu, et Mohammed est son prophete ; pro-
noncer cette formule est une vraie apostasie, et
quandonnela prononcerait que de la bouche, les
Musulmans nous considereront toujours comme
des apostats, comme des vrais croyants. M&ne
en pronongant cette formule, ne croyons pas que
28 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
. *
to.ut Khouan puisse visiter et fouiller dans tous les
rituels. Plus tard, quand nous parlerons des
Snoussya, nous montrerons toutes les precau-
tions qui sont prises.
Pour moi, je suis convaincu que vraiment les
Khouan qui pratiquent .fldelement les observa-
tions de leur ordre sont favorises de visions et
d'extases. Tousles ordres, en enrolantdessujets,
leur promettent cette faveur ; et il serait eton-
nant que cette promesse ne fut pas realisee, et
que les adeptes s'accrussent a ce point. Sans
doute, au commencement, ce ne sont point de
vraies visions, ce sont plutot des hallucinations ;
nous croyons tout dire en un mot, en disant que
les pratiques religieuses des Khouan doivent
necessairement et infailliblement produire dans
1'esprit et I'lmagination le meme effet que Topium
dans le cerveau de ceux qui s'y adonnent.
J'ai admire, dans le docteur Bataille, la des-
cription qu'il fait des danses au Dahomey et ce
qu'il nous a dit des derviches tourneurs et hur-
leurs de Constantinople. Ne croyons pas que ce
que dit le docteur s'applique settlement aux
derviches tares : pour peu qu'on ait habite
1'Afrique du Nord et sejourne dans les tribus ou
1'Europeen n'a encore fait que de rares appari-
tions, on s'apergoit bien vile de 1'action dissol-
vante et de 1'influence nefaste qu'ont sur les
individus les ceremonies et fetes de la religion
musulmane.
G'etait au mois d'aout. Tous ceux qui ont par-
couru ou habite 1'Algerie et la Tunisie savent
qeulle chaleur regne dans la contree a cette
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS ., 29
epoque. De neuf heures du matin a quatre heures
du soir, le thermometre marque ordinairement
de 25 a 30 degre*s dans les endroits les plus frais
des maisons europeennes, et il n'est pas rare de
voir dans la rue le thermometre monter jusqu'a
35 et40 degres, surtout dans les villages arabes,
ou les rues sont de veritabtes entonnoirs. On
devine foute 1'influence de ce climat sur le sys-
teme nerveux, et combien a ete sage Mahomet
le jour ou il proscrivit 1'usage des liqueurs fortes.
On celebrait la fte du Mouled ou anniversaire
de la naissance du Prophete. C'e"tait la premiere
fois que je passais cette fete dans un village
presque exclusivement compose de Musulmans.
Toute la journee fut calme ; coname les jours
ordinaires, personne ne se montra dans les
ruelles ; mais le goir, a peine le soleil avait dis-
paru derriere rhorizon, que peu a peu la foule
s'amassa au souk ou lieu du marche. Tous arri-
vaient lentement et nonchalamment; leur figure
portait Tempreinte de la fatigue, et leurs pau-
pieres enflees semblaient reclamer le sommeil.
Ne cherchez pas dans ces hommes abrutis par
les exces, pourris par les passions, beaucoup
d'expansion dans la conversation, et un Francais
s'ennuie vite avec eux s'il se respecte ; quelques
monosyllabes, plus ou moms gutturaux, sortaient
seuls de leur poitrine, et ils s'asseyaient sur les
banes de pierre du souk, enveloppes toujours de
leur burnous. Quand la foule fut assez nom-
breuse, j'entendis un premier coup de tam-tam,
et ators toutes les voix commencerent en ca-
dence a reciter la fatiha, ou premiere sourate du
Goran. II faut entendre ce chant monotone pour
LE MABLE CHEZ LES MUSULMANS 1. ..
30 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
s'en faire une idee. Pendant plus de trois heures,
ils crierent tous, a tue-tete, ces cinq ou six
versets de leur livre sacre : tant6t la voix mon-
tait et arrivait ati point le plus aigu que peut
atteindre une voix humaine ; tant6t elle descen-
dait presque subitement au grave. Qu'e'prouve-je
pendant ces longues heures ? J'etais a peine a
cinquante metres du lieu de la scene, et je trou-
vais bien longues ces heures d'insomnies. Je
souffrais non pas tant du bruit que de cette
modulation qui troublait mon cerveau sur-
excite et me placait dans un etat menteur;
non, je ne puis dire ce que j'ai senti. Une seule
chose dans ma vie m'a paru se rapprocher de
ce que j'eprouvai alors ; vers 1'age de 12 ans, j'eus
le delire pendant quatre jours : pendant ces trois
heures, je croyais elre dans le delire. Quelle
influence nefaste et desastreuse ne devait pas
avoir cette musique dissolvante sur ces pauvres
Arabes, dont 1'imagination, chez la plupart
d'entre eux, est surexcitee par le haschich, et
dont beaucoup pensent que, si Mohammed a
defendu de boire des liqueurs fermentees, il ne
faut pas comprendre dans cette categoric 1'alcool
et ses accessoires et surtout 1'absinthe.
Nous nous sommes etendu a dessein sur ce
sujet; car, pour nous, le Souflsme est la'base el
1'ame de toutes les societes secretes : nous avons
cite" plus haut les paroles du cheikh Snoussi, que
toutes les societes musulmanes se'rattachent aux
Djenidya. Le Souflsmelapporta a 1'Islamla philo-
sophic malsainede ITnde, laquelle sut admirable-
ment s'adapter a I'indolence du peuple arabe,
tout en favorisant grandement son amour du
- - LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 31
merveilleux. Pouvoir jouir de visions, d'extases,
avoir commerce avec les esprits superieurs, et
mme avec Dieu, n'est-ce pas le plus grand
desir de 1'Arabe ? II se voit entoure de la venera-
tion de ses concitoyens, qu'il fascine en ope"rant
des prodiges ; et il devient, dans sa solitude ou
viennent le consulter les grands de la tribu,
Thomme le plus influent et le plus celebre de la
contree. Tandis, en effet,que Textatique veritable,
favorise des dons de Dieu, vit dans la plus grande
humilite, 1'extatique diabolique, au contact de
1'ange revolte, sent redoubler son orgueil.
Nous allons, essay er, pour notre part, de pene-
trer dans cet antre de Satan. Gertes. nous ne
dirons pas le dernier mot ; mais ce que nous
dirons fera soupconner toutes les pratiques sata-
niques auxquelles se livrent les affilie"s. Avoir
fait tourner les yeux de quelques hommes
eclaires vers cette partie de la terre, avoir sou-
leve un coin du voile qui couvre les mysteres de
Satan, c'est pour nous tout ce que nous voulons
et de"sirons. Nous avons lu quelques livres sur la
franc-masonnerie ; nous avons suivi attentive-
men t le D r Bataille : nous n'avons encore rien
trouve d'aussi clair, d'aussi explicite sur les
apparitions dont peuvent tre favorises les
affilies aux societes secretes et les moyens de
lesobtenir.
Nous croyons qu'on pourrait diviser en deux
grandes categories ies affilies aux ordres reli-
gieux favorises d'extases : le khouan Moham-
medi, et le khouan Touhidi. Le khouan Moham-
medi serait celui auquel le prophete Mohammed
so montre en visions, extases, sommeil; tandis
32 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
que le Touhidi qui serait parvenu an dernier et
supreme degre de 1'extase serait celui qui jouit
de la vue de Dieu. Nous prions les prStres qui
nous liront de ne pas juger une pareille theorie
d'apres leur the"ologie : les Arabes ne sont pas si
logiques. Nous la ferons connaitre de notre
mieux, et nous y joindrons a la fin les di verses
interpretations de songes ; ce sera un comple-
ment a ce qu'a dit le docteur Bataille.
Tout Khouan qui veut vraiment entrer dans
1'esprit de son ordre doit tendre de toutes ses
forces a 1'extase, comme Is religieux doit tendre
a la saintete que prescrit sa regie. Au fond, les
ordres musulmans ont le meme but que les
nOtres : sanctifier leurs adeptes ; settlement, ils
errent sur les moyens et la veritable fin. L'ex-
tase, en effet, ne peut s'acquerir, c'est un don de
Dieu; si Ton y arrive par des efforts suprSmes de
1'imagination, c'est plut6t de rhallucination et
une ruse du diable .
Nous le disons done, tout ordre musulman
tend a 1'absorption de ses membres dans la
contemplation du Prophete, et, comme dernier
effort, dans I'esseoce divine. L'affilie a 1'ordre.
des Seddikya (fonde par Abou-Beker-es-Seddik,
mort 1'an 13 de 1'hegire, 635 de J.-G.) doit y tendre
de tous ses efforts : actes, paroles, pensees, tout
son etre en un mot doit tre dirige vers ce but
unique. Jaaaaisil ne doit retourner les yeux en
arriere pour voir le chemin parcouru ; mais,plein
d'ardeur pour sa sanctification, partout, dans la
solitude comme sur la place publique, toujours,
lejour comme la.nuit, dans le sommeii comme
dans les veilles, il doit avoir ce but, cet unique"
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 33
but, voir et contempler le Prophete, etre en
rapport avec le Prophete, pour que le Prophete
dirige toutes ses actions. Quand il sera parvenu
a ce point, quand cette idee sera devenue son
idee fixe, alors le Prophete commencera a lui
apparaitre, d'abord dans le sommeil, ensuite
dans ses moments difficiles, et enfin 1'extase
vers laquelle il a porte tous ses efforts, 1'extase
arrivera. Quelle joie alors, quelle puissance de
voir tous ses efforts couronnes de succes ! il faut
Tavoir goiitee pour s'en faire une idee. Le mal-
heureux voyageur, qui dans le de*sert, a eventre
son dernier chameau pour ne pas succomber a
la soif, et qui tout a coup parvient a une source
pure, ne peut nous en donner qu'une bien faible
idee : Tun sauve une vie perissable et cette
source d'eau vive ne lui conserve une vie que
pour souffrir davantage ; l'autre,aucontraire,est
parvenu a une vie superieure. Sur de"sormais de
gouter pendant Teternite les delices que le Pro-
phete a promises a ses fideles croyants, il est
dans 1'allegresse ; car, mdme dans ce sejour, les
malheurs et les souffrances ne pourront plus
Tatteindre. Le Prophete 1'assistera toujours de
sa puissance : ii veillera sur son fideleinitie, et
aucune autre creature n'aura de pouvoir sur lui.
Inutile d'ajouter que, selon la regie des Seddi-
kya, le but supreme et dernier, c'est la glorifica-
tion de 1'Etre supreme.
La encore il faut etablir une distinction entre
les gens de nature vulgaire et les intelligences
d'e"lite. Tous, n'importe a quelle categorie qu'on
les range, doivent en effet tendre a la com-
plete absorption de leur tre dans le Prophete.
34 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
A ce degre", ils devront reciter 1'oraison Selat-el-
Tama, qui est une des prieres dites El-Techchi-
dat-el-Abderramia. Mais les adeptes d'un esprit
plus eleve ne s'arreteront pas la : ils devront
marcher dans les voies de la perfection. Geux
qui veulent se distinguer du vulgaire doivent
s'astreindre a dire chacune de ces prieres douze
fois de suite, et lorsqu'ils en auront pene"tre le
sens secret, quand ils auront compris toute la
moelle de cette doctrine, le coeur purifie de
toutes ses souillures, detache de tous liens ter-
restres, ils passeront a une autre oraison pour
invoquer plus specialement et avec plus de fer-
veur le Prophete de Dieu.Voici cette oraison :
Dieu, repandez vos benedictions sur notre sei-
gneur Mohammed (ici dire la quantite), que ces
benedictions soient aussi nombreuses que les
choses que vous avez creees en ce monde, les
etoiles, les arbres, brins d'herbe, etc. Recom-
mandationtresimportante : nepas oublierle mot
Sidna (notre Seigneur) ; sous ce nom, se cache
un mystere que commit seul celui qui fait
cette oraison avec ferveur. Gette priere purifie
le coaur, eclaire 1'ame qui ne doit alors pronon-
cer que des paroles saintes et des formules
. sacress : II n'y a de divinite* que Allah ;
Mohammed est son Envoye , et autres sembla-
bies que Ton trouvera plus loin quand noiis par-
lerons du diker. Ges invocations, qui doivent etre
repetees a chaque instant de la vie, donnent a
1'ame une vigueur- et une force que peuvent sou-
tenir les forts seuls. Enfln, quand toutes ces
prieres, quand toutes ces invocations auront
produit dans 1'ame tout 1'effet desire et attendu,
LE DIABLB CHEZT LES MUSULMANS 35
quand toutes les forces de Tame seront tournees
vers un seul but : Dieu ; alors seulement on
pourra aborder la priere qui eleve Tame vers le
Seigneur Tres-Haut. Voici cette priere* : Que le
Dieu Tout-Puissant soit glorifie i ODieu, repandez
vos benedictions sur notre seigneur Mohammed,
sa famille et ses compagnons, et sur eux le
saint.
Voila done le Khouan en cor responds nee
avec Tame de Mahomet. Suivant Snoussi, que
nous n'avons fait qu'analyser, les visions se
produisent soit al'etatde veille, soit al'etat de
sommeil. L'ame sainte du Prophete nourrit,
dirige et conduit j usque dans les degresles plus
eleyes de riiluminisme les Khouan qui ont
voulu se donner a lui.
Voila done le premier e'tat, et les rapports du
Khouan Mohammedi avec le Prophete, ou plut6t
avec le demon : car.ainsi que tout le monde le
sait,les morts unefois danslatombe n'en sortent
que rarement et avec Ja permissioa seule de
Dieu ; les visions qui, comme dans le cas pre-
sent, n'ont pour but que de flatter I'individu, ne
peuvent <3tre I'oeuvre de Dieu, il faut y recon-
naitre 1'oeuvre- du diabie. Nous nous hatons de
le dire, nous sommes persuade, et tout homme
de sens le sera avec nous quand nous aurons
fini cette etude, quelesneuf dixiemesdes visionsne
sont que des hallucinations. Le Khouahia cela
dans son esprit qu'il peut et doit lomber en ex-
tase , il prend pour cela des moyens que nous
iudiquerons au chapitre de 1'organisation de ces
societes. Quoid'etonnantjque dans leurs veilleSj
leurs insomnies et leur sommeil, rimagination
36 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
leur retrace 1'image telle qu'ils se sont plu a se
la representer.
Mais le Khouan Mohammedi ne s'arr&era pas
a ce degre ; il voudra devenir touhidi, c'est-a-dire
etre en rapport non plus avec une creature, mais
avec la divinite elle-meme. Le touhidi est 1'affi-
lie" parvenu a ce degre d' absorption avec Dieu
ou le mystique disparait si completement a ses
propres yeux et a sa pensee, qu'il riest plus oc-
cupe m&ne de la consideration des attributs
divins : toutes ses faculte"s et tout son tre etant
aneantis et absorbes en Dieu. Dans ce dernier
etat, il n'y a plus de moi : le mystique a disparu,
ses qualites, ses membres, ses actions ne sont
plus a lui, tout cela est Dieu (1).
Ou trouverons-nous exprimee d'une maniere
plus categorique Taffreuse doctrine du pan-
theisnie.
"Voyons maintenant les moyens que pre"conisent
les auteurs musulmans pour que le Khouan ar-
rive a 1'aneantissement de son individualite
absorbee dans 1'essence divine . Gheikh Snoiissi
nous les fera connaitre, quand dans son livre
des appuis, ii donne la doctrine, et de"crit les
ceremonies des Nakechibendya. Nous aliens
citer presque mot a mot la traduction donnee
par RINN, p. 286.(Gfr. RINN : p. ; 283-290.)
Le premier moyen consiste a reciter les prieres
qui plongent 1'esprit dans les attributs de la divi-
nite et a repeter les paroles qui lui conviennent
le mieux, c'est-a-dire : il n'y a de divinite que
Allah. Pour cela, il faut prendre la m6me pos-
ture que pour les prieres ordinaires : fermer les
(i) Tire rtii livre de tliehab-efl-tlin-Abon-Hap-es-Sch:roan dl
cite par RINN, page 207.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 37
yeux, serrer les levres, replier la langue contre
le palais et placer ses mains contre les cuisses.
Alors on commence par menager son haleine et
on dit gravement : II n'y ade divinite que Allah,
en elevant la tte a partir du milieu du corps et
en la reportant a sa position naturelle (1). On
repete cette m&ne invocation en replacant
la tete au m&ne point de depart, et en la diri :
geant vers I'epaule droite, puis enfin vers
l'e"paule gauche, toujours avec la plus grande
ferveur. Get acte se fait un nombre de fois impair.
Ensuite on oblique la tete a droite, et, retenant
son haleine, on ajoute : Mohammed estl'envoye
de Dieu , puis: divinite, vous etes monbut,
je crois en vous et je vous implore ; apres
quoi on donne libre cours a sa respiration pour
recommencer encore et ainsi de suite. On a soin
d'observer scrupuleusement de rejeter de son
esprit toute pense*e autre que celle de la priere
et de s'imposer le recueiliement et la ferveur
qui conviennent a une pareille situation .
Le deuxieme moyen se borne a la repetition
mentale de 1'invocation : il n'y a de divinite que
Allah, qui a pour but d'accelerer le resultat vers
lequel on tend.
Le troisieme moyen, qui consiste a s'absorber
dans Tesprit de son Gheikh, n'est profitable qu'a
celui qui est naturellement porte a Fextase. Poui-
atteindre ce but, il faut se graver dans 1'esprit
1'image de son Gheikh et la considerer comme
son epaule droite, ensuite tracer de l'e"paule au
cceur une ligne destinee a donner passage a
1'esprit du Gheikh, pour qu'il vienne prendre
(1) Nous ferons remarquer, pour 1'intelligence de cc passage, (|iic
dans beaucoup d'ordres relisjieux, quancl on veut prier. ilfjuit
placer sa tete en face du nombril.
LE DIABLE CHEZ LES MtiSULMANS 2
38 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
possession de cet organe. Get acte doit se renou-
veler jusqu'a ce que le chef religieux que Ton
invoque vienne prendre possession du COBUF et
vous absorber dans la plenitude de son Sire.
Le quatrieme moyen repose sur la conscience
que 1'homme a d'etre constamment vu et observe
par Dieu. II offre deux manieres d'arriver au
but : la premiere consiste a surveiller son coeur
et a 1'empecher d'etre accessible aux pensees
mondaines, jusqu'a ce qu'il soit penetre de la
ferveur la plus parfaite. Le coeur arrive ainsi a
percevoir la verite. Apres quoi il se trouve as-
soupli par le feu qui fait briller la majeste et la
grandeur de Dieu de leur plus vif eclat. Cet etat
d'extase conduit a la vue de son Gheikh. '
La deuxieme maniere est celle qui amene le
plus vite au resultat desire", mais elle n'est pra-
ticable que pour ceux qui sont doues d'une foi
sincere, ardente et ine"branlable. Si on la choi-
sit, on doit s'absorber avec recueillement dans
tout ce qui a trait a la Divinite et au nom de
Dieu, sans s'attacher a remarquer si Ton. s'ex-
prime en langue arabe ou etrangere; il faut
faire abstraction complete de son etre, absolu-
ment comme si on n'existait pas, et agir comme
si Ton s'ignorait soi-meme, an'n de faire affluer
les forces physiques et les perceptions des sons
vers le coeur vital, en s'aidant de toute sa fer-
veur. Si ces pratiques presentent des difficultes,
on se contente d'abord de s'absorber dans
1'esprit de la Divinite", consideree comme un feu
invisible recouvrant tout ce qui est cree ; et
persister dans cet etat jusqu'a ce que le coeur
se soit Ruliisarnment prepare a passer a un
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 39
degre plus eleve", et que 1'image des choses pro-
fanes s'evanouisse.
Voila done quelques-uns des moyens vantes
par le fondateur des Nakechibendya, d'apres
Snoussi. II est bien entendu que ces moyens ne
sont pas les seuls, mais qu'il faut y joindre les
autres design es plus haul. Dans ce mme ordre,
on vante beaucoup, comme moyenle plus apte a
faire atteindre le but, la recitation des prieres
dites Sebehan, qu'il fait faire pendant trois nuits
conse"cutives ? apres s'etre bien purifie, avoir
fait ses ablutions, s'etre parfume", avoir jetine"
trois jours, etrevelu deux habits neufs.
. On serait vraiment tente de rire des moyens
employes et de la btise humaine, si on n'e"tait a
c6te de Satan, si on ne voyait que, par ces
moyens ridicules, Satan va faire tomber avec
lui dans les abimes tant d'ames qui devraient
louer Dieu pendant 1'eternite . G'est bien triste
quand on considere tout cela ; c'est bien plus triste
encore quand on songe que, depuisplus de mille
ans, le demon opere son oeuvre sur ce vaste conti-
nentsansquepersonnevienneluidisputerlaproie.
Enfin, le bras de Dieu a cesse de s'appesantir sur
les malheureux enfants de Cham . Le grand Car-
dinal qui est mort depuis un an a peine a engage
avec les sectes musulmanes un combat corps a
corps : six de ces flls sont tombes sous leur
poignard ; il avait eu le courage de devoiler a
1'Europe leurs agissements et leurs affreux des-
seins. Les Peres Blancs, que deja Funivers con-
nait a cause des progres etonnants et extraordi-
naires qu'ils ont fait faire a la civilisation dans
les Grands Lacs, semblent etre les pionniers de la
40 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS '' ',
civilisation dans le Nord de 1'Afrique. Saluons
avec eux Faurore d'un jour nouveau qui s'est
leve pour ces tribus malheureuses. Nous repar-
lerons de cette oeuvre admirable qui seule suffi-
rait a perpetuer le nom du cardinal Lavigerie.
Continuons notre analyse de Fextase. Le
Khouan qui veut devenir touhidi doit parcourir
divers degres avant de parvenir a jouir parfai-
tement de 1'objet de ses desirs. Ge sera tou jours
Snoussi qui nous expliquera parfaitement les
divers degres par ou 1'ame doit passer avant
d'arriver a la parfaite possession de Dieu, a
1'aneantissement de 1'individualite. dans 1'essence
de Dieu. Voici. done ce que le cheikh Snoussi
nous dit sur la doctrine des Khelouatya : nous
completerons de lasorte cette etude. (Gfr. RINN:
290-302.)
Les visions ne peuvent f rapper 1'individu que
dans le recueillement et la retraite : tout d'abord
il voit la lumiere resultant de ses prieres et pu-
rifications, puis celle du demon en mme temps
que celle des honneurs. La Verite se manifeste
alors dans toute sa gloire, soit sous la forme de
choses inanimees cornme le corail, soit sous
celle de plantes et d'arbres tels que le palmier,
ou sous celle d'animaux , ou sous la sienne
propre, ou enfin sous celle de son Cheikh.
Ensuite, Tadepte jouit d'un nombre infini d'autres
lumieres qui sont pour lui le plus parfait des
talismans.
Leur nombre s'eleve a soixante-dix mille, il se
subdivise en plusieurs series et compose les
sept degres par lesquels on parvient a Vetat
parfait de Tame. Le premier de ces degres
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 41
est I'lramaiiite (1). On y apercoit dix mille lu-
mieres que pea vent voir seulement ceux qui
.peuvent y arriver": leur couleur est terne, elles
s'entremelent les unes dans les autres ; cet etat
permet, en outre, de voir les genies. Ce degrees!
.facile a franchir, i'ame etant naturellement
poussee a fair les tenebres et a chercher la
lumiere. Pour atteindre le second, il faut que
le coeur soit purifie, alors on atteint le second
degre, celui de Fextase passionnee : dix mille
autres lumieres T'eclairent, leur couleur est
bleu clair.
Le bien acquis appelle sur cette ame d'autres
biens : alors elle arrive au troisieme degre qui
est 1'extase du coeur. La on voit i'enfer et ses
accessoires, et dix mille autres lumieres dont la
couleur est rouge ; mais si on veut jouir de la vue
de ces lumieres, il faut se mortifier dans la nour-
riture et ne pas prendre ce dont on est le plus
friand ; ces choses font paraitre ces lumieres envi-
ronnees d'une f umee qui en ternit 1'eclat. Si ce
phenomene se produit, il faut s'arrgter la : c'est
un signe que 1'esprit ne veut pas laisser avancer
davantage dans la perfection, et qu'il faudra re-
noncer pour la vie a etre touhidi et mohammedi.
Mais si on peut franchir ce degre, on arrivera
au quatrieme : I'etat d'extase de I'ame immate*-
rielle. Dix mille lumieres viendront toujours
eclairer le Khouan qui s'aventure dans cette
voie etlui indiquer le vrai chemin. La, les ames
(!) Nous erons remarquer que le mot humanito estici synonyme
de commencement, initiations. Cheikh Snoussi nous fait connaitre
ici comment ie simple Khouan purvientau dernier dejrrede 1'extase
depuis le moment oti il est illumine jusqu'a ce qivil se penle dans
i'essence divine. Pour devenir Rhouan Mohammedi, il faut par-
conrir les cinq premiers degres.
42 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
du Prophete et des saints viendront consoler,
soutenir, encourager et fortifier celui qui voudra
parcourir toute la voie de la perfection. La cou-
leur des lumieres est d'un jaunetres accentue".
Le cinquieme degre est celui de 1'extase mys-
terieuse : on y contemple les anges et dix mille
autres lumieres d'un blanc eclatant.
L'extase d'obsession est le sixieme degre,
les dix mille lumieres qu'on y apergoit sont
autant de miroirs limpides. Parvenu a ce point,
le Khouan ressent un delicieux ravissemeut
d'esprit qui a pris le noin d'El-Khadir (1), qui
est le principe de la vie spirituelle. Alors on voit
le Prophete Mohammed.
Enfin, on arrive aux dix mille autres lumieres
cachees, et on atteint le septieme degre, qui est
la beatitude. Ces lumieres sont vertes et blanches,
(1) El-Khadir est done le principe de la vie spirituelle ; on nous
permettra tie citer a ce sujet les paroles de Rinn (Marabouts et
Khouan, page 59) : Sidi-el-Khadir c'est le prophete Elie, qui, comme
le prophete Idris (Henoeh), a bu a la soure de vie et a ete
exempte de la mort. Sa personnalite est dedoublee: Elias erre
sur terre. El-Khadir vit au fond de la mer. Un jour par an, ils
se rencontrentpour se concerter : El-Khadir est alors 1'intermediaire
ordinaire entre Dieu et les homines, il leur devoile 1'avenir,
et surtout leur conlere les dons de la Baraka-et-Tessarouf. c'est-a-
dire le pouvoir de faire des 'miracles et d'etre exauces dans tout
ce qu'ils demandent pour eux ou pour les autres.
On comprend combien I'investituj-e par un tel personnage, .
donne du relief a son elu, chez un peuple plein de loi et credule
comme le peuple musulman.
Aussi est-ce en grande partie au caractere surnaturel de la
revelation 1'aite a leurs I'ondateurs qu'il f<iut attribuer 1'intluence
considerable dont jouissent les sectes des Aouissya, Khadirya,
Snoussya et autres. Tons les membres; en eflet, participent a
la Baraka > transmise par les heritiers de ces I'ondateurs, par les
chefs d'ordre qui peuvent. daus de certaines conditions connues
et nettement Ibrmulees dans les livres de doctrine, entrer en
communication directe et secrete avec El-Khadir et le Prophete .
(Pages 59 et 60) .
Le lecteur comprendra done ce qu'il faut entendre par Baraka :
c'est la faculte qu'ont tous les Khouan de certains ordres, de voir
toutes leurs prieres exaucees. Voila la principale cause, avec le
don de vision, de la prosperite des ordres religieux musulmans.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 43
mais elles subissent des transformations succes-
sives, passent successivement par toutes les
couleurs. Le Khouan est alors touhidi : il a du
franchir les cinq premiers degre"s avant de
devenir Mohammedi. A co dernier et sublime
degre" de 1'extase, les lumieres qui eclairent les
attributs de Dieu se devoilent et on entend les
paroles du Seigneur : alors on n'appartient plus
ace monde, les choses terrestres s'evanouissent,
on ne se sent plus soi-meme, on est perdu dans
1'inflni.
Nous avons dit que lese.Jatiques pbuvaierit se
diviser en deux grand es categories : les moham-
medi et les touhidi : on ne peut pas donner, en
effet, le nom de vraie vision ou d'extase aux cinq
premiers degres que nous avons enumeres ; ce
sont plut6t des hallucinations, de meme que dans
le catholicisme nous ne donnons le nom d'extase
et de vision que lorsque la Sainte Vierge et un
saint ou Notr.e-Seigneur apparaissent a une ame
privilegiee . Mais nous savons que jamais la divi-
nite elle-m6me ne s'est montree aaucun homme,
excepte peut-etre une fois a la Sainte Vierge.
Par consequent, le Khouan touhidi est une im-
possibilite, mais n'est-ce pas la ce qui montre le
doigt et I'inspiration de Satan. Qui se montre a
eux sous 1'apparence de la divinite si ce n'est
Lucifer lui-meme ? Done les Khouan parvenus a
ce dernier degre rendent un vrai culte a Lucifer
qui, pour le moment, prend la place de la divinite.
Ne nous etonnons pas de voir les adeptes de
Satan, parvenus a ce degre d'observation,
eprouver des joies et des plaisirs dont nous ne
pouvons nous faire une idee. Ne nous etonnons
pas de les voir sans cesse vouloir s'unir a ce
44 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
dieu qui les trompe malheureusement. Les
extremes setouchent, dit-on vulgairement : ilest
certain, en effet, que Fhomme parvenu au der-
nier degre d'abaisseroent eprouve des joies non
certes aussi pures, aussi grandes que Tame pu-
rifiee et sanctifiee qui vit sans cesse dans la pre-
sence et 1'amour de son Dieu, mais elle eprouve
des joies immenses que Satan se plait pour ainsi
dire a leur deverser sans mesure pour les attirer
et les Her pour toujours a son service. II est a
remarquer que nulle part on ne trouve que le
Khouan doive s'attendre a eprouver et a subir de
peines interieures comparables a celles qu'ont
souffertes quelques saints avant d'arriver a ce
degre de saintete ou 1'ame tombe dans i'extase.
Voila ce qui nous explique 1'aveuglement de ces
pauvres gens, qui nous traitent d'aveugles. Nous
ne pouvons expliquer tous ces phe"nomenes que
par la possession : ces malheureux sont reelle-
ment possedes de 1'esprit des tenebres. Tel
Khouan qui etait celebre dans la contree par ses
visions, ses extases et le nombre de prodiges
qu'il accomplissait, n'a pas pu supporter la vue
du Pere Blanc, et quand on a voulu le faire
entrer dans la chapelle, <j'a ete impossible. Nous
ne voulons pas nous elendre ici plus longuement
sur cette question. Quand nous parlerons des
divers ordres, particulierement des Aissaoua,
nous parlerons de leurs jongleries, et aussi de
le;irs operations vraiment diaboliques. Nous ne
voulions que constater la possession du Khouan
par le demon foutes les fois que 1'affllie parvient
a I'extase.
Tout adepte ne parvient pas du premier coup
an dernier degre de I'extase : il lui faut du temps
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 45
pour atrophier son intelligence et s'abrutir ; pen-
dant ce temps il ne doit pas rester oisif . Nous
avonsvu aussi precedemment, quandnous avons
parle du Khouan Mohammedi, que quelquefois
le prophete lui apparaissait en songe pour lui
faire connaitre tout ce qu'il doit faire. Toujours
aussi le de"mon ne doit pas Stre de bonne humeur,
et franchement 1'homme est trop exigeant de
vouloir consulter le diable pour ses actions les
plus ordinaires, quelquefois les plus ridicules
de la vie. Aussi les hommes qui, malgre tout,
veulent le faire intervenir dans toutes les actions
de leur vie, ont imagine 1'interpretation des
songes ; ils ont cru que 1'ange des tenebres,
assez occupe ailleurs a des oeuvres autrement
importantes que leurs vains desirs, veut cepen-
dant satisfaire les prieres de ses clients, et
leur repond par ce moyen. Dans le Diable
au XIX* Siecle, le D p Bataille nous a enumere
quelques-unes de ces interpretations; grace a
elles, on peut ?e passer du devin et mSme, a
1'occasion, se faire diseur de bonne aventure. Le
lecteur" nous permetlra de lui mettre sous les
yeux quelques interpretations : il verra que les
Africains adonnes a cette science n'ont rien a
envier a leurs congeneres d'Europe.
Snoussi, que nous allons citer, distingue entre
la vision et la perception : il appelle vision ce
qui nous apparalt en songe, et perception ce qui
nous apparait dans cet etat intermediaire, entre
le sommeil et 1'etat de veille : il y aura, dans ces
deux etats, des circonstances qui ne meritent
aucune attention ; d'autres, au contraire, sont
susceptibles de recevoir une certaine interpre-
tation ; ces dernieres ne doivent jamais avoir eu
LE DIABLE CHEZ LES MITSULMANS 2.
46 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
lieu dans Fetat de veille. Avant de donner les
diverses interpretations, nous donnerons une
remarque tres fine de Snoussi : II faut, dit-il, bien
reroarquer Fetat dans lequel se trouvait celui
qui a eu la vision. Dans quelque etat d'eoctase
que se trouvent les visionnaires, bien peu arri-
veronl a nepas se laisser eblouir. Maintenant,
nous aliens ciler (d'apres RINN, page 296) : Voir
1'essence du Prophete (que Dieu repande sur lui
ses benedictions et lui accordele salut) veut dire
que Ton jouira de 1'apparition de 1'Etre incom-
mensurable (Mohammed). Voir ses enfants,
signifle que ceux-ci seront assistes. Voir son
pere, indique une intelligence qui se ferajour.
Voir son Cheikh, est un indice de sagesse.
Voir Tame, represente le monde et tout ce qu'il
comporte. Voir ce que Ton possede dans le
monde, c'est-a-dire sa mere, sa femme, sa fille,
son flls, indique les vertus du coeur et ce qui en
decoule. Voir des aliments, indique une decou-
verte de richesses. Voir quelque chose de la
nature des aliments, signify un rang illustre
avec tout ce qui y est attache. Voir les attri-
buts de cette qualite, est un signe de turpitude.
Voir un animal mort ou une de ses parties,
telle que son sang ou autre, annonce des choses
defendues. Voir des fruits, tels que des raisins
ou autres semblables. est une marque de bonnes
oeuvres. Voir des beles de somme dont la
chair est illicite, indique une tendance de Fame
a se rapprocher du bien dans les limites de sa
nature. Voir des boissons, telles que le vin,
le lait aigre, Feau, le miel, doit etre interpret^
d'apres les observations relevees sur le vision-
naire : ainsi le vin indique la science de la theo-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 47
logie absolue; le lait aigre,les sciences occultes;
1'eau, la theologie pratiquee par les ames agrea-
bles a Dieu ; le miel, les sciences mystiques.
Voir des fruits en general, tels que des dattes,
des olives ou autres, est une marque de bonnes
ceuvres. La priere signifie la proximite du
Dieu Tres-Haut vers lequel on arrivera. Un
bain general indique la purification des souil-
lures et des peches. Voir une reunion de per-
sonnes priant ensemble ou une assemblee de
docteurs, veut dire qu'un concile s'occupe des
choses sacrees. Voir un cercle de chanteurs,
de musiciens ou autres semblables, comme aussi
voir la forme du demon, est un signe que le
visionnaire doit se purifier de la maniere qui lui
sera indiquee par son Cheik. Voir vivant un
homme qui est mort, est un signe de bonnes
oeuvres. L'in verse indique la chose contraire.
Voir sa mere ou son ami, indique que Ton
s'aper<joit de sa propre conduite. Voir un
echange est un signe d'autorite exterieure en
rapport aveo la valeur du visionnaire. Gelui-ci
doit e"tre assez sage pour savoir ce qu'il lui est
permis de faire ou de ne pas faire en cette cir-
constance.
Nous en avons fini avec tous ces contes de
vieilles f emmes ; toutes ces reponses plus ineptes
les unes que les autres doivent avoir ete donnees
par un demon de mauvaise liumeur, furieux du
role vraiment trivial qu'on lui faisait jouer. Pour
nous, nous y voyons la faiblesse d'esprit et la
stupidite des gens qui se sont donnes au demon.
Us ajouteront foi a une de ces interpretations,
mais traiteront de niaise et de faible d'esprit une
bonne vieille femme qui, satis faite de savoir son
48 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
catechisme, croira en Dieu et en Jesus-Christ.
Nous ferons remarquer, en outre, 1'habilete de
Satan : nous avons voulu confronter les divers
songes que donne Snoussi avec leurs interpreta-
tions, avec celles que donoe le D r Bataille : nous
n'y en avons trouve qu'une ou deux qui soient a
peu pres semblables. Le peuple arabe, en effet,
a d'autres soucis et preoccupations que nos
dames de salon, et Lucifer n'est jamaisde mau-
vaise humeur quand il faut, par un moyen quel-
conque, gagner quelque ame.
Nous nous sommes bien etendu sur ce sujet ;
nous avons dirige le lecteur a travers les diver-
ses sortes de visions et d'extases, nous lui en
avons fait parcourir tous les degres ; enfln, nous
avons donne un specimen de la maniere dont
les songes sont interpretes dans I'lslam ; nous
voudrions flnir ce chapitre en disaut quelques
mots de ce que nous appellerions la mystique
des ordres religieux. Le lecteur a du se deman-
der, en effet, si vraiment dans ces ordres on ne
parlait que de visions et d'extases ; si on se con-
tentait de reciter d'innombrables prieres, ainsi
que nous le disons a propos du diker, si enfln
chaque ordre ne proposait pas une vertu particu-
liere a acque*rir.
Tandis que tous les ordres catholiques placent
1'humilite comme la base de toute sanctification,
les ordres religieux semblent preferer le re-
pentir. Sans cesse ce mot revient dans les
diverses [instructions que donne le Moqaddem ;
et dans presque tous les diker nous trouverons
la formule : Que Dieu me pardonne ! Le
repentir reel et effectif est, d'apres les Chadelya,
la premiere des conditions ante"rieures qu'il faut
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 49
avoir pour bien reciter le diker. Dans ce meme
ordre, les cinq principes fondamentaux sur les-
quels il repose sont : Avoir la crainte de Dieu,
se conformer a la sonna, se detacher du monde,
etc., etc. ; mais on voit toujours cette pense"e du
repentir occuper la premiere place. Abd-el-
Kerim,2 c successeur de Chadeli, dansuneouassia
(instruction) envoyee aux moqaddem de 1'Occi-
dent, disait a ses coaffilies de montrer toujours
un repentir sincere, car c'est sur le repentir
que repose ce qui doit suivre, et les benedictions
dont un Khouan sera 1'objet se reporteront sur
ce qui 1'a precede. En tout temps, on a besoin
du repentir. Les etats ne seront purs, les actions
agre"ables a Dieu, qu'autant que le repentir aura
e"te sincere : le Prophete 1'a dit de sa bouche
divine : Musulmans, soyez repentants, alors
peut-tre vous serez heureux. La preuve de son
immense efflcacite, c'est 1'eloge qu'en ont fait
ous les docteurs de 1'Islam. Vous assurer le
repentir, c'est, de la part de Dieu, vous e*tre plus
utUe que de vous faire connaitre soixante-dix
mille secret? et de vous les faire perdre apres.
Nous pourrions en citer bien d'autres passages ;
mais nous n'ajouterions rien a ce que nous avons
dit. Apres le repentir, il n'y a pas de vertu qui
semble trancher beaucoup et attirer sur elle
specialement les regards des Khouan : 1'humi-
lite (oui, 1'humilite, non la vertu chre"tienne, car
elle leur est impossible), la reconnaissance en-
vers Dieu, les actions de graces, la patience,
la charite fraternelle, voila a peu pres tout ce
que recommande le systeme de morale des
ordres religieux ; que c'est triste ! Malgre soi,
quand on a parcouru un peu les rituels et ins-
50 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
tractions adresse*es aux Khouan, on ne peut
s'empecher de de"tourner ses regards pour les
porter sur le catholicisme . Tandis que nos
ordres religieux sont un magnifique jardin oil
croissent toutes les vertus, les ordres religieux
musulmans, images du pays, ne sont qu'un
vaste desert ou croissent de distance en dis-
tance quelque arbrisseau rabougri, que le mi-
rage du desert vous fait croire un arbre gigan-
tesque. Helas ! la milice de Satan a passe par la.
Prions, prions pour ce malheureux peuple ! !
GHAPITRE IV.
Les ordres religieuoc en general; Orthodoscie.
Ge fut a la suite des exces sans nombre et des
troubles presque sans fin qui suivirent la mort
des trois premiers Khalifes que le Soufisme pene-
tra dans 1'Islamisme qui lui ouvrit ses portes.
C'etaitun nouvel element destructeur ajoute a
un autre, ces deux elements reunis allaient
miner toute une partie du monde et la Jeter dans
un aveiiglement que nous avons peine a conce-
yoir. Le Goran favorisait surtout les sens exte-
rieurs et les faisait dominer sur 1'esprit : toutes
les voluptes etaient permises a ses fideles, et
d'autres encore plus nombreuses et plus raffi-
nees leur etaient promises pour la vie future.
Ges plaisirs convenaient bien au peuple ; mais
la corruption de I'homme n'etait pas complete :
Satan completa son oeuvre par le Soufisme, et
le transporta des bords du Gauge aux bords du
Nil et de 1'Atlantique ; c'etaient des plaisirs
plus raffines, plus doux a savourer, car ils
e"taient places dans cette partie de nous-meme
qui semble tenir le milieu entre le corps et Tame :
1'imagination : en la faisant dominer, on enle-
vait une force de plus a la raison, on abrutissait
rhomme davantage, sous pretexte de lui faire
gouter un bonheur plus pur ; enfin, on donnait
a rislamisme une teiate de mysticisme et de
purete qui lui sieyait bien.
La grande difflculte pour ces hommes qui-
voulaient entrer dans cette nouvelle voie, etait
52 LE DIABLB CHEZ LES MUSULMANS
/
de paraitre orthodoxes. La plus grande insulte,
en eft'et, que puisse faire un MusulmaD, c'est
d'appeler son ennnemi apostat, heretique. II elait
done de toute uecessite pour tout ordre de prou-
ver sou orthodoxie. Au fond, la question se re-
solvait a une simple genealogie de 1'ordre et il
suffisait que tout fondateur indiquat a source
d'ou il decoulait pour qu'aussitot son orthodoxie
fut reconnue; de m&ne que chez nous, nous re-
connaissons qu'un ordre est orthodoxe lorsqu'il
nousaindique 1'arbre dont il est le rameau,et de
mome que tout ordre catholique remonte a
Jesus-Christ par Fintermediaire de ses vicaires,
de meme tout ordre musulman remonte ou est
cense remonter au propheto par une cha'ine non
interrompue de saints et de docteurs. En tete de
toutes les selsela (chaines), vous voyez figurer
1'ange Gabriel, Mohammed (le prophete), Abou-
Bekr, ou, a la place de ce dernier, Abou-Taleb,
ou encore quelquefois Omar. On pourrait done
diviser tous les ordres musulmans en deux
graudes categories : ceux qui se rattachent au
prophete par Abou-Bekr, et ceux qui s'y ratta-
chent par Abou-Taleb . A Abou-Bekr se ratta-
chent, soit directemeot, soit indirecte.ment, les
Seddikya, les Nakechibendya, les Qadrya, les
Snoussya, etc. A Omar et Abou-Taleb, les
Aoussya, les Khadirya, etc.
D'autres ordres ajoutent la noblesse du fonda-
teur a leur noblesse d'origine : ils ont ete fondes
par un che"rif, c'est-a-dire par un descendant de
Mahomet : de ce nomore se trouvent les
Qadrya, les Snoussya, etc.
Est-ii meme toujours ne*cessaire, pour qu'un
ordre soit regarde comme orthodoxe, qu'il
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 53
puisse etablir sa chaiue jusqu'a Mahomet.
C'estunsujet qui est bien debattu par les doc-
teurs musulmans. Le -peuple, amoureux du mer-
veilleux, croit trop facilement aux revelations
soit d'El-Khadir, soit de Mohammed, soit de
Gabriel. On peut dire, d'une maniere generate,
que les docteurs etrangers a 1'ordre considerent
ces apparitions comme des mensonges et n'en
font nul cas. La raison sur laquelle ils s'appuient
me parait excellente, mais elle fait crouler 1'Is-
lamisme. et la mission de Mahomet : S'il ya
vraiment revelation, disent ils, Thomme doit pou-
voir le contrdler ; si votre ordre a ete revele et
institue sur cette revelation, montrez vos preu-
ves . La raison est bien forte ; et les affirma-
tions da fondateur et des docteurs qui 1'ont
suivi ne detruiront pas 1'objection. Mais dans
I'lslamisme, ce qui fait la force d'un ordre reli-
gieux n'est pas 1'approbation donnee par 1'auto-
rite souveraine, mais par le peuple. Nous avons
vu, dans le chapitre II, la doctrine politique de
1'Islam, et nous verrons plus loin le peu de
cas que font les ordres religieux, non seulement
des desirs, mais des ordres qui viennent de
Stamboul. G'est done le peuple, ignorant et
grossier, qui va discuter des questions aussi
graves ! ! Se figure- t-on nos paysans discutant
sur les apparitions de la Sainte Vierge ou des
Saints, et leur donnant une sanction constatant
d'une maniere irrevocable qu'elles ont eu lieu.
Gombieu plus de sagesse nous rencontrons dans
1'Eglise Chretienne, et avec combien plus de
raison et d'ordre Jesus-Christ a su tout regler
dans son royaume !
Devant les faits, cependant, nous sommes bien
54 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
obliges de nous incliner. En effet, 1'ordre musul-
man qui semble appele a jouer le r61e ie plus
brill ant et le plus actif, c'est-a-dire qui semble
appele a porter les plus rudes coups a la civili-
sation et au progres, les Snoussya, n'est que la
transformation et la continuation des Khadirya,
de mSme que les capucins continuent I'oauvre
de saint Frangois d'Assise. Or, 1'ordre des Kha-
dirya a ete fonde par Sid Abd-el-Aziz-ed-Deb-
ban (1713 de J.-C., 1125 de 1'hegire), sur un
ordre regu dans une revelation qui lui fut faite
au tombeau de Sidi Ali-ben-Herzhoum. Tous les
docteurs de 1'Islam admettent la possibilite de
la revelation ; en fait, les legistes la repoussent,
et les Soufl etrangers a 1'ordre, jaloux de 1'in-
fluence de 1'ordre revele, contestent la revela-
tion. Aussi Snoussi, qui peut a juste titre etre
regarde comme le meilleur e'crivain des societes
secretes musulmanes, et auquel nous f erons pres-
que tous les emprunts, Snoussi, afin de Idgitimer
son ordre, produit toutes les preuves qu'il a pu
trouver. Pourne pas allonger cette etude, nous
resumerons brievement ce qu'il en dit, et ce sera
une nouvelle preuve qui confirmera la realite
des apparitions dont peuvent etre favorises tous
les Soufl et auxquelles ils peuvent pretendre.
D'apres Abou-Beker-el-Mekki, cite par
Snoussi , le seul moyen assure d'apercevoir en
vision soit El-Khadir soit le Prophete, c'est de
reciter 41 fois la priere Ed-Daa-es-sifl, dans la
nuit ou Ton veut etre favorise de leur presence.
La recitation ne sufflt pas pour obtenir 1'effet
desire, et le Cheikh ne s'est pas compromis : il
faut d'abord, avec la permission de Dieu, que le
Khouan ait atteint le degre de perfection neces-
LB DJABLE CHEZ LES MUSULMANS 55
saire. Pour y arriver, il faudra chaque jour
reciter ces prieres et se representer jour et nuit
les ames qu'on veut voir (Cfr. ; chap, in : Ge que
nous avons dit sur les visions). Quand on con-
nait la puissance d'imagination des Arabes,
'quand on sait que deja leur cerveau est bien
faible,a cause du nombre incalculable de prieres
qu'ils doivent reciter par jour, et que nous indi-
querons quand nous parlerons du diker, on verra
que 1'evocation est vraiment facile a 1'adepte, et
si, des les premieres fois, la vision n'est que le
produit de son cerveau malade, ne peut-on pas
dire d'eux ce que le D r Bataille dit des fumeurs
d'opium ; c'est qu'a la longue le demon s'en
mele, et, selon les paroles de 1'auteur que nous
analysons, Fadepte est alors bien dirige par ces
visions dans toutes ses actions et les circons-
tance de sa vie.
Les legistes auront beau nier le fait de la
revelation, deTordre, ils ne seront pas crus par
la masse du peuple, et ce sera une cause de
prosperite de plus pour I'ordre. II y a pour nous
un autre renseignement que nous pouvons tirer
de la necessite de la chaine : chaque ordre, en
effet, a une chaine historique et une cha'ine
mystique; la chaine historique nous fait con-
naitre tous les grands-maitres de Fordre qui se
sont succedes depuis le fondateur : cette chaine
a peu d'intere't pour nous ; nous n'etonnerons
personne en disant que leur valeur historique
est de peu d'importance, et nous doutons beau-
coup que la plupart d'entre elles pussent sup-
porter longtemps la critique d'un historien se-
rieux : ainsi, par exemple, comment expliquer
que Gharani, dont nous avons cite ia diatribe
56 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
centre ie Souflsme, fasse cependant partie de la
chame des Khelouatya ; au surplus (1), Si Snoussi
donne plusieurs chaines pour, un ordre. Aussi, Ie
meilleur souhait que nous puissions faire aux
ordres religieux musulmans, c'est qu'ils ne ren-
contrent jamais sur leur chemin des ennemis"
egaux en fureur et en haine a ceux qui perse-
cutent nos ordres religieux, car leur orthodoxie
serait bient6t reconnue fausse, et leur existence
serait bien courte.
Le cote Ie plus interessant pour nous est Ie
c6te mystique de ces chaines. Les saints qui y
sont invoques comme preuve de 1'orthodoxie ne
sont pas tous egaux et ont une importance plus
ou moins grande, de meme que chez nous toutes
les fetes des saints n'ont pas Ie meme degre",
mais que nous considerons la Sainte Yierge, les
Apotres, les Docteurs, comme ayant des titres
plus ou moins grands a notre veneration, et que
leurs fStes, dans la liturgie, jouissent de quelques
privileges. Nous aliens dire quelques mots des
divers titres donnes a un membre d'une chame
mystique. Ges titres montrent 1'autorite de 1'in-
dividu en question Gommengons par Ie dernier.
Le ouali (2) ou ami de Dieu, c'est 1'homme
privilege, objet de 1'amour de Dieu, et qui, a
cause de ses vertus et de ses merites, peut, apres
sa mort, operer des miracles. Acquerir ce titre,
avoir une petite kouba sur son tombeau, ou les
fideles viendront prier et deposer des offrandes,
est Ie but que se propose tout bon marabout qui
(1) Nous employons imMeremment Si ou Siil on Sidi.qm signi-
Ue : Seigneur. Ainsi Si Snoussi siguifie Ie sieur Snoussi.
(2) 11 ne Hint pas confondre ce mot ouali, qui veut dire saint,
avec Ie mot ouali, qui signifie gouverneur d'une province 1'or-
thographe araben'est pas la meme.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 57
veut remplir avec zele les fonctions de son etat.
Une fois declare ouali, il aura un petit oratoire,
que ses enfants garderont, et qui pourront ainsf
se faire un petit pecule, grace aux offrandes des
fideies. C'est le seul litre que ne puisse pas
porter un homme vivant : les sept autres sont
tous portes uniquement par des vivants .
Le nekib est le chef d'un groupe de saints : ils
sont au nombre de 300, s'ignorent eux-mmes et
ne sont connus que de leurs supe"rieurs ; 1'Afrique
est leur sejour.
Le nedjib(l'excellent) ; 70 composent cet ordre :
ils habitent surtout 1'Egypte.
Les abdal (les changeants) recoivent ce nom
parce que aussitot que 1'un disparait, un autre
prend sa place : les auteurs ne sont pas d'accord
sur le nombre, qu'ils font varier entre 7 et 70.
Les Khiar (les meilleurs) sont au nombre de
sept, et voyagent constamment pour la propa-
gation de rislam.
Les aoutad (piquets de tente) sont au nombre
de quatre, et sont places, par rapport a la
Mecque, dans les pays occupant les quatre
points cardinaux. Leur ame est purifiee de tous
les vices, et ils sont parvenus a ce degre de
perfection, qu'ils en ont atteint le sommet : ils con-
naissent Dieu autant que peut le connaitre une
creature, et c'est a eux que s'applique litterale-
ment tout ce que nous avons dit de 1'extase.
Quant auQoteb-el-Ouoqt, peut-etre serons-nous
agreables a quelques lecteurs en leur citant un
passage de Ghadali ou il enumere les cinq qua-
lit^s necessaires pour etre Qoteb.
Nous citons d'apres Rinn, page 228. Gelui qui
veut se faire passer pour Qoteb doit montrer :
58 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
1 Qu'il a le secours de 1'emanation, de .
la misericorde, qu'il a le vicariat et la dele-
gation divine ; qu'il a le secours des porteurs
du tr6ne de Dieu. 2 Qu'il a reconnu le veri-
table caractere de Fessence de Dieu, ainsi que
les attributs qui renferment Dieu, tant exte-
rieurement qii'mterieurement. 3 Qu'il possede
la grace du jugement ; qu'il est a meme d'in-
diquer la separation entre les deux; substances
dont la nature est d'etre saisie par les sens
interieurs. 4 u Qu'il est a meme de faire com-
prendre la disjonction de .la premiere chose
d'avec son origine et la continuelle dependance
de cette premiere chose avec son origine jusqu'a
sa fin. 5 C Qu'il possede la certitude de cette pre-
miere origine, le jugement interieur, le juge-
ment posterieur, le jugement de ce qui n'a ni
priority ni anteriorite ; la science du commen-
cement, la science qui embrasse toute science,
ainsi que le tout connu dont la creation est sortie
du premier inconnu. et en dependra jusqu'a la
fin de la matiere, pour revenir ensuite a sa
cause premiere. G'est 1'homme le plus impor-
tant de son epoque ; mot a mot, ces deux mots
signifient : etoile polaire du moment ; c'est
1'homme qui dirige et gouverne ses semblables
comme f etoile polaire guide les vaisseaux sur
la mer : G'est le saint par excellence, celui qui
occupe le sommet de 1'axe autour duquel le
genre humain accomplit son eternelle et immua-
ble revolution. BROSSELARD.
Enfin, au sommet de.l'echelle est le Gouts (pro-
noncez en gressayant sur le g comme IV parisien).
Pour donner une idee du Gouts, nous ne pouvons
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 59
mieux faire que de le comparer a la Sainte
Vierge. De meme que Marie, en raison de la sura-
bondance de sa saintete et de la grandeur de ses
merites, a pu non pas me"riter notre salut, mais y
cooperer, en sorte que selon que Tenseignent les
Iheologiens, elle a merite de congruo, ce que
Je"sus-Ghrist a merited condigno, ainsi le Gouts,
selon la doctrine musulmane, peut prendre sur
lui une partie des peches de 1'humanite, sans
pourtant conipromettre son salut.
Nous ne nous arreterons pas davantage sur ces
titres ; d'ailleurs, les auteurs musulmans sont
loin d'etre d'accord sur leur nombre, leurs qua-
nta's, etc. Maintenant que nous avons vu le but
que se proposent les ordres religieux, qui est
d'abord 1'extase et les visions, et, en second lieu,
empecher les progres de la civilisation et entra-
ver les empietements continuels de I'Europe,
voyons un peu 1'organisation et le fonctionne-
ment de ces congregations : et dans un autre
chapitre, nous examinerons comment elles par-
viennent a atteindre leur second but. On sera
frappe de la ressemblance qui existe entre les
societes secretes d'Europe et celles d'Afrique, et
nous aurons soin de le faire remarquer. Gepen-
dant, qu'on ne s'attende pas a ce que nous
disions le dernier mot et que nous devoilions
tout. Les chefs des ordres religieux musulmans
ne le cedent en rien a leurs confreres d'Europe,
et, eux aussi, ils ne laissent voir que ce qu'ils veu-
lent de leurs rituels. Nous dirons franchement et
sans crainte ce que nous en savons, nous dirons ce
qui est certain ; nous ferons connaitre nos conjec-
tures, et nous demanderons a ceux de nos lecteurs
qui sont pretres de se souvenir quelquefois a
60 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
1'autel de ces pauvres malheureux, et aux laiques
comme nous de prier quelquefois pour la conver-
sion de 1'un des grands chefs. Qui sail les revela-
tions queDieu nous reserve a Tavenir ? Qui aurait
soupconne, ii y a 20 ans, les turpitudes que nous
ont revelees Leo Taxil et surtout le D r Bataille.
L'Afilque ne restera pas toujours la terre du
mystere, ni ses habitants ne porteront pas tou-
jours sur leur front la marque de la colere de
Dieu !
GHAPlTRE V.
Recrutement, Organisation et Fonclionnement
des Ordres Religieux.
Afin que Satan put ar river a son but et con-
server a son influence ce vaste continent qu'il
possede depuis tant de siecles, il fallait qu'il
1'entourat d'une ceinture vivante, disposee a
deposer entre les mains de ses chefs tout ce
qu'elle possede ici-bas : son corps, son ame et ses
biens. II a su, .dans son habilete, confondre, dans
un meme ideal, 1'ideal politique et Fideai reli-
gieux, et il a su enseigner a ceux qui ont voulu
specialement se vouer a son oeuvre, des moyens
propres a faire tomber dans 1'abrutissement
des millions de leurs semblables, afin de pouvoir
les dominer plus surement et arriver ainsi a
safin.
Rien de plus simple que de se faire inscrire
Khouan (1) : non pas que la aussi il ne faille de
temps en temps donner des metaux, mais tou-
jours quiconque desire entrer dans Fordre est le
bien venu. Quelquefois le noviciat est bien court ;
dans la plupart des ordres mme il n'y en a pas, et
le profane devient tout de suite, du jour au len-
demain, un Khouan fidele et devoue, .digne d'en-
trer dans ie paradis de Mahomet. Dans d'autres
ordres, surtout en Turquie, le noviciat est tres
(1) Pour proiionucr coinme il faut le mot Khouan, et tout mot
arabe dans lequel ou verra Kli unis ensemble, il iant prononuer
ces deux lettres comme les Grecs prononmit le X ; en pronou<;aut
commo s'il y avait un g tres dur, on approclieiuit un pen de la
vraie prononciation.
-LE DIABI.E CHEX LES MTJSULMANS
62 LE DIABLH CHEZ LES MUSULMANS
long et mme le profane pent demeurer Mourid
mitte et un jours. Mourid signifie qui desire, qui
veut, le mot novice, quoique traduisant la pense"e,
ne traduit done pas le mot ; le mot solliciteur,
demandeur, est le mot propre traduisant tout
a la fois 1'idee et le mot. Une fois admis defini-
tivement dans 1'ordre, le Musulman s'appelle
Khouan, ou frere. Gomme dans certains ordres,
ainsi que nous 1'avons dit, il n'y a pas de novi-
ciat a faire, mais que 1'individu est initie aussitSt
qu'il Ta demanded il arrive que souvent on con-
fond ces deux mots Khouan et Mourid et qu'on
les emploie Tun pour 1'autre. Pour plus de clarte,
nous avertissons que nous ne les ferons jamais
synonymes, a moms d'indications contraires, que
le Mourid sera 1'adepte qui subit son e^preuve
avant son admission, tandis que le Khouan sera
1'adepte apres son admission et ses serments.
Au-dessus du Khouan, se trouve le Mo-
qaddem, qui a sous son autorile' tous les Khouan
de la contree environnante. Enfin, au sommet
de 1'echelle, le chef supreme, qui a plusieurs
noms : Mouley-el-Triqa, Cheikh-el-Triqa, mots
qui signiflent le maitre de la voie. Quand 1'ordre
a quelque importance et qu'il y a au loin des
groupes d'adeptes, il y a entre le chef supreme
et le Moqaddem des Khalifa ou na'ib, charge's de
suppleer le superieur general dans les pays
eloigne"s. Pour qu'on se fasse une idee bien juste
de 1'organisation des ordres religieux, nous ne
pouvons mieux faire que de les comparer aux
ordres religieux catholiques : un superieur ge-
neral qui gouverne tout 1'ordre ; des provinciaux
charges de gouverner au nom et avec 1'autorite
du superieur general une partie determinee da
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 63
territoire : des Moqaddem (mot-a-mot, prepose
correspondant aux supe"rieurs locaux, charges
de gouverner une maison ; enfin, des Khouan, et
quelquefois des Mourid, correspondant aux reli-
gieux profes et aux novices.
Avant de faire connaitre les obligations de ces,
divers chefs, leiir nomination, leur pouvoir,
qu'on nous permette de dire un mot des Kheoua-
tat ou soeurs. Naturellement, il fallait s'attendre
a les y voir paraitre ; elles sont pourtant loin
d'avoir, dans la franc-maconnerie musulmane,
rimportance qu'elles ont deja en Europe ; il
sufflt de signaler ce fait, et de faire remarquer
qtfil y a tel ordre algerien, les Rahmanya, ou
elles sont tres nombreuses. On devine leur but ;
leurs congeneres d'Europe -OH. d'Amerique n'ont
rien a leur envier. Elles sont organisers a peu
pres cornme les hommes, a cette difference
qu'elles dependent toujours du superieur general
de 1'ordre auquel elles sont affiliees. Ainsi, il n'y
a pas d'ordre exclusivement feminiu ; mais,
dans les endroits ou elles sont en assez grand
nombre, elles ont a leur tete une Moqaddema
qui est elle-m^me soumise, non seulement au
superieur general, mais encore au Moqaddem
du lieu. Les soeurs assistent aux reunions des
Khouan et sont soumises aux m&nes pratiques ;
la ou il n'y a pas de Moqaddema pour les
admettre, elles sont admises par le Moqaddem,
dans des reunions speciales ou rarement les
Khouan sont admis. Ges quelques mots suffisent;
ajoutons, pour finir, que quelques ordres seuls
en admettent tels que les Rahmanya, les Qadrya,
les Tidjanya.
Bien que chaque ordre ait une individualite et
64 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
un caractere propre, cependant, leurs chefs et
leurs affilies ont des fonctions et des devoirs assez
semblables pour qu'il soit possible de les de"h'nir
en bloc, une fois pour toutes, nous reservant, pour
les choses sjDeciales, d'en parler quand -nous
decrirons chaque chose en particulier.
Le superieur general, ainsi que 1'indique le
mot, a juridiction pleine et entiere sur 1'ordre ;
c'est de lui que relevent directement tous les
Khalifa et les Moqaddem. On connaitra toutes
ces prerogatives, quand nous parlerons des de-
voirs des Khouan envers leurs Gheikh. En
passant, entendons-nons sur la signification de
ce mot : Gheikh signifie vieillard, maitre ; c'est
en general, surtout en Tunisie, un titre que Ton
donne a tout individn qui merite notre respect ;
ce qui nous explique pourquoi lout Khouan em-
ploie ce mot pour designer non seulement le
Mouley-el-Triqua (superieur general), mais encore
les Khalifa et les Moqaddem. Nous n'emploie-
rons ce mot seul que pour indiquer le superieur
general, afin d'eviter toute confusion a des
lecteurs peu familiarises aux coutumes arabes.
Des fondateurs d'ordre voulant imiter le Pro-
phete ne designerent pas leur successeur, en
sorte que celui-ci f ut elu par les Moqaddem, ou
par ceux qui formaient i'entourage et le conseil
du Gheikh precedent. II arriva dans ces ordresce
qui est arrive au mois de septembre 1893 dans la
f ran c-m agon nerie : la 6u est Satan, la est la dis-
corde, la haine et la desunion : aussi, une fois
que le Gheikh etait descendu dans la tombe,
chaquo Moqaddem, ou au moins les plus in-
fluents, voulaient devenir superieur general et
independants. Aussi, dans les societes secretes
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 65
musulmanes, il faut bien distinguer J'ordre et la
congregation : celle-ci est nee de 1'orgueil et de
I'independance d'un Moqaddem qui n'apasvoulu
reconnaitre le superieur general elu de 1'ordre,
mais qui reconnait le fondateur .
Quand on etudie la question de 1'origine des
ordres, on en reconnait bien peu qui ne se ratta-
chent a un autre ; nos lecteurs se souviennent
du mot de Snoussi : presque tous les ordres se
ratlachent aux Djenidya. Pour sa part, il a eu
la bonne chance de donner son nom a un ordre
religieux. Gelui qui devait etre pour les ordres
musulmans ce qu' Albert Pike a ete pour la
f ranc-maeonnerie, etait Moqaddem des Khadirya,
a la Mecque, quand mourut le chef de 1'ordre,
Si-Mohammed ben Idris-el-Fassy (1835 de J.-C.).
Nomme pour lui succeder, il rencontra un ter-
rible competiteur dans Si-Mohammed Salah-el-
Megherani, et 1'ordre des Khadirya se scinda
en deux congregations.
Aussi, pour eviter un pareil malheur, beaucoup
de chefs d'ordre, imitant en cela Abou-Beker
qui designa Omar pour lui succeder, designent
avant de mourir celui qui .doit occuper le rang
supreme. 11 faut, pour occuper cette place, un
homme age, aux cheveux blancs, respectable
par ses vertus et pouvant imposer le respect :
un homme qui, a 1'amour de la mortification,
de la priere et de la solitude, joigne une grande
connaissancedes hommes etun grand art dans le
maniement des affaires ; en. un mot, sans se
laisser toujours diriger par la chair, le Gheikh
mourant se choisit parmi les conseillers celui
qu'ii croit le plus digne de lui succeder. Quel-
ques-uns cependant nomment des personnes de
LE DIABLE CHEZ LES MDSDLMANS 2. . .
66 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
leur famille ; mais, afin que 1'ordre ne puisse pas
souffrir soit de la faiblesse d'un enfant appele
trop jeune a recueillir I'heritage paternel, soit a
cause du peu de capacite de 1'etre que le supe-
rieur general a voulu choisir dans sa famille,
celui-ci nornme ceux qui devront 1'aider de leurs
conseils, et au besom, sous son nom, ge*rer .les
affaires de 1'ordre. Voila pourquoi quelques-uns
de ces ordres, loin de decroitre apres la mort du
fondateur, n'ont fait qu'augmenter en prosperite
et etendre partout des rameaux plus forts et
plus vigoureux. Le cas s'applique surtout aux
Snoussya auxquels nous devrons un chapitre
special. Ces hommes, mis ainsi a la tete de
leur ordre sont de fins politiques ; nous les
montrerons quand nous parlerons des Rahma-
nya : ce ne sont pas eux qui dans une revolte
laissent quelque chose au hasard ; leur corres-
pondance avec les autorites francaises est ce
qu'il y a de plus hypocrite ; sans foi envers le
chien de chretien, envers ce Kafar qui est venu
s'etablir sur cette terre, d'oii un jour, le fidele
croyant le jettera dans la mer, devant nous, ils
rampent jusqu'a terre, et ils violent aussitOt ce
qu'ils avaient jure d'observer.
Apres avoir prie, apres avoir passe des jours
et des jours dans le jeune et la solitude, seul
avec lui-meme et aussi avec le demon qui ne doit
pas etre etranger a cette affaire, apres avoir
invoque le secours d'en haut, et avoir ete favo-
rise de visions et d'extases, le chef de 1'ordre
appelle les Moqaddem et ses cbnseillers ordi-
naires. II leur fait connaitre ses dernieres
volontes et leur designe son successeur. Tout
cela est mis par ecrit; pas n'est besoin de deman-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 67
der Fapprobation au Sultan de Stamboul : quoi-
que cependant quelques ordres turcs, par pure
condescendance, le demandent a leur gouverne-
ment, qui d'ailleurs s'empresse d'accorder. G'est
comme si Humbert refusait de reconnaitre
Lemmi ! ! Aliens done 1 entre fils de Ghitan
(diable en arabe) on fait les chos es a 1'amiable
ou plutOt Chitan impose sa volonte.
II y a cependant quelques ordres qui n'ont pas
un but aussi satanique, et chez qui la succession
paternelle s'esl transmise sans interruption sen- .
sible de pere en flls; ces ordres ne sont pas a
craindre, et ce ne sont pas eux qui arreteront les
progres de la civilisation et du catholicisme : les
ordres dont Satan veut se servir pour operer son
oeuvre sont mieux organises ; il f aut qu'il puisse
designer celui qu'il veut au rang supreme : il
faut qu'il puisse le diriger dans toutes les actions
de la vie, pour repeter une parole que nous
avons dite plus haul.
Quant aux devoirs, fonctions et obligations du
Mouley-el-Triqua, nous les donnerons plus loin
quand nous parlerons des devoirs des Khouan
envers lui. Disons, en un mot, que c'est absolu-
ment comme dans la franc-maconnerie, tant
pour les Kbouan que pour les Khouetat : ceux
qui savent ce que cela veut dire ont compris.
En general, le chef de 1'ordre reside au torn-
beau du fondateur de 1'ordre : quand nous parle-
rons des Saoussya, nous donnerons une idee de
sa maniere de vivre, de ses coutumes, de son
habitation, etc.
Dans les pays eloigne"s, il se fait remplacer par
des Khalifa, lieutenants qui ont. a peu de chose
pres, le meme pouvoir sur les Khouan de la
68 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
contree designeo que lui sur tout 1'ordre. Ce sont
eux qui communiquent directement avec le chef
de 1'ordre, lui envoient la redevance que doit
payer tout Khouan. La ou le chef de Fordre n'a
pas de Khalifa, par exemple les Qadrya dont le
centre est a Bagdad ou reside le superieur
general, celui-ci envoie a peu pres, chaque annee,
des chefs subalternes visiter les Khouan eloi-
gnes, rechauffer leur zele contre 1'Europe, et
renouveler leur ferveur pour les pratiques de
1'ordre : ce qu'ils demandent surtout, ce qu'ils
exigent a tout prix de leurs affilies, ce qui pour
eux est absolument indispensable pour rester
dans 1'ordre, c'est de fournir la ziara et de reciter
le diker : la premiere remplit la caisse de 1'ordre ;
le second rompt les individus a 1'obeissance, en
les abrutissant, en sorte qu'ils deviennent des
batons entre les mains de leur Gheikh qui en
dispose a volonte comme 1'hypnotiseur de 1'hyp-
notise . Nous avons nomme les Qadrya : leurs
envoyes, a cause de 1'immense richesse de la
rnaison-mere de Bagdad, n'ont pas la mSme
rapacite que les envoyes des autres ordres : ils
se contentent du logement, de la nourriture que
doivent leur donner les Khouan qui ne sont
obliges de fournir rien autre chose, quoique les
convenances les y obligent. Ges envoyes debar-
quent dans une ville du littoral, parcourent rapi-
dement la contree que le chef leur a indiquee, et
voyagent dans le plus grand incognito, afin
d'eviter les pieges que pourraient leur tendre
leurs ennemis, et les faire echouer.
Enfin, pour correspondre plus facilement avec
les Moqaddem, il y a des Khouan fldeles et surs
qui ont uniquement la charge de porter les
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 69
correspondances, ou plutot de dire verbalement
presque toujours les volontes duchef de 1'ordre.
Celui-ci, en effet, est sur de 1'individu, et, afin
qu'il ne coure pas le danger de voir les lettres
tomber entre les mains des autorites francaises,
o *
toutes les affaires de quelque importance se
reglent de vive voix. C'est, de plus, ie vraimoyen
de n'eveiller 1'attention de personne, ni des Mu-
sulmans ni des Francais .
o
Ghaque fois qu'il le juge a propos, le superieur
general convoque. en assemblee ou hadra tous
les Moqaddem de 1'ordre. Ceux-ci sont tenus de
s'y rendre, a moins que,.pour des raisons graves,
le Cheikh ne leur permette de se faire remplacer
par un Khouan, choisi toujours parmi les plus
influents de 1'ordre. Dans ces grandes assem-
blees, qui ont lieu une ou deux fois par an, on
traite des grandes questions de 1'ordre ; le Gheikh
donne ses instructions, encaisse tous les produits
de la ziara, confere le diplOme de Moqaddem aux
nouveaux elus et les investit lui-meme, s'ils sont
presents ; enfin, donne a chaque Moqaddem des
instructions ecrites et donne sa Baraka a tous les
Khouan.
Descendons un degre de la hierarchie, et, sans
transition, parlous du Moqaddem. Gelui-ci est
nomme, a peu d'exception pres, par les Khouan
interesses, qui soumeltent au chef de 1'ordre la
rectification de leur vote : le chef est trop pru-
dent pour ne pas acceder a leurs desirs, ou leur
imposer un Moqaddem de son choix et malgre
eux. G'est, comme nous 1'avons dit, dans les
assemblees solennelles presidees par le Gheikh
que Felu recoit son investiture et son dip!6me.
Ge dip!6me, ecrit dans la plus belle calligraphic,
70 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
et d'une longueur pouvant depasser 1 metre 50-,
contient les instructions du Cheikh au Moqad-
dem, sur 1'ordre, la genealogie de 1'ordre ; enun
mot, c'est pour ainsi parler, un resume de toutes
les questions qu'on peut poser sur 1'ordre, avec.
la reponse toute faite ; c'est le rituel du Moqad-
dem. Voici un modele d'unde ces diplomes deli-
vres par les Rahmanya :
De la part du cheikh N... Khalifa, au cheikh
N...; que Dieu le protege dans 1'une et 1'autre
vie. Ainsi soit-il. . - "
A tous nos amis qui verront le present man-
dat, Musulmans, Khouan affectionnes, Disciples
sinceres, Moqaddem, Eulema, Kadi, Muphti du
pays ou etrangers ; que le Dieu Tres-Haut leur
soit misericordieux et les recoive en totality .
o
Le salut sur vous, accompagne de la miseri-
corde et de la benediction de Dieu Tres-Haut,
pendant toute la duree de la marche du monde.
Je YOUS informe que j'ai permis et accorde la
faveur a notre fils, non d'entrailles.mais de cceur,
le sieur N... ben N... de donner les Ouardat de
notre voie benie et bienfaisante, a celui qui les
lui demandera ou auquel il les proposera.
Sa langue pour vous est la n6tre : par conse-
quent, celui qui aura regu de lui 1'ordre, sera
comme s'il 1'avait recu de nous ; s'il plait a Dieu,
il (1'initie) la recevra avec gout et passion.
Pden n'est meilleur que la multiplicite des-
dites recitations de la priere pendant la nuit et
pendant le jour. Recommande-lui d'avoir la
crainte de Dieu le Superbe, etant seul aussi bien
qu'en public ; le Dieu Tres-Haut n'ignore pas les
choses secretes. -
Nous pouvons distinguer deux sortes de
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Moqaddem .(1), cite"s par Rinn (Marabouts et
Khouan, page" 472) : celui qui est sedentaire et
celui qui voyage pour le bien de 1'ordre ; a celui-ci
s'applique tout ce que nous disons plus haut des
envoyesdont ils ne different que par lespouvoirs
que leur donne leurs litres. Le Moqaddem seden-
taire est celui qui est a la tete d'une zaouia.
Rinn tradutt ce mot par celui de monastere
(page 14); nous prefererions le motde se"minaire.
Le monastere est une maison ou des homines deja
instruits de tout ce que doit connaitre un pretre
ou un moine vivent dans le silence et la retraite,
s'occupant uniquement de leur salut. Le semi-
naire, au contraire, est 1'endroit ou des jeunes
'gens viennent chercher Instruction et la for-
mation. Gomme 1'indique la racine du mot, on y
ensemence ce que plus tard on devra recueillir
Malgre" toutes les pretenlions des Khouan et
Moqaddem, ils n'arriveront jamais a la cheville
de nos moines, et jamais leur zaouia ne sera un
monastere, parce que, dans la zaouia, les Khouan
ne se livrent jamais aux pratiques qui donnent
lavertu : ce sera 'tout au plus une contrefagon
plus ou moins habile qui pourra tromper les
yeux de gens peu habibues a ces sortes de
(1) Nous disons deux sortes de Moqaddem. II arrive, en effet,
quo, dans les pays soumis a Mnlluence de la France, des chefs
d'ordre, afm de ne pas attirer 1'attention du gouvernement,nomment
pour Moqaddem un individu. favorable ineme a la .cause fran-
caise ; nous 1'appellerons un Moqaddem avec 1'anneau. C'est lui
que les chefs mettent en avaut afiu de prouver que tons dans leur
ordre sont loin d'etre ennemis de la France et d'avotr les pensees
liostiles qiron leur prete ordimiireinent. Le Moqaddem na'if, qui
sera houreux ds recueillir quelques melaux datis cette place, se
pretera de lion conir ;V lenrs dtisirs ; mais, derriere lui, il y aura le
vrai Moqaddem, celui qui vraiment prendra en mains les in terets
de 1'ordre et imposera la ligne de conduite a suivre par les
Khouan. Ge moyen ne manque pas dime certaine habilete, etque
de badands s'y laissent prendre !
72 LE DIABLE CHEZ LKS MUSULMANS '.
choses. Nous avons dit qu'il valait mieux tra-
duire par seminaire. Dans les zaouia les plus
importantes, il y a ordinairement une ecole plus
ou moms frequentee, ou des professeurs nommes
par le Moqaddem se livrent a 1'education de la
jeunesse qui leur est confi.ee, surtout dans le but
d'en faire plus tard des chefs de 1'ordre, instruits
et capabies de diriger les affaires. On y enseigne
les branches estimees surtout des Arabes .: la
theologie, la jurisprudence, la grammaire qui,
toutes, ne sont qu'une explication ou un com-
mentaire du Goran, le livre sacre, le livre par
excellence- qui renferme toute science, et dans
lequel il faut respecter non pas les points et les
virgules, il n'y en a pas dans 1'ecriture arabe,
mais toutes les fautes qui, a la longue,. s'y sont
glissees par la negligence des copistes. Les etu-
diants y arrivent de tous les points de I'lslam
suivant le plus ou moins de reputation de la
zaouia : ainsi plusieurs chefs d'ordres religieux,
nes en Algerie, se sont rendus en Egypte pour
suivre les lecons d'un taleb distingue* qui faisait
la reputation de sa zaouia.
Ne nous figurons pas ces etudiants comme
leurs camarades du quartier latin; des leur
enfance, ils commenoent a plier leur esprit
et leur volonte au joug de la volonte de leur
maitre, et prennent pour des oracles tout ce
qui tombe de la bouche de ce maitre venere.
Ils arrivent a la zaouia, portant tout leur Men
avec eux et mettant deja en pratique le conseil
du philosophe grec. La zaouia leur fournira le
logement, voire meme la nourriture, moyennant
quelques faibles redevances qui seront inscrites
sous le titre de ziara, Nous voudrioris dire quel-
LE'DIABLE-CHEZ LES : MUSULMANS 73
ques mots de 1'organisation de ces ecoles, mais
cela nous entrainerait loin de notre sujet.
Ce que nous venons de dire se rapporte evi-
demment aux grandes zaouias, a celles ou
reside le chef de 1'ordre ou un de ses Khalifa.
Ge qui cependant pourrait justifier la traduc-
tion de Rinn, c'est I'hospitalite que recoivent a
la zaouia tous les mendiants, tous les pelerins ; ce
qui rappelle involontairement a 1'esprit 1'hospi-
talite franche, cordiale et sincere que Ton recoil
chez les fi Is de saint Benoit ou de saint Bernard
Ainsi done, il y a des zaouias qui sont de vrais
villages et on t une grande importance, telle est
celle de Temacin, ou est la maison-mere de Tune
des branches des Tidjanya,etcelle de Djerboubou
setrouvela maison-mere des Snoussya. Les autres
peuvent avoir plus ou moins d'importance, et
mme quelquefois ne se composer que de deux
ou Irois masures.
A la tte de chacune de ces zaouias se trouve
un Moqaddem. Pour faire comprendre aux lec-
teurs ce que c'est qu'un Moqaddem, nous ne
pouvons guere mieux le comparer qu'a un pas-
teur protestant dans les contrees meridionales
de la France : il a autorite sur tous les, gens de
sa secte dans un district bien determine. La
principale fonction du Moqaddem est de pouvoir
conferer 1'ouerd, c'est-a- dire donner 1'initiation,
non seulement a tous ceux qui sont dans son
district, mais aussi a tous ceux qui sepresen-
tent a lui, n'importe d'ou ils viennent et ou ils
demeurent. On comprend pourquoi ils ont un
district bien delimite, et pourquoi ils peuvent
cependant initier n'importe quel individu qui
se Dresente. On leur a delimite le lieu de leur
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
74 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
influence a cause des aumSnes qu'ils doivent
recueiliir des Khouan et envoyer fidelement : au
chef del'ordre; cons ne medirons de personne
en disant que tous ces metaux ne vont pas a leur
destination. Heureux encore les pauvres Khouan,
quand tous les employes de la zaouia, depuis
le Moqaddem et 1'Oukil jusqu'au simple profes-
seur de grammairc, ne viennent pas reclamer
leur part dans la recolte.
Le Moqaddem, en effet, n'est pas seal dans
la zaouia ; il a pour Taider dans ses fonctions
son vicaire, appele Nejib. Nous avons deja dit
que lorsqu'il y a des femmes affiliees a 1'ordre,
celles-ci ont une Moqadema qui est le vicaire du
Moqaddem pour les personnes de son sexe.
L'Oukil ou econome est charge de gerer les
biens de la zaouia; ilremplita peu pres les
m^mes fonctions que le tresorier ou le pro-
cureur dans nos monasteres, ou 1'econome dans
nos seminaires.
Le Moqaddem reunit ses Khouan, aulant que
possiblej a des epoques fixes ; dans les villes, tous
les huit jours. Dans ces reunions, on prie, on
recite des versets du Goran, on ecoute 1'allo-
cution du Moqaddem, enfin, on accompli quel-
ques ceremonies spe"ciales a 1'ordre. Tout se fait
dans 1'ordre le plus parfait. Le Moqaddem, assis
au milieu du cercle ou sur une estrade, ne se leve
que pour reciter les prieres. Autour de lui se
groupe tout un personnel de Khouan, dont les
fonctions sont Men delimitees.
En premiere ligne figure le Gheikh-el-hadra,
que nous traduirons avec Rinn par maitre des
ceremonies : c'est lui qui doit veiller a la recita-
tion des prieres, a ce qu'on les recite dans 1'ordre
LE 'DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 75
voulii avec -les inflexions, les pauses determinees
d'avance, enfin a ce que tout le monde meie sa
voix a celle des chceurs ; il correspond presque
au maitre de chapelle. Apres lui, viennent les
Ghaouch, espece de gendarmes, charges de faire
la police (c'estle suissedenos eglises) ; les chan-
tres (1), car noc Khouan ont aussi leurs divertis-
sements comme les francs-macons d'Europe, et
lorsqu'ils ont bien diverti leurs freres de leur
voix monotone et nasillarde, qu'il faut avoir
entendue pour s'en faire une idee, des Khouan,
charges de cet office, apportent des rafraichis-
sements : quelquefois mme ces reunions se ter-
minent par un repas. Rien n'a done ete neglige
pour attirer le Musulman naif, qui va tomber
dans les lacets perfldes que lui ont tendus ses
coreligionnaires.
La ceremonie la plus curieuse et la plus inte-
ressahte pour nous, c'est 1'initiation du Khouan .
Nous serons f rappes de la ressemblance entre les
(1) Peut-etre serons-nous agreables a quelques leeteurs, ea leur
decrivant comment tout se passe dans ces hadra, et la maniere
dont ils se divertissent. Oa veri-a que si Satan trouve son compte
dans les divertissements des loges, il nj perd rien dans les diver-
tissements des zaouias. Void, en effel, comment les choses se passent
d'apres le rituel des Chadelya-Derqaoua. Ces assemblies ont lieu
le soir, les portes closes et les lumieres eteintes. Apres s'etre forme
en cercle aussi compact que possible, et, sans aucune solution, ils
commenceroht a psalmodier ces mots : 11 n'y a de Dieu que Dieu ;
d'abord lente, cette psalmoclie devra s'accentuer jusqu'a ce que les
freres arriveat a la plus grande volubilite possible, Quand leur
cerveau est arrive a un certain etat de surexcitation, ilsrecitenten
balangant le corps d'une maniere cadenoee : Allah ! puis hou (lui) I
puis Ah ! Pendant tout ce temps, le Nekib, tournant autour d'eux,
recite des vers capables d'augmenter encore leur surexcitation.
Enfin, a un signal du Moqaddem, qui est toujours reste au milieu,
les freres s'arre"tent, et on recite de nouvelles prieres.
Et il faut remarquer que le Khouan a deja recite peut-etre
10.000 fois une invocation comme celle-ci : 11 n'y a de Dieu que .
Dieu et Mahomet est son prophete, ou toute mitre priere equiva-
lant au moms a ce chiffre enorme! Ce cerveau doit otre bien
equilibre.
76 LE DIABLE; CHEZ LES MUSULMANS;
societes secretes d'Europe et celles d'Afrique :
nous verrons des deux cdte's la meme maniere
d'agir, 1'iastruction progressive du sujet, le rejet
dans 1'ombre de quiconque n'a pascompris le but
de la societe ou dont 1'intelligence est peu ouverte,
enfin ce langage mystique, a double sens, qui
seul est compris des vrais inities.
Avant d'aller plus loin, nous devons faire
remarqaer que 1'initiation, non seulement n'est
pas la meme pour tous les ordres, mais que, chez
beaucoup d'entre eux, cette ceremonie se reduit
a quelques mots de la part du Moqaddem. Ainsi,
dans 1'ordre des Taibya, tout se fait a la bonne
franquette. L'Arabe vient trouver le Moqaddem
pour solliciter son admission ; apres avoir essaye
de Ten dissuader, ce dernier convoque les
Khouan des environs ; on litle diker ; le neophyte
jure de ne pas abandonner la voie, de ne pas
trahir ses freres, et autres pratiques communes
a tous les ordres; on recite la fatiha, et le neo-
phyte donne ses metaux : le Moqaddem est
encore moins difficile que Pessina, etsurtout que
Lemmi : une oufla, petite piece d'une valeur de
30 centimes environ, suffit ; c'est bien assez pour
se damner.
Dans la plupart des ordres, 1'initiation est un
peu plus compliquee, et est entouree de ce"remo-
nies qui en rehaussent 1'eclat. Aussi le Mourid,
apres s'Stre prepare par le jeune et la retraite, a
dte iastruit de tout ce qu'il devait faire et a appris
par cneur ce qu'il devait repondre.
Nous avons dit que quelques ordres faisaient
faire a ceux qui voulaient entrer parmi eux, un
noviciat en general fort court. Les Rahmanya
ont, en effet, dans leur rituel, des ceremonies
LE- DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 77
spe"ciales pour cette occasion : ils separent sou-
vent 1'engagement par lequel le profane devient
.Mourid ou novice, de 1'initiation proprement
dite. Voici comment on procede a la premiere
ceremonie:
Le Cheikh et le demandeur doivent etre puri-
fies : il place sa main droite dans la main droite
du solliciteur, les deux paumes 1'une contre
1'autre, et tient le pouce du Mourid ; tous deux
lerment les yeux. Le Gheikh dit : Je fais appel
a Dieu contre Satan le perfide, au nom du Dieu
clement et misericordieux.
J'irnplore le secours de Dieu.
Je demande pardon a Dieu et a son
ap6tre.
mon Dieu, pardonnez-moi ce qui est
ecoule", et rendez-nous facile ce qui reste de la
vie.
Et le Mourid repete chaque jphrase aussitdt
apres que le Gheikh Fa prononcee. Gelui-ci, apres
que le Mourid a repute la derniere phrase, recite
deux ou trois passages du Goran, demande a
Dieu de nous conduire dans, la vraie voie et
d'ecarter tout ce qui pourrait nous empcher de
la suivre, et termine par cette parole : Je
prends Dieu a temoin de ce que nous disons.
(Goran, XII, 86.) Et la ceremonie se termine
par la recitation de la fatiha. Remarquons que
bien souvent 1'initiation du Mourid et du Khouan
se font dans la meme ceremonie.
. Gomme nous parlerons, dans un chapitre a
part, des Rahmanya, qui apres les Snoussya sont
pour nous en Algerie et en Tunisie Tordre le
plus redoutable, nous parlerons en son lieu de
1'admission du Khouan dans cet ordre. Si nous.
78 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
avons decrit ici la maniere dont le Mourid est
admis, c'est pour donner ua exemple de cette
initiation, aflii que la chame ne fut pas rompue.
II y a un ordre, le plus repandu des ordres mu-
sulmans, le plus riche, celui qui a la plus grande
veneration des .Musulmans :. c'est 1'ordre des
Qadrya. En raison de la tolerance respective des 1
doctrines professees par ses membres, cet ordre
est loin d'etre le plus a craindre pour nous. Aussi
nous n'en dirons que quelques mots, quand nous
parlerons des ordres religieux etrangers a 1'Al-
gerie ou y occupant une place de tres peu d'im-
portance. Gependant, c'est dans cet ordre des
Qadrya que nous trouvons pour 1'initiation du
Khouan les plus grandes ressemblances avec
la franc-macOnnerie. Le lecteur lui-mdme en
jugera.
Nous suivrons toujours Snoussi. II y a, nous
dit-il, des pratiques preliminaires dont on ne
peut se dispenser quand on veut recevoir la
faveur d'etre initie : ainsi renouveler ses ablu-
tions, etmeme se laver tout le corps, fairedeux
poses de priere, en renoncant absolument a ses
idees propres, disant sept fois la Fatiha (pre-
miere sourate du Goran) et la sourate d'EUkhelas;
cnfln, s'asseoir devant le Cheikh dans la posture
habituelle (1) qu'indique ie rituel pour la priere.
Alors le Cheikh dit, apres avoir pris dans les
siennes les mains de 1'aspirant :
(1) Voici, ;i litre de renseignement, la posture que prcnnent les
Qadrya dans la priere; d'apres Snonssi, presque tons les Ordres out
uneijosure particuliere : c'est un signe de reconnaissance parmi
les affllies au meme ordre ; plus loin, quand nous parlerons des
Snoussya, nous verrons 1'importance qu'attachent les Musulmans' a
la tenue du corps pendant la priere. Voici done la position des
Qadrya : Apres s'etre assis les jambes croisees a la maniere orien-
tale, il fant touclier rextremite du pied droit, puis une artere EI-Kias
qui contourne le ventre (je doute que nos disciples d'Hippocrate la
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 79
Ail nom de Dieu clement et mtsericordieux
(une fois) que Dieu le pardonne (sept fois). Je
crois en Dieu, a ses anges, a son Livre, a son Pro-
phete, au jugement dernier, a ses decrets, a ses
bienfaits, aux cala'mit^s dont il accable, a la
resurrection (une fois), et le Mourid repond : Je
suis Musulman, je suis conflrme dans mon culte
et dans ma foi, je me suis purifie de mes peches
par le repentir et je rejette 1'heresie et ce qui
pourrait m'y faire tomber, je confesse qu'il n'y
a qu'un Dieu unique sans associe, et que Maho-
met est son serviteur et son Prophete : c'est lui
qui me re?oit dans I'ordre; je me revets de la
coiffure qui en est le symbole, je jure entre les
mains de mon Gheikh d'etre fidele, d'observer
les lois de Dieu, de faire tout a cause de lui,
d'accepter lout ce qu'il voudra m'envoyer, m6me
de le remercier des malheurs dont il lui plaira
de m'accabler. .
Alors le Gheikh proclame qu'il est disciple
d'un tel dont il a recu 1'investiture : il peut reci-
ter tous les noms des Gheikhs de I'ordre, ordi-
nairement il se contente d'en citer quelques-uns,
lit quelques passages du Goran, en particulier,
la fatiha; puis recommande au neophyte d'ob-
server les regies do I'ordre. Prenant ensuite
des ciseaux, il coupe deux cheveux sur le front
du nouvel adepte ,: Mon Dieu, dit-il, coupe-
lui ainsi ses. pensees personnelles : rends-le fort
centre la desobelssance et ferme dans la religion
connaissent ?) : il faut placer sur le genou la main ouverte, les
doigts ccartes, en pronongant de la voix la plus grave possible, et
eu allongeant la derniere syllabe autant que le permet la respi-
ration du mot Allah (Dieu), qu'on prononce a peu pres aiiis i :
All a......h. Et il faut prolonger cette action jusqu'a i:e qu'on
soil parvenu A gouter les donx ravissements de 1'extase et a rece-
voir les'fevelations.
80 LE DIABLE CHEZ- LES MUSULMANS ;
de 1'Jslam . II dit, et lui posant sur la t6te une
couronne: Mon Dieu, pare-le de la couronne
de la vertu et du bonheur , ensuite il le fait boire
a uno coupe, fait deux poses de priere, recite,
une fois la fatiha et ooze Ms la sourate d'El-
Ikhelas. L'initie touche alors la main du Cheikh
et de ses freres.
Ge que nous venons de dire ne suffiraitpas
pour donner une idee de la doctrine des so-
cietes musulmanes ni de lour Ian gage. Nous em-
prunterons a M. Rinn le questionnaire que fait
le Cheikh et les reponses de 1'initie. Pour les
lecteurs qiii n'auraient pas entre les mains le
livre de Leo Taxil : Y a-t-il des femmes dans la.
franc-maconnerie, nous les renvoyons a la page
197 (l re annee) du docteur Bataille. Si les francs-
macons ont leur tablier, les Khouan ont la cein-
ture symbolique dont 1'ange Gabriel a rev&u
Adam apres sa chute ; la chute, le pardon, le re-
v^tement du manteau et de la ceinture a Adam,
Abraham, Mahomet, et a ses compagnons, tout
cela est raconte au long au neophyte dans cette ,
longue instruction ; on y insiste sur Tegalite de
tous les croyants : car Gabriel, en attachant les
compagnons du Prophete, placait un pauvre entre
deux riches. Demme qu'a 1'initiation au grade
d'Elue on fait manger une flgue conflte, rappe-
lant le Lotus pour f aire oublier a la rnalheureuse
sa patrie et tout ce qu'elle devait le plus aimer
ici-bas; de mgme le Khouan, quand il est initie,
mange des friandises que lui a preparees lo
Gheikh, apres lui avoir ceint les reins et 1'avoir lie
aun autre frere. Alors, dans une courte priere, il
demande a Dieu de lui servir de refuge contre
sacolere, dene pas permettre qu'il rejetteau
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 81
V
loin la ceinture ni qu'il oublie ses serments, car
cette ceinture est le gage de 1'amour de Dieu
pour lui, et de la fidelite du Khouan a son
service.
Alors commence I'interrogatoire, afin d'ins-
truire sur la justice et la bonne voie le compa-
gnon du tapis, pour parler le jargon de nos
Khouan.
D. Qui le premier a recu la ceinture ?
R. Gabriel.
D. Ou l'a-t-il recue ?
o
R. Au ciel.
D. Qui Ten a ceint ?
R. Les anges du ciel par 1'ordre de la
Verity (que sa gloire soit proclomee).
D. Qui le second a recu la ceinture ?
R. N. S.Mohammed.
D. Qui Ten a ceint ?
R. Gabriel, par 1'ordre du Maitre de 1'uni-
vers.
D. Qui le troisieme a recu la ceinture ?
R. Ali, flls d'Abou-Taleb.
D. Qui Ten a ceint ?
R. Mohammed.
D. Qui le quatrieme a recu la ceinture ?
R. Sliman-el-Fars.
D. Qui Ten a ceint ?
R. Ali.
D. A qui appartient la ceinture (au figure,
fermete) et a qui la main (au figure, puissance) ?
R. La ceinture est a Ali, fils d'Abou-Taleb,
et la main a Mohammed, car Dieu a.dit : Geux
qui se soumettront a lui seront comme s'ils se
soumettaient a Dieu, et ceux qui so revolteront
centre lui, se revolteront contre eux-memes, car
LE DIABLE! CHEZ LES MUSULMANS 3.
82 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
la main de Dieu est au-dessus d'eux. Gelui qui
aceomplira ce que Dieu lui a impose comme en-
gagement, je le re"compenserai d'une maniere
magniflque.
D. Gombien y a-t-il de ceintures ?
R. Deux : la ceinture superieure est a
Gabriel; elle est dans le ciel ; la ceinture infe"-
rieure est a Ali, fils d'Abou-Taleb, elle est sur la
terre, c'est la confrerie.
D. La ceiuture (confrerie), de combien
d'ele"ments est-elle composee ?
R. De trois elements : Le premier est
Gabriel. Le second, Mohammed, et le troisieme
Ali, fils d'Abou-Taleb.
D. Sur combien de bases repose la
ceinture?
. R. Sur deux bases, qui sont : Ei-Hacon et
Hogain, fils d'AlL
D. Qu'est-ce que la voie (trika).
R. (Test la science, les continences, la sa-
gesse,la patience et 1'excellence des successeurs.
D. Quelles sont les obligations de la voie ?
R. De rejeter les mauvaises paroles, de
prononcer sans cesse le nom de Dieu, de mepri-
ser les biens de la terre, de repousser les
amours humaines et de craindre le Dieu Tres-
Haut.
D. A quels signes se reconnaissent les gens
dela\oie?
R. Ges signes sont : la bienfaisance, la rete-
nue de la langue, la piete, la douceur et 1'eloi-
gnement des peches.
D. Quel est ton ouerd et que t'impose-t-il ?
R. La recherche du salut et de la nourri-
ture divine ; la douceur des p'aroles ; la confra-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 83
ternite el la sincerite du langage etdes oeuvres.
D. Qu'est-ce que le tapis de la voie ?
R. G'est le tapis a prieres du Cheikh sur
lequelon se prosterne et on est purifier c'est
sur lui que se passent les mysteres.
D. Le tapis de la voie, combien a-t-il
d'attributs?
R. Quatre.
D. Quels sont-ils ?
R. Loi diyine, verite supreme; voie droite,
connaissanee du Dieu Tres-Haut.
D. Le tapis, combien a-t-il de mots symbo-
liques et quels sont-ils?
R. Quatre ; le premier est Gabriel, le se-
cond Michel, le troisieme El Hacan, et le qua-
trieme El-Hocein. . _
D. Combien y a-t-il de lettres et quelles
sont-elles?
R. II y en a quatre : la premiere est ta (t),
la deuxieme est mim (m), la troisieme ha
(h aspire"), et la quatrieme naun (n).
D. Quelle est la signification de ces quatre
lettres?
R. La premiere ta, veut dire que le compa-
gnon du tapis doit tre la poussiere (trab, lerre)
des gens de la voie ; le mim, qu'il doit tre sem-
blable a 1'eau (mah,eau)courante etpure; le ha.
qu'il doit tre comme le zephyr (haoui air) souf-
flant dans le feuillage des arbres ; le compagnon
du tapis doit, en effet, e"tre un esprit repandant
sur les gens de la voie, la perfection et les favours
legales; le noun indique qu'il doit dtre comme
le feu (nar, feu) qui embrase la maison du
pervers.
D. Vers qui marchez-vous ?
84 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
R. Vers la place d'Ali.
1). Quelle est la forme de cette place? qu'y
a-t-il au-dessus d'elle, que contient-elle?
R. La place d'Ali est tracee par les vieii-
lards, compagnons de la fetoua ; sur elle est le
tapis et au-dessus d'elle est la Verite, le Tout-
Puissant, le Genereux qui domine ses esclaves
D. Combien faut-il de pas pour latraverser ?
R. Quatre pas : un pour chacun des Saluts
que connait 1'interprete de langue, qui en expli-
que les secrets et les mysteres.
D. Combien doit-on passer de ponts pour
arriver a la place d'Ali et s'asseoir sur le tap* ?
R. Trois ponts. .
D. Qu'y a-t-il a votre droite, a votre gauche,
derriere vous, devant vous, suryotret^te et sous
vos pieds ?
R. A ma droite est Gabriel : a ma gauche,
Michel ; derriere moi, Azrait : devant moi,
Assafil ; au-dessus de moi, le Souverain
Glorieux; et sous mes pieds la Mort, qui est plus
proche de nous que la veine jugulaire ne Test de
la gorge, confer mement a cette parole divine :
Toute ame doit gouter de la mort ; vous recevrez
votre salaire le jour de la resurrection.
D. Qu'y a-t-il dans votre tele, dans votre
oreille, dans votre oail, dans votre poitrine et
dans vos pieds ?
.R. Dans ma tete : la noblesse des pensees,
1'intelligence et la connaissance ; dans mon
oreiile : les paroles de celui qui m'a dirige vers
1'obeissance de Dieu ; dans mon ceil : la vue de
la face du Seigneur Genereux (Dieu) ; dans ma
bouche : laloi divine, la verite, la regie, la con-
naissance et les paroles de bien ; dans ma poi-
. LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 85
trine (coeur) : la patience pour supporter les ca-
lamites et les mauvaises paroles; et dans mes
pieds : un moyen pour me rendre aupres des
maitres de la connaissance sur le tapis :de la
voie droite en presence des gens de la verite.
D. Qu'y a-t-il dans volre coeur ?
R. L'impurete et 1'ignorance que je dois
racheter par rhumiiite ot la soumission devant
mon Maitre.
D. Quels sont vos ternoins ?
R. Ma main droite et ma main gauche:
elles porteront temoignage le jour de la compa-
rution , supreme par-devant le Maitre de TUni-
vers, et les deux Anges ecrivant par son ordre.
D. En jse rendant vers la place d'Ali, d'ou
vient-on, et par ou s'en va-t-on ?
R. On vient de la maison perissable, et on
se rend vers la maison de Feternite. Accorde-
moi la richesse, 6 Riche, et 1'eternite, 6 Eternel !
D. Quelle est la maison perissable ? quelle
est la maison e"ternelle ?
R. La terre est perissable avec tout ce
qu'elle contient, car c'est la maison de 1'illusion,
conformement a cette parole divine : La vie de
.la terre n'offre que des jouissances Irompeu-
ses. Quant a la maisou eternelle, c'est la mai-
son de Tautre vie et ne 1'habitera pour 1'^ternite
que celui qui aura fait les bonnes ceuvres, multi-
plie les bienfaits, rejete Timpurete et 1'immora-
lite, meprise les amours terrestres, et detourne
ses regards des choses illicites. G'est la reunion
des serviteurs au plus haut des cieux ; c'est en
celieuqu'iis obtiendront Tintercession efflcace
de Mohammed, TEnvoye de Dieu, le Maitre des
miracles.
86 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
D. Lorsque vous entrez sur la place et que
vous vous avancez au milieu des vieillards, com-
pagnons de la voie, comment vous accueille le
Gheikh?
R. II m'accueille avec une invocation sin-
cere, et m'euveloppe de.son regard bienfaisant
D. Quels sont vos initiateurs pour entrer
dans la voie de purete ?
R. Ge sont les vieiliards sages qui sont
mes interme'diaires aupres d'Ali. G'est en leur
presence et dans leur genereuse society qu'on
estrecu.
o
D. Ou est-on TCQU?
R. Sur le tapis de laverite, sous les pieds
du trone de Dieu, sur la place d'Ali, et en pre-
sence des compagnons de la fetoua.
D. Gombien avez-vous de freres dans la
voiedroite?
R. Deux qui sont ma ceinture et mon pacte,
que je tiens dans ma main, et qui m'accom-
pagnent dans la vie et dans la mort.
D. Par quelle porte entre-t-on, et par quelle
porte sort-on ?
R. On entre par la porte de 1'amour, et on
sort par celle de la misericorde et de 1'accueil
des compagnons de la fetoua.
D. Ou est cuite notre bouchee, qui 1'a
humectee et qui Tap porte ?
R. Elle est cuite au foyer du Mise'ricor-
dieux (Dieu) et est apportee par les anges du
paradis de delices.
D. Ou la depose-t-on ?
R. Surle tapis de la puissance, entre les
mains des compagnons de la decision.
'i
.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 87
D. En arrivant dans la reunion des gens de
la vote droite, sur quoi s'assied-on ?
R. Sur Je tapis d'ismaiil (que le salut soit
sur lui).
D. Comment s'assied-on sur le tapis de la
voie ?
R. Par la permission que le Cheikh en
donne, st avec le coeur rempli d'humilite et de
modestie en presence des intermediaires.
D. Qu'est-ce que la fouta? quelle est son
origine ? et quelle largeur a-t-elle ?
R. La premiere fouta a ete formee des
feuilles de flguier dont se sont converts Adam
et Eve. La iargeur de votre fouta est celle- de
votre bras droit, et sa longueur celle de votre
bras gauche. Son origine revient a Omar Ibn-
Omeia-el-Medowi, car c'est lui qui en fit. present
al'imam Ali.
D. Comment entre-t-on dans la voie, et
comment en sort-on ?
R. On y entre avec i'ame humble de 1'im-
pe"trant, et on en sort avec le coeur joyeux de
celui qui a obtenu.
D. Lorsqu'on vous bouclela ceinture, qu'y
a-t-ii dans votre main droite ?
R. Nous tenons dans notre main droite le
livre de notre destin, seion cette parole divine :
mon Dieu, donne-moi mon livre (destin) dans
ma main droite et non dans ma main gauche.
D. Qu'y a-t-ii entre votre main droite et
votre main gauche ?
R. II y a entre les deux, 1'alliance dn Dieu
Tres-Haut.
D. Qu'y a-t-il entre vous et votre initiateur ?
R. II y a entre nons le pardon du Dieu
88 'LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
magnifique, Seigneur de Moise et d'Abraham;
seloQ cette parole divine : vous qui croyez,
offrez ea entier votre repeatir a Dieu, el deman-
dez-lui le pardon de vos fautes. Et cette autre
parole : Gelui qui accomplira 1'engagoment
contracte envers Dieu, je le recompenserai
magnifiquement.
D. Par quoiest-on affranchi?
R. Par la purete du co3ur de 1'initiateur et
la sincerite du neophyte.
D. Qai possede la chose longue, et qui la
chose courte ? .
R. L'homme juste a la langue longue, et le
pecheur, dans son avilissement, a la langue
courte.
D. Quelle est la clef du eiel ?
R. La profession de foi : Il.n'y a de divi-
nite qu' Allah ! Mohammed est le prophete de
Dieu (que Dieu repande sur lui ses graces et lui
accorde le salut).
D. Quelles choses sont venues du ciel, et
dont 1'une est superieare a 1'autre ?
R. Le ble et la viande. La viande est supe*-
rieure au bl^, car le ble a ete apporte du paradis
par Adam, tandis que le belier a ete envoye du
ciel pour servir de rancon a Ismail que son pere
allait immoler.
D. Quelle est la maison sans porte, la mos-
qu^e sans mihrab (1) et le predicateur sans livre.
R. La maison sans porte, c'est la terre qui
n'est qu'un sejour d'illusions trompeuses; la
mosquee sans mihrab c'est la Kaba, que Dieu
Tres-Haut la protege, et le predicateur sans livre
(1) Niche pratiquee du cote de 1'Orient, ou se met le predicateur.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 89
c'est Mohammed, car ii prechait sans livre et on
ecrivait au contraire ses paroles sur le livre
D. Le diademe de I'lslam est-il sur ma
teleousur la vdtre?
R. II est sur ma t3te, sur la v6tre et sur
celle de tous les serviteurs, car Dieu 1'Unique, le
Puissant, est celui qui dit a une chose : Sois ,
et elle est.
D. En quoi esperez-vous ?
R. En la misecorde de Dieu, afln qu'il me
fasse admettre ainsi que vous au paradis.
D. Par quoi s'obtiennent la loi, la justice,
la regie et la connaissance ?
R. La loi s'obtient par le travail et 1'etude ;
la justice par la volonte du Dieu Tres-Haut, celui
qui n'a pas de peril, le dispensateur de tout bien,
le cre"ateur de toute chose, le viviflcateur et
rexterminateur de ce quiexiste; on arrive a la
regie en suivant la voie de la \erite et de la
sincerite ; enfin, la connaissance consiste dans
la science des paroles de Dieu, de son livre, et
dans les efforts pour rester dans 1'obeissance de
Dieu.
D. Quelle est la clef de la loi et quelle est
saserrure!
R. Sa clef est cette parole : Au nom de
Dieu clement et misericordieux , et sa serrure
cette autre parole: Louange a Dieu, maitre
de 1'Univers !
D. En quoi consiste Fobservance ?
R. Elle consiste a se nourrir de ce qui est
permis, a rejeter ce qui est illicite, a obeir aux
deux fils Hacan et Hocein, et a se rapprocher de
Dieu,
90 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
D. Silaviande S3 gate, par quoi la rec-
tifie-t-on ?
R. Par le sel.
D. Et si le sel se gate, comment le rectifle-
t-on?
R. Par Tassemblee sur la place d'Ali.
D. Quelle est la signification de ces
paroles ?
R. La yiande represente les gens de notre
sainte societe ; le sel est le Cheikh. Si les mem-
bres de la confrerie de la voie se gatent, le
Gheikh les gnerit, et si le Gheikh se gate, on le
remplace dans I'asseaiblee. .
D. Quels sont les mysteres qui enveloppent
le tapis ? .
R. II est entoure par quatre fatiha, on le
deroule avec une fatiha, on le roule avec une
fatiha, et on 1'emporte avec une fatiha.
D. Que fait le Gheikh en s'approchant du
tapis ?
R. II commence par invoquer le saint et
inrtiquer les prescriptions de la voie. Puis il
avance son pied droit et soulev 7 e le pied gauche ;
il recito alors une fatiha, et fait sur le pied
gauche comme il a, fait sur le pied droit. II
s'avance ainsi peu a peu en recitant la fatiha et
termine par la benediction et 1'appel des favours
divines et du salut de N. S. Mohammed le
Maitre des Envoy es.
D. Comment le Gheikh se retire-t-il du
tapis ?
R. En prononcant, trois fatiha : la tekbira
pour le Dieu Tres-Haut, 1'appe' de la benedic-
tion du salut de N. S. Mohammed, Mallre des
envoyes, sur sa famiDe et sur ses compagnons,
LE DIABLE CHEZ tES- MUSULMANS 91
et 1'invocation du salut pour tous. Enfin, il im-
plore Dieu de nous pardonner, ainsi qu'a vous et
a tous les Musulmans et les Musulmanes, les
croyants et les croyantes. Amen ! amen! par
les merites de Mohammed, le seigneur des en-
voyeVCl). (RiNN, pages 190-196.)
Nous n'avons pas recule devant la longueur de
cette citation. Mieux que tout ce que nous pou-
vions dire, elle montre la ressemblance qu'il y
aentre les societes secretes, et que, au fond, c'est
toujours 1'ange des tenebres deguise en ange
de lumiere qui guide les mechants au combat et
leur promet une facile victoire, sur qu'il est de
sa defaite ; mais n'est-ce pas pour lui une grande
victoire que d'enchainer dans les abimes du feu
une seule ame. Quelle habilete pour perdre les
homines ! comme il a su varier les moyens et
favoriser dans chaque peuple la passion a la-
-quelle il tient le plus. La Franc-Maconnerie, les
societes secretes de la Chine n'ont paS le mme
(1) Beaucoup dindividus qui veulent avoir tous les avantages
spirituels des Khouan ne prennent pas taut de peines pour se
faire admettre dans 1'ordre. Nos lecteurs savent que beaucoup
d'ordres religieux font participer a leurs satisfactions des personnes
qui n'ont pas prononce les voeux. de 1'ordre, mais cependant s'y rat-
tachent par qaelques liens : ainsi les bienfaiteurs d'un ordrereligienx-
partioipent non pas au meritedec'haque religieux qui est inalienable
mais aux diverses oauvres, prieres, mortifications. Ainsi, les gens
du monde revetus du seapulaire du Mont-Carmel ont une grande
part des prieres qui sont laites par les Cannes. Cette communion
de bonnes ceuvres se retrouye chez les Musulmans. On pent tres
facileraent etre affllie a un ordre, et participer a toutes ses bonnes
oeuvres. Ainsi, pour avoir sa part des merites des Chadelya, et titre
Chadely, meme en ne suivant qu'un seal de ses principes, et ne
s'associant qu'une infime partie de ses idees, il suffil d'aimer les
affllies.
Abd-er-Rahman est encore plus large ; il rend vraiment le salut
trop facile. Non seulement .on est sauve quand on est afQlie a
1'ordre, mais encore quand on aime son ordre on Ini-meme ; on est
sauve si on 1'a visite peudant sa vie. si apres sa mort on s'arrete
anpres de sa tombe; enlin qui I'eut jamais pense, si on a entendu
reciter son diker. Quelle prolusion d'indiilgences !!
92 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
but prochain que les societes musul manes, mais
toutes ont la mme fin eloignee, fin vraiment
satanique et qui montre. que vraiment 1'ange de
lumiere est la pour diriger. N'est-ce pas sata-
nique que d'empecher les progres. du catholi-
cisme et de la civilisation ; et 1'homme, en cette
occasion, ne combat-il pas ses propres interets ?
Laissons la ces reflexions qui nous ont echappe
et revenons a notre compagnon du tapis. Apres
ce long catechisme, le Cheikh delivre au nouvel
initie son diplSme. Nous avons deja donne un
modele de diplome de Moqaddem ; il est inutile de
faire remarquer que ce modele n'est pas le meme
mot pour mot pour chaque ordre ; cependant,
quant au fond, il differe peu, et on le comprend :
Fame de tout ordre est le souflsme, avons-nous
dit, comme 1'ame de la franc -magonnerie c'est
le materialisme, 1'atheisme; le de"mon arrive au
meme but dans les deux cas. Dans le premier,
il arrive a abrutir 1'homme par le plaisir des sens
du corps ; dans le second, a 1'abrutir par Tabus
des plaisirs de nos sens internes ; quel est le
pire des maux? a mon avis, c'est le second.
Chez les Qadrya, il y a, pour ainsi dire, deux
pieces justificatives de Tadmission dans 1'ordre.
Nous pourrions appeler la premiere un certifl-
cat ; la seconde un vrai diplOme. Le lecteur,
d'ailleurs, en jugera. Voici un exemplaire de la
premiere piece : Au nom de Dieu clement et
misdricordieux. A nos freres musulmans qui
prendront connaissance du present. Puisse Dieu
vous diriger en science et en sagesse.
Le desservant de la mosquee de Sliman el
Qadri certifle que le porteur de cet ecrlt, N
derwich profes, s'est presents a Bagdad et a vi-
LE DI ABLE CHEZ LES MUSULMANS 93
site" 1'etablissement de son aieul (ici toute. une
lilanie de titres sur cet illustre a'ieui), le Cheikh
Abd-el-Kader-el-Djilani. Quiconque lira cet ecrit
devra tre persua de que le susnomme est vrai-
ment entre dans Tordre.
Nous n'avons pas voulu citer le texte m&ne
car, a nos yeux, cet crit n'est pas un dipldme ;
on pourrait le comparer aux lettres testimo-
niales que donne un eveque a un pretre qui sort
de son diocese. Ges lettres testimoniales ne con-
ferent pas le pouvoir, elles constatent seulement
qu'on Ta ; elles different encore des lettres d'or-
dination qui sont comme le proces-verbal ou est
enregistree 1'ordination de Telu du Seigneur.
Pour employer a un usage profane un mot con-
sacre par 1'usage, nous dirons done que I'esrit
dont nous venons de donner les principales
idees est une lettre testimoniale attestant que
vraiment le porteur a ete regu dans 1'ordre ; mais
ce n'est pas la le dipl6me. Nous avons deja dit
quelques mots des diplomes delivres par les con-
gregations musulmanes, a propos des Moqad-
dem ; nous avons vu leur utilite tant pour les
inities et les saints, car ii contient 1'ouerd et les
principales recommandations et pratiques de
1'ordre, que pour les profanes ; car, en outre des
recommandations (ouassia) et des pratiques, il
contient la chaine de 1'ordre, le tout ecrit dans
une magniflque ecriture et entoure des plus
belles enluminures capables de faire naitre Ten-
vie au coeur'des vieux moines qui, au moyen-.
age, passaient leurs moments de loisirs et
d'etude a orner et agrementer leurs manuscrits.
Gomme nous 1'avons dit aussi, leur longueur
varie de un a deux metres, sur une largeur de
94 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
20 a 30 centimetres. Nous empruntons a Rinn,
page 197, un modele de dipldme de Khouan
dans I'ordre des Qadrya :
S'est presente a moi, a Bagdad, Thorn me
de bien qui se dirige vers Dieu, en s? detour-
nant de tout ce qui n'est pas lui, qui desire par-
venir en 1'autre vie, le derviche N , il a vi-
site la seigneurie de nos ai'eux, 1'etoile des
mondes, la perle la plus precieuse qui met au
mgme niveau les grands et les petits, astre de
la religion, flambeau etincelant, maitre des
signes et des pensees, le cheikd Abd-el-Kader-
el-Djilani.
Apres cette visite, le susnomme est venu a
nous et nous a demande de 1'instruire de 1'unite
de Dieu. Je lui ai donne cette science, de m@me
que je Favais regue de mon maitre, lequel 1'avait
re?ue (Ici toute la gen6alogie) ,
Apres done que nous eumes appris au
neophyte la parole de 1'unite de Dieu, nous lui
avons ordonne de la reciter 165 fois (1) a la suite
de chaque priere obligatoire et toutes les fois que
la chose lui sera possible. Et celui qui rompra le
pacte, le rompra a son detriment. Celui, au
contraire, qui conser vera 1'alliance faite avec Dieu
recevra une recompense magniflque.
(1) Deslecteurs peu habitues aux continues des ordres musulmans
seront etonnes de voir itnposer par le Glieikh 1'obligation de reciter
une priere un nombre de Ibis si considerable, et ils se demanderont
comment un homme peut encore remplir ses devoirs et gagner son
pain a la sueur de son front. Qu'ils gardent un peu de leur etonne-
ment et de leur indignation pour plus tard. L'initie a 1'ordre des
Qadrya est encore heureux relativement ; Tinitie a 1'ordre des
Rahmanya doit reciter 70.000 (soixante-dix mille fois) pour son
rachat, sans aucune distraction ni preoccupation terrestre, la
phrase : 11 n'y a pas d'autre divinite qu'AHah. Que nos lecteurs
jugent de refTct produit par ce debit snr'le cerveau. Ne vaudrait-il
pas raieux fumer une foisl'opium que d : avoir une telle obligation a
remplir. Qu'est-ce qui serait plus fnneste a 1'homme .? Plus tard, nos
lecteurs pourront y reponcU-e.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 95
Voila done notre Musulman quia fait unpas
de plus dans le inal, et aux chaines que lui avait
imposees Mahomet, a voulu de lui-mme en
joindre de plus lourdes dont il ne pourra certes
pas se de"barrasser a son gre. Sans doute, le
Gheikh rie pourra pas toujo'irs ouvertement, au-
jourd'hui comme autref ois, lui imposer sa volonte
et venir lui ravir une parti e de ses biens qu'ii
doit donner chaque annee en offrande : le gou-
vernement francais pourra le proteger contre
ses superieurs, et ii sera meme heureux de
trouver une circonstance pour abaisser 1'orgueil
del'ordre. Mais ceci n'a lieu que lorsqu'il veut
quitter 1'ordre, et alors, si, en Europe, les chefs
ne reculent pas devant la mort d'un frere qui les
a abandonnes, pourquoi, en Afrique, on la vie
d'un homme n'est pas plus estimee que la vie
d'un mouton, pourquoi n'agirait-on pas de
mme ? Qui nous dira jamais le fin mot de ces
meurtres de gens constitues par Tautorite fran-
gaise dont on ne peut retrouver les meurtriers ?
Arrgtons-nous : dans un chapitre special, nous
parlerons des moyens qu'ils emploient pour arri-
ver a leur second but : enrayer les progres de la
civilisation.
Voyons un peu les nouvelles chaines que le
Khouan s'est imposees : j'en distingue de trois
sortes : chaines envers Fouerd, chaines envers
ses superieurs, chames envers ses confreres.
Qiie signifle le mot ouerd? Qu'est-ce que Touerd?
Le mot arabe (ouerd) vientde la racineouarada,
qui signifie venir a rabreuvoir, s'approcher de :
ce mot ouerd signifiera done 1'action d'arriver a
quelquelieu (surtout a 1'abreuvoir), 1'action de
s'approcher d'un lieu ; mais il y a aussi un autre
96 LE DIABLE.CHEZ LES MUSULTVIANS
seas da mot ouerd, il signifie fleur, en particulier
la rose; pourrait-oii y voir un rapprochement
entre la rose mystique qu'ori voit figurer sur les
diplSmes d'e maitresse Templiere et le grade de
Rose-Groix. M. Rinn pense que le rapproche-
ment ne peut tre fait.
Sans voutoir trancher la question, il nous
semble qu'on pourrait tout concilier. II est cer-
tain que dans le cas present le sens obvie du
mot ne semble pas 4ti*e rose, mais plutot semble
signifier 1'action d'arriver :.le Khouan arrive a
cette source ou il pourra se desalterer. On con-
nait aussi le penchant qu'ont les Arabes pour
donner un sens mystique aux mots ; ici ce nous
semble etre le cas. Cela devait sourire, en efltet,
a la sagacite d'esprit d'un chef musulman, d'en-
tendre appeler la regie qu'il venait d'ecrire,et la
voie qu'il venait de tracer et d'indiquer une rose
qui saurait repandre une agreable odeur, ,et
surpasser autant en perfection tous les autres
ordres, que la rose surpasse les fleurs en beaute.
Et pourquoi la rose aurait-elle ete prise pour
embleme plutot que toute autre fleur? Ah! re-
pondent les Khouan verses dans toutes les tra-
ditions musulmanes, c'est que Ja rose a ete for-
mee de lasueur qui decoulaitun jour du Prophete I
Touchante et pieuse allegoric, la sueur du Pro-
phete n'etait-elle pas une rosee qui amenait la
fraicheur partout ou elle tombait : que d'oasis
lui doivent leur fecondite ! Voila ce qu'a invente
1'imagination orientale.
Que le mot ouerd signifie arrivee, ou rose, peu
importeala chose, qu'est-ce que Touerd? L'ouerd
est Fensemblo des regies pratiques, ceremonies
qui se font dans 1'ordre et le gouvernent
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS : 97
L'ouerd resume la doctrine qui y est enseignee,
la loi qui y est observee. Entre 1'ouerd et la trika
(voie), ii y a peu de difference sensible, et on
dit indifferemment : trika es-Snoussi et ouerd
es-snoussi.
Ne comparons pas 1'ouerd des congregations
musulmanes avec les regies de nos ordres reli-
gieux. Bon gre,malgre, il faudra que la religion
se soumette a sa regie, et, pour employer un mot
consacre" par 1'usage, tout individu, bien que
gardant son individualite propre, son caractere,
ses qualites physiques et intellectuelles, devra
<lre moule sur ses regies, il faudra qu'il prenne
I'esprit de son ordre, qu'il en pratique les vertus
speciales, qu'il prenne a coeur les oeuvres parti-
culieres. Btsi, par hasard, les superieurs s'aper-
coivent qu'un individu ne pourra pas etre moule
convenablement, que pour lui il faudra faire
quelques dispenses, diminuer la force de telle
regie, abolir celle-la tout a fait, mitiger celle-ci,
oh! alors,plutot que de garder un tei individu, le
superieur reconnaitra qu'il n'est pas appele de
Dieu, et le priera de se retirer et de se diriger
ailleurs. Cette inflexibilite montre le caractere
de nos ordres, ils sont f aits pour mener les indi-
vidus a la perfection, pour trancher, couper,
arracher tout ce qu'il y a de mauvais dans
1'homme, afin d'y faire naitre a la place 1'homme
nouveau. Satan n'agit pas de mme, et d'aiileurs
ne peut-on pas se damner partout ; done, pourvu
que le Khouan promette de ne jamais trahir les
secrets de 1'ordre, d'obeir aveuglement a son
Gheikh auquei il devra payer fidelement un petit
impot, decore du beau nom de ziara, present plus
ou moins force, et de reciter le diker, pourvu,
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 3..
98 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
dis-je, qu'il promette ces trois choses, c'est tin
Khouan qu'on doit garder : peii importe qu'il
n'observe pas toujours les autres regies bien
fidelement, peu importe qu'il vive plus ou moins
en conformite avec la loi naturelle, et qu'il ait
commis trois ou quatre homicides et un nombre
incalculable d'adulteres depuis son admission :
non, ilne faudra pas le chasser, surtout s'il est
intelligent, il sera en effet d'un grand secours,
precisement parce que, en commettant ces cri-
mes, il a montre" que sa conscience n'etait pas
delicate. L'ouerd, c'est done une balle e"lastique,
donnant libre passage a tous, laissant entrer le
vaurien et I'homme vivanL suivant la loi natu-
relle, sachant varier ses modes d'action divers
pour le savant et 1'ignorant, le bigot et 1'impie
qui ne connait le nom de Dieu que par les jurons
au bout desquels il 1'a place. Le mystique y trou-
vera de belles speculations, le savant pourra s'y
livrer a ses investigations, et, marchant sur les
traces de ses predecesseurs, professer une doc-
trine plus ou moins orthodoxe, a 1'abri de cer-
tains mots que les chefs de 1'ordre auront em-
ployes avant lui a double sens. Ges ordres reli-
gieux ont produit, dans mon esprit, le mme effet
que les sectes protestantes. Ghacun y trouve son
avantage, chacun peut satisfaire ses passions,
croire ce qu'il veut, faire ce qu'il veut, et c'est le
demon qui a le dernier mot de tout.
Apres ces apercus generaux, entrons un peu
dans les details, et voyons tout d'abord les
obligations que Touerd impose au Khouan en-
vers son Gheikh. Nous dirons tout dans un mot:
le Khouan doit etre entre les mains de son
Gheikh ou de son Moqaddem comme un cadavre;
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 99
ecoutez la tradaction de la formule arabe :
Sois entre les mains de ton Cheikh comme le
cadavre entre les mains de celui qui le lave. Le
Moqaddem tient pour le Khouan ia place de Dieu
me"me, ii doit done lui obeir comme il obeit a
Dieu meme ; Jesus-Christ nous a dit a peu pres
la mme chose : Gelui qui vous ecoute m'ecoute,
disait-il a ses apfitres ; qui vous meprise, me
meprise . Quelle difference entre I'obeissance
chretienne et celie du Musulman ; celle du chre-
tien, c'est celle d'un homme, celle du Musulman,
c'est celle d'une brute. Un religieux se rend
loujours compte de son action, il examine et sail
les motifs de son obeissance. II sait qull n'est
pas oblige" d'agir quand son superieur lui com-
mande des choses en dehors des regies, ou con-
traires a une loi superieure. Rien de tel dans le
Musulman, et c'est ce qui nous revolte, car on
ne peut aller plus loin dans le mepris de son
semblable. Get homme que Dieu a fait a son
image, que Jesus-Christ a rachete de son sang,
cet homme ne devient qu'une brute enlre les
' mains de son Gheikh ; nous n'avancons rien de
trop. Qu'on Use les paroles des auteurs musul-
mans : Jamais pareil esclavage n'a regne dans
nos ordres religieux ; jamais personne n'a oblige
aucun religieux a penser comme lui, et ne lui a
de"fendu tout raisonnement bon ou mauvais. Or,
ecoutez Djenidi, c(Uui des auteurs musulmans
.qui, pendant sa vie, joiiit de la plus grande renom-
mee, a tel point, qu'un de ses maitres disait de
Djenidi jeune homme : Si la raison devait
s'incarner, elle entrerait dans le corps de
Djenidi. Eh bien, voici ce que ce grand genie a
ecrit : Le Khouan doit tenir son co3ur en-
100 LE'DIABLE CHEZ' LES MUSULMANS
chame a son (Sheikh... ecarter de I' esprit tout
raisonnement bon ou mauvais, sans I'analy-
ser, ni rechercher sa portee, dans la crainte
que le libre cours donne aux meditations ne
conduise a 1'erreur. Quel est le saint, fonda-
teur d'un ordre religieux, qui a jamais impose
une telle regie a ses disciples. Nous ne sommes
pas bien verse" dans la mystique, mais il nous
semble que tout ce qu'un homme peut exiger de
son semblable, c'est qu'il dise et pense que,
dans le cas present, la chose commandee par le
superieur est ce qu'il y a de plus sense et de
plus raisonnable, et que, bien que lui, subor-
donne, theoriquement pense autrement que son
superieur, pratiquement, il fera selpn sa volonte.
Aussi 1'obeissance chretienne, loin d'etre une
entrave pour 1'esprit, lui est du plus grand se-
cours : 1'obeissance nous dirige jusque dans les
plus hautes questions metaphysiques. Tandis
que 1'Eglise, tout en exigeaut de nous la plus
grande obeissance par rapport a ses dogmes,
nous laisse la liberte de raisonner, de discuter
ce qu'elle a de plus grand et de plus saint, la
secte infame, que dirige Lucifer, afin de pouvoir
dominer plus facilement 1'homme, atrophie son
coeur et son intelligence ; son coeur par les pas-
sions, son intelligence par les entraves appor-
tees sans cesse a son developpement. Qu'y a-t-il
de plus satanique ? Est-ce la, nous le demandons,
une invention humaine ?
Le malheureux qui s'est engage dans 1'antre
de Satan, non seulement verra atropm'er et
an^antir meme ce qu'il y a de plus noble dans,
son tre, mais ce qu'il y a en lui de plus intime,
de plus sacre, ce qui fait que 1'homme de bien
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 101
devient le desespoir du tyran, la conscience.
Eh. bien, cela mme est aneanti sous 1'action dis-
solvante des societes secretes musulmanes. Le
Khouan ne doit pas oublier qu'il estl'esclave du
Gheikh et qu'il ne doit rien faire sans son ordre.
Et que pourrait-il en effet lui rester, une fois que,
par la perte de son intelligence, il s'est mis au
rang des brutes. Ainsi les paroles que nous
avons citees plus haut : sois entre les mains de
ton Gheikh comme le cadavre entre les mains
de celui qui le lave , non seulement s'appliquent
au corps, mais surtout a la conscience. Comme
le baton que j'ai entre les mains, ou le fusil que
je porte sur 1'epaule, le Khouan devra f rapper
ou tuer au gre de son Gheikh et n'aura pas plus
de responsabilite dans cet acte, que mon baton
ou mon fusil. 11 agira parce qu'on ie lui a dit : la
raison qui a fait agir le Gheikh sera la raison
qui le poussera a agir. Nous ne voulons pas
examiner le degre de culpabilite de cet homme ;
nous voulons montrer seulement Toeuvre de
Satan. Peut-on avoir plus de mepris pour les.
hommes, et nos revolutionnaires, qui ont e"te si
ardents a faire des lois pour aflranchir les reli-
gieux et les religieuses de la tyrannie de lears
voeux et leur rendre la liberte, ne devraient-ils
pas aussi en faire pour emanciper de la vraie
tyrannic ces malheureux qui sont courbes sous
le poids des plus lourdes chaines.
Et afin d'etre tou jours bien dispose a lui obeir,
le Khouan doit avoir 1'image du Gheikh sans
cesse pre"sente a sa pensee ; ainsi 1'image de
Dieu, la pensee de Dieu qui doit toujours occuper
notre esprit et etre le mobile et la fin de nos
actions, cette pensee est chassee pour etre rem-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 3...
102 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
place"e par celle d'un homme. Et ne croyons pas
que ces paroles doivent tre prises dans un sens
large, et qu'il suffira an Khouan de se repre*sen-
ter une fois, deux fois par jour 1'image de son
Gheikh; le but ne serail pas atteint; ce qu'il faut,
c'est que cetie idee soit sans cesse dans son
esprit, il faut qu'il devierme comme possede" par
cette pensee, comme les saints sont possede"s
par celledeDieu(l).
Resumons en peu 'de mots les devoirs du
Khouan envers le Gheikh : obeissance aveugle,
allant jusqu'a defendre a tout affilie" tout raison-
nement bon on mauvais, obeissance en tout*
dans les bonnes comme dans les mauvaises af-
faires, obeissance stupide, de"raisonnable, obeis-
sant parce que le Gheikh 1'a dit, et sans faire le
moindre jugement. En un mot, les societes se-
(1) Le leeteur nous permettra de placer ici'une note, nonpas pour
charger ee tableau deja Men sombre, mais pour repondre quelques
mots a Rinn qui trouve tout nature! que les choses se passent
ainsi. Nous le repetons, sans doute nous lui devons beauconp, et
son ouvrage (Marabouts et Kouan) est riche en documents. Nons
ne nous sommes pas propose le meme but que lui, et avons seule-
ment voulu montrer 1'action de Satan semblable en Afrique a ce
qu'il fait dans le reste du monde. Voici les paroles de Rinn, que
notre qualite d'homme nous empeche d'approuver :
II est inutile d'etendre ces citations, qui ne seraient que des
repetitions avec quelques varietes d'expression : Le but humain de
tout ordre religieux etant toujours d'annihiler les volontes parti-
culieres des adeptes, et d'absorber les individualites au profit de
1'oeuvre impersonnelle poursuivie par la communaute. Nous
completerons sa phrase : done, ne nous etonnoas pas de trouver
de pareilles theories dans les societ6s musulmanes, n'en est-il pas
de meme chez les Jesuites, etc. Continuons a citer :
Celts soumission est d'autant plus complete, qu'elle est tou-
jours librement consentie par ceux qui viennent se confier a la
direction spirituelle des Moqaddem, et que le fidele croit accomplir
un acte d'in tere't personnel, puisqu'il s'agit dusalut deson dme.
Pauvre M. Rian, vous etes un boa arabisant, mais un triste philoso-
phe et un tres pietre logicien. Ges quelques lignes sont si ineptes que
nous ne nous arreterons pas a les reluter, et nous croyons avoir
inflige a 1'auteur une assez verte punition en les mettant sous les
yeux d'un public plus instruit que le public algerien,
.. LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 103
cretes musulmanes arrivent a abrutir leurs affilies
par les moyens adoptes pour maintenir 1'obeis-
sance. On dirait que Satan prend plaisir a tour-
menter ces malheureuses creatures qui se sont
donnees a lui, et que, son plaisir le plus grand,
c'est de pouvoir atrophier leur intelligence pour
rendre les hommes semblables aux be"tes. N'est-
ce pas ce qu'a dit 1'Ecriture Sainte ? Nous le disons
sous forme de conclusion : le Cheikh s'empare de
1'esprit de ses affilies et les dominecommerhyp-
notiseur domine 1'hypnotise, c'est- a-dire lui fait
faire tout ce qu'il veut, parce que, auparavant, il
a abruti 1'adepte. Quelle difference voikon entre
la maniere d'agir et de gouverner des francs-
macons d'Europe et les Khouan d'Afrique ?
N'est-ce pas partout les m^mes moyens ? Ne
dirait-on pas que 1'un est la copie fidele de
1'autre? Ou plut6t c'est Satan qui est partout le
mme et qui sait tout preparer suivant les temps
et les lieux et changer de tactique aVec les peu-
ples. Tandis que les francs-macons doivent sor-
tir de la religion catholique, les Khouan n'ont
qu'a suivre la pente de I'lslamisme pour arriver
a Tabrutissement et au satanisme.
Passons sans transition aux devoirs du Khouan
envers ses coreligionnaires et voyons les liens
qui les unissent. Leurs relations sont caracte"ri-
sees par une solidarite a toute ^preuve, une cha-
rite sans bprnes ; mme, chez les Ghadelya, elle
est poussee si loin, que la restitution y est incon-
nue. Jamais sa bouche ne profgrera le moindre
reproche, le moindre blame a son coaffllie. La,
comme dans la San-ho-hoei, chacun est prt a
verser son sang et a donner sa vie pour 1'oBuvre
commune plutdt que de livrer un secret. Un
104 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Khouaa est-il appele devant les tribunaux, aus-
sitot ses confreres jureront par le cie!, la lerro,
la mer et les enfers, par la tete de leur pere,
celle de leur grand-pere, la leurpropre et cellede
Mahomet (le salut soil sur lui) que jamais, non ja-
maisceKhouan n'etait capable de faire unpareil
acte. Bien plus, ils prouveront son alibi le plus
facilement du monde ; aussi, rien de plus difficile
a etablir qu'un crime, et que de fois, sur la foi de
pareils te"moignages, le coupable, le grand cou-
pable a ete absous.
Jure, lui a dit le Gheikh apres 1'avoir initie,
jure que jamais tune trahiras ton frere, ni les
choses de 1'ordre ; jure que tou jours tu seras
devoue aux interets de tes freres, que tu leur
viendras en aide partout et toujours. Et le
Khouan a jure, et il tiendra sa promesse. Ja-
mais il ne devoilera que ce que tout le monde
peut savoir, afin d'attirer de la sorte de nou-
veaux adeptes a la societe. L'existence de la
societe, les reunions, les danses, les repas faits
en commun, tout cela ne sera pas cache" ; mais
il y a des secrets que personne ne doit connaitre
en dehors des affilies : ce sont ces secrets qu'il
faudrait de"voiler, car les choses que nous
connaissons, et ne sont que trop .certaines, nous
font soupconner des choses aussi atf oces que
dans les sectes qui s'adonnent au satanisme. Les
Khouan ne cachent pas les extases et les ravis-
sements dont ils peuvent etre favorises. Ils ont
des moyens propres a atteindre cettefln; que
se passe-t-il alors dans ces reunions ? Le docteur
Bataille en a donne un exeinple, a propos de
son etude sur Fhysterie ; mais, nous le repetons,
ce n'est pas a Stamboul qu'il faut aller chercher
LE DIABLE CHEZ -LES MUSULMANS 105
le vrai Khouan : le vrai Khoiian est dans le
Sahara, aii sud de 1'Algerie et de la Tripolitaine.
Le vrai Khouan, celui qui est vraiinent I'instru-
ment de Satan, n'est pas affllie aux Bektachya,
Mouleya, Djelouatya, etc., de Turquie et
d'Orient. Le vrai Khouan, celui qui poursuit le
but de I'lslam, le panislamisme, et veut le faire
triompher par tous les moyens, qui porte une
.egale haine a la civilisation, au progres et au ca-
tholicisme, ce Khouan-la,ilfautaller le chercher
a Djegboub, la Charleston des Snoussya, ou
dans les montagnes de la Kabylie, chez les
Rahmanya.
Dans les socie"tes secretes musulmanes, il y a
les loges et les arriere-Ioges. II y a aussi des
naifs auxquels on fail croire tout ce qu'on veut
et qui ne sont admis dans 1'ordre que pour jouer
le r61e des initie"s de la franc-maconnerie avec
1'anneau. Qu'il y ait dans les societes musui-
manes une doctrine particuliere, cachee, esote-
rique qui n'est devoil^e qu'aux seuls et vrais
inities, c'est ce qui ne peut faire 1'ombre d'un
doute pour qui connait le fonctionnement des
ordres religieux. II y a des choses que personne
ne cherche a cacher ; quand nous parlerons tout
au long de la secte des Ai'ssaoua, de leurs pra-
tiques sataniques qui rappellent en tout les prati-
ques sataniques que le D r Bataille a dites ausujet
de Tempire du milieu et des diableries du Dalai-
Lama, quand nous parlerons, dis-je, des jongle-
ries des A'issaoua, car il y a, en effet, jongleries,
mais ajoutons vite, il y a aussi satanisme le plus
souvent ; on sera etonne de lire, dans le manus-
crit, qu'il y a cinq pratiques, tandis que le ma-
nuscrit mis a la disposition du profane n'en con-
106 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
tient que cieux. Les A'issaoua, disons-le franche-
ment, soot d'habiles jongleurs, mais nous sotn-
mes certains que sous ces habiles jougleries
dont ils amusent les habitants des Allies de TAl-
gerie, ils cachent vraiment des pratiques sata-
niques. Meme nous montrerons dans un cha-
pitre special que le vrai A'issaoua est satauiste,
car beaucoup de jongleurs s'affublent de cenom
pour tromper le peuple. Et ce n'est pas seu-
lement dans cet ordre qu'il y a des secrets.
Sid Abd-el-Ouhab-ech-Charani ne nous ensei-
gne-t-ilpas que les Ghadelya ontdes secrets par-
ticuliers ?
G'est done toujours le m&ne systeme et les
m ernes moyens employes par Satan. Quoiquetous
ne soient pos capables de comprendre les myste-
res sacres qu'il a voulu faire connaitre a ses
fldeles, il ne faut cependant rebuter personne,
ne chasser personne. Quoique d'une intelligence
au-dessous de lamoyenne, on peut tirer de lui de
grands avantages. D'abord ceiui dont nous ve-
nons de parler, qui certes n'est pas petit, etensuite
quelques metaux : plus il sera faible d'espril,
plus on pourra lui persuader que, pour le salut
de son ame, il doit souvent delier sa bourse, et
verser dans le tronc de Pceuvre d'abondantes
ziara. Avec cela, le ciel lui est promis. Aussi,
tout Moqaddem qui veut vraiment Stre le Gheikh
et Terbia (maitre de 1'education, de la formation
du Khouan), tout Moqaddem divise ses disciples
en trois categories, le meilleur des f reres, le
meilleur ou Felite sans addition de rien, enfln le
servum Pecus dont on devra faire Instruction
progressive ; peut-tre pourra-t-on le faire aril-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 107
ver a la parfaite lumiere apres Tavoir un peu
degrossi.
Le plus important devoir que le Khouan doive
a ses freres est la discretion : malheur a lui, s'ii
venait a y inanquer. Quant a la charite qu'ils
doivent avoir les uns pour les autres, elle est le
digne pendant de celle qu'ont entre eux les
francs-magons. II faut d'abord bien distinguer la
theorie et la pratique, car il est impossible que
la concorde regne longtemps parmi les adeptes
de Chitan, et puisque Eblis ne peut pas faire
regner 1'amour dans son royaume entre ses
associes, comment reussirait-il sur la terre? Mon
enfant, ferme les yeux sur les defauts de ton
frere, et sache que celui qui devoile les peches
de son frere, enleve le voile qui couvre les siens.
Quand, devant toi, on dira du mal d'eux,. ferme
ton oreille pour ne rien entendre. Cheris ceux
qui les cherissent, aide ceux qui les aident, de-
tesle ceux qui les detestent, tue ceux qui les
tuent. Sois envers eux franc, simple et humble;
dans leurs maladies assiste-les, ferme-leur les
yeux et ensevelis-les pieusement ; sois avec eux
d'un m^rne esprit etjfun m^me coeur, et, lorsque
devant quelqu'un tu paries de ta societe, n'en dis
jamais du mal, mais vante-la comme si e'etait la
premiere du monde. Toutes ces maximes sont
admirables, cependant on y voit toujours la for-
mule : dent pour dent, ceil pour ceil ; nos philan-
thropes francs-macons ne voudront pas voir des
freres dans des hommes ayant de pareilles
maximes. Que voulez-vous, Satan s'est conforme
aux mceurs du peuple, etpuis, consolez-vous, ils
vous ressemblent sous d'autres rapports, comme
108 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
vous leur ressemblez en mettant en pratique cette
theorie que vous condamnez.
Ainsi, comme tout recemment encore, vous
Favez montre, 6 charmants philanthropes qui
prchez partout 1'union et 1'amour, et vivez dans
votre maison comme chiens et chats, les chefs
des societes secretes musulmanes vous ressem-
blent en tout point, vous n'avez pas pu vous en-
tendre pour nommer un successeur et la division
est parmi vous. G'est precisement la mme choss
chez vos confreres : aussitOt que le chef a dis-
paru, chacun oublie la magnifique theorie dont
nous venons de donner quelques specimens, cha-
cun veut etre chef, et aussitot, dans 1'ordre, so
forment autant de congregations que de Moqad-
dem ambitieux. G'est la la charite de Satan, ses-
disciples marchent sur les traces de leur mailre.
La regie recommande la franchise, ah ! oui, un
Arabe tre franc, ne rien cacher a son Gheikh !
le pauvre malheureux, il serait pendu. Devant
son Moqaddem, il sera doux et humble comme
Raton, il flattera son maitre, rampera devant lui,
baisera ses habits, fera tout ce qu'il lui comman-
dera, mais au foni du coaur il sera plein de
mepris pour lui, le maudira memo peut-etre,
mais ii es trop avance dans la voie du mal, son
intelligence est obscurcie, et sa volonte n'a plus
la force de vouloir, bien qu'il ait la force de mau-
dire. On le voit done, si la theorie est tres belle a
part une ou deux rnaximes. ne croyons pas que
ces societes soient un paradis ; nous resumerons
tout dans ce mot : ils s'aiment comme les f rancs-
magons s'aiment, comme les demons s'aiment.
Quel a et<5 le motif qui 1'a fait entrer dans ces
congregations? Pourquoiyreste-t-il?Parce qu'il
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 109
y trouve son intert. Ici, nous allons fairo con-
naitre les obligations du Khouan, et ses avan-
tages. L'ouerd rucommande cinq choses au
Khouan :
L'eloignement du monde,
La solitude, .
Le jeune,
La presence aux reunions,
La ziara,
La hadia,
Le dikr.
Nous allons nous etendre sur chacune de ces
obligations, ce sera un moyen de faire penetrer
le lecteur encore plus dans ces congregations
musulmanes, et Ini en faire connaitre Tesprit.
La premiere obligation est Teloignement du
inonde, nous y joindrons la seconde, la sob'tude.
La plupart des ordres religieux, pour ne pas
dire tous, prechent en effet ce renoncement,
cette solitude. JDeja nous en avons dit quelques
mots, lorsque nous avons parle de 1'extase et de
ses degre's. Le Khouan, en effet, est cense ne
plus devoir s'occuper de ce monde. Nous avons
dit le but de ces congregations : Qui veut la fin,
veut les moyens ; aussi tout ordre religieux qui
veut avoir une reelle importance, recommande
a ses affilies les penibles mortifications de la vie
ascetique. Dans la mystique de Gorres, nous
lisons que le corps des saints peut arriver, a
cause de 1'influence preponderante de Tame sur
le corps, a se passer de nourriture pendant un
certain nombre de jours, meme d'annees : que le
corps n'est plus alors pour Fame d'aucun poids ;
quetoutes les passions sont eteintes, que tous les
besoins ne se font plus sentir, ennn que 1'ame
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 4
110 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
jouit sur la terre d'une extase perpetuelle. Ainsi.
sainte Magdeleine qui vecut tant d'annees, d'apres
la tradition, sans prendre de nourriture, tant
d'ames saintes qui vivaient, dans lo desert, de
quelques herbes sauvages ou de quelques fruits
que portait le palmier, et tant d'autres saints dont
la vie sur la terre semblait 3tre plut6t la vie d'un
ange que celle d'un homrae. Satan a voulu avoir
des saints a sa facon, il a voulu favoriser ses
elus d'extases et de ravissements. Aussi le Mo-
qaddem recommande-t-il a celui de ses disciples
qui semble avoir mieux compris que les autres
le vrai but de 1'ordre, de s'habituer peu a peu a
se passer de nourriture, et d'en prendre le moins
possible. On a vante la sobriete des Arabes;
pourquoi faut-il que nous apportions ici une note
discordante a ces recits fabuleux qui plaisent
tant a nos poetes. L'Arabe est glouton de sa
nature, et il suffit d'avoir habite, non pas seule-
ment visile en touriste 1'Algerie et toute 1'Afrique
du Nord, pour en etre convaincu, il est sobre
comme nos malheureux de France qui ne veu-
lent pas travailler et se contentent, pour leur
diner, d'un morceau de pain. Manger peu, et
diminuer progressivement la quantity, eviler
tout commerce avec les homines, vivre seul,
retire dans la solitude, voila done la premiere
recommandation. 11 y a un ordre que nous avons
deja cite bien souvent, les Kaelouatya (de Khe-
loua solitude), qui semblent .vouloir imiter nos
ordres religieux. D'apres la tradition, un Khe-
louati quelconque (il s'appelle Mohammed en
Turquie, Omar dans d'autres pays, et serait mort
au ix e siecle de 1'hegire, vers 1390-1400 de J.-C.)
avait pris 1'habitude de passer de temps en temps
LE DIABLE GHEZ LES MVSULMANS 111
une douzaine de jours au pain et a 1'eau. Un jour,
sans doute en sortant d'une extase, il entendit
une voix qui lui disait : 6 Khelouati (Omar ou
Mohammed, suivant les pays), 6 Khelouati, pour-
quoi m'abandonnes-tu, et Omar ou Mohammed-
el-Khelouaty (suivant les pays ou Ton se trouve),
docile a cette voix du ciel, consacra toute sa vie
a la retraite et a la penitence. Desormais, le
Khouan, craignant sans doute d'entendre cette
voix apres le douzieme jour, en consacra qua-
rante a la retraite, au jeune et a la priere. Et
pour qui repand-il ainsi de nombreuses prieres ?
Pour le salut de son ame, pour le salut general
de rislam, pour le pardon des peches, pour la
paix, etc., etc.
Mais comment faut-il entendre cet eloignement
des hommes ? Est-ce settlement 1'amour de. la so-
litude, comme chez nos religieux ? Non. Ge que
recommandent les chefs religieux, c'est la haine,
le me"pris de ce monde : le Cheik, voila le seul
tltre qui doive desormais occuper toutes les pen-
sees, toutes les affections de ses subordonnes.
N'allez pas, ecrit Ghadeli a ses fldeles, avec celui
qui seprefere a vous : c'est un homme mauvais,
ni avec celui qui vous prefere a lui, ce sentiment
ne durerait pas. Aimez celui qui aime et prie
1 )ieu et allez avec lui. La faim et la soif, les
souffrances physiques et les intemperies des
saisons sont d'excellents moyens pour etouffer
les passions de Tame, faire dominer Tesprit et
arriver au but que se propose tout Khouan. De
quelle utilite" sera done pour la societe cet indi-
vidu qui se sera ainsi epuise, et, par une serie de
jeunes excessifs, aura tellement surexcite le
systeme nerveux qu'il aura sans cesse Tesprit
112 LE DUBLB CHEZ LES MUSULMANS
hant<3 de fantcimes et de visions. Dites a ces
affili^s des zaouia de faire ce que font sans cesse
nos religieux : lire, ecrire, refuter les erreurs,
faire progresser la science, fouiiler toutes les
vieilles bibliotheques, dechiftrer les manuscrits
et cultiver encore, par-dessus tous ces travaux,
toutes ces terres immenses d'ou ils tirent a la
sueur de leur front, un pain que leur rendent si
amer les generations ingrates. Ges memes
hommes,qui proscrivent nos trappistes, nos char-
treux, nos benedictins, parce qu'iis sont inutiles
a la societe, feront 1'eloge de ces malheureux
dont la figure fait reculer d'horreur : la face
pale et livide, les yeux caves, sans force et sans
energie, le menton retire, le front charge de
rides avant 1'heure, 1'imagination sans cesse en
ebullition; voila Foeuvre de Satan, voila ce qu'il
faudrait proscrire. Le Khouan fuit la societe
parce qu'il la meprise, parce qu'il voit dans ces
hommes des etres qui lui sont inferieurs, il la
fuit pour atteindre un but mauvais, il ne peut
tre compare en rien avec nos religieux : le
Khouan deteste la societe parce que, pour y
vivre, il faut travailler, et. c'est ce qu'il ne veut
pas ; ce qu'ii aime, ce qu'il preconise, c'est le
doux farniente : Qu'on nous permette de
citer ici quelques passages de Scherourdi (mort
en Tan 632 de 1'hegire (1235 de J.-G.) Les Sche-
rourdya nous semblent etre de tous les religieux
musulmans ceux qui pratiquent le plus fide-
lement les theories de la philosophie indienne ;
leurs doctrines sont empreintes du plus affreux
pantheisme, et tous ces religieux font leurs
delices de vivre loin du monde, plonges sans
LE DIABLE CHEZ LES MWSULMANS 113
cesse dans la contemplation de 1'essence divine ;
du moins, ils le croient et en sont persuades.
Quand le soufi est parvenu a un degoiit
parfait du monde, il ne conceit plus aucun souci
relativement aux choses necessaires a sa subsis -
tance : alors, Dieu lui fait connaitre les plus
legers defauts de ses actions par des signes
exterieurs qui sont comme une compensation de
la faute dans laquelle il est tombe. . Par le bon
usage quo le mystique fait de ces avertissements
divins, il flnit par ne plus voir en toutes choses
que 1'action de Die a, qu'il sait pourvoir a tout,
inde"pendamment d'aucune action etrangere.
Alors il renonce a tout moyen de gagner sa vie,
meme a la mendicite, et c'est a ce moment quo
Dieu fait que les choses dont il a besoin arrivent
d'elles-m&nes, et qu'il lui ouvre encore la porte
des bienfaits... Dans cet etat, le mystique est
favorise" des manifestations de la Divinite, mani-
festations dont ii y a divers ordres, et des qu'ii
est arrive aux premiers degres de ces favours
divines,.il ne reeoit plus sa subsistance que par
des voies surnaturelles . (Cite par RINN, pages
207-208.)
Dieu a nourri les saints dans le desert,
pourquoi Satan n'en ferait-il pas de meme?
on le voit, partout et toujours il est le singo
de Dieu : partout et toujours il favorise les
passions de rhomme, ici, c'est Tegoisme, pousse
au dernier degre" ; on ne voit que soi , rien
que soi. Et puis, dans cette solitude, tranchons
le mot. paresse, a quoi pensera-t-on ?; On sait
lemot de 1'Esprit-Saint : Vossoli; et cet autre
adage : La paresse est la mere de tous les vices.
Y a-t-il une grande difference entre les fakirs
114 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
de I'lade et les Khouan d' Afrique ? Nous avons
demontre que le Soufisme avait apporte dans
I'lslamisme les doctrines indiennes, et ce pan-
theisme vague, kidetermine. Plus loin, quand
nous parlerons du diker, nous verrons que sur ce
point encore les Khouan ressemblent aux lama,
avec cette difference, c'est que le Khouan est un
vrai moulin a paroles, tandis que le sectateur de
Bouddha fait dire sesprieres par des moulins qu'il
s'est fabrique (1). Plus que 1'lndien, 1'Arabe est
amoureux du merveilleux : il n'y a pas de per-
fection ici : bas, s'il n'esl favorise de visions, et la
perfection de cet individu est basee et graduee
sur la quantite d'extases. Voila pourquoi ilfaut la
solitude: voila pourquoi Satan, en youlant perdre
les hommes de 1'Afrique, a su choisir si Men ses
moyens.
La solitude, les veilles, les jeunes, voila les
moyens employes par les Cheikh pour dominer
sur leurs affilies. Certes. ce moyen serait tout a
fait inefficace en Europe ; mais les Arabes ne
sont pas des Anglais ou des Allemands. Le diker
achevera I'oauvre et mettra le malheureux affilie
completement entre les mains du Gheikh.
Qu'est-ce que le diker ? Le mot diker (de la
racine dakara, mentionner) signifie exposition,
mention. Le diker est 1'oraison particuliere a
1'ordre, comme le Salve Regina chez les Trap-
pistes, c'est mme le signe de reconnaissance
entre les affilies d'un mme ordre. Le plus
sou vent, c'est une invocation assez courte, tres
courte meme, quoique, dans certains ordres, ii
puisse atteindre une longueur vraiment derwe-
(1) Voyage en Tnrlarie et au Thibet, par M. Hue. 5 mc edition,
torn. I, page 328.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 115
surge, deux pages d'un in-S, caracteres fins,
lignes serrees. Le diker sert de priere ; le diker
sert de signe de reconnaissance entre affllies ;
mais surtout le diker sert a abrutir 1'intelli-
gence, c'est le moyen employe par les Gheikh
pour pouvoir dominer certainement Jeurs
Khouan.
Qu'on ne se figure pas, en effet, le diker com-
me le mot sacre ou de passe des affilies de la
franc-maconnerie : rien de semblable ; le
Khouan devra reciter son diker 100, 200,500,
1.000 fois, et cela cinq ou six fois par jour ; ainsi
cette for mule : II n'y a pas d'autre divinite
qu' Allah, qui sert de diker a pfesque toutes les
congregations musulmanes, deyra etre recitee
JOO fois au moins, a tousles moments de la jour-
nee ou il faut faire ses prieres. Essayez, ami
lecteur, de reciter cette phrase rien que ICO fois,
etvous nous direz 1'effet produit en vous; il n'est
pas besoin de faire bien attention au sens, il
suffit de le dire, de s'entendre, et de ne pas avoir
d'autre preoccupation que de bien le reciter.
Essayez done de Je dire 100 fois sans distraction
et vous nous direz 1'efiet produit en vous par
cette contention d'esprit; evidemment nous ne
parlons pas auxdirecteursdeGrands-Seminaires
ni a ceux qui, dans les ordres catholiques, sont
charges de former les novices ; eux connaissent
1'affreuse plaie du scrupule : tous les Khouan
sont scrupuleux, mais sur ce point settlement, la
loi de Dieu les tracasse peu ; et un meurtre ou
un adultere est pour eux une petite, tres petite
peccadille : mais ne pas bien reciter son diker !
ne pas y apporter toute son attention ! oh '. c'est
le peehe" des peches, et le malheureux qui le fait
116 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
merite 1'enfer. G'est bien a eux qu'on peut appli-
quer les paroles de Jesus-Christ : Us avalent un
chameau, et arretent une paille. Ne croyons pas
que le diker ne soil compose que d'une phrase,
d'un mot : allons done, ce ne serait pas suffisant,
et pendant qu'on y est, il faut abrutir lout a fait,
Nous allons donner,a titre de specimens,qtielques
diker. Voici celui des Qadrya, 1'ordre le plus
saint de 1'Islam, fonde par Abd-el-Kader-el-
Djilani (561 de 1'h., 1165 de J.-C.); il suffitde
reciter 165 fois, a la fin des cinq prieres obliga-
toires et aussi souvent qu'on le pourra, la
parole sainte : 11 n'y a de divinite que Allah !
Ge diker est le seul donne par les dipldmes de
Bagdad ; quelques branches y ajoutent les deux
prieres suivantes :
100 fois : (Que Dieu me pardonne).
100 fois : Dieu, que Dieu repande ses bene-
dictions sur notre Seigneur Mohammed, le pro-
phete ignorant comme 1'enfant qui tete.
Ce n'est pas tout : les plus avances en perfec-
tion y ajoutent, suivant Snoussi, las prieres suir
vantes :
Reciter la fatiha apres les prieres ordinaires :
121 fois : Dieu repandez vos benedictions
sur notre Seigneur Mohammed, etsur sa famille,
un nombre de fois 100.000 fois plus grand que
celui des atomes de Tair, benissez-le et accordez-
lui le salut !
121 fois : Que Dieu soit glorifie ! Louange a
Dieu, il n'y a de divinite que Allah, Dieu est tres
grand, il n'y a de force et de puissance que dans
le Dieu Tres Haut et Tres Grand.
121 fois : cheikh Abdel-Kader-el-Djilani,
quelque chose pour Dieu. l
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 117
line fois la sourate de Ya-sine.
41 fois la sourate commencant par : Est-ce
que je ne m'explique pas.
121 fois : la sourate commencant par : Lorsque
viendra le secours de Dieu. . .
121 fois encore la priere : Dieu repandez, etc.
Ge n'est pas encore fini : ceux qui savent lire
doivent reciter 8 fois la sourate de la fatiha, y
compris la formule : Au nom de Dieu, etc.
Reciter la sourate d'El-Ikhelas.
Enfin dire 3 fois : Que Dieu repande ses bene-
dictions sur le prophete. (Cite par RINN : pages
184-185.)
Ges prieres sont tou j ours recitees dans les hadra.
Presque tous les diker se composent de ce3
deux phrases : Je demande pardon a Dieu, il n'y
a d'autre divinite que Allah; mais le nombre de
fois que chacun le doit reciter varie suivant les
ordres ; souvent aussi, presque aussi souvent
que les deux autres, on trouve la phrase suivante :
ODieu, repandstes benedictions sur le Prophete,
sa familie et ses compagnons.
Nous allons donner encore le diker des Cha-
delya. Chadeli lui a donne son nom, bien qu'il
n'en soit pas le premier fondateur : il n'est que
le troisieme superieur general : Abou Median, ne
a Seville (520 de 1'h., 1120 de J.-C.), cut comme
"successeur Abd-es-Sellem-ben-Machich, contem-
porain du sultan Abd-el-Moumen qui fonda la
dynastie des Almohades et voulait re*tablir
1'imamat a son profit. La principale gloire d'Abd-
es-Sellem f ut d' avoir choisi pour son succosseur
Ghadeli. L'ordre des Ghadelya compte plus de
vingt ordres differents, qui se declarent tous
fils du grand Ghadeli. Deplus, beaucoup d'ordres
LE DIABLE CHEZ LES MDS0LMANS 4.
118 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
ont a peu pres le mme diker; en citant le diker
de cet ordre, nous ferons connaitre celui des
autres. Ben Machich, le maitre de Ghadeli,
avail donne pour tout diker le mot Allah a dire
continuellement : il fallait appuyer sur la lettre
1 et prolonger le son a. Le diker 6tait Men court
et bien precis et tout individupouvait 1'apprendre
et le retenir facilement : repeter sans cesse le
nom de Dieu, que fallait-il de plus, ou trouver
une priere plus efficace ? Ge diker rappelle invo-
lontairement 1'invocation de saint Francois
o
d'Assise: Deus wtfwseZomma.lNousn'etonnerons
personne en disant que les tiedes devaient se
contenter de le dire quelques fois par jour ; et
1'effet qu'on voulait obtenir n'arrivait pas. Aussi
Ghadeli y ajouta 1'invocation suivante : Iln'y
a de Dieu que Allah, la ve"rite souveraine ;
Mohammed, le vrai, le fidele est le prophete de
Dieu. Peu a peu le mot Allah du diker primitif
a fait boule de neige, et voici le diker en usage
de nos jours (Cite par RINN : d'apresle cheikh
El Missouri! qu'il avail consulte a ce sujet) :
100 fois : Je demande pardon a Dieu.
100 fois : Que les graces divines soient sur
le Prophete.
1.000 fois : II n'y a pas d'aulre divinite que
Allah.
Ge diker est recite par ceux qui suivent le
sons litteral des ecritures, tels que les zianya,
mais ceux qui suivent le sens mystique et cache
recitent le suivant, en y ajoutant les louanges et
les attributs de Dieu, etc. :
100 fois : Je demande pardon a Dieu.
100 fois : Que les benedictions de Dieu soient
sur le Prophete.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 119
100 fois : II n'y a pas d'autre divinite que
Allah.
Peut-etre sommes-nous dans Ferreur: mais
nous croyons qu'un Khouan doit etre peu dispos
quand il a recite toutes ces invocations, surtout
quand on connait les qualites que la recitation du
diker doit avoir.
Pour bien s'acquitter de cette obligation, il faut
remplir, enseignent les cheikh Ghadelya, vingt
conditions. Avant de reciter il faut : 1 abandon-
ner toute preoccupation, toute pensee etrangere :
saint Bernard laissait a la porte de FEglise
toutes ses preoccupations ; 2 avoir fait ses ablu-
tions ; 3 remplir son coeur de 1'important devoir
qu'il va remplir; 4 se figurer le Cheikh donnant
sa benediction ; 5 demander Fassistance du
Cheikh.Quand ces conditions seront remplies, on
pourra reciter le diker. II faudra remplir douze
conditions, nous n'en enumereronsquequelques-
unes, qui sont gcne*rales a tous lesordres, elimi-
nant celles qui sont particulieres aux Ghadelya.
II faut choisir un endroit sombre et ecarte autant
qu'on le peut, fermer les yeux pour n'Stre pas
distrait par les choses exterieures, placer devant
ses yeux Fimage fictive de-son Gheikh qu'il fau-
dra tenir au courant de toutes les sensations que
Fon eprouve, au fur et a mesure qu'on penetre
dans les choses cachees ; choisir de preference,
dans le diker, la formule : II n'y a de divinite
que Allah, qui est la formule la plus efflcace.
Quant aux conditions qui doivent suivre le diker,
ce sont le silence, le bannissement de ses propres
pensees et surtout ['abstention de toute boissou.
En effet, le diker communiquant a Fame un ar-
dent desir de s'unir a Dieu, lui communique en
120 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
meme temps une grande chaleur, qu'il faut bien
se garder d'etancher, ou empgcherait de la sorte
les liaisons de 1'ame avec Dieu.
Le lecteur comprend maintenant ce qu'est le
diker : e'est une oraison jaculatoire, le plus
souvent, que les Khouan repetent a satiete en .
s'aidaut de leur chapelet ; que deviendrions-nous
si 1'Eglise nous imposait de 50 a 100 chapelets
a reciter par jour, sans aucune distraction? Voila
la condition des Khouan. On comprend pourquoi
les superieurs 4e tout ordre y attachent la plus
grande importance. Les plus grandes favours
sont attachees a cette recitation : quiconque a
entendu dans sa vie une fois tout son diker, et
1'a re*cite" une seule fois- sans aucune distraction
est sur de son salut. II est done bien facile de
gagner le ciel, et on n'est pas etonne que ces
hommes qui portent un tel mepris au monde,
s'attachent avec tantde perseverance a leur diker
Quelle fatale influence doit avoir sur 1'homme
affllie a ces societes une telle pratique. De quoi
est capable un homme qui a marmotte quatre,
cinq, six mille fois dans un jour, des phrases
comme cellesque nous avons citees. Quelle sera
son energie morale ? Quelle sera la force de son
caractere? Quelle sera la force de son intelligence?
Rien pour le coaur, rien pour Intelligence, rien
pour la volonte dans ces invocations arides.
comme le sable du desert, et qui dessechent ces
pauvres ames d'une maniere plus terrible et plus
irremediable que le vent brulant qui, apres avoir
passe sur les sables du Sahara, vient dessecher
les jardins du Sahel. Est-cela,nousle demandons,
une invention humaine? Au moins les Chinois ne
sont victimes que de la funeste habitude de
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 121
Fopium, mais DOS Khouan, a la passion du
hachich a laquelle presque tous sont adonnes
afln de se procurer plus facilement 1'extase, ont
encore, pour atrophisr leur intelligence, la prati-
que dissolvante du diker. Aussi, tout ce qui cons^
titne le Khouan aux yeux du Cheikh, c'est la reci-
tation du diker : de lasortecet hommesatanique,
qui ne poursuit qu'un but : retenir ses semblables
loin de tout progres et arreter les progres du
catholicisme, cet homme ou plut6t cette brute
veut. pour se servir des horames dont il a besoin,
les dominer et les asservir, leur enlever ce qu'ils
ont d'homme : leur intelligence et leur liberte.
A ce principal avantage du diker, il faut en
aj outer un autre, qui quoique secondaire, est
cependant d'un grand secours : c'est un moyen
de reconnaissance entre affilie's d'un mme ordre.
Voici comment ils precedent a cette reconnaissan-
ce. On a remarque" que les diker que nous avons
cites sont composes ordinairement de trois ou
quatre petites phrases : le premier dit la premiere
invocation, et 1'autre repond par la seconde ; il
sufflra de pousser 1'interrogatoire avecletroi-
sieme pour savoir si vraiment deux affilies sont
en presence. Bien que, dans beaucoup d'ordres,
ce soient a peu pres les memes invocations, la
confusion ne sera pas facile ; chaque ordre, en
effet, a une intonation de voix differente, des
pauses differentes, des modulations de voix
differentes. Enfin,pour se reconnaitre plus facile-
ment entre eux, quelques ordres ont des signes
de reconnaissance, soit dans la maniere de prier,
soit en portant un anneau de fer au chapelet
comme les Kerzazya, soit un habit de telle cou-
leur. Bien plus, certains ordres ont plusieurs
122 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
mots mystiques connus d'eux seuls, afin de se
reconnaitre d'une maniere certaine. Ces mots
correspondent aux mots sacres, etc., de lafranc-
maconnerie. II y a done un tuilage par mi les
Khouan. et il est aussi complique que celui des
loges.
11 y a un ordre marocain, les Taibya, essen-
tiellement politique, dont nous parlerons au cha-
pitre suivant, qui a le diker plus complique ce
nous semble, et rend de la sorte la reconnais-
sance entre Khouan beaucoup plus facile. Nous
allons le donner in-extenso-. Ge sont des phrases
du Goran, prises de ci, de la, et simplement
juxtaposees.
I. Toutes les bonnes actions que vous ferez
dans votre interet, vous les retrouverez aupres
de Dieu, cela vous sera plus avantageux ; cela
vous fera gagner une recompense plus grande ;
demandez pardon a Dieu, car il est bon et mise-
ricordieux. (Sourate 73, verset 20.)
II. Louez le nom de Dieu avant le lever et le
coucher du soleil.
III. Les anges du prophete prieront pour vous.
IV. Dieu et les anges honorent le Prophete.
croyants, benissez son nom et prononcez-le avec
veneration. v
V. Sache qu'il .n'y a pas d'autre divinite que
Allah.
1) Demandez pardon a Dieu le clement, le
misericordieux. Repeter 100 fois.
2) Gelebrez Dieu, chantezseslouanges. 100 fois.
3) Dieu, repandez vos graces sur notre Sei-
gneur Mohammed, sur ses femmes et sa famille.
50 fois.
4) Dieu, repandez vos graces sur notre Sei-
LB DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 123
gneur Mohammed, votre en voye, sur safamille !
ses compagnons : qu'on prononce son nom avec,
veneration, repeter 100 fois.
5) II n'y a pas d'autre divinite que Allah ,
Mohammed est le prophete de Dieu ; que Dieu
repande sur lui ses graces ; qu'il regoive le salut.
100 fois.
Voici la maniere de reciter ce diker :
Les phrases marquees du chiffre romain s'ap-
pellent clef, de la priere marquee par le chiffre
arabe correspondant au chiffre romain : I, 1;
II, 2. Ghacun des cinq versets du Goran marques
d'un chiffre romain doit Stre dit 3 fois ; apres
quoi, il f aut passer a la priere marquee en
chiffres arabes, et la dire autant de fois que nous
rayons indiquee. On passe ensuite au chiffre
II, etc.
Quand deux affilies veulent se reconnaitre,
celui qui demande le mot, prononce la priere,
celui qui le rend, repond par le verset corres-
pondant. (RiNN, p. 378.)
Nous croyoris nous etre etendu assez sur cette
obligation la plus importante de tout Khouan, le
diker.
Le lecteur peut se convaincre maintenant par
Iui-m6me de la verite de ce que nous annoncions.
II n'y a pas un seul auteur qui ait ecrit sur ce meme
sujet que nous, qui n'ait eleve la voix centre cet
abus qui abrutit 1'homme, atrophie son intelli-
gence et fait de lui une brute entre les mains de
son Gheikh. Tous, Brosselard, Hanoteau, Rinn,
se sont eleves avec indignation contre ces prati-
ques stupides, sans aucune utilite pour 1'intelli-
gence et le coeur.
Ge n'est pas tout cependant d'avoir des hommes
124 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
et de les dominer, il faut aussi de 1'argent : le
naif Musulman se laissera enlever le peu qu'il
a pour satisfaire 1'avidite de ses Moqaddem.
Gelui-ci a trois sortes de revenus : la ziara, la
hadia, et la ouada; quelques mots pour faire
saisir la difference entre ces mots : la ziara
(visile a une personne superieure, surtout aux
lieux saints) signifie, dans le vulgaire, offrande;
earliest entre dans les moeursdesMusulmansde
ne pas visiter les tombeaux des saints sans faire
des offrandes ; la hadia (cadeau) est une amende
imposee pour le profit du saint ordre a tout
Khouan qui s'est rendu coupable de quelque
faute ; enfin, la ouada (faire un voeu, promettre)
est 1'offrande que Ton vient deposer sur le torn-
beau d'un saint dont on a obtenu une faveur.
La ouada, evidemment, ne peut etre obligatoire;
chacun fait des voeux a sa fantaisie, et offre
comme il a promis. Disons seulement que c'est
la une source de revenus assez abondants sur-
tout pour les petits marabouts qui doivent vivre
du produit du tombeau de leur ancetre declare
ouali par la voix du peuple. Nous croyons
cependant que certains ordres doivent retirer
d'assez gros benefices de ce point, car leurs fon-
dateurs ont acquis un grand renom de saintete,
et c'est surtout aux grands saints que le peuple
a recours. Nous ne nous/occuperons que dela
ziara et de la hadia .
La ziara, avons-nous dit, est 1'offrande que
tout boii Musulman depose sur le tombeau d'un
ouali qu'il est venu visiter : en appareace, cette
offrande est libre, au fond elle est obligatoire, et
le marabout sait bien la reclamer des retarda-
taires ; c'est la son casuel, c'est avec ces off ran-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULJ^ANS 125
des qu'il pourra vivre. Mais le Khouan doit a
1'ordre cette offrande ; c'est une redevance
ammelle qu'il lui paie, equivalent a ce que don-
nent a la Societe dont ils font partie, les francs-
macons. L'ordre soutiont le Khouan et lui
accor de de grands avantages, minimes il est vrai
au temporel, mais immenses au spirituel. II est
juste et raisonn able que ces avantages soient
payes. Aussi le Moqaddem, qui doit transmettre
auchef de 1'ordre toutes les offrandes, envoie le
chaouch a la maison du retardataire, et le force
a donner de gre ou de force. Ge ne sont pas eux,
qui, en general, se plaindront : ce peuple est
essentiellement religieux, et il respecte ceux
qui aupres de lui remplissent la place de Dieu .
Aussi, pas un murmure ne s'echappera de sabou-
che. 11 n'aura dans son gourbi que la quantile
d'orge absolument necessaire pour preparer la
galette a sa femme, a ses enfants, et assez de
grains pour nburrir son cheval : n'importe, il ne
se plaindra pas ; le Moqaddem, lui, homme sans
coeur et sans entrailles, puisera dans le tas,
prendra la quantite absolument exigee sans se
mettre en peine si les enfants n'en souffriront
pas; mais qu'importe ? est-il Moqaddem pour
rester toujours pauvre ? Aussi, nous louonsplei-
nement 1'autorite frangaise, qui, dans toute
1'etendue de territoire soumis d'une maniere
effective aux armes de la France, a regie" la
perception des ziara, disons le mot, les a inter-
dites. Peu a peu, le pouvoir d'en accorder la
perception a et6 enleve aux autorites locales,
puis aux commandants de cercle, puis aux gene-
raux et aux presets. Maintenant, il n'y a que le
Gouverneur general qui puisse 1'autoriser.
126 LE DIABLB CHEZ LES MUSULMANS
Qu'il tienne ferme ; qu'il n'accorde jamais cette
autorisation qu'autant que le lui permettra la pru-
dence ; et c'est le vrai moyen, le senl moyen
politique d'arreter les progres des ordres reli-
gieux. G'est la ziara surtout qui remplit leurs
coffres : et sans argent que pourraient-ils faire ?
Leur oeuvre se reduirait simplement a une ins-
titution ayant seulement pour but d'abrutir les
affilies, mais ils no pourraient jamais lutter
centre la civilisation.
Dans les pays ou les autorite's du lieu ne pro-
tegent pas soit celui qui ue veut pas la payer
soit celui qui ne peut la payer, cette perception
donne lieu a une suite de vexations dont nous
ne pouvons nous faire une idee. Ghacun veut
avoir sa part, chacun doit avoir une ziara qui
ira remplir sa bourse depuis le chef jusqu'au
simple Chaouch envoye par le Moqaddem ; que
restera-t-il au malheureux quand il aura du
rassasier ces ogres : le Gheikh, le Khalifa, le
Naib, le Moqaddem, 1'Oukil et le Chaouch? Et ce-
pendant le Musulman fldele ne se plaint pas :
Tout ce que nous avons est a Dieu, prenez tout
ce que vous voudrez,. et que Dieu nous rende
tous meilleurs ! G'etait ecrit. Voila sa con-
solation !
La hadia est, avons-nous dit, une amende
infligee aux Khouan negligents qui sont tombes
dans quelques fautes. Ce mot a aussi un sens
particulier que nousferons remarquer. Lorsque,
en temps de trouble et de guerre entreprise
pour la cause sainte, les. chefs indigenes re-
fusentde faire cause commune avec les Khouan,
ils courent grand risque de voir tous leurs biens
pilles, et eux-mSmes d'etre massacres. Pour
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 127
e"viter cos malheurs, ils consentent a payer une
certaine redevance au chef de 1'insurrection, soit
un cheval, soit des armes, moyennant quoi ils
sont stirs toujours de se tirer sains et saufs de
la bagarre : premier avantage, celui qui aura
paye la hadia ne sera pas assassine, au debut de
guerre sainte, pour n'avoir pas voulu y prendre
part ; deuxieme avantage, si les Francais sont
vaincus, il pourra conserver sa place. Chose
bizarre, ces chefs qui ont du payer cette rede-
vance et qui devraient, ace qu'il nous semble,
embrasser la cause musulmane, viennent com-
battre dans nos rangs ; n'est-ce pas le moyen de
manager tout a la fois et la France et les Mu-
sulmans, et d'etre toujours du cote du vain-
queur ?
frous avons fait connaitre les principales obli-
gations des Khouan. Elies se reduisent a deux
principales : le diker et la ziara : le premier
pour former 1'individu a 1'obeissance, lui mettre
sans cesse devant les yeux 1'image du Cheikh
et produire dans son elre les plus facheuses con-
sequences : atrophie de 1'intelligence, surexcita-
tion du systeme nerveux; perte de tout sentiment
et de toute affection. Le vrai Khouan adonne,
selon les recommandations de son Gheikh, a
la solitude, auxveilles,aux mortifications de toute
sorte, ne connait personne ici-bas ; 1'image seule
de son Gheikh hanle sans cesse son esprit : les
prieres qu'ii doit dire, pour emprunter la pensee
a un auteur musulman, doivent tellement s'iden-
tifier avec son ame et tout son etre, qu'on les
dirait unies par la creation. Inutile a la societe
qu'il ne veut plus ser^ir, c'est un etre qui est le
rebut du genre humain . Heureusement qu'il n'es
128 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
pas consequent toujours avec ses principes. Si
ce moyen abrutit liionirne et n'en fait qu'une
machine irresponsable entro les mains de son
Cheikh, le second .remplit la caisse et fait mar-
cher I'oeuvre. Quel est le moyen le plus i\6-
cessaire ? Nous laissons la question alasagacite
des lecteurs.
Faisons connaitre a present quelques-uns des
avantages qui ont pu attirer le Khouan dans
cet antre maudit. Beaucoup, en Europe,. entrant
dans les societes secretes parce qu'ils esperent
en retirer de grands avanlages temporels ; de
preference ils seront choisis pour remplir tel
poste ; c'est a eux que les freres viendront faire
leurs achats, et certes, leur gain est toujours
considerable. En Afrique, c'est tout le contraire :
on le comprend. Notre generation est plongee
tout enliere dans la matiere ; son dieu, c'est Tor ;
le lucre, voila son plus grand desir, voila le but
supreme de ses efforts et de sa vie. Aussi, voyez
comme chacun met des bornes au petit coin de
terre qu'il possede ; il n'est pas satisfait de lui
faire produire la quantite ne'cessaire a sa subsis-
tance. Il'creuse les entrailles de la terre pour
lui faire produire cent pour un et inonder les
marches etrangers de son superflu. Le Musul-
man rit de cette facon d'agir. Parcourez seule^
ment FAlgerie, et regardez par la fenfire des
wagons : tandis que vous serez emporte a toute
vapeur a travers des plaines magniflques qui
pOurraient produire nutant que les plus vantees
de 1'Amerique ; vous voyez par ci par la quel-
ques touffes de jujubier et d'aubepines ; TArabe
fera tourner la charruetoutautour, mais il aura
bien soin de ne pas enlever cette touffe de
LE VIABLE CHEZ LES MUSULMANS 129
ronces. II cultivera tout 1'espace qu'elles lais-
sent libre encore, et bientot, dans 20, 30 ou 40
ans, ce champ que vous voyez cette annee con-
vert d'une moisson assez abondante sera recon-
vert de broussailles. Les preoccupations de
1'Arabe sont tournees vers 1'autre monde :- ce
qu'ii veut avant tout, ce qu'il desire avant
tout, c'est jouir du paradis de delices que
lui a tant vante son Prophete. Aussi, il prendra
tous les moyens qu'on voudra bien lui indiquer
pour y parvenir, et rien ne lui semblera trop
difficile s'il obtient le ciel. Le malheureux affilie
de la San-ho-houei, au meurtre duquel a assiste
le docleur Bataille, nous repre"sente dans ses
.desirs insenses de voir 1'empire de feu de Luci-
fer, les desirs si ardents des Arabes d'aller au
ciel. Entendez-vous ce malheureux suppliant le
docteur de ne pas retarder davantage sa joie et
son bonheur ? Le voyez-vous tendre vers lui ses
deux bras, degoutants de sang? Ce malheureux
n'avait-il personne sur la terre qu'il aimat?
Voila Timage du Musulman en general, voila
1'image surtout du Khouan. Le plus grand bien-
fait que puisse lui accorder un homme, c'est de
lui promettre le salut d'une maniere infaillible*
Voila ce que lui promettent toutes les societes.
Aussi, beaucoup, pour Sire certains d'atteindre
le but certainement, se font initier a plusieurs
ordres a la fois.
Le second avantage, encore purement spiri-
tuel, c'est le don d'extase. (lertes, cedonn'est
pas a dedaigner pour les Musulmans avides de
merveilleux, chez lesquels on n'est estime qu'en
proportion de la saintete apparente, et pour
lesquels un homme est d'autant plus saint qu'il
130 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
est plus favorise de visions. De quel respect
n'est-il pas entoure : tout le monde s'incline de-
vant lui, lui cede la premiere place, baise ses
habits, et deja pendant sa vie on lui offre des
presents. Que faut-il davantage pour flatter son
orgueil? Son mutisme sera regarde comme le
signe de sa science ; son amour de la solitude,
ses jeunes continuels, ses veilles sans fin, ses
mortifications sans nombre feront connaitre
1'ami de Dieu, celui qu'il a aime et prides-
tine (1).
Sans ioute,ce que nous disons-la ne peut s'ap-
pliquer a tous les Khouan indistinctement; les
neuf dixiemes se eonlentent du diker qu'ils reci-
tent bien une fois dans leur vie pour gagner le
ciel, et de la ziara ; mais le vrai Khouan, celui
qui veut etre favorise d'extases, qui veut entrer
en communication avec les esprits, celui, en un
mot, qui veut mettre en pratique tout ce que
nous avons dit au sujet des extases, eelui-la
trouve aupres de ses compatriotes 1'amour, le
respect et une profonde veneration.
II y a aussi pour les freres moins zeles, pour
leur sanctification, des avantages temporels qui
sont a appre'cier. Si, a propos de la ziara a
fournir, les chefs de 1'ordre font de vraies razzias
parmi leurs subordonnes, nous avons vu qu'en
revanche la restitution etait inconnue parmi eux.
G'est facile a comprendre. Que peut-on se resti-
(i) Tout le monde sail que dans Tlslamisme du litre de Marabout
ne peut pas s'acquerir : on nait Marabout. Aussi, . beaucoup de
Musulmans restent dans les ordres reiigieux pour pouvoir avoir
une puissance et nn prestige au moins egaux, sinon superieurs au
Marabout local. II sail grace au concours de 1'ordre auquel
il appartient, il peut, sans instruction et malgre Fobscurite de sa
naissance, ucquerir uu pouvoir reiigieux ogal, et quelquefois bien
superienr a celni des Marabouts. (Hanateau ct Lelourneur, Ka-
byles et coutumes kabyles, page 104 du tome II.)
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 131
tuer entre freres? A cet avantage, ilfaut joindre
les faveurs des gouvernements. Ainsi, nous
voyons beaucoup tie congregations dispensees
de payer 1'impdt : par exemple, dans la Tripoli-
taine,les Snoussyajouissentdetoutesles faveurs
de la Sublime Porte qui croit, dela sorte, s'attirer
leurs bonnes graces. Nous en parlerons soit au
chapitre suivant, soit quand nous dirons quelques
mots, dans la 2 partie, sur quelques ordres plus
importants. A tous ces avantages, il faut en
joindre un autre pour les chefs de caravanes
qui veulent traverser le Sahara. On peut dire
sans crainte que la porte du Sahara est entre les
mains des societes secretes. Elles laissent entrer
qui elles veulent, elles laissent voir ce qu'elles
veulent, faire ce qu'elles veulent. Qui dira jus-
qu'a quel point elles sont melees a tous les
desastres des expeditions qui etaient chargees
d'explorer cette partie de 1'Afrique. Ou a ete
decretee la mort des missionnaires massacres ?
Qui saura jamais le dernier mot sur la malheu-
reuse expedition du colonel Flatters? Etreaffilie
a ces sectes, est done un moyen sur de voyager
sans crainte et de voir ses caravanes a 1'abri du
pillage.
Enfin, sublime et derniere consolation, quand
ses freres apprendront qu'il est descendu dans le
royaume de Lucifer, et que ce n'est plus en
extase mais en verite qu'il voit le pere du men-
songe, ils se reuniront pour prier pour le repos
de son ame.
Nous croyons avoir suffisamment fait connai-
tre le fonctionnement de ces ordres religieux ;
on a vu quels etaient leurs chefs et leurs pou-
voirs, quels etaient les devoirs des affllies entre
132 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
eux, et les obligations et avantages du Khouan.
Le but que se proposent ces congregations, nous
croyons 1'avoir suffisamment demontre ; d'abord,
procurer a leurs affllies les visions etles extases,
et les transporter ainsi loin du monde de la rea-
lite ; c'est la,. nous le repetons, Tun des buts de
ces ordres ; sans doute, la plupart des Khouan
n'y arrivent pas, mais nous sommes convaincus,
et nous croyons fermement que dans les zaouia
il y a vraiment des manifestations diaboliques.
Nous croyons que beaucoup d'adeptes sont en
relation permanente avec les demons, et qu'ils
apprennent d'eux la maniere d'agir dans telle
et telle circonstance. On n'a qu'a se rapporter
a ce que nous avons dit de 1'extase. II n'est
pas possible, en effet, que ce sujet revint si
souvent, dans presque tous les rituels, si de fait
il n'y en avait pas.
Dans ces zaouia, ne trouverait-on pas des
homines qui, seinblables aux fakirs de 1'Inde, se
laissent tomber en decomposition tout vivants,
afln de pouvoir jouir plus facilement d'extases
et de visions, afin de se rendre plus propices les
demons et leur chef. Nous le repetons ici, aux
deux derniers degres de 1'extase, il y a vrai-
ment apparitions non de Dieu, mais du dtimon ;
les Khouau se prosternent devant lui, Fadorent
et lui rendent leurs hommages. La aussi done,
Satan regoit un culte. A-t-on remarque ce qui
arrive au 3 e degre", cettefumee qui enveloppe les
10.000 lumieres et qui est un signe que celui qui
1'apercoit doit renoncer a etre Mohammedi et
Touhidi ? Ne serait-ce pas la aussi une election
faite par Satan des Khouan qu'il aime particu-
lierement I
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 133
Nous voudrions maintenant penelrer plus loin
dans ce mysticisme. Nous voudrions faire voir
combien Satan sait tromper les pauvres malheu-
reux qui se jettent dans ses bras, et les empe-
cher de pratiquer n'importe quelle vertu. Quand
on compare les diverses regies des ordres reli-
gieux catholiques avec celles des ordres musul-
mans, on est etonne d'une chose : les premieres
poussent 1'homme a la vertu, les secondes, sous
le pre*texte dela vertu, les poussent au crime. Les
premieres enseignent a ceux qui veulent les
suivre que la premiere des vertus est 1'humi-
lite; quetoute amequi veut vraiment faire des
progres dans la voie de la perfection ne doit
jamais desirer ces graces extraordinaires,
visions, extases, dons des miracles, de prophetie
qui ne sont pas tou jours des signes ele sain-
tete. Au contraire, les regies des ordres musul-
mans font un commandement et une obligation
a tout individu de souhaiter, de vouloir, bien
plus, de chercher a acquerir, par des moyens
mauvais, ces faveurs que Dieu n'accorde qu'a
ceux qu'il a aimes specialement. Aussi, tandis
que nos saints sont capables des plus grandes
choses, la plupart des chefs des ordres religieux
sont incapables d'agir ; nous avons dil; pourquoi;
et pour nous, c'est encore la un des signes du
satanisme de ces congregations, car les chefs
doivent pratiquer ce qu'ils ordonnent, et cepen-
dant nous verrons Snoussi et ses fils travailler
avec une ardeur infatigable a etablir leur ordre;
nous montrerons meme que Albert Pike, malgre
son activite infatigable, ne 1'atteint pas. On ne
se figure pas ce que c'est que gouverner un
ordre qui s'etend du TouataLa Mecque, alors que
LE DIABLE CHEZ LES MUSULWANS 4..
134 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
les voies de communication sout loin d'etre sem-
blables a celles de 1'Amerique. Quelles vertus fau-
dra-t-illouer dans ces homines? leur frugalite el
leur mortification? leurvertus'evanouitainsique
les merites qu'ils ont acquis a cause du but qu'ils
se proposent ; leur amour du silence et de la
retraite ? G'est un moyen de f avoriser leur
paresse et leur apathie naturelle ; mais cet
amour de la solitude n'est pas bon, car ils sont
inutiles a la socie"te. Que faudra-t-il done louer
en eux ? Nous 1'ignorons; sous tous les rapports,
sous tous les points de vue, nous ne trouvons en
eux que des vices : orgueil, paresse, injustices
sans nombre, du chef de Tordre envers les infe-
rieurs, jusqu'au pauvre Khouan; voila leurs
vertus, voila certes ce que nos franc-macons
loueront en eux.
GHAPITRE VI.
Les ennemis des Ordres Religieux.
Leur caractere politique. Les Taibya.
Jusqu'ici, nous n'avons vu les ordres religieux
que livres a eux-memes, prosperantdansl'ombre,
et faisant de nombreuses recrues. Rien Jusqu'ici
n'a semble" devoir entraver leur marche, et il a
du sembler a quelques lecteurs que bientSt leur
but allait tre atteint, que le panislamisme arrive-
rait a son but plus vite que le panslavisme et sur-
tout que le panhellenisme. Qu'ils se detrompent.
Les ordres religieux musulmans devaient ren-
contrer do terribles adversaires, qui certes ne
leur ont pas manque. Nous allons done les voir a
1'ceuvre ; nous allons voir tous les managements
des gouvernements qui ont le plus a craindre, et
aussi toutes les severites qu'ils ont du deployer
contre eux, suivies tout a coup d'une influence
plus grande de 1'ordre persecute. Ge seront la les
deux grands ennemis : ce sera le c6te tragique-
A c6te de cette grande lutte, nous aurons un peu
de comedie pour nous egayer, etle lecteur verra
qu'il n'y a pas qu'en Europe ou les moines et
capucins soient Tobjetde la risee du peuple.
En Algerie et en Turquie, il y a ce que nous
appellerons les Marabouts independantset les Ma
rabouts salaries par TEtat. Ghaque annee, 1'Etat
depense en Algerie une somme assez rondelette
pour payer ses pires ennemis. Nous savons Men
que quelques-uns de ces gens salaries ne nous
136 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
feront pas de mal, n'exciteront pas a la revolte
leurs coreligionnaires, mais croyons-nous nous en
faire des amis fideles ? Oui, nous reussirons une
fois sur cent. Le Musulman, nous ne cesserons do
le repe"ter, a une haine mortelle centre la civilisa-
tion et le progres ; il est routinier de sa nature,
a tel point qu'il prefere les pentes abruptes de
son sentierala magnifique route dont le gouyer-
nement a dote son pays. A cet amour de la rou-
tine, il joint un amour presque egal du lucre, et
pour lui la perfection serait de mener ici-bas une
vie de delices, pour jouir encore des delices du
paradis promis aux croyants. Aussi, malgre" la
defense expresse que fait la tradition d'accep-
ter aucun salaire pour les fonctions de Marabout
ou de professeur, il se trouve des ames peu
scrupuleuses qui veulent bien se faire les amis
du gouvernement etabli. Les Ehouan, rigides
observateurs de 1'Islam, criant sans cesse contre
la corruption de leurs coreligionnaires, ne peu-
vent pardonner ces transgressions aux repre-
sentants de la religion et leur jettent sans cesse
a la face ces paroles du docteur turc Mohammed
ben-Pir-el-Berkaoui. Tout Musulman ne doit
faire ni les fonctions d'imam, nirannonco de la.
priere, n'enseigner ni le Goran, ni la theologio
pourua salaire .(RiNN, page 9.) De la des haines,
des querelles et des disputes entre Khouan d'un
c6te, Marabouts et Eulema de Tautre.
Ges querelles ne datent pas d'hier. Elles re-
montent a 1'origine meme de 1'Islamisme, quand
les Soufi firent leur premiere apparition dans
I'lslam et voulurent y introduire les doctrines
pantheistiques de 1'Inde st de la Perse. Gettelutte
a continue toujours dans I'lslam avec des inter-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 137
valles de crise aigue ou de repos plus ou moms
complet. Nous avons deja dit que plusieurs
Soufi ont paye de leur tete leur attachement a
leufs doctrines, et nous avons cite le cas de
Scherourdi mis a mort au Gaire par Salah-
ed-din.
Gette querelle .serait pour nous sans interet ;
m.3is, de nos jours, elle a repris line recrudes-
cence qu'elle n'avait pas eue jusqu'a ce moment.
Depuis 1'occupation d'Alger et de son territoire,
surtout depuis que la France a pris Tunis et que
1'Angleterre a e"tabli sa domination effective
SID on nominale snr 1'Egypte, un cri de fureur et
de haine s'est eleve de tous les coeurs vraiment
fideles a 1'Islam. Tous les Khouan ont rejete
hors de la vraie religion tous ceux qui veulent
servir les chre"tiens et regoivent d'eux un salaire.
G'est en vain que les Marabouts ont essaye d'en-
rayer leurs progres; ils ont voulu d'abord les
faireparaitreheretiques. Les Khouan ont prouve
leur orthodoxieparlachame. Alors, ils onl attire
sur les derwich le ridicule, la ils ont reussi. La
litterature arabe est remplie d'anecdotes
piquantes et des railleries les plus fines contre
les Khouan. Telle fable de Bidpa'i rappelle invo-
lontairement un des fabliaux du moyen a~ge, ou
toujours le moine devenait le dindon de la farce.
G'etaient la des plaisanteries fines, agreables,
deparees malheureusement trop souvent par de
la grossierete.
Ges tracasseries n'ont pas attire sur les Khouan
les animosity's des fideles, et souvent, loin de
diminuer leur influence, elles ne font que 1'aug-
menter. Les Marabouts salaries sentent bien
d'ailleurs eux-mmes la faussete de leur posi-
LE DIABLE CHEZ LES MUSUUrANS . 4...
138 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
tion; ils savent bien que la vraie doctrine de
1'Islam condamne ces faux Marabouts, qui, par
amour de 1'argent, transigent avec le pouvoir,
ils savent bien que, d'apres le Goran, le sacer-
doce et 1'empire doivent etre dans une m6me
main, que le sacerdoce doit avoir le pas, que, en
acceptant un salaire d'un gouvernement quel-
conque, ils se placent au-dessous de lui, et sont
par consequent en contravention directe avec la
vraie doctrine.
Aussi, malgre tout, envers et contre tous, les
Khouan font des progres, et menacent peu a
peu I'inliuence des Marabouts locaux salaries.
Le peuple court a eux parce qu'il voit en eux les
vrais representants de la religion. Nous autres
Chretiens et catholiques, nous ne pouvons nous
faire une idee exacte de i'etatdespeuples rausui-
mans. Avant d'etre Turc, Syrien, Algerien, le
Musulman est Musulman,ou plutot la nationalite
n'existe pas pour lui; il est Musulman et c'est
tout. Le pays natal lui tient peu au coaur. Un
magrebi (marocain) que le sort jettera sur les
cdtes de Syrie se trouvera tou jours dans sa
patrie aussi bien qu'un languedocien que le
hasard amenerait a Paris. Le christianisme a
developpe chez nous 1'amour de la patrie ; nous
sommes catholiques et francais, mais nous ne
voudrions pas etre obliges de choisir entre les
deux, et nous prefererions la mort plut6t que de
perdre ces deux titres ; le Musulman n'a pas de
patrie; il est citoyen de I'lslam, son roi c'est
Dieu, c'est Allah, maitre absolu, qui, selon la
saine doctrine du Goran, doit avoir ici-bas un
vicaire qui commandera a tous les croyants,
n'importe ou ils se trouvent. On voit que la
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 139
theorie de la paix universelle remonte bien haul
dans les siecles, .et que la franc-maconnerie ne
Fa pas inventee. Chose curieuse : Partout ou
Satan fait sentir son influence, ii n'est question
que de philanthropic, de liberte, d'e"galite : ses
adeptes en parlent precisemenl parce qu'ilsne
les connaissent pas etque Thomme y aspire sans
cesse. Ainsi done, malgre tous leurs efforts, les
Marabouts et Eulema payes par un gouverne-
ment pour remplir leurs fonctions on donner
1'enseignement aux jeunes gens musulmans, ne
pourront jamais contrebalancer 1'influence des
Khouan. Le peuple, sans doute, s'amusera beau-
coup de leurs jeunes, de leurs mortifications, et
aussi de leur rapacite (pour employer le mot du
P. Faber, c'est une faible compensation a leurs
jeunes et mortifications), mats au fond il verra
en eux les representants de la nationality qui,
pour lui, se confond avec la religion. Longtemps
encore les populations algeriennes repeteront le
proverbe qu'ils aiment a faire entendre aux
oreilles de Tetranger : Mefie-toi de la femme
par devant, de la mule par derriere, et des
Khouau de tous les cotes ; mais, malgre cela,
elles le venereront, lui offriront avec zele et
abondance tout ce dont il aura besoin, inclinera
sa tele sous sa benediction, et se prosternera
devant celui qui est en communication avec les
esprits, et qui, guide par 1'esprit de Mohammed
le prophete de Dieu, doit rendre a 1'Islam son
eclat, sa gioire et sa splendeur (1).
Le but que se proposent les Marabouts et les
(1) Nous avons cite la diatribe de Charani contra les Khouan,
et Tanecdote piquante ou il raconte qu'un denvich fanatique se
laissa mourir de faim pour avoir voulu trop jeuner.
140 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Eulema en attaquant ainsi les Khouan est bon
el louable ; ils ne triomphent pas, parce que
Satan est avec les Khouan, parce que les Mara-
bouts et les Eulema, pour vaincre, devraient se
trouver dans le camp de Dieu ; or, ils sont dans
le camp de Satan. Qui pourrait leur donner la
force de triompher ? Nous en dirons autant des
gouvernements turcs, qui ont voulu essay er de se
defaire des ordres les plus ombrageux. G'est en
vain qu'ils ont essaye, ils n'ont pu reussir. Pour
les dompter, ils ont essaye deux moyens extr-
mes : les rigueurs et les faveurs ; aucun des
deux n'a reussi pour s'attirer leur amitie, et,
aujourd'hui plus que jamais, la Sublime Porte
doit craindre el trembler devant leurs exi-
gences ; car elle doit aussi manager 1'Europe.
Presse d'un c6te par les Khouan qui veulent bon
gremalgre le ramener a la doctrine politique
de I'lslam, arrester les progres toujours crois-
sants de 1'Europe et de la civilisation et lancer
sur elle leurs hordes fanatisees, presse d'un
autre cote par 1'Europe menacante qui ne veut
pas souffrir a sa porte un e*tat plonge dans la
barbaric, sachant qu'il n'existe que parce que
1'Europe le tolere a cause de sa faiblesse, et
qu'au premier mouvement qu'il fera pour s'op-
poser a elle, 1'Europe le jettera en Asie, le
sultan de Stamboul hesite, et cette hesitation le
perdra. Un jour ou 1'autre il sera victime du
fanatisme des Khouan et tombera sous leur
poignard.
Depuis que 1'imamat n'existe plus, tous les
gouvernements musulmans ont vu dans les
ordres religieux de terribles adversaires. Aussi,
les ont-ils combattus par tous les moyens
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 141
possibles, ne reculant pas devant le massacre
d'une foule de Khouan. Quo de fois les sultans
ont essaye leur force et leur puissance centre la
force et Ja puissance morale des Khouan : tou-
jours ces derniers ont triomphe. Quand Si
Mahmed-Ben-ATssa, fondateur de la secto des
A'issaoua revint de ses nombreux pelerinages,
suivi d'un grand nombre de disciples qu'attirait
sa reputation de saintete, sa gloire fut assez
grande pour s'attirer la haine du sultan de Md-
quinez, Mouley-Isma'il. Tout le monde louaitle
saint, tout le monde venait le visiter, tout le
monde le vanlait et le glorifiait, en sorte qu'un
etranger aurait cru que le vrai maitre etait Si
Mahmed-ben- A'issa, le protege de Fenfer, le
maitre du puits et de 1'olivier. Ge surnom a ete
donne au fondateur des A'issaoua parce que, dit
la legende, un olivier qu'il avait plante lui don-
nait assez de fruits pour se nourrir lui et ses
disciples, et qu'un puits qu'il avait creuse suffisait
a leur subsistance. On voit combien 1'imagination
populaire exaltait cet homme dont tout le merite
est d'avoir rapporte de ses nombreux voyages
quelques notions d'agriculture qui suffisaient a
faire prpduire le centuple a une terre fertile
jusque-la inculte.
Mouley-Ismail ne put supporter plus longtemps
que le peuple meconnut sa grandeur et cessat de
lui faire la cour pour se rendre au gourbi d'un
pauvre malheureux. II ordonna a Ben-A'issa de
quitter surle champ Mequinez : le saint obeit, et,
suivi de ses disciples, il sortit de la ville ; en
route, ses nombreux disciples n'ayant rien a
manger, avalaient des pierres, des serpents
veninieux, et trouvaient, dans ces matieres indi-
142 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
gestes, une excellente nourriture ; c'est la 1'ori-
gine de ces tours prodigieux et diaboliques
qu'operent les A'issaoua. Gelui qui fut le plus
marri, ce ne fut pas le saint : le sultan etait
occupe a faire batir de magniflques palais ; tous
les ouvriers abandonnerent les chantiers pour
suivre le saint dont ils se disaient disciples.
Mouley-Ismail dut tolerer dans sa ville une auto-
rite egale a la sienne : il rappela Ben-A'issa et
lui permit de faire tout ce qu'il voudrait. Gelui-ci
consentit a.rentrer, mais a une condition : c'est
que ses disciples seraient dispenses d'impdts et
clecorvees. ,
Voila quel fut le resultat de cette lutte. Les
sultans sont convaincus que le tort est de leur
cote ; un moment ils triomphent parce que la
force vient a leur aide, mais que peuvent-ils
quand tout un peuple acclame le saint de
Lucifer.
Presque tous les chefs d'ordres importants ou
leurs successeurs ont eu a souffrir de la part
des gouvernements musulmans. Ceux-ci ne trou-
veront jamais un appui dans le peuple. Sans
doute, comme nous 1'avons deja dit, le peuple
tournera en ridicule le derwich, le Fakir ou le
Khouan, il en rira a Foccasion et s'amusera de
lui comme nous rions du bon capucin; mais
les pratiques religieuses que s'imposent les
derwich, et puis cette pensee que ce sont eux
qui sont les vrais patriotes, qui refusent toute
transaction avec 1'Europe et avec la croix ; qui
sans doute s'inclinent devant le sabre du Fran-
cais vainqueur et meme obeissent a ses lois (1),
(i) \ r oici, en effet, le raisonnement que font les Klionan ; c'est
Dieu i\i\ a permis que pour un moment le Francais domine : il
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 143
si elles ne sont pas opposees a celles de Maho-
met; mais aussi que ce sont eux qui ne traiteront
jamais de la paix avec les Chretiens tant que le
dernier des Musulmans ne sera pas libre chez
lui et ne dependra pas de l'imam supreme :
voila la force politique des Kliouan et ce qui
les rend plus terribles que 1'Europe a la Sublime
Porte. Elle le sent bien ; elle a essayeapeu pres
tous les moy ens pour les gagner; de plus, le sul-
tan sait bien que c'est grace a elles qu'il est
parvenu au tr6ne, qu'elles 1'ont aide, esperanl
trouver en lui un heroiique defenseur de 1'Islam.
Souvent ces princes, inities eux aussi aux sectes
musulmanes, comprenant le danger que court
leur tr6ne, ont preferc la paix avec 1'Europe
qu'avec leurs freres ; de la des massacres nom-
breux, des suppressions d'ordres religieux qui
bient6t,renaissantde leurs cendres,apparaissent
plus terribles qu'avant leur destruction.
Sous Mohammed IV, le vizir Kouprouli Mo-
hammed Pacha voulut en finir avec quelques
ordres : les Mouleya, les Khelouatya, etc., eprou-
verent tour a tour la fureur de cet homme :
qu'arriva-t-il ? Les ordres disparurent pour quel-
que temps dans 1'ombre : ils laisserent passer
cet homme qui n'usait de son pouvoir que pour
les persecuter, pousse par 1'envie qu'il leur por-
tait : le vizir disparut, et ou vit alors 1'impuis-
sance des sultans ; ces ordres persecutes reparu-
rent plus forts et plus vigoureux, portant, de
plus,'sur leur front, 1'aureole de la persecution et
du martyre. Dans notre siecle, en 1826, le sultan
Mahmoud est celebre par la destruction du for-
f aut done se soumettre, mais garder tonjours la ferme esperance
que le Musulman rentrera dans ses droits.
144 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
midable corps des janissaires, soldats redou-
tables et terribles dont Fhistoire est ecrite, dans
les Annales de la Turquie, avec le sang de leurs
empereurs : le sultan tremblait devant eux, et
cependant un d'entre eux parvint a s'en debar-
rasser. Apres ce maguiflque coup d'essai, il
voulut se mesurer avec Fhydre aux cent tetes
qui renaissait toujours sous les coups de ses pre-
deeesseurs : il commenga par les Bektachya.
Pour trouver une execution semblable dans 1'his-
toire nous devrions remonter aux Templiers :
1'ordre des Bektachya fut juge selonles formes :
le Cheikli-El-lslam,- le premier des muphti de
I'lslam, le Papo de ITsIam, presidait lui-meme,
avec de nombreux Eulema comrae assesseurs,
le tribunal et 1'echafaud ou furent executes pu-
bliquement le superieur etses deux Khalifa.
L'ordre fut supprime, les Moqaddem exiles apres
avoir vu leurs zaouia renversees, les malheu-
reux Khouan obliges de changer d'habits et de
vivre comme un simple Musulman. On croyait
1'ordre disparu pour toujours, mais 1'hydre a
cent tStes, coupez-lui en une, dix repousseront ;
les Bektachya furent bientSt reorganises et re-
prirent leur place au soleil . G'etait un echec de
plus a ajouter aux autres si nombreux qu'avait
deja essuyes le pouvoir du sultan : et le peuple.
applaudit a cette resurrection, comme devait le
faire tout vrai croyant.
Fatiguee de massacrer, la Sublime Porte a
essaye d'uu autre moyen, elle a voulu gagner
a elle les ordres religieux. Le sultan a voulu re-
lever son prestige aux yeux des croyants etfavo-
riser ce semble ce mouvement de panislamisme.
Mais 1'Europe est toujours la, qui le pousse sans
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS . 145
cesse dans la voie du progres et de la civilisa-
tion. II voudra manager la chevre et le chou, et
probablement sera un jour la victime de Tun et
del'autre. Ainsi, dans la Tripolitaine, les Snous-
sya, qui sont certainement les plus terribles
ennemis du sultan de Stamboul, les Snoussya
onttous des postes importants et jouissent des
plus grands privileges. Tous les Moqaddem et
Khouan lettres qui desservent les Zaouia du
littoral sont officiellement exemptes d'impots.
Les autres affilies, quoique n'etant pas officielle-
ment exemptes, paient ce qu'ils veulent au gou-
vernement turc. Les Cheikh et non les employes
de la Sublime Porte ont influence sur les popu-
lations : celles du district de Ben-Ghazi sont
toutes affiliees aux Snoussya, auxquels elles
paient annuellement la ziara, bien plus fidele-
ment que I'impdt aux caisses du beylik. Bien
plus, a Ben-Ghazi mme, le plus grand person-
nage n'est pas le gouvernement turc, mais
T Oukil-Ech-Gheikh des Snoussya auquel le
gouvernement turc alloue par mois la somme de
500 piastres ; tous les gens qui ont une fonction
quelconque re"tribuee par 1'Etat sont Snoussya.
Enfln, dans d'autres districts a Test de Ben-Ghazi,
les Gaimacans turcs sont plutdt toler^s : leur in-
fluence est nulle ; et les Snoussya exercent leur
domination sans contrSle aucun.
Deja done, dans une province del'empire turc,
ils commencent a faire la loi, a imposer leur
volont^, et a agir a leur guise. La Sublime Porte
croit s'en faire des allies ; elle ne reussira pae ;
leurs progres continueront avec une marche
encore plus effrayante si TEurope si la France
en particulier ne s'y opposent. Et ce ne sont pas
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 5
146. LE DIABLE CHEZ LES MUSTJLMANS
settlement les Snoussya qui exigent en prin-
cipe la necessite de revenir aux institutions
primitives de 1'Islam. La plupart des ordres re-
ligieux erigent en principe cette parole de
Chadeli : Obeis a ton Gheikh avant d'obeir au
souverain temporel. Sous le spe"cieux pretexte
de vivre dans la solitude, les Khouan devront
eviter de frequenter tout homme ayant le pou-
voir. Jamais les Khouan vraiment fideles a
leurs engagements sacres ne devront prendre
part au gouvernement. Meme les ordres fran-
chement devoues aux families regnantes et qui
ont ete <3tablis afln de contrebalancer 1'influence
des autres ordres comme les Taibya, au Maroc,
ou les Madanya en Tripolitaine, dont le gouver-
nement turc se sert pour combattre les Snoussya,
ont conscience de leur superiorite et de leur im-
portance : Ne craignez point, disait a ses dis-
ciples le f ondateur des Taibya, ne craignez rien
du gouvernement, ilne pourra vous detruire ja-
mais et sans vous ilne peut rien, parole qui carac-
terise bien 1'etat des gouvernements musulmans,
meme entre les mains des societes qui leur sont
devouees et la puissance de ces congregations.
Ne croyons pas que les gouvernements
n'aient pas, eux aussi, des auxiliaires, et que Fen-
tente regne parfaitement dans cet antre de Satan ;
nous avons cite les Taibya et les Madanya
qui se sont mis a la disposition du gouvernement
marocain et de la Sublime Porte.
Nous allons direici quelquesmots deces deux
ordres; nous verrons ainsi, sous son vrai jour,
comment les ordres religieux jouent leur role
politique,
L'ordre des Taibya est pour ainsi dire 1'ordre
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 147
national marocain, c'est lui ^qui combat de touto
son influence (querelle de paroisse et d'ordre)
la marche toujours envahissante des autres
ordres religieux. D'apres une croyance assez
repandue, le fondateur serait Mouley-Idris-Ben
Abd-Allah, flls du Khalife Ali-Ben-Abou-Taleb,
fondateur de la dyuastie des Idricites. II aurait
fonde, a Fez, une celebre universite (vni e siecle
de notre ere) ou se formerent un grand nombre
de savants musulmans, qui se constituerent en
association religieuse : au X\T siecle, elle se
serait divise"e en deux branches. Le vrai fondateur
vie cet ordre fut un descendant de Mouley-Idris
qui s'appelait Mouley-Abd-Allah, affilie" aux Dja-
'/oulya, branche des Chadelya. Ge fut lui qui
fonda la celebre zaouia d'Ouezzan. Son but etait
de porter atteinte a Tinfluence des Qadrya dont
le siege est a Bagdad et de donner un ordre
national au Maroc. Aussi la protection officielle
de I'empereur lui fut toujoursaccordee. Cepen-
dant il ne donna pas sonnom a 1'ordre qu'il avait
fond6 ; ce fut son troisieme successeur : les
Khouan, fiers des regies pleines de sagesse
qu'il avait su leur donner, voulurent s'appeler
de son nom : c'etait Mouley Taieb. Ge personnage
passe pour tre 1'auteur d'une prophetie assez
vjonnue en Algerie; il aurait promis a ses disciples
la possession de toute 1'Afrique du Nord ; mais,
avant que cette promesse recoive son accomph's^
semen t, les Francais doivent y commander en
maitres. II continua les traditions de 1'ordre, et
suivit toujours la meme ligne de conduite que
ses predecesseurs. Ge fut lui, dit-on, qui, apres
-avoir converti de nombeux negres du domaine
1'Etat, les fit affranchir et en forma la garde
148 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
noire, si fldele a 1'empereur. Get acte seul suffl-
raita prouver queles Taibya sont devoues corps
et ame au cherif, et que 1'empereur da Maroc n'a
pas d'amisplus devoues. Dans toutes les circons-
tances difficiles, le cherif d'Ouezzan intervient
pour sauvegarder les interests de son prince.
Sans doute, ils ne sont pas ses esclaves ; et, comme
des serviteurs fideies ayant confiance dans leur
fortune et leur puissance, ils peuvent dire sans
exaggeration ce que leur disait Mouley-Taieb :
Le sultan ne pourra pas se defaire de vous et
ne fera rien sans vous.
Ordre plutot politique que religieux, cette
association ne produira jamais de ces exaltes
dont nous avons parle au chapitre IE 6 . Les*
visions, les extases, tout cela est a peu pres
inconnu chez eux, et le diker que nous avons cite
plus haut sert plutot de signe de reconnaissance
que de moyen pour arriver a 1'extase. Le Cherif
d'Ouezzan, toujours general de 1'ordre, n'est
nullement hostile a la civilisation et au progres :
il suit d'uh ceil anxieux la politique de 1'Europe
et les convoitises des diverses nations sur son
pays. Bien plus, le Cherif Abd-es-Sellem a voulu
se placer lui-mme directement sous la protection
de la France. Comme ici nous ne voulons pas
parler des relations politiques des ordres reli-
gieux et de la France, nous reservant de le faire,
pour chaque ordre en particulier,dans la secbnde
partie, nous ne citerons pas les nombreux faits
a 1'appui de ce que nous avangons : il est certain
toutefois que la France, depuis plus de cinquante
ans, a de puissants amis aupres de 1'empereur
du Maroc, et que presque tous les Cherif s
d'Ouezzan qui se sont succede depuis 1830 nous
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 149
ont ete favorables. Malgre tous les efforts des
Taibya pour entrainer le Maroc dans le concert
des nations europeennes, malgre tous leurs
efforts pour faire sortir leur pays de 1'orniere
musulmane, nous doutons qu'ils puisserit long-
temps encore, livres a eux seuls, soutenir les
efforts combines des Qadrya, des Derqaoua,
Tidjanya et surtout des Snoussya.
L'empereur du Maroc a done, dans les Taibya,
des allies fideles sur lesquels il peut compter;
faut-il en penser autant des Madanya? Servent-
ils avec autant de zele les interests du sultan de
Stamboul ? Evidemment non. L'empereur de
Constantinople, qui favorise tant les Snoussya
dans la Tripolitaine, voudrait cependant opposer
au torrent qui vatout ravager une digue assez
puissante. Les Madanya ne sont qu'une branche
des Derqaoua, qui se rattachent a la grande
famille de Chadeli. Les plus grands ennemis des
Turcs sont certainement les Derqaoua; pour eux,
derqaoui est synonyme de revolte et de rebelle.
Les Derqaoua et les Madanya ne suivent plus
la regie de Ghadeli en matiere politique. Nous
avons cite plus haut la parole qu'il prononcait
souvent devant ses disciples : Obeis au Cheikh
avant d'obeir au pouvoir etabli ; el il ordonnait a
ses disciples de ne pas se meler des choses ter-
restres.de ne pas s'occuper de politique,et surtout
de ne pas desirer le pouvoir. Gette theorie,un
peu platonicienne de resistance augouvernement
etabli, n'e"tait pas faite pour plaire a quelques
esprits turbulents : de la naquirent les Derqaoua,
qui se scinderent encore, et, de cette scission,
naquirent les Madanya. Ge sont ces derniers,
veritabies r^volutionnaires, qui ne demandent
150 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
qu'a renverser tout gouvernement, que la Sublime
Porte, dans sa sagesse et son habilete, a voulu
opposer aux autres ordres. Les Madanya n'ont
qu'un but : chasser les chreliens de 1'Afrique et
de 1'Asie ; et puis, comme les Snoussya, etablir
rimamat; en somme, ils ont le meme but, sans
avoir le mme nom ;< mats nous croyons que les
Snoussya, par leur habilete, sauront bien vile les
gagner a leur cause. En attendant, les Madanya
se rient des Turcs, et, sous pretexte de les servir,
sont les meilleurs auxiliaires des Snoussya.
On le voit : les societes secretes musulmanes
poursuivent leur but avec acharnement et une
perseverance digne d'une meilleure cause.
Malgre les railleries et les haines d'un clerge sa-
larie, malgre les sarcasmes et les railleries que
leur prodiguent les poetes et auteurs musul-
mans, malgre les persecutions les plus cruelles
qu'elles ont eu a subir, les congregations mu-
sulmanes sont de plus on plus terribles. Elles
regardent 1'Europe d'un ceil menacant. Dans la
2 C partie, nous parlerons des progres effrayants,
en particulier des Snoussya, dans le Soudan,
oil plusieurs royaumes sont entierement gagnes
a leur ordre, oil les rois ne sont .que de
fideles affilies de 1'ordre et en quelque sorte les
Khalifa du grand maitre de Djegboub. Elles se
comptent : toutes n'ont qu'un mSme but ; et. a
part les Taibya, au Maroc, les Bektachya et
quelques autres plus importantes en Turquie,
toutes les autres sont prates a jeter dans la mer
le chien de Chretien et le Tare apostab Qu'est-ce,
en effet, que les Taibya, en face des legions
innombrables des Snoussya, des Rahmanya, des
Qadrya, des Tidjanyo, etc., qui entourent d'un
LE DIABLE CHEZ LES MJUSULMANS 151
vaste reseau tout le bassin de la Me"diterranee.
Du golfe de Gabes a la frontiere du Maroc, la
France compte settlement 60.000 hommes. Les
Rahmanya seuls, dissemines sur un espace re-
lativement restreint de Bone a Alger sont plus
de 100.000, et, nous pouvons nous y attendre, ils
nous feront uoe guerre sans merci, aupres de
laquelle les horreurs de Palestro et de Sarda ne
seront rien.
Aussi, en terminant cette premiere partie, et
avant de montrer la force et Porganisation de
chaque ordre en particulier, adresserons-nous a
la France le meme cri que le grand cardinal que
I'Algerieaperdu : Le danger, le vrai danger est
la, etnous terminerons par ce mot du fils de
Snoussi a un personnage etranger, auquel il
montrait ses magasins bien fournis et tout Tou-
tillage bien complet pour fabriquer des armes :
Gontre qui destines-tu cet armement formida-
ble, lui demanda 1'etranger, est-ce contre les
Fran^ais ou les Turcs ? Gontre tous les deux,
je veux tout exterminer le Chretien et le Turc.
FIN DE LA PREMIERE PARTIE
DEUXIEME PARTIE
GHAPITRE PREMIER
Qadrya (an 561 de I'Hegire; 1166 de J.-CJ.
Dans la premiere partie de notre etude, nous
avons surtout vise a faire connaitre les societes
secretes musulmanes et a faire voir leurs
points de contact. Nous ne devons pas, encore
une fois, nous les figurer pareilles aux societe*s
de 1'Europe : L'Arabe devient Khouanen suivant
la pente naturelle de la doctrine de l'Islam,tandis
que le catholique doit sortir de la bonne voie
pour se lancer dans 1'oeuvre de Satan; le culte
de Satan, voila le but final de toutes ces societes.
Chez les Khouan, Satan se transforme en ange
de lumiere, et, comme nous 1'avons dit, 6tre
Touhidi, c'est-a-dire elre favorise des visions de
1'Etre supreme, est le dernier degre de 1'extase ;
chez les Palladistes, Satan se transforme aussi
quelquefois en ange de lumiere, mais comme le
demontre le docteur Bataille par les nombreux
faits qu'ii raconte, il apparait aussi quelquefois
avec ses caprices et sa mauvaise humeur.
La deuxieme partie de notre etude sera bien
plus interessante : nous suivrons pas a pas depuis
leur origine chacune des congregations musul-
manes, no us les verrons a 1'oeuvre, d'abord agis-
sant lentement, et faisant peu a peu Toeuvre de
LE aiABLE CHEZ LES MUSULMANS 5.
154 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Satan, sans bruit et sans difficultes, puis tout a
coup, quand Te*pee victorieuse de la France aura
fait tomber Alger la bien garde"e, el Tunis la
verte, se levant toutes pour combattre plus ou
moins ouvertement le progres, la civilisation et le .
christianisme. C'est a une guerre que nous aliens
assister, et nous aurons a enregistrer bien des
defaites de notre cote; comme toujours, nous
dirons toute la verite, donnant comme certain
ce qui est certain, et comme des hypotheses
ce qui n'est qu'une hypothese. Auparavant, le
lecteur nous permettra de lui faire connaitre ce
champ de bataille aussi grand que TEurope, et
les moyens dont dispose la France pour s'op-
poser a ce torrent.
De 1'Atlantique a la mer Rouge, de la Mediter-
rane"e au Congo, s'etend un immense territoire
arrose seulement par quelques fleuves tres rares :
le Senegal, la Gambie et le Niger se jettent dans
1'Atlantique ; le Cheliff, la Seybouse, la Medjerdah
et le grand Nil, dans la M^diter ranee. Get te
terre, que nous pouvons a juste titre appeler la
terre maudite et la terre des mysteres, est encore
inconnue du genre humain; seuls quelques hardis
explorateurs ont pu y penelrer, et n'ont vu que
ce que les indigenes ont voulu leur laisser voir.
Aucune autre partie du monde ne peut lui etre
assimilee ; aucune autre ne presente d'aussi
grands dangers pour les voyageurs. A la chaleur
tor ride du jour succede la temperature glaciale
de la nuit, et a part les trois cents kUemetres qui,
de Nemours a Tunis, longent les c6tes de la
Mediterranee, et dont nous pouvons faire un des
plus riches pays du monde, le reste n'est qu'un
desert, seme" de temps en temps que de quelques
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 155
oasis. Jamais la main de 1'homme n'avait fait
jusqu'ici aucun efiort pour ameliorer ce triste
pays. Bien plus, I'indolence, la negligence, la
paresse ou le fatalisme ont laisse deperir les
richesses que, autrefois, on pouvait retirer de ce
sol, car le Sahara n'a pas toujours ete aride : un
fleave immense le parcourait, 1'Oued Igharghar
Tarrosait et le f e*condait ; encore de nos jours, on
en vpit les vestiges puissants. Ge pays de la deso-
lation convenait bien a 1'oeuvre de Satan. Tandis,
en effet, que Dieu semble de preference choisir
les endroits agreables, et qu'il avail place nos
premiers parents dans un lieu de delices, Satan
pr^fere les lieux arides, sans eau, images de
son ame desolee et de son infernal sejour. La,
dans 1'ombre et les tenebres du desert, 1'Islam
de*veloppe pou a peu le germe devastateur qui
un jour s'unira aux gnostiques d'Europe, comme
ils voulurent ie faireaumoyen-age, etalors, nous
le croyons, ce sera une guerre sans merci a
1'Eglise catholique, .et peut-e'tre le signal de la
lutte qui precedera 1'Antechrist. La suite de
cette etude fera connaitre les moyens d'action
dont dispose cette vaste conspiration pour arreter
les progres sans cesse envahissants de 1'Europe
chretienne.
Quand on songe aux moyens dont : disposent
la France et 1'Europe, on est saisi d'effroi. La
vraiment on reconnait la main du Tout-Puissan
et on est convaincu que le demon ne peut que
ce que Dieu lui permet. La civilisation dispose
de deux forces : 1'armee et la religion. Malgre
tous les efforts des Taibya pour arrester les pro-
gres des socie*tes musulmanes au=Maroc, cet eta
est entre les mains des chefs d'ordre; Au jour ou
156 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
ils le voudront, les Marocains se leveront en masse
malgr6 les ordres les plus formels de leur empe-
reur et du Gheikh d'Ouezzan ; nous leprouverons
dans ce chapitre quand nous parlerons des agis-
sements d'Abd-el-Kader au Maroc, de 1840 a
1845, et comment 1'empereur ne put 1'expulser
de ses e"tats, mais comme malgre lui dut le sui-
vre dans la guerre centre les Francais, unique-
ment parce qa'il etait Moqaddem des Qadrya, et
qu'il faisait la guerre sainte ; la civilisation ne
peut pas compter sur cet empereur qui est a la
disposition de tous les Gheikh et doit leur obeir
sous peine de voir ses sujets se revolter contre
lui, et mme peut-etre le detrSner. Des frontieres
du Maroc au golfe de Gabes, la France com-
mande au nom de la civilisation, et elle impose
ses volontes grace a 1'appui de 60 . 000 ba'ionnet-
tes. Sans doute aujourd'hui la paix regne dans
cettepartie-de 1'Afrique, mais ne nous faisons pas
illusion. Loin d'avoir gagne en iDfluence depuis
1871, et d'avoir abattu les ordres religieux, ne
sont-ce pas eux qui ont pris le dessus; qu'avons-
nous fait, par exemple, pour enrayer la puissance
des terribles Rahmanya et prevenir de nouveaux
massacres comme ceux de Palestro. En 18S9, au
mois de juillet, je me promenais dans la princi-
pale rue de Palestro ; la on me montra 1'un des
principaux acteurs de I'iasurrection de 1871 ;
malgr^ les quelques annees de prison, il n'avait
pas perdu de sa flerte, et il sembiait dire (je n'ai
pas eu le bonheur de 1'entendre comme d'autres)
qu'il e"tait prt de nouveau a recommencer. Au
premier signal, cent mille hommes habiles a
manier hn fusil se leveront comme par enchan-
tement ; que feront alors les quelques poign^es
LE DIABLE CHEZ LES' MUSULMANS 157
de bravesquidevront faire regner 1'ordre dans ces
montagnes abruptes, dans ces ravins inaborda-
bles, ou une centaine d'hommes determines
peuvent arreter une armee. Plaise a Dieu que
pour la France ne surgisse pas un nouveau 71 .
Si les choses en sont a ce point a 80 kilometres
de la c6te, dans un pays sillonne par un chemin
de fer, ou on ne remarque guere que le Fort
national capable de tenir en respect les Kabyles,
car on ne peut compter sur le mur qui entoure
Bordj-bou-Areridj et autres petits villages, que
sera-ce quand nous devrons combattre a 500 ou
600 kilometres dansle sud, quand il faudra tenir
en respect les Khouan du Touat, etc. ? La,
pas de chemin de fer; la derniere station est
Ala Sefra (1), dans le departement d'Oran, Ber-
.rouaghia (environ 60 kilom. sud de Medeah) dans
celui d'Alger,et Biskra dans celui de Gonstantine.
Dans le desert, le vainqueur sera celui qui aura
les meilleurs mehari et les meilleurs chameaux
de trait. Pour nous, sans vouloir rien exagerer,
nous croyons que, dans le cas d'une guerre euro-
peenne, la victoire pencherait du c6te des Khouan,
s'ils savaient s'unir ; mais nous montrerons que
ces diverses soci^tes sont loin de pratiquer la
charite qu'elles recommandent tant dans leur
theorie; ils'sont comme les loups qui se de*vorent
entre eux quand ils ont devore le faible agneau.
Dans la Tripolitaine, la civilisation n'a aucune
force a sa disposition ; tous les pouvoirs civils,
militaires et religieux sont entre les mains des
Khouan, qui paient toujours tres fidelementia
ziara a la zaouia, mais rarement I'impSt au
(1) Le chemin de fer va maintenant a 80 kilometres au sud d'Ai'n
Sefra.
158 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
beijlek. Dans beaucoup de districts mme, les
ca'imacan turcs sont plut6t toleres, et le vrai
maitre est le chef de la zaouia. Nous avons meme
dit que Foukii-ech-cheikh de*s Snoussya recevait
par mois 500 piastres du gouvernement turc.
Nous completerons en son temps ce que nous
avons dit au chapitre ou nous avons parle des
ennemis des ordres religieux, et ou nous avons
montre que les Turcs se laissent tromper par les
Madanya, et qu'ils essaient en vain d'apaiser
les Snoussya.
En Egypte, 1'Angleterre commande etfective-
ment a peu pres comme la France en Tunisie.
Nous ne dirons qu'un mot : partout ou passe
John Bull, il s'accommode tres bien de I'ceuvre
de Satan. Malheureusement aussi, un jour vien-
dra peut-etre ou ils pourront avoir du regret
d'avoir si bien fait partout 1'ceuvre de Satan ;
quant a nous, nous croyons que la civilisation doit
esperer bien peu de chose de leur part, et que
ce ne sont pas eux qui opposeront une digue
aux progres toujours croissants du panislamisme.
Ge moyen que nous venous d'indiquer est, a
notre avis, seulement un bouclier ; c'est un pro-
tecteur contre les ordres religieux, ce sera lui
qui sauvegardera notre influence et notre domi-
nation, mais n'arrelera pas les ordres religieux
dans leur marche si rapide. Un second moyen
doit venir apres celui-la : c'est la reaction contre
ces ordres ; c'est 1'introduction de notre civili-
sation et de nos ide'es. Nous n'aurons rien a
craindre des ordres religieux, mais alors seule-
ment que lorsque nous aurons fait de tous les
Algeriens des Chretiens et des Francais. Le
principal moyen d'action dont dispose notre
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 159
patrie est, a notre avis, le clerge et le mission-
naire ; du moment que le but poursuivi par
toutes les socie"tes musulmanes est d'arrSter les
progres de la civilisation en Afrique, il n'y a
qu'un jnoyen de les dompter, c'est de repandre
parmi eux le vrai progres ; le missionnaire est
done le vrai pionnier de la civilisation, et, par
son caractere, 1'ennemi le plus ardent de toutes
ces socie"tes ; aussi que n'ont pas fait les Moqad-
dem et Cheikh pour entravo.r leur osuvre, et
deja six Peres Blancs ont du payer de leur sang
leur audace et leur amour pour le salut de leurs
freres. D'ailleurs nous nous reservons de revenir
sur ce sujet dans notre dernier chapitre.
Nous ayons fait connaitre tout a fait sommai-
rement le champ de bataille oii nous aliens voir
paraitre les combattants et les principaux
moyens d'action dont nous disposons pour arre-
ter les progres des ordres religieux ; maintenant,
nous aliens etudier en particulier chacun des
principaux ordres qui ont ete fondes en Algerie,
oii dont beaucoup de membres sont Algeriens.
Nouscommencerons par les Qadrya, dont Abd-el-
Kader etait Moqaddem.
II n'y a pas, dans tout 1'Islam, un saint plus
ve"nerequeAbd-el-Kader-el-Djelani, ne a Djelan,
pres de Bagdad, 1'an 471 de 1'hegire et decide a
1'age de 90 ans, Tan 561 (1166 de Jesus-Christ),
Desbords du Gange aux rives de 1'Atlantique,
tout Musulman implore le saint de Bagdad, celui
que la croyance populaire a surnomme le sultan
des saints, le roi de la terre et de la mer, la
colonne de I'lslam : le malheureux qui voustend
la main pour demander Taumone, la femme dans
les douleurs de Tenfantement, le pauvre esclave
160 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
qui meurt sous les coups de son maitre barbare,
tout le monde implore Abd-el-Kader ; a tous les
instants de la vie, dans un jour de malheur pour
lui demander un appui, dans un jour de bonheur
pour le remercier, sort de la bouche du fidele
croyant cette invocation : A Sid Abd-el-Kader;
et cette invocation les console, les soutient et les
reconforte; le croyant est assure que jamais
Dieu ne refuse la priere de Sid Abd-el-Kader,
dont 1'ame plane entre le ciel et la terre, prte
a venir en aide a quiconque a besoiu de secours
et a faire encore un miracle en sa faveur ; or,
tout le monde sait que, par la volonte de Dieu,
rien n'est impossible a Sid Abd-el-Kader . Qu'a
done fait cet homme pour acquerir une telle
reputation ?
Abd-el-Kader apparalt dans I'Mam comme
1'une des. plus belles figures de cette fausse reli-
gion. Descendant du prophete, il etait ne cepen-
dant de parents pauvres etpeu aises des biensde
la fortune. Sa mere lui aurait donne une educa-
tion morale peu commune pour un Musulman, et
1'enfant aurait toujours suivi fidelement les
recommandations de celle qui lui avait donne le
jour. Bien jeune encore, en effet, il se rendait a
La Mecque, pour faire son pelerinage, emportant
avec luiquelque argent. Des brigands attaquerent
la caravane et devaliserent ses compagnons ; le
voyant si mal habille, ils penserent que c'etait
un pauvre malheureux : Passe, lui dit le chef,
je vois que tu n'a's rien . Mais lui, saisissant
sa petite bourse dans laquelle ii avait enferme
ses quelques pieces d'argent : Tenez, voila ce
que j'ai. Pourquoi n'as-tu pas garde cette
bourse pour toi et passer sans faire cet aveu ?.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 16J
Ma mere m'a recommande de ne jamais
mentir. Le chef des brigands admira cette
belle reponse, et deposa dans sa bourse, cin-
quante dinars d'orque Sid Abd-el-Kader distribua,
dit toujours la legende, aux plus malheureux de
la caravane (1).
Ce trait est vraiment beau dans la conduite
d'un Musulman, quiest menteur par caraclere et
par temperament ; quelqu'un a dit que Thomme
mentait comme malgre lui et devait faire sur
lui des efforts ; le Musulman est menteur et ment
a chaque instant ; il suffit d'avoir sejourne pen-
dant quelques jours dans le nord de I'Afrique
pour en Stre convaincu ; le parjure ne lui coute
pas plus que le mensonge, et il est aussi grand
voleur que grand menteur.
Autant Abd-el-Kader se distinguait par ses
vertus du reste de ses coinpatriotes, autant
(i) Nos lectenrs nous sauront gre de Jeur faire connaitre les cinq
especes differentes de mensonges, d'apres le docteur Tadhely, que
pent eommettre le Musulman, sans pecher ; on verra avec quelle
habilete ce dosteur de 1'Islam asu faire des distinctions ; et a quelle
distance Men loin, bien loin derriere lui il a laisse les Escobars
modernes. II y a cinq especes de mensonges, nous dit ce casuiste
relaehe : Le mensonge de- precepte. c'est celui que doit faire le
Musulman pour defendre centre les infideles ses biens ou ceux de
ses freres. Le mensonge illicite : c'est celui qui n'est d'aucune
utilite pour la religion. Le mensonge louable, tel est celui qu'on
fait aux infideles en leur clisant, pour les detourner de leurs pro-
jets d'agression ou de. resistance, que les Musulmans font des pre-
paratifs de guerre. Le mensonge peu convenable : telle est la
promesse mensongere (d'nn joujou, par exemple) que le mari .fait a
sa femme pour la rendre de belle humeur, etc. Ge passage est
extrait de I'ouvrage du docteur Tadhely... Le mensonge n'est
defendu que qnand il n'est d'aucune utilite pour la loi ; il ne Test done
pas qnand la loi en recoil un avantage. . . Macromi et ses disciples,
tous orthodox es,disent : qu'il est licite' et louable d'en (du men-
songe) faire usage en inventantdes fails, quand ces fails tournent
a la gloire de Dieu, ou sont en faveur du prophete. Et, quatre ou
cinq lignes plus bas, pour calmer les scrupules de ceux qui diseat
quele mensonge est defendu par le Goran, 1'auteur que nons citons
enseigne que dans le Goran il est defendu de mentir centre le
prophete {alei'), mais non en sa faveur : ilai' . (La clefdu Goran, par
1'abbe Bourgade, dialogue 8.)
162 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
il se distingua par son intelligence, et ii. devint
Tun des plus grands savants de son epoque et
Tune des lumieres de 1'Islam. Parmi ses maitres,
on cite Abou-el-Oufa-el-Kerdi, et Abou-Sa'id-el-
Mebarek-el-Makh-Zoumi par lequel ii se rattache
a 1'ordre des Djenidya. Du bant de la chaire
ou il ne tarda pas a monler, il se fit Tun des plus
ardents defenseurs et propagateurs du soufisme ;
marchant sur les traces de Djenidi, il admira
comme lui la philosophic indienne et y puisa ces
principes dissolvants qui jettent le trouble et le
desespoir au fond de 1'ame qui veut vraimeht
reflechir sur son etat, et qui, pour les demi-sa-
vants, est le dernier effort de 1'intelligence hu-
maine; dans cette philosophie, ces intelligences
vulgaires trouvent une nourriture propre a les
soutenir ; sans vie, sans energie, sans ardeur,
ils aiment a passer dans 1'oisivete les quelques
jours de leur vie, couvrant cette paresse du beau
nom de piet6, tandis qiie les intelligences d'elite
souffrent au milieu de ce vaste tourbillon du
pantheisme, ou 1'etre particulier est absorbe
dans le grand tout : pas de consolations pour
cetle pauvre nature, car il n'y a plus pour lui ni
espoir, ni Dieu. Nous ne nous y arreterions pas
si nous ne voulions faire remarquer ou va se
perdre la plus belle intelligence quand elle est
abandonnee de Dieu, et quand le Seigneur des
sciences ne la dirige pas. El-Djilani a ete certai-
nement 1'un des plus grands philosophes de
1'Islam. 11 n'a pas eu en Europe la reputation
d'Avicenne et d'Averroes, mais ses coreligion-
naires lui ont rendu un culte dont nous ne
pouvons que difficilement nous faire une idee.
Et ce n'est pas settlement au londateur d'un
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 163
ordre religieux que ce culteaete voue, c'est
aussi au philosophe pantheiste qui, marchanl
sans crainte dans la voie tracee par Djenidi, a
pu, sous le voile de 1'orthodoxie, inonder llslam
des doctrines les plus contraires a la religion
t'ondee par Mahomet. Sa reputation comme pro-
fesseur et savant fu't immense, et sa gloire fit
oublier celle de Djenidi, son maitre (1). D'apres
Thistorien Bou-Ras,il pouvait disserter sur treize
branches differentes et ecrivait avec une egale
facilite en arabe, en turc et en hindoustan (2).
II a compose un nombre Ires considerable d'ou-
vrages ou opuscules sur des sujets de theologie
ou de mystique qui sont tres estimes. Les deci-
sions faisaient force de loi, et dans toutes les
discussions le dernier mot lui restait : fallait-il
trancher une question entre les docteurs cha-
feites et kanbalites, le litige cessait des que
Abd-el-Kader avait parle ; enfin, telle fut sa
gloire, que, dans 1'Jrak, I'imamat lui fut abandonne
par droit de merite.
Comment s'etonner, apres cela, qu'un de ses
disciples ait e"crit (3) : Si Dieu n'avait pas
choisi Sidna-Mohammed (sur lui le salut et la
priere !) pour tre le sceau des prophetes, il aurait
envoye Sid Abd-el-Kader, car c'est de tous les
(1) Djenidi esl mort environ un sieele avant la naissance de El"
Djilani , quand nous disons son maitre, il faut prendre ce mot dans
un sens large, comme quand nous disons que saint Augustin esl
le maitre de saint Thomas.
(2) Nous prions les lecteurs de remarqaer ce mot : cela nous
montre encore une Ibis les rapporls qn'il y a entre les differentes
societes secretes. A mon avis, toutes nous viennentde 1'Indeoude
la Perse, et la 1'ranc-maconnerie actuelle n'est que la transfor-
mation dii manicheismc, autre doctrine .indienne; les societes
secretes musulmanes sorlent certainement de la philosophic
indienne, nous 1'avons montre quand nous avons parle du Soufisme.
(3) Cite par Rinn, page 175.
164 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
homines celui qui, par ses verlus et son esprit
de charite, s'est montre le plus semblable a
Sidna-A'issa (Notre- Seigneur Jesus-Christ), sur
lui la benediction et le salut. Des lecteurs,peu
habitues a entendre parler de la religion musul-
mane, qu'ils ne connaissent guere que par le
fanatisme et le fatalisme dont on accuse ses
sectateurSjSerontpeut-Stre etonne'sde voir 1'eloge
de Notre-Seigoeur sorlir d'une telle bouche.
Gependant, ne soyons pas etonne's si les Musul-
mans sont pleins de respect pour Jesus-Christ
qu'ils regardent comme le plus grand des pro-
phetes, quoique Mahomet soit au-dessus de lui;
bien avant nous, 1'Jmmaculee-Conception gtait
pour eux une certitude, et jamais, dans cet
immonde Coran qu'un honnte homme ne peut
lire sans rougir presque a chaque page, jamais,
dis-je, dans ce tres immonde livre, vous ne
trouverez un mot pour . fle'trir la Vierge des
vierges !
To u jours, dit encore la legende, Abd-el-Kader
professa uue grande admiration pour Sidna-
A'issa ; il admirait surtout en lui sa charite sans
bornes, cette charite qui le faisait prier pour ses
ennemis, il portabien loin cette admiration, et
jamais, dans aucun de ses nombreux Merits, il
ne profera une parole, n'ecrivit aucune ligne
contre le Fils de Dieu. Bien avant nos modernes
philosophes, Sidna-Aissa passait pour un homme
incomparable, et, a mon avis, c'est la une des
ruses les plus perfides de 1'Ange des tenebres,
faire passer Jesus pour un homme aussi grand
que vous voudrez, mais toujours inferieur al'Ange
qui, dans son orgueil, contemplant sa beaute,
voulut un jour s'asseoir a c6t6 du tr6ne de Dieu,
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 165
a la place reservee au Fils de THomme. Plein de
veneration pour notre chef, Abd-el-Kader se
montrait encore plein de tolerance pour les
Chretiens : Prions, disait-il,prions non passeu-
lement pour nous etpour tous les fideles croyants,
inais aussi pour les hommes que Dieu a crees
semblables a nous. Et de cette bouche impure
sortait souvent cette invocation demandant a
Dieu d'eclairer les ignorants et de se manifester
a eux. On croirait entendre Tun des chefs de la
magonnerie, parlant de tolerance, de fraternite,
de lumiere, et invitant tous les hommes a la
connaissance du Dieu-Bon, car, ne 1'oublions
pas, cet Abd-el-Kader, le soutien de 1'Islam, a
e"te* favorise plus que tout autre des apparitions
de 1'Ange des tenebres. Ge n'est pas en vain
que ses coreligionnaires lui ont donne des titres
si pompeux ; ce n'est pas en vain que partout
des chapelles, oratoires ou petites kouba s'elevent
en son honneur des iles de la Sonde aux rivages
de 1'Atlantique : on n'en compte, d'apres des
renseignements bien surs, que 200 ou 300 dans
la seule province d'Oran.
Et cependant, on ne peut le nier, cet homme
surpassa ses contemporains par sa vertu : nous
avons cite un fait qui montre combien il avait le
mensonge en horreur : vraiment, pour un
Musulman, c'etait un acte heroique. On dit aussi
que le detachement des richesses egalait son
horreur du mensonge : nous avons vu comment
11 distribua a ses infortunes compagnons les cin-
quante dinars d'or qu'il avait recus du chef des
brigands. Plus tard, quand il fut -parvenu au
faite de la gloire, quand des quatre coins de
Tlslam sa reputation de savant lui attirait un
166 LE DIABLE CHEZ LES MCSULMANS
nombre incalculable de disciples, quand devant
lui les princes et les grands de la terre durent
s'incliner, quand il se vit reve~tu de I'imamat,
alors meme, au sein de la gloire et au milieu des
richesses, le grand saint de llslara resta, dit tou-
jours la tradition, extremement pauvre : imitant
les vertus de Sidna-A'issa, il distribuait tous ses
biens aux indigents, et ne gardait pour lui que
le strict necessaire. Quant a nous, Chretiens, qui
savons ce que valent toutes ces vertus naturelles
quand elles ne sont pas soutenues de la grace
d'en haut, nous ne croyons guere a tout ce
desinteressement, et il nous semble entendre
quelqu'un nous vanter chez Abd-el-Kader-el-
Djilani le desinteressement que nous connaissons
chez le souverain Grand Maitro actuel de la
franc-maconnerie. Toujours est-il que si le fon-
dateur de 1'ordre fut tres pauvre en esprit, ses
successeurs meme imaiediats ne 1'ont pas imite.
Sans doute ils ne reclameront pas aussi imperieu-
sement que d'autres ordres le paiement die la
ziara, car ils savent que les offrandes des fideles
ne leur t'eront pas defaut, maisils recevront avec
empressement toutes ces offrandes, et loin de le&
donner aux malheureux, ils entasseront richesses
sur richesses dans leur zaouia de Bagdad, au
tombeau du grand saint de 1'Islam, qui, meme
apres sa mort, soutient et nourrit ceux qui se
disent ses enfants selon la chair. Nous ne croyons
done guere a tout ce desinteressement d'Abd-ei-
Kader, et il dut bien poser les premieres assises-
de ce grand tresor qui se trouve a son tombeau.
L'enseignement ne suffisait pas a cette ame~
ardente, plus preoccupee du salut de ses freres
que de sa propre gloire, pour parler avec la-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 167
tradition. Un jour le zele de la maisou de Dieu
enflamma son coeur, et, un baton a la main, il
parcourut 1'Islam precede par son immense repu-
tation, pre"chant partout les saines doctrines,
c'est-a-dire le soufisme. De nombreux disciples
Tentourerent bientot qui voulurent embrasser sa
maniere de vivre. Ainsi se fonda cet ordre, 1'un
des plus vigoureux de 1'lslam, qu'il couyre
encore de ses nombreuses branches. Le siege
est a Bagdad, au tombeau du saint.
Nous sommes bien loin de 1'Afrique du Nord,
et plusieurs lecteurs doivent penser que nous
nous oublions ; sans doute, 1'ordre des Qadrya
n'est pas un ordre algerien proprement dit comme
celui des Rahmanya. Neanmoins, la branche
algerienne a joue un tel r61e pendant laconqugte
et nous a donne tant d'embarras par le moyen
de 1'emir Abd-el-Kader, que Ton nous en vou-
drait de 1'avoir omis. AussitSt done que le sultan
des saints eut reuni autour de lui quelques disci-
ples, il les lanca sur 1'Afrique pour ramener
les Berberes dans la voie orthodoxe , dit Rinn,
page 177. A sa mort, 1'un de ses nombreux fils,
Abd-el-Aziz, prit la direction de 1'ordre, et la sou-
veraine maltrise s'est perpetuee jusqu'a nos
jours dans sa famille.
Gomme tous les ordres religieux, celui des
Qadrya a pour but d'amener ses affllies assez
intelligents pour le comprendre, a la pratique du
satanisme. 11 veut les conduire, par les voies du
mysticisme, dans ces hauteurs inconnues du
reste des humains ou Mahomet d'abord, puis
- TAnge des tenebres lui-meme, se devoilera aux
yeux duKhouan assez heureux pour etreappele
Touhidi. II y a dans les manuscrits de cet ordre
168 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
de belles theories qui semblent admirables et
ne paraissent respirer que la vertu ; ceux qui ne
savent pas lire le sens cache .sous ces mots, qui
n'ont pas su comparer les differents ordres et
n'ont pas pu, comme nous, pe'netrer dans ce
dedale de 1'extase, comprendre les moyens
adoptes pour arriver a cette fin vraiment sata-
nique ; en un mot, ceux qui se coiitentent de lire
.un livre et de le Jeter de cote ensuite, sans meme
daigner le relire, seront etonnes peut-etre de
nous entendre avancer de telles theories. Ce-
pendant, le long catechisme que nous avons
rapporte dans la premiere partie, et qui est
extrait du Recueil de la Societe archeolo-
gique (annee 1865, page 410, cite parRinn),
devra f rapper par sa ressemblance ceux qui
sont habitues au langage des loges ; il n'y a pas
jusqu'aux quatre lettres i. n. r. i. dont nous ne
trouvions Fequivalent dans Fordre des Qadrya,
a'im, noun, ra, he : qui recoivent la m6me in-
terpretation que celle donne"e par Ragon. (Cite
par de la Rive, page 351.) Gelte ceinture que
donne le Gheikh n'est-elle pas semblable au
tablier? et puis aussi nous nous souvenons que
nous ecrivons pour tout le monde et que nous
aurons soin de ne jamais salir, mme par
uecessite, notre plume; settlement, ceux qui
auront lu Leo Taxil et connaitront les differents
sens donnes par la f ranc-maconnerie , sauront
deviner sans peine le dernier mot de tout ce
dialogue que nous n'avons pas voulu abreger
malgre sa longueur. La aussi, dans ces reunions
ou le Khouan est initie, ii y a un frere d'elo-
quence qui, dans lalanguearabe, s'appelle : 1'in-
terprete des langues ; le Khouan aussi devra
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 169
avaler la figuo qui, dans la maconnerie arabe,
sera une friandise, et tous les assistants devront
y gouter, et on devra en envoyer aux freres
eloignes, en signe de fraternite ; la aussi le
Cheikh apprendra au neophyte comment Adam
est tombe dans le paradis de d61ices, comment
Dieu Fa revStu du manteau et de la ceinture
symbolique par les mains de Gabriel. La aussi,
dans cet ordre des Qadrya, des femmes seront
initiees ; sera-ce en public, devant d'autres freres
ou soeurs? oui et non; quelquefois, 1'initiation
se fera devant les freres ou soeurs, mais aussi
d'autres fois le Cheikh sera seul avec la
kheouatat; malgre soi, alors, on songe a ce mo-
men de 1'initiation de la femme dans la macon-
o
nerie feminine, ou 1'initiee se trouve seule avec
un frere ; quand on connait les moeurs arabes,
quand on sait la recommandation que fait le
Goran, que nous ne pouvons faire connaitre
qu'en latin : utere muliere sicut agrotuos
ab ante et atergo ; quand on sait qu'il est
impossible moralement qu'un Arabe voie une
femme sans bruier d'un feu impur, on se de-
mande si vraiment nos francs-macpns ont quel-
que chose a leur envier. Voila 1'ordre qui a ete
fonde par le saint de 1'Islam.
Oui, nous savons de quelle utilite sera le
beau serment que prtera 1'initie ; nous saurons
ce qu'il veut dire et ce que nous devrons en-
tendre quand il promettra d'observer les lois
divines et brillantes, d'accompUr tous ses actes
en vue de Dieu, d' accepter tout ce qu'il luiplaira
de lui envoy er, et de le remer tier des malheurs
dont il I'accdblera. (Rinn, pages 187-188). Le
Khouan n'observera que deux choses : son ser-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 5..
170 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
ment de fidelite et ses obligations de Khouan,
car il trouvera la dedans un moyen d'activer
encore la haine qu'il nous porte, mais les lois
divines et Immaines ne I'embarrasseront guere,
et un homicide et un adultere ne lui donneront
pas du scru pule ; mais oublier son diker, ne pas
le dire ehaque jour et au moment fixe, yoila le
crime des crimes, le peche sans remission, et
celui qui 1'a commis court grand risque de
tomber dans 1'enfer.
Nous avons donne plus haut le diker propre-
ment dit des Qadrya, c'est-a-dire ee que chaque
Khouan est oblige de dire afin de pouvoir bene-
'flcier de son admission dans 1'ordre ; car, nous
1'avons dit, le supreme bonheur d'un Khouan, ce
qu'il de"sire par-dessus tout, c'est l'acquisition
du ciel dans 1'autre vie, et sur cette terre la
faveur de tuer un Roumi de sa propre main ;
nous allons en parler dans quelques instants,
quand nous parlerons de la guerre sainte, et de
lapression qu'exercent alors lesordres religieux
sur la conscience des Musulmans. Quant a la
premiere partie, nous aliens aj outer ici quelques
mots pour completer ce que nous avons dit sur
le diker, et en general sur 1'ouerd ou pratiques des
Qadrya. Voici, d'apres Si Snoussi, les pratiques
qui sont la base de cet ordre si puissant.
La priere a haute voix que les affilies doivent
faire en se reunissanten rond; les mortifications
etautres pratiques de la vie ascetique auxquelles
peu a peu le Khouan fidele doit s'assujettir pour
dompter son corps aussi completement qu'il le
pourra, comme nous 1'avons dit quand nous
avons parle de 1'extase ; de plus, le Khouan
devra s'habituer a manger peu et diminuer chaque
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 171
jour la quantity de nourriture ; la societe de ses
semblables devra lui etre tout a fait etrangere,
enfin, avant tout, il devra mediter sur la grandeur
de Dieu et le louer sans cesse. Mais ces pratiques
ne suffisentpas pour arriver au butque se propose
le grand maitre : le but de 1'ordre n'est-il pas de
faire jouir tous les affilies de la vision de Dieu ?
Aussi, nous dit toujours Snoussi, le Khouan devra
s'astreindre rigoureusement a la recitation des
prieres appelees Ouerd-Debered ; celles-ci me-
nent surement et infailliblement a. 1'anean-
tissement de 1'individualite de 1'homme dans
1'essence de Dieu. Elles ont ete etablies par le
Gheikh des cheikh, le sultan des saints, la
colonne de 1'Islam, le grand Sid Abd-el-Kader-
El-Djilani. Pour les faire, il faudra s'asseoir
les jambes croisees a la facon orientale, toucher
1'extremite du pied droit, puis 1'artere nommee
El-Kias qui contourne le ventre, et placer la
main ouverte, les doigts ecartes sur le genou ;
alors, portant sa face vers 1'epaule droite, il dit
ha, puis vers 1'epaule gauche, il dit hou, enfln il
la baisse en disant hi, et recommence. Ge qu'il
y a surtout de tres important, c'est que celui
qui fait ces prieres s'arrete sur le premier de ces
noms aussi longtemps que le lui permet la respira-
tion; il agit dela mSmemaniere sur lenomde Dieu
tant que son ame a encore quelque chose a se
reprocher et n'a pas ete completement puriflee
par le repentir; ensuite, quand son ame est com-
pletement entre les mains de Dieu et disposee a
faire en tont selon sa volonte, elle passe sur le
mot hou et agit de meme, enfin quand elle a acquis
le degro de perfection necessaire, elle prononce
\Q mot hi, en observant toujours tres exactement
172 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
les prescriptions. Tous ces actes de piete, toutes
ces longues meditations ne doivent pas cesser
aussi longtemps que Fesprit et le coeur neseront
pas parvenus aux doux ravissements de 1'extase,
et ne recevront pas les revelations des lumieres
divines. (Gfr. Rinn, page 185.)
Voila toutes les nombreuses pratiques aux-
quelles doit se livrer 1'affilie aux Qadrya, si vrai-
ment il veut arriver au degre de saintete qui lui
est commande par les Moqaddem. Les adeptes
de cet ordre sont un nombre incalculable, re"-
pandus de 1'Inde^au Maroc, les pays oil ils sont
le plus nombreux en Afrique sont : le Maroc, le
Touat et la Tafilalat. En Algerie, on compte une
trentaine de zaouia, de 250 a SOU Moqaddem,
et plus de 15.000 affilies . Une fois pour toutes,
nous avertissons que nous n'avons rien de cer-
tain sur ce point, que jamais on n'aura surement
une statistique a 1'abri de tout reproche ; mais
nous restons toujours au - dessous de la verite.
Le superieur general reside a Bagdad, avons-
nous dit, au tomboau de son ai'eul, ce sont les
Moqaddem qui le remplacent completement
dans 1'Afrique du Nord, et formenl presque au-
tant de congregations speciales. dependant, en-
trefces diverses congregations et le chef supreme,
il y a toujours des relations saivies, que le grand
maitre entretient avec assiduite afln de ne pas
laisser 1'ordre se scinder en diverses branches,
et voir ainsi toute son autorite perdue. Toutefois,
son autorite n'est pas absolue et autocratique, et
il y a une graude difference entre le Gheikh
des Qadrya et celui des Snoussya. Ge dernier a
continuellement des emissaires dans les pays
eloignes charges de surveiller les Moqaddem, de
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 173
raviver leur zele, de veiller a ce que le diker et
autres pratiques de 1'ouerd soient accornplies
parfaitement et selon la regie, enfin et surtout
a ce que les ziara soient percues ; dans cet
ordre, regne la plus grande homogeneite, et
On peut dire qu'il n'est qu'une vaste famille.
Gelui des Qadrya n'a pas cette union qui est
indispensable pour faire de grandes choses ;
chaque Moqaddem, tout en reconnaissant la
supreme autorite du Cheikh de Bagdad, et lui
demandant la confirmation de son election, est
cependant quasi -inde'pendant dans le cercle
ou il exerce son pouvoir. Chaque Moqaddem,
au moins pour ceux qui resident loin de Bagdad,
nomme son successeur avant sa mort avec le
mme ceremonial que le superieur general,
comme nous 1'avons vu plus haut. Si la mort
1'a surpris avant qu'il Tait designe, ou s'il ne
le veut pas, quand il a ete descendu dans la
tombe, des Khouan interesses se reunissent en
hadra, nomment son successeur dont ils soumet-
tent la ratification de sa nomination au gene-
ral de 1'ordre, qui n'oppose jamais son veto.
G'est ce qui nous explique les differences de
pratiques et de prieres que nous avons signalees
quand nous avons parle du diker qui n'est pas
le meme pour tous les Khouan. Gelui donne par
les dipldmes delivres a Bagdad consiste a re-
citer settlement 165 fois, a la fin de chacune des
cinq prieres obligatoires, et aussi loutes les fois
qu'on le pourra : II n'y a de divinite que Allah!
mais ce diker e*tait trop court, et la fei'veur des
adeptes y a ajoute de nombreuses inventions
que nous avons donnees quand nous avons
parle du diker en general.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 5...
174 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Maigre cette espece d'autonomie dont semble
jouir chaque Moqaddem,ilne faudrait pas croire
qii'il soit absolument libre et ne doive pas repon-
dre de ses actions devant le Grand Maitre.
Gelui-ci envoie de temps a autre im homme de
confiance, choisiparmi ses conseillers intimes,
qui doit venir exciter le zele des affilies et sur-
veiller les Moqaddem. II debarque dans une de
no? villes du littoral, et visite toujours dans le
plus grand incognito chacune des zaouia de
notre colonie. Ge visiteur es't, en general, assez
desinteresse", et il ne fait pas une sorte de razzia
parmi les affllies comme ceux des autres ordres.
La maison mere possede un tresor d'une tres
grand e richesse, agrandi tous les jours par des
offrandes qui viennent des quatre coins de 1'Is-
lam s'accumuler au tombeau du soutien de 1'Isla-
misme ; c'est elle qui fournit les frais de voyage,
et le visiteur ne demande que 1'h.ospitalite ; ie
produit de la ziara ne va done pas a lacaisse de
1'ordre, mais reste pour une grande part entre
les mains du Moqaddem qui doit, avec cet argent,
sub venir aux depenses Jfaites pour le bien de
1'oeuvre dans sa circonscription. Peut-tre cette
facilite de paiement explique autant que la
reputation de saintete d'Abd-ei-Kader pourquoi
cet ordre est si rep;mdu.
Quoique le Moqa'ldem jouisse de cette qdasi-
independance, et semble n'etre que sous la
dependance purement nominative du Gheikh,
celui-ci, cependant, jouit d'un tres grand pres-
tige aupres de ses affllies. Le fondateur de 1'or-
dre avait eu pendant sa vie une telle reputation
de saintete que son descendant, aux yeux des
Arabes, doit partager la gloire de son ancetres
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 175
LeCheikh des Qadrya est pour eux une sorte de
fetiche e.t d'idole devant lequel ils s'inclineraient
et qu'ils adoreraient sur UQ ordre qu'il leur don-
nerait. Nullepartailleurs mieuxque dans 1'Islam,
la gloire du pere ne retombe sur le fils, et si le
pere a ete possede a un tel degre de 1'esprit de
Dieu, si tout ce qu'il a desire il 1'a eu, obtenu de
la puissance deDieu, n'a-t-il pas aussifait passer
a ses successeurs la faveur de la Baraka : lui
aussi, il obtient tout ce qu'il veut, et une priere
de sa bouche est un ordre que Dieu executera
ponctuellement. N'est-ce pas peut-<3tre a cette
autorite toute paternelle qu'il exerce sur ses
freres qu'il doit une partie de cette reputation ;
a quo! faut-il attribuer cette espece de religion
que les Khouan lui vouent etqui leur fait aller en
pelerinage a sa zaouia, comme ils vont a La
Mecque? A leur retouraupres de leurs coaffilies,
ils sont entoures d'une aussi grande veneration
que s'ils avaient vu le tombeau du prophete.
Jamais le sultan de Stamboul, jamais le Gheikh
d'Islam n'ont eu une telle influence sur leurs
coreligionnaires et sujets, et nous ne croyons
pas que dans toutl'Islam, personne jouisse d'une
telle celebrite et soit entoure d'uoe telle vene-
ration, a partSnoussi et ses flls,que le successeur
de Abd-el-Kader-El-Djilani.
Comment cet homme si puissant, entoure
d'une telle veneration, et commandant a des
millions d'hommes peut-etre, dont il est sur
d'etre plus obei, quand il le voudra,que le sultan
de Stamboul ; comment cet homme se sert-il de
son influence pour arriver au second but que
poursuivent tous les ordres musulmans : arrter
lesprogres de la civilisation. Nous ne voulons
176 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
pas nous occuper de 1'Asie, el voir comment, sur
les bords de la mer Noire, de 1'Euphrate et de
la mer d'Oman, ils arr&ent 1'Europe toujours
envahissante. Nous nous occuperons de 1'Al-
gerie. de notre Afrique du Nord.
Rien de plus perfide que les ordres religieux
musulmans ; en cela ils imitent la franc-macon-
nerie, ou plutCt celle-ci marche sur leurs traces.
Aussi longtemps, en effet, qu'elle n'a pas pu par-
venir au pouvoir et s'emparer des renes du
gouvernement, elle s'est toujours institute une
osuvre essentiellement humanitaire, youlant re-
pandre sur la terre les idees de f raternite, d'ega-
lite et de liberte . Jamais elle ne devait se meler
de politique; jamais elle ne devait renier son
but et sa fin ; rendre ses affilies plus heureux,
en les rend ant plus vertueux. Je ne m'etends pas
da vantage, le lecteur sait le reste. A mon avis,
il en est de meme de ces ordres religieux. Ge
qu'ils affichent en public, c'est la vertu qu'ils
veulent enseigner aux homines : ils veulent di-
riger les pauvres mortels dans les rudes sentiers
de la mystique et leur faire gouter les doux plai-
sirs de 1'extase. Les affilies doiventfuir le monde,
n'avoir plus de commerce avec lui ; par conse-
quent pas de famille, pas de societe : pas de fa-
mille, afin de pouvoir plus facilement vivre dans
la debauche et favoriser encore, par ce moyen,
le chemin a 1'extase en affaiblissant son corps
deja rompu par les veilles et les jeunes ; pas de
societe, car il faut que ces faineants vivent, et ils
ne peuvent vivre sans voler ; la proprie"te,- en
effet, n'est-elle pas le fondement d'une societe ?
Gependant, il y a une loi, et son souverain, le
Khouan Qadri, vous repondra que tous les
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 177
hommessont e"gaux, carDieu, enrattachantavec
la ceinture symbolique chacun des compagnons
du Prophete, mettait un pauvre a cote d'un riche ;
son souverain a lui, c'est son Gheikh, a qui il a
jure obeissance,quand celui qui 1'initiait lui disait
en lui ctiupaot deux cbeveux sur le front :
Dieu, coupez ainsi ses propres pensees; defendez-
le toujours contre la desobeissance.
Avec de telles doctrines egalitaires, on com-
prend que cet ordre soil ouvert a tous les Musul-
mans ; les plus grands princes de la terre peu-
vent en faire partie et se rencontrer quelquefois
dans la meme reunion, a c6te du portefaix oude
son esclave,que, uneheure avant la reunion, il a
fait rouer de coups. Et ne nous etonnons pas de
voir des princes se faire affllier a ces ordres,
ce n'est pas plus etonnant que de voir un
Louis XVIII ou un Napole*on III se faire les pro-
tecteurs de leurs plus grands ennemis; et, en
Turquie comme en France, celui qui veut regner
doit faire en sorte de ne pas etre hostile aux
societes secretes.
Nous ne pensons pas que les Qadrya ne soient
pas a craindre pour 1'influence francaise dans le
Norddel'Afrique, on pourra nous citer des Khouan
et meme des Moqaddem qui nous sont devoue's.
Les partisans de la tolerance nous diront que,
en 1879, dans 1'insurrection de FAures, notre
meilleur appoint contre les rebelles a ete le chef
des Qadrya de ce pays, le cai'd Si Mah-med-bel-
Abbes, dont le fils a ete tu6 dans nos rangs .
(Rinn, page 200.) Nous ne pouvons pas nier ces
fails, mais nous aussi, nous allons en citer un
que tout le monde connait, et ou. nous montre-
rons I'impuissance du sultan du Maroc, et ou celui
178 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
de Stamboul aurait dti avouer lui-meme sa fai-
blesse. Avant de parler d'Abd-el-Kader, nous
vouloQs faire une remarque importante : comme
la franc-maconnerie, les ordres religieux musul-
mans mettent en avant des hommes bien vus de
1'autorite frangaise pour montrer qu'ils ne nous
sont pas hostiles, tandis que dans 1'ombre, der-
riere ce mannequin, se trament centre nous
la rebellion et les perfidies. Ne serait-ce pas
ainsi dans le cas present ? Pour nous, nous par-
tageons 1'avis de M. Charveriat ; ne croyoas pas
que les Arabes que nous engageons sous nos
drapeaux laissent a la porte de leur caserne leur
fanatisme et ieur haine centre le Francais ; ils
O '
s'engagent sous nos drapeaux, afin d'avoir une
occasion de tuer un Roumi dans une guerre ;
voila, d'apres ce brillant professeur de laFaculte
d'Alger, mort, helas ! trop jeune, ce qu'il faut
penser de cette ardeur qu'ont montree, en 1870,
les Turcos contre les Allemands : on les aurait
conduits contre nous, ils auraient montre autant
de barbaric : nous le rc"petons, tant que 1'Arabe
sera Musulman, nous devons renoncer a Tassi-
milation. Nous pourrons reussir a faire tomber
dans 1'indifference quelques rares Musulmaos
qui auront frequente nos ecoles et qui auront
adopte nos moeurs et aussi la haine de leurs
professeurs contre la religion catholique, mais
1'assimilation n'aura pas fait un pas. Si done nous
voyons des Moqaddem se faire nos allies et em-
brasser notre cause, ne croyons jamais qu'ils le
feront par amour pour nous ; nous le rnontrerons
quand nous parlerons des Tidjanya; ils agiront
par politique et afin de passer a nos yeux pour
des gens que nous ne devons pas craindre, et
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 179
qui, un jour peut-etre, nous ferons repentir de
notre aveuglement volontaire a leur endroit.
El-Hadj-Abd-el-Kader-ben-Mahi-eddin(l)naquit
dans la province d'Oran, delatribudes Hachem,
pres de Mascara ; il descendait en droite ligne du
prophete Mahomet, ainsi qu'il 1'a prouve lui-
meme au general Daumas, et il pretendait aussi
descendre du fondateur des Qadrya, Abd-el-
Kader-el-Djilani. Notre but, en le faisant pa-
raitre ici, n'est pas de raconter, m&ne le plus
sommairement que nous pourrions, ses cam-
pagnes centre la France, nous voulons seule-
ment montrer de quoi est capable,ea Alge"rie,un
homme intelligent, qui saura, au moment voulu,
faire vibrer au coeur du Musulman la fibre de
la religion, et nous voulons aussi montrer que le
gouvernement etabli regulieremeDt, comme
celui du Maroc, e'st incapable d'imposer sa vo-
lonte aux Khouan qui se levent pour soutenir la
cause de 1'Islam et arreter les progres de la
France en Af rique .
Eleve au milieu des Arabes et ayant regu une
education distinguee, soit dans la zaouia de son
pere, soit dans les ecoles d'Oran, on, a la vue de
la corruption etalee publiquement, il voua une
haine eternelle aux Turcs, Abd-el-Kader con-
naisait bien quelle etait la principale force de
son pays et sur qui il devait s'appuyer pour
re"gner. II n'avait pas encore vingt-cinq ans qu'il
etait choisi, sur 1'avis de son pere, emir
des croyants des environs do Mascara ; il savait
suffisamment, par 1'histoire, combien peu ii de-
(i) On appelle Hadj tout horaroe qui a fait le pelerinage a La
Mecque. G'est un titre (Vhonneur, presque rte noblesse, surtout -en
Tanisie.,
180 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
vait compter sur la fidelite des deux ou trois
tribus qui venaient de 1'elire pour leur chef ; il
trouva une force reelle dans 1'ordre des Qadrya
et se fit nommer Moqaddem de cet ordre.
Qu'aurait-il pu faire, ce sultan aux deux
boudjous (1), qui, le jour de son elevation,
n'avait pour toute fortune que quelques cha-
meaux et quelques moatons. AussitSt il pro-
clama la guerre sainte ou Djehad, et voit accou-
rir a lui tous les Khouan de I'Ouest. Nous ne
voulons pas suivre 1'^mir dans ses nombreuses
campagnes, peindre tant6t la deroute sanglante
qu'ilinfligea au brave et courageux Trezel dans
les marecages de la. Tafna, tant6t, aucontraire,
battu par nos troupes, et ne devant la vie qu'a la
vitesse de son cheval ; errant d'oasis en oasis,
de tente en tente, vaincu sans doute, mais,
comme le, lion, s'enfoncant dans le de"sert pour
yguerir ses blessures, et reparaitre soudain,
dans un moment ou personne ne 1'attendait.
Trahi par les siens, abandonne meme par ceux
(t) OQ raeonte qtie ee jugurtha moderne qui devait mettre ea
mouvement plus de cent mille hommes, et plus de cinquaate gene-
aux qui rappellent par leur bravoure et leurs beaux faits d'armes
es plus grands capitaines de Tempire, n'avait, le jour de sa
nomination, qu' une tente de laine, an petit enfant et une femme,
quelques armes, un beau fusil, trois livres de prieres, un beau
cheval pur sang arabe, et enftn. . . et enfm. . . deux boudjous : il lu i
etait facile d'equilibrer son budget, et il n*avait pas besoin de dix
minis tres. On sait que le boudjou vaut nn peu plus de 3 francs.
Abd-el-Kader avait clone sept francs pour tenir tfite a la France,
soigneusement noues dans un coin de son burnous. 11 moutra a son
beau-frere toutes ses richesses, qai ne put s'empecher de rire et,
le baisant sur 1'epaule, lui dit : qu'Allah garde le sultan aux
deux boudjous. Mustapba, repondit Abd-el-Kader, la puissance
de Dieu est grande ! Et avec d'aussi faibles ressources, il rait aux
abois plus d'un general francais, et si un jour il rendit sa noble
epee a La Moriciere, c'etait parce que ses freres 1'avaient aban-
donne, et que par deux fois ses projets de retablir I'lmamat avaient
etc entraves par UB traitre. 11 etait fort parce qu'il avait avec lui
les Khouan.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 181
de sa tribu, il ne de*sespere pas. Bugeaud, avec
40. 000 hommes commandes par Randon ,
Pelissier, Mac-Mahon, Bosquet, Ghangarnier,
Gavaignac, Yousouf, Lamoriciere et tant d'autres
lui font une chasse sans merci; a tous ces gene-
raux, il n'oppose que Ben-Allah, El-Berhkany, et
son genie. La Smalah tombe au pouvoir du vain-
queur ; qu'importe, le Musulman est citoyen de
1'Islam ; achacune de ses nouvelles defaites que lui
inflige un ennemi superieur, grace a sa tactique
et a sa discipline, Abd-el-Kader lance un nouvel
appel a la guerre sainte, et toujours son cri
d'alarme retentit dans Fame du Khouan. Depuis
quatorze ans, il faisait la guerre auxFrangais, et
pendant quatorze ans,il les avait tenus en e*chec.
Get homme semblait invisible ; il traversait nos
lignes, s'enfongait dans le desert, reparaissait
soudain et, de*pistant nos colonnes volantes mises
a sa poursuite vers le Sud, il reparaissait vers le
Nord, et rallumait la guerre sur nos derrieres,
Un jour enfin, il dut quitter 1'Algerie, et se
re*fugier au Maroc. Les Khouan de 1'Ouest ne
1'avaient pas abandonne*, et chacun etait encore
prel a combattre avec lui pour la cause sainte de
1'Islam.
Jugeant de I'empereur du Maroc comme il se
jugeait lui-meme et le croyant dispose* a em-
brasser la cause sainte, il lui demanda son appui.
Si d^ja appuye sur les Qadrya et les autres
Khouan de la province d'Oran (1), il avait pu
tenir tete a la France, que ne ferait-il pas avec
les Khouan du Maroc. II comptait sans les
(i) II ne faudrait pas croire que tous les divers ordres s'attache-
rent a la fortune d'Abd-el-Kader ; meme parmi les Qadrya, il
n'avait que ceux sur qui s'exercait directement son autorite.
Plas tard, quand nous parlerons des Tidjanya, nous raconte-
LK DIABLfi CHEZ LES MUSULMANS 6
182 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Taibya. Ici nous aliens voir 1'impuissance de
cet empereur et 1'obligation ou il se trouve de
suivre malgre" lui la cause d'Abd-el-Kader qui
etait aupres des Musulmans la cause de I'lslam
elle-mine. Abd-el-Kader allait done infliger un
double echec a 1'autorite de ce sultan qu'il essaya
de detrdner.
A cette epoque, les sympathies de la cour de Fez
n'etaient pas pour le jeune emir. Nous avons
parle plus haul des Taibya, et nous avons dit
quelle influence ils exercent sur la politique de
1'empire cherifien. Ordre vraiment national,
plut6t politique que religieux, les Taibya font
passer les interets du Maroc avant ceux de
rislam,par tous les moyens ; ils veulent sauve-
garder 1'independance de leur pays, et pour voir
du mieux possible a ses interests. A cette epoque,
ils voyaient bien que la France, victorieuse de
re"mir, aurait vite impose ses volontes a 1'empe-
reur, et peut-etre alors la France, pour se ven-
ger, prendrait une partie des provinces de
1'empire.
A celte question de nationality, il fallait
joindre la question de rivalite entre deuxordres :
les Qadrya et les Taibya ; les Qadrya, qui comp-
tent de nombreux partisans au Maroc, et ont
toujours sur leurs adversaires 1'avantage de
prefererla cause de I'lslam a celie del'empe-
reur. De plus, les autres ordres s'unissent aux
Qadrya, parce que tous ont le mme but : le
retablissement de 1'imamat ; les Taibya, au
rons les difllcultcs qu'Abcl-el-Kader cut avec cet ordre auquel il dut
faire la guerre et assieger ieur zaouia mere. Cliaque ordre a des
interets particuliers a sauvegarder ; mais un jour viendra ou il
u'en sera pas ainsi, et oii les Snoussya auront accapare a leur profit
toutes les di verses autorites des divers ordres.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 183
contraire, sont seals, et s'ils ont pour eux la
coar si e"goiste, ils ont contre eux le peuple. Le
Maroc, en effet, est la province de 1'Islam oil le
fanatisme est le plus intense ; aussi les habitants
saluerent dans Abd-el-Kader le heros et le
martyr de rislamisme, et malgre tous ses de-
sirs de conserverlapaix, Tempereur dut ecouter
la voix du peuple, reclamant la vengeance.
Nous ne voulons pas ici faire le recit de toute
cette campagne, qui aboutit a la victoire de
1'Isly, remportee par nos soldats. Le Maroc
apprit a ses depens que le fanatisme de ses
sujets ne pourrait le sauver de nos coups, et il
sut aussi qu'il n'etait pas maitre d'imposer a ses
sujets Qadrya, Derqaoua, A'issaoua, etc., sa vo-
lonte" et son autorite. Lui, cherif, descendant
direct du prophete, lui empereur orthodoxe, il
avait du sacrifier les interdts de son empire de-
vant les exigences d'un aventurier de ge*nie qui
s'appuyant sur les Khouan venait de lui infliger
un e"chec a son autorite, echec plus sensible a
son amour-propre que re*chec subi par ses
armes. On repare, en effet, une defaite, mais
comment acquerir de nouveau Tautorite" perdue.
Nous ne voulions montrer qu'uno chose : c'est
I'impuissance oil se trouvent les souverains
musulmans pour faire regner 1'ordre dans leurs
etats ; si nos gouvernements europeens sont
gouvernes par les loges, au moins le peuple les
respecte ; dans I'islamisme, c'est le peuple qui,
meconnaissantses vrais interets, se jette a corps
perdu dans une folle entreprise, afln de defen-
dre toujours les principes de sa religion. Et
quand 1'empereur du Maroc, qui, sous 1'influence
de 1'opinion populaire, avait du recevoir dans
184 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
ses etats 1'emir vaincu, dut, sous la pressioo de
nos canons, lui signifier 1'ordre de quitter son
territoire, Abd-el-Kader ne se tint pas pour
vaincu. II avait alors a peine trente-six ans ;
il concut le projet grandiose de reconstituer
rimamat; sortant du Maroc, il entrait dans le
desert, et, entrainant a sa suite tous les ordres
religieux, il voulait traverser 1'Afrique, soumet-
tre 1'Egypte, s'emparer de la Mecque, renverser
le cherif indolent, qui, jouissant de tous les
plaisirs, laissait I'lslam succomber au Magrel,
planter le drapeau du prophete au sommet de la
Kaba, et ressusciter dans sa gloire et sa purete
primitives le Khalifa, un seul roi : Allah, un
seul vicaire ou imam qui commanderait aux
vrais croyants ,et leur f erait connaitre la volonte
d' Allah, et qui ne poserait Tepe*e que lorsqu'ii
aurait delivre le dernier Musulman du joug du
roumi. G'etait un projet audacieux, mais Abd-
el-Kader 1'aurait execute ou aurait succombe" a
la tache. Un homme entrava ses projets, c'etait
Bou-Maza, que les Derqaoua lui opposerent
parce qu'il etait trap modere. Nous parlerons
en son temps des difficultes d' Abd-el-Kader avec
cette secte, qu'il dut combattre a deux reprises
les armes a la main.
Et cependant, depuis la bataille d'Isly, dix-sept
colonnes volantes sont sur ses traces pour 1'at-
teindre. [1 deroute ses ennemis, fait des mar-
ches et des centre-marches, s'enfonce dansle
desert, reparait dans le Tell et vient enfin se
cacher de nouveau au Maroc. Quel est son pro-
jet? Gomptant sur 1'appui de 1'Angleterre, il veut
renverser la famille regnante et monter sur le
trone a sa place. Son empire comptera plus de
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 185
8 millions de sujets, mieux organises et discipli-
nes que les Algeriens. A la voix de ses Khalifa,
les Angad, les Ammeur, les Snassen et autres
tribus du Nord se levent comme un seul homme.
Mais un traitre devoile ses projets et la ruse
qu'il voulait employer pour enlever les princes
marocains envoyes contre lui avec 25.000 hom-
mes. Abandonne de tous, mOme des Khouan, a
cause d'une importante decision que venaient de
prendre les ordres religieux, et dont nous allons
parler, Abd-el-Kader deposa les armes ; mais
nous croyons que si les Moqaddem des divers
ordres, reunis aux Eulema des diverses univer-
site*s musulmanes de Kairouan, Le Gaire, etc.,
n'ayaient pas permis aux Musulmans de deposer
les armes, Abd-el-Kader, comptant toujours sur
les Qadrya, dont son pere et lui avaient ete
Moqaddem, et sur les autres ordres qui, comme
les Derkaoua, le trouvaient trop moderg, se
serait enfonce dans le desert et, au jour de la
defaite, il aurait pu nous chasser de 1'Afrique.
Que serait-il arrive si, en 1871, il avait reparu a
'.la tte de ses fideles compagnons, soulevant les
Qadrya, les Tidjanya, pour les unir aux Rahma-
nya qui, a eux seuls, purent tenir en echec, pen-
dant-plus de trois mois, toutes nos troupes
d'Algerie.
Nous ne parlerons plus du Moqaddem des
Qadrya, Si-el- Hadj -Abd-el-Kader -ben - Mahi-
Eddin. Gependant, avant de finir, nos lecteurs
pourraient nous poser une question que nous
ne voudrions pas laisser sans reponse. Le
vaillant emir etait-il aussi favorise d'extases?
Nous repoadrons categoriquement : oui, Abd-el-
Kader, c'6tait un guerrier ascetique ,nous dit
186 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Leon Roche qui 1'avait approche depres(l). Et, a
ce sujet, il rapporte un fait que nous nous batons
de mettre sous les yeux du lecteur. C'etait au
siege de Am-Madhi que Abd-el-Kader avait
entrepris centre les Tidjanya et que nous racon-
terons plus tard. Leon Roche devait aller ren-
dre compte de la situation des ouvrages a I'emir;
or, il faisait uoe nuit tres obscure; un violent
orage avait eclate dans la journee ; atteint d'un
acces de fievre, il devait faire deux kilometres
avant d'arriver a la tente <T Abd-el-Kader. En
route, 1'acces redoubla de violence, il heurta un
obstacle et tomba a terre, la tete mollement
appuye"e sur quelque chose aussi doux que le
plus moelleux oreiller. Quand 1'acces fut passe,
il se reveilla, sentit une odeur fetide et eut un
frisson : il elait au milieu du cimetiere ou Ton
enterrait les morts : Mon oreiller, dit-il, qui
m'avait paru si moelleux etait le ventre tumen'e'
d'un malheureux soldat recemment enterre. Je
parvins avec peine a sortir de cet amas de boue,
de pierres tumulaires et de cadavres, et j 'arrival
a la tente d' Abd-el-Kader dans un e"tat deplo-
rable. Mon burnous et mon ha'ik e*taient souilles.
En deux mots, j'expliquai ce qui venail de m'ar-
river. Abd-el-Kader me fit donner d'autres a vte-
nients, et je vins m'asseoir aupres de lui. J'etais
sous 1'influence d'une excitation nerveuse dont
je n'etais pas mailre. Gueris-moi, lui dis-je,
gueris-moi ou je prefere mourir, car, dans cet
etat, je me sens incapable de to servir.
II me calma, me fit boire une infusion de
schiehh, espece d'absinthe commune dans le
desert, et appuya ma tete, que je ne pouvais
(1) Trenle-deux cms d Iravers I'Islam, tome II, page 129.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 187
plus soutenir, sur un de ses genoux. II etait
accroupi a 1'usage arabe ; j'etais etendu a ses
cdtes. II posa ses mains sur ma tte qu'il avait
d^gagee du haik et du Chechia, et sous ce doux
attouchement je ne tardai pas a m'endormir. Je
me re"veillai bien avant dans la nuit ; j'ouvris les
yeux et je me sentis re"conforte". La meche
fumeuse d'ane lampe arabe eclairait a peine la
vaste tente de I'emir. II etait debout a trois pas
de moi : il me croyait endormi. Ses deux bras
dresses a la hauteur de sa tte relevaient de
chaque c6te son burnous et son haik d'un blanc
laiteux qui retombaient en plis superbes. Ses
beaux yeux bleus, horde's de cils noirs, etaient
releves; ses levres, legerement entr'ouvertes,
semblaient encore reciter une priere, et, pourtant,
elles etaient immobiles : IL ETAIT ARRIVE A
L'ETAT EXTATIQUE. Ses aspirations vers le ciel
etaient telles qu'il semblait ne plus toucher a la
terre. Admis quelquefois a 1'honneur de coucher
dans la tente d'Abd-el-Kader,je 1'avais vu en
prieres et j'avais ete frappe de ses elans mysti-
ques; mais, cette nuit, il merepresentait 1'image Ja
plus saisissante de la foi. G'est ainsi que devaient
prier les grands saints du Christianisme. Je me
rendormis encore, et, le lendemain, apres avoir
rempli ma mission aupres de Temir, je revins a
ma redoute.Depuis cette nuit, JE N'AI PLUS EUUN
SEUL ACGES DE FiEVRE, et j'ai gueri ma dysenteric
en mangeant une grenade avec son ecorce, grillee
sur un feu ardent.
Devais-je cette guerison instantanee de la
fievre periodique qui me minait a 1'^motion
eprouvee au cimetiere, aux attouchements
magnetiques d'Abd-el-Kader, qu BIEN ENCORE A
188 LE DJABLE CHEZ LES MUSULMANS
SES ARDENTES PRIERES ? Ce qu'il y a de certain,
c'est que, dans tout le camp de 1'emir, ma gue-
rison fut attribute a la puissance de son inter-
vention aupres du Tres-Haut. (Leon Roche,
idem, tome I cr , pages 319-320.)
Nous savons que ce recit trouvera bien des
incredules, de ces pretendus esprits forts qui
sont jaloux de voir les autres leur de"voiler des
choses ou ils ne comprennent souvent rien, et
ne peuvent expliquer. Comment, nous diront-ils,
pouvons-nous constater ce que vous avancez ?
Pour nous, nous sommes bien resolus de ne
rien re"pondre aux attaques que notre livre susci-
tera certainement a ceux qui doutent, a ceux qui
nient ainsi a priori et sans savoir trop pour-
quoi ; nous les invitons settlement a venir passer
quelques aunees en Afrique, et a explorer, s'ils
le peuvent, les societes secretes musulmanes. II
est facile de jeter a un auteur un defi, et de nier
ce qu'il avance. Pour nous, qui avons s^rieuse-
ment etudie cette question de 1'extase dans les
ordres musulmans, nous soutenons que tout
Khouan peut, par les moyens que nous avons
indiques, et aussi par d'autres que les chefs
d'ordre n'ont pas voulu communiqner, arriver
facilement a ce resultat et goiiter les doux plai-
sirs de 1'extase diabolique. Et croit-on que le
demon soit done si etranger a toutes nos oauvres
pour qu'il ne se mle pas, lui aussi, de nous
diriger, de nous gouverner : les possedes sont
plus nombreux qu'on ne pense, et avant peut
etre de vouloir convertir des hommes comme
Bismark et Ferry et tant d'autres, ne faudrait-il
pas plut6t les exerciser. Si Abd-el-Kader n'elait
pas en relation quotidienne avec le demon, nous
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 189
croyons qu'il serait te*meraire de dire que jamais
il ne lui a apparu : le cas de Leon Roche nous le
montre. Entin, il faut remarquer et c'est la le
point le plus essentiel, de me^me que Dieu, pour
nous dirigerdansla bonne voie, nenous apparait
pas, mais nous donne un bon sentiment afin de
nous faire operer de bonnes actions, ainsi le
demon, singeant 1'oeuvrede Dieu, sans apparaitre
reellement, pousse tei horame a faire telle mau-
v.aise action. Gomme Moqaddem des Qadrya,
Abd-el-Kader connaissait tous lesrituels et toutes
les pratiques secretes, et il etait trop intelligent
pour ignorer le vrai but de 1'ordre ; il fut un
Khouan aussi zele qu'il futun fervent Musul-
man, et nous allons voir maintenant le respect et
I'admiration qu'ont pour lui les divers chefs des
ordres musulmansreligieux ; nous verrons meme
un Moqaddem de 1'ordre des Qadrya ne pas
vouloir apposer sa signature au bas de la fetoua
dans laquelle on conseillait aux Algeriens de
de"poser les armes parce que, disait-il, cette
action semblerait un bllime a Tadresse du grand
emir. On voit, par ce fait, quelle entente regne
dans ces ordres;
Depuis deja neuf ans, Abd-el-Kader luttait
avec energie centre la France, soutenu fideie-
ment par les Khouan ; jusqu'a ce moment, il
n'avait pas eu a regretter la defection des confre-
ries, excepte celle des Tidjanya ; les Derqaoua
qui le combattirent, le firent, comme nous 1'avons
dit, parce qu'ils le trouvaient trop modere. Gepen-
dant, malgr^ tous ses efforts, malgre tout son
genie, la France consolidait sa conquete ; les
populations musulmanes souffraient cruellement
de la guerre, faudrait-il toujours lutter? ne
LE DIABLE CHEZ LES MUSDLUANS C.
190 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMA.NS
vaudrait-il pas mieux demauder la paix au vain-
queur, puisque tout' le monde avait fait son
devoir ; ne pouvait-on pas, pour quelque temps
au moms, accepter la domination du Chretien s'il
voulait permettre aux fideles croyants de prati-
quer librement la religion ; la religion ne per-
drait rien au changement de gouvernement, et
n'etait-ce pas a peu pres la meme chose d'avoir
un Tare ou un Roumi gouvernant d'Alger et im-
posant sa volunte aux croyants ? De plus, Abd-
el-Kader prenait tous les jours de 1'influence sur
les Arabes : ils croyaient de leur devoir qu'il
fallait combattre conslamment jusqu'a ce que le
Francais fut jeto a la mer. D'autres ordres,
jaloux de 1'influence prise par les Qadrya, vou-
lurent concilier le Goran et leurs doctrines avec
leur haine et leur jalousie : Sidi-Mohammed-el-
Tidjani, ennemi irre*conciliable d'Abd-el-Kader,
qui avait ruiae sa zaouia d'Ai'n-Madhi, le
Gheikh des Taibya, si El-Hadj-el-Aarbi, Sidi-
Hamza-des Ouled, Sidi-Gheikh, etc., pensaient
qu'il fallait desormais demander la paix, et pour
tranquilliser la conscience des Khouan obtenir
une fetoua (decision religieuse) des principaux
Moqaddem et Eul^ma etrangers a 1'Algerie.
Leon Roche nous raconte tout au long comment
il s'acquitta de cette mission si perilleuse, gra"ce
a 1'appui du Gheikh d'Aiin-Madhi qui 1'accredila
aupres de Sid Abd-Allah-ben-Mahdjoub, un des
Moqaddem les plus illustres de 1'ordre des
Tidjanya et Moqaddem de la zaouia de Tordre
a Kairouan : nous nous faisons une obligation
de mettre sous les yeux de nos lecteurs cette
fetoua qui a et^ approuvee au Gaire et a la
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 191
Mecque, ou elle netrouvaqu'un seul adversaire :
Snoussi.
Au nom du Dieu clement et mise'ricordieux,
qu'ii soil loue et qu'il repande ses benedictions
sur notre prophete, sur sa famille, ses compa-
gnons et ceux qui suivent la vraie voie. Et
d'abord, nous devons adresser le tribut de notre
admiration a Sidi- el - Hadj - abd- el -Kader -ben-
Mahhieddin, qui a marche glorieusement dans
les voies du Seigneur en combattant les infideles
(que Dieu les maudisse !). Que Dieu nous fasse
participer aux graces qu'il a repandues sur les
Moudjehedin (guerriers saints). Emin ? Emin !
exclamerent tous les assistants (1).
Mais la guerre sainte, soutenue avec tant de
courage par les Musulmans centre les chre"tiens
qui ont envahi leur pays, guerre qui dure depuis
onze ans, a-t-elle amene une situation plus avan-
tageuse pour Tlslam ?
Nos freres d'Algerie peuvent-ils conserver
1'espoir de chasser les conquerants Chretiens ?
Et si leurs chefs n'ont pas cet espoir, se confor-
ment-ils aux preceptes de notre sainte religion
en continuant une guerre dont les resultats les
plus certains sont la mort, la misere et la ruine
des populations placees sous leur direction ?
(I) On voit, par ces louanges accordees au vainqueur d'Ai'n-Maihi,
a celui qui avait detruit la zaonia de Tidjani, parce que cet ordre
ne voulait pas s'unir a lui, que tous les ordres se regardent soli-
daii-es les uns vis-a-vis des autres : pas un blame a 1'adresse
d*Abd-el-Kader ; pour eux, c'est un heros, c'est le defenseur de
1'Islam, et cepeodant ces paroles sortent de la Louche d'un Tidjani 1
Mais nos lecteurs s'en convaineront pen a pen, les ordres religieux
n'agissent pas a 1'aventure et ne conflent rien au hasard. Les
Tidjanya ne voulurent pas suivre Abd-el-Kader, parce qu'ils etaient
surs d'etre vaincus ; ici les Moqaddem reunis recommanderent la
soumission, afip de permettre aux eroyants de se reconstituer plus
forts que jamais et de aaisir une bonne occasion de se venger.
192 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
C'est au nom de ces malheureuses popula-
tions, dont ils sont les oukil et les consolateurs,
que les Moqaddem de DOS saintes confreries.
temoins de leurs miseres, elevent leur voix
vers les illustres interpretes de nos livres sacres,
afln d'apprendre de leur bouche si la continua-
tion de la guerre est commandee par le Tres-
Haut, ou si, en conservant leur religion, les
tribus algeriennes peuvent accepter de vivre
raomentanement sous la domination des chre-
tiens, qu'elles ont vaillamment combattus et
qu'elles n'ont plus 1'espoir de vaincre ( 1 ) .
Apres de bien longues discussions, apres avoir
bien compulse tous les versets du Goran, apres
'avoir cite tous les commentaires des plus habiles
docteurs de 1'Islam, les Eulema presents decide-
rent, a 1'unanimite, que le peuple algerien pouvait
gouter les douceurs de la paix. Quand un
peuple musulman, dont le territoire a ete envahi
par les infldeles, les a combattus aussi long-
temps qu'il a conserve 1'espoir de les en chasser,
et quand il est certain que la continuation de la
guerre ne peut amener que misere, ruine et
mort pour les Musulmans, sans aucune chance
de vaincre les infldeles, ce peuple, tout en con-
servant 1'espoir de secouer leur joug avec Faide
de Dieu, peut accepter de vivre sous leur domi-
nation, a la condition expresse qu'ils conserve-
ront le libre exercice de leur religion et que
leurs femmes et leurs fllles seront respecte*es.
Gette fois, les Tidjanya triomphaient d'Abd-el-
Kader. et lui infligeaient une defaite qui lui
serait autrement sensible que la prise d'A'in-
(1) Leon Rodie : Trenle-deux ans a travers Vlslam, tome II,
pages 11 et 12.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 193
Madhi ne Tavait ete a Tidjani. II aurait beau
faire, aussit6t que cette decision serait connue,
les Khouan 1'abandonneraient, et il n'aurait plus
avec lui que quelques centaines, un millier tout
au plus, de cavaliers faisant la guerre par amour
du pillage plut6t que pour la defense de la reli-
gion : 1'emir lui-mdme ne serait plus le repre-
sentant de la cause sainte; ce ne serait plus
qu'un homme ordinaire combattant pour sauver
une couronne qui lui echappe, mais on lui enle-
vait du coup toutes ses forces. Ces faits se
passaient a Kairouan, le 19 aout 1841.
Gependant vu 1'importance d'une telle decision,
les Eulema demanderent a ce qu'elle flit confir-
mee par leurs confreres des grands centres
inlellectuels d'Orient. Dans cette decision, il faut
reconnaitre 1'influence des Taibya et des
Tidjanya, les premiers prevoyant qu'Abd-el-
Kader appellerait bientOt a son secours les
populations duMaroc, entrainerait I'empire dans
une guerre centre la France; les seconds par
jalousie et aussi par politique, comme nous le
montrerons quand nous parlerons d'eux. Peut-
etre aussi leur intelligence s'ouvrit-elle tres-faci-
lement et leur n't interpreter favorablement les
textes, grace aux belles pieces d'or que Leon
Roche clissa habilement dans leurs mains. Je
ne veux pas dire, ajoute-t-il malicieusement,
que j'ai achete leur conscience, mais j'ai adouci
leur fanatisme.
Le 6 novembre, grace a la lettre que lui avait
donnee Tidjani pour le Gheikh de la grande
mosquee et de 1'universite de Djemaa-el-Ezha
(Co., VI, p. 6. La mosquee des flours), et aussi
grace surtout a Tinfluence de Mehe'met-Ali, et de
194 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
quelques metaux pour adoucir le fanatisme ,
une seconde fetoua etait delivree a Le"on Roche
a peu pres dans les me~mes termes que celle du
Kairouan. Ge fut dans cette reunion que le
Moqaddem des Qadryale Gheikh El-Kadiri refusa
d'apposer son sceau au bas de la decision, car
ce serai t, disait-il, infliger un blame a 1'emir,
dontil etait le coaffllie. Le Moqaddem Iha'ia
ben Ahmed-el-Bouzidi, de 1'ordre des Tidjanya,
ne fut pas si scrupuleux : sur 1'ordre de son
maitre, il avait accompagne le Francais en
Egypte; la, il le quitta, et, a son retour en Algerie,
par haine pour Abd-el-Kader,ilpublia cette deci-
sion qui avait recu deja la sanction de deux
grands centres universitaires. Aubsi, an mois
d'avril 1842, le general de Lamoriciere consta-
tait-il les heureux effets produits par la publicite
donnee a la fetoua, obtenue des Eulema du Gaire
par les arguments irresistibles (lettre de
Leon Roche a Bugeaud, 10 novembre 1841).
Cette fetoua fut enfln confirmee par les Eulema
de la Mecque ; un seul s'y opposa avec fureur,
cefut Snoussi quinevoulait aaucun prix entendre
parler de paix avec les infideles.
Ainsi fut consommee la perte du grand emir ;
il avait pris Ain-Madhi ; les Tidjanya se ven-
gerent en obtenant une decision qui le depouil-
lait de toute autorite aux yeux des Khouan ; ce
n'etait plus le vaillant chef combattant pour la
religion, c'etait un vulgaire e"mir, combattant
pour conserver son rang. Son appel a la guerre
sainte ue sera plus entendu aussi facilement, et
le jour ou dans toute 1' Algerie on saura que sa
conduite est desavouee par les chefs des diffe-
rents ordres, il n'aura plus que quelques cava-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 195
liers. Qu'aurait fait Abd - el - Kader, s'il avait
pu grouper autour de lui tous les Khouan, et
n'avait pas dii employer contre ses freres les
armes qu'il avait fabriquees contre nous. II au-
rait fallu que tout Moqaddem prefe"rat le bien de
la religion a son amour-propre; et cependant
il est curieux de remarquerque dans cettefetoua
que nous avons citee presque toute entiere, on ne
voit aucun blame a 1'adresse de Fe"mir. Les
Qadrya ne condamnent pas sa conduite ; les
Tidjanya malgre leur haine voient en lui le vrai
representant de Flslam, et les autres ordres
comme les Taibya le poursuivent parce qu'il ne
veut pas transiger avec les principes de son
ordre.
Que les Qadrya soient a craindre ou non, la
n'est pas la question ; il ne suffit pas, en effet,
d'avoir beaucoup d'hommes bien determines
pour faire de grandes actions ; il faut un chef
qui d'une parole, d'un regard, Electrise tous ceux
qui viennent se ranger sous son autorite". II im-
prime alors, a ceux qui 1'entourent, son esprit sa
maniere de voir, et bon gre malgre, ilsle suivent
a la victoire ou a la mort. Justement a cause de
leur tolerance cet ordre semble plus specialement
a craindre car il se livre au premier venu ; au-
cun ordre ne subit autant que lui les influences
du milieu ou il se trouve ; lui que M . Rinn trouve
si tolerant en Algerie, est de son propre aveu,
tres fanatique a la Mecque. Nous le deman-
dons a tout homme qui veut reflechir un mo-
ment sans prevention aucune, est-il possible
qu'un ordre ayant partout les memes doctrines
n'ait pas aussi partout le mme esprit. II n'en est
pas des Qadrya comme dos Tidjanya qui se sont
196 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
scindes en deux branches rivales ; les Qadrya
n'ont qu'un seul et mesaie superieur gene"-
ral qu'ils venerent conime une idole et au-
quel ils sont prSts a donner tout ce qu'il voudra
sur un de ses desirs. Sans doute, si loin de
Bagdad, chaque Moqaddem se cousidere comme
un peu independant, et chacun semble former
une petite congregation dans cet ordre, le plus
repandu et le plus populaire de 1'Islam ; voila pour-
quoi tous ies Qadrya n'ont pas repondu a 1'appel
de I'emir. Mais aussi nous devons remarquer
avec quel respect tous les Moqaddem de 1'ordre
en ont toujours parle, meme lorsqu'ils prenaient
une decision contre lui, et le sacriflaient au bien
de la religion et des Musulmans; mais, si aulieu
d'un simple Moqaddem, c'eut ete* le vieux Gheikh
de Bagdad qui eut fait entendre sa voix pour com-
battre 1'infldele, vous auriez vu tous les Qadrya
se lever en masse, et marcher en phalanges ser-
rees contre nous. AI)d-el-KaderBen-Mahi-Eddin,
Moqaddem des Qadrya, nous a montre par uae
lutte heYo'ique de pres de quinze ans ce dont est
capable cet ordre, qui dut non seulement nous
combattre, mais lutter encore contre les Derqaoua
et les Tidjanya. Plaise a Dieu que la France
ne trouve pas un autre Abd-el-Kader, car nous
ne savons si elle trouverait un medje!6s aussi
complaisant que celui de Kairouan, du Gaire ou
de la Mecque, pour donner une decision en notre
favour en priant lesKhouan dedeposerlesarmes.
GHAPITREII.
Chadetya (fondes 656 de I'hegire 1258
de J.-C.)
SiSnoussi disait que tous les ordres religieux se
rattachaient aux Djenidya, car tous avaientpris
de Djnidi le doctrines du Souflsme. On pourrait
presque en dire autant de cet ordre dont nous
allons donner une courte notice : plus de trente
ordres differents, dont quelques-uns ont une
reelle importance, comme les Ai'ssaoua, les
Taibya, etc., se rattachent al'ordre desGhadelya.
II sera curieux d'observer comment des ordres,
dont 1'esprit est absolument different, ou plutot
le semble etre, peuvent sortir d'une meme souche :
comment des Ghadelya, dontlefondateur recom-
mandait tant de ne pas s'occuper des affaires de
la terre, sont sortis les Derqaoua, les Taibya, les
premiers vouant une haine a mort aux Turcs et
a tout gouvernement legitimement etabli; les
seconds au contraire se servant de leur influence
pour soutenir sur son tr6ne la famille qui regne
au Maroc.
Primitivement, les Ghadelya semblent etre
plut6t une ecole philosophique qu'un ordre
religieux. Les premiers superieurs furent, en
effet, de grands savants et jouirent, aupres de
leurs compatriotes du Magreb, d'une juste
198 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
reputation. Avant le sixieme siecle de 1'hegire,
le Soufisme n'etait pas encore connu dans cette
partie de 1'Islam. Les seuls ordres religieux qui
s'y trouverent re"pandus, etaient des ordres
etrangers au pays, et ayant au loin leur centre
d'action etdegouvernement. Abou-Median-Choa'ib
ben Hocein - el - Andalousi, importa dans Je
Magreb les idees de la philosophic indienne :
disciple de Djenidi et d'Abd-el-Kader-el-Djilani,
il se posa tout d'abord non comme un vulgaire
disciple mais comme un vrai fondateur d'ordre.
Ne a Seville, vers Fan 520 de 1'hegire (1127 de
J.-C.), ii alia etudier a Fez; puis. quand il eut
acquis sous deux habiles maitres, la science
necessaire, ii voulut aller en pelerinage a
Tlemcen, ou il s'arrSta. Sa science lui attira de
nombreux disciples ; a la Mecque, il rencontra
Abd-el-Kader-el-Djilani et se lia d'une etroite
amitie* avec lui ; 1'ayant suivi a Bagdad, il resta
aupres de lui jusqu'a sa mort, et y puisa les pures
doctrines du Soufisme : plus tard, ilretourna dans
sa patrie pour la faire jouir de ses lumieres : il
professa a Seville et a Gordoue, et enfin vint
s'etablir a Bougie. Dans sa vieillesse, il jouissait
d'une telle reputation, que le roi de Tlemcen fut
jaloux de sa gloire. Malgre ses disciples qui le
priaient de ne pas s'exposer a la colere du roi qui
1'avait mande aupres de lui, Abou-Median partit ;
mais mourut en arrivant en vuede Tlemcen, 594.
Abou Median fut vraiment un homme superieur
et sa reputation n'etait pas usurpee. II fut un
vrai Soufi dans toute la force du terme; les
auteurs musulmans vantent tous sa sagesse, sa
science el son humilite : malheureusement
1'humilite du Soufl. c'est 1'orgueil des Chretiens.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMA.NS 199
Un jour, racontait-ii a ses disciples, Dieu lui
avail apparu et lui avait dit : Choa'ib, tu as fait
de nombreux actes d'humilite ; tu m'as toujours
bien servi ; tu as ete toujours un fidele Soufi ;
aussi ton merite est bien grand a mes yeux et je
te pardonne tes peches. Et Dieu mSmeajouta :
Heureux le mortelqui aurajouit de ta presence;
heureux meme qm verra celui qui t'a vu.
Vraiment c'e'tait trop d'humilite ou pour mieux
dire; ii est le type du vrai Soufi : bouffi d'orgueil,
plonge dans le mysticisme, abruti par ses nom-
breuses prieres qu'il recite sans faire attention
au sens, fuyant la societe de ses semblables
qu'il ne connait pas ; ayant 1'imagination exaltee
et en ebullition a cause des jeunes et veilles
demesures qu'il s'impose, le Soufi qui est par-
venu a 3tre f avorise* de 1'extase regarde les pau-
vres mortels d'un ceil de me'pris, il ne connait que
sa precieuse personne, et dans 1'erreur de son
jugement, il croit voir Dieu la ou ii n'y a que
le produit de son imagination, ou quand vrai-
ment ii y a extase, comme dans le cas present
il prend les tenebres pour la lumiere et 1'ange de
1'enfer pour Dieu. II est bien triste de voir des
hommes souffrir de la sorte, s'imposer des mor-
tifications plus grandes que n'importe quel saint
du christianisme, a tel point que nous ne croyons
pas qu'un Khouan puisse vivre sans une inter-
vention diabolique, jeuaer des mois et des mois,
reciter continuellement des prieres, souffrir plus
que les plus malheureux cles hommes et un jour
aller bruler pendant une eternite .
Et cependant, sans cesse sur les levres de ces
Soufi, vous entendrez des mots comme ceux-ci :
Mon r61e ici-bas, c'est d'aimer Dieu, de le benir,
200 LE DIABLE CHEZ LBS MUSULMANS
de le prier, de faire cpnnaitre son saint nom et
de lui demander d'exterminer les infideles ; mon
r6ie, c'est de le servir, c'est de servir mes freres,
c'est de leur faire du bien ; mon r61e, enfin, c'est
de parvenir, par la pratique de I'humilite", par la
mortification, les veilles, les jeiines a 1'etat exta-
tique. Ge n'elait seulement de lui qu'Abou-Median
disait un jour :
Le sentiment de la grandeur et de la toute-
puissance divine exalte mon ame, s'empare de
tout mon elre, preside a mes pense"es les plus
intimes, de me"me qu'aux actes que j'accomplis
au grand jour et auxyeux du monde. Ma science
et ma piete" s'illuminent de l'6clat des lumieres
d'en haut. Quel est celui sur qui se re"pand
1'amour de Dieu ? G'est celui qui le connait et qui
le recherche partout, et encore celui dorit le
coeur est droit et qui se resigne entierement a la
volonte de Dieu. Sachez-le bien, celui-la seul
s'Sleve dont tout I'etre s'absorbe dans la con-
templation du Tres-Haut. . . G'est de lui qu'on
peut dire : Tu verras les montagnes, que tu
crois solidement fixe'es, marcher comme mar-
chent les nuages. (RINN, p. 215-216).
Les nombreux ouvrages qu'il composa sur le
Soufisme et les autres branches d'enseignement,
lui atlirerent une grande reputation. Nul mieux
que lui, nous dit un auteur arabe, ne sut pene-
trer dans les mysteres de la vie spirituelle; nul
mieux que lui ne pene"tra les reculs de la vie
contemplative ; le monde invisible des esprits
n'avait pour lui rien de cache. Aussi, c'est avec
raison qu'on 1'a appele" le Gheikh des Gheikh, le
qoteb et le g'outs(l) par excellence. Nul nepra-
(!) Nous avons dit plus haut ce que c'est qu'un qoteb et un g'outs.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 201
tiqua plus que lui le renoncement au monde, ne
s'abima davantage dans la contemplation des
mysteres divins et.ne penetra plus avant dans la
recherche des secrets du spiritualisme. C'etait
un Souflparfait(l).
Abou-Me'dian n'e*tait done qu'un habile philo-
sophe et un grand Soufi. Ses nombreux disciples
prirent le nom de Madanya ; mais le vrai fonda-
teur de 1'ordre fut Abd-ei-Sellem-ben-Machich,
dont toute la gloire, aux yeux des Musulmans,
est d'avoir prepare la voie au grand Chadeli, qui
futvraiment un fondateur d'ordre et, quoiqu'il
n'eut rien ecrit par forfanterie, ses lecons,
recueillies avec soin par ses disciples, contien-
nent tous les principes qu'invoqueront contre les
gouvernements etablis, les Derqaoua et les
autres society's musulmanes qui se reclament de
son origin e.
Abou-Hassez-Aliech-Ghadeli naquit pres de
Geuta, vers Tan 595 de 1'hegire (1200 de Jesus-
Christ). Initie* tout jeune encore aux doctrines
du Soufisme par un des disciples de Abou-
Median, il se fit surtout Feleye de Abd-el-Sellem-
ben-Machich. A la mort de son maitre et sur
sa recommandation, il se rendit dans 1'Afrikia
(Tunisie), cherchant une localite appelee Chadel,
la il se fit une retraite et commenga a mener
la vie des saints de 1'Islam, passant ses jours dans
le jeune et les mortifications, faisant de longues
prieres et s'efforcant d'arriver a 1'etat extatique
par les moyens que son maitre lui avait ensei-
gnes. BientOt, une grande fouie vint le trouver
dans sa solitude et se mit a celebrer sa vertu;
Ghadeli se laissait faire ; mais sa reputation
(i) Brosselard, Revue africaine, 18>0, p. 7.
202 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
porta ombrage a la jalouse susceptibility des
detenteurs du pouvoir ; bien plus, un certain
Ben-el-Berra mil tout en ceuvre pour nuire au
pieux solitaire, a 1'elu de Dieu. L'accusation
portee centre lui elait grave etpouvait lui attirer
la peine capitale : ii etait accuse d'athelsme ; en
verite, cet ennemi n'etait pas vulgaire et son
intelligence etait plus developpee que celle de
ses compatriotes ; il etait facile, en effet, de
prouver a Ghadeli, imbu des doctrines du Sou-
fisme, qu'il etait un athe*e parce qu'il etait pan-
theiste. Aussi, pour fuir sa punition justement
meritee, il quitta la Tunisie et alia s'enfermer
dans la solitude, aux environs d'Alexandrie ;
mais son ennemi avait prevenu les Eulema du
Gaire.
Ge fut dans cette retraite que Gabriel lui
apparut et lui demanda quelle punition il voulait
voir infliger a son ennemi. Je demande, repon-
dit Ghadeli a son envoye celeste, que mon
ennemi perde la memoire et que sa tombe
devienne un lieu d'immondices. Ges voeux
furent exauces. Nous ne flnirions pas si nous
voulions raconter tous les miracles que Dieu fit
pour prouver la saintete de son serviteur : les
legendes sont nombreuses a ce sujet. Le souve-
rain de 1'Egypte partageait vis-a-vis de 1'illustre
exile les preventions des Eulema; Dieu, pour le
corriger, permit qu'une nuit il fut roue" de coups
par les anges, afin de le f aire revenir a de meil-
leurs sentiments. Ge fait nous rappelle, malgre
nous, ce qui arriva a Bordone a Toccasion de
1'admission de Diana Vaughan et que rapporte
le docteur Bataille (l re annee, page 719). Ges
deux f aits trouveront des incredules, mais cela
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 203
n'empechera pas le diable de proteger loujours
ceux qui se donnent specialemect a lui. Nous au-
ronsoccasion bientot de coastater que cet homme
a eii des relations a vecles puissances superieures.
Cependantdansa retraite d'Alexandrie toutes
choses n'allaient pas a souhait, et souvent il
devait jeuner bien longtemps. Plus tard, il ra-
contait qu'une fois il avait passe trois jours sans
prendre de nourriture : une voile parut a 1'hori-
ZOD, se dirigea vers son ermitage; quandles
matelots eurent jete 1'ancre, ils descendirent a
terre : G'est un ermite musulman, dirent-ils en
1'apercevant, et, touches de compassion, ils lui
offrirent a manger. Ainsi, disait Ghadeli, Dieu
permit que je fusses secouru par la main des
infldeles et non par celles des Musulmans. On
voit que si les sarcasmes .et les mauvais traite-
ments ne lui manquaient pas de la part de ses
compatriotes, en retour il savait se venger, et
que son humilite en faisait tous les frais ; il ne
lui en coutait guere pour inventer des interven-
tions divines, et les miracles s'operaient nom-
breux, grace a sa saintete; une fois meme,
El-Khadir lui apparut toujours dans le ddsert et
1'assura que Dieu etait avec lui.
Quand celui qui gouvernait 1'Egypte a cette
epoque eut regu la terrible lecon que nous
avons rapportee et que, grace aux coups de
fouet que lui donnerent les anges de Dieu, il eut
acquis une meilleure opinion sur Ghadeli,
celui-ci vint professer au Caire. Grande etait
alors sa reputation de saint, II avait deja opere
de nombreux miracles ; une fois, entre autres,
de nombreuses hirondelles voltigeant autour de
sa tete, il avait repondu que c'etait les ames du
204 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
purgatoire que Dieu avait delivr<5es grace aux
merites de ses ferventes prieres. Une fois pro-
fesseur, sa science parut egaler sa saintete et il
put rivaliser avec les plus illustres docteurs de
1'Islam. Les adversairesles plus acharnes s'avoue-
rent vaincus sous le charme de sa parole et par
la force de ses arguments, et devinrent ses plus
fideles disciples. Rien ne lui etait cache. A toute
question il faisait la re"ponse convenable, et il
conduisait surement ses disciples dans les plus
apres senders du mysticisme. Nourri de la lec-
ture des docteurs de 1'Islam, admirateur sincere
de Djenidi, de El-Djilani et d'Abou-Median, son
illustre maitre, il trouvait une reponse a tout.
Peu importait, au reste, la science sur laquelle
on 1'interrogeait : il connaissait tout. Quel est
done ton Gheikh ? lui demanderent les disciples
emerveilles de ce vaste oce"an de science : Dis-
ciple d'abord d'Abd-el-Sellem-ben-Machich,
aujourd'hui, je bois a la source de toute verite
dans dix mers differentes : cinq sont sur la
terre : Mahomet (le salut soit sur lui), Abou-
Beker, Omar, OtmanetAli; cinq sont au ciel t
Gabriel, Michel, Azrazil, Azrail et 1'Esprit de
Dieu ( Verbum Dei, Jesus-Christ).
Mais surtout, nous recommandons a nos lec-
teurs les lignes suivantes, qu'on ne saurait trop
mediter : Quand je suis interroge sur une
question scientifique et que je ne sais quelle
reponse faire, je vois aussitdt cette reponse tra-
cee par une main invisible sur les murs ou sur
les tapis. (RiN, 222.) Getaveu est a retenh\
Quelle est cette main invisible qui trace la
reponse! est-co la main de Dieu? nullement,
Dieu ne ^e derange pas pour si peu. Qui alors ?
LE DIABLE .CHEZ LES MUSULMANS 205
Nous ne voyons qu'une reponse convenable,c'est
d'admettre ia main de Satan. A ceux qui nient
toujours sans preuves, nous les renvoyons a la
mystique de Gorres, oil toutes ces questions sont
traitees de main de maitre, et ou ils verrout les
nonibreux fails irrecusables que I'eminent auteur
apporte en preuves de ce qu'il avance. Ges
paroles de Chadeli ne sont que la confirmation
de ce que nous avons avance dans la premiere
partie sur 1'intervention de Satan dans 1'extase.
Avant d'exposer les particularites de sa doc-
trine, nous voudrions donner le portrait que ses
contemporains nous ont laisses de cet nomme
qui peut etre regarde a juste titre comme Tun
des plus grands fondateurs des ordres religieux
musulmans. Si Ghadeli, nous dit un auteur
cite par Rinn, page 223, etait de grande taille,
mais son corps etait maigre et frele ; il avail le
teint olivatre et la barbe peu fournie le long des
joues. Ses doigts etaient ef files et longs comme
ceux des gens du Hidjaz. Sa parole etait douce,
son elocution frele, et il montra toujours une
grande bienveillance dans son enseignement. II
ne cherchait nullement a imposer au neophyte
des fatigues ou des difficultes. II voulait au con-
traire les lui eviter et n'en parlait pas : On ne
vient pas a nous, disait-il, pour rechercher les
fatigues, mais bien le repos. Pourvu que Ton
cherchat a se reunir a Dieu, qu'on aimat la
retraite et la priere, il laissait chacun parfaite-
ment libre d'adopter telle ou telle voie. II ne
voulait meme pas ojbliger le neophyte a ne pas
voir d'autre Gheikh que lui. A ce tableau,
nous n'ajouterons que quelques mots : par sa
constitution, Ghadeli rappelait maigre lui son
LE D1ABLE CHEZ LES MUSULMANS 6. .
206 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
origine : n6 au Maroc, il en avait garde" le fana-
tisme; bati en hercule, les jeimes avaient affai-
bli cette constitution qui aurait pu register
lougtemps. II vecut a peine cinquante ans ; ses
mortifications et ses veilles lui attirerent une
reputation de saintete" justement meritee, et
presque aussi grande que celle de El-Djilani ;
enfin, sa science profonde et universelle, vaste
encyclopsdie, resumait toutes les branches de
1'enseignement arabe, et, comme disaient ses
disciples, il parlait sur chaque science en par-
ticulier comme si c'eiit ete sa branche speciale.
C'est a cette reputation qu'il doit rimmenso
influence qu'il a exercee sur les ordres religieux.
lipanit aussi a un moment propice. Djenidi avait
introduit dans. 1'Islam les doctrines secretes de
la philosophic indienne : ii avait pu professer les
erreurs les plus monstrueuses et les plus oppo-
seesa la saine doctrine, grace a la flexibilite de son
esprit et de la langue arabe. Mais ces doctrines
n'avaient pas encore regu la sanction qu'attend
toujours un peuple croyant, la sanction de la
saintete : tout le monde s'etait incline devant le
vaste savoir de Djenidi : tout le monde devait
s'incliner devant la saintete sureminente d'Abd-
ei-Kader-el-Djilani. Ges memes doctrines qu'avait
professees Djenidi, le saint de 1'Islam les mit
chaque jour en pratique, et leur dut toute la
saintete a laquelle il parvint. 11 fallait qu'un
homme parut aiors pour resumer en lui seul et
la science de Djenidi et la saintete de El-Djilani.
Ge f ut la le r6le que Satan donna a Ghadeli :
grace a son ge*nie moins vaste cependantque
celui de Djenidi, il donna la derniere forme a
ces idees pantheistiques et egalitaires qui du
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 207
bord du Gange ont fait irruption dans 1'Islam .
Apres lui nous ne trouverons que bien peu de
choses nouvelles, il sera le'vrai fondateur des
ordres musulmans, le digne pre"curseur de
Snoussi qui fera le plus grand cas de lui.
Et Charani, bien avant lui, resumant dans
quelques lignes les sentiments de son coreligion-
naire, 1'egalera presque a Abd-el-Kader. Ils ue
1'appellera pas sans doute le sultan des Saints,
la gloire de 1'Islam ; non, la gloire de Ghadeli
est, suivant Charani, d'avoir su re"sumer toute la
science de la tradition. Non seulement, dit-il,
son esprit penetra dans le monde des ames et
des corps, mais encore il rendit facile la connais-
sance de toute science, et en fit connaitre tous
les secrets. Aussi, Iss Gheikh de son ordre sont
de vrais oceans de science, et un simple fakir
Ghadeli en sail plus que les Gheikh des autres
ordres. Ghadeli, c'etait le p61e de son temps, le
phare qui eclairait le monde, le marteau qui
broyait nos ennemis, le Soufi des Soufi ; en un
mot, Dieu s'etait plii a reunir en un seul homme
toutes les perfections.
Avant de parler des doctrines professe"es et
enseignees par Ghadeli, recueillies avec raison
par ses disciples, disons un mot de 1'affiliation
a cet ordre ; et quand nous aurons fait connaitre
les doctrines des Ghadelya nous ferons connaitre
les principales societes qui s'y attachent, en
particulier les Derqaoua et les Madanya.
II y a peu d'ordres qui soient aussi larges que
celui qui nous occupe pour 1'admission des
Khouan, et nous ne connaissons que celui des
Rahmanya qui soit encore moins severe. Voici,
.neffet, comment le Gheikh Ahmed-ben-Moham-
208 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
med-el-Abbad, definit les regies de cetle admis-
sion. Pour pouvoir jouir, des privileges -attaches
a cet ordre, et pouvoir se dire Ghadely, ii suffit
de suivre un seul des principes de la Congrega-
tion, pourvu que Ton aime les affilies. Ainsi,
dire un hizb suffit pourparticiper aux droits des
Khouan Ghadelya. Gette affiliation est un peu.
trop primitive etsuccincte,aussile memo Gheikh
donnant les differentes manieres de se faire affi-
lieren enumere quatre: la premiere est purement
exterieure : elle comprend la pression de la
main et 1'enseignement du diker ; 1'affilie doit
alors porter le turban, pendant derriere la tete et
porter la Khirka, morceau d'e"toffe qui sert de
signe de reconnaissance comme la maniere de
mettre son turban. La deuxifcme maniere con-
siste a lire les livres des Ghadelya sans cher-
cher a comprendre le sens ; ici il ne faudrait
pas croire que la recommandation faite au Khouan
signifie qu'il ne doit pas reflechir sur ce qu'il
dit de maniere a ne pas comprendro meme le
sens des mots ; mais comme inoi lire lorsque je
lis du chiuois, sans chercher a comprendre le
sens signifie sans chercher a penetrer les secrets
et mysteres particuliers a 1'ordre ; car nous ne
devons pas oublier que surtout chez les Ghadelya
on fait la distinction des gens inlelligents et du
vulgaire, celui-ci se contente des deux pre-
mieres initiations dont nous venons de parler :
la troisieme ne differe guere de la deuxieme,
analyser le livre, tScher d'en comprendre le
sens, sans toutefois aller jusqu'a 1'action. Bien-
I6t nous aurons a parler de leurs secrets, et nous
en dirons plus long a ce sujet. La quatrieme
fagon de se faire Ghadely est la route que pren-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 209
nent les hommes intelligents ; pour parler le
style de la Maconnerie, ceux qui ne sont pas
affilies avec 1'anneau, celui -la c'est le vrai
Ghadely ; il conforme en tout sa conduite aux
principes que lui donne le Gheikh, et tache le
ne pas s'en eloigner.
Gelui qui est entrd de la derniere maniere doit
encore franchir quatre degres differents, sans
en omettre aucun :. ces degres rappellent les dif-
f e"rents grades des ordres magonniques : le pre-
mier est celui de la contrition ; le deuxieme, de
la droiture; le troisieme, de la perfection des
mceurs; le quatrieme, de la proximite". Tous ces
termes sont bien inoffensifs, et pour celui qui
n'est pas initie, ils ne peuvent avoir beaucoup
de sens ; c'est toujours a peu pres le m6me jargon
que le demon emploie partout ou il se montre,
il parle <jontinuellement de purete des moaurs,
de droiture, d'humanit^, de charite, afin de dis-
simuler son oeuvre sous cette apparence de
vertu.
Le diker primitif donne par Abd-el-Sellem-
ben-Machieh consistait uniquement a dire conti-
nuellement le mot Allah en appuyant sur le
lam(/)et en prolongeant le son a de la fin autant
que le permettait la puissance du souffle de
Taffilie. Ghadeli y ajouta 1'invocation des invo-
cations, celle qui est la plus agre"able a Dieu :
II n'y a de Divinite que Allah, la Verite evi-
dente, et Mohammed est le Prophete de Dieu.
II sufflsait de reciter cent fois au moins cette
invocation dans un jour ; c'etait relativement
bien modere; plus loin, nous donnerons celui
des Derquoua-Ghadelya. Nous voudrions, pour
le moment, tacher de debrouiiler toutes ces
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS C. . .
210 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
branches diverses et ne pas les confondre
comme 1'a fait Rinn.
Nous n'ajouterons rien de special a ce que
nous avons dit sur les reunions de cet ordre ;
nous avons cite" plus haul, quand nous avons parle
des moyens employes pour arriver a 1'extase,
comment ils s'y prenaient dans leurs reunions.
Gonvaincu que nous sommes que la plus grande
difficulte", pour nous, est de pouvpir nous faire
comprendre de lecteurs peu habitues aux coutu-
mes arabes, nous sommes oblige de nous repe"-
ter. Gette e*tude que nous composonsne sera pas
un livre qu'on lit une fois et puis qu'on jette
dans un coin de la bibliotheque pour le laisser
se couvrir de poussiere et etre ronge par les
vers. G'est un livre qu'il faudra etudier, et retire
par consequent si on veut arriver a comprendre
ce que sont ces societes, si on veut saisir les
rapports qu'il y a entre elles et leurs congeneres
d'Europe. On est e'tonne', quand on y reflechit
un peu, de voir que le demon prend toujours les
memes moyens pour perdre I'homme, moyens
qu'il varie suivant les peuples et adapte si bien
aux moeurs du pays : nous repetons done que
les ordres religieux ont deux buts : 1'un la per-
fection de ses affilie*s par 1'extase, 1'autre, 1'ex-
pulsion des Chretiens de 1'Afrique etde tout pays
ou il y a un Musulman ! en un mot, le retablisse-
ment de 1'imamat, selon que nous 1'avons
explique.
Les Ghadelya, primitivemenl, semblaient
n'avoir qu'un seal but, sanctifler leurs affilie*s
par 1'extase, bien que dans les instructions don-
nees par le fondateur a ses disciples, on trouve
quelques paroles subversives de toute autorite*,
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 211
mais la plus grande partie traite de la mystique
et de 1'extase. Quand, dans les reunions, ils veu-
lent gouter les douceurs de cet etat, ils ferment
bien les portes, e"teignent les lampes, et mettent
leurs Moqaddem au milieu d'eux, ils forment un
cercle sans solution de continuity. D'abord lente-
ment, puis sur un mode de plus en plus presse,
ils chantent cette courte phrase, a peu pres tou-
jours sur la mme note : la Alan ila allah ; ils
passent ainsi successivemcnt sur toutes les
modulations, allant du plus grave au plus pre"ci-
pite. Lorsqu'ils sont arrives a un certain etat
de surexcitation, ils se levent et recitent en don-
nant au corps unbalancement cadence Allah ! >.
puis Hou (lui) ! , puis Ah ! Pendant ce
temps, le Nekib tourne autour d'eux en recitant
des vers ou des sentences propres a redoubler
1'enthousiasme. Puis, a un signal du Moqaddem,
qui resteau milieu du cercle, les freress'arr&ent,
le Moqaddem recite des vers, des oraisons, pro-
nonce la formule : II n'y a pas d'autre divinite
que Allah et termine la ce"re"monie par la reci-
tation de la fatiha.
Voici comment Si-Snoussi decrit les ceremo-
nies du rituel des Chadelya : nous abregeons un
peu ce qu'il dit, omettant tout ce qui n'est pas
directement necessaire a leur intelligence. Tout
d'abord, il nous donne la posture que doivent
prendre les affilie"s . Ge point est tres important,
et nous verrons Snoussi accuse presque d'here-
sie pour une petite modification apportee a ce
point. La posture prise dans la priere est, en
effet, un signe de reconnaissance entre les
Khouan. Gomme la priere est habituelle et qu'il
ne se passe pas deux heures dans la journee
212 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
sans qu'un bon Musulman ne doive adorer Dieu,
c'est un inoyen bien facile de reconnaissance .
Voici done la posture des Ghadelya : ils doivent
s'accroupir les jambes croisees, elever les
genoux qu'ils enlacent de leurs bras, et, les yeux
ferme"s, placer Ja tete entre les deux genoux.
Pendant qu'il releve la tte, a partir du moment
ou elle arrive a la hauteur du coeur, jusqu'a celui
ou elle atteint 1'epaule droite, il doit dire : II n'y
a de divinite que Allah. Bien entendu qu'il faut
impitoyablement chasser toutes les distractions,
etmemeprier a haute voix si on ne peut en
triompher en parlant a voix basse. Quand la
bouche arrive a la hauteur du coeur, il doit pro-
noncer les mmes paroles, mais avec vigueur et
beaucoup de force, afin que les paroles se gra-,
vent bien dans cet organe et, de la, se repandent
dans chacun des membres. G'est cequ'on appelle
le diker es-sef-ou-en-necker, ce qui veut dire :
prieredela compassion et de 1'expulsion. Elle
produit dans Tame des effets merveilleux ; elle
arrache du coeur tous les vices, les principes de
Ja tiedeur et les pensees mondaines, en rejetant
tous ces defauts derriere Tepaule droite .
Quelles sont les principales recommandations
faites au Khouan? Avant tout,il doit iniperieuse-
ment s'appliquer a bien dire les prieres et a bien
observer les pratiques de 1'ordre ; c'est grace a
1'ordre qu'il parviendra au salul; avant tout,
done, avant meme les prieres ordonnees par le
Goran, 1 Khouan devrait remplir ces obliga-
tions. Seulement, ces hommes ne sont pas logi-
ques, et les chefs d'ordre, par crainte du peuple,
veulent garder un livre et des preceptes avec
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 213
lesquels ils ne sont plus d'accord ; nous Pavons
suffisamment prouve.
De plus, nous savons qu'il sufa't de bien re-
citer une seule fois son diker pour etre sauve
celte priere est done merveilleuse, et jamais
Mahomet lui-mme n'a promis une telle efficacite
auxprieres qu'il ordonnait. Le Khouan Ghadely
devra done se lesrendreobligatoiresettellement
familieres qu'elles semblent s'gtre identinees
avec sa personne et ne faire avec lui qu'un seul
tout homogene ; a force de les reciter il faudra
qu'il arrive comme machinalement a les dire,
aussi bien le jour quo la nuit dans ses reves.
Quand ii sera arrive a celte quasi identification,
il passera a Pin vocation du mot Dieuet lapour-
suivra sans cesse, jusqu'au moment oil ce qui
lui etait cache se devoilera a ses yeux; sans
s'arreter il GONTINUERA JUSQU'A EPUISEMENT
DE SES FORGES. Nous avons pref^re citer ces
lignes traduites par M. Colas et citees par
M. Rinn, page 248, que de les traduire nous-
memes ; a-t-on remarque ces mots : il conti-
nuera jusqu'a Tepuisement de ses forces.
Le malheureux Khouan devra s'abrutir com-
pletement, et employer toutes ses forces, aussi
bien celles de son intelligence que celles de son
corps,qu'ildevraitemployerseulementalarecher-
che et a 1'amour de Dieu; il devra les employer,
dis-je, a la recherche de ce qui est cache" et qui
lui sera devoile.Et quand, a force de repeter ce
mot Allah, ilaura decouvert tout ce qui y est cache*,
il passera a un aulre mot, autre denomination de
Dieu: hou, qui signifie litteralement lui : c'est-a-
dire 1'Etre supreme, mot qu'il devra repeter a
214 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
satiete jusqu'a ce qu'il parvienne au degre de
perfection qu'il pourra acque"rir (1).
Qae les affilies a cet ordre aient des secrets
connus d'eux seuls, cela ne fait pas 1'ombre d'un
doute : ici encore nous voulons citer mot pour
mot la tradnction donne"c par M. Colas (citee par
RINN, page 248), afin qu'on ne puisse nous ac-
cuser de ne pas comprendre le texte : Us (les
Ghadelya) sont en possession de secrets parti-
culiers qu'ilsappliquententre eux. Ainsi, quand un
malheur frappe un des leurs, ils recitent dix fois
la senate de Ya-Sinc, apres 1'aurore : avant la
priere du matin, ils y ajoutent : Dieu, je
vous invoque, vous qui etes Dieu , ils conti-
nuent par ces mots : Yamen horia I Ahoum !
Kafadem hamnou, ha. Amen. (Paroles mys-
tiques qui n'ontaucun sens arabe), qu'ils re"petent
70 fois, puis ils terminent par : Pour que vous
m'accordiez telle ou telie chose qui ne peut arri-
ver que par la permission du Tres-Haut.
Le Gheikh Abou-Hassan ech. Ghedeli a dit
que qes-mots mystiques etaient les noms les
plus eleves que Ton pouvait donner a Dieu.
Dans un de ses ouvrages, Si Abd-el-Ouhab-
el-Gherani dit : Les affllies de cet ordre ont
des secrets particuliers , et il reproduit tex-
tuellement ce qui est transcrit ci-dessus.
(i)Nosleoteurs qui ne connaissent pas lalangue arabe se cleman-
deront vraiment ce que ce mot Allah peut appreudre aux affilies. Ce
mot Allah doit, a notre avis, avoir les memes proprietes que le
tctragramme (J. H. V. H. ou Jehovah). En arabe. Dieu s'exprime
par 1'articleel suivi dupronom hou. Ces deux mots reunis signiflent
done le lui : 1'etre par excellence, et a par consequent le meme
sens que le mot hebreu Jehovah : celui qui est.
Ilestctirieux a remarquerque dans roeciiltisme le tetragramme
joue un si grand role : c'est encore un nouveau point de coptaqt
.entre les diverses societes.
LE CIA6LE CHEZ LES MUSL'LMANS 215
Quelle est 1'origine de ces mols mystiques qui
n'ont aucun sens en arabe? Nous ne pouvons
faire que des hypotheses, mais nous ne
croyons pas nous avancer trop en disant que
ces mots sont une formuie magique donnee par
Satan a Ghadeli. Nous avons vu plus haul
qu'une main mysterieuse ecrivait sur les murs
ou le tapis la reponse dont avait besoin le grand
philosophe. Pourquoi cette main qui, a notre
avis, n'etait autre que celle de 1'ange de 1'enfer,
n'aurait-elle pas enseigne* cette formuie comme
de nos jours le meme ange a inspire Albert
Pike. Y a-t-il, nous le demandons, une grande
difference entre les deux societes : Tune
musulmane et africaine, 1'autre americaine-
europe*enne. Les Palladistes n'arrivent-ils pas
aussi a 1'extase ; et Sophie Walder ne pour-
rait-elle pas rivaliser avec n'importe quel exta-
tique musulman ? Seulement, il y aura toujours
cette difference entre les societds d'Europe et
d'Amerique et celles d'AMque : c'est que les
premieres sont ouvertement enluttecontreDieu,
tandis que les societes musulmanes semblent
restreindre leur but politique a la delivrance du
Musulman du joug du chre'tien; elles voudraient
fermer completement le continent noir, pour y
faire regner le culte de Mahomet et de Satan.
Rien d'etonnant, par consequent, que les m&nes
moyens ne soient pas employes, ce qu'il faut a
1'Arabe, avant tout, c'est 1'extase ; et le second
but est pour lui assez secondaire. Son desir
le plus grand, je, dirai mme son seul desir,
c'est de jouir des douceurs de 1'etat extatique
et de passer aux yeux de ses compatriotes
pour un homme en relations quotidiennes
216 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
avec les esprits. Les chefs seals poursuivent
avec activite le second but, car, nous le repetons
encore, nous sommes convaincus que les vrais
extatiques sont Ires rares, et que les neuf dixie-
mes des Musulmans affilie"s aux ordres religieux,
grace aux effets du Hachich, prennent pour des
realites ce qui n'est que le produit de leur ima-
gination, et croientvoir certaines choses parce
qu'onleur a dit que ces choses se passaient ainsi.
Mais nous avons vu, par le fait que nous avons
cite" d'Abd-el-Kader, que les vrais initie"s, ceux
qui sont charges de par le diable d'arreter les
progres du christianisme, ceux-la sont vraiment
favorises d'extases et recoivent du demon,
o *
pour parler avec un fondateur d'ordre, la
direction de leurs actes et la maniere dont ils
doivent agir.
Nous avons dit plus haut que Ghadeli n'aurait
e"crit aucun livre pendant sa vie : Mes livres,
disait-il, sont mes compagnons et mes disciples.
Geux-ci ne voulurent pas laisser perdre le fruit
de tant de veilles et d'extases, et l'un d'eux,
le plus savant, et celui qui avait vecu le plus
dans rintimite" de Ghadeli, reunit ses paroles et
ses discours. Ge qu'.on remarque surtout dans
cet ouvrage, c'est le mepris des choses de la
terre, le sarcasme deverse a pleines mains sur
les autorites musulmanes, et m^me 1'excitation
a la revolte.
Tu ne pourras connaitre le parfum de la sain^
tete que lorsque tu seras completement detache
des hommes et du monde. Quiconque veut jouir
de la gloire en ce monde et en Tautre, me suive.
Qu'il rejette de son coeur tout ce qui n'est pas
Dieu, qu'il n'aime que Dieu, qu'il ne cherche que
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 217
lui, et n'agisse qu'en vuedelui. Pleinde doci-
lile pour son Gheikh, le Ghadely devra lui decou-
vrir toutes ses pensees, toutes ses affections ;
dans ses prieres, il devra veiller surtout a ce que
jamais une distraction ne vienne le detourner de
Dieu,afindesepe'netrer deplusenplus del'essence -
divine. Nous ne voulons rien ajouter de special
a ce sujet, nous en avons assez parle" dans le
chapitre consacre a 1'extase. Mais nous voulons
surlout nous etendre sur leur soumission ou
plut6t sur le me"pris qu'ils professent envers les
grands de la terre et toute autorite. Ges mots de.
detachement du monde , du me"pris pour les
richesses, ne sont qu'un moyen de tromper les
ignorants et les na'ifs. Nous aliens voir que sous
ce beau dehors de saintete et d'asce'tisme, se
cache 1'ordre le plus a craindre pour les gouver-
nements, et auquel les Turcs ont justement voue
une haine sans tr6ve ni merci.
Obeis a ton Cheikh avant d'obeir au souve-
rain temporel. (Git^ par RINN, page 227.).Avec
ce principe indiscutable pour tout bon Khouan,
un chef d'ordre religieux peut faire a n'inaporte
quel gouvernement une guerre sans merci, une
guerre qui ne finirait qu'avec la mort du dernier
Khouan . Tous les chefs d'ordre se souviendront
de cette parole dont peut-etre Ghadeli ne pre-
voyait pas tout Tusage qu'en feraient ses succes-
seurs. II est certain que tout superieur general
a plus d'aijtorite' sur ses affllies que le sultan de
Stamboul, qu'il peut se faire obeir plus facile-
ment, et qu'il peut meme, a un moment donne,
lui faire une opposition ouverte sans qu'il ait
rien a craindre : il n'aura qu'a rappeler a ses
aiEfilies cette terrible parole, pour qu'il soit sur
218 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
de la victoire. Au fond, c'est 1'anarchie pr^chee
dans tout 1'Islam ; par tout ou se trouve le de"mon,
partout on trouve cette haine de toute autorite
legitime, ces appels a la revolte, n'est-il pas le
premier des revoltes et n'a-t-il pas me'connu la
premiere des autorites, celle de Dieu.
A mon avis, ce mepris de tout pouvoir legitime
est un des points de contact les plus apparents
entre la franc-magonnerie et les ordres religieux
musulmans. La f ranc-maconnerie a ren verse le
A
trone, fait monter le roi sur I'echafaud, et de nos
jours, le premier souverain qui voudrait lui re"-
sister tomberait vite sous le poignard des
sicaires. Garcia Moreno nous en est une preuve
eclatante. Les Khouan n'ont rien a envier a
leurs congeneres d'Europe : on dit de toutes
parts que I'lslam s'ecroule, que la dissolution a
deja penetre dans cette vaste machine, que la
Turquie marche, de nos jours, dans le concert
des nations europeennes. L'Islam s'ecroule, oui
en Europe, 3n Asie, et dansleNord deTAfrique :
mais Satan a veilie, et tout nomine qui a
un peu re"flechi sur la situation des souverains
musulmans vis-a-vis des societes secretes, ne
pent cesser de craindre pour eux. L'Islam, en ce
moment, joue sa derniere carte ; pour lui, c'est
une question de vie ou de mort ; mais peut-tre
le jour n'est pas loin ou, a la voix du chef de
Djagboub, les Snoussya se leveront en masse, et
des rives du Tchad, ou ils sont tout-puissants, ils
entraineront ces masses sur 1'Af riqne du Nord ;
les souverains musulmans seront chaties comme
nous. Ils n'agissent pas encore, parce que le
moment n'est pas venu, ils attendent 1'heure pro-
pice, et ils sont aussi roues politiques que nos
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 219
francs-macons qui, peu a peu, travaillent a de-
christianiser notre France : de meme, patiem-
ment mais surement, les Khouan travaillent a
la regeneration de 1'Islam. Pleins de mepris pour
leur souverain legitime, qui a leurs yeux n'est
qu'un apostat, ils tournent leurs" regards vers
1'Afrique Gentrale, d'ou doit sortir ce Madhi, ce
prophete qui doit deli vrer tout Musulman du joug
de 1'infldele et retablir 1'imamat.
Ge sont les Chadelya surtout qui out mis a
1'ordre du jour ce mepris pour les autorites le"gi-
times, les autres ordres n'ont fait que puiser a
cette source. Aussi, apres la recommandation
de bien reciter le diker et de payer la ziara, il n'y
en a pas qui occupe une plus large place que celle
de Mr les autorites, et dene pas accepter de
fonction; cachanttoujours ce mepris sous le voile
du mysticisme, ils fuient le pouvoir an'n de pou-
voir vivre dans la solitude et de se sanctifier :
Le monde, dit Tun d'eux, doit tre, pour un
Khouan fidele, comme un feu d'ou s'echappent
continuellement des etincelles qui toutes brulent,
qu'ellos soient petites ou grandes. II faudra
donceviter leplus possible les relations avecles
detenteursdu pouvoir ; toujours on ne pourra pas
s'abstenir de les visiter, alors il faudra imiter
les Soufi qui emportaient une galette pour ne
pas tre obliges de manger avec 1'emir. Nous
voulons mettre sous les yeux du lecteur ce
curieux passage tire de Si Abd-el-Ouahab-ech-
Charami (Cite par RINN, page 245) :
Nous avons connu des Fakir ou simple Soufi
qui allaient assister aux repas des emirs, quand
la necessity rexigeait,mais ils n'yprenaient rien
des aliments servis . Tels furent Sidi Mohammed-
220 LE. DIABLE CHEZ LES MUSULMANS -
Ibn-Annan, le cheikh Abou-el-Hagan-el-R'amri,
etc. Us emportaient avec eux, dans la large
manche de leur vetement, une galette de pain,
et, a mesure qu'on servait le repas, ils ne man-
geaientque de leur galette, s'arrangeantdefacon
que 1'emir ne s'en apercut pas.
Gardez-vous, disait le vertueux Ali-el-
Khawwas, de frequenter aucun des emirs, Ou de
manger de leur nourriture, ou de rester muets
sur le mal, que dans leurs reunions vous voyez
commettre en paroles ou en actes. Autrefois, les
pieux et saints docteurs ou savants s'abstenaient
d'aller chez les Khalifes, et si une circonstance
imperieuse ou si un pretexte suppose les appelait
a s'y presenter, ces docteurs leur donnaient des
conseils, les menacaient de la vengeance celeste,
les gourmandaient, les exhortaient au bien.
Aujourd'hui, helas! cettemaniere de faire n'est
plus possible.
Rinn raconte alors 1'anecdote qui arriva a La
Mecqueaun saint docteurnomme Tavus. Ayant
ete force de se rendre aux instances du Khalife
Hischam qui desirait 1'entretenir, ilse mitaapos-
tropher etreprimander le souverain si vertement,
que celui-ci en demeura tout confus et tout
tremblant ; et Gharani ajoute : Lecteur, mon
frere, si tu te sens la force d'adresser des paroles
de cette sorte aux emirs, va, fre"quente-les, sinon
tienS-toi loin d'eux.
Et, a cote de ce mepris souverain precho par
les Gheikh pour rautorite" legitime, dans le falla-
cieux pretexte de se detacher de plus en plus du
monde et des biens d'ici-bas, jamais esclave ne
dut subir conime le Khouan 1'autorite de son
chef. Nous avons dit d'une facon generale les.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 221
obligations des affilie*s envers ceux qui sont
charges de leurs ames, pourparlerleurlangage.
Le Gheikh est maitre absolu da malheureux qui
s'est livre a lui : il devra accomplir fidelement
tout ce qui lui sera commande, et jamais il no
pourra-faire la moindre observation; lui com
mandera-t-on un meurlre, afin de faire disparai-
tre unhomme qui gene, 1'ordre du Khouan devra
s'executer fidelement; et en Afrique, moins
qu'en Chine encore, si c'etait possible, on fait
peu de cas d'une vie humaine . Mais, la encore,
nous preferons citer la traduction de Rinn, afin
qu'on ne puisse nous accuser de travestir les
textes et de leur donner, dans notre traduction,
un sens exage*re\ A c6te de la parole que nous
avons rapportee plus haut : obeis a ton Gheikh
avant d'obeir au souverain temporel, il faut pla-
cer, comme complement et commentaire, les
lignes suivantes (Cite par RINN, page 233) : Us
(les affilies)informerontleur Cheikh de leurs plus
Miles pensees, de leurs actes importants comme
de leurs faits les plus insignifiants.Ils aurontpour
leur Gheikh une dbeissance passive, et tous les
instants ils seront entre ses mains comme le ca-
davre aux mains du laveur des morts. Si ces
dernieres paroles nous rappellent, malgre nous,
le fameux dicton des Jesuites : Perinde ac
cadaver, les premieres lignes nous font penser
au directeur de conscience : le Gheikh est un
directeur de conscience, mais un directeur
infernal (1).
(I) II est impossible, en effet, de ne pas voir 1'oeuvre des so-
cietes secretes dans tous ces meurtres f[ui se commettent en
Kabylie et, en general, dans les tribus arabes. Jamais 1'antorite ne
222 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Nous ne voulons pas parler de leurs doctrines
philosophiques ; elles sontcellesduSoufisme; et,
d'ailleurs, nous ne voulons nous occuper que des
ordres musulmans et montrer en particulier,
dans ceux-ci, le cote satanique et les rapports
qu'ils ont avec les societes secretes du monde
entier. Laissant done la Ghadelietses doctrines,
dontnous n'avons expose que les principes et
tout ce qui se rapporte a 1'ordre, nous aliens voir
les conclusions qu'en ont tirees ses nombreux
disciples; nous ne parlerons cependant ici que
des Derqaoua et des Madanya, qui peuvent etre
regardes comme la continuation des Chadelya, -
tandis que les A'issaoua, Cheikkya, etc., peu-
venl tre regardes coinme des ordres distincts, .
bien qu'ayant des relations tres nombreusesavec
Tordre principal, 1'ordre-mere.
Plus haut, nous avons cite le jugement porte"
par un auteur arabe sur le grand Chadeli; peu
de fondateurs ont eu une si grande renom-
mee que lui, et il marche presque de pair avec
celuides Qadrya. De la mer Rouge a 1'Atlanti-
que, le brillant professeur du Gaire s'attira de
nombreux disciples, qui, sous divers noms,
cachent cependant la mme origine. Nous
allons dire quelques mots des Derqaoua et des
Madanya qui, tirant les dernieres conclusions
des principes poses par Chadeli, sont devenus
de terribles adversaires pour les Turcs et la
civilisation, et semblent n'etre que 1'avant-garde
des Snoussya.
peut trouver Je coupable : Un jour, on vient lui dire qu'on a
entendu un coup de fusil, qu'il y a un homme de 1'endroit baigne
dans son sang ; mais on est le meurtrier ?
Ne dis pas cela, disait un jour un Kliouan a un de mes chefs,
ne dis pas que je t'ai dit qu'on voulait liriiler le bois, car demaiu
Je ne serais pas en vie.
LE DIA.BLE CHEZ LES MUSULMANS 223
On n'est pas bien d'accord pour savoir quel a
ete". le fondateur des Derqaoua ; les uns disent
que ce fut Abou-Hassan-Mouley-Ali-el-Djemal,
pieux Musulman et grand theologien. D'apres
M. Rinn, le vrai fondateur serail son disciple
Mouley-el-Arbi-ben-Ahmed-ed-Dergaoui; le pre-
mier n'aurait fait que donner, dans 1'ouest du
Magreb, une nouvelle extension a 1'ordre des
Chadelya, que les populations delaissaient pour
se rapprocher de celui des Taibya, deja mfeode"
a la dynastie regnante . Ne chez les Beni-Zeroual,
dans la seconde moilie du XVIIF siecle, il suivit
les cours de Mouley-Ali, a Fez, et devint son dis-
ciple prefere et son successeur. II pratiqua, dit-
on, toujours le renoncement au monde et, plein
de mepris pour les autorites de son pays, il se
renferma dans 1'abstention la plus complete des
affaires. Gependant nous avons peine a croire
qu'il se tint toujours, lui ou ses disciples, dans
les limites de la prudence et que jamais, dans ses
actes, il ne se mela de politique. Pourquoi son
maitre repandit-il avec tant d'ardeur cet ordre,
si ce n'est pour s'opposer aux progres toujours
croissants des Taibya, dont le but est de donner
au pouvoir et a la famille regnante un secours
contre les autres ordres. Gelte rivalitd prend
tout de suite une tournure politique : faire subir
un echec aux Taibya, detourner les populations
de se faire affllier a cet ordre , n'etait-ce pas
mettre le gouvernement marocain en echec et
lui livrer, pour ainsi dire, un combat d'autorite.
Ge fait seul montre que leur abstention des affai-
res est plutdt theorique que pratique.
Le gouvernement turc, en effet, ne les aurait
pas tant pris en haine, si vraiment ils avaient eu
224 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
envers rautorite" le respect qu'ont les aiitres
Khouan ; les Derqaoua, aux yeux des Turcs,
n'etaient que des re voltes. Voici, en effet, la
peiriture que fait d'eux un fonclionnaire turc,
El-Mossedem-ben-Mohammed, secretaire du dey,
Hassan, a Oran : Les Derqaoua font parade du
mepris qu'ils ressentent pour toute espece
d'obeissance ; ils ne se re"unissenl jamais que
secretement et dans les lieux les plus deserts ;
ils sont vetus de haillons et pares de colliers de
coquillages ; ils voyagent avec de longs batons
ou a dos d'anes ; ils font montre d'un grand asce-
tisme et ne prononcent le nom de Dieu que dans
leurs prieres. (Cite par RINN, page 243.) Tels
ils ont apparu a nos fonctionnaires : sujets peu
souples et peu faciles a gouverner. Ils refusent
toute fonction de noire part, excepte les fonc-
tions du culte et de la justice. Nous aussi, comrae
les Turcs, nous devons les surveiller et nous
defier.beaucoup de ces personnages ; ils ont ete
intimement lies a toules les insurrections diri-
gees contre nous. Les fails eux-mmes parle-
ront : alors on verra et on comprendra ce qu'il
faut entendre par ce de"tachement du monde tant
prgche par Ghadeli, et du mepris que les affllies
a cet ordre doivent avoir pour les honneurs et
les richesses; il y a loindu desinleressement du
Chretien a celui de 1'Arabe. Tous les deux ont
du mepris pour ce monde; mais tandis que le
mepris du Chretien lui est inspire" par le vrai
amour de Dieu et le de"sir sincere qu'il a d'aller
vers lui, le mepris de 1'Arabe lui est inspire par
la haine contre toute autorite ; le Chretien refuse
une charge afin de pouvoir vaquer a la piete, le
Khouan la refuse parce que, dans ce detenteur
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 225
du pouvoir, il yoit un tyran, il voit un apostat
qui a abandonne les traditions et les regies du
Goran pour se faire 1'ami de Tinfidele. Voila le
Derqaoui. Si de la theorie nous passons a la
pratique, aux faits, nous verrons que toute leur
histoire n'est qu'une longue suite de revoltes, et
que tous les gouvernements ont a les redouter.
Abd-el-Kader Iui-m6me s'est attire" leur haine,
parce que, a leurs yeux, ainsi que nous 1'avons
dit, c'e*tait un mode*re .
Du vivant m&ne fa Mouley-Arbi, le fondateur
de cette branche, nous voyons ses Kalifa prendre
part, a deux reprises, aux affaires politiques et,
les armes a la main, faire opposition au pouvoir
legitime. La premiere fois, ce fut son Khalifa
Abd-el-Kader Ben-ech-Cherif-es-Salih, qui leva
Tetendard de la re volte contrelesTurcs; Her des
nombreux affilies a son ordre et comptant sur les
nombreux mecontents, il marcba centre 1'ennemi
des Arabes, les Turcs, malgre les ordres, de son
chef spirituel, et allaassieger Oran. Voyant que
son Khalifa n'dcoutait ni ses en wye's ni les avis
qu'il lui donnait par lettres, Mouley-el-Arbi se
rendit aupres de lui ; il le trouva envirpnne de
nombreuses richesses, portant de magnifiques
habits et tout convert d'or. A cette vue, Mouley-
el-Arbi ne reconnut plus le fidele disciple d'au-
trefois, vivant pauvrement comme ses freres et
portant des habits en haillons ; il avait oublie
les sages conseils qu'il lui avait donnes si sou-
vent, ou plut6t ii les meltait trop bien en pratique
et etait tres consequent avec lui-m^me ; mais
son maitre fanatique qui, comme la plupart des
maitres arabes, avait pose des principes sans se
preoccuper des conclusions, defendant meme de
226 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS '
les discuter, ne put retenir son indignation, et,
prenant une poignee de terre, il la jeta au vent :
Ainsi il sera fait a Ben-Cherif, dit-il. Ge fut la
toute leur entrevue. Le maitre rentra dans sa
zaouia de Beni-Zeroual, etonne sans doute de
ce que son Khalifa eut agi de la sorte et priant
Dieu que sa prediction fut accomplie.
Ici nous voudrions placer une reflexion qui
fera bien comprendre la situation du Khouan
vis-a-vis de son Cheikh, et comment il doit lui
obe"ir. On a vu que ce Khalifa n'avait pas accede
au desir de son maitre, mais que, conformement
aux lecons qu'il en avail recu, il battait en bre-
che rautorite" des Turcs. Le Cheikh, loin de se
rejouir des succes remporte's par son disciple
et d'y applaudir, et de 1'encourager dans cette
O3uvre,luienfit au contraire d'amers reproches,
et lui souhaita et predit mme sa chute. Ge qui
manque le plus, en effet, dans les livres et ensei-
gnements des docteurs arabes, c'est la logique ;
ils ne comprennent pas qu'un disciple intelligent
tire des conclusions des principes poses par le
maitre, et ne veulent pas du tout 6tre respon-
sables des actions operees par ce disciple, con-
forme"ment a cette conclusion. A leur avis,
Tob^issance du disciple doit s'arrSter au mot, a
la lettre ; il ne doit pas argumenter, tirer des
conclusions et agir en consequence. Toute la
question se resout a ceci : Le Gheikh a-t-il oui
ou non dit cette parole ? A-t-il dit qu'il faut atta-
quer le Turc ou le Fransais ? S'il ne 1'a point dit,
n'attendez pas qu'il approuve la conduite de son
disciple ; nullement, il le blamera, le maudira
et demandera a Dieu de Texterminer et de le
faire echouerdans ses projets. N'est-ce pas le
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 227
cas en cette occasion ? L'homme qui avait dit
qu'U fallait obeir au Gheikh plutot qu'au souve-
rain temporel, qu'il fallait fair les autorites du
sieele, avoir pour elle non settlement du me'pris,
mais aussi de la haine, ne disait-il pas par la
qu'il fallait s'opposer a leurs actes, et les com-
battre par tous les moyens. Quand Gambetta
disait : le clericalisme, voila Tennemi , il ne
disait pas qu'il fallait combattre, et cependant
ses disciples ont compris cette parole. Au fond,
Mouley-Arbi ne condamnait pas Ben-Gherif fai-
sant la guerre aux Turcs ; ils etaient d'accord
tous deux sur ce point ; c'est que tous les bons
Khouan doivent avoir de la haine pour ces apos-
tats qui ont rejete* la vraie doctrine ; le maitre
condamnait le disciple parce que celui-ci n'avail
pas attendu les ordres, parce qu'il avait agi de
.sa propre autorite et semblait vouloir gagner a
lui toute 1'influence des Khouan. C'etait done la
rivalite et la jalousie qui empechaient ces deux
hommes de s'entendre et d'agir de concert. Le
maitre etait f roisse de ce que le disciple avait
montre si peu d'obeissance ; on se souvient, en
effet, du passage que nous avons cite, oil nous
lisions que les fakirs devaienl avoir pour leurs
Gheikh une obeissance passive. Le lecteur
n'avait pas compris ce mot, il saura maintenant
ce qu'il faut entendre par ce terme. Voila done
quel est Tabaissement ou tous les chefs d'ordre
veulent amener leurs affllies : ils doivent croire
que toutes les paroles qui tOmbent de la bouche
sacree de leur maitre sont des paroles saintes,
auxquelles ils dojvent se conformer absolument,
sans vouloir raisonner, car, comme nous 1'avons
deja dit, le Khouan doit s'abstenir de lout rai-
228 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
sonnement, meme serait-il bon. G'est une page
a ajouter a ce que nous avons dit plus haut sur ce
sujet; et ce fait que nous venons de rapporter
fera comprendre, croyons-nous, les rapports
qui doivent re*gner entre les affilies et leurs
superieurs.
Ce meme Mouley-el-Arbi, qui reprouvait la
conduite de Ben-Cherif , agit a peu pres de meme,
quelques annees plus tard. Mouley-Sliman, apres
avoir regne pres de trente annees, voyait son
trone chanceler sur ses bases ; a cette epoque
(1821), comme ii est arrive* si souvent de
nos jours, les Kabyles s'etaient souleves et
avaient proclame empereur Mouley-Ibrahim. Les
rebelles comptaient beaucoup sur les Derqaoua
et voulaient user de leur influence pour com-
battre les Taibya; leurs esperances furent
vaines. Mouley-el-Arbi leur refusa son coacours,
et ses Khouan, dociles a sa voix, ne prirent pas
part a la re volte. Mouley-Sliman, en sa qualite
d'initie, crut pouvoir gagner a sa cause ses
coaffili^s et ses anciens confreres ; avec un tel
secours, les rebelles, pensait-il, seraient bientSt
sounds; iloubliait, le malheureux empereur, que
danslaconfreriec'etait le Cheikh quicommandait
et qu'il lui devait obeissance comme a son supe-
rieur. Si Mouley-el-Arbi avait defendu aux
Khouan deprendre les armes centre leur confrere,
il leur defendit aussi de 1'aider a soumettre les
rebelies. Et il fut obei. Comment appellerez-vous
cette conduite ? II use de son autorite pour com-
battre celle de son souverain ; il sail que si ses
Khouan portaient les armes contre les rebelles,
ce secours attenuerait le triomphe du sultan.
Mais sa haine contre I'autorite le"gitime ne serait
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 229
pas satisfaite ; et il voudrait le voir tomber pour
qu'on dise qu'il a ete perdu parce que lui, Mouley-
el-Arbi, superieur des Derqaoua, n'a pas voulu
aider son disciple revetu du diademe. Son dis-
ciple comprit alors les chaines pesantes qu'il
s'e"tait donnees, et, usant de son pouvoir et de sa
force, il fit Jeter en prison le perfide personnage.
Sans son secours, il triompha des rebelles, et les
troubles apaises, il voulut lui rendre la liberte.
Mais 1'orgueillleux Cheikh ref usa la clemence de
1'empereur. Je ne sortirai de ma prison, dit-il a
1'envoye, que lorsque Sliman quittera le tr6ne.
Gette conduite n'a pas besoin d'etre jugee ; on
eprouve malgre soi un profond degout centre
cet ignoble personnage, qui, voyant sa patrie a
deux doigts de sa perte, emploie toute son auto-
rite et son prestige a empecher son souverain de
recruter les soldats indispensables pour sou-
mettre les re voltes. Remarquons bien quetelle
fut la conduite d'un superieur general envers un
sultan; les affllies furent dociles aux lecons
donnees; ils obeirent au Gheikh avant d'obeir
au souverain. Plut a Dieu que des homines de la
trempe de Mouley-el-Arbi ne se fussent rencon-
tres qu'en Afrique. N'y a-t-il pas eu quelqu'un
qui a dit : Perisse la France plutot que de la
laisser chretienne, et dans notre derniere guerre
n'a-t-on pas vu des hommes trahir leur patrie
parce qu'ils faisaient partie des societes secretes ?
La notion de la justice est une notion essentiel-
lement chretienne, et le Chretien sait tres bien
faire dans son coeur la part de la justice et de la
charite qu'il doit avoir pour tous, m&ne pour ses
ennemis. Satan, au contraire, prend plaisir a
gtouffer en nous ces nobles sentiments, et la
230 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
patrie doit disparaitre pour faire place a la
saiate alliance des peuples... en Satan...
Plus haut, nous avons mentionne les agis-
seraents des Derqaoua contre Abd-el-Kader, et
nous avons dit que le grand e*mir avait ete oblige
de les combattre. Ge fut, en efiet, a cet ordre que
les Arabes firent appel avant de penser au flls de
Mahi-ed-Din ; cette distinction en fait a elle seule
toute la critique et nous fait connaitre le cas
qu'en font les perfides Arabes. Get ordre combat-
tit notre influence avec plus d'acharnement que les
Qadrya, malheureusement, ils ne rencontrerent
pas un Abd-el-Kader dans leurs rangs. Peut-6tre
aussi, faut-il attribuer la haine que se porterent
les chefs de ces deux ordres a cette occurence,
ou ils f urent de se voir Tun remplace par 1'autre
de par la volonte du peuple arabe, dans cette
meme plaine d'Eghris,ou Abd-el-Kader avait ete
lu emir (Juin 1832), un autre personnage avait
ete proclame avant lui : c'e"tait Sidi-Mohammed
ben-Brahim .
Un jour que dans son gourbi, pres de 1'Oued-
el-Abd, cet elu de Dieu etait plonge tout entier
dans la contemplation, et jouissait, seul avec son
ame, des douceurs del'extase ; il vitarriver vers
sa pauvre cabane un groupe de cavaliers, bril-
lamment caparaconnes. Jamais pareil equipage
n'avait paru en ce lieu. Le saint ermite se de-
mandait ce qu'ils venaient faire en cet endroit,
et il croyait qu'ils venaient en pelerinage pour
lui demander le secours de ses prieres, et sa
benediction pour le succes de la guerre sainte
qa'on allait entreprendre. Son coeur detache des
choses de la terre, me'prisant les honneurs et les
richesses, rte demande qu'une chose ; passer le
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 231
reste de sa vie dans le calme de la retraite et de
la solitude en compagnie des saints personnages
qu'il voit dans ses extases.
Mais quel n'est pas son e"lonnement, quand,
apres les saluts d'usage, les etrangers lui pro-
posent de venir lui-mme se mettre a la lete des
Musulmans et preacher les Djihad. En face des
nombreuses rivalites de families et de tribus, les
Musulmans n'avaient pu s'entendre sur le choix
du chef. C'est a son tribunal plein d'equite et de
justice, que les chefs de tribu apportaient leur
diffsreud. Nul mieux que lui ne pouvait remplir,
avec plus d'equit^, la fonclion d'arbitre.
Tout en protestant, comtne il f allait s'y attendre
qu'il voulait toujours vivre dans la solitude,
s'occuper settlement des choses du ciel, il se
rendit a leur invitation, et abandonnant sa cabane,
il les suivit dans la plaine d'Eghris. En vain,
pendant sept jours, il vouiut leur faire com-
prendre qu'il f allait que chacun vecut en paix
chez lui. En vain, appuye sur le Goran et les
textes des commentateurs, voulut-il leur faire
comprendre que le vrai bonheur etait de passer
dans la tranquillity, une vie vouee tout entiere
aux bonnes oeuvres ; en vain, voulut-il leur faire
partager ses idees et gagnerquelques hommes a
ses doctrines, tous ses efforts ne f urent pas cou-
ronne"s de succes ; il etait venu pour sei vir les
int6rts politiques de ces notables, non pour
precher ses doctrines. Aussi, voyant rinutilite de
ses efforts, il partit dans lanuitdu septieme jour
et retourna dans son gourbi.
Quel etait bien le vrai motif d'une telle conduite?
Faut-il y voir vraiment 1'effet du mepris des
grandeurs humaines, ou plutdt un effet de
232 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
1'orgueil froisse ? Dire que ce fut par ddsinteres
sement, et que cet homme ne voulait qu'une
chose ici-bas : vivre dans la retraite, loin des
honneurs, fuyant toute politique serait, a mon
avis du moins, une erreur. Si, en effet, il n'avait
pas voulu du tout des honneurs, s'il avait voulu
que son ordre ne nous fit pas la guerre, comment
pourrions-nous expliquer sa conduite posterieure
et celle de ses Khalifa. Si, toujours, il ne s'e"tait
occupe que de prier et de contempler, Abd-el-
Kader ne serait pas veuu 1'enlever ; on raconte a
ce sujet que 1'emir ne put trouver le Derqaoui,
grace a la protection d' Allah ; il est certain
qu'Abd-el-Kader trouva dans ce chef d'ordre, un
puissant ennemi et que, apres Tidjani qui obtint
la celebre feloua dont nous avons parle, aucun
Arabe ne lui fit plus de mal. Deux hommes
saperent la puissance de 1'emir : Abd-el-Rahman-
Touti, dans 1'ouest, et Sidi-Moussa, dans Test.
De"cu peut-tre dans ses esperances, car il avait
pu croire que, a cause de sa sainted et de son
ordre si puissant dontil etait le chef, ces cavaliers
etaient les delegues des tribus, charges .de lui
confier le commandement supreme, Ben-Brahim
nommaMoqaddemdesDerqaouaAbd-el-Rahman-
Touli, qui demeure le chef reel de 1'ordre apres la
mort de son maitre et le depart de Mohammed-
ould-Soufi pour le Maroc(1840). Abd-el-Rahman
n'avait qu'un but, jouer le mme r61e que 1'emir,
et il voulait se servir des Derqaoua pour arriver
a cette fin. Mais il lui manquait trois choses que
possedait Abd-el-Kader : la foi du Musulman,
le genie du guerrier et du diplomate, et enfin,
pour entrainer les societes musul manes, le don
de 1'extase. S'il avail joint ses forces a celles de
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 233
1'emir, si au lieu d'ecouler les ressentiments que
lui avail Iransmis son mailre, il avail sacrifie loul
pour saaver la liberle de sa palrie, il aurail pu
alors acquerir une vraie gloire, else placer peul-
elre a c6te* du grand emir, mais au second rang.
11 ne voulut pas ecouler la voix de la conscience
el de la justice, el tous ses efforts n'aboulirent
qu'a re"chauftouree de Sidi-bel-Abbes (30 Janvier
1845). IL croyail surprendre la pelile garnison,
mais, grace a la trahison d'un de ses coaffilie*s,
les soldats furenl sur leurs gardes, el cinquanle
resterenl sur la place, des soixante-six individus
qui 1'accompagnaient, armesseulemenlde batons
qui, a sa voix, devaienl se changer en fusils.
II ne ful pas aussi facile de soumetlre les re-
voile's de 1'est. Un aulre Derqaoui avail exploile
1'exallalion religieuse developpee chez les
Derqaoua par le myslicisme auslere el inlran-
sigeanl de leurs chefs spiriluels (RiNN, page 240).
Gel individu etail El-Hadj-Moussa-ben-Ali-ben-
Hoce'in. Bien des peripelies elaienl venues trou-
bler la vie de ce Khouan, el 1'avaienl emp^che
sans doute de s'adonner, comme Ben-Brahim,
aux pratiques du myslicime el de gotiter, dans la
solilude, les douceurs de Texlase . Ne en Egyple,
vers la flu du xvm e siecle, refugie a Tripoli pour
fuir la juslice de son pays, ii se fail affllier aux
Ghadelya Derqaoua dans la zaouia de celte ville
de refuge. En 1828, nous le Irouvons au Maroc,
charge d'une mission, el en 1830, a Laghouat. La
nouvelle de la prise d'Alger exalte son fanatisme,
mais il se trouvail dans un pays ou dominaienl
les Tidjanya. Ne doutant pas de Tappui de
1'ordre auquel il esl affilie, il va trouver le Mo-
qaddem des Derqaoua, Mouley-el-Arbi-ben-
234 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Attia(l). Gelui-ci le recut tres mat : Dieu m'a
decouvert tous les troubles qui doivent arriver
sur terre depuis mon siecle jusqu'a la venue de
A'issa(2) (Jesus-Christ). Je n'ai vu personne de
notre confrerie devenu puissant en ce monde,
ou tu as tellement a" coeurle desir-de te faire une
situation politique, que tu es sorti de la voie des
Soufi, et que tu te conduis d'une fagon contraire
aux regies de 1'ordre. (Cite par RINN, page
240.)
II etait facile certes repondre au dernier
argument ; car la loi musulmane n'ordonne-t-elle
pas de faire la guerre sainte ; mais, encore une
fois, ne demandons pas la logique la ou est le
diable.
Moussanefut pas decourage, mais pour un
moment, il se fit Tallie de 1'emir ; malheureuse-
ment pour la cause musulmane, ils ne purent
longtemps vivre dans la paix, et Moussa battu,
apres avoir vu tous ses partisans massacres, dut
s'enf uir dans le desert. Leon Roche nous dit que
1'emir s'empressa d'attaquer cette nouvelle puis-
sance rivale d'autant plus que deux de ses
propres cousins et plusieurs personnages influents
etaient entres dans la secte des Derqaoua .
(Tom. I. page 146.) Dans le desert, il voulut bien
encore organiser la defense, et combattre notre
influence ; mais, poursuivi par Yousouf, il dut
fuir d'oasis en oasis, et fut tue* dans le siege ds
(1) 11 ne faut pas le confondre avec Mouley-el-Arbi-el-Derqaoui
qui, nous Taverns vu, passe pour le veritable fondateur des
iDerqaoua.
(2) Pour 1'intelligenee tie cette phrase, nos leeteurs doivent savoir
que, d'apres le Goran, Jesus-Christ n'a pas etc crucilie, mais qu'nn
autre a etc mis en croix par les Juifs. Jesus-Christ se lluidilia sans
doute, et c'est lui qui doit revenir a la lin du monde pour rallier
tous ls vrais croyants.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 235
Zaatcha, il ve"rifiait lui-mme la parole que lui
avait dite Ben-Alia : Personne ne desirera le
pouvoir terrestre qu'il ne perisse . Depuis ce
moment, les Derqaoua nous ont laisse jouir de la
paix, mais c'est en vain que no.:s avons voulu les
apprivoiser; ils sont toujours restes etrangers
au mouvement de civilisation, et se sont conduits
a peu pres envers nous comme envers les Turcs ;
ils nous me'prisent, ils nous detestent, ils nous
fuient, et jamais ils n'accepteronl aucun bienfai^
venant de nous. On pourrait, il est vrai, citer
quelques Derqaoua qui ne ref usent pas d'accepter,
les postes que nous leur conflons, mais la encore
ils nous jouent ; ils veuient par la monlrer que
nous n'avons pas de raison de les craindre. Et
cependant il y a peu d'ordres dont nous devrions
nous defier davantage. Nous resumonstout dans
un mot : Les Derqaoua sont 1'avant-garde des
Snoussya, avec lesquels un jour ou 1'autre, aiusi
que leurs confreres les Madanya dont nous aliens
parier, ils se fondront.
Disonsun mot a present des ceremonies et du
rituel particulier a cet ordre . La premiere con-
dition requise du Khouan qui veut se faire initier
estune"tatde purete parfaite. Gette condition
remplie, le neophyte se tient dans la posture d'un
homme en priere ; le Gheikh lui prend les mains
dans les siennes et prononce cette courte priere :
II n'y a pas d'autre divinite qu' Allah, il est tout
puissant, il n'a point d'associe a sa puissance, a
lui appartient tout, il peut tout, il donne la vie et
la mort, re"pandons nos louanges sur lui . Le
Gheikh fait alors jurer au neophyte qu'il se
conformera aux statuts de 1'ordre, qu'^1 aimera
ses freres, qu'il evitera le peche, qu'il fera abne-
236 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
gation de lui-meme pour tout ce qui concerns
la vie materielle ; qu'il ne tiendra compte ni des
injures, ni de la faim, ni de la soif, ni de la mi-
sere, qu'il ne recherchera pas les satisfaclions de
la chair, qu'il s'efforcera de pratiquer toutes ces.
vertus, qu'il s'instruira tout d'abord de ses devoirs
envers Dieu, qu'il accomplira strictement ses
ablutions, ses prieres et tout ce qui est d'obli-
gation divine . (RiNN, page 246.) Une fois im'tie*,
le Khouan peut assister aux hadra ; nous
avons dit ce qu'on y faisait, les danses qu'on y
ex^cutait et les divertissements qu'y prenaient
les freres en compagnie de leurs soeurs, lorsque
nous avons parle de 1'extase. L'initiation dif-
fere peu de celle des autres ordres, on recon-
nait d'ailleurs que la mme main a preside a
tout.
Voici quel est le diker special aux Derqaoua.
Tout Kouhan doit reciter apresla priere du matin
et du soir, en egrenant son chapelet :
Gent fois la formule : queDieumepardonne.
Gent fois ia formule : Dieu, repandez vos
benedictions sur le Prophete ignorant, sa famille
et ses compagnons.
Quatre-vingt-dix-neuf fois la formule sacree :
11 n'y a de divinite qu' Allah. Sur le centieme
grain, il dira : II n'y a de divinite qu' Allah,
Mohammed est son prophete ; que Dieu repande
sur lui ses benedictions .
II y a peu d'ordres qui aient autant que les
Ghadelya Derqaoua, de pratiques, de prieres,
de ceremonies ; pourchaque heure de lajourne'e
lerituel indique une priere speciale. Rinndonne,
a titre de specimen (pages 254-256), la priere
que les affilie"s doivent reciter apres la priere
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 237
de 1'eau; elle ne comporte pas moins de deux
grandes pages d'un in-8, ligaes tres serrees, ca-
racteres tres fins. Et encore Rinnl'aabr^ge ; nous,
calculons qu'il faut plutdt plus que moins, quinze
minutes pour la reciter, quinze minutes pendant
lesquelles le malheureux doit tenir son esprit
occupe sans cesse de la pensee de Dieu, et qu'il
doit impitoyablement emp^cher de laisser errer
et voltiger comme 1'abeille de fleur en fleur. Et
tout cela en plus du diker ordinaire. Vraiment on
ne peut s'empecher de louer la bonte de notre
Dieu qui se contente d'une petite priere que nous
lui adressons matin et soir. Gomme cette bonte
montre bien que vraiment la main de Dieu est la,
cette main qui loin d'augmenter le poidsqui nous
accable, ne cherche qu'a 1'alleger.
A c6te de ces Derqaoua qui ne se servent de
leur influence que pour combattre ouvertement
toute autorite, nous devons placer les Madanya,
qui sont encore plus perfides ; sous la peau de
Tagneau, ils cachent leur vrai caractere de loup,
et ne servent les Turcs dans la Tripolitaine qu'afin
de pouvoir plus facilement les dominer. La
maison mere de cette branche des Ghadelya
est Mesrata dans la Tripolitaine. Nous ne reyien-
drons pas sur ce que nous avons dit plus haut,
quand nous avons parle des ennemis des ordres
religieux; nous les avons mis a peu pres sur le
meme pied que les Taibya, et nous leur avons
attribue le mme role. II y a cependant entre
ces deux ordres une reelle difference ; les Taibya
forment un ordre ve"ritablement national, prenant
vraiment en main les interests du Maroc, les
Madanya, au contraire, sont des traitres : iJs
servent Constantinople afln de pouvoir tre plus
238 LE DIABLK CHEZ LES MUSULMANS
utiles aux Snoussya : Tout en conservant une
autonomie qui facilite leurs intrigues, dit Rinn,
les chefs Madanya font surtout les affaires des
Snoussya. Le sultan les subit et leur obeit bien
plus qu'il ne les dirige.
CHAPITRE III.
Diazoutya-AJissaoua.
Nous allons parler de celte secte qui etait
peut-tre la seule dont la plupart de nos lecteurs
connussent le nom. La renommee des Aissaoua,
en effet, a traverse la Mediterranee, et meme,
lors de la grande exposition de 1867, ils ont
donne, an milieu de Paris, une seance, comment
dirons-nous, de diabolisme. Nous avouons que
nous sommes un peu embarrasses pour juger cette
secte; les auteurs qui en ont parle"ne sont pas d'ac-
cord ; de plus, c'est unordre qui garde avec le plus
grand soin ses rituels, et ne laisse voir que ce
qii'il veut. Dans les manuscrits, en effet, qui
peuvent tomber . entre les mains des profanes,
on laisse des espaces en blanc; de plus, si le
grand-maitre de 1'ordre condamne tous ceux qui
profitent de la celebrite des Aissaoua pour trom-
per les na'ifspar leurs prestidigitations, il ne nie
pas que les affllies ne se livrent aux danses et
autres operations oil evidemment il faut recon-
naitre la main de Satan. Nous tacherons de faire
connaitre cet ordre le mieux que nous pourrons.
Gertes, personne ne condamne plus que nous les
auteurs qui voudraient voir le diable partout,
mais cependant, comme ce sera ici le cas, il fau-
drait tre ou un naif ou un sot pour ne pas com*
240 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
prendre avec les documents, tronques il est vrai,
que nous mettrons sous les yenxde nos lecteurs,
que nous sommes en presence de Satan. Nos
lecteurs intelligents qui nous ont suivi a travers
le de"dale de 1'extase, et ont compris les moyens
employes, croient-ils qu'ii soit possible d'y arri-
ver par les seules forces de la nature. Notre ima-
gination pourra nous donner des fantdmes, mais
nous fera-t-elle voir des caracteres et des lettres
comme ceux que tracait la main invisible que
voyait Chadeli ? Evidemment non ; nous avons
dit que dans 1'extase dont sont favorises les
Khouan, il y a beaucoup de naturel, et nous dou-
tons que personne soit plus large que nous sur
ce point. De meme, nous dironsque les A'issaoua
font des choses qui nous paraissent surhumaines
et qui cependant peuvent s'expliquer par 1'hyste-
rie et le magnetisme. Ne croyons pas, en effet,
que sous le rapport de diabolisme les Musulmans
soient en retard ; ils nous ont devance de beau-
coup, comme les francs-masons nous ont devances
dans 1'etude des microbes. Ici nous devrions
placer une etude sur I'hysterie et les maladies
nerveuses ; nous renvoyons nos lecteurs a la
magnifique etude faite sur ce sujet parle docteur
Bataille dans sa publication : Le Diable au
XIX* Siecle. Nous ne pourrions mieux que lui
determiner les limites du naturel et du surnatu-
rel, et, nous le repetons encore, quand on veut
juger les Aissaoua, ii faut toujours avoir ces
notions devant les yeux.
Si Snoussi, dans son livre ou il cite, pour
prouverl'orthodoxie de son ordre, les principales
societes musulmanes, ne parle pas des Aissaoua,
nous allons en donner deux motifs : d'abord
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS .241
Snoussi ne voulait pas, pour appui de son ordre,
une socie"te de saltimbanques et d'individus
courant de viile en ville pour donner des repre-
sentations ; en second lieu , - les ennemis des
A'issaoua disent que ce n'est pas un ordre veri-
table, car il n'a pas de chame mystique, et a ete
fonde sur une revelation venue d'El-Khadir :
invoquer cet ordre n'etait pas une preuve, car il
aurait fallu prouver I'orthodoxie des A'issaoua ;
mais il invoque les Djazoulya, dont les A'issaoua
ne seront que les continuateurs. Get ordre, en
effet, avait ete fonde par Mohammed-ben-Abou-
Beka, Sliman-El-Djazouli, ne aux environs de
Sousse, et a'ieul de Mahmed-ben-Aissa, fonda-
teur des A'issaoua. Nous avons conserve ce
nom de Djazoulya, afln de montrer la veritable
orthodoxie des A'issaoua , et aussi comme
expression historique.
Comme tous les fondateurs d'ordre ou Moqad-
dem celebres, Ben-A'issa, a 1'apogee de sa gloire,
fut en butte a la persecution : comme Ghadeli
ii a fui devant ses ennemis, mais il rentra
triomphant, apres avoir opere des miracles sans
nombre. Ne a Mequenez, vers 1470 (il mourut
vers 1525) d'une famille cherfienne se rattachant
a la famille des Idrisiabes, Mahmed-ben-Ai'ssa
etudia a la Zaouia de sa ville natale, puis a Fez
se fit initier aux Ghadelya-Djazoulya par Ahmed-
El-Haristi, disciple direct de son grand-pere a La
Mecque, ii semiten relations avec les principaux
ordres orientaux, surtout les Haidiry(t) etles
(1) Nous ferons remarqner, au sujet de cet ordre, que son fonda-
teur passe pour avoir decouvert les proprietes narcotiques de la
graine de chanvre et dtt hatchich. II s'appelait Ilai'dad, et etait UD
Soufi indo-persan. 11 employait ces plantes pour produire les
extases et les hallucinations. Beu-Ai'ssa s'en souvieadra.
7..
242 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Saadya. Apres avoir ete initie aux secrets des
socie'te's orientales qui,plus rapproche'es del'lnde,
avaient pu aussi conserver avec plus de purete'
la saine doctrine, il rentra dans son pays, pre-
cede par sa reputation de saintete et d'habile
thaumaturge. Les moindres actions excitaient
radmiration de ses concitoyens. En Orient, ii
avait etudie quelque peu ragriculture ; de retour
dans son pays, il appliqua les theories qu'il avait
apprises, et ses efforts f urent couronnes desucces :
les oliviers donnerent des fruits admirables en
grosseur et en saveur. G'en fut assez pour ces
gens avides de merveilleux pour lui decerner le
titre et les merites d'un grand saint. A 1'aide
d'habiles prestidigitations, il entretenait aupres
du peuple de telles idees et se faisait passer pour
un homme inspire d'en haut. II y avait cependant
autre chose que de beaux tours, et Ben-A'issa
etait autre chose qu'un saltimbanque. Si vrai-
ment il n'avait opere des prodiges, le peuple ne
lui aurait jamais voue une aussi grande venera-
tion : necessairement un homme, qui fait un
metier d'amuser ses semblables par des tours et
des escroqueries, tombe t6t ou tard sous le
mepris public. La reputation de Ben-A'issa ne fit
qu'augmenter, et quand 1'empereur de Mequinez,
jaloux de I'influence prise par le saint de Dieu,
voulut le chasser de sa ville, la plus grande
partie deshabitants qui s'etaient fails ses disciples
le suivirent dans son exil.
Get ordre fut marque par de nombreux pro-
diges, et fut Foccasion pour le saint de montrer
sa saintete. Dans ce desert qu'ils devaient traver-
ser il n'y avait ni eau ni vivres ; reduits a la
derniere extremite ils allaient mourir de faim ;
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 243
mais le saint pour lequel ils avaient tout aban-
donne se mit en prieres, et se relevant il leur dit
de manger les pierres, les scorpions et les ser-
pents venimeux qui abondaient ; tous en man-
gerent, et ces animaux, qui devaient leur faire du
mal et meme leur procurer la mort, f urent pour
eux UEC excellente nourriture. G'est en souvenir
d'un tel prodige que les confreres avaient toute
espece de choses plus ou moins indigestes qui
cependant ne leur font point de mal.
Mouley-Ismail, le sultan de Mequinez, dut s'in-
cliner devant la toute-puissance du grand mara-
bout; tout le monde avait fui sa capitale, et les
immenses chantiers de construction n'avaient
plus de bras pour achever les magnifiques
palais que voulait batir le monarque. 11 dut
done s'incliner et rappeler de son exil le Mara-
bout. Celui-ci, profitant de sa toute-puissance,
exigea du sultan que desormais tous ses affllies
seraient exempts de corvees et d'impdts. Les
Arabes, amoureux de merveilles et de miracles,
racontent tous les prodiges que le saint accomplit
dans sa lutte centre 1'autorite. II est curieux de
constater que, dans ces luttes inegales entre un
homme faible appuye" seulement sur une force
morale, sa saintete, et 1'homme tout-puissant
disposant de grandes forces, le peuple prend
toujours parti pour le saint. A quoi faut-il
attribuer ce fait ? G'est que le peuple voyait en
ces ems les vraisrepresentants de la nationalite";
le souverain transigeait avec la loi musulmane,
mais le Marabout ne se laissait pas influeneer
par tous ces motifs de politique et de gouverne-
ment. Do plus, le Marabout r^sistait a la puis-
sance tyrannigue d'uia sultan, et le peuple qui
244 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
subit sans se plaindre la cruaute de son souve-
rain applaudit celui qui, sorti de ses rangs, ose
resister en face a 1'oppresseur. Voila les causes
qui ont assure aux chefs d'ordre le succes de
leur entreprise, en general c'etaient des hommes
peu ordinaires : Abd-el-Kader et Ghadeli sont
deux grands philosophes, et Ben-Aissa,aux yeux
des Musuimans, quoique moins savant et moins
saint que le grand saint de Bagdad, la colonne
de 1'Islam, est cependant encore un g'outs et,
comme tel, a une sainteto peu commune. MSme
sa vertu est si grande qu'il a merite de Dieu la
f aveur de gue"rir tous les malades qui 1'appro-
chaient a un jour de 1'annee, bienfait qui n'a et6
accorde qu'alui, et faveur encore plus pre*cieuse,
il a obtenu de Dieu que ce don flit transmis aux
quarante saints qui vivent dans la solitude dans
dans la zaouia mere et qui forment le conseil du
grand maftre.
Grace a ses miracles et prodiges innombrables,
Ben-ATssa avait acquis une immense reputation
et un grand ascendant sur tout le peuple ; ses
disciples lui e"taient devoues corps et ame et
etaient prets a se faire hacher pour son ser-
vice. II voulait, a 1'exemple d'autres Cheikh,
eprouver leur fldelite etleur amour. Unjour, qu'il
avait prie longuement dans la zaouia, il sortit et
se presenta a la foule compacte qui entourait sa
demeure; comme toujours, il fut 1'objet d'une
grande ovation. Quand les cris du peuple eurent
cesse : Aujourd'hui, dit-il, Dieu m'a favorise
d'une vision : le Prophete m'est apparu, il m'a
ordonne d'oifrir un sacrifice a Dieu. J'ai jure
de lui immoler ce que j'avais de plus cher.
Que celui d'entre mes disciples, dit-il en arti-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 245
culant lentement ces paroles, qui m'est le plus
devout et est le plus attache a ma personne entre
dans ma maison, afin que je Pimmole au
Seigneur. Un sourd murmure accueillit ces
paroles, maisun de sesardents disciples s'avanca:
ils entrerent ensemble et fermerent la porte;
on entendit an ge*missement et le sang coula
avec abondance de la maison du saint; il sortit et
en demanda un second : il fit de meme, on n'en-
tendit qu'un ge*missement, et des flots de sang
coulerent ; quarante fois il sortit pour demander
une nouvelle victime, quarante fois un de ses
disciples s'offrit, on n'entendait chaque fois qu'un
gemissement et on ne voyait que des flots de sang
qui coulaieht. II va sans dire que la foule etait
plus compacte au commencement qu'a la fin.
Quel etait done cemystere? Les disciples avaient-
ils 6te vraiment inimples? G'etait une ruse
qu'employait le Cheikh afin de pouvoir choisir
parmi ses plus fervents disciples ceux aux
mains desquels il voulait confier le gouverne-
ment de son ordre. Chaque fois qu'il e"tait venu
demander quelqu'un pour 1'immoler, il avail
immole a sa place un mouton. Ges quarante
moutons furent rotis et distribues aux pauvres.
Les quarante disciples qui avaient prouve, au
mepris de leur vie, combien ils lui etaient
devoues, formerent le chapitre ordinaire de
1'ordre. G'est a eux que le fondateur, avant
de mourir, transmit tous ses pouvoirs, sa
baraka, ou pouvoir d'obtenir de Dieu tout ce
qu'on lui demande et les dons des miracles.
Parmi ces dons, il faut enumerer surlout celui
de pouvoir guerir une fois par an ceux qui les
approchent a cette occasion. Pendant toute
7.,,
246 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
1'annee ces saints de 1'ordre restent enfermes au
tombeau du saint fondateur et n'en sortent que
le jour de la fete du Miloud, qui correspond a la
fte de Noel; ils celebrent ce jour-la 1'anniver-
saire de la naissance du Prophete. Tous les
malades ou infirmes qui, ce jour-la, ont la faveur
de pouvoir approcher de ces quarante individus,
sont gueris de toutes leurs souffrances, selon le
degre de foi qu'ils ont dans leur coeur; de la sorte
on ne peut les accuser de ne pas avoir le don
de guerir, puisqu'ils font retomber la non reiis-
sile sur le manque de foi du malade. Mais,
toujours, le malade obtient un petit soulagement
s'il n'obtient pas gudrison complete par manque
de foi. Gette faveur de guerir les maladies
rappelle celle qu'avaient lesrois de France de
guerir les e"crouelles.
Jusqu'a quel point une guerison peut-elle etre
naturelle? Y a-t-il eu des individus qui vraiment
aient eprouve cette faveur, et aient obtenu
des gueYisons subites ? Nous le croyons. Et voici
comment nous expliquerions ces guerisons. Noiis
ne parlerons pas des maladies nerveuses qui,
tout le monde 1'avoue, peuvent 6tre soulagees
subitement, sans qu'ii y ait pour cela rien de
diaboh'que; mais unhomme atteint d'une maladie
organique peut-il tre gueri subitement ? Dans
le cas de Tafflrmatif, a qui faudrait-il attribuer Ja
guerison, a Dieu ou au de*mon? Nous ne pouvons
traiter a fond cette question; car elle nousdeman-
derait trop de temps et nous entrainerait trop
loin de notre sujet; mais nous r^pondrons dans
le cas present. Les individus malades qui
vont rendre visite a Tun de ces quarante
favoris d' Lueifer dans ce jour du Miloud,
LE WABLK CHEZ LES AfUSULMANS 247
ont une foi vive dans 1'efflcacite des prieres de
ces hommes : leur imagination pent done les
gue'rir ou m6me les soulager seulement dans les
maladies qui dependent du systeme nerveux;
mais il n'y a pas la quelque chose surpassant les
forces de la nature, et aos medecins de la Salp-
triere en font autant. Que faut-il penser de la
guerison soudaine d'une maladie chronique, par
exemple les acces de fievre dont Leon Roche se
plaignait et qui subitement Font abandonne, grace
aux soins donne"s par Abd-el-Kader. Nous repon-
drons acela que le demon nous semble capable de
pouvoir ope*rer un telprodige soit parluisoitpar
des hommes auxquels il aura donne ce pouvoir :
mieux que nous en effet, il connait les forces de
la nature, et il sait le remede a opposer au mal.
Qu'on n'oublie pas que Lucifer est, apres Marie,
la plus belie des creatures sorties des mains de
Dieu, que son intelligence egale sa beaute", et
que sa chute e"pouvantable, en viciant sa volonte",
lui a laisse intactes les forces de son esprit.
Jusqu'a ce point, par consequent, nousne voyons
pas de difficuite"s a ce que vraiment les quarante
individus composant le Gonseil des Ai'ssaoua,
aient la faveur de guerir des maladies de cette
nature.
Ges hommes, ou plut6t le demon, ppurraient-ils
. gue"rir des maladies dont les organes seraient
atteints,par exemple un poitrinaire?Nous croyons
que nous pouvons encore re*pondre oui, mais nous
nous expliquons de suite. Rendrela santeaunindi-
vidu subitement et de maniere alaisser croire que
ses organes n'ont jamais e"te malades, ceci est evi-
demment un miracle, et il n'existe pas, que nous
sachions, un medecin qui se vante de guerir subi*
248 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
tement et sans convalescence soit un poitrinaire,
soittout individu convert de plaies. Mais si la
science se reconnait impuissante a faire de tels
prodiges, que certes jamais elle ne pourra
accomplir, car il faudrait avoir la puissance de
Dieu, 1'homme qui connaitrait parfaitement les
forces de la nature, et saurait les employer
comme ii faut, ferait des merveilles. Or, c'est la
le cas : si le do"mon ne peut pas faire des mi-
racles, il peut faire desprodiges ; mettant a profit
toute sa science, il peut la mettre a la disposition
de ceux qui se sont donnes a lui afin de gagner
par leur moyen beaucoup d'adeptes; s'il ne
peut pas instantanement guerir une plaie, il
peut cependant lui apporter un grand soulage
ment et aider puissamment la nature. Telle
maladie que nos faibles moyens nous repre-
sentent comme incurable peut cependant se gue-
rir avec un remede que nous ne connaissons pas.
Dieu guerit subitement et sans convalescence;
les chairs renaissent comme par enchante-
ment, on dirait une nouvelle creation : le diable,
singe de Dieu, ne peut agir avec cette puis-
sance, mais ii soulage le malade, aide la nature,
et guerit a la longue une maladie qui nous
paraissait incurable.
Aussi le lecteur admirer a la justesse des paroles
employees pour dire la maniere dont le prodige
s'opere. Ne croyons pas que ces paroles : Si le
malade n'est pas gue"ri tout a fait, il eprouvera un
grand soulagement ; ne croyons pas, dis-je, que
ces paroles soient mises par mode de remplis-
sage. Sans doute, ce sera toujours un e"chappa-
toire, car le Khouan pourra dire que le fidele
n'avait pas la foi suffisante, mais aussi ces
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 249
paroles DOUS font comprendre comment agit le
demon : Fange des tenebres ne pent pas, comme
Dieu, soulager tout a coup;mais, afin de s'at-
tribuer un tel pouvoir, il met tout en ceuvre . II
agit peu a peu sur noire nature ; voila comment
il opere des prodiges, voila comment il se fait
passer pour Dieu aupres de ses adorateurs.
Ge don que possedent les grands chefs de
1'ordre des Ai'ssaoua n'a pas peu contribue a
leur celebrite" ; le vulgaire 1'attribue aussi a tous
les affilies, convaincu que parmi les gens qui se
torturent, qui se font roille entaiiles dans le corps,
il doit y avoir au moins un g'outs, iis veulent les
amener dans la maison oil se trouve un malade.
G'est un envoutement d'une nouvelle espece,
ou celui qui doit se charger de la maladie est
celui qui vient faire les conjurations. Quel bruit
et 'quel vacarme, grand Dieu I Aussit6t qu'on a
decrete" qu'il fallait faire venir un Aissaoui pour
delivrer le malade et se charger impunement
de ses souffrances, on prepare tout pour la
seance. Au milieu du vacarme le plus epouvan-
lable,le mauvais genie qui est cense occasionner
le mal du fidele. croyant est adjure de passer
dans le corps du Khouau invulnerable sur lequel
la maladie n'aura aucun effet. Evidemment, le
pauvre diabie continue a souffrir de sa maladie,
et, de fait, sa mort est memo causee par ces
bruits ; on ne se figure que difflcilement en
Europe ce que sont ces bruits discordants, lamen-
tables, qui vous entrainent malgre vous. On
souffre cruellement, et on aimerait mieux voir
a cinq cents lieues de 1'endroit ces personnages
qui, sous pretexte de vous guerir, viennent faire
avos oreilles un vacarme d'enfer. Telle est la
250 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
croyance des Musulmans que, malgre les insuc-
ces, ils ne veulent pas se desister de cette cou-
tume, et un flls aime mieux faire mourir son
pere, plul6t que de ne pas faire venir un des
Khouan.
Quelle est done 1'opinion des Arabes sur 'cette
secle? Les uns regardent les affilies com mo des
saints remplis de 1'esprit de Dieu, favorises du don
de faire des miracles et de delivrer des maladies,
invulne"rables aux poisons, grace a la protection
de leur grand saint patron Mahmed-ben-Aissa.
D'autres, au contraire, croient que ce ne sont.
que d'habiles prestidigitateurs, exploitant a leur
profit la btis<5 humaine. Dans ces deux opinions,
il y a du vrai et il y a du faux; ou plut6t elles
se completent 1'une 1'autre. II' faut, en effet, dis-
tinguer les vrais inities de ceux qui, s'affublant
du nom d'A'issaoua, veulent a leur profit exploiter
leurs compatriotes et satisfaire leur soif d'amas-
ser des richesses . Dans ce nombre, il faut placer
tous ceux qui, en public, veulent, comme d
vulgaires charlatans, faire voir aux na'ifs le soleil
pendant la nuit. Tels ceux qui ne craignent pas
d'enroulerautour de leur cou des serpents et des
viperes, de deposer sous leur Chechia, apres
avoir rase les cheveux de leur tete,des scorpions
et autres insectes venimeux; ils oublient seule-
ment de dire une chose au public des na'ifs, c'est
qu'ils leur ont enleve le venin, et que ce sont des
animaux tout a fait inoffensifs.
Un jour, dans une ville de Tunisie, ou j'etais
venu passer quelques jours de repos (je ne la
citerai pas, car mes amis pourraient m'y recon-
naitre), un de ces charlatans se faisait passer
pour invulnerable . II moatrait sa tete Iraiche*
IE DIABLE CHE2 LES MUStJLMANS
ment rasee, placait queiques scorpions dans sa
Chechia, faisait une courte priere a Ben-A'issa,
et, fier de cette protection, il mettait la Chechia
sur Iat6te; sa meilleure protection et son meil-
leur garant c'gtait d'avoir enleve le piquant a
la qu^ue du scorpion, devenu des lors aussi
inoffensif qu'un ver de terre ou un vulgaire
khenfous (nom arabe du cole"optere). Maine u-
.reusement pour le pauvre charlatan, quelqu'un
voulut e"prouver les scorpions, et on s'apercut de
la supercherie. Pousse a bout, dans son orgueil,
il dit qu'il ferait 1'experience avec n'importe quel
scorpion qu'onlui presenterait; I'infortunevenait
de signer son arreH de mort. On n'eut qu'a
soulever queiques pierres de ces nombreuses
ruines antiques ou modernes qui couvrent le sol
de la Tunisie pour y trouver quelques-uns de
ces animaux. Confiant sans doute dans la protec-
tion de son saint, il placa la Chechia sur sa tte
apres y avoir depose les scorpions. Mais ceux-ci
piquaient. On sait quelle est la rage de cet
animal quand il se voit pris, et on raconte que,
pour echapper aux soutfrances, il se pique liii-
mme et se donne la mort quand il n'a plus
d'espoir de se sauver. La tte du malheureux
Arabe fut labour^e : il mit fin le plus t6t possible
a la seance ; mais ie poison avail penetre dans
son sang : la tte enfla demesurement, et il
mourut bientSt dans d'horribles convulsions.
G'est un fait que nous choisissons entre mille
de mme nature. Si le malheureux qui joue un tel
role ne succombe pas toujours sur le coup, il en
rapporte presque toujours le principe d'une
maladie : que de Khouan, a la sortie de ces soi-
r^es ou,en compagnie de leurs freres,ilsse sont
252 LE DIA.BLE CHEZ LES MUSULMANS _
livre*s aux danses et autres oeuvres prescrites
par les rituels, ont ete attaints ou de surdite ou
de paralysie, mais tous d'hebetement ! La cause
en est dans la surexcitation extraordinaire de
leur imagination.
Ge ne sont pas ces na'ifs charlatans qui s'amu-
sent a des pratiques diaboliques. Us nous rap-
pellent malgre nous les pseudo-spirites, ou
encore ces spirites de salon qui s'amusent a faire
tourner les tables et n'en voient pas le danger.
Ges gens4a ne sont pas encore en relation avec
le'.diable, mais iis sont sur la route qui y mene.
Pour la plupart des Musulmans, le r61e des
Aissaoua s'arrete-la. Pour combien de Chretiens
aussi,tout ce qu'ils savaient du spiritisme, c'etait
qu'on y faisait tourner tres innocemment quel-
ques tables, que quelques spirites plus habiles,
et dont le fluide etait plus abondant, savaient les
faire parler, pas toujours elegamment ni correc-
tement, mais peu importe : on disait bien, il est
vrai, que queJquefois la table etait entree en
furie et avail renversg tout ce qui se trouvait
devant elle ; qu'un signe de croix avail trouble
tous ces beaux amusements, mais c'etaient la des
contes de vieilles femmes. Voila a peu pres ce
que pensent les Musulmans des Aissaoua. Aux
yeux du peuple credule, ce sont des thau-
maturges ayant surtout le don de guerir des
maladies ; aux yeux de tous, ce sont d'habiles
charlatans.
Le sup^rieur general, dans une lettre par
laquelle il accr^dite un Tripolitain en Algerie, et
prie le Moqaddem de lui accorder 1'hospitalite,
engage ses subordonnes a ne pas trop prendre
au serieux tous ces charlatans ou magiciens qui
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 253
usurpent le nom de leur secte pour obtenir 1'hos
pitalite. Voici le passage de cette lettre que cite
Rinn (page 330), ou il se plaint de cette usur-
pation : Apres notre salut sur tous les Fokara
(fakirs adopte*s)... sachez... que nous avons
appris que des individus, habiles dans la magie
(le sens parait etre ici des imposteurs) vont vous
voir se pre"tendant issus du Cheikh,et que vous leur
faites du bien. A. partir d'aujourd'hui, si quel-
qu'un vient vous visiter, ne lui accordez aucune
confiance.
Quelle est done la vraie doctrine de cet ordre ?
Quelies sont les ceremonies que present son
rituel? Gette lettre du Cheikh laisse soupconner
bien des choses et donne libre cours a des hypo-
theses. Et nous allons voir qu'en nous appuyant
sur les quelques parties du rituel qu'ils veulent
bien laisser voir aux profanes, nous acquerrons
la certitude que cette secte a, comme celle de
Ghadeli, une doctrine esote"rique qu'elle doit
cacher avec grand soin, car elle doit bien se
ressentir de 1'influence de Satan, encore plus
que celle de Ghadeli. Nous suivrons toujours la
marche que nous avons suivie jusqu'ici : nous
verrons, en premier lieu, les moyens employes
pour atteindre les deux fins que se proposent les
ordres religieux, et, enfin, la doctrine speciale
professe"e par cet ordre. Des a present, nous
pouvons afflrmerqu'il n'y a pas un ordre musul-
man qui ait, comme les Ai'ssaoua, autant de
moyens pour abrutir ses affilies et leur procurer
les douceurs de 1'extase. Au surplus, comme
nous voulons faire le lecteur juge lui-mme de
cet ordrej nous citerons tout au long des pas-
LE DIABLE CHEZ LES MU3DLMANS g
254 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
sages importants afinde resumerde notre mieux
et par des textes la doctrine de cet ordre.
En premier lieu, on doit reciter sept fois la
formule par laquelle on se refugie aupres de
Dieu, pour eviter les embuches du demon le
lapide.
Reciter sept fois : Au nom de Dieu element
et mise'ricordieux.
Reciter cent fois : Au nom de Dieu.
On dira ensuite la louange de Dieu Tres-
Haiit et on le remerciera de sa bonte, puis on
ajoutera :
toi, souverain gardien qui vois tout, qui
es notre secours, garde-moi ! toi, qui es doux
et compatissant, qui es bienfaisant, c'est en toi
que je mets mon appui, 6 Dieu I 6 Dieu ! 6 Dieu l
On dira de nouveau la formule par laquelle on
se refugie aupres de Dieu, et celle de : Au nom
de Dieu, et Ton ajoutera : mon Dieu, j'im-
plore ton pardon pour toutes mes fautes ve*-
nielles et mortelles, contre mes peches d'oubli,
de pensee, contre les omissions dont je me suis
rendu coupable.
Apres cela, on louange Dieu, et on lui rend
grace, puis on ajoutera :
O toi, le gardien qui vois tout, etc... (comme
il a ete dit plus haut). Gette formule sera repelee
au commencement de chaque centaine. On re-
citera de nouveau la formule du refuge aupres
de Dieu, et celle-ci : Au nom de Dieu. Puis on
dira :
mon Dieu, repands tes graces et tes bene-
dictions sur notre seigneur Mohammed, ton en-
voye et le guide de la voie, graces et benedic-
tions a la faveur desquelles je serai eleve
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 255
dans les hauteurs de la purete et obtiendrai tes
recompenses particulieres. Daigne accorder a
ton prophete un salut ausd etendu que la
science, aussi infini que les mysteres de ton
Livre.
Desormais, le fidele croyant, qui est venu de-
mander a Ben-A'issa sa complete education,
pourra assister aux hadra, et sera considere
comme affiiie ; mais avant de lui livrer les se-
crets de 1'ordre, il sera ^eprouve ; et ce n'est que
lorsqu'pn se sera apercu que son esprit est assez
fort pour supporter la saine doctrine que celle-
ci lui sera revelee. Tout ce que nous avons dit
plus haut sur les precautions qu'on prenaittrouve
ici sa place : il n'est pas d'ordre ou on eprouve
autant les individus qui se presentent; c'est
dans cet ordre surtout que 1'instruction est pro-
gressive et qu'on laisso de cote ceux sur qui on
ne peut compter ; ceux-la se contentent de reciter
le diker et de payer les ziara.
Les Aissaoua sont les Khouan qui, a notre
avis, ont le plus grand nombre de prieres a re-
citer; a cote" de leur diker, celui des autres
ordres n'est rien. Et cela, on le comprend : les
Aissaoua doivent etre favbrises d'extases et de
visions : il faut, pour atteindre ce but, prendre
des moyens, et abrutir le plus qu'on peut les affl-
lies. Voici done ce diker, donne par le manus-
crit dont nous avons parle, compose par le
petit-fils du fondateur.
Pour la priere du matin :
Gent fois : Au nom de Dieu clement et
misericordieux.
Gent fois : 11 n'y a de divinite que Allah.
Gent fois : Que Dieu me pardonne.
256 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Gent fois : Que Dieu soil loue" sans cesse ;
que Dieu me pardonne mes peche's.
Cent fois : Je demande pardon a Dieu, et je
proclame la louange de mon maitre.
Gent fois : II n'y a de divinite que Allah ! le
terrible, le fort, rinvincible.
Dieu, verse sur notre seigneur Mohammed
des benedictions aussi nombreuses que les tres
de la creation, aussi grandes que le poids de
ton trone, aussi abondantes que 1'encre dont on
se sert pour transcrire ta parole, aussi immenses
que ta science et tes miracles. >
Diker du Doha (vers S heures du matin) :
Gent fois : Au nom de Dieu clement et
misericordieux.
Mille fois : 11 n'y ade divinite" que Allah.
Mille fois, dis : 11 est le Dieu unique.
Mille fois : Dieu, verse tes nombreuses
benedictions sur notre seigneur Mohammed, sur
sa famille, ses compagnons, et accorde-leur a
tous le salut.
Diker du Dohos (apres midi) :
Miile fois : Au nom de Dieu clement et
. misericordieux.
Mille fois : Dieu seul le grand et le sublime a
force et puissance.
Mille fois : mon Dieu, verse tes nom-
breuses benedictions, etc.
Diker de 1'Acha (milieu entre le midi et le
coucher du soleil) :
Mille fois : Au nom de Dieu element et
misericordieux.
Mille fois : II n'y a de divinite" que Allah,
TEtre digne de nos adorations, le saint, le sou-
verain des anges et de 1'ame.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 257
Mille fois : Dieu seul le grand et le sublime
a force et puissance.
Mille fois : Dieu, verse tes nombreuses
benedictions, etc.
Diker du Magohle (coucher du soleil) :
Mille fois : Au nom de Dieu clement et
mise"ricordieux.
Mille fois : La Sourate et Fatiha.
Mille fois, la Sourats commencant ainsi,
* i *
dis : II est le Dieu unique.
Mille fois : Dieu, verse tes nombreuses
benedictions, etc...
Diker de 1'Acha (soir) :
Mille fois : Au nom de Dieu clement et
misericordieux.
Mille fois : Que tout le monde te loue : tu es
Dieu, que tout le monde chante ta grandeur et
ta iouange. Tu es Dieu, 1'Etre infini : que tout
le monde te loue, tu es Dieu.
Miile fois : O Dieu, verse tes nombreuses
benedictions, etc.
Pour ne pas embrouiller les comptes, et aussi
pour aider les ignorants dont beaucoup ne savent
pas compter jusqu'a mille, on a ajoute cette
priere que chacun devra dire apres chaque
centaine :
Protecteur, toi qui vois tout, qui es notre
protection, prote"ge-moi, toi le clement, le mise-
ricordieux, le bierfaisant, tu es mon appui : ia
Allah ! ia Allah ! ia Allah !
Apres chaque diker, il faut encore reciter une
bien longue priere, dont nous ne citerons que
quelques extraits pour en donner une idee a nos
lecteurs. Nous donnons latraduction de Rinn:
Maitre, inspire-moi le bien, et aide-moi a
258 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
1'accomplir. Maitre, place-moi dans le
sejour de tes amis ; au jour de la rencontre dans
le tombeau, annonce-moi que je serai du nombre
des bienheureux. Maitre, agree complete-
ment mon repentir, de fagon a ce qu'il ne reste
plus trace demes pe"ches... Et, sur ce ton etsur
ce mode rythmee, la priere se continue, longue,
tres longue pour des gens qui ont deja du reciter
environ la valeur de cent quarante pages impri-
mees, en supposant trente-cinq lignes par page, et
il faudra dire cos longues prieres six foispaf jour;
et chaque fois la longueur, loin d'etre moindre,
sera au contraire plus considerable. Et cependant,
apres avoir recite tout cela, il faudra y joindre
cette priere, dont nous avons donne* le specimen
supra cite. Elle ressemble a un psaume, ayant
comme lui une pause au milieu des versets, et
chaque verset a un sens complet. On compte de
21 a 28 versets, plus longs les uns que les autres.
Nous ne voulons pas citer ce long psaume : il y a
cependant quelques versets qui sont assez
curieux et que nous voudrions faire apprecier
au lecteur : mon maitre, purifie mon coeur
en lui enlevant le doute, le penchant a I'associer
.1 d'autres dieuoc, accorde-moi la certitude,
1'unite de foi et de pense*e avec toi mon
maitre, fais que je possede mon esprit afin qu'il
ne me commande pas, car tu es le seui souverain,
le seul elu actif.
Ges prieres si longues et qui detourneraient
les hommes de Dieu, si jamais il en ordonnait
de pareilles, attirent,au contraire, au demon, de
nombreux adeptes : telle est la betise de
rhomme, nous sommes certains que des Euro-
peens admireront ces doctrines, et demanderont
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 259
pour leurs adeptes une liberte qu'ils refuseront
au christianisme. C'estque de pareilles doctrines
no genent guere, et on n'a mil interet a les pour-
suivre. Ne croyons pas, cependant, que ces
prieres suffisent : ce diker est ce que nous
appellerons avec certains auteurs le petit diker :
le grand diker, c'est tout autre chose : il se
compose a peu pres des mmes prieres ; mais, au
lieu de dire seulement mille fois une formule ou
un verset du Goran, il faut les dire deux, trois,
quatre et jusqu'a dix mille fois; la sourate et
fatiha ne doit pas Sire jalouse de 1'honneur fait
aux autres versets du Goran, elle y figure plu-
sieurs fois, et les Aissaoua ont une telle devotion
pour ces versets du Goran qu'ils les recitent
continuellement, car il nous semble que quand
il faut reciter cette sourate deux ou trois mille
fois dans un jour, on ne doit pas avoir beaucoup
de temps de reste.
Nos lecteurs pourront de"ja comprendre la
verite de ces paroles que rapporte Rinn et que
lui disait un Musulman : Ge qui caracterise les
Aissaoua, disait-il, c'est, en matiere religieuse,
Fexpansion continuelle vers la Divinite, la
sobriete, 1'abstinence, 1'absorption en Dieu pous-
see a un tel degre que les souffrances corpo-
relles et les mortifications physiques ne peuvent
plus affecter les sens endurcis a la douleur.
En matiere morale, ne rien craindre, ne
reconnaitre que 1'autorite de Dieu et des saints,
et n'obeir qu'a ceux qui laissent pratiquer les
principes du Livre sacre.
Les Aissaoua ne sont pas une societe de jon-
gleurs allant de ville en ville pour amuser les
naifs, comme les charlatans dans nos foires et il
260 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
faut bien distinguer les vrais des faux. Les vrais
Ai'ssaoua, ceux qui ont ete affilie's et pratiquant
toutes les obligations imposees par 1'ouerd,
ceux-la forment une socie*te reguliere dont les
affilies sont favorises, plus que dans aucune
autre confrerie, d'extases et de visions. Nous
aliens faire connaitre les moyens employes
pour obtenir cet effet.
G'est surtout dans les hadra ou reunions des
affilies que ceux-ci sont favorises d'extases. Us
se reunissent en groupe, forment un cercle,
faisant en sorte de ne pas laisser d'interruption,
et chacun des assistants commence alors a chan-
ter sur un ton plus ou moins nasillard, soit son
diker, soit cette prose rythmee qui finit toutes
les prieres des A'issaoua. Les instruments de
musique accompagnent cette eeremonie. Se
figure-t-on quarante, cinquante, cent, deux cents
indiyidus, et quelquefois meme plus, se tenant par
la main et faisant participer aussi leurs soeurs a
leurs travaux, car les A'issaoua admettent Tele-
ment feminin dans leurs rangs (il fallait s'y
attendre) et les laissent prendre part a leurs
divertissements joyeux et innocents. D'abord,
lous commencent en choaur surun ton lentet
grave comme pour disposer leur imagination et
la detacher des choses de la terre ; peu a peu, ce
mode s'accentue jusqu'a ce qu'il vienne leplus
precipite possible; la musique des tambours
amene vite 1'exaltation, et les paroles elles-
mgmes, disposees en psaumes, comme nous
Tavons montre, ne contribuent pas peu a faire
perdre toute sensibilite aux Khouan. Quand ils
ont flni de chanter leur diker, ils continuent sur le
mode de litanies en invoquant tous les saints de
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 261
I'lslam, depuis El-Kadir jusqu'a leur venire fon-
dateur Mahmed-ben-Aissa : tous les saints, tous
les anges du ciel, Gabriel, Michel, Asrafil,Azrail
et les aii Ires, habitant les sept cieux et les sept
terres. Et quand toutesces invocations sontflnies,
quand deja tous les assistants sont envahis par...
comment dirons-nous. .. est-ce rhyste*rie? est-ce
la possession ? le lecteur jugera lui-mme et
mettra le mot qu'il jugera le plus convenable et
le mieux repondant a son idee ; nous, nous
croyons pouvoir y mettre le mot : diabolisme, et
nous pensons que nous pourrons bient6t en justi-
fler 1'emploi ; quand done le souffle impur de
Satan est passe dans chacun de ces hommes, ils
continuent encore toujours a invoquer leur Dieu :
Que les benedictions de vos saints, ia Allahi
(6 mon Dieu!) se repandent parmi nous, ia
Allahi!
Dans toutes nos assemblees, ia allahi; dans
cette assemble, ia allahi.
Que mon Gheikh me soil toujours present a
Tesprit pour diriger mes actions, ia allahi ; que
j'entende le cri de mon Seigneur, ia allahi.
Gonduis-moi par la main, ia allahi. Gonduis-
moi a ton amour, ia allahi.
Remplis mon coeur, ia allahi ! Que toujours
je te sois soumis, ia allahi. . .
Pardonne-moi mes peches, ia allahi. Inspire-
moi le respect que je te dois, ia allahi.
. Les lecteurs qui n'ont jamais entendu des
Musulmans chanter sur le ton mineur, nasillard,
ne peuvent se faire une idee de 1'impression que
leur chant produit sur 1'imagination.- Je suis
passionne pour la musique ; j'ai entendu jouer
des morceaux des maitres de 1'art; j'en ai
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS S.
262 ' LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
admire la beaute, mats jo dois avouer que jamais
musique ne m'a touche ni bouleverse comme
cette musique que j'appellerai infernale. Je ne
me charge pas de definir le genre dans lequel
on doit la classer; mais j'avoue que jamais je
n'ai senti ce que j'ai eprouve un jour dans la
plaine de la Mitidja ou je rencontrai une bande
d'Arabes venant de visiter un Marabout et mar-
chant bannieres deployees, chautant leur sempi-
ternel la ala ilia allah. Voila, me disais-je
tristement et tout emu par celte musique, votta
1'etendard de 1'erreur et 'de 1'islamisme flotter
librement sur une terre desormais francaise ;
et nous, fils de France, nous devons renfer-
mer, dans nos etroites eglises, les beautes de
notre culte ; le drapeau de la patrie, le drapeau
aux trois couleurs, le drapeau de la liberty pro-
tege les ennemis de la France et persecute ses
enfants. Une seule musique nous a semble"
pouvoir balancer cette musique infernale : c'est-
la musique celeste de I'Eglise ; c'est le chant de
la Preface, le chant du Pater noster, ecoute"
religieusement et pieusement derriere un des
piliers noircis de la sombre cathedrale d'Alger,
convertie de mosquee en eglise catholique.
Peut-etre ces reflexions feront sourire les ar-
tistes qui n'ont jamais eu assez de piete pour
gouter les beaute"s de ces melodies sublimes
dont nos peres faisaient leurs delices. Mais nous,
qui avons entendu les deux religions differentes
chanter leurs prieres, nous ne pouvons nous
empcher de constater cette difference. Souvent,
en entendant la voix du pretre, nous avons ete
emu ; jamais la voix du Marabout ne nous a
touches, elle nous a boule verse" ; le ton mineur
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 263
n'est pas, en effet, le son perpe"tuel de rhomme ;
et quand nous avons eu entendu ces hommes
faisant sortir de leur poitrine ou leur coeur impur
est brule des feux de la concupiscence, et ou
Satan regne en maitre, nous n'avons pu nous
empgcher de remercier Dieu de nous avoir fait
naitre dans une religion ou Ton apprend au
jeune homme a maitriser ses passions, et a
conserver toute fraiche la voix qui ne doit tre
employee qu'a louer Dieu. Malgre nous, ces
choeurs musulmans nous rappelaient le choeur
des demons vociferant contre Dieu et blasphe-
mant contre Dieu. Nous avouons comme une
faiblesse de notrepartde nousetre plu a ecouter
ces chants ; car, nous 1'avons deja dit plus haul,
quand on entend ces sons, ces notes, ces coups
de tamtam, dominant de temps en temps ces
voix nasillardes, lentes, puis tout a coup pr6-
cipite*es, on se sent malgre soi envahi par 1'esprit
de reverie, et on se laisserait aller a cet etat qui
tient le milieu entre le sommeii et la veille, ou
I'imagination est la maitresse du logis, ou tous
les sens se revoltent pour se satisfaire. Quand
on veut ne pas se laisser entrainer par ce cou-
rant, par ce fluide, pour parler comme les
pseudo-spirites, on souffre cruellement, et on
dirait que le demon veut se venger du peu de
docilite et d'attention qu'on prete a cette musique
dont il est i'auteur. Nous comprenons mainte-
nant, depuis cette soiree dont nous avons ra-
conte les impressions que nous avions eprouvees
en entendant les Arabes chanter leurs prieres,
comment il est possible de tomber si facilement
enextase ; nous avouons que nous avons dufaire
les plus grands efforts pour ne pas nous laisser
264 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
envahir et dominer par cette lugubre musique
qu'il y a loin de ces chants qui ne touchent que
nos sens pour les mettre en re volte centre
1'esprit, a cette melodie suave de nos cantiques,
images fideles de la doctrine du christianisme
et de son action sur nos ames; jamaisnos sens
n'ont e"prouve tant de douceur et de contente-
ment, et cependant rien ne les provoque a la
revolte ; la chair reste soumise tout en eprou-
vant d'agreables sensations, et quand on sort de
ces offices ou la voix du prStre s'est fait en-
tendre et a laquelle a repondu soil la voix ange-
lique de 1'enfant, soit celle. plus grave de
1'homme et du vieillard, on sent que la pratique
du bien nous devient plus facile, car si nos sens
sont satisfaits, ils n'ont pas ete surexcites, et ils
sont toujours domines par 1'intelligence et la
partie noble de nous-m&aes.
Voila la marque caracte"ristique que, dans un
tel culte, se trouve la main de Dieu; peut-on
croire, en effet, qu'une societe mettant en ebulli-
tion 1'imagination de 1'homme, ayant pour but
avoue" de lui procurer des extases, prenant, pour
cette fin, des moyens tout a fait aptes; en un
mot, une societe affaiblissant la liberte" et 1'in-
elligence au profit des sens, afin de lui rendre
plus difficile la pratique du bien, peut-on croire,
dis-je, que cette societe \ienne, nous ne dirons
pas de Dieu, mais de 1'homme? Peut-on croire
que Satan y est absolument etranger ? A ceux
qui soutiendraient une pareille theorie, nous
teur demanderions qui apparait dans ces exta-
ses : ou c'est Dieu ou c'est le demon qui appa-
rait vraiment, ou sous la forme d'un mort qu'on
invoque, car Invocation des morts est connue de
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 265
ces Khouan ; or, onne peut admettre que ce soit
Dieu qui apparaisse, car aucun homme n'a vu
Dieu, pendant sa vie mortelle : ce n'est pas noil
plus generalement un mort ; car nous savons
que la pierre du sepulcre ne laisse pas sortir,
sans une permission de Dieu, ceux sur lesquels
elle s'est refermee ; ce ne peut done 6tre que
r.espiit du mal, Satan le lapide.
On aura remarque, sans doute, combien sou-
vent on recommande aux affilies de bieu se re-
presenter 1'image du Gheikh, de faire tout en
presence du Gheikh, et autres tommies que
nous avons cite"es. Nos lecteurs n'auront pas,
sans doute compris le vrai sens de ces paro-
les, et auront cru qu'ii s'agissait d'une sim-
ple representation imaginaire, comme les direc-
teurs et maitres de la vie spirituelle recomman-
dent d'agir en presence de Dieu, sous le regard
de Dieu qui nous voit ; evidemment,ilsne veulent
pas dire que cette presence de Dieu sera reelle,
physique, mais bien inlellectuelle. Gette pre-
sence ne suffit pas pour ie vrai initie, et il veut
jouir de la presence sensible de son Gheikh.
Pourquoi, en effet, ne pas jouir de cette faveur,
pendant qu'on est en plein dans le mysticisme
diabolique, et qu'on jouit do la visite du diable.
Que vraiment le Gheikh mort apparaisse a ceux
qui Tinvoquent, nous ne pouvons en douter.
Rinn nous en cite un exemple(p. 333), et il se fait
Techo de la rumeur publique, d'apres laquelle
le Khalifa des A'issaoua, en Algerie,Si-el-Atreuchr
ben-Mohammed passait pour elre en commu-
nication constante avec Tame de Sidi-A'issa ,
le fondateur de 1'ordre. Nous nous appuierons
sur les notions que nous avons donnees sur
266 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
1'extase pour prouver que, en verite, les'Khouan
corinaissent et pratiquent 1'evocation.
On se souvient de la distinction que nous avons
etablie du Khouan Mohammedi et du Khouan
Touhidi, le premier serait, d'apres les definitions
des auteurs, 1'affilie favorise" de 1'apparition
de Mohammed (le faux prophete) ; tandis que le
second, comme 1'indique la signification du
mot Touhidi, serait 1'adepte parvenu au dernier
degre de 1'extase, et dont 1'individualite se
confondrait dans 1'essence divine : la traduction
mot a mot du mot Touhidi serait : unitif. Avant
de montrer que vraiment ces affilies se livrent
a 1'evocation des morts, nous ferons remarquer
qu'il j a entre leurs evocations et celles des au-
tres society's secretes une grande difference :
les autres societes ne veulent pas faire gouter
a leurs adeptes les douceurs de 1'etat extatique ;
dans le Palladisme, par exemple, on evoque les
demons, mais ce n'est pas, comme le Musulman,
pour jouir de son agriable presence ; on a des
formules magiques speciales, composees sous
1'inspiration de Satan, et qui produisent un effet
moralement sur. Le Musulman lui aussi a ses
formules, mais le demon n'apparait pas subi-
tement a son appel ; ce sera dans une extase que
1'ange des tenebres viendra se devoiler a lui et
lui indiquera ses volontes, et tf acera sa ligne de
conduite.
Mais ce n'est pas seulement Tame de Mahomet
qui apparait quelquefois aux Khouan qui 1'evo-
quent seion les rites, c'est Tame de tous les
Gheikhs. Dans la franc-maeonnerie, on n'evoque
que les ames de ceux qui ont dignement precede
cette institution, ou qui> dans son sein, ont
LE DIABI.E CHEZ LES MUSULMANS 267
acquis un droit special a leur reconnaissance . II
en sera de meme des societes secretes musul-
manes : les Seddikja, qui etaient le premier des
ordres, selon Fordre chronologique, ne pou-
x vaient invoquer que le prophete; deja les
Aoui'ssya evoquent 1'ame de leur fondateur : les
Djenidya venus au m e siecle de 1'hegire, auront
un champ plus vaste : aussi ils invoqueront les
ames des Cheikhs. Nous allons encore citer
Snoussi et la traduction de M . Colas, donnee par
Rinn (page 170) :
L'ordre des Djenidya est base tant sur la
stricte observance des preceptes edictes par la
Sonna de Mohammed que sur le choix des alle-
gories qu'il pre"sente. II repose egalement sur la
preference que Ton doit accorder a Vtat lucide
sur Vetatde torpeur et d' hallucination, tout en
s'astreignant aux modifications de la vie asce-
tique spirituelle dans la profondeur des entretiens
secrets avec Dieu.
Le fondateur de cet ordre a impose huit obli-
gations diffe"rentes, qui sont :
2 La solitude prolongee. Ilconvient ici
de rappeler, qu'en s'y renfermant, on doit obser-
ver le meme recueillement que si Ton entrait
dans une mosquee.etdire : Au nom de Dieu.
ON EVOQUERA ENSUITE AVEG FERVEUR LES AMES
DE SES GHEIKHS pour leur demander de convertir
celte solitude en une sorte de tombeau, dans
lequel on puisse s'ensevelir pour aller vers le
Dieu Tres-Haut, en dehors duquel il n'y a point
d'autre Dieu. GETTE EVOCATION doit 6tre faite
avec les jambescroisees, commepour les prieres
ordinaires, si non, elle reste sans efficacite. II
est obligatoire d'observer un repos d'esprit
268 LE DIABLE .CHEZ LES MUSULMANS
absolu, qui ne soit mme pas trouble par les
elans du coeur, et qui rende insensible aux per-
ceptions physiques. Dans cette position, il faut
gtre tourne dans la direction de La Mecque, ne
faire porter le corps et la tete sur aucun appui
par respect pour la Divinite, et enfln tenir les
yeux fermes, en signe de soumission envers ces
paroles de Dieu, recueillies dans les haddits
El-Hadsi : Je suis assis avec ceux qui me
prient. II faut encore placer 1'image de son
Gheikh dans sa pensee, occuper son coeur a
prier, dans toute la limite de ses forces, en
demandant a Dieu, dans cette position, de vous
accorder ses faveurs. Le co3ur doit tre toujours
en harmonie avec la langue pendant les prieres
suivantes ; on dit Dieu (1), en baissant la
tSte au-dessus du nombril ; puis, en la relevant
lentement, on ajoute : II n'y a de Dieu que
Allah. C'est dans cette posture que 1'haleine
peut se soutenir le plus longtemps. On prolonge
le son de chacune de ces articulations et on re-
prend gravement : II n'y a de Dieu que Allah.
On dirige la face vers l'e"paule droite, toujours
dans 1'attitude du recueilJement et en se pe"ne"-
trant de 1'inflmite de la creature devant la gran-
deur du Createur ; easuite on la tourne vers
1'epaule gauche, etc
3 La longue pratique des invocations qui
viennent d'etre decrites.
Apres des passages aussi cate"goriques, nous
(1) Le mot allah (Dieu) se prete bien plus que notre mot a ces
aspiration:} et a ces mouvements clu coeur vers 1'Etre supreme ;
pour s'cn convaincre, il siiffit de le prononcer en aecentuant
beaucoup la premiere syllabe, ou, plutot, en supposant qu'il y a
cinq ou six 1, et en laissant trainer sur la clerniere toute sa respira-
tion. (Note de I'auteur.)
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMAMS 269
necroyons pas qu'onpuisse douter de la pratique
de 1'evocation dans les ordres musulmans. Nous
le repetons, nous n'avons rien a leur apprendre ;
ils connaissaient bien avant nous la pratique du
magnetisme, comme le prouve le fait que nous
avons cite plus haut d'Abd-el-Kader. Et il n'y a
pas que le Khalifa des Ai'ssaoua qui se livre a
cette infernale pratique ; ce sont tous ces ordres :
car tous sont diriges plus ou moins par Satan.
Peut-etre encore se trouvera-t-il quelqu'un qui
haussera les epaules de pitie et nous regardera
comme un naif, nous accusant de voir le diable
par tout : nous le mettons au de*fide nier 1'authen-
ticite des documents que nous lui avons mis sous
les yeux : d'autres avant nous, qui n'avaient pas
notre foi, les ont admis comme nous et leur ont
donne 1 mme sens que nous. Mais revenons
aux Aissaoua, dont le Khalifa, qui est en rela-
tion avec Tame du fondateur de 1'ordre, nous a
fourni 1'occasion de faire cette incursion dans les
ordres religieux et de constater une fois de plus
la main de Satan ; car il n'y a pas de milieu entre
le bien et le mal, 1'existeDce et le neant, Dieu et
le diable; la ou n'est pas Dieu, la est le diable.
Quel est celui qui oserait soutenir que c'est Dieu
qui a inspire Mahomet, qui lui a permis de
prendre seize ou dix-huit femmes, et de com-
mettre toutes les monstruositesdontil s'estrendu
coupable ? Qui osera soutenir que c'est Dieu qui
a inspire Abel-el-Kader et Djilani, Ghadeli,
Ben-A'issa ? Si ce n'est pas Dieu, c'est done le
diable, il n'y a pas de milieu, et l'indifference ne
peut exister que dans notre esprit qui y trouve
un moyen de faire le mal sans remords.
Quand nous avons dit que le Khouan devait S9
270 ' LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
metlre toujours en la presence de son Gheikh et
que cette presence du Gheikh n'etait pas seu-
lemeut imaginaire raais reelle, nous nous ap-
puyions sur la distinction que font eux-memes
les fondateurs d'ordres. Us distinguent tres bien
les deux cas. Le lecteur se souvient, sans doute,
du passage que nous avons cit de Si-Chadeli ou
sont tracees les conditions qui doivent preceder,
accompagner et suivre le diker. Or, parmi les
douze conditions consequentes a la recitation
de la priere, nous trouvons enumeree celle-ci :
placer devant les yeux I'image ficttie duCheikh.
Qu'on remarque combien ce mot a ete mis a pro-
pos : Nous disons, en effet, que 1'esprit du Cheikh
ou celui de Mohammed ne se montre a 1'affilie
que dans Pextase, et nous avons assez prouve,
pensons-nous, que 1'extase n'est que le produit
des efforts surhumains que fait le Khouan pour
bien reciter son diker : par "consequent, 1'extase
n'est que la consequence du diker ; ce n'est done
qu'a ce moment-la que 1'esprit du Gheikh pourra
pene"trer dans cet esprit qui n'a maintenant plus
de forces pour se diriger lui-meme, qui souffre
dans cette vaste solitude que le diker a operee
en lui et qui sera remplie par 1'esprit soit do
Mohammel soit du Gheikh. Ge n'est done pas en
vain que nous trouvons sans cesse sur les livres
des Moqaddem ou bien dans les rituels des
paroles comme celles-ci : ii faut continuellement
tenir son cceur enchaine a son Gheikh : il faut,
dans la solitude, abandonner ses idees propres,
rejeter tout jugement et raisonnement, meme
serait-il bon, pour se laisser gouverner par 1'es-
prit du Gheikh .
Toute cette theorie de revocation des ,mes
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 271
des Gheikhs se trouve admirablement bleu deve-
loppee dans les rituels de 1'ordre des Seddikya
et des Djenidya : comme ce sont des ordres a
peu pres etrangers a 1'Afrique du Nord et que
nous n'avons pas eu occasion d'analyser leurs
doctrines et aussi comme ce sera le moyen de
bien connaitre lanecromaucie pratiquee par tons
les ordres on a peu pres, en parti culier paries
Ai'ssaoua, ainsi que nous 1'avons montre par
1'exemple de Si-el-Atreuch, nous nous y arrdte-
rons quelques instants, ce sera le moyen de
connaitre ces societes sous un jour different. Ge
sera toujours au manuscrit de Si-Snoussi que
nous emprunterons ces details, et nous suivrons
pas a pas la traduction donnee par M. Rinn, afin
qu'on ne puisse nous accuser de donner aux
textes une interpretation favorable a notre these.
L'ordre des Seddikya a ete fonde par Abou-
Beker-es-Seddik, qui fut beau-pere du Prophete
et le premier Khalife. Son ordre est done 1'ordre
le plus saint et le plus parfait : c'est aussi 1'ordre
le plus orthodoxe, et presque tous se reclament
de sa protection. Les doctrines et pratiques de
cette society ont, par consequent, une reelle
importance et sont autrement concluants en
faveur de notre these que toutes les theories des
Seherourdya, d^s Khelouahya et autres mys-
tiques a la cervelle plus ou moins desequilibree
dont nous avons cite quelques passages quand
nous avons parle de 1'extase.
Les principes fondamentaux de cet ordre,
dit Snoussi (Cite par RINN, page 159), sont
1'absorption dans la contemplation du prophete
(Que Dieu repande sur lui ses benedictions etlui
accordele salut!) d'une maniere fervente et
272 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
OSTENSIBLE en paroles et en actions. L'affilie ne
doit faire usage de sa langue que pour 1'im-
plorer et se faire de cette obligation un devoir
imperieux dans presque tous les instants de sa
vie, qu'il soit dans 1'isolement ou en public, jus-
qu'a ce qu'il ait gagne son creur et fortifie son
ame par sa glorification. Arrive a ce degre d'il-
lumination, il sera protege" par le retentissement
de ses louanges, son coeur sera vivifie par sa
presence, et 1'exemple de ses vertus sera tou-
jours devant ses yeux pour le diriger. Parvenu
a ce point de perfection, le Prophete repandra
sur lui ses bienfaits spirituels et corporels : il
lui apparaitra dans presque tous les etats ou il
se trouvera, pendant son sommeil surtout, puis
pendant ses moments difficiles, alors qu'il se
serait laisse surprendre, et, enfln, pendant ses
heures d'extase. Gette jouissance ne peut tre
comprise qu'en la goutant Ge sont ces pra-
tiques, parfaitement re"glees, dont le but est la
glorification de VEtre &pr<?we(pourrions-nous
lui demander si c'est Allah ou Eblis?)qui doivent
etre scrupuleusement observees, et que nous
recommandons a la ferveur generate.
La, plus qu'ailleurs, il fallait une initiation pro-
gressive ; aussi, a deux ou trois reprises, Snoussi
parle-t-il des gens d'une nature vulgaire, qu'il
convient de n'initier aux preceptes que progressi-
vemenU. Abou-Beker avait, d'ailleurs, tout deter-
mine et regie, afin d'arriver a la fin propose*e
d'une maniere certaine. Nous les avons rappor-
tes plus haut, quand nous avons dit les moyens
que devait employer le Khouan pour arriver a
ce degre de 1'extase : Ges pratiques sont conti-
nuees par les gens pieux, sans interruption,
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 273
jusqu'a ce que Fame de Mohammed (Que les
graces et le salut soient sur lui I) leur apparaisse
pendant le sommeil et pendant qu'ils veillent.
Gette ame sainte les nourrit, les dirige et les
conduit vers les degre*s les plus eleves du
spiritualisme.
Qu'on ne soit pas etonne de voir Abou-Beker
paiier seulement de 1'e vocation du prophete. A
cette epoque, en effet, c'etait la seule Jime de
I'lslam, qui, apres avoir, sur la terre, joui d'une
grande reputation de saintete*, etait allee dans
1'enfer bruler avec Eblis, dont il avait fait
1'oeuvre Men sciemment. Get homme, que nos
Tribunaux auraientcondamne et qu'on aurait pu
traduire, pour ses mauvaises mceurs, en police
correctionnelle, crachait la luxure comme le
diable crache les ordures et les blasphemes
contre Dieu; et cet homme impudique se preva-
lait de la permission de Dieu, ou plut6t de Satan,
pour satisfaire ses passions. Parmi les quinze ou
seize femmes qui satisfirent ses immondes plai-
sirs, une seule avait ete vierge, avant son
mariage avec le prophete : c'etait la belle A"icha>
fille de Abd-Allah, qui, a partir de ce moment,
prit le titre de Abou-Beker (le pere de la vierge).
Des lors, entre le gendre et le beau-pere, s'eta-
blirent des relations que la mort ne devait pas
interrompre, car le pere de la vierge put se
mettre en relation avec le prophete, gr3.ce a
Invocation. Nous ne voulons pas nous arrgter
davantage devant cet immonde personnage
qu'on appelle Mahomet : nous voulons cependant,
avant dele quitter, demander a nos lecteurs si
vraiment cet homme n'etaitpas inspire de Satan.
Nous comprenons un homme qui, par faiblesse,
274 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
tombe une fois, plusieurs fois; mais se prevaloir
de la permission de Dieu, 1'Etre inflaiment saint,
infini, ennemi de tout peche : dire que c'est Dieu
qui lui a ordonne de prendre cette femme, et,
pour prouver cette assertion, supposer une appa-
rition de Gabriel apportant du ciel un passage
du livre, ecrit par Dieu de toute eternite, et dont,
peu a psu, chaque page est revelee a Mahomet,
est-ce la vraiment une invention humaine?
Alloas done, le diable ne pouvait pas etre etran-
ger a la fondation de cette religion dont il allait
tirer tant de profit.
Omar, le deuxieme Khalife, observa constam-
ment, avec beaucoup de ferveur et de zele, les
prescriptions du Soufisme ; ii n'eut jamais de
palais et porta toute sa vie le meme burnous
rapiece. Ge f ut sous ce regne que surgit un illu-
mine, Aou'is-ben-Karani, fondateur des Aoui'ssya.
Un jour, disait-il, Gabriel lui avait apparu et lui
avait ordonne de continuer cette vie de penitence
et de redoubler ses mortifications. Quand il eut
acquis une grande saintete, alors il se mit en
relations avec 1'ame du prophete, et la tradition
raconte qu'il eprouva tant de joie de pouvoir
ainsi converser avec lui, qu'il se cassa toutes les
dents, afin d'imiter da vantage le prophete de
Dieu qui en avait perdu deux dans un combat.
La aussi, dans eel ordre, les initiations sont pro-
gressives, et, nous dit Snoussi, les adeptes
recevraient V initiation DE L'AME MEME de Sid-
Aouis. Tout 1'inter^t que peut nous offrir cet
ordre oriental est dans cette derniere phrase :
Si Aoui's e"tait en relation avec Tame de
Mohammed le prophete , comme El-Atreuch
avec celle de Ben-A'issa , fondateur des
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 275
A'issaoua, si Aou'is lui-meme confere 1'ouerd, il
faut admettre necessairement q-ie revocation
des morts est connue des Societes secretes
musulmanes.
Deja, on voit que cet ordre des A'issaoua est
plus mechant et plus pervers que les autres, plus
en rapport avec Satan que les autres; il suffit,
pour s'en convaincre, d'avoir bien suivi notre
marche, d'avoir bien compris le but des ordres
musulmans. Jusqu'ici, nous n'avons vu aucun
ordre employer des moyens aussi stirs pour
arriver a 1'extase, ou plutot pour abrutir les
affllies ; cet abrutissement de I'homme, cette
degradation qui veut aneantir les forces de 1'in-
telligence, est-ce la une oeuvre de Dieu? Les evo-
cations, est-ce la encore une osuvre de Dieu?
Repondez, sceptiques, par un oui ou par un non.
C'est la que nous vous attendons ; repondez
aussi, vous qui penetrez dans le sancluaire du
vrai Dieu, et en qui nous, simples la'iques. de-
vrions trouver, non des protecteurs et des defen-
seurs, mais des devanciers, et qui cependant
haussez les epaules de pitie et d'indifference.
Heureusement, ils ne sont pas nombreux ; mais
il y en a, et nous en connaissons; pourquoi faut-il
dire que ces gens jugent une. chose qu'ils ne
connaissent pas, et a priori refusent de lire les
oiivrages qui traitent de ces questions parce
qu'ils disent que c'est faux, que c'est impossible,
que c'etait bon au moyen age. Nous les acculons
tons au pied du mur, la'iques ou prtres incre-
dules, et nous leur disons de nous repondre par
un oui ou par ua non si To3uvre des .ordres
musulmans est Toeuvre de Satan ou de Dieu.
Par consequent, aucune creature ne peut se
276 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
prevaloir d'une superiorite quelconque, car tous
sont egaux sous cette omnipotence. Dites moi,en
effet, je vous prie, quel est le superieur : du
marbre ou de Tor que je jette. Done, la creature
raisonnable n'aime pas de responsabilite : Diea
agit en nous jusqu'a nos moindres actions : ce
n'est pas nous qui faisons le mal, c'est Dieu qui
le fait, et pour tout dire, suivant la theorie de la
creation musulmane, Dieu fait chaque homme
soit pour 1'enfer soit pour le ciel, sans eprouver
la moindre emotion. Et le malheureux qui aura
succombe dans les plus terribles chutes et aura
commis les plus grands crimes, pourra, du fond
de son ne"ant, prendre une poignee de boue dans
laquello il est tombe, et la jeter a la face d' Allah
en lui disant : Mektoub, c'etait ecrit, tyran, c'est
toi qui as fait le mal en te servant de moi ; pour-
quoi me punis-tu ?
Toute monstrueuse qu'elle soit, voila cependant
depouillee de tous ses ornements, la doctrine de
I'lslam. On y reconnait toujours 1'eternelle ques-
tion du bien et du mal, cette question qui a fait
tomber tant d'hommes dans 1'erreur, et que
Mahomet a re"solue en faisant Dieu auteur du
bien et du mal. II admet done deux principes
eternels dans une meme essence : le principe du
bien et celui du mal. Quelle difference voyez-
vous entre cette doctrine et celle du mani-
cheisme : il y a celle-ci : c'est que Mahomet, a
mon avis, est encore infe"rieur a Manes : celui-ci
au moins admettait un Dieubon, et un Dieu mau-
Vais; au moins, il y avait un Dieu bon; dans
Mahomet, Dieu est un assemblage de bonte et
de mechancete", de douceur et de tyrannic, et
pour dire le fond de notre pensee, ce Dieu, a
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 277
notre avis, ressemble beaucoup a ces homines
pervers qui ont sans doule encore garde" quelque
bon sentiment, mais chez lesquels le vice contre-
balance ou plutot etouffe ce qu'ii y a de bon.
N'est-ce pas un principe e"mis par tout le monde,
que le mal corrompt le bien partout ou ils se
trouvent en contact, et qu'il faut couper un
membre gangrene si on veut sauver un malade ?
Quand, quelques pages plus haut, nous avons
dit que les Ai'ssaoua reconnaissaient deux dieux,
que c'etait la raisou pour laquelle ils aviaent
supprime les passages laisses en blsnc, nous
avons du surprendre plus d'un lecteur, et nous
savons aussij que| ce court resume de la doctrine
de ristom en surprendra plus d'un ; mais que les
adversaires se consolent; nous avons dit brieve-
ment notre pensee ; nous y reviendrons ; car, a
notre avis, tout le mal qui ost maintenant re"pandu
en Europe a sa source dans la philosophic
indienne, et le Goran n'en est qu'un faible echo :
il a fait un melange de doctrines catholiques,
empruntant a I'Evangile 1'action d'un Dieu
unique de doctrines maniche'ennes, empruntant
a Manes la theorie du bien et du mal; enfin, de
doctrines indiennes, empruntant aux Indiens la
theorie de 1'extase et du doux farniente.
Toujours occupes de Dieu, toujours poussant
vers lui de sublimes aspirations, les A'issaouas
ont une doctrine qui, a mon avis, n'estpas loin du
manicheisme : nous venons de dire que le Dieu
de Mahomet renferme en lui seul les deux dieux
de Manes. Or, voici ce que dit Ben-Ai'ssa
Dieu se manifesto et se reunit a 1'ame. L'epou-
vante cesse par le jeune; le coeur se calme par
la faim ; la vue s'eclaircit a la clarte de la lu-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 8..
278 LE DIABLE CHEZ LES MUSDLMANS
miere interieure ; 1'oreille se ferme aux x bruits
exterieurs ; 1'ame se repait de sa souffrance et
se rejouit de sa douleur ; la solitude plait ; L'EXIS-
TENGE ET LE NEANT SE GONFONDENT. (Cite par
RINN, page 39.)
Aualysons bien ces mots que nous avons sou-
lignes et nous y trouverons la meme doctrine
que dans le Goran, avec cetle difference que le
peuple ignore toutes ces distinctions, et ne croit
qu'a un seui Dieu, tandis que les A'issaoua com-
prennent tres bien cette doctrine, au moins ceux
qui ont ete affllies. Si nous prenons, en effet, un
manuel de philosophic, nous verrons que 1'etre
et le bien se confondent : que tout etre, par le fait
qu'il est, est bon, que le neant et le mal se con-
fondent ; que le mal n'a pas une existence par
lui-m&ne, mais existe dans le bien ; par conse-
quent, Dieu ne pourra jamais etre que la bor.te,
que l'tre par excellence ; qu'on 1'appelle l'tre,
qu'on Fappelle le bon, toutle monde comprendra
etl'idee sera juste, mais jamais, au grand jamais,
1'Etre supreme ne pourra se confondre avec le
mal, car le mal est contingent, fini, existant seu-
lement dans le temps ; pour que 1'existence et le
neant se confondent, il faudrait que le neant,
c'est-a-dire le mal, fut e"lernel ; or, nous savons
que le neant n'a jamais existe, que.avant la crea-
tion des etres,ceux-ci etaient de tqute eternite en
Dieu, ou, suivant les docteurs catholiques, ils
avaient une existence preferable a celle p^ris-
sable qu'ils ont a present. Done, mettre le ne"ant
sur le mme rang que 1'existence, c'est dire que
le premier egaleje second, que le mal peut tre
mis avec Dieu, 1'Etre supreme, Texistant par
excellence, dans une m&ne balance, et que les
LE DIABLE CHEZ LEg MUSULMANS 279
plateaux de cette balance auront le mme poids :
en un mot, Ben-A'issa a exprime philosophique-
ment ce quo Mahomet avail difc : le philosophe
et fondateur d'ordre dit que 1'existence et le
nant se confondent dans un seul et mSme etre
qui serait Dieu, Mahomet dit que Dieu est i'au-
teur du Men et du mal, de ] r <gtre et du neant.
Qu'on ne croit pas que Ben-A'issa ne connut pas
toutes ces distinctions. Deja, quand nous avons
parle de Ghadeli, nous avons dit que nous regret-
tions de ne pouvoir faire connaitre ses doctrines
philosophiques ; nous surprendrions plus d'un
professeur de philosophic si nous leur mettions
sous les yeux cette page de Ben-Aissa oil il de"-
flnit la certitude, la contingence, 1'essence, la
substance et les autres notions philosophiques ;
il connaissait done parfaitement le sens des
mots qu'il employait. Queiques lignes plus bas,
meme page de Rinn, il y a un autre passage
dont nous voudrions tirer tout le parti possible :
* L'amour secret consiste a se renfermer en
Dieu, a s'abimer dans sa louange, par 1'etude
de soi-meme, a s'aneantir dans la contemplation
de 1'essence de Dieu, de facon a se laisser entie-
rement absorber dans I'Etre divin, a concentrer
toutes ses facultes dans la vue de son amour en
faisant abstraction de 1'amour que Ton a pour
soi. Lorsque 1'amour secret est arrive en com-
munication avec 1'amour interieur de Dieu, la
priere fait alors jonction avec la priere et LA
DUALITE DEVIENT UNITE; on voit alors des esprits
lumineux, on eprouve des joies spirituelles, des
visions delicieuses nees du rapprochement avec
1'objet aime . Quelle est done cette dualite qui
devient unite? c'est -to uj ours Texistence et le
280 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
neant qui se confondent. Le mot dualiteicine
peut representer que deux choses : ou le Dieu
bon et le Dieu mauvais devenant un seul et
mme Dieu selon la theorie du Goran que nous
avons expliquee plus haut : ou bien Dieu et
1'homme s'unissant par 1'extase, de maniere a ne
former qu'un seul et m^rne tre. Or, il suffira
d'un petit raisonnement pour savoir que les
deux cas sont sembiables et ne peuvent qu'avoir
le mme resultat. Nous avons parle suffisam-
ment du premier, parlons du second. Vouloir
que TEtre inflni s'unisse avec 1'etre fini, 1'ab-
solu avec le contingent qui, pour nous servir des
termes m^mes de Ben-Ai'ssa, a pour caractere
de ne pas durer deux instants et qui n'existe
pas de soi-m&ne, c'est dire que 1'existence et le
neant se confondent. Que sommes-nous, en effet,
vis-a-vis de Dieu, rien du tout : nous sommes le
neant : si done nous unissons 1'infini avec le
neant, nous aurons au total un Stre monstrueux
comme le Dieu invente par Mahomet. Ges mons-
truosites sont 1'indice certain que nous nous
trouvons en presence de Satan ; voyez la beaut6
des Anges, quand pour nous transmettre les
ordres d'en haut ils sont obliges de prendre une
apparence humaine : admirez la beautd de cha-
cun des etres de la creation, 1'admira.ble propor
tion de toutes ses parties, jamais vous ne trou-
verez rien de discordant, rien de choquant, rien
de monstrueux ; chacune des creatures porte
sur elle-meme le signe que Dieu a opere, que
Dieu les a faites. Si de 1'ordre physique nous
passons dans 1'ordre intellectuel et moral, nous
devrons y admirer les m 4 mes proportions, la
meme beaute, les mgmes graces. An contraire,
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 281
quand Satan et ses satellites veulent nous appa-
raitre, voyez les etranges formes qu'ils revetent :
nous renyoyons le lecteur aux illustrations dont
le D r Bataille a orne son ouvrage; il donne la
forme sous laquelle les demons apparaissent le
plus souvent; nous resumerons toutes nos im-
pressions dans un seul mot : c'est un assemblage
monstnieux des elements les plus divers. Eh
Men! le Dieu de Mahomet et de Ben-A'issale dis-
pute aux demons les plus extravagants, en gro-
tesque, en ridicule, en absurde, en monstrueux.
Est-ce Dieu, nous le demandons encore, qui a pu
donner une telle idee ? Est-ce Dieu qui a pu faire
de lui une telle image, ou ne faut-ii pas, au con-
traire, y reconnaitre son ennemi qui a voulu le
travestir et le faire a son image : Est-ce Dieu qui
a pu dire de lui qu'il e"tait Tauteur du mal, que
dans son etre le bien et le mal se confondent, que
1'existence et le neant s'unissent en lui pour
faire un seul et meme tre ? Nous pourrions y
aj outer, comme nouvelle puissance, la phrase
que nousavons rapporte"e page 131 : ODieu, tu
es le seul souverain, le seul tre actif .
Voila, a notre avis, la doctrine secrete des
A'issaoua, c'est-a-dire qu'ils retablissent dans
toute sa purete la doctrine du Coran, que les
Musulmans ignorants et de bas etage ne soup-
connent meme pas. Voila comment nous pouvons
expliquer 1'elonnante facilite avec laquelle le
soufisme a pu penetrer dans Flslam et lui appor-
ter ses doctrines pantheistiques : voila comment
nous pouvons expliquer pourquoi les chefs de
1'Islam, comme Abou-Beker et Omar, ont e"te de
grands Soufi et ont su allier les deux doctrines
que le peuple regarde cependant comme si
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 8. . .
282 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
contraires, et qui le paraissent de prime abord.
Ne croyons pas, au surplus, que ce que nous
avons dit soil propre aux Ai'ssaoua. Nous avons
dit plus haut que Ben-Aissa, pendant son peleri-
nage a La Mecque, se lia d'amitie avec le Cheikh
des Haidarya, et se fit affllier a cet ordre ainsi
qu'a celui des Saadya. Nous pensons qu'il ne fit
qu'apporter dans le Magreb les doctrines et les
pratiques sataniques de ces ordres orientaux.
Bien avant lui, le fondateur des Besthamya,
Abou-Azid-el-Besthami, avait dit : Quand les
hommes .croient adorer Dieu, c'est Dieu qui
s'adorelui-mme.Deux siecles avant lui, el-Hadi
Bektach-Knorassani avait dit : Ghaque ame
huniaine est une portion de la divinite, et la di-
vinite ne reside que dans I'homme. L'ame e"ter-
nelle, servie par des organes perissables, change
constamment de demeure mais sans quitter la
terre,.. Toute la morale consiste a jouir des
biens du monde sans nuire a autrui ; et tout ce
qui ne fait de mal a personne est licite et indif-
ferent. Le sage est celui qui regie ses jouissances,
car le plaisir est une science qui a ses degres,
un mystere, qui, peu a peu, se decouvre a Tceil
des inities. De toutes ces jouissances, la plus
vive est la contemplation qui devient la reverie
et la vision celeste. (Cite par RINN, page 36.) Ne
croirait-on pas entendre, en verite, nos bons
macons se livrant avec leurs soaurs aux travaux
o
de la construction du temple ; car, pour Pedifica-
tion de nos lecteurs, nous devons ajouter que
dans 1'ordre des Ai'ssaoua, les soeurs sont admises ;
sans elles pourrait-il y avoir du plaisir ?
De mme que Ben-Aissa a emprunt^ a ces
ordres orientaux ses doctrines, il leur a emprunte
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 283
ses pratiques dont nous aliens parler, et oil evi-
demment il fautadmettre Tintervention de Satan,
ou nous n'y entendons plus rien. Ben-Ai'ssa semble
avoir voulu re"unir en un seul ordre trois ou
quatre ordres orientaux, et ses veritables inities
se livrent aux memes diableries que ces fakirs
de 1'Orient. Les Rafaya, les Haidarya, les
Saadya et les Bektachya sont ses precurseurs.
Les Rafaya ont ete fondes au vi e siecle de
l'He"gire (vers 1200 de J.-G.) par Abou-Abbas
Amned-er-Rafai, grand docteur musulman qui
forma 1'un des maitres du grand Ghadeli. Aussi
repandus en Orient que les A'issaoua en Occident,
ils se livrent a toutes les pratiques sataniques.
Dans leurs reunions, ils allument de grands feux,
dansent au milieu des flammes, avalent des
charbons ardents, et se roulant sur la braise,
leurs corps de"pouilles de tout v&ement, ils e"tei-
gnent ainsi le feu qu'ils avaient allume. D'autres
prennentdes serpents, des scorpions, des pierres,
et mme des morceaux de verre, et les avalent
sans eprouver aucun mal ; qu'on ne croie pas
qu'ils usent de fraude ou de supercherie. Pas
plus que la vieille Nahmah,dont parle le docteur
Bataille, et qui semblait reprendre une vie nou-
velle au milieu des flammes, les Rafaya ne crai-
gnent le feu, surs qu'il ne leur nuira pas.
Les Haidarya ne se livrent pas a toutes ces
pratiques, mais ils ne le cedent en rien au my-
ticisme des A'issaoua. Nous avons dit que ce fut
leur fondateurquireconnutles propriete's narco-
tiques des graines du chanvre, qu'il faisait fu-
mer a ses disciples pour leur procurer les ex-
tases et les visions. Get ordre est peut tre le
seul de son espece ; ils feraient le vceu de chas &
284 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
tete ; comme signe exte"rieur, afin de se recon-
naitre, ils portent des anneaux aux mains, aux
pieds, au cou, et mSme aux parties genitales. Au
xiv e siecle de notre ere, ils auraient ete tres re-
pandus dans 1'Inde, et Ibn-Batout a rapporte
qu'il les rencontra aux environs de Delhi se li-
vrant a des danses au milieu des flammes.
. Les Saadya sont repandus en Egypte, mais
leur centre de direction semble 3tre dans le
Yemen. Ces- fakirs ont une ceremonie appelee
doleh : leur Cheikh, monte sur un cheval,
passe sur les corps des Khouan qui lui servent
comme de tapis et ne recoiventaucun dommage.
. Les Ai'ssaoua,dans be-Maghreb, imitent toutes
ces pratiques. En souvenir de ce quo firent les
premiers compagnons de leur fondateur dans
1'exode, a travers le desert, a la suite du decret
d'expulsion du sultan de Mequinez, ils avalent
les matieres les plus indigestes et les plus mal-
saines sans qu'elles leur f assent le moindre mal.
Ils se promenent sur des charbons ardents, dan-
sent au milieu des flammes, avalent des char-
bons enflammes sans ressentir la moindre bru-
lure : nous sommes loin du naif Ai'ssaoui, de ce
charlatan dont nous avons parle, qui mourut
victime de sa credulite dans la protection du
grand saint de Mequinez . A notre avis, de telles
choses ne peuvent etre naturelles : de plus, elles
ne peuvent pas tre attribuees a Thysterie ni a
une surexcitation nerveuse : 1'hysterique sera
bien insensible a la brulure, et on pourra lui
mettre la main dans un brasier sans qu'elle res-
sente la moindre douleur : mais cette insensibi-
lite n'emp^chera pas la chair de se carboniser.
Si nous nous trouvons en presence d'un tel pro-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 285
dige, il faut recourir a une protection surnatu-
relle ; sera-ce 1'oeuvre de Dieu? Evidemment
non : ilfaudra done admettre que c'estl'oauvre du
diable. Lui seul, en effet, peut aider ses fideles
dans raccomplissement de ces prodiges, lui seul
peut leur faire trouper delicieuses de fraicheur
ces flammes qui les brulent depuis si longtemps
et bruleront eternellement ceux qui les suivent.
Si on pouvait penetrer les mysteres qui cou-
vrent cette secte, que nous apprendrions des
choses extraordinaires que nous ne connaissons
que par la rumeur publique. Dans ces reunions
secretes,les chefs ne se contenteraient pas d'ava-
ler du verre, de prendre des scorpions entiers et
de s'enrouler le cou de serpents :ils s'ouvriraient
le ventre, mettraient leurs entrailles. dehors,
et puis,les remettant en place, tout rentrerait
dans 1'ordro, et le Khouan n'en eprouverait nul
mal. Us se couperaieut, se feraient de larges
blessures sur n'importe quelle partie du corps,
et le sang ne coulerait pas, et ils ne courraient
aucun danger de perdre leur vie. Voila, dit-on,
ce qui aurait lieu dans leurs zaouia, dans leurs
reunions : ces pratiques sataniques ne differe-
raient pas de celles pratiquees par le Dalai"
Lama, et nous confirmeraient dans Tidee ou nous
sommes que 1'Inde est le pays par excellence de
Satan, c'est le pays ou son culte est le plus re-
pandu, leplus enracine. Les Aissaoua n'ont pas
trouve seuls ces pratiques : leur fondateur etait
initie aux secrets de Rafaya, des Saadya et de
toutes ces societes orientates qui semblent
n'avoir qu'un but : adorer et glorifier Satan.
Abd-el-Kader et Ghadeli ont ete plut6t de grands
philosophes; ils ont introduit dans TIslam un
286 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
autre element, I'element indien qui, exterieure-
ment, lui a donne un peu de couleur, un peu de
vernis. Us oat voulu surtout faire au catholi-
cisme une guerre de philosophie et d'idees.
Sans doute, comme nous 1'avons montre, Satan
n'y a pas ete" etranger, et il ne pouvait pas s'en
desinte"resser; mais ces philosophes, versos dans
toutes les connaissances de 1'Ecole d'Aristote,
etaient plutdt faits pour discutersur les ideesque
se livrer a de pareilles pratiques. Ben-Ai'ssa,
au contraire, est le type du fondateur, peu lui
importent les doctrines des philosophes, peu lui
importent les doctrines indiennes : il les adopts
parce qu'elles repondent a ses besoins ; mais
1'Islamisme bien compris lui fournit tous les
materiaux qui lui sont necessaires, et de la for-
mule necessaire il n'y a pas de divinitd que
Allah, ii saura faire sortir, sans torture le moins
du monde, les mots ; il en fera sortir les plus
monstrueuses doctrines, il se fait de la sortele
digne successeur des gnostiques. C'est encore
une question que nous voudrions etudier : voir
les rapports qu'il y a entre Tislamisme et le
gnosticisme, entre le gnosticisme et les societe*s
secretes musulmanes. Rien de nouveau sous le
soleil, et ce que le de"mon fait aujourd'hui dans
nos loges il Ta toujours fait par les gnostiques,
par 1'islamisme.
J'avais a peine douze ans quand je fus temoin,
pour la premiere fois, d'une scene que je n'ou-
blierai jamais, et dont je ne compris pas alors
toute la portee. G'etait au mois d'aout. J'avais
ete place au college et nous rentrions dans la
ville avec quelqtie.s camarades par la route de
<*onstantine, ouand, avant d'arriver au
Lfe DlABLE CHEZ LES MtiStJLMAtfg 287
vard de la Republique, nous fumes temoin d'une
scene Strange. Une vieille femme, dont la figure
etait le portrait' tout a fait ressemblant des
vieilles sorcieres dont on avail amuse mon en-
fance, e"tait entouree d'une nombreuse troupe
d'hommes, de femmes et d'enfants. Je n'avais
encore rien vu de pareil, je dois 1'avouer. et je
me demandais ce que voulaient faire tous ces
gens : la belle dame a la figure de sorciere, car
elle etait tres bien habillee, conduisait un bouc.
A celte epoque, je ne me souciais guere de m'in-
former des coutumes arabes, encore moins de
m'enquerir des pratiques des ordres religieux.
Depuis, j'ai ete convaincu qu'a ce moment je me
trouvais en face d'une pratique des Ai'ssaoua,
dont je vais emprunter le recit a Soleillet, car
j'avoue qu'a cet epoque je pre"ferais les jeux et
les amusements avec mes camarades. Pourquoi
ce bouc? Pourquoi tout cet attroupement?
M. Soleillet va nous le dire :
Au mois de septembre 1872, je fus temoin,
a Djelfa, d'une fte religieuse, celebree par des
negres avec des rites tenement curieux que je
ne puis la passer sous silence.
En descendant de la voiture, qui s'arrete
quelques heures a Djelfa, mon oreille est frappee
par le bruit des castagnettes de fer et des gros
tambours qui forment la musique des noirs. Je
vois bient6t arriver unecinquantainede ceux-ci :
hommes et femmes jouant de leurs barbares
instruments et chantant des refrains dans une
langue inconnue. Us avaient au milieu d'eux un
jeune bouc noir, que deux femmes, Tune vieille
et 1'autre jeune, menaient en le tirant par les
cornes, qui, ainsi que les sabots, etaient grossie-
288 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
rement dorees. Gomprenant qu'il allait se passer
quelque chose d'insoliteje me joins a la foule.....
Un vieux negre,a la bar-be blanche et au pla-
cide regard, vient se placer a c6te de moi,et tout
enmarchant,ilm'explique que Ton va sacrifierle
bouc. G'est avec peine, me dit-il, qu'on a pu se
le procurer, car il faut qu'il soil noir, sans tache
et vieux , et il ajouta que tous ceux qui assiste-
ront a la ceremonie auront de grands bonheurs,
que ce que Ton va faire est une priere de son
pays, dupays desnoirs, bled-el-soudan.
Nous marchons presses comme un troupeau
de moutons, et nous parcourons ainsi toute la
grande rue de Djelfa ; arrives a son extremite
sud, nous tournons a gauche et nous nous instal-
lons au milieu d'un terrain vague. La, il y a un
grand espace sans arbre,sans maison, tout enso-
leille et rempli de poussiere et de mouches. Les
musiciens se groupent en masse, un ou deux
negres font former le rond aux spectateurs. Je
joue des coudes et je me mets au premier rang.
La jeune negresse quitient le bouc, et qui est
vtue de draperies blanches et rouges, s'ac-
croupit au milieu, maintenant la victime par les
cornes.
La bestiole est fort jolie, elle a de longs poils
noir s, fins et brillants comme de la soie; elle
bele tristement en nous regardant de son bel ceil
noir 1'un apres Pautre : on diraitqu'elle comprend
le sort qui lui est reserve et qu'elle cherche a
implorer notre secours* A c6te de la jeune
negresse vient se placer la vieille femme qui
1'aidait a conduire la victime : elle est toute
decrepite"e et toute de"guenillee : une vraie sor-
ciere noire. Elle tient dans la main .un rechaud
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 289
dans lequel brule de 1'encens, auquel on melange
du chanvre. Un grand negre, tout jeune, et qui
n'a pour v&ements qu'un foutha jaune et bleu
autour des reins, entre aussi dans le rond.
A ce moment, la musiqueet les chanteurs re-
commencent leur tapage : le bouc, men e par les
deux femmes precedees du noir au foutha, fait
une dizaine de fois le tour du rond : tous revien-
nent au centre, et la vieille se met avec sa casso-
lette a parfumer le bouc en tout sens : le negre
commence a chanter et a sauter, non sans venir
de temps a autre respirer le melange enivrant
de Kif (chanvre) et de Bekous (encens) qui brule
dans le rechaud.
Voici maintenant que la jeune femme, qui est
assise par terre, tenant le bouc dans son giron,
SE MET A LE BAISER AU DERRIERE : son
exemple estimite par le thurife"raire, le danseur,
les musiciens, les chanteurs et un nombre assez
considerable d'hommes et de femmes de couleur
repandus dans la foule : le bouc tou jours tenu
par la negresse aux draperies rouges et blan-
ches, a le cou tranche par la vieille. Des que la
bete est ainsi frappee, le noir danseur vient
sucer le sang chaud qui sort de la blessure
beante pendant que la victime est encore agitee
des dernieres convulsions de 1'agonie : les fem-
mes arrachent le negre de dessus le cou et lui
mettent la t6te sur le ventre ; il dechire a belles
dents la peau, mange les entrailles, et sa tete
tout entiere disparait dans le cadavre fumant.
La jeune negresse trempe sa main dans le
sang du bouc, et suivie de la noire thuriferairej
elie se met a faire le tour de Tassemblee : Tune
vous touche de sa main ensanglantee, au front et
LE DIABLE! CHEZ LES MUSULMANS 9
290 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
a 1'epaule, 1'autre vous fait respirer les parfums
de son fourneau.
De tous les points de 1'horizon accourent des
malades de toutes especes, des meres portant
leurs enfants sur les bras, et des vieillards peni-
blement appuyes sur leurs bequilles : les uns
viennent demander a ces etranges ceremonies
une guerison ; les autres du bonheur pour leur
progeniture ; les troisiemes le prolongement
d'une vie qui doit tre bien miserable, a en juger
par leurs haiilons, leurs faces decharnees et leurs
membres ankyloses.
Lorsqu'elles ont fini de distribuer des benddic-
tions sous la forme de sang de chevreau et de
vapeurs d'encens et de chanvre, et que le negre
a terming son immonde festin, les deux ne-
gresses lui tirent la tete du ventre de 1'animal
et lui pr^sentent le rechaud, dont il aspire
bruyamment les acres senteurs : la musique re-
commence son vacarme, et lui se met a danser
une sarabande echevelee.
Je n'ai jamais rien vu qui eut un aspect plus
demoniaque que ce grand negre se tremoussant
infernalement au milieu de cettelumiere blanche
et crue du Sahara : la laine de sa tete est remplie
des debris rouges et f umants de la victiine qu'il
vient de devorer; le sang, qui a ruissele" sur tout
son corps, y forme de larges raies pourpres qui
tranchent sur sa peau luisante et noire. II saute
et se demene jusqu'au moment ou, epuise, il
tombe comme une masse inerte sur le sol.
Geci, ajoute M. Soleillet, n'est pas une scene
d'Aissaoua. -Nous ne voulons pas contredire 1'il-
lustre voyageur ; mais, apres informations prises
aupres de gens affilies aux Aissaoua, nous
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 291
croyons que ceux qui, aDjelfa,se livraient a cette
scene etaient des affilies, ou bien que les Aissaoua
leur ont emprunte cette ceremonie.
Je demandais un jour, en effet, a un Aissaoua
des environs de Tunis, si rien de semblable
n'etait pratique dans leur secte. Je vis bien, a sa
figure, que cette question le genaitunpeu, mais
il m'avoua que vraiment les affilies de Tunis,
quand ils vont chaque annee faire leur pelerinage
a Sid-Bou-Said, immolent non pas un bouc mais
un mouton ; a part cette difference, la scene est
la meme, et 1'animal est de*pece et mange cru
par les assistants au milieu d'un detire freneti-
que. Mais, ajoutai-je, il y a des pays ou a la place
du mouton (Kebch), on immole un bouc(Atrous),
appuyant bien sur ces deux mots pour lui faire
sentir la difference et voir s'il me comprenait.
Oui,me repondit-il, j'ai aussi entendudirequ'il y
avait des pays ou cela se faisait : mais a Tunis
je ne 1'ai pas vu faire. C'est ce m&ne individu
qui m'affirmait avoir vu des affllies manger du
verre, des serpents et scorpions : mais a un, mal
lui en prit : il eut une indigestion d'un scorpion :
et il en mourut : jamais mon interlocuteur ne
voulut convenir qu'il fut mort empoisonne par le
venin de cet animal : a son avis, il e"tait mort
d'une indigestion de viande crue de mouton : il
est a croire que, comme le negre qui eventra le
bouc a belles dents et mangeait tout, TArabe
avala la laine, la peau et la viande : malgre"
1'elasticite de son estomac et la force de sa
pepsine, il ne put digerer le morceau.
Grande a toujours ete la veneration que les
adeptes de Satan ont eu pour cet animal immonde
que nous appelons le bouc; et nous savons que
292 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
range des tenebres apparait souvent sous cette
forme. II est curieux de retrouver en Afrique,
avec la veneration dont 1'entourent les peuples
adonnes au satanisme, le baisement sur I'en-
droit specifique : comment expliquer cette ren-
contre, est-co le hasard ou faut-il y voir de pre-
ference la main de Satan ? Nous ne voulons pas
nous arre"ler a de vaines considerations ; il nous
semble, que le meme esprit dirige des homines
qui ont les memes pratiques : que ce soient des
homines du grand monde, frequentant les pre-
miers salons de la capitale, s'abaissant jusqu'a
baiser le derriere d'un bouc, ouun pauvre Musul-
man ignorant et a moitie stupide, a notre avis
les deux individus agissent sous la meme impul-
sion, sous 1'impulsion du demon, et tous les deux
lui rendent un culte plus ou moins avoue. L'homme
le plus ignorant du monde sail bien qu'en tuant
un animal, il nepeutpas naturellement obtenirla
guerison de ses maux : s'il obtient cette faveur,
ii devra admettre 1'intervention d'une puissance
surnaturelle.
Le bouc, pour les luciferiens, est encore le sym-
bole de la virilite, le mariage est une obliga-
tion pour tout homme, et la chastete est un
crime envers 1'humanite. La plus grande gloire
pour un homme c'est d'engendrer un tre
semblable a lui, par lequel il se survivra :
c'est par ce moyen que 1'humanite resiste au
Dieu mauvais qui a ordonne a ses PrOtres de
garder la chastete. On dirait que cette theorie,
developpee tout au long par les rituels de la
franc-maconnerie feminine divulgues par Leo
Taxil, n'est qu'un echo ou a trouve son echo
dans les ordres religieux musulmans. La plus
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 293
grande injure, en effet, que vous pussiez dired'un
Arabe, c'est de 1'appeler begel, mulet ; le mulet
est hybride et nepeutengendrer ; ilestaux yeux
des Arabesle symboledelasteriliteetderimpuis-
sance. Aleurs yeux, Facte supreme, c'est i'union
de Thomme et dela femme, etbeaucoup seraient
tentes de dire que 1'acte sexuel est 1'acte le plus
agreable a la divinite : m audit celui qui est in-
capable d'engendrer : mauditela maison qui reste
toujoursvided'enfants : c'est ce qui nous explique
pourquoi la polygamie est en honneur chez eux :
pourquoi la naissance d'un gargon est une joie
pour la famille, tandis que la fille, en venant au
monde, non seulement n'aura pas un sourire de
son pere, mais 'heureuse sera-t-elle s'il ne la
macdit pas, et s'il ne bat pas sa femme.
Quand on viendra maintenant nous parler
des belles theories de Ben-Ai'ssa sur 1' amour
mystique, nous saurons ce que nous devons en
penser. Toutesces belles paroles me font le meme
effet que lorsque je lis, dans les auteurs francs-
macons, leurs beaux discours sur la femme, ou
sur la fraternite. Nous regretterions cependant
de ne pas mettre sous les yeux de nos lecteurs
la thgorie de 1'amour qu'on pour ra ranger a cOte
des cantiques cites par De la Rive, composes
par les freres pour se distraire dans leurs tra-
vaux avec leurs soears.
Prier et jeuner dans la solitude et n'avoir
aucune compassion dans le coeur, cela s'appelle
dans la bonne voie, de 1'hypocrisie. Meltez
a c6te de ces paroles tetles autres citees par De
laRive, et faites la comparaison, caril nefaut pas
que nos lecteurs oublient que les femmes peuvent
entrer dans cette societe. Partout ou il y a le
294 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
diable, ne faut-il pas aussi que la femme
paraisse.
L'amour est le degre le plus complet de la
perfection. 11 y a quatre sortes d'amour: 1'amour
par 1'intelligence, 1'amour par le coeur, Fa-
mour par Tame, Famoar mysterieux. L'amour
par rintelligence s'appelle Famour spirituel,
1'amour par le coeur s'appelle passion, 1'amour
par Fame s'appelle desir de concomitance,
1'amour secret s'appelle identification avec Fob-
jet. L'amour par 1'intelligence ou amour spiri-
tuel c'est 1'amour perpetuel de Dieu, 1'amour qui
remplit Fetre interieurement et exterieurement,
ii donne naissance au desir de se confondre
avec Tobjet aime", de le posseder, de le prier.
Le desir de posseder 1'objet aiine amene les
frissons de la chair, les palpitations du coeur,
les larmes, les soupirs... L'amour par le coeur
qui s'appelle passion se montre lorsqu'il arrive
a la face exterieure du coeur. II se Iraduit alors
par de la langueur, des regrets,des lamentations,
1'oublidu monde, le desir de Dieu, la compassion,
le mystere et ses inquietudes, les larmes, la
faim,la patience, la solitude et le penchant a la
soumission a Dieu. L'amour par Fame se traduit
par Fembarras, Fetonnement, le regret, les san-
glots, la soif, la frenesie, Faneantissement de
soirm^me en Dieu, la suspension de sesfacultes,
la presence de Dieu sans tre^ve, 1'amour de
Fobeissance, Fabandon a Dieu et a son Envoy^,
la renonciation au libre arbitre, Fabaissement en
Dieu, la pauvrete. De toutes ces vertus nait une
lurniere blanche, resultant de la priere et de
1'amour, et qui s'echappe du tr6ne divin.
A Fapparition de cette lumiere,le coeur s'ouvre
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 295
aux fureurs de 1'amour. Une lumiere jaune lui
suocede, elle sort du trone de Dieu lui-mme. Le
coeur, en le recevant, est enveloppe de feu : sa
frdnesie augmente avec ses squpirs et son emo-
tion. Dieu se manifeste alors et se reunit a
i'ame. L'epouvante cesse par le jeiine: le coeur
se calme par la faim ; la vue s'eclaircit a la clarte
de la lumiere interieure, Toreille se ferme aux
bruits exterieurs ; Tame se repatt de sa souf-
france et se rejouit de sa douleur; la solitude
plait ; Texistence et le neant se confondent.
(Cite par RINN, pages 318-319 . )
Nous avons analyse settlement la derniere
phrase, et nous y avons trouve une doctrine
monstrueuse; nous avonn vu que le vrai Dieu de
I'lslam et des A'issaoua est un tre reunissant
en lui seul les deux dieux de Manes. Tout ce qui
precede est un melange d'aspirations ardentes
vers le ciel, de soupirs vers une beaute qu'il ne
peut atteindre, en meme temps qu'on y re-
connait 1'influence de la philosophic indienne ;
a-t-on remarque ces mots : I'ame se repait de sa
souffrance et se rejouit de sa douleur ; la soli-
tude plait. On se croirait transporter dans le
temple de Mac-Benac ou de la pourriture ; on
croirait, d'apres ces paroles, que, dans leurs pra-
tiques sataniques, les Aissaoua souffrent en se
mutilant : enfermes dans ces solitudes ou plut6t
ces toml?eaux ou ils doivent evoquer les ames de
leurs Gheikh et passer dans les jeunes et les
prieres de longues semaines et de longs mois, il
nous semble que ces hommes doivent souffrir
des supplices atroces qu'ils s'imposent pour se
rendre leur dieu propice. L'ame d'un damne se
repatt de sa souffrance et se rejouH de sa dou-
296 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
leur comme le Chretien se repait de la joie et se
rejouit de sonbonheur.On ne pouvait, a notre avis,
exprimer d'une maniere plus cate"gorique 1'etat
de ces ames ; car nous sommes persuade que
si, un jour, on pouvait pe*netrer dans cesdemeures
du satanisme musulman, on trouverait des
choses aussi extraordinaires que dans llnde.
Nous avons montre" plus haut que les A'issaoua
ne sont qu'une branche des Haidarya, des
Saadya, etc. ; que, comme ces fakirs orientaux,
ils.se roulent dans le feu, et ont autant de pra-
tiques diaboliques. Pourquoi ne les suivaient-ils
pas jusqu'a la fin ? Satan veille sur son oeuvre, et
1'Islamisme est, a notre avis, le dernier refuge ou
Satan se retirerait s'il venait a 6tre vaincu par-
tout ailleurs.
Malgre tout le respect que nous portons a nos
lecteurs, et meme a cause de ce respect nous de-
vons tout expliquer : si les femmes sont admises
dans cet ordre, evidemment ce n'est pas pour les
laisser a la porte du lieu de reunion. II suffit de
constater leur presence dans ces scenes de dia-
bolisme pour que nos lecteurs intelligents, qui
auront lu les auleurs francs-macons et auront
devine le sens de certains mots, de certaines
phrases que nous avons citees de la theorie de
1'amour, sachent le but que Ton se propose en les
admettant. Puisque Ben-ATssa a su si bien com-
prendre la vraie notion de Dieu d'apres Mahomet,
il a du aussi savoir que la femme n'etait qu'un
instrument de plaisir.
Nous nous sommes arrte bien longtemps sur
cet ordre, qui, a notre avis, n'est pas a redouter,
pour notre influence autant que les Rahmanya
et surtout les Snoussya ; mais c'est 1'ordre sata-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 297
nique par excellence, et nous esperons bien que
ce chapitre ne sera qu'une sorte d'introduction a
une etude plus serieuse que nous ferons de cet
ordre. II sera curieux d'observer I'influence de
1'lnde sur 1'Europe sous le rapport du raal, de
suivre la marche du mal et du satanisme se re-
pandant progressivement des bords du Gange et
de 1'Indus jusqu'au Nil et a I'Atlantique. Ge que
nous avons dit suffit deja pour montrer quelle
difference ii y a entre cet ordre et les deux dont
nous avons parle precedemment ; celui-ci, a notre
avis, est essentiellement satanique ; sa notion de
la divinite, revocation des morts, les pratiques
en usage parmi les affilies ne peuvent etre
1'oeuvre de Dieu.
Si ce n'est pas parmi les A'issaoua que nous
rencontrerons peut-etre le plus de resistance po-
litique, il ne faudrait pas croire non plus que
nous pourrons nous en faire ses allies. Us sont
aussi ennemis que n'importe quel Musulman, de
tout progres et de toute civilisation. S'ils laissent
les Francais assister aux seances qu'ils donnent
dans nos villes d'Algerie et de Tunisie, il ne fau-
drait pas croire que ce soit par sympathie, c'est
plutdt pour nous tromper, pour nous montrer
que nous ne devons pas les craindre. Mais ils
sont d'autant plus a craindre que leurs pratiques
sataniques, leurs rapports averes avec les esprits
leur attirent 1'admiration et 1'enthousiasme des
Musulmans. II suffirait d'un de ces illumines
pour mettre le pays a feu et a sang.
On compte, en Algerie, cinq a six mille affilies .
Nous avons deja dit ce qu'il failait penser de ces
chiffres,ils sont faux. Chaque Arabe, ou peu s'en
f aut en effet, appartient a une confrerie, et si Ton
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 9.
298 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
s'en tenait aux chiffres officiels, 250.000 Musul-
mans algeriens, sur plus de 3.000.000, seraient
affilies aux sectes.
GHAPITRJE IV.
Les Oulecl-sidi-Cheikh, ou Cheikhya.
Tout homme qui a suivi avec un peu d'atten-
tion les progres de notre colonisation en Afrique
a remarque combien souvent nous avons du com-
battre une tribu du desert appelee les Ouled-
sidi-Gheikh. Nous voudrions dire quelques mots
de cette tribu, qui forme une societe musulmane.
Elle est loin, sans doute, d'avoir 1'importance
des trois ordres dont nous avons parle dans cette
etude, mais elle a joue dans la conquete de
1'Algerie un rdle aussi actif que les Qadrya, et
Men plus actif que les Chadelya et les A'issaoua.
Nous ne parlerons pas de leurs doctrines : elles
sont les monies que celles des Ghadelya : nous ne
voulons faire mention de ces Khouan que pour
faire compreiidre a nos lecteurs le sens qu'il faut
donner a ces belles protestations de desinteres-
sement et de fuite des grandeurs humaines, dont
font parade les fondateurs, et qu'ils prescrivent
a leurs disciples. De plus, comme en ecrivant
cette etude nous avons voulu travailler pour
notre patrie, nous ne pouvons omettre de parler
de cette confrerie qui nous a fait taut de mal, et
qui peut-6tre, a la prochaine insurrection, sera
celle qui entrainera par son influence les tribus
indifferentes ou mgme favorables a notre cause.
300 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Sur un espace egalant presque le quart de la
superficie de la France, a 1'entree du desert
doat ils semblent vouloir garder les portes, les
Ouled-sidi-Cheikh promenent leurs tentes et
leurs troupeaux. Des frontieres du Maroc a la
province de Constantino, du Touat au Mzab, leur
autorite s'exerce sans conteste, et une grande
partie des tribus leur paie une sorte de rede-
vance pour reconnaitre leur autorite; deux fois
ils ont mis notre domination en Algerie a deux
doigts de sa perte, et ils sont plut6t domptes que
soumis; a la premiere occasion, ils se leveront
en masse et nous rejetteront dans le Tell et le
Sahel, avec 1'aide des autres congregations.
Leur origine remonte jusqu'a Abou-Beker, le
premier Khalife, et leurs ancetres s'appelaient
Ouied-bou-Beker, ou encore, Bou-Bekkerya, en
souvenir de cette illustre descendance. Ghasses
deLa Mecque a la suite de discussions religieuses,
ils vinrent chercher, dans 1'Occident, le respect
el la consideration que leur refusaient leurs com-
patriotes ; etablis d'abord dans le sud Tunisien,
traites avec beaucoup d'honneur par les souve-
rains de Tunis, ils emigrerent encore plus a
1'ouest, entrainant avec eux quelques tribus qui
s'etaienl faites leurs vassales, et vinrent s'etablir
dans le grand Atlas par le 33 de latitude et le
2 de longitude ouest ; c'est la, entre le Djebel
Ghegga au sud, et le Djebel Guerdjouma au nord,
qu'ils placerent le berceau de cette famille qui
devait un jour tre la plus puissante du sud
Algerien. Ge fut Maamer-ben-Sliman-el-Alia qui
les conduisit des bords de la Mediterranee dans
le desert Algerien ; et sa Koubba, la premiere
qui fut elevee a un membre de cette famille, en
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 301
Alge"rie, fut construite a El-Arba-et-Tahtani, an
commencement du ix e siecle de 1'hegire : vers
1400 de notre ere. G'est autour de cette tombe
que s'e"leveront bientdt les mausolees de Ai'ssa-
Bou-Lala, Bel-Ha'ia, sesflls.Sliman, son arriere-
petit-fils, mourut a Figuig, tandis que son pere
etait mort en Egypte. Ge fut ce Sliman-ben-bou-
Smargha, qui fut le pere de Sidi-Mohammed,
pere du grand Sidi Gneikh.
Le grand Sidi Cheikh naquit en 950 de 1'hegire
(1544 de 1'ere chretienne). II se fit un grand renom
de saintete, et toute sa vie se passa dans la paix
et la solitude, remplissant avec zele, piete et fer-
veur, les fonctions que lui imposait son titre de
Moqaddem des Chadelya. Par ce moyen, sans
jamais recourir aux armes, il devint le roi de la
contree, et exergait sur ses concitoyens une au-
toriteincontestee. Son prestige etait immense,
et sa reputation de justice et de saintete le flrent
le grand justicier du Sahara : tous les diffe-
rends entre tribus etaient apportes a son tribu-
nal, et jamais il ne donna tort a quelqu'un
injustement. II se fit le protecteur des faibles et
des opprimes, et jamais ies ecumeurs du desert
n'oserent franchir le seuil du refuge qu'il avait
accorde aux malheureux. II exercait sans
o
conteste une autorite vraiment royale, et tous
les nomades, dans un rayon de plus de SO lieues,
roconnaissaient son pouvoir. II arriva alors ce
qui est toujours arrive dans de pareilles circons-
tances, les pauvres et les malheureux ne veulent
plus abandonner celui qui leur a sauve la vie,
et sidi Cheikh Abd-el-Kader se trouva chef de
nombreux partisans sans avoir jamais desire
autre chose que vivre en paix dans la solitude,
*
I ' "
302- LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
observant de son mieux les obligations que M
imposait la regie des Ghadelya et sanctiflant son
ame.
Ge fut alors qu'il crea a El-Abiod, le premier
des Ksours, celui qui s'appelle Ksar G'erbi (1)
ou Ksar Sid-el-Hadj Abd-el-Kerim . Ge fut, avec
la reputation de ses vertus et de sa saintete, lout
ce qu'il laissa- a ses successeurs. Ge ne fut done
pas, a proprement parler, un fondateur d'ordre
et rien dans sa vie ne semble indiquer qu'il eut
voulu etablir une nouvelle branche greffee sur
le tronc des Ghadelya. Aussi, en mourant, il
recommanda a ses enfants de ue rien changer
aux pratiques de Tordre dont il avail toujours
ete le fldele affilie et le Moqaddem zele, et de
dire seulement comme diker special, en plus des
cinq prieres obligatoires, trois fois la fatiha.
Et il s'eteignit a 1'age de 84 ans.
Apres sa mort, la paix ne dura pas longtemps
dans cette famille, et bientSt ce ne furent que
guerres et escarmouches entre deux partis. Le
motif est le mme que celui qui a scinde de nos
jours les luciferiens : le desir de posseder les
revenus de 1'ordre et de les administrer. Sidi
Gheikh, en mourant, designapour lui succeder le
troisieme de ses fils (il en avait eu dix-huit) El-Had j-
bou-Hafs. Gelui-ci mourut en 1070 de 1'hegire
(1660 de J.-G.); et comme il ne laissait que neuf
enfants en bas age, il confia la charge de supe-
rieur general asonfrere,quatriemefils du grand
(1) Nous ecrivons ainsi G'erbi et non R'erhi, parce que nous
c^oyons qu'il est plus facile de rendre par le g dur le ^ am' de
1'alphabet arabe. Nous avons ecrit Gouts et uon R'outs pour la
meme raison. D'ailleurs, il nous semble que cette transcription est
deja un usage assez repandn ; ainsi nous ecrivons Mostaganem et
non Mostar'nem ; IBoghar et non Cor'ar.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 303
Sidi Gheikh Si-el-Hadj Abd-el-Hakem, qui trans-
mit rhe"ritage a son flls. Les enfants de Bou-
Haf s avaient grandi, et ils e talent eapables de
diriger la zaouia, et d'administrer 1'ordre ; ils
reclamerent leur part : alors commenca cette
guerre fratricide, dont cette latte ne fut que le
prelude, pour ainsi dire pacifique, car le grand
maitre donna sa demission en favour de son
cousin et partit pour 1'Orient, ou il mourut ; la
grande maitrise rentra done dans la famille de
Bou-Hafs par son fils El-Hadj-ed-din : ses enfants
n'en furent pas longtemps paisiblesppssesseurs;
la guerre commenca, une guerre de razzia sous
le gouvernement de El-Arbi, petit-fils de El-
Hadj-ed-din.
Nous avons dit de quelle grande reputation
avait joui pendant sa vie le grand Sidi Gheikh.
Apres sa mort, sa gloire s'accrut encore, et
bientdt toutes sortes de presents et de richesses
affluerent sur son tombeau. Parmi les fils du
diable* la charite n'exista pas, et El-Arbi prehait
pour lui et pour les siens tous les revenus de la
zaouia. Les descendants de Abd-el-Hakem, alle-
guant le passage momentane de leurs ancetres
au souverain pouvoir, disant que la grande
maitrise n'etait sortie de leurs mains que parce
que le flls de Abd-el-Hakem avait consenti a leur
ceder la place, reclamaient une partie des reve-
nus. Pour appuyer ses pretentious, Sliman-ben-
Kaddour, chef de la branche opposee, prit les
armes, malgre sa jeunesse (il avait a.peine dix-
neuf ans), et apres avoir gagne sa cause sur les
Hamyan, il razzia les troupeaux des Ouled-El-
Hadj-bou-Hafs. Appuyant ses droits a la grande
maitrise des m ernes arguments,El-Arbi opera une
304 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
excursion sur le territoire de ses parents devenus
ses ennemis et usa de represailles. Apres une
longue serie de combats entre les deux maisons
rivales, la victoire resta aux R'eraba ou partisans
de Sliman-ben-Kaddour, et le grand maitre de
1'ordre dut consentir au partage des revenus du
tombeau de leur ancelre. Ben-Kaddour fonda
alors tine zaouia sous le vocable de son ancetre
Sid- el-Had j-Abd-el-Hakem et la paix fut retablie
pour un moment entre les deux grandes fractions.
Elle fut de courte duree : les partisans de El-
Arbise crurentleses dansleurs droits, surlout par
la construction de cette zaouia; ils en construisi-
rent une autre dediee a El-Had j-bou-Hafs, et la
guerre recommenca. Nouvelles razzia, nouveaux
combats : cette fois, cependant, les Cheraga
ou partisans des Ouled-bou-Hafs semblerent
1'emporter. Quand on voulut faire la paix, on
convint que les revenus seraient partages en
trois parts egales : une part pour chaque zaouia;
en soinme, les Cheraga eurent deux parts.
Depuis cette epoque, ces deux branches des
Ouled-Sidi-Cheikh sont restees les families prin-
cipales ayant sous leur autorite les descen-
dants du grand Gheikh ; entre eux, ca n'a ete"
qu'une longue suite de guerres intestines, qui
n'ont cesse que lorsque leur haine contre les
chretieas les a pousses as'opposer a nosprogres
en Algerie. Les Gheikkya, en effet, sont 1'un des
ordres que nous avons eu le plus a combattre.
Grace a la reputation de saihtete de leur aieul,
leur prestige est immense dans le Sud Oranais
et Algerien ; malgre les rivalites de famille, ils
restent toujours, aux yeux des Arabes, les flls
du grand justicier, du marabout fldele, qui,
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 305
mettant en pratique toutes les prescriptions du
Goran, sut, par son equite, meriter 1'estime de
leurs ancetres ; du Moqaddem, fidele aux pres-
criptions des Ghadelya, qui passa sa vie dans la
retraite et la solitude, uniquement occupe de la
sanclification de son ame, et de lui procurer le
doux bonheur de 1'extase. A leurs yeux, les
Cheikkya sont toujours les descendants d'Abou-
Beker, le premier Khalife, celui qui, apres le
prophete, occupa la place d'imam, et fut le
premier vicaire de Dieu sur laterre. Leur in-
fluence est immense,non a cause de leurs propres
merites, mais a cause de leurs a'ieux. Quelques
families ont voulu abandonner le lieu oil leur
pere avail plante ses tentes, pour flnir les
luttes fratricides dont nous venons de parler,
et se sont retiraes vers le Tell; ces families
pratiquent par necessity la pauvrete qu'ils
devaientpratiquerpar vertu. Us n'ont, pour toute
subsistance, que les quelques aumdnes ou ziara
que leur font quelques Khouan qu'ils sont par-
venus a affilier. Ces Moqaddem passent pour
avoir surtout le don de satisfaire tous les voeux
que peuvent former leurs affilies. Quand un de
ceux-ci, se trouvant sans enfant male, veut
cependant se procurer un heritier, il va trouver
son chef spirituel, apportant, cela va sans dire,
quelques presents. Quand ii les a offerts a son
Gheikh, illui expose I'ohjet de sarequete : celui-
ci lui fait alors reciter le diker des Ghadelya,
puis lui fait demander lui-m^me ce qu'il desire
obtenir : Dieu, donnez-moi un enfant male !...
6 Dieu, donnez-moi une bonne recolte? etc.
AussitSt, le Gheikh, reprenant chacun de ces
vo3ux, prononce les memes paroles : mon
306 LE DIABLIU CHEZ LES MUSULMANS
Dieu, donnez-lui, etc., et, grace a la baraka
que le grand Sidi Cheikh a transmise a tous
ses Moqaddem, 1'affllie est sur d'etre exauce.
L,es Gheikkya ne forment pas un ordre distinct,
tout au plus pourrait-on dire qu'ils forment une
branche des Ghadelya, et encore, a notre avis,
ce serait s'avancer beaucoup. La preuve n'est
pas dans ce que rn&ne les chefs se font affilier a
d'autres ordres ; ainsi Sliman-ben-Kaddour, 1'an-
cien agha de Geryville (Sud Oranais), qui etait
le chef des R'eraba, c'est-a-dire de la famille
rivale de celle qui possede la grande maitrise,
etait affilie anx Taibya, et comme tel etait
dependant du grand maitre d'Ouezzan. II est
ordinaire, en effet, qu'un chef se fasse affilier a
plusieurs ordres, et nous verrons que Snoussi
etait affllie a presque tous, de meme que Ben-
A'issa etait affllie aux Haidarya. Tout en s'affl-
liant ainsi a plusieurs congregations , ils demeu-
rent cependant les vrais Khouan de Tordre qui
les a adoptes, dont ils suivent les prescrip-
tions, recitent le diker et auquei ils paient la
ziara. Les Gheikkya n'ont qu'une chose pour
laquelle ils pourraient se faire regard er comme
un ordre religieux : ils pergoivent la ziara : mais
nous avons deja vu que les Moqaddem qadrya
percevaient les dons des affilies, sans que pour
celails formassent un ordre ou m&ne une branche
a part. II y a loin de cet ordre aux Derqaoua ou aux
Madanya qui, comme nous 1'avons dit, ne forment
qu'une branche des Ghadelya : ils ont un diker
special, et meme un but special ; tandis que les
Ouled-Sidi-Gheikhontlediker-Chadelienetsuivent
toutes les prescriptions de cet ordre. G'est done
plutOt une tribu, un ordre politique qu'un ordre
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 307
religieux; tousles actes d'ailleurs de ses chefs
tendent a le montrer.
Notre but n'est pas de raconter les di verses
expeditions que 1'armee d'Algerie a dd diriger
contre les Cheikkya ; mais comme nous nous
sommes propose, en ecrivant cette e"t:iae, de
faire voir les dangers que court dans le Nord de
1'Afrique notre domination, nous n'avons pu
omettre de parler de cette branche des Cha-
delya, et nous voulons montrer, par quelques
exemples, combien nous les devons craindre.
Le plus terrible ennemi, en effet, que nous
ayons a combattre, ce ne sont pas les Ouled-Sidi-
Gheikh, ce sont les fatigues sans nombre d'une
campagne dans le desert : la soif. Nous aliens '
le voir, par 1'insurrection qui eut lieu de 1865 a
1869.
Deja un complot contre les Roumis avait ete
trame a Djelfa, plusieurs avaient succombe.
Quand Mgr Pavy, evque d'Alger, entra dans la
ville, en tournee pastorale, il ne rencontra pour lui
rendre leurs hommages qu'un sacristain, le bras
fracasse par un coup de fusil, et un jeune enfant
de chosur dont la tte etait entouree d'un mou-
choir qui cachait une horrible blessure faite
avec un yatagan. Heureusement, de Sonis etei-
gnit les premieres etincelles de cet incendie qui
devait mettre le feu a toute la colonie, et, arri-
vant inopinement, il se saisit de cinq ou six des
conjures et les fit executer. II fallait s'y attendre,
la presse juive et franc-maconne d'Algerie blama
severement une telle conduite, fut indignee de
ce qu'un offlcier francais eut a ce point meconnu
les lois de 1'humanite, eut montre une telle seve-
rite et n'eut pas eu pour ces revolte's une plus
308 LE DIABLEJ CHEZ LES MUSULMANS
grande indulgence. Inutile de dire que cette
mme presse applaudira aux persecutions mes-
quines dont les catholiques seront 1'objet dans
la colonie. Si entre les Musulmans et les francs-
masons il o'y a pas union de doctrines, il y a, on
le voit, une grande propension entre les deux
Societes, preuve quo Satan n'y est pas etranger.
Ce coup de main hardi stupefla les Khouan et
ils attendirent encore quatorze a dix-huit mois.
Alors eclata la grande insurrection de 186-1 qui ne
devaitfmir qu'en 1869 pour recommencer, helas 1
presque aussitOt. C'est alors qu'eurent lieu les
massacres d'Aiouinet, de Mekhabetet d'El-Menya,
qui etaient, nous pouvons le dire, le digne pen-
dant de ceux que les Druses venaient d'accom-
plir, il y avait quatre ans, sur les pauvres Chre-
tiens du Liban. Presses de toutes parts par
Youssouf, poursuivis partout, ils se refugierent
dans le desert, bien loin de nos posies.
Alors, les Ouled-sidi-Gheikh levent le masque
et soulevent tout le desert jusqu'a Am-Madhi,
sous la conduite de Si-Lalla. Ge ful dans cette
campagne que de Sonis se revela tel qu'il etait :
cavalier intrepide, poursuivant sans relache un
ennemi toujours invisible grace a la vitesse de
ses mehari, le harcelant sans cesse par des mar-
ches et des contremarches el le repoussant de
partout. Toujours il se montra le brillant cavalier
qui avait excite 1'enthousiasme des Arabes, et
ce n'est pas peu dire. Rien ne peut 1'arreter;
poursuivant, avec les goums restes fideles a
notre cause, les revoltes, il leur donne la chasse
jusqu'au coeur du desert, s'empare de Metlili qui
doit reconnaitre notre autorite et payer une forte
amende. La, il suspendit sa marche, mais Si-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 309
Lalla n'etait pas soumis. Ge futl'affaire d'unese-
conde expedition, on lacolonne toutentiere faillit
perir de soif au milieu du desert. Traque de
toutes parts comme une bete fauve, poursuivi
sans cesse par deux colonnes volantes, Si- Lalla
e*chappaittou jours. Fatigue de cette lutte ou tout
1'avantage devait nous rester grace a la superio-
rite de notre armement et de notre tactique,
voyant aussi que 1'appui des ordres lui manquait,
Si-Lalla fit sa soumission, mais a la maniere
d'Abd-el-Kader. II fit la paix pour mioux faire la
guerre qu'il allait preparer, et, cette fois, avec
le concours des Tidjanya.
En 1869, tout fut prt pour 1'extcrmination des
Francais. Apres avoir ravage le sud oranais,
certain de 1'appui du grand maitre des Tidjanya,
Si Lalla alia camper a quelques lieues de
Laghouat. La viile d'Ain-Madhi, la forteresse du
Sahara, dont nous parlerons dans le chapitre
suivant, lui avait ete livree par le grand maitre
de 1'ordre ; stir de ce point d'appui qui devait
servir de base a ses operations, appuye par une
armee de plus de 15.000 homines, il se croit stir
du succes : qu'il triomphe, et demain Laghouat
est pris, et nous devoas reculer jusque dans le
Tell. Heureusement que le colonel de Sonis les
arreta, et leur iufligea sous les murs d'A'in
Madhi une terrible lecon. Mais leur prestige ne
diminua pas, et, quelques annees apres, nous les
voyons de nouveau s'armer contre nous. Us ont
ete meles a toutes les insurrections du sud ora-
nais ; mais, comme nous n'ecrivons pas 1'histoire
de TAlgerie, et que nous ne voulons que montrer
1'infiuence des ordres religleux et les entraves
qu'ils apportent sans cesse a -nos progres, nous
310 LE DIABLIJ CHEZ LES MUSUJLMANS
ne nous arreterons pas a raconter ces expedi-
tions. En 1881, le colonel Negrier, pour repri-
mer 1'insurrection, detruisit le tombeau d'El-
Abiad, et transporta les os du saint a Geryvilie.
Depuis ce moment, les Ouled-sidi-Cheik ont vi^cu
avec nous dans une paix plus ou moins parfaite.
GHAPITRE V.
Les Tidjanya.
(La Maison-Mere est a A'in-MadM et Temacinn.)
L'ordre des Tidjanya est 1'un des trois grands
ordres fondes depuis un siecle, que le diable
semble avoir voulu placer a dessein a la porte
du Sahara. Les Tidjanya n'ont pas peut-tre la
ferocite des Snoussya, mais ils ne sont pas moins
a craindre. Presque tous les voyageurs qui ont
voulu penetrer dans le Sahara so sont recom-
mandes de leur protection, mais nous verrons
que le poignard des Snoussya ne craint pas
d'irriter le saint d'A'in-Madhi ; et Tun des compa-
gnons du colonel Flatters, arabe cependant,
expia par sa mort sa complaisance a vouloir
conduire, dans ce pays que Satan a ferme jus-
qu'ici, les Chretiens et tout ce qui doit necessai-
rement les suivre, mme n'observeraient-ils pas
leur religion. Disons des maintenant que 1'in-
fluence des Tidjanya a bien deem ; faudrait-il
1'attribuer a leur condescendance a notre egard ;
le lecteur jugera.
A 70 kilometres au sud de Laghouat, au milieu
d'une plaine couverte d'alfa, dominee au nord
par les dernier s contreforts du Djebel- Amour,
s'eleve la petite ville d'Am-Madhi. G'est la que
vint un jour s'etablir, bien avant la conquete
3l|E
312 LE DIABL|E CHEZ LES MUSULMA.NS
d'Alger par les Turcs, un cherif marocaia :
Cheikh-sidi-Mohammed : il fonda, dans sa patrie
d'adoption, une zaouia qui devint tres celebre, et
A'in-Madhi, peuplee par les Gheurfa et les Tolba,
devint bientdt le centre intellectuel le plus im-
portant du Sahara. Ce fut dans cette famille de
Gheurfa, descendants du Cheikh Mohammed que,
1'an 1150 de 1'hegire (1738 de notre ere), vint au
monde Sid-Ahmed-ben-el-Mokhtas-el-Tidjani.
Des son jeune age, il se fit remarquer par sa
precoce intelligence, et, disent les recits hagio-
graphiques, sa piete et ses vertus e*galaient les
qualites de son esprit ; a seize ans, il succeda a
son pere dans la chaire qu'il occupait, et, pendant
cinq ans, a Fage ou d'ordinaire les hommes
commencent a s'instruire, Sid- Ahmed tenait ses
auditeurs suspendus a ses levres par son elo-
quence et la sublimite de ses doctrines. II ne se
jugeait pas avec la meme complaisance, et, se
regardant comme un homme qui ne sait encore
que peu de chose, il voulut frequenter les princi-
pales universites musulmanes, et faire son pele-
rinage a LaMecque.
II commenca par Fez la s^rie de ses longues
peregrinations ; la, a la zaouia de Bit-el- Alem (la
maison de la science), il fit 1'admiration de ceux
qui rinstruisirent; ce fat la aussi qu'il sefit initier
dans 1'ordre des Qadrya et des Taibya; il se
rendit ensuite a El-Abiod, puis a Tlemcen, ou il
professa quelques annees. Du Caire, il se rendit a
La Mecque. La renommee 1'avait precede; tout
le monde admira le jeune cherif d'Occident, qui
unissait en lui Intelligence et la science des
plus grands docteurs de Tlslam a la piete du
plus saint des Soufi. Un jour, qu'un des docteurs
V
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 313
de la ville sainte lui derrandait ou il avail appris
toutes ces connaissances, et quel avait ete sou
Gheikh : Je n'ai pas eu qu'un seul maltre,
repondit le jeune savant ; j'ai recueilli ma
science aupres des grands docteurs de I'lslam.
Et il disait vrai. II avait eu soin, en effet, de se
faire initier a presque tous les ordres religieux,
et, dans leurs doctrines, ii sut faire mi choix
habile : c'est un philosophe eclectique plut6t qu'un
savant de premier ordre, et son ordre ne sera
que le fruit de ses veilles. Ce sera, si nous
pouvons nous exprimer ainsi, un ordre eclec-
tique ; il laissera de cote tout ce qui pourrait,
comme les ATssaoua, faire ressembler ses adep-
tes a des jongleurs, mais il leur empruntera leur
mysticisme ; a Ghadeli, il laissera son principe
trop absolu : Obeis a ton Gheikh avant d'obeir
au souverain temporel ; maisil ne le supprimera
pas tout a fait, il ne fera que le mitiger, et, en
pratique, il ne differera guere des autres ordres.
De retour a Fez, apres avoir passe par Ain-
Madhi, sa ville natale, il se mit a precher cette
doctrine, qui lui attira de nombreux disciples.
Alors il resolut de mettre a execution le projet
que lui avait suggere au Gaire le Moqaddem des
Hafnaouya, Sid Mahmoud-el-Kordi, a savoir
de fonder un ordre special. II jugea cependant
prudent de ue pas rester a Fez; le sejour dans
une grande ville, ou s'agitent les grandes ques-
tions politiques et religieuses, oil les revolu-
tions sont frequentes, ou le bruit du monde emp-
che le recueillement, lui semblait peu convenable
pour la fondation d'une zaouia ou ses disciples
devraient sans cesse s'occuper des choses
de la terre, et travailler a sanctih'er leur ame.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 9. .
314 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
1 se rendit a Bou-Semghoum, en 1782 de J.-C.,
oasis a 120 kilometres sud de 1'endroit ou devait,
plus tard, s'elever Geryville. La, le Prophete lui
apparut et, 1'encourageant dans la voie qu'il
avait prise, il lui dit : Person ne n'aura de
reproches a te faire, car c'est moi qui serai ton
intermediate aupres de Dieu, et aussi ton
auxiliaire . (RiNN, page 419.)
La premiere regie qu'il imposa a ses disciples
fut la promesse solennelle qu'une fois admis,
aucun ne se laisserait affilier a un autre ordre.
Grace a 1'activite surhumaine du fondateur, qui
parcourut, pendant dix-huit ans, toute 1'Afrique
dunord, tra versa le Sahara, penetra dans le
Soudan pour faire des proselytes, creant partout
des zaouia, instituant des Moqaddem, Tordre
acquit une tres grande importance. Jaloux de
1'influence sans cesse croissante que prenait
cet ordre dans son propre territoire, voyant les
richesses affluer vers la zaouia, ou il ne pouvait
pas commander, ne supportant aussi qu'avec
peine la popularite de ce grand Soufi, le bey
d'Oran voulut lui imposer un tribut anauel de
188 reaux : ce fut peioe inutile ; nous raconterons
bient6t toutes les difficultes qu'Abd-el-Kader
dut vaincre pour s'emparer d'Am-Madhi; aussi,
Mohammed-el-Kebir, qu'on avait j usque-la sur-
nomm^ 1'Invincible, dut se retirer devant les
fortes murailles et les puissantes tours d'Am-
Madhi.
Apres avoir vaincu les Turcs, Tidjani, tracasse"
par un parti puissant, qui avait pris le nom de
Tidjadjna, abandonna sa ville natale et se
refugia a Fez : accueilli avec beaucoup d'hon-
neurs par le souverain du Maroc, il termina
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 315
sa vie dans la retraite, dans un magnifique palais
que lui avail cede le prince musulman : la, il
regut les communications du Prophete : favorise
d'extases et de visions, il gouta un bonheur et
une paix dont il n'avait pas joui jusqu'alors ; ce
fut la aussi qu'il ecrivit le livre de doctrine des
Tidjanya, a la suite d'une revelation.
A la mme epoque, nous dit Rinn, Sid Amed
faisait elever a Fez, dans le quartier appele
Houmed-el-Blida-er-R'arouya, une zaouia ou,
chaque jour, il allait reciter ses prieres, lire et
expliquer le Goran et la tradition a ses nombreux
Khouan et disciples. G'etait alors un beau vieil-
lard a la barbe eclatante de blancheur, a la
physionomie inlelligente et reflechie. Bien
qu'obese et un pen voute comme tous les gens
d'etude, il avail tres grand air ; sa voix forte et
sa parole eloquente le servaient admirablement
dans ses predications. Ge fut la qu'il mourut, le
19 septembre 1815, apres avoir fait un voyage
a Am-Madhi.
A sa mort, 1'ordre des Tidjanya etait trespros-
pere, et comptait un grand nombre d'affilies ;
nous voyons de nombreux envoyes, veritables
missionnaires du diable, parcourir en tout
sens ie Sahara et le Soudan, penetrer j usque
dans 1'Adras et le Fouta senegalais, et etablir
des zaouias jusque dans Timbouclou, la reine,
helasldechue du desert. 'Ge vaste empire ne
devait passurvivre longtempsala mortdufonda-
teur : les successeurs Lie furent pas a la hauteur
de leur tache, ou plul6t ils voulurent faire cause
.commune avec nous et, peu a peu, leur prestige
disparut devant le fanatisme des Snoussya;
aujourd'hui, les Tidjanya voient le desert ferme
316 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
devant eux, et peut-^tre le jour n'est pas loin
oil, a Temacinn et Am-Madhi meme siegeront
des Moqaddem Snoussya.Nous ne nous arreterions
pas a faire 1'histoire de cet ordre, et du coup
nous analyserions leurs doctrines et nous ferious
voir les avantages que nous pourrions en retirer
pour la colonisation ou plutot les dangers, qu'ils
peuvent y apporter : mais leur histoire est trop
instructive, et malgre 1'aridite d'une simple
nomenclature de faits, nous voulons faire voir
comment cet ordre, apres avoir ete un des plus
puissants del'Algerie, est aujourd'hui a pen pres
sans puissance. Les documents ne nous manque-
ront pas ; tous les voyageurs qui ont voulu penetrer
dans le Sahara se sont mis sous leur protection ;
Duveyrier meme avait recu un dipl6me d'affilie,
et cependant presque tous ont echou^ ; ils ont
du revenir sans avoir atteint leur but ; et les
missionnaires d'Alger, qui n'avaient d'autre
protection que celle de la Groix, sont tombes
victimes de leur devouement, les premiers a
quelques kilometres de nos avant-postes : les
seconds a 20 kilometres de Ghadames, ou le
gouvernement turc pretend commander et veut
faire respecter ses droits.
Au lieu de conserver dans une seule main la
supreme autorite, Tidjani voulut que ses deux
flls partageassent la grande maitrise : ce fut
la la premiere faute. II laissait deux enfants
adolescents : Mohammed-el-Kebir, age a peine de
vingt ans, et Mohammed-Sr'ir, ne en 1802 et age
de quatorze ans a peine ; il les placa sous la
tutelle de Mahommed-ben-Ahmedet Tounsi,qui, a
cause de Tinexperience de ses proteges, prit en
main la direction de 1'ordre, avec Sid-el-Hadj-
. LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 317
Ali-ben-el-Hadj-A'issa. Malheureusement,Ie grave
et experiments Mohammed-el-Tounsi leur fut
bientdt enleve ; et fladj-Ali, prenant en main le
gouvernement, courutaFaz, prit les deuxenfants
que les Taibya, jaloux de 1'influence et du
developpement de 1'ordre, commencaient a
persecutor, et auxquels, grace a leur influence
aupres du sultan de Fez ,ils avaient fait enlever
le palais donne a leur pere. En possession des
enfants de Tidjani, Hadj-Ali se retira a Temacinn
d'ou il dirigea 1'ordre, au nom des heritiers.
Geux-ci, grand-maitres de droit, tinrent a faire
honneur au nom qu'ils portaient et leur predi-
lection etait pour Am-Madhi ; trop jeunes encore
pour pouvoir y soutenir la gloire de leur pere,
ils y firent venir des servants musulmans, et la
zaouia s'apercut a peine de la mort du grand
fondateur.
Nousavonsvu plus haul quelles tracasseries
les Tidjadjna exercerent envers le fondateur,
et nous savons que c'est pour se soustraire a
leur inimitie que Sid-Ahmed avail fui sa ville
natale et avait cherche un refuge aupres de
1'Empereur du Maroc. Expulse"s d'A'm-Madhi et
refugi^s dans le Djebel-Amour, ils voulurent
profiler de la faiblesse de deux enfants pour
rentrer dans Ain-Madhi. Une premiere atta-
que ayant echoue, ils appelerent a leur aide
le bey d'Oran, Hassen, qui vint faire untroisieme
siege de cetteforteresse.Les defenseurs n'eurent
pas le courage de leur pere, et, moyennant 100.000
boudjoux (environ 350.000 francs), ils achete-
rent 1'eloignement de 1'armee turque : le roue
Hassen prit 1'argent et voulut prendre la ville ;
apres I'avoir canonne"e pendant pres de quarante
LE DIABtE CHEZ LES MUSDLMAN8 0. . t
318 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
heures et avoir tente quelques assauts infruc-
tueux, il se retira.
Quelques voyageurs ontconfondu les Tidjanya
et les Tidjadjna, ou Tedjedjena, comme Te'crit
Paul Soleillet, qui a confondu absolument ces
deux noms eta fait le grand- maitre des Tidjanya
grand-maitre des Tidjadjna ; cependant, ce sont
deux ordres tres distincts, si distincts qu'ils
sont les ennemis 1'un de Fautre. Quel est bien
1'origine de cette association? Nous savons seu-
lementquece fut une sorte de coterie dirigee
centre le grand Tidjani. Jaloux de sa reputation,
ne voulant pas se soumettre a son autorite qui
de jour en jour allait grandissant, jusqu'a ce
qu'iidevint le vrai maitre et roi d'Ain-Madhi,
quelques habitants formerent cette association.
D'ou vient ce nom ? faut-il y voir le nom du chef
de 1'opposition que les partisans auraient pris
comme signe de ralliement, ou bien ne faut-il y
voir que le nom de Tidjani lui-meme que ses
adversaires auraient travesti et dont ils se
seraient atfubles ? Nous croyons bien probable
cette derniere hypothese : ce qui est cependant
certain, c'est que 1'inimitie la plus grande a
regne entre les deux associations, et que souvent
ils en vinrent aux mains ; mais le sort des armes
fut favorable aux h'ls de Tidjani.
Vainqueurs de leurs ennemis, ayant encore
repousse le siege que fit de leur ville, en 1822,
le bey de Tittery, animes d'une grande haine
contre les Turcs et se voyant a la tete de nom-
breux contingents, les deux fils de Tidjani,
devenus les rois du desert, furent appeles par
les Hachem de Mascara, pour combattre
1'influence des Turcs. C'est la seule fois peut-
V
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS . 319
tre que. nous verrons les Tidjanya s'unir aux
Qadrya, dont le pere d'Abd-el-Kader, de la tribu
des Hachem, etait le Moqaddem. Qui vint rompre
cette entente entre ces deux ordres, qui, unis,
nous auraient peut-tre chasses de 1'Algerie?
Vaincu une premiere fois a Souara par un fort
parti du Zegdou marocain, grievement blesse au
cou, Mohanmied-el-Kebir rentra a Am-Madhi et,
pendant plusieursmois ,fut entre la vie et la mort.
A peine fut-il gueri qu'il reprit ses projets de
jonction avec les Hachem de Mascara ; deja une
partie de la ville etait en son pouvoir quand les
Hachem 1'abandonnerent et il fut massacre"
avec les siens. C'est dans cette defection qu'il
faudravoir 1'origine dela haine que Mohammed-
Sr'ir porta a ceux qui causerent la mort de son
frere en 1'abandonnant, et nous verrons le fils v
de Mahi-Eddin oblige de faire le siege de cette
place parce qu'il n'aura pas voulu s'unir au
meur trier de son frere.
Seul desormais, Mohammed Sr'ir recueillit i'he-
ritage paternel et essaya mme de lui imprimer
une plus grande extension. Abandonnant Bou-
Semghou oil il n'etait pas en surete, et ou il
pouvait tre enleve par un coup de main spit des
Turcs soit des Hachem eux-memes, le fils de
Tidjanigagna Ain-Madhi, et la, sur de la protec-
tion de ses bonnes murailles, il defia tous ses
ennemis. Adonne tout entier au gouvernement
de son ordre, il suivit en tout la conduite de son
pere, et les Tidjanya gagnerent en influence
dans leDjerid tunisien et le sud du Maroc.
Mohammed Sr'ir abandonna les projets de
conqueles et de guerres qu'avait formes son pere ;
il voulut que son ordre fut un ordre pacih'que
320 LE DIABLB CHEZ LES MUSULMANS
et s'etondit de lui-mme sans le secours.du sabre
et du fusil. II se livra au commerce et attira a'sa
zaouia toutes les richesses du Soudan. Ai'n-
Madhi, grace a son habile administration devint
I'entrepSt du Sahara, la porte du desert. Des
richesses innombrables encombraient cette ville,
et la maison du chef de 1'ordre etait un palais
magnifique ou s'unissait admirablement tout ce
que 1'Orient et 1'Occident ont de plus beau et de
plus riche.
On peut se demander avecraison cequ'etaient
devenues les belles theories du soufisme : au
milieu de ces richesses, Mohammed n'e"tait plus
un fakir, ce n'etait plus le pan vre deDieu, occupe"
uniquement de la sanctification de son ame ;
vivant dans la luxure et 1'abondance, entoure de
tout un harem, il avait delaisse les voies tracees
par son pere ; c'est la une des raisons pour
lesquelles il ne voulut pas s'unir a Femir pour
nous combattre; mais, youlant determiner
la vraie cause de leur iutte, nous allons voir
entrer en lice un element dont nous n'avons dit
que quelques mots, nous reservant de tout
completer ici.
Les ordres religieux musulmans rencontrent
leur plus redoutable ennemi dans le clerge
offlciel, dans ces Marabouts qui, ayant oublie les
enseignements du Goran et leur vrai but, trafi-
quent de leur influence moyennant quelques
pieces d'argent que leur paie a epoque fixe le
gouvernement etabliregulierement. LesKhouan
ne distinguent pas si cet argent vient d'un gou-
vernement infldele ou d'un gouvernement mu-
sulman ; pour eux, c'est un crime de recevoir
n'importe quelle redevance pour des fonctions
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 321
sacrees. Le peuple est avec eux. Aussi les Mara-
bouts voient-ils peu a peu diminuer leur influence,
et les ordres musulmans s'agrandissent et
s'enrichissent grace aux ziara plus ou moins
volontaires que chaque neophyte est oblige"
de faire au Moqaddem. Quelques-uns de ces Ma-
rabouts, pour conserver toujours la place qu'ils
occupent, passent du c6te des Khouan, montent
vite en grade, et les offrandes des fideles vien-
nent compenser la perte de leur pension.
11 y a done entre les ordres religieux et le clerge
salarie la plus grande animosite", et chacun fai
son possible pour faire le plus grandtort a 1'autre.
A Tepoque ou nous sommes arrive", Abd-el-
Kader avait de*ja acquis une juste renomme"e :
par le traitede la Tafna, la France lui avait trace,
a lui un parvenu, a lui le Sultan aux deux boud-
joux, un empire tres vaste, dont nous negardions
qu'une suzerainete* tout a fait nominale. Nous
avons fait ressortir son caractere et son but:
.guerrier ascetique, il ne faisait pas la guerre
par ambition, mais pour 1'independance de sa
patrie et de sa religion (1). II voulait done
grouper autour de lui les chefs des differents
ordres, les cenduire tous a la guerre contre
(1) Les historians qui ont raconte la conquetede 1'Algerie ne parlent
jamais de I'mflnenc-e qu'ont exercee les ordres religieux sur la perte
de 1'eiriir. Nous ne saurions trop le repeter : nous n'aurions jamais
vaiacu Abd-el-Kader si les Tidjani et les Taibya ne nous avaient fait
obtenir la celebre fetoua dont nous avons parle : Ses commence-
ments ont etc suivant la religion, sa fin sera contre la religion,
ecrivait, en 1842, le cherif d'Ouezzan a Sid-Ahmed-ben-Merabet, Mo-
quaddem des Taibya, qui demandaita soa nyer'um la permission
d'accepter la charge de Khalifa 4e 1'Ouarensenos. Voici d'ailleurs
1'appreciation de Mouley-Ahmed, affllie anx Qadrya : il repondait
aux insultes dont un certain Abdallah, Moqaddem des Tidjanya,
ternissait la conduit e du vaillant emir :
Sais-tu pourquoi certains Musulmans condamnent la conduite
d'Abd-el-Kader ? C'est qn'elle etablit un contraste qui les blesse
entre son desinteressement et leur avarice, entre son mepris da
322 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS - '
nous et, apres nous avoir expulses, apres avoir
ren verse de son trdne le Sultan de Fez et le bey
de Tunis, etablir dans le Nord de 1'Afrique le
noyau du vaste empire dont il serait Timam,
dont Allah serait le Roi. II fallait done que tous
les ordres le reconnussent ; nous avons vu les
luttes qu'il dut engager centre les- Derqaoua.
Les Tidjanya etaient autrement puissants que
cette branche des Ghadelya. Leur empire e"tait
vaste, leurs richesses etaient innombrables
etleurs contingents aussi bien' armes que
nombreux.
Mohammed Sr'ir vOulaitbien reconnaltre 1'auto-
rite de 1'emir, mais celui-ci voulait autre chose,
il voulait voir le grand chef des Tidjanya : celui-
ci refusait, il se souvenait, helas ! de la triste fin
de son frere massacre dans son triomphe par
cette mme tribu des Hachem dont le chef
venait d'etre declare sultan, il n'avait que trop
raison de craindre pour lui le meme sort. Tout
en pretextant de ses intentions pacifiques et
consentant meme a faire les cadeaux d'usage
pour reconnaitre la suzerainete d'Abd-el-Kader,
Tidjani refusait de le voir et de lui ouvrir les
portes d'Am-Madhi. Abd-el-Kader voulait sur-
repos et du bien-etre et leur amour de 1'oisivete et dn luxe, entre
la fervenr de ses croyani-es et la torpeur de leur foi !
Sicli-Abdallah reproclie a Abd-el-Kader sa condnite vis-a-vis le
sultan da Mnroc. Ah ! mon coeur se trouble ;i la vision que met de-
vantmesyeux ce doulonreux souveair! Je vois apparaitre devant
le Dom de 1'Eteruel le sultan que j'ai servi et appris a respecter, et
j'entenrts une voix formidable qui lui crie :
\ T aloin de la presence de Dieu, toi descendant du Prophete,. toi
lespuverain d'un vaste empire mnsulmandont tu laisses engourdir
la foi 1 Va snbir le chatiment du crime que tu a? commis en t'alliant
aux infideles coutre le vrai croyant qui marchait dans mes voies.
Et je vois en meme temps le fils de Maliihi-ed-din entoure d'une
lumiere divine et montant an septieme ciel soutenu par Sidna
Gebril (ange Gabriel). (Leon Roches, Trenle-deux ans a Iravers
I' Islam, tome II, page 449.)
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 323
tout obtenir cette derniere concession. Si loin de
Laghouat, sa capitale eut ete a 1'abri d'un coup
de main et il aurait pu y renfermer en toute
n<3cessite ses tresors ; car il voulait recommencer
la guerre contre nous. Que faisaient pendant ce
temps les Marabouts ?
Au lieu de tenter un rapprochement entre
Tedjini et 1'emir, les Marabouts de 1'Est et de
1'Ouest, jaloux de son influence, enveniment la
question. Us disent a Femir que Tedjini est un
ambitieux qui, fort de son influence et des ri-
chesses immenses qu'il a amassees, veut deve-
nir le maitre du desert et tenir en echec son au-
torite jusque dans le Tell. A Tedjini, ils parlent
des projets sinistres que Femir nourrit contre
lui.D'autres chefs du desert vont meme jusqu'a
pousser ouvertement Tedjini a la resistance en
lui persuadant qu'Abd-el-Kader est dans Fimpos-
sibilite de s'emparer de sa ville de vive force.
En tte du partrqui excite Abd-el-Kader contre
Tedjini se trouve un Marabout nomme Sid-el-
Hadj-el-Arbi-ould-sidi-el-Hadj-A'issa, nomme der-
nierement Khalifa de Laghouat, oil son influence
est tenue en echec par Ahmed-ben-Salem, chef
du parti le plus important de ce Ksar (1).
Nous savons que cet Ahmed-ben-Salem est le
chef des Tidjanya de cette ville, et, a ce titre, il
s'opposa a ce que ses affllies s'unissent au
Derqaoui-Hadj-Moussa qui, deux ans avant 1'epo-
que ou nous sommes, avait voulu les entrainer
dans ane guerre contre nous.
Nous emprunterons a Leon Roches la des-
cription qu'il fait d'Ai'n-Madhi, et son entre-
(1) LeOQ Roches : Wente-deux ans, a truvers I'Islam, tome I"
page 290.'
324 ; LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
vue avec Mohammed Sr'ir. Abd-el-Kader, voyant
en effet que la voie des negotiations etaitepuisee
et qii'il fallait recourir a tin siege en regie, se
savait dans I'impossibilite de s'emparer de la
place par surprise. Ce fut alors que Leon Roches,
malgre les remontrances et les sages avis de
1'emir, lui proposa d'aller visiter la ville afln
d'en reconnaitre les points faibles et les moyens
de defense : Abd-el-Kader lui donna une lettre
pour le chef des Tidjanya, le priant encore de se
soumettre aux conditions qu'il lui diclait : nous
allons voir comment ce malheureux, qui avait
renie son Dieu pour se mettre au service de
Fennemi de sa patrie, crime qu'ii racheta plus
tard par une conversion bien sincere, put visiter
le centre de la puissance des Tidjanya. Voici la
description qu'il nous fait de son entrevue, et
comment il echappa a la mort :
Gette ville est balie sur un petit monticule,
au milieu de nombreux jardins admirablement
plantes, de sorte qu'en dehors de ces jardins on
n'apercoit que les terrasses les plus elevees et le
haut des forts.
Avant de m'approcher, je fls le tour de 1'oasis
qui formait un cercle entoure d'un mur d'en-
ceinte de quinze pieds de haut sur deux pieds et
demi de large, perce de meurtrieres et flanqug
de distance en distance de petits forts cernes,
depassant la hauteur des murs de vingt pieds.
Je comptai sur toute la circonference trente-sept
forts, dont deux principaux aux portes qui don-
nent entree dans les jardins.
Apres avoir altendu quelque temps a la porte
de la villCj et avoir obtenu, apres quelques diffl-
cultes, la faveur de remettre a Tidjani lui-mme
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 325
la lettre dont il e"tatt porteur, il fut hisse par une
corde au haut du mur, et non sans inquietude,
dit-il, sur Tissue de cette imprudente demarche.
En effet, le peuple demanda aussitot sa tete ; il
arriva au palais de Tedjini porte par cette
foule, tant elle etait pressee, sans que j'eusse le
temps, dit-il, de me reconnaitre.
Je me trouvai seul dans une cour carree en-
touree d'nne colonnade en marbre soutenant
des ogives au-dessus desquelies regnait une mu-
raille ornee de mosa'iques en faience et percee
de fenetres garnies de grillages a travers les-
quels je pouvais deviner la presence de femmes
richement vdtues. Malgre ma jeunesse et mon
esprit aventureux, le voisinage d'un harem (car
c'etait celui de Tedjini) ne put m'arracher aux
tristes reflexions que m'inspiraient les conse-
quences de mon aventureuse equipee. J'en fus
distrait tout a coup par 1'apparition d'un jeune
nmlatre elegamment vtu et dont laphysionomie
douce et les traits distingues annoncaieat une
origine aristocratique : Tu es Omar, flls de
Roches ? me demanda-t-il avec interet. Oui,
repondis-je, mais toi qui es-tu et comment sais-
tu mon nom ? Peut'importe, ajouta-Ml. Ecoute,
Omar, les habitants de la ville demandent ta
tte. a mon pere, qui n'ose pas la leur refuser.
La aegresse Messaouda (1), qui t'a reconnu a
- (1) Quancl il etait a Alger, Leon Roches s'etait epris d*ane jeune
Musulmane dont Messaouda avail ete Ja nourrice, et corame les
noumces dont on parle clans nos classiques, elle ayait conserve
pour cette fille un amour de mere, tloclies ne put epouser cette
fille, et ce fut en partie pour obtenir sa main qu'il se mit au
service d' \bd-el-Kader. Le mari de Khadiclja, nom de la jeune
fllle, etait Koulougli, et affilie aux Tidjanya : il se retira a Ain-
Madhi, quand il sut que le chef etait menace par Abd-el-Kader : il
fut tue d'un eclat de Dombe, et, dit Leon Roches, ce fut le seul.
Khadidja mourut quelques joui's apres, sans avoir la consolation
de roirson Lioun , comme elle rappel ait.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 10
326 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
travers les grilles de cette fentre, m'envoie
pour te sauver. Tiens, prends ce chapelet, c'est
celui que mon pere envoie a ceux auxquels il
donne 1'anneau ; la personne qui le tient n'a rien
a redouter. On vient, que Dieu te soit en aide !
C'etaient dix negres qui venaient le prendre
pour le presenter a Tedjini qu'il trouva . dans
une vaste salle ornee d'arabesques. au fond de
laquelle, sur une estrade garnie de coussins
dores, etaitnonchalamment appuyeunhommede
quarante ans environ, dont la figure bronzee ne
manquait nidedignite aide distinction. . Nous ne
raconteroas pas leur entrevue qui n'aurait nul
interet pour nos lecteurs : Leon Roches ne dut
son salut qu'au chapelet qu'il eleva sur sa tte :
Tidjani lui laissait en perspective, ou la mort,
ou la trahison et 1'abandon d'Abd-el-Kader .
Leon Roches refusa la derniere condition. Le
Marabout, pour lui montrer qu'il n'avait pas peur
de remir, lui permit de visiter, avec lai'a-ben-
Salem, le frere du Moqaddem de Laghouat, les
fortifications et les approvisionnements de la
ville. Voici la description qu'il en fait :
La ville est peu grand e, mais bien batie ;
elle con tient environ quatre cents maisons. Les
habitants qui portent les armes s'elevent au
nombre de huit cents. Cinq ou six cents auxi-
liaires sont venus defendre Tedjini.
La ville est ronde et entouree d'un mur de
vingt a trente pieds. II a plus de douze pieds de
largeur et forme un parapet de huit pieds envi-
ron qui sert de chemin de ronde tout autour de
la ville; a partir de cette hauteur, ce mur est
perce de meurtrieres; il est flanque, dans son
pourtour, de douze forts faisant saillie de quatre
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 327
metres, de maniere a battre par les meurtrieres
le pied du mur et des deux forts a droite et a
gauche. Us ont au moins vingt metres d'eleva-
tion ; ils sont combles jusqu'a la hauteur du pa-
rapet, et sont divises en deux etages. La villo a
deuxportes, une a 1'ouest, 1'autre aumidi. Les
battants sont doubles de lames de fer : elles
sont surmontees d'un fort yemblable a ceux du
rempart. Un'chemin etroit, horde de deux murs
de meme dimension, conduit d'un fort interieur
dont la porte est elle-meme defendue par des
ouvrages d'une extreme solidite. Ces fortifica-
tions ont e"te construites il j a trente ans, par un
Tunisien nomme Mahmoud.
On me fit ensuite examiner des magasins
immenses, les uns remplis de ble, les autres
d'orge, de beurre, de sel, de dattes, de bois a
bruler. Cinq puits abondants sufflsent a tous les
habitants. .
Nous ne ferons pas le recit du siege, oil toute
la gloire fut pour les assieges. Ge fut le 24 juin
que les troupes de 1'emir parurent devant la
ville, qu'il croyait emporter en quelques instants,
et le 19 novembre seulement les preliminaires
de la capitulation furent signed. Nous ne ferons
remarquer que deux choses, qui se presenteront
peut-tre dans la prochaine guerre entre nations
europeennes. Gomme le franc-macon, leKhouan
ne.connait ni feu nilieu, et il doit sauver son
frere et obeir a son chef spirituel avant de
songer a defendre sa patrie et a obeir a son
chef militaire. Voici ce qui arriva a ce siege :
Du cote d'Abd-el-Kader, il y eut des Tidjanya
enrSles par force et qui avaient du suivre
1'emir contre leurs co-affiiies. Or, nous dit
328 LE DI ABLE CHEZ LES MUSULMANS
Leon Roches lui-mgme, qui ' dirigeait les tra-
vaux Ju siege, ils ne purent faire aucun des
travaux necessaires pour faire capituler la ville,
sans qu'il ne fut connu des assieges le soir
rueme; et pour creuser la mine qui decida de la
reddition de la place, il dut employer des
hommes qu'il sur veil! ait lui-meme directement,
et lui seul avec un deserteur autrichien en
connaissaient 1'entree.
11 y avait, en outre, dans 1'armee de 1'emir,
quatre ou cinq cents Coulouglis (on appelait
ainsi les enfants nes d'un Turc et d'une Arabe),
tous affilie"s a 1'ordre des Tidjanya : ils combat-
taient avec peu d'ardeur, ou plut6t avec regret
leur chef spirituel, et auraient voulu ne pas
verser le sang de leurs freres ; mais 1'emir, par
un exces de cruaute, voulait les mettre en tete
des colonnes et les faire combattre sous ses yeux,
pour se repaitre, sans doute, de leurs scrupules.
L3on Roches vint les tirer heureusement d'em-
barras. II etait plein de reconnaissance pour
I'liomme qui lui avait sauve la vie,et il tremblait
a la pensee que les soldats d'Abd-el-Kader ne
feraient pas quartier dans le pillage de la ville.
Tout le monde serait massacre sans pitie, sans
distinction d'age ni de sexe ; bien plus, la tete de
Tadjini devait eHre une bonne prise pour le
soldat assez heureux qui, le premier, rencon-
treraitle grand-maitre.Illeur offrit done de mar-
cher a leur tete, et, aussitOt que le signal de
1'assaut aurait ete donne, de courir au palais du
grand-maitre et de le proteger contre la fureur
des Arabes. Les Goulouglis accepterent avec
empressement. La ville capitula, il est vrai,
avant que la mine eut produit son effet ; mais " -
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 329
nous pouvons 6tre bien certains que les chosesse
seraient passees comme Leon Roches 1'avait dit.
Ne croirait-on pas que nous parlons des socie-
tes secretes de FEurope, et que nous ajoutons
quelques lignes a Farticle qui a paru dans la
Revue du mois de mars : Si les Khouan n'ont
pas le pavilion de de*tresse, ils ont au moins la
charite (comme Pentendent les francs-macons)
qui leur fait sacrin'er les interets de leur patrie
a ceux de leur congregation .
Tidjani fut done vaincu ; ii dut remettre entre
les mains du vainqueur les clefs dela ville; mais,
dans son orgueil, il ne voulut pas se presenter
devant 1'emir.Abd-el-Kaderne put pas sevanter
d'avoir vu devant lui, comme un suppliant, le
grand-maitre des Tidjanya.
Noas avons raconte, plus haut, comment
celui-ci se vengea. Nous pouvons le dire sans
crainte, c'est gr&ce a Mohammed- Sr'ir que
1'emir avait vaincu, que nous devons d'avoir vu
tomber si vite la puissance du sultan. Refugie a
Laghouat apres avoir vu sa ville detruite, il
machina dans 1'ombre la perte d'Abd-el-Kader :
nous avons vu ies moyens qu'il employa dans
sa haine. Que cet exemple serve a nous instruire :
ii nous a montre ce doht est capable un chef
d'ordre, meme vaincu, meme chasse de sa maison.
II serait curieux et instructif tout a la fois de
montrer le role que les ordres religieux ont joue"
en Afrique et d'assister a ces luttes que nous ne
pouvons comparer qu'aux dissensions qui ioter-
viennent si souvent entre les loges de la franc -
maconnerie. Nous regrettons que pour le mo-
ment nous 'ne puissions nous y arrdter plus long-
temps. Nous verrions les Taibya jouer le plus
330 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
grand role dans la province d'Oran, ordonner
aux affilies d'abandonner la cause de I'emir, sur-
tout pendant les annees qui suivirent la promul-
gation de la celebre fetoua que Leon Roches
etait alle prendre a Kairouan et mme a La
Mecque. A son retour, afin de servir mieux la
France, ii demanda a Tedjini de lui envoyer quel-
ques Khouan, les plus fideles et les plus devoues,
afin de s'en servir comme d'espions et avoir sur
les tribus algeriennes les renseignements les
plus precis. Tedjini acce"da a sa demande, et bien-
t6t Leon Roches eut a sa disposition sept ou huit
affilies qui parcoururent le pays afin de pouvoir
donner des renseignements utiles a nos chefs
d'armee .
Nous nous arreterons encore quelques mo-
ments a 1'incident qui eut lieu entre le general
Marey-Monge et Mohammed Sr'ir. Nous som-
mes en 1844 : Le grand-maitre des Tidjanya a,
depuis le jour ou sa ville fut detruite, profite des
malheurs d'Abd-el-Kader dont il a prepare la
mine et releve les murailles de son ancienne
capitale a peu pres sur le me"me plan.
Les Marabouts, jaloux de voir cette ville
relevee si vite de ses ruines, jaloux de voir 1'in-
fluence de Mohammed Sr'ir s'aocroitre de plus
en plus loin de diminuer depuis 1'echec terrible
que lui a inflige I'emir, repandirent dans 1'Algerie
que le chef des Tidjanya ne se soumettrait pas a
nos ordres, et ces bruits parvinrent, bien a des-
sein, aux oreilles du general Marey-Monge, qui
commandait la province de Tittery. Celui-ei, se
laissant influencer par les Marabouts, n'avait re-
solu rien moins que de marcher a la tete de sa
colonne et d'entrer de vive force, dans la capitale
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS" 331
de 1'ordre. Mohammed Sr'ir sut encore detour-
ner ce nouvel orage qui allait foadre sur sa ca-
pitale renaissante a peine de ses cendres. II
ecrivit a Leon Roches, ami intime du marechal
Bugeaud et dont 1'influence se faisait sentir
jusque dans le conseil du gouvernement, une
lettre affectueuse mais digne ou il lui faisait
connaitre ses vrais sentiments. Apres avoir rap-
pele* tous les services qu'il avait rendus a la
cause de la France : J'ai, de concert avec toi,
obtenu la fetoua, qui permet aux Musulmans de
vivre sous la domination des Francais , apres
avoir rappele qu'il avait mis au service de la
France quelques-uns de ses Khouan pour par-
courir les tribus et nous faire connaitre les dis-
positions des Musulmans, apres avoir dit que
c'etait a lui que nous devions les bonnes rela-
tions qui nous unissaient avec les Taibya, les
Gheikkya, etc., il ajoutait avec une noble fierte" :
Je suis pret a acquitter I'impot du au gouver-
nement. J'enverrai au general les principaux
personnages d'ATn-Madhi donner 1'exemple de
soumission a la France ; mais s'il (le general
Monge) persistaitdans le projet qu'il a manifeste
de pene"trer avec son armee dans ma ville, je te
le dis a toi, qui sais que le fils de mon pere (sic)
conforme ses actes a ses paroles, je saurais
m'enseyelir sous ses mines, etc., etc.
Le marechal Bugeaud admira ce noble Ian-
gage et ordonna a son subalterne de suspendre
sa marche ; quelques officiers seulement, suivis
d'une escorte de trente cavaliers purent penetrer
dans Aiin-Madhi. Avant que les Francais ne pe-
netrassent dans la ville, Tedjini avait envoye au-
devant d'eux son Khalifa Ahmed-ben-Salim, et ce
332 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
frit a Tedjmount que le general francais recut la
soumission des tribus et des Ksours ; ce fut la
que lui lut offert en signe d'alliance le chevalde
soumission donne par Mohammed Sr'ir, qui, se
retranchant toujours derriere son caractere re-
ligieux, et apprehendant de se presenter devant
les grands de la terre, se fit representer, mais
ne voulut pas sortir de son palais. ,
Gette conduite se passe de commentaires ; il
est certain qu'elle faisait voir dans le grand-
maitre des Tidjanya ou mi grand amour pour
la France, ou un grand desinteressement des
choses de la terre. Voici, a notre avis, la verite :
Deja les Tidjanya comme'ncaient a exciter la ja-
lousie des Marabouts et des autres Khouan qui
voyaient avec peine cet ordre se relever si vite
de ses ruines. Mohammed Tidjani le savait bien.
En homme ruse et experimente, il vit qu'il etait
dans I'impossibilite de lutter a la fois et centre
les ordres religieux et conlre la France ; il savait
en outre que la France se contenterait de la
suzerainete et d'un tribut, qu'une fois siir de ce
c6te, il pourrait regarder en face, sans trembler,
les ordres religieux . En somme, il echappa au
piege qui fut tendu a ses flls, et dans lequel ils
tomberent malheureusement. Mais nous ne pou-
vons croire qu'une telle conduite lui fut dictee
par son amour de notre patrie, ou par Tesprit de
son ordre. Bisons le mot : Mohammed Sr'ir etait
plut6t un marchand ; il voulait la prosperite de
sa zaouia, voulait vivre dans les richesses et
1'abondance. Sa ville etait devenue I'entrep6t du
commerce du Sahara et du Soudan; sesfideles
associes savaient unir parfaitement le soin du
negoce avec le zele religieux. Partant d'Ai'n-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 333
Madhi, ils allaient jusquo. dans le Senegal, j usque
sur les rives duTchal chercher les richesses de
ces contrees, et en meme temps ils repandaient
dans ces pays, avec les doctrines du Goran, les
doctrines de leur onire. Voila, a notre avis, la vraie
raison pour laquelle Tedjini voulut vivre en paix
avec nous, en nous payant une faible redevance.
L'imprudent he se doutait pas qu'il travaiilait a
sa ruine, et que, tandis qu'il n'etait occupe que
de son negoce, les Snoussya, venus bien apres
lui, mais observant avec fanatisme les regies de
leur ordre, allaient le supplanter partout.
Aussi longtemps qu'il vecut cependant, il sut,
a force d'habilete et de diplomatic, conserver a
son ordre le rang qu'ii occupait ; il avait mme
agrandi sous son gouvernement, et nous pouvons
dire sans crainte, que cet ordre a atteint son
apogee avec Mohammed Sr'ir,malgre la terrible
epreuve que lui avait infligee 1'emir en rasant les
fortifications de la place.
Mohammed Sr'ir mourut au mois de mars
1853, laissant la direction de 1'ordre a Si-
Mohammed-el-Aid. Gelui-ci continua envers nous
la m^me politique que Ct3lle de ses predecesseurs,
et il nous servit avec autant de loyaute et de
fidelite que Mohammed ; grace a son influence
et a son appui, la domination de la France s'e-
tendit sans difficulte dans la vallee de 1'oued
Righ. Grace a lui encore, Duveyrier put executer
malgre son jeune age, il avait a peine vingt ans
quand il commenca ses voyages, 1'exploration
de tout le Sahara, depuis Rhadames jusqu'au
Touat. II est vrai que le malheureux dut renier la
foi de son baptme : il consentit a se laisser affl-
lier a cet ordre, pensant qu'il pourraitplus facile-
LE DIABLE CHEZ LES MCSULMANS 10.
334 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
ment atteindre son but. Mohammed-el-Ai'd lui
donna mome son chapelet, qui, comme nous
1'avons vu, est la plus grande surete que puisse
avoir un etranger dans le Sahara. L'intrepide
voyageur constataque les beaux jours del'ordre
etaient finis, et qu'un autre ennemi plus terrible
lui fermait le chemin du desert ; il vit partoutles
Snoussyaremplacerpardes zaouia ds leur ordre
celles de Tidjani. A cette m&ne epoque, unvaste
complot etait ourdipour renverser complelement
la puissance des Tidjani. C'etait facile, les deux
fils de Mohammed Sr'ir n'avaient encore que
quelques annees.
Tandis que Mohammed Sr'ir servait avec tant
de fidelite notre cause, ttindis qu'il consentait a
laisser entrer nos officiers dans les murs de sa
ville et a payer un tribut, tandis que ses succes-
seurs, marchant sur ses traces, tchaient de
conserver avec nous de bonnes relations a
A'in-Madhi, se passaient des faits que nous devons
relater pour bien interpreter sous son vrai jour
la conduite de ces chefs.
Le fils du grand Tidjani, en mourant, laissait
deux fils : 1'aine age de trois ans, le second a^ge*
d'un an; tandis que le pere confiait la direc-
tion de 1'ordre a Si-Mohammed-el- A'id, ce fut El-
Mecheri-Ryan, Oukil de la zaouia d'Am-Madhi,
qui fut nomme leur tuteur. II attira d'Ai'n-Madhi
ses deux proteges, et jaloux de 1'influence exer-
cee par son rival de Temacinn il voulut voir affluer
dans sa zaouia de nombreux presents. Par ses
machinations, il voulait, grace a 1'appui que lui
preiteraient les deux fils de Tidjani, exploiter Tor-
dre a son pro3t et s'etablir a Ai'n-Madhi comme
rival de Mohammed-el-Aid.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 335
Nous spmmes arrive a 1'annee 1805, ce fat
l'anne"e des complots ourdis centre la France,
grace a la haine que nous avaient vpue"e les ordres
religieux ; nous avons vu plus haut la conduite
des Ouled-Sidi-Cheikh et les combats que nous
dumes leur livrer pour sauvegarder notre puis-
sance. Tous les chefs d'ordre semblerent alors
vouloir s'entendre pour renverser les Tidjanya.
Les Qadrya et eeux qui avaient suivi la fortune
d'Abd-el-Kader se souvenaient que c'etait grace
a leur appui que les Francjais avaient obtenu la
! celebre fetoua qui avait demoli la puissance de
Temir. Les Taibya, jaloux del'influencequ'exer-
caient les Tidjanya dans la province d'Oran et
jusque dans le Maroc, grace a leur zaouia deFez,
s'unirent aux Qadrya et Gheikkya pour les perdre.
Ge fut comme une recrudescence de haine des
ordres religieux contre les Tidjanya; dans une
telle circonstance, il aurait fallu non un jeune
enfant pour diriger surement les affaires, mais
un vieillard 'experimented joignant a la science
du gouvernement 1'habilete du diplomate et le
coup d'ceil du guerrier. Le vieux Ryan n'avait
aucune de ces qualit(5s : fanatique, ennemi jure"
de la France, ne regardant que ses propres inte-
rts, qu'il faisait passer avant ceux de 1'ordre,
s'il engagea ses proteges dans une voie qui
devait les conduire a de grands malheurs.
A toutes ces brigues que tramaient dans
Tombre les chefs des plus grands ordres de
1'Algerie. les Taibya, les Gheikkya, les Derkaoua,
etc., se joignaient les calomnies que repandaient
les Marabouts contre les fils de Tidjani; c'etaient
a leur avis des traitres a la France, des homines
qui allaient abandonner notre cause et livrer
336 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
aux mains de nos ennemis la ville d'Aiin-Madhi.
Faut-il y voir des machinations pour perdre les
deux jeunes chefs dans 1'estime de ious nos
commandants de cercle ? Les faits feront mieux
comprendre les choses que toutes les reflexions.
Les Ouled-Ziad de Gery ville, serviteurs des
Tidjanya, avaient du. suivre les Ouled-Hamza,
serviteurs des Oaled-sidi-Gheikh ; malgre eux et
a cause de leur faiblesse, iis avaient du se decla-
rer contre nous ; ils eurent recours aux chefs
Tidjanyapour qu'ils obtinssent par leur influence
leur retour dans leur territoire. Ne voulant pas
abandonner ses fideles serviteurs, Sid-Ahmed en-
tra en negotiations avec les chefs de 1'insurrec-
tion. AussitSt, cette conduite parut louche a nos
Chefs de colonnes, et, oomme il fallait s'y atten-
dre, les Marabouts grandirent demesurement
cette faute qu'ils appelerent hautement une
trahison afln d'attirer sur les Tidjanya la colere
des Fraugais. Y eut-ii vraiment trahison ? Nous
ne saurions nous prononcer ; mais, a notre avis,
s'il n'y eut pas entente prealable avec les rebelles,
si ces bruits qui couraient sur les fins que pour-
suivaient les Tidjanya n'etaient que des calom-!
nies inventees par les Moqaddem Taibya et le
clerge salarie, nous demanderions pourquoi, a
quelle fin, pour quel motif-Sid-Ahmed ouvrit les
portes de la ville devant les contingents des
Ouled-sidi-Cheikh ? II ne pouvait pas ignorer,
certes, que la colonne frangaise n'etait qu'a
quelques kilometres. Si Sid Ahmed et Sid-El-
Bachir nous avaient ete devoues, ne pouvaient-
ils pas, sans difficulte et sans crainte aucune,
attendre derriere leurs epaisses murailles
1'arrivee, sous leurs murs, des troupes fran-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 337
gaises qui accouraient, a marche forcee,
combattre les rebelles? Comment qualifier la
conduite de ces deux jeunes chefs qui ne parent
pas resister une heure, alors que leur a'ieul, avec
des forces infe'rieures, avait pu arrdter pendant
cinq mois toutes les forces de 1'emir ? Le colonel
de Sonis ne s'y tronipa pas ; apres avoir vaincu
les Cheikkya sous les murs de la ville, le l er fe-
vrier 1869, il arreta le soir meme Ahmed e.t El-
Bechir, et le lendemain ii les dirigeait sur Alger.
C'etait le resultat de la politique de Ryan ; si,
au lieu de semer la division dans 1'ordre, ii avait
obei a son chef legitime, lui laissant la complete
direction de la congregation, nous n'aurions pas
vu cet ordre si puissant perdre si vite sa gloire
et sa puissance.
Pendant que les deux fils de Tidjani, diriges
par 1'imbecile Ryan, comproinettaient ainsi
1'existence ou tout au moins la prosperite de
1'ordre fonde par leur a'ieul, Mohammed-el-Ai'd
etait etabli dans la zaouia de Tamelhalt, a quel-
ques kilometres sud de Temacinn. Marchant sur
les traces de son maitre, il 1'eclipsa presque par
ses vertus : elles lui procurerent tant de gloire
et une si grande reputation que, dans le Sahara,
il n'etait connu que sous ce nom 1'ami de tous .
Grace a lui, 1'insurrection de 1871 ne put pas pe-
netrer dans le Sud, et aucun des Khouan rele-
vant de son autorite ne prit les armes contre
nous.
A sa mort, arrivee au mois de novembre 1875,
les petits-flls du grand Tidjani furent bien decus
dans leurs esperances. Us pensaient, qu'etant
parvenus a 1'age d'homme, 1'aine avait vingt-
cinq ans, ils pourraient prendre la direction de
338 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
1'ordre. On disait aussi q.ue le fondateur avail
etabli que le grand-maitre serait pris alternati-
vement dans la famille des Tidjani et celle de
Hadj-Ali, celui que nous avons vu 6tre le tuteur
des flls du. grand Tidjani, le fondateur de Fordre.
Malgre toute la veneration et le prestige dont
etaient entoures Sid- Ahmed et Si-Ei-Bechir, leur
conduite passee qui avait ete si aventureuse et
les progres effrayants des Snoussya deciderent
le choix de Mohammed Sr'ir-ben-el'Hadj-Ali,
vieillard de 55 ans, experimente, et aussi habile
jurisconsulte que saint soufi .
Qu'etaient devenus les flls de Mohammed Tid-
jani, depuis le jour ou de Sonis les emmena a
Alger ? Pendant un an, les deux freres resterent
a Alger ; leur conduite louche ne put jamais dis-
siper tous les soupcons qu'on avait concus contre
eux. Us ne manquerent cependant aucune occa-
sion de montrer leur amour pour la France.
Quand, apres nos premiers desastres, ou les
Turcos avaient tue avec tant d'acharnement
beaucoup de Roumis, les Algeriens voulurent
adresser a ces regiments une lettre de felicita-
tions, Si Ahmed s'offrit pour aller la porter;
avant de s'embarquer, il adressa une circulaire
aux Moqaddem leur recommandant la soumis-
sion a la France. Son frere le rejoignit bient6t a
Paris, et tous deux, apres avoir accompli leur
mission, furent envoyes a Bordeaux par le
gouvernement de la defense nationale : la ils
fureat combl^s d'honneurs, et un soir meme,
quand ils parurent au theatre, 1'assistance salua
leur entree par une salve d'applaudissements.
Ge fut dans cette ville que Ahmed se prit
d'amour pour la fille d'un gendarme, M lle Aurelie
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 339
Picard, qui abandonna sa patrie et son Dieu pour
s'attacher a cet homme et s'enfermer dans un
harem. Voicile portrait que nous fait M. Soleillet,
de M me Ahmed Tedjini qu'il apercut dans son
salon, a Laghouat, au mois de decembre 1872.
Elle forme avec son mari le contraste le
plus curieux ; lui est tres grand, tres gros,
presque noir (sa mere etait une negresse), for-
tement marque par la petite verole : il porte le
costume arabe dans toute sa splendeur, drape
dans ses burnous blancs; il a la tte ceinte
d'une immense corde en poil de chameau qui en
fait des centaines de fois le tour, retenant son
haik et formant un enorme turban compose des
losanges les plus reguliers ; assis dans un grand
fauteuil et le chapelet a la main, il a bien la phy-
sionomie voulue. Sa femme est toute mignonne,
vetue en toilette de bal, couverte de bijoux :
elle porte generalement sur la tte une sorte de
diademe : elle a pris sur son mari un tres grand
empire : elle est fort aimee de tous les serviteurs
et de tous les clients qui composent la maison
du Marabout ; elle la dirige completement, elle
sait commander et elle commande. Seule, elle
prend soin d'un flls que son mari avait d'une de
ses fenimes, et cet enfant ne veut plus quitter
la Dame.
Son frere Sidel-Bechir etait avec lui. Les
deux freres etaient en ce moment reunis ; succes-
sivement ils ont habile Laghouat et Am-Madhi.
Us n'ont laisse passer aucune occasion d'afflr-
mer leur origine et de faire croire a Fautorite
que gra~ce a leur nom ils exercent sur leurs affl-
lies. Ainsi, en 1881, 1'aine ecrivit une lettre aux
revoltes pour les faire rentrer dans 1'obeissance ;
340 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
mais il n'avait pu dissipcr encore les preven-
tions que le gouvernement francais avait concues
centre lui, et le gouverneur general Albert
Grevy le fit garder a vue a Alger.
Jusqu'ici, nous n'avons entretenu nos lectenrs
que d'Am-Madhi, et nous ne leur avons dit que
peu de chosesdeTemacian.ActuellementjTema-
cinn est le centre de direction de 1'ordre, depuis
que le successeur de Mohammed Sr'ir s'y retira
pour laisser a A'in-MadhiRyan etlesn'lsdu gran-
maitre decede : nous voudrions maintenant
faire connaitre a nos lecteurs Temacinn et ceux
qui 1'habitent, comme nous 1'avons fait pour
Am-Madhi. Voici la description que nous fait
Brosselard de la zaouia de Tamelhalt; car, ainsi
que nous 1'avons dit, le chef-lieu de 1'ordre n'est
pas a Temacinn mme, mais a la zaouia situee a
quelques kilometres sud de la ville.
Si-Maammar nous invite a visitor avec lui la
Kouba principale de Temacinn, ou repose le
corps de son pere, le venere fondateur de la
secte des Tidjani (1).
Nous entrons a sa suite dans le sanctuaire.
Respectueux observateurs des usages orien
taux, le colonel, qui nous precedait, s'etait
mis en clevoir d'6ter ses bottes, mais Si-Maam
mar le remercia de sa bonne volonte, et nous
dispensa de nous conformer a cette regie,
peu genante pour l'Arabe r qui vient a la Mos-
quee trainant aux pieds des sandales, mais assez
(1) Jl y a ici evidemment une erreur. Le pere de Si-Maamar et du
praud-maitre de cette eppque etait Mohammed-el-Aid, fils de Hadj-
Ali, le meme qui avait ete charge parle fondateur de 1'ordre de diri-
;j;er les affaires et de veiller a I'education des deux ills : Aloliammed-
el-Kebir, et Mohammed Sr'ir que nous avons vu defendre sa ville
contre 1'emir et accepter notre domination.
LE D I ABLE CHEZ LES MUSULMANS 341
de'sagreable pour qui se pre"sente chausse de
bottes fortes.
La grande Kouba de Temacinn est une cons-
truction d'une reelle elegance. La forme qua-
draugulaire, surmontee d'un d6me leger, a une
hauteur de septante-huit metres, elle n'a rien a
1'exterieur qui la distingue des autres Koubas
du voisinage, si ce n'est des proportions plus
vastes, mais a 1'interieur elle est d'une richesse
incomparable. Les verres de couleurs vives, dis-
poses au sommet de la coupole, eclairent d'un
jour myste"rieux le sepulcre du Marabout, qui se
dresse au centre du monument ; tout autour, les
murs disparaissent sous les ciselures et les ara-
besques, qui font ressembler la pierre a une
veritable dentelle multicolore ; aux parois, sont
suspendus des trophees de tout genre, etendards
des prophetes, ex-voto de toute provenance, ten-
tures merveiileuses que nous sommes surpris de
rencontrer la.
Notre visite terminee, Si-Maammar nous
reconduit dans sa demeure et nous iutroduit
dans lasalledu banquet. Gette salle, situee au
premier etage de la maison, est de dimensions
majestueuses et surmontee d'un tbit en forme de
dome. Le long du mur, a hauteur d'homme,
regne une corniche, ou sont conserves pieuse-
ment, depuis les temps les plus recules, les pre-
sents dont les voyageurs ont recompense 1'hos-
pitalite des -chefs de la zaouia. Parmi tous les
bibelots bizarres qui composent la collection de
Si-Maammar, on remarque une curieuse serie
de pendules, horloges et coucous de tous les
ages et de tous les model es, des vases de toutes
formes et de tous usages, objets de 1'admiration
342 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
et du respect de leur proprietaire. ( Voyage cle
la mission Flatter's, page 20-21.)
En suivant pas a pas leur histoire, nous avous
vules chefs Tidjanya se meler aussi auxaffaires
publiques et prendre part aux insurrections, soit
en notre faveur, soit centre nous. Nous n'avons
pas eu souvent a noas plaindre d'eux, et.si nous
nous contentions des fails, nous pourrions croire
que nous avons dans cet ordre un alli<5 fidele ;
cependant nous croyons que nous dovons les
redouter autant que n'importe quel ordre; le
lecteur lui-mme jugera quand nous lui en aurons
fait connaitre les doctrines et 1'esprit
Nous n'avons rien a aj outer, a ce que nous
avons dit sur 1'initiation, de particulier a cet
ordre. Quiconque veut.etre initie va trouver le
Moqaddem de 1'endroit qui 1'admet avec les
ceremonies decrites plus haut. Nous avons d6ja
dit que Tidjani etait plut6t un eclectique qu'un
veritable fondateur d'ordre tirant tout de lui-
m<me.
Leur diker est relativement court. Com me
dans 1'ordre des A'issaoua, il y a deux diker, Tun
petit et 1'autre grand ; ce dernier, que doivent
reciter les lettres, se compose ainsi qu'il suit :
100 fois, la formule : Dieu clement.
100 fois : Que Dieu me pardonne.
100 fois : II n'y a de divinite" que Allah.
100 fois : Dieu, repandstesnombreuses bene-
dictions sur notre Seigneur Mohammed qui a
ouvert ce qui etait ferme, qui a ferme la liste
des prophetes qui ont precede, et fait triompher
la verite par la verite" ; repands aussi tes bene-
dictions sur sa famille suivant son merite et la
mesure immense qui lui est due.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 343
12 fois : Dieu, repands tes graces et donne
le salut : a la source de misericorde divine, bril-
lante comm.e le diamant, certaine dans sa verite,
environnant le centre des intelligences et des
pensees; a la lumiere des existences qui a
forme 1'homme ; a celui qui possede la verite
divine ; a 1'eclair immense traversant les nuages
precurseurs de la pluie bienfaisante des miseri-
cordes divines et qui illumine le coaur de tous
ceux dont la science a la profondeur de la mer
et recherche 1'union de Dieu, a la lumiere bril-
lante remplissant ton Etre qui renferrne tous. les
lieux. Dieu, repands tes graces et accorde le
salut : a la source de la ve"rite qui penetre les
tabernacles des realites; a la source des connais-
sances ; au plus droit, au plus complet, au seul
veritable des sentiers. Dieu, repands tes graces
et accorde le salut: a la connaissancedela verite
par la ve"rite ; au tresor le plus sublime ; la lar-
gesse provient de toi et retourne a toi; au cercle
de la lumiere sans couleur ; que Dieu repande
ses graces sur lui et sur sa famiile, graces par
lesquelles, 6 Dieu, tu nous les feras connaitre.
Nous donnons la traduction de Rinn, page 442.
Le lecteur a compris que toute eette longue enu-
meration de litres se rapporte au prophete, a
Mohammed.
G'est la le grand diker : mais les illettres, au
lieude reciter cette longue priere, peuvent se
contenter de repeter douze fois le verset suivant
du Coran :
Dieu est unique et eternel, il n'a pas enfante
et n'a pas ete enfanto; ii n'a pas eu d'egal en quoi
que ce soit.
Trois fois par jour : au lever de 1'aurore, vers
344 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
trois ou quatre heures du soir,au moment appele
par les Arabes aceur et, enfin, an coucher du
soleil, 1'affilie doit reciter ces prieres. II nous
semble que vraiment, que par leur nombre et
leur longueur, elles sont bien mode'rees, compa-
rees a celles ordonnees parBen-A'issa- Ges prieres
donnent a peu pres la valeur de deux mille
lignes : en supposant trente lignes a la page, on
a un total de soixante asoixante-dixpages. G'est
cependant encore un peu plus long que le bre-
viaire. En le recitant, il faut prononcer distincte-
ment les paroles de maniere a s'entendre,
sans quetoutefois il soit necessaire deprononeer
a haute voix. G'est une nouvelle fatigue, nos
pretres ne sont pas, en effet, obliges de s'en-
tendre,bien qu'ils doivent prononcer tousles mots.
Dans une des. nombreuses apparitions dont
Tidjani fut favorise de la part du Prophete pen-
dant son sejour a Fez, il lui fiit ordonne une fois
de mettre par ecrit et ses revelations et les ex-
plications que,dans sa science, il faisait du .livre
du Prophete. Le titre Min Koul Nach, dont on a
fait Kounache, signifle le meilleur de tout ce
qu'on a pu prendre. Nach signifie en arabe pren-
dre, saisir. Ce fut, nous Favons dit, sur un ordre
du Prophete qu'il abandonna les voies qu'il avait
suivies j usque-la, et par cette Vision il vit conflr-
mer ce que lui avait dit le Moqaddem du Gaire.
Ge fut encore sur Tordre du Prophete qu'il .
ecriv 7 it ce livre. Nous insistons adessein sur cela
pour bien faire comprendre que reellement
Satan ou un de ses subalternes apparait quelque-
fois a ces hommes plus intelligents et plus ins-
truils que le commun des Musulmans, afin que,
par leur intermediaire, il puisse per'dre encore
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 345
plus facilement un plus grand nombre d'ames.
Ge livre est divise en six chapitres ou parties,
excepte la preface, consacree tout entiere a
1'etuUe du soufisme; il n'y est question tout le
temps que du grand Tidjani : on y vante son
caractere, ses vertas, sa science incomparable ;
enfln, dans un dernier chapitre, ses nombreux mi-
racles. Nous n'en citerons que quelques passages
relatifs a 1'ordre, en les abregeant le plus que
nous pourrons.
II f aut q ue le Cheikh perme tte de donner le diker ,
c'est-a-dire de donner 1'initiation. C'est la une
premiere particularity relative a cet ordre. Nous
avons vu, en effet, que, d'une maniere generate,
ce sontles Khouan qui choisissent et elisentleur
Moqaddem dont ils demandent la confirmation
au Cheikh qui ne refuse jamais. Chez les
Tidjanya, au contraire, ce sont les Cheikh qui
elisentet nomment les Moqaddem et les imposent
aux affilies.
A cette particularite, nous deyons en ajouter une
autre non moins caracteristique, qui est tout a
.faitl'oppose des Snoussya; onne peuttre que
Tidjani; on ne peut pas a la fois etre Tidjani et
Qadry; tout Moqaddem qui initierait a la prati-
que de 1'ouerd un Qadry qui auparavant n'aurait
pas renonce a la congregation dont il faisait
partie, serait aussitot destitue. C'est la Ja regie
a laquelle le f ondateur ne veut pas qu'on renonce ;
quelle en est la raison ? Personne ne le sait, pas
plus le fondateur qu'un autre, et a nptre avis c'est
une grande faute dans laquelle ne tombera pas
Snoussi.
Hoe volOj sic jubeo, sit pro rations voluntas.
Ge n'est pas, en effet, dit le fondateur, que notre
346 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
ordre soil plus saint qu'un autre, que notre diker
produise des effets meilleurs que le diker d'un
autre ordre ; non, tous les ordres, toutes les di-
verses congregations conduisent au salut, mais
c'est la le reglement quej'ai etabli, et je veux
qu'on s'yconforme. Mais, lui dirons-nous, si
celui qui embrasse une regie autre que la v6tre
peut se sauver, celui qui vous abandonne pour
entrer dans un autre ordre ie pourra-t-il? Oui,
nous repondra-t-il. Le Habib (1) qui abandonne
mon ordre n'a rien a craindre ni de son ancien
Cheikh, ni du Prophete, ni de Die a.
La vraie raison de cette regie qui fait de cet
ordre un ordre tout a fait a part, c'est la volonte
du Gheikh. Nous lerepetons, c'est une faute.
Snoussi, loin de precher un ordre excliisif,
comprendra mieux son but, en reunissant sous
une meme regie les affllies des divers ordres,
tout en leur permettant de rester dans leur ordre;
ainsi un Qadry pourra etre Snoussy sans quitter
1'ordre d'Abd-el-Kader-el-Djilani, tandis qu'on
ne peut pas en mme temps tre Snoussy et
Tidjani.
Quant au superieur general, nous avons vu
comment on procedait a son election, nous avocs
vu combien furent decus dans leurs esperances
Si Ahmed et Si-El-Bachir, quand ils virent un
descendant de Hadj-Ali occuper encore la grande
maitrise. Ge fat un bonheur pour 1'ordre,
et par ce fait nous pouvons juger deja com-
ment les Moqaddem savent preferer les inte-
r^ts de la congregation a ceux d'une famille :
11) Le mot Habib signifle mot a mot ami, compagnon : les
Tinjanya pi-eferent ce mot a celui dc Khouan, 51 derive de la raciue
sourde hebb, aimer.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 347
avant tout, Us veillent a sauvegarder coux de
1'ordre, et ils ecartent avec sola tout personnage
qui pourrait lui porter prejudice. Sid Ahmed
ne setint pas pour battu, et, s'installant a Am-
Madhi,ily dirigei plus ou moinsbien une partie
de la congregation. Nous citerons bientot une
lettre de lui ou il se fait passer pour grand-
maitre, ou tout au moins en usurpe les droits.. II
est certain qu'actuellement la division regne
dans 1'ordre, et si de droit il n'y a qu'un seul
Gheikh, de fait il y en a deux : Tun a Tamelhalt,
1'autre a Ain-Madhi.
Nous ne savonsaquinous pourrions comparer
Tautocrate grand-maitre des Tidjani. Noas
ne croyons pas qu'il y ait sur la terre un
homme aussi puissant que lui, exercant une
telle autorite sur ses confreres, excepte" le sou-
verain grand-maitre de la f ranc-maconnerie uni-
verselle, le grand-maitre des societes chinoises
ou celui des Snoussya. Nos lecteurs croiront-ils
ce que nous allons leur dire ? G'est cependant un
temoin oculaire, qui certes n'avait aucun interet
a nous tromper : c'est Brosselard, dans son recit
de la mission Flatters :
La secte des Tidjani est une des plus puis-
santes de ces vastes associations religieuses qui
se partagent la population arabe, veritables
francs-maconneries qu'un fanalis me aveuglepeut
a Foccasion rendre redoutables. Les Tidjani se
distinguentcomme les plus nombreux et les plus
envahissants de ces sectaires : les regies de
1'ordre inspirent a ses adoptes des sentiments
de superstition et un esprit d'abnegation qui les
amenent a se depouiller de tons leurs biens au
PROFIT DE LA GOMMUNAUTE represeiitee par ses
348 LE DIABLE CHE? LES MUSULMANS
Marabouts, et a faire au besom sans efforts et
sans regrets le sacrifice de leurvie. Aussicette
secte a-t-elle pousse dans toutle Sahara algerien
des ramifications nombreuses; recemment, dans
une des oasis les plus .reculees du Sud-Oranais,
j'ai ete moi-mme surpris de trouver toute-puis-
sante 1'influence des Tidjani. La, tout leur a ete
abandonne, tout leur appartient, 1'eau, le sol, les
maisons, les palmiers, les oiseaux eux-memes.
Je voulus un jour y tuer des pigeons, mais j'en
f us empgche par les habitants de 1'oasis, qui me
representerent que ces heureux volatiles, ap-
partenant aux Tidjani, etaient inviolables et
sacres, et' que, les tuer, c'etait attirer sur moi la
colere celeste. Ilfallut Men me rendre a ces
irrefutables considerations. (Page 25. )
Voila done jusqu'a quel point va s'exercer leur
toute-puissance : tout leur appartient, et les
pauvres Khouan ont du entre leurs mains ceder
tous leurs droits de propriete . Remarquons bien
que ceci est pour les Khouan habitant loin de
tout centre, loin de toute zaouia. Que sera-ce de
ceux qui habitent avec le grand-maitre. G'est
avec peine que nous nous resolvons a 1'ecrire,
mais nous le ferons pour demander si vraiment
nosindifferents a ces questions, qui noasaccusent
de voir le diable partout, diront que c'est la
1'oeuvre de Dieu. Eh bien, les femmes elles-
memes sont la propriete du graad-maitre ; c'est
lui qui doit les fournir aux affilie"s qui vivent a
cote de lui. Peut-on pousser plus loin 1'omnipo-
tence, on plut6t ne faudrait-il y voir qu'une imi-
tation de ce qui se passe dans les divertissements
entre freres et soeurs dans la franc-maconnerie?
o
Nous ne nous arreterons pas a faire connaitre
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMAtfS 340
leur doctrine contenue dans le Kounache ; nous
avons dit que Tidjani n'etait qu'un philosophe
eclectique, sa philosophie s'en ressent : le pan-
thelsme indien s'y trouve mele a la theorie
de 1'unite absolue de Dieu, principe du bien
et du mal, comme nous 1'avons expose plus
haul, ou plutCt, par une inconsequence que
nous ne pouvons comprendre, le mal n'existerait
pas au dire de Tidjani. Chaque atome des etres
est une emanation du Tres-Saint, lequel est abso-
lumentpur... Admettre une souillure dans un
atome, serait supposer 1'existence d'uneimpurete
dans les attributs divins, qui sont parfaits et purs
de toute imperfection ; ce serait detruire la divi-
nite qui compread tous les atomes. En effet, la
divinite* est ce degre de Dieu qui embrasse tous
les etres. Rien n'existe qui ne soit soumis a la
divinite et tenu de lui rendre hommage par
1'abaissement, I'humiliati0n, 1'adoration, la pro-
clamation de ses louanges, la prosternation. Si
1'atome etait souille, il ne lui serait pas permis
d'adorer Dieu, de se prosterner devant lui, de le
prier.L'atome est done pur, puisqu'il est entoure
par la divinite, qu'il est une emanation de son
nom tres saint. (Trad, de M. 1'interprete
Arnaud, cite par RINN, page 147.)
Ge passage est clair et precis, du moins cela
nous semble ainsi. G'est une doctrine mons-
trueuse, c'est le pantheisme le plus pur. Comment
sur un tel dogme batir un systeme de morale ?
puisqu'il n'y a pas de mal dans Fatome, toutes
nos actions sont bonnes, toutes sont dignes de
Dieu. Nous ferons remarquer que, dans cet ou-
vrage, Tidjani parle beaucoup des rapports de
la creature avec la divinite ; il n'a pas compris la
LE DIABLE CHEZ LES MUSULJJANS 10..
350 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
the"orie des idees en Dieu, et a applique a 1'etre
concretise les qualites qui lui conviennent seule-
ment dans 1'intelligence divine. Quelquefois, au
milieu de telles monstruosites, on rencontre des
passages vraiment beaux et touchants. Tel est le
recit de la mort de Karoun.
Karoun s'etait revolte centre Mo'ise, qui de-
manda a Dieu de le chatier : J'ai mis la terre
sous ta puissance, repondit Allah, fais-y ce que lu
voudras. Mo'ise, dans sa colere, ordonna- a la
terre d'engloutir le revolte. Assis sur son trone
d'or, Karoun sentit la terre s'ecrouler sous ses
pieds. Soixaute-dix fois le malheureux pria
Mo'ise deluipardonner, et sqixante-dix fois Mo'ise
ordonna a la terre de Fengloutir. Quand le mal-
heureux fut descendu dans le sein de la terre :
Comment, dit Allah, Karoun t'a appelS soixante-
dix fois a son aide, et tu n'as pas eu pitie de lui!
S'ilm'avait, moi, invoque une seule fois, je 1'eusse
secouru. Sais-tu, ajouta Dieu,pourquoi tu n'as pas
eu pitie de lui? Parce que tu ne 1'as pas cree, car
si tu 1'avais cree, tu aurais eu de la compassion
pour lui. Je le jure par ma puissance et ma
grandeur, jamais apres toi il ne m'arrivera de
confier a quelqu'un le commandement de la
terre.
Que peut-on reprocher a ces dernieres lignes ?
Elle est belle cette reponse de Dieu a Mo'ise. Et
ces paroles : tu n'as pas eu pitie de lui, parce que
tu ne 1'a pas cree ? Pourquoi faut-il que de telles
paroles se trouvent dans un tel fumier ?
Notre but n'est pas d'analyser les doctrines
philosophiques de ces fondateurs d'ordre ; nous
n'en parlons que pour faire connaitre davantage
1'ordre et faire sentir les ressemblances qu'il y
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 351
a entre ces doctrines et celles de la franc-ma-
connerie. II n'yapas, a notre avis du moins,
une difference sensible quant au fond : Ge Dieu,
unique cause du bien et du mal, cet Allah,
seule cause et du bien et du mal, sous 1'autocratie
duquel toutes les autres creatures ne sont-que
des automates irresponsables, pareils a un baton
avec lequel j'assomme mon voisin, ce Dieu
unique, souverainement bon et souverainement
mechant, differe-t-il beaucoup du Lucifer du Pal-
ladisme ?
Le coupable est celui qui est la cause du
mal; or, c'est Dieu qui fait par nous le mal; nous
ne faisons aucune action, nous sommes simple-
ment passifs, ou plut6t, selon Tidjani, la solution
est encore plus facile, il n'y a pas de mal ; pour-
quoi, parce que 1'atome est une partie de Dieu,
et que le mal ne pourrait pas etre en Dieu; de la
sorte, on peut commettre les plus grands crimes
sans remords, la theorie de Tidjani etant aussi
consolante que celle du Prophete et de Ben-A'issa,
le fondateur des A'issaoua.
Ge qui nous oceupe surtout, ce sont les doc-
trines politiques de cet ordre. Pouvons-nous
compter sur leur devouement et leur amitie, ou
devons-nous nous en defler comme d'un ennemi
irreconciliable ?
Les chefs, qui ont dirige" cet ordre depuis
sa fondation jusqu'au jour ou la France fit
flotter son drapeau sur la zaouia de Am-Madhi,
n'avaient jamais voulu reconnaltre aucune auto-
rite musulmane. Us avaient voue aux Turcs ane
haine mortelle. Dans une de ses nombreuses
visions, Tidjani posa au Prophete une question
au sujet du paiement de la zekkat : Est-ce que
352 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
la zekkat, que percoivent de force les e"mirs et
tyrans musulmans, affranchit les croyants de
cette obligation (I'aumone envers les pauvres) ?
Ai-je done, me repondit le Prophete, ordonne
aux Musulmans d'obeir a ces princes peu scru-
puleux?
Mais que dites-vous, lui repliquai-je, du
Musulman qui verse la zekkat entre les mains
des princes dont il n'a rien a redouter ?
Que la malediction de Dieu soit sur lui.
A nos yeux, ce passage a trop d'importance
pour que nous ne nous y arretions pas quelques
moments.
II y a deux parties bien distinctes, et la solu-
tion a deux questions. La premiere : Doil-on payer
la zekkat a un tyran, fut-il Musulman ? Et la
deuxieme : Doit-on la payer a un prince musul-
man fidele, et non tyran?
A la premiere question, le Prophete de Dieu
repond d'une maniere negative : il s'indigne
contre ces petits tyranneaux qui s'elevent des
quatre coins de 1'Islam pour pressurer les elus
de Dieu,ceux qui sont entres dans la voie droite,
et qui mettent les fldeles dans 1'impossibilite de
faire I'aum6ne en les accablant d'impSt. Ges pe-
tits roitelets, meconnaissant la loi de Dieu, pen-
sent d'abord a leur trdne et a leurs interets,
mais laissent les sectateurs du Prophete sous le
joug des Chretiens, et n'emploient leurs forces
qu'a torturer leurs sujets. Aussi, le cceur du
Prophete est emu de compassion, et il n'ose pas
faire un crime a ses fldeles croyants de se sou-
mettre. II le faut bien, sinon le sabre les
ferait agir.
Mais le Prophete ne peut retenir son indigna-
LE DIABLE CHEZ tES MUSULMANS 353
tion centre les Masulmans qui patent la zekkat
aussi facilement, sans y etre forces par la crainte
que leur inspire leur souverain : Qu'il soit mau-
dit, dit-il, celui qui se soumet a cette obligation
et qui ne fait pas I'aumone, et cette malediction
de Dieu est la plus terrible des menaces que
puisse faire le Prophete .
Tout Musulman n'est done pas oblige de payer
la zekkat. De plus, il importe de remarquer les
mots dont s'est servi le Prophete : il n'a pas dit :
Ai-je done ordonne de payer ce tribut; mais ai-je
done ordonne d'obeir : le sens de la reponse est
beaucoup plus large : on ne doit jamais obeir a un
tyran, quelque chose qu'il nous commande : la
revolte est non seulement permise dans ce cas,
mais elle est obligatoire pour tout bon Musulman.
Une pareille theorie n'est point faite pour la se-
curite des Etats, et cependant nous ne croyons
pas avoir depasse les limites : n'est-ce pas la le
sens de cette reponse du Prophete ?
Evidemment au moment ou cette revelation
etait faite a Tidjani, et elle f ut faite pour 1'occa-
sion, elle etait dirigee centre le gouvernement
des Turcs, qui rangonnaient les pauvres popula-
tions berberes. Tidjani leur voua une haine
mortelle, comme Abd-el-Rahman, le fondateur
des Rahmanya. Le Turc et 1'Arabe sont deux
races ennemies, et il suffit de connaitre 1'histoire
de la domination turque en Alge"rie pour voir a
quelles injustices, a queiles cruaut^s les tyrans
d'Alger se sont Jivres vis-a-vis des populations
berberes ou arabes. De nos jours encore, le mot
Turc est une injure dans la bouche de 1'Arabe .
Gelui-ci, sans secours et sans protecteur, souf-
frait sans se plaindre les vexations de 1'ennemi
LE DIABLE CHEZ LES MUSULHANS 10. ..
354 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
de sa race.il payait non pas volontairement.mais
force par les fusils et les canons turcs, tous les
impots qui lui etaient exiges. Mais aussi, de
temps en temps, un homme superieur sortait de
cette race meprisee que le vainqueur foulait aux
pieds.Entoure de 1'aureole dela sainted et de la
science, operant a la vue de ses coreligionnaires
des prodiges etonnants, il faisait renaitre 1'espe-
rance dans leur coeur. Sortant de sa retraite et
de sa solitude, ou il avait passe de longs jours
dans le jeune et les veilles, il venait au nom de
Dieu et du Prophete relever les faibles, consoler
les malheureux, et raviver dans les coeurs do
ses compatriotes ces sentiments que nous gar-
dons toujours au fond de notre coeur, de voir
notre pays se relever du joug qui 1'accable. Ben-
A'issa predit qu'un jour les Turcs seraient chas-
ses par les Chretiens, et qu'apres eux les Arabes
seraient maitres chez eux. Abd-el-Kader exploita
habilement ce desir que ressentaient ses compa-
triotes de posseder eux-memes cette terre que
leurs ancetres avaient conquise de leur sang.
Aussi, tous ces hommes extraordinaires, qui ont
paru pour consoler le peuple arabe vaincu, ont
ete en butte aux vexations du pouvoir du jour.
Tidjani vit les Turcs am ener contre sa ville leurs
janissaires ; il les vainquit : le bey de Tittery
essaya encore : vains efforts. Ah! c'est que.
Tidjani avait touche la fibre du coeur de 1' Arabe;
il avait gagne a sa cause de nombreux
partisans.
11 est certain, en effet, que ce fut autant par la
haine qu'il portait aux Turcs que par ses talents
et sa reputation que son ordre se repandit
avec une telle rapidite qu'il vit lui-meme ses
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 355
missionnaires penelrer jusque dans le Senegal
et le Soudan. II ne prechait pas cependant ouver-
tement la rebellion,-et, ainsi que nous 1'avons
dit, il avait rejete le principe de Chadeli : obeis
a ton Cheikh avant d'obeir au souverain tempo-
rel. Aussi f ut-il accueilli avec empressement par le
sultan de Fez,Mouley-Sliman, quand il dut aban-
donner sa patrie pour fuir devant les Tedjedjena.
Get empereur, en effet, voulait reparer les
maux causes par les guerres civiles qui avaient
fondu sur son empire ; il compta sur ce nouvel
element et se 1'attacha, comme il avait fait des
Taibya.
Gependant il ne nous semble pas que Tidjani
ait eu plus de respect qu'un autre fondateur
d'ordre pour Tautorite legitime. Le fait que nous
venons de citer en est la preuve, et les actes en
font foi : Pourquoi n'a-t-il pas obe"i au gouverne-
ment legitirae de la Sublime - Porte, exerce
depuis pres de deux siecles en Algerie quand il
jeta les fondements de son ordre. G'est que
Tidjani est Arabe, et que le gouvernement est
turc : la vision qu'il a eue est une de ces visions
qui viennent juste a point pour satisfaire la
conscience et la decharger des derniers seru-
pules qu'elle pourrait avoir. 11 en a ete de cet
homme comme de tous les grands maitres de
n'importe quel ordre musulman : ils ont agi di-
versement selon les circonstances. Ges memes
Tidjanya, qui avaient ete si insolents envers les
Turcs et si arrogants, se sont faits humbles et
petits envers nous qui avions a notre disposition
des fusils et des canons. Quand Mohammed Sr'ir
repondait si insolemment a I'emir, c'est qu'il se
croyait invincible derriere ses murailles qui
356 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
avaieut arrele* les beys d'Alger, d'Oran et de
Tittery; peul-tre croyait-il pouvoir, apres avoir
vaincu 1'emir, se mettre liii-meme a la tete de ses
Khouan et preacher le Djihad.
Ge qui caracterise les g rands -maitres des
Tidjanya c'est la ruse, la politique, et la clair-
voyance : jamais nous n'avons eii a combattre
Fordre entier, parce que Mohammed Sr'ir avait
vu que 1'emir serait vaincu dans sa lutte centre
nous. II savait bien que les Arabes n'e latent pas
prets pour engager avec nous un duel a mort,
et reconstituer le royaume arabe. II transmit
cette politique a ses successeurs. Mais ne
croyons jamais que cette conduite lui ait ete dictee
par son amour pour la France, nous serions dans
une erreur tres grave.
Quand le derqaoui El-Hadj-Moussa voulut sou-
lever la population de Laghouat et 1'appeler
a la guerre, le Moqaddem des Tidjanya, Amedh- .
ben-Salem, auquel il avait demande son appui
aupres de ses Khouan, lui repondit ces mots :
Nous sommes Tidjanya : mon pere m'a appe!6
de ce nom, et j'ai avale des ma naissance les
dattes machees par Tidjani comme faisait le pro-
phete Mohammed (que Dieu repande sur lui ses
benedictions) aux enfants de Medine. Puisque tu
preaches la guerre sainte, je veux te trailer aveu
bienveillance, et je n'empecherai aucun de ceux
qui suivent la voie de Tidjani, de te suivre dans
la guerre contre les Infldeles. Gette reponse
deconcerta le derqaoui ; il croyait obtenir un se-
cours efficace, et voila que le chef lui re"pondait
poliment par un refus. II recruta cependant
quelques Tidjanya, et s'avanca vers le Tell.
Gette reponse du Moqaddem de Laghouat
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 357
nous semble resumer parfaitement 1'esprit de
cet ordre, c'est comme s'il lui avait dit : Dans
cette entreprise, tu auras bien probablement le
dessous, je ne puis m'engager avec toi dans
cette aventure,les interns de mon ordre me 1'or-
donnent.Gependant, je ne puis t'empecher de re-
cruter des individus pour faire la guerre sainte.
Combats les infideles, et que Dieu te soit en aide;
compte sur nous si tu es vainqueur. Avec une
telle reponss, quelle securite peut-on avoir vis-
a-vis de cet ordre . II ne veut pas engager la
guerre sainte et lever I'etendard contre nous.
Le danger est, a notre avis, dans une telle
conduite ; ils semblent avoir pour but de nous
bercer de leurs intentions pacifiques et de nous
faire croire que nous trouverons en eux, sinon
des allies, au moins des indifferents qui accepte-
ront notre autorite parce que Dieu a voulu que
nous nous implantions en Algerie. Groit-on, en
effet, que ce soit par amour pour nous, que Si-
Mohammed-Sr'ir obtint la celebre fetoua dont
nous avons parle? Nullement, deux motifs le di-
rigerent : sa haine contre 1'emir, et le desir de se
venger, et enfin sa politique, cette politique astu-
cieuse qui fait sacrifier les principes aux circons-
tances. Comment, en efiet, expliquer qu'un grand-
maitre de cet ordre dont le fondateur avait
tant parle contre la dime percue par un gouver-
nement musulman, avait meme fait intervenir
dans cette affaire le prophete Mohammed,
consente a recevoir dans ses murs des Francais,
et a payer un tribut ? Nous ne pouvons 1'expli-
quer autrement que par cette politique cauteleuse
qui varie, selon les circonstances, ses moyens
d'attaque et de defense
358 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Supposons pour un moment que, au lieu de
Mohammed-el- Aid, le grand-maitre de 1'ordre
eiit ete en 1S6>9 soit Ryan, soit Si- Ahmed : sup-
posons que son autorite se fut etendue non seu~
lement sur les affilies d'A'in-Madhi et des envi"
rons, mais sur 1'ordre tout entier, et qu'au lieu
des cinq cents fusils fournis par les Tidjanya aux
Gheikkya nous eussions eu a combattre toute
la multitude des affiiies ; qu'auraient pu faire
ces quelques braves que commandait de
Sonis: Demain, lui disaient les goum restes fide-
les, comme pour 1'encourager et lui montrer tout
leur attachement, demairi nous inourrons a c6te"
de toi . Et cependant de Sonis n'avait a
combattre que les Gheikkya. Auxyeux done des
Arabes eux-memes, la defaite etait certaine, et
notre limite reculait, du coup, de plus de 80 lieues,
jusqu'a Djelfa ou bien Boghar.
Ce qu'il y a aussi de certain, c'est que c'est
1'un des ordres que nous avons eu le moins a
combattre et qui nous a fait le moins de mal. A
nos yeux, cet ordre est plutot commercant : au
lieu de vouloir diriger depuis 1830 1'opinion mu-
sulmane contre nous, comme il 1'avait fait centre
les Turcs, il s'est tourne vers les speculations
lucratives et le riegoce. De nombreuses cara-
vanes,partantd'Am-MadhietdeTemacinn,sediri-
geaient vers le Soudan, et en retourdes bienfaits
qu'apportaient aux Soudanais les missionnaires
de 1'ordre, ceux-ci rapportaient dans le sud de
1'Algerie de nombreuses richesses. Nous ne
croyons pas qu'il y ait une seule loge dans le
monde entier qui rapporte autant que la zaouia
de Temacinn. D'apres nos derniers renseigne-
ments, elle rapporterait a son proprietaire une
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 359
valeur de plus de 450.000 francs (quatre cent
cinquante mille) par an. On vpit que le budget
dont dispose la franc-magonnerie, 40.000.000 de
francs par an environ, est, a notre avis, depasse
par le budget des societes secretes musulmanes.
Gette altitude vis-a-vis de nous, ce trafic au-
quel se sont livres les chefs pour s'enrichir ont
deprecie cet ordre, et il est bien tombe de son
ancienne prosperite. La cause de sa decadence
montre bien 1'etat d' esprit dans lequel se trou-
vent les Musulmans algeriens. Aussi longtemps
que les Tidjanya ont combattu les pouvoirs
publics, aussi longtemps leur ordre a ete pros-
pere ; mais. du jour ou ils n'ont pas voulu user
de leur influence et de leurs forces pour combat-
tre I'lnfidele, les Musulmans ont peu a peu de-
serte leur ordre et se sont fait affllier aux
Snoussya. 11 est, en effet, digne de remarque que
tous les voyageurs qui, depuis Duveyrier, ont
voulu penetrer dans le Sahara eu se recomman-
dant de 1'autorite du marabout de Temacinn et
d'Am-Madhi, ont presque tous echoue, et n'ont
pu parvenir au but de leur voyage, quand ils ont
pu en revenir en vie.
Pendant longtemps, en effet, les Tidjanya ont
ete tout-puissants dans le Sahara. Les Touaregs,
les maitres du desert, ceux qui ont massacre la
colonne Flatters et nos missionnaires, etaient en
grande partie, au dire de Largeau, affilies a cette
secte. Un de leurs chefs, El-Hadj-Othmann, a
fonde au pied du plateau de Tassili, une petite
zaouia qu'il a nommee Temacininn ou Temassa-
ninn, c'est-a-dire Petite Temacinn . De nos
jours encore, cet ordre compte de nombreux
adherents surtout chez les Sa'id-Atba et les
360 LE DIABLE CHEZ LES MUSU1MANS
Chaamba-Oulad-Smai'k ; les premiers frequentent
dans leur parcours A'in-Madhi, les seconds s'affl-
lient a Temacinn et a El-Alia. Nous ne voulons
pas dire, certes, que leur influence en ce moment
est nulle dans le Sahara, et que les Snoussya les
ont supplante's partout : mais elle est bien dechue
et le grand-maitre actuel est loin de jouir de la
grande influence de Mohammed Sr'ir. Quand le
colonel Borgnis-Desbordes voulut se rendre a
Segou et au Fouta, il se fit octroyer par
M. Tirman, alors gouverneur general, une leltre
de recommandation dont nous extrairons quel-
ques lignes capables d'interesser et d'instruire
nos lecteurs. Yoici d'abord celle du grand-
maitre de Temacinn :
Louange au Dieu unique ! Que Dieu repande
ses graces sur hotre Seigneur et notre maitre
Mohammed ; sur sa famille et sur ses compa-
gnons, et qu'il leur accorde le salut I
Cachets (1) de Mohammed-es-Sr'ir-ben-el-
Hadj-Ali-et-Tidjani et de Maammar-ben-el-Hadj-
Ali-et-Tidjani.
Louange a Dieu I que sa majeste soil cele-
bree, que ses noms et ses attributs soient
sanctifies.
Gette lettre est adressee a nos genereux amis;
a leurs Illustres Seigneuries, le tres considerable
et 1'excellent Sultan du Fouta et ceux qui Ten-
(1) II ne faudrait pas croire que la place du cachet dans nne
lettre soil de peu d'importance anx yeux des Arabes : mettre son
cachet en tete de la lettre, c'est- dire que notre correspondant
nous est iaferienr : au contraire, le placer au bas de la lettre,
c'est dire qu'on est inferieur a. son correspondant ; enfln, le pla-
cer au verso de la feuille, c'est la marque du plus profond respect
et d'une inalterable amitie. Aussi, quand le grand-maitre de
1'ordre ecrit a sesMoqaddem ou a ses affllies, fussent-ils souverains
comme c'est ici le cas, il met le cachet en tete de la lettre.
LE D1ABLE CHEZ LES MUSULMANS 361
tourent. (II demande des nouvelles de sa sante.)
Nous vous inf ormons, et c'est la un avis sincere,
que la personne qui vous rernettra cette iettre,
1'illustre et tres eleve lieutenant colonel Borgnis
Desbordes, se rend dans vos parages pousse par
le desir de connaitre vos contre"es et de s'occuper
de ce qui a trait aux choses de votre royaume.
Peut-etre vous servira-t-il d'intermediaire, dans
1'avenir, pour creer des relations commerciales
au sujet d'articles importants que vous ne
connaissiez pas auparavant, d'objets precieux,
vStements et autres marchandises que vous
obtiendrez a bas prix, contrairement a ce qui a
lieu maintenant dans vos transactions avec ceux
qui vous frequentent et commercent avec vous.
Nous ne vous e"crivons qu'apres avoir attentive-,
ment etudie tout ce qui IB concerae, et nous tre
enquis du but qu'il poursuit. Nous avons la certi-
tude que celui qui le protegera lui indiquera la
voie a suivre et s'emploiera a lui faciliter sa
tache, sera recompense dans ce monde et dans
Tautre, aura droit a la reconnaissance des
hommes eclaires et se cre"era aupres d'eux des
litres de gloire.
Vous n'ignorez pas, illustres seigneurs, que les
affaires commerciales sont desirees et recher-
chees, que les lois divines et -liumaines les
permettent entre tons les peuples, aussi bien
dans les regions orientates de la terre que dans
1'Occident et entre les sectateurs de toutes les
doctrines.
Vous ne vous laisserez pas abuser par ces
de"tracteurs aveugles, ces perturbateurs supposes
du d^mon, qui emploient la calomnie, cette arme
que re"prouvent toutes les religions, et viendront
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS )i
362 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
vous dire : cesgens veuientceci,desirent cela,oii
vous tiendronl des propos auxquels ne sauraient
aj outer foi que des faibles d'esprit ou des creatu-
res de"nuees d'intelligence.
Les personnages qui se rendent aupres
de vous y vont sur 1'ordre des principaux de leur
pays et entreprennent leur voyage pour obeir a
leurs chefs.
Vous savez que leur peuple est Tun des plus
grands qui aient exists au cours des siecles et
Tune des plus considerables puissances connues ;
que toutes les fois qu'ils ont entrepris quelque
chose ils 1'ont fait ostensiblement et de inaniere
que chacun en put eHre temoin, agissant avec
courage, disposant de grandes richesses et d'une
arm^e puissante et redoutable. Vous nous
comprenez, et des personnes de votre sagacite
penetrent le sens de nos paroles. Si les choses
se passent comme nous Tesperons, vous n'en
retirerez que repos et tranquillite.
Nous n'avons eu en vue en vous ^crivant que
de vous donner de bons conseils et de vous rendre
la situation plus facile : d'ouvrir des debouches
a votre commerce, et de vous mettre a m^me de
war- procurer -aos choses pr-.oci.ousos qoe vous
n'auriez jatnais vues et dont vous etes encore a
ignorer 1'existence Ge 27 Moharem 1300
(8de"cembre 1882).
Deux fois, dans cette lettre, le grand-maitre
revient sur la question du commerce : nous les
avons souligneesadessein. Loin de nous la pensee
de pretendre que cet ordre estuniquement fonde
pour ce but, et il n'a rien de comparable, soit a
la Compagnie des Indes, soit a la Compagnie
que viennent de fonder, il y a quelques annees,
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 363
les Anglais dans le Bas-Niger. Les chefs d'ordre
voudraient accaparer le commerce du Sahara,
et ils entassent, dans leur zaouia de Temacinn,
tresors sur tresors. A quoi servira, un jour, cet
argent ? Ge ne sera pas, nous pouvons en dtre
coavaincus, pour la bonne cause ; et, peut-etre,
sera-ce avec cet or que les Khouan nous
combattront.
II sera curieux de comparer la lettre que
donna a ce mme colonel, et dans le mme but,
Sid-Ahmed. Nous la trouvons encore dans Rinn
et nous en donnerons quelques lignes qui nous
feront bien voir le personnage :
Louange au Dieu unique ! que Dieu repande
ses graces sur notre seigneur Mohammed et sur
Sa famille ! (lei cachet de Sid-Ahmed : le serviteur de Dieu,
Ahmed, flls de notre Maltre, Mohammed-el-Tidjani.) O tOl qui
connais les secrets, souverain dispensateur des
biens, de qui viennent tous les dons, pardonne-
nous nos peches. De la part de notre seigneur,
de notre interme"diaire aupres de Dieu, Sid-
Ahmed-ben- Mohammed-el-Tidjani, cheikh de la
confrerie des Tidjanya, sanctuaire de la science,
protecteur supreme, soutien des hommes de foi,
guide de ceux qui savent.-
A tous nos amis, a ceux qui font partie de
nous-m@mes ou qui se rattachent a notre per-
sonne, soit a nos amis qui habitent le territoire
du Fouta, le salut !
.....Je parle a tous ceux qui, grands ou petits,
saos excepter personne, appartiennent a la
Gonfre*rie des Tidjanya. . .
Si vous voulez bien vous informer de ce qui nous
concerne, nous vous dirons que sous le gouver-
nement francais nous jouissons de toutesles
364 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
felicites d'une paix entiere et durable. Nous
en rendons graces a Dieu.
Nous n'avons a vous entretenir que de bien.
L'un des principaux personnages de la France
se rend avec sa suite dans votre pays. Son inten-
tion est seulement de parcourir votre contree
dans le but de nouer des relations commerciales
avec vous .
Je desire que vous facilitiez 1'accomplisse-
ment de ses de"sirs, que vous ne 1'entraviez en
rien, que vous I'accompagniez en quelque lieu de
votre pays qu'il dirige ses pas, et, enfin, que
vous lui pretiez votre concours en toute circons-
tance, sans jamais chercher a lui nuire en quoi
quecesoit.
Veuillez ecouter nos paroles et vous confor-
mer a nos recommandations.
En effet, le gouvernement francais nous a
fait beaucoup de bien, et cela doit suffire pour
que vous dirigiez votre conduite dans le sens
que nous indiquons.
II est curieux de voir cet nomine, que le gou-
vernement a par deux fois? eloigne de sa patrie,
vanter les bienfaits de ce gouvernement envers
lui et son ordre. Deux fois, en effet, le gouver-
nement lui avait fourni gratis le loger et le con-
vert. II avait au moms de la reconnaissance,
pour un Arabe. A nos yeux, cette lettre a une
grande importance. Ahmed veut arriver a la"
grando maitrise ; supplante une fois, il voudrait,
pour arriver a cette haute fonction, gagner les
bonnes graces du gouvernement.
Gependant,de nos j ours, 1'ordre est loin d'a voir
garde son importance ; il a ete supplante" presque
dans tout le Sahara par les Snoussya : nous n'ea
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 365
voulons pour preuve que les deiix tehees qu'a
subis le colonel Flatters. La premiere fois qu'il
s'etait aventure* dans le desert, le colonel avait
emmene avec lui un Moqaddem des Tidjanya.
Si nous en croyons Brosselard, qui faisait parlie
de cette expedition quand le colonel donna
1'ordre du retour, il agit avec la plus grande pru-
dence. Vingt-quatre heures encore et la colonne
subissait le desastre que lui infligerent la seconde
fois les Touareg. Tout le long de leur route, ils
avaient ete" Fob jet d'une etroite surveillance.
-La veille, dit Brosselard (page 127), nous
avions trouve", dans le voisinage du camp, deux
meharis completement harnaches, qui paissaient
en liberte, sans entraves et sans gardiens. Gette
circonstance, assez singuliere, ne pouvait que
nous confirmer dans une pensee que nous avions
cone ae et que la connaissance du caractere
arabe rendait tres admissible : que, sans nous en
apercevoir, sans en avoir la preuve, sans qu'au-
cune trace vint eveiller notre attention et justi-
fier nos soupcons, nous devions etre, de la part
des Touareg, 1'objet d'une surveillance etroite
et perpetaelle : nous nous sentions epies et
suivis sans qu'aucune circonstance eut encore
trahi le secret de 1'espionnage dont nous etions
1'objet.
Pour comprendre toutes les difficultes que le
colonel dut vaincre, il faut lire le recit de ses
deux expeditions dont la seconde fut suivie d'un
des plus epouvan tables drames que nous
connaissions et qui, dans noire siecle, nepeut tre
compare qu'au naufrage du bane d'Arguin. Les
chefs des Touareg ne re*pondaient pas aux
lettres que le colonel envoyait : Hadj-Ikhenou-
366 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS '
khen, seul veritable chef des Azdjer, semblait ne
pas exister et f aisait attendre le colonel :
Pourquoi ne repondail-il pas ? D'ou venait son
hesitation? Quelle etait la cause de ses retards?
Hadj-Ikhenoukhen bbeissail e"videmment a
d'autres preoccupations que les chefs inferieurs
auxquels jusqu'alors nous avions eu affaire.
(BROSSELARD, page 164.)
A notre avis, la vraie cause du retard etait
que Hadj-Ikhenoukhen n'avait pas encore recu
des ordres des chefs des socle" tes secretes,
probablement de Djegboub. La rapidite vrai-
ment etomiante, comme le fait remarquer
Brosselard, avec laquelle le colonel avail dirige"
son expedition et avait franchi la distance de
Touggourt au lac Menghough, les avait surpris
et ne leur avait pas permis de prendre un parti.
Les Charrbaa eux-mmes, dont beaucoup sont
inities aux Tidjanya, commencaient a dire
tres haul que tout etait perdu et que nous
allions devenir la proie des Touareg, et, dans
1'attente d'une catastrophe, cherchaient deja, en
politiques habiles mais peu scrupuleux, a faire
alliance avec nos futurs vainqueurs. Je ne puis
affirmer qu'ils en etaient arrives a trailer de leur
trahisoD, et a marchander le prix de leur defec-
tion, mais il est certain qu'ils prenaient leurs
precautions pour tre appeles au partage de nos
depouilles . (Id., page 168.)
Et que f aisait, pendant ce temps, Abd-el-Kader-
ben-Mrad, Moqaddem des Tidjanya, qui avail
accompagne 1'expedition? De quelle utilite lui
f ut-il ? L'accueil que nous avions recu du chef
des Tidjani, 1'appui qu'il nous offrait, les marques
de consideration et de sympathie dont,il nous
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 367
avail entoure, parurent a tous le presage d'un
heureux voyage.
C'estqu'eneffetFassistancedeSi-Moammar(l)
n'etait point adedaigner. Da fond de la zaouia, les
Marabouts de Temacinn exercent, grace au ca-
ractere sacre"dont ils sont revetus, une influence
immense, propage"e et consolide'e chaque jour
par les emissaires qui parcourent le Sahara et
le Soudan, et qui ont su, du moins c'etait 1'opinion
du colonel Flatters, affilier a la sectedes Tidjani
jusqu'aux peuplades riveraines du Niger.
(Pages 23-24.)
II nous semble que ceux qui ont voulu explorer
le Sahara n'ont pas compte assez avec les
societes secretes. Largeau, Soleillet, Flatters,
etc., n'ont demande que 1'appui du Marabout de
Tamelhalt ou d'A'in-Madhi, alors que Duveyrier
lui-m&ne, des 1860, constatait la profonde
decheance de cet ordre, au profit des Snoussya.
Le colonel Flatters devait en f aire une terrible
experience. Nous ne voulons pas ici raconter
tout au long la deuxieme expedition suivie du
massacre de Flatters et de quelques-uns de ses
compagnons. Nous ne voulons pas apprecier sa
conduite, ni 1'accuser soil d'imprevoyanco, soit
d'une trop grande confiance, quand il aban-
donna sa colonne et se dirigea seul avec
qu'il avail laisse a son frere Si-Moammar la direction de la prin-
cipale zaouia de 1'ordre. Nous rerrons les deux fils du grand
Snoussi agirde meme. Dans 1'Eglise catholique, nous ne trouvons
qu'un fait qui puisse faire comprentlre cetle situation a nos lec-
teurs ; Leon XIII. Pape de tons les catholiqhes, a cepndant, pour
gouverner 1'Eglise de Home, le cardinal Farocchi ; il en est de
mime dans le cas present.
368 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
trois ou quatre compagnons, vers le puits, mal-
gre les supplications de ses guides lui assurant
qu'il etait trahi. Go fut son guide principal,
Sr'ir-ben Cheikh, qui le fit tomber dans cet odieux
guet apens. G'est ce me'me Sr'ir qui avait 616
charge de porter les lettres du colonel au Hadj-
Ikharkharen, dans la premiere expedition. Heu-
reux ceux qui succomberent aux environs du
puits ! Us ne connurent rien des horreurs du
retour. Toule la responsabiiite incombait au
lieutenant de Dianous. Apres des fatigues
inou'ies, sentant combien sa responsabilite etait
grande. souffrant de la faim et de la soif, il per-
dit la raison, et on fut oblige de le de*sarmer .
Ce fut lui qui envoya en parlementaire Abd-el-
Kader-ben-Amida, Moqaddem des Tidjanya ;
les Touareg, qui en grand nombre avaient recu le
diker des Tidjanya, eussent du respecter ce
malheureux qui etait leur chef spirituel : ils le
massacrerent traitreusement, car 1'influence des
Tidjanya etait presque nulle chez eux et avait
ete remplacee par celle des Snoussya : en vain
le malheureux se recommanda de la protection
du saint d'Ain-Madhi : ce fut une raison de plus
pour les sbires de Djegboub.
Nous est-il permis maintenant de nous deman-
der quelle fut la cause d'un si epouvantable d6-
sastre. Quelques-uns ont pense" que le massacre
6tait decide avant meme le depart de la colonne
d'Ouargla : cependant ii semble, aujourd'hui,
certain que le plan fut preme'dite chez les
Hoggarjustement par ceuxmmes chezlesquels
le colonel voulait passer pour aller au Soudan,
ne voulant pas cette fois s'exposer a un ref us de
la part des Azdjer : ce serait le chef ds Hoggar
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 369
lui-m&ne qui aurait concu le plan, et ce qu'il y a
de plus barbare dans tout cela c'estde voir ce
mme chef repondre favorablement a la lettre
envoyee par le colonel, et lui offrant le libre
passage sur son pays. Quel avail e*t6 le mobile
de ce crime I etait-ce la cupidite ? 11 parait
presque certain aujourd'hui que ce complot
n'avait pas eu pour mobile la cupidite ; mais que
le fanatisme religieux (et nous ajoutons 1'intole-
rance des societes musulmanes) et la crainte
assez fondee, il faut bien le reconnaitre, que les
projets dont 1'envoi de la mission etait 1'indice
ne dussent s'accomplir aux depens de leur inde-
pendance, avaient determine les Touareg a atti-
rer dans un piege le colonel Flatters et ses
compagnons et a les exterminer. (BROSSELARD,
pages 217-218.)
Gertes, cette catastrophe servira a 1'instruc-
tion des futursexplorateurs; mais nous, nous en
tirerons cette conclusion; c'est que 1'influence
des Tidjanya a bien decru et doit tre a peu pres
nulle, puisque cette expedition qui allait sous son.
patronage n'a pas pu arriver a ses fins, puisque
surtout un Moqaddemdecetordre est mis a mort
par les Touareg, malgr6 son caractere sacre.
Elle a bien grandi, au contraire, 1'influence des
Snoussya !
Quei secours pourrait nous fournir un ordre
qui ne peut mmo pas defendre ses affilie*s du
poignard.des Snoussya? Nous regrettons ici en-
core de devoir nous separer de Riun et de le
combattre. II y avail la, pour nous, si nous
1'eussions voulu, le noyau d'une verilable eglise
musulmane, alg^rienne, dont les membres eus-
sent ete, pour notre gouvernement, des auxi-
- LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 11.
370 LE DIABLE CHE? LES MUSULMANS
liaires aussi devoues et aussi stirs quo le sont les
Taibya pour le gouvernement marocain. Pour
arriver a ce resultat, nous n'aurions eu qu'a
faire au chef de 1'ordre une situation ostensible-
ment superieure a celle de nos plus grands
Khalifas et Bach-Agha. Aux yeux de nos sujets
indigenes, comme aux yeux du monde musul-
man, cela eut e"te parfait, et nous aurions pu
tirer parti du concours et de 1'influence du chef
d'un grand ordre religieux. Ainsi mis en relief,
ce persoanage, officiellement reconnu par nous
comme le veritable chef de la religion musul-
mane en Alg&ie, comme hotre Gheikh El-
Islam , aurait pu tre oppose" avec succes aux
Gheikh El-Islam de Stamboul, de La Mecque et
des autres pays musulmans.
Au lieu de cela, domines par les prejuges de
notre pass6 catholique, ou emportes par les into-
terances maladroites (sic), de soi-disant libres-
penseurs, nous nous sommes, le plus souvent,
bornes a une bienveillance banaie. qui n'a eu
d'autre effet que de deconsiderer les Tidjanya
vis-a-vis des fanatiques. Et, pendant ce temps,
grandissaient dans 1'ombre les ordres rivaux qui
puisent leurs aspirations chez les etrangers,
comme les Saoussya, Taibya, Kheloualya,
Madanya et autres, sur lesquels notre action ne
saurait^tre efficace. (Page 450.) ^
Nous doutons que ce soit M. Rinn qui ait ecrit
ces quelques ligaes, ou les sophismes et les
contradictions abondent. Qu'il etait plus heureux .
et mieux inspire le jour ou il ecrivait qu'une
telle protection n'est pas possible et n'est pas
digue de la France, et cela dans le mSme ouvrage,
.page 518. Et pour montrer la contradiction ouil
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 371
iombe, prenons, a la page 449, le paragraphe ou
il parle du de" veloppement de cet ordre :
Gette attitude des Tidjanya vis-a-vis .des
e"mirs et tyrans musuimans turcs ou arabes,
(Rinn venait de citer la vision de Tidjani ou
Mohammed condamne le paiement de la zekkat,
ne contribua pas peu alors a grandir leur popu-
laritS dans le nord de 1'Afrique, et a leur attirer
de nombreux adherents. Mais, par contre, leur
ligne de conduite, toujours si reservee et si cor-
recte vis-a-vis de i'autorit^ francaise. semble
o *
avoir porte un coup fatal a leur influence et a
arrSte net le d^veloppement de cet ordre.
(Page 449.)
Est-ce la m^rne main qui lenaitla meme plume
pour commencer aussitSt le paragraphe dont
nous avons donn6 quelques extraits? Comment?
le gouvernement frangais ne les a pas favorise*s,
seuls ils ont garde envers nous une attitude
correcte et ont mme consent! a nous payer tribut
sans aucune opposition, et ils ont perdu leur
influence qu'ils auraient conservee et mme
accrue si nous les avions protege's ? Les Musul-
mans auraient respecte ce Gheikh El-Islam qui
aurait regu de 1'argent de llnfidele ! N'avons-
nous pas dit deja que les Musulmans ne peuvent
pas admettre qu'un Marabout receive de 1'ar-
gent pour ses fonctions sacre"es '. Aliens done
Le jour mme ou les Tidjanya seraient devenus
nos proteges offlciels, leur ruine eut ^te encore
plusprompte.
Nous pousserons plus loin la question, et
nous demanderons a Rinn s'il etait possible
de s'attacher les Tidjanya ? Evidemment non : il
y a et il y aura toujours antipathic entre le Chre"-
872 LE DIABLE CHEZ LES MpSULMANS
tien et le Musiilman, et toat homme de sens, qui
n'est pas aveugle par les prejuge"s de I'impieto
doit avouer qu'il n'y a qu'un seul moyen de nous
assimiler les Musulmans, c'est de les convertir
an catholicisme. Nous y reviendrons dans le
dernier chapitre. Malgre leur tolerance, en effet,
nous savons ce que nous devons penser de leur
respect pour les gouvernements ; si leur chef a
montr6 tant d'hostilite" et de haine contre les
Turcs et Abd-el-Kader qui etaient Musulmans,
que sera-ce contre nous? Qu'on se souvienne de
la re"ponse que fit le Moqaddem de Laghouat au
Derkaoui el-Hadj Moussa qui voulait recruter
parmi les Tidjanya des soldats pour nous
combattre.
De l'aveu de tous ceux qui ont voulu e"tudier
la question de pres, les Tidjanya ont perdu de
leur influence parce qu'ils ont voulu ne pas se
montrer hostiles a noire gouvernement . Us
ont calcule les chances de la victoire, et ils ont
vu que nous triompherions. Au lieu de s'unir a
Abd-el-Kader, Mohammed-Sr'Ir, pour se venger
des Hachem qui avaient assassine son frere,
les laissa a leurs seules ressources ; s'ils trou-
verent assez de puissants amis pour tramer
la perte de 1'emir, il n'en est pas moms vrai que
les chefs d'ordre, et en particulier les Snoussya,
n'eurent plus que du mepris pour eux; nous
avons vu qu'a La Mecque, seul Snoussi s'opposa
a la fetoua, et ne voulut pas que les Musulmans
deposassent les armes. Les Tidjanya triom-
pherent, mais ce fut leur derniere victoire;
Snoussi allait leur porter des coups plus ter-
ribles que ceux de remir, et dont ils ne se rele-
veraientpas.
GHAPITRE VI.
Les Khelouatya et les Rahmanya.
Nous associons ces deux noms parce que les
Rahmanya se donnent comme les continuateurs
des Khelouatya. II y a cependant entre les deux
ordres une grande difference ; le premier, en
effet, semble ne devoir s'occuper que de la sanc-
tiflcation des ames, de iss conduire dans les sen-
tiers du mysticisme, d'extase en extase, et de leur
faire gouter le bonheur le plus doux. Les Khe-
louatya, en effet, portent bien leur nom que nous
pourrions traduire par solitaires ; ils font profes-
sion de vivre constamment loin du monde, de me-
priser les biens de cette terre pour ne rechercher
que ceux de I'autre vie . Les seconds , au contraire,
semblent 6tre unordre essentieilement militant ;
sans doute, nous trouverons dans ces doctrines
ces aspirations yers le mysticisme le plus absolu,
ce mepris des biens de la terre et tant d'autres
choses prSche'es par les fondateurs imbus des
doctrines du soufisme ; mais, dans la pratique,
ils ne seront pas si detaches des biens de la
> terre, et nous les verrons sortir de leurs zaouias
pour paraitre sur le champ de bataille. A notre
avis, les Rahmanya qui, eux aussi, veuient se
rattacher a la grande famille de Ghadeli, sont
avec les Snoussya ceux que nous avons le plus
i a craindre. Us mettent bien en pratique leurs
-ji
374 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
doctrines, et sont plus consequents que les
Qadrya etles Chadelya purs. Bisons settlement
quelques mots de Pordre dont ils se dormant
comme les continuateurs ; nous avons hate
d'arriver a eux pour faire apprecier 1'oeuvre
ne"faste des ordres musulmans et les entraves
qu'ils ont apportees a la civilisation.
Ce fut au commencement du ix e siecle de
1'hegire, vers 1'an 1400 de J.-G., que furentfondes
les Khelouatya. Ge serait 1'ascete Ibranim-ez-
Zahid-el-Kilani, grand savant, grand theologien
et grand commentateur, qui aurait fonde eel
ordre ; mais ce fut son disciple Mohammed-el-
Khelouati qui, en prenant la direction de 1'ordre,
lui donna son nom. Enfin, en Turquie, le vrai fon-
dateur est, dit-on, Omar-el-Kheloaati qui aurait
vecu an ix c siecle de 1'hegire ; c'est cette date
que nous avons prise pour fixer 1'annee de la
fondation de 1'ordre, a la suite de Rinn. Omar
passait souvent des semaines entieres dans la
retraite ; la, plonge dans la plus grande contem-
plation, passant ses jours dans le jeune le plus
rigoureux, et repandant devantDieu ses plus fer-
ventes et nombreuses prieres, il eut une vision. II
avail termine les longs exercices de sa retraite
qu'and une voix se fit entendre : Omar, Omar. Me
voici, re"pondit 1'ascete. Pourquoi m'abandon-
nes-tu pour rentrer dans le monde? consacre tes
jours dans la retraite a prier Dieu et a gouter les
douces joies de 1'extase. A partir de ce jour, il
ne voulut plus abandqnner cede retraite ou il
avail ete retenu par un ordre du ciel, et, fran-
chissaut avec la plus grande facilite et a pieds
joints tous les degres de 1'extase, il jouit
bientot des plus grandes faveurs. Desormais cet
LE DIABLE .CHEZ LES MUSUOIANS 375
tat n'eutplus de secrets pour lui, et il put tracer
d'une maniere definitive les moyens a prendre
pour y parvenir.
Avec Tordre persan des Nakechibendya, celui
des Khelouatya est 1'ordre ou 1'extase est le
plus en honneur ; leurs, fondateurs ont su la
re"duire a une oeuvre d'art, et dans leur sociele
pu devient extatique comme dans nos univer-
sile"s on devient docteur. Toute la difficulte est
dans le vouloir ; une fois qu'on a pu bien se
pene"trer de ce desir, que ce desir est devenu
comme 1'idee fixe qu'on poursuit, comme le but
unique de la vie, alors il n'y a qu'a entrer de
plein pied dans le sentier qu'a trace le maitre
pour arriver surement a atteindre 1'objet de
tous les desirs. G'est a ces ordres que nous
avons emprunt^ la th^orie de 1'extase : nos
lecteurs ont pu juger avec quelle facilite on peut
arriver a 6tre en rapport avec les demons. G'est
a eux encore que nous avons emprunte Tinter-
pretation des songes rapportee plus haut. Comme
on peut s'en convaincre, cet ordre semble avoir
eu pour mission de determiner les regies de
1'extase, d'enseigner les moyens les plus efflca-
ces pour y arriver, et d'etablir en code ce que
d6ja tous les affilies pratiquaient. Le fondateur
pouvait parler d'expe*rience, ayant passe toute
sa vie dans la retraite el le silence, ou il avail
recu bien souvent la visile de 1'ange des tene-
bres. Les Rahmanya ont voulu metlre en
pratique ce que Omar el Khelouati avail en-
seigne; nous allons lesvoir a 1'oeuvre.
Ge f ut sur une terre qui un jour devait devenir
francaise, et donl les habitants ne s'o talent
jamais courb^s devantr^lranger, que le fonda-
376 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
teur des Rahmanya vintau monde. II est peu de
saints qui, en Algerie, aient la reputation de
Abd-er-Rahman-bou-Qobrein, et aupres des
Arabes d'Alger il est aussi puissant que le
grand El-Djilani, tandis que, pour les Kabyles
du Djurdjura, 1'Islam, que dis-je, 1'univers
entier n'ajamaisproduitun homme de la taille
de Bou-Qobrein, Pour cette petite tribu des Beni-
Ismail qui lui a donn6 le jour, ce n'est pas un
homme, ce n'est pas un saint, c'est plus qu'un
dieu, et peu s'en est falluque, dans sa puissance,
il n'ait un jour de*tr6ne Allah. De"pouillee des
legendes qui entourent sa vie depuis le berceau,
jusqu'a la tombe, inclusivement, 1'existence
d'Abd-er-Rahman n'offre rien que nous n'ayions
trouve dans la vie des autres f ondateurs d'ordre,
II pretendait appartenir aune famille Ghe"ri'
fienne qui, venue du Maroc, se serait etablie
dans la Kabylie. Apres avoir etudie a Alger,
il fit le pelerinage de La Mecque (1152 de
1'hegire, 1740 de J.-C.)- A son retour; il
s'arreta a cette fameuse zaouia d'El-Ahzar que
nos lecteurs connaissent et ou Leon Roches,
grace a 1'appui des Moqaddem Tidjanya et aussi
gr^ce a 1'appui de quelques metaux, obtint la
celebre fetoua qui fut comme la condamnation
d'Abd-el-Kader. Ge fut la qu'il comple"ta son
education et acquit la science qui un jour devait
le faire passer pour un homme superieur aupres
deses compatriotes ignorants. Devenu alors 1'ami
et le disciple de predilection de Mohammed-
ben-Salem-el-Hafnaoui, grand maitre des Khe-
louatya, il se fit affilier a cet ordre : plein
de veneration pour ce maitre qui le dirigea dans
la voie de la perfection, il sut romprepres de lui
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 377.
son coeur et son esprit a la regie qu'il lui
imposait, et jamais le Gheikh des Khelouatya
n'avait vu un disciple aussi intelligent ni aussi
soumis. Prenant a la lettre toutes les recom-
mandations du fondateur, il decouvrait a son
maitre toutes ses pensees, et se placait entre
ses mains comme le cadavre entre les mains
du laveur. Gelui-ci, fierd'un tel disciple, appre-
ciant a leur juste valeur toutes ses admirables
qualites tant de 1'intelligence que de la volonte,
admirant surtout son obeissance a la regie
etablie, et son zele pour sa sanctification, jugeant
qu'il avait enfin acquis le degre de saintete neces-
saire pour etre un bon Soufi, le chargea de
plusieurs missions importantes dans 1'lnde, la
Perse et i'Afrique centraie. Ge fut dans le Soudan
qu'il sejourna le plus longtemps et qu'il fit le
plus grand nombre de proselytes.
Depuisplus d'un quart de siecle,Abd-er-Rahman
n'avait pas revu sa patrie ; il avait repandu, des
bords de TEuphrate aux rives du Tchad, la
bonne nouvelle : il voulut aussi faire beneficier
de ses lumieres sa petite tribu.
La tribu des Ait-Ismail (en arabe : Beni-Ismail)
faisait partie de 1'ancienne confederation des
Guechtoulas. Elle est situee sur les premiers
contreforts du Djurdjura et son territoire s'^tend
delaplainede Boghni jusqu'a celle de Bouira,
en traversantle Djurdjara a Tizi-Onjaboub. Sa
population est d'environ 3.000 habitants.
Gette tribu, la plus populeuse de la confedera-
tion des Igouchdal, etait aussi le point de depart
et de ralliement de toutes les guerres intestines
qui de"chiraient la Kabylie avant 1'occupation
francaise. Aussi, en l7i,n'avait-elle pas oublie
378 LB DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
son ancienne influence, et nous la voyons, pro-
voquant 1'insurrection dans le cercle de I'adnii-
nistration de Dra-el-Mizan, se mettre a la tte
des re voltes.
Avant de faire connaitre 1'ceuvre d'AM-er-
Rahman en Kabylie, qu'on nous permette de
donner un petit apergu historique sur cette tribu
au milieu de laquelie se trouve 1'un des tombeaux
du saint et la zaouia-mere de Tordre.
La tribu des Beni-Ism attest certainament la
plus importante des huit tribus qui formaient
1'ancienne confederation des Guechtoulas qui
out joue un si grand r6le dans 1'histoire da la
Kabylie. D'apres Ibn-Khaldoun, 1'historien des
Berberes, les Guechtoulas devraient 6tre classes
dans les Zouaouas (1) qui a leur tour, ne seraient
qu'une branche des Kelamas. Son histoire est
remplie de fails remarquables. Ge serait cette
confederation qui aurait leve* 1'etendard de la
revolte Tan t7 de J.-G. , et aurait suivi Tacfarinas,
re volte qui s'^tendit jusqu'au mont Ferratus,
aujourd'hui montagne des Zouaouas. Nouvelle
revolte en 261 et on 297, cette dernier e fut repri-
m6e par Maximien Hercule. Plus tard, en 372, a
la voix de Firmus, les Zouaouas se revolterent et
tinrent pendant longtemps les aigles romaines
en ^chec.
Depuis cette poque, nous ne les voyons guere
prendre les armes ; retire's dans leurs montagnes,
ils voient passer dans leurs vallees comme un
torrent impe"tueux les Vandales, mais leur in-
fluence fut nulle ou a peu pres sur ces rudes
(1) Ce furent, dit-on, des individus de cette confederation
guerriere qui formerent le premier regiment de nos zouaves.
LE .DIABLE CHEZ LES MUSULMANS - 379
montagnards. Soumis par les Musulinans, ils
embrasseot plus on moms volontairement leur
religion, et se saumettent aii joug que leur im-
pose le vainqueur. Aa milieu de 1'anarchie qui
desola i'Afrique pendant plus dequatre sieoiles,ou
les dynasties se succederent si rapidement, ou les
royaumes s'effondrerent aussi vite qu'ils avaient
ete* fondes, leur . alliance fut recherchee des
potentats du jour, a cause de leur courage pro-
verbial, et deleur fidelite tres graade. 11s profile-
rent de cette situation pour garder une quasi inde-
pendance, etant plutdt les allies que les sujetsde
ces rois e"phemeres. Rien de bien important ne
Tint signaler cette e"poque. Les tribus Borberes,
retranchees dans leurs montagnes, conserv6rent
leurscoutumesetleurs traditions : longtemps en-
core parmi elles on compta des Chretiens, et nous
savons qu'au xi e siecle il y avail encore des
adorateurs de J^sus-Ghrist a la cour du roi de
Bougie.
Les Turcs vinrent mettre fin a ces troubles, et
imposer leur domination : jamais le gouverne-
ment de 1'Odjak n'exerca sur ces tribus une au-
torits bien effective : tout ce qu'il voulait, c'etait
que les tribus du Djurdjura payassent un impdt
chaqueannee ensigne de soumission,moyennant
quoi elles pouvaient se gouveruer elles-m&nes.
Quand une annee les tribus refusaient de payer
le tribut, les janissaires de 1'Odjak partaient
1'annee d'apres, surprenaient ces populations,
leur faisaient payer le double, et retournaient
dans leurs cantonnements. On montre encore, a
Biskra, le fort ou venaient s'etablir les soldats
turcs dans ces circonstances, et d'ou ils bombar-
daient la ville, quand les malheureux habitants
380 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
ne consentaient pas vite a rentrer dans 1'ordre et
a payer I'impSt demande. On fit de m&ne en
Kabylie. An xvni e siecle, les Turcs, voyant que
les Guechtoulas n'avaient plus le dos aussi
souple et commencaient a relever la tele, juge-
rent prudent de construire un fort dans la plaine
de Boghni, pour les tenir en respect et s'y etablir
quand les Kabyles refuseraient de payer tribut.
Ge fort etait garde par une colonie negre.
A. celte epoque, un Ga'id turc residant a Bordj-
Sebaou, ayant sous son autorite le Ga'id de
Boghni, administrait, pour le sultan deStamboul,
cette contre'e plus ou moins soumise. Quand il
fallait percevoir I'impSt, ii fallait toujours re-
courir a la force. Tout proprietaire devait payer
un impdt annuol : mais cet impdt, d'une mou-
zouna par charrue, n'etait percu que sur les
Kabyles qui ayant des proprietes dans la plaine
devaient abandonner leur nid d'aigle, pour les
cultiver et prendre la recolte sous peine de voir
tomber entre les mains des Turcs et leur recolte
et leurs biens.
Tel etait 1'etat de la Kabylie et en particulier
de la confederation des Guechtoulas quand
naquit le grand Marabout dont nous avons deja
dit quelques mots. II voulait donner a sa tribu la
suprematie sur toutes les petites re"publiques du
Djurdjura, et ajouter a 1'influence politique Fin-
fluence religieuse, qui tient le premier rang dans
1'lslam. Aussit6t qu'il fut de retour aux Beni-
Ismail, il prcha les doctrines des Khelouatya,
avec le plus grand succes. Bient6t tout le monde
accourut a lui, et les Marabouts du lieu virent
leurs mosqueesdelaissees. Ge qui les toucha le
plus, disons-le, ce n'etait pas de voir les habitants
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 381
les abandonner, mais les aumones n'etaient plus
aussi asbondantes, et le moment n'e"tait pas loin
ou ils seraient reduits a la misere. Le zele de
leur propre maison les enflamma, et ils suscite-
rent des difficultes au nouveau prophete. Leurs
tracasseries ne servirent qu'a accroitre sa popu-
larite, et bientSt it se vit a la tete d'un grand
nombre d'affilies qui venaient surtout attires par
la reputation de sa baraka, ou puissance aupres
de Dieu.
Quand il eut fait taire les Marabouts jaloux de
son influence, et qu'il eut gagne a ses doctrines
la presque totalite de ses compatriotes, il cher-
cha un theatre plus digne de son talent et de sa
reputation. 11 alia s'etablir a Alger, ou de"ja
1'avait precede" la renomme"e de ses vertus et de
ses miracles. Mais il n'eut pas plus t6t paru dans
la chaire ou il devait enseigner ses doctrines
que les Eulema et Marabouts d'Alger, le muphti
en t6te, convoquerent un medjel^s afin d'obtenir
une fetoua contre lui. Le derviche Kabyle dut
venir se justifier devant ses juges qui en meme
temps se faisaient ses accusateurs, et il dut
prouver devant eux la veracite de ses extases et
de ses visions. Ei-Hadj-Ali-ben-Amine, qui etait
alors grani muphti d'Alger, presidait lui-m&ne
le tribunal. II comptait moins sur ses connais-
sances theologiques pour conflrmer le brillant
professeur Kabyle, et 1'accuser d'imposture et
d'erreur, que sur 1'appui du gouvernement qui
devait voir d'un biec mauvais 031! les Kabyles
duDjurdjura, des bords du Sebaou et de 1'Isser
se grouper autourd'un seulhomme et former un
ordre redoutable.
Les Kabyles connurent la triste situation dans
382 LE blABLE CHEZ LES MUSUt
laquelle se troavait leur Marabout v$n6r6. Us
savaientbienque,tretraduit devant un tribunal
turc, etait l'e"quivalent d'une condamnation a
mort. Aussitot ils se leverent tous comme an
seal homme et vinrent an secours de leur
compatriote. Devant cette levee de boucliers, de
crainte de mecontenter les populations kabyles
et d'attirer une guerre aux Turcs, le medjeles
reuni centre Abd-er- Rahman reconnut son
orthodox ie dans une fetoua. G'etait unnouvel
e"chec pour 1'influence turque, et, certes, non de
la moindre importance.
Abd-er -Rahman jugea pourtant que la
situation n'e*tait pas sure pour sa vie ; a
Alger, il etait au milieu de ses ennemis qui
pourraient bien le faire disparaitre en cachette
et obtenir ainsi le resultat qu'ils avaient en vain
attendu du medjeles. II jugea prudent de se reti-
rer dans sa tribu, ou il mourut dix mois apres
son retour, apres avoir designe comme son suc-
cesseur a la grande maitrise de 1'ordre Sid-Ali-
ben-Aissa-el-Megherbi .
Dieu, qui avail manifesto sa puissance par de
nombreux miracles pendant sa vie, opera un
grand prodige apres sa mort. Nous aliens le
rapporter, non pas, certes, que le fait ait eu
lieu, evidemment il y a eu supercherie, mais
pour montrer quelle est la credulite des Arabes
aux prodiges, et combien peu de foi nous de-
vons ajouter aux pre"tendus miracles qu'ils nous
racontsnt quand ils ne sont pas affirmed soit
par des homines ayant vu ou enteudu s'ils
ne sont pas te'moins oculaires, soit par des
hommes se"rieux et se conduisant plus selon leur
raison que selon leur imagination.
LE DIABLE CHEZ~LES MUSULMANS 383
Nous avons deja e"crit plusieurs fois le surnom
d'Abd-er-Rahman sans 1'avoir explique : Bou-
Qobrein, mots qui signifient litte"ralement pere
ou possesseur de deux tombeaux. 11 etait a peine
descendu dans la tombe que son tombeau devint
le centre d'un grand pelerinage. Gelui qui pen-
dant sa vie avait porte ombrage aux Turcs, les
offusqua encore de sa gloire apres sa mort. Us
craignirent que le tombeau du grand derviche
ne devint le centre de 1'opposition au gouverne-
ment et un lieu de ralliement pour les ennemis
du pouvoir. 11s re"solurent done d'enlever le ca-
davre et de le porter a Alger m3me ou il serait
enterre" dans une belle kouba et entoure d'hon-
neurs. Aussitdt que le projet fut concu, on re-
solut de le mettre a execution. 11s choisirent a
cet effet quelques Khouan affilie"s a son ordre
qui, comme nos moines du moyen-age, crurent
faire un acte de pie"te et s'attirer les bonnes
graces du saint en transportant ses reliques au
milieu d'eux. Tandis que quelques-uns d'entre
eux amusaient les Kabyles, les autres deter-
raient le cadavre le plus vite qu'ils pouvaient,
remettaient tout en ordre du mieux qu'il leur
etait possible, an'n de ne pas eveiller Fattention
des Kabyles et emportaient le precieux fardeau
sans etre arr^tes. Aussitdt que les voleurs de
reliques furent en surete au milieu de la capitale,
ils publierent partout comment Is avaient pu ac-
complir leur pieux larcin. A cette nouvelle, uncri
de colere, de rage et de haine parcourut toute la
Kabylie, ettout le monde courut aux armes pour
reprendre 1(3 corps du grand Marabout, du pro-
tecteur des tribus du Djurdjura et du Sebaou.
La guerie fut solennellement declaree et chaque
384 LE DIABLE CHEZ LES MtlStjLMANS
Khouan jura par la tte du Prophete et celle
d'Abd-er-Rahman qu'il ne de"poserait pas les
armes avant que le corps du saint par excellence,
de ce soutien de 1'Islam ne reposat dans son
tombeau de Beni-Ismail.
Tin vieillard, fin matois pour le coup, arreta
cette ardeur juvenile et fit remarquer qu'il ne
convenait pas de faire une guerre sans etre au-
paravant bien assure que vraiment le grand
Marabout avail abandonne sa tribu.Ilne pouvait
croire, lui, dans sa foi naive, que celui qui pen-
dant sa vie etait venu de 1'Egypte pour enseigner
la vraie voie a ses concitoyens, qui, poursuivi
par la haine des Turcs d'Alger, etait venu cher-
cher aide et protection aupres d'eux pendant sa
vie, put apres sa mort abandonner ses fideles
amis et consenlit a reposer au milieu de ses plus
grands ennemis. Ilfallait done auparavant vi-
siler le tombeau et s'assurer si vraiment le ca-
davre n'y e"tait plus. Tel avait ete" le langage
plein de sens du vieillard, chef a la fois de la
Mosquee et de 1'ecole, reunissant sur sa t^te ve-
nerable la double fonction de Marabout et
d'educateur.
Aussit6t, sur un si sage avis, on deputa des
Marabouts pour dsiter le tombeau. Quelle nefut
pas la surprise de ces delegues de trouver dans
un etat par f ait de conservation le corps d'Abd-er-
Rahman. Les gens de Beni-Ismail Iraiterent de
fable le recit que faisaient les Algeriens de 1'en-
levement du Marabout. Mais quand ceux-ci leur
eurent prouve que vraiment ils avaient enleve
leur Marabout, leur joie ne se contint plus. Evi-
demment, on e"tait en presence d'un miracle,
et puisque le corps du saint se trouvait en deux
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 385
endroits a la fois, que dans ces deux endroits,
Alger et Beni-Ismail, il avait un tombeau, on
lui donna le surnom de Bou-Qobreiii : le pere de
deux tombeau x.
Heureux le peuple qui est assez naif pour
croire a de pareilles supercheries. Nous n'avons
pas besoin de dire a nos lecteurs que le corps
d'Abd-er-Rahman fut enle\e et porte a Alger;
mais que les Marabouts du lieu lui substituerent
un individu qui venait de mourir ; c'est en effet,
disent les Kabyles, le chef de la Mosquee qui
leur persuada de visiter le tombeau avant de
faire la guerre.
Gomme on le pense, cet evenement, loin de
nuire a la reputation de la tribu, ne fit que 1'aug-
menter. C'etait, en effet, une belle preuve d'atta-
chement que le saint lui donnait, puisque au dire
des anciens, il refusait d'habiter a Alger au mi-
lieu de ses persecuteurs. Plus que jamais la
Koubba fut frequentee, de nombreuses graces
furent obtenues par 1'entremise du grand Mara-
bout, et la reputation du pelerinage devint telle
que les fideles accoururent de loutes les parties
du monde musulman.
Pendant plus de quarante ans, de 1794-1835,
Ali-Ben-Aissa-el-Meghrebi dirigea la zaouia-
mere sans trop de difficultes : sous son habile
administration, 1'ordre prit de jour en jour une
plus grande extension : il fut assez heureux
pour tenir dans ses mains vigoureuses le gou-
vernement des affaires de 1'ordre entier. Les
Khouan de 1'Est, oil Abd-er-Rahman avait etabli
comme son Khalifa Mostapha-ben-Abd-er-
Rhaman-el-Koulougli, suiyaient encore rimpul-
sioa que leur donnait le supe"rieur geceral. Ge
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 11 ..
386 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
fut surtout parmi les Goulouglis que, comme "'
Tidjani,il trouva de nombreux adherents : ceux-
ci avaient comme les Arabes une grande haine
centre les Tares qui les avaient chasses de la
ville d'Alger : mus par ce meme sentiment, il
flrent alliance pour la m6me cause.
Avec la mort du successeur de Bou-Qobrein,
la fortune de 1'ordre periclita, et m@me son exis-
tence fut mise a deux doigts de sa perte. Le
troisieme general de Fordre, Bel-Kacem ou El-
Hafid, venait de mourir empoisonne", dit-on, apres
avoir dirige", bien peu de temps, les affaires de
Tordre. Un marocain fut alors elu : El-Hadj-el-
Bechir el-Mogherbi ; son election fut vivement
contestee, car tous les Moqaddem n'etaient
pas reunis. II ne faut voir la que 1'effet de
la jalousie de quelques Moqaddem qui vou-
laient se rendre independants et former une
branche a part : c'est ce qui arriva en effet
quelques annees plus tard,mais n'anticiponspas.
Abd-el-Kader, ami intime de El-Bechir, voulut
intervenir dans la dispute et crut tre utile a son
ami : 1'emir ne cherchait que ses interests. II
croyait qu'apres avoir etabli le Gheikh-et-Triqa
des Rahmanya dans sa zaouia, et 1'avoir fait
reconnaitre par tous les Moqaddem, celui-ci, dans
sa reconnaissance, forcerait ses adeptes a em-
brasser la cause de l'e"mir. II n'en fut rien. Les
Kabyles, qui jusqu'a ce moment n'avaient
jamais connu d'autre autorite que celle qu'ils
s'etaient donnee, refuserent absolument de
reconnaitre Tautorite religieuse d'El-Bechir, car,
derriere celle-ci, ils voyaient l'autorit(5 politique
du nouveau Sullan. Gelui-ci ne poussa pas les
affaires plus loin. II connaissait trop, en effet,
LE O1ABLE CHEZ LES MUSULMANS 387
I'amour que les Kabyles ont pour leur liberte,
qu'il n'eut voulu les froisser en rien, de peur de
s'en faire des ennemis. Aussi, dans les parties
de la Kabyle qu'il avail pu soumeltre a ses armes,
le voyons-nous recommander a ses gouverneurs
de ne pas forcer ces rudes montagnards a payer
I'impdt, mais de se contenter de ce qu'ils veulent
donner.
Au milieu de ces rivalites et de ces jalousies,
1'ordre vit cependant s'accroitre le nombre de
ses adeptes. Cette prosperite il la dut a une
femme, Lalla-Khadidja, veuve de Si-Mahmed-
ben-Aissa. On ne pourra pas nous dire que les
society's secretes musulmanes n'admettent pas
des femmes; celle-ci, pendant pres de trois ans,
occupa la grande maitrise et do'mina son ordre
par son intelligence et la force du comman-
dement. Elles sont rares les femmes musul-
manes qu'on pourrait lui comparer; et nous
n'he"silons pas a dire qu'elle nous apparait
comme une exception au milieu de cette socie"te"
corrompue ou la femme p'est cr6ee que pour la
satisfaction des plaisirs de 1'homme.
Elle reconnut cependant qu'elle ne pourrait
pas gouverner longtemps cet ordre; elle fit
appel alors a 1'influence de 1'emir, et lui promit
de faire accepter par les adeptes celui qui avait
e"te elu auparavant et qui ^tait son ami ; elle
consentait a le reconnaitre, et a lui ce"der la zaouia
de Beni-Ismail oil elle 6tait avec ses filles. Abd-
el-Kader saisit cette occasion avec empres
senient : c'etait un moyen d'accroitre son in-
fluence chez les Kabyles, et il obtenait ainsi
sans combat ce que les Turcs n'avaient jamais pu
faire, quoique maitres d'Alger. El-Bechir rentra
388 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
done dans sazaouiaet reprit le gouvernement da
1'ordre qu'il garda jusqu'en 1842.
Pendant le gou \rernement d'El-Bechir, profi-
tantdesrivalites entre les Moqaddem, ceux du
sud algerien avaient rejete 1'autorite du
Marabout de Beni-Ismail et s'etaient declares
independants. Nous avons dit que Bou-Qobrein
avait etabli dans Test de 1'AIgerie, comme
Khalifa de son ordre, Mustapha Abd-er-
Rahman-el-Goulougli.Il eut pour successeur dans
sa fonction Sid-Mohammed-ben-Azzouz, origi-
naire du Ziban. Ge fat celui-ci qui abandonna la
zaouia d'El-Bordj, fondle par son predecesseur et
seretira a Nefta dans le sud tunisienou ilfonda
une celebre zaouia qui joua un tres grand rdle lors
de la conquilte de la Tunisie. II devint ainsi
comme le grand-maitre des Rahmanya du sud
algerien ou du Sahara.
Avant de quitter son ancienne zaouia, il
avait 6tabli cinq nouveaux Moqaddem : Sid-
Ali-ben-Amar a la zaouia de Tolga dans
le Ziban; Gheikh-El-Mokhtar-ben-Khalifa ; Sid-
Saddok-ben-Hadj qui f ut le principal instigateur
de 1'insurrection de LS59, et vit sa zaouia detruite
par le general Dervaux ; aujourd'hui elle a ei6
reconstruite a Timermacin et a toujours eu avec
nous des rapports tout a fait hostiles ; enfin Sid-
Embarek-ben-Kouider et Sid-Abd-el-Hafid. Ceder-
nier f ut aussi accus^ d'avoir trempe" dans Tinsur-
rection de 1859, et de s'Stre fait le complice de
Saddok-bel-Hadj ; 1'accusation n'a pas pu tre
prouvee, ni le soupcon 61ucide. Ge so.nt alter-
nativement les deux Moqaddem de Nefta et de
Tolga qui prennent la direction des affaires.
Revenons maintenant dans le Nord ou nous
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 389
avons vii Lalla-Khadidja appeler El-Bechir, et,
grace a 1'appui d'Abd-el-Kader, le faire recon-
naitre par les Khouan du Nord. Le succes ne fut
pas de longue duree, et il ne put jouir longtemps
de son triomphe : il mourut en effeten 1842, lais-
sant la grande maitrise a une nullite, Mohammed-
ben-Belkacem. Grace a son incapacite, la scission
entre les Moqaddem du Nord et ceux du Sud fut
complete ; il mourut juste a temps, nous pouvons
le dire, pour le bonheur de son ordre. Les
Francais approchaient, en etfet, et il fallait un
homme pour defendre avec intelligence et e*ner-
gie 1'independance de son pays. Gertes, nous ne
voulons pas nous faire les apologistes de ces en-
nemis de notre patrie qui lui ont fait le plus
de mal qu'ils ont pu; cependant, nous nous faisons
un devoir de louer le courage partout ou nous
le voyons ; de plus, si Cheikh-el-Haddad et son
fils peuvent a juste litre tre regardes comme des
revoltes, dont le courage et les beaux faits
d'armesne peuvent excuser leur crime, a nos
yeux El-Hadj-Amar combattit loyalement pour
defendre ses montagnes. Mais, avant lui, la
Kabylie trouva d'heroiques defenseurs.
Le 20 mai 1849, le colonel Ganrobert, a la
tte de ses zouaves, emporta la zaouia d'assaut;
la veille, les Kabyles avaient ete vaincus dans un
combat livre a Boghni.
Repousses de toutes parts, ils prirent la fuite,
et, le 21, le Marabout de la zaouia demanda
1'aman tandis que les Zouaouas, dont le courage
indomptable n'avait pas faibli, se retirerent
devant 1'ennemi dans leurs montagnes, ayant
en tte Si-El-Hadj-Djoudi, pleins de mepris pour
leurs freres qui hier encore les avaient appeles
LE DIABLE CHEZ LES MUSDLMANS 11...
390 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
a leur secours el aujourd'hui demandaient
1'aman aux Chretiens.
Les Francais ne lacherent pas pied. Nosge'ne"-
raux experiment^ savaient toutes les difficultes
qu'ii faudrait vaincre pour e"tablir surement notre
domination au milieu de ces montagnes parmi
ces peuplades pleines de bravoure et dont le fa-
natisme etait excite sans cesse par les predica' ions
de leurs chefs spirituels. Us avaient cependaat
Iivr6 11.000 fusils, mais les fonderies e"taient
nombreuses alors en Kabylie, et ces cnfants des
montagnes, dont le fusil est le compagnon insepa-
rable, eurent vite remplace" leur vieux par un
neuf. Us n'e"taient pas encore prts pour repren-
dre la lutte ; mais quelques fails qui s'y passerent
montrerent que le feu couvait sous la cendre ;
aussi nos ge"neraux se tinrent sous leurs gardes.
Enjuillet 1851, Bou Bar'la, chasse" de 1'Oued
Sahel trouve un refuge chez les Guechtoulas ; il
est battu le SOoctobre de la mme annee ; les
Guechtoulas et les Flissas font leur soumission
complete. Au mois d'aoiit 1852, le colonel
Bourbaki, sur TordredeP^lissier, occupe le poste
de Dra-el-Mizan.
Les deux partis etaient done en presence et
semblaient se mesurer de Toeil avant d'engager
une lutte a mort. Le^rand-maitre des Rahmanya
avait vu avec effroi nos progres toujours crois-
sants et notre etablissement definitifau milieu
de ses monlagues. 11 preparatout pour un duel a
mort d'oii devait dependre le sort de sa patrie.
En 1856, vers la fin d'aout, la guerre commenca ;
les Guechtoulas et les tribus environnanles vou-
lurent ouvrir la campagne par un coup d'eclat, et
surprendre le poste de Dra-el-Mizan dont ils se
JLE DIABLE CHEZ LES ; MUSULMANS 391
seraientempares. Un Kabyle trahit le plan de ses
compatriotes et informa nos offlciers : leurs
efforts echouerent. Mais ils s'etaient trop a ventu-
res, la guerre etait declaree. Le general Randon
avait lui aussi prepare 1'expedition, et iJ ne fut
pas surpris par cette brusque attaque ; aussitSt
il donna I'ordreauxge'neraux Renault et Yousouf
d'aller chacun a la tdte de sa division chatter les
rebelles.
Dans cette partie de la Kabylie, le point de
mire etait la Kouba des Ait-Ismail ; c'e'tait le cen-
tre de 1'insurrection, le foyer du fanatisme. Ge
fut Yousouf qui fut charge* de cette partie del'ex-
pedition. Avec autant de cele"rite et de vitesse
qu'autrefois quand il poursuivait I'^mir dans le
desert, le brave general escalada ces montagnes
que les Kabyles croyaient inaccessibles a d'autres
qu'a eux-mmes. La zaouia fut prise, les ouver-
tures de la Kouba murees, et le village rase". Le
reste de la Kabylie se soumit bien vile, grace a
1'habilete du general Randon ; ainsi, pour la pre-
miere fois, 1'ennemi commandait au haut du
Djurdjura.
Ge fut alors que les vieillards pleurerent sur
leur liberte~ perdue ! Le Marabout vene"re, le
Marabout si puissant aupres de Dieu, que leurs
peres avaient sauv^ des mains des Turcs,n'avait-il
plus de puissance aupres d' Allah pour proteger
ses fldeles disciples ? Ne s'e'tait-il pas montre a
quelques-uns, et n'avait-ii pas promis certaine-
mentla victoire? Dans un mois, disait la rev^-
lation, il ne resterait pas un Roumi dans toute
1'Algerie, et voiia que Flnfidele, malgre la puis-
sance de Bou-Qobrein,.avait mur6 son tombeau,
392 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
de*truit sa zaouia, et son drapeauflottait vainqueur
au sommet du Djurdjura !
Du jour oil le drapeau tricolore fut hisse surle
minaret de la zaouia, le Cheickh-et-Triqa des
Rahmanya ne voulut pas vivre sous le joug de
I'lnfidele. En loyal enuemi, il nous avail fait la
guerre pour sauver 1'ind^pendance des tribus qui
avaient confie leur sort entre ses mains. II de-
manda a se retirer loin de notre domination, et
il obtint Fautorisation de s'etablir a Tunis d'ou ii
continua a diriger son ordre et exerca toujours
ses fonctions de grand-maitre.
L'expedition de 1857 porta un rude coup a cet
ordre ; la retraite de son chef le priva de tout
centre de direction. Plusieurs Moqaddem brigue-
rent alors la place de venue vacante par le depart
d'El-Hadj-Amar pour Tunis, ou il couservait, il
est vrai, sontitre, mais ou il etait dans Timpossi-
bilite de diriger eftecti cement son ordre trop
eloigne de son centre d'action. Si-Mahmed-el-
Djaadi, de la tribu des Beni-Djaad d'Aumale,
essaya d'accaparer a son profit 1'influence du
grand-maitre. Quelques Khouan le reconnurent,
mais il n'avait ni 1'intelligence ni I'habilete ne-
cessaires pour gouverner cet ordre. II fallait alors
un homme energique, habile diplomate, et grand
guerrier, qui sut au besoin imposer aux affilies
le respect pour les pratiques de 1'ouerd et l'obe*is-
sance envers les superieurs. II y avail alors, a la
zaouia de Seddouq, un homme du nom de
Mohammed-Amzian-ben-el-Haddad, plus connu
sous le nom de Cheickh-el-Haddad. Quoique n'e-
tant pas encore e"lu a la grande maitrise, cet
homme etait considere comme le Moqaddem le
plus influent de Isrcontree, et la plupart des
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 393
Rahmanya accouraient alui; il devint ainsi de
fait,sinon de droit, grand-maitre de 1'ordre dans
le Tell et la Kabylie. Nous nous reservons de ;
raconter ses exploits quand nous parlerons du
danger permanent qu'apporle a notre domination
1'existence de cet ordre, et nous finirons ainsi
Fhistorique de cette congregation.
Nous nous arrgterons, pour jeter un coup
d'oeil en arriere et faire connaitre 1'ouerd des
Rahmanya, leur diker et les principales prati-
ques, et nous verrons ensuite comment iis ont
su mettre on pratique, en 1871, la theorie que
leur avait enseignee Si Mahmed-ben-Abd-er-
Rahman-bou-Qobrein .
, Les compagnons du Marabout d' Ait-Ismail ne
s'appellent pas eutre eux Khouan comme dans la
plupart des congregations, nihebib comme chez
les Tidjanya ; en Kabylie, les Khouan d'Abd-er-
Rahman sont appele"s Ourad, mot qui vient pro-
bablement du mot arabe ouerd, rose, ou aussij
comme nous 1'avons dit, ordre, regie, maniere
de se conduire. Gomme I'expression : donner
1'ouerd signifie initier, les Kabyles aurontpris ce
mot aux Arabes, et le mot ourad signifiera
inities, ceux qui suivent le m^me ouerd, la
mme regie. Les Ourad nous rappellent rnalgre
nous les rose-croix de la franc-maconnerie ;
nous avons dit plus haul ce qu'il fallait en
penser : ici cependant ne faudra-t-il y voir qu'une
rencontre fortuite de mots ?
Quand un Kabyle veut se faire initier a cet
ordre, il vatrouver le Moqaddem : on distingue
dans cette congregation le noviciat de la profes-
sion, tandis que, comme nous 1'avons dit, dans
la plupart des ordres, ces deux ceremonies sont
394 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
confondues; mme chez lesRahmanya, finitia-
tion du Mourid (aspirant, novice) a lieu quelque-
fois en meme temps que celle du vrai Ourad.
Qaand nous avons parlg de rinitiation en
general et que nous avons distingu6 les deux
ce"re"monies, nous avons donne comme type ce .
qui se passait chez les Rahmanya ; nous n'y
reviendrons pas et nous completerons ce qui
regarde 1'initiation en f aisant connaitre les cere"-
monies qui accompagnent le talkin (mot a mot le
complement, la fin, la perfection) ; ici nous le
traduirons par 1'initiation complete :
Apres avoir fait une priere de deux proster-
nations, s'6tre mis en e"tat de repentir et avoir
recite 1'ouerd, le Mourid, tourne" vers la Kibla,
s'accroupira sur ses talons, a genoux devant le
Gheikh. Gelui-ci, qui sera dans la me^me position
et vis-a-vis, donnera uncoup sur latete duMourid,
fera une priere int^rieure, ayant les mains posees
sur ses genoux : tous deux auront les yeux
baisses.
Le Gheikh dira trois f ois : Ecoute le diker
que je vais dire, et r^ponds-moi trois fois >.
< Je t'ecoute , et cela en tenant les yeux fermes.
Puis le Gheikh invoquera 1'assistance des
saints, qui sont les anneaux de la chaine, et
dira : Je vous implore, 6 ap6tre de Dieu. Je
vous implore, 6 docteurs ou saints de cette confre-
rie ! Je vous implore, 6 gens de science i Je vous
implore, 6 P61e du moment 1 Puis il donnera
rinitiation a 1'adepte, c'est-a-dire lui apprendra
le diker. . . Le Gheikh priera pour le Mourid,
avant que celui-ci ne se leve de devant lui, car
c'est cette priere qui consacre 1'engagement et
lerend valable.
Lfi-DiAfcLE CHEZ LES MtfStJLMANS 395
Pour terminer, 1'initiant ordonnera a son
disciple de se racheter du feu. Voici la rancon :
le neophyte re"petera soixante-dix mille fois : II
n'y a pas d'autre divinite que Allah (1). Puis il
dira: Mon Dieu, que la recompense attachee aces
soixante-dix mille fois me servo de rangona moi-
me"me contre le feu! Gette pratique a ete clai-
rement exposee par Sid-Mohammed-ben-Youcef-
es-Snoussi (2) a ses disciples.
Eusuite, lorsque le nouveau Khouan defiuiti-
vement admis est ua taleb desireux de s'ins-
truire des choses de Dieu, on I'initie a la connais-
sance des sept noms secrets de Dieu qui sont ses
sept principaux attributs correspondant aux sept
cieux, aux sept lumieres divines, aux sept cou-
leurs simples. Ges sept noms sont : 1 Allah,
Dieu, expression de son unite et de sa toute-
puissance ; 2 Houa lui, celui qui est (le Jehovan
des He"breux); reconnaissance authentique de
son existence immuable ; 3 Hak, la justice ou la
ve*rite";4 Hai, le vivant; 5 Gaioum, 1'eternel;
6 J Alem, le savant; 7 Kahar, le dompteur (3).
(1) Nos lecteurs s'etonneront pent-elre de tronver cette formnle si
souvent snr les levres des Khouan qui, ponr la plupart, n'en compren-
nent pas le sens. Nous en avons donne le sens monstrueux quand
nous avons parle des Ai'ssaoua. Aupres des fondateurs d'ordres
religieux, cette formnleaautantd'efflcacitequeletetragrammeaupres
des lueiferiens. L'ange Gabriel dit, eneffet, un jour au Prophete : J'ai
enlendu le Tout-Puissant dire : 11 n'y a de divinite qu'Allah I
a c'est la ma forteresse et mon refuge. Celui qni prononcera cette
formule entrera dans ma forteresse, et celui qni y entrera sera en
surete contre ma'colere. L'usage si frequent de cette formule et
1'efflcacite qni y est attachee, est, a notre avis, un nouveau point de
contact, et non le moindre, avec la frane-maconnerie et la cabale,
ou, onle sait,le tetragramme est fort en honneur.
(2) II ne fant pas le confondre avec le fondatenr des Snoussya. Ce
de Soufl vivait au xv siecle de J.-C.
(3) Nous croyons etre agreable a quelques-uns de nos lecteurs
ondonnantici les qnatre-vingt-dix-neuf attributs que les Musulmans
donnent a Dieu, et qu'ils recitent sur les qnatre-vingt-dix-
neuf grains dont se compose ordinairement leur chapelet. Ces
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Apres ces ce"re*monies, Padepte esi Khouan
complet, ou, pour employer leur terme propre,
Ourad. II a, en effet, regu 1'ouerd et peu a peu on
fera son Education. Au surplus, il n'y a pas
d'ordre qui se montre aussi complaisant que
celui-ci. Pas n'est besoin, en effet, d'etre affilie a
cet ordre pour participer aux favours que Dieu a
promis de deverser avec abondance sur les sec-
tateurs du grand Bou-Qobrein, car il a eu sept
visions, et a chacune le Prophete lui a fait des
promesses de plus en plus grandes. Prophete
de Dieu, que dis-tu de ma trika (voie) ? lui dit Abd-
er-Rahman, la premiere fois qu'il le vit. Ta voie
est semblable a 1'arche de NOe, celui qui y rentre
va au salut. II lui apparut une seconde fois :
Prophete de Dieu, ma doctrine est-elle ortho-
doxe el agreable a Dieu ? Tous ceux qui la
recoivent de toi ou de tes Moqaddem, reponditle
noms soiit dans 1'ordre qui suit : Dieu en dehors de qui il n'y a
pas de Dieu, le Goinpatissant, le Misericordieux, le Rol, le Saint,
la Paix, le Fidele, le Protecteur, 1'Excellent, le Geant, le Tres-
Grand, le Createur, le ('.oorrtonnateur, Celni qui donne la forme,
1'Ami du Pardon, le Triomplmleur, le Liberal, le Proviseur, le
Vainqueur, le Savant, 1' Immense, Celui qui dilate, Celui quiabaisse,
Celui qui exalte, Celui qui maguifie, Celui qui humilie, Celui qui
entend, Celui qui voit, le Juge, le Juste, le Bieul'aisant, 1'Habile, le
Doux, le Maguifique, le Proxies, le Genereux, 1'Eleve, le Grand, le
Gardieu, le Noun-icier, Celui qui tieut en ligne de compte, le
Glorieux, I'Honoralile, 1'Observateur, Celui qui se plait a exaucer,
Celui qui a le pouvoir de dilater, le Sage, l'A(Tectueux. le Glorifle,
Celui qui ressuscite, le Temoin, la Verite, Cdni qui preside a tout,
le Fort, le Valeureux, Celui qui est present, le Lou6, Celui qui
compte, Celui qui doane, Principe. Celui qui ramene au bien, le
Maitre de la mort, le Vivant, Celui qui est par iui-meme, 1'Inven-
teur, le Glorificateur, 1'Unique, 1'Eternel, le Puissant, le Tout-
Puissant, Celui qui est au principe de tout, Celui qui est a la fin
de tout, le Premier, le Dernier, 1'Apparent, le Cache, le Directeur,
le Tres-Haut, le Pur, le Remunerateur, le Vengeur, 1'indulgent, le
Pieux, le Roi des rois, le Doue de gloire et de magnificence, Celui
qui mesure juste, Celui qui rassemblera, le Riche, ie Maitre d'en-
richir, le Maitre des obstacles, le Maitre de nuire, le Maitre du
secours, la Lumiere, le Guide, Celui qui reproduit, le Permanent,
le Maitre des heritages, le Conducteur, le Patient. (Cite par 1'abbe
Bourgade : Passage du Coran al'Evangile : Au commencement.)
-'^^v-;^-vvi -'-"; - ': ' " """
Proph^le,seront preserves desflammes derenfer
et je les assisterai au jour du jugement. 11 eut
une troisieme vision : Prophete de Dieu, j'ai
ditames disciples que quiconqueauraitcontemple'
mes traitsjouirait pendant 1'eternite du bonheur
detaface. Non settlement celui qui fa vu,
mais celui qui aura contemple la face de ceux
qui font vu jusqu'a la septieme generation entre-
ront avec moi dansle sejour de delices. II eut
une quatrieme vision : Prophete de Dieu, je
demande que non seulement ceux qui reciteront
mon diker, mais aussi ceux qui 1'auront entendu
re*citer soient pr^serv^sdes feux de Tenfer. Ta
demande est exaucee, r^pondit le Prophete, au
jour du jugement, je les placerai avec moi du
cdte droit. > II le revit une cinquieme fois,
apres la priere du matin : O Prophete de
Dieu, je te demande que I'lnfldele ne puisse
visitor mon tombeau. Mais le Prophete lut
dans le coeur du fidele soufi. < Je faccorde, lui
dit-il, ce que tu n'osais pas me demander :
quiconque ne dira pas ton diker sera maudit.
Une sixieme fois Abd-er-Rahman fut favorise de
1'extase. II aper^ut alors Mahomet (le salut soil
sur lui) a la porte du paradis, entoure de nom-
breux personnages qui recitaienl des prieres.
Quand ils eurent flni et que Mohammed fut seul,
le derviche Kabyle s'en approcha : Prophete
de Dieu, beaucoup d'hommes eproavent de la
repugnance a reciter mon diker. Malheur a
1'homme, repondit le Prophete, qui ne craint pas
de m'irriter ainsi. II est du nombre de ceux que
ma colere a condamnes a I'enfer, parce qu'au
LE DIABLE CHEZ LES HVSULHANS 13
398 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS : .
dernier jour je leur ai enleve de Tesprit mon
souvenir.
Enfin, dans une derniere et suprgme vision
dans laquelle le pauvre derviche re<?ut la confir-
mation qu'il etait du sang du Prophete, celui-ci
lui montra les saints de 1'Islam : Abou-Beker,
Omar, Othman et Ali, puis la grande merveille
du Sirat ou pont tres etroit et aussi effile" qu'un
sabre, sur lequel tous ies mortels doivent passer
pour par venirauciel. Ilestconstruitsurungouffre
au fond duquel se trouve 1'enfer, et le malheu-
reux, pris de vertige, y tombe infailliblements'il
n'est soutenu par la main toute-puissante de
Mohammed, le Prophete de Dieu. Prophete
de Dieu, dit Abd-er-Rahman, 6 Prophete de
Dieu l comment ferons-nous pour traverser le
Sirat ? Grains-tu ? dit le Prophete. Oui, je
crains pour moi et mes amis. Marche dans
ma voie, repondit le Prophete, etje serai ton
protecteur au moment du danger.
. Telles sont, racontent les Kabyles, les sept
grandes visions dont fut favorise le saint des
Beni-IsmaiL. Jamais un fondateur n'eut un tel
pouvoir et ne fat favorise de pareilles favours.
Que ces visions aient eu vraiment lieu, ou que
1'imagination feconde des Kabyles les ait enfan-
te"es pour donner plus de prestige a son ordre,
c'est une question que nous ne voulons pas tran-
cher, quoique, a notre avis>. nous croyions que
vraiment il en ait ete" Mvorise. Ge qu'il y a de
certain, c'est que, grace a cette supercherie pour
ceux qui ne \eulent y voir que supercherie, son
ordre acquit une grande renommee et un grand
developpement. Les Kabyles, avides du merveil-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 399
leux comme tous les Musulmans, accueillirent
ces revelations avec empressement et se firent
initier a son Ordre. Us croient fermement, et
pour eux c'est tine verite aussi hors de doute
que nos verite du Credo, que quiconque est affilie
a son Ordre voit un de ceux qui 1'ont vu jusqu'a
la septieme generation, ou entend seulement
reciter son diker est assure du salut, et qu'un
jour Mahomet 1'assistera quand il faudra passer
le Sirat.
Nos lecteurs doivent attendre nvec beaucoup
d'impatience que nous leur fassions connaitre ce
fameux diker, veritable talisman qui opere tant
de prqdiges. II est cependant bien court. II se
compose simplement dela formule que leKhouan
a du reciter 70. 000 foislors de son initiation pour
se racheter du feu : II n'y a pas d'autre divinite
qu' Allah , c'est-a-dire d'autre force, d'autre puis-
sance ; c'est lui et lui seul qui opere dans 1'uni-
vers entier, et il opere le bien comme le mal. II
n'y a pas un nombre fix : 1'ourad devra le reci-
ter le plus souvert qu'il pourra, le jour et la nuit,
depuisl'aceur du jeudi jusqu'a 1'aceurdu vendredi.
Le vendredi est le jour sacr<5 de I'lslamisme :
les Musulmans commencent leurs jours le soir
et non le matin ; la journee du vendredi s'etend
depuis le jeudi soir jusqu'au vendredi soir. Dans
la journee du vendredi, ils devront reciter 80 fois
la priere chadelienne :-0 Dieu, repauds tes
nombreuses benedictions sur notre seigneur
Mohammed (sur lui le salut), sa famille et ses
compagnons. On peut la remplacer par celle-
ci : Dieu, repands tes nombreuses bene-
dictions sur notre seigneur Mohammed, le Pro-
400 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS -
phete ignorant comme 1'enfant sur lesein de sa
mere, sa famille et ses compagnons.
Pour le diker a reciter pendant la semaine, il
n'estpas necessaire d'etre enetatdepuretele"gale;
cette condition est requise pour le Vendredi.
En plus du diker, les Rahmanya ont des prati-
ques que nous ne pouvons passer sous silence.
Dans quelques-unes de leurs zaouia les affilies se
relevent constamment la nuit comme le jour afin
qu'il y ait toujours un groupe occupe" a louer
Dieu, soil en recitant ces prieres, soil en lisant le
Goran pour les gens lettres. Dans presque toutes,
lajournee enliere da Vendredi se passe de la
sorte ; pendant toute la nuit du Jeudi et le jour
du Vendredi, les Khouan entrent et sortent dans
la zaouia et vaquent a la priere al'heure qui leur
a et6 fixee.
Mais celle qu'ils affectionnent surtout, c'est la
pratique que leur a recommande"e le fondateur
et qu'ils appellent la septaine. Elle se compose
des prieres faites par Abd-er-Rahman dans le but
de conjurer les mauvais genies. Pour arriver a
cette fin il faudra, pendant sept jours, le matin et
le soir ou tout au moins le matin, lire les pages
suivantes du Goran :
1 Trois fois le verset du Trone : Allah est
le seul Dieu, il n'y a pas d'autre divinite' que lui
le vivant, 1'immuable. Ni Tassoupissement ni le
sommeil n'ont de prise sur lui. Tout ce qui est
dans les cieux et sur laterre-lui appartient.
Qui peut interceder aupres delui sans sa permis-
sion ? II connait ce qui est devant et ce qui est
derriere eux, et les hommes n'embrassent de la
science que ce qu ? il veut leur apprendre. Son noin
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 401
s'e*tend sur les cieux et sur la terre, et leur
garde ne luicoute aueune peine. II est le Tres-
Hautle Grand.
2 Sourate de la f atiha ;
3* Sourate de la delivrance (Sourate 1 12 e ) ;
4 Sourate de 1'aube du jour (Sourate 113 e ) ;
5 Sourate des homines.
Que devient, sous 1'influence des doctrines de
cet ordre, le Kabyle assez naif pour s'y laisser
enrdler. II devient, nous pouvons le dire, un etre
a part : et le portrait que nous allons en tracer
Pourra s'appliquer egalement a tout Khouan,
plusou mo ins parfaitement. C'est le portrait que
nous en faisait un de nos amis qui a pu sejourner
longtemps en Kabylie .
Quoique au milieu de ses compatriotes, vivant
de leur vie, soumis aux mmes lois, il semble
ne pas tre membre de leur societe. II n'entre-
tient avec ses voisins que les "rapports absolu-
ment indispensables ; il n'a de confiance en per-
sonne, pas mme dans les membres de sa famille.
Le pere est-il Khouan? il refuse de recevoir a sa
table ses enfants qui ne sont pas affllies avec lui
a la mme secte ; il n'aime que ses freres dans la
meme voie, il ne recherche que leur compagnie,
il ne vit que pour eux, ses enfants n'existent
pas pour lui. Et que sera-ce quand il faudra que
ce mme personnage travaille pour la societe
et lapatrie, si deja, pour son co3ur, ceux auxquels
il a donne" le jour n'existent pas.
Le Cheikh a sur ses subordonnes une autorite
sans conteste et absolue; ses paroles n'admet-
tent pas la moindre discussion, il exige
1'obdissance aveugle. Un jour, un Etouan
402 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
trouver un de mes amis, et au cours de la conver-
sation : Si tu voulais m'acheter la moitie" de mon
bien, lui dit le fervent Kabyle, quo mon ami
savait etre un fidele ourad, tu me tirerais d'em-
barras ; il me faut en effet en vendre la moitie.
Et pourquoi veux-tu vendre ce que tu pos-
sedes, tu n'es pas bien riche, il est vrai, mais
tes enfants seront heureux de posseder ces quel-
ques oliviers. Est-ce pour payer tes dettes que
tu veux t'en defaire? Nuliement, repondit son
interlocuteur, je n'ai pas mSme une seule dette ;
mais mon Cheikh m'a demande lamoitie" de mon
bien, et je ne puis que lui obeir. Et mon ami
ajoutait, pour calmer ma surprise, qu'un autre
Khouan lui avait dit un jour : Pour moi, je ne
connais pas Dieu. Nous a-t-il faitunprecepte de
ne pas tuer ou de ne pas voler, ou de ne pas
mentir et porter faux temoignage, je n'en sais
rien. JE NE CONNAIS SUR LA TERRE QU'UNE CHOSE :
CE QUE LE CHEIKH ME COMMANDS.
Ces deux fails, et nous pourrions en citer bien
d'autres encore, montrentrinfluence et 1'autorite
des Cheikh. La parole de celui qui ne savait pas
mme s'il y avait un Dieu et s'il nous avait fait
des commandements, se passe de coromentaires.
Quelle ne doit pas tre la force de cohesion de
telles confreries, et quel mal ne sont-elles pas
appelees a nous faire. Ce Khouan dtait dispose a
tuer et a voler si son Cheikh le lui avait ordonne,
et celamalgre laloi positive de Dieu. Et que sera-
ce quand .il faudra combattre llnfldele? Nous
recommandons ces deux reponses a nos gouver-
nants et aux fonctionnaires de la colonie.La der-
niere n'estelle pas vraiment satanique ?
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 403
Gitons encore un autre fait, et cemi-la nous
fera voir comment agissent les chefs pour vi-
siter les subordonne"s. Nous citons presque mot a
mot Un passage des notes que cet obligeant ami
a bien voulu nous transmettre. Un Kabyle avait
sa maison voisine de celle d'un Ourad. Une
fenStre mme donnait sur la cour, et on pouvait
entendre tout ce qui se disait (1). Or, il arriva que
leKhouan regut la visile de son Cheikh. Gelui-ci
arriva, a la nuit tombante, deguise en colporteur
(attar) et se dirigea aussitSt vers la maison de
son confrere. Toute la nuit fut passee en prieres
et en chants patriotiques, tous amines de la plus
grande exaltation . \ oici quelques couplets d'un
de ces chants que le Kabyle put retenir de me-
moire :
Je me suis leve" des 1'aurore.
Je suis alle me laver a la fontaine.
Sur mon chemiu le gazon pleurait,
Et mon visage s'est mouil!6 de mes pleurs.
Tout respirait la tristesse.
Ma voix s'est glacee sur mes levres,
A peine ai-je pu faire ma priere...
Gar rinfidele a foule notre terre.
Notre Cheikh a fait sa priere,
Le Prophete de Dieu lui a apparu...,
II lui a dit : Pourquoi pleures-tu?
Prophete de Dieu, n'as-tu pas vu
L'Infldele raser le tombeau du saint Marabout.
(i) Pour comprendre ce passage, il fant savoir comment sont
construites les maisons arabes. La porte, an lieu de donaer sur
la rue, donne sur une cour a peu pres. carree, ou 1'oa parque les
animaux domestiques. Sur les quatre cc.es de la cour, sont baties
les maisons. On pent facilement entendre ce qui se passe chez le
voisin, sur tout si la porte cstouverte.
404 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Ne pleure pas, dit le Prophete,
Mon cceur aime toujours les Ait-Ismail.
Dieu a maudit le chien de Francais i
O ' ' ;
En temps de paix, les Khouan n'exercent pas )
une grande autorite sur leurscompatriotes. Ceux- <
ci, eneffet, ne prodiguentleurs faveurs qu'a ceux
qui sont vraiment favorises d'extases et prou-
vent, en operantdes prodiges, qu'ils sbnt en
relation avec les esprits et que le monde sjrna-
turel n'a plus de secrets pour eux. Nous rayons
dit, bien peu en sont favorises re"eliement et
parviennent au dernier degre". Aussi quand ils
paraissent a la Djamaa (lieu d'assemblee
publique), ils n'occupent pas le premier rang;
c'est le Cheikh de la tribu qui dirige la conversa-
tion et propose les points a dtscuter. Mais
aussilSt qu'un e"ve"nement tant soil peu impor-
tant a eu. lieu, s'il faut activer la haine du
Musulman contre le chre"tien, alors les Khouan
entrent dans leur vrai r61e, et ils sont regardes
par le people comme des gens inspires par le
Prophete, charges par lui de ranimer le zele
parmi les sectateurs du Goran, et de precher la
guerre sainte. Ils parlent le feu, disent-ils dans
leur langage autant expressif qu 'image, et
chacune de leurs paroles est consideree par tous
ces gens na'ifs comme 1'expression de la volonte
d' Allah.
Etce que nous disons ici de particulier tou-
chant les Rahmanya, a son application gene"rale
a tous les ordres; les t aits seuls que nous venonsde
rapporter sont des actes de Khouan Rahmanya,
mais cet esprit n'est pas particulier a cettesecte. Je
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 405
ne connaisrien d'aussi sataniqueque de s'emparer
ainsi de la volonte d'un homme et de le contrain-
dre a faire le mal. Sans doute, les sacrileges
qui sont commis dans les antres de Satan sont
plus coupables, car c'est un crime de lese-divi-
nite ; mais n'est-ce pas un crime horrible aussi
de ne reconnaitre que la volonte de son supe-
rieur et d'ignorer si mme en dehors de lui il
y a un Etre supreme qui nous a donn3 des lois?
Gette reponse du Khouan nous fait voir com-
bien la doctrine de 1'lnde repandue dans les
ordres religieux et dont elle est comme 1'essence
est bien comprise par les affilies;ils sont conse-
quents avec eux-mmes et leurs principes. Si en
effet nous sommes des parceiies de divinite
pourquoi nous preoccuper d'elle ?
Gette reponse encore confirme ce que nous
avons dit sur le vrai sens a donner a la formule :
il n'y a pas d'autre divinite que Allah, sens
monstrueux, formule satanique, qui reunit en
une seule personne les deux principes les plus
opposes. Nous comprenons maintenant les sym-
pathies quelesManicheens dumoyen age eprou-
vaient pour les Musulmans avec lesquels ils
voulaient se liguer pour combattre la chreTiente",
et les lamentations hypocrites qu'a. toujours
fait entendre la presse juive et franc-maconne
de notre coionie, toutes les fois que 1'autorite
militaire a du sevir avec rigueur contre des
revolles. C'est loujours autour des zaouia qu'ont
eclate les grandes insurrections. Nous avons
deja vu le colonel \Nfegrier detruire celle d'El-
Biodh ou reposaient les reliques du grand
Sidi-Gheikh ; de meme, par deux fois, nos
fcE D1AQLE CHEZ LES MOSDLMANS 12.
406 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
braves soldats emporteront d'assaut la zaouia
des Beni-Ismail.
Maintenant que nous connaissons les Rahma-
nya et leurs pratiques, que par deux ou trois
fails nous avons pu faire apprecier du lecteur
1'autorite sans contrSle ni conteste que les
Moqaddem exercent sur leurs inferieurs, nous
voudrions, en continuant a faire 1'historique de
cet Qrdre, montrer comment il n'a cesse de nous
-cornbattre directemenl ou indirectement. Jus-
qu'au jour ou ie drapeau tricolore deploya ses
plis aux vents du Djurdjuraet flotta vainqueur sur
la zaouia de Sid-Mamed-ben-Abd-er-Rahman-
bou-Qobrein, la secte qu'il avait fondee pouvait
revendiquer pour ses affilie"s le nom de patriotes.
El-Hadj-Amar n'e"tait pas un revolte, c'etait un
ennemi qui nous combattait ayec les monies
moyens qu'Ab-del-Kader. Rien encore ne les liait
a notre domination, et personne ne pouvait leur
faire un reproche de defendre leurs montagnes,
a eux surtout qui jamais n'avaient subi aucun
joug qui n'eut e"te plus ou moins volontai-
rement accepte. Mais une fois qu'ils eurent
prete le serment de fldelite et pris la terre et le
ciel a temoin qu'ils ne nous tratiiraient point,
des ce moment ils devenaient sujets, et touts
tentative de leur part pour recouvrer leur in-
Jependance etait une rebellion, ils n'etaieni
plus des patriotes mais des re voltes.
Et cependant, pour tout homme qui connait la
haine que nous portent les Musulmans, ce ser-
ment n'avait aucune valeur ; les Kabyles devaient
le violer a la premiere occasion favorable : cette
occasion se presenta bientOt : en attendant,
LE DIABLE 6HEZ LES MUSULMANS 407
ils prdparerent la guerre pour n'etre pas pris au
de"pourvu.
A cette epoque, comme nous 1'avons dit, et
apres le depart d'El-fladj-Amar pour Tunis, qui
ne voulut pas rester dans un pays soumis aux
chreTiens, tout en conservant encore le titre de
general des Rahmanya, ce fut Mahmed-El-
Djaadi, d'Aumale, qui fut son Khalifa dans le
Nord, et dirigea de fait 1'ordre. Get homme
n'avait pas les qualites requises pour les cir-
constances difficiles que traversait sa congrega-
tion. Aussi le veritable grand-maitre, colui vers
lequel se tournerent tousles yeux des Rahmanya
de la Kabylie comme pour lui recommander la
revanche, fut le Gheikh El-Haddad, Moqaddem
de la zaouia de Seddouk. Beaucoup de Khouan
abandonnerent son adversaire Mahmed-El-
Djaad, et son fils Mahmed-ben-Mohammed vit
encore le nombre de ses adeptes diminuer cha-
que jour.
Les deux fils du grand Maitre El-Bee hir,
ceiui que nous avons dit tre 1'ami d'Abd-ei-
Kader, Mahmei-Salah, et Mohammed El-Bachir,
avaient aussi profile des desordres et des riva-
lite"s nombreuses qui suivirent la mort de leur
pere pour se faire une petite clientele et Texploi-
ter de leur mieux, toujours, avons-nous besoin
de le dire, pour leur plus grand bien et le salul
de leur ame. Le fils de Djaadi fut assez heu-
reux pour les rallier a son autorite. Gette
branche, dite de Maatka, du nom de la zaouia
ou le fils de Djaadi etait Moqaddem, fit cause
commune en 1871 avec celle de Seddouk des
partisans de Gheikh El-Haddad.
408 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Dans le Sad, on remarqua les m^mes rivalites
et les m&nes divisions, quoique d'une moindre
importance que dans le Nord. Deux zaouia
fournirent alternativement le grand-maitre de
cette branche : celle de Tolga et de Nefta.
Tandis que les Khouan de la premiere se mon-
traient toujours respectueux de notre autorite
et maintenaient avec nous les meilleurs rapports,
ceux de Nefta montraientla plus vive opposition,
et ce f urent leurs menees qui,lors de la conquete de
la Tanisie, reussirent a soulever centre nous
les tribus du Sud tunisien.
Telle etait la situation de cet ordre quand la
France essuya les terribles revers de 1870. Tout
e*tait pret en Kabylie pour la revanche. Notre but
n'est pas de retracer toutes les luttes et les mas-
sacres de cette re volte, le siege de Fort-
National, etc. ; nous voulons faire voir tout le
r61e que joua dans cette circonstance 1'ordre
des Rahmanya ; on verra la encore la confirma-
tion de ce que nous avons avance et dont Abd-
el-Kader nous a donne une premiere preuve
quand il forga Fempereur du Maroc a nous faire
la guerre : c'est qu'un chef d'ordre religieux*
serait-il bien dispose pour nous, devrait suivre
ses Khouan qui 1'entraineraient a la guerre
sainte. Tel fut le cas de Gheikh El-Haddad :
Depuis 1857, il avait ete tres correct envers
nous, et nous croyons que sans 1'influence de
son fils, il serait reste neutre avec son ordre el
aurait contenu la haine du Rahmany contre
nous; mais ce vieillard de 80 ans ne put arreter
la fougue du jeune homme, et il fut entraine
dans le malheur.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 409
Pour des raisons politiques en dehors de notre
sujet, le Bach-Agha-Mokrani avait leve 1'eten-
dard de la revolte. Si Aziz berbere francise,
plein d'orgueil et do haine cootre nous profita
de cette occasioa ; ce fnt le 27 mars, a Seddouq,
qu'ii prgcha la guerre sainte contre nous, et
quelques jours plus tard, le 8 uvril, son pere se
rencontrait avec Mokrani, a Akbou. Vers la
meme e*poque, Si-Aziz, ecrivait a son beau-frere,
le ca'id Ben-Araour, de Djidjelli, une lettre trop
importante pour que nous n'en donnions quelques
extraits (Gfr RINN page 478.) :
Nous vous donnons avis, ce sera pour
le bien, s'il plait a Dieu, que nous nous sommes
leves pour la guerre sainte, pour soutenirla cause
divine et que nous nous sommes decides a
combattre les ennemis de Dieu et de son envoye.
* Nous avons secoue le joug de la domination,
louange a Dieu I Quant a vous, ami, vous minede
gene*rosite et de liberalite, vous homme de race
antique et illustre, souvenez-vous de ce qui est
digne de vous, et de la noblesse de votre origine.
Gertes, anterieurement a 1'heure actuelle,
nous avons et^ dans Fimpossibilite de faire la
guerre sainte, pour plusieurs motifs parmi
lesquels il faut compter Fabsence d'union entre
les peuples musulmans la puissance du gouver-
nement francais en argent et en soldats.
Mais aujourd'hui ce motif a cesse : sur tous
les points de la terre les Musulmans se sont unis
pour exalter la parole de 1'Islam : tous out bris3
les liens de soumission a la France, d'Alger a
Aumale, Bougie, Setif, et jusqu'aux dernieres
limites du Hodna.
410 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
De ce c6te"-ci, le pays s'est entendu pour la
mme cause. EQ outre, le gouvernement francais
se trouve dans une situation critique produite
par la divergence des opinions en France et par
la domination absolue de la Prusse qui, apres
avoir detruit ses armees, la spolie de ses
richesses.
Telles sont les causes qui ont mis fin aux
obstacles de la guerre sainte, et il ne reste a un
homme aussi intelligent que vous, qu'a se lever
avec nous.
Je vous prie de me re"pondre comme je
1'espere de votre part et comme il convient a
votre gene"rosite, car vous tes un homme de
science et de religion
Je vous prie egalement d'operer votre jonction
avec moi pour attaquer le ca'id Ben-Habyles
qui resiste et s'oppose a la guerre sainte.
22Safar 1280(4 mai 1871).
Dans cette lettre, ce jeune homme qui, dans sa
haine contre nous et son ardeur toute juvenile
allait entrainer son pere et sa patrie dans une
guerre desastreuse, nous donna les vraies
causes de 1'insurrection : 1'affaiblissement de la
France, et 1' union entre les Khouan qui vient de
s'operer. Des lors, tout est pret pour la guerre
sainte : malheur a celui qui ne voudra pas le
suivre contre nous : il commencera par lui,
et lui fera sentir toute sa haine et sa ferocite.
Pendant que ces faits se passaient a Seddouq,
que devenaient les Beni-Ismail.La puissante tribu
ne pouvait rester etrangere a ce grand mou-
vement qui devait delivrer la Kabylie du joug de
I'lnfidele : N'a-t-elle pas toujours e*te* la plus
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 411
puissante da Djurdjura, et Dieu ne l'a-t-il pas
choisie pour y faire naitre le grand Abd-er-
Rahman-bou-Qobrein. A la Djemaa, dans les
reunions publiques et prive"es, dans la zaouia
surtout, on ne parlait que de guerre sainte, que
d'extermination de I'lnfidele : tous les coaurs
e"taient dans Tallegresse et les tetes surexcitees.
Un homme seul ne partageait pas cet enthou-
siasme et rappelait ses subordonne"s a la mode-
ration : c'etait le chef de la zaouia, homme plein
de foi mais aussi de prudence ; malheureuse-
ment,il ne put empcher ses compatriotes d'em-
brasser la cause du Gheikh de Seddouq. Nous
nous arrelerons un moment pour recueillir ici
deux enseignements qui nous feront bien
comprendre 1'organisation et le fonctionnement
de cet ordre, a la fois si divise et si uni.
Le premier, c'est que les Khouan Rahmanya
ne connaissent pas les divisions qui existent
entre les Moqaddem ; ils sont Ourad- Rahmanya,
ils suivent tous le m3me oured, recitent tous le
me me diker, n'ont tous qu'un seul desir, qu'une
seule haine aucoeur: la haine du Roumi, le desir de
1'expulser. Aussi, avant d'appartenir au Moqad-
dem de Seddouq, de Maatka ou de Nefta, ils
appartiennent a 1'ordre, et, en gens logiques, ils
suivent celui qui leur parait se conformer davan-
tage aux instructions du fondateur. C'est ce qui
nous explique pourquoi des Moqaddem, j usque-
la desunis, se sont trouves amis le jour ou il a
fallu nous faire la guerre ; c'est, nous oserions
dire, 1'etat chronique des Etats diriges par Satan ;
ils ne peuvent pas vivre en paix entre eux et
conserver les liens de la charite : ils ne sont
412 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
tous unis que par un seal amour, une seule haine,
celle du Wen : ils s'aiment et s'unissent quand il
faut combattre Diea.
Le second enseignement que nous pouvons en
tirer est special a Pordre, mais nos lecteurs sau-
ront aussi le gendraliser. Ils ont remarque, sans
doute, que jamais jusqu'ici aucun descendant du
saint Marabout n'a occupe le rang suprdme :
toujours des gens etrangers a sa famille ont di-
rige" dans la voie sainte les fideles Khouan. Jus-
qu'a. 1'epoque. ou nous sommes parvenus, dans
cette zaouia ou on ne respire, disent les Kabyles,
que la saintete, la piete et la paix, jamais la
moindre contestation ne s'etait elevee .entre ies
descendants du saint et le Moqaddem de 1'ordre :
les premiers sacrifiaient les droits qu'ils pou-
vaient avoir, parce que, disaient-ils, les seconds
geraient tres bien les affaires de 1'Ordre.Ce sont
ies Kabyles qui le disent aux visiteurs. Gepen-
dant, on ne peut nier, pour rester dans le vrai,
qu'entro les descendants du saint Marabout et
les chefs de la zaouia,il n'y eut une sourde haine
qui,de temps a autre, eclatait, an grand scandale
des fideles croyants. Les fils d'Abd-er-Rahman
n'e'taient certes pas si dsinte r resses qu'ils n'eus-
sont voulu avoir une part des bene"fices que rap-
portait le tombeau de leur aieul : celui-ci, en
mourant, avait declare tous ses biens et loutes
ses propriete"s mahabous (1). Ges biens apparte-
naient a la Koubba et a la zaouia, et, grSce aux
revenus (dont une parlie etait empochee par le
Moqaddem et agents subalternes), les pauvres
(I) Les biens habous sont des legs pieux fails a une mosquee, pom 1
son entretien.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 413
et les pelerins e"taient heberges gratis ; les he"ri-
tiers n'eurent rien : ce qui ne plut pas aux
neveux. Grace a la reputation loujours crois-
sante de saintete de 1'iUustre Marabout, grace
aux nombreux prodiges operes par son interces-
sion, chacun, apres avoir fait de nombreux pr&-
sents peadant sa vie, a sa mort declarait Maha-
bous un petit coin de terre : et la Koubba s'enri-
chissait toujours, et les descendants voyaient
des Strangers se gorger de biens, grace a la
saintete de leur aieal. La gestion de ces biens
appartenait de droit au Mojaddem. G'est pour-
quoi les heritiers, on le concoit sans peine, sup-
portaient amerement de voir des etrangers
comme le Magrebi-el-Bachir, s'enrichir sous
leurs yeux, grace a la renommee de leur ance-
tre. L'un d'eux voulut y mettre un terme, et
plonger sa main dans le tresor. Ilreussit a perdre
le Gheikh. Voici quel moyen il employa :
Tous les Khouan des Beni-Ismail demandaient
a grands cris que la guerre fut declaree aux
Francais et qu'on s'unit au Cheikh-el-Haddad
pour exterminer le chien de Chretien. Le Mara-
bout eut vite eoneu un plan pour perdre le
Cheikh de 1'Ordre. Seul, en eflet, il resistait a
ses Khouan, et,aussi ruse que le Marabout.il re-
fasait de preacher la guerre sainte, parce que>
disait-il, les Kabyles ne pourraient vaincre 1'ar-
me"e francaise, et, dans ce cas, il savait le sort
qui 1'attendait. Le Marabout, au contraire, savait
que le vrai moyen d'arriver a la tele de la zaouia
etait de compromettre le Gheikh aux yeux des
Francais. Faisant montre de patriotisme et de
religion, cachant sous de belles paroles son
414 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
orgueil et sa jalousie, il excita centre le Gheikh
tous les e"tudiants. Un jour done que ceux-ci
1'entouraient et qu'ils 1'exhortaient a prendre en
main la cause de 1'Islam, le vieux Gheikh essaya
de les calmer, de les adoucir et de leur faire en-
tendre le langage du bon sens et de la raison.
Mais 1'esprit musulman est un esprit de violence
et nos Khouan ne voulurent pas se rendre a ses
avis : ils lui ordonnerent de les. meaer sur le
champ a 1'assaut du fort de Dra-el-Mizan on ils
allaient le tuer en cas de ref us. Le Cheikh, ra-
conte-t-on, voyant se tourner contre lui ceux
auxquels il avait j usque-la consacre toute sa vie
et qu'il elevait comme ses enfants,ne put s'empe"-
cher de verser des pleurs : Vous demandez ma
mort, dit-il a ses subordonne"s, car m'eloigner de
ces lieux c'est vouloir me faire mourir. II alia
cependant et, lui qu'on avait vu si pusillanime et
si craintif parce qu'il ne voulait pas engager la
tribu dans une guerre desastreuse, se battit
comme une panthere ; mais il tomba au pouvoir
des Fran?ais et allafinir ses jours a La Nouvelle.
Son competiteur sut profiler de la deche"ance de
son rival, et actuellement ii passe pour le chef
et legardien du tombeau de Ben-Abd-er-Rahman-
bou-Kobrein.
Apres quelques jours de lutte, presque toutes
les tribus du cercle de Dra-el-Mizan vinrent
demander Tainan. Deux ne voulurent pas se
soumettre et opposerent une resistance deses-
peree. G'etaient les Beni-Kouffi et les Beni-
Isma'il. II n'y avait qu'un moyen de soumettre
les revoltes, il fallait prendre la zaouia et le
tombeau du saint,
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 415
Non loin d'un village kabyle, nomme Ait-Ali,
au pied m&ne du massif du Djurdjura, s'e"-
tend une plaine tres encaisse"e, entouree de
tous code's par d'immenses rochers, planted de
chines verts et de cedres magnifiques. Cette
vallee est quelquefois appelee la vallee des
Singes. G'est la que les derniers restes de 1'ar-
me'e s'etaioit retires- Us croyaient la position
imprenable, mais ils comptaient sans les canons
francais. Uue colonne arriva par Dra-el-Mizan,
et, escaladant la montagne, vint camper sur un
pic eleve en face de la Koubba de Ben-Abd-er-
Rahman. Le commandant de la colonne, decide
aeteindrele foyer de Pinsurrection, avail deja
braque ses canons sur le tombeau. C'etait le
general Gerez, qui, arrive au mois de juillet,
avait fait porter ses canons au sommet du pic
d'Aourir. Encore quatre heures, et le tombeau
n'e"tait qu'un monceau de cendres, et le cadavre
du saint Marabout n'etait plus. Un Kabyle des
plus influents vint trouverle general et demanda
grace pour la tombe du grand Bou-Qobrein, ; sa
demande fut exaucee, mais le gene r al exigea
que toutes les portes de la Koubba fussent
murees, qu'aucun indigene ne put y entrer sans
la permission du capitaine du bureau arabe, et
que la zaouia fut rasee.
Par un arrete du 6 septembre 1872 et du
25 Janvier 1875, le sequestre collectif a ete pose
sur les biens de cette turbulente tribu. Le cin-
quieme de la richesse territoriaie de la tribu a
ete evalue a 130.674 fr. 50 c. Une somme de
100.988 fr. 90 c. a et6 versee a la caisse de
1'Etat et 29.685 fr. 50 c, ont et<5 payes a titre
416 Lfi DIABLE CHEZ LES_MUSULMAI*S! V . i
d'indemnites pour la formation des villages fran-
cais de Boghni et d'A'in-Zaouia.
Tel fut pour cette malheureuse tribu, malgre"
la saintete et Ja puissance de son protecteur, le
resultat de cette re" volte. Le but poursuivi par les
Khouan de la zaouia avail certes e"choue", mais
le Marabout, qui avail use de son influence et de
sa descendance directe du grand Marabout
venere en ces lieux, vit ses projets couronnes
de succes .
Que faisaient, pendant ce temps, les Khouan
de Gheikh El-Haddad et de son flls? Gelui-ci
apres avoir jete 1'appel a la guerre saiate, se fit
remarquer par des cruautes sans nom : il exerga
sa sauvage haine contre de pauvres femmes et
de pauvres enfants desarme"s. Tout le monde
connait le fameux massacre de Palestro ; ce qui
se passa la ne fut que la repetition sur un plus
grand theatre de ce qui se passa dans les f ermes
ou maisons isole"es. Ge sont des horreurs dont
on f remit quand on en lit le re"cit detaill^ dans les
histoires le TAlg^rie.
Palestro est silue environ a 60 kilometres
sud-est de la capitale, a laquelle elle est au-
jourd'hui relive par un magnifique chemin
de fer. Jamais on n'aurait cru qu'une loco-
motive passerait dans de tels precipices : les
gorges de Palestro sont a notre avis plus belles,
plus grandioses, plus pittoresques que celles de
la Ghiffa. Quand on sort de ces gorges, emporte
a toute vapeur, on se trouve tout a coup dans
une plaine : c'est la qu'est bati le village de
Palestro. II compte aujourd'bui de 2 a 3.000
ames. G'est une ville tres coquette, tres agreable,
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 417
etnous garderons toujours un bon souvenir des
quelques moments que nous -avons pu y rester.
En 1871, ce n'e*tait qu'un petit bourg ou de-
meuraient quelques families europeennes.
Palestro s'offrait necessairement aux revoltes,
et, pour deboucher dans la plaiae, ii failait s'em-
parer des gorges dout le village garde 1'entree.
Surpris a 1'improviste par une bande de deux a
trois mille brigands armes de pioches, de poi-
gnards, de fusils, de faux, etc., les malheureux
habitants se retrancherent dans . les quelques
maisons qui oflfraient le plus de garantie de
solidite*. Pendaat quelques jours, ces braves,
ayant a leur tete leur cure qui n'avait pas
voulu les abandonner, se defendirent vail-
lamment. Vaincus par la fatigue, prives de
toute nourriture, emus par les pleurs et les
sanglots de leurs femmes et de leurs enfants,
ces malheureux voulurent essayer d'un accom-
modement, et, sur la promesse que leur firent
les chefs de la bande, ils ouvrirent les portes et
de*poserent les armes. A peine les premiers
avaient-ils f ranchi le seuil de la porte, que le
massacre commenga, un massacre sans quartier.
Nous ne pouvons pas dire la maniere indigne
dont ces brutes profanerent ces corps : on
retrouva celui du cure, tout mutile, ou plut6t on
ne retrouva que quelques lambeaux de chair de
ci, de la. Vingt-quatre heures plus tard, la
colonne de delivrance arrivait d'Alger.
Gesbarbares ne jouirent pas longtemps des
fruits de leur victoire. La France n'etait pas
epuisee ainsi que 1'avait cru Aziz, et malgre les
nombreuses blessures que lui avail- faites un
418 LE DIABLE CHE2 LES MUSULMAM
ennemi implacable, elle pouvait encore donner
des soldats pour tenir les Kabyles en respect.
Aussitot que 1'amiral dti Gueydon fut arrive,
qu'il eut recu quelques renforts et put diriger les
operations, DOS soldats marcherent contre 1'en-
nemi,et lacampagne ne fut qu'une longue suite de
victories. La zaouia de Seddouq, qui avait ete
le centre et le foyer de 1'insurrection, subit le
meme sort que celle des Ait-Ismail : elle fut de"-
truite, son Moqaddem pris ainsi que son fils.
Tel fut le r61e que jouerent les Rahmanya en
1871. Nous ne pouvons nier que ce ne fut
Mokrani (1) qui ne levat le premier, et pour des
raisons politiques, Tetendard de la re volte; mais
il est aussi certain que les Rahmanya lui appor-
terent un puissant secours. Presque toutes les
branches, malgre" les rivalite"sde Moqaddem, pri-
rent part a 1'insurrection, ce qui veut dire que tou-
jours iis seront unis quand il faudra nous
combattre. On detruisit les deux zaouia qui
avaient etele centre et le foyer de 1'insurrection,
et on mura le tombeau du Marabout ; a notre
avis, on ne fit pas assez et on ne prit qu'una
demi-mesure ; il fallait au son du tambour et du
clairon faire sauter le cercueildu pretendu saint
au nom de qui les Kabyles s'etaient souleves-
contre nous. II fallait fusilier tous les chefs, et
ne pas les envoyer en prison soit a Cayenne,
soit a LaNouvelle;il est facile d'en echapper, et
presque chaque annee quelques-uns de ces
({) On sait la reponse que fit ce chef arabe, qui pretendait
descendre d'un Montmorency, a 1'ofiScier qui lui apporta le decref
Cremieux ; il lui remit sa croix de la Legion d'honneur et, comme"
un chevalier du moyen age, il envoya son defi a la France quan*
elle ne serait plus en guerre avec la Prusse. 11 mourut d'une maniere"
heroi'que.
"IE DIABLE^CHEZ LES MUSULMANS 419;
exile's rentrent en cachelte dans leur pays, ou
e"videmment per sonne ne les a vus, tandis qu'ils
signalent, eux, leur presence par la inert de leurs
ennemis. Les biens furent confisque"s, et sur
leur emplacement, quand il etait convenable,
comme a Seddouq ou aux environs, comme
aux Beni-lsmail, on construisit d^s tillages
francais.
o
Gheikh El-Haddad mourut dans les prisons des
chretiens,etses compatriotes saluent en luile vail-
lant guerrier et le grand martyr. Ses fils furent
internes soit en Corse, soil a la Nouvelle-
Caledonie. En 1881, Sid-Aziz, celui sur qui doit
retomber tout le poids de la guerre, 1'homme
qui, dans cette anne"e ne*faste, nous fit le plus de
mal en Kabylie, parvint a s'echapper. Le croi-
rait-on, son fils a fait ses eludes comme boursier
au iyce*e d'Alger. On se demande dans quelle
aberration d'esprit sont tombes nos gouvernants.
Groient-ils, en faisant de lui un athe"e, en lui
donnant une tournure un peu francaise, en faire
un Frangais, un homme d^vouo a nos interns,
et attache" a nous jusqu'a la mort? En 1871, les
Sieves del'ecoled'artset metiers etablie au milieu
de la Kabylie ou on les instruisait gratuitement,
s'unirent aux re voltes et employerent contre
nous le peu de science que nous leur avions
enseigne'e. Nous devons renoncer a Tassimila-
tion du peuple arabe, si nous voulons y arriver
autrement que par le christianisme. Et, a ce
sujet, nous voulons meltre sous les yeux de nos
lecteurs un passage d'une lettre ecrite en 1872,
a M. Le"on Roche qui avail fait connaitre a un
de ses anciens amis, Tun des chefs arabes les
420 LE DIABLE CHE2 LES
plus influents de la colonie, les accusations
portees a 1'Assemblee Nationale centre les
populations musulmanes de TAlgerie (1) :
Un autre orateur, un de nos amis sans doute,
aurait avance qu'il n'existe pas d'antagonisme
entre le peuple arabe et les colons europeens.
Helas ! affirmer un fait semblable, c'est voir
la situation avec 1'oeil du desir, mais non avec
1'ceil de la realite.
Oui, ily a et il y aura toujours antagonisme ;
oui, il y a et il y aura toujours des conflits entre
les Arabes et les Francais juxtaposes sur la
terre d'Afrique . Et cette situation ne provient
pas seulement de 1'antipathie du Musulman pour
le Chretien, de ia diversite des races ou de la
difference de religion; elle est la consequence
logique, inevitable; des sentiments de haine que
nourrit tout peuple conquis a 1'egard du peuple
conquerant.
Ges paroles sont pleines de sens, et nous dou-
*ons qu'un Europeen eut parle avec plus de jus-
tesse ; elles ont, de plus, une certaine aclualite",
car elles ont e"te ecrites au lendemain de la sou-
mission des Rahmanya.
Interne a la Nouvelle-Caledonie, Gheikh-Aziz (2)
trouva moyen de s'evader en 1881 ; et, depuis
cette epoque, il habite soit La Mecque, soit
Medine. II fait tous ses efforts pour rentrer en
bonnes graces aupres du gouvernement frangais;
nous vouions citer une lettra qu'il ecrivit en arabe
a un de nos consuls d'Orient, elle fera juger le
(1) Ouvrage cite, tome II, page 338."
(2) II est mort il y a plus de deax ans.
p;;^^^ : : j- r
^ ^^ 421
personnag.e, et on y admirera son astuce et son
habilete":
Mon desir de rentrer en grace n'est pas tou-
tefois motive par la gene qui resulterait pour
moi de 1'exiguite des ressources dont je dispose
ici : et je jure par Dieu que je n'y ai pas meme
songe, d'autant plus que Ton trouve partout ici
des moyens de subsistance, surtout si Ton ma-
nifeste des sentiments hostiles a 1'egard de la
.France.
Plusieurs personnes ont iasiste aupres de
moi afln que je demeure chez elles ; je citerai,
parmi ces personnes, le reprdsentant a La
Mecque de la zaouia de Si-Snoussi ; lequel m'a
declare" qu'il m'enverrait au besoin aupres de
son Cheikh a Djegboub, c'est-a-dire aupres de
celui qui s'annonce comme devant etre le Madhi,
et qui, d'apres ce que me fait savoir son repre-
sentant, a une affection particuliere pour les
Algeriens musulmans. J'ai rejete ses off res cap-
tieuses; ayant ete, en 1871, un chef superieur
au Snoussi. pouvais-je aujourd'hui m'abaisser au
point de devenir le jouet d'jin homme, et n'ai-je
pas ete a mSme de constater, en 1871, la mau-
vaise foi des hommes ? Aussi ne serai-je jamais
plus du nombre des rebelles .
Pour les motifs que je viens de vous exposer,
je vous prie d'interceder pour moi . Je ne me
rendrai jamais plus coupable d'aucun acte hos-
tile contre le gouvernement, et je suis convaincu
qu'il trouvera son profit a m'accorder ma grace,
a cause de ce que je pourrai dire a mes compa-
triotes sur ce que j'ai eprouve et sur ce dont j'ai
ete temoin. Vous connaissez les Arabes et vous
LE DUBLE CHEZ LES MUSCLMANS 42..
422 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMAfiS
savez combien faciiement ils ajoutent foi a ce
qai leur est dit. Moi je saurai detruire dans leur
coeur la mauvaise impression qu'auront pu y
laisser tous les propos vides de sens.
Toutle caractere deceKabyle, recouvert d'an
leger vernis de civilisation, se montre dans ces
quelques lignes . II voudrait retourner dans son
pays ; il voudrait, comme son pere le fit pendant
plus de douze ans, vivre en bonne intelligence
avec les autorites, et faire oublier son passe ;
il ne se glorifie pas de son titre qu'il avail ob-
tenu en 1871 a cause de ses nombreux exploits
contre nous ; il etait a cette epoque e"mir des sol-
dats de la guerre sainte ; mais ce titre, auquel il
ne veut pas renoncer, est, il le sail bien, le plus
grand empSchement a son rappel. Aussi il ne
s'en glorifie pas, il semble plut6t le passer sous
silence. Si jamais il reussit a tromper le gouver-
nement, s'il parvient a le persuader de ses bon-
nes dispositions et de son desir de vivre en paix
avec les Infideles, alors, plein de fierte et d'arro-
gance, expioitant a son profit son titre de martyr
de la cause sainte, il paraitra au milieu des tribus
comme un liberateur, et, fierement drape dans
son burnous, ii se promenera dans les rues de
nos villages construits dans ses montagnes, en
meditant la vengeance. Tels nous ont apparu
deux des principaux Kabyles se promenant
dans la rue principale de Palestro. Nous ne
comprenons pas, en verite, qu'on ait pu faire
grace a de pareils bandits. La prison ne les
deshonore pas; aux yeux de leurs compatriotes,
c'est un nouveau titre de gloire ; ce sont, pour
employer un mot dont on fausse si souvent le
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 423
sens, ce sontdes martyrs, c'est-a-dire des te-
moins de Terreur...., de Satan....
Apres cette violsnte secousse qua venait de
subir 1'ordre des Rahman ya, en particular la
branche de Seddouq, ilfallait a 1'ordre une ere
de paix pour retablir ses cadres et son organi-
sation. II n'a pas pu encore parvenir a cette
unite de commandement qui fait toute la force
d'un ordre. II y a toujours a peu pres le meme
nombre de Moiaddem, gouvernant tous la por-
tion qui leur est conh'ee et ne relevant que
d'eux-mSmes.
El-Haddad, en mourant dans les prisons des
Roumi, avait designe, pour lui succeder comme
chef de la zaouia de Seddouq, dans le cas
ou son fils serait dans 1'impossibilite de lui suc-
ceder, un homme paciflque, inconnu, et qui
etait a peu pres 1'oppose de Cheikh-Aziz. G'dtait
El-Hadj-El-Hamlaoui, Moqaddem a Chateaudun
du Rummel. II est certain que c'etait 1'homme
qu'il fallait pour le moment , et El-Haddad a fait
preuve d'inteiligence en le designant. A peu
pres inconnu avant qu'il ne fut appeie a ce rang,
n'ayant pris a la guerre aucune part active, et
s'y etant conduit comme tous les adeptes
d'El-Haddad, cet individu ne devait pas eveiller
les soupcons de I'admmistration. Le principal
merite, en effet, d'un chef, apres une telle echauf-
fouree on sos adeptes avaient excite au dernier
point le courroux du vainqueur et eveille toutes
ses moindres susceptibilites, c'etait de faire le
moins de bruit possible, an'n de reparer dans
Tombre les ddsastres et les vides fails par la
guerre, pour tre pret a recommencer a la pre-
424 .LE DIA.BLE CHEZ LES MUSULMANS
miere occasion. Le vieux Gheikh, quiaSOans
avait engage" la lutte contre nous, vit en mou-
rant combien e"tait triste la situation dans
laquelle il laissait son ordre, et il donna des
instructions dans ce sens.
Aussi, voyons-nous tous ces Ourad, malgre la
haine qu'ils nous portent, obeir fidelement a
leurs Cheikk et ne pas combattre directement
notre influence. Seule, la zaouia de Nefta, en
Tunisie, qui, en 1871, etait restee etrangere a la
guerre lors de 1'occupation de la Tunisie, nous
a montre la plus grande hostilite et nous a
combattus ouver lenient. Les Italiens trouverent
de fideles allies dans ces Khouan qui souleve-
rent contre nous le Sud tunisien ; mais les habi-
tants de ces contrees ne sont pas aussi braves ni
aussi courageux que ceux de la Kabylie, et, a
part quelques petits faits d'armes dont le princi-
pal fut, sans contredit, le bombardement et la
prise de Sfax, a part quelques petits combats et
razzia, la campagne se reduisit a une promenade
militaire ; les revoltes fuirent devant nous, et se
retirerent dans la Tripolitaine. Le point le plus
important de la campagne fut 1'occupation de
Nefta ; des ce moment, les Moqaddem de cette
zaouia, 1'une des plus hostilesa la France parmi
les Rahmanya, etaient places sous le contrSle de
notre gouvernemeot.
Nous ne pourrions apprecier qu'imparfaite-
ment la conduite de cet ordre envers nous, si
nous ne connaissions que ses rapports avec 1'au-
torite civile ou militaire. II faut connaitre les tra-
casseries continuelles, les petites et les grandes
miseres qu'ils font tant a nos colons qu'a DOS
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 425
missionnaires etablis au coeur de la Kabylie, que
dis-je, au centre mme de leur ordre a BemV
Ismail.
Qui a allum6 les immenses forets de chne-
liege qui couvraient les montagnes qui s'e*ten-
daient de Gollo a Djidjelli et faisaient la richesse
de cetfe contree ? Qui a transforme en brous-
sailles ces magnifiques forests ? Les Khouan. Un
certain M. Besson s'etait associe avec quelques
Francais, et il exploitait plus de 35.000 hectares
de fort de ch6ne-liege. Les Arabes de la
contree, affilie*s presque tous a la secte dontnous
parlons,en possedaient aussi quelques parcelles ;
chaque jour des vols etaient commis au preju-
dice de la Gompagnie : jamais,cela va sans dire,
on ne pouvait trouver UD coupable. Gependant, a
leur avis, les pertes de la Gompagnie n'etaient
pas assez grandes, et ils resolurent d'y mettre le
feu. Us s'assemblaient dans un endroit bien retire
de la fordt, et la, chaque soir, ils discutaient sur
les moyensa prendre pour nuire aux Roumi. Ge
fut alors qu'un des leurs, gardien en mme
temps de la fort, avertit le chef de 1'exploitation
de ce qui allait se passer ! Ne dis pas que c'est
moi qui t'ai informe, dans vingt-quatre heures je
ne serais pas en vie. On les surprit biea a
Tendroitou tous les soirs ils se reunissaient.
Pouvait-on conduire en prison quatre cents,
cinq cents individus ? Le feu fut mis a la fort,et
la Gompagnie ruinee (1).
(i) Une premiere fois le feu fat mis a la foret, en 1870.Depuis,que
de Frangais ont vu leur fortune s'envoler rapidement ; desKabyles
ont brule presque toutes les forets : il est vrai que, de nos jours,
on a replante, mais qu'il faudra des annees avant de voir de nou-
vean s'elever ces magnifiques bois.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULUANS 12. . .
426 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Que d'autres fails nous pourrions citer, ou
nous verrions la main du Khouan mettant tout
en oeuvre pour miner nos malheureux colons ;
depuis 1871, ils ne nous ont plus fait la guerre
ouverte et a coups de fusil, mais ils ont fait a nos
colons une guerre conlinuelle d'escannouches
qui leur ont fait peut-tre autant de mal que les
menaces et les devastations de 1871.
Par mi les Europeens, ceux surtout contre
lesquels ils eprouvent le plus d'antipathie et de
haine, ce sont les Peres Blancs. Dans presque
toules les tribus au milieu desquelles ils ont cons-
truit leur habitation, ils les ont rencontres tou-
jours animes des plus mauvaises dispositions a
leur egard. Tant6t ils empSchent les enfants de
frequenter, 1'ecole qu'ils ont ouverte, ouun mis.
sionnaire donne au coeur du petit Kabyle un peu
d'amour de Dieu et de la France, tant6t ils re*pan-
dent contre ces bons Peres les calomnies les plus
noires ; aujourd'hui, ils se re"unissent pour de-
creter qu'aucun enfant de Khouan n'ira a 1'ecole
du Pere ; demain, ils empcheront un malade de
venir au dispensairerecevoirle remede qui pour-
rait le soulager sinon le guerir. Gette haine du
Khouan pour le pr^tre catholique est, a nosyeux,
Tun des signes les plus manifestos du doigt de
Satan dans les oeuvres des francs-magons musul-
mans. Un jour, un A'issaoui faisait, sanss'endou-
ter, 1'eloge du missionnau-e, quand il lui disait :
Toi, je te connais; unjour, undetesfreresnous
a empeches de nous livrer a nos pratiques. > EQ
etfet, il parait que, par un signe de croix, un
pretre algerien avail interrompu une seance
donnee par ces agents du diable. Si un signe de
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 427
croix ge"ne lears jongleries et les empche de les
accomplir, faadra-t-il n'y voir qu'un effet du l>a-
sard?Ha'irlepretre, cat nomine revtudu carac-
teresacre*etdivln,qui passe sa vie entiere a faire
lebien, a combattre le malet ainterceder aupres
de Dieu pour nous, en offrant chaque jour la
victime sans tache; hair cet hommo qui ne nous
a jamais fait que du bien, et le hair sans autre
motif uniquement parce qu'il est pre*tre et bon,
n'est-ce pas satanique ?
Les missionnaires du cardinal Lavigerie ont
cinq ou six maisons en Kabylie d'ou ils rayonnent
sur la contre"e, se faisant les medecins du corps
avant de se faire les medecins de Tame. Jusqu'a
ces derniers temps, le gouvernement les a plus ou
moins tracasses, ne leurlaissant mme pas la
liberte entiere de faire le bien. Leur predication
muette, leur conduite de charite leur a gagne
cependantl'affection de cesKabyles, descendants
des premiers Chretiens africains . Ce ne sont pas,
en effet, des Musulmans qui se montrent anime's
des pi us mauvais sentiments envers ces homines
de Dieu : ce sont les Khouan, et aussi quelques
employe's de notre gouvernement soi-disant
athee.
II est certain que, depuis la derniere insur-
rection, les Rahmanya ont pris une grahdc
influence en Kabylie, et leurs rangs, loin de
s'eclaicir, n'ont fait que recruter de nouveaux
adeptes. Plusieurs Gheikh, en effet, se sont leves
de la masse des Khouan ; tandis que le grand-
maitre, reste fldele aux prescriptions de son
predecesseur, suivait une ligne de conduite
irre"prochable et tachait de se faire oublier
428 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
autant qu'il e"tait en lui, ses Mdqaddem subal-
ternes, excites par lui a redoubler de zele pour
la gloire de leur ordre, se re"pandaient dans
tout le pays, et usaient du prestige que leur
donnaient leurs visions et leurs extases pour
exciter la haine des Kabyles centre nous et nos
missionnaires. Celui de ces Cheikh qui etail le
plus en renom en 1889 c'e"tait Cheikh- Aly ; jeune
encore, plein d intelligence, ii est le type kabyle
dans toute sa beaute ; il est aide par Cheikh
Qassy, de la tribu des Ouadhias, un martyr de
1'independance, et que la police tient dans
une <5troite surveillance. L'influence qu'ont et
acquierent chaque jour ces deux personnages
est etonnante. On jure par leur nom, surtout
par celui de Cheikh-Aly; leurs adeptes font des
sacrifices en leur honneur; Tun offre une
poule, un autre plus riche donne un mouton
en sacrifice, et ceux qui ne pea vent rien
offrir dans leur pauvrete se contentent de les
prier. On ne fera rien sans consulter le Cheikh.
Lui seul, en effet, est capable de bien ge"rer les
affaires, car il a le don de lire dans Tavenir
et aussi de pouvoir dire si un homme est bon ou
mauvais rien qu'a 1'inspectioh de ses yeux.
Aussi, les plus fins et les plus ruses, quand iis
paraissent devout un de ces personnages illustres
ayant un don si admirable, baissent toujours les
yeux et ne regardent jamais en face leur terrible
scrutateur. On sait que Paul Soleillet, dans son
voyage auAdrar, subit cette operational que le
Marabout dit que, dans cet homme, il n'y avait
rien que du bon.
Pour 1'affaire de la moindre importance, cha-
cun s'empresse de le consulter. Faut-il se re*con-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 429
cilier avec son ennemi? Faudra-t-ii payer la
ziaraet la dime exige"e par cet habile exploiteur l^
le Kabyie se soumettra, heureux encore de
s'en tirer a aussi bon compte. Faudra-t-il refuser
le remede du Marabout francais? Faudra-t-il
o
retirer son enfant de son ecole ? Le Cheikh 1'a
dit, il n'y a pas a discuter, il n'y a qu'a agir se-
lon son desir. Bien plus, un Kabyie aura em-
prunte de 1'argent au Marabout; il n'est pas
riche, cependant sa conscience lui dit qu'il faut
rendre le bion qui ne nous appartient pas. Qu'en
pense le Cheikh ? Le na'if Kabyie va le consulter,
et, comme pour tous les avocats, il doit payer sa
consultation ; mais il sort content, car le Cheikh
lui a dit qu'il n'etait pas oblige de rendre les
cinquante francs empruntes, et, pour ce bon
conseil, 1'avocat fallacieux ne lui a pris qu'un
douro : J'en ai e*pargne neuf , se dit-ii a lui-
mme, tout content en rentrant au logis. En
Kabylie, ii y a aussi des juges, et le missionnaire,
pour prouver a son dgbiteur que le Cheikh
consulte n'est qu'un voleur, lui envoie le juge,
et au lieu de dix douro qu'il aurait du donner,
il doit en debourser onze.
Et, malgretous ces me"comptes, les Kabyles
obeiront aveugle*ment a ce Cheikh qui les trompe
aussi impudemment. Quel est le motif de cette
obeissance vraiment aveugle et stupide ? II faut
Tattribuer a 1'idee que se forment de leur Cheikh
les adeptes ; a les entendre, le Cheikh salt tout,
peut tout ; il n'a qu'a vouloir. S'il voulait, il con-
naltrait le passe et le present; s'il voulait, il de-
couvrirait Tavenir ; s'il voulait, il jouirait du pri-
vilege non seulement de la bilocation, mais aussi
430 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
de 1'ubiquite ; s'il voulait. . ., mais s'il voulait. . .,
il ne mourrait pas. Bien plus, et ici nous voulons
citer mot a mot, les lignes que nous ecri-
vait un do nos amis : Un de leurs adeptes
(des Rahmanya) qui, pourtant, ne pou^ait pas
tenir cette idee de lii seul, affirmait que
Cheikh-Aly etait une incarnation de la divinite ;
et, en le faisant expliquer sa pensee, il donnait
presque exactementce que nous appelons r union
hypostatique, 1' union morale n'etant bonne que
pour les sectaires du grand Gheikh-Aly. Qui
peut done leur avoir mis ces elucubrations
en tte?
Nos (ecteurs pourront, des a present, nous le
croyons, re"pondre a cette question. Evidemment,
une pareille theorie ne peut pas 6tre sortie du
cerveau d'un Kabyle : il a fallu que quelqu'un
I'y mit et le lui fit comprendre.
Gomme en Chine les missionnaires qui vou-
dront evangeliser les Kabyles et les Arabes se
trouveront en face des Khouan, leur influence
sera l>ien minime, et les proges bien lents, comme
dans rfixtr^me-Orient. Les affllies sont, en effet,
tres nombreux, et pour convertir 1'Arabe, il ne
faut pas essayer par les grandes personnes
mais par i'enfant. Et encore que de precautions
ne faut-il pas pour n'eveiiier ni les susceptibilites
d'un gouvernement a peine protecteur plut6t
hostile qu'ami, ni la vieille haine que garden!
toujours au coeur ies Kabyles vaincus. II suffit
de suivre avec attention les progres de cette
mission (car la aussi la grace de Dieu opere
lentement mais surement) pour comprendre
toutes les diflicultes d'une pareille enlreprise.
LE DIABLE CHE2 LES MtJStfLMANS 431
ll faudra toujours notar ceci : c'est quo les fils
de Khouan ne fre"quentent pas leur ecole : cette
decision a et prise dans une assemblee
i'adeptes, et les quelques rares qui les avaient
places chez les mission naires pour leur 1 faire
donner une bonne Education, ont du les retirer.
Dans presque tous leurs rapports, les mission-
naires se plaigaent de ces menees des chefs
d'ordre; a la station des Beni-Ismail, oil la
zaouia et le tombeau du saint sont a peine a
quelques centaines de metres de leur maison
ils ont, pour voisins, des villages enliers de
Marabouts : La population, disent-ils, ne nous est
pas trop hostile : on nous invite a leurs fetes, etc.'
une seule chose laisse a de"sirer, c'est que les
eafants ne viennent pas a 1'ecole; ils jouent
devant la maison avec ceux qui frequentent
la classe, mais quand la cloche sonne ils restent
a la porte : rien ne peut les faire venir, ni les
burnous ni les chechias et tant d'autres presents
que les missionnaires donnent a leurs eleves
pour les attirer et gagner leur confiance : la
cause, 1'unique cause, c'est que leur pere est
ourad, et le Gheikh a decide qu'aucun affllie ne
^aisserait ses enfants aller-en classe. Pouradou-
3ir ces co3urs farouches, pour apaiser un peu de
leur haine, il a fallu de la patience, de la charite
a un degre sublime ; il a fallu leur faire du bien
sans songer a la reconnaissance ; bien plus, a la
pjrte de la maison, des que vous avez tourne le
dos, les Kabyles insultent le missionnaire ; il a
fallu 'eur donner desremedes pour rien.
C'est en effet comme medecins que les Peres
ont gagne la confiance de ces pauvres malheu-
432 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
reux : les Marabouts ont vu que ces confreres
allaient leur faire perdre tout leur prestige,
aussi ils ont redouble* d'aetivite et fait un grand
eloge de leurs amulettes. II y a aussi des sor^
cleres qui veuleat lutter avec le missionnaire.
Un jour, on apporta a une de ces vieilies deux
pauvres petits Sires absolument sans forces
la guerisseuse se fit remettre dix oeufs et les
cassa en leur presence : les neuf premiers furent
gates, le dixieme fat bon : les deux petites crea-
tures peuvent maintenant aller en paix, le djinn
a et6 expulsS et ils gueriront in cha Allah (s'il
plait a Dieu.)
D'autres leur font une concurrence par trop
deloyale : quelques Marabouts, en effet, ayant
plus de confiance dans les remedes des mission-
naires quo dans leurs amulettes et prieres, vien-
nent leur demander des remedes. Un jour, un
Marabout entra sans plus de fagon audispensaire :
Marabout, donne-moi du remede. Pour qui?
Pour ma femme. Qu'elle vienne. Tu sais
bien que la femme du Marabout ne sort jamais.
Et les remedes non plus. Et le missionnaire
faisait bien ; le perfide se serait servi de ce re-
mede pour combattre 1'influence du Marabout
francais.
o
Tous ces fails montrent 1'antipathie et la haine
du Marabout et Khouan contre le missionnaire.
Ils savent bien que leur influence diminue cha-
que jour et diminuera encore en proportion du
bien qu'opereront les soldats de Jesus-Christ.
De plus, dans ces fails que nous avons cite"s, les
Marabouts n'etaient que de vulgaires sorciers ;
mais quand c'est Gheikh-Aly qui est consulte,
LE DI ABLE CHEZ LES MUSULM AN S 433
les choses ne se passent pas ainsi. Un jour, un
pauvre malheureux vint lui demander un re-
mede : il avait ete mordu par un chien enrage ;
connaissant le sort qui 1'attendait, il se resignait
avec la soumission d'un Musulman ecrase sous
le poids du decret e"ternel d' Allah. II voulut
cependant rendre une derniere visile a son
Cheikh ; peut-Stre par un reste d'espoir que eel
homme de Dieu opererait pour lui un prodige :
Get homme sans conscience lui fit une reponse
a laquelle il fallait s'attendre : Mektoub,
c'etait e*crit. 11 fallait se resigner et mourir.
Et le malheureux prit a la lettre les preceptes
de son Gheikh : Garde-toi surtout, lui avait-il
dit, d'aller trouver le Marahout Chretien; il
essayerait des remedes pour te guerir. Et
le Kabyle expira dans les horribles convulsions
de la rage. Comment apprecier une pareille
conduite, et que penser d'un homme qui a pris
une telle influence sur ses subordonnes jusqu'a
leur faire preferer la mort a la vie.
Elle est done bien grande encore Finfluence
des Rahmanya sur 1'esprit des Kabyles. Apres
plus de vingt ans, ils se reievent aujourd'hui plus
fiers et plu's terribles que jamais. Ils attendent
un moment favorable. Ainsi, au moment de la
guerre du Tonkin, ils suivaient avec la plus
grande attention les peripeties de la guerre. Ils
venaient trouver le Marabout pour lui demander
des nouvelles ; quand le missionnaire leur
annoncait les victoires de nos troupes, la tris-
tesse se peignait sur leur visage. Ils connais-
saient nos defaites bien mieux que les paysans
de notre patrie. Quand ils avaient acquis la
LK UIABLE CHEZ LES MUSULMANS 13
434 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
certitude que nos armies avaient eprouve une
defaite, ils venaient cauteleusement trouver en-
core le Marabout francais : Marabout, di-
saient-ils, ont-ils ete vainqueurs ? Et comme le
prgtre etait embarrasse pour leur repondre :
Babas, tu ne mens jamais, toi; mais comme tu
aimes tes freres, tu ne veux pas dire qu'iis ont
ete vaincus : ton visage est triste, ton oeil est
sans vie ; oui, Marabout, tes freres ont ete vain-
cus, car Allah les a maudits. Et une joie fe-
roce iiluminait leur visage.
Ils sont prets pour la revanche, et nous, le
le sommes-nous ? Quels sont nos nioyens de de-
fense pour arreler toute cette population qui se
levera comme un seul horn me et marchera droil
a 1'ennemi? Qae pourrons-nous opposer au cou-
rage indomptable de ces feroces montagnards
qui se precipiteront du haul de leurs montagnes
sur nos colons effares de la plaine comme 1'aigle
sur la colombe ? Que pourrons-nous quand, au
fanatisme du Musulman, il joindra la haine du
Khouan, et qu'il saura que son Gheikh est la qui
le regarde, 1'examine, et qu'au moindre mouve-
ment il tombera mort par la main d'un frere.
Nous ne pourrons pas seulement compter sur
notre armee ; la France pourra-t-elle, en effet,
laisser 60.000 hommes en Afrique, alors qu'elle
verra ses frontieres menacees par des milliers
de soldats? Un chemin de fer, il est vrai, traverse
maintenant la Kabylie de part en part. La ligne
d'Alger a Gonstantine passe par les gorges de
Palestro, Bouira, etc., tandis que deux lignes
secondaires pe"netrent au co3ur de ce pte de
montagnes; celle de Minerville a Tizi-Ouzou et
LB DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 435
celle qui relie Bougie a la grande ligne. On sait
combien il est facile d'intercepter une ligne de
chemin de fer. II suffit de faire sauter le pont
qui traverse 1'Isser a 1'entree des gorges de
Palestro, pour empScher les communications
avec la capitale de la colonie. De Paleslro a
Gonstantine et a la mer, dans ce pate de mon-
tagnes qu'on appelle la Kabylie, pate entoure de
quelques plaines fertiles, nous devons compter
plus de 100.000 Rahmanya, tous ennemis jures
de notre domination. Le Cheikh a besoin de toule
son autorite pour les maintenir dans 1'ordre et
leur defendre de proclamer la guerre sainte .
Us ecoutent leur Gheikh parce que, a leurs yeux,
c'est un Stre humain se rapprochant presque de
Dieu. A la premiere occasion, a la premiere de-
claration de guerre en Europe, ils se leveront
tous contre nous, et le Khouan qui obeit au
Moqaddem de Nephta ecoutera avec doeilite la
voix de celui des Beni-Ismai'l.
Nous ne saurions, en effet, trop le repeter :
entre les affilies, il n'y a pas de division; ils ne
connaissent pas, eux, toutes ces distinctions que
nous avons du faire pour bien connaitre 1'ordre ;
beaucoup m&ne d'entre eux nesa vent pas s'il y a
desMoqaddemindependants de celui auquel ils ont
jure obeissance; a leurs yeux, il n'y a qu'un seul
ordre, qu'un seul diker, qu'un seul but, tous sont
soumisaux mmes obligations, et s'il n'y a pas un
superieur general, a notreavis, c'est un danger de
plus. S'il n'y avait, en effet, qu'un seul superieur
re"sidant soit auxBeni-Isma'il, soil a Nephta, nous
pourrions jouir de la.paix et etre surs de lui, s'il
etait envers nous dans de bonnes dispositions ;
436 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
s'il etait anime de dispositions hostiles, nous
pourrions ou le faire changer ou le surveiller.
Rien de tel : cinq on six hommes commandent et
sont egaux dans cette congregation : chacun
veut e"tre Gheikh et Triqa et aucun ne vent se
soumettre a un superieur. Aussi, pour satisfaire
les passions d'un homme, 1'ordre entier pourra
etre entraine dans une gaerre contre nous. Si un
jour Gheikh Aly veut faire preuve de son cou-
rage et de sa puissance aupres de Dieu, il appel-
lera a la Djihed tous les affllies, et non settlement
ceux qui dependent de lui, mais encore ceux
dependant d'un Moqaddem ennemi de Gheikh
Aly se leyeront en masse pour voler a son
secoars. G'est ce qu'on a vu en 1871 ; le Gheikh
de Seddouk a ete soutenu dans la guerre sainte
par celui de Maatka avec lequel il avait vecu en
inimitie.
Ici nous nous arretons : nous pourrions bien
encore faire connaitre certaines pratiques,
comme par exemple le don de communiquer aux
autres des maladies, etc. , mais ce sont des pra-
tiques qui se re"clament pliitdt de Tislamisme
que des societes secretes . Nous croyons avoir
atteint notre but ; cet ordre n'est pas satanique
comme celui de Ben-Ai'ssa, mais il est surtout
dangereux pour notre domination, car il compte
une foule d'inities qui sont prts a prendre les
armes pour nous repousser. II nous semble qu'il
n'y en a pas de plus a craindre ni de plus a sur-
veiller en Algerie ; les Ouled-sidi-Cheikh,malgre
leur immense celebrity, perdent de jour en jour
de leur influence, et voient tomber le prestige
dont etait entoure" le nom de leur aieuL Les
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 437
Aissaoua ne sont pas bien a craindre, relative-
merit, pour notre domination ; ils ne se lanceront
jamais seals dans une entreprise comme serait
celle de nous declarer la guerre : ils ne se jugent
pas assez forts, et aiment mieux jouir en repos
dans letir zaouia du doux bonheur de 1'extase.
Les Rahmanya, au contraire, semblent n'avoir
qu'un but : assurer llndependance de la Kabylie,
et, a ce point de vue, ils sont pour ces montagnes
ce que sont les Taibya pour le Maroc. Leur but
est done de nous nuire par tous les moyens
licites et illicites : leur desir, leur seul desir
est de nous chasser de ces montagnes le plus
t6t qu'il leur S3ra possible ; aussi, nous ne
cesserons de repeter que le grand danger, dans
1'Afrique du Nord, pour notre domination, c'est
1'ordre des Rahmanya ; ils feront, dans le Sahel,
ce que feront les Snoussya dans le Sahara :
peut-Stre une fois qu'ils nous auront expulse"s
ils ne pourront s'entendre ; mais nous sommes
certains d'avance que leur esprit et leur coeur
ne feront qu'un quand il faudra nous combattre.
GHAPITRE VII.
Snoussya.
Nous voila enftn parvenu acetordre quiest
appele a jouer le premier r61e dans la franc-ma-
connerie musulmane. Tout ce que nous avons dit
et ecrit jusqu'ici peut n'tre considereque comme
une introduction a ce chapitre. Nous ne voulons
pas promettre plus que nous ne pouvons tenir ;
mais nous ne craignons pas de dire qu'en ce
moment les Snoussya sont les maitres du sud
de la Tripolitaine ; que le Gai'macan de Tripoli
mme est humblement soumis a un ordre de
Djegboub ; que, des bords de la mer Rouge jus-
qu'au Senegal, tout ce vaste territoire est sou-
mis a celui que nous pourroiis nommer, sans
emphase, le sultan de Djegboub. Snoussi est un
Albert Pike, non certes en petit, et nous ne crai-
gnons pas de dire qu'il egale, s'il ne surpasse
pas, le celebre macon. De son vivant, il a
fonde plus de ciuquante zaouia de La Mecque au
Maroc, et son successeur voit aujourd'hui son
diker recite par plus de dix millions d'hommes,
ou, plutdt, disons que jamais personne ne con-
naitra le nombre des affilies, car il faudrait
connaitre le nombre d'habitants que renferment
les royaumes des environs du lac Tchad.
G' est, en effet, par le moyen des ordres reli-
gieux que I'lslamisme s'est introduit dans le
centre de 1'Afrique ; nous avons deja vu que les
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 439
Tidjanya, aux jours de leur puissance, avaient
su penetrer chez les Touareg et jusqu'au pays
du Soudan, et, qu'en retour du bienfait de
I'lslamisme (pour parler comme quelques explo-
rateurs qui voient le salut de TAfrique dans la
conversion de ses habitants a 1'Islam), qu'en re-
tour de ces pretendus bienfaits, ils avaient acca-
pare", a leur profit, le commerce du Sahara. Les
missionnaires arabes se faisaient a la fois pre-
dicateurs et marchands, c'est ainsi qu'ont tou-
jours agi les prophetes de 1'erreur. II est certain
que leurs progres furent immenses, et Ton
compte que, depuis 1830, plus de 50.000.000
d'Africains ont abandonne leur religion pour la
doctrine de Mahomet. Cette permutation leur a
e*te d'autant plus facile, que la pratique qui cou-
tait le plus a ces peuplades etait la circoncision ;
une fois circoncis, ils pouvaient faire un heureux
melange de leurs doctrines fetichistes et de
celles du Goran ; pourvu qu'ils ne mangeassent
pas du pore, qu'ils ne fissent pas une trop grande
consommation de vin (Mahomet ne connaissait
pas l'eau-de-vie ni 1'absinthe, et, suivant le prin-
cipe theologique : odiosa sunt restringenda,
les Musulmans en boivent, et en boivent, non
pas les plus fervents, cela va sans dire), et sur-
tout qu'ils entretinssent dans leur coeur une
grande haine contre les fideles de Jesus-Christ,
c'etaient la les seules prescriptions obligatoires.
Gertes, ce sont des casuistes bien relaches, mais
qu'y faire ? Apres tout, pourquoi souffrir sur
la terre pour souffrir encore plus dans 1'autre
vie:
Une telle doctrine a fait des progres immen-
440 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
ses : partout 1'Arabe nous a precedes et il a
apporte avec lui son immonde Goran. Les
malheureuses populations qui n'ont pas voulu se
soumettre ont ete menees en esclavage, et des
pays autrefois fertiles et tres peuple's ne sont
aujourd'hui qu'un desert ; qu'il y a loin de cette
doctrine et de cette maniere de proceder a la
doctrine qu'enseignent nos ApStres : nous voyons
de pauvres sauvages comme dans 1'Ouganda
etonner le monde par leur courage heroique
devant la mort, tandis que leurs compatriotes
devenus musulmans sont des monstres de
cruaute et n'eprouvent dans le coeur aucune pitie
pour ces innocentes victimes.
Nous n'avons pas a nous occuper des progres
que les ordres religieux ont fait faire a
I'Islamisme en Afrique : nous voulons seulement
nous arrester a FAfrique du Nord. Mais, qu'on le
sache bien : partout, dans ce vaste continent,
nous aurons a les combattre, et nous pourrions
faire connaitre telle societe, les Bekkaya, tres
puissante dans le Haut-Niger, dont le centre est
a Tombouctou et qui etend jusqu'en Algerie ses
vastes rameaux. Au Senegal et au Soudan,
comme en Algerie, ce sont les ordres religieux
qui nous font la guerre la plus acharne'e et se
montrent animes envers nous de la haine la plus
implacable.
Ge vaste empire que Tidjani avait autrefois
soumis a sa domination, oil il comptait un tres
grand nombre d'afn'lies, est aujourd'hui entre les
mains des Snoussya, qui y imposent leurs lois et
commandent en maitres.
Gheikh Snoussi, dont cousavons si sou VCD I cite
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 441
le nom, et qai est 1'auteur par excellence,
1'auleur sacre des ordres religieux musulmans,-
est plutot un reformateur qu'ua fondateur d'or-
dre. Pendant son sejour a La Mecque il se fit
affilier aux Khadirya, el a la mort du dernier
Gheikh uae partie des voix de ses confreres
se porterent sur lui : mala il eut affaire a un ter-
rible rival, et 1'ordre so scinda en deux.
L'ordre de Khadirya, ainsi que Tindique son
nom, est un ordre revele par El-Khadir. II y
avait, raconte la tradition, un illustre v hallucine
dans la ville de Fez : c'etait El-Arbi-el-Fichtali.
Apres avoir passe ses jours dans la retraite et
la solitude, vivant de la vie du Soufl; apres
etre parvenu au dernier degrd de perfection
auquel peut arriver un horn me sur la terre. il
se sentit pres de mourir. La peste desolait
1'Afrique du Nord et y faisait des ravages epou-
vantables, le saint de Dieu en fat atteint. Sen-
tant que sa fin approchait, ii fit appeler sa niece :
Mektoub, c'etait ecrit, Dieu 1'avoulu, etaujour-
d'hui je vais mourir. Dieu te donnera un
enfant dans trois ans ; garde cstte Chechia et
ces sandales noires, c'est la tout 1'heritage que
je lui transmets, ce sera pour lui une richesse
incomparable. Et la niece a garde precieuse-
ment les sandales noires : et la Chechia, une
Chechia toute crasseuse qui avait au moms servi
a trois generations.
Trois ans plus tard, naissait Abd-ei-Aziz-ed
Debbar. Aussit6t que sa tete ftit assezgrosse
poar porter la vieille Chechia de son grand-oncle,
sa mere la lui donna pour coiffure ordinaire.
II ne 1'eut pas plus t6t posee sur satete, qu'il sentit
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 13.
442 /LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
naitre en lui un grand de"sir de s'adonner a
la pratique du bien et de vivre dans le repos et
la solitude, uniquement occupe a sanctifier son
ame. Jeune et sans experience, il ne pouvait se
diriger tout seul dans une voie aussi difficile ;
aussi, courait-il apres tous les Gheikh qu'il enten-
dait nommer : mais jamais son coeur n'etait
satis fait, et il sentait tou jours en lui naitre le
desir de monter plus haut. Les reponses que lui
faisaient ses maitres ne satisfaisaient pas son
intelligence ; sa precocite" d'esprit et sa perspi-
cacite etait un effet de la vieille relique du grand-
oncle. Depuis 1'age de quinze ans jusqu'a vingt-
quatre, il resta dans cet etat qui, dit-il, le
faisait beaucoup souffrir et le j etait dans la
perplexite.
Or, des sa plus tendre enfance, ii avait
contracte certaines habitudes de piete qu'il prati-
quait fidelement ; en particulier, il passait la nuit
du jeudi au vendredi aupres du tombeau d'un
saint, y recitant force prieres, en particulier le
poeme appele Borda, qui a ete compose par un
Gheikh eg yptien au xm e siecle de notre ere. Une
nuit qu'il avait prie avec plus de ferveur que
d'ordinaire, il rencontra a la porte de la mosquee
un etranger qui lui revela quelques-unes de ses
pensees les plus intimes : Abd-el-Aziz, a ce pro-
dige, comprit qu'il avait devant lui un des plus
grands saints de Dieu, peut-etre un G'outs, et
aussitot il le pria de lui donner le diker. Pendant
toute la nuit, le fervent Soufi pria i'etranger de
lui accorder cette f aveur ; pendant toute la nuit,
I'etranger fit semblant de ne pas entendre la
demande de 1'honime de Dieu ; 1'aurore commen-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 443
cait a paraitre et celui-ci n'avait pas discontinue
ses instances aupres de 1'etranger. Ge dernier
fut vaincu : Me promets-tu, lui dit-il, de le re-
citer tous les jours de ta vie ? Je le promeis, dit
simplement le Soufi. Tous les jours, turepeteras
sept miile fois ces paroles : mon Dieu, repan-
dez vos nombreuses benedictions sur notre
seigneur Mohammed-ben-Abd-Allah ! 6 mon
Dieu, en vertu des merites de notre seigneur
Mohammed-ben- Abd-Allah( que la benediction
de Dieu et la paix soient sur lui), faites-moi la
grace de le voiren cemonde avant dejouir de
sa presence en 1'autre. Abd-el-Aziz promit ;
pendantcinq ans, il recita sept mille fois par jour
cette courte invocation : et pendant ces cinq ans,
ii ne fut pas favorise de 1'objet de ses desirs.
Pourquoi faut-il dire que son zele et sa piete se
ralentirent ; il n'eut pas le don de perseverance,
et cependant il avait recite pendant cinq ans
sept mille fois par jour cette priere. Aussi, peu a
peu, il diminua le nombre de fois, et il etait arrive
a ne la dire presque plus. Ici nous voudrions
placer une reflexion que nous croyons fort a
propos. Gette priero comprend une longueur de
pres de huit lignes d'un livre : multiplie par
7.000 nous avons au total une somme de 56.000
lignes que cet individu devait reciter par jour ;
supposons que chaque page contmt 35 lignes,
notre Soufi. aurait du chaque jour (et ii le faisait)
reciter la valeur d'un livre de 2.000 pages. Sa
disposition d'esprit etait bien toujours celle-ci :
il faut que je voie le Prophete, et je suis stir qu'il
m'apparaitra. Pendant cinq ans, il recita cette
formule : pendant cinq ans, il s'astreignit a
444 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
reciter chaque jour ses mille pages de prieres,
et cependant jamais il n'eut une vision. D'ou
nous croyons pouvoir conclure surement que les
apparitions dont sont favorises les vrais Soufl,
ceux qui se sont donnes a Lucifer, ne sont pas le
produit de leur imagination seule, mais .qu'il y
a apparition reelle. Ge qui ne detruit pas ce que
nous avons dit qu'il y avait a peine un dixieme
des affilies qui avaient le don des visions et des
extases, et que les neuf dixiemes de ceux qui
pretendaient tre en comoiunication avec les
esprits ne voyaient dans leurs visions que
le fruit de leur imagination. Ici le cas est
tout different, et il nous semble que, naturel-
lement parlant, un tel individu aurait du etre,
au bout de quelques mois, completement hal-
lucine. II n'en fut rien.
II y avail quelque temps deja que sa Constance
commen?ait a s'ebranler et qu'il perdait sa fer-
veur premiere, lorsque tout a coup il fut saisi de
1'Esprit et favorise de la vision tant attendue. Ge
fat en pleiajour, le Sde redjeb 1125(juillet 1713),
a Fez, Bab -el-Foutouk (porte des Victoires) que
Dieu daigna se manifester a son fidele servi-
teur. II Jui accorda le don de Tesarrouf (1),
c'est-a-dire qu'il lui fit connaitre les mysteres
de la nature, et lui accorda le don de faire des
miracles. El-Abd-el-Aziz, rapporte toujours la
tradition, en usa largement, et, dit son biographe,
il ne se passait pas un seul jour sans qu'il n'operat
quelque prodige. Alors se realisa la prophetie
du vieil oncle mourant de la peste, quand il
(}} Ce mot (Tesarrouf) siguifle litteralement : faculte d'agir a
son gre.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 445
disait a sa niece de garder sa Chechia pour
1'enfant qu'il luinaitrait : que cet heritage serait
pour lui un tresor. En effet, la reputation d'Abd-
el-Aziz fut grande, et il vit de aombreux
disciples se presser autour de lui pour etre
instruits dans la voie de la perfection. Les
ennemis les plus ardenis eux-memes, comme
Ahmed-ben-Mobarek qui 1'avait combattu, et se
fit plus tard son plus ardent defenseur, ces-
serent deles poursuivre de leurs sarcasmes a la
vue de sa sagesse et de sa science. Mobarek lui
sncceda meme et se fit 1'auteur de sa vie.
Get ordre n'a pas produit de grands saints ni de
grands docteurs comme celui des Qadyra ou des
Chadelya; le fondateur etait un grand ignorant
et tin naif et il nous fautaller jusqu'auqualrieme
superieur general pour trouver un nomine
important : G'ost Ahmed-ben Idris-el-F assy. Ne
a Fez, ou ii acquit un grand renom de saintete,
il fit son pelerinage a La Mecque, en 1797. 11 se
plut dans cette contree, et aupres du tombeau
du prophete oil il pouvait souvent aller faire de
loogues visites. II faisait de rapides progres tant
dans la piete que dans la science. Au centre de
la religion musulmane, il se fit un grand renom
a cause de ses doctrines. Des frontieres de la
Chine aux bords de FAtlantique, sa reputation
lui faisait acquerir de nombreux disciples, et sa
chaire etait entouree d'une foule innombrable
d'etudiants. Ses collegues dans Fenseignement,
jaloux d'une tellerenommee, 1'accuserent d'here-
sie. L'accusation portait sur une chose bien legere
a nos yeux, niais tres grave aux yeux du
pharisien musulman. Dans leurs prieres, ceux
446 LB DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
qui suivent le rite male"kite doivent prier les bras
colles au corps et allonges de toute leur lon-
gueur, tandis que le maitre de Snoussi faisait
prier ses disciples les bras croise"s surla poitrine,
le poignet gauche pris entre le pouce et 1'index
de la main droite. G'en fut assez pour qu'aus-
sit6t il devint heresiarque, et flit oblige" de fuir
la colere des docteurs de 1'Islam.
Ahmed-ben-Idris se refugia alors, a quinze
journees de marche de La Mecque,dans une ville de
1'Yemea, appelee Sobia. Gette ville etait alors au
pouvoir des Ouahabites. Le sejour presque force
qu'il dut faire au milieu de ces fldeles observa-
teurs de la religion primitive du Goran, ne fut
pas saris influence sans doute, sur les doctrines
du maitre de Snoussi. Ea faisant connaitre ces
puritains de la religion musulmane, nous ferons
une excursion en Arabic, et nous verrons que la
aussi le demon s'est remue : la vraie doctrine
politique du Goran nous apparaitra connue des
peuplades de 1'Arabie qui portent tous leurs
efforts vers 1'imamat et le panislamisme : en
meme temps, nous verrons que la doctrine parti-
culiere de ces Ouahabites n'est que celle du
Goran, mais la doctrine vraie et comprise de cet
immonde livre ; nous esperons pouvoir comple-
ter, par ce moyen, ce que nous avons dit en par-
lant des A'issaoua.
Nous ne pouvons pas ici faire Thistorique de
cette secte nouvelle qui, du fond de 1'Arabie, veut
retablir dans sa purete el sa rigueur primitive,
les doctrines du Goran. Mohammed-ben-Abd-
el-Wahab naquit a Horeymelah, ville situee dans
le centre de 1'Arabie par le 46 de longitude (est
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 447
de Paris;, et un pen au-dessus du 26 de lati-
tude, a eaviroQ 200 kilometres nord-est de La
Mecque, presque a la meme latitude que Mediae .
Comme le prophete dont il devait restaurer dans
sa purete la doctrine du Goran, il se livra
d'abord au commerce. A Damas, il se lia e"troite-
ment avec quelques savants qui abhorraient de
toute la force de leur ame les fakirs fanatiques
qui ont introduit dans I'lslam les doctrines de la
Perse et de 1'Inde. G'est, en effet, un point a
noter que les Wahabites ne veulent point admet-
tre chez eux et regardent co.mme des h6re"tiques
et des impies tous les individus qui se font asso-
cier aux societes musulmanes. Et cependantnous
avons vu plus haut que ces mmes fanatiques
ont recueiili chez eux le maitre de Snoussi.
Mohammed-ben-Abd-el-Ouahab etait doue
d'une intelligence superieure : dans ses nom-
breux voyages, il avait beaucoup observe e
beaucoup reflechi. II avait surtout remarque
combien les Musulmans avaient des pratiques
qui lui semblaient peu conformes avec la doc-
trine du Goran, tel qu'il 1'expliquait. Les savants
de Damas lui enseignerent la vraie doctrine et
Taiderent surtout a trouver la clef de l'e"difice
bati par Mahomet. Se reportant a onze siecles
en arriere, au jour ou i'ange Gabriel venait
annoncer au Prophete qu'il avait e"te elu par ,
Allah pour achever 1'oeuvre et clSturer la liste
des Prophetes, il examina d'un coup tout Tediflce,
et vit combien il etait different de celui de
Mahomet : Des pratiques nombreuses avaient ete
introduites, des doctrines erronees et subver-
sives etaient venues s'aj outer a la saine doc-
448 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
trine du Goran, et, sous le voile de 1'orthodoxie,
elles cachaient les plus grandes monstruosites,
aux yeux du fidele musulman. Helas ! en voulant
sortir d'un gouffre, il tomba dans un autre- sem-
blable ; et il ne fit que reproduire ce que nous
avons vu plus Jiaut enseigne par Ben-A'issa : Un
Dieu, un seul Etre. seul actif, seul souverain,
aupres duquel les etres sont absolument irres-
ponsables et se meuvent fatalement : un Dieu
qui a cree le monde on ne sait trop pourquoi ni
comment, faisant les uns pour le ciel, les autres
pour 1'enfer, avec la mSme indifference qu'un
potier fagonnant selon son bon plaisir, et sans le
moindre romords des vases pour un bon ou un
mauvais usage. Pas d'amour dans ce Dieu cruel,
et aussi sterile que le sable du desert de TArabie.
Toutes les creatures se soumettent egalement a
son omnipotence sans misericordeni compassion :
la pierre, la brute et 1'homme sont sur le me"me
rang ; et cela va de soi du moment que rhomme
n'est pas libre, mais sous 1'empire de la fatalite
va se perdre soit dans 1'enfer soit dans ie ciel
comme la goutte d'eau dans le vaste ocean. Au
surplus Fliomme fait courber sous la meme loi
inexorable les puissances superieures, et 1'ar-
change et 1'ange sont ses egaux comme la brute
et la pierre. G'est comme un dedommagement a
notre avilissement.
Cette doctrine affreuse qui n'est autre chose
quo celle de Manes, comme nous 1'avons dit, est,
au dire de Mohammed-ben-Abd-el-Ouahab, la
vraie doctrine du Goran ; il 1'exposa tout au long
dans les volumineux commentaires qu'il com-
posa sur ce pre"tendu livre sacre. Ge fut avec le
' LE. DIABLE CHEZ LES -MUSULMANS 449
secours du sabre qu'il la propagea dans sa patrie
ou, aujourd'hui, elle coinpte de nombreux et fer-
vents sectateurs.
Ge reformateur voulait purger 1'Islam de toutes
cesfausses sectes, qui, en Orient, empruntent plus
a 1'Inde qu'au Goran leurs doctrines mystiques.
Le but qu'il se proposait etait la restauration de
l)Islamisme primitif, avec sa legislation, son gou-
vernement et ses pratiques religieuses. A son
avis, I'lslamisme avait eu un grand tort' depuis
son origine ; c'elait de n'etre pas reste station-
naire : une religion est et opere selon la notion
qu'elle a de 1'Etre Supreme auquel elle rend
ses hommages et ses adorations. Le Dieu de
Mohammed, le faux prophete, est un Dieu abso-
lument sterile, vivant seul de toute eternite dans
un perpetuel egoisme : le jour ou il a voulu jeter
le monde dans 1'espace, ce fantome de Dieu n'a
pas eu la force de produire un acte de vertu :
Indolent, mechant, cruel, perfide, barbare, ii
n'a aucune des qualites que nous aimons a trouver
en nos semblables. Une religion qui rendun culte
a un pareil tre devait necessairementse ressentir
de cette indolence, de cette paresse, de ce man-
que d'energie.
L'ideal du gouvernement pour les Ouahabites,
c'est done le gouvernement tel qu'il existait dans
les premieres annees qui ont suivi la mort du
Prophete de Satan. L'imamat, voila le meilleur
de tous les gouvernements, et c'est vers ce but a
atteindre que tous les Musulmans doivent porter
tous leurs efiorts. Quel sera le respect que tout
sujet devra avoir pour son souverain ? fividem-
ment, il.dovrait 6tre nul. Admis, en effet, que tous
450 LE DIABLE.CHEZ LES MUSULMANS
les homines sont absolument e*gaux, que le roi
n'est pas plus recommandable que le dernier des
portefaix de sa capital e, que 1'homme ne peut
acqueriraucune vertu puisque Dieu seul agit, que
nousn'avons aucune part au bien qui est en nous,
et que nous sommes ou bons ou mediants, 1'un
ou 1'autre cecessairement, le Ouahabite, comme
tout Musulman qui comprendrait sa religion de-
vrait&re pleiude mepris pourl'autorite legitime.
Disons qu'ils sont meiileurs que leurs principes :
n'est-ce pas, en effet, ce qui arrive pour tous les
hommes qui s'eloignent de la vraie voie .
Puisque le reformateur nourrissait dans son
coeur tant de haine contre les fakirs, il do}t alors
ne pas avoir professe leurs doctrines : nullement,
lui aussi il s'est laisse" influencer par la philoso-
phic indienne et est tombe* dans le pantheisme.
Par le fait meme qu'il a bien compris et inter-
prete la doctrine du Goran, il a du tomber
dans cette aberration. II n'ira pas se Jeter dans
cette theorie incomprehensible ou I'dme, apres
s'^lre degagee des liens terrestres, va se perdre
dans I'lnfini d'ouelleestun jour sortie; sa theorie
pantheistique sera plus claire, plus mathema-
tique. La Ala ilia Allah (1) : il n'y a dans le monde
qu'une seule force, qu'une seule puissance ; par
de puissants ressorts, elle fait mouvoir toute la
creation. Telle la machine a vapeur met en
branle tous les wagons qu'elle traine ; si elle
s'arr^te, tout s'arrele ; si elle marche, tout
marche ; si elie devore 1'espace, les wagons la
suivent; tout cela ue fait qu'un, il n'y a qu'une
(1) 11 n'y a d'antre divinite que la divinite ou qne Dien.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 451
force, les wagons sont passif s et force"ment doivent
obeir. Admettre que c'est Dieu qui opere en nous,
ou nous qui agissons parce que nous sommes des
parties de Dieu ; que c'est Dieu qui fait en nous
le mal, ou que nous, parties de la divinite, nous
faisons le mal,n'est-ce pas la meme chose, n'est-
cepas toujours lepantheisme ? Je suisentre dans
de longs developpements pour degager du livre
saint de Tislamisme la veritable idee de Dieu,
pour mettre a nu cette theologie monstrueuse
qui pre"sente le Crdateur comme le plus despotique
des tyrans, et ses creatures comme les plus vils
des esclaves. Conclusion revoltante et pourtant
necessaire des que Von aclmet V absorption pan -
theisle de tout acte, de toute responsabilite en
Dieuseul(lj. Dans un lei systeme, les actes bons
ou mauvais de 1'homme, le meurtre, le vol, le
parjureoul'exercicedes plus ha~i!es vertus, sont
(1) Que le Iccteur nous permette de lui montrer. par une anecdote
assez interessante, qne le peuple ouahabite met en pratique une
telle doctrine. Palgrave, pendant son voyage, couvrait ses intentions
en sefaisant passer pourdoctenr en medecine. Dans chaque ville ou
ils'arretait, il soignait les malades et obtenait de la sorte beaucoup
de renseignements, car les Arabes sont grands causeurs quand on >
leur fait du bien. Un jour done, un homme du peuple vint le
tronver dans sa demeure : Docteur, tout moa corps n'est que souf-
france. Cette phrase etant trop generate pour etre exactement
vraie, il poursuit son interrogatoire : A.vez-vous roal a la tete?
Non. SoulTrez-vous du dos? Non. Des bras ? Non.
Des jambes? Non. De I'estomac, des entrailles? Nou. Mais
si vous ne soulFrez ni de la tete, ni de I'estomac, ni du dos, ni des
bras, ni des jambes, comment pouvez-vous etre un compose de
douleurs? Tout mon corps n'est que souttrance.
Le docteur comprit enfin que son individu souffrait d'un rhuma-
tisme chronique. 11 continue done : Quelle est la cause de votre
maladie? La cause, Docteur. c'est Dieu. Sans doute, tout vient
de Dieu; mais quelle eu a ete 1'occasion particuliere? Docteur,
Dieu d'abord, et ensuite la viande de cliameau que j'ai mangee
quand j'avais froid. Cette lucide explication ne me satistaisant
pas : <f II n'y a pas autre chose Peut-etre bien ; j'ai bu du lait
de chameau (sic) ; mais la cause de tout cela, c'est Dieu, je vous 1'ai
dit, docteur. (Tome I, chap. IV, p. 145.)
452 LE DIABLE CHEZ LES MU^ULMANS
choses indifferentesauxyeuxdu grand autocrate
pourvu que le droit inviolable de sa monarchic
supreme demeure intact et soit regulierement
pr Delame. Le desppte est satisfait quandl'esclave
avoue sa dependance, et il n'exige rien de plus.
Dieu et la creature passentenlreeuxune sortede
compromis : Je vous reconnaitrai, dit 1'homme.
pour mon Createur, mon seui seigneur et mon
seul maitre, et j'aurai pour vous un respect,
une soumission sans bornes. Afin de m'acquitter
de cette obligation, je vous adresserai chaque
jour cinq prieres qui coinprendront vingt-quatre
prosternations, la lecture de dix-sept chapitres
du Goran, sans oublier les ablutions preliminai-
res, partielles ou totales ; le tout entremel6 de
frequents La Ala ilia Allah et autres for-
malites. De votre c6te, vous me laisserez faire
ce qu'il me plaira pendant le reste des vingt-
quatre heures et vous n'examinerez pas trop ma
conduite personnelle el privee ; en recompense
des adorations de ma vie entiere, vous me rece-
vrez dans le paradis oil vous me procurerez la
' chair des oiseaux si agreable au gout , de
frais ombrages, des ruiSseaux de nectar. Quand
bien meme raccomplissement de mes devoirs
religieux laisserait a desirer, ma foi en vous et en
vous seul, avec un devot La ila ilia Allah ,
sur mon lit de inert, suffira pour me sauver .
Voila, sans periphrases, Tabrege, la substance
de 1'islamisme orthodoxe (1).
Puisque ce nouveau prophete a voulu ramener
au type primitif la religion musulmane, puisque
(1) Palgrave. Voyage en Arabic, traduit par Emile Jouveaux,
torn. II. chap. X, page 78,
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 453
d'apres 1'idee qu'il s'est faite de cette religion,
celle-ci doit etre toujours stationnaire, les waha-
bites doivent condamner a priori tout progres,
toute innovation. La civilisation, partant le chris-
tianisme n'a pas de plus terrible ennemi que
ces fanatiques sectateurs de 1'Islamisme pur.
Palgrave nous peint ainsi Abd-el-Latif, arriere-
petit-fils du reformateur : G'est unhomme d'une
beaute remarquable dont les manieres et le Ian-
gage annoncent une certaine culture. Envoye en
Egypte, il avait ete eleve au Gaire, et il doit,
a son sejour au milieu d'un peuple plus eclaire
que celui du Nedjed (1), 1'aisance et la variete de
sa conversation, son apparence de liberalisme,
et son de"dain fort surprenant choz un cadi de
Riad, pour sa tantologie faligante et ampoulee
de sa secte. Mais ilnefaut pas se laisser tromper
par ces dehors brillants; la langue seule est
egyptienne, le co3ur et 1'esprit sont wahabites.
Je ne crois pas que Ton puisse rencontr er, dans
1' Arable centrale, un homme plus dangereux,
plus ennemi du progres qu' Abd-el-Latif . Jamais
Namik -Pacha, Ali : Paeha, ou tout autre Pacha
revenant du Bosphore apres des annees passees
sur les bords de la Seine ou du Danube, n'ont eu
le cceur plus rempli d'une haine jalouse centre
la prosperite et la civilisation qui ont frappe
leurs regards, et auxquelles ils ont la conscience
de ne pouvoir atteindre. Le cadi de Riad, 1'an-
cien etudiant du Caire, aujourd'hui chef des
zelateurs nedjeens, est la personnification de
(i) Province de 1'Arabie centrale comprise entre le 28- et le 25- de
latitude, entre le 44- et le 47- de longitude Est de Paris. Riad en
est la capitate.
454 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Tantipathie eternelle du mal pour le bien, anti-
pathie non moins profonde que celle du bien pour
le mal. (Palgrave, torn. II, page 87.)
Gesquelqueslignes apportent une eclatante jus-
tification a ce que nous avons dit plus haut, sur la
haine que tout Musulman, s'il veut tre fidele a
sa religion, doit avoir pour le progres et la civi-
lisation. Et en conservant bien dans le coeur
cette haine, ils sont consequents avec eux-mmes:
car si Dieu seul est actif, rhomme doit rester
sempiternellement dans 1'etat ou 1'a place la main
de Dieu. Le diable seul, a leur avis, peut pousser
rhomme a sortir de sa condition et a ne pas vou-
loir toujours vivre d'une seule idee. Aussi, est-il
curieux de voir combien fidelement ces descen-
dants d'Ismael ont conserve les traditions de
leurs anctres. Ils sont partout les me"mes : peu-
ples, pasteurs, ils portent partout la desolation :
Le Prophete u'a-t-ii pas dit que ragricutleur
etait indigne des mains du fidele croyant !
Nous savons que nous enoncons ici bien des
idees qui surprendront beaucoup de lecteurs qui
pretendatent cependant elre bien instruits sur la
loi et la religion musulmanes. Nous citerons les
paroles memes du Prophete a sa concubine fa-
vorite,. Eyshah : Les anges ne visitent pas une
maison ou ils rencontreraient une charrue. Si
nous ne craignions de nous arrgter trop longtemps
sur cette secte des Ouahabites, nous citerions
plusieurs curieuses pages ou Palgrave prouve
que Mahomet defendit 1'usage du vin : premiere-
ment, par haine de notre sainte religion et aussi
parce que le vin rend le commerce, entre les
hommes, plus agreable. Parle beaucoup qui a
LE DiABLE CHEZ LES MUSULMANS 455
bu, dit-on, dans moo pays, et tout meridional est,
dit-on, un bon parleur et un bon camarade. Faii-
drait-il attribuer ces qualites a la liqueur de
Bacchus? II est certain que les poetes arabes ont
chante cette douce liqueur avec un talent digne
d'Anacreon, avantque Mohammed 1'eutproscrite.
Enfln, comme derniere ressemblance entre les
Khadirya-Snoussya et les Wahabites, nous de-
vons mentionner 1'attitude que prennent dans la
priere les deux sectes : les bras croises sur la
poitrine. Et, a ce sujet, nous rapporterons
un fait dont Palgrave a ete temoin dans son^
voyage en Arable ; les lecteurs jugeront, par la,
de 1'importance que les Musutmans attachent a
ces niinutieuses pratiques, qu'ils observent avec
la plus rigoureus?* exactitude. Us y mettent loute
leur attention, comme le grand maitre des cere-
monies aux jours ou nos rois recevaient les
ambassadeurs.
Le Gheikh Mohammed el-Bekri, apres les mas-
sacres qui ensanglanterent Damas, en 1860, pour
luir la justice de son pays qui aurait dii, selon la
loi naturelle, lui infliger un chatiment exem-
plaire, car il y avait figure comme 1'un des plus
grands massacreurs, avait fait un voyage dans
r Arabie Gentrale. Parvenu a Riad au milieu
des Ouahabites , il recut I'hospitalite chez
Abd-el-Latif, arriere-petit-fils du reformateur.
La politesse contint pendant quelques jours
Tesprit de secte, mais le Syrien ne voulait jamais
paraitre a la mosquee.
Vint le vendredi : il se vit oblige* ce jour-la,
d'assister aux prieres publiques et alia a la mos-
quee ou son h6te devait pr^cher. De son mieux>
456 LE DI ABLE CHEZ LES MUSULMANS
il calma les remords 'de sa conscience, en
condamnant interieurement les he"retiques avec
lesquels il pactisait en ce moment : Helas ! de
quel scandale, continue Palgrave, il allait etre
temoin. Le Metowa, qui remplissait les fonctions
d'iman, venait de reciter le Tekbir-el-Ihram et
commencait la Fatihah, quand, chose horrible
a dire ! il se permit de redresser le pli du
col de sa tunique, an lieu de tenir decemment
les bras croises sur sa poitrine. A cette vue,
Bekri ne put retenir son' indignation : ii vaiait
mieux omettre les prieres que de les reciter avec
un Iman capable de meconnaitre ainsi ses de-
voirs : Dieu, tu le vois, il faut que je quitte
le temple, s'ecria-t-il a haute voix, et il sortit de
la mosquee dans un acces de colere impossible
a decrire . (Tom. II, p. 52.)
Les Ouahabites ont encore bien d'autres parti-
cuiarites : ils proscrivent impitoyablement le
chapelet, les sortileges, les talismans, Tart divi-
natoire, 1'interpretation des songes et .tant d'au-
tres pratiques communes aux Orientaux. Nous
regrettons de ne pas pouvoir nous etendre davan-
tage sur cette secte inleressante : nous avons
settlement voulu faire connaitre a nos lecteurs
ce mouvementde 1'Arabie vers le Goran primitif
et ses pratiques.
Nous avons dit que les Ouahabites condamnent
les derviches et les fakirs; cette condamnation
s'applique surtout aux derviches ambulants de
1'Orientj comme nous avons pu en juger par les
quelques f aits que raconte Palgrave, et ils eprou-
vent de profondes sympathies pour les ordres reli-
gieux veritables, ennemis de tout progres et qui
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 457
veulent faire revenir 1'Islam a sa purete pri-
mitive. Ne voyons-nous pas Snoassi rejeler les
Ai'ssaoua de son livre ou il prouve Forthodoxie
de son ordre ? II les a rejetes, parce que beau-
coup de charlatans abusent de ce nom pour
tromper le peuple ; nous croyons qu'il en est de
mme pour ies Ouahabites. Us meprisent, et
avec raison, les faux derviches qui exploitent
la charite publique, mais font alliance avec les
vrais derviches inities a la saine doctrine de
1'Islam.
Devons-nous dire que Ahmed-ben-ldris avait
de"couvert seul dans ses veilles sa doctrine qui
le rapprochait tant de celle des Ouahabites, ou
plutdt faut-il penser que, se voyant sans asile,
il ne voulut pas se retracter devant ses disciples
entho.usiastes, et qu'il prefera continuer dans
cette voie et aller jasqu'au bout? Anotre avis,
1'orgueil Temp^cha de se retracter, et se voyant
sans abri, il embrassa completement la grande
reforme qui convenait tant a son esprit, et
la transmit a ses plus fideles disciples. Dela
sorte, la doctrine des Ouahabites fit irruption en
Occident, ou elle ne tardera pas a rencontrer de
nombreux et fervents adeptes.
Des les premiers temps de 1'islamisme, quel-
ques fideles croyants, s'attachantfidelement a la
lettre du Goran, ont opere ce que Mohammed-
Abd-el-Waheb a fait dans 1'Arabie : ils ont vecu
depuis la fondation de 1'islamisme conservant
fidelement ces traditions et refusant de se
meler aux autres Musulmans. Ce sont les parti-
sans d'Ali, c'est-a-dire ceux qui proclamaient la
necessite de 1'imamat. A leurs yeux, il n'y a eu
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS {3..
458 LE DIABLH CHEZ LES MUSULMANS
de veritable islamisme que sous les trois premiers
Khalifes ou Imam,, et ils se disent . les vrais
continuateurs de Mohammed le Prophete. Tels
sont, dans le Nord de 1'Afrique, les Mzabites et
les habitants de 1'ile de Djerba. Ge sont les pre-
curseurs de Mohammed-ben-Abd-el-Wahab et
de Snoussi, et a ce titre meriteht ici quelques
lignes.
Les Mzabites et les habitants de 1'ile de
Djerba, ce qui forme un total de plus de J 00.000
habitants, ne sont heretiques que parce qu'ils
veulent absolument le retablissementdei'imamat
et ne reconnaissent pas d'autre Khalife que
Abou-Taleb, Abou-Beker, et Omar. A leurs
yeux, Ali est un traitre parce qu'il n'a pas
voulu couquerir ce titre les armes a la main.
Pour rester orthodoxes et n'etre pas pris au
depourvu, ils ont invente, comme les protes-
tants ont fait pour 1'Eglise, un etat latent
dans lequel ils se trouvent a present; ne
pouvant pas aujourd'hui reconstituer 1'imamat,
ils esperent toujours que le moment viendra
ou, les armes a la main s'il le faut, ils pourront
avoir un seul souverain qui les administrera
selon la loi ecrite dans le Goran. Leur dernier
imam a ete Yacoub qui declara qu'apres sa
mort il n'y avail plus possibilite de lui nommer
un successeur (910 de 1'hegire : 1505 de J.-G.)
G'est depuis ce moment qu'ils se trouvent dans
1'etat de secret.
L'etat de gloire a e"te bien court, il a dure" a
peine quelques annees sous les trois premiers
Khalifes. Le jour ou Ali transigea avec
Moaouia (celui qui est connu dans nos his-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 459
toires sous le nom de Moaviah), et on il fat
atteint par le poignard d'Abd-er-Rahman-Ibn-
Moldjem, commenga pour les fideles sectateurs
du Goran 1'etat de resistance. Ne pouvant sup-
porter 1'outrage que leur faisaient les Kalifes de
Damas en les appelant des Karedjiim (sortis
de la vraie voie, de la vraie religion), ils en
appelerent aux armes. Cefut nne vraie guerre
de religion, avec ses cruautes et ses perfidies
telles que nous en avons vues en France, sous
Charles IX et Henri III.
Quatre mille Ouahabitesavaientparu aNeh-
rouan(l). Trenteans plus tard, on les comptait
par dizaines de mille. Tousles Mahometans que
la tyrannie des nouveaux Khalifes indignait on
lesait, revenaient a la doctrine des purs. L'or-
gueil des Omeyades qui e"tendaient les f rontieres
de I'Empire jusqu'aux Pyrenees et jusqu'a
1'Himalaya pour leur gloire personnelle, leur
luxe qui consumait les ressources des pau-
vres, leur cruaute toujours avide du sang le
plus noble de 1'Islam en faisaient la race
maudite qu' Allah fletrit dans son livre. La
maison d' Allah, pres de laquelle il est defendu
de tuer mme une colombe, reduite en cendres,
et souillee par des massacres, des Mahometans,
Berberes ou autres, vendus sur les marches au
mepris des plus saintes lois ; les descendants
d'Ali egorges, et leurs tetes moatrees en spec-
tacle, cent autres pretextes agitaient sans cesse
les Karidjites, dont les troupes flottantes, agre-
gees par occasion, grossissaient et se dis-
sipaient comme des tempgtes.
(I) Masqueray. Chronique d'Abou-Zakaria ; preface, p. xxix.
460 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMA.NS
Pendant longtemps, ce fut une guerre cruelle
entre les deux partis. Les Kharidjites voyaient
leur nombre se grossir de tous les me'contents,
et de tousles partisans d'Ali. Un des flls meme
d'Ali parlit de La Mecque pour alier soulever
1'Irak : il n'aboutit qu'a la fataie affaire de
Kerbela, le plus poe'tique de tous les combats
de I'lslamisme , dit encore Masqueray.
Nous ne pouvons retracer Thistoire de cette
guerre de religion ou. a la fin, les partisans
d'Ali furent vaincus; ils abandonnerent peu a
peu, leurs centres d'action, Goufa et Bosra, et
se retirerent, les uns dans la peninsule arabique
et le Nedjed la ou naquit, au milieu du siecle
dernier, Mohammed- ben -abd- el -Ouahab, les
autres dans FAfrique du Nord, ou ils fonderent
Tiaret en 144 de 1'hegire (762 de J.-C.).
Ces quelques notions preliminaires etaient ne-
cessaires, croyons-nous, pour bien comprendre
Toeuvre de Snoussi. On serait tente, en effet, de
croire qu'une telie idee de panislamisme est une
chose nouvelle ; de plus, ces notions nous mon-
trent le diable se remuant au fond de la penin-
sule arabique : or, qui sait ce que 1'avenir nous
reserve? G'est de 1' Arable que se repandirent, sur
I'Afrique etl'Earope, ces conquerants qui, a notre
avis, n'ont pas encore eu leurs egaux. Napoleon
les a surpasses peut-e"tre par la rapidite de la
conquete, mais combien de jours a-t-il regne sur
1'Europe ? Au contratre, nous voyons les Musul-
mans, tenir 1'Espagne pendant sept siecles entre
lears mains.
Ge fut done au milieu de ces puritains, dans
une ville soumise a leur autorite, que Gheikh
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 461
Ahmed-ben-Idris recut une ge"nereuse hospitalite.
Lui que les docteurs de La Mecque avaient
accuse d'heresie fat le bienvenu au milieu des
adeptes de Mohammed-ben-Abd-ei-Ouahab. Nous
connaissons, au surplus, i'intolerance qui les ca-
racterise; il fallait done, pour tolerer au milieu
d'eux cet Stranger, qu'il y eut quelques points de
ressemblance entre sa doctrine et la leur. Ge
ful a Sobia qu'il mourut, vers Tan 1835 de notre
ere. En mourant, il laissait un disciple qui allait
continuer son oeuvre, et lui donner dans 1'occi-
dent la plus grande extension : c'etait le grand
Snoussi.
Non loin de Mostaganem (dans la province
d'Oran), se trouve un petit douar appele Thorchi,
de la tribu des Ouled-Sid-abd-allah-ben-el-Khet
tabi-el-Medjahiri. Ce fut dans cette tribu que
naquit en I'an 1206 de 1'hegire (1791 de J.-G.) (1).
La genealogie de cet individu interesserait fort
pen nos lecteurs ; nous dirons settlement qu'il
pretendait descendre en droite ligne du Pro-
phete et ajoutait toujours a son nom les qualifi-
catifs de El-Hassani, ou encore El-Idr^-si.
De tres bonne heure, Mohammed-ben-si Ali-
ben-Snoussi-el-Kliettabi, etc., montra beaucoup
d'ardeur et d'aptitude pour 1'etude. Des pro-
fesseurs remarquables ne manquaient pas alors
a Mostaganem, le plus celebre etait Si-Ben-
Gandouz. Sa reputation etait immense, a tel point
qu'elle porta ombrage au bey d'Oran, Hassan, qui
congut pour lui une veritable haine. 11 faut dire
aussi, pour 6tre dans la verite, que ce brillant
(!) Le fondatenr de 1'ordre qiii doit servir de trait d'tmion et de
cohesion a tons les ordres musulaians.
LE DIABLE CHEZ LES MCSCLMANS 13. . .
462 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
professeur etait un Khouan fidele a ses obliga-
tions, et nous avons vu deja par Fexemple de
Tidjani et de Bou-Qobrein, la haine qui divisail
les Tares et les Khouan. Les prem ers trouv'aient
dans les fakirs des ennernis dangereux pour
leur autorite. De la ces luttes contumelies entre le
gouvernement turc et les adept es des ordres
religieux. Un jour on vint prevenir Ei-Gandouz
qu'il eiit a se mettre en siirete : II arrivera
malheur aGandouz par sa faute, repondit-ii fiere-
ment a cet ami fidele, mais il arrivera malheur
aux Tares a cause de Gandouz. En effet, il lui
arriva malheur. Hassan le fit arrSter et exe"cuter
en 1829. Un an apres, le gouvernement turc
s'ecroulait battu en breche par le canon de la
France. Ge fut a cette ecole que Snoussi appritle
mepris du Turc et de tout gouvernement.
L'annee mme ou son premier mailre tombait
sous le glaive du Turc, Snoussi montrait par un
exemple e"clatant combien peu il etait condes-
cendant aux desirs de 1'empereur du Maroc.
En 1821, il avait abandonne 1'Algerie a la suite
d'une discussion avec un de ses cousins ger-
mains, qui, en plein medjales et devant 1'as-
semblee des Eulema, s'etait oublie jusqu'a lui
donner un soufflet; indigne, jugeant qu'il ne par-
viendrait pas a se faire rendre justice, et aussi
pris du gout des voyages et du desir de s'instruire
davantage, Snoussi se retira a Fez. Pendant
sept ans, il fut 1'auditeur le plus assidu et le plus
docile des grands maitres de cette celebre uni-
versite. Au milieu des Taibya, si devoues au pou-
voir et a la famille regnante, ii ne puisa pas avec
la science le respect pour 1'autorite. Snoussi etait
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMAWS 463
alors dans toute la force de son a~ge, et sa reputa-
tion comme savant commengait a eclipser pres-
que les plus grands docteurs de la ville de Fez.
Tout le monde connaissait 1'illustre etranger,
mats on savait aussi que son orgueil etait egal a
sa science, et qu'il ne courbait pas volontiers sa
tele; en un mot, il n'etait pas courtisan, et bien
que Ghe"rif et descendant du Prophete 'jomme la
famille regnante onnele voyait jamais au palais-
L'empereur voulait cependant s'attacher cet
homme. Prevpyait-on deja qu'un jour il serait
1'adversaire le plus ardent et le plus per-
flde de tout gouvernement ? Prevoyait-on alors
qu'un jour il fonderait cette societe secrete qui
est actuellement une menace pour 1'Europe et la
civilisation ? Toujours est-il que 1'empereur vou-
lut le prendre par son c6te faible. II composa un
manuscrit qu'ii fit orner magnifiquement, et Ten-
voya a Snoussi pour conna'itre son avis, et qu'il
le commentat. Malgre nous, ce trait nous rap-
pelle Frederic II faisant corriger ses vers par
celui qui etait 1'ennemi le plus acharne de notre
religion, et dont les disciples devaient saper
les bases de tous les gouvernements. Mais Snoussi
avait plus de caractere sinon plus d'orgueil que
le philosophe de Fcrney ; il ne voulut pas laver
le linge sale de sa majeste cherifienne et partit
pour faire son pelerinage a La Mecque. II avait
alors trente-neuf ans selon notre maniere de
compter, ou quarante annees musulmanes (1).
(i) Les Mnaulmans suivent 1'annee lunaire, ils gagnent ainsi H
jours par an, ou 363 tous les 33 ans. Au bout d'un siecle ils ont
done gagne 3 ans plus quatre ou cinq jours. II arrivera done un
jour, eloigne sans doule, ou ils nou? rattraperont. Ainsi en 1308 qui
464 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
II ne ft t pas en devot seulement ce pelerioage
que doit faire au moins une fois dans sa vie tout
fidele musulman ; son but n'etait pas seulement
de satisfaire sa piete et d'effacer ses peches, mais
surtout de s'inslruire et de se faire affilier aux
di verses societes secretes dontil visita la maison
mere sur sa route. A Fez, pendant les sept annees
qu'il y avait sejourne, il n'avait pas pendu son
temps, il s'etait fait affilier a toutes les societes
de 1'endroit, Qadrya, Djazoulya (A'issaoua),
Derqaoua, etc., etc., mais ilrefusatouj ours d'en-
trer dans celle des Taibya. Ge fut sans doute
pour 1'y engager et attacher a son empire cette
importante recrue que i'empereur essaya du
stratageme raconte plus haul.
A Laghouat, il ouvrit une ecole oil il professa
quelque temps la grammaire et la jurisprudence.
Sa reputation de savant fut bientSt grande dans
la ville, et tous admiraient sa piete et son assiduite
aux prieres. La population ne savait comment
acquitter sa dette de reconnaissance, et le payer
et des lecons qu'il donnail aux enfants et des bons
exemples qu'il donnait a tous. Us crurent resoudre
la question en lui achetant une femme : Menna-
ben-Si Mohammed-ben-Abd-Errahman. Pauvre
maiheureuse ! un jour quand il eut assouvi sa
passion, quand elle ce fut plus pour lui qu'un far-
deau incommode qu'il devait trainer dans ses
voyages de ville en ville, il Fabandonna sous le
futile pretexte qu'elle etait iafeconde. Elle ne
1'etaitpas, disent les mechants. car peu apres sa
correspondait a 1891, il n'y avail plus entre les deux eres / qu'une
difference de 583 annees. La premiere annee de 1'liegire correspond
a 1'annee C22 de Jestis-Ghrist.
I.E DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 465
repudiation elle eut une fille, Sa'ida qui etait
encore en vie il y a une douzaine d'annees.
Menna se remaria a un certain Mohammed dont
elle eut des enfants. II va sans dire que Snoussi
ne se preoccupa jamais ni de la mere, ni de la
fille. Ce fut la sa premiere escapade.
Nous ne voulons pas le suivre pendant toutes
ses diverses peregrinations dans le desert. Lui-
mme nous en a fait le recit plus tard dans les
Prole"gomenes de son livre intitule le Fahrasa .
J'ai eu, nous dit-il, la bonne fortune de rencontrer
sur ma route des gens instruits, des orateurs
habiles, des imams eminents. Les uns suivaient
la voie qui devait les conduire a Dieu, les autres
suivaient 1'enseignement ' des docteurs. J'en ai
rencontre partout, de 1'Aradh aux confins du
Djerid, dans la Tripolitaine et aux environs de
Tunis,en Egypte tant au Gaire que dans les villa-
ges environnants, Nous traitions ensemble dans
un langage incomprehensible au reste des
mortels de la quintessence des sciences, et ii en
resultait entre nous une confraternite, une amitie
veritable ayant le bien pour but unique.
Apres avoir visite tous les centres intellectuels
de Foccident et s'etre fait donner 1'ouerd de pres-
que tous les ordres occidentaux.il voulut comple-
ter son education a la Djemaa-Ei-Azhar. Gomme
tous les docteurs eminents qui avaient enseigne
dans cette universite, Snoussi fut en butte aux
contradictions de ses ennemis qui ne reculerent'
devant aucun moyen, pas meme devant Tempoi-
sonnement, dit-on.
Faut-il attribuer cette haine a la grande
reputation qu'il avait acquise et a la jalousie des
466 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
autres docteurs qui voyaient leurs disciples les
abandonner pour suivre leur terrible adversaire,
ou bien faut-ii attribuer cette guerre enlre
docteurs aux doctrines plus ou moins orthodoxes
de Snoussi ? A notre avis, il y a les deux causes.
Nous avons dja vu, en effet, plusieurs fois ces
memes docteurs poursuivre de leur haine des
docteurs orthodoxes ; aucun Musulman n'osera
dire que Ghadeli soit un heretique, et cependant
il fut poursuivi de I'animadversion des docteurs
de cetta universite.
Nous croyons aussi que Snoussi prta le flanc
a la critique : nous avons vu combien peu
eorrecte avail ete sa conduite envers le sultan
du Maroc, et on peut dire qu'il atteignit les
dernieres limites du respect en cette occasion.
Les docteurs et Eulema du Gaire etaient aiors a
la solde du gouvernement et infeodes a celui-ci
comme les Taibya a celui du Maroc. Ge fut done
la un premier grief, car, parait-il, quandil parlait
du gouverneur et du sultan de Stamboul, il en
parlait avec tout le respect qu'il fallait pour
n'etre pas accuse. Bien plus, un jour, il voulut,
malgre la defense du Gheikh El-Hanich, preacher
en public : il debita sur la vie mystique, sur
les pratiques des Musulmans, sur les lois et
les obligations des croyants, des ide'es si peu
orthodoxes aux yeux des Eulema, que ceux-ci
le denoncerent comme un reformateur, et le
f rapperent de Tanatheme. Jugeant aussi combien
cet homme e*tait dangereux, les Eulema vou-
lurent le faire disparaitre, par le poison : ils
echouerent ; mais Snoussi resta malade toute sa
vie.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 467
Ses disciples se sont empares de ce fait, et y
ont brode une belle legende. Jouant sur le mot
hanech (serpent) qui etait le nom du Gheikh qui
avail dirige 1'empoisonneur, Us oat vouia
personnifier Tea vie et la jalousie. Bien que tous
les ennemis de Snoussi, dit la legende, eussent
lesyeux constamment ou verts sur lui pour trouver
quelque chef d'accusation, sa conduite etait si
correcte, et il observait si fldelement toules les
prescriptions de la Souna (tradition) qu'ilfaisait le
de*sespoir de ceux qui voulaient le perdre. Un
jour, il sortait de la mosquee ouil avail accompli
ses devotions selon la regie, quand il renconlra
a la porle un homme que Snoussi appelle sainl,
et dont evidemmenl le nom n'est pas connu.
Avec les disciples nous appellerons ce saint
El-Hanich (le serpent) : Tu es bien fier, Snoussi,
lui dit ce saint, parce que tu observes fldelement
la Souna. Gomme il convient a tout fidele
musulman qui suit la loi de Dieu. N'as-tu done
jamais viole cette loi, repliqua El-Hanich.
Non. A voir ton orgueil, on le croirait; prends
garde, un jour je te prendrai en faute. Qu'Allah
me protege et me garde, repondit le Magrebin,
et il sortit de la mosquee sans se preoccuper
da vantage de ce mendianl.
Or, dil la Souna, lout fidele musulman doit, la
nuit, avant de s'endormir, couvrir tous les vases
contenant de 1'eau. Une fois, Snoussi s'endormit,
et, pour la premiere fois, il manqua a 1'obligation
de la Tradition. Son ennemi veillait : il s'intro-
duisit traitreusemenl dans sa demeure, et bava
dans la cruche d'eau. Sans aucune crainle, a son
rdveil, Snoussi bul de celte eau dans laquelle
468 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
avait bave le mendiant sous la forme du serpent,
et, dit la legende, ce fut depuisce moment qu'il f ut
toujours maladif.
Nous ne voulons pas nous arrSter a ce fait plus
qu'il ne le merite, mais nous ferons remarquer
que le brillant professeur recourait souvent a
ces interpretations pour expliquer sa conduite ;
s'il abandonne le Caire, s'il sort de La Mecque,
c'est pour obeir a un ordre d'en haut.
Pourtant Snoussine pouvaitplus resterdans une
ville ou les docteurs de 1'Islam avaient prononce*
contre lui rexcommunication ; desormais, dans
les rues du Caire, malgre sa science et son elo-
quence, ce n'etait qu'un herelique et un pertur-
bateur de 1'ordre public. Ses ennemis lui portaient
une haine a mort, et s'il ne voulait pas tot ou tard
tomber dans leurs embuches, il devait aban-
donner cette ville et chercher ailleurs un toit plus
hospitalier. Partir ainsi apres une telle sentence
c'etait s'avouer coupable, c'etait s'avouer vaincu,
c'etait avouer qu'il avait ete dans 1'erreur : un
Musulman ne se retracte pas : il meurt plutot pour
defendre ce qu'il a avance. Get homme n'etait pas
cependant a bout de ressources, et, afln que son
depart ne ressemblat pas a une fuite, il imagina
1'anecdote suivante:
11 y avait quelques jours settlement que la ter-
rible sentence pesait sur sa tte, quand, envenant
de faire ses ablutions a la mosquee d'El-Azhar,
il sortit par 1'etroite porte du midi. II etait alors
plonge dans la contemplation de Dieu, et son
esprit etait completement de'tache' des choses de
ce bas monde : aussi ne fit-il pas attention a un
pauvre fellah, qui en mme temps que lui sortait,
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 469
voulaitentrerpar 1'etroite ouverture : Snoussi,
dit 1'inconnu en appuyant sur ce mot, 6 Snoussi,
pourquoi me pousses-tu ainsi ? D'oii connais-tu
mon nom, repliqua leGheikh, et qui es-tu? Je
suis le qqteb de Fepoque, dit le fellah ; sors de
cette vilie ou tu n'as rien a apprendre, Allah le
reserve pour accomplir de grandes choses. Va a
La Mecque ; la tu trouveras ton maitre, celui qui
doit te guider dans la voie sainte.
Fier de cette reponse qui venait fort a propos
pour le tirer d'embarras, Snoussi la repandit
dans la ville : et quand il abandonna la capitale
de Mehemel-Ali, ce n'etait plus en fuyard, mais
en nomine obeissant aux decrets du ciel.
Si-Snoussi etait alors dans la force de 1'age et
de la reputation. Dans les nombreuses universi-
tes qu'il a\ait frequentees, il avait contracte des
amities nombreuses et solides. Beau, bien fait,
d'un regard doux et avenant, il attirait tout le
monde, et il suffisait de 1'avoir vu une fois et
s'etre entretenu avec lui pour s'attacher a sa for-
tune. Ge n'etait pas un parleur ; il connaissait
trop les moeurs de ses coreligionnaires et il savait
qu'auxyeuxdes Arabes surtout, trop parler nuit.
11 s'enveloppait done dans cette demi-obscurite
qui se laisse voir assez pour se faire desirer
encore. De sa nature, il n'etait pas taciturne :
d'un temperament bilieux, il etait ne pour
commander. La doctrine qu'il professait assom-
brit sans doute son caractere, le mysticisme qu'il
pratiqua et dont il atteignit le dernier degre le
rendit plus silencieux : mais ce silence etait
encore un motif pour que le peuple le demandat.
Tres severe pour lui-meine, il n'epargnait rien a
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 14
470 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
ceux qui vivaient avec lui, et, comme il arrive
toujours, cette seveYite lui fit perdre ses amis vul-
gaires pour lui attacher les vrais et fideles amis.
S'il etait reste dans sapatrie,ilaurait ete 1'adver-
saire d'Abd-el-Kader, ou lui aurait impose sa
volonte. Snoussi n'e"tait pas fait pour rester au
second rang. Au physique, ii avail toutes les qua-
lites qui dominent la populace : il avait une
grande tailie : sur son front ride par les morti-
fications et les jeunes excessifs, on voyait se
refleter sa vaste intelligence; tandis que son
regard vif, anime, etincelant, .pouvait supporter
sanscrainte la reverberation des sables du desert,
jamais personne ne put soutenir ce regard fou-
droyant. Sa tenue etait noble et martiale ; tous
ses gestes, tous ses mouvements etaient regies
avec une precision digne du plus grand orateur;
sa parole etait facile, elegante et abondante ; sa
voix, claire et sonore, penetrait ceux auxquels il
s'adressait : en un mot, Snoussi put, sans verser
une goutte de sang, fonder un empire des plus
vastes et des mieux organises, et, du fond du
desert, le sultan de Stamboul lui-m^me se
reconnut impuissant a se faire obeir. Voila,
croyons-nous, le portrait du grand Snoussi ; a
notre avis, notre siecle n'a qu'un seul homme qui
1'a peut-etre egale, c'est O'Gonnell faisant sortir,
par la seule force de son eloquence, sa chere
Irlande du tombeau ; par son eloquence aussi,
Snoussi fondera un vaste empire ; comme 1'ora-
teur Irlandais il ne haranguera pas a la f ois une
multitude innombrable d'hommes; son cercle
sera plus restreint, mais sa parole ne sera pas
moms efflcace.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 471
Snoussi obeit done le plus promptement qu'il
put a 1'ordre que venait de lui transmettre au
nom de Dieu le qoteb de 1'epoque. Ge fut dans
la ville sainte qu'il fit la rencontre de I'homme
qui devait avoir le plus d'influence sur sa vie, et
auquel il devait un jour succeder dans la direc-
tion de 1'ordre des Khadirya, nous voulons dire :
Mohammed-ben-ldris-el-Fassy. Gelui-ci comprit
la haute valeur de cet homme qui venait a lui sur
1'ordre de Dieu ; il en fit son disciple de predilec-
tion, lui devoila toute la doctrine de 1'ordre et
n'eut plus pour lui aucun secret. A son tour,
Snoussi s'eprit d'une grande affection pour son
maitre, et lui temoigna toute sa reconnaissance
par son attachement. Quand, poursuivi par la
haine des docteurs et Eulema de La Mecque,
Mohamed-ben-Idris dut quitter la ville saint?.
Snoussi le suivit dans son exii, et lui demeura
toujoursfidele. Ea retour, le maitre en fit son
successeur spirituel et pria ses adeptes de le
reconnaitre pour superieur general.
Quelques-uns d'entre eux ne voulurent pas
condescendre a ce desir. Le decret d'exil avail
aussi atteint les disciples, et s'ils n'avaient
pas dii abandonner la ville sainte, ils etaient
au moms suspects d'heresie, et, cornice tels,
soumis a une surveillance plus pumoins genante.
Aussi, a la mort du Cheikh, vers 1'an 1835
de Jesus-Christ, saisirent - ils avec empresse-
ment 1'occasion de renier leur maitre et de se
reconcilier avec les autorites universitaires. Ces
quelques disciples tiedes, car le plus grand nom-
bre resta fidele aux enseignements de Moham-
med-ben-Idris, elurent comme successeur un
472 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
indien, Mohammed-Salah-el-Mogherani, et de-
vinrent les Mohammedein ou Mogharanya, ou
encore Soualiah. Us se sont toujours, depuis, mon-
tres les adversaires ardents des opinions de leur
ancien maitre et les ennemis de leurs anciens
freres qui devinrent les Snoussya.
L 'antipathic des deux successeurs deMohammed-
Ben-Idris commenga a se manifester par le
choix que chacun fit de 1'endroit ou devait
s'elever leur zaouia. El-Mogherani fut assez
heureux pour acquerir un emplacement dans le
quartier beni de Dar-Khaizaran (la maison de
Khaizaran) : c'est le nom de la mere du Kalife
Haroun-er-Rachid, qui acheta cet androit, ou se
trouve la maison habitee par le Prophete pendant
son sejour a La Mecque : G'est 1'endroit du globe
entier le plus propice a la priere, car Allah
exauce toutes les demandes qui lui sont deman-
dees, de cet endroit, qui abrita son Prophete
pendant son sejour sur la terre.
Snoussi ne fut pas aussi heureux. II reussit
cependant a acquerir la montagne d'Abou-
Kobais, ou d'apres la legende arabe, sont enter-
res nos premiers parents avec leur fils Seth,
Tandis que son competiteur faisait de conti-
nuelles concessions aux Eulema de la Mecque afin
de pouvoir vivre en paix dans sa zaouia et trans-
mettre a son fils le gouvernement de cet ordre
que lui avait confie la tiedeur de quelques
Khadirya, Snoussi continuait toujours les
traditions que lui avait laissees son maitre, et
comme lui, qu'il eclipsa bientSt, se fit de
nombreux ennemis et de plus nombreux
disciples. Geux-ci lui arrivaient de partout,
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 473
attires par son incomparable reputation. Les
persecutions dont un homme est 1'objet le font
connaitre autant et ordinairement meme plus
que ses propres merites ; et quand c'est un
homme de la taille de Snoussi qui sail unir 1'elo-
quence entrainante de la parole a 1'mflexibilite
des principes, cet homme attire a lui non settle-
ment les mecontents et les persecutes qui sont
heureux de trouver un chef et un protecteur,
mais aussi des amis veritables et des disciples
fideles. Telles 'furent les deux causes du succes de
Snoussi. II faut aussi enajouter une troisieme :
il y a toujours eu dans la pauvre humanite un
desir, nne volonte bien arrelee de tendre vers
1'infini, vers la Perfection Souveraine : de la
sont nes dans la religion calholique les ordres
religieux qui sont aussi necessaires pour
quelques ames d'elites que la nourriture dont
elles soutiennent leur vie. Tous les hommes, a
quelque religion qu'ils appartiennent, a quelque
rang de la societe que la Providence les ait
places, sentent cet imperieux besoin ; mais
tandis que dans les ordres catholiques, la vie
qu'on y mene est une vie de souffrances et de mor-
tifications, non pas settlement corporelles, mais
spirituelles, et aussi de lutte pour extirper les
defauts et acque"rir la vertu ; dans les fausses re-
ligions les ordres religieux sont une ecole
de paresse et de sensualite. II suffit de connai-
tre un peu ce que sont et font les lama du
Thibet pour en etre convaincu. Pour ces
hommes, c'est un moyen de vivre dans la plus
parfaite mansuetude et tranquillite, et de se
rendre inutiles a la societe. Aussi, du fin fond de
474 LE DIABLK CHEZ LES MUSULMANS
la Tripolitaine et des bords du Gange, une foule
de paresseux, une armee roulante accourut
vers la saiate montagne : la reputation de
saintete du celebre fondateur etait telle, et la
foi de ses disciples si grande qu'ils n'avaient
nuldoutesur les moyens de leur existence. II.
n'en f ut pas ainsi ; la zaouia n'e"tait pas riche, et
toute cette bande qui venait se faire affilier
etait aussi pauvre qu'ignorante. Le Gheikh
avail dans 1'esprit trop d'ingeniosite pour ne
pas en tirer profit, et nous verrons de quelle utilite
ils lui furent.
Snoussi n'avait jamais fleehidevantpersonne;
a Fez, nous 1'avons vu refuser de corriger et de
commenter le manurcrit de 1'Empereur qui vou-
lait se servir de ce pretexte pour se I'attacher ;
au Caire, nous 1'avons vu,plut6t que de retracter
sa doctrine, porter tout le poids du courroux des
Eulema, et ses epaules ne flechissent pas sous
le lourd fardeau de Fexcommunication . A La
Mecque, apres la mort de son maitre comme
pendant les annees d'exil, il montra la meme
inflexibilite dans ses principes et la meme
tenacite a defend re ce qu'il croyait dtre la
verite. Aussi, bientdt ii se vit en butte a la
persecution, comme son maitre : ses moindres
actions lui etaient imputees a crime, nieme les
relations qu'il entretenaitavec les filsde Moham-
med-ben-Idris et avec les amis que son amenite, sa
douceur et sa science lui avaieat gagnes pen-
dant son sejour chez les Ouahabites. Rien
n'exaspere autant la mediocrite comme la fer-
mete dans ce que nous savons 3tre la verite ; les
autres fails ne furent que des motifs, mais la
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 475
fermete de caractere de Snoussi fut la cause
des tracas que lui susciterent ses ennemis. Us
n'oserent pas cependant porter contre lui rex-
communication, ou plutdt renouveler la sentence
de 1'universite du Gaire ; sa reputation de savant
et de saint e"tait trop grande, et ses nombreux
disciples accourus autour de lui pour recevoir
de ses levres quelques-uns la science, tous
la direction dans la voie de la perfection,
se seraient leves en masse pour le defendre.
Ce n'e"tait pas un homme, en effet, pour ses
disciples, c'etait presque I'egal d'un Prophete de
Dieu, et jamais mortel, croyons-nous, n'exerca
sur ses semblables une pareille autorite.
Nous soinmes au mois de Janvier 1842;
depuis pres de sept ans, Snoussi dirige la zaouia
d'Abou-Korais; certes, sa reputation est immense,
et, dans tout TOrient, iiest 1'hommele pluscelebre
sinon le plus venere. A cette meme epoque, un
Chretien, a la faveur d'un deguisement et sous le
faux nom d'Omar-ben-Abd-Allah,a demande une
audience au grand cherif de La Mecque ; il est
accompagn d'un Moqaddem de 1'ordre des
Tidjanya. II vient, porteur d'une fetoua qu'il a
obtenue a Kairouan et au Gaire, et il veut en
obtenir la confirmation : La question est grave :
les Musulmans du Maghreb peuvent-ils mainte-
nant deposer les armes et accepter le joug des
Chretiens? Le cherif deLa Mecque, Sidi-Moham-
med-Ebnou-Aoun, a reuni a Taif, pour cette
importante solution, tous les grands docteurs de
TOrient : De Damas, de Bagdad, de Medine, de
La Mecque, tout ce que Tlslam possede de plus
instruit et de plus sage, a re"pondu a Tappel du
476 LE DIABLE.CHEZ LES MUSULMANS
Pape de 1'Islam. Gelui-ci leur pose la question
le plus clairement possible, apres avoir entendu
les deiegues des Tidjanya, des Gheikkhya et des
Taibya. Le motif qui a pousse les delegues de
ces ordres de FOccident n'est pas la cause de
1'Islam, tous soat animes d'une grande haine.
contre 1'emir qui, depuis pres de dix ans, tient
en e'chec la puissance de la France . II a, en effet,
detruit la zaouia mere des Tidjanya, et les
autres ordres sont jaloux de 1'influence qu'ii
prend en Algerie au profit des Qadrya. Cest la
le vrai motif de leur venue dans la Ville sainte.
Dans ce medjeles reuni dans la demeure du
grand Gherif, a Ta'if, tous les docteurs de 1'Islam
sont d'avis qu'ii faut enfin deposer les armes.
Alors un homme de grande taille, auquel
personne ne semblait devoir faire attention et
qui avail garde un profond silence, s'avanca
gravement au milieu de la salle. Seul, il osa
tenir tete a tout ce que 1'Islam avail de plus docte
et de plus saint ; seul il osa proclamer 1'impe-
rieuse loi ou se trouvaient les Musulmans de
combatlre 1'Infidele jusqu'a ce que le dernier
sectateur du Goran flit delivre du joug de 1'in-
fidele et, malgre les sarcasmes et les railleries
de ses collegues, il les ecrasa tous du poids de
sa logique et de son intelligence. S'il ne reussit
pas a mettre de son cote tous les opinants, c'est
que Leon Roches avait repandu Tor a profusion.
Ge fidele Musuiman, qui aura seul fait la lecon au
grand Gherif et rappele leurs devoirs a tous les
Musulmans, cet homme etait le chef de la zaouia
d'Abou-Korais ; c'etait le grand Snoussi.
Un tel courage et une telle conduito impres-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 477
~\ i
sionnerent vivement les docteurs musulmans ;
malgre les griefs nombreux qu'ils avaient centre
ce chef de.zaouia, iis n'osaient cependant mettre
la main sur lui, ou comme son. maitre le f rapper
d'excommunication. Sa conduite sans doute
etait an blame de la leur, mats Snoussi etait
aime et venire de la foule ; il comptait de nom-
breux disciples et' il est bien probable que
devant une telle renommee, 1'influence mgme du
grand Gherif eut essuye un echoc. Us avalerent
1'affront non sans faire la grimace, et sans lan-
cer force injures a celui qui les dominaitdetoute
son intelligence et de tout son mepris.
Snoussi vit alors qu'il jouait gros jeu, et que
bientOt il pourrait tomber sous les coups de ses
ennemis. II resolut done d'abandonner la Ville
sainte oil ils 1'emp^chaient de faire tout le bien
qu'il aurait desire. Son depart aurail trop ressem-
ble a une f uite, et Snoussi voulait montrer qu'il ne
craignait personne. De plus, depuis que la celebre
fetoua avail 6te approuvee par les Eulema de
1'Orient, il comprit qu'Abd-el-Kader etait perdu
et que, desormais, grace a 1'appui des Tidjanya,
I'lnfidele allait posssder en paix une province
d' Allah. II resolut done de porter ses efforts
dans le Sud de 1'Algerie, de la Tunisie et de la
Tripolitaine, afln d'y preparer, dans 1'ombre, un
vaste complot pour chasser le Roumi et delivrer
le croyant. Enfin, il faut dire que ses disciples
mouraient de faim, sous pretexte de jeuner, et
que la faim les rendit ingenieux. Les aumones,
en effet, etaient insufflsantes pour nourrir cette
foule : les etudiants qui devaient assister a ses
lecons avaient de quoi sufflre a lours besoins;
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 14.
478 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
mais ces nombreux disciples illettres, et qui
venaient a lui pour gagner le royaume du ctel,
parce qu'ils n'avaient aucun moyen de subsis-
tance dans le monde, etaient a la charge du
brillant professeur. C'etait un embarras plut6t
qu'un secours et il ne voyait en eux d'autre
utilit^ que celle de se les attachor fidelement.
Aussi, sous le fallacieux pretexte de mortifica-
tions et de jeunes afin de dompter leurs passions,
leur inaposail-il des jeunes tres prolonged pour
soulager sa bourse et son budget. Beaucoup
m'abandonneront, pensait-il, et bientSt je n'aurai
avec moi que mes fideles disciples. Ge futtout
le contraire qui arriva. Un jour, un de ces
fanatiques etait a bout de forces : depuis deux
ou trois jours, il n'avait rien pris ; il allait
succomber. II se traina comme il put au torn-
beau du Prophete, et la il se plaignit de ce que
Dieu ne lui donnait pas la force necessaire pour
accomplir les obligations que lui imposait son
Gheikh. Le Prophete fut touche x de compassion,
et son coeur s'emut de pitie ; aussitot ii apparut a
Snoussi : Snoussi, lui dit la vision : ton coeur
est cruel, et tu n'es pas louche des maux que
souffrent tes disciples, leur priere est montee
jusqu'a moi; je connais tes desirs et le but que
tu poursuis. Va sans crainte, je serai avec
toi; quitte cette vilie, prends avec tot tes
disciples illettres, va dans le desert, et au lieu
des jeunes et des mortifications, ordonne-leur de
construire des zaouias, car ton ordre embrassera
tous les pays de 1'Orient a 1'Occident. A ces
mots, la vision s'evanouit. Snoussi, pour obe"ir
aux ordres du ciel, aban donna la Ville sainte
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 479
comme il avail abandon^ le Gaire. II emmena
avec liii tous les illettres, laissant les Tolba a la
garde de la zaouia de La Mecque, et, prenant en
main le compas, 1'equerre et la truelle, il se fit,
dit-on,un macon emerite. Dela sorte, lesFrancs-
Macons musuimans mirent en pratique ce que
leurs confreres d'Europe e"crivaient a pareille
epoque seulement sur les couvertnres de leurs
livres.
Ce tut a partir de cette epoque que 1'ordre
fat veritablement fonde. Uu grand nombre de
zaouias s'eleverent comme par enchantement en
Arabie, en Egypte, dans la Tripolitaine. Sans
s'arr&er, il courut de La Mecque au desert de
Barka et e"tablit dans le Djebel-Lakhdar le
premier centre de son ordre. Au milieu de ces
collines et sur ce rivage ou s'eleverent autrefois
Ptole"mais et Gyrene, Snoussi construisit un
grand nombre de zaouias : Ei-Beida, qui fut le
chef-lieu de 1'ordre jusqu'en 1855; Tokra,
Tolmeita (sur I'emplacement de 1'ancienne
Ptolemai's), Grenna, ou les amateurs d'archeo-
logie et d'etymologie voientFemplacement de
Gyrene, Derna, El-Merdj, Soussa, etc., etc.,
s'eleverent rapidement. Snoussi etait devenu un
habile architecte et un grand macon, et il etait
admirablement seconde. A partir de cette
epoque, il ne conserva avec La Mecque que les
relations absolument necessaires et porta tous
ses regards vers le Maghreb ou les armes de la
France faisaient des progres continued. En
quelques annees, tout le desert de Barka et tout
le Djebel-Lakhdar furent peuples par des soli-
taires qui n'etaient pas attires en ce lieu par
480 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
1'amour de Dieu. Toutes les fois qu'il avait un
homme capable de diriger un nouvel etablis-
sement, Snoussi 1'envoyait dans un endroit
propice, et un monastere s'y elevait. On se
croirait revenu aux temps heureux ou saint
Benoit, suivi d'une foule nombreuse et de
disciples fideles, etablissait son ordre en Italic,
en Franca, partout ou etait 1'Eglise catholique.
Qui pourra jamais apprecier les bienfaits signa-
les que les moines repandirent sur 1'Europe ;
partout ou ilsvenaient s'elablir, la prosperity et
la richesse venaientapres eux; etils etaient pour
ces contrees autrefois incultes et insalubres une
cause de benedictions, une source intarissable
de richesses. G'est ainsi qu'a opere dans le
desert Snoussi : la ou il a etabli une zaouia,
il a fait creuser un puits, et, dans le
desert, 1'eau c'est la richesse, la ou ii y a
ce precieux element la fertilite renait. Par
sa douceur et sa rigidite, il attira autour de lui
et de ses etablissements des nomades qui vou-
laient jouir de la paix ; moyennant quelques
faibles redeiances et quelques journees de
travail qu'ils devaient a la zaouia pour cultiver
les immenses espaces qui lui appartenaient et
recueillir la recolte, ils etaient consideres comme
faisant partie de la zaouia et participant aux
faveurs spirituelles de 1'ordre.
Peu a peu, les limites de sa puissance s'eten-
dirent; la Tripolitaine ne sufflsait plus a son
zele ardent. Le Touat, A'in-Salah, Radames,
R'at, 1'Egypte, 1'Arabie, le virent successive-
ment conservaut, malgre ses soixante ans passes,
la vigueur d'un jeune homme de vingt ans. Infa-
.LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 481
tigable, il s'etait voue-tout entier a 1'oeuvre qu'il
croyait la meilleure et la plus agreable a Dieu :
le desert n'avait pour lui aucun secret, et mieux
que tous les guides il connaissait le moindre
sentier de la mer de Sables ; monte sur sonmehari,
ilexcitait lui-mme ses Khouan et les encoura-
geait a la lutte de ses paroles ardeates : une fois
meme, la premiere fois ou nous nous occupames
de cette nouvelle secte, il avait paru dans le
Djerid et etaitvenu fonder une zaouiaj usque
dans le sud de la Tunisie. Se figure-t-on ce que
doit causer de fatigues un voyage de plus de
mille kilometres a dos de chameau? Snoussi
avait plus de cinquante ans quand il commenca
a etablir son ordre, et se retira a Benghazi
apres son depart de La Mecque. Ge fut a cet age
ou les hommes d'ordinaire ne songent qu'a
consolider ce qu'ils ont institue, qu'il voulut
fonder un ordre et lui donner des regies sures :
que dis-je, un ordre, il fonda un empire, agrandi
encore par les soins intelligents de ses deux flls.
Quand il descendit dans la tombe, il n'y avait
pas au monde un homme qui fut si puissant,
si redoute et si obei. II avait e"tabli lui-meme
plus de cinquante zaouias : les frontieres de son
empire s'etendaient de la mer Rouge au Touat,
de la Mediterranee au lac Tchad, et le roi du
Wadai n'etait que son fldele disciple et sujet.
En 1854, la Sublime Porte demanda a Snoussi des
hommes pour combattre la Russie ; Snoussi
re"pondit par un refus.
Deja, dans 1'Islam, tous les savants et les doc-
teurs commen<jaient a s'occuper de 'ce nouveau
Prophete ; on connaissait quelques traits de sa
482 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
vie : on savait que sa doctrine n'avait pas paru
tres orthodoxe aux Eulema du Gaire, qu'il avait
passe quelques annees avec son maitre chez les
Ouahabites ; qu'enfin, devant 1'inflexibilite de ses
priocipes, les Eulema de La Mecque, de"ses-
perant de le ramener, 1'avaient force a abandon-
ner la Vitle sainte. Mais encore on ne connais-
sait pas Snoussi tei qu'il etait : cet acte de refus
fit connaitre et son caractere et ses doctrines. A
Constantinople, au milieu de ces ecoles subven-
tionne"es par le gouvernement, tous blamerent la
conduite de celui qui abandonnait la cause
sainte de I'lslam, et empechait ses subordonnes
de courir au seeours du Sultan. Le Gheikh
comprit alors qu'il n'etait pas en surete .dans le
desert de Barka. Le chef-lieu etait trop proche
de la mer et ii etait facile, dans une nuit, d'enle-
ver, au milieu de ses affilie's surpris, le cherif
aussipeu soumis aux desirs et aux ordres de son
maitre. L'oasis de Djeg'boub lui offrait un asile
autrement sur que El-Beida, ou n'importe quelle
zaouia du Djebel-Lakhdar . Loin de toute commu-
nication, il pouvait facilement etsurtout surement
organiser son ordre ; il pourrait, sans crainte
de tomber entre les mains de ses ennemis, en-
courager ses affilies dans la voie de resistance
au gouvernement prevaricateur de Constan-
tinople, qui, cette annee-la mme, s'etait allie
avec la France, et a laquelle il devait faire des
concessions pour avoir son alliance. Enfin, si
ses ennemis voulaient franchir la distance de la
mer a Foasis, il en serait toujours prevenu a
temps par ses affilies, et, dans quelques jours, il
aurait mis entre lui et ceux qui viendraient le
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 483
prendre, toute la largeur du desert ; chez les
Ouada'i, il n'aurait riena craindre; bien plus, il
y serait le maitre. Gar cet homme infatigable
ne s'etait pas contente de faire des adeptes
dans le Nord de 1'Afrique, il avait penetre, bien
avant les Europeens, dans le Soudan et y
avait repandu son ordre. II etait a Djeg'boub
depuis quelque temps, quand il apprit qu'une
caravane, revenant du Soudan, et emmenant
quelques esclaves de ce pays, avait ete pille*e par
les ecumeurs de la mer de Sables, dans le sud
de la Tripolitaine. Snoussi comprit tout le parti
qu'il pourrait tirer de ces jeunes gens, et
combien iis lui seraient plus utiles que ses
Moqaddem pour repandre ses doctrines dans
leur patrie. Ilre"solutde les acheter; et, quand
ils f urent en sa possession, il les fit instruire et
les initia a son ordre. Pour se les attacher, il
les avait traites avec la plus grande bonte, et
avant de les renvoyer dans leur patrie, se sou-
venant que Dieu, en revetant de la ceinture
symbolique les compagnons du Prophete, avait
attache ensemble un pauvre avec un riche, un
faible avec un puissant, etc..., pour montrer que
tous etaient egaux, Snoussi les affranchit et les
declara libres, descette liberte dont jouissent les
fils de Satan. Leurs predications f urent couron-
nees de succes ; et bientSt tous les hommes du
Wadai, a com'mencer par le roi, n'etaientqueles
serviteursdu Gheikh de Djeg'boub.
Ge fut dans cette petite oasis, situee a quelques
jours de marche seulement de 1'oasis de Syouah,
ou s'eleva le fameux temple de Jupiter Ammon,
que s'eteignit en 1859 le fondateur des Snoussya;
484 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
il etait presque septuagenaire, et laissait a ses
flls UQ vaste empire, eleve en moms de vingt
ans. Son corps repose dans la zaouia de Djeg-
boub, sous une Kouba magnifique, oil chaque
jour la piete desfideles vient deposer de nombreu-
ses offrandes. Djegboub n'est encore qu'une
bourgade, mais un jour peut-etre, si elle continue
a resterle chef-lieu de Fordre, elle sera regardee
comme une des villes saintes de I'Tslam, et verra
s'augmenter rapidement sa population, qui en
ce moment peut atteindre, 8 a 10.000 ames.
Comme toutes les villes arabes un peu impor-
tantes, elle est entouree de murs creaeles sur-
montes de tours, fortifications qui sont capables
d'arreter des iiomades, mais quine r^sisteraient
pas a nos moyens. La zaouia est au centre de la
ville, et comme au moyen age nos peres batis-
saient leurs demeures autour du couvent ou du
chateau, ainsi les affllies aux Snoussya ont cons-
truit autour de cet edifice. Quatre portes donnent
acces dans la ville ; 1'une d'elles est plus grande
et plus belle : c'est par ce chemin que passent
les cara vanes quand elies viennent apporter a
Djegboub les richesses du Soudan ou amenent
de nombreux pelerins.
La zaouia est immense et ne peut etre compa-
re'e qu'aux monasteres elev^s au moyen age par
la piete de nos peres. Quatre cents Khouan de
tons les pays peuvent y habiter sans peine et y
vaquer a leur aise a leurs exercices d'ascetisme
et de contemplation. Une quinzaine seulement
seraient maris, les autres vivraient dans le
celibat. Nous pensons que ces Khouan, adonnes
completement a la vie contemplative, rappellent
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 485"
les hommes qui, dans les Indes et le Thibet,
se consacrent au Dieu-Lucifer. Ge n'est qu'une
hypothese, mais nous la croyons fondee. Les
Snoussya, en effet, comme nous le montre-
rons bientSt, sont, pour ainsi parler, la quintes-
sence des ordres religieux musulmans. Toutes
les pratiques que nous avons vues en honneur
parrai les autres societes seront familieres
a nos affilies, en particulier a ceux qui dirigent
1'ordre. Qui osera jamais dire qu'aux jours
malheureux que nous traversons depuis bientot
un demi-siecle, Dieu n'ait pas indique a son
Vicaire sur la terre par un moyen quelconque
la voie a suivre. Quel est le politique le plus
habile qui n'aurait ete a bout de ressources
si on 1'avait mis au gouvernail de 1'Eglise ? Et
cependant que voyons-nous? Un vieillard qui
commande le respect et I'admiration meme a ses
plus grands ennemis, qui eclaire le monde
au moment oil ceux de son age descendent
dans la tombe, ou se retirent loin des affaires
qu'ils ne peuvent plus diriger, heureux encore
quand comme Gladstone ils ont le courage de se
faire cet aveu heroique. Nous ne voulons pas par-
ler de sa vigueur corporelle et de sa sante : aux
youxdes hommes de la science, c'est un prodige.
Si Jesus-Christ agit de la sorte pour son Vicaire,
croit-on que Lucifer se desinteresse absolament
de ceux qui par tous leurs efforts veulent lui
donner un continent tout entier? Gela ne se peut
pas, et cela n'est pas. Jamais on ne mefera croire
qu'un homme ayant atteint 1'dge de cinquante
ans, puisse par ses seules forces, malgre toutes les
inimitiesetleshaines des gouvernements, etablir
486 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
un empire comme I'a fait Snoussi. Nous savons
toute la durete de 1'Arabe, et nous savons avec
quelle rapidite le mehari le transporte d'un lieu
a un autre. Prenez un jour la carte de 1'Afrique,
la derniere parue. Suivez la marchede Snoussi,
suivez-le de sa premiere zaouia dans le Djebelt-
Lakhar, suivez-le a travers les sables du desert,
aujourd'huiaR.'at,demamaInsalah, apres-demain
dans le Djerid-Tunisien; puis tout a coup sur les
bords du Nil; voyez-le jeter de ci de la, mais
avec une reguiarite surprenante, d'innombrables
zaouias , calculez a vol d'oiseau le nombre de
kilometres parcourus par cet homme, sexage"-
naire, septuagenaire ; dites-nous maintenaut si
c'est 1'oeuvre d'un homme seulement et si jamais
ii n'y a eu quelqii'un pour le secourir, le soute-
nir,le diriger? Nous ne voulons pas dire, certes,
qu'il eut a sa disposition un demon particulier,
mais nous ne serions nullement etonne d'appren-
dre un jour que cet homme elait favorise
ordinairement de la vision de Lucifer, son Dieu.
Dans tout cet ouvrage, nous n'avons fait que
citer les livres nombreux qu'il a composes pour
faire connaitre les pratiques des Khouan.
N'est-ce pas lui qui nous a diriges dans le dedale
de 1'extase, qui en nous expliquant les rituels des
Scherourdya et des Nakechibendya, nous a dit
que 1'extase et la vision n'etaient plus qu'un jeu
pour le fldeie initie, et que, quand il le voulait,
Dieu se derangeait pour le diriger dans chacun
de ses actes ? JS'est-cepas lui qui nous a explique"
comment les adeptes pouvaient parvenir a evo-
querles ames de leurs 1 cheikh? Et cet homme
n'aurait pas connu, en pratique, ce qu'il nous
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 4.8*7
enseignail si bien? Autant vaudrait dire que
saint Paul, en nous decrivant le troisieme ciel,
n'avait jamais e"le favorise d'une pareille
vision .
Et nous aussi, nous poserions une question a
ceux qui nieraient ces apparitions, cette direc-
tion donnee par 1'ange des lenebres a I'o3uvre
des Snoussia. Que font dans leur zaouia ces
quatre cents Khouan : ils nous rappellent les
quarante composant leconseil ordinaire du grand
maitre des Aissaoua, ayant le don de soulager
toutes les maladies de ceux qui les approchent a
la fete du Miloud . Nous avons dit plus haut ce
que nous en pensions. II est certain que ces hom-
mes n'honorent pas Dieu, le vrai Dieu, le Dieu
bon, notre Dieu, Jesus Deus noster. Qui i/est
pas pour Dieu est contre lui ; qui n'aimepas Jesus
le combat. L'oauvre de Snoussi est-elle I'osuvre de
Dieu? est-ellel'o3uvre de Jesus-Christ, noire Dieu
Jesus, Deus noster ?
Plus haut, nous avons raconte deux visions
dont Dieu 1'aurait favorise. Nous avons dit alors
que nous necfoyioas guere a leur contenu parce
qu'elles etaient trop appropriees aux circons-
tances, pour qu'elles fussent vraies. Elles arri-
vaient la comme un Deus in machina pour le
tirer d'embarras; mais ces deux fails nous
montrenl combien celle croyance elait repandue
parmi ses disciples ; tous etaient persuades que
Snoussi 6tait en communication directe avec la
Divinile : Snoussi, nous disait un jour un affilie
aux Aissaoua, c'est un grand saint, un homme
que Dieu a tou jours dirige dans la voie droite
el inslruil dans lous ses actes ; dans les Aissaoua,
488 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
on recoit tout le monde, meme les voleurs ; mais
il n'en est pas de meme chez les Snoussya ; on
n'y recoit que les hommes instruits et pieux.
Telle est 1'idee que nous donnait de cet ordre
un Musulman fanatique qui, dans les moments ou
le fanatisme ne Fexaltait pas trop, disait que
s'il etait bey de la Tunisie et de 1'Algerie, il
ferait couper la tete a tous les Francais. Ge fer-
vent Aiissaoui se reconnaissait pourtant indigne
d'etre initie aux Snoussya. C'etait, on doit
1'avouer, une exageration de sa part ; comme
tous les ordres, Snoussi recrute partout, etprend
tous les hommes ; mais ces paroles nous mon-
trent la haute idee que les Musulmans ont de
cette societ^ secrete.
Ges quatre cents Khouan passeraient ainsi la
vie dans le cloTtre, enformes pendant toute
leur vie dans leur monastere, comme nos Trap-
pistes ou nos Benedictins, et, chose encore plus
etonnante, garderaient la chastete. Pour le coup
nous n'y tenons plus ; il est aussi impossible a
un Musulman d'AMque de garder cette vertu,
qu'il est impossible de voir re"gner parmi eux
la charite et les autres vertus evangeliques. Ge
qui leur parait le plus incroyable, c'est que
nos pretres et nos religieux n'aiant point de
femme. Un jour, nous etions aux environs de
Souk-Arras, et nous descendions sur Ghardi-
maouq ; un gros oidi entra dans 1'une des
gares intermediaires entre ces deux villes;
je tie me souviens plus comment, la question
tomba sur ce sujet, et mon interlocuteur
qui comprenait tres bien le frangais (il lisait
le Figaro et avait entre ses mains le dernier
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 489
nuinero, achete a Davivier) ne croyait pas, pour
sa part, au celibat de nos pretres, car, disait-il,
ou vos pretres sont des hommes on des anges ;
dans le second cas, il n'y a pas de merite ; dans
le premiec, c'est impossible ; il m'avpua cepen-
dant que la conduite de tous nos pretres qu'il
avail vus en France ou en Afrique 1'avait frappe ;
aussi, il ne pouvait s'expliquer cela. Et nous
pouvons dire que ce qui a le plus contribue
a donner du prestige aux Peres Blancs, c'est la
pratique de cette vertu. Leurs domestiques en
etaient tellement etonnes que, pendant les exer-
cices des missionnaires, ils allaient fouiller les
coins et recoins de la maison pour s'assurer si
vraiment on n'y trouverait pas une femme.
Nous saurons maintenant, apres ces deux
anecdotes, ce que nous devons entendre quand on
nous dit que presque tous ces tolba sont ceiiba-
taires afln de pouvoir vaquer .plus facilement
a leurs obligations et vivre dans le mysticisme
le plus severe sous une regie inflexible (1).
Les moines du Thibet gardent aussi le celibat ;
mais on sait pourquoi, afln de mener une vie plus
coupable. Et qu'on remarque bien encore ce mot
mysticisme ; on sait ce que cela veut dire dans les
ordres musulmans, il n'y a pas de saintete pos-
sible sans visions et sans extases ; et ces quatre
cents Khouan sont tous des tolba, mot a mot
chercheurs, demandeurs, et par extension :
savants : ils sont done inities a tous les secrets
(i) Peut-etre devrions-nous dire que, pour les Suoussya
comme pour les Tidjanya, le grand maitre est charge de leur
tburnir des femmes ; ils vivraient ainsi dans la : plus immonde
promiscuite.
490 LE DI ABLE CHEZ LES MUSULMANS
de i'ordre ; la foromle : il n'y a pas d'autre
divinit^ que Allah n'a pas de mystere pour
eux : ils en comprennent tout le sens. Snoussi
a sejourne chez. les Ouahabites, et il leur a
emprunte sa haine pour les gouvernements et
son desir de retourner a rislamisme primitif .
Nous avons dit que Dieu dans ce systeme est le
seul etre actif et qu'il opere egalement et avec
la meme facility et la mme aisance le bien et
le mal. Avec une pareille theorie, on peut rester
celibataire, sans de grandes craintes ni de
grands scrupules.
G'est a Djegboub qae se reunissent, au moment
fixe, les Moqaddem ou ceux qu'ils ont designes a
leur place, pour s'occuper des affaires de Tordre.
Le fils de Gheikh Snoussi, connu sous le nom de
Gheikh-Ei-Madhi, preside a la direction generate
de I'ordre, tandis que son frere Sid-Mohammed-
Cherif , grand jurisconsulte et grand theologien,
est charge de Fenseignement de la zaouia; son
conseil ordinaire etait compose des amis du fon-
dateur, qu'il avait designes pour que I'ordre ne
faiblit pas entre les mains debiles de deux enfants;
aujourd'hui, ils ont choisi, parmi les Khouan les
plus intelligents, des conseillers fideles. Le lee-
teur n'aura qu'a ajouter ce que. nous avons dit
dans la prerciere partie au sujet de 1'organisa-
tion des societes en general; tolba, serviteurs
negres, reggab, etc. Le grand maitre a, a sa dis-
position, un personnel fixe et dont les fonctions
sont bien distributes ; il n'y a qu'un fait a noter :
c'est 1'existence de deux oukil portant ici le titre
de vizir : Tun, assiste de deux ou trois toiba, est
charge" de la centralisation de l'administration
LE DIABLE CHEZ LES SIUSULMANS 491
des zaouias : 1'autre, dont les deux filles ont
epouse, 1'une Si-El-Madhi, et 1'autre Si Moham-
med-Cherif, s'occupe plus particulierement des
affaires de la zaouia de Djegboub et de celles
de la famille du chef de 1'ordre . (RiNN, page
506.)
Afin que le chef de Tordre soit term toujours
au couraut des nouvelles des pays civilises ou
des zaou ; as, un systeme de courriers, faisant en
mnie temps 1'offlce d'espions. est organise sur
les grandes routes qui menent a Djegboub :
aussi, personne n'arrive a la ville sainte sans
tre signale longtemps a 1'avance. De plus,
des puits sont disposes de distance en distance,
connus de quelques affilies afin que le chef de
1'ordre put, a un moment donne ou sa liberte ,
peut-etre sa vie, seraient en danger, prendre
le chemin du Wada'i. Tout est done bien orga-
nise", et nous ne croyons pas qu'il soit possible
d'arreter le grand maitre; les moindres nou-
velles sont vite connues a la zaouia, grace a ce
systeme.
Et maintenant, si un de nos lecteurs veut
jamais risquer ce voyage, nous ne voulons pas
dire que sa vie sera en danger, mais il doit
6tre bien persuade qu'il ne verra que ce que
les Snoussya voudront bien lui montrer, meme
aurait-il apostasie, c'est-a-dire, prononce simple-
ment ces mots dont tous savent maintenant le
sens precis : il n'y a de divinite que Allah,
et Mahomet est son prophete, qu'ii devra pror
noncer un jour ou 1'autre, heureux encore si
comme Leon Roches, il peut echapper a la
circoncision, Voici done, au rapport de Rinn,
492 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
toutes les precautions qui sont prises par
rapport a Yetranger musulman, que le lecteur
fasse attention a ce mot ; si on prend tant de
precautions pour lui, que sera-ce pour le
Chretien.
En arrivant a Djegboub, Tetranger musul-
man qui n'a ete ni mande par le chef de 1'ordre,
ni prealablement accredite dans les formes vou-
lues par uu Moqaddem, estsoumis aun examen
minutieux. Installe d'abord dans une maison des
holes, exterieure a la zaouia, il est interroge' sur
son pays, sur le lieu de son depart, .et sur le but
de son voyage. Au fur et a mesure qu'il repond
a ces questions, faites avec toutelacourtoisie que
comporte la politesse orientale, il est peu a peu
entoure de tolba, ou de serviteurs originaires des
endroits dont il a parle, et alors sous pre"texte de
demander des nouvelles de parents et d'amis que
Ton n'a pas vus depuis longtemps, les interroga-
tions recommencent plus precises, plus serrees.
Ge n'est qu'apres deux ou trois jours, quel-
quefois plus, de cet examen, qu'on peut esperer
voir un dignitaire de 1'ordre et, plus rarement, le
CheikEl-Madhi.
Gelui-ci, dureste, a pour recevoirles etrangers
avec qui il ne tient pas a entrer en relations
directes, un de ses Khouan, originaire de Biskra,
et dont 1'emploi a la zaouia est de jouer le r61ede
El-Madhi dans les audiences accordees a
ces etrangers. II parait que la ressemblance de
ce Biskri avec Gheik El-Madhi est surprenante
(1). (Note de RINN, page507.)
(I) II ne serait pas impossible que cethomine futl'eafantnaturel
de quelque fllle des nomades de Biskra donnee en present a Gheikh
LE DIABLE CHEZ LES MUSUIJtfANS 493
Ge fut ce qui arriva a 1'explorateur allemand
Rolhf, il avait le vif desir de voir le Chcik qui
dirigeait un ordre si important : il vint jusqu'a
Bir-es-Salem, a quelques journees de marche de
Djegboub : le Biskri joua tres bien son r61e.
MSmelorsqu'en 1 872 une deputation de Prussiens
vint porter de nombreux presents a Cheikh-
Ei-Madhi, afln qu'il excitat a la guerre sainte les
'populations du Sahara Algerien, ils furent
econduits poliment : le Biskri joua encore le r61e
de.El-Madhi.
Ghacune des zaouias est organisee comme celles
de tous les ordres en general ; il y a un Moqad-
dem qui en est comme le superieur local, ayant
sous ses ordres, pourl'aider dans 1'accomplisse-
ment de ses devoirs, un oukil des rekkab et des
serviteurs ou esclaves negres. Chose particuliere
a cet ordre, chaque zaouia a une ecole primaire
et un cours d'adultes ; on dirait que le diable,
dans un dernier effort, a voulu imitertout a fait
nos monasteres du moyen age. Dans les princi-
pales zaouia comme dans tous les ordres, pour
pourvoir a la subsistance de ces nombreux affl-
lies qui ont emmene avec eux leurs femmes et
leurs enfants pour vivre en paix et remplir tran-
quillement leurs obligations, les terrains envi-
Snoussi pendant son voyage de Bou-Saada a Temaeinn. (Note de
RINN.)
Nous croyons qu'il serait plus probable d'admettre que c'est un
flls de Snoiissi. Cheikh-El-Madhi n'avait guere plus de quinze ans
quand la succession lui echnt. Or, le voyage de Bou-Saada u Tema-
einn, au dire de Rinn, aurait eu lieu avant le voyage du grand
Snoussi au Caire el a La Mecque, par consequent: vers 1830. Ce
Biskri aurait done quinze ans de plus que Cheik-El-Madhi. 11 nous
semble que dans de pareilles conditions il est diflioile de se ressein-
blef beaucoup ; il nous semble plus naturel d'admettre, egalite d'age
et meme pareute du cote du pere.
LE DIABLE CHEZ LES MUSUL11ANS 14. .
494 LE DIA.BLE CHEZ LES MUSULMANS
ronnants appartiennent a lazaouia. Dansle desert,
en effet, il sufflt de travailler pour avoir de belles
recoltes ; la oii est 1'eau, la est la richesse. Rien
de plus faux que de se representer le Sahara
comme un pays absolument aride, dont jamais
la main de l'homme ne pourra faire cesser laste-
rilile : ce sable, cultive avec soin, devient une
terre tres fertile. Si nous voulions montrer la
verite de ce que nous avancons, nous decririons*
le pays de Djerba, 1'oasis de Gabes et de Gafsa :
a Djerba, on est etonne comment tant de beaux
fruits peuvent pousser au milieu du sable : ilest
vrai que 1'eau y est abondante et qu'il faut se
donner un peu de peine, car les heureux habi-
tants ne connaissent plus 1'heureux temps ou
leurs aieux mangeaient le lotus tant vante par
Homere et qui jouit de la douce faculte de faire
oublier nos douleurs.
Ghaque zaouia a done autour d'elle une pro-
priety aussi grande que le veut le Moqaddem, et
suffisante pour fournir aux heureux ascetes une
bonne nourriture. Ges heureux mortels, plonges
completement dans la contemplation, ne se sou-
cient pas, derriere leurs epaisses murailles,d'aller
cultiver leurs champs,ou.en ete.de faire la recolte;
il est plus agreable de servir Dieu paisiblement
a 1'ombre et de jouir du doux farniente. Les
nomades doivent chaque annee quatre presta-
tions : deux au temps du labour, deux au mo-
ment de la re*colte ; et tout cela evidemment en
plus de la dime religieuse, de la zekkat (ou taxe
des pauvres deszaouias, etc., etc.). L'oasis de
Djegboub est divisee en treize jardins, arroses
chacun par un puits ; il y a quelques centaines
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 495
d'oliviers, et environ 200 a 300 palmiers-dattes .
Enfin, chaque zaouia possede un certain nom-
bre de chameaux et de chevaux qu'on reconnait
aunmot trace avec un fer rouge. Qaelques-unes
en possedentjusqu'atrois etquatre cents, comme
les zaouias d'Adjela et d'Aziat.
Avant de continuer 1'historique de cet ordre,
dela mortde Snoussi a nos jours, nous nous ar-
reterons un instant pour faire connaitre lesdiver-
ses pratiques de rituel, et la doctrine de cet ordre.
De la Horte, on pourra apprecier avec plus de
surety de jugement sur les fails particuliers, et
voir combien les moyens ont ete choisis habile-
ment pour alteindre le but que s'etait propose le
grand Snoussi.
Son ordre, dit-il, est a la fois le plus saint et le
plus parfait de tous les ordres religieux : le plus
saint, parce que plus facilement qu'aucun
autre il conduit ses affilie"s aux joies de
1'extase ; le plus parfait parce qu'il est mieux
organise qu'aucun autre pour atteindre son but.
Gertes, a notre avis, dumoins, ces paroles ne
sont que Texpression de la verite. Snoussi
se rendait un juste hommage. Et voici com-
ment il prouve tout d'abord la saintete de son
ordre.
II apprecie la regie qu'il a donnee a ses affllies
et son orthodoxie sur presque tous les ordres
musulmans qui 1'ont precede, et se donne comme
le continuateur de Si Ahmed-ben-Idris-el-Fassy.
Nos lecteurs se souviennent que Tordre des
Khadirya a pris ce nom d'El-Khadir, parce que
cet tre surnaturel, sur la definition duquel les
Arabes ne sont pasd'accord, avait un jour apparu
496 LE DIAJBLE CHEZ LES MUSUlMANS
a Abd-El-Aziz-ed-Debbar, et lui avait donne un
diker a reciter tous les jours cinq mille fois. Nos
lecteurs savent aussi combien les Musulmans
sont exigeants sous le rapport de 1'orthodoxie
des ordres musulmans; il faut que chacun eta-
blisse, par une chame, qu'il a recu sa doctrine
du Prophete ou d'un disciple du Prophete.
Mais la foule, avide de merveilleux, donne plus
abondamment et plus largement aux ordres
reveles directement par Allah ; aussi voyons-
iious quelques chefs d'ordre se reclamer de
cette intervention divine afinque le peuple estime
plus cet ordre que 1'ordre rival. II y a done la,
comme on le voit, deux interets a sauvegarder :
1'orthodoxie et surtout le ddsir qu'eprouve tout
fondateur a voir son ordre prendre un grand
developpement ; nous avons dit aussi plus haut
que les docteurs de 1'Islam se montrent difflciles
et exigent que le fondateur prouve 1'apparition.
Snoussi done ayant surtout a coeur de bien
montrer son orthodoxie (et encore beaucoup de
savants musulmans, ceux qui sont pay 6s par les
gouvernements lui jettent a la tete tout un tas
d'injures, qu'ils resument toutes dans ce seul
mot ouahabite) ; Snoussi done, en qute d'ortho-
doxie, se recommande a 1'appui de soixante-
quatre ordres ; et ceci est une ruse, car de la
sorte il se -donne comme le resume de tous les
ordres, et contrairement a ce qu'avait de"crete
Tidjani, il affiliera a sa secte tous ceux des
autres ordres qui lui paraitront avoir quelque
valeur. Qui desormais osera done 1'accuser
d'heresie, lui le descendant direct du Prophete
par Hassen, flls deFathma ? autant vaudrait dire
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 497
alors que tous les ordres sontheretiques, et nous
croyons que celui qui le dirait aurait raison ;
mais le peuple ne juge pas comme le marabout
et le docteur qui ne orient si haut, au nonTcfe
1'orthodoxie, que parce qu'ils voient la ziara
prendre un autre chemin et que leur casuel
diminue chaque jour.
II y a aussi une autre raison : Snoussi a voulu
seconformeral'ordre duProphete en enseignant
quarante traditions a ses disciples : car 1'Envoye
de Dieu a dit : Celui qui enseigneraaux Groyants
quarante voies pour leur enseigner le chemin du
ciel, sera eleve dans le ciel aussi haut que les
plus savants et que les plus grands docteurs de
la loi. Voila pourquoi Snoussi a voulu avoir
pour appui toutes ces voies, qui toutes se reunis-
sent a lui, en sorte qu'il pouvait dire sans
orgueil et logiquement qu'il etait la voie du ciel.
Ce n'etait pas trop d'orgueil, comme on voit !
Le diker des Snoussya est loin d'avoir la longueur
de celui des Aissaoua ; leur but n'etant pas le
mme, les moyens sont differents. Les affilies
de Djegboub ont surtout pour but le retablis-
sement de rimamat, le panislamisme, tandis
que ceux de Mequinez veulent surtout entrer en
relations avec les esprits ; c'est pour cela qu'ils
s'etourdissent et s'abrutissent par des chants et
des danses, tandis que Suoussi a proscrit ces pra-
tiques. D'ailleurs, comme les fervents Ouahabites,
il a defendu a ses disciples n'importe quel instru-
ment de musique, meme le tambour, et aussi
1'usage du tabac. Mahomet n'a pas cependant
prohibe ce narcotique, mais disait a Palgrave,
rarriere-petit-fils de Mohammed-ben -Abd-el-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 14. ..
498 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Wahab que s'ill'avait connu il 1'aurait prohib6 ; et
le voyageur fait remarquer, en effet, que ce narco-
tique est doue d'une force merveilleuse et agit
sur le cerveau autant que le via. A ce sujet,
Palgrave fait la reflexion qu'il a faite sur le jus
de la vigne : comme le vin, en effet, le tabac
serait un lien de communication et d'amitie entre
les hommes; or, c'est ce que Mahomet voulait
eviter : il voulait que chacun restat chez soi, et
que le Musulman de nos jours ressemblat a
celui qui avait eu le bonheur de jouir de son
agreable presence. Nousne voulons pasdiscuter
cette theorie ; il est certain, cependant, que deux
hommes qui ne se sont jamais vus parlent aussitdt
a coeur ouvert, quand 1'un a offert du tabac a
1'autre, et qu'ils ont aspire quelques bouffees de
la precieuse plante. Nous laissons au malicieux
Anglais toute la responsabilite de sa theorie.
A ces defenses, il faut encore joindre 1'obli-
gation faite par le fondateur, a tousles affllies,de
porter le chapelet a la main et non suspendu au
cou. G'est la un signe de reconnaissance. Le
second est dans la position que prennent les
affllies quand ils veulent prier.
Tandis que tons les Malekites (l)prientles bras
colle"s le long du corps, les Snoussya, semblables
en cela aux Ouahabites, prient les bras croise"s
(1) II y a, dans la rel'gion musulmane, plusieurs rites orthodoxes,
ne dillerant entre enx que sur des questions secondaires soil de
droit civil, soit de pratiques du culte; ils nous rappellent les divers
rites de 1'Eglise catholique : ritegrec, latin, melchite, etc. ; ce sont,
pour les Mussulmans : le rite Malekite pour 1'Afrique, moinsl'Egypte.
ie rite Hanefite pour les Tares, ; il est aussi un peu repandu dans
le norrl de 1'Afrique parmi les Tnrcs ou lenrs descendants ; le rite
Chafeite, special a I'Egypte et a la Peninsule Arabique ; enfin, Ie
rite Hanebalite clans 1'extreme Orient (Pei-se, fndes etc.).
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 499
sur la poitrine, le poignet gauche entre le pouce
et 1'index de la main droite. Gomme chaque
ordre a une posture particuliere et differente
des autres, les adeptes du mme ordre peuvent
se reconnaitre Ires facilement.
Voici maiatenani, d'apres Rinn, le diker de cet
ordre : Le diker des Snoussya se compose des
prieres suivantes :
1 Lorsqu'on se recouche apres la priere du
Fedjer (1) et que, etant couche sur le flanc droit
Ton a la te~te appuyee sur la main droite, on dit
40 fois : mon Dieu benissez moi au moment
de la mort et dans les e"preuvei? qui suivent la
mort.
2 On dit cent fois, en egrenant le chapelet :
J'ai recours au pardon de Dieu.
3 Gent fois : II n'y a de divinite qu' Allah.
4 Gent fois : mon Dieu, repandez vos gra-
ces sur notre seigneur Mohammed le Prophete
illettre, ainsi que sur sa famille et ses compa-
gnons et donnez-leur le salut.
La serie des trois chapelets (c'est-a-dire des
oraisons 2, 3 et 4) doit Stre repetee trois fois.
Au lieu de la deuxieme oraison, les inities
privilegies peuvent encore, s'il n'y a pas d'audi-
teurs etrangers a Tordre reciter cent fois la priere
suivante, a laquelle sont attachees des graces
speciales et qui doit rester secrete :
II n'y a de Divinite qu' Allah : Mohammed est
son Envoye". Que dans chaque regard et a chaque
annihilation, Dieu repande ses benedictions sur
notre seigneur Mohammed un nombre de fois
(1) Le Ferljer correspond an moment fin matin qne nous appelons
Aurore. (Note de I'Antenr.)
500 LE DIA.BLE CHEZ LES MUSULMANS
aussi incommensurable que 1'horizon de la
science de Dieu. (RiNN, page 503.)
Nous sommes loin, en verite, du nombre incal-
culable de fois que les A'issaoua doivent reciter
leurs prieres. En supposant, en effet, trente lignes
a chaque page, on n'a qu'un total de quarante
pages ou environ, c'estbien modere nous semble-
t-il, quand on compare ce diker de celui des
A'issaoua et des Qadrya, mais encore nous le
trouvons bien long en comparaison des obliga-
tions que Dieu impose a nous, Chretiens.
Voila done cet ordre tel que 1'avait constitue
Snoussi, et dont il devait se servir lui et ses suc-
cesseurs pour arrester les progres du christia-
nisme et de la civilisation en Afrique. Nous
allons le voir a roeuvre, et comme son but avoue*
est-surtoutle panislamisme, nous montrerons ses
moyens et ses ceuvres, comment il a pu jus-
qu'ici nous empcher de penetrer aussi vite que
nous 1'aurions voulu, les moyens qu'il emploie
quotidiennement, ses amis et ses ennemis.
Jeune encore, n'etant pas meme moqaddem
d'un seul ordre, Snoussi avait le coeur plein de
haine pour la civilisation et le progres ; tous les
gouvernements etablisetaient le point de mire de
ses sarcasmes ; et deja autant qu'il etait en lui il
travaillait a leur renversement. Son sejour chez
les Ouahabites ne fut pas 1'occasion d'un change-
ment. Au milieu de ces heretiques qui convaincus
de la verite de leur principe : il n'y a pas de
divinite que Allah, ne voulaient, entre Dieu et
eux, ni ange, ni prophete, et enlevaient les ri-
chesses du tombeau de Mahomet, parce que,
disaient-ils, ce n'est qu'un homme et que tous les
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
501
hommes sont egaux sous la main egalitaire de
ce monstrueux assemblage qu'ils onl fait Dieu ;
au milieu de ces fanatiques, disons-nous,
Snoussi vit encore accroitre sa haine centre toute
autorite, et le desir de ramener a 1'islamisme
primitif les populations musulmanes. Battre en
breche tous les gouvernements, retablir 1'ima-
mat ne fut pas pour sa vaste intelligence une
oauvre au-dessus de. ses lorces, settlement, en
politique habile, il ne poussa pas comme ses an-
ciens amis, le principe jusqu'a ses dernier es
consequences.
Les Ouahabites, avons-nous dit, ont detruit le
dogme de la communion des saints, desormais
Fhomme de la terre communique directement
avec Dieu dans le ciel : le Prophete Mahomet, ce
n'est qu'un homme, et tout culte qu'on lui rend
est un outrage fait a Dieu ; aussi, consequents
avec eux-memes, quand ils se furent empares de
la Mecque, ilscoururent a Medirie, et enleverent
les richesses qui couvraient le tombeau du Pro-
phete. Done point d'intercesseurs aupres de
Dieu, comme derniere conclusion, ils devraient
admettre Fanarchie dans le gouvernement.
Snoussi ne pouvait pas aller jusqu'a cas dernie-
res conclusions, au moins en public, s'il voulait
tre autre chose qu'un simple disciple des Waha-
bites. Les peuples d'Afrique auraient mis a
mort, comme le fit le sultan de Stamboul a Abd-
Allah, roi des Ouahabites, qui les avait guides
au pillage du tombeau du Prophete, celui qui
aurait me la grandeur de Mahomet le Prophete
de Dieu.
II prit done une autre voie ; et il emprunta aux
502 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS '
Ouahabites la necessity de revenir a 1'islamisme
primitif Ge moyen devait lui reussir a mer-
veille : tous les Musulmans, en effet, sup-
portent avec peine que les nations civilisees se
melent de leurs affaires, et veuillent y faire la
police quand, dans ce vaste empire, les lois
humaines ne sont pas observees. De m6me que
chez nous tout homme qui se leverait au nom de
la patrie, et travaillerait uniquement pour sa
gloire, serait acclame comme un sauvsur et un
liberateur, ainsi dans Fempire d'Allah, tout
homme qui se leve au nom de la religion 0{.pri-
mee par les Intideles, car, dans leur esprit, patrie
et religion ne font qu'un, est un sauveur, et
comme tel acclame et aime par le peuple. Que
pourront contre lui tous les gouvernements ?
Rien; les persecutions dont il sera 1'objet de
la part des personnages revetus d'un caractere
offlciel tourneront a sa gloire, et sur son front
le peuple verra la couronne du mar tyre endure"
pour la patrie. Voila explique en peu de mots
le succes immense de cet homme qui n'a peut-
tre pas eu son pareil en ce siecle pour la surete
du coup d'oeil et la vaste conception et orga-
nisation de son empire ; car, nous le repetons,
c'est UQ empire qu'il a fonde et non pas seule-
ment un ordre, un empire dont les sujets
sont entierement a la disposition du chef de
Djegboub, et qui, sur un signal, se leveront
tous en masse pour la guerre sainte, entralnant
avec eux toutes les peuplades du Tchad et du
Niger a laMediterranee.
Et ce n'est pas dans 1'ombre, ce n'est pas en
secret, comme des laches et des gens qui sont
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 503
convaincus a Tavance de la faussete de leur
principe, et par consequent de la certitude d'un
echec, non, c'est en public, c'est en face qu'ils
affichent leurs pretentious et leur but. On ne
peut pas les comparer, sous ce rapport, a DOS
francs-macons ; ceux-ci sont des laches et des
o *
poltrons : ils saventbien qu'ils sont dansl'erreur,
et ilssaveutbien quele succes ne leur appartien-
drapas ; aussi ilsse cachent ; c'est dansl'ombre
que, semblables au serpent, ils essayent de
mordre au talon, et pea a peu infiltrent dans la
society lour poison mortel : le poignard fera
leur oeuvre ; I'homme qui les genera disparaitra,
et, comme 1'ange des tenebres, ils agiront dans
la nuit. Nous savous bien qu'il y a, dans la Ma-
connerie, des enthousiastes, des gens qui, comme
ies Snoussya, croient a la legitimite de leurs pre-
tentions, et qui mourraient heureux et contents
pour le Dieu qu'ils adorent. G'est, croyons-nous,
1'inflme minorite ; le calholicisme a, en effet, trop
pene"tre le vieux monde pour que sa disparition
ne laisse rien dans le coeur. L'Arabe commettra
le mal sans remords parce que le Goran ne le
lui defend pas ; mais 1'impie a, au dedans de lui
quelque chose qu'il ne peut vaincre et qui lui
dit : Ge que tu fais la est defendu. Voila pourquoi
nos ennemis se sont toujours jusqu'ici caches
dans 1'ombre et n'ont pas ose devoiler au grand
jour leur but final. Les Snoussya aussi cachent,
aux yeux du peuple arabe, leur doctrine secrete,
mais ils affichent hautement ce qu'ils veulent
obtenir. Ge ne sont pas des revolutionnaires
faisant appel a des moyens iilegitimes ; ce sont
des hommes exaltes, persuades de la verite ;
504 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
que dis-je, de la saintete de leur cause pour
laquelle ils se croient heureux de sacrifier leur
vie : Ils appelleront a leur secours le poignard,
c'est vrai : cela nous surprendra, nous Europeans
qui avons garde une profonde teinte de chris-
tianisme que, helas ! notre generation semble
avoir voulurenier ; mais, aux yeux duMusulman,
c'est le poignard qui fait le droit, c'est le poi-
gnard qui legitime une cause ; cela nous semble
un paradoxe : et celaestainsi. Un gouvernement
qui n'a pas recours au sabre et ne fait pas
decapiter tous ses ennemis, a leurs yeux c'est
un gouvernement lache et incapable : sa genero-
site c'est de la lachete, c'est de la faiblesse ; le
Musulman ne comprend pas le pardon des
vaincus : c'est une idee trop noble et trop cheva-
leresque pour entrer dans ce cceur pourri par la
luxure. Le sabre c'est le droit : le poignard c'est
le meilleur soutien d'une cause, et pour tou-
jours il la legitime.
Voila pourquoi les Arabes n'ont jamais compris
nos idees de conquete et de domination, et parce
que nous n'avons pas fait usage du sabre, parce
que nous n'avons pas verse a profusion le sang du
vaincu, notre cause est mauvaise, et nous ne
sommes que des laches et des gens timores.
Nous avons raconte comment Flatters tomba
sous leurs coups, et nous verrons plus loin comme
les missionnaires d'Alger furent mis a mort
par ces mdmes Snoussya ou leurs sbires.
On nous objectera peut-tre que, depuis la mort
de Flatters, il y a eu des voyageurs qui ont
visite ces parages et n'ont pas subi un echec,
au moins apparent : Monteil et Fourreau, dont
' tfi DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 505
tout r^cemment encore les journaux annoncaient
1'heureux voyage, ont pu pe"netrer chez les Adjer,
on traverser Tempire des Snoussya, comme
Monteil. Nous croyons faire une reponse suffi-
sante en disant qu'il y a loin de ces explorations
a celle que tentait Flatters, et surtout a la
mission entreprise par les Peres Blancs. Le
colonel Flatters pene"trait dans leur pays en veri-
table conquerant, et sans vouloir diminuer le
merite des explorateurs reeents, nous dirons
que si Flatters avait re"ussi, certes, son voyage
d'exploration aurait eu pour la France des resul-
tats autres que ceux des Monteil, des Mery et
autres. Les Touareg le comprirent et virent
bien que si cet nomine pene'trait chez eux, il
pourrait dieter des conditions au lieu de les re-
cevoir. Qu'on nous permette aussi une reflexion :
est-il possible a un homme qui ne fait que tra-
verser UQ pays de bien le connaitre ! Que de
corrections n'ont pas faites les missionnaires qui
se sont etablis dans les pays visiles par Stanley,
et mme Livingstone. Or, dans le desert, nous
ne saurions trop le repeter, on ne voit que ce que
les guides veulent laisser voir. M . Brosselard
le dit expressement dans sa relation du voyage
de Flatters, et le colonel, au retour de sa premiere
expedition, le disait dans une lettre a Duveyrier.
Ce que nous avons dit la, nous le repeterons
a fortiori pour les missionnaires. Ce sont eux
qui doivent dtre, vu leur caractere sacre et le but
qu'ils poursuivent, le point de mire de leur haine.
Us ne sont pas des voyageurs ; ils ne par-
coureht pas un pays, ils ne traversent pas une
contre'e pour debarquer ensuite dans nos ports,
LE DUBLE CHEZ LES MUSULMANS 15
506 LE DtABLE-CftEZ LES MUSULMANS
proclamant bien haul leur courage et les bienfaits
semes sur leur passage. Denues de tout secours
humain, abreuves chaque jour d'outrages, repan-
dant partout des bienfaits, ils traversent les
sables du desert, s'etablissent dans une oasis et
commencent sans bruit une vie d'austerites et de
souffrances, dont nous ne pou vons nous faire une
idee. Leur charite ne fait qu'attirer la haine des
mediants, qui voient en eux leur plus terrible
adversaire, et ils ont raison, et ils sont logiques.
Quand on est engage dans le mal, il faut se
defaire de ceux qui veulent nous arreter sur la
pente glissante, et qui, en retour des injures
dont nous les abreuvons, ne nous font que du
bien : comme le dit saint Paul, ils jettent sur la
tete de ces ingrats et de ces pervers des charbons
ardents.
Pour atteindre un but aussi gigantesque par
des moyens legitimes a leurs yeux, il fallait aux
Snoussya des hommes doue*s d'une intelligence
rare et d'un grand talent d'administration ; des
hommes roues, politiques, fins matois, pour ne
pas se laisser tromper par de fausses pro messes,
et ne pas s'engager dans de folles aventures
qui auraieot compromis 1'existence de 1'Ordre.
Snoussi fut admirablement seconde, et, malgre
la jeunesse de ses fils, 1'ordre s'apercut a peine
de la disparition de celui qui en avait jete les
fondements.
Gelui qui fut son principal collaborates, son
disciple de predilection, celui qui devait succeder
a la place mSme de ses deux fils, fut Si-Abdallah.
No" dans le Touat, il s'etait attache a Snoussi qui
lui avait confix la direction de la zaouia d'Abou-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 507
Kobdla : c'etait lui qui, parmi ses nombreux
disciples, avail le mieux saisi le but du fondaleur,
c'etait lui qui avail le mieux compris la doctrine
du reformateur; c'e'tait, on peut le dire, son
alter ego, et Snoussi se reposait en lui sans tris-
lesse, du gouvernement de Fordre quand il serait
dans la tombe. II devait 1'y preceder.
En 1851, il f ut tue a Sapa, pres de Medine,
laissant ainsi la succession preventive a un petit
enfant de sept ans, celui ci, un vrai prophete au
dire de ses partisans, el qui, depuis la creation
du monde, n'a eu que Irois pareils : Mo'ise, Jesus-
Christ et Mahomet. Ge serait le Madhi promis qui
doit, a la fin des temps, reunir tous les fideles
croyants sous le sceptre de Dieu. Faut-il n'y
voir, en eifet, qu'un effet du hasard, ou. bien
faut-il aussi y voir le demon operant dans
1'ombre pour penetrer les secrets de Dieu ; tou-
jours est-il que les docteurs musulmans qui
s'occupent de la fin du monde diseat que nous
la verrons dans le xiv siecle de 1'hegire ;
or, nous sommes en Tannee 1318 Je 1'hegire;
la fin du monde devrait arriver dans ce siecle.
Parmi les aulres principaux collaboraleurs, il
faut compter Abdallah Sunni qui fit construire
sept zaoui'as dans le dislrict de Tripoli ; Si-Ali-
ben-Abd-el-Moula, originaire des environs de
Tunis, Si-Aloned-er-Rifi, marocain; enfin et sur-
tbut Si-el-Madani-ben -Mostafa-ben-Ahmed-el-
Tlemcani, qui remplaca Abdallah dans Taffection
du fondateur, et fut designe par lui comme
devant tre le tuteur et le guide des deux enfants .
qu'il laissait pour diriger 1'ordre.
Aussi, malgre" leur jeunesse et leur inexpe-
508 LE biABLE CHEZ LES MUSULMANS
rience, Ben-Ahmed-el-Tlemcani a su conserver
a 1'ordre toute son importance et lui faire suivre
la voie traced par le pere. Pourquoi a-t-on appele
1'ame des deux heritiers El-Madhi? Faut-il n'y
voir qu'une imposture, ou bien ce nom serait-il
fonde? Les adeptes disent en effet qu'il a entre
les deux epaules le signe du prophete, un noevus
rond et bleuatre qui existait a la m^rne place
sur le corps de Mo'ise, Jesus-Christ et Moham-
med . Sera-ce lui vraiment qui sera ce farneux
personnage qui doit reveiller les Musulmans en-
dormis dans leur tiedeur et leur rendre leur
ferveur primitive ? Sera-ce lui qui pre~parera la
voie, comme disent les Musulmans, a Sidna
A'issa a la fin des temps ? 11 est certain qu' il a
un immense prestige dans tout le moride musul-
man. Son nom, son age rapprocbes de certai-
nes propheties le designent aux yeux des masses
ignorantes comme devant etre le Madhi qui doit
regenerer le monde au commencement du
xrv siecle". (RiNN, page 494.)
Gomme le pere, le n'ls travaille lentement mais
surement a la renovation de 1'Islam : pour nous
servir d'une belle comparaison de Rinn (page
495; : c'est le coin qui s'enfonce lentement mais
surement dans le vieil edifice vermoulu de 1'em-
pire ottoman, et c'est la barriere qu'au nom
d' Allah I'lslam regenere voudrait opposer aux
sataniques innovations de la civilisation euro-
peenne et de 1'esprit moderne .
II est certain, en effet, que les Snoussya n'ont
pas fait alliance directement avec nos ennemis :
nous n'avons pas trouve leurs chefs mele"s a nos
insurrections, mais nos ennemis vaincus ont
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 509
trouTe" dans leur zaou'ia UQ refuge assure". II n'y
a pas d'ordre qui, comme les affilies tfe Djegboub,
semblent se desinteresser des affaires de la
politique, et cependant c'est la leur but : delivrer
les Musulmans du joug de 1'Infidele, renverser
tous les gouvernements musulmans qui ont pac-
tise" avec la civilisation et ont laisse penetrer le
progres dans leur empire. C'est la un danger de
plus pour nous ; nous nous tranquillisons sur leurs
intentions et leurs projets, nous vivoiis dans une
securite inquie'tante, et il vaudrait mieux, pour
nous, l'e"tat de guerre.
Si jamais El-Madhi n'a voulu pactiser avec
nos ennemis, nous devons renoncer cependant a
1'avoir pour allie. La Sublime Porte elle-mme
n'a pas pu, dans sa derniere guerre contre la
Russie, determiner un seul des Snoussya a entrer
a son service. En surele derriere ses forteresses
de Djegboub, ayant tout pret pour partir au pre-
mier signal pour Tinterieur de TAfriquo, El-
Madhi rit du sultau et de tous les gouvernements
europeens. II est fler de voir son alliance recher-
chee, et ilest fier de la refuser. Quand apres nos
desastres de 1871, quand sur un signal du chef
de Djegboub toutes les tribus du desert et de
1'Algerie se seraient soulevees pour venger les
Rahmanya vaincus et detruire ainsi en quelques
mois 1'ouvrage ^difle avec tant de peines et
tant de sang pendtintde si longues annees, le
cheikh des Snoussya repondit par un refus cate-
gorique, mais poli : il e"tait content de se voir si
terrible et de sSvoir son alliance recherchee par
ceux qui avaient ainsi abaisse notre puissance et
Jmmilie notre drapeau ; mais dans son orgueil,
510 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
il jugea indigne de lui de se presenter devant
des chiens de Chretiens, et il les congedia sans
leur permettre de voir 1'auguste face du prophete
de Dieu au xiv e siecle de 1'hegire.
Tandis que nos troupes entraient triomphale-
ment a Tunis et se reposaient d'une si courte cam-
pagne oil nous avions cueilli des lauriers sans
verser presque une goutte de sang, et ajoute a
notre empire une si belle province, un Italien par-
courait le djebel Lakhdar, et voulaitvoir ie cheikh
de 1'ordre si redoutable. La rapidite avec laquelle
les operations furent conduites jeterent les Ita-
liensdans une sorte dedesarroi difficile a de"crire :
en quelques jours, notre influence remplacait
completement 1'influence italienne. Nos ennemis
veillaient : bientot, grace a leurs menees, une
grande insurrection eclatait .dans le sud; ils
reussirent a exciter contre nous les Khouan
du Nefta qui, nous 1'avons dit, sont une branche
des Rahmanya. Ils pre"voyaient bien qu'aban-
donnes a eux seuls ils seraient vaincus t6t ou tard ;
aussi, Gamperio se rendit dans le djebel Lakhdar
pour pousser les chefs des Snoussya contre nous.
Ge fut en vain, et toutes ses excitations ne servi-
rent qu'a aigrir contre I'ltalie les chefs de 1'ordre.
Enfln, quand le Madhi du Soudan appela aux
armes tous les Arabes pour chasser les Anglais
et leur infliger les sanglantes defaites que nous
connaissons tous, le Madhi des Snoussya, traitant
son homonyme et rival d'imposteur et autres
epithetes, envoyait a tous ses affllies une ouassia
(ou lettre de recommandation) defendant a tous
ses affilies de prater le moindre secours a ce faux
prophete qui usurpait des titres auxquels il n'a-
vait nul droit.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 511
Ne croyons pas que ce fut par amour pour
nous qu'il refusa, dans ces deux occasions, de
prendre les armes pour combattre notre domi-
nation. II y aplusieurs motifs danscette absten-
tion du cheikh : il ne veut pas aider le rival qui
combat les Anglais a Khartoum, afin de ne pas
lui donner encore plus de prestige, et de se
donner a lui le second rang : il ne veut pas nous
combattre, d'abord pour montrer a nos ennemis
qu'il est un homme important etque son alliance
vaut quelque chose, mais surtout parce qu'il est
un politique habile, et qu'il ne juge pas 1'occasion
favorable. Rien ne sera laisse au hasard par
ces hommes poursuivant avec energie un but
qu'ils sont persuades d'atteindre : ils calculeront
froidement le mal qu'ils peuvent faire a notre
domination ; ils trameront, dans 1'ombre de leur
zaouia, un complot centre nos missionnaires ou nos
explorateurs, car ils savent bien qu'une menace
passerainapergue, etque la France ne sera pas si
folle que d'engager une guerre tres difficile pour
ne pas dire impossible. S'ils nous attaquaient
ouvertement dans une guerre reguliere, nous
pourrions leur faire certainement beaucoup de
mal, et s'il nous est impossible de penetrer
jusqu'a Djegboub, il- ne nous serait pas aussi
difficile de pe"netrer a Ghadames et a Ghat. Le
temps n'est plus, ils le savent bien, ou avec
quelques milliersde cavaliers hardis ils pour-
raient, comme les premiers Musulmans.s'emparer
de 1'Afrique du Nord sans eprouver une vigou-
reuse resistance, surtout si la France n'est pas
occupee ailleurs.
Le jour ou ils se leveraient pour nous combattre
512 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
nous aurions devant nous non plus les bandes
indiscipline"es de Gheikh-Ei-Haddad et autres
chefs Rahmanya, pleines de bravoure et d'en-
thousiasme, mais manquant absolument de
discipline, nous aurions devant nous une troupe
re"guliere egalant au moiiis, si elle ne depassait
pas en nombre, celle que nous pourrious leur
opposer, etarmee comme nos soldats. Dans le'
seul district de Ben-G-hazi, malgre" les ordres de
la Sublime Porte, 25.000 hommes se leveraient
pour obeir a la voix de leur Gheikh. Dans ce
nombre evidemment ne figure pas le personnel
des diverses zaouias. Au chef-lieu de Tordre,
dans cette petite oasis qui ne renferme pas plus
de trois cents palmiers et quelques oliviers, on
ne compte pas moins de trois a quatre mille
hommes pouvant porter les armes. G'est la que
se trouve pour ainsi dire 1'arsenal de 1'ordre :
c'est la que Cheikh-El-Madhi a e'tabli tout ce qu'il
faut pour reparer et fabriquer les armes de
guerre : vingt chambres sont remplies de poudre
et de plomb : les fusils, les sabres, fabriques
sur place ou venus d'Europe, remplissent les
magasins de la zaouia, tandis qu'une quinzaine
de bouches a feu achetees en Egypte com'pletent
i'armementde cette forteresse. Supposons seule-
ment que chaque zaouia puisse fournir un contin-
gent de deux mille hommes armes ; actuellement,
1'ordre compte plus de cent cinquante zaouias,
re"pandues dans tout le desert, de la mer Rouge
a TOcean; nous avonsla une armee formidable :
au lieu de deux mille, reduisons a sept cents
hommes seulement le contingent que peut fournir
chaque zaouia, et nous aurons pour nous combat-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 513
Ire line arme"e supeVieure en nombre a celle que
nous entretenons de Nemours au golfe de Gabes.
Et co nombre va croissant chaque jour. Voila,
croyons-nous, le plus grand ennemi de notre
domination en Afrique, 1'ordre vraiment invente
par Lucifer au milieu de ce siecle pour arreler
nos progres,
G'est vraiment une chose merveilleuse en effet
que de voir les progres effrayants de cette
congregation. II y a pres de cent quatre-vingts
ans que la Franc-Magonnerie est publiquement
connue et qu'elle affiche ses doctrines et son
but : elle compte, dit-on, vingt et un millions
d'adeptes dans le monde entier. Voila un ordre
fonde, ii y a soixante ans a peine, qui deja e"tend
ses branches vigoureuses sur 1'Afrique tout
entiere ; dans celte seule partie du monde, sans
recourir a des moyens illegitimes aux yeux
des Musulmans, dvoquant la grande voix de la
patrie et de la religion et rappelant a I'islamisme
primitif ces populations endormies, un ordre s'est
forme, qui comptait a peine un millier d'aieptes
a ses debuts, quand Snoussi abandonna la Mecque,
et qui aujourd'hui se nombre par millions et
millions. Que faut-il conclure de ce mouvement,
que faut-il penser de cet ordre ? Chacun y repon-
dra selon les idees que la lecture de ce que
nous avons dit fera surgir de son cerveau ; pour
nous, nous croyons que c'est la le seul danger
vraiment a redouter pour notre colonie.
Nous irons aussi plus loin : et nous dirons que
c'est un danger pour I'Europe chretienne. Qui
nous dit que tot ou tard cette societe" ne fera pas
jonction avec la franc-maconnerie universelle,
J,E DIABLE CHEZ LES MUSULHANS 15.
514 LE DIABLB CHEZ LES MUSULMANS
comme firent les heretiques au moyen age, et
alors nous verrons nos missionnaires massacres,
nos explorateurs si etroitement surveilles, qu'ils
ne verront que ce qu'on voudra leur montrer,
et des barrieres infraachissables etablies centre
la vraie civilisation, la civilisation chretienne et
catholique. Gela me"rite 1'attention de tous les
gouvernements, non seulement des gouverne-
ments des pays Chretiens, mais aussi des pays
musulmans. II nous semble en effet que plus on
examine la marche des soeietes secretes
d'Europe et des societes secretes d'Afrique, on
est frappe de les voir tendre toutes a un seul
but : renverser tous les gouvernements, les
uns pour etablir la Republique universelle, les
autres pour etablir I'imamat qui, au fond, n'est
qu'une Republique : les moyens different peu :
seul le champ d'action est different et le plan
d'attaque a dii varier.
L'emigration, voila un autre moyen pre'conise
par les Snoussya, que dis-je, ordonne par les
chefs de cet ordre, qui s'appuient pour soutenir
cette theorie sur le Goran : que tous les Musul-
mans fideies abandonnent ce qu'ils possedent
dans un pays soumis au joug de 1'Infi.dele, qu'ils
emportent avec eux toutes leurs richesses, et
aillent s'etablir dans le desert, loin de tout roumi,
afin de pouvoir un jour tous se reunir et recon-
querir ce qui leur a ete enleve. Gette doctrine,
c'est la doctrine du Goran ; elle est enseignee en
public dans les mosquees de Constantinople et
jusque dans la grande mosquee d'Alger. Heureu-
sement le gouvernement y a mis le hola, et le
personuage a ete expulse de la colonie. Nous
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 515
avons entendu dire souvent qu'il faudrait faire
pour les Arabes ce que les Americains ont fait
pour les Indiens, les exproprier de leurs biens
et les parquer comme des troupeaux dans un
territoire bien limite d'ou ils ne pourraient pas
sortir. Une telle conduite nous repugne tellement
a nous Frangais, que jamais un tel acte ne sera
mis a execution. Qu'on n'ose jamais dire que le
Francais n'est pas colonisateur, qu'on dise plu-
t6t qu'il n'est pas un exploiteur comme 1'Anglais
et TAmericain. Partout ou a passe le drapeau de
la patrie francaise un grand peuple 1'a suivi ; et
n'aurions-nous que le Canada pour refuter une
pareille erreur enseignee meme dans nos geo-
graphies, que ce serait une preuve sufflsante.
Coloniser un pays ne consiste pas, en eff'et, a
faire disparaitre la race qui 1'occupe pour se
mettre a sa place, comme le font quotidienne-
ment les Anglais ; coloniser un pays, c'est elever
a un niveau superieur de bien-tre, soit intellec-
luel soit mme materiel, le peuple qu'on a soumis
a ses lois ; adoucir pen a peu ses coutumes bar-
bares, detruire ses superstitions et le faire jouir
d'un bonheur qu'il n'aurait pas connu j usque-la.
II faut entendre le Tunisien vanter les bienfaits
que nous lui accordons tous les jours, et TAlge-
rien converti a notre foi, disant en parlant de la
France, notre palrie, et cela en bel et bon
francais, avec moins d'accent que le viilageois
de la Gascogne. Non, qu'on ne nous dise pas que
la France n'est pas colonisatrice, car nous repon-
drions qu'elle est la premiere nation actuelle-
ment pour coloniser un pays, dans le sens que
nous avons dit : quand les Romains s'emparerent
516 LE DIABLE CHEZ LES MtJSULMANS
de la Gaule, parquerent-ils, dans .le centre de
notre beau pays, nos anctres pour se partager
a eux tout seuls le reste de la contre"e ? Non ?
mais pour s'attacher, pour s'assimiler a eux le
peuple vaincu, ils le comblerent de bienfaits, et
bientSt la Gaule fut si bien assimilee qu'elle
donna a Tempire des empereurs, et aux ecoles
de Rome les meilleurs rhe"teurs. II nous semble
que c'est une gloire pour notre patrie d'entendre
des Anglais dire que nous n'y entendons rien,
que nous devrions suivre leur systeme. Et nous
ne le savons que trop ; aujourd'hui, on compte en
Algerie plus de trois millions de Musulmans.
Laissez venir 1'Anglais, 1'Anglais dont 1'ombre
seule empoisonae les plantes qu'elle touche, et
dans un siecle, nous compterons a peine en
Algerie trois cent mille Arabes. Et s'ii y a des
lecleurs un peu enthousiastes de la politique
coloniale anglaise, nous les prions de prendre
une geographie un peu detaillee de 1'Amerique
du Nord, et de comparer les chlffres de la popu-
lation indigene en 17t>3, c'est- a-dire en I'annee
nefaste ou 1'inepte Louis XV abandonna, de
gaite de coeur, le plus beau fleuron de la cou-
ronne de France a nos ennemis, a ceux de
I'annee 1897.
Revenons aux Snoussya. Nous disions que ces
fanatiques, s'appuyant sur le Goran, ordonnaient
a tous les Musulmans d'abandonner leurs biens,
pour Mr le joug de 1'Infldele : a ce propos, pour
bien prouver ce fait, nous citerons un passage
d'un document adresse aux freres par un Mo-
qaddem de cet ordre, en 1869, Si-El-Habib-ben-
Ammas, chef de la zaouia de Nedjila.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 517
Gpnfiez-vous, mes freres, entierement a
Dieu, au Livre et a la tradition, suivant le central
primitif sur lequel il faut toujours se reposer.
C'est vers Dieu qu'il vous faut aller, c'est en lui
que nous devons chercher un appui... faites ce
qu'il vous aprescrit de faire, absteuez-vous de ce
qu'il a defendu, aimez sa parole cherie. Laissez
la les individus occupes des choses de ce monde,
les menteurs qui s'ecartent de la porte de Dieu.
Laportede Dieu est ouverte : celuiqui Taouverte
est noble, est genereux... Si quelqu'un recherche
la Verile, il lui sera donne ce qu'il n'a pas, parce
qu'en Notre-Seigneur il n'y a pas d'avarice :
Laissez la les creatures et ce qu'elles disent :
Dieu veut qu'elles soient comme elles sont.
Dieu ne se revele forcement ni a un Arabe ni a un
etranger. Le but c'est Lui, 1'unique, le seul, qui
n'engendre pas, et n'a pas ete engendre, a qui nul
n'est pareil. O mes freres ! si vous en avez le
pouvoir, ne negligez ni nous ni vos cheikhs. Dieu
a dit dans son livre cheri : Au jour qui equi-
vaut a cinquante mille annees (Goran, LXX,
vers. 4.) Est-ce que la terre de Dieu n'est point
vaste ? Ghangez done de residence sur cette
terre : quant a ceux-la (ceuxqui n'emigreront
pas), leur demeure sera 1'enfer et combien triste
sera leur depart (pour s'y rendre). Mais les fai-
bles, hommes et femmes qui n'ont pu trouver ni
ressources pour emigrer, ni personne pour leur
indiquer le chemin, peut-tre Dieu leur pardon-
nera-t-il. Et celui qui quittera sa patrie pour
suivre la voie de Dieu trouvera sur la terre des
asiles nombreux et commodes . Quant a celui qui
sortde sa demeure, Emigrant pour aller vers
518 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Dieu et son envoye, et que la mort surprend
en chemin, Dieu a deja prepare sa recompense.
(Goran, iv, vers. 99, 101):.. Mais si Dieu sail que
vous avez de bonnes pensees dans le coeur, il
vous donnera plus qu'il ne vous a ete enleve et ii
vous pardonnera (Goran, vm, vers. 71), etcela
quand bien mme vous seriez dans le pays des
Infldeles, si vous ne trouvez pas moyen d'en sor-
tir ; mais si vous y restez parce que vous tenez
peu a nous, nous nous rencontrerons le jour ou
ni les richesses, ni les enfants ne serviront de
rien, sice n'est a celui qui viendra a Dieu avec
un coeur pur (Goran, xxvi, vers. 88, 89).
. . .Dieu tres grand a dit dans son noble Livre :
Geuxquientrerontd'abord auParadis ce seront
\Qspremiers Centre les emigres (de la Mecque)
et les auxiliaires de Medine et ceux qui les ont
suivis dans les pratiques du bien. Dieu a ete satis-
fait d'eux et ils ont ete satisfaits de lui. II leur a
prepare des jardins au-dessous desquels courent
des fleuves et ils y demeuferonteternellement.
(Goran, ix, vers 10.)
Gertes, Dieu rachete aux croyants leur ame et
leurs biens a condition de leur donner le paradis.
(Goran, ibid., verset 112.) Dieu tres grand adit :
Dieu a ete propice au Prophete ainsi qu'aux
emigres et aux auxiliaires et a ceux qui 1'ont
assiste a 1'heure de la disette ; au moment ou
le coeur allait faillir a une partie d'entre eux,
c'est alors que Dieu se tourna vers eux
(Goran, ibid., verset 118.) Enfin, si vous aimez
Dieu et l'Ap6tre, sutvez-moi, Dieu vous aimera,
et vous pardonnera vos peches. (Goran, ra,
vers. 29.)
LE DIABLE GHEZ LES MUSULMANS 519
Nous ajoutero.ns avec Rinn cette reflexion
pour bien faire juger les tendances de cet
ordre : On remarquera, dans cette instruction
(ouassia), combien le redacteur a eu soiii de
s'eiFacer pour laisser le plus possible la parole
au Livre de Dieu. G'est qu'en effet la constante
preoccupation des chefs des Snoussya est
d'effacer leur personnalite derriere le Livre
revele ou les paroles des saints, dont 1'ortho-
doxie est incontestable. (RiNN, page 498 499.)
Get appel que font les Snoussya a 1'emigration
sera toujours trop entendu par les fldeles
musulmans, et nous les verrous abandonner nos
villes pour se retirer plus au sud, afin detrouver
sous un regime musulman la liberte pleine et
entiere de suivre leur religion. G'est ainsi que
se manifesto la tendance de cet ordre a englober
tous les autres ordres musulmans, a appeler a
lui tous les sectateurs du Goran, a leur en faire
une obligation. Snoussi ne commettra pas la
faute de Tidjani; nous avons dit, en effet, que
celui qui etait affilie aux Tidjanya ne pouvail
se faire affllier a un auti e ordre, et que s'il avail
ete affilie auparavant, il devait renoncer a cette
premiere initiation. En un mot, 1'ordre des
Tidjanya est un ordre exclusif : celui des
Snoussya au contraire est un ordre universel, et
cela se comprend : en agissant de la sorte, il ne
fait que repondre a son but. Get ordre a pour fin
principale derameneral'islamisme primitif toutes
les populations de 1'empire du Goran. Depuis
plus de huit siecles, dit-il, la ferveur primitive
a disparu : les preceptes du Livre Sacre ne sont
plus observes, les marabouts eux-memes, qui
520 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
auraient dii conserver intactes les traditions,
sont les premiers a mepriser la loi sainte, et se
font les de"fenseurs d'un gouvernement qui
pactise avec les ennemis de 1'Islam : malgre la
defense du Goran, ilsrecoiventune pension pour
les fonctions du culte, pour 1'enseignement des
sciences sacrees ; malgre la defense du Goran,
les gouvernements musulmans suivent la m6me
voieque les nations chretiennes avec quills font
alliance, et qu'ils laissent s'immiscer dans leurs
affaires, et tant d'autres griefs qu'il serait trop
long d'enumerer ; et tandis que 1'islamisme officiel
est tout entier plonge dans la tiedeur, tandis que
les docteurs de 1'Islam ont permis aux popula-
tions musul manes de deposer les armes au lieu
de nous combattre, tandis que le sultan de
Stamboui voit demembrer peu a peu les provinces
de son empire et laisse les nations europe'ennes
y etablir sans difficultes aucunes leur domina-
tion, lui Snoussi a veille, a appelea son secours
tous les peuples et tous les ordres.
Que les affilies de chaque ordre se reunissent
tons comme en un seal faisceau pour former
une ligue formidable, une barriere infranchis-
sable, plus redoutable et plus a craindre que la
ceinture de sable dont la nature entoure leur
zaouia. Qu'ils soient Qadry, A'issaouy, Derqaouy,
Ghadely, qu'importe ? N'ont-ils pas tous la mme
doctrine? n'emploient-ils pas les memes moyens?
n'ont-ils pas le meme but? Que tous se reunissent
done sous une m&ne regie, sous une meme domi-
nation, pour travailler tous ensemble a 1'etablis-
sementdu regne d' Allah, a ladelivrance des Mu-
sulmans, et a la fondation de I'imamat. Voila
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 521
le cri qui s'echappait de la poitrine du grand
fondateur : il voulait qu'on laissat de cole les riva-
lites mesquines d'ordre a ordre, qu'On n'eut
qu'un seal cosur pour ne poursuivre qu'un but.
Tous ne 1'ecouteront pas, et ces avis ne plairont
pas a tous, stirtout a ces vils stipendies qui met-
tent an service des dominateurs de 1'Islam, et
leur intelligence et leur savoir : ces gens,
pionges tout entiers dans la matiere qui ne de
mandent qu'a jouir, ne voudront pas perdre les
beaux ecus que leur paie chaqne mois le gouver-
nement f rancais ou turc ; mais ce sera 1'infime
minority, et les vrais Musulmans, ceux qui font
passer avant tout les inte'rels de leur religion et
de leur patrie suivront ses conseils : ils resteront
Aissaoua, Derqaoua, sans doute, mais la doc-
trine du panislamisme aura gagne une recrue
de plus, et peu a peu 1'ordre tout entier sera
impregne de cette doctrine, et les Snoussya trou-
veront des aides la ou ils croyaient n'avoir que
des indifferents.
Nos lecteurs n'ont qu'a se rappeler la parole
que nous avons rapportee plus haut : cet indi-
gene, affllie aux A'issaoua, exagerait sans nul
doute en disant que les voleurs et les menteurs ne
pouvaient etre affiiies a Tordre de Djegboub, mais
seuiement ceux'qui suivaient fldelement les pres-
criptions du Goran et menaient une vie exem-
plaire. La pensee de mon interlocuteur etait
claire cependant au milieu de son exageration,
il reconnaissait cet ordre plus saint et plus par-
fait que celui des A'issaoua auquel il etait affilie,
et se reconnaissait indigne d'y etre initie. Nous
pouvons cependant assurer que nous avons vu
522 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
bien peu de Musulmans praliquer aussi bien que
lai leur religion, et aucun ne nous a e"tonn6 comme
lui par son fanatisme. Que doit-il done etre des
Snoussya? Si un homme qui tuerait de sa main
.tous les Chretiens de 1'Afrique du Nord, s'il en
avait le pouvoir, se juge indigne d'entrer dans
1'ordre de Djegboub, que doit-ce 6tre de ces
derniers ?
G'est done un ordre appele a jouer un grand
role dans la prochaine insurrection, et deja tous
ceux qui ont voulu penetrer dans le desert
savent quelle est sa puissance. Dans la Tripo-
litaine, ou la Sublime Porte pretend faire res-
pecter ses droits, les Snoussya commandent en
mailres : les veritables gouverneurs ne sont
pas les caiimacans ou mutessarif turcs de
Tripoli ou de Ghadames, ce sont les Moqaddem
des zaouias de ces villes . Tandis, en effet, que
les" malheureux habitants doivent payer des
impdts exorbitants au gouvernementturc, tandis
que chaque employe, depuis le gouverneur jus-
qu'au dernier mutessarif, reclame son bakchich,
les affllies a 1'ordre des Snoussya se prome-
nent le front haut, et jouissent de tous les avan-
tages de lasociete sans payer aucune rede vance.
C'est ainsi sans doute qu'ils veulent pratiquer
1'egalite entre ies hommes ; mais que faut-il
penser d'un tel gouvernement qui commet ainsi,
au su de tout le monde, de lelles injustices. II
veut, dit-on, s'attacher ces revolutiohnaires qui
veulent le renverser : et nous lui predisons qu'il
ne reussira jamais.
Le sultan de Stamboul est pris entre deux feux :
s'il n'est pas tue par Tun, 1'autre ne le manquera
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 523
pas : 1'Europe, d'un cote, demands chaque jour
des concessions, et se montre d'autanl plus exi-
geante que deja elle en a obtenu beaucoup. Elle
le menace de le rejeter en Asie s'il ne condes-
cend pas a ses de"sirs. Les ordres religieux au
contraire, unifies dans les Snoussya, lui font un
crime de ses concessions, et chacune de ses
reformes et de ses condescendances est un nou-
veau grief contre ce gouvernement trop faible
pour chercher resolument son salut d'un cote ou
de I'autre. Aussi, dans la Tripolitaine, 1'influence
turque a diminue et est presque nulle : les em-
ployes turcs sont la pour la forme, pour dire
aux nations europeennes que le gouvernement
de Constantinople reclame la suzerainete : mais
c'estune suzerainete purement nominate, et nous
verrons bientot le gouverneur de Tripoli se
reconnaitre impuissant a proteger les missiou-
naires qui veuleut aller a Ghadames et a GhaL
Plus le gouvernement turc fait des concessions
aux Snoussya, plus leurs exigences augmentent.
II les a exemptes d'impdts, cela ne suffira pas,
il faudra qu'il paie encore les Moqaddem et les
chefs de 1'ordre. A Ben-Grhazi, avons-nous dit,
dans la premiere ville ou s'arrSta Snoussi en 1843,
quand de La Mecque il vint jeter dans le Djebel
Lakhdar les fondements de son ordre, le pro-
cureur de 1'orJre recoitdu gouvernement turc une
petite pension de 500 piastres par an. G'est un petit
pecule qui n'est pas a dedaigner, et Men des em-
ployes de notre colonie n'ont pas chaque annee
de 3 a 4.000 francs. Bien plus, nous dit encore
Rinn, en juin 18S4, un certain Abd-Allah-ben-
Zenad, Moqaddem de 1'ordre, etait a la fois et chef
524 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
de la zaouia et agent du pacha de Tripoli et du
gouvernement turc.
Si jamais il y eut un gouvernement aveugle,
ce fut bien celui de Stamboul : a-t-on jamais vu
quelqu'un remettre ses interets aux mains de ses
plus perfides ennemis ? Et cependant il en est
ainsi : car ce serait une erreur tres grave de
croire que les Snoussya et les ordres religieux
ne poursuivent que le renversement des pouvoirs
Chretiens ; non, ils comprennent, dans une meme
haine et dans une mme malediction, tous les
gouvernements musulmans ou Chretiens; ce.
qu'ils veulent, ce qu'ils poursuivent avec energie,
ardeur et intelligence, c'est le retour des popula-
tions musulmanes a 1'islamisme primitif , heureux
temps ou il n'y avait qu'un seul chef et ou les
fideles croyants, encore dans 1'ardeur de leur foi
primitive, franchissaient les obstacles les plus
insurmontables et terriflaient les peuples, tout
cela pour etendre jusqu'aux fins de la terre les
limites du royaume d' Allah. II faudrait n'avoir
aucune compassion pour ces gens, et- le sultan
de Stamboul devrait faire de Gheikh-El-Madhi
ce qu'il a fait du chef des Ouahabites : le faire
executer.
Nous allons maintenant, en racontaut la mort
tragique de trois mission naires d'Alger, monlrer
1'impuissance des Turcs et la puissance des
Snoussya, de mSme que nous avons montre par
le massacre de Flatters et de sa colonne combien
les Tidjanya e"taient dechus de leur premiere
splendeur, tandis que les affllies de Djegboub
les avaient remplaces partout dans le Sahara.
Partout le missionnaire s'attire la haine de ceux
LE D1ABLE CHEZ LES MUStfLMASS 525
qui ne connaissent pas le vrai Dieu, et la cause
-de cette haine n'est pas'parce qu'il fait le mal,
mats parce qu'il fait le bien ; on ne bait pas en
effet un scelerat et un criminel, on 1'abhorre, on
le fuit ; on bait au contraire celui qui nous gene,
soil en nous faisant du bien, et alors cette haine
montre la bassesse de notre caractere, soil en
s'opposant a notre action de faire le bien.
La Societe des Peres Blancs, fondee par le
Cardinal Lavigerie pour 1'evangelisation du
Sahara, et puis sur un ordre du Saint-Pere, pour
celle de 1'Afrique equatoriale, avail a peine quel-
ques annees d'existence que deja trois de ses
membres succombaient sur la route d'Insalah,
a quelques kilometres de nos avant-postes. Nous
pensons que, dans ce massacre, les societes
secretes musulmanes n'y furent pas etrangeres,
mais comme nous n'avons pas de documents
pour prouver ce que nous avancons, nous aimons
mieux ne pas parler de la mort de ces premiers
martyrs qui arroserent le sable aride du grand
de"sert.
La route du Soudan paraissait fermee du cote
de 1'ouest, et, apres une telle aventure, c'eut ete
exposer volontairement des hommes a la mort
saas aucun profit. Alors on resolut de tenter la
penetration du Soudan par la voie de Ghadames
et Ghat.
Agissant ton jours avec prudence, lessuperieurs
pensaient qu'en s'etablissant d'abord a Ghadames,
sous la protection du pavilion turc, les mission-
naires pourraient nouer des relations avec les
tribus, et s'avancer peu a peu, de ville en ville,
jusqu'a Kouka.Ils croyaient que, voyageant sous
526 LE DlABLE CHEZ LE& MUSULMANS
la protection du consul francais de Tripoli et du
pacha turc de la meme ville, iis n'auraient rien
a craindre des ecumeurs de la mer de sable. Or,
quand les premiers missionnaires voulurent se
rendre de Tripoli a Ghadames, ils durent, pour
calmer les apprehensions du consul et sauver
sa responsabilite, lui donner un ecrit certiflant
qu'ils avaient voulu, malgre ses avis, se rendre
dans celte ville. Le pacha vouiut Men aussi
leur donner un firman et des lettres de recom-
mandation pour le Moutessarif du Djebel et
les ca'imacans de Ghadames et deGhat; mais il
exigea aussi un ecrit comme le consul pour sau-
vegarder sa responsabilite. C'est done aleurs
risques et perils que les missionnaires entrepre-
naient ce voyage, et le sultan de Slamboul leur
disait par la voix de son pacha qu'il se reconnais-
sait incapable de les protege r en dehors des
mursde Tripoli et de Ghadames. 11 suffit de Jeter
un coup d'oeil sur la carte pour voir la difference
qu'il y a entre notre domination et celle de la
Turquie. Ghadames est situee par le 3O de lati-
tude nord, a peu pres a la m&ne latitude que
El-Golea ; tout le monde aujourd'hui peut voyager
sans danger partout ou flotte notre drapeau, et
des frontieres du Touat au golfe de Gabes, il
n'y a pas plus de danger que de Nemours a
Tunis. Etdire que la Sublime Porte veut encore
faire respecter ses droils sur un pays ou elle n
peut faire respecter les etrangers ?
Cependant, grace a la protection divine, les
missionnaires parvinrent sans encombre jus-
qu'a Ghadames, ou ils devaient etablir leur
premier poste avant de penetrer peu a peu dans
LE DIABLE CHEZ LfiS MUSULMANS 52?
le desert. Us surent acquerir, sur les habitants
de cette ville, unegrande influence enpratiquant
la charite et distribuantdes remedes aux malades.
Bien souvent meme ils parvinrent a apaiser des
dissensions entre les tribtis, et a arreter 1'effusion
da sang. Dans les nombreux voyages que le Pere
Richard entreprit dans le desert, il se lia avec
quelques nomades qu'il croyait avoir gagnes a sa
cause et dont il se croyait sur. II envoyait suppli-
que sur supplique pour lemander 1'autorisation
de partir pour le Soudan avec deux autres
compagnons de voyage.
Souvent, dans leurs lettres de Ghadames, les
missionnaires se plaignent soit de 1'incurie
des employes, soit plut6t de I'impuissance des
gouverneurs. Chose curieuse cependant, on ne
les voit jamais parler des societes secretes. Pas
une seule fois on ne trouve le mot de Snoussya
dans leurs lettres. Nous ferons la meme remarque
pour les autres missionnaires des divers postes.
Jusqu'en 1884 ou 85, ils ne mentionnent pas ces
perturbateurs qui leur ont fait tant de mal et
chaque jour mettent de nouveaux obstacles a
I'evangelisationde 1'Afrique. Depuis cette epoque,
au contraire, les missionnaires de Kabylie se plai-
gnenttres souventdes agissements desRahmania,
empechant les fils de Khouan de venir a 1'ecole,
etc. Nous ne saurions attribuer ce fait qu'a la cir-
conspection des affllies, prenant bien garde de ne
pas laisser transpirer le secret meme de leur
existence et la cachant de leur mieux comme
1'ont fait si longtemps nos francs-macons ; unjour,
cependant, grace a leurs menees, les moins clair-
voyants doivent ouvrir les yeux, et les mission-
528 LE DIABLE CHEZ LES MUStfOtANS
naires du Sahara avouent eux-memes que leg
missionnaires de Ghadames furent tue"s par
1'ordre du Gheikh de Djegboub.
Nous regrettons de ne pouvoir nous arreler
longuement sur cette statioa, faire connaitre les
oeuvres des missionnaires, les tracasseries aux-
quelles ils sont en butte de la part du ca'imacan,
leur douieur quand ils entendent chaque soir les
musulmans hurler leurs prieres, etc., etc. Les
missionnaires se montrerenttrop confiants envers
les Touaregs et les Chaamba : Flatters et son
escorte venaient de perir miserablement sous le
poignard de ces feroces nomades, et nous croyons
que le momentne semblait pas venude s'aventurer
ainsi dans le desert. C'etait sans doute un grand
missionnaire que ce P. Richard, qui ne pouvait
voir sans pleurer les caravanes de rnarchands
partir pour le Soudan et en revenir, tandis que
les ministres du Dieu de paix devaient rester sur
le bord de la mer de sables : c'e"tait un coeur
noble et genereux, n'ayant au coaur que deux
affections : celle de Dieu et de la France, celui
qui ne pouvait voir sans tristesse des voyageurs
p6netrer jusqu'au Ouadai, et c'etaient des Alle-
mands, et c'etaient des Prussiens ! 11 croyait ne
plus en entendre parler dans le Sahara, disait-il
dans une lettre.
Apres avoir repandu a profusion les bienfaits
dans cette ville de Ghadames, les Peres croyaient
avoir gagne a eux non pas certes toute la popu-
lation, mais au moms une partie. G'etait un desir
bien legitime ; avoir, pendant trois ans, soigne*
toutes les maladies les plus rebutantes, et il faut
avoir vecu au milieu des Arabes, pour s'en faire
tE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 529
une ide"e; avoir nourri les malheureux mendiants
repousses de la porle des riches habitants de
1'oasis, paraissait a ces coeurs gene*reux un
motif suffisant de s'attirer ieur reconnaissance.
Or, voici ce qui arriva au retour d'un voyage du
P. Richard dansle sud afiu de nouer des relations
avec les Touareg pour aller plus surement a Ghat.
Le missionnaire rentrait dans la ville et recevait
1'accolade de ses freres dans la foi, quand un
Ghadamesien : Comment, dit-il aux guides,
comment on ne les a pas tues I Quelques jours
auparavant, la m&ne parole avail ete dite a un
des Imeugassaten. Les missionnaires apprirent
alors qa'un complot avait ete trame centre Ieur
vie : un des plus riches habitants des Beni-Tusco
avait fait tout son possible pour detourner les
Ifougas de servir de guide aux deux mission-
naires et consentait me"me a payer sur-le-
champ les sommes qu'ils devaient recevoir a
Ieur retour de 1'expedition.
11 faul avoir 1'ardente foi du missionnaire et
son zele pour ne pas reculer dans de pareilles
entreprises. Parcourir le desert avec deux amis
surs, deux ou trois guides qui sont a la disposition
de quiconque voudra payer assez cher Ieur
trahison, c'est vraiment avoir lafolie de la croix
et il n'y a que le coeur noble et genereux du
missiounaire qui puisse concevoir un tel projet.
Nous savons bien que quelques-uns de ces gens
qui passent tranquillement Ieur vie au coin du
feu, d'ou iis suivent avec attention les progres
que la civilisation fait en Afrique par 1'energie des
autres,trouveront a critiquer etle colonelFlatters
et les trois missionnaires. Nous admirons et le
LE DIABLE CBGZ LES UUSULJIANS 15. ..
530 LE DIABLE CHEZ LES .MUSULMANS
colonel et les troismissionnaires, et leurs services
effacent bien les petites imprudences dont ils
out pu se rendre coupables. Ceux-ci cependant,
comme le colonel ,eurent soin de se munir de lettres
de protection du marabout de Temacinn. Un jour,
a Ghadames, le Fere Richard les montra a des
Touareg Ifougas : aussit6t ceux-ci embrasserent
le papier, baiserent le cachet pieusement et lui
dirent : Comment restes-tu ici ? la porte du
Sahara t'est ouverte avec ce passe-port. Montre-le
dans le desert etjamais personne n'osera te tou-
cher ni porter les mains sur toi. Ge fut peut-
6tre ce papier qui fut la cause de leur perte ; ils
crurent en effet qu'avec un tel passe-port, ils pour-
raient franchir sans obstacle le Sahara et arriver
an Soudan, oil, pensaient-ils, comme le colonel
Flatters, les Tidjanya avaient de nombreux
affilies qui, en voyant le cachet de leur muitre,
mettraient aussitOt tout a leur disposition. Ils
oublierent eux aussi que les Snoussya avaient
remplace' dans le desert 1' influence des Tidjanya ;
ils devaient en faire la cruelle experience.
Apres une magnifique supplique que le
P. Richard adressa a ses supeVieurs pour leur
demander 1'autorisalion d'avancer toujours dans
le desert jusqu'a Ghat, ou, disait-il, les disposi-
tions des Touareg n'avaient pas change a leur
egard; que les Adjers etaient mecontents du
massacre de Flatters par les Hoggar, qu'ils
avaient recu du flls d'Ikhenoukhen (1) 1'assurance
d'etre recus par tout avec beaucoup de conside-
({) Que nos lecteurs se souviennent que c'est ce meme Ikhenou-
khea qui ne repondit pas a Flatters lors de la premiere expedition.
(Voir plus haut.)
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 531
ration ; apres avoir assure leurs supeYieurs des
bonnes dispositions des Touareg a leur sujet,
les missionnaires, heureux enfln, purent partir
pour 1'objet taut desire de leur voyage. Mais
avant de quitter la ville de Ghadames, ils durent
signer un ecrit constatant que c'etaient eux-
memes qui avaient voulu quitter la ville, et au
lieu d'un firman du sultan de Stamboul qui au-
rait du les proteger jusqu'au coeur de 1'Afrique,
ce furent eux qui durent signer un billet pour
sauver la responsabilite du ca'imacan. Le traitre,
il les livrait pieds et poings lies a leurs ennemis,
sans aucune defense, et il voulait avoir entre
ses mains un papier constatant son innocence,
lui qui avait paye les meurtriers. Sa conduite
n'avait ete rien moins que bonne, et il avait
souvent fallu le spectre de la France pour
que les Peres pussent se faire rendre justice.
Une fois meme qu'un Ghadamesien leur devait
de Targent, ils recoururent en vain a 1'autorite
du ca'imacan, qui ne s'executa que lorsque les
Peres 1'eurent menace de 1'autorite du consul.
Une autre fois (c'etait de mauvaise humeur sans
doute car il avait appris son changement grace
au consul de France pour ses tracasseries envers
les missionnaires), il proposa en plein conseil
1'expulsion des trois Francais. Que le lecteur se
souvienne seulement que le ca'imacan avait recu
Fannonce de son changement, et qu'il avait des
lors senti sa haine redoubler a leur endroit.
Nous sommes arrives a 1'epoque du massacre-
Quand Hadji Ikhenoukhen, chef des Touareg-
Adjers, vit que les Peres avaieat pris au serieux
les propositions qu'il leur avait faitesde traverser
532 LE DIA.BLE CHEZ LES MUSULMANS
son pays, il leur annonca pour la, premiere fois
qu'il leur fallait un firman du sultan de Stamboul
pour voyager en securite dans le Sahara, c'est-
a-dire que le chef des Touareg semblait les
mettre dans 1'impossibilite d'accomplir leur
voyage. Les Peres ne voulurent pas en tenir
compte : ils marchaient sous la protection de la
Croix : leur protecteur c'etait Dieu.
Ils trouverent les guides qu'ils jugeaient ne"ces-
saires pour ce voyage et le depart fut fixe au
13 decembre 1881. Les malheureuxcouraient a la
mort. Un complot avait ete ourdi a Ghadames
mme, aussitdt que le ca'imacan avait su que les
Peres voulaient partir : les Snoussya furent Tame
de ce complot, comme ils le furent pour le
guet-apens dans lequel Flatters tomba malheu-
reusement. II fallait a toutprix empecher la civi-
lisation de penetrer dans le Sahara ; et qui etait
plus a craindre que ces trois vaillants qui allaient
resolument sans escorte dans un pays ou avait
echoue une colonne ? II nous semble qu'ils repre-
sentaient bien la lutte du bien contre le mal, de
Dieu contre Lucifer, de Jesus-Christ contre
Mahomet : sans armes, sans secours humain,
ils marchaient au-devant de leurs ennemis armes
de pied en cap. Les missionnaires de Tripoli
ecrivaient a cette epoque que le complot avait
e"te" execute par les Touareg, dirige par le
caimacan avec la protection de 1'ancien gou-
verneur Nasif-Pacha. Quand le massacre fut
annonce a Ghadames, le gouverneur se garda
bien de faire son rapport pour 1'envoyer a son
superieur hierarchique : mais ce no fut pas le
seul grief .
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 533
Ge fat done le 13 d^cembre 1881 que les trois
missionnaires , les Peres Richard , Moral et
Pouplard quitlerenl Ghadames, apres avoir fait
une visile d'adieu au ca'imacan : Grois-moi, ne
pars pas, disail celui-ci, lu sais bien comment
le colonel Flatters a peri, les Touareg sont des
Iraitres, ils te tueront. Et leur mort avail 616
decre"tee en conseil, et le cai'macan venait de
donner 1'argent aux assassins ! que f aut-il penser
d'une telle conduile ? et ce monstre osa encore
demander au Pere Richard un billet pour degager
sa propre responsabilite du crime qui allait tre
commis. Ici nous emprunterons le recit du massa-
cre a la deposition faite par Saik-ben-bou-Said,
le 21 Janvier 1881, au camp d'El-Armooh :
Au bout de quatre jours, la caravane se mil
en marche, le 21 decembre, vers une heure de
Tapres-midi. Elle etait composee du P. Richard,
du P. Moral, du P. Pouplard, des trois Touareg
et des negres que je vous ai cit^s, de moi et de
mes deux coinpagnons charnbi : Elle compre-
nail dix chameaux porleurs loues a El-Khadjem.
Le P. Richard etait ache val, les deux autres sur
des chameaux avec une parlie des bagages.
La caravane emporlail trois gheraas d'orge
pour le cheval, de 1'eau, une can tine de medica-
menls, Irois tonnelets de vin f abrique par les Peres
a Ghadames, une charge et demie de sucre, une
charge de couscous, des conserves de viande,
legumes, etc. Les bagages personnels des Peres
se composaient de deux canlines pour chacun
d'euxconlenant leur lit, des effets, des livres, des
instruments. Le P. Richard pouvait avoir surlui
une somme d'environ 4.500 francs.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 15. . .
534 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Lorsque la caravane fut sur le point de sortir
de la ville, le caimacan vint trouver le Pere
Richard et lui dit : Puisque tu as voulu partir
absolument, je te recommande de te mefier des
Touareg, car ils te trahiront ; prends-y garde.
Son fils nous accompagna jusqu'a deux kilo-
metres environ de la ville avec une douzaine de
cavaliers.
Afin de depister les malfaiteurs, la caravane
se dirigea d'abord sur la route d'Ouargla pour
prendre a travers les dunes de 1'Erg.
Le premier jour, elle coucha a Messezouda,
un peu au sud de cette route. Le lendemain, on ne
partit de ce camp que vers dix heures du matin.
Dans la matinee, on apercevait des gens en assez
grand nombre dans le loin tain. Les Peres
resterent longtemps a regarder avec leurs
longues-vues, et Ton ne quitla le campement
que lorsqu'on eut acquis la certitude que Ton
avait affaire seulement a des indigenes de
Ghadames qui venaient faire du bois avec des
anes.
Le surlendemain, on arriva a Ras-Mareksan,
Dans la journee, le P. Richard, qui avait une
grande confiance dans le Targui Ai'ssa, lui prSta
son cheval. La caravane avait ete rarnene'e par
les Touareg et, malgre mon avis, vers la route
directe de R'adames a R'at, ce que je voulais
e"viter. J'en fis la remarque au P. Richard, qui
prefera suivre le conseil des Touareg.
Le lendemain troisieme jour du depart, alors
que nous n'avions fait encore qu'une vinglaine de
kilometres environ, on fit sejour, sur le conseil
du Targui Ai'ssa, qui demanda instamment qu'on
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 535
1'attendit pendant qu'il irait voir aux environs si
Ton pourrait se procurer de 1'eau. Nous n'avions
pas encore besoin d'eau, et je trouvai cepretexte
tout au inoins etrange : jefls partde mes reflexions
au P. Richard, qui me dit que les chameaux
appartenaient aux Touareg, que c'etaient eux
qui les conduisaient, et qu'ils etaient seuls juges
du moment ou 1'eau leur serait necessaire. II
tranquillisa les deux autres Peres qui, comme
moi, etaient etonnes qu'au bout du troisieme jour
de marche on eut encore fait si peu de chemin.
A'issa ne revint quele soir, vers le ooucher du
soleil ; il raconta que pendant sa marche, il avait
rencontre un mouflon, et que la chasse qu'ii lui
avait donnee 1'avait mene fort loin, et dans ua
pays difficile. On se contenta de cette explica-
tion, et le depart fut fixe au lendemain.
Le soir, apres le diner, je me trouvais dans
latente avec le P. Moral, A'issa et El-Khadjem.
A quelques metres de la, le P. Richard etait
dehors, avec mon frere Hamma aupres d'un
grand feu. Djadour alia rejoindre ce groupe.
puis Mohammed-Betikka. Quant au P. Pouplard
et a Abd-Allah ils etaient alle"s se coucher tout
pres de la egalement. Toutes les armes etaient
reunies dans la tente avec les selles a meharis.
Je sortis pour faire ma priere, et j'entendis a ce
moment les Touareg parler entre eux dans leur
langue ; puis A'issa poussa un cri, se precipita
sur le P. Morat qui etait pres de lui, et le frappa
de deux coups de poignard (draia) qu'il tenait
cache sous son burnous.
Au mSme moment et en un clin d'reil,
Mohammed Betikka sortit un fusil a deux coups
536 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
qu'il dissimulait e"galement sous ses vStements
et le dechargea a bout portant sur le P. Richard
qui eut a peine le temps de pousser un cri et
tomba foudroye, frappe en pleine poitrine.
Djadour se jeta sur lui et le frappa de plusieurs
coups de couteau.
Le P. Pouplard, entendaot cette double deto-
nation, se leva precipitamment avec Abd-Allah.
A environ trente metres de la, il tomba dans
une embuscade et fut tue par un nomme Zedda,
ou Imanghassaten, le meme qui avait autrefois
assassine deux missionnaires sur la route
d'In-Salah.
Gette embuscade etait composee de huit
Touareg, parmi lesquels je puis citer encore
Hamma et Bou-Keddi, tous deux des Ifaghas.
Au signal donne par Ai'ssa, ces huit hommes
elaient sortis de leur cachette et s'e'taient preci-
pites sur notre campement. Bou-Keddi, en arri-
vant, tira un coup de tromblon sur le corps du
P. Morat, renversg a terre. Les cadavres furent
aussitot fouilles et depouilles par les Touareg...
Le lendemain matin, arriva un negre de
R'adames, porteur d'une mission pour les Peres.
Les Touareg ne voulurent pas le laisser ap-
procher. A'issa se rendit aupres de lui et le
somma de lui remettre cette missive qu'il sup-
posait devoir contenir de 1'argent. Ge negre fit
d'abord quelques difficultes ; mais, quand il apprit
que les Peres etaient morts, il donna la lettre
dont ii e*tait porteur ; j'ignore ce qu'elle conte-
nait. Le negre, en apprenant le massacre des
Peres, dit aux Touareg : On vous a recom-
mande aussi de tuer tous les Ghambaa; pourquoi
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 537
les avez-vous epargnes ? Tuez -les egalem ent . . ,
Us consentirent a nous relacher, en nous ren<lant
nos armes, prealablement de"charge"es par eux, e.t
un mehari que j'avais amene d'Ouargla et qui
appartenait auP. Richard.
Nous marchames aussitSt sur FTadam&s, ou
nous arrivames dans le courant de la nuit. Nous
dumes attendre le lever du soleil pour pe"ne"trer
dans la ville, les portes e"tant encore fermees.
Nous aMmes aussitSt annoncer la fatale nou-
velle an P. Kermabon. Pendant que nous lui
exposions ce que nous avions vu, le caimacan,
qui de son c6te avait appris la.mort des mission-
naires, vint trouver les trois Peres dans leur
maison ; je profltai de sa presence et lui demac-
dai de me confler dix de ses cavaliers pour me
lancer a la poursuite des meurlriers. MAIS IL ME
REFUSA NET. II consentit cependanfc a nous louer
deux chevaux de son maghzen et trois chameaux,
avec des negres qu'on envoy a le jour mme
pour rapporter les corps des victimes. Ge resul-
tat ne fut pas atteint, et les negres dirent que les
cadavres avaient e"te" trouves en trop rnauvais
6tat, sur tout celui du P. Richard, pour qu'on put
les transporter.....
Je crois que le crime ae"te"commisarinsudu
caimacan de R'adames. Gelui qui a forme le
complot est un nomme El-Hadj-Mohammed-ben-
Tseni, Kebir de Tsenian, homme tres influent ;
il a paye Iui-m6me les assassins, avec lesquels il
etait venu de Tripoli quelque temps auparavant.
G'est, du moins, ce qu'un homme de Sinaoun a
dit au P. Kermabon, et le bruit qui court dans
la ville de R'adames.
538 LE DIA.BLE CHEZ LES MUSULMANS
Voila le rapport fait par un des temoins du
massacre quelques jours a peine apres la mort
des missioanaires. II nous semble que ce que
nous avons deja dit suffit pour etablir la culpabi-
lite du ca'imacan. Pourquoi, en effet, n'a-t-il pas
consent! a donner a ce Ghaamba des hommes
pour poursuivre les meurtriers ? La re"ponse du
negre qui apportait une lettre est d'ailleurs
bien categorique ; 1'ordre avait e"te donne de
luer les missionnaires et les guides. Qui avail
donne Tordre ?il n'y avait que le ca'imacan.
Pourquoi celui-ci vient-il a deux reprises repeter
aux Peres de ne pas s'aventurer dans le desert,
parce qu'ils seront tue"s, s'il ne connaissait pas
le complot ; il voulait de la sorte sauver les
apparences, montrer qu'il n'etait pour rien dans
le massacre ; mais ces reiterations sufflsent
pour prouver qull etait de connivence. II est
necessaire de remarquer que les Peres avaient
avec eux un passe-port du marabout de Tema-
cinn, et qu'il ne leur fut d'aucune protection.
En somme, d'apres les derniers renseigne-
ments, le complot fut trame a Ghadames meme,
quelques jours avant le depart des Peres : les
Touareg accuserent les Ghaamba, et recipro-
quement. Celui-la m6me dont nous avons rap-
porte le recit du meurtre fut accuse d'avoir et3
Tun des plus ardents a tuer les Peres. Ge qni
ressort le plus de tout cela, c'est que la Sublime
Porte est incapable de faire respecter les Euro-
peens sur son propre territoire, que les Snoussya
sont a peu pres independants et maitres du
pays, que les caimacans y sont plutot toleres
et que leur pouvoir est a peu pres mil, lorsqu'ils ne
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 539
veulent pas executer les ordres de Djegboub (1).
Si on prenait a la lettre les pages que nous
venons d'ecrire, on pourrait croire que les
Snoussya exercent, sans conteste, leur autorite
souveraine sur tout le Sahara, et que bientSt ils
(1) Nous ne sommes pas les seuls a dire que les Snoussya
eniploient le poignard pour arriver a leur but : Voici ce qu'a ecrit
M. Largeau dans son livre Le Sahara algerien :
Parmices ordres religieux, il en est nn, celui d'Es-Snoussi, qui
est fort dangereux pour son fanatisme : il a ete institue dans le but
precis d'opposer une digue aux conquetes de la civilisation euro-
peenne. Tout Europeen qui voyage dans le Sahara doit se tenir soi-
gneasement en garde centre ses adherents : ils ne recnlent devant
aucun moyen, meme devant i'assassinat, pour amiter 1'infidele
qui souille de sa presence le territoire sacre de I'lslam (Ch. vi,
p. 99).
Peut-etre aussi ferons-nous plaisir a quelques lecteurs en leur
montrantpar un exemple com'iieu, en Orient, les ordres religieux,
les Qadrya en particulier dont nons avons parle, sont peu respec-
tuenx de 1'autorite et ne reculent pas devant le meurtre du sou-
verain : ils ne connaissent pas encore la dynamite, pent-etre sera-
ce la seule invention qu'ils consentiront a nous emprunter. Voici
done quell e fut la mort d'Abd-el-Aziz, chef des Wahabites (verslSOS
de J.-C.), frere d'Abd-Allah, qui lui succeda et pilla le tombeau du
Prophete :
Les sectes dissidentes auxquelles ont donne naissance les querel-
les d'Ali etde ses successeurs sont nombreuses et variees; mais, de
temps immemorial, elles s'accoident toutes sur un poiut : la justi-
fication et la pratique de I'assassinat Musalmans et Chretiens,
sumites et polytheistes ont, chacuu a son heure, goiite comme
disait un Arabe, da poiguard des shiites, les prototypes da carbo-
naro en Orient. Abd-el-Aziz allait maiutenunt apprendre qae Ton
ne doit pas dedaigner les societes secretes de 1'Orient.
* Un fanatique onginaire de la province de Ghilan, pays dans
lequel, dix siecles auparavant, Abd-el-Kadt-r (ED jilani) s'etait fait
rendredes honneurs presque divins, s'offrit pour I'oeuvre du sang.
Apres avoir rec.u ses instructions a Teheran, il partit pour Meshid-
Hoseyn, ville sacree de la devotion shiite. 11 y recut, avec 1'alisolu-
lion ecritede ses peches,un papier signe et sielle qui lui assurait
la jouissance des joies eternelles, s'il reussissait a purger la terre
dn tyran nedjeon. Muni de ce document soigneusement fixe comme
une amulette autour du bras, il se rendit a Dereyah, deguise en
marchand, ety attendit I'occasion de meriter la recompense promise
a la trahison.
Wahabite sincere, Abd-el-Aziz ne manquait pas un seul jour
d'assister aux prieres publiques dans la grande mosquee de la
ville. La, sans armes, et absorbe par les pratiques de piete qui ne
permettent pas de Jeter un regard autour de soi, il pouvait elre
540 LE DIABLE CHEZ LES MtlStLMANS
seront arrives a leur but : fonder en un seul
ordre tous les ordres religieux, pour travailler
tous au m6me but, sous un meme chef, une
mme loi et une meme direction.
Personne ne peut nier leurs progres etonnants
et extraordinaires : peut-etre qu'en ce moment
Us comptent plus de dix millions d'adeptes. II
n'en est pas en effet en Afrique comme dans nos
pays civilises. Si le pere de la famille est affilie
a un ordre, ses enfants le seront, ses proches
parents le seront. La tribu suivra le chef de la
tribu. Ainsi, dans la province d'Alger, on compte,
comme Rahmanya, des tribus entieres ou 1'Ordre
ne comprend cependant que quelques individua-
lites, mais celles-ci sont iraportantes, et occupent
les premieres places de la tribu. En cas d'insur-
rection, tous ces hommes suivront leur chef, et
ce sera pour 1'Ordre des aides aussi surs que si
chacun en particulier etait affilie. Ainsi, du
moment que le roi du Wada'i est affilie aux
Snoussya, ceux-ci dominent dans tout le
royaume, et chacun des habitants peut tre
regarde comme affilie reellement a Tordre.
Malgre tout leur prestige, les Snoussya ren-
contrent de terribles ennemis qui ne leur cedent
le terrain que pas a pas, mais nous ne cesserons
de le repeter, ils triompheront. L'lslam, en ce
facilement immole. Le Persan ne 1'ignorait pas. Quancl un sejour
de plusieurs semaiaes et (['observation scrupuleuse des rites ortho-
doxes lui eurent gagn| la conflance des habitants, il se plaga pen-
dant la priere du soir, derriere Abd-el-Aziz, et au moment ou le
sultan se prosternait pour 1'adoration, il lui plongea dans le corps
la lame aigue d'uii poignard Khourasan., L'acier peuetra enlre
les epaules et ressortit du cote oppose. Abd-el-Aziz expira sans
pousser une plainte, sans faire un mouvement. (Palgrave
Tome II, pages 106 et 107.)
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 541
moment, est agite de ses dernieres convulsions,
et, joue sa derniere carte. Tot ou tard il faudra
que 1'empereur de Constantinople choisisse le cote
ou il voudra combattre : il le sait bien, et c'est ce
qui nous explique ses tergiversations, ses conces-
sions faites aujourd'hui a 1'Europe, retirees
demain en cachette. Nous n'en voulons pour
preuve que la loi sur 1'esclavage : comme toutes
les nations europeennes, il a signe le traite qui
abolit 1'esclavage dans le monde. Ge n'est
cependant un mystere pour personne, qu'il est
encore pratique dans ses etats, non plus ouver-
tement et en public, mais en cachette : il veut,
comme on dit vulgairement, menager la chevre
et le chou, et il ne reussira a contenter personne.
De plus, quiconque s'est tenu au courant des
affaires musulmanes, et a suivi avec attention les
progres de la civilisation dans 1'empire ottoman,
a ete frappe de voir avec quel dedain les
Turcs et les Arabes meprisent nos progres.
Toutes les nations de 1'Europe sont en ce
moment sillonnees de chemins de fer ; le tele-
graphe, le telephone transmettent rapidement
notre pensee, et il y a dans le monde civilis^ un
tel mouvement d'affaires, que dans une annee
nous accomplissons ce que nos ancetres fai-
saient en cinq ans, dix ans. La Turquie seule
est reside en arriere : ses chemins de fer (et ils
sont .bien rares) ont etc fails par des compa-
gnies etrangeres. Atix yeux des fervents, ces
concessions sont de trop : 1'Islam est une reli-
gion qui n'admet pas le progres : 1'homme doit
y rester stationnaire ; les generations passeront,
1'Arabe aura toujours son chameau, son burnous
LE DIABLE: CHEZ LES MUSULMANS 4t>
542 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
et sa tente ; les generations passeront, et 1'Arabe
sera nomade comme aux jours de Mahomet. Nos
lecteurs doivent maintenant concevoir la cause
de cet etat ; le peuple, en effet, quoique ne
sachant pas le dernier mot du sens de la formule :
II n'y a pas de divinite que Allah ! en connait
suffisamment le sens, de meme que nos paysans
expliquer le mystere de la Trinite, connaissent
parfaitement son existence.
On ne saurait trop reflechir sur 1'influence
qu'exerce sur un peuple la notion qu'il a de
Dieu : le Dieu des Chretiens est un Dieu essen-
tiellement actif, engendrant de toute eternite un
Fils egal ami; il aime ce Fils eternel, 11 aime
aussi les creatures qui ne sont que comme le
reflet de son Verbe; aussi, le peuple Chretien sera
essentiellement actif ; la generation qui nous sui-
vra rira de nous, comme nous rions de nos peres.
obliges, de se servir du coche, ou de la voile.
La notion, au contraire, que 1'Arabe a de Dieu, le
reduit a 1'impuissance d'agir : Mektoub, c'est
ecrit, Dieu 1'a voulu, vous repond-il toujours ;
et avec ce Mektoub, le frere etouffe en son coeur
les sentiments les plus sacres ; la femme adultere
surprise par son mari meurt en disant : Mektoub ;
et le malheureux, mine par la fievre, expire en
murmurant le noni d'AHah et son eternel :
Mektoub. G'etait ecrit, pourquoi vouloir echap-
per a la loi du destin.
Si done le peuple ne connait pas -les theories
philosophiques du Soufi ; s'il .ne peut pas ana-
lyser scientifiquement la formule sacree de
Tlslam pour en comprendre tout le sens mons-
trueux, dans la pratique il ne differe guere des
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 543
savants et couvre tout le mal qu'il fait de son
Mektoub. II sera done facile de 1'exciter contre
le progres et la civilisation, de lui moutrer que
la construction de belles routes, des chemins de
fer, la fondation des postes, etc., etc., sont
autant de moyens inventes par le Roumi pour
detruire 1'Islam. Vous, cher lecteur, quiriez de
la naivete de ce pauvre peuple, songez que, dans
notre Europe qui se pretend si civilisee, nous
avons vu des choses aussi droles. Quand, par
exemple, lord Chesterfield voulut, en Angleterre,
faire adopter la reforme gregorienne, le peuple,
furieux de vieillir de deux mois en un jour, ne
le poursuivit-il pas en lui criant : Rendez-nous
nos deux mois ? Que d'autres faits nous pour-
rions citer qui montreraient combien le peupie
tient a ses coutumes, quand bien mme celles-ci
seraient condamnees scientifiquement, et rej etees
par les hommesde la science.
Get etat d'esprit du peuple arabe, cette volonte
ferme et arrtee de ne pas abandonner la voie
tracee par leurs peres, mais de suivre Forniere
coute que coute, voila la force des Snoussya : ils fe-
ront vibrer toutes les fibres des coaurs musulmans
en leur montrant que les Chretiens ne doivent
pas se meler de les civiliser, que les progres de
la civilisation sont des inventions de Satan le
lapide ; ils seront suivis par tous les Ordres,
excepte celui des Taibya, car tous, nous ne
cesserons de le repeter, n'ont qu'un but : le
retablissement de 1'Imamat.
Gependant, ne croyons pas que les Ordres
abandonneraient leur influence an profit des
Snoussya, si ceux-ci voulaient tellement s'iden-
544 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
tifler les divers Ordres, qu'ils n'en formassent
tous qu'un seul, et fussent ainsi comme un
premier essai du retablissement de llmamat.
Les Snoussya e'choueraient et nous, sommes
certain qu'ils n'essaieront jamais. Les Qadrya, les
Ghadelya, les Tidjanya, les Rahmanya ne vou-
dront jamais, surtout les chefs, devenir les
fideles serviteurs du sultan de Djegboub. Que
nos lecteurs se rappellent la lettre par laquelle
Gheikh Aziz se recommandait a 1'attention
bienveillante d'un consul de France en Orient,
et le priait d'interceder pour son rappel. El-
Madhi lui avail offert un refuge dans sa zaouia ;
la, il eut ete en surete, mais il aurait du neces-
sairement reconnaitre I'autorite de ce Gheikh :
son orgueil ne pouvait y consentir. M&ne dans
la Tripolitaine, les Madanya, tout en les servant
fidelement et avec plus de bonne volonte qu'ils
ne le font pour le sultan, n'abandonneront pas
entre ses mains leur autorite, leur prestige et
leurs richesses. Et n'est-ce pas un desir bien
legitime que de vouloir jouir d'une oeuvre qu'on
afondee avec beaucoup de peines?
Aussi, surs d'echouer s'ils essayaient de tous
les Ordres, les Snoussya font, parmi les congre-
gations niusulmanes, ce que fait la Haute-Ma-
connerie. Snoussi etait le grand- maitre, et son
ills encore plus que lui, des Ordres musulmans.
Jamais, en effet, il n'a puentrer dans 1'esprit
du fondateur que les superieurs generaux des
divers Ordres abdiquassent leur autorite entre
ses mains; il connaissait trop,certes, ses core-
ligionnaires pour leur supposer un tel desin-
teressement, et il etait trop fin politique pour
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 545
le leur demander et voir son influence decroitre
aupres de ses adeptes, par suite d'un refus
qu'il etait assure de recevoir. II fallait trouver
une cause sainte entre toutes, qui put reunir
tous les coeurs et tous les esprits ; il fallait que
tous les Musulmans, n'importe a quel Ordre ils
appartinssent, fussent unis sur un point : il etait
facile a trouver. Partout, en effet, ou il y a des
hommes, il y a du bien et du mal, et au fond de
toutes les questions, de toutes les haines et de
toutes les affections, nous trouvons ces deux
mots : bien, ou mal. Snoussi montra a tous les
Musulmans le mal qu'il fallait combattre avec la
mme ardeur que leurs ancetres : le mal, c'etait
1'Europe chretienne ; le mal, c'etait la civilisation,
le Gatholicisme. Voila quel devait tre 1'objectif
de tous les efforts des particuliers et des gouver-
nements. Quiconque ne s'unissait pas a ces nou-
veaux saints de 1'Islam, pleins de zele pour la
cause de leur Dieu, n'etait plus dans la voie
droite, Dieu Vavait egare, et il devait tre traite
comme le Roumi. En mettant en avant cette
doctrine, Snoussi etait sur du triomphe ; le Musul-
man est Musulman avant tout, et pour lui, il n'y
a pas de patrie : la patrie pour lui, c'est la terre ;
soumise a Dieu, comme le royaume Test a son
roi. Allah, voila le souverain legitime, et chaque
croyant doit verser jusqu'a la derniere goutte de
son sang pour retablir ce royaume .
Les Snoussya ne demandent done pas que les
Aissaoua, par exemple, en s'affiliant a leur
Ordre, renon cent a leur premier titre ; non, il
suffira qu'ils promettent d'aider leurs nouveaux
confreres dans 1'oeuvre de regeneration entre-
546 . LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
prise dans 1'Islam ; il sufpra qu'ils promettent
de s'unir a eux pour faire la guerre aux chre-
tiens, retablir 1'Imamat et recevoir fidelement et
docilement les in'structions que le Gheikh de
Djegboub ieur transmettra. pour 1'execution du
projet. Nos lecteurs nous demanderont si nous
croyons qu'ils reussiront dans ce projet, et si
vraiment ils ne demandent pas aux autres
congregations beaucoup plus qu'elles ne peuvent
tenir. Nous avouerons, en effet, que ces novateurs
demandent beaucoup en exigeant cette soumis-
sion de la part d'individus affilies a un autre
Ordre. Mais qu'on n'oublie pas qu'il s'agit de
combattre Dieu et son Eglise, et que les ennemis
du catholicisme montrent autant de haine a nous
poursuivre que nous, nous montrons d'amour a
defendre notre Mere la sainte Eglise. Ne voyons-
nous pas chaque jour les francs-macons frangais
sacrifler les interets les plus sacres de la patrie,
sur un simple desir venu des chefs de la franc-
maconnerie? Ne les voyons-nous pas poursuivre
sans relache aucun, et cela depuis plus d'un
siecle, 1'Eglise et la societe qu'ils enveloppent
dans une meme haine, car la societe revee dans
les loges sera une societe de loups qui se devo-
reront et non d'hommes unis par les liens de la
charite ? Et loin de diminuer, ne voyons-nous pas "
cette haine s'accroitre chaque jour, et nous
abreuver continuellement de nouvelles avanies ?
Soyons bien persuades que les francs-macons
musulmans feront ce que font leurs congeneres
d'Europe on d'Amerique. .
La conception d'un tel plan,samisea execution,
la facilite prodigieuse avec laquelle les adeptes
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 547
ont ete recrutes, tout prouve que Satan n'est pas
etranger dans une lelle ceuvre, qu'il la dirige
et la gouverne. Les Musulmans ont Textase,
1'extase satanique, procuree par des moyens
artificiels, et avec une precision mathematique.
Que le diable se montre a 1'appel qu'on lui fait
et en pronongant une formule magique, ou bien
qu'il se montre aussitOt qu'on se met en
prieres, il n'y a qu'une difference de temps.
Les Snoussya reussiront done dans leur oeuvre.
Ge sera en vain que les Marabouts locaux
et salaries. par 1'Etat, leur appliqueront toutes
sortes d'epithetes insultantes ; en vain vou-
dront-ils arreter le courant qui entrame les peu-
ples musulmans vers ses liberateurs, il sera em-
porte par ce courant, et s'il ne veut pas etre un
pasteur sans, brebis, il devra se rallier a ceux
qu'il a, auparavant, appeles Ouahabites. Ge mot
resumait dans son esprit toutes les raisons qui
lui faisaient detester ces novateurs. Ouahabites,
oui, les Snoussya le sont, mais ils ont mitige les
doctrines de cette secte qui ne connait pas de
milieu, et qui, d'un exces est tombee dans un
autre. Ouahabites, oui, ils le sont, et c'est pour
expliquer le sens de cette injure que les Mara-
bouts du nord de 1'Afrique et quelques Musul-
mans epicuriens et libres-penseurs jettent conti-
nuellem.ent a la face des Snoussya que nous
avons dit un mot de cette secte ; nous avons aussi
constate que dans 1'Orient il y a un mouve-
ment de retour a Tislamisme primitif ; ii s'en est
fallu de bien peu que le fils de Mehemet-Ali ne
detruisit compietement cette secte ; et nous avons
deja dit qu'Abdallah leur roi, celui-la meme qui
548 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
avail pille a Mediae les tombeaux du Prophete,
d'Abou-Beker, de Fathma, etc., apres avoir reta-
bli I'islanrisme primitif a la Mecque, avait eu la
tete tranche's par ordre du sultan de Stamboul-
Nous nous arretous la ; nous croyons avoir
fait connaitre suffisamment cet Ordre; nousavons
montre sa source chez les Ouahabites, sa forte
organisation par un homme d'une intelligence
superieure, et son action sur le monde musulman.
Le massacre de la mission Flatters, le martyre
des trois Peres Blancs, Richard, Morat, et
Pouplard, a vingt kilometres seulement de
Ghadames nous ont montre la haine de ces
sectaires centre notre patrie et la civilisation.
Malgre nous, nous ne pouvons nous defendre
d'un sentiment de crainte a la vue de ce formi-
dable mouvement organise par le Gheikh de
Djegboub. Etuous ne sommes pas le premier.
Quand le cardinal Lavigerie, ecrivantau congres
reuni a Bruxelles pour la suppression de la traite
disait que les Snoussya etaient le seul danger que
la France eut a craindre, mais un danger reel et
terrible, ii n'exagerait rien. II prevoyait, avec sa
surete de coup d'oeil ordinaire, sa profonde
connaissance des peuples musulmans, que la-bas
un grani complot se trame non seulement
contre la domination de la France, mais ' contre
la civilisation. Jamais, jusqu'ici, nous n'avons eu
a les combattre les armes a la main, parce que
1'occasion n'a pas ete propice; mais le jour
viendra, et malheur alors, si la France n'a pas
prevu les coups qu'allait lui porter ce terrible
adversaire.
Qu'on n'oublie pas surtout que ce mouvement
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 549
est dirige aussi biea contre les Tares que centre
les Francais, que le Gheikh de Djegboub disait
a un visiteur qui lui demandait contre qui il
voulait se servir de cet armement : Centre les
Turcs et les Chretiens, dit-il, je les detruirai tous
les deux. Que nos homines d'Etat, que ceux
qui sont charges de veiiler sur notre belle colonie
ne se laissent pas surprendre : Les Snoussya, en
effet, et c'est la notre dernier mot, resument en
eux tous les autres ordres, ils les englobentet les
dirigent tous contre nous: ce sont eux qui pen-
sent et forment les plans pour leurs coreligion-
naires qui ne sauront qu'obeir a leurs ordres.
GHAPITRE VIII.
CONCLUSION. Moyens a employer pour
arreter les progres des ordres religieux
musulmans.
G'est avec regret que nous devons nous arreter
ici, sans avoir pu dire le dernier mot sur les
Ordres musulmans. Nous croyons cependant
avoir dit des choses peu conmies de la plupart
de nos lecteurs ; et mme beaucoup d'Algeriens,
quiont passe des annees et des annees dans notre
belle colonie, seront etonnes d'apprendre ces
choses. Beaucoup d'arabisants seront surpris de
voir quel est le vrai sens de la formule : II n'y a
pas d'autre divinite que Allah, et comprendront
quelle fut la sagesse du concile tenu en 1873 a
Notre-Dame d'Afrique, oil Mgr Lavigerie et les
autres eveques africains enseignerent que pro-
noncer cette formule, meme des levres seule-
ment, constituait un acte d'apostasie.
LE DIABLE CHEZ LES MUTLMANS 1C.
550 LE DIABLE CHEZ JLES MUSULMANS
Avant de lire les dernieres conclusions et de
montrer les moyens a prendre pour enrayer ce
mouvement de panislamisme, nous voudrions
resumer en quelques lignes tout 1'ouvrage pour
bien montrer Funite de ce plan vraiment sata-
nique, pour montrer avec quel acharnement les
Musulmans suivent une ligne de conduite
parfaitement tracee pour arriver a leur but :
fermer au catholicisme les portes du continent
Noir.
Les ordres religieux, avons-nous dit, ont deux
buts : procurer a leurs affilies le bonheur de
1'extase, et retablir dans toute sa purete 1'Isla-
misme primitif ; on pourrait mme dire qu'ils
n'ont qu'une fin : retablir I'lmamat, c'estra-dire
la doctrine religieuse et politique telle que 1'avait
concue le Prophete Mohammed. Pour arriver
a ce but, tous les fondateurs d'Ordre ont vante
le bonheur et les joies de 1'extase, tous ont
voulu dominer par ce moyen leurs subordonnes.
Entre leurs mains, ces hommes ont perdu
ce qu'ils avaient de plus beau et de plus
noble en eux : leur liberte a ete annulee a tel
point que la plupart, pour ne pas dire la totality
des Khouan, repeteraient la parole de 1'ourad
Rahmany : Je ne sais s'ily a un Dieu, ni ce qu'il
nous a commande, jo ne sais que ce que m'or-
donne le Cheikh . Leur intelligence a perdu sa
vigueur : le kif et 1'opium ont mis leur imagina-
tion en delire, et ont acheve 1'oeuvre nefaste
commencee par le diker; il est certain, en effet,
que reciter des prieres un aussi grand nom-
bre de fois que nous 1'avons indique, ne peut
conduire qu'a 1'abrutissement et a 1'aneantis-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 551
sement de 1'intelligence. Et a ces prieres sans
nombre, joigaez les jefmes les plus rigoureux,
les mortifications les plus extraordiuaires, et le
lecteur jugera de 1'effet produit sur ces corps
debilites par le soleil brulant de 1'Afrique, par ce
climat qui anemie les plus fortes constitutions,
et developpe le systeme nerveux. Une telle
invention ne peut pas etre une invention
humaine . Jamais 1'homme ne mettra son plaisir
et son bonheur, ne depensera sa vie a avilir
ainsi ses semblables, si Satan ne le pousse a
cette oeuvre de defiguration de 1'ouvrage le plus
beau, sorti des mains de Dieu.
Nous ne saurions le repeter assez ; nous 'ne
voulons pas dire que tous les affilies soient
favorises d'extases ; evidemmerit, pour le plus
grand nombre, les visions dont leur esprit est
hante ne sont que le produit de leur imagina-
tion en delire ; mais il n'en restera pas moins
vrai que le fait de Fextase existe, que les qua-
rante Khouan composant le Conseil du Cheikh
de Mequinez, que les quatre cents Khouan vivant
dans le celibat, dans la zaouia de Djegboub, que
les principaux chefs d'ordre, sont favorises de
la vue de Lucifer, qui les dirige lui-meme dans
toutes les actions importantes de leur vie. Les
neuf dixiemes des affilies ne sont affilies que
de nom ; ils se contentent de payer la ziara qui
est toujours obligatoire, et de temps en temps,
dans leurs jours de ferveur, de dire les nom-
breuses formules de prieres. Les Moqaddem ne
demandent pas davantage : il suffit, en effet, que
1'individu soit toujours sous leur main, qu'ils
puissent compter sur lui ; peu importe qu'il soit
552 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
un fervent : la ziara emplit les coffres de 1'Ordre,
et 1'adepte au besoin se recommandera de la
protection du saint Marabout ou fondateur.
Voila quelle est Tessence de tous les Ordres re'li-
gieux; au fond, c'est la philosophic indienne dont
1'influence a determine dans I'lslamisme ce grand
mouvement, non pas vers i'unite de gouverne-
ment, mais vers 1'extase... les communications
avec les esprits. Chaqute ordre a su s'approprier
cette doctrine ; tous ont pris le Dieu du Goran,
cet assemblage monstrueux du principe du bien
et du principe du mal en un seul etre ; ils ont
ainsi voulu donner 1'orthodoxie a la doctrine de
Manes, et nous devons avouer qu'ils ont si bien
reussi, que bien d'arabisants ont e"te peut-Stre
jusqu'a ce jour sans connaitre le vrai sens de la
formule. Cependant, nous croyons n'avoir rien
avance qui ne soil bien sur, et la doctrine fata-
liste que professent les Musulmans n'est que la
consequence d'un tel principe. Qu'on se sou-
vienne d'ailleurs de la parole de Ben-ATssa, le
fondateur des A'issaoua : Dieu, tu es le seul
principe actif et de la theorie de Tidjani sur la
non existence du mal dans 1'atome, par conse"-
quent dans le monde.
Le danger le plus grand pour la civilisation
n'est pas dans ce commerce avec les esprits,
mais bien dans ce mouvement de panislamisme
que nous avons signale : mouvement essentiel-
lement patriotique aux yeux des Musulmans,, et
qui leur tient tant a coeur, autant que le salut et
la prosperite de la patrie, au coeur de tout bon
Francais. G'est, en effet, la difference qu'il y a
entre nous et les Musulmans : la patrie et la reli-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 553
gion se confondent dans leur esprit, ou plutdt
il n'y a pas de patrie pour le sectateur d'Allah ;
la terre est le royaume de Dieu ; le croyant est
citoyen de 1'univers ; et il . faut que 1'univers
entier ou au moins tous les pays habites par un
Musulman soient soumis a 1'autocratie de ce
souverain. Les Snoussya rdsument toutes ces
aspirations ; ils sont appeles a englober tous
les Ordres religieux, qui, s'ils ne disparaissent
pas, recevront tout au moins la direction supreme
de Djegboub.
Apresce resume succinct de tout I'ouvrage, nous
allons indiquer les moyens, que nous croyons les
plus aptes a reprimer ce mouvement, et a sauver
notre colonie de la funeste influence des ordres
religieux. Nous ne voulons pas nous rneler de
diriger DOS gouvernants ; ce sont des conseils
que nous voudrions cependant voir mis en pra-
tique par ceux qui sont charge's par la Provi-
dence de veiller aux interels de notre grande
nation. Est-il digne de la France de proteger
un de ces Ordres, est-ce possible, vu nos idees
modernes ? Pouvons-nous fonder en Algerie une
religion nationale musulmane, ou bien si nous
voulons fonder un grand peuple, devons-nous
convertir au catholicisme les Musulmans de
1'Algerie. Nous prenons la question de haul ;
nous ne voulons pas nous arr^ter en effet a ces
petites questions d'int^r^t purement actuel, a ces
persecutions mesquines dont on a abreuve nos
missionnaires, ou bien encore a ces faveurs
qu'on a repandues a profusion sur le clerge
indigene ; non, nous voulons nous occuper du
principe, est-il digne de la France, de la nation
554 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
catholique par excellence, de se faire la pro tec-
trice d'une religion aussi ignoble que celle fondee
par Mahomet ?
Nous re"pondons : une telle conduite n'est pas
digne, une telle conduite n'est pas possible,
une telle conduite n'amenera aucun resultat
serieux : il n'y a qu'un moyen, un seul : 1'assi-
milation des Arabes par le catholicisme ; alors
le progres et la civilisation penetreront dans
1'Algerie- et nous verrons un grand peuple
s'elever de cette terre courbee jusqu'a ce jour
sous le joug humiliant de 1'Islam.
Quand une nation a ecrit son histoire comme
1'a fait notre patrie, en combattant toujouis pour
la bonne cause, et se montrant tou jours le bon
soldat du Christ, est-il digne que cette meme
nation devienne la protectrice officielle et
reconnue, d'un culte et d'une religion ennemis
du catholicisme ? G'est notre patrie qui, dans les
plaines de Poitiers, sur les bords du Jourdain et
du Nil, a porte a 1'Islam ces coups si terribles
qui lui ont fait perdre le plus pur de son sang,
et Font pour ainsi dire anemie ; c'est notre
patrie qui a sauve le monde civilise du joug
degradant du croissant qui marchait a la
conquele du monde. Les epees de don Juan et de
Sobieski se fussent brisees sans entamer le
colosse si auparavant la France n'avait paye du
plus noble de son sang le resultat si grand des
croisades. Et ce serait cette meme nation dont
toute 1'histoire n'est que le recit des Gestes de
Dieu par son intermediaire qui.... nous n'ache-
vonspas. Notre orgueil national serevolte a la
seule pensee qu'un jour nous souiilerions de la
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 555
sorte notre gloire, en etablissant ea Algerie une
eglise Rationale musulmane, une eglise qui
serait I'egale du catholicisme. II n'y a de progres
veritable et de veritable civilisation que par le
catholicisme ; la France n'est pas i'Angleterre ;
la ou flotte notre drapeau, c'est le signe de la
resurrection d'un peuple, qui se reveillera et
marchera dans la voie du progres et de la civili-
sation. Laissons aux Anglais leur negoce ;
laissons-les exploiter a leur profit, au mepris de
toutes les lois divines et humaines, les contrees
du monde que le sort leur a donnees en partage ;
nous, Francais, nous avons regu pour mission de
Dieu, de rendre les peuples plus heureux, en les
elevant a notre niveau, au lieu de les faire
disparaitre.
Supposons qu'un jour nos gouvernants s'ou-
bliassent jusqu'a ce pointj nous disons que c'est
une pure utopie et que jamais nous ne reussirons
a fonder une eglise nationale musulmane en
Alge'rie. En vain nous voudrons nous attacher
ces populations fauatiques en repandant les
bienfaits sur leurs Marabouts, nous ne reussirons
qu'a faire des ingrats. Le peuple meprisera ces
individus assez oublieux d'eux-memes pour se
laisser payer par le Roumi : ie Marabout salarie
ne sera a leurs yeux qu'un homme vil et sans
honneur, trafiquant honteusement de son metier
Ge ne sera plus a leurs yeux 1'homme d' Allah
charge de veiller a 1'observation fidele de ses
commandements et relevant quelquefois (de
Dieu mme), les ordres qu'il doit transmettre.
Quand le pauvre mais fidele sectateur du
Goran verra passer dans la rue etroite et
556 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMAN
tortueuse de sou douar le Marabout traitre a
sa patrie et a sa religion, majestueusement
drape dans sou burnous plus blanc que le lait, le
pauvre se redressera de toute la hauleur de son
de"dain, et, lui jetant a la face la faible aum6ne
qu'il avail versee dans sa main, ii 1'appellera
chien, fils de chien, et le Marabout tombera sous
le poids du mepris public : son prestige sera nul.
Nous savons bien qu'on nous objectera que le
gouvernement paye les Marabouts de nos villes
du littoral, oil cependant ils jouissent de 1'estime
de tous les gens de bien et de la veneration de
leurs fideles. Et nous repondrons : Ce n'est pas
dans les villes qu'il faut precisement aller
chercher les bons Musulmans ; de mme que,
dans notre France, c'est surtout dans les cam-
pagnes que le peuple a .conserve les saines
traditions du christianisme de mme, dans
notre colonie, il faut aller loin de tout grand
centre europeen pour retrouver le vrai Musul
man. Au contact quotidien avec 1'Europeen (et
Dieu sait ce que valent la plupart de nos colons),
1'Arabe perd sa foi et ne pratique plus sa religion ;
ii mange du pore, il boit du vin ; et a partir de ce
moment il est Francais, et il le dit hautement :
Est-ce done toute la civilisation que nous devons
lui donner ? Se figure-t-on un Musulman civilise
parce qu'ii ri'aura plus horreur du pore et boira
du jusdelat'eille?
Mais la oil le Musulman a conserve toute sa
foi, il y a, nous le repe*tons, un mouvement
tres accentue verslepanislamisme,une recrudes-
cence de haine centre le Roumi. Nous avons
assiste, dans notre siecle, a la reconstitution de
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 557
trois nationalites : les nationalites grecque,
italienne et allemande ; on dirait que le mgme
souffle qui a pousse ces trois peuples a demander
leur unite ou leur independance, a passe aussi sur
I'lslamisme. Si nous voulions fonder une eglise
musulmane nationale, nous meconnaitrions le
veritable esprit de I'lslamisme. Nous jugeons les
Musulmans d'apres nos idees, et nous croyons
qu'avec de 1'argent nous pourrions arriver a
jouer en Algerie le role de Luther ou de
Henri VIII. Nous ne pouvons pas nier que nous
ne trouvions en Algerie des Marabouts qui
n'accepiassent avec plaisir nos pensions ; mais
c'estle peuple qui fait la religion, et vice versa ;
on n'impose pas a un peuple la verite a coups
de sabre ; on pent lui imposer 1'erreur et la
verite" pour quelque temps, mais c'est toujours
celui qui a impose qui perdla partie. Une nation
a ses tendances, ses besoins; vouloir lui en lever
ses tendances, vouloir, par d'autres moyens que
ceux qu'elle a employes jusque-la, subvenir a
sesbesoins, c'est la jeter dans la necessite et le
malheur.
En Algerie, nous avons affaire a un peuple qui
a des tendances autres que les notres, des
besoins autres que les notres. Vouloir ds
aujourd'hui, sans preparation, faire jouir ses
habitants des bienfaits de la civilisation, c'est
combattre ses tendances, lui donner des besoins
qu'elle ne pourra satisfaire ; c'est, pour nous
servir d'un mot vulgaire. mais tout a fait expres-
sif, en faire un peuple declasse. Tandis que nous
Francais, nous tendons continuellement vers le
progres, TArabe ne demande qu'une choso, le
558 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
statu quo; ce qull veut, ce qu'il desire, c'est ce
qu'ont voulu, ce qu'ont desire ses ancelres : il n'a
au coeur qu'une haine, la haine du Chretien qui
1'a vaincu, la haine du Chretien qui a fait reculer
les limites du royaume d' Allah ; il n'a qu'un
seul desir, c'est de noas chasser de 1'Afrique.
Aux yeux du Musulman, il ne peut pas exister
de religion nationaie : ii n'y en a qu'une et c'est
la mme pour tous.
Gette religion doit en meme temps tenir lieu
de code politique : quand 1'Arabe nous combat,
il ne se bat pas comme nous, pour sa patrie seu-
lement, mais surtout pour sa religion. Aussi,
toute guerre est-elle une guerre sainte, et tous
ceux qui meurent dans les combats sont des
martyrs, de meme que nous appelons martyrs les
vaillants tombes sur les collines de Gastelfidardo.
Nous devons done renoncer a cet etablissement ;
une religion musulmane nationaie ne peut
qu'e'tre le produit d'un cerveau europeen qui
juge les choses d'Afrique a la mSme mesure que
les choses d'Europe, et pense que, parce que
nous avons en France une religion officielle
reconnue par 1'Btat, dont les ministres sont sub-
ventionnes, une telle legislation peut regir le
Musulman. G'estune chose impossible : 1'essayer,
ce serait courir a un echec certain. 11 n'y a done
plus qu'un moyen a employer, et nous allons
I'indiquer encore succinctement, sachant bien
qu'il faudrait de gros volumes pour traiter a
fond une question d'une telle importance.
Pour tout homme qui veut reflector sans parti
pris, c'est une verite hors de tout conteste que
tout peuplequi veut sortir de son abaissement, ne
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS " 559
peut s'eleveraun degre superieur s'il ne devient
catholique. L'histoire en main, nous pourrions
montrer que partout ou rhomme civilise s'est
etabli, le sauvage a du disparaitre, si celui-ci
n'a pas eu le bonheur de connaitre la verite de
1'Evangile. La religion chretienne est si bien
faite pour le bonheur des peuples, que, grace a
sa protection lutelaire, tous les peuples qu'elle a
trouves dans Fenf ance, elle les a conduits a 1'age
mur et leur a fait operer de grandes choses.
Nous ne reussirons, en Algerie, a fonder un
grand peuple, que si nous savons amener les
infldeles a notre sainte religion.
II n'est pas possible, en effet, de civiliser un
peuple qui refuse absolument de se servir des
produits de notre Industrie et de tous les progres
que nous avons faits depuis dix-huit siecles,
quand c'est la religion de ce peuple qui' le main-
tient ainsi dans cet etat permanent et qui 1'em-
pSche de d^velopper son intelligence pour ame-
liorer son sort; tout nomine sense verra la
necessite ou nous sommes, pour civiliser ce peu-
ple, de lui faire changer de religion. Une religion,
en effet, qui atrophie les forces de rhomme, lui
defend d'agir, lui montre le progres comme une
invention diabolique, et pr6ne le doux farniente
comme la derniere limite de perfection, ou peut
atteindre rhomme, une telle religion ne peut
pas etre la vraie ; et nous qui sommes dans la
voie droite, nous devons faire tout ce que no as
pouvons pour ramener ces egares, si vraiment
nous a/ons a coeur leur bonheur.
Or, que le Musulman soil inconvertissable,
c'est une proposition qui, theoriquement, est
560. LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
1
heretique, car tout horn me f>eut se convertir, et
Dieu ne lui refuse pas' sa grace ; pratiquement,
cette proposition est encore fausse; la verite
devrait, a notre avis, etre ainsi exprimee : II
est difficile de convertir un Musulman. Nos
lecteurs seront peul-etre contents d'apprendre
tout le bien quo les Peres Biancs ont fait en
Algerie, et deja nous en entendons beaucoup
nous di~e : Gombien done en ont-ils eonvertis ?
Ghers lecteurs, voila pres de vingt ans que les
Peres Biancs travaillent a ce coin qui est, nous
ne craignons pas de le dire, le moins attrayant
du vaste champ du pere de famille. Pendant la
grande famine de 1867, on avail recueilli pres
de deux mille orphelins ; sur ce nombre, quel-
ques centaines refuserent le bienfait du baptSme,
et 1'archeveque d'Alger, respectant leur liberte,
leur permit de rentrer dans leur famille, regret-
tant de ne pouvoir leur sauver la vie de 1'ame .
comme celle du corps. Geux qui survecurent et
vouiurent rester avec leur pere adoptif, apres
avoir ete recus. dans les orphelinats tenus par
les Peres Biancs pour les garcons, par des soeurs
pour les filles, se marierent et fonderent ainsi les
deux premiers villages Chretiens qui existent en
Algerie. A notre avis, c'est 1'oeuvre la plus belle
du cardinal Lavigerie ; sans doute, sa congrSga-
tion de Peres Biancs lui fera toujours grand
honneur et sera le plus beau joyau de sa cou-
ronne, mais par la fondation de ces deux villages,
il resolvait la question agitee depuis 1830, de
1'assimilation des indigenes.
Nous regrettons sincerement de ne pouvoir en
parler a nos lecteurs, et leur faire admirer la
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 561
grande oeuvre da Cardinal. Deux villages,
dira-t-on, c'est bien peu ; c'est peu quant au
nombre, c'est immense quant au resultat. Qu'un
etranger prenne un jour le chemin de fer qui
relie Alger a Qran. Vers midi, il arrivera a
une station : Saint-Gyprien-des-Attafs ; qu'il y
descende ; il sera etonne" de se trouver au milieu
d'un tel village ; tout le monde y parle francais ;
tous disent, en parlant de la France : NOTRE
PA TRIE : et cependant quand vous leur demandez
s'ils sont Francais : Oui, nous sommes Francais,
mais nous sommes Arabes, aussi ; nous sommes
Francaispar le coeur,nouscomprenonssalangue ;
nos enfants la parlent ; nous adoptons peu a peu
ses mo3urs et ses coutumes, nous suivons ses lois ;
mais nous sommes surtout Frangais parce que
nous sommes Roumis. Mais s'ii vous fallait choi-
sirentre combattre les Frangais oules Arabes?...
Nous n'avons pas a choisir ; nous sommes
Chretiens; nous sommes Francais ; nos enfants
defendront un jour noire patrie coinme nous la
defendrions s'il le faliait. G'est le langage que
tiennent ces gens nes tous dans 1'Islamisme, et
dont le bapt^me n'a pas efface, cela va sans dire,
toute 1'impetuosite du caractere : mais ce n'est
pas au xix e siecle que nous verrons refleurir
1'age d'or.
La fondation de ces deux villages peuples
environ par cinquante menages en tout (chaque
menage compte actuellement de six a sept
enfants en moyenne) n'est qu'une bien faible
partie des oeuvres des missionnaires d'Alges
dans notre colonie. 11s ont repris a la suite
de nos colonnes et proteges par nos armees,
562 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
leur mission du Sahara. Mais c'est surtout
dans la Kabylie que leur action est efflcace.
Nous ne sommes pas au temps des ApStres ou,
a la voix de saint Pierre, des milliers depersonnes
venaient se faire baptiser. II n'y a pas dans le
inonde 1 entier, la Chine peut-Stre exceptee, de
mission plus difficile, disons le mot, plus de"cou-
rageante au point de vuehumain, que la mission
aupres des Arabes. La simple prudence defend
de precher ouvertement notre religion. Mgr
Lavigerie lui-meme 1'a reconnu ; mais il
est faux, absolument faux que la presence du
missionnaire attise le fanatisme du Musul-
man ; c'est une allegation absolument gratuite,
inventee par nos francs-macons algeriens sou-
tenus par ceux de la metropole aim d'interdire
au prStre catholique Taeces de la Kabylie et du
Sahara.
Le missionuaire, en effet, se contente, pour le
moment, de faire la classe aux enfants, et de
soigner les malades. Voila toute la mission. La
classe se fait comme dans nos communes de
France, et cependant, sans vouloir leur enseigner
directement le catechisme, le Pere, qui n'est pas
un instituteur la'ique et ne connait pas 1'ecole
neutre, trouve moyen de leur faire quelques
lecons de morale, voire mme de dogme. En leur
apprenant par exemple que le Temple de
Jerusalem a ete detruit pres de 40 ans apres la
inort de Jesus-Christ, pres de 500 ans avant la
naissance de Mahomet, il leur fait tirer la
conclusion que leur Prophete est un menteur et
qu'il n'a jamais pu visiter ce Temple. En leur
apprenant la grandeur des etoiles, il leur fait
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 563
tirer cette conclusion que jamais Mahomet n'a
pu faire descendre la lune dans sa poche. En
leur faisant un petit cours de morale naturelle,
le missionnaire arrive a leur faire beaucoup de
Men, a leur donner des idees plus relevees que
celles que professent ordinairement les Musul-
mans (l)i Aussi, beaucoup de ces petits enfants
demandent-ils d'eux-m&nes a s'instruire de
notre religion. Mais que nousplaignons ce pauvre
missionnaire ; est-ce la 1'ideal que nous nous en
faisons ? quelie vie hero'ique ! quelle vertu ne
faut-il pas avoir, devenir, instituteur, faire la
classe a de petits enfants auxquels vous nepouvez
faire connaitre Jesus-Christ comme vous le
voudriez.
De 1'ecole allez au dispensaire : la, tout est
do tine gratis, et avec quelle charite ! Les Arabes
ont des plaies dont nous n'avons qu'une bien
faible idee, et cependant le missionnaire s'age-
nouille devant cet homme qui 1'a maudit bien
des fois, et qui le maudira peut-etre encore
apres avoir e"te panse. Malgre les maledictions
que le Musulman appellera sur sa tete, le mis-
sionnaire donnera toujours, ii ne refuse que
dans deux cas, quaiid un malade lui dit que
c'est le gouvernement qui paie les remedes;
quand c'est un marabout du lieu qui vient
chercher du remede afin de guerir des malades
(1) Ainsi, un jour, le Marabout avail clit a quelques enfants frequen-
tant 1'ecole, qu'il etait permis cle voler les Peres. Le Pere qui 1'aisait la
classe en cut connaissance par les enfants : Votre Marabout,
leur clit-il, vons dit qu'il est permis de me voler, et il vons recom-
pensera ; moi je vous dis qu'il n'est jamais peruiis de voler,
meine votre Marabout, et je punirai ceJui qui s'onbliera sur ce
point. Le fait est historique.
564 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
et donaer plus de credit a ses amulettes. Grace
a cette vie de patience, de douceur et de charite,
malgre toutes les tracasseries auxquelles ils
son! en butt 3 de la part des Khouan et Marabouts
qui, comme nous 1'avons dit, ne veulent pas en-
voyer leurs enfants a 1'ecole du Pere, et ne veu-
lent pas recevoir le remede, 1'ceuvre fait chaque
jour des progres, progres imperceptibles, il est
vrai, mais que tout oeii exerce peut constater.
Quelques conversions ont eu lieu, meme parmi
les adultes, et c'est deja beaucoup d'avoir un
petit noyau, un petit grain de seneve.
Nous voulons aussi elrejustes : ilest certain
que les missionnaires ont trouve aupres des
autorites, non pas peut-tre la protection qu'iis
etaient en droit de demander et d'obtenir, mais
une certaine bienveillance qui les a aides dans
leur oeuvre. Toutes les autorites militaires, en
general, se montrent pour eux animes des
meilleures intentions : nos officiers superieurs
voient en eux des aides pre*cieux pour la coloni-
sation de la France africaine. Le gouverne.ur
general ! M. Cambon, depuis son arrivee a Alger,
les protegea et leur laissa une liberte qu'iis
n'avaient pas connue avani lui. Bisons meme
qu'il les favorisa beaucoup, et qu'il vit en eux
de precieux auxiliaires. Nous ne croyons pas
nous avancer trop en disant que personne
jusqu'ici n'avait autant fait que lui pour 1'assi-
miiation des indigenes.
Le cardinal Lavigerie avait en cfiet fonde,
dans ces villages arabes-chretiens, un hdpital
exclusivement pour les Musulmans. Gomme nos
c olons sont dans rimpossibilite de se faire
LE DIABLE, CHEZ LES MUSULMANS 565
soigner ailleurs, on les y admet aussi, mais a
litre d'exception. Gette.fondation fait une grande
impression sur le coaur des Arabes. Au
commencement de 1893, le gouverneur general
voulut voir de ses yeux les ravages de la famine ;
il se rendit sur les bords du Chelif ; il constata
que tons les Arabes se retiraient dans ce qu'ils
appelaient leur maison, qui n'etait autre que
1'hopital ou ils etaient assures de trouver du
pain. II connaissait deja pas ou'i dire le bien que
faisait cet hopital ; mais quand il apercut de ses
yeux tous ces pauvres gens \enant la comme
chez eux chercher leur nourriture, faire soigner
leurs plaies, il comprit le bien que pourrait faire
pour le progres de la colonisation la fondation
de deux ou trois aulres hdpitaux en Algerie. II
decida d'en creer un dans la Kabylie meme,
un autre dans la province de Constantine, et un
Iroisieme dans celle d'Oran. Les homines peu
habitues au caractere arabe trouveront etrange
une telle fondation, et se demanderont quelle
utilite si grande nous pourrons en retirer pour
notre influence. On ne nie pas que dans
1'endroit m&ne, ou tout au plus a 20 kilometres
a la ronde, 1'influence francaise n'y gagne
beaucoup, mais qu'y gagnerons-nous sur les
populations qui habitent 100 a 200 kilometres ?
En Afrique les choses ne se passent pas comme
en France. Un missionnaire nous racontait qu'il
n'etait pas rare de voir des malades faire un vo-
yage de plus de 30 kilometres, uniquement pour
se faire soigner une plaie, et s'en retourner aus-
sit6t. Les nouvelles se repandent avec une rapi-
dit^ prodigieuse en Algerie : une telle oauvre f era
LE DIABLE CHEZ LES 1IUSUL3JANS ' 16..
566 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
aimer la Fraace, car nos Arabes ne comprennent-
pas une telle charite : faire du bien sans,
reclamer de 1'argent est pour eux une chose
impossible.
Ce n'est pas d'ailleurs tant la fondation des
trois hopitaux uniquement pour les indigenes
que 1'ere nouvelle de protection et de liberte que
le gouvernement general semblait annoncer. En
Algerie comme par tout, 1'Eglise eatholique ne
demande pas de protection ; elle demande la
liberte de faire du bien, de soulager les maux,
et de rendre les peuples heureux. Certes, nous
n'ignorons pas la haine que le Khouan porte a
nos missionnaires ; nous en avons cite plus d'un
fait quand sous avons parle des Rahmanya.
Malgre tous ces obstacles, nous croyons pou-
voir affirmer que si depuis Finsurrection, depuis
que les missionnaires sont etablis au milieu de
cas populations, le gouvernement avait seule-
ment laisse la liberte d 'action avec la prudence
et Fintelligente activite qui ont signale Fepis-
copat du cardinal Lavigerie, nous pourrions
compler aujourd'hui, au lieu de quelques cen-
taines de catechumenes plus ou moins devoues
a nos interets, des milliers de Kabyles Chretiens
ou catechumenes qui, en parlant de la France
diraient notre Patrie, comme les enfants des
Arabes Chretiens des Attaf. Supposons que nous
n'eussions que cinq ou six villages dont nous
puissions elre bien stirs , qui se battraient coura-
geusement pour notre cause, croit-oii que ce ne
serait pas le meilleur garant ; croit-on que ce ne
serai t pas un petit secours en cas d'insurrection,
au moment ou la France, pour defendre ses
LE DI ABLE CHEZ LES MUSULMANS 567
f rontieres,devra peut-6tre enleverles trois quarts
de son armee d'Afrique ? Nous le repetons, ce
n'est pas une utopie : ce qu'a fait le cardinal
Lavigerie, avec ses maigres ressources, le
gouvernement.aurait pu le faire facilement sans
depenser beaucoup ; il suffirait de donner, a ces
nouveaux convertis, des terrains, une maison et
les choses necessaires a une premiere installa-
tion. Que d'argent n'a-t-on pas employe a batir
des mosquees dans des centres ou il n'y avait
que quelques Arabes, alors que des milliers de
catholiques et de Francais demandaient en vain
une eglise.
Voila, croyons-nous, le premier moyen, disons
mieux, le seul moyen capable d'arreter ce mou-
vement de panisiamisme. G'est d'ailleurs la
conclusion logique de lout 1'ouvrage; puisque
nous posons en principe indiscutable, et admis
par tout le monde,quele christiauisme developpe
1'intelligence et fait avancer 1'homme continuel-
lement de progres en progres, il faudra, par tous
les moyens. faire participer a cette lumiere
divine un peuple que nous voulons faire jouir
de tous nos avantages et de notre bonheur. Le
Musulman ne veut pas du progres ni des inven-
tions modernes parce que sa religion les
coudamne; faisons-le changer de religion, car
la sienne est fausse. PI fit a Dieu que la France
comprit cette mission; plut a Dieu qu'elle eut
compris, aussitot apres 1'insurrection de 1871, ou
etaient ses vrais interdts. Aujourd'hui, une partie
de la Kabylie serait chretienne; dans toute
TAlgerie, grace au denouement heroi'que de nos
missionnaires qui ne demandaient que la liberte
568 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
de faire aimer leur patrie, nous verrions une
partie de notre colonie, bien miQime sans doute
encore, aimer et benir la France comme nous
1'aimons et la benissons.
Tandis que le drapeau, flottant vaiuqueur au
sommet du Djurdjura et sur la derniere oasis
da Sahara, abriterait dans ses plis la croix et le
salutdeces peuples,tandis que ncs missionnaires
suivraient les vainqueurs pacifiques en semant le
bien sur leur passage, d'autres viendraient
encore apres eux, pour faire connaitre peu a
peu a ces peuples les bienfaits de notre civilisa-
tion. Partout nous verrions des locomotives,
reliant entre elles les principales villes de
1'Algerie et penetrant jusqu'au Soudan. Surs
desormais d'une partie de la population, nous
verrions ce noyau grandir chaque jour, ne fut-ce
que par les naissances ; quand les insurrections
eclateraient, nous combattrions non pas' en pays
ennemi, mais en pays ami aussi bien que dans
notre France,
Qu'on ne dise pas que ce que nous avancons
la soit une chose impossible. Qu'on laisse la
liberte a nos missionnaires, surtout en Kabylie,
que le gouvernement leur laisse la liberte d'en-
seigner toujours avec la plus grande prudence,
et nous verrons bientSt se realiser ce que nous
avancons. G'est ce que disait un jourunvieux
Kabyle a un Pere Blanc : Nous autres,
Marabout, nous sommes trop vieux pour
changer dereligion ; nous mourrons dans celle
que nous ont donnee nos peres ; mais nos fils
seront Chretiens comme toi et prieront comme
toi.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 569
Qu'a-t-on fait, au contraire, depuis vingt ans
pour combattre ce mouvement qui, un jour, s'il
n'est pas arrete promptement, nous arrachera
notre plus belle colonie ; OQ a cree des chemins
de fer ; on a fond 6 des ecoles ; on a appele de
nombreux colons, aueun de ces moyens ne peut
produire un heureux resultat ; aucun ne peut
amener 1'Arabe a s'assimiler a nous.
Appeler des colons pour leur dormer des ter-
rains a exploiter n'est pas, tout le monde en
conviendra, le moyen. de rendre le Musulman
algerien meilleur qu'il n'etait. Le colon, ordinai-
rement, ne voit que ses interets, et c'esttout dire ;
peu lui imporle que 1'Arabe devienne plus heu-
reux ; il exploite sa propriete ; il emploiera des
Indigenes parce que la journee de travail lui re-
viendra a bon marche", et souvent il maltraitera
le malheureux Arabe ou se rendra coupable
envers lui d'injustice. Raison de plus pour 1'indi-
gene de detester ce Roumi, et, a la premiere
occasion, il tirera vengeance de cette insulte et
de cette injustice en 1'assassinant. Evidemment,
ce n'esl pas le moyen de nous rendre les Arabes
plus devoues a nos interests .
On a construit en Algerie des chemins de fer.
Une grande ligne qui va de Tlemcen a Tunis,
parallele au littoral, nous assure la possession
du Sahel. La grande ligne d'Ain-Sefra et celle
de Biskra nous permettent de transporter nos
soldats en une journee a 300,400 kilometres dans
rintarieur. G'est un grand avantage pour notre
securite et pour celle de nos colons ; les indigenes
Je savent bien ; aussi, ils ne voient pas de bou ceil
tous ces traces, tous ces chemins de fer, ou les
LB DIABLE CHEZ IBS MCPULMANS 16...
570 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
voitures, disent-ils, sont trainees par le feu. Si,
en 1871, il y avait eii le chemin de fer qui unit
Alger a Constantine, nous n'aurions pas eu les
massacres de Palestro ; si nous avions pu, en
douze heures, transporter nos colonnes a Tizi-
Ouzou, Fexpeditio.n n'aurait pas dure plus de
quinze jours ou trois semaines. Mais, encore une
fois, ce n'est pas avec les chemins de fer quo
Ton civilise un peuple ; nous avons donne au
Musulman une haute idee de notre puissance,
mais nous ne nous en sommes pas fait aimer par
ce moyen. Nous avons seulement terrorise
les indigenes sans les attirer a notre cause.
G'est ce que disait encore un Kabyle, quand
il vit la premiere locomotive sortir du tunnel
de Tune de ses montagnes : Ces Frangais,
disait-il avec rage, ces Francais irien ne peut
les arrester ; ils trouvent un oued (riviere),
ils font un pont en fer ; ils trouvent une
montagne, ils la percent; ils sont bien forts :
Mektoub, c'elait ecrit, mais la poudre parlera
bientot, et Dieu sera avec nous. Voila tout le
resultat que nous avons obtenu sur les esprits
des indigenes en construisant des chemins de
fer. Ils seront pour nous d'une utilite incontes-
table ; mais, nous le repetons, nous ne devons pas
viser seulement a terrifler les Alge*riens, nous
devons nous les assimiler, nous ne serons vrai-
ment maitres de cette France africaine que
lorsque les Arabes diront avec nous en parlant
de la France : notre Patrie.
Enfln, le gouvernement a etabli de nombreuses
ecoles, nous croyons que c'est le moyen le meil-
leur, nous dirions meme le seul moyen de nous
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS . 571
assimiler la generation actuelle, si ces ecoles
n'etaientpas athees ou musulmanes. Ge sera sans
doute un grand pos vers 1'assimiiation quand
nous pourrons parler dans notre langue avec les
Algeriens, que nous pourrons leur faire partager
nos idees ; la langue en effet n'est que le miroir
d'un peuple. II est certain que depuis vingt ans
de grands efforts ont ete faits dans ce but, et
qu'actuellement on rencontre de jeunes Arabes
parlant assez bien notre langue. Les ecoles
doivent, croyons-nous, operer dans 1'esprit des
indigenes ce que ne peuvent faire ni nos armes
ni nos chemins de fer. Puisque nous ne voulons
pas adopter le systeme de colonisation pr6ne
par les Anglais et les Americains, puisque
fidele a la vocation que la France a recue de
civiliser les peuples, nous voulons nous abaisser
jusqu'a eux pour les elever jusqu'a nous, nous
ne croyons pas qu'il y ait un moyen plus apte
que de developper les ecoles. Du jour, en effet, ou
les parents consentiront a envoyer dans ces mai-
sons leurs enfants, ce sera une preuve qu'ils ont
conflance en nous et qu'ils commencent a aban-
donner leurs vieux prejuges. G'est par 1'enf ant que
nous nous emparerons de TAlgerie ; c'est en lui
faisant sucer nos idees presque avec le lait que
nous pourrons avoir une influence sur son esprit,
et lui faire comprendre les avantages de notre
civilisation. Ne demandez pas davantage ; si
vous avez reussi aupres du Kabyle a lui faire
frequenter votre classe, si vous avez reussi a lui
lui faire parler francais, et si vous avez su, dans
une juste mesure, lui faire gouterkis bienfaits du
progres, c'est un homme qui a perdu toutes ses
572 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
preventions et s'est depouille de presque tout son
fanatisme.
Pourquoi sommes-nous oblige de dire que les
ecoles telles que les a constitutes le gouverne-
ment sont appelees a faire plus de caal que de
bien. Remarquons bien, en effet, que 1'Arabe est
essenliellement religieux : il ne comprend pas
un honime sans religion, et nos lecteurs savent
que Abd-el-Kader etait plein de mepris pour
nous, parce qu'il ne voyait pas nos soldats prier ;
iis savent aussi que lorsque le gouvernement
declara qu'une mosque"e d'Alger serait affectee
au culte catholique, les Arabes, loin de s'en
offusquer com me on pourrait le croire, en
furent tres satisfaits : Les Chretiens maintenant
vont prier, disaient-ils. Et nous nous souvenons
que, nous trouvant un jour en voiture avec un
conseiller municipal d'Alger, il ne put s'em-
peeher de nous dire que, quoiqu'il fut Musulman,
il n'approuvait pas les mesures vexatoires prises
chaque jour par ses collegues ; il nous, disait
que dans une discussion : a savoir si on main-
tiendrait une allocation aux Petites-Soeurs des
Pauvres ou si Ton donnerait une somme
pour la construction d'une eglise (nous ne nous
souvenons plus lequel des deux), il nous dit :
Tous les Chretiens ont vote contre 1'allocation ;
tous les Musutmans ont vote" pour. Et cet
homme droit ne pouvait s'empcher de faire la
meme reflexion qu 1 Abd-el-Kader. N'est-ce pas
triste et ecoeurant !
Bien plus, en 1894, tous les journaux de
1'Algerie ont proteste contre un fait qui s'est
passe a 1'ecole normale. Le Vendredi- Saint,
' LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 573
les oleves ont saucissonne grace a la per-
versite du directeur. Sous pretexte qu'il y avait
des Musulmans, les Chretiens ont du manger de
la viande ou rester a joun. Les catholiques ne
meritent done pas autant de respect qu'un Musul-
man ! Est-il done un paria, ou plutot n'est-il pas
le fils du vainqueur? Ges ecoles, qui e"taient.appe-
lees a faire tant de bien en Algerie, qui devaient
nous faire aimer des indigenes, et changer leur
haine en amour, ne seront-elles pas un foyer
d'animosite contre nous, et ne sont-elles pas
appelees a nous faire plus de mal que de bien (1) ?
Elles ne feront tomber les prejuges des Mu-
sulmans que si nous savons, en suivant fidele-
ment notre religion, respecter leurs croyances.
Si, au lieu de faire des Chretiens de ces jeunes
gens, nous en faisons des athees, des homines
sans moeurs, le jour ou ils rentreront dans leurs
tribus ils seront un objet de mepris de la part
de leurs compatriotes, qui se montreront les uns
aux autres cet avorton brevete et n'auront pour
lui-que des railleries et des sarcasmes. Personne
n'enverra ses enfants a Tecole si le gouverne-
ment ne les force et si nos indigenes ne crai-
gnent pas I'amende ou la prison.
Multiplions les ecoles, oui, multiplions-les ;
c'est le seul moyen de nous assimiler les indi-
genes : faisons en sorte que to'ite tribu, tout cen-
tre un peu important ait son ecole et son institu-
teur. Depensons, ce sera autant de gagne sur le
(1) En 1871, les eleves de 1'Ecole d'Arts et Metiers, etablie eu
Kabylie, farent les plus ardents a nous combattre, et se servirent
de leur science pour diriger lenrs compatriotes a 1'assaut da
Fort national.
574 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
budget de 1'avenir, autant de moins a depenser
pour 1'entretieu de nos troupes. Mais sachons
que 1'Arabe ne connait pas 1'ecole sans Dieu, et,
sans hesiter, nous proposons comme modeles les
ecolestenues par les Peres Blancs en Kabylie. On
verra avec quelle prudence ces hommes de Dieu,
objet de la haine des francs-masons musulmans
qui refusent de leur confier 1'education de leurs
enfants, savent s'y prendre pour infiltrer goutte
a goutte a ces petits coeurs 1'amour de la France
et de Dieu ; voila vingt ans qu'ils sont au coeur
de la Kabylie, et, -de jour en jour, le Kabyle
apprend a les aimer et a les estimer ; ah ! c'est
que ce ne sont pas des instituteurs ordinaires :
ils savent que si le moment n'est pas encore
venu de precher en public la religion do. Christ,
ils sement dans le coeur de la generation pre-
sente la bonne semence qui portera ses fruits.
Gagnerions-nous a persecutor ces Ordres reli-
gieux, a detruire leurs zaouia, a murer leurs
Marabouts et lieux de pelerinage ? ou bien vau-
drait-il mieux elre avec eux dans des rapports
de paix et d'amitie ?
Nous avons dit que la France ne pouvait pas
choisir un Ordre pour en faire ce que nous
appellerions une religion nationale, et proposer
aux Musulmans son superieur general comme
le Gheik-el-Islam, un rival de celui de la Mecque
ou de Constantinople^. Nous avons montre par le
fait de Tidjani que les Musulmans sont pleins de
mepris pour ceux qui se font les allies des chre-
tiens. Nous eprouverions un echec : nous
croyons 1'avoir assez demontre en refatant
Rinn et en le mettant en contradiction avec lui-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 575
. Tout Ordre qui voudra se faire notre allie
et favoriser notre cause, verra bientot son
influence diminuer. Les Tidjanya en sont une
preuve.
D'un autre c6te, poursuivre incessamment de
nos tracasseries soit les Rahmanya, soit les
Derqaoua, soit tout autre Ordre, c'est redou-
bler leur influence et leur popularite. Nous
devons combattre a outrance les Ordres religieux
musulmans, ce sont nos pires ennemis, mais
nous devons les combattre par des moyens qui
n'en fassent pas des martyrs. Que, pendant la
guerre, nous detruisions leurs zaouia, nous
murions leurs Marabouts pour les punir de
leur revolte, et etouifer ainsi le germe de
toute insurrection, ce sont des moyens rigoureux
mais necessaires, et nous trouvons fort exage-
rees les plaintes poussees par la presse de la
colonie toutes les fois que nos officiers ont du
sevir de la sorte.
II est facile de composer $ a Fabri de 1'ardeur
du soleil d'Afrique, un article sur la severity et
1'intolerance de nos generaux implacables envers
les revoltes, quand c'est grace a eux que nous
jouissons de cette securite et de ce bonheur.
Dans ce cas, on ne doit ecouter que les lois de
la guerre et le bien general ; quand on connait
un foyer pestilentiel, tout le monde doit a la
societe" de le detruire le plus vite possible.
En dehors des epoques d'insurrection, il faut
combattre les Ordres musulmans en luttant d'in-
fluence avec eux.
Aidons nos missionnaires qui sont les aides les
meilleurs que la Providence nous ait dorines
576 LE DI ABLE CHEZ LES MUSULMANS
pour coloniser 1'Algerie, Iaissons4eur toute
liberte de faire le bien, cTetablir des villages
Chretiens, de fonder des oeuvres pour la conver-
sion des Musulmans. Non, 1'Arabe n'est pas
inconvertissable ; il suffit de voir tout le bien
que les Peres Blancs ont fait en Kabylie et partout
ou ils ont pu s'etablir pour tre convaincu de la
verit^ de cette assertion. Si nous les avions
favorises, nous aurions actuellement, dans le
Djurdjura des homines devoues a notre cause
comme les Chretiens des Attafs ; nous les verrions
combattre a nos c6tes avec tout le courage du
turco, et surtout avec plus d'amour et defidelite",
car ils serviraient leur patrie. Peut-tre le grou-
vernement comprendra-t-il enfin ses vrais inte-
rets ? La fondation des hdpitaux, parmi lesquels
un, celui de Kabylie, est presque termine,
semble annoncer une ere nouvellepourlacolonie.
Nous la saluons, et nous remercions 1'intelligent
gouverneur, a qui on le doit, M. Gambon.
Si nos progres ne sont pas plus grands qu'ils
ne Tont ete depuis vingt ans, si nous continuons
a marcher dans la voie ou nous a follement en-
gages un gouvernement athee, craignons pour
notre colonie. Sans doute, nous sommes actuelle-
ment assez bien etablis ; notre puissance semble
assez consolidee pour que nous n'ayons pas a
craindre d'etre expuises par les Musulmans re-
voltes. Sommes-nous cependant capables de pro-
teger tout ce vaste pays soumis a notre domina-
tion, ou nous ne rencontrons presque pas ua
coeur ami parmi les indigenes. Ils sont bien rares
les colons etablis au dela de quatre cents kilome-
tres des c6tes, et cependant nous avons des pos-
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 577
tesa plus de mille kilometres dans I'intelrieur.
Que feronl nos pauvres soldats dans une insurrec-
tion? qu'il sera facile de couper leurs lignes de
retraite? Soyons-en sur, ce sera une guerre de
tirailleurs, mais une guerre a mort etsans merci.
Le jour ou les Snoussya paraitront sur ce champ
de bataille pour aider les Rahmanya, les
Derqaoua et les autres sosietes reunies pour le
moment, nous n'aurons pas a. combattre des
bandes indisciplinees, mais des hommes de
coeur et de courage, luttant avec toute 1'ar-
deur de leur foi. Derriere ces deux cent mille
hommes auxquels nous ne pourrons opposer
que quelques colonnes, nous aurons toute la
population indigene que nous n'aurons pas su
nous atlacher, et par notre faute. Tandisque nos
soldats, extenue*s de faim, de soif et de fatigues,
combattront dans le desert un etinemi superieur
en nombre, la guerre sera rallumee sur nos der-
rieres par une population en f urie. Heureux
alors serons-noussi nous ne sommes pas obliges
de reculer aa dela de Laghouat et de Tebessa-
De quelle utilite seront nos chemins de fer?
Supposons une ligne allant jusqu'a El-Golea,
sera-ce le moyen de vaincre ? Qu'il est facile de
couper une ligne! Sans doute, nos troupes seront
plus vite sur le theatre de la guerre; mais une
fois vaincus, ils devront reculer ; le pays sera
perdu. Bien fous nous sommes de hasarder ainsi
ausortd'une bataiile notre coloniequand nous
pouvons maintenant, dans le temps de paix, nous
assurer de sa possession. Voyons comment font
les Russes dans la Pologne, les Allemands en
Alsace-Lorraine : le Musulmanne nousopposera
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 17
578 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
jamais la resistance bieD legitime du Polonais
qui veut, avec sa langue, conserver sa religion.
II y a, en effet, entre le Polonais et 1'Algerien,
cette difference : c'est que 1'un est dans la verite
et veut la garder, tandis que le second est dans
1'erreur et veut en sortir .
II n'y a qu'un moyen, qu'un seul, de combattre
1'influence des Ordres religieux et de faire pene-
trer le progres et la civilisation dans ce peuple,
c'est d'en faire des Francais. Nous ne reussirons
o
qu'en employant les moyens que nous a indiques
le Cardinal Lavigerie : instruire les enfants, en
faire des Chretiens, fonder des villages quand
nous les aurons maries, et nous verrons notre
influence se developper rapidement. Fondons
beaucoup d'ecoles, mais que ce soit des ecoles
chretiennes ; non pas qu'on doive y enseigner
le catechisme, . ce n'est pas la notre pensee ;
mais y expliquer la morale naturelle, et montrer,
par des faits historiques, que Mahomet n'est
qu'un imposteur, que Jesus-Christ au contraire
est le bienfaiteur de 1'humanite, etc. Les meilleurs
instil uteurs, ceux qui sont appeles a former ce
malheureux peuple, ce sont les Peres Blancs.
Favorisons-les ; ils ne nous demandent qu'une
chose, la libertede faire du bien; donnons-laleur.
Voici, done en quelques mots, les moyens que
nous croyons les plus propres a nous attacher
les indigenes, a nous les assimiler ; nous devons
fonder partout des ecoles, repandre dans les
tribus notre langue qui introduira avec elle et
nos idees et nos moeurs. Laissons la plus grande
liberte a nos missionnaires, modestes ouvriers,
mais-tres utiles, qui travaillent pour nous, sans
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 579
nous demander aucune recompense ; laissons-les
repandre les bienfaits : ils font aimer notre
patrie. Le gouverneur general, M. Gambon a
fonde trois hopitaux : c'est encore un excellent
moyen, car, de la, le gouvernement pourra
repandre partout ses faveurs et se faire aimer.
Enfln, developpons nos voiesferrees; sansdoute,
ce n'est pas un moyen de noiis assimiler les
habitants ; mais c'est un moyen de nous trans-
porter vite sur le lieu de I'lnsurrection, et de
donner ainsi aux Musulmans une haute idee de
notre puissance.
Puisse Dieu, qui a permis que la France s'em-
parat de cette porte du continent noir, faire que
notre patrie ne defaille pas a sa mission. Puisse
Dieu, en accordant toujours la victoire a notre
glorieuse armee, lui permettre d'amener ce
peuple a la connaissance du vrai Dieu, pour
qu'on puisse toujours dire de nos grandes
oeuvres : Gesta Dei per francos. Souvenons-
nous aussi que si nous voulons reussir dans
cette oauvre gigantesque ; si nous voulons voir
notre drapeau flotter victorieux au milieu du
Sahara, il faut que nous le fassions aimer de ces
peuples ; alors settlement nous n'aurons rien a
craindre des Ordres religieux qiie lorsque les
Algeriens, devenus Chretiens, s'uniront a nous
pour fter les gloires de notre drapeau, et en le
voyant flotter majestueux au sommet du
Djurdjura ou du Djebel-Amour, sentiront leur
coeur battre a 1'unisson du n6tre, et diront, en le
saluant : Voila le drapeau de notre France ;
voila le drapeau de notre Patrie !
FIN
APPEND ICE
UNE GREVE
Voici ce que me transmettait uii de mes amis :
Au mois de juillet (1893), nous agrandissions.
notre poste, quand tout a coup les ouvriers flrent
greve; les missionnaires furent obliges de
prendre de nouveaux ouvriers, or presque tous
les gre"vistes e talent Khouan.
On parle beaucoup, ici (Ouad'hias en Kabylie),
des Khouan de Sidi-Amari; depuis longtemps,
ils sont e"tablis a Taguemount-el-Djedid, ou ils
ont une zaouia en regie ; mais, depuis quelque
temps, ils travaillent beaucoup a faire des recraes
dans les villages voisins de chez nous, surtout
dans les villages d'Aiit-Halal et Beni-Rergei. On
dit que ces Khouan sont tous plus ou moins
idiots, et je le crois ; il faut l'tre pour payer a
ces contorsionnistes, sans se faire tirer 1'oreille
et de gait6 de coeur, des sommes aussi rondes
aux gros bonnets qui dirigent la society.
Un autre jour (aout 1893), un missionnaire
alia faire une visite a Taguemount-el-Djedid, pour
soigner les malades : Parmi ceux-ci, il s'en
trouva un qui avail entre les epaules la cicatrice
non ferm^e encore d'une gran.de brulure :
Qu'as-tu la ? lui demande-t-on. Je me suis
brule. L'endroit est mal choisi, comment done
as-tu fait? Je me suis brule. Ne serais-tu
pas des Khouan de Sidi-Amar-Bousemur (les
582 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
missionnaires savent en effet que ces energu-
menes se passaient du feu sur le corps dans
leurs ceremonies)? Le malade se tut, mais un
Kabyle sympathique aux Peres, leur affirma que
c' etait la verite.
II s'agit e videmment de la secte des A'issaoua.
ORDRE DES TIDJANYA
Le fondateur de la Zaouia de Temassinin.
G'est Sidi-Moussa qui a fonde Temassinin.
Vous voyez (c'est le descendant du fondateur
qui parle) encore tout autour du jardin les ruines
de la zaouia. Elle etait florissante a cette epoque ;
on y venait du Touat et deGhadames. Les Tolba
e"taient renommes ; les gandouz (disciples) s'em-
pressaient a leurs lecons a tel point qu'au lieu
de Fappeler Temassinin, elle s'appelait alors
Maskenine (les deux demeures), parce qu'on y
venait demeurer de Test et de 1'ouest. Tout cela
passa, ajouta-t-il avec un soupir tres fort : Dieu
est le plus fort. Ahmed, frere de Sidi-Moussa,
etait mon a'ieul. Un an environ apres la mort de
son bienheureux frere, Ahmed etait au Touat
pour ses affaires, lorsqu'un jour, ii fut pris, au
milieu de la journee, d'un sommeil irresistible,
et Sidi-Moussa luiapparut vivant et beau, comme
lorsqu'il enseignait aux croyants la voie du bien.
Ahmed, lui dit-il, pourquoi as-tu laisse
ensevelir mon corps sur la gara ou ii se trouve ?
mon saint frere, grand serviteur de
Dieu ! Tu affectionnais ce lieu pour y faire ta
priere. Nous avonscruque tu y reposerais volon-
tiers apres ta mort.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 583
Insense! je ne suis pas mort! je me
repose. Mon esprit n'est pas separd de mon corps.
Si done vous voulez que mon esprit continue a
tre avec vous, apportez mon corps pres de vos
disciples. Et puis n'ayez pas 1'inconvenance de
le laisser ainsi expose au soleil et au vent. G'est
une irreverence. Ahmed, entends-moi, je te
defends de mettre ta tte a 1'ombre, tant que la
mienne ne sera pas elle aussi a 1'ombre d'un
tombeau digne d'elle.
Ahmed revient du Touat sans perdre une
seule journee et raconta lamerveille aux disciples
de Sidi-Moussa. Aussitdt les plus pieux d'entre
eux monterent a mehari, et le lendemain, de
bonne heure- ils etaient sur la gara, ouvraient
le tombeau et le trouverent vide. Quelle decon-
venue I Ils se regarderent deconcertds, quand
Fun d'eux. plus avise", remarqua :
Mais, mes freres, il me semble que, dans
notre gieux empressement, nous avons oublie de
faire la priere du fedjer (aurore).
Ils s'acquitterent de leurs devoirs religieux,
apres quoi ils revinrent a la tombe : miracle ! le
corps du saint Marabout n'avait voulu @tre
touche par leurs mains que sanctiflees par
1'ablution et la priere.
II etait la souriant, frais, exhalant une odeur
de muse et de roses. Les Tolba, pleins de joie et
d'admiration, le placerent avec respect sur une
chamelle blanche et reprirent le chemin de la
zaouia.
Vers le milieu de la journee, ils s'arr&erent
pour manger quelques dattes a 1'ombre d'un
talha (gommier epineux), et laisserent paitre les
584 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
chameaux comme c'est 1'habitude en voyage. :
Tout a coup, 1'un d'eux poussa un cri d'epou-
vante : la chamelle blanche s'est ensrage"e entre
des buissons de jujubier qui vont de"chirer son
preeieux fardeau. Maisune nouvelle merveillea
frappe leurs yeux etonnes. Sur le point d'etre
atteint par les epines de 1'arbuste, Sidi-Moussa
s'est derange, a ramasse ses jambes a lui, s'est
mis legerement sur le c6te, et passe indemne,
continuant son paisible sommeil.
Pleins d'enthousiasme, les Tolba se pre*cipi-
terent, lui demandant pardon de leur negligence,
et quelques heures plus tard, ils le deposaient an
milieu des siens. La Koubba s'eleva bientSt,
recouvrant un riche mausolee, et c'est la que
dort Sidi-Moussa depuis bien des annees.
Souvent encore il se leve de son tombeau. II
n'est pas rare de le rencontrer quand on se pro-
mene a I'ombre des palmiers du jardin. Je 1'y ai
rencontre moi-m^me mainte et mainte fois ; je
lui ai parle ; mais... il n'est pas bon de rabonter
ces choses-la.
On 1'entend aussi reciter le Goran, mais
sur tout on ressent sa protection efficace quand on
I'implore sincerement. Personne ne l'a dedaigne*
sans en etre cruellement puoi et pas un voyageur
ne s'est confle en vain a sa grande jouissance.
(Lettre d ; un missionnaire : Missions catholiques,
Vendredi 4 mai 1894. page 212.)
ENCORE LE BOUG.
Voici ce que nous lisons dans une sorte de
manifeste lance dans 1'Aures, en 18SO, pour
appeler les Musulmans a la re volte.
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 585
...Apres la formule ordinaire : Gpmmande-
ments de Dieu ! Ges prescriptions s'adressent a
Si-Lahsen, imam de la mosquee de Sidi-Okba...
au chef de la corporation religieuse des
Rahmanya, et enfin a tous les habitants de Sidi-
Okba. Apres avoir recommande d'invoquer
Dieu, voici comment le nouveau prophete pres-
critla maniere de le faire : il faut d'abord ache-
ter Tin bouc de couleur noire..., ecourtez-lui
1'oreille gauche et promenez-le dans le village
aux quatre points cardinaux. II est bien entendu
que la depense sera repartie entre tous les habi-
tants, savoir : chaque famille un sou. Quant a la
peau de ranimal, vendez-la et achetez, avec le
produit de la vente, de la viande. Le sacrifice
sera accompli dans la maison, au puits, et a
Tendroit ou est place le settal (chaudiere) qui
sert a chauffer 1'eau. Prenez le sang et la peau
de ce bouc et mettez-les dans 1'endroit pre"cite.
Quant aux entrailles, repartissez-les entre les
enfants s'il y en a, sinon, faites-les cuire pour
les pauvreset les indigents. Le bouc sera egorge
par El-Hadj-Mohammed-ben-Khellad, qui fera
ses ablutions completes avant cette pieuse ope-
ration, et vous repartira ensuite la viande de
Tanimal. Le plat fourni aux Marabouts sera pre-
pare dans Tendroit ou les Tolba font leur cuisine.
Vous donnerez de la nourriture aux pauvres et
auxindigents sur la mosquee. Vous, 6 Si-Lahsen,
appropriez-vous et mettez des odeurs aroma-
tiques sur toute votre personne. Couvrez-vous
aussi de vos plus beaux v&ements et allez visitor
les tombeaux des Marabouts. (Cite par RINN :
page 136.)
LE DIABLE CHEZ LES M0SDLMANS 17.
586 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
Lahsen etail affilie aux Rahmanya, et depen-
dait de la zaouia de Nefta, dans le sud Tunisien,
la meme qui devait, quelques mois plus tard
(dix-huitmois a peu pres), soulever coutre nous
le sud de la Regence, grace aux menees d'agents
italiens.
EN VOYAGE
Je voyageais un jour sur la ligne de Constan-
tine a Alger, et la lenteur du chemin de fer
algerien me faisaitregretter les locomotives de
France, devorant Fespace a toute vitesse : Se
flgure-t-on une locomotive franchissant en dix-
huit heures la distance qui separe ces deux
villes, la moitie a peine de la distance de Paris
a Marseille. Vous etes presque toujours seul
dans le compartiment, et si vous n'avez eu soin
de vous munir de bons amis avant votre depart
vous risquez fort de vous ennuyer. Ge jour-la,
j 'avals emporte avec moi quelques bons livres,
un Virgile, un Bossuet, et un petit Moliere,
format in-32, tres commode, et qu'on peut
mettre en poche ; je le recommande aux voya-
geurs-litterateurs .
J'^tais occupe avec ces amis et plonge tout
eutier dans leur intimite quand, vers sept heures
du soir, entre dans mon compartiment un homme
habille de blanc que je pris tout d'abord pour
un riche Arabe ; mais ses belles manieres, son
pur accent francais quand il me dit : Bonsoir,
Monsieur, et son Rosaire suspendua son cou, me
montrerent que je me trouvais en face d'un
Francais, d'un Pere Blanc.
Laconversation s'engageabien vite, etcomme
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMAN S 587
j'aime beaucoup a causer de tout ce qui peut
interesser les progres de la civilisation en Algerie
et dans tout le continent noir :
Avez-vous, mon Pere, beaucoup de diffi-
cultes, dans votre mission de Kabylie.
Oh ! Monsieur, c'est la comme partout
ailleurs ; le missionnaire est en butte aux tracas-
series et aux persecutions plus ou moins ouverles
de ceux qui font 1'oeuvre de Satan.
Vous n'avez pas cependant toutes les diffi-
cultes qu'eprouvent les missionnaires dans
1'Extreme-Orient ?
Je comprends ce que vous voulez dire.
Soyez convaincu, Monsieur, que le Diable pour-
suit partout la mme oeuvre et qu'il emploie
presque partout les memes moyens,
Gependant, aucun missionnaire n'a ete mis
a mort, et vous n'avez pas contre vous et un
gouvernement essentieliement hostile, et des
affilies aux Societes secretes comme dans 1'Inde,
le Tonkin et la Chine.
Deja six de mes confreres ont arrose de
leur sang le sable du desert, mis a mort par les
ordres et les sbires des chefs de la franc-macon-
nerie Musulmane.
Et le missionnaire appuyait sur ce mot, il sem-
blait repondre a une partie de la question que j'a-
vais pose^, et voir Teffet que cette parole produi-
rait sur moi. Comme je ne repondais pas contre son
attente , mais que mon silence semblait 1'interroger.
Ne vous etonnez pas, Monsieur, que ce
mot soit venu sur mes levres d'une maniere irre-
flechie. J'en connais toute la portee ; on connait
peu en Europe ies Societes secretes musulmanes ;
588 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
voila cinquante ans que nous les combattons en
Afrique, et nous n'avons encore etudig ni leurs
constitutions ni leurs progres. Dans la Kabylie,
il y a un de ces ordres : les Rahmanya, dont les
ramifications s'etendent sur la province d'Alger
et de Gonstantine ; ils ont mSme une zaouia a
Nefta, dans la Tunisie ; c'est centre eux que nous
avons du diriger 1'expedition de 1871, ce sont les
affllies de Nefta qui ont 6te les chefs de 1'insur-
rection du sud tunisien, lors de 1'occupation de
la Tunisie. Ge sont ces Rahmanya qui nous font
le plus de mal. Ils sont bien nombreux dans ces
montagnes ayant dans le coeur une haine egale
pour la civilisation et le catholicisme. Je n'en
finirais pas, Monsieur, si je voulais vous raconter
toutes les persecutions qu'ils dirigent contre
nous. Ils n'attentent pas a notre vie, c'est vrai
parce qu'ils savent que notre mort serait venge"e,
et qu'on ne porte pas en vain ses mains sur un
Francais; mais nous aimerions mieux qu'on nous
arrachat notre vie que nos enfants.
Auriez-vous, mon Pere des orphelins,
qu'on vous aurait enieves de force ?
Ge n'est pas la le sens de mes paroles.
Nous n'avons pas d'orphelins en Kabylie ; nous
avons seulement des ecoles. Les Ourad, c'est
ainsi qu'on appelle en Kabylie les affilies a ces
societes, ailleurs on les appelle Khouan, nous
font une guerre sans trve ni merci. .Tout
re*cemment encore, dans la station ou je me
trouvais, ils ont decrete" qu'aucun enfant de
Khouan ne pourrait venir a Tecole. Jusque-la,
nous en avions eu quelques-uns qui montraient
mme une grande aptitude et une grande assi-
LE DIA.BLE CHEZ LES MUSULMANS 589
duite. Le lendemain, nous constations 1'absence
de tous ces enfants. Cependant, a midi, ils vin-
rent jouer avec ceux qui avaient frequente la
classe le matin : He bien ! Ali, dis-je a Tun,
pourquoi ce matin n'es-tu pas venu a I'ecole ?
L'enfant baissa les yeux comme pour fuir
mon regard scrutateur ; et comme il ne repon-
dait pas : Tu. es alle jouer, mon petit, allons,
comme c'est la premiere fois, et que toujours tu
as 3te" bien studieux, je te pardonne, mais atten-
tion a ne pas manquer ce soir. Deux larmes
coulerent sur ses joues ; cet enfant, que j'avais
toujours vu si gai, etait maintenant dans un etat
de tristesse que je ne pouvais m'expliquer. 11 ne
repondait rien ; je soupconnai quelque chose,
et, le prenant un peu a 1'ecart : Voyons, mon
ami, pourquoi n'es-tu pas venu a 1'ecole ? Ah ! ...
mon pere ne le veut pas. Pourquoi ne le
veut-il pas ? Je ne sais pas ; mais, hier soir, il
est venu bien tard a la maison ; ii sortait de la
djemaa, et il m'a dit que desormais je n'irais plus
chez les Marabouts francais; c'est pour cela que
ce matin, me dit 1'enfant en me regardant, tu as
remarque I'absence de quelques-uns de mes
condisciples . Dans la soiree, nous apprimes
qu'une.telle decision avait e"te portee pour arr-
ter notre influence. Depuis ce moment, ces
enfants viennent encore quelquefois jouer avec
ceux qui fre"quentent l'e"cole, mais au moment
ou la cloche les appelle, ils s'en vont. Vous ne
sauriez croire, Monsieur, quelie peine c'est pour
le coeur du missionnaire : c'est en effet le seul
moyen que nous ayons de faire du bien a nos
Kabyles et meme de les convertir ; le diable le
590 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
salt bien ; aussi il enleve a ces pauvres enfants
le bonheur de frequenter notre ecole.
Vous pensez done, mon Pere, que par
rinstruction on pourrait arriver a convertir ces
pauvres populations ? et que vraiment ces mesu-
res dont vous tes 1'objet de la part de ces franc-
m aeons seraient des mesures aussi sataniques
que celles de Julien 1'Apostat ?
Loinde moi, Monsieur, la pensee de soutenir
que nous pourrions du jour au lendemain faire
changer ces populations ; il n'est pas impossible
de convertir un Musulman, mais c'esttres difficile >
il n'y a qu'un moyen de reussir, c'est d'instruire
des enfants, de leur faire perdre peu a peu les
prejuge"s que tout Musulman nourrit contre le
progres, la civilisation et le Catholicism pour
arriver a d'heureux resultats. Aussi je pense
qu'une telle mesure est satanique et le digne pen-
dant de toutes les lois nefastes portees dans notre
patrie. Si je ne craignais d'etre importun, je vous
montrerais, par des fails, les heureux fruits de
notre ministere d'instituteur, et vous pourriez
juger par la de la faussete de tous ces bruits
repandus sans cesse, ou notre presence est pre~
sentee comme une cause perpetuelle de trouble
et de surexcitatioii de fanatisme musulman.
Tout ce qui intoresse les progres du catho-
licisme et de ma patrie me touche de pres et
je 1'ecouterai avec plaisir.
Je veux done vous citer un fait qui vous
montrera tout le bien que font nos missionnaires
et toutes les manoeuvres de Satan pour faire
e"chouer leurs efforts.
Les regies de la prudence ne nous permettent
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 591
pas d'acceder tou jours au desir de ceux de nos
eleves qui nous demandent le bapteme ; mais au
moment de la mort ou plus tard, quand ils sont
libres, les raisons n'existent plus et nous pouvons
les satisfaire. G'est ainsi que nous avons agi
envers le jeune Kaci, mort il y a pres de deux
ans, et dont la belle mort a fait sur moi la plus
grande impression. Get enfant etait le fils d'un
des plus grands fanatiques d-3 la conlree ; eleve
par les Peres, il avait puise aupres d'eux la
vente. Sur ses instances, il fut baptise parcequ'il
etait en proie a une maladie qui ne devait pas
lui pardonner. Void les fails extraordinaires qui
se passerent a son lit de mort ; je ne veux pas
les discuter. Prelre de Dieu, j'y crois et je suis
certain que cet enfant n'a pas menti et qu'il n'a
pas joue un role.
Trois jours avant sa mort, un ange lui apparut
jamais cet enfant n'avait eu le delire, il avait
done I 1 usage de toutes ses facultes). Get ange lui
annonca que bientot ii mourrait et qu'il viendrait
le rejoindre dans le cielou il serait son frere. Le
jeune Kaci ne garda pas le secret pour lui ; il
raconta sa vision a ses parents. Son pere etait
deja etonne du calme de cet enfant en face de la
mort : pas une plainte ne sortait de sa poitrine ;
un sourire illuminait toujours son visage ; en
un mot, c'etait un ange plutdt qu'un enfant ordi-
naire. Le pere ne pouvait croire qu'un tei etat
fut naturel, et comme le Pere missionnaire, avant
de baptiser son enfant, lui avait parle du demon,
comme il savait en outre que les missionnaires
ont une eau speciale pour chasser 1'ange des
tenebres, ii n'y eut pas de doute pour le pere que
592 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 1 - " - ~
ce ne fiit un demon qui se fut empare" de fon flls," j
et il fit appeler te missionnaire .
Le missionnaire arriva en effet, bien persuade ;
que ce n'etait pas le demon qui poursuivait le :
jeune Kaci ; le Pere lui presenta en effet de 1'eau
benite ; 1'enfant, au lieu de s'irriter a son contact
et a la vue du missionnaire, souriait. Bien sou-
vent, en effet, les missionnaires ont pu constater
quelle est 1'efficacite de 1'eau benite ou la puis-
sance du signe de la croix : un affilie" a la secte
des Aissaoua disait naguere a un missionnaire
qu'il pouvait, par un signe de croix, 1'empgcher
de faire les prodiges qui font toute la reputation
des affilies a cette secte, et tons les Kabyles savent ;
qu'au contact de cette eau, ceux qui sont posse"des
du demon s'agitent, orient, hurlent, etc. Le jeune
Kaci, vrai predestine, se sentait au contraire a ;
1'aise a c6te" du prtre et prenait avec plaisir de
1'eau benite pour faire sur sa personne le signe "
de notre salut.
Le missionnaire comprit bien vile qu'il n'etait
pas en presence d'un possede : Ou est-il cet ange
que tu vois ? Comment est-ii ? Et 1'enfant au
visage radieux : Tu ne le vois pas, Marabout ?
il est la a c6te de moi, et il montrait le c6t
droit de son doigt, mais je ne puis te dire
comme il est ; il me montre le ciel, me parle et
me dit que bientSt j'irai avec lui au cielaupres de
Dieu... Et apres quelques instants de silence
qu'it passa dans le recueillement les yeux fixes
au ciel : Oh ! qu'il est beau le ciel ! Et s'adres-
sant a sa mere : Toi lu viendras au ciel avec
moi, mais auparavant tu devras passer par le
feu, et tu me rejoindras avec mon petit frere.
^ ,-~ LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 593
Admirez, Monsieur, la perspicacite de cet en-
fant ; ce petit frere qu'il voit dans le ciel avait ete
baptise quelques annees auparavant a rarticle.de
la mort, a I'insu de la famille : c'est le seul tre
qu'il apercut dans le ciel.
Le pere ne voulut pas se rendre aux raisons du
missionnaire ; jamais il n'avait vu pareille chose ;
e*videmment, on etait en presence d'un d6mon ;
puisque le Marabout francais ne voulait pas le
chasser, il fallait appelerle Marabout musulman ;
ce qui fut fait; on appela ce dernier, veritable
possede, lui, et chef en mme temps des Khouan
de 1'endroit; c'est dire qu'il etait anime contre
nous des plus mauvaises dispositions et qu'il
e*tait heureux d'une pareille circonstance pour
nous faire eprouver un echec.
Tous les sortileges en usage f urent employes ;
le pauvre pelit ange dut souifrir un vrai martyre
pendant que le Marabout mettait tout en oeuvre
pour le dkivrer de ce pretendu demon. Tandis
que, avec un chalumeau, il dirigeait sur la bouche
et le nez de 1'enfant la flamme d'une lampe et
brulait cette partie du corps, en lui disant :
Maudis le demon que tu possedes. L'enfant,
sans ecouter les paroles de ce cruel, disait a son
pere : O mon pere, jamais tu ne m'as mal-
traite pendant ma vie, poufquoi me fais-tu souf-
frir ainsi au moment de la mort. Et s'adressant
au Marabout: Gruel qui me fais souffrir pour
chasser un de*mon que je n'ai pas ; sache que je
hais Satan, tandis que toi, tu le sers. Tu es le
savant de la tribu ; tu devrais distinguer 1'oeuvre
du demon de celle des Anges ; si je ne respectais
ton caractere de chef, je t'insulterais... ; mais,
594 LE DIA.BLE CHEZ LES MUSULMANS _ .
desormais, toutes les amulettes que tu ecriras pour
les malades seront sans effet ou seront nuisibles.
Le Marabout fut surpris d'une aussi gran.de
sagesse, et se retirn. confus ; car 1'enfant venait
encore de montrer I'endroit ou etait son ange,
qui ne partait pas malgre toutes les fumigations
et les sortileges. Quelques jours apres, le jeune
Kaci s'eteignit pieusement, et tous ceux du
village qui purent 1'approcher demandaient de
mourir d'une pareille mort.
Vraiment, mon Pere, c'estunfait bien ex-
traordinaire et qui montre tout le bien que vous
pouvez faire sur ces enfants. Pourquoi faut-il
que les Societes secretes dont vous m'avez parle
vous opposent de tels obstacles en empchant les
enfants de venir a votre ecole. Vous faites une
trop belle oeurre pour que le demon n'y mette
des entraves.
Je pourrais, Monsieur, vous citer bien d'au-
tres f aits. Les enfants qui nous ont quittes apres
avoir passe quatre, cinq, six ans chez nous, ont
emporte un bon souvenir des Peres, et bien que
nous n'ayons pu leur enseigner le catechisme
ainsi que nous le voudrions si la prudence nous
le permettait, nous savons cependant leur ensel-
gner la morale naturelle, et puis nous semons,
afin qu'un jour, qui est peut-etre encore eloigne,
nous puissions recolter.
Tandis que nous operons ainsi lentement 1'oeu-
vre de Dieu, Satan se remue dans les antres qu'il
s'est choisis au milieu de ses fldeles disciples,
les Rahmanya. Plus haut, je vous disais que les
francs-macons musulmans n'avaient pas encore
ose attenter a notre vie. Pour etre dans la verite,
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 595
Monsieur, il faudrait dire plutot qu'ils n'ont pas
encore essaye de nous tuer avec un fusil ou un
poignard. Je veux vous citer un fait qui ferait, j'en
suis certain, sourire les impies et beaucoup de
catholiques et qu'ils rangeraient parmi ces fables
du Moyen age dont on ne fait plus de cas aujour-
d'hui. G'est une operation magique que, je crois,
on appelait autrefois envoutement.
Dans une de nos stations, deux des mission-
naires tomberent malades coup sur coup, a quel-
ques jours d'intervalle ; les missionnaires ne
virent la rien que de tres naturel, et ne s'inquie-
terent nullement si la maladie leur venait par
sortilege. Les derviches de 1'endroit publierent
alors que cette maladie etait leur oauvre, que,
chaque soir, ils faisaient des prieres et des sorti-
leges centre les Peres, afin que leur oeuvre fut en-'
travee et qu'ils ne pussent pas voir croitre leur
influence. Depuis plusieurs nuits, disent-ils dans
le village, nos anaes luttent avec les ames des
Marabouts francais ; ils oat terrasse celle d'un de
nos peres qui venait de mourir et les autres ne
tarderaient pas a se ressentir de leurs sorti-
leges. En effet, le premier des missionnaires qui
tomba malade se vit en proie a la fievre et au
delire et son corps se couvrit d'une infinite de bou-
tons. Le docteur francais, appele le plus t6t qu'on
le put, ne sut pas comment expliquer cette erup-
tion, et, quelques jours plus tard, il dit que cette
maladie le deroutait. Tandis que ce missionnaire
commencait a alier mieux, un autre tomba ma-
lade. Or, le jour ou celui-ci sortait de I'hopital de
Fort-National et rentrait au poste, un autre mis-
sionnaire rencontra, dans la rue du village, un
596 ' LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS ; " v":^ ^^ ^ "I
moribond appuye le long d'une muraille. Etonne ~~
d'une telle rencontre, il ne put s'empe~cher de
demander aux assistants : Qui est ce malade ?
Quoi, Marabout, tu as oublie ce que les der-
viches ont dit il y a quinze jours ; mais c'est
celui dont 1'ame s'est battue avec celle du mis-
sionnaire. Le confrere eut pitie de ce pauvre
malheureux et, dans un mouvement de charite, il
se pencha vers lui : N'est-ce pas que ce son! des
calomnies inveritees par ces hommes contre toi ?
Mais lui amassant sur son visage toute sa haine
contre le Marabout : Oui, Marabout, c'est
vrai, mon ame c'est battue avec celle des mis-
sionnaires ; j'ai donne debons coups de baton, j'en
ai regu aussi beaucoup ; le combat est reste in-
decis. G'etait ecrit. Allah 1'a voulu ainsi. Et main-
tenant je meurs !
Vraiment, mon Pere, j 'admire comment
Satan agit dans tous les pays a peu pres de la
mdme maniere; mais je vois que vos Musulmans
n'ont rien a apprenire de aos francs-maeons et
impies. On parle beaucoup de leurs amulettes*
de la grande conflance qu'ils y attachent, de
la grande influence qu'ont usurpee quelques Ma-
rabouts. Groyez-vous, mon Pere, qu'en verite
toutes ces histoires aient un fondement serieux ?
Je pense, Monsieur, que, la plupart du
temps, toutas cesamulettes n'ont aucune influence
surl'acte pour lequel on les emploie; jeparierais
bien, en effet, neuf contre un que la plupart du
temps le Marabout devine bien a faux toutes les
fois qu'on le consulte, et que le diable n'exerce
pas vraimentune bien grande action parlesamu-
lettes dont s'affublent ces ignorants.
^ : ; ^ 597:
^ Vous ne crpyez done pas qu'en general
le diable ne se mette de la partie ?
Nier absolument serait, je crois, tomber dans
le faux; j'aivu descas, eneffet, et j'en aientendu
raconter a mes confreres, ou il faut admettre, je
crois, rintervention du de*mon. Dans les moyens
employes, line faudra pas demander cette science
qu'y mettent nos spirites ou gens qui s'adonnent
a Tetude des sciences occultes. Le Musulman
sera plus simple, sans tre moins pervers; une
eoquille d'oeuf sur laquelle il e"crira un mot qui
n'aura pas de sens, une feuille de papier sur
laquelle il e"crira un verset de son immonde
Goran, quelques herbes qu'il fera bruler et dont
11 recueillera la cendre, voila les amuiettes les
plus ordinaires que vous voyez mme suspendues
au cou des animaux. Evidemment, en tout cela ?
je crois qu'ii n'y a rien de diabolique, et c'est un
commerce fort lucratif pour le faiseur et le ven-
deur d'amulettes.
Maisvoiciun fait que je veux vous citer, vous
le jugerez comme vous voudrez, et ce sera une
occasion pour moi de vous parler des devins et
des moyens qu'ils emploient. Le fait s'est passe"
a R'adames, au mois de juin 1880.
Je vois, mon Pere, que notre conversation sera
interessante, et que nous passerons agreable-
ment les quelques heures que nous devons rester
ensemble. Je vous ecoute avec plaisir.
Un cherif ou descendant du Prophete
Mohammed elait venu a R'adames et y avait usS
pendant plusieurs mois de rhospitalite des habi-
tants. La veille de les quitter, il oublia sans
doute sa noble origine et la saintete de sa descen-
598 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
dance, quelque diable aussi le poussait sans
doute; enfin, il vola au Tr^sor du gouvernement
une somme assez ronde. Jugez de la deconvenue
et du desespoir du ca'imacan quand il s'apercut
qu'on 1'avait vole; c'etait la mort pour lui. Dans
sa perpl^xite", il recourut au devin fameux dans
le pays ; celui-ci decouvrit le coupable, qui fut
arrele et mis en prison ; ayant reussi a s'echap-
per, ii croyait pouvoir compter sur une caravane
pour fuir, et il 1'attendit dans le desert; la cara-
vane fut obligee de retarder son depart, et le
malheureux descendant du Prophete expia son
crime en mourant de soif dans le desert.
V raiment ce n'estpas glorieux pouruncherif ,
etles Musulmansdulieudurentetrebien mortifies.
Quelle honte, en effet, surtout, que ce fait
fut arrive dans une ville ou demeuraient des
Marabouts Chretiens ! Mais ce qu'il y a surtout
d'interessant . pour nous, c'est de connaitre la
maniere dont se servit le devin pour connaitre le
coupable. Longtemps, dit-on, il se fit prier, disant
qu'il n'etait qu'un ignorant et ne connaissant rien
aux choses cachees. Grce sans doute a quelques
pieces d'argent, il se resolut a ecrire quelques
formules sur un morceau de papier, le donna au
secretaire du Tresor qui devait, selon la recom-
mandation, placer sous sa tte cet e"crit pendant
son sommeil. L'effetne devait pas tarder a se
manifester, et le devin expliquerait le sooge qu'il
aurait eu.
Le secretaire se conforma fidelement aux pres-
criptions du devin ; a peine fut-il endormi, qu'il
apercut un homme respectable, ayant, place de-
vant lui, un bassin en or rempli d'eau. Plusieurs
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 599
hommes, qu'il ne reconnut pas, vinrent apporter
dans le bassin un billet qui s'enfoncait aussit6t
jusqu'au fond ; a leur file et les derniers, parurent
deux hommes que le secretaire, tout etonne, re-
connut facilement : c'etaient le fameux cherif et un
jeune homme des meilleures families de la ville.
II ne s'expliquapas cependant pourquoiles billets
des deux derniers surnageaient. A son reveil, il
courut aussitot informer le devin et lui raconta
fidelement tout ce qu'il avait vu : L'explication
est facile, repritcelui-cid'un ton inspire. Les pre-
miers que tu n'as as reconnus sont les innocents ;
leurs billets sont alles au fond, preuve de ce que
j'avance ; ceux au contraire que tu as reconnus
et dont les billets ont surnage malgre tout ce
qu'ils ont fait pour les enfoncer, sont les cou-
pables. Ainsi fut fait ; on les saisit ; le cherif
aurait expie son crime, qu'il avoua, s'il ne se filt
echappe, tandis que, eu egard a 1'honorabilite de
la famille de son complice, grace aussia quelques
rouleaux de douros, car la justice se rend tou-
jours ainsi en Afrique, le jeune homme parvint a
echapper a la punition j ustement meYitee.
- Vous connaissez, sans doute, mon Pere, les
autres moyens employes par les Musulraanspour
connaitre les chqses cachees ?
En effet, outre revocation des songes, il y a
celui de la fumigation. Voici comment precede
le devin : II prend une cassolette avec des char-
bons ardents, et place dessus des graines de mou-
tarde. II trace dans le creux de la main un cercle
noirci a 1'encre et les place sur la cassolette
etendues sur le dos. Alors le devin commence a
reciter ses formules, tandis que le voyant, ayant
600 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS _ --v^
toujours les mains etendues sur la f ume"e, regarde-
si rien n'apparait dans le cercle noir. Quancl
toutes choses sont a point, ou, pour parler le Ian- :
gage des hommes verses dansl'art, quand Tes-
prit est dans le cercle, celui-ci se transforme en-
miroir, et le voyant apercoit sur sa main la figure
des personnes qu'il veut voir ou la tournure que:
prendront les evenements futurs.
Je crois, mon Pere, avoir lu, dans Gorres,
qu'un pareii procede est employe* en Egypte; ce
sera peut-tre de ce pays que ce moyen de
connaitre 1'avenir se sera introduit enKabylie et
dans le Sahara.
Je le crois aussi, Monsieur ; a mon avis, en
effet, tout le mal nous est venu de 1'Orient; cher-
chez bien, et vous verrez que la franc-maconnerie
actuelle ne sera que la continuation du mani-
cheisme et de 1'islamisme.
Mais je n'ai pas fini tout ce qui concerne les
devins ; quelquefois, ils operent seuls ; voici le
proced^ : Quand un individu vient demander a ua
devin ou il pourrait trouver celui qui lui a vole"
telle somme ou tel animal, ou encore ou il pour-
rait trouver une chose perdue, le devin trace sur
le sable un carre, qu'il subdivise ensuite en
quatre carres ; chacun de ces carres represente
une ville ou un lieu, ou encore un quartier d'une
ville, selon le bon plaisir du devin, ou, pour
parler comme lui, selon que 1'esprit le lui souffle.
Une fois le carre" choisi, il subdivise toujours a
angle drMt, jusqu'a ce qu'il arrive a 1'endroit
precis ou se trouve en ce moment le voleur ou la
chose perdue.
Jouissent-ils d'une grande consideration, ces
; et pnt-ils^ pair des fails, gagnig la confiance
?<leurs clients ?
Beaucoup, Monsieur, ne sont que des char-
latans semblables en tout a ces homines qui cou-
rent, en France, de foire en foire, disant la bonne
aventure moyennant la modique somme de 50 cen-
times; c'estun commerce assez lucratif et qui
ne trompe que les na'ifs. Mais le cas cite plus
haut et bien d'autres que j'ai entendu raconter
montrent que vraiment il se passe quelquefois des
choses bien extraordinaires, oil, a mon avis, le
diable doit mtervenir. Je ne sais, en effet, com-
ment nos physiciens pourraient expliquer ce qui
se produit au moyen de la fume"e des graines de
moutarde;rappantion dela personne cherehee
ou de 1'objet d^sir6, dans un cercle noirci a
1'encre dans le creux de la main, ne me parait
pas un fait bien naturel.
Quel est sur ce point le sentiment des
Musulmans !
Oh ! Monsieur, il ne faut pas prendre ce
sentiment pour regie de notre conduite ; eux,
evidemment, croient avec une grande foi qu'un
esprit apparait ; il faut ajouter qu'il n'y a pas de
peuple plus superstitieux, et que, mme pour des
choses que nous pouvons expliquer, ils voient
To3uvre d'un esprit. Ainsi, par exemple, la folie,
1'epilepsie sont chez eux des maladies qui rendent
le patient fort honorable etdigne des respects de
tous. Pourquoi? Parce que c'est un esprit qui
habite ce malheureux; un pauvre idiot ne sera
jamais larisee des enfants, comme nous le voyons
sisouvent dans nos villages de France. Pourquoi?
Parce que c'est 1'ceuvre d'un esprit, et personne
IiK DIABLE CHEZ LES UUSULMANS . 47..
602 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
n'ignore que, s'il le voulait, il pourrait porter
malheur. J'ai choisi ces faits pour vous montrer
que nos Arabes sont vraimeni trop cre"dules et
voient partout un esprit. Aussi ne faut-il jamais
ajouter foi entiere aux recits merveilleux qu'ils
rapportent, a moins qu'ils ne soient racontes par
des temoins dignes de foi.
Jls craignentaussi beaucoup 1'influence du sor-
cier. A leurs yeux, tout homme qui sort un peu
du commun, ou idiot, ou imbecile, ou un peu ex-
travagant, etc., tout homme d'une telle espece
peut porter malheur ou bonheur.
N'appellent-ils pas les gens de cette espece
derviches, et ceux-ci ne vivent-ils pas retires
loin du monde en communication avec les
esprits ?
Le derviche, Monsieur, n'est pas toujours
idiot ; il y en a parmi eux qui ont le plein usage de
leurs facultes, et qui se servent de leur titre pour
exploiter les pauvres gens. Le derviche est vrai-
ment le roi du village, et preleve chez qui il veut,
et comme il le veut, un imp6t que nos Musulmans
ont decore du beau titre d'offrandes. Le derviche
peut n'etre, en effel, qu'un original, c'est-a-dire un
homme qui ne fait rien comme les autres, et avoir
ce que nous appellerions un tic, mais un tic bien
prononce ; a ce titre, il est tres revere de ses core-
ligionnaires qui le croient possede d'un esprit. II
delivre des amulettes ; il y en a de toute espece,
de toute couleur, et de toute forme : les unes sont
simplement une feuille de papier sur laquelle le
derviche a ecrit quelque verset du Goran, et 1'a
renfermee tres precieusement dans un petit sac
de cuir. Ghaque Musulman a son amulette ainsi
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
603
suspendue, comme tout bon catholique son scapu-
laire ; bien sou vent mme, vous les voyez sus-
pendues au cou des animaux . D'autres ont des
formes les plus bizarres, et represented les ani-
maux les plus fantastiques ; ceites, on ne peut
mieux representer le diable. Pour toute chose a
atteindre, il y a une amulette speciale ; chaque
danger estprevu, mSmele moment de la mort. et
si on meurt c'est, au dire de nosgens, que leder-
viche n'etait pas assez saint pour vous delivrer
de ce malheur ; car I'aomlette a plus ou moins de
vertu, selon le degre de saintete du derviche qui
1'a fabriquee. II y a de ces gens conflants qui se
disent et se croient invulnerables grace au pre-
cieux talisman que leur a delivre le Marabout ; la
balie, le poignard, le scorpion n'ont nul effet sur
eux, et ils sont meme plus heureux qu'Achille.
Vous ne me dites rien,mon Pere, de 1'in-
fluence du mauvais oail. Hier, j'ai visite une mai-
son tres riche ; on m'a presente les enfants, je
les ai caresses, je leur ai donne de beaux jouets,
et je m'apprStais deja a jouer avec eux, et a feli-
citer 1'heureux pere d'avoir de tels enfants, quand
tout a coupcelui-ci a mis sa main devant ma
bouche et a fait disparaitre les enfants. Vous
jugez un peu de mon etonnement. Un de mes
amis m'a explique* cette conduite en disant que le
pere craignait pour ses fils 1'influence du mau-
vais oeii.
En effet, Monsieur, les Musulmans crai-
gnent beaucoup le regard de 1'homme; ils ne
peuvent tolerer qu'un etranger caresse leurs
enfants et meme leur dise des paroles de bene"-
dictions. Le mauvais ceil peut venir de n'importe
~^-
604 LE D1ABLE CHEZ LBS MUSULMANS '-_- _- ,/
ou; pour le donner, ilsuffit de considered une .
chose avec des yeux d'admiration sans prononcer
en mSme temps des mots, comme ceux-ci : don
d' Allah, que Dieu le protege.... que Dieu aug-
mente son bien...., et autre formule de ce genre.
Tout ce qui est jeune est sujet a celte influence
fatale.et d^perit bientSt. Le ble en herbe, la ten-
dre pousse d'olivier ou du dattier,l'herbe des
champs, les arbres ea fleurs qui promettaient une
magniflque recolte, tout peut elre victime.d'un
regard de Thomme ; un champ sem^ d'orge vient-
il a p6rir, jamais on ne Tattribuera soit a la gelee
soitatoute autre cause, mais bien au mauvais
oeil. Presque tous les malheurs qui frappent nos
populations musulmanes sont par elles attribue"s a
ce mauvais oeil, comme en Europe nos paysans
1'attribuent a la lune. Un champ qui promettait
une belle recolte vient-il tout a coup a perir,
quelqu'un se sera arrSte devant Tenclos, un en-
vieux, cela va sans dire, etaura dit : quelle belle
recolte, quel beau froment, quels beaux fruits,
sans ajouter don d' Allah ou qu'Allah les fasse
croitre , et aussitdt ces paroles flatteuses sorties
d'un co3ur jaloux auront arrSte la vegetation.
G'est pour cela, Monsieur, que vous ne verrez
jamais ou du moms presque jamais une mere
porter avec elle, sans le cacher, 1'enfant qu'elle
nourrit ; elle craint le mauvais ceil.
G'est peut-elre aussi pour le m<3me motif
que les Arabes ferment si soigneusement leur
jardin pour empScher les regards indiscrets, et
qu'ils construisent m^me un mur devant la porte
d'entreie pour que personne ne puisse voir m^me
par les fissures?
parMtement, Monsieur.
Quelles spnt les amulettes delivre"es par les
derviches pour detruire I'effet du mauvais ceil?
G'est pour cela, Monsieur, que les Arabes
suspendent au cou des animaux des amulettes de
la mme espece, de formes que j'ai mentionne'es
plus haut, bien que quelquefois aussi Us placent
ces amulettes soil pour qu'une vache leur donne
plus de lait, soit pour qu'elle mette bas plus tot, etc.
Mais le spe"cifique centre le mauvais osilc'est:
ou une main placee sur la fagade de la maison, ou
un fer a'cheval, ou des comes de bouc et de
gazelles. Le maitre de famille pense que, par ce
moyen, quiconque le regarderait avec le mauvai
oeil serait aveugle", et 1'influence detruite.
Sottes gens, certes, mon Pere.
Monsieur, tout nomine qui ne suit pas la
vraie religion tombe necessairement dans la
superstition; car enfintoutes ceschoses n'en sont
que le produit. Je regrette, Monsieur, quebientdt
il faille nous quitter, car nous sommes deja a la
Maison-Blanche, et dans un quart d'heure je
descendrai a la Maison-Garree, et je ne vous ai
rien dit ni de la croyance aux ge"nies, aux fees,
aux revenants. Enfin surtout, je ne vous ai fait
connaitre qu'a moitie le derviche ; je ne vous ai
pas parledes Societe"s secretes musulmanes : c'est
la qu'il faut aller etudier Toeuvre de Satan : la
vraiment, Monsieur, vous pourrez comparer les
Societes secretes d'Europe et cellos d'Afrique ; il
me semble que toutes ont le inme but, et recoi-
vent la mme direction; a mon avis, Satan n'a
fait que changer de tactique suivant les divers
pays, mus partoutil est le mme; il a une haine
- us DIABLE CHBZ'LES MUPCLMANS 17...
606 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS
e"gale de Dieu, du catholicisme et du progres. II "
n'a qu'un but: ramenerleshommes aupaganisme,
c'est-a-dire a ladegradation. Remarquez, en effet,
que partout le missionnaire est 1'objet de la
haine de ceux qu'il va e"vangeliser : en Chine, en
Ame*rique, en Afrique, celui que Dieu a charge*
de porter la lumiere aux nations et de les ins-
truire, est en butte a toutes les persecutions. Sur
la terre, Monsieur, il n'y a que deux camps,
deux cites : la cite de Dieu et la cite du de*mon;
une guerre perpe"tuelle est engagee entre elles;
le demon dit par ses sectateurs qu'il 1'empor-
tera ; vous savez, Monsieur, la verite.
lei, la locomotive du chemin de fer jeta un
cri strident : Je suis arrive, me dit le Mission-
naire ; vous serez bientSt a Alger, bon voyage.
Merci, mon Pere, de votre interessante
societe ; je n'oublierai pas ce que vous m'avez
dit.
J'etais bien seul dans mon compartiment ;
tandisque j'ecoutais ce bon missionnaire, le temps
m'avait paru bien court, et je n'avais pas songe
a la distance parcourue ; j'avais cependant appris
des choses nouvelles. II ne m'avait pas tout dit,
faule de temps, mais pourquoi ne me livrerais-je
pas a une etude sur ce sujet? G'est contre les
Societes Secretes que nous avons du lutter, m'a-
vait dit ce missionnaire, ce sont elles qui ont
fourni les chefs aux insurrections ; il avait fini
enfln en disant que le demon agissait partout par
les mSmes moyens qu'il adaptait seulement aux
circonstances et au peuple. J'ai voulu verifier
par moi-mme la verite" de cette parole que le
mal nous est venu de 1'Orient comme le bien r et
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 607
que la frane-maconnerie actuelle n'est que la
suite du manicheisme et de 1'islamisme ; que la
franc-maconnerie n'a paru sur la scene du monde
que quand rislamisme a disparu, brise par 1'epee
de Sobieski et de don Juan d'Autriche.
Depuis, j'ai poursuivi mes recherches avec au-
tant de perseverance que j'ai-pu. Dans Tisla-
misme, il y a ce que je n'hesite pas a appeler un
culte a Lucifer. Sans doute, la religion exterieure,
offlcielle, ne croit qu'en un seul Dieu, el les
Marabouts enseignent bien que ce Dieu n'est pas
Lucifer ; mais il faut penetrer 1'ecorce du Goran,
il faut voir le vrai sens de la forntmle islamique,
il faut coniiaitre les Societes secretes avec leur
but final et bien avoue, la destruction de toute
civilisation chretienne ou, si on veut, le reta-
blissement de 1'imamat correspondant a la
republique universelle de nos francs-macons;il
faut, dis-je, connaitre tout cela pour etre bien
convaincu que, de nos jours, Lucifer a de nom-
breux adorateurs en Afrique aussi bien qu'en
Europe.
Le missionnaire n'avait fait que mentionner. la
croyance des Musulmans aux genies, aux fe"es,
aux revenants. Gertes, nous ne croyons guere a
toutes ces sornettes de vieilies femmes, et a tous
ces contes fantasliques que notre mere racoutait
a notre enfance, le soir, quand, apres nous
avoir mis au lit, nous ne von lions pas nous
endormir.
Nous citerons toutefois un fait arrive dans
le desert, et raconte dans les Missions Catholi-
ques (vendredi 4 mai 1894, page 210). Ge fait est
tire (Tune lettre d'un missionnaire d'Alger, dans
608 LE 'pIABLE CHEZ tES
laquelle 11 raconte quelques
voyage dans lo Sahara, en compagnie
Mokkaddem de 1'ordre des Tidjanya, et autres,
Musulmans. La caravane s^tait arrtee pour
passer la nuit, et chacun se croyait en surete
quand tout a coup i'alarme se re*pandit dans le
camp : Tandis que nous savourions le cous-
cous quotidien, ecrit le missionnaire, dument
pimente et assaisonn de suif ranee, nous aper-
cumes,a une heure et demie de marche derriere
nous, sur le plateau, un feu parfaitement visible.
Pas d'erreur possible : c'e*tait un feu de bivouac,
et cela sur notre route; il n'y avail pas de cara-
vane derriere nous a si faible distance; c'est done
une troupe tres legere qui nous rejoint. Des amis
voyant notre trace si fraiche, n'auraient pas cou-
che si pres sans camper avec nous. Ge ne peut
6tre qu'un razzi et solidement arme pour oser
nous braver de la sorte.
Le nom d'Amar-bou-Kechba vole de bouche
en bouche, accompagne de toutes les maledic-
tions qu'un Arabesait trouver en pareille circons-
tance
Pendant que six des plus prudents partaient en
reconnaissance, les autres ebauchaient rapide-
ment, a 1'aide des bagages et des accidents de
terrain, un essai de fortification Vis-a-vis de
nous, le Mokkaddem, un peu sorcier comme tous
les Marabouts musulman?, debitait des formules
d'incantation, tracait en 1'air des lignes prohi-
bitoires qui devaient maintenir 1'assaiilant a une
distance respectueuse, puis, ramassant de lapous-
siere, la jetait aux quatre coins du ciel, predisant
le sort reserve aux audacieux pillards.
^dit enfin le Mokkadr^
il n'y aura rien/
plait a Dieu, repondis-je ; mais tout ce
le ciel nous enverra sera le bienvenu. Si ces
impies viennent chercher la diffa nocturne,
nous les rassasierons avec du ploinb.
f j"A la v^rite, nous e"tions surpris de ne rien
entendre ; notre patrouille devait tre parvenue a
rendroit critique, et cependant la poudre ne parlait
pas. Mais la surprise se changea presque en incre-
jljjlite quand noseclaireursnous affirmerent, quel
ques instants apres qu'iln'y avait ni homme ni
?eu,, ni traces d'aucune sorte. Nous etions en
presence d'un ph^nomene rare dans le desert
pour que les Sahariens eux-mmes s'y trompent,
mais bien propre a exciter leur imagination et
leur esprit superstitieux.
] Chacun, bien enteadu, hasarda son explica-
tion. Les peureux affirmaient que I'ennsmi, ne se
crpyant pas si pres de nous, avait flnipar remar-
quer nos feux, et que, saisi d'une frayeur salu-
taireen presence de pareils guerriers, il avait
pris la fuite.
En emportant les laissees des chameaux, et
les cendres du foyer dans le pan de son burnous,
n'est-ce pas nigaud ? observa ironiquement Abd-
en-nebbi (le Mokkaddem) : Oh! mes amis. Vous
parlez comme des petits enfants; toute cette
region est hantee par des genies qui abusent les
"voyageurs et leur creent toutes sortes d'illu-
sibns..... La hammadade Tingerl appartient aux
gSnies, -cela est connu de toutle monde. Je savais
1t)ieh, moi , qu'ii n'y avait ni feu ni homme . (Mis-
catholiques, 4 mai 189 1 . )
-610 LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS ~
Et pour les convaincre de ce qu'il avangait, il
leur raconta un fait qui lui etait arrive il y avail
quelque temps, a son retour d'Insalah, en com-
pagnie d'untaleb et de son neveu. tls etaient a
puiser de 1'eau quand, aux environs du puits,
apparurent deux cavaliers: Les mehara etaient
tout pres ; les cavaliers semblaient, par le cos-
tume et 1'equipement, tre des Arabes du Touat,
j'auraispuleur parler; deja je les vx>yaisapprter
leurs armes. Je m'assurai des miennes pendant
qu'ils disparaissaient derriere un petit sif
qu'ils avaient a tourner. Puis j'attendis, j'atten-
dis, j'attendis, et nos deux maudits ne sortaient
pas de derriere leur sif. Ne sachant que penser,
je fis agenouiller . mon mehari, je Fentravai et
rampai tout doucement jusqu'a 1'ar^te d'ou j'au-
rais du les voir. Rien... Je descends le flanc
oppose : Rien... Je m'avance vers 1'endroit ou
je les avais apergus tres distinclement : pas une
trace sur le sable. C'e"tait le seul endroit ou le
sol n'etaitpas foule... Groyez-moi si vous voulez,
moi je dis que c' etaient des genies ou des reve-
nants, et Dieu est plus savant que nous.
Nous laissons au lecteur le soin d'apprecier
ces deux fails comme bon lui semblera. Quel-
ques incr^dules, plus savants, diront que c'esl un
effet de mirage : a eux la reponse du Moqaddem
qui certes ne manque pas de sel.
Quanl a nous, sans vouloir nous prononcer sur
ces deux faits ou 1'oeil si exerce du Saharien a
ei6 pris en defaut, nous pensons qu'il serail bien
te"meraire de dire que, dafls ce vaste empire de
Satan, qai s'etend de 1'Ocean Atlantique a la
Mer rouge, 1'ange des Tenebres ne vienne jamais
LE DIABLE-CHEZ LES MUSULMANS 611
se promener dans ces vastes solitudes, image,
par leiir st^rilite", de 1'etat de soname. Quelques-
uns deceux qui nieront, ne voudront pas trancher
la question ni expliquer ce fait : ils aimeront
mieux laisser ce probleme irresolu. Malgre
nous, cela nous rappelle 1'histoire d'un prtre, que
nous connaissons bien, qui avait dans sa maison
uh epileptique qui lisait dans un livre place sur
sa tete. Quand je lui disais que ce fait n'etait pas
naturel, car nos yeux ne peuvent lire dans un
livre qu'ils n'apercoivent pas, il preferait laisser
le probleme sans le resoudre, plutot que de dire
que dans ce cas il fallait voir I'o3uvre de Satan.
Que d'excellents catholiques agissent de mme !
ERRATA
, ' P. 97, ligne 8, au lieu de religion, lisez religieux.
P. 154, ligne 31, au lieu de trois "cents, lisez treize cents.
P. 176, ligne 11, au lieu de institute, lisez intitulee.
'' P. 184, ligne 11, au lieu de Magrel, lisez Magreb.
* w
-< P. 200, ligne 30, au lieu de reculs, lisez secrets.
; P. 241, ligne 29, mettre un point apres : grand-pere.
}, P. 317, ligne 16, au lieu de servants, lisez savants.
| P. 381, ligne 28, au lieu de confirmer, lisez infirmer.
t
LE DIABLE CHEZ LES MUSULMANS 18
;
' * J - l , ' *
I/ - *
TABLE DES MATlMES
PREFACE . . . . . . . .
PREMIERE PARTIE .
. Les Societes Secretes Musulxnanes .
' en, general
GHAPITRE PREMIER. Caractere general des
Societes secretes musulmanes 5-1-1
Histoire du mal dans le monde : paganisme, mahometisme,
franc-maconnerie .
GHAPITRE II. Panislamisme. Tolerance
des Chretiens 1 1-19
Imam et Imainat : Aversion du Musulman pour tout
\progres. ' ,
GHAPITRE III. Soufisme. Extases et
visions. . . 20-50
Le Soufisme .vient de Tlnde. El-Djenidi. Essence du
; Soufisme. Ses martyrs. Visions et extases. - Une
fete du Mouled. Rhouan Mohammedi et Khouan
Touhidi. Moyens preconises par les auteurs musul-
mans pour arriver a 1'extase. Degres dans 1'extase.
Interptetation des songes.
CHAPITRE IV; Ordres
Ortkodoxie.
Necessity de 1'orthodoxie. La chaine.
historique. La chaine mystique.
CHAPITRE V. Recrutement, organisation et
fonctionnement des Ordres reUgieux. 61-134
Inscription. Noviciat. Les soeurs. Cheikh-el-Trigua,
ou supSrieur general. Son election. Moqaddem et
Zaouia. Initiation du Khouan. Dipl6mes. Devoirs
du Khouan envers 1'ouerd, envers ses superieurs, envers
ses confreres. Obligations du Khouan. Fuite du
monde. Le diker ; ses avantages. Ziara. Avanta-
ges que le Khouan retire de ces associations.
CHAPITRE VI. Ennemis des ordres reli-
gieux. Taibya 135-151
Marabouts independants et marabouts salaries. . Attaques
dirigees contre les Khouan. Mouley-Ismail et Ben-
A'issa. Mohammed IV et Mahmoud en Turquie.
Execution des Bektachya. Madanya en Tripolitaine.
Taibya au Maroc.
DEUXIEME PARTIE
Ordres les plus importants dans 1'Afrique
du Nord
CHAPITRE PREMIER. Les Qadrya. . . 153-190
Naissance d'Abd-el-Kader-el-Djilani ; anecdotes. Sa
science, ses vertus. Qadrya et Francs-Macons.
Diker et pratiques. Gouvernement de TOrdre.
Doctrines de 1'Ordre. Principes egalitaires. Haine
contre les Chretiens. Abd-el-Kader-Mahi-ed-din,
son elevation, ses guerres contre les Francais, ses pro-
jets' apres la bataille de Vlsly ; I ses extases, Appuye
linya. r^Leon Roches obtient - cqhtre ; Jui ,
!,; au Caire et a la Mecque, la decision religieuse :f ^
les 'derniers coups a sa puissance. ;
[I. Les Chadelya. ...... 197-238
~' >Cfipaib-el-Andalousi transporte le Soufisme dans I'Afrique
^:> T .;."du.-.i/Nord . Ses vertus. Chadeli : sa naissance, ses
voyages. Persecutions ; protection divine ; son portrait;
5 7sjon influence. Affiliation a son Ordre. Diker.
s Ceremonies. 11 y a une doctrine secrete. Obeis a
; ^ tori Cheikh avant d'obeir au souveraih temporel. Leur
Jpg.? - V- mepris de toute autorite. Les Derqaoua : leurs entre-
'" 'prises contre les Turcs et les Francais ; leur Diker.
=f :>;-.- '_
-I, -1,1 , --"*
^?'-i'
Hv;
HI. . Les Mssaoua. .: 239-298
es de bien parler de cet Ordre. Ben-Aiissa: sa
'naissance, sa celebrit6, sa lutte contre le sultan de
Mequinez. II choisit quarante de ses disciples pour le
conseil de 1'Ordre et ieur transmet le pouvoir de guerir.
^ Conjurations pour chasser les maladies. Alssaoua
charlatans. Doctrine de 1'ordre : Diker. Reunions, leur
miisique. -r Evocation de 1'ume des cheikhs chez les
AJssaoua, les Seddikya, les Djenidya et les Aouissya.
Le Dieu des Alssaoua. L'existence et le neant se
/^confondent. Le pantheis'me dans les Societes secretes
musulmanes. Precurseurs des Alssaoua. Sacrifice
du bouc. Theorie de 1'amour. Leur influence poli-
CHAPITRE IV. Les Cheikhya ...... 299-310
Leur origine. Naissance du grand Sidi Cheikh : sa repu-
tation. Sesjheritiers. Leurs guerres fratricides. -~
Leur defaite par le colonel de Sonis.
GHAPITRE V. Les Tidjanya. ...... 311-372
Naissance de Tidjani. Ses voyages. Sa lutte contre les
Turcs. Sa mort. Ses deux flls lui succedent. Us repous-
sent les Turcs. Les Hachem tuent 1'aine. .Mohammed
618 TABLE DES MUSULMANS
Sr'ir, seul grand maitre. Sa lutte contre Abd-el-Kader.x
Madhi. Prise de la ville par 1'emir. Marey-Monge. '
Mort de Mohammed Sr'ir. Decadence de 1'Ordre .
avec Ryan. Sonis arrete les fils de Mohammed Sr'ir
et les envoie a-Alger. Leur voyage en France.
Description de la zaouia de Teinacinn Doctrine : Diker.
-7 Le Kounache. Initiation. Toute-pnissance du
grand maitre. Le mal n'existe pas. Leur haine
de toute autorite. Leurs rapports avec les Francais.
Lettre du grand maitre et de Si-Ahmed pour accrediter le
colonel Borgnis-Desbordes au Soudan. Flatters et les
Tidjanya. Notre protection ne les eut pas sauves de la
ruine.
GHAPITRE VI. Les Khelouatya et les
Rahmanya 373-437
Fondation des Khelouatya : leurs doctrines. Abd-er-
Rahinan : sa naissance, ses voyages, son retour en
Kabylie dans la tribu des Beni-IsmaiU II. enseigne a
. Alger. Difficultes avec le gouvernement turc. Sa
mort. Bilocation de son cadavre. Aissa-el-Magrebi,
chef de 1'Ordre. Abd-el-Kader et Lalla-Kadidja.
Divisions dans 1'Ordre. Les Francais s'emparent de la
- Kabylie : role des Rahmanya. Doctrines de 1'Ordre.
Initiation. Diker : visions de Abd-er-Rahman. Au-
torite du Cheikh. Les Rahmanya preparent la guerre
contre nous. Revolte de Cheikh-el-Haddad . Sou-
mission du cercle de Dra-el-Mizan. -Massacre de
Palestro. Defaite des Khouan. II y aura toujpurs
antagonisme. Cheikh- Aziz, echappe de la Nouvelle,
demande grace. Guerre a nos colons.. Guerre a nos
missionnaires . Cheikh-Aly. Nouveau danger pour
nous.. .
GHAPITRE VII. Snoussya 438-549
Importance de cet Ordre. Origine des Khadirya. Abd-
el-Aziz-ed-Debbar. Ahmed-el-Fassy. Les Ouahabites.
Leurs doctrines. Leur but. Idiee duDieu du Goran.
Attitude pendant la priere. Les partisans d'Ali.
Mzabites et-Djerbistes. Naissance de Snoussi.: Sejour
lp|p?;v^;'^ le 'disciple, de Ahmed-ei-Fassy : . ^-r- >>
Wsjzj&j ; v "Division derOrdre des Khadirya. Snoussi et L6on v
|^5 I;;-:- Roches. II quitte la Mecque. Djegboub. L'alle- ;
Ur \' r v . maud Rolhf a Djegboub.^ Orthodoxie de cet Ordre.
",:>; Diker: cause de son succes. Aides de Snoussi. '
?:-{'v ;''-' .'; :,.-. Pourquoi Snoussi ne nous a pas combattu. Progres. ;
&-; j Emigration. Massacre de trois missionnaires.
f:^y':^ '' Snoussya et le peuplc. Snoussya et les autres Ordres
^'- > ,- religieux.
GHAPITRE VIII. Conclusion 549-579
Resume de tout Touvrage. Moyens pour combattre les
ordres religieux. Le gouvcrnement ne peut songer a
etablir une religion nationale musulmane. Le cardinal .
/Lavigcrie et la conversion de 1'Algcrie. Missionnaires.
llopitaux. \ r oies de communication. Ecoles.
Assimilation.
APPENDIGE.
Une greve 581
Le fondateur de la zaouia de Temassinin 582-584
Encore le bouc. 584-586
En voyage 586-611
PELHOMMB ET
^W ' - -' : 3;jMWV^
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AU POINT DE-VJJE-;pES'|ft||;ti
Par le.R P/ Albert Maria
Tradnite. de 1'alUmand sir
Premiere partie : L'HOMME
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MKLOT^^cbjfetax yofcinrS. .Pi ix; .' ^- jfeTfrp
ASTRONOMI
onrerrear gdocentrique ,la plarali
Pap,'le.R. P. Th. ORTOLAN,
Docteur en lhologie et en droit canonique, Iaur6at de rinsUtut catbolique-i
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