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L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de
traduction en France et à l'étranger.
Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie)
en mai 1892.
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SAINT FRANÇOIS
D'ASSISE
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Avec approbation d.u Révérendissime Père Qénéral
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SAINT FRANÇOIS
D'ASSISE
(1182-1226)
PARIS
LIBRAIRIE PLON.
E. PLON, NOURRIT et G'% IMPRIMEURS-ÉDITEURS
10, RUE GARANCIÈRE
1892
Tous dî'oits j'éservés
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SAINT FRANÇOIS
D'ASSISE
CHAPITRE PREMIER
NAlSSAiN'GK ET JEUNESSE DE SAINT FRANÇOIS.
(1182-1205)
x\u centre de l'Ombrie, sur un des premiers contreforts
de rApeniiin, dans un site pittoresque, s'élève une cité
antique, encore toute crénelée, que Dante a chantée dans
son poème du Paradis. Suspendue aux flancs du mont Sou-
base , elle plane sur des paysages d'une beauté incompa-
rable. A ses pieds, une vallée grandiose et riante, des
bouquets d'oliviers, des vignes grimpées dans les ormeaux,
des champs ensoleillés à travers lesquels coulent le Ghiagio
et le Topino; une richesse de végétation qui surprend et
réjouit, au sortir du désert de la campagne romaine. En
face, Montefalco et ses sombres collines fermant l'horizon
du côté du Tibre. A droite et à gauche, la chaîne bleuâtre
des Apennins, d'un azur si doux que le regard ne peut s'en
rassasier. La petite ville aérienne du mont Soubase domine
ce paradis terrestre, dont les deux entrées sont gardées, au
nord par Pérouse, au midi par Spolète. C'est d'elle que le
poète florentin a dit : « Que ceux qui veulent parler de ce
1
2 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
lieu ne l'appellent point Assise; ce nom dirait trop peu.
Mais qu'ils l'appellent Orient, s'ils veulent employer le mot
propre (1). »
Orient, c'est-à-dire lumière et soleil des peuples. L'image
est hardie; elle n'est pas disproportionnée, depuis qu'Assise
a donné le jour au séraphique Patriarche dont nous écrivons
VUE D ASSISE AU TEMPS DE SAINT FRANÇOIS.
la vie, et qu'elle est devenue le point de départ d'un mouve-
ment de renaissance chrétienne sans égal dans l'histoire.
C'est en 1182 (le 26 septembre, d'après les traditions
locales), sous le pontificat de Lucius III, que naquit le petit
enfant qui devait donner dans la suite tant de lustre à son
pays natal.
Son père, Pierre-Bernard Moriconi, plus connu sous le
nom de Pierre Bernardone, était un riche marchand origi-
(1) Paradis, chant xi.
CHAPITRE PREMIER. 3
naire de Lucques, récemment établi à Assise et faisant un
P^rand commerce avec la France, où il allait vendre ces
tissus, taffetas, brocarts et velours, pour lesquels les artisans
de Sienne et de Florence étaient alors sans rivaux. Sa mère,
Pica, delà noble famille des Bourlemont de Provence, méri-
tait par sa piété de devenir la mère d'un saint. Pica n'eut
que deux enfants, François et Ange. Ce dernier fit souche à
Assise, où les Moriconi subsistaient encore , d'après Wad-
ding, dans la première moitié du seizième siècle. Le Ciel,
qui avait d'autres vues sur François, se plut à entourer de
prodiges extraordinaires et de présages célestes le berceau
de cet enfant prédestiné.
On montre à Assise, à quelques pas de l'ancienne habita-
tion des Moriconi, un oratoire dédié à notre héros sous le
vocable de San-Francesco il Piccolo (Saint-François le Petit).
C'était autrefois une étable, et l'on ne manque pas de rappe-
ler au touriste comment, sur l'avis d'un pèlerin mystérieux,
Pica s'y réfugia et y mit au monde, sur une jonchée de
paille , au milieu de concerts angéliques , celui qui devait
être la copie fidèle et le héraut de l'Enfant de Bethléhem (1).
Pieuses croyances, traditions vénérables dont il est difficile
d'apprécier la valeur, parce qu'au delà du quinzième siècle
nous perdons la trace de leur origine (2).
Ce qui est absolument certain, c'est que le nouveau-né fut
porté au baptistère du dôme de Saint-Rufin et qu'on lui
imposa le nom de Giovanni, Jean, conformément au désir
de Pica , qui avait une dévotion particulière pour le saint
précurseur. Ce qui n'est pas moins certain, c'est qu'une
étonnante prédiction, dont les confidents du saint Patriarche
(1) Sur la porte de l'oratoire, on lit cette inscription latine :
Hoc oratorium fuit bovis et asini stabulum
In quo natus est Franciscus, mundi spéculum.
(2) Voir Saint François et les Franciscains , par le P. Pamphile de
Magluno, t. I.
4 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
se sont faits les échos, projeta dès lors sur son berceau les
premières lueurs d'une mission providentielle, d'une mission
de paix. C'était ait retour du baptistère de Saint-Rufin. Un
inconnu, un envoyé de Dieu, frappant à la porte des Mori-
coni, demanda instamment et comme une faveur à voir le
gracieux enfant. Tout heureux d'être exaucé, il le prend
dans ses bras, comme un autre Siméon, et saluant dans cet
enfant régénéré un élu de Dieu, un frère puîné , un futur
compagnon de sa gloire, il le couvre de douces caresses et
de baisers- puis il le rend à la nourrice en lui disant :
« Aujourd'hui sont nés dans cette ville deux enfants dont
l'un, celui que je tiens dans mes bras, deviendra un grand
saint, et l'autre un grand pécheur (1). » Ayant achevé ces
mots, l'étranger disparut. On eut beau chercher par toute la
ville, on ne put le retrouver.
Ces commencements, même dégagés de toute légende,
sont pleins de fraîcheur et de poésie, comme une belle
matinée de printemps. L'histoire en atteste l'authenticité;
une nature enchanteresse leur sert de cadre; l'action de la
grâce les illumine, les pénètre, les revêt d'un attrait tout-
puissant auquel l'incrédule lui-même ne saurait longtemps
rester insensible. Ils n'ont rien que de croyable, et tout
homme de bonne foi n'y verra avec nous que les dignes pré-
mices d'une vie qui doit occuper tant de place dans l'histoire
du treizième siècle.
Pierre Bernardone voyageait alors en France pour son
commerce. A son retour, il eut une grande joie d'apprendre
qu'un fils lui était né; et la Légende des trois compagnons (2)
nous dit que dès ce moment, et en souvenir du beau royaume
de France, il donna au petit Jean le surnom de Francesco,
François : « marque d'amour pour la terre hospitalière d'où
(1) Très socii, c. i.
(2) G. I.
CHAPITRE PREMIER.
il revenait et qui lui avait donné la douce compagne de sa
vie et l'ornement de sa maison (1) » .
D'autres auteurs prétendent qu'il ne le lui donna que plus
LA CAÏIIICDnAI. K D A S S I S K.
tard, à cause de la facilité avec laquelle l'enfant apprit notre
langue, et de la grâce qu'il mit à la parler. Quel que fût le
mobile qui le dirigeait, « l'obscur vendeur de drap était loin
(1) GniSTOFANi, Storia d'Assisi, liv. II.
6 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
de penser que ce nom de son invention serait invoqué par
l'Église et porté par des rois (1) » , Quant à P'rançois (c'est
ainsi que nous l'appellerons désormais), il eut toujours pour
la patrie de sa mère une affection toute filiale, et la France
peut à bon droit se glorifier de lui comme d'un fils adoptif.
Ses premières années s'écoulèrent, calmes et tranquilles,
à l'ombre du toit paternel. Eurent-elles un côté piquant?
Nous l'ignorons; car Pica, comme la plupart des mères, a
gardé dans le secret de son cœur ces premiers sourires, ces
premiers bégayements, ces premiers épanchements de la
vie, qui n'étaient que pour elle. Et les vieux historiens de
François, si attentifs à nous dépeindre le fondateur d'Ordre,
le thaumaturge et le Saint, n'ont jeté que quelques traits
épars et comme au hasard sur cet intérieur de famille, l'en-
fance de notre Saint et le rôle qu'y joue l'épouse de Bernar-
done. Toutefois, il nous est facile d'entrevoir, à travers leurs
expressions, dans quelle atmosphère chrétienne ils nous
transportent. Les trois compagnons et le poète contempo-
rain qui chanta l'épopée franciscaine louent sans réserve la
piété douce et simple de Pica (2). Seul, Thomas de Gelano,
dans sa première Légende, enveloppe d'un blâme énergique
l'éducation molle, sensuelle, de l'époque, sans excepter celle
de François; mais dans sa seconde Légende, il semble se
rétracter et s'accorde à dire avec les autres biographes que
si Pica entoura le berceau de son fils de toute la tendresse
d'une jeune mère pour son premier-né, ses actes furent
imprégnés de toute la piété d'une chrétienne qui prépare
une âme pour le ciel. Il l'appelle une dame accomplie et très
vertueuse (3). N'est-ce pas déclarer en termes implicites
(1) OzANAM, les Poètes franciscains, p. 54.
(2) « Matrem lionestissimam. » {Très socii, c. I.) — « Mater lionesta siinplex
et clemens. » (Poema, c. v.)
(3) « Quœ mulier, totius honestatis arnica, quoddam virtutis insigne prseferebat
in moribus. » [Vita secunda, p. 1, c. i.)
CHAPITRE PREMIER. ^
qu'envisageant la maternité comme une sorte de sacerdoce
limité au foyer domestique, elle en accepta la charge aussi
bien que les honneurs? N'est-ce pas avouer qu'elle remplit
consciencieusement les hautes obligations qui s'imposent
avec autorité à toute mère digne de ce nom, et qu'aucune ne
peut trahir impunément? Nourrir elle-même son fils, ha;bi-
tuer ses lèvres à la prière, développer les heureuses inclina-
tions qu'elle remarquait en lui, sans les contrarier jamais,
mettre son innocence à l'abri du souffle empesté du vice, en
un mot veiller avec soin sur le dépôt que le Ciel venait de
lui confier solennellement, tous ces devoirs furent donc, on
n'en saurait douter, l'objet de ses constantes préoccupa-
tions. Justes et fécondes sollicitudes qui trouvaient, pour y
correspondre, une nature vive et enjouée, une intelligence
précoce, un cœur ardent ! Dès l'aube de la vie, l'âme de l'an-
géliqiie enfant s'ouvrait avec bonheur aux doux enseigne-
ments de sa mère, comme la fleur ouvre son calice aux pre-
miers rayons du soleil; et déjà l'on pouvait prévoir que cette
plante bénie porterait un jour des fruits délicieux.
Nos lecteurs ont vu la part active de Pica dans l'éducation
de notre Saint. Le peu que nous en avons dit suffit à sa gloire ;
car les vertus du fils sont avant tout l'œuvre de la mère,
instrument naturel de la Providence dans le travail du déve-
loppement moral. Si donc plus tard François devient l'amant
passionné des pauvres, si l'amabilité forme le trait saillant
de sa physionomie, s'il se montre toujours attaché par toutes
les fibres de son âme au Pontife de Rome, si enfin le Fils de
Dieu, l'honorant des stigmates de sa Passion, peut les impri-
mer sur une chair virginale, nous n'hésitons pas à le dire,
c'est à Pica qu'en revient tout d'abord la gloire! Heureuses
les familles qui conservent ainsi les traditions chrétiennes et
placent l'honneur et la vertu au-dessus des richesses ! Heu-
reuse la mère qui se souvient que l'impulsion donnée dans
8 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
l'enfance se fait sentir jusque sous les glaces de la vieillesse,
et qui s'attache en conséquence à former le cœur de ses
enfants; le cœur, c'est-à-dire le principal ressort de la vie,
ce qui imprime à nos actes leur direction bonne ou mau-
vaise, ce qui crée les sublimes dévouements ou les odieuses
abjections ! Plus heureux encore le fils à qui la Providence
donne une telle mère! Et quand ce fils s'appelle François,
on doit supposer qu'il sut reconnaître le dévouement de Pica,
et que les sublimes expressions de gratitude qui débordaient
de l'âme de saint Augustin se pressèrent plus d'une fois sur
ses lèvres : « Soyez béni, ô Dieu éternel, de m'avoir donné
une telle mère! Car c'est d'elle que j'appris, tout enfant, à
vous aimer. Déjà, dans ce lait, qu'elle me dispensait sans
mesuré, comme elle le recevait sans mesure de votre main,
je buvais avec délices l'adorable nom de Jésus, votre Fils et
mon Sauveur; et ce nom pénétra si avant dans mon âme,
que tout livre d'où il était absent n'avait plus de charmes
pour moi (1). »
L'heure était venue de former l'esprit de François. Ses
parents, voulant qu'il reçût une instruction en rapport avec
leur fortune comme avec les goûts du temps, le confièrent aux
pieux ecclésiastiques qui dirigeaient l'école Saint-Georges.
Pour lui, inclinant par tempérament vers l'action, il goûta
médiocrement les charmes des belles-lettres, et « sa culture
littéraire laissa à désirer (2)» . Cependant, doué par la nature
d'une excellente mémoire et d'une prodigieuse facilité (3), il
acquit une connaissance suffisante du latin et apprit aisé-
ment la langue française, « déjà considérée en Italie comme
la plus délectable de toutes et la gardienne des traditions
chevaleresques qui polissaient la rudesse du moyen âge (4)» .
(1) Confess., liv. I, cli. vi; liv. III, ch. iv.
(2) 11 Post aliqualein litterarum notitiarii. » (Bokav., c. I.)
(3) « Meinorià luculentus. » (Tu. de Gklano, Vita prima, p. 1, c. xxix.)
(4) OzASAM, les Poètes franciscains, p. 55.
CHAPITRE PREMIER. 9
Dès qu'il eut atteint l'âge de quatorze ans, Bernardone l'as-
socia à ses opérations commerciales. Tous deux exerçaient
leur profession avec activité, mais dans un esprit tout diffé-
rent. Le père était un homme dur, âpre au gain, toujours
en quête de gros bénéfices. Le fils avait des sentiments plus
élevés : il était affable, compatissant, généreux jusqu'à la
prodigalité, plus avide de gloire que de richesses, et forte-
ment attiré vers ces fêtes chevaleresques dont le goût, intro-
duit au nord par les empereurs d'Allemagne, et au midi par
les rois normands de Sicile, devenaitdeplusenplus vif dans
toute la Péninsule. Dans les vingt dernières années du dou-
zième siècle, en effet, les petites cours féodales d'Esté, dé
Vérone et de Montferrat rivalisaient d'ardeur avec Flo-
rence et Milan pour donner les spectacles alors en vogue,
tournois, carrousels, salles richement décorées, où les plus
illustres troubadours de la Provence, Bernard de Ventadour,
Cadenet, Raimbaud de Vaqueiras et Pierre Vidal, « célé-
braient avec une verve entraînante tantôt l'amour, le cou-
rage exalté, les manières courtoises, tantôt les romanesques
aventures des héros de la Table ronde ou des preux de
Charlemagne (1) ». Ces jeux équestres de la noblesse, ces
récits naïfs ou raffinés des jongleurs, ces chants guerriers,
tous ces plaisirs excitaient dans les générations jeunes et
ardentes du moyen âge un enthousiasme dont nous avons
peine à nous faire une idée, et exerçaient sur les mœurs
publiques une influence plutôt utile que désastreuse. « Ils
entretenaient, en des temps réputés si barbares, la culture et
la politesse des esprits (2). »
Il n'est pas étonnant qu'avec son humeur facile et son
caractère aventureux, François se soit pris d'enthousiasme,
lui aussif pour ces fêtes de l'esprit et des yeux. Peut-être
(1) L'abbé Le Monnieii, la Jeunesse de saint François d'Assise, p. 12.
(2) OzANAM, les Poètes franciscains, ch. i, p. 93
10 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
foiida-t-il dans sa patrie une de ces joyeuses associations,
Corti ou cours d'amour, vouées au gai savoir et à la poésie.
S'il n'en fut pas le fondateur, du moins il lui imprima un
nouvel élan (1). Bon nombre déjeunes gens d'Assise ou des
environs adoptèrent ses vues, et lui-même, attiré par la
conformité des idées et des goûts, ne se plaisait plus que
dans leur compagnie. Dès qu'ils l'appelaient, il quittait tout
pour les suivre, au risque d'attrister sa famille par ce départ
précipité. Souvent il les réunissait le soir dans de somptueux
festins, et au sortir de table il parcourait avec eux les rues
de la ville, en fredonnant les poésies des troubadours pro-
vençaux, chansons de geste, fabliaux ou sirventes (2); Il ne
voyait alors aucun mal dans des divertissements que les
anciens chroniqueurs réprouvent et qu'il devait lui-même
plus tard juger sévèrement.
Cette vie de plaisir n'absorbait pas seulement tous ses
gains avec une grande partie de son temps; elle l'entraînait
tout naturellement dans un autre goût non moins commun à
cette époque, non moins périlleux, le goût du luxé et des
parures. Bientôt il ne trouva plus d'étoffes assez soyeuses ni
d'habits assez élégants, et il se mit à porter les vêtements
les plus bizarres, moins encore pour se plier aux exigences
ou aux fantaisies de ses jeunes associés, que pour satisfaire
cet insatiable besoin de pompe et d'opulence qui s'était
emparé de son âme (3).
Bernardone voyait avec peine les profusions de son fils,
et il ne pouvait s'empêcher de lui en témoigner son mécon-
tentement. « En vérité, lui disait-il, on te prendrait pour le
fils d'un roi plutôt que pour le fils d'un marchand ! » Mais il
n'osait aller plus loin, de peur de le contrister. Sa mère lui
(1) Très socii, c. m.
(2) Il Super omnes coœtaneos suos... incentor malorum. » (Th. de Gelano,
Vita prima, p. 1, c. I.)
(3) Tfi. DE Celano, Vita prima, loc. cit
CHAPITRE PREMIER. 11
laissait plus de liberté d'action ; quelquefois même elle pre-
nait sa défense, et quand les amis de la famille faisaient allu-
sion à la vie dissipée de François, elle répondait : « Atten-
dez un peu! Pour moi, j'augure bien de lui, et je lui vois
jusque dans ses amusements une noblesse de caractère qui
me fait concevoir les plus belles espérances pour l'ave-
nir (1). » Qui lui inspirait nn langage si hardi? Peut-être la
tendresse d'une mère croyant malgré tout à l'âme de son fils
et à l'innocence de divertissements couverts par la faveur
publique; peut-être aussi le souvenir de la prédiction de
l'Ange, planant comme une bénédiction du Ciel sur la vie de
cet enfant prédestiné.
Au fond, tous deux l'aimaient tendrement; et tout en
regrettant ses prodigalités, ils étaient flattés de ses succès
et de la sympathique admiration qu'il éveillait autour de
lui.
Nous touchons au moment où François sort de l'adoles-
cence pour entrer dans l'âge toujours si critique de la jeu-
nesse, et où il va être appelé à son tour à prendre sa part de la
vie publique. Mais avant de le suivre dans ses triomphes et
ses épreuves, arrêtons-nous un instant au seuil de cette nou-
velle phase de sa vie, pour contempler cette figure angé-
lique que les peintres ne se lassent pas de reproduire, comme
les peuples ne se lassent pas de l'aimer.
Voici le portrait que nous a laissé de lui Thomas de
Gelano, son disciple et son confident; on y reconnaît le type
si fin, si distingué, des populations de l'Ombrie. « Sa taille
était au-dessous de la moyenne et bien prise. Il était maigre
et d'une complexion fort délicate. Il avait le visage ovale, le
front large, les dents blanches et serrées, le teint brun, les
cheveux noirs, les traits réguliers, la figure expressive, les
(i) Très socii, ci.
12 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
lèvres vermeilles et le sourire charmant. Ses beaux yeux
noirs étaient pleins de feu, de douceur et de modestie; la
paix, l'innocence et la beauté de son âme se reflétaient sur
son visage. A ces avantages extérieurs il joignait ces qua-
lités qui achèvent de rendre un jeune homme aimable : un
esprit enjoué, une imagination vive, un cœur compatissant
et généreux. Il savait en toutes choses garder la juste mesure :
sévère pour lui-même, indulgent pour les autres; doux et
affable, mais en même temps actif, entreprenant et capable
de grands desseins : nature souple et pleine de contrastes,
d'une courtoisie toute chevaleresque, et d'une droiture de
caractère qui ne se démentit jamais (1). »
A un ensemble si parfait de dons naturels et de vertus
naissantes s'ajoutait l'ascendant que donnent toujours le
talent et la fortune. Aussi, à dix-huit ans, François exer-
çait-il sur ses jeunes compatriotes une sorte d'empire que
personne ne songeait à lui disputer. Ils l'avaient mis à leur
tête : il était l'âme de leurs réunions, le héros de toutes
leurs fêtes, leur chef dans tous les exploits aventureux; et
la foule, qui sourit toujours aux réputations naissantes,
l'acclamait sur son passage comme « le roi de la jeu-
nesse (2) » .
Chose étonnante ! Pendant cette période de son existence,
qui va de son adolescence à sa conversion et qui ne com-
prend pas moins de dix années (1196-1206), le fils de Ber-
nardone est mêlé aux agitations de la foule, il respire l'en-
cens des louanges, s'enivre des poésies du temps, trempe
ses lèvres à la coupe d'or que lui présente le monde et où
tant d'autres à ses côtés boivent la mort; il est dans toute
la fraîcheur de la jeunesse et recherché de tous. Et cepen-
(1) « Rigidus in se, pius in aliis, discretus in omnibus. » (Th. de Celano, Vila
prima, p. 1, c. xxix.)
(2) Wadding, t. I, p. 23.
CHAPITRE PREMIER. 13
daiit, il passe à travers ces périls et ces vanités sans souiller
son âme, comme le voyagem^ qui passe à travers les préci-
pices sans y tomber! On le voit manifester hautement son
horreur pour les mauvaises mœurs, s'interdire toute parole
malséante, répondre par un visage sévère aux propos licen-
cieux de ses compagnons, et ainsi garder intact, au milieu
d'un siècle connu pour sa corruption, l'inestimable trésor
de la pureté. Voilà le témoignage unanime que rendent de
sa jeunesse ses compagnons et ses premiers historiens,
Thomas de Celano, le Frère Léon et saint Bonaventure.
Une telle constance dans une vertu, si délicate, et surtout
avec un tempérament si avide d'émotions et de jouissances,
dépasse les forces de la nature; et la grandeur d'âme ou
tout autre motif humain ne suffisent point à l'expliquer. Il
faut donc ici, avec le Docteur séraphique, remonter jusqu'à
Dieu, source de toute grâce, et le bénir d'avoir orné le cœur
de l'impétueux adolescent du plus divin des privilèges, et
son front de la plus belle des couronnes, la couronne et le
privilège de la virginité (1).
François trouvait d'ailleiu^s au fond de son âme un autre
don de Dieu, qui lui servait de sauvegarde contre les
séductions du monde et contre les tentations de la chair :
c'était l'amour des pauvres, amour de prédilection dont il
avait savouré les douceurs dès sa plus tendre enfance, et qui,
grandissant avec l'âge, devait opérer tant de prodiges. Il
chérissait les. pauvres comme ses frères, et se plaisait à leur
faire l'aumône , surtout lorsqu'ils la demandaient pour
l'amour de Dieu. A ces mots : « Pour l'amour de Dieu »,
son âme frémissait comme sous le coup d'un archet mysté-
rieux, et quoique encore mondain, il se sentait profondé-
ment remué. Une seule fois, tout absorbé par les affaires, il
(1) » Superno sibi assistente praesidio. » (Bokav., c. i.)
14 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
repoussa un mendiant qui pourtant avait employé la sainte
formule. Mais aussitôt une pensée, rapide comme l'éclair,
cruelle comme un remords, lui traverse l'esprit. « François,
se dit-il, si cet homme s'était présenté de la part de quelque
puissant comte ou baron, tu l'aurais accueilli avec faveur;
et quand il t'implore au nom du Roi des rois, tu le rebutes
ainsi ! « Et le repentir dans l'âme, les larmes dans les yeux,
il court après le mendiant, lui met de grosses pièces d'ar-
gent dans la main, et prend sur l'heure la ferme résolution
de ne plus jamais refuser l'aumône, lorsqu'on la sollicitera
pour l'amour de Dieu (1) : résolution à laquelle il demeura
fidèle jusqu'à son dernier soupir, et qui lui valut une effu-
sion plus abondante des grâces et des bénédictions du
Ciel (2). C'est ainsi que, jeune encore, il avait le sens caché,
le sens chrétien, de l'indigence, et qu'il réparait noblement
un moment d'oubli.
A voir ses allures chevaleresques, on eût pu croire qu'il
était destiné à devenir le héros de quelque épopée militaire,
et peut-être à rougir de son sang, avec les croisés, les champs
de bataille de la Palestine, ou avec Baudoin de Flandre les
rives du Bosphore ; mais qui eût pu pressentir qu'il dût
être le sauveur de son siècle et le principe du plus grand
mouvement de renaissance chrétienne qui ait été imprimé
à l'humanité? Tels étaient pourtant les desseins de Dieu
sur lui, et dès lors on comprend la persistance de l'in-
tervention directe du Très-Haut en sa faveur. Ne fallait-il
pas l'entourer de prodiges si évidemment divins qu'on ne
pût se méprendre sur le sens de sa mission, et si éclatants
qu'on fût obligé d'écouter sa voix ? Aussi cette intervention
est-elle incessante : elle s'ouvre sur son berceau, se déroule
avec les événements, et l'enveloppe comme d'une atmo-
(1) Très socii, ci.
(2) BONAV., CI.
CHAPITRE PREMIER.
15
sphère de surnaturel. Nous l'avons admirée dans les pre-
mières années de son enfance ; nous la retrouvons ici dans
deux faits dont l'authenticité nous est garantie par saint
Bonaventure et par les trois compagnons.
Devant le temple de Minerve, à Assise, un homme inspiré de Dieu étend son
manteau sous les pas de François. (D'après Giotto.)
Un habitant d'Assise, homme simple et sans doute inspiré
d'en haut, faisait au saint jeune homme une ovation dont
on ne trouve pas d'exemple dans l'histoire. Toutes les fois
qu'il rencontrait le fils de Bernardone dans les rues d'Assise,
il étendait son manteau sous ses pas, en criant aux passants
16 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
étonnés . « Vous ne sauriez rendre trop d'honneurs à ce
jeune homme : il s'illustrera entre tous ses compatriotes, et
sera vénéré de tous les fidèles. » Quant à François, il écou-
tait ces paroles prophétiques, mais sans en comprendre le
sens divin ni la portée (1).
Vers la même époque et sous la même inspiration, un
autre de ses compatriotes, un autre homme du peuple,
parcourait les rues de la vieille cité en criant : « Pax et
bonum ! Paix et bien ! » Il continua pendant plusieurs
années cet office de précurseur et se tut après la conversion
du Saint (2).
Les honneurs de la prospérité sont une liqueur enivrante
qui trouble les meilleurs esprits. Peut-être eût-elle corrompu
aussi l'âme du pieux adolescent, si Dieu n'eût pris soin d'y
mêler le breuvage amer, mais salutaire, de l'épreuve et de
la douleur.
L'épreuve fut aussi longue qu'inattendue. Elle lui vint à
l'issue de la guerre qui éclata en 1199 entre Assise et
Pérouse : guerre dont un écrivain moderne, suppléant au
silence des biographes du Saint, a mis en lumière l'origine
et les motifs, en se fondant sur les archives municipales
d'Assise (3).
Depuis un demi-siècle, la Péninsule était divisée en deux
grandes factions qui se disputaient le pouvoir, les Guelfes
et les Gibelins. Les Guelfes étaient les partisans de l'indé-
pendance italienne et de l'autorité pontificale; ils s'ap-
puyaient principalement sur le clergé et la bourgeoisie; et
partout où ils étaient les maîtres, les cités s'érigeaient en
communes imitées du municipe romain, ou plutôt en répu-
bliques autonomes. Les Gibelins étaient les partisans des-
(1) BONAV., C. I,
(2) Très socii, c. viii. .,
(3) CnisroFAm, Histoire d'Assise, liv. II, p. 84-98.
CHAPITRE PREMIER,
17
Holienstauffen et du régime féodal. La ligue de Milan, la
victoire de Legnano (1176) et la paix de Constance avaient
assuré la prépondérance aux Guelfes, mais sans terminer la
querelle ; les deux nationalités, malgré leurs accords par-
tiels, restaient toujours en présence avec leurs antipathies
originelles, leurs intérêts opposés et leurs implacables ven-
geances.
VUE DU CHATEAU FKODAL D ASSISE.
, Toutes les cités de la Toscane et de l'Ombrie, érigées
en autant de républiques sous la suzeraineté du pontife
romain, avaient pris parti dans la querelle. Assise s'était
rangée du côté des Guelfes. Enlevée au Saint-Siège en
1160 par Frédéric Barberousse, elle ne supportait qu'en
frémissant le joug de l'usurpateur. En 1177, sous les yeux
de Conrad Liitzen, grand feudataire d'Allemagne, duc de
Spolète et comte d'Assise, elle institua des consuls chargés
18 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
de défendre ses intérêts. En 1198, à F avènement d'Inno-
cent ni, elle alla plus loin : elle prit les armes, et ses milices
assiégèrent, emportèrent d'assaut et rasèrent sur-le-champ
la redoutable citadelle qui depuis sa fondation avait servi
d'instrument à la tyrannie de l'étranger. Enflammée par ce
premier succès, elle releva les remparts de la ville, convia
tous les grands vassaux de l'empire à faire la paix avec elle,
et les menaça, s'ils s'y refusaient, de démolir leurs châteaux
forts. L'exécution de cette menace amena la guerre dont
nous ignorions l'origine. Une dizaine de barons, de ceux
qui, par esprit de caste, faisaient fi des sommations de la
commune, se voyant chassés de leurs terres et à la veille d'une
ruine inévitable, prirent un parti désespéré : ils se jetèrent
dans les bras de Pérouse, la rivale séculaire d'Assise. Il n'y
eut qu'une voix dans Assise pour blâmer leur déloyauté,
leur félonie, et proclamer qu'il en fallait tirer une éclatante
vengeance (1).
Si François avait été un ambitieux, il aurait épousé la
cause des grands feudataires , assurés de vaincre avec le
concours de Pérouse ; mais il n'écouta que le cri du droit
méconnu et de la justice outragée, et se rangea sous la ban-
nière communale.
L'an 1201, les milices d'Assise, plus braves que pru-
dentes, sortirent de la ville, et se portèrent, enseignes
déployées, au-devant de l'ennemi. La mêlée fut terrible ;
mais, finalement, le sort des armes fut contraire aux défen-
seurs de la commune d'Assise. Plusieurs d'entre eux périrent
sur le champ de bataille ; d'autres furent faits prisonniers
et emmenés à Pérouse. Au nombre de ces derniers il faut
compter le fils de Bernardone, « qu'on enferma parmi les
chevaliers, parce que, remarquent ses biographes, il avait
(1) CuiSTOFAKi, Histoire d'Assise, loc. cit.
CHAPITRE PREMIER. 19
les mœurs et Fallure de la noblesse (1) » . La captivité fut
longue : elle dura toute une année !
Rien n'est douloureux, à cet âge, comme la privation de la
liberté ; rien n'est froid comme les murs d'un cachot. Aussi
les jeunes seigneurs tombèrent-ils, dès les premières semaines
de leur détention, dans une profonde tristesse et un irrémé-
diable abattement. Seul, François ne perdit rien de son
égalité d'âme et de sa franche gaieté. Il essaya même de
relever, par ces bons mots qui lui étaient familiers, le cou-
rage de ses compagnons d'infortune ; mais sa tentative
n'eut pas de succès auprès de ces cœurs aigris par la défaite
et irrités par les souffrances d'une détention dont ils n'en-
trevoyaient pas la lîn. Ils s'offensèrent d'un entrain qui
contrastait si vivement avec les angoisses de leur position,
et leur mécontentement s'exhala un jour en reproches
amers. « Je vous plains, mes amis, répliqua François; pour
moi, je sais loin de partager votre désespoir. Aujourd'hui,
vous me voyez chargé de chaînes ; un jour, vous me verrez
honoré par tout l'univers (2). » Quand il parlait de la sorte,
ce n'était point chez lui fol orgueil ou vaine ostentation ; il
ne faisait que rappeler à leur souvenir la prédiction de ce
vieillard d'Assise dont nous avons parlé précédemment.
Il est probable que les jeunes chevaliers goûtèrent assez
peu ce genre de consolation. Quoi qu'il en soit, François ne
cessa de leur donner des preuves de l'esprit de charité qui
l'animait, surtout dans une circonstance que ses premiers
historiens n'ont pas manqué de relater. L'un des prison-
niers, d'un caractère porté à la violence et encore aigri par
le chagrin, ayant injurié ses camarades, tous le délais-
sèrent. Notre doux adolescent les exhorta d'abord au par-
don; puis, voyant que ses efforts n'aboutissaient à rien, il
(1) Ti-es socii, c. ii.
(2) Ibid., loc. cit.
20 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
se tourna vers le coupable, lui tint compagnie, l'apaisa et
le rendit tout à fait sociable : si bien qu'à la fin, subjugués
partant de patience et de mansuétude, tous ses compagnons
d'infortune lui vouèrent une estime et une affection sans
bornes. L'an 1202, la paix fut conclue entre les deux cités
rivales, et nos prisonniers recouvrèrent la liberté (1).
Là se termine pour François sa vie bruyante et mondaine,
cette vie qu'il appellera désormais sa « vie de péché » , pleu-
rant ces années de dissipation et remerciant Dieu de l'avoir
miraculeusement arraché aux périls du monde.
Quelques auteurs du seizième et du dix-septième siècle,
interprétant trop à la lettre cette expression du Saint : « Ma
vie de péché » , ont supposé qu'il avait imité saint Augustin
dans ses écarts, avant de l'imiter dans son retour. C'est
là une erreur manifeste que réfutent d'avance, ainsi que
nous l'avons déjà constaté, les assertions de ses plus anciens
biographes , qui étaient si bien à même de le connaître. Tous
attestent que François conserva, jusqu'à la fin de sa carrière,
son innocence baptismale ; et le Frère Léon assure l'avoir
appris par révélation. « Je vis en songe, raconte-t-il, notre
Bienheureux Père debout sur la cime d'une montagne au
milieu d'un parterre de fleurs et tenant un beau lis à la main ;
et comme je demandais quel était le sens de cette vision,
une voix céleste me répondit que ce lis était le symbole de
l'angélique pureté de François (2). »
Pureté angélique! Innocence baptismale! Que faut-il
entendre par ces expressions? Est-ce à dire que François
n'eut aucune imperfection, aucune défaillance? Ce serait
une folie de le prétendre. Un seul juste, en effet, fut impec-
cable par nature et ne tomba jamais : c'est celui devant qui
(i) Très socii, c. ii.
(2) Behnard DE Besse, De laudibus B, Fr., c. v, ms. de Turin; et Chronique
des vingt-quatre généraux. — Cf. Bonav., c, v.
' l-'-r ■
CHAPITRE PREMIER. 21
tout genou doit fléchir, le Désiré des nations, le Prince de
la paix, le Fils du Très-Haut. Une seule sainte fut impec-
cable par privilège et n'eut aucun grain de poussière sur sa
robe immaculée : c'est celle que tous les siècles invoquent
sous les titres de Mère du Sauveur, de Reine des vierges,
d'avocate du genre humain (1). Tous les autres saints ont
hérité comme nous des suites de la chute originelle; tous, à
moins d'un privilège exceptionnel, ont eu des tendances
dangereuses et subi des défaites partielles, avant d'arriver
au triomphe qui a couronné leurs combats; le fils de Bernar-
done, comme les autres. Il a donc pu se passionner à l'excès
pour les rêves de la gloire ou pour les plaisirs qu'il poursui-
vait avec la fougue de ses vingt ans, sans eii soupçonner les
périls; il a pu commettre quelques fautes légères, de ces
fautes qui' relèvent de l'esprit plus que du cœur. Mais ce
qu'affirment ses disciples, c'est que, jeune, il sut résister
aux entraînements du monde, et, dans l'âge mûr, aux sollici-
tations delà chair; ce qu'ils affirment, c'est que jamais le
souffle du vice impur ne vint ternir « le beau lis de sa virgi-
nité ». Il demeura toujours chaste. Ce fut son mérite, et
c'est ce qui projette sur son visage un si doux éclat. Ce
joyau est attaché pour toujours à sa couronne immortelle et
marque sa place dans la famille des saints.
Parmi tant de myriades d'élus, en effet, qui peuplent le
ciel, il n'y a au fond que deux sortes d'âmes, les saint Jean
et les sainte Marthe d'un côté, les saint Pierre et les sainte
Marie-Madeleine de l'autre, c'est-à-dire les âmes pures et
celles qui, ayant failli, se redressèrent et reconquirent dans
les larmes de la pénitence une beauté nouvelle. Saint Fran-
çois est du nombre des premières. Si, dans son testament et
ailleurs, il s'accuse d'avoir dissipé la fleur de sa jeunesse
(1) BoNW., Serm. II de B. V.
22
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
dans les vanités et les folies du monde, c'est qu'il parle
la langue des saints, qui ne pleurent pas seulement leurs
fautes, mais aussi les jours passés dans la tiédeur et l'oubli
de Dieu. Nous tenions d'autant plus à donner dès à présent
cette explication et à ne laisser planer aucun nuage sur
l'intégrité des mœurs du jeune François, même au milieu
du siècle, que la solution de ce point délicat emporte toutes
les splendeurs de l'avenir.
Quelle n'est pas la joie du voyageur, lorsque, après une
nuit d'orage, il aperçoit l'aube blanchissante et les premières
lueurs du matin! Telle et plus douce encore est notre émo-
tion, lorsque, nous transportant par la pensée au milieu
d'une époque si semblable à la nôtre pour les douleurs de
l'Eglise et les crimes de la patrie, nous assistons au lever de
ces grandes lumières que Dieu suspend au firmament de son
Église et qu'on appelle « les Saints » . Le Patriarche d'Assise
est une de ces lumières , la plus attrayante , la plus resplen-
dissante du moyen âge. Quoi de plus gracieux que l'aurore
de sa vie, ces merveilles qui entourent son berceau, cette
pureté de son enfance et jusqu'à ces aventures de sa jeunesse,
entremêlées de tant d'amour de Dieu et des pauvres ! Nous
pressentons que cet astre s'élancera d'un bond dans la car-
rière ouverte devant lui par la main du Créateur, et qu'il la
parcourra à pas de géant.
Médaille de VAlbei-o de Sienne.
CHAPITRE II
SA CONVERSION.
(1205-1207)
Le fils de Bernardone menait depuis plusieurs années
cette vie de plaisirs et d'affaires qui apparaissait à la jeunesse
d'Assise comme l'idéal du bonheur. La longue captivité de
Pérouse avait, il est vrai, jeté une note sérieuse dans ce con-
cert; mais, après la délivrance des prisonniers, les réunions
et les fêtes bruyantes des Cours d'amour avaient repris leur
entrain. Dieu, qui voulait arracher François à ce milieu frivole
pour donner à sa vie une direction plus haute et meilleure,
lui envoya, vers l'an 1205, une nouvelle épreuve ou, pour
mieux dire, une nouvelle grâce, destinée à le rendre plus
souple et plus docile à l'action de l'Esprit-Saint : la souf-
france ! Une longue et cruelle maladie le cloua sur un lit de
douleur, le sevra malgré lui des délices du commerce de ses
amis et, achevant l'œuvre de séparation commencée par le
malheur, changea le cours de ses pensées.
Sa première sortie nous met à même de mesurer l'étendue
de ce changement. Dès qu'il se sentit assez de force pour
marcher, il sortit de la ville, appuyé sur un bâton. Il avait
hâte, comme tous les convalescents, de reprendre possession
de la vie, de la lumière et de la société des hommes; et d'ail-
leurs, il se berçait d'une espérance qui ne nous étonne point
24 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
chez un de ces habitants de l'Ombrie, si sensibles aux beautés
de la nature. Il s'imaginait que l'air pur de la campagne, les
senteurs du printemps, les riantes perspectives de la vallée,
allaient rendre la joie à son âme et la vigueur à ses membres.
Mais, à son grand étonnement, toutes ces magnificences
qu'il avait tant de fois admirées, cette plaine si fertile, ces
vignes s'enlaçant autour des ormeaux, ces bouquets d'oli-
viers semés sur la colline, ce coucher si ravissant du soleil
qui semble embraser «de ses feux mourants le sommet des
Apennins, cette brise du soir si douce aux convalescents,
tout cela lui sembla décoloré, triste et froid (1).
Le voile était tombé : il se trouvait en face de la créature
seule, et il en sondait avec effroi le vide et le néant. Alors,
un sentiment inconnu pour lui, le désenchantement, envahit
son âme, pour ne plus le quitter pendant le reste de sa pro-
menade. Il comprit, à cette heure, que c'était folie de s'atta-
cher à des biens si fragiles, que le cœur réclame, pour être
heureux, un bien qui soit durable, une beauté qui ne se flé-
trisse pas, et que ce bien, cette beauté, ne sont autres que
Dieu. L'impression fut si vive, « qu'il s'étonnait lui-même
du changement opéré dans le cours de ses idées. Jetant un
regard sur le passé, il ne pouvait s'expliquer comment ses
compagnons de plaisir et lui en étaient venus à ce point
d'aberration de céder à la fascination des créatures et de se
laisser prendre à ce mirage trompeur (2). »
Cette impression ne s'évanouit pas, comme il arrive trop
souvent, avec le retour à la santé. Elle porta ses fruits dans
l'âme du fils de Bernardone. Il entra dès lors davantage, en
effet, dans le sérieux de la vie, se tint plus près du cœur de
Dieu et se pencha avec plus de tendresse vers la misère des
pauvres, devenus ses amis privilégiés. Ayant rencontré, à
(1) Th. de Celano, Vita prima, p. 1, c. ii.
(2) Tii. DE Gelano, loc. cit.
CHAPITRE II.
2S
quelque temps de là, un homme de guerre, noble, mais sans
fortune et misérablement vêtu, il vit ef il aima en lui la pau-
vreté du Christ, et avec cet élan spontané qui le carac-
térise, il se dépouilla de ses riches habits pour l'en revêtir à
l'instant (1).
François voit un palais rcuipli d'armes marquées du signe de la croix.
(D'après Giolto.)
« Il avait imité la charité de saint Martin jetant la moitié
de son manteau sur les épaules nues du pauvre d'Amiens;
il mérita comme lui d'être récompensé d'un acte également
(1) Tu. DE GELiNO, Vita secunda, p. 1, c. ii.
26 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
méritoire par im songe prophétique (1). » « La nuit sui-
vante (2) )' , il se trouva tout à coup transporté dans un
magnifique palais, rempli d'armes marquées du signe de la
croix. «Pour qui ces armes et ce palais? » demanda-t-il tout
hors de lui. Une voix lui répondit aussitôt : « Pour toi et tes
soldats (3)! » Dès la pointe du jour, il se leva, tout émerveillé
de cette vision et plein de confiance dans les promesses du
Seigneur; mais, encore novice dans les voies mystérieuses
de la grâce, il ne rêvait que hrillantes prouesses et hardis
coups de main (4). Les circonstances semblaient, du reste,
favoriser ses espérances et ses goûts belliqueux. C'était
en 1205. La lutte séculaire entre les Guelfes et les Gibelins
venait de se raviver au sud de la péninsule Italique, où Gau-
thier m, comte de Brienne, surnommé par ses contempo-
rains le gentil comte, c'est-à-dire le courtois et noble comte,
revendiquait au nom de sa femme la principauté de Tarente,
et au nom d'Innocent III la tutelle du jeune Frédéric II et le
royaume de Sicile usurpé par deux aventuriers allemands,
Markwald et Thiébaud. Le héros français y continuait avec
succès une campagne inaugurée parla prise de Capoue, de
Lecce (1201), de Barletta (1202); la victoire, fidèle à son
drapeau, donnait une sorte de consécration à ses droits, et
dans les provinces du nord aussi bien que dans celles du
midi, tous les esprits soucieux de l'honneur national faisaient
des voeux pour le triomphe de ses armes. Dès le principe,
toutes les sympathies de François avaient été, nous l'avons
vu, pour la cause pontificale; en 1205, après la symbolique
vision du palais, il résolut d'y apporter un concours actif.
La cause de Gauthier n'était-elle pas celle du droit et de la
(1) Tir. DE Celano, Vita secunda, p, 1, c. ii.
(2) BONAV., c. I.
(3) Tu. DE Gelano, Vita secunda, p. 1, c. ii.
(4) Id., ib. — Cf. Vita prima, p 1, c. ii; et Très socii, c. ii.
CHAPITRE II. 27
liberté? L'avenir n'était-il pas à lui? Et dès lors, quelle
gloire de combattre sous les ordres du plus loyal des gen-
tilshommes et d'être armé chevalier de sa main! Ainsi pen-
sait le fils de Bernardone. Ayant appris qu'un des plus
illustres chevaliers d'Assise allait offrir son épée au comte
de Brienne, il sollicita l'honneur de le suivre, et partit avec
lui, en brillant équipage, son petit bouclier de page au bras,
pour rejoindre l'armée pontificale dans la Fouille. Il débor-
dait de joie, annonçant à sa famille et à ses amis qu'il devien-
drait un grand prince (1).
Sa chevauchée ne fut pas longue. Il fut arrêté à Spolète,
c'est-à-dire, à une douzaine de lieues seulement d'Assise,
par un nouveau songe qui lui expliqua le sens allégorique du
premier. Dans un demi-sommeil, il entendit une voix céleste,
la même qu'il avait entendue à Assise, lui dire à l'oreille :
« François, lequel des deux peut te faire le plus de bien, du
maître ou du serviteur, du riche ou du pauvre? — C'est le
maître et le riche, répondit-il. — Pourquoi donc, reprit la
voix, délaisses-tu Dieu, qui est le maître et le riche, pour
courir après l'homme, qui n'est que le serviteur et le pauvre?»
Et François de s'écrier : « Ah! Seigneur, que voulez-vous
que je fasse? — Va, poursuivit la voix, retourne dans ta
ville natale, où tu apprendras ce que tu dois faire ; car c'est
dans un sens spirituel qu'il faut entendre la vision que tu as
eue (2). » François, comme Saul, fléchit sous le glaive du
saint amour. Sa réponse est identique à celle du grand
Apôtre; sa récompense sera la même.
Dès les premières lueurs de l'aube, le saint jeune homme,
renonçant à son voyage dans la Fouille, quitta Spolète en
toute hâte et reprit le chemin d'Assise, sans nul souci des
(1) « Scio me magnum principem affuturum. » (^Tres socii, c. ii.^ —
Th. de Gelano, Vita prima, p. 1, c. ii.
(2) Très socii, c. ii. — Cf. Tii. de Celano, Yita secunda, p. 1, c. ii.
28 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
jugements du monde et sans autre préoccupation que d'exé-
cuter les ordres du Très-Haut. A son retour, ses compa-
gnons de plaisir, non moins joyeux que surpris et ne soup-
çonnant aucun changement dans ses idées, vinrent le prier
d'être, comme parle passé, l'ordonnateur de leurs fêtes. Il les
accueillit avec sa courtoisie habituelle, et les réunit dans un
festin qui devait être le dernier. Il les traita avec une magni-
ficence princière ; mais le sourire de la joie ne fit qu'effleurer
ses lèvres : son coeur était plus haut. Après le repas, ils s'en
allèrent riant et devisant à travers les rues de la ville ; le
roi de la fête, François, marchait derrière eux, le bâton du
commandement à la main, l'âme plongée dans une profonde
rêverie. Soudain les nues se déchirent, et l'Esprit de Dieu
fond sur lui, comme la trombe fond sur le vaisseau qu'elle
surprend. La vision céleste l'inonde d'une lumière si douce
et si forte, qu'il demeure sans voix et sans mouvement. Il
raconta lui-même dans la suite que, durant cette extase, on
eût mis tout son corps en lambeaux qu'il n'en eût rien senti,
tant son âme était ravie en Dieu ! Ses compagnons, le voyant
immobile, s'approchèrent de lui avec frayeur; mais bientôt,
lorsqu'il eut repris ses sens, ils continuèrent leur frivole con-
versation et lui dirent en plaisantant : « Où donc avais-tu
l'esprit? Est-ce que tu songeais à prendre femme? — Oui,
répondit-il gravement, je veux prendre une épouse, mais la
plus riche, la plus noble, la plus belle qui fut jamais (1) ! »
Il avait en pensée la Pauvreté de l'Évangile, « restée veuve »
depuis que son premier Epoux était monté sur le gibet du
Calvaire (2).
C'était là la fiancée dont l'Esp rit-Saint venait de lui décou-
vrir l'incomparable beauté! C'était là l'épouse mystique,
trop longtemps méprisée du monde, à laquelle François
(1) Très SQcii, c. m; et Tii. de Celano, Vita secunda, p. 1, c. m.
(2) Dante, Paradis, ch. xi.
CHAPITRE II. 29
allait s'unir par des nœuds sacrés et indissolubles, pour en
faire son unique compagne, sa dame et sa souveraine!
Alors il dit adieu aux vanités du siècle et abandonna les
soucis du négoce paternel. Il éprouvait ce besoin de fuir le
tumulte des affaires, cette nécessité de se rej^lier sur soi,
qui se rencontrent daiis toute existence tourmentée, après
les grands coups de la grâce comme après les grands deuils
delà vie. Une grotte sauvage du mont Soubase, aux envi-
rons d'Assise, lui offrit ce qu'il cherchait, l'ombre, le silence
et le recueillement. Il s'y cacha pendant un mois. Là, seul
avec Dieu, il le conjurait avec larmes de lui pardonner les
années d'oubli de sa jeunesse et de diriger désormais ses pas
dans les droits sentiers de la perfection. Quand il sortait de
cette caverne, il était pâle et défait, comme s'il se fût livré
à un travail au-dessus de ses forces. En revanche, son âme
était remplie d'une joie qu'il épanchait quelquefois, en mots
voilés, dans le sein d'un ami, un des jeunes gens de son âge,
le seul qui lui fût resté fidèle. « J'ai trouvé un trésor, lui
disait-il, j'ai trouvé un trésor. « Ce trésor, dont il n'indiquait
pas la nature, c'était cette perle précieuse dont il est parlé
dans l'Évangile et pour laquelle on doit abandonner tout le
reste : c'était le royaume de Dieu, perle immatérielle dont
l'éclat cajDtivait le regard de son âme, et qu'il tenait en si
haute estime que, pour l'acheLer, il se sentait prêt à tout
vendre, atout sacrifier. Seulement, il ne savait comment en
acquérir la possession, et il priait (1) !
C'est une loi de l'ordre surnaturel que, lorsque Dieu
admet une âme aux joies de ses communications intimes, il
permette aussi aux anges dès ténèbres de s'approcher d'elle
pour la tenter : loi rigoureuse, mais parfaitement sage, qui
fait de la lutte l'indispensable élément de la victoire, agran-
(1) Th. de Celano, Vita prima,/^. 1, c. m.
30 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
dit le champ de la liberté humaine et a pour but derétabhr
dans le cœur de l'homme, en le purifiant, l'équilibre rompu
par le péché. Saint François ne fait point exception à la
règle. Favorisé de la visite des an(jes, il fut immédiatement
exposé aux assauts des démons, qui entreprirent, pour ainsi
dire, une lutte corps à corps avec lui, pour le ramener sous
ce joug- du monde qu'il venait de secouer. Tantôt ils lui rap-
pelaient à l'esprit ce qui pouvait l'enchanter, ces fêtes, ces
heures de délices où il était le roi de la jeunesse (et l'on sait
la puissance de pareils souvenirs sur une imagination de
vingt ans) ; tantôt ils le menaçaient de le rendre laid et dif-
forme. Il sut résister à la violence de leurs attaques et ne se
laissa détourner ni par leurs infâmes suggestions, ni par
leurs menaces, de la poursuite de ses généreux desseins (1).
A cette victoire sur le génie du mal succéda une appari-
tion qui fut comme la récompense]de la prière persévérante
du jeune pénitent. « Un jour qu'il redoublait de ferveur et
qu'il était tout abîmé en Dieu, le Sauveur lui apparut
attaché à la croix. A cette vue, le coeur de François se fon-
dit de douleur et d'amour, et le souvenir de la Passion s'im-
prima si avant dans son âme, qu'à dater de ce jour, à la
seule pensée de Jésus crucifié, il ne pouvait retenir ses
larmes et ses sanglots, comme il l'avoua lui-même à ses
confidents vers la fin de sa vie (2). »
Cette troisième apparition marque une dernière étape
dans les progrès d'une conversion qui commence avec la
vision du Palais, continue avec celle de la Pauvreté et
s'achève ici. Aux rayons des divines clartés, François entre-
voit sous les traits de Jésus souffrant l'idéal de toute gran-
deur; il comprend que la perfection chrétienne consiste à
suivre, d'un pas résolu, le Rédempteur gravissant la cime
(1) Très socii, c. iv; et Tu. de Gelano, Vita secunda, p. 1, c. v.
(2) Légende des trois compagnons, c. iv; et Bonav., c. ii.
CHAPITRE II, 3i
du Calvaire, sans jamais le laisser seul sous le pesant far-
deau de sa croix, et il se met généreusement en marche.
Un nouvel horizon s'ouvrait devant lui. Dès lors, nous le
voyons sortir plus souvent de sa caverne, tantôt pour dis-
courir des choses du ciel avec son unique ami, tantôt pour
se livrer aux oeuvres de charité. Distribuer aux pauvres de
l'argent, des vivres et jusqu'à ses propres vêtements ; com-
patir à leurs peines, jusqu'à n'en renvoyer aucun sans l'avoir
consolé ; secourir avec une délicatesse exquise les prêtres
indigents ; décorer les autels délaissés : voilà quelles étaient
ses occupations et ses délices ! Il était vraiment le père, le
patriarche des pauvres, selon la belle expression de saint
Bonaventure. En l'absence de son père, il chargeait la table
de pains à l'heure des repas ; et comme sa pieuse mère lui
demandait un jour : « Pour qui tant de provisions? — Mère,
répondit-il avec un sourire angélique, c'est pour les pauvres
de Dieu ; car je les porte tous dans mon cœur ! » Et Pica,
heureuse et attendrie, attachait sur son fils des regards
pleins de complaisance (1).
Cependant, toutes ces bonnes œuvres, si excellentes
qu'elles fussent, ne réalisaient pas encore l'idéal qu'il s'était
fait de la perfection chrétienne, et n'apaisaient pas sa soif
de dévouement. Il était résolu, affirment ses biographes, à
se vaincre lui-même et à s'essayer, dans une ville « où le
nom de sa famille serait inconnu (2) « , à la vie de dénue-
ment et de privations qu'il rêvait. Mais où et comment?...
Réflexion faite, Rome lui parut le théâtre le plus propice à
ses desseins. Il annonça donc à sa famille, qui n'en manifesta
aucun étonnement, son projet de faire un pèlerinage au
tombeau des Apôtres, et se mit en route. Arrivé dans la Ville
éternelle, il courut immédiatement se prosterner sur le pavé
(1) Très socii, c. m.
(2) « ïanquùui incognitus. » [Très socii, \oc. cit.)
32 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
de Saint-Pierre et y pria longtemps. S'étant relevé, il
remarqua avec peine combien étaient chétives les offrandes
des pèlerins pour l'achèvement de ce majestueux édifice.
« Eh quoi! s'écria-t-il, la dévotion s'est-elle donc refroidie à
ce point? Comment les hommes ne s'offrent-ils pas eux-
mêmes, dans un sanctuaire où reposent les cendres du Prince
des Apôtres? D'où vient qu'ils n'ornent pas avec toute la
magnificence possible cette pierre sur laquelle Jésus-Christ
a fondé son Église? » Et puisant l'argent à pleines mains
dans son aumônière, il le jeta sur le marbre du tombeau (1).
Trois siècles après, un de ses fils spirituels, le pape Sixte-
Quint, devait réaliser ses vœux, et donner à la reine des
basiliques son dernier couronnement.
Au sortir de la basilique, François aperçut une multitude
de pauvres qui imploraient la charité des fidèles. Il courut
se joindre à eux, échangea ses vêtements contre les haillons
du plus nécessiteux, et resta jusqu'à la fin du jour sur les
degrés du portique, demandant l'aumône en français (2).
Un acte si héroïque arrache à la grande âme de Bossuet ce
cri d'admiration : « Ah ! que François commence bien à
faire profession de la folie de la croix et de la pauvreté évan-
gélique (3) ! »
Le lendemain, le pieux pèlerin reprit la route del'Ombrie
et regagna promptement Assise. C'est là que le Sauveur
l'attendait pour lui manifester clairement sa vocation ; car,
par une condescendance rare, même dans la vie des saints,
il daignait se faire lui-même le précepteur et le guide de
François dans les voies spirituelles. L'heureux disciple, de
son côté, ne consultait que ce maître des maîtres ; et sachant
qu'il n'est pas bon de révéler les secrets du grand Roi, il ne
(1) Très socii, c. m.
(2) Ibid.
(3) Panégyrique de saint François d'Assise.
A genoux devant l'autel de saint Damicn, François écoute le Christ, qui lui dit
de réparer son Ejjlisc. (D'après Giotto.)
34 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
les dévoilait à personne, excepté toutefois à l'évêque d'As-
sise, son Père spirituel et le directeur de sa conscience (1).
Un matin qu'il se promenait sous les murs d'Assise, il
entra, poussé par un mouvement de l'Esprit-Saint, dans
l'église Saint-Damien, église antique et délabrée qui mena-
çait ruine. Là, seul, à genoux devant une peinture byzan-
tine représentant Jésus en croix (2), il prononça cette belle
prière, qu'il répéta souvent depuis : « Grand Dieu, plein de
gloire, et vous. Seigneur Jésus, je vous supplie de m'éclai-
rer, de dissiper les ténèbres de mon intelligence et de m'ac-
corder une foi pure, une ferme espérance et une parfaite
charité. Faites, ô mon Dieu, que je vous connaisse si bien
que je n'agisse jamais que selon vos lumières et conformé-
ment à votre sainte volonté. »
Il disait, et, les yeux baignés de larmes, il contemplait
amoureusement l'image du Sauveur, quand tout à coup le
Christ s'anime et lui adresse par trois fois ces mystérieuses
paroles : « Va, François, et répare ma maison, que tu vois
tomber en ruine (3). » Il ne peut douter que cette voix ne
soit partie du ciel; mais sous le coup d'une émotion dont il
n'est pas maître, il demeure quelque temps immobile,
éperdu, pâle d'effroi : tant il est naturel à l'homme déchu
d'avoir peur de Dieu ! Revenu à lui et prenant à la lettre les
ordres du Tout-Puissant, il sort en toute hâte pour les
mettre à exécution. A la porte de l'église, il rencontre le
prêtre qui la desservait, don Pietro (c'est le nom que lui
donne Wadding) : « Don Pietro, lui dit-il en lui présentant
sa bourse, prenez cet argent pour acheter de l'huile, et
entretenez une lampe devant l'image du Christ (4). » Et
sans lui donner d'autre explication, il s'en va, rentre à la
(1) Trex socii, c. m.
(2) C'est une toile appliquée sur bois.
(3) Très socii, c. v; et Tu. de Celano, Vita secunda, p,A, c. vi.
(4) Très socii, c. v.
CHAPITRE II. 35
demeure paternelle, saisit un paquet d'étoffes précieuses,
monte à cheval, court à Foligno, y vend cheval et marchan-
dises, et rapporte aux pieds du prêtre le produit de cet
« heureux négoce (1) «.
Le chapelain accéda au désir que lui témoigna François
de demeurer quelques jours chez lui ; mais redoutant la
colère de Bernardone, il refusa l'offrande du jeune homme.
Et le saint, ne faisant pas plus de cas de cet or, devenu
inutile, que de la poussière du chemin, le jeta avec mépris
sur un des meubles du sanctuaire (2).
Les âmes qui aspirent à la perfection et se proposent de
se consacrer à Dieu doivent s'attendre à voir toutes les
puissances de ce monde et de l'enfer se soulever contre
elles. La persécution s'attache immédiatement à leurs pas
et semble être devenue leur apanage naturel; mais, ajoutons-
le tout de suite, elle devient en même temps un de leurs
plus beaux titres d'honneur : n'est-elle pas un héritage
sacré, l'héritage du Calvaire ? Cette nouvelle gloire ne man-
quera pas au fils de Bernardone, et elle lui viendra d'abord
de sa propre famille.
Pierre Bernardone était absent depuis plusieurs mois
pour ses affaires commerciales. Apprenant, au retour de
son voyage, la conduite, les aumônes et surtout le brusque
changement de vie de son fils aîné, il fut outré d'indignation
et courut sur-le-champ à Saint-Damien avec quelques-uns de
ses amis. Au bruit de leurs pas et de leurs voix menaçantes,
François, encore peu aguerri dans ce genre de combats, eut
peur : il s'enhiit et se cacha dans la chambre de son hôte (3).
Après leur départ, il alla se réfugier dans une caverne,
sans doute celle que lui rendait chère et sacrée l'apparition
(1) BONAV., C. II.
(2) Très socii, c. vi.
(3) Tu. DE Celako, Vita prima, p. 1, c. v.
36 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
de Jésus en croix. L'antre obscur qui l'abritait n'était connu
de personne, excepté d'un des serviteurs de la maison, qui
lui portait chaque jour en secret les aliments nécessaires; en
vertu de quels ordres? Les biographes ne le disent pas.
Mais comment s'y méprendre et ne pas saluer, derrière le
visage du serviteur dévoué, la suave et fortifiante image de
celle qui l'envoie, l'oeil vigilant d'une mère, le cœur tendre
et compatissant de Pica? A part cette visite furtive, une
solitude absolue enveloppait de son ombre les journées du
jeune fugitif, qui, pendant un mois, n'osa sortir de sa prison
volontaire.
La solitude est une puissante éducatrice ; elle rapproche
de Dieu, épure le cœur, trempe le caractère et prépare la
race des vaillants. Elle fut pour le fils de Bernardone le
seuil de l'action. Il en sortit transformé, se reprochant tout
haut ce qu'il nommait « sa couardise et sa lâcheté », et
décidé à prendre sa revanche, c'est-à-dire, à remplir coûte
que coûte, sans se laisser arrêter par les oppositions du
siècle, la mission dont il avait conscience d'être investi (1) :
semblable au soldat qui, après avoir réparé ses forces,
reprend les armes et recommence la lutte avec une nou-
velle ardeur. Il reparut donc dans Assise, le visage pâle
et défait, les joues creusées par ses pleurs continuels,
mais sans crainte, le cœur haut et fier, avec l'énergie
d'un preux chevalier du Christ. A son aspect, la foule
s'arrêta, muette d'abord d'étonnement et de pitié; puis,
aussi mobile que les flots de la mer, éclatant tout d'un
coup en murmures, en railleries, en rires méprisants,
elle jeta des pierres à cette idole qu'elle avait naguère por-
tée sur le pavois et que la veille encore elle adorait. « Il
est fou! » cria-t-on de toutes parts. inconstance de la
(1) Tu. DE Celano, Vita prima, ip. i, c, v; et Très socii, c, vi.
CHAPITRE II. 37
faveur populaire! Et, chose navrante à redire! au premier
rang des insulteurs du saint jeune homme se trouvaient ses
anciens compagnons de plaisir. Pour lui, il poursuivait
tranquillement son chemin au milieu de ces huées, répon-
dant aux acclamations par le silence, aux injures par le par-
don, à la haine par l'amour. Il était fou, non de la manière
qu'on pensait, mais de cette sublime folie de la croix qui a
sauvé le monde (1).
Bernardone ne tarda pas à être informé de ce qui se pas-
sait. Cette nouvelle fut pour lui comme un coup de poi-
gnard, et cela se conçoit. Un père est chatouilleux à l'excès
sur tout ce qui touche à l'honneur de ses enfants; comment
supporterait-il qu'ils soient tramés dans laboue et deviennent
l'objet de la risée publique? Bernardone accourt donc sur la
place, mais avec tous ses préjugés : il ne vient pas pour
défendre son fils et l'arracher à cette sorte d'émeute, mais
pour mettre un terme à ce qu'il nomme un scandale. L'oeil
en feu, les lèvres frémissantes de colère, il se jette sur lui,
l'accable de coups et de reproches, sans garder aucune
mesure, le somme, au nom de l'autorité paternelle, de
cesser enfin de pareilles extravagances ; et le voyant insen-
sible aux menaces comme aux prières, il l'entraîne à la
maison, l'enferme dans un obscur cachot et jure de l'y lais-
ser jusqu'à ce qu'il ait changé de vie (2). Les compagnons
du Saint, qui laissent percer une vive émotion en racon-
tant cet acte de violence, ajoutent que toutes ces rigueurs
n'aboutirent qu'à un seul résultat : affermir et faire éclater
la vertu du jeune captif. A tous les outrages de son père,
il n'opposa, en effet, qu'une douceur inaltérable, heu-
reux de souffrir pour la justice, uniquement désireux d'ac-
complir l'œuvre de Dieu, et se contentant de répéter pour
(1) Th. de Cklano, Vita prima, p. 1, c. v.
(2) Très socii, c. vi.
38 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
sa défense ce que le Prince des Apôtres avait répondu aux
magistrats de Jérusalem : « Il vaut mieux obéir à Dieu
qu'aux hommes. »
Nous ignorons combien de temps dura sa captivité (il est
probable qu'elle ne se prolongea pas au delà d'un ou deux
mois); mais nous savons comment la Providence y mit fin.
Pica, silencieuse et désolée, souffrait autant que son fils des
mauvais traitements qu'on lui infligeait. Usant de ce pou-
voir de médiation qui dans la famille appartient naturelle-
ment à la mère, elle tenta d'amener une réconciliation entre
deux êtres qu'elle chérissait également. L'entreprise était
difficile. Le premier des deux auquel elle s'adressa, Bernar-
done, ne voulut rien entendre. Rebutée de ce côté, elle ne
perdit pas courage et se tourna vers le pauvre prisonnier.
Profitant un jour de l'absence de son mari, elle pénètre
dans le cachot, s'assied aux côtés de François et cherche,
dans un long entretien et par les motifs les plus pressants,
à le déterminer à rentrer dans la vie de famille. Elle déploie
toutes les ressources de la tendresse maternelle ; mais larmes
et caresses, tout est inutile, et le jeune prisonnier lui oppose
victorieusement la volonté du Très-Haut manifestée par les
paroles du crucifix miraculeux. A la fin, comprenant, avec
ce tact et cette rapidité d'intuition dont le Créateur a doté
la femme, qu'elle a devant elle une vocation évidemment
surnaturelle, et pensant qu'il serait impie d'aller contre les
desseins de Dieu, elle prend une décision aussi sage que
hardie : elle brise les liens du captif, lui ouvre les portes de sa
prison, et, après l'avoirtendrement embrassé, le laisse suivre
en toute liberté la voie extraordinaire où Dieu l'appelle (1).
Elle avait agi en mère, et en mère chrétienne.
François rendit grâces à Dieu de sa délivrance, remercia
(1) Très socii, c. vi.
CHAPITRE II. 39
Pica, qui en avait été rinstrument, et retourna sur l'heure
à l'église de Saint-Damien. Pierre Bernardone, à son retour,
se répandit en sanglants reproches contre sa femme. « Pour-
quoi soutenir votre fils? s'écria-t-il. Il ruine notre maison
par ses prodigalités et la déshonore par ses folies! J'irai
moi-même le chercher et le ramènerai parmi nous, ou le
chasserai du pays. » Et il courut tout en colère à Saint-
Damien. Ainsi, par un contraste qui n'est que trop fréquent,
lui qui avait fermé les yeux sur les profusions de François
encore mondain et qui lui avait permis de s'équiper bril-
lamment pour aller guerroyer au loin sous les ordres du
comte de Brienne, ne pouvait souffrir que ce même fils, une
fois converti, fît des aumônes, ni qu'il se consacrât au ser-
vice de Dieu !
Le saint jeune homme ne s'enfuit pas cette fois; il se pré-
senta bravement devant son père, écouta ses plaintes et lui
répondit avec une respectueuse fermeté : « Trêve aux"
injures et aux menaces! Je les compte pour rien et suis prêt
à tout souffrir pour le nom de Jésus-Christ. » Bernardone,
le voyant inébranlable dans ses résolutions et semblable au
rocher contre lequel les vagues de la mer viennent se briser
inutilement, ne songea plus qu'à rentrer en possession du
prix des étoffes et du cheval. Il retrouva l'argent sur le
meuble où François l'avait jeté, le saisit d'une main avide
et s'en retourna, le dépit dans l'âme, furieux de n'avoir
réussi qu'à moitié. Chemin faisant, le démon de la cupidité
lui suggéra la pensée d'arracher à ce fils rebelle une renon-
ciation complète et juridique à sa part d'héritage; et Ber-
nardone, cédant à cette tentation, alla porter plainte contre
lui, d'abord devant les magistrats dont François déclina la
compétence, puis devant l'évêque d'Assise (1).
(1) Très socii, c. vi.
40 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
L'évêque, qui était alors don Guido Secondi, cita le pré-
tendu coupable à son tribunal. François respectait trop
l'autorité pour résister un seul instant à pareille sommation.
« Oui, répondit-il aux envoyés, j'irai trouver l'évêque,
parce qu'il est le père et le pasteur des âmes. » Le digne
prélat, qui avait eu plus d'une fois l'occasion d'apprécier le
mérite et les vertus de l'accusé, le reçut avec la bonté d'un
père bien plus qu'avec la sévérité d'un juge. « Mon fils, lui
dit-il, ton père est grandement irrité contre toi. Si tu veux
servir Dieu et accomplir toute justice, rends-lui l'argent qui
lui. appartient. Aie confiance en Dieu, agis francliement, ne
crains pas. Dieu sera ton aide et daignera pourvoir à tes
besoins, pour le bien de son Église. » Encouragé par ces
paroles, François se lève; et dans un transport de ferveur,
comme enivré de l'Esprit-Saint, il réplique en ces termes :
« Seigneur évêque, je rendrai à mon père tout ce qui est à
lui, et même les vêtements que je porte. » Aussitôt il se
retire dans une chambre voisine, se dépouille de ses liabits
et revient, la chair recouverte seulement d'un ciliée , les
déposer aux pieds du prélat; puis il s'écrie d'un ton inspiré
qui fait tressaillir tous les assistants : « Ecoutez et compre-
nez : jusqu'à ce jour j'ai appelé Pierre Bernardone mon père ;
désormais je puis dire hautement : Notre Père qui êtes aux
cieux, dans le sein duquel j'ai déposé tous mes trésors et
placé toutes mes espérances (1). »
Les témoins de cette scène ineffable pleuraient d'atten-
drissement et d'admiration. L'évêque était, lui aussi, visi-
blement ému, et de grosses larmes coulaient sur son visage.
Il descendit de son siège, couvrit de son manteau la sublime
nudité du Saint, et lui ouvrant ses bras, le tint longtemps
pressé sur sa poitrine. Gomme la mère de François, il com-
(1) Très socii, c. vi.
CHAPITRE IL
41
prit, en présence d'un sacrifice si héroïque, que Dieu con-
duisait ce jeune homme par des voies extraordinaires ; il
l'assura de son dévouement et de sa protection, et lui promit
une large part dans ses affections.
On apporta le manteau d'un pauvre paysan qui était au
service de l'évêque; François l'accepta avec reconnaissance,
y traça une croix blanche avec du mortier, et s'éloigna,
En présence de l'évêque d'Assise, François renonce à l'héritage paternel.
(D'après Giotto.)
dépouillé de tout, le plus pauvre, mais aussi le plus joyeux
des hommes, heureux de n'avoir d'autre bien que Dieu, de
n'attendre rien que de Dieu, de ne rien recevoir que pour
l'amour de Dieu (1)! « Oh! la belle banqueroute que fait
aujourd'hui ce marchand ! homme digne d'être écrit dans
le livre des pauvres évangéliques et de vivre dorénavant sur
les fonds de la Providence (2) ! »
C'était au mois d'avril 1207. François avait alors vingt-
(1) Très socii, c. vi ; et BoNW., c. ii.
(2) BOSSUET.
42
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
cinq ans (1) : vingt-cinq ans, c'est-à-dire l'âge où l'homme
prend possession de lui-même, l'âge des courageuses réso-
lutions et des sacrifices irrévocables !
(1) Bernard de Besse, de Laudibus B. Fr.,Ms. de Turin; Jourdain de Giano,
Chi-onique, p. 2; et Vincent de Beauvais, Miroir historique.
^^l/^^ru/
La cordelicrc de sainl François et le vol du cygne.
(Château de Blois.)
CHAPITRE III
SA VOCATION.
(1206-1209)
Libre de toute entrave, joyeux comme le passereau
échappé au filet du chasseur, François cherchait les lieux
solitaires pour mieux entendre la voix de Celui qui l'appe-
lait. Il parcourait les bois et les montagnes situés au nord
d'Assise; et sous l'action du feu divin qui l'embrasait, sou-
vent il chantait. Il était beau de l'entendre alterner des
cantiques français avec ce cri de reconnaissance du saint roi
David : « Merci, mon Dieu, d'avoir rompu mes chaînes !
Je vous offrirai en retour un sacrifice de louanges et bénirai
votre saint nom (1). » Des voleurs le rencontrèrent et lui
demandèrent : « Qui es-tu? — Je suis le héraut du grand
Roi «, répliqua-t-il avec un accent prophétique. « C'est un
pauvre fou! « crièrent ensemble les bandits ; et après l'avoir
cruellement battu, ils le jetèrent dans une fosse remplie de
neige , et lui adressèrent cet adieu ironique : « Reste là,
chétif héraut de Dieu ! » Les voleurs une fois partis, il sortit
de la fosse, tout rayonnant d'allégresse, et reprit ses chants
et ses prières (2).
Il alla frapper à la porte d'un monastère voisin, y
(1) Ps. cxv.
(2) Th. de Gelano. Vita prima, p. 1, c. vu.
44 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
demanda l'aumône et y demeura quelques jours, employé
aux plus vils offices de la cuisine. De là il se rendit à Gubbio,
où l'un de ses amis de jeunesse, — dont les archives de cette
ville nous livrent le nom, Frédéric Spadalunga (Longue-
Épée) (1), — prenant en pitié sa misère et ses haillons, lui
donna le costume ordinaire des ermites : une tunique courte,
une ceinture de cuir, des souliers et un bâton (2). C'est sous
cet habit de pénitence qu'il se consacra, l'espace de deux
ans, au service des déshérités de la terre et surtout des
lépreux.
Aujourd'hui que la lèpre reparaît et sévit avec une nouvelle
fureur sur plusieurs points du globe, à Lahore, à Cuença,
aux îles Molokaï, il ne sera pas sans intérêt d'examiner sous
quel point de vue le moyen âge envisageait ce fléau et ce
qu'il tenta pour le conjurer (3),
Cette horrible maladie, qui recouvre de pustules et
d'écaillés sanglantes tout le corps de ses victimes , revêtait
alors un double caractère : elle était à la fois contagieuse et
sacrée; contagieuse, par suite d'un mystérieux arrêt de la
justice divine; et sacrée, à cause du rôle symbolique qu'elle
joue dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Isaïe n'avait-il
pas représenté le Messie comme un lépreux frappé de Dieu
(1) Archives de la cathédrale de Gubbio. V. Lipsin, Comp. liist. S. Fr. et
Annales franciscaines, juillet 1891.
(2) Th. de Celano, Vita prima, p. 1, c. vu.
(3) Que n'ont pas dit Michelet et les romanciers de son école sur la lèpre et, à
propos de la lèpre, contre le catholicisme, qu'ils déclarent responsable desravajjes
de ce fléau? Peintures fantaisistes, accusations mensongères, qu'un érudit impar-
tial, Abel Lefranc, vient de mettre à néant par la simple publication des statuts
de la maladreric de Noyon au treizième siècle {^Mémoires de la Société acadé-
mique de 5atHf-ÇueH<Ju), analysés dans l'Univers, n" du 11 mars 1890! « On
s'est plu, écrit-il, à représenter les léproseries comme un séjour effrayant où ne
vivaient que des malheureux soumis aux règles les plus dures et les plus impi-
toyables... Leur situation ne fut ni si sombre ni si terrible. » Elle était même
souvent enviée! Les faits sont une réponse excellente aux calomnies de la libre
pensée; mais les saint François, les saint Louis, les Damien de Veuster y ont
opposé une réfutation plus éloquente encore, celle d'un dévouement aussi persé-
vérant que désintéressé.
CHAPITRE III. 45
et humilié? Et le Messie lui-même , durant sa vie mortelle,
n'eut-il pas pour les lépreux la plus prévenante tendresse?
Crainte et vénération, tels sont les deux sentiments dont
s'inspirèrent ces siècles de foi. Le sentiment de répulsion
qu'inspire naturellement la vue des plaies de ces infortunés
faisait place à une sorte de dévotion puisée aux divines clar-
tés de la religion. On les appelait les malades du bon Dieu,
les pauvres du bon Dieu.
Ces grands maudits du paganisme étaient devenus , au
soleil de l'Europe chrétienne, une caste bénie, une caste
privilégiée. Us formaient une corporation placée sous l'au-
torité immédiate de l'évêque. Celui-ci, en recevant l'anneau
et la crosse, acceptait en même temps et remplissait de grand
coeur la charge de pourvoir à leurs besoins.
Les fidèles, découvrant, eux aussi, soùs leur visage
ensanglanté l'adorable face du Rédempteur, ne passaient
jamais à côté de leur hutte sans déposer une obole dans leur
sébile et sans se recommander à leurs prières. Les barons et
les nobles dames dotaient richement les maisons qui abri-
taient leur douleur ; et, chose plus admirable encore! l'Église
enfantait des légions de chevaliers et de vierges pour les
mettre à leur service : les chevaliers de Saint-Lazare , qui
avaient un lépreux pour grand maître, et les Sœurs hospita-
lières de Saint-Jean de Jérusalem.
Cette dévotion « aux malades du bon Dieu » se répandit,
avec la lèpre elle-même, d'Orient en Occident. Toutefois,
si populaire qu'elle fût au temps des croisades, le fils de
Bernardone, avant sa conversion, éprouvait pour les lépreux
une répugnance invincible; au seul aspect de leur voile
blanc, au son de leur crécelle, il frissonnait d'horreur et
s'enfuyait dans une autre direction. Rien de plus admirable
que de voir comment Notre -Seigneur se charge de le
redx'esser et de l'instruire, et comment il finit par asseoir le
46 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
règne de la grâce sur les ruines de la nature. Les premières
communications surnaturelles remontent à l'année 1206.
Peu de temps après la vision de Spolète et un an environ
avant la scène du palais épiscopal, le saint jeune homme,
étant en oraison, entendit la voix du Rédempteur qui lui
disait : « Mon fils, situ veux connaître ma volonté, il faut
que tu méprises et que tu haïsses ce que tu as aimé et désiré
selon la chair. Que ce nouveau sentier ne t'effraye point ;
car, si les choses qui te plaisent doivent te devenir amères,
celles qui te déplaisent te paraîtront douces et agréables (1). »
Il eut bientôt occasion de mettre en pratique les leçons
du divin Maître. Gomme il chevauchait dans la plaine qui
s'étend au pied d'Assise, il aperçut un lépreux qui s'avan-
çait vers lui. A cette rencontre inattendue, un grand com-
bat se livra dans son âme. Sa première pensée fut de rebrous-
ser chemin ; mais bientôt, se reportant aux projets de
perfection qui le préoccupaient déjà, et se souvenant que la
plus glorieuse en même temps que la plus difficile des
victoires , c'est de se vaincre soi-même , il surmonte son
dégoût, descend de cheval, s'approche du lépreux, et lui
remet une obole en lui baisant la main. Puis, étant remonté
à cheval, il cherche du regard le cher pauvre du bon Dieu ;
mais c'est en vain : il se voit seul au milieu de cette plaine
immense et poursuit sa route, plus joyeux encore qu'é-
tonné (2). Le Sauveur des hommes ne s'était-il pas montré
plus d'une fois sous la figure d'un lépreux ?
Mais dans cette rencontre inopinée, il y avait eu un
moment d'hésitation, et dès lors il semblait au fils de Ber-
nardone que la victoire avait été incomplète. Résolu à aller
jusqu'au bout dans cette voie, il voulut quelques jours
après recommencer l'épreuve. Cette fois, il prit les devants.
(1) T]-es socii, c. iv.
(2) Ibid., loc. cit.
CHAPITRE III. 47
Il se rendit à l'hôpital des lépreux , les fit tous assembler et
leur remit à chacun une aumône, en leur baisant la main.
« En ce moment-là, ajoutent les trois compagnons, il se
sentit remué jusqu'au fond des entrailles et transformé en
un autre homme (1). » C'est, du reste, ce qu'il affirme lui-
même dans son testament, en tête duquel il écrit les lignes
suivantes : « Voici comment le Seigneur me fit la grâce de
commencer à faire pénitence. Lorsque j'étais dans ma vie
de péché, le seul aspect des lépreux soulevait dans tout
mon être une répugnance invincible. Mais le Seigneur me
conduisit vers eux, et j'exerçai la charité à leur égard; et
quand je me retirai, ce qui m'avait paru amer se changea
pour moi en douceur pour l'âme et pour le corps (2). »
Baiser la main d'un lépreux! Cet acte, répété dix fois,
vingt fois, avec la même aisance, sans affectation, sans for-
fanterie, nous en dit long sur le courage de celui qui en était
capable. Quand on triomphe ainsi de soi-même, on est
maître de l'univers.
Pourtant, l'héroïque jeune homme n'avait pas encore
quitté le monde, et sa marche était gênée par les intérêts et
les préoccupations delà terre. Mais l'année suivante (1207),
lorsqu'il eut fait devant l'évêque d'Assise l'abandon public,
absolu, de son patrimoine, il donna un libre essor à ses désirs
de sacrifice et de dévouement. Nous avons vu qu'en sortant
du palais épiscopal, il s'était rendu à Gubbio. Dans cette
ville, il ne se contenta pas de visiter les léproseries ; il fit ses
délices, selon la remarque du Docteur séraphique, d'habiter
ces hôtels de la douleur, soignant les corps dont il nettoyait
les plaies purulentes, et les âmes dont il consolait les longs
désespoirs. On ne saurait dire combien il aimait ses malades.
Jamais il ne les quittait sans leur avoir adressé une de ces
(1) T]-es socii, c. iv.
(2) Ibid., loc. cit.; et Testant. S. Fr.
48 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
paroles du cœur qui sont plus douces que tous les secours.
C'est ainsi qu'il se préparait à devenir le médecin des
âmes (1). Le Très-Haut récompensa cette charité par le
don des miracles. Voici le premier et peut-être le plus écla^
tant de ces prodiges. 11 est tiré du même biographe, qui
déclare l'avoir choisi entre cent autres du même genre.
« Un habitant du duché de Spolète était atteint d'un
affreux cancer qui lui rongeait la bouche et les joues. En
vain il avait eu recours à l'habileté des médecins ; en vain il
était allé à Rome prier sur le tombeau des Apôtres : la plaie
augmentait de jour en jour. Ayant entendu parler de Fran-
çois, il vient trouver le serviteur de Dieu. Il veut se proster-
ner à ses pieds, mais François l'en empêche, le serre dans
ses bras. et le baise au visage. prodige! l'horrible mal
disparaît sous les lèvres du Saint, et la guérison si longtemps
demandée est enfin obtenue. En vérité, s'écrie le narrateur
ému, je ne sais ce qu'on doit le plus admirer, d'un tel baiser
ou d'une telle guérison (2). »
La dévotion aux lépreux, une dévotion tendre, héroïque:
tel est donc le cachet distinctif de la conversion de Fran-
çois ; il le gardera toute sa vie et l' étendra à tout son
Ordre. Disons-le tout de suite ici, son exemple franchira
les grilles du cloître et les limites de l'Ombrie, se répandra
au loin comme un parfum de suave odeur, et ranimera la
ferveur, même au milieu du siècle. Une légion d'âmes
héroïques se lèvera sur ses pas, et l'on verra les Louis IX de
France et les Henri liï d'Angleterre, les Elisabeth de Hon-
grie et les Angèle de Foligno marcher sur ses traces et
comme lui se faire un honneur de soigner « les malades du
bon Dieu ».
On croit communément qu'il ne passa guère plus d'un
(1) BONAV., C. II.
(2) Jd.) ibid.
CHAPITRE III. /<-9
mois dans la léproserie de Gubbio, et qu'il s'achemina de
nouveau vers Assise dans le courant du mois de mai 1207.
La voix du crucifix miraculeux retentissait nuit et jour à ses
oreilles, et il se sentait pressé d'exécuter l'ordre qu'il avait
reçu de restaurer l'église Saint-Damien. Qui pourrait
dépeindre son émotion, quand il revit les murs de cette ville
natale qu'il avait naguère éblouie par l'éclat de son opu-
lence et où il avait appris à connaître l'inconstance et l'in-
gratitude du monde?... Mais faisant taire tous les souvenirs
d'autrefois et foulant aux pieds tous les conseils delà sagesse
humaine, il y entra comme les prophètes de l'ancienne
loi rentraient dans l'ingrate Jérusalem : il s'en alla par les
rues, publiant les grandeurs de Dieu et les souffrances de
l'Église, mendiant des pierres pour l'amour de Jésus-Christ
sans affectation, mais aussi sans honte, et disant avec une
admirable simplicité : « Qui me donnera une pierre aura
une récompense 5 qui m'en donnera deux en aura deux; qui
m'en donnera trois en aura trois (1). »
Grand fut alors l'émoi dans toute la cité. Parmi ses com-
patriotes, les sentiments étaient fort partagés : les uns le
poursuivaient de leurs injures et de leurs railleries ; les autres
passaient sans lui répondre; d'autres, enfin, pensant qu'on
ne pouvait attribuer qu'à Dieu un si complet changement
de vie, l'aidaient de leurs propres mains ou de leurs
aumônes à relever les ruines du sanctuaire de Saint-Damien.
Pour lui, il recevait avec une égale reconnaissance les
affronts et les offrandes, les affronts pour le bien de son âme,
et les offrandes pour la restauration du vieux monument.
On vit alors ce jeune homme de bonne famille, habitué aux
délices de la vie, porter sur ses épaules, comme un ma-
nœuvre, les matériaux nécessaires à la construction. Il tra-
(1) Très socii,c. vu. ,
50 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
vaillaitsans relâche, si bien que ses membres, exténués par
les jeûnes et les rigueurs de la pénitence, ployaient sous le
fardeau. Le prêtre qui desservait cette église (c'était toujours
don Pietro) eut pitié de lui ; et, malgré son peu de res-
sources, il lui préparait un bon repas à la fin de ses jour-
nées. François accepta d'abord cette généreuse hospitalité;
mais au bout de quelques jours, il se fit ces réflexions :
« François, trouveras-tu partout un prêtre qui t'accueille
aussi cordialement? Est-ce là, du reste, cette pauvreté que
tu as choisie pour ta compagne? Non. Va-t'en désormais
mendier de porte en porte, à la façon des pauvres, une
écuelle à la main, pour recueillir les restes qu'on te don-
nera; car c'est ainsi que tu dois vivre pour l'amour de Celui
qui est né pauvre, a vécu dans la pauvreté, a été attaché nu
sur la croix et a été enseveli dans un tombeau d'emprunt. »
Le lendemain, il va quêter sa nourriture, et s'assied dans la
rue pour prendre son repas. A l'aspect de ce mélange dégoû-
tant, il sent la nature se révolter et détourne ses regards par
un mouvement instinctif; mais aussitôt, triomphant de cette
répugnance comme il a triomphé des autres, il se met à
manger avec plaisir. Il déclara depuis qu'il n'avait jamais
eu de plus délicieux festin. Le soir, il dit d'un air enjoué à
don Pietro : « Ne vous mettez plus en peine de ma nourri-
ture; j'ai trouvé un excellent économe, un habile cuisinier,
qui sait mieux que personne assaisonner les mets (1). »
Il est encore parlé ici de Pierre Bernardone, et c'est
pour la dernière fois dans le cours de cette histoire ; hélas !
nous devons ajouter que ce n'est point à sa gloire. Ne com-
prenant rien aux mystérieux appels de la grâce, ni aux
saintes folies de la croix, il était exaspéré^ de voir son fils
vêtu en mendiant et devenu le point de mire des traits, tou-
(1) Très socii, c. vu; et Tu. de Gelano, Vita secunda, p. 1, c. ix.
CHAPITRE III. 5f
jours acérés, de la malignité publique. Le rencontrait-il sur
son chemin, il se détournait d'un air courroucé; quelquefois
même, il allait jusqu'à le maudire. Le cœur se serre à cette
pensée! Sans doute le ciel ne ratifiait point les malédic-
tions du père ; mais elles n'en faisaient pas moins à l'âme
tendre et sensible du fils une profonde blessure, la plus
cruelle peut-être qu'il ait jamais ressentie. Pour mettre un
baume sur cette plaie saignante, il arrêta un vieux men-
diant au cœur simple et droit, et lui dit : « Viens, je serai
ton fils ; chaque fois que mon père selon la nature me mau-
dira, toi, mon père adoptif, tu me donneras ta bénédic-
tion. » Et le vieillard accéda avec empressement à cette
demande (1).
Ange, l'unique frère du Saint, semble avoir hérité à la
fois de la fortune et de la dureté paternelles : qu'on en juge
par le trait suivant. Par une froide journée d'hiver, notre
Bienheureux était en prière dans une église, grelottant de
froid sous son vieil habit d'ermite. Ange, passant près de
lui, dit en se moquant à l'un de ses amis : « Va le prier de
te vendre quelques gouttes de sa sueur! — Non, répliqua
François en langue française, je ne vendrai pas ma sueur
aux hommes; je la vendrai plus cher à Dieu (2). »
Au milieu de tant d'épreuves, notre Saint continuait son
œuvre avec courage, en prévision de l'avenir. « Venez,
criait-il aux passants, aidez-nous à finir; car vous verrez
fleurir ici un monastère de pauvres dames, dont la sainte
vie et la réputation feront glorifier le Père céleste dans
toute l'Église. » Prophétie qui se réalisa cinq ans après,
lorsque Claire et ses compagnes vinrent se fixer en ce
lieu (3).
(1) Tressocii, c. vn. — Cf. Tu, de Gel\no, Vita secunda, p. 1, c. vu.
(2) Ibid.
(3) Ibid. ■■■■ ■ .C-... • ; :■:-:. .. :...
52 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
C'est ainsi que Fi^ançois acheva ramiée 1207, dans le
travail, la prière et le dénuement le plus absolu. Après
l'église Saint-Damien, il entreprit de réparer deux autres
sanctuaires, situés, comme le premier, aux portes d'Assise.
L'un était dédié à saint Pierre; et notre Bienheureux, qui
avait une dévotion très tendre pour le Prince des Apôtres,
voulut ouvrir l'année 1208 par la restauration de cet
édifice, restauration qui ne lui demanda que fort peu de
temps, grâce aux abondantes aumônes de ses conci-
toyens. L'autre était une chapelle fort pauvre et très
ancienne. Bâtie l'année 352 par de saints ermites, venus
de la Palestine, successivement occupée, à partir de 516,
par les moines du Mont-Cassin, de Cluny et de Cîteaux, on
l'avait tour à tour nommée Sainte-Marie de Josaphat, à
cause d'une précieuse relique du sépulcre de la sainte
Vierge ; puis la Portioncule, parce qu'elle s'élevait sur une
parcelle de terrain qui appartenait aux Bénédictins du
mont Soubase; enfin, Notre-Dame des Anges, en raison des
apparitions célestes dont elle était fréquemment le théâtre.
Lieu de pèlerinage autrefois célèbre, mais pour le moment
abandonné, elle tombait en ruine, et ses murailles déla-
brées servaient de refuge aux pâtres et aux troupeaux
dans la mauvaise saison. Notre Saint déploya toutes les
ressources de son zèle pour arracher à l'oubli des peuples
et aux outrages du temps un sanctuaire si vénérable.
Avant la fin de l'année 1208, il l'avait rendu à son culte
séculaire, et l'avait rétabli dans sa primitive splendeur.
Cependant sa tâche n'était qu'ébauchée; car, selon la
judicieuse réflexion, de ses historiens, ces trois temples
n'étaient que la figure des trois Ordres qu'il était appelé à
fonder (1).
(1) Très sociiy c. xiv; et Bonav., c. ii.
CHAPITRE III. 53
De ces trois sanctuaires, — soit souvenir du passé, soit
pressentiment de l'avenir, — l'iiomme de Dieu préférait la
Portioncule : c'était son oratoire de prédilection et sa
demeure habituelle. Prenant la Reine des Anges pour son
avocate, humblement agenouillé devant son image, il la
suppliait nuit et jour de lui faire connaître les voies
de la perfection évangélique où il devait marcher. Car, .
depuis deux ans, il suivait, il est vrai, tous les mouvements
de la grâce, mais sans avoir aucun pressentiment de sa
véritable vocation, semblable à ces marins audacieux qui
voguent sans crainte sur les flots d'un océan inexploré, mais
qui cherchent un port où ils puissent jeter l'ancre. Ce port
tant désiré. Dieu le lui montra enfin; voici dans quelles cir-
constances.
Le 24 février 1209, — fête de l'apôtre saint Mathias, —
François, à genoux dans son sanctuaire favori, assistait au
saint sacrifice de la messe qui y était offert sur sa demande.
A l'évangile, lorsque le célébi-ant eut lu ces paroles :
« Allez, ne portez ni or, ni argent, ni monnaie dans votre
bourse, ni sac, ni deux vêtements, ni souliers, ni bâton», l'in-^
telligence du jeune pénitent en fut vivement frappée. Après
la messe, il en demanda l'explication au prêtre, et dès qu'il
eut appris que c'étaient les instructions données par Notre-
Seigneur à ses disciples pour les former à la vie aposto-
lique, il tressaillit; son regard s'illumina, sa figure devint
radieuse : « Voilà ce que je cherchais! s'écria-t-il. Voilà ce
que j'appelais de tous mes vœux! » Enfin, il touchait au
port; sa vocation était dessinée : c'était la prédication
apostolique, avec la pauvreté pour hannière! Alors, il ne se
possède plus de joie; il jette avec une sorte d'horreur sa
bourse, son bâton, ses chaussures, se revêt d'une grossière
tunique, de couleur gris cendré, et part immédiatement
pour Assise, les pieds nus, les reins ceints. d'une corde,
54 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
pour y prêcher la pénitence et reconquérir les âmes à Celui
qui les a rachetées (1).
Puissance merveilleuse de la parole de Dieu ! Au troisième
siècle, un jeune noble égyptien, saint. Antoine, entend ce
passage de l'Évangile : « Si tu veux être parfait, va, vends
tout ce que tu as, donnes-en le prix aux pauvres, et tu auras
un trésor dans le ciel; viens et suis-moi. » (Matth,, xix.) Et
mettant ce conseil à exécution, il devient le père de la vie
monastique en Orient. Dix siècles plus tard, François, le fils
d'un marchand d'Assise, entend lire une autre parole de
l'Évangile, se sent à son tour subjugué parla grâce, et devient
le père d'une nouvelle famille religieuse. C'est en ce jour, en
effet, que se célébrèrent les noces mystiques du séraphique
Patriarche avec la sainte Pauvreté, et que l'Ordre des Frères
Mineurs prit naissance.
Dans ses premières prédications, François eut le même
succès que dans ses quêtes; il recueillit beaucoup d'affronts
pour lui, et quelques âmes pour le Père céleste, mais de
belles âmes, comme nous le verrons bientôt. Il continua ce
genre de vie pendant près de deux mois, partageant son
temps entre la prière et le ministère de la parole, et rece-
vant chaquejour l'hospitalité du chapelain de Saint-Damien.
Cependant Notre-Dame des Anges avait toujours pour lui
un attrait particulier. Là, il méditait plus à son aise la Pas-
sion du divin Maître ; là, il en savourait mieux toutes les
amertumes; là, quand il se sentait seul, protégé par l'ombre
et le silence, il entrait avec Dieu dans d'inénarrables épan-
chements, et laissant un libre cours à la douleur qui l'op-
pressait, il gémissait et sanglotait tout haut. Un de ses
anciens amis, ayant un jour entendu ses cris de détresse,
entra dans la chapelle, et, surpris de le voir tout en pleurs,
(1) Th. de Celano, Vita prima, p. 1, c. ix; et Très socii, c. vin.
CHAPITRE III,
55
lui demanda : « Quel est donc le sujet de votre chagrin?
— Ah! je pleure la Passion de mon Seigneur Jésus-Christ,
répondit François, et je ne rougirais pas de la pleurer ou-
vertement par toute la terre (1)! » Belle parole, hien digne
d'un cœur si tendre et si aimant, et qui dans la bouche de
François avait la valeur d'une prophétie !
Nous venons de parcourir la période de la vie cachée et
pénitente de notre Saint ; nous allons maintenant entrer dans
sa vie publique, et considérer, à travers la trame des événe-
ments, la haute action qu'il exerça au moyen âge sur l'Église
et sur la société.
(1) Très socii, c. v.
Sceau de la province des Sept-Martyrs (Calabre).
Quinzième siècle.
CHAPITRE IV
COMMENCEMENTS DE L'ORDRE DES FRÈRES MINEURS.
(1209)
Il y a, dans l'ordre divin, deux choses qui ajoutent au front
de riiomme un rayon de grandeur sans égale : la gloire
d'être apôtre et celle d'être fondateur d'Ordre. Heureux
ceux que Dieu signale au respect et à la vénération des
peuples par l'un ou l'autre de ces dons excellents! Plus for-
tunés encore ceux qui portent au front les deux auréoles
mêlant leurs feux! Saint François a ce rare privilège; chez
lui, l'énergie créatrice et les autres qualités propres au fon-
dateur n'étouffent point la flamme du zèle apostolique.
Fondateur d'Ordre, il ne recherchera point la grandeur
attachée à ce titre : elle viendra à lui. Les besoins de l'Église
et des âmes seront son unique préoccupation; les circon-
stances et la Providence feront le reste. Mais laissons les
chroniqueurs du moyen âge nous retracer, dans leur style^
simple et naïf, les origines de l'Institut séraphique, et avec
eux transportons-nous par la pensée dans les montagnes de
rOmbrie, au commencement du treizième siècle.
Un riche habitant d'Assise, qu'intriguaient depuis quelque
temps les actions du lils de Bernardone, Bernard de Quin-
tavalle, voulut contempler sa vertu de plus près ou peut-
CHAPITRE IV.
57
être la mettre à l'épreuve , et les premières relations se
nouèrent (1). La Chronique des vingt-quatre généraux y
ajoute une anecdote qui,
sans avoir le même de-
gré de certitude, cadre si
bien avec le caractère du
Bienheureux que nous ne
nous faisons aucune diffi-
culté de l'enregistrer ici.
« Un soir, Bernard invita
le saint à partager son re-
pas et à passer la nuit sous
son toit. François accepta
de bonne grâce. Après le
souper, Bernard lui donna
unlitdans sa propre cham-
bre ; et, la nuit venue, il
feignit de dormir profon-
dément , pendant qu'en
réalité il observait tous
les mouvements de son
hôte, à la lueur de la
lampe qui éclairait l'ap-
partement. Trompé par
ce pieux artifice, François
se lève , se met à genoux
sur la terre nue; et, les
bras en croix, les yeux au
ciel , le visage baigné de (Peinture mmale exécutée de son vivant
par le Frère Eudes.)
larmes, il prononce ces
paroles, qu'il répète toute la nuit : Deus meus et omnia : Mon
L K 1 niiiii-; i-ii ANcoi s.
(1) Tu. DE Celano, Vita prima, p. 1, c. x, et Vita secunda, p. 1, c. x.
58 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Dieu et mon tout. Un tel spectacle toucha Bernard jusqu'au
fond de l'âme. « Vraiment, se dit-il, c'est là un homme de
Dieu (1)! » Mais il ne s'en tint pas là. Quand le jour parut,
il appela François, et, sans lui laisser pressentir le dessein
qu'il nourrissait intérieurement, il lui posa, disent Jes trois
compagnons^ la question suivante : « Si un serviteur avait
reçu de son maître un trésor pour de longfues années, et
qu'avant le terme assigné il n'en eût plus besoin, que devrait-
il faire?
— Le rendre à son maître.
— Or, ce serviteur, c'est moi. Dieu m'a confié d'immenses
richesses, bien au delà de mes mérites; aujourd'hui je veux
les lui rendre, et je les remets entre ses mains pour vous
suivre. » François fut ravi de voir que le Seigneur lui
envoyait un si digne sujet pour jeter les fondements de son
œuvre. « Mon frère, lui dit-il, ce n'est pas là un projet de
médiocreimportance! Il faut consulter Dieu; allons à l'église,
entendons la sainte Messe, et l'Esprit-Saint nous indiquera
ce que nous avons à faire. » Le lendemain, ils se rendirent
à l'église Saint-Nicolas. Chemin faisant, un chanoine de
l'église cathédrale, Pierre Gattani, homme d'une science et
d'une sainteté éminentes, se joignit à eux. Après la Messe,
le prêtre qui desservait Saint-Nicolas ouvrit trois fois le livre
des saints Évangiles, conformément à l'usage du temps. La
première fois, il lut ces paroles : « Si tu veux être parfait, va,
vends ce que tu as, et donnes-en le prix aux pauvres >» ; la
seconde : « Ne portez rien en voyage... «• la troisième :
« Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-
même, qu'il porte sa croix et qu'il me suive. » « Mes frères,
dit François à ses deux compagnons, voilà notre vie, voilà
notre règle et celle de tous ceux qui voudront s'adjoindre à
(1) Chronique des vingt-quatre généraux^ fol. 1.
CHAPITRE IV. 59
nous ! Allez donc et faites ce que vous venez d'entendre (1). »
C'était, selon la Chronique des vingt-quatre généraux, le
16 avril 1209. Tous deux s'en allèrent, vendirent leurs biens,
en donnèrent le prix aux pauvres, puis revinrent trouver le
saint fondateur pour ne plus le quitter. Après les avoir
revêtus d'une tunique semblable à la sienne, François con-
struisit à la hâte une petite cabane à l'ombre de la Portion-
cule, pour y vivre avec eux sous le regard de Notre-Dame
des Anges (2).
Une semaine ne s'était pas écoulée, qu'un autre habitant
d'Assise, nommé Gilles (ou Égide), homme de haute nais-
sance et de grande droiture d'esprit, ayant appris la con-
version de ses deux amis, Bernard de Quintavalle et Pierre
Cattani, concevait le projet de les imiter. Mais où se trou-
vait leur asile, il l'ignorait. Dans la matinée du 23 avril, en
la fête de saint Georges, après avoir entendu la sainte Messe
dans l'église de ce nom, il se mit en chemin, confiant le succès
de sa démarche à la bonté de la Providence, et arriva droit
à l'humble cabane de la Portioncule. François, qui priait
dans un bosquet voisin, vint à sa rencontre. Aussitôt Gilles,
se prosternant à ses pieds, le pria très humblement de l'ad-
mettre en sa compagnie. « Mon frère, lui répondit le Saint,
tu demandes que le Seigneur te reçoive pour son serviteur
et son chevalier : ce n'est pas là une petite grâce ! Si l'empe-
reur passait par Assise et qu'il voulût s'y choisir un favori,
chacun se dirait : Plaise au ciel que ce soit moi ! A combien
plus forte raison ne dois-tu pas bénir le grand Roi du ciel
d'avoir jeté son regard sur toi! » Puis, le relevant, il l'em-
brassa avec effusion, et le présenta à Bernard et à Pierre, en
(i) Très socii, c. vin. — Cf. Bonav., c. m, et Chronique des vingt-quatre
généraux.
(2) Très socii, c. ix. — « In eo Minorum Ordo princlpium sumpsit. «
(Tii. DE Celano, Vita secunda, p. 1, c. xii.) — Bonav., c. h.
60 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
leur disant : « Voici un bon Frère que Dieu nous envoie. »
Apr-ès une modeste réfection prise en commun, le saint fon-
dateur, suivi de son nouveau disciple, se dirigea vers Assise
dans le dessein de lui procurer une robe de bure. Ils ren-
contrèrent en chemin une femme qui leur demanda l'au-
mône. François, se tournant vers Gilles, lui dit avec une
expression angélique : « Frère, donne à cette pauvresse,
pour l'amour de Dieu, le manteau que tu portes. » Gilles le
donna sur-le-champ, et il lui sembla voir cette aumône mon-
ter jusqu'au ciel. Le cœur inondé de joie, tous deux pour-
suivirent leur route, mendièrent dans la ville une étoffe
grossière, et revinrent à Notre-Dame des Auges. Gilles reçut
l'habit des mains du saint fondateur, et lui abandonna dès
lors complètement la conduite de son âme (1).
François, considérant la sainte Pauvreté comme la clef de
voûte de son édifice, visa tout d'abord à endurcir le front de
ses disciples contre une fausse pudeur. Il les envoya donc à
Assise quêter de porte en porte ; ils y reçurentplus d'outrages
que d'aumônes, et leurs parents ne furent pas des derniers à
les tourner en ridicule. Lui-même alla trouver l'évêque, qui,
effrayé de leur genre de vie, lui dit avec bonté : « Il est trop
dur, mon fils, de renoncer à toute possession ! — Pour moi, ré-
pliqua le serviteur de Dieu, je trouve bien plus fâcheux encore
de posséder quelque chose ; car on ne peut conserver son bien
sans se créer une foule de soucis, de querelles et de procès;
quelquefois même il faut recourir aux armes pour le défendre,
et tout cela éteint ordinairement l'amour de Dieu et du pro-
chain. » La réponse plut au digne prélat, qui réitéra aux
pauvres du Christ l'assurance de sa paternelle protection (2).
On comprend tout ce qu'exige d'énergie virile, d'esprit
d'abnégation, un but si élevé au-dessus des données de la
(1) Chronique des vingt-quatre généraux. — Cf. Très socii, c. xi.
(2) Très socii, c. ix. — Don Guido gouverna l'église d'Assise de 1206 à 1228,
CHAPITRE IV. 61
sagesse humaine. Les disciples ne le poursuivaient pas avec
moins d'ardeur que le maître. Aussi François comprit-il dès
la première heure qu'ils étaient capables de tous les sacri-
fices, et résolut-il d'employer leur zèle au profit des âmes.
L'heure n'était-elle pas venue, pour ces nouveaux cheva-
liers du Christ, d'entrer en lice et de combattre à leur tour
les bons combats du Seigneur? Il envoya donc, dès les pre-
miers jours de mai, Bernard et Pierre en Emilie, pendant
qu'il se dirigeait lui-même avec Gilles vers la Marche d' An-
cône (1). Cette première course apostolique servit à mettre
en lumière tout l'héroïsme de leur vertu. Manquant de tout,
bafoués par la populace, couverts de boue, ils s'estimaient
heureux de souffrir pour le nom de Jésus-Christ. Toutefois
ce ne fut qu'un essai; et au bout d'une dizaine de jours, ils
rentrèrent dans leur solitude, pour se préparer dans le silence
et la prière à de nouveaux combats.
Il n'était pas à craindre que les vocations manquassent;
le parfum qui s'échappait de Notre-Dame des Anges était
trop pur et trop suave pour n'y pas attirer une foule d'âmes
éprises, comme François, d'amour de Dieu et d'esprit de
sacrifice. Avant la fin du mois, trois nouveaux disciples
s'étaient rangés sous sa conduite : c'étaient Sabbatino,
Morico le Petit et Jean de Capella, tous les trois d'Assise (2).
Vers la fin du printemps (1209), le saint fondateur des-
cendit avec sa petite troupe dans la vallée de Rieti. Il s'ar-
rêta sur une roche isolée, en vue de Poggio-Buscone. Une
grotte d'ermite qu'il y aperçut et qui était alors inhabitée;,
lui parut favorable à la méditation des vérités éternelles ; il
en fit le lieu de son repos, et c'est là qu'il se retirait chaque
soir avec ses Frères, après avoir été prêcher et demander
l'aumône à Poggio-Buscone oudans les environs. Or, un
(1) Très socii, c. ix.
(2) BoNiiv., c. m. ■ ■ ■ ■ ■'■ ' ■• ■■ ■;:■. •^-■ -
62 SAINT JFRANÇOIS D'ASSISE.
jour qu'il était en oraison sur cette roche, repassant dans
Tamertume de son âme les années de dissipation de sa jeu-
nesse, il eut un ravissement où l'Esprit-Saint lui révéla deux
choses également consolantes : l'entière et pleine rémission
de tous les péchés de sa vie, et la prodigieuse extension de
son Ordre. Le soir, quand les pieux missionnaires furent de
retour, il leur dit d'un ton inspiré : « Prenez courage, réjouis-
sez-vous dans le Seigneur, Que votre petit nombre ne vous
attriste point j que ma siiiiplicité et la vôtre ne vous alarment
pas ; car Dieu m'a révélé qu'il dilaterait nos tentes jusqu'aux
confins de la terre. Je voudrais taire ce que j'ai vu, mais la
charité m'oblige à vous en faire part. J'ai vu une grande
multitude venant à nous pour revêtir les mêmes livrées
et mener la même vie. J'ai vu tous les chemins remplis
d'hommes qui marchaient de ce côté et se hâtaient fort. Les
Français accourent, les Espagnols se précipitent, les Anglais
et les Allemands suivent de près ; toutes les nations s'ébran-
lent, et voilà que le bruit des pas de ceux qui vont et viennent
pour exécuter les ordres de la sainte Obéissance, retentit
encore à mes oreilles (1). » Ainsi chantait le prophète Isaïe,
lorsqu'il annonçait, sept siècles à l'avance, l'établissement et
la miraculeuse propagation de l'Église. L'analogie est frap-
pante, et tous les historiens de l'Ordre l'ont signalée.
Pendant les quelques jours que François passa dans cet
ermitage de Poggio-Buscone, une foule de visiteurs y accou-
rurent, attirés par le parfum de sainteté qui s'en exhalait.
L'un d'eux, touché de la grâce, demanda à s'enrôler dans
la nouvelle milice. C'était Philippe, surnommé le Long à
cause de sa taille. Le saint fondateur en fit le septième de
ses compagnons.
Après, cette conquête, il lc;S ramena à "Notre-Dame des
(1) Tu. DE Gelano, Vita prima, p. 1, c. x, . ' ,. . . .,j
CHAPITRE IV. 63
Anges, pour les y former à la vie intérieure. Quels progrès
ne devaient-ils pas faire à l'école d'un tel maître ! Après l'es-
prit de prière et de sacrifice, il fit passer dans leur âme une
étincelle du zèle apostolique qui était le noble tourment de
la sienne, et les exhorta à prêcher aux peuples par l'autorité
de l'exemple plus encore que par l'éloquence de la parole;
puis, debout au milieu d'eux, comme un général au moment
d'engager l'action, il leur traça la ligne de conduite qu'ils
devaient tenir en qualité de champions de la vérité. « Allez,
et que rien ne vous intimide. Dans peu de temps, les nobles
et les savants se joindront à vous, pour prêcher devant les
peuples et les rois (1). — Honorez les prélats, les vieillards
et les pauvres. N'ayez garde de juger les riches qui vivent
dans le luxe et la mollesse ; car Dieu est leur souverain aussi
bien que le nôtre, et il peut les appeler et les justifier. Nous
devons les honorer comme nos frères et nos maîtres : comme
nos frères, puisqu'ils tiennent la vie du même Créateur;
comme nos maîtres, puisqu'ils fournissent à nos besoins tem-
porels. Comportez-vous de telle sorte au dehors, que rien
qu'à vous entendre ou à vous voir, on soit porté à glorifier
le Père céleste. Ayez la paix sur les lèvres, ayez-la plus
encore au fond du cœur. Ne provoquez personne à la colère
ni au scandale ; mais souvenez-vous que votre vocation est
de convier les esprits à la concorde et de ramener au ber-
cail les brebis égarées. Il en est qui vous paraissent aujour-
d'hui les ennemis de l'Évangile et qui demain en feront la
règle de leur vie (2). »
Aussitôt, par une illumination soudaine, il donne le signal
du départ. Tous s'inclinent sous sa parole, lui baisent les
pieds, comme au représentant de Dieu, et attendent ses
ordres. François leur partage l'univers en forme de croix,
(1) Très socii, c. x.
(2) Ibid., c. XIV. ■•' /^
64 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
les envoie deux à deux dans trois directions différentes, se
réservant la quatrième pour lui et son compagnon, et dit à
chacun en particulier : « Mets ta confiance dans le Seigneur,
et lui-même prendra soin de toi (1). »
Suivons un instant par la pensée les pas de ces anges de
paix et de bénédiction. A tous ceux qu'ils rencontraient, ils
adressaient cette salutation que leur Bienheureux Père leur
avait enseignée : « Que le Seigneur vous donne sa paix! «
Dès qu'ils apercevaient une église, leur premier soin était
d'aller s'y prosterner et d'y réciter cette belle prière, qu'ils
tenaient également de saint François : « Nous vous adorons,
ô Seigneur Jésus-Christ, ici et dans toutes vos églises qui
sont par toute la terre, et nous vous bénissons d'avoir racheté
le monde par votre sainte croix. » Leur demandait-on quel
était leur pays, leur profession, ils répondaient humble-
ment : « Nous sommes des pénitents venus d'Assise (2) « ;
car ils n'osaient pas encore se donner le nom de Religieux.
Leur prédication était simple et sans recherche : ils se con-
tentaient de rappeler brièvement quel est le chemin du ciel.
Ils acceptaient avec reconnaissance le pain qu'on leur offrait,
mais jamais d'or ni d'argent, priaient pour leurs persécu-
teurs, et, quand ils se trouvaient sans abri, se félicitaient
d'avoir ce trait de ressemblance de plus avec Celui qui
n'avait pas où reposer sa tête.
Cette mission fut, comme la précédente, de courte durée.
François, guidé par le divin Maître, revint le premier à sa
chère habitation de la Portioncule, où il reçut quatre nou-
veaux postulants, tous d'Assise : Jean de Saint-Constant,
Barbare, Bernard de Viridante et un quatrième, probable-
ment le prêtre Silvestre, dont l'admission dut être retardée
pour des considérations de ministère pastoral.
(1) Ps. LIV.
(2) Très sociiy c. x.
CHAPITRE IV. 65
Cependant, le Bienheureux Père, désireux de revoir sa
petite famille, s'adressa au ciel pour obtenir cette faveur.
Celui qui entend le moindre cri du passereau solitaire prit
plaisir à exaucer la prière de son fidèle serviteur; et peu de
jours après, à leur grand étonnement, les sept missionnaires
arrivèrent tous ensemble à la Portioncule. Considérant leur
nombre et leur ferveur, et jugeant que le moment était venu
de les constituer régulièrement en famille religieuse, Fran-
çois les assembla et leur dit : « Bien-aimés frères, vous
voyez comment notre Société naissante croît et se multi-
plie sous les bénédictions de Dieu. Il est temps de choisir
une forme de vie, et il est opportun de la soumettre au
jugement du Saint-Siège ; car je suis persuadé qu'en matière
de foi et d'Ordres religieux, on ne peut rien faire de stable
sans son agrément et son approbation. Allons donc trouver
notre Mère la sainte Église romaine, et rendons compte au
Souverain Pontife de ce que le Seigneur a déjà fait par
notre entremise, afin que nous poursuivions selon sa volonté
et sous ses ordres l'œuvre que nous avons commencée (1). «
Voilà bien le saint Patriarche d'Assise avec sa filiale
dévotion au Siège de Pierre, en même temps qu'avec cette
pureté de foi qui voit dans la Papauté le foyer des lumières,
la pierre fondamentale de l'Église catholique, l'infaillible
interprète de l'Évangile, la sauvegarde de tous les intérêts
et l'espérance de l'avenir! Aucune loi ecclésiastique n'obli-
geait alors les Ordres religieux à demander cette approba-
tion de Rome, qui ne fut imposée que six ans plus tard, au
quatrième Concile de Latran ; mais le saint fondateur savait
que les autres colonnes de l'Église peuvent s'écrouler, et
qu'à Pierre seul il a été dit : « Tu es Pierre, et sur cette
pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'enfer ne pré-
(1) 2'res sociiy c. xii : « Dixït illis undecim... »
66 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
vaudront pas contre elle. « Son plan était aussi simple que
profond. Planter la croix dans les cœurs, la poser au som-
met de l'édifice social, et pour cela assembler, discipliner
tous les éléments du bien, en faire une armée permanente,
et lui donner pour chef le Vicaire de Jésus-Christ : voilà en
deux mots le projet qu'il conçut, et au succès duquel il
consacrera tout le reste de sa vie. Qu'on y voie un trait de
génie ou le fruit d'une inspiration divine, peu importe ! Les
conséquences sont les mêmes. Par là il mettait à jamais ses
enfants dans l'obligation de recevoir des lèvres de Pierre
la pure doctrine de l'Évangile; par là il leur assurait le
bénéfice de l'infaillibilité pontificale et de l'immortelle durée
de l'Église.
Ses compagnons, épousant ses vues et ses espérances,
applaudirent à sa proposition. Le Saint écrivit aussitôt une
Règle composée de quelques sentences de l'Évangile et
prescrivant, outre les trois vœux ordinaires de pauvreté,
d'obéissance et de chasteté, une renonciation totale à toute
possession, même en commun. Dès que la rédaction en fut
terminée (dans le courant du mois de mai 1209, d'après
Cristofani), tous prirent le chemin de Rome sous la conduite,
non de saint François, trop humble pour se mettre en avant,
mais de Frère Bernard de Quintavalle. 'Qu'il est beau de
voir ces dix pèlerins entourant leur Bienheureux Père
comme les apôtres entouraient le Sauveur sur les chemins
de la Judée, marchant pieds nus, sans bourse ni bâton, sous
les rayons d'un soleil brûlant, et charmant la longueur de
la route par de ferventes prières ou par de pieux entre-
tiens (1) !
Dans ce voyage, nous n'avons que deux incidents à noter.
Le premier, c'est la conversion d'Ange Tancrède. Traver-
(1) BoNAv., c. m.
CHAPITRE IV. 67
sant les rues de Rieti, François avise un brillant chevalier,
et, sans qu'il l'ait jamais connu, il l'aborde et lui dit :
« Frère Ange, il y a assez longtemps que tu portes le bau-
drier, l'épée et les éperons. Il faut maintenant que tu aies
pour baudrier une grosse corde, pour épée la croix de
Jésus-Christ, pour éperons la poussière et la boue. Suis-
moi, et je te ferai soldat du Christ. « Le vaillant officier se
joint immédiatement à la phalange des pauvres volontaires,
où il prend le rang et le titre de onzième compagnon de
saint François (1).
Le second incident fut une vision consolante qu'eut le
jeune fondateur. Dieu lui montra la Papauté sous la figure
d'un beau palmier dont les branches s'inclinaient gracieuse-
ment vers lui. Cette apparition le combla de joie, et le récit
qu'il en fit à ses Frères ranima leur courage (2).
A Rome, François eut le bonheur de retrouver lé vêque
d'Assise, qui lui fit l'accueil le plus affectueux et lui pro-
cura la protection ^d'un des cardinaux les plus influents,
Jean de Saint-Paul, évêque de Sabine. Cependant, la même
Providence qui lui ménageait l'appui d'un personnage si
considérable lui réservait aussi, pour accroître ses mérites,
une petite humiliation. La première audience qu'il eut au
palais de Latran ne lui fut pas favorable. Innocent III, pre-
nant cet homme chétif pour un solliciteur importun, ou
songeant peut-être aux faux pauvres de Lyon, à ces Vau-
dois dont les crimes ensanglantaient encore le midi de la
France et dont l'orgueil avait osé réclamer l'approbation
apostolique, le renvoya sans vouloir l'entendre. Mais la nuit
suivante, il eut un songe mystérieux : il vit croître à ses
pieds, peu à peu, une palme qui devint un bel arbre. Il se
demandait ce que pouvait signifier cette vision, lorsque Dieu
(1) Wadding, t. I, p. 80.
(2) Tu. DE Gelano, Vita prima, p. 1, c. xiii.
68 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
a
lui fit comprendre que cette palme était l'emblème du pauvre
qu'il avait rebuté la veille. A son réveil, il donna l'ordre
d'aller immédiatement à la recherche de cet étranger. On
trouva l'humble pèlerin dans une des salles de l'hôpital
Saint- Antoine, et on l'amena au palais de Latran. Dans cette
seconde audience. Innocent III, pontife d'une sagesse qui
n'avait d'égale que sa vertu, le reçut au milieu des cardi-
naux, et l'écouta avec une bienveillance marquée. Admirant
la candeur, le courage et le zèle du saint, il inclinait à lui
octroyer sa demande, lorsque plusieurs membres du Sacré
Collège représentèrent à Sa Sainteté que l'institut des Péni-
tents d'Assise constituerait une innovation dans l'Église, et
que d'ailleurs il était au-dessus des forces humaines. Alors
le cardinal Jean de Saint-Paul leur repartit avec beaucoup
d'à-propos : « Seigneurs, si nous rejetons la demande de ce
pauvre, sous prétexte que sa Règle est nouvelle et trop dif-
ficile, prenons garde de nous attaquer à l'Evangile lui-même,
puisque la Règle qu'il présente à l'approbation du Saint-Père
est conforme aux enseignements de l'Evangile; car soutenir
que la perfection évangélique ou le vœu de la pratiquer
renferment quelque chose de déraisonnable ou d'impossible,
c'est blasphémer contre Jésus-Christ, auteur de l'Evan-
gile (1). »
Frappé de la justesse de ces raisons, le Souverain Pontife
dit à François : « Mon fils, prie le Seigneur de nous faire
connaître sa volonté, afin que nous puissions favoriser tes
désirs. " Le serviteur de Dieu obéit avec la simplicité d'un
enfant; il alla se mettre en prière, puis revint proposer la
parabole suivante : « Très Saint Père, il y avait ime fille
très belle, mais pauvre, qui habitait un désert. Un grand roi
la vit, et fut tellement épris de sa beauté qu'il la prit pour
(1) BoNAV., c. III. — Cf. Clu'onique des vingt-quatre généraux, fol. 73.
CHAPITRE IV.
69
son épouse. Il demeura quelques années avec elle, et en eut
des enfants qui unissaient les traits de leur père à la beauté
de leur mère; puis il retourna à son palais. La mère éleva
ses enfants avec un grand soin; et quand ils eurent grandi,
Saint François devant le pape Innocent III. (D'ajirès Giotto.)
elle leur parla en ces termes : Mes enfants, vous êtes nés
d'un grand roi; allez à sa cour, et il vous recevra avec tous
les égards dus à votre naissance. — Les enfants vinrent
donc à la cour du roi. Celui-ci, voyant la beauté de leur
visage, leur dit : De qui êtes-vous fils? — Nous sommes,
répondirent-ils, les enfants de cette pauvre femme qui
70 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
habite au désert. — Aussitôt le roi les embrassa avec ten-
dresse, en leur disant : Ne craignez rien, vous êtes mes fils;
et si je nourris, mes officiers des mets de ma table, combien
n'aurai-je pas plus de soin de vous qui êtes mes enfants !
« Ce roi, Très Saint Père, c'est Notre-Seigneur Jésus-
Christ; cette fille aimable et belle, c'est la Pauvreté, qui,
méprisée de tous, se trouvait dans ce monde comme dans
un désert. Le Roi des rois, descendant des hauteurs du ciel
et venant sur la terre, eut pour elle tant d'amour qu'il
l'épousa dans la crèche. Il en eut plusieurs enfants dans le
cours des siècles : les apôtres, les anachorètes, les cénobites,
et enfin, dans les temps malheureux que nous traversons ,
votre petit serviteur et ses disciples. Et lui-même m'a donné
l'assurance qu'il pourvoirait à notre subsistance comme il a
pourvu à celle de nos frères aînés ; et il m'a dit : Si je nour-
ris les mercenaires et jusqu'aux ennemis de mon nom, à
plus forte raison prendrai-je soin de ceux qui sont mes fils
et mes héritiers ! Et si je fais luire mon soleil même pour les
pécheurs et leur distribue les biens de la terre, à plus forte
raison donnerai-je le pain de chaque jour à ceux qui font
vœu de suivre les conseils de l'Évangile (1). »
« Ah! véritablement, voilàl'homme qui soutiendra l'Église
de Dieu par sa doctrine et par ses œuvres ! » s'écria le Pape,
faisant allusion à une vision qu'il avait eue quelques jours
auparavant, et qu'il prit plaisir à raconter en présence des
cardinaux. « Il me semblait, dit-il, que la basilique de Saint-
Jean de Latran chancelait sur ses bases, et je m'efforçais
vainement d'en conjurer la chute, lorsqu'un homme pauvre
et chétif s'avança et la soutint de ses épaules. » Alors il
embrassa François avec effusion, et, sans plus délibérer, il
approuva de vive voix, dans toute sa teneur, la Règle qui
(1) Très socii, c. xii.
CHAPITRE IV.
71.
lui était présentée. De plus, en vertu de la plénitude de
l'autorité apostolique, il établit le jeune fondateur supérieur
général de la congrégation naissante, chargea le cardinal
Jean de Saint-Paul de lui conférer, à lui et à ses onze com-
pagnons, la tonsure, afin qu'ils pussent jouir des privilèges
des clercs, les reçut à la profession religieuse et leur adressa
Saint Pierre apparaît à Innocent III et lui montre saint François soutenant
l'église de Latran. (D'après Giotto.)
ces paroles encourageantes : « Allez, prêchez partout libre-
ment la pénitence, selon que le Seigneur lui-même vous
l'inspirera; et quand votre petite société aura grandi, vous
reviendrez, et nous vous accorderons volontiers de plus
grandes faveurs. » Puis, leur ayant donné la bénédiction
apostolique, il les congédia (1).
(1) Très socii, c. xii.
72 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Nos pieux pèlerins étaient au comble de leurs vœux. La
sanction pontificale, n'était-ce pas l'approbation, par le plus
haut tribunal qu'il y ait au monde, de la pauvreté abso-
lue qu'ils avaient embrassée? La bénédiction 'apostolique,
n'était-ce pas la rosée du ciel tombant sur leur œuvre pour
y semer la vie et la fécondité? Aussi leur premier soin fut-il
d'aller se prosterner en action de grâces sur le tombeau des
Apôtres. Ils quittèrent ensuite la Ville éternelle, emportant
dans leur cœur d'immenses consolations et des espérances
plus grandes encore, et jurant un dévouement sans bornes
et pour jamais au Vicaire de Jésus-Christ. .
Saint Bonaventure raconte un trait charmant qui signala
leur retour. Un soir, après une longue journée de marche,
épuisés de fatigue, les Frères s'assirent au bord du chemin;
la faim les pressait, mais ils étaient sans vivres et loin de
toute habitation. La Providence ne leur fit point défaut : un
beau jeune homme leur apparut tout à coup, déposa près
d'eux un pain blanc, et disparut. Les Frères mangèrent, et
la vertu de ce pain céleste répara les forces de leur corps,
pendant que la pensée de la délicate attention de la Provi-
dence pour ses pauvres volontaires inondait leur âme d'une
indicible allégresse (1). Le lendemain, ils s'arrêtèrent en
face d'Orte, à la jonction du Tibre et de la Nera, dans un
joli vallon qu'abrite le mont Cimino. L'hérésie des Patarins
infectait cette contrée, d'Orte à Orvieto. Nos missionnaires
eurent la joie de faire rentrer dans le bercail de l'Église un
grand nombre de ces brebis égarées (2). Au milieu de ces
travaux, ils agitèrent résolument une question qui, dès le
principe, s'était posée devant eux : devaient-ils vivre en
ermites ou en apôtres, dans la solitude ou bien au sein des
(1) BONAV., C. IV.
(2) Il Hic Patarinorum multos seduxerat error; — Sed Christi Franciscus oves
ad ovile reducit. « (Poema, c. lxxxviii.)
CHAPITRE IV.
73
villes? François, après avoir prié, se prononça pour le
second parti, « parce que, disail-il, notre mission est de
regagner à Dieu l'âme des pécheurs (1) » . Ils quittèrent donc,
au bout d'une quinzaine de jours, ce climat d'ailleurs trop
énervant, remontèrent le cours du Tibre, et vinrent se fixer
dans une masure peu distante des murs d'Assise, sur la
route de Foligno à Pérouse, au bord d'un torrent fameux
Saint François propose à ses premiers conipaf[nons la croix, comme le livre qui
renferme toute la science du salut. (D'après Sermei.)
qui descend du mont Soubase et qu'on nomme le Rivo-Torto
(Ruisseau tortueux). Suivons-les dans cette solitude.
La cabane était si étroite et si délabrée, qu'ils avaient à
peine assez de place pour s'y asseoir, et que François fut
obligé d'écrire sur les poutres le nom de chaque Frère, afin
qu'ils pussent plus commodément se livrer à leur attrait
pour l'oraison. Ils y vivaient d'aumônes et du produit de
leur travail; quelquefois ils étaient réduits à se nourrir de
(i) Tu. DK Celako, Vita prima, p. 1, c. xiv.
74 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
racines. N'importe! Ils gardaient un visage joyeux au milieu
de ces privations qui effrayent notre délicatesse, et trou-
vaient plus de douceur dans les larmes de la pénitence que
les mondains n'en trouvent au sein de leurs délices et de
leur félicité d'un jour. N'ayant point encore de bréviaires
pour réciter l'office, ils s'assemblaient autour d'une croix
de bois qui leur tenait lieu de livre; et là, assis sur un banc
de pierre, ils écoutaient la parole enflammée du saint fon-
dateur ou méditaient en silence sur la Passion de l'Homme-
Dieu(l).
Trois faits principaux se rattachent à ces temps héroïques
de Rivo-Torto. Le premier est un miracle où l'on admire
l'opportunité de l'intervention divine, et dont la haute por-
tée n'échappera à personne. Si dociles que fussent les dis-
ciples à la voix du fils de Bernardone, un doute aurait pu
se glisser dans leur esprit sur l'étroitesse et l'étrangeté de
la voie où il les entraînait. Dieu prévint le doute par un
prodige. François, devant prêcher un dimanche matin dans
l'église cathédrale d'Assise, monta dès la veille au palais
épiscopal, et se retira le soir sous un appentis dans le jardin
des chanoines, pour y vaquer à l'oraison; car il avait la
pieuse habitude de passer la nuit en prières. Or, vers
minuit, un char de feu sur lequel était un globe de lumière
aussi resplendissant que le soleil, pénétra dans le réduit des
Frères à Rivo-Torto, et en fit trois fois le tour. On ne sau-
rait dépeindre leur étonnement à la vue de ce char de feu ;
leur admiration s'accrut encore, quand ils se virent éclairés
au dedans comme au dehors, et que chacun put lire dans la
conscience de ses compagnons comme dans un livre ouvert.
Il était impossible de s'y méprendre, ce char de feu, ce
globe de lumière, cet Élie du Nouveau Testament, c'était
(1) Th. de Gelano, Vita prima, p. 1, c. xvi.
CHAPITRE IV.
75
le guide de leur âme, c'était leur Bienheureux Père. Du
reste, s'il leur fût resté quelque doute sur la réalité du sens
de cette apparition, il eût été vite dissipé par la conduite et
le langage du Saint; car, dès son retour à l'ermitage et
Les compagnons de saint François voient leur Père porté, coiniae un autre Élie,
sur un char de feu. (D'après Giotto.)
comme pour compléter la vision précédente, il leur décou-
vrit les replis les plus cachés de leur conscience et leur pré-
dit les glorieuses destinées de l'Ordre. Ils constatèrent ainsi
par leur propre expérience que l'Esprit de Dieu reposait sur
76 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
leur humble fondateur. C'était assez pour les autoriser à
conclure qu'ils pouvaient suivre sans crainte sa doctrine et
ses exemples (1).
Le second fait n'est pas moins remarquable. C'était vers
la fin de septembre (1209). Othon IV, seul maître de la Cer-
manie par suite de l'assassinat de Philippe de Souabe, son
compétiteur, traversait l'Ombrie, se dirigeant avec une
brillante escorte vers Rome, pour s'y faire couronner empe-
reur par le pape Innocent III. François ne sortit ni ne se
détourna pour voir passer le faste et l'orgueil du César alle-
mand; mais il chargea l'un de ses Frères de lui porter ce
message : « Sache, ô prince, que ta gloire ne durera pas
longtemps! » La prédiction déplut au prince; mais elle ne
s'en accomplit pas moins (2). On sait la triste fin de cet
empereur : il fut excommunié l'année suivante par le même
Souverain Pontife, perdit la couronne impériale, tombée
aux mains du jeune Frédéric II, fut battu à Bouvines par
Philippe-Auguste, le 27 juillet 1214, et périt misérablement
quatre ans après.
liC troisième événement fut l'arrivée de ce Silvestre dont
nous avons déjà parlé. C'est le premier prêtre de l'Ordre, et
sa vocation fut des plus extraordinaires. Il avait vendu des
pierres à saint François lors de la restauration de Saint-
Damien; mais, quoiqu'il en eût reçu le prix, il se plaignit
d'avoir été lésé dans ses droits, profitant pour cela du
moment où notre Saint présidait à la distribution des biens
de Bernard de Quintavalle (avril 1209). François, qui avait
en horreur les procès et les contestations, prit de l'or dans
un sac et le donna à pleines mains au prêtre cupide, en lui
(1) BoNAV., c. IV. — Thomas de Celano et Jean de Geperano placent le même
fait à la Portioncule. Saint Bonaventure a-t-il voulu corriger une erreur ou s'est-
il trompé? Nous laissons à d'autres le soin de trancher la question.
(2) Tu. DE Gelano, Vita prima, j). 1, c. xvi.
CHAPITRE IV.
77
disant : « Yoici pour le payement que tu réclames, et que je
ne te dois pas. » Silvestre s'en alla, humilié, mais content.
Le soir, réfléchissant à l'indignité de sa conduite, il eut
des remords, et promit à Dieu de réparer son injustice. Un
songe mystérieux acheva de dissiper les préventions qu'il
nourrissait au fond de son cœur contre les pauvres de Jésus-
Christ. Pendant la nuit, il vit d'abord un énorme dragon
Saint François refuse d'aller ù la rencontre de l'empereur Otlion et lui fait
annoncer sa fin procliainc. (D'après Serinei.)
s'abattant sur la ville d'Assise et s'apprêtant à en extermi-
ner tous les habitants; puis, la radieuse figure de François,
et dans la bouche du saint une croix d'or dont le sommet
atteignait le firmament et dont les bras s'étendaient aux
deux pôles; enfin, l'éclat de cette croix mettant le dragon en
fuite. Trois fois il eut la même vision. A la fin, comprenant
que c'était un avertissement du ciel, il courut se jeter aux
pieds de François, lui raconta sa vision, et le conjura non
seulement de lui pardonner sa faute, mais encore de l'ad-
mettre en sa compagnie. Le saint fondateur lui répondit, en
78 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
l'embrassant avec effusion : « Mon fils, je t'accorde volon-
tiers l'une et l'autre faveur. « Toutefois (nous ignorons pour
quel motif), ce ne fut qu'au mois de septembre de la même
. année, après l'approbation verbale d'Innocent III, que le
postulant revêtit les livrées de la pénitence. Thomas de
Celano et saint Bonaventure, auxquels nous empruntons ce
récit, ajoutent qu'à dater de cette heure, la vie de Silvestre,
vie toute d'oraison, de pénitence et de pauvreté, rendit
témoignage à la vérité de la visipn que nous avons racontée.
Il est le douzième compagnon du Bienheureux Patriarche,
et son arrivée met le dernier trait de ressemblance entre le
nouvel institut et le Collège apostolique (1).
C'est ainsi que le Tout-Puissant entourait l'humble cabane
de Rivo-Torto de la triple auréole de la sainteté, des
miracles et des prophéties.
Après un mois de séjour à Rivo-Torto, François réunit
ses douze compagnons (2) et leur dit : « Le Seigneur a
daigné me faire connaître qu'il voulait multiplier notre
petite famille. Il nous faut une demeure plus vaste, une
église pour l'office canonial, un cimetière pour les morts.
Allons donc trouver l'évêque d'Assise, et prions-le de pro-
curer un asile à notre Ordre naissant. » L'évêque ne put
satisfaire aux désirs du saint ; celui-ci fut plus heureux
auprès des Bénédictins du mont Soubase, qui lui concé-
dèrent de la meilleure grâce du monde la chapelle de Notre-
Dame des Anges, avec la maison attenante et quelques par-
celles de terrain, à la condition que ce couvent serait
toujours regardé comme le berceau et la maison mère de
l'Ordre des Frères Mineurs. François accepta volontiers le
présent et la condition (3) ; il était au comble de ses vœux.
(1) Très socii, c. ix. — Bonav., c. m.
(2) Bonav., c. iv.
(3) Très socii, c. xiii.
CHAPITRE IV. 79
Sa reconnaissance a traversé les siècles, et ses fils se plaisent
à redire aujourd'hui, comme il y a six cents ans, que c'est aux
disciples de saint Benoît qu'ils sont redevables de leur pre-
mier établissement, de leur premier lieu de prière.
François vint immédiatement avec ses Frères occuper la
Portioncule, pour y continuer la vie de pénitence qu'il y
avait inaugurée l'année précédente. Ah! qu'elles furent
douces, les émotions qui firent battre son coeur, lorsqu'il
prit possession, au nom de la Reine du ciel, de ce petit coin
de terre trois fois béni 1 Qu'ils furent brûlants, les accents de
gratitude qui montèrent alors de cette chapelle vers le trône
de la Vierge immaculée ! Le choix même du lieu rappelait
tant de souvenirs, excitait tant d'espérances dans le cœur
du serviteur de Dieu ! C'était là que Pica l'avait consacré
d'avance à Marie ! C'était là qu'il avait fait ses premières
armes dans les rudes combats de la pénitence, et que son
œuvre était née d'un sourire de Marie ! C'était de là qu'il
était parti pour aller se prosterner aux genoux du Vicaire
de Jésus-Christ! Tant de bienfaits ne proclamaient-ils pas
assez haut que Marie entendait rester la patronne de son
Ordre, après en avoir été la mère? N'était-ce pas à son
ombre et sous son manteau d'azur que ce même Ordre
devait croître et prospérer ?
Telles étaient les pensées qui roulaient dans son esprit.
Pour mieux s'assurer la protection de celle qui est l'avocate
du genre humain, il voulut dès la première heure lui confier
ses joies pour le passé, ses sollicitudes pour l'avenir; et
transportant dans la vie religieuse uq des usages les plus
sacrés de la chevalerie, il fit sa veillée d'honneur et passa la
première nuit en prières aux pieds de sa Souveraine, comme
s'il eût dû être armé chevalier de Jésus et de Marie : il le
fut en effet. L'auguste Vierge lui apparut environnée d'une
multitude d'esprits célestes, et, lui souriant avec amour, lui
80
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
fit entrevoir les glorieuses destinées du sanctuaire d'où
devait sortir la rénovation du treizième siècle. Au point du
jour, il se leva et s'écria à l'exemple du patriarche Jacob :
« Véritablement, c'est ici un lieu saint qui devrait être habité
par des anges plutôt que par des hommes ! Tant que je le
pourrai, je n'en sortirai pas. Il sera pour moi et les miens
un monument éternel de la bonté divine (1). »
(1) Waddikg, t. I, p. 90.
m-:
l^iïi^iiiiP^
La cordelière soutenant l'hcrinine couronnée. (Cluitcau de Blois.)
CHAPITRE V
SAINT FllANÇOlS ET SES PllEMIERS COMPAGNONS.
Le douzième siècle venait de s'éteindre et de rentrer dans
la nuit des temps : siècle qui avait eu ses gloires, mais dont
le déclin léguait à la génération suivante un héritage gros
de crimes et de périls. « Les débauches et la tyrannie de
Henri H d'Angleterre, l'assassinat de saint Thomas Becket,
la captivité de Richard Cœur de lion, les violences de Phi-
lippe-Auguste contre sa femme Ingelburge , les atroces
cruautés de l'empereur Henri VI en Sicile (1) », avaient
déchaîné toutes les passions mauvaises et amené le triom-
phe général du mal sur le bien, de la chair sur l'esprit, de
la force brutale sur la foi catholique. Le treizième siècle
recueillait le fruit de ces désordres, et dès la première heure
il paraissait ouvrir l'ère des douleurs et des ruines. En Asie,
Jérusalem était retombée au pouvoir des Musulmans ; les
dissensions des Templiers et des Hospitaliers compromet-
taient le sort du reste de la Palestine , et Gengis-Khan
accourait avec la vitesse de l'aigle des extrémités de
l'Orient.
En Europe, la situation n'était guère moins lamentable.
Au dedans, des luttes fratricides, où Arthur de Bretagne et
Philippe de Souabe périssaient, traîtreusement assassinés.
(1) MoNTALEMiiEUT, Histoire de sainte Elisabeth de Hongrie. Introduction,
p. 12.
6
82 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Au dehors, de nouvelles invasions de barbares : les Maures
en Espagne, les Tartares aux portes de la Livonie et de la
Prusse. La corruption des mœurs marchait de pair avec
l'anarchie politique, et les clercs et les moines eux-mêmes
se laissaient entraîner dans ce mouvement de décadence,
auquel ils auraient dû résister. L'Eglise en deuil pleurait, et
saint Bernard n'était plus là pour mettre une digue aux flots
impurs du scandale, qui, montant toujours, envahissaient
jusqu'au seuil du sanctuaire (1).
Une hérésie fameuse mettait le comble à tant de maux et
menaçait de tout détruire : c'était l'hérésie des Albigeois.
Ces sectaires, qui avaient couvert de sang et de ruines tout
le sol de la France méridionale, prolongeaient leurs ramifi-
cations jusqu'au cœur de l'Italie et tendaient la main aux
hérétiques de tout nom, Patarins, Cathares et Vaudois,
pour se ruer sur le clergé féodal, lui faire un crime de son
autorité temporelle plus encore que de ses immenses pos-
sessions, et lui dénier tout pouvoir spirituel. On connaît
leur doctrine, mélange monstrueux où le dualisme de
Manès s'alliait aux erreurs plus récentes de l'Arabe Aver-
roès et du Juif Maimonide. Partant de cette idée qu'il y a
deux principes, l'un bon, l'autre mauvais, et que le second
est l'auteur de la création, ils devaient aboutir logiquement
au fatalisme brutal qui détruit la responsabilité de la con-
science, et au sensualisme le plus révoltant. Ils formaient
plus qu'une école ; c'était une société savamment organisée,
qui grandissait dans l'ombre et commençait à prendre place
au soleil de l'Europe chrétienne. Protégés par la loi du
secret contre les vindictes de la conscience publique, sou-
tenus par Raymond VI, le puissant comte de Toulouse, et
se croyant à la veille d'un triomphe définitif, ils finirent par
(1) Voir les Lettres d'Innocent III, année 1204.
CHAPITRE V. 83
lever le masque. Ils affichèrent hautement, avec leurs pré-
tentions, -leur mépris de toute autorité, et alors, comme au
temps de Luther, comme aujourd'hui, le monde entier
retentit de leurs déclamations contre l'Église romaine, qu'ils
appelaient la grande prostituée de Babylone, et de leurs
prophéties sur sa chute prochaine. Des menaces passant aux
actes, ils promenèrent la torche incendiaire à travers les
provinces de la Guyenne et du Languedoc j et partout sur
leur passage le sang des prêtres, les débris fumants des
églises et des monastères attestèrent que le sang de Pierre
de Gastelnau et de Pierre Parenzo n'avait point assouvi
leur rage. C'étaient les socialistes du temps. Supposez le
succès de leurs armes, et c'en était fait de l'Europe, de la
chrétienté, de la civilisation.
Ainsi, partout l'idée chrétienne était attaquée, et partout
la croix penchait, sans que le veilleur d'Israël pût voir d'où
viendrait le salut. Mais pourquoi désespérer, lorsque le
Verbe incarné, vainqueur de la mort et de l'enfer, a promis
d'assister son Eglise et de veiller à ses destinées immor-
telles? L'heure des désespoirs, voilà l'heure de Dieu par
excellence, c'est-à-dire le moment pour lui de se montrer et
de sauver ce qui semblait perdu ! Et pour opérer ce prodige
dans l'ordre social, il n'a besoin que de produire un phé-
nomène semblable à celui qu'il produit tous les jours dans
les profondeurs de l'Océan. Là, tout à coup le vent souffle,
la mer monte, et ses flots ont bientôt couvert les sables du
rivage. Il en est de même dans l'ordre moral : à un moment
donné. Dieu envoie un souffle divin qui agite les masses, les
pousse vers le Christ, et renouvelle la face de la terre. Ce
souffle divin passait alors sur l'Europe occidentale, et sou-
dain l'on voyait apparaître, comme autant de libérateurs.
Innocent III sur le siège de Rome, Louis IX sur le trône de
France, la douce Elisabeth de Hongrie en Allemagne et
84 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Simon de Montfort, « ce type de la loyauté chevaleres-
que (1) », dans les champs du Languedoc. En même temps,
et pour accuser nettement son intervention par le contraste
entre la faiblesse des moyens et la grandeur des résultats.
Dieu suscitait deux hommes providentiels, l'un en Espagne,
l'autre en Italie, Dominique et François, deux pauvres, qui,
sans se connaître, poursuivaient le même but : réformer le
monde par l'esprit de sacrifice, en opposant aux passions qui
dégradent l'humanité les vertus qui la relèvent, à l'orgueil
l'humilité, à l'amour désordonné des richesses la pauvreté
évangélique, à l'égoïsme la charité. Le plan divin n'était-il
pas assez sublime, assez miséricordieux? Dans l'exécution
n'éclatera pas moins cette souveraine sagesse du Très-Haut
qui sait proportionner le génie et la sainteté des ouvriers à
la grandeur de l'entreprise.
Pour accomplir cette œuvre de réformation, François
n'était pas seul ; car quel homme peut étendre son action
à tout l'univers? Il avait des auxiliaires pénétrés de sa
pensée, imprégnés de ses vertus, douze pauvres, douze
apôtres, qui sont comme les colonnes de l'édifice francis-
cain. De ces figures, qu'a grandies leur contact avec le saint
Patriarche, nous n'esquisserons que les trois principales,
Bernard de Quintavalle, Pierre Gattani et le Frère Gilles.
Modèle de patience et d'humilité, favorisé des dons les
plus précieux, transporté par la main des Anges d'une rive
à l'autre d'un grand fleuve d'Espagne (l'Ebre), souvent ravi
en extase au milieu des forêts de l'Apennin, chéri de Dieu et
de saint François, qui l'appelait son premier-né : tel était
Bernard de Quintavalle. Saint Bonaventure déclare qu'il
était le plus éminent en sainteté comme le premier élu à la
vocation franciscaine. Saint François lui prédit qu'il serait
(1) Expressions d'un adversaire, Guillaume de Puy-Laurens, chapelain et bio-
graphe de Raymond VII. Voir RoiiRnAcuER, Hist. de l'Ec/lise, liv. 72.
CHAPITRE V. 85
purifié commeror au creuset des tribulations, qu'il serait en
butte aux tentations de l'esprit malin, et qu'à la dernière
heure il recouvrerait le calme et la paix : ce qui eut lieu, en
effet (1). Sur son lit de mort, il disait à ses Parères éplorés :
« Consolez-vous; je ne voudrais pas pour mille mondes avoir
servi un autre maître que Notre-Seigneur Jésus-Christ! Et
maintenant, sur le point de vous quitter, je vous demande
deux choses : souvenez-vous de mon âme devant Dieu, et de
plus aimez-A^ous les uns les autres, suivant l'exemple que je
vous en ai donné. » A cette heure, un rayon du ciel sembla
passer sur son visage, et son âme échangea les douleurs de
l'exil contre les joies de lapatrie (2).
Le second disciple, Pierre Cattani, était très versé dans
les questions de théologie et de droit canon. Nous verrons
dans la suite à quel point il possédait la confiance du saint
fondateur et comment il eut l'honneur d'être choisi pour le
premier vicaire général de l'Ordre. Disons se idem eut ici que
l'obéissance fut toujours sa vertu favorite, et de quelle ma-
nière elle le suivit au delà de la tombe. Comme des miracles
éclatants s'y opéraient chaque jour, et que l'affluence des
visiteurs troublait la retraite des Religieux, le saint fonda-
teur se pencha sur la tombe du Bienheureux et lui parla
comme on parle à un vivant : i< Frère Pierre, tu m'obéissais
toujours pendant ta vie ; je désire que tu m' obéisses de même
en ce moment. Ceux qui acconrent ici nous incommodent au
plus haut point : ils sont cause que la pauvreté est blessée,
et le silence mal gardé. Je te commande donc, au nom de
la sainte obéissance, de cesser de faire des miracles. » Le
Fils de Dieu acquiesça au désir de son fidèle serviteur, et à
dater de ce jour il ne se fit plus de miracles sur la tombe du
(1) Tu. DE Celaxo, Vita secunda, p. 2, c. xvii.
(2) BAnTiiÉLEMY DE PiSE, Livre des Conformités, col. lx (éd. de Bologne, 1590).
Ouvrage écrit en 1399.
86 SAIIST FRANÇOIS D'ASSISE.
Bienheureux Pierre Cattani. Ce silence éternel, succédant
tout d'un coup à tant de prodiges, renfermait une haute
leçon que saisirent tous les disciples de notre Saint. Ils com-
prirent que Dieu manifestait par là tout le prix qu'il attache
à l'obéissance religieuse, et ils se montrèrent de plus en plus
zélés pour l'observance de cette vertu (1).
Gilles, le troisième compagnon de François, est une des
figures les plus gracieuses de la famille franciscaine. Le
séraphique Patriarche, admirant son esprit d'abnégation,
disait de lui, en faisant allusion aux romans de la chevalerie :
(t C'est un des paladins de ma Table ronde. » Le témoi-
gnage de saint Bonaventure est plus explicite encore : « Je
l'ai vu de mes propres yeux et plus d'une fois ravi en extase,
écrit-il; et je ne crois pas aller trop loin en affirmant qu'il
menait la vie d'un ange plutôt que la vie d'un homme (2). »
Il fut à la fois le grand pèlerin et le grand extatique du
moyen âge. Pèlerin, il entreprit les voyages de Saint-
Jacques de Compostelle, de Bari, du mont Gargano, de
Jérusalem. Extatique, il faisait l'étonnement de ses contem-
porains; il suffisait, pour lui causer des ravissements, de
prononcer devant lui les mots de Dieu ou de paradis.
Toutes les perfections divines se reflétaient dans son âme
comme dans un pur cristal et rayonnaient au dehors, avec
un cachet de candeur et d'aimable simplicité qui lui appar-
tient. Un jour, il alla trouver saint Bonaventure, alors
ministre général de l'Ordre, et lui adressa la question sui-
vante : « Mon Père, Dieu vous a comblé des dons de sa
grâce; mais nous, simples et ignorants que nous sommes,
que ferons-nous pour être sauvés? — Mon Frère, répondit
(1) Livre des Conformités, col. lxiv. — Cf. Jourdain de Giano, Chronique,
p. 4, n" 11; et Chronique des vingt-quatre généraux.
(2) BoNAV., c. m. — Cf. la Chronique des vingt-quatre généraux, qui repro-
duit intégralement la Vie du Frère Gilles, écrite, au témoignage de Salimbéné, par
le Frère Léon; et les Acta SS., 23 avril.
CHAPITRE V. 87
le Docteur séraphique, quand Dieu ne vous aurait donné
que son amour, cela suffirait à votre salut, — Mais, mon
Père, continua le Frère Gilles avec une naïveté char-
mante, un ignorant peut-il aimer Dieu autant qu'un savant?
— Assurément, répliqua le Père; une pauvre vieille femme
peut aimer Dieu autant et plus qu'un docteur en théologie. »
Aussitôt Frère Gilles, ne pouvant contenir les élans de son
enthousiasme, court au jardin, et, la face tournée vers la
ville, se met à crier de toutes ses forces : « Femmes pauvres,
simples et ignorantes, aimez le Seigneur votre Dieu, et vous
pourrez devenir plus grandes que Frère Bonaventure. »
Qui ne connaît le beau miracle des trois lis? Un docteur
en théologie, de l'Ordre de Saint-Dominique, était depuis
longtemps torturé par un doute sur la virginité perpétuelle
de la Mère de Dieu. La pensée lui vint, pour mettre fin au
scrupule qui l'obsédait, d'aller chercher aide et lumière
auprès de l'humble Mineur. Celui-ci en fut prévenu miracu-
leusement ; il marcha à sa rencontre, et sans lui laisser le
temps de parler, il lui dit, en frappant la terre de son bâton :
« Frère Prêcheur, Marie est vierge avant son enfantement.»
Et un beau lis sortit de terre au même moment. Frappant
de nouveau la terre, il reprit : « Frère Prêcheur, Marie est
vierge dans son enfantement. » Un second lis s'éleva de terre.
Enfin, donnant un troisième coup de bâton en terre : « Frère
Prêcheur, s'écria-t-il, Marie est vierge après son enfante-
ment. » Et un troisième lis, d'une blancheur éblouissante,
comme les deux premiers, se dressa devant eux. Et le Reli-
gieux dominicain, non moins frappé de l'autorité de sa
parole que du triple miracle des lis, se retira, emportant
dans son âme cette paix divine qu'il avait jusqu'alors vai-
nement cherchée.
Est-il rien de plus ravissant que de lire dans les auteurs
contemporains la vie de ces hommes de Dieu? Et ne croi-
88 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
rait-on pas retrouver nnè page, perdue depuis des siècles,
de l'Évangile ou des Actes des Apôtres? Sur un signe de
François, comme autrefois sur un signe du Sauveur, les dis-
ciples accourent. L'illusion est complète : même nombre,
mêmes vertus, mêmes miracles dans ce nouveau collège
apostolique que dans le premier. Rien n'y manque, pas
même, hélas! la trahison de Judas! Bernard de Besse nous
a livré le nom flétri de ce traître : c'était Jean de Capella,
le sixième compagnon de saint François. Chargé du soin de
distribuer aux Frères les aumônes reçues, il reprit peu à peu
les goûts du monde et perdit l'esprit de prière et de pau-
vreté. En vain le séraphique Père l'avertit du péril que cou-
rait son âme; en vain il essaya, tantôt par des exhortations
paternelles, tantôt par de vertes réprimandes, de le ramener
dans la voie de l'abnégation; en vain il le menaça des châti-
ments du ciel. Jean n'écouta que sa passion. Alors, selon la
prédiction du serviteur de Dieu, la justice divine éclata,
prompte et terrible. Une lèpre affreuse couvrit tout le corps
du coupable, le torturant nuit et jour. Il n'eut pas le cou-
rage de supporter cette épreuve : il quitta le saint habit de
la pénitence, rentra dans le siècle, et se laissant aller au
désespoir, il se pendit comme Judas (1). C'était en l'année
1212, comme nous le verrons plus tard. Une des pierres
fondamentales de l'édifice venait de rouler dans l'abîme. A
cette triste nouvelle, François, qui était alors à Rome, fut
brisé de douleur; à l'exemple du vieux patriarche Jacob, il
ne voulait pas recevoir de consolations. Ses compagnons
n'osaient lui parler, lorsqu'un nouveau postulant vint frapper
à la porte : c'était un fils de la lointaine Angleterre. Son
entrée dans l'Ordre coïncidait trop bien avec l'apostasie de
(i) « Qui Ordine exiens, leprosus factus, laqueo ut alter Judas mteriit. » (Bern.
DE Besse, De laudibus B. Fr.) La Ch-onique des vingt-quatre généraux se sert
d'exj)ressions identiques.
CHAPITRE V. 89
Jean de Capella, pour n'y pas voir un secret dessein de la
Providence. A l'instant même, et d'un commun accord, il
fut résolu que Frère Guillaume prendrait parmi les douze la
place du sixième compagnon, comme autrefois Mathias
avait pris la place du disciple infidèle. Ainsi s'ajoutait un
nouveau trait de ressemblance entre la fondation du nouvel
Ordre et celle du collège apostolique.
Les disciples de la deuxième heure — ceux qui viennent
immédiatement après les douze premiers compagnons —
forment également un groupe à part, nombreux, compact.
Dans ce groupe, quatre figures en relief : ce sont les Frères
Léon, Rufin, Masseo et Junipère, restés plus populaires, par
ce motif qu'ils vécurent davantage de la vie du saint fonda-
teur. Junipère, célèbre par son amour pour les humiliations,
et dont un mot piquant de François nous laisse deviner toutes
les perfections : « Plût au ciel que nous eussions un bois de
pareils genévriers (1)! » Masseo Marignani (2), en qui
s'unissaient harmonieusement une diction concise, une
incomparable suavité pour parler de Dieu, et de plus une
si parfaite obéissance, qu'il remplissait volontiers les plus
vils offices du couvent. Rufin, issu d'une noble famille d'As-
sise et cousin de sainte Claire ; fleur séraphique dont les
parfums réjouissaient l'Eglise de Dieu; nature d'élite dont
le saint Patriarche disait : « Le Seigneur m'a révélé que c'est
une des âmes les plus fidèles et les plus pures qu'il y ait au
monde, et même je n'hésiterais pas à lui donner dès cette
vie le titre de saint, puisqu'il est déjà canonisé là-haut, j?
Enfin, Léon de Viterbe, l'angélique Frère Léon, celui que
saint François appelait, à raison même de sa candeur, la
petite brebis du bon Dieu, la pecoretla di Dio, esprit lim-
(1) Juniperus, {genévrier.
(2) GiACOBELLi (Fî'e {les Saints de l'Ombr'ie, 17 novembre) préteiid que Mari-
gnani était le nom patronymique de Masseo.
90 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
pide et paisible comme ces lacs inconnus qui sont perdus
dans les montagnes des Alpes et où se mirent en silence
toutes les splendeurs du firmament j âme naïve et pure, et
par conséquent heureuse ; car n'est-il pas écrit dans l'Évan-
gile : « Bienheureux les cœurs purs , parce qu'ils verront
Dieu ! »
Léon tient une place à part dans l'histoire des Frères
Mineurs. Compatriote, secrétaire et confesseur du Saint,
confident intime auquel le séraphique Patriarche ouvrait
tous les trésors de son âme, il fut, qu'on nous permette cette
expression, le saint Jean du Collège séraphique, et mérita,
après avoir été si étroitement uni à notre Saint pendant les
jours de son pèlerinage terrestre, de n'être point séparé de
lui après sa mort : on déposa ses restes à côté de la tombe
du séraphique Père,
Le maître et le disciple avaient ensemble des conversa-
tions toutes célestes, dont quelques-unes, celles qui capti-
vaient davantage l'imagination jeune et ardente de ces
temps, ont échappé à l'oubli. Transmises de vive voix par
la première génération, elles ont été recueillies par l'auteur
anonyme des Fioretti, qui a su en composer un bouquet
d'une fraîcheur exquise. Ne cherchons point les preuves
de leur authenticité. Ce sont des fleurs, fleurs de poésie,
fleurs embaumées qui trahissent leur saison, c'est-à-dire le
printemps de l'institution séraphique. Nous en cueillerons
deux : la Joie parfaite et le Bréviaire de saint François,
pour les offrir à nos lecteurs .
Par une froide journée d'hiver, François et le Frère Léon
se rendaient de Pérouse à Notre-Dame des Anges ; le Frère
Léon marchait un peu en avant, absorbé dans sa médita-
tion. Saint François l'appela : « Frère Léon, lui dit-il,
plaise au ciel que les Frères Mineurs donnent à toute la
terre un grand exemple de sainteté! Néanmoins, chère
CHAPITRE V. 91
brebis du bon Dieu, sache que ce n'est point là la joie
parfaite. » Un peu plus loin, il reprit : « Frère Léon,
quand les Frères Mineurs rendraient la vue aux aveugles,
chasseraient les démons, feraient parler les muets ou resâus-
citeraient des morts de quatre jours, sache que ce n'est
point là la joie parfaite. » Plus loin encore : « O Frère Léon,
si les Frères Mineurs savaient toutes les langues et toutes les
sciences, s'ils avaient le don de prophétie et celui du discer-
nement des cœurs, sache que ce n'est point là la joie par-
faite. » Et un peu plus loin : « Chère brebis du bon Dieu, si
les Frères Mineurs parlaient la langue des Anges , s'ils con-
naissaient le cours des astres, la vertu des plantes, les secrets
de la terre, et la nature des oiseaux, des poissons^ des hom-
mes, des animaux, des arbres, des pierres et de l'eau, sache
que ce n'est point là la joie parfaite. » Puis, à quelques pas
plus loin encore : « Frère Léon, quand même les Frères
Mineurs réussiraient par leurs prédications à convertir à la
foi chrétienne tous les peuples infidèles, sache que ce n'est
point encore là la joie parfaite. » Il continua à parler ainsi
l'espace de deux milles. Enfin, son compagnon, étonné, lui
demanda : « Père, je vous en prie au nom de Dieu, dites-
moi donc en quoi consiste la joie parfaite. » Le Saint répon-
dit : « Quand nous arriverons à Notre-Dame des Anges,
mouillés, transis de froid, mourant de faim, et que nous
frapperons à la porte, supposons que le portier nous dise :
« Vous êtes deux fainéants, qui courez le monde! Vous êtes
des voleurs d'aumônes, partez d'ici! » S'il nous laisse à la
porte pendant la nuit, à la neige et au froid, et que nous
endurions tout avec patience, sans trouble ni murmure,
dans la pensée que le portier nous traite selon nos mérites
et que tout cela nous arrive par la permission de Dieu,
crois-moi, ô Frère Léon, c'est là ime joie parfaite! Et si,
pressés par la nuit, le froid et la faim, nous supplions le
92' SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Frère 3 les mains jointes et pour l'amour de Dieu, de nous
laisser entrer dans 1q couvent, et que, sortant tout en colère,
un gros bâtoii noueux à la main, il nous jette dans la neige
et nous renvoie couverts de plaies; si nous supportons en
paix tous ces mauvais traitements , dans la pensée que nous
devons participer aux souffrances de notre béni Seigneur
Jésus-Christ, crois-riioi, ô Frère Léon, c'est bien là la joie
parfaite ! Car de tous les dons spirituels que l'Esprit-Saint
répand dans les âmes, le plus excellent, c'est le don de se
vaincre soi-même et de souffrir volontiers pour l'amour de
Dieu (1). » ■■■:■'
Un autre jourj dans les premiers temps de l'Ordre, saint
François voyageait encore avec Frère Léon. N'ayant pas de
livre pour réciter l'office canonial, il dit à son compagnon :
« Chère brebis du bon Dieu, c'est riieure des Matines, et
nous n'avons pas de bréviaire pour les réciter. Et pourtant,
il nous faut chanter les louanges de' Dieu. Voici ce que nous
ferons. Je dirai : « Frère Fraiiiéois, tu as commis tant de
péchés, lorsque tu étais dans le monde, que tu mérites
d'être précipité au fond des enfers. » Et toi. Frère Léon, tu
répondras : « Il est vrai que tu mérites d'être précipité au
fond des enfers. » Et le Frère Léon dit avec la simplicité
d'une colombe : « Volontiers, mon Père. « Mais, au lieu de
répondre comme le voulait François , il dit^ au contraire :
« Dieu fera par vous tant de bien, que , vous irez en paradis. 55
Le Saint le reprit : « Il ne faut pas dire ainsi, Frère Léon;
mais, quand je dirai : « Frère François, tu as tellement
multiplié tes iniquités contre le Seigneur, que tu n'as droit
qu'à ses malédictions », tu répondras : « Il est vrai que tu
mérites d'être au nombre des maudits, » Mais le Frère Léon
dit : « Frère François , Dieu vous fera grâce ; et vous
(1) Fioretli, ch. vin
CHAPITRE V. m
serez béni entre tous les élus. » Alors le Saint lui 4it avec
une douce colère: «Pourquoi as-tu, la hardiesse de trans-^
gresser le précepte de l'obéissance', et de répondre tant de
fois autrement que je ne te Tai ordonné? — .Très, cher Père,
répondit Léon, Dieu m'en est témoin, j'ai voulu répéter les
paroles que vous m'avez prescrites, mais liii-même me fait
parler comme il lui plaît et contre ma voloiité. — Cette fois,
au moins , reprit François , réponds comme je te l'ensei-
gnerai. Je dirai : « Frère François , petit homme miséra-
ble, après tant de crimes, oses-tu bien encore espérer que
Dieu te pardonnera? » Et toi, chère petite brebis, tu répon-
dras : « Non, tu n'as aucun droit à sa miséricorde. » Ges
derniers mots étaient entrecoupés dé sanglots j çt se frap-
pant la poitrine, les yeux tout baignés de larmes, il attend
dait que son compagnoji répétât les mêmes paroles. Mais
Frère Léon répondit : « Dieu vous comblera de grâces insi-
gnes; vous serez exalté et glorifié éternellement; car celui
qui s'abaisse sera élevé. Je ne puis dire autrement; c'est
Dieu qui parle par ma bouche. »
Et cette lutte entre l'humilité de l'un et les prophétiques
promesses de l'autre se prolongea depuis minuit jusqu'à
l'aube du jour (1).
Ces dialogues intimes n'enveloppent pas seulement des
charmes de la poésie les origines , au caractère par ailleurs
si grandiose, de l'institut séraphique; ils éclairent encore
l'histoire et nous aident à pénétrer plus avant, soit dans
l'esprit lumineux du maître, soit dans l'âme simple et con-
fiante des disciples.
Parmi ces derniers, nous avons nommé les principaux ;.
Bernard de Quintavalle, Pierre Cattani, Gilles, Léon, Rufin,
Masseo et Junipère, fleurs delà vie mystique, cœurs enthou-
(1) Fioretli, cb. ix.
94
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
siastes parce qu'ils étaient purs, courages magnanimes
qu'attirait le dévouement, comme le péril attire le soldat!
C'est avec ces élus de la première et de la deuxième heure
que le Patriarche d'Assise va entreprendre le grand œuvre
de la régénération de l'ItaUe.
Sceau de la custodie de Gubbio.
CHAPITRE VI
EN TOSCANE.
(1210-1212)
Ce qui frappe clans la vocation clu Patriarche cV Assise,
c'est la netteté avec laquelle elle se dessine, sans ombre
d'hésitation, d'un bout à l'autre de son existence. On sent
que devant lui se dresse constamment l'idéal qui lui a été
montré dans la matinée du 24 février 1 209 et dans la vision
de Poggio-Buscone. Cet idéal, c'est une chevalerie spiri-
tuelle s'attachant à la poursuite des erreurs , comme la
chevalerie militaire s'attache au redressement des torts ;
c'est une milice d'avant-garde, pacifique, envahissante,
ayant la croix pour armure et la conquête des âmes pour
objectif.
Certains publicistes modernes saluent dans le fils de Ber-
nardone un continuateur d'Arnaud de Brescia et de
Pierre Valdo. Rien n'est plus opposé à son caractère.
Jamais il n'attaque ni la féodalité, ni la richesse, ni la forme
politique des Etats. Non, il n'est ni un tribun ni un révolté ;
et il ne devient un grand réformateur social .que par voie de
conséquence et pour avoir tout d'abord accompli la réforme
essentielle, celle des mœurs. Combattre les passions qui
troublent la paix des familles et amènent la chute des
empires, saisir la croix et la replanter au sommet de l'édi-
96 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
lice social, voilà, il ne le dissimule pas, le but de sa noble
ambition, parce que la croix, emblème de nos espérances,
est à ses yeux la source de toute civilisation.
L'année 1210 nous fait assister à l'aurore de cette action
à la fois relifjieuse et sociale. La vocation de Bernard de
Quintayalle, la conversion plus étrange encore de Silvestre,
ce qu'on racontait de Rivo-Torto et de la Portio'ncule, tous
ces prodiges qui entourent le berceau de l'Ordre et, qui
charmaient l'imagination des peuples, toujours avides de
mystérieux et d'inconnu, avaient prévenu l'opinion publique
en faveur du fils de Bernardone. Une émeute sortie de la
classe infime de la société nous montre quel était déjà le
prestige de son nom. Les serfs, réduits au désespoir par les
exactions des seigneurs, secouèrent le joug de fer qui pesait
sur leurs épaules , montèrent tumultuairement au palais
communal et réclamèrent l'abolition des droits féodaux.
L'intervention du clergé et des Frères arrêta l'effusion du
sang, et les barons signèrent la charte d'affranchissement,
où l'on retrouve l'esprit et jusqu'aux expressions du réfor-
mateur ombrien (1).
Cet acte de pacification, qui honore notre saint, prélude
a l'oeuvre qu'il avait reçu mission d'accomplir. La société
chrétienne était agonisante : il fallait la sauver sans retard.
Mais comment atteindre, comment soulever lé monde des
âmes, si ce n'est avec le levier de la parole divine? Et où
trouver des hommes animés de l'esprit des prophètes?
François tremblait, et avec raison, devant une entreprise
qui dépasse les forces humaines. Cependant, ses craintes
cédèrent devant le désir de remédier au mal. Au commen-
cement de l'année 1211, se souvenant de l'autorisation
accordée par Innocent III et mettant toute sa confiance en
(1) Cristofani, Histoire d'Assise, liv. II, p. 122-130.
LE COUVENT DES CELLE, PRES DE CORTONE.
98 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Celui qui donne la parole aux muets et rend éloquente la
langue des ignorants, il réunit ses compagnons et leur par-
tagea l'Italie. Il partit lui-même avec Frère Silvestre pour
la Toscane. Il s'arrêta quelques jours à Pérouse, où Dieu
récompensa son zèle par la conversion d'un grand nombre
d'âmes et par la vocation miraculeuse d'un jeune seigneur
de cette ville. Celui-ci se promenait aux environs de la cité,
tout préoccupé du désir de répondre à l'appel de la grâce
et de se consacrer à Dieu, lorsque le divin Maître lui appa-
rut et lui dit : « Homme de désirs, si tu veux jouir de la
paix que tu souhaites et faire ton salut, entre en religion et
suis-moi. — Ehl Seigneur, dans quel Ordre faudra-t-il
entrer? — Dans l'Ordre naissant de François d'Assise. — Et
quand j'y serai, qu'aurai-je à faire pour être plus agréable
à vos yeux? — Le voici : mènes-y la vie commune, n'aie
point de liaisons particulières, ne t'occupe point des défauts
des autres, et ne forme point de jugements à leur désavan-
tage. » Le jeune gentilhomme courut se jeter aux pieds de
François, qui lui donna l'habit de son Ordre et lui imposa le
nom de Frère Humble, en raison de la profonde humilité
qu'il avait discernée au fond de son cœur (1).
De Pérouse, nos deux missionnaires se rendirent à Cor-
tone, cité fameuse par ses monuments étrusques, qui se
dresse fièrement, comme Assise et Pérouse, sur le versant
occidental des Apennins. Le serviteur de Dieu y reçut plu-
sieurs novices, entre autres Elle d'Assise, personnage d'un
rare mérite dont il sera plus d'une fois question dans la
suite, et le Bienheureux Gui Vagnotelli de Cortone, jeune
homme de qualité qui tint à honneur de donner l'hospitalité
au Pénitent d'Assise, et dont François prédit ainsi la voca-
tion : « Mon frère, dit-il à Silvestre, ce jeune homme s'en-
(1) Wadding, t. I, p. 108.
CHAPITRE VI.
99
rôlera aujourd'hui même dans notre milice, et il se sancti-
fiera dans sa patrie. « Ce qui eut lieu. Le Saint leur bâtit, à
un mille de la cité, dans une des déchirures du mont Saint-
Gilles, au bord d'un torrent qui ne tarit jamais, le pitto-
resque couvent des Celle. Quand arriva le Carême, il confia
au Frère Silvestrele gouvernement de la nouvelle fondation,
partit le mercredi des Cendres dès le point du jour, avec
deux petits pains pour toute provision, descendit à Passi-
gnano , et de là se fit transporter dans une île du lac de
Pérouse (ou lac Trasimène), en recommandant au batelier
de ne révéler à personne le lieu de sa retraite, et de ne
venir le chercher que le mercredi de la semaine sainte.
Resté seul dans ces lieux inhabités, il s'achemina vers un
buisson, où des ronces entrelacées et des branches d'arbres
formant berceau lui servirent de cellule, et près duquel la
100 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Providence avait placé comme exprès une fontaine limpide,
qui lui fournit son breuvage. L'eau de cette fontaine guérit
dans la suite une foule de malades. Les Frères Mineurs ne
tardèrent pas à bâtir, à côté du buisson témoin des pénir-
tences du Saint, un couvent autour duquel se groupèrent
peu à peu de gracieuses habitations de pêcheurs.
C'est dans cette île que le fils de Bernardone passa tout le
Carême de 1211 ; il y garda un jeûne si rigoureux qu'il ne
mangea que la moitié d'un pain. Le mercredi saint, le bate-
lier vint le reprendre. Une tempête s'étant élevée pendant
la traversée, François l'apaisa d'un signe de croix, comme
autrefois Jésus avait calmé celle du lac de Génésareth. Ce
qui le ramenait à l'ermitage des Celle, c'était le désir de
passer au milieu de ses Frères les grands jours de la semaine
sainte, et de faire la sainte communion, dont il était privé
depuis quarante-deux jours. Le jeudi saint, il vint le pre-
mier, avec la ferveur d'un séraphin , recevoir le pain des
Anges, j)uis tous ses disciples après lui (1).
Le zèle ne laisse point de repos à ceux qu'il possède.
Après les fêtes de Pâques, François se dirigea sur Arezzo,
toujours en compagnie du Frère Silvestre. En entrant dans
cette ville, il la trouva divisée en deux factions prêtes à en
venir aux mains, et aperçut une armée de démons qui
volaient de rang en rang pour exciter les citoyens à
s'entr'égorger. Aussitôt, il se tourne vers son compagnon,
et lui commande d'aller sur les remparts pour chasser les
démons. Silvestre obéit, et plein de cette foi qui transporte
les montagnes, il crie de toutes ses forces : « Tout ce que
vous êtes ici d'esprits immondes, fuyez au loin; je vous
l'ordonne au nom du Dieu tout-puissant et de François son
serviteur. » Au même moment, les anges de ténèbres s'en-
(1) RODOLPUE DE TossiGSANO, Histoire sérapliique. Venise, 1586.
CHAPITRE VI.
101
fuient; les haines s'apaisent dans les cœurs, et les deux par-
tis se réunissent autour de François; Tardent apôtre leur
parle de paix et d'amour, avec une éloquence qui fait tom-
ber les armes des mains des combattants; et au nom de
Saint François en prière commande à son compagnon de chasser les démons de
la ville d'Arezzo. (D'après Giotto.)
l'Évangile, il réconcilie des passions trop souvent irréconci-
liables (1).
D'Arezzo, l'homme de Dieu se rendit à Florence. Cette
(1) Tir. DE Gelaxo, Vita sccuiula, p. 3, c. ii.
102 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
grande cité, si renommée dès lors pour son commerce, et
qui devait un siècle plus tard, sous les Médicis, jeter un si
vif éclat, ne se montra pas moins empressée que ses voisines
. à entendre la parole du Saint. Le séjour de François y fut
d'assez courte durée, mais il fut signalé par plusieurs évé-
nements qui méritent d'être rapportés. Les habitants firent
don au saint fondateur du petit couvent de San-Gallo, situé
aux portes de la ville ; et dès la première heure la Provi-
dence se plut à susciter de nombreuses vocations, dont la
plus célèbre est sans contredit celle de Jean Parent (1).
Savant jurisconsulte , homme d'un mérite supérieur, il
avait été le premier magistrat de Citta-Castellana, et on lui
avait décerné le titre de citoyen romain. Un soir qu'il se
promenait aux environs de cette ville, il vit un pâtre qui
s'efforçait de faire entrer un troupeau de porcs dans leur
étable, et qui, tout en colère de ne pouvoir réussir, se mit à
crier, en les poussant avec la pointe de son bâton : « Allons
donc, pourceaux! Entrez dans votre étable comme les juges
entrent en enfer! » Et les animaux obéirent à l'instant.
L'insolente apostrophe du porcher, que lui avait sans doute
su^ggéréele souvenir d'anciens démêlés avec la justice, fut le
moyen dont la Providence se servit pour toucher le cœur du
savant magistrat. Il revint tout pensif, méditant sur la lourde
responsabilité des fonctions publiques et sur les dangers du
monde ; il ne tarda pas à se démettre de sa charge, et vint
se retirer à Plorence. C'est là, dans les épanchements d'une
conversation intime avec l'apôtre ombrien, que la grâce le
saisit, sans miracle, mais avec une force irrésistible. Fran-
çois, « qui se plaisait à honorer ses visiteurs selon leur rang
et leur mérite (2) », l'accueillit avec cette distinction et cette
courtoisie qu'il avait gardées des relations de sa jeunesse;
(1) Chronique des vinqt-ejuatre généraux.
(2) Tu. DE Celano, Vita prima, p. 1, c. xx.
CHAPITRE VI. 103
et l'ancien magistrat fut si cliarmé de l'entretien qu'ils
eurent ensemble, qu'il prit la courageuse résolution d'imiter
la vie pénitente dont il avait l'exemple sous les yeux. Son
fils unique reçut la même vocation. Tous deux, ayant donc
distribué leurs biens en œuvres pies, revêtirent avec joie
l'habit des Frères Mineurs. Ainsi commençait à se réaliser
la promesse du Saint : « Dans peu de temps, les nobles et
les savants se joindront à vous pour prêcher devant les
peuples et les rois. »
Pendant que saint François était à l'ermitage de San-
Gallo, trois habitants de la ville vinrent lui faire visite : ils
amenaient leurs fils pour qu'il les bénît. Notre Bienheureux
alla, sans rien dire, cueillir cinq figues au jardin, en donna
une à chacun des deux premiers enfants, remit les trois
autres au dernier et lui dit en le caressant : « Toi, mon
enfant, tu seras un jour un des miens. » L'enfant devenu
jeune homme entra dans l'Ordre des Frères Mineurs et
reçut, en effet, le nom de Frère Ange qu'il justifia par une
vie toute céleste (1).
Ces diverses excursions à travers la Toscane avaient
occupé une grande partie de l'année 1211. L'absence du
vénéré fondateur s'était prolongée plus que de coutume. Il
était impossible, à une date si rapprochée des origines de
l'Ordre, qu'elle ne se fît pas sentir à la Portioncule, où les
disciples accouraient, mais où manquait la direction ferme
et lumineuse du maître. François le comprit. Il avait hâte,
d'ailleurs, de revoir le sanctuaire privilégié de Marie. Il lui
tardait aussi de revoir ses compagnons de la première heure
et cette jeunesse, nombreuse, enthousiaste, sur qui repo-
saient les espérances de l'avenir.
Quelques mois après son retour à la Portioncule, il fit la
(1) Wadding, t. I, p. 115.
104 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
conquête d'une nouvelle recrue :■ conquête qu'on peut con-
sidérer comme le fruit et le couronnement de sa mission de
Toscane. Saint Bonaventure a pris soin de nous en décrire
minutieusement les détails, non sans motif; car elle est un
témoignage convaincant de l'idée de sainteté et de bonté
compatissante qui s'attachait dès lors au nom du fils de
Bernardone.
Un religieux, du nom de Morico et de l'Ordre des Croi-
siers , languissait dans un des hôpitaux qui avoisinaient
Assise. De l'avis des médecins, la mort était imminente.
Dans cette extrémité, il lui vint à la pensée de se recom-
mander aux prières de l'homme de Dieu. Sa confiance ne
fiit pointtrompée. Le Saint priapour lui; puis, ayant trempé
de la mie de pain dans l'huile de la lampe de Notre-Dame
des Anges, il dit à ses Frères : « Portez ce remède à notre
Frère Morico. Non seulement, par la vertu du Christ, il le
guérira, mais il fera de lui un des plus robustes soldats de
notre milice. » Pour Morico, comme pour l'enfant de San-
Gallo, la prédiction s'accomplit de tout point. Il s'enrôla
sous l'étendard de son bienfaiteur, et offrit longtemps encore
à sa nouvelle famille le double spectacle d'une pénitence
héroïque et d'une santé que semblaient épargner les infir-
mités de l'âge (1).
Avec le saint fondateur et sa nouvelle recrue pénétrons
dans l'intérieur du couvent de la Portioncule : couvent de
bien chétive apparence, mais d'où est parti un grand mou-
vement de rénovation religieuse. Au témoignage de Thomas
de Gelano, il offrait tous les contrastes. Au dehors, les pri-
vations et le dénuement ; au dedans , une sainte allégresse
et l'union des volontés. Au dehors, le soin des lépreux et les
offices les plus pénibles à la nature; au dedans, la joie du
(1) BONAV., C. IV.
CHAPITRE VI.
105
devoir accompli et les consolations spirituelles prodiguées.
Au dehors, les apparences d'une prison; au dedans, une
sorte de paradis terrestre où régnait l'opulence de la paix,
parce que Dieu y régnait en maître. Nulle trace de ces noirs
chagrins, de cette oppression des coilsciences, de ce fana-
tisme aveugle que la libre pensée reproche aux cloîtres !
Coin de terre vraiment privilégié, le Très-Haut y semait
ses bénédictions. « Les vocations affluaient; clercs et
laïques, patriciens et plébéiens accouraient à l'envi », heu-
reux de se donner à Dieu, heureux de se dévouer au service
de leurs frères. Un grand souffle de foi les soulevait jusqu'à
la hauteur d'un héroïsme quotidien; et dans cette vallée
d'Assise germaient toutes sortes de vertus, qui ne deman-
daient qu'à s'épanouir au grand soleil pour répandre leurs
parhmis et donner tous leurs fruits. « Et c'est au zèle du
réformateur ombrien qu'était due, après Dieu, cette riche
floraison monastique » qui embaumait la terre et réjouissait
le ciel (1).
(1) Th. de Celano, Vita prima, p. 1, c. xv.
Sceau de l'abbaye de Loiigchaïups, (1266.)
CHAPITRE VII
SAINTE CLAIRE ET LES PAUVRES DAMES.
(1212)
« Il semble, depuis sainte Hélène et Constantin, que rien
de grand ne puisse paraître dans TÉglise, sans quune
femme y ait part (1). » Cette réflexion d'Ozanam s'applique
avec une parfaite justesse à la grande épopée franciscaine.
A l'homme de sa droite, au réformateur ombrien déjà si
puissant par lui-même, la Providence associe une coadju-
trice digne de lui, l'illustre vierge Glaire, qui sera la mère
des Pauvres Dames, comme il est le patriarche des Frères
Mineurs. Et le lieu choisi d'en haut pour être le berceau
de ce second institut, c'est encore la Portioncule : tant il
est manifeste, dès le principe, que les deux fondations sont
nées du même acte créateur et qu'elles sont sœurs dans la
pensée de Dieu comme dans l'histoire !
Claire naquit à Assise. Ses parents, Favorino et Ortolana,
avaient uni les blasons des deux plus antiques maisons de
cette ville, les Scefi et les Fiumi, et comptaient parmi leurs
alliés les Bienheureux Silvestre et Rufin. Favorino possédait
sur la pente méridionale du mont Soubase le château de
Sasso-Rosso. Ortolana, femme d'une piété éminente, avait
(1) OzANAM, le Purgatoire de Dante, p. 568.
CHAPITIIE VII. 107
entrepris par dévotion les pèlerinages de Terre Sainte, du
mont Gargano et de Saint-Pierre de Rome. A son retour,
Dieu la visita dans sa miséricorde, et Ortolana, comme la
mère de Samuel, obtint, par la vertu du jeûne et de la
prière, une enfant qui devait immortaliser le nom des Scefi.
Un jour qu'elle était agenouillée devant son crucifix et
qu'elle conjurait le Seigneur de bénir le fruit de ses entrailles,
elle entendit une voix qui lui disait : « Ne crains rien, Orto-
lana, tu mettras heureusement au monde une lumière qui
éclairera tout l'univers. « L'enfant prédestinée naquit quel-
ques jours après. Elle reçut l'eau régénératrice sur les
mêmes fonts sacrés où François avait été baptisé douze ans
auparavant, et sa mère voulut qu'on lui donnât le beau nom
de Claire (1), symbole et présage de sa grandeur future. En
ce jour-là, le ciel et la terre se réjouirent. C'était le 16 juil-
let 1194.
La fille des Scefi fut toujours un ange d'innocence et de
piété. Dès l'adolescence elle se livrait à diverses pratiques
de mortification, et portait un ciliée sous ses riclies vête-
ments. Intelligence bien douée, cœur aux viriles énergies,
elle réunissait dans sa personne ces charmes extérieurs dont
le monde est toujours affolé : une taille élancée, un port
majestueux, le teint frais et vermeil, les traits fins et déli-
cats, encadrés par une jolie chevelure blonde. Ses parents,
ravis de voir en elle de si grands avantages, ne songeaient
qu'à l'établir dans le monde; mais la jeune fille avait des
désirs plus élevés, et, à dix-huit ans, elle méditait d'offrir
au Roi des rois la fleur brillante de sa virginité. Dieu vint à
son secours en l'adressant au Bienheureux Patriarche. Pen-
dant le Carême de l'an 1212, le Saint prêchait à Assise dans
l'église Saint-Georges. C'était sa première prédication solen-
(1) Clara, lumineuse, illustre. Acta SS., 12 août, Vie anonyme de sainte
Glaire.
108
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
nelle; et quoiqu'il soit écrit que nul n'est prophète en son
pays, François tenait ses propres compatriotes sous le
charme d'une parole neuve, énergique et pleine d'onction,
Claire, désireuse de connaître un apôtre dont on racontait
tant de merveilles, obtint un jour d'aller avec sa mère et sa
sœur Agnès assister à l'une de ses instructions. Elle le voit,
l'entend, l'admire, et dès ce moment le choisit pour le
directeur de sa vie. Elle s'ouvre de son dessein à une veuve
0USÈQTJJ5S SOLENNELLES DE SAINTE CLAIRE. (D'aprcS GiotlinO.)
digne de toute sa confiance, Bona Guelfucci, sa tante, et se
rend avec elle dans le plus grand secret à Notre-Dame des
Anges. François, sachant par révélation qu'il a devant lui
un trésor dont le monde n'est pas digne, dévoile à Claire le
prix de la virginité, les beautés ravissantes du céleste Epoux
et les joies inénarrables d'une union que le temps ne détruit
pas(l).
Vers la fin du Carême, elle revint trouver le saint Pa-
triarche. Elle était impatiente de se donner toute à Dieu, et
(1) WADDn-G, t. I, p. 124.
CHAPITRE VII. 109
les jours qui la séparaient de l'alliance de son bien-aimé
Jésus lui paraissaient des siècles. De son côté, François,
craignant que cette fleur si délicate et si belle ne se flétrît
au souffle empoisonné du monde, pensait qu'il était temps
de la transplanter dans le jardin fermé de la vie religieuse.
On convint que ce grand acte s'accomplirait le dimanche
des Rameaux (19 mars 1212). La jeune vierge, ornée de
tous ses atours, se rendit à la cathédrale d'Assise; mais au
lieu d'aller, selon la coutume italienne, recevoir les rameaux
bénits, elle resta à sa place, les yeux modestement baissés.
L'évêque, s'en apercevant, descendit les degrés du sanc-
tuaire et vint lui apporter une palme, emblème des victoires
qu'elle allait remporter sur le monde. La nuit suivante, à
l'heure où tout était plongé dans le sommeil, Claire sortit
de la maison paternelle, parée comme une fiancée au jour
de ses noces et accompagnée de Bona Guelfucci, et se diri-
gea en toute bâte vers Notre-Dame des Anges, pour s'y
offrir en holocauste sur l'autel du divin amour. La scène de
ses fiançailles spirituelles empruntait à la solitude du lieu,
au silence de la nuit, à la lueur des cierges brûl^mt surFau-
tel de la Madone, un caractère imposant de solennité. Pen-
dant que les religieux célébraient les noces mystiques de
l'Agneau, la fille des Scefi, .à genoux, les pieds nus, dépo-
sait ses riches habits, qu'elle destinait aux pauvres. Fran-
çois lui coupa les cheveux, en signe de renonciation aux
vanités de la terre, la revêtit d'une robe de bure de couleur
cendrée, la ceignit d'une corde et lui couvrit la tête d'un
voile épais. Alors, immolant à Dieu les charmes de sa jeu-
nesse, non avec le fol enthousiasme que suppose un monde
incrédule et railleur, mais avec un courage que l'amour seul
rendait supérieur aux entraînements de la nature, elle choi-
sit le Christ pour son Epoux, llii jura fidélité et promit de
le suivre dans les âpres sentiers de la pénitence. Elle n'était
110 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
qu'à son dix-huitième printemps, et déjà elle tenait sous ses
pieds le monde vaincu. Victoire admirable qui élevait son
âme à des hauteurs inconnues de l'antiquité et donnait à
son visage quelque chose d'angélique! Agnès et Cécile
n'avaient pas plus de charmes, lorsqu'elles consacraient à
Dieu, dans les ténèbres des catacombes, le blanc lis de leur
virginité.
Après la cérémonie, le serviteur de Dieu conduisit Claire
au monastère de Saint-Paul, situé, d'après Cristofani, dans
la plaine d'Assise, sur les rives du Chiagio; et cette fois
encore, pour le second Ordre comme pour le premier, ce
fat saint Benoît qui lui fournit un asile.
Les épreuves ne manquèrent pas à notre sainte. Son père
et sa mère accoururent à Saint-Paul, et n'épargnèrent ni
prières ni menaces pour l'en arracher; mais Claire, leur
montrant sa tête rasée et s'attachant avec force aux colonnes
de l'autel, finit par triompher de toutes leurs attaques.
François, pour la mettre à l'abri d'un nouvel orage, la fit
transporter à Saint-Ange du Panso, autre couvent de Béné-
dictines, bâti dans l'enceinte des remparts d'Assise (1).
Claire fut la première fleur du virginal parterre des
Pauvres Dames. Agnès, sa sœur, en fut la seconde. C'était
une jeune fille de quatorze ans, pure comme un lis, douce
comme un agneau. Claire conjurait Celui qui se plaît au
milieu des lis de jeter un regard de miséricorde sur sa jeune
sœur et de l'admettre à son tour au banquet des vierges.
Sa prière fut exaucée j peu de jours après, Agnès vint la
rejoindre et lui dit : « Ma sœur, je veux servir Dieu avec
vous. »
Pendant qu'un si doux spectacle réjouissait le monastère
de Saint-Ange, la maison paternelle était témoin d'une
(1) Clvonicjue des vingt-quatre ge'neraux; et Gristofaki, Histoire de saint
Damien, ch; x.
CHAPITRE VII.
111
scène toute différente. Là, c'étaient des cris de douleur et
de rage; Favorino était exaspéré. Bieritôl il assemble ses
amis, et leur fait partager ses sentiments. Douze d'entre eux
prennent les armes, et jurent de lui ramener sa fille, morte
ou vive. Sans respect pour la sainteté du lieu, ils enva-
hissent le cloître; l'un d'eux saisit Agnès par les cheveux, et
la traîne brutalement à travers les rochers jusqu'au bas de
la montagne; mais soudain le corps de cette enfant devient
OBSÈQUES SOLICNNiaLKS DE SAINTE CLAIUE. (D'api'ès GiottinO.)
si lourd que les ravisseurs, forcés d'avouer leur impuis-
sance, l'abandonnent sur les bords du ravin. Un de ses
oncles, Monaldo, lève sur elle une main sacrilège, et va la
percer de son épée; mais il ne peut consommer son crime :
son bras s'arrête, immobile et desséché. Glaire arrive sur
ces entrefaites; elle conjure ses parents de lui laisser au
moins les restes ensanglantés d'Agnès. Les chevaliers,
poursuivis par le trouble et le remords, finissent par s'éloi-
gner du champ de bataille, tandis que les deux sœurs, se
félicitant mutuellement d'avoir été jugées dignes de souffrir
pour le nom de Jésus, entonnent le cantique de la déli-
112 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
vrance. Hâtons-nous d'ajouter que cette coupable opposi-
tion de la famille se cliang^ea bientôt en une admiration sans
bornes. Monaldo guérit miraculeusement^ et, sachant qu'il
était redevable de sa guérison aux prières de ses nièces, il
devint leur plus zélé défenseur; Favorino se soumit à la
volonté de Dieu, et s'endormit peu de temps après du som-
meil des justes.
Saint-Ange du Panso n'était qu'un abri provisoire. Dès
que le saint fondateur eut imposé le voile à Agnès, il établit
les deux sœurs dans la maison qui touche à l'église Saint-
Damien, la première des trois églises qu'il avait réparées.
Ainsi se vérifia la prophétie que le Bienheureux avait faite
cinq ans auparavant, annonçant que là fleurirait un couvent
de Pauvres Dames. Claire s'enferma dans cette prison
volontaire, et elle n'en sortit que pour l'échanger contre les
splendeurs du ciel. Saint-Damien devint donc pour les filles
de saint François, pendant un demi-siècle, ce qu'était la
Portioncule pour ses fils, un jardin fermé, un parterre
mystique où ne manquent ni les lis de la virginité ni les
roses du martyre de la pénitence. Qui pourrait dire combien
de fleurs célestes s'y épanouirent sous le regard de Dieu,
combien d'anges terrestres s'envolèrent de là vers les col-
lines éternelles?... Contentons-nous de rappeler ici que la
sainte abbesse vit accourir sous sa houlette une phalange
d'âmes séraphiques, parmi lesquelles on est heureux de
compter Ortolana, sa mère, devenue veuve; Béatrix, sa
seconde soeur, et cette Bona Guelfucci dont les conseils
avaient guidé son enfance.
L'Ordre des Pauvres Dames, qu'on appela dans la suite
l'Ordre des Clarisses, était fondé. François, ayant écrit
pour ses filles spirituelles une règle calquée sur celle des
Frères Mineurs, leur donna pour supérieure la vierge Claire,
et pour visiteur ce Frère Phifippe le Long, dont il est dit
CHAPITRE VII, 113
qu'à la Portioncule un ange lui purifia les lèvres avec un
charbon ardent (1). Il voulut que cette nouvelle famille
reposât, comme son aînée, sur le roc inébranlable de cette
absolue pauvreté qu'il aimait tant. Des exhortations qu'il
leur adressait à ce sujet, il ne nous reste qu'une lettre, aussi
expressive que laconique, que nous enchâssons avec bon-
heur dans notre récit: « Moi, votre tout petit frère Fran-
çois, je veux suivre la vie et la pauvreté de notre très haut
Seigneur Jésus et de sa très sainte Mère, et y persévérer
jusqu'à la fin. Je vous prie aussi, vous toutes que je consi-
dère comme mes Dames, et je vous conjure instamment de
vous conformer toujours à cette vie et à cette glorieuse pau-
vreté. Gardez-vous bien de vous en écarter jamais et d'écou-
ter là-dessus des maximes et des conseils contraires (2). »
La vierge séraphique était digne d'entendre un si noble
langage. « Venez, disait-elle gracieusement à ses filles après
la lecture de cette lettre , venez comme des colombes vous
abriter dans le petit nid de la sainte pauvreté. » Elle ne se
montra pas moins jalouse que le saint Patriarche d'observer
ce vœu, qui confond la sagesse humaine, de renoncer à per-
pétuité pour elle et pour son Ordre à toute propriété; et
l'on sait avec quelle invincible fermeté elle résista, plutôt
que d'y contrevenir, aux pressantes sollicitations des Souve-
rains Pontifes eux-mêmes. Grégoire IX alla un jour jusqu'à
la presser d'accepter quelques possessions pour son Ordre,
à cause du malheur des temps. « Si c'est votre voeu qui
vous arrête, ajouta-t-il, nous vous en délierons. — Saint
Père, répondit-elle,je serais heureuse d'être délivrée de mes
péchés, mais je ne veux pas d'une absolution qui me dispen-
serait de suivre les conseils évangéliques (3).» Enfin, à
(1) Chronique des vingl-quatre généraux.
(2) OEuvrex de saint François d'Assise, p. i, ép. v; et Testant. S. Fr.
(3) Acta SS., Vie de sainte Claire, 12 août, p. 758.
114 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
force d'instances, elle obtint d'Innocent IV le privilège de la
pauvreté perpétuelle, le seul qu'on n'ait jamais sollicité en
cour de Rome. Le temps a consacré ce privilège par une
sorte de miracle permanent. Voilà six siècles que les filles
de sainte Glaire s'abandonnent totalement aux soins de la
Providence; et, depuis six siècles, la Providence veille avec
une tendre sollicitude aux besoins des pauvres recluses.
Leur institut a grandi parallèlement à celui des Frères
Mineurs, et il a subi les mêmes vicissitudes. Nous les voyons
s'établir en France, du vivant de sainte Claire, qui en 1240
envoie un essaim de ses religieuses à Béziers. En 1254,
Marseille les appelle à son tour. L'année suivante, le saint
/oi Louis IX bâtit pour elles à Longchamps un célèbre
monastère, où sa sœur, la Bienheureuse Isabelle , prend le
voile et fait profession, préférant au trône impérial qu'on lui
offrait les austérités et l'humilité du cloître , et apprenant
ainsi à ses contemporains que toutes les fêtes et délices de
la terre s'effacent devant l'unique bonheur de cette vie, qui
est d'aimer Dieu et de s'immoler pour lui. L'exemple de
cette princesse donna une grande impulsion à l'Ordre dans
tout le royaume.
Au quinzième siècle, l'institut des Clarisses fut réformé,
ou plutôt ramené à sa ferveur primitive, par une Française,
sainte Colette de Corbie. Aujourd'hui, ses monastères s'élè-
vent dans toutes les contrées soumises à l'Evangile, et il
offre toujours un asile aux âmes avides de sacrifices et
d'immolation, en même temps qu'un grand exemple de foi
à une génération tout imbue de matérialisme.
« Chaque jour, parmi nous et partout, des filles de grande
maison et de grand cœur, et d'autres d'un cœur plus grand
que leur fortune, se donnent dès le matin de la vie à un
Époux immortel. C'estla fleur du genre humain, fleur encore
chargée de sa goutte de rosée, qui n'a encore réfléchi que le
CHAPITRE VII.
115
rayon du soleil levant et qu'aucune poussière terrestre n'a
encore ternie... C'est la fleur, mais c'est aussi le fruit; c'est
la sève la plus pure- c'est le sang le plus généreux de la tige
d'Adam; car chaque jour ces liéroïsmes remportent la plus
étonnante des victoires, grâce au plus courageux effort qui
puisse enlever la créature aux instincts terrestres et aux
liens mortels. Quel spectacle! Et où en trouver un qui mani-
feste plus visiblement la nature divine de l'Église , qui fasse
mieux oublier les misères et les taches dont sa céleste splen-
deur est parfois voilée?. . .
« Ce Jésus, dont la divinité est tous les jours insultée ou
niée, la prouve tous les jours, entre mille autres preuves,
par ces miracles de désintéressement et de courage qui s'ap-
pellent dés vocations (1). »
Ces pieuses phalanges remplissent dans le monde une
mission plus visible aujourd'hui que jamais. Leur vita-
lité, qui résiste à toutes les persécutions, leur multitude
innombrable, malgré le dépérissement de la foi, et surtout
la virginale existence de leurs membres, désignent à tous les
regards la véritable Épouse du Christ, la vraie religion, dont
elles sont le plus magnifique ornement.
Respect à ces légions de la prière et du dévouement, qui
complètent d'une manière si exquise les enseignements du
sacerdoce catholique! Celui-ci nous fait connaître la vérité;
celles-là nous la font aimer.
(1) MoNTALEMBERT, les Moiiies d' Occicleiit, t. V, p. 385-393.
CHAPITRE VIII
L'APOTRE. — CONCILE DE LATRAN.
(1212-1215)
« Sauver les âmes est une œuvre excellente, une œuvre
divine entre toutes, puisque c'est dans ce but que le Fils de
Dieu est monté sur la croix (1). » Le saint Patriarche se
servait fréquemment de cette pensée pour soutenir le cou-
rage de ses frères au milieu des luttes de l'apostolat. Sauver
les âmes, c'était à coup sûr leur vocation; mais était-ce bien
la sienne? Il avait des doutes à ce sujet, se sentant person-
nellement plus d'attrait pour la vie contemplative que pour
la vie active.
Ne sachant à quoi se résoudre, il assembla ses frères et
leur dit : « Mes frères, je viens vous demander votre avis
sur cette question : Lequel des deux vaut le mieux pour
moi, de m'adonner à l'oraison ou d'aller prêcher? Il semble
que l'oraison me convienne mieux; car je suis un homme
simple et inhabile dans l'art de bien dire, et j'ai reçu le don
de la prière plus que celui de la parole. La prière purifie
nos affections, nous unit au souverain bien, affermit notre
volonté dans la vertu ; par elle, nous conversons avec Dieu
et avec les Anges , et nous menons une vie qui tient plus du
(1) Tu. DE Gelano, Vita secunda, p. 3, c. cviii.
CHAPITRE VIII. 117
ciel que de la terre. La prédication, au contraire, rend pou-
dreux les pieds de l'homme spirituel; elle distrait, dissipe et
mène au relâchement de la discipline. Ainsi l'une est la
source des grâces, l'autre est le canal qui les distribue.
Néanmoins, il est une considération d'un ordre plus élevé
qui me fait pencher vers la vie apostolique : c'est l'exemple
du Sauveur des hommes, qui a joint la prière à la prédica-
tion. Puisqu'il est le modèle que nous nous sommes projDOsé
d'imiter, il paraît plus conforme à la volonté de Dieu que je
sacrifie mes goûts et mon repos pour aller travailler au
dehors. »
Afin d'avoir de plus amples lumières, il députa deux de
ses disciples vers sainte Claire et vers le Frère Silvestre,
alors retiré sur les hauteurs du mont Soubase, pour les
prier de consulter le Seigneur à ce sujet. Quand les deux
religieux, Philippe et Masseo, furent de retour, François les
reçut comme des ambassadeurs de Dieu : il leur lava les
pieds, les embrassa et leur servit lui-même à manger. Puis,
les menant dans un bois voisin, il se mit à genoux devant
eux, la tête nue, les bras croisés sur la poitrine, et leur dit :
« Mes frères, apprenez-moi ce que mon Seigneur Jésus-
Christ me commande de faire. — Père, dit Masseo, voici la
réponse de Silvestre et de Claire; c'est la réponse du ciel.
Va et prêche, dit le Seigneur, car ce n'est pas seulement
pour ton salut qu'il t'a appelé, c'est aussi pour le salut de
tes frères, et pour eux il mettra ses paroles dans ta bouche. »
A ces mots, François, saisi de l'esprit de Dieu, se lève en
s'écriant : « Allons au nom du Seigneur. « Et plein d'un
saint enthousiasme, il part sur-le-champ avec deux de ses
disciples, Masseo Marignani et Ange de Rieti, pour prêcher
Dieu à toute créature (1).
(1) BoNAv., c. XII : Wadding, t. I, p. 130.
118. SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Un prodige aussi touchant qu'extraordinaire marqua la
première journée de cette course apostolique. Le Saint
approchait de la petite ville de Bevagna, lorsque, levant les
yeux, il aperçut une multitude d'oiseaux qui voltigeaient
d'arbre en arbre, au bord de la route. Cette vue le rem-
plit d'admiration, et il dit à ses deux compagnons de
voyage : « Attendez-moi ici; il faut que j'aille prêcher mes
frères les oiseaux. » A sa voix, tous les oiseaux se réu-
nirent autour de lui, et il leur parla en ces termes : « Chers
oiseaux, mes petits frères, le Créateur vous a comblés de
bienfaits, et vous devez l'en bénir à toute heure et en tout
lieu. C'est lui qui vous a revêtus de votre beau plumage et
vous a donné des ailes avec la liberté de voler où il vous
plaît; c'est lui qui a conservé votre race dans l'arche de
Noé, et qui vous a assigné pour séjour les régions sereines
de l'air. Il vous nourrit sans que vous ayez besoin de semer
ni de moissonner; il vous a donné l'eau des rivières et des
fontaines pour étancher votre soif, les montagnes et les
vallées pour vous servir de refuge, les arbres pour y poser
vos nids; et il veille sur votre petite famille. Ah! puisque
votre Créateur vous aime tant, gardez-vous bien, mes petits
frères, de vous montrer jamais ingrats; appliquez-vous, au
contraire, à faire sans cesse monter vers lui le tribut de vos
louanges. » Pendant qu'il leur adressait ce gracieux dis-
cours, les oiseaux allongeaient le cou, battaient des ailes,
inclinaient la tête jusqu'à terre, pour montrer l'extrême
plaisir qu'ils prenaient à l'entendre. De son côté, le servi-
teur de Dieu passait familièrement au milieu d'eux, admi-
rant leur nombre et leur variété, et les caressant des franges
de sa robe. Enfin, il leur donna sa bénédiction, et sur un
signe de sa main, tous s'envolèrent vers les quatre parties du
monde, en faisant retentir l'air de leurs chants harmonieux.
Quand il eut rejoint ses frères, plein de cette belle simpli-
CHAPITRE VIII. 119
cité qui est l'apanage des âmes pures, il s'accusa de négli-
gence devant eux pour n'avoir pas prêché jusqu'à ce jour à
ses frères les oiseaux, qui écoutaient avec tant de respect la
parole de Dieu (1).
Ce prodige n'était qu'un prélude à des miracles plus
éclatants, par lesquels le Tout-Puissant allait sceller la
vérité de sa mission apostolique.
Arrivé à Bevagna, le Saint fit un discours plein d'élo-
quence sur l'amour de Dieu, et guérit une jeune fille aveugle
en lui mettant trois fois de sa salive sur les paupières et
en invoquant la très sainte Trinité. Un grand nombre de
pécheurs sortirent des voies de l'iniquité, et quelques-uns
de ses auditeurs se joignirent à lui pour devenir à leur tour
des apôtres de la pénitence et de la paix. Il eut alors la
pensée de tourner ses pas vers les contrées infidèles de
l'Orient pour y porter le flambeau de la foi, et aussi dans
l'espérance d'y cueillir la palme du martyre. Il se dirigea
vers Rome, afin d'obtenir du Pape l'autorisation nécessaire.
En route, il prêchait dans les villes et les bourgades, et il
passait, comme le divin Maître, en faisant le bien et en
semant les miracles sur ses pas.
A Rome, il eut une audience du Souverain Pontife. Inno-
cent III apprit avec bonheur la rapide propagation de son
Ordre, ainsi que les travaux et les vertus de ses frères, et il
lui accorda volontiers l'autorisation d'aller prêcher les
mahométans. Deux fois la Ville éternelle entendit la voix
du Saint, et deux fois la bonne semence tomba dans un ter-
rain bien préparé : plusieurs nouveaux disciples s'attachè-
rent à lui, entre autres le Frère Guillaume, dont nous avons
raconté la vocation et qui fut substitué à Jean de Capella,
de si triste mémoire. Le Bienheureux Patriarche se lia aussi
(1) Tir. DE Gelano, Vita prima, p. 1, c. xxi.
120 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
d'une étroite et sainte amitié avec une dame romaine
nommée Giacoma de Settesoli, d'une des plus nobles et des
plus opulentes familles du Mont-Palatin (1). Cette pieuse
veuve et la vierge Claire sont les deux seules femmes avec
lesquelles il ait eu des relations suivies, même pour la direc-
tion spirituelle (2); encore y mit-il une extrême réserve.
Nous devons ajouter qu'elles se montrèrent dignes l'une et
l'autre d'une telle prédilection, et que leur affection. pour
le Saint, plus pure que la neige, demeure l'image parfaite
de ces affections transfigurées que Marthe et Marie-Made-
leine avaient pour Notre-Seigneur. L'esprit le plus prévenu
n'y trouve rien à reprendre ; et quant au vrai chrétien, ah !
comme il se sent heureux de rencontrer ainsi dans l'histoire,
« parmi ces flots d'amour coupable qui corrompent le
monde..., quelques gouttes au moins de ce chaste amour
que l'homme a perdu avec l'innocence, que nous retrouve-
rons un jour dans le ciel, et dont nous pouvons déjà, dans
l'histoire des Saints, respirer quelquefois d'avance le vir-
ginal parfum (3) » !
Giacoma, à l'exemple des saintes femmes de l'Évangile,
donnait généreusement l'hospitalité aux pauvres de Jésus-
Christ, toutes les fois qu'ils venaient à Rome, et elle se fai-
sait un bonheur de pourvoir à tous leurs besoins. Ce fut
grâce à son intervention que les Bénédictins de Saint-Côme,
au delà du Tibre, cédèrent aux Frères Mineurs, l'an 1229,
l'hôpital Saint-Biaise ; c'est aujourd'hui le couvent de San-
Francesco a Ripa, On y voit encore la chambre qu'habita le
Saint, et la pierre qui lui servait d'oreiller.
Après un court séjour dans la Ville éternelle, François
(1) Histoire de la basilique de Saint-François d'Assise, par G. Fu\tini. Prato,
d882. Fratini dit qu'elle avait été mariée à Sancio Frangipani, seigneur de Ser-
moneta.
(2) Tu. DE Celano, Vita secunda, p. 3, c. lv.
(3) Mgr BoucAUD, Histoire de sainte Chantai, t. I, p. 249.
CHAPITTIE VIII. 121
regagna la Portioncule. Il s'ouvrit à ses frères de son pro-
jet d'aller en Orient, leur laissa Pierre Gattani pour supé-
rieur en son absence, et fit voile vers la Palestine. Mais
l'heure de la Providence n'était pas encore venue. Jeté par
des vents contraires sur les côtes de l'Esclavonie, il dut
renoncer pour le moment à ce lointain voyage. Un miracle
signala son retour. Ils s'étaient embarqués, lui et son com-
pagnon, à l'insu du capitaine et malgré les rebuts de l'équi-
page, sur un vaisseau qui partait pour Ancône. Comme la
traversée était longue et pénible, et que toutes les provisions
étaient épuisées à bord, il multiplia miraculeusement les
vivres qu'un envoyé du ciel avait apportés pour les deux
pauvres de Jésus-Christ, si bien que le capitaine et les mate-
lots, émerveillés, se jetèrent à ses genoux, le remerciant de
leur avoir sauvé la vie malgré eux (1).
A peine débarqué, l'infatigable apôtre reprit ses courses
à travers l'Italie, répandant partout la parole de vie, récon-
ciliant les familles divisées, convertissant les manichéens,
guérissant les corps et les âmes et entraînant les foules à sa
suite. Son genre de prédication nous donne la raison de
l'enthousiasme universel qu'il commençait dès lors à exci-
ter. Point d'apprêts dans sa personne; mais la robe de bure
qui le couvrait, ses pieds nus, sa tête rasée, son visage
amaigri par les austérités, tout pariait en iui, avant qu'il
eût ouvert la bouche , selon le langage expressif du plus
ancien de ses biographes (2). Sa prédication était un modèle
d'éloquence populaire. Dédaignant les fleurs du beau lan-
gage et les artifices de la sagesse humaine comme indignes
d'un ambassadeur de Dieu, et protestant avec énergie
contre le mauvais goût de l'époque, il se faisait gloire,
(1) Th. de Gelano, Vila prima, p. 1, c. xx.
(2) Il De toto corpore fecerat linguam. » (Tu. de Gelano, Vita p7-iina, p. 2,
c. IV.)
122 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
comme l'Apôtre des nations, de ne connaître que Jésus, et
Jésus crucifié. Néanmoins, il savait user à propos des
talents dont la nature Tavait doué. Sa voix était claire et
vibrante, douce et sonore, harmonieuse et sympathique. Sa
parole, lucide et chaleureuse, captivait, passionnait son
auditoire. « Il était né orateur (1) », remarque le même
historien ; la vue de tant d'hommes égarés , peut-être plus
malheureux que coupables, avait allumé dans son cœur une
flamme qui ne devait s'éteindre qu'avec la vie : la flamme
du zèle apostolique. Il avait des illuminations soudaines, des
inspirations célestes, des élans sublimes, qui leur arrachaient
tantôt des cris d'admiration, tantôt des larmes de repentir.
En un mot, on reconnaît en lui la vraie éloquence, cette
éloquence qui jaillit du cœur, commande aux passions,
entraîne les masses, et à laquelle l'art seul ne saurait
atteindre ; car elle se puise à deux sources surhumaines, la
sainteté et les miracles.
Quand l'apostolat réunit ces deux conditions, il exerce un
attrait irrésistible. Aussi est-ce par milliers qu'il faut comp-
ter les âmes que François retirait des sentiers du vice, ou
qui s'attachaient à sa personne pour ne plus le quitter. A
Ascoli, pour ne citer qu'un exemple entre mille, il gagna
trente disciples en un seul jour (2). Au milieu d'une moisson
si abondante, nous ne pouvons rien faire de mieux que de
choisir çà et là quelques épis ; aussi bien sont-ce des épis
d'or. De ce nombre est un célèbre poète de ce temps, Guil-
laume de Lisciano , trouvère couronné par l'empereur
Frédéric II, qui l'avait surnommé le Roi des vers. Ses
poésies, acclamées par une société frivole et sensuelle,
n'étaient peut-être pas sans mérite littéraire ; mais, à coup
sûr, sa vocation à la vie franciscaine lui a valu une gloire
(1) « Facundissinms liomo. » (Tii. de Ceuno, Vita prima, p. 1, c. xxix.)
(2) Ib., p. 1, c. xxu.
CHAPITRE VIIT. 123
meilleure et plus pure. Voici, d'après les chroniques con-
temporaines, le récit de sa conversion.
Il était allé dans la Marche d'Ancône, — à San-Severino,
dit expressément saint Bonaventure, — pour visiter une
de ses parentes. Par une coïncidence qu'on ne saurait attri-
buer au hasard, le grand thaumaturge de l'Ombrie s'y
trouvait en même temps. Il prêchait dans un monastère de
recluses et exposait les magnificences de la croix devant un
auditoire avide de le voir et de l'entendre. Le poète se mêla
à la foule, et comme elle, les yeux fixés sur l'orateur, il
écoutait avec une attention soutenue. Tout à coup, l'esprit
de Dieu fondit sur lui. Il aperçut deux glaives de feu qui se
croisaient sur la poitrine du Saint; en même temps un rayon
de la grâce illuminait son intelligence. Stupéfait, il médite en
son cœur de se convertir à la première occasion favorable
qui se présentera. Mais François le serre de plus près, et
négligeant le reste de son auditoire, il tourne vers lui la
pointe à deux tranchants du glaive de la parole divine.
Après le sermon, il le prend à part, l'exhorte d'abord dou-
cement à mépriser les vanités du monde, puis lui lance au
cœur, comme un trait brûlant, la pensée des jugements de
Dieu. « Père, s'écrie le poète subjugué, qu' est-il besoin de
discourir plus longtemps? Il faut en venir aux actes. Arra-
chez-moi donc au monde et rendez-moi à mon Créateur. »
Le lendemain, le Bienheureux le revêtit de la robe de bure,
et le voyant passer si soudainement des agitations du siècle
à la paix du Christ, il le nomma Frère Pacifique (1).
La conversion du Roi des vers fit sensation parmi les
savants et les lettrés, et fut aussi complète, aussi durable
qu'elle avait été prompte. Non seulement il se dépouilla du
vieil homme, mais, comme l'aigle, il puisa dans la solitude
(1) Th. de Celano, Vita secunda, p. 3, c. xlix. Cf. Bonav., c. iv.
124 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
du cloître un renouvellement de jeunesse et de force, et,
guidé par François, cet aigle de sainteté, il s'éleva d'un vol
rapide aux plus hautes cimes de la perfection. Parmi les
communications surnaturelles dont il fut favorisé, il en est
deux qu'il importe de connaître, parce qu'elles se rappor-
tent directement à la personne du réformateur ombrien.
Dans la première, il vit le front du Saint marqué du signe
Tau, figure biblique de la Croix (1). Dans la seconde. Dieu
lui dit, en lui montrant, au milieu des splendeurs du ciel,
un trône étincelant d'or et de pierreries : « Ce trône qui fait '
ton admiration et qu'un ange a perdu par sa révolte, est
destiné à l'humble François d'Assise. » Dès qu'il eut rejoint
le saint Patriarche, il lui dit familièrement : « Père, que
pensez-vous de vous-même? — Je pense, répondit François,
que je suis le plus misérable et le dernier des pécheurs. —
Comment osez-vous le dire ou même le penser? répliqua le
Frère. — Oui, s'écria le Bienheureux, d'un ton qui ne lais-
sait aucun doute sur la sincérité de son langage, je suis
intimement convaincu que si n'importe quel scélérat avait
reçu les mêmes grâces que moi, il en aurait dix fois mieux
profité. » Pendant que le Frère réfléchissait sur une réponse
si conforme à ce qu'il avait appris d'en haut, il entendit une
voix intérieure qui lui disait : « C'est l'orgueil qui a perdu
le trône de gloire qui t'a été montré; c'est l'humilité qui le
reconquerra (2). »
Pacifique ne crut pas devoir garder pour lui seul des
révélations qui lui semblaient s'adresser à tous. Il en fit donc
part à ses frères, avec discrétion, en vue du bien général
de l'Ordre. La publication de ces insignes faveurs leur
causa, en effet, une grande joie, et elle eut pour résultat,
selon les desseins de Dieu, de les attacher plus étroitement
(1) Tu. DE Gelano, Vita secundo, p. 3, c. xlix. — Bosav., c. iv.
(2) Tu. DE Gelano, Vita secunda, p. 3, c. lxiii.
CHAPITRE VIII. 125
encore à la doctrine comme à la personne de leur fonda-
teur.
Nous retrouverons plus loin le converti de San-Severino,
en qui nous saluerons le premier Provincial de France.
Comment, saint François étant en prière, un an{je montra au Frère Pacifique le
trône de gloire réservé au sérapluquc Père. (D'après Giotto.)
Mais il est temps de revenir à notre héros principal, à saint
François, et de reprendre le fil de son histoire.
Vers la fin d'octobre de l'année 1212, il quitta le versant
de l'Adriatique, franchit les Apennins au col Fiorito et
redescendit dans la vallée de Spolète. Ses biographes font
126 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
ici une remarque que nous ne pouvons omettre. A partir de
cette mission dans la Marche d'Ancône, écrivent-ils, il se fit
autour de son nom un mouvement de plus en plus accentué.
Sa réputation d'orateur et de saint le précédait et lui ouvrait
les cœurs. Lorsqu'il entrait dans une ville, le clergé et le
peuple, les hommes et les femmes, un rameau à la main,
accouraient à sa rencontre, au chant des cantiques. Les
cloches sonnaient à toute volée. La foule se pressait autour
de lui. Les uns touchaient le hord de sa robe, les autres lui
baisaient les mains, tous s'estimaient heureux de le voir,
excepté les hérétiques, qui se cachaient, n'osant résister en
face ni à la force de ses arguments ni à l'éclat de ses
miracles (1). N'était-ce pas, sous tous les rapports, une
image touchante de l'entrée du Messie à Jérusalem?
L'impulsion était partie de la Marche d'Ancône. Elle
s'étendit bientôt à l'Ombrie et au delà, et l'on ne peut dou-
ter qu'Assise n'ait fait également, vers cette époque ou un
peu plus tard, une réception triomphale au plus illustre de
ses fils. Elle dut y mettre d'autant phis d'empressement
qu'elle avait à cœur de lui faire oublier les outrages dont on
l'avait abreuvé lors de sa rupture avec le monde.
Que faisait le serviteur de Dieu au milieu de ces ovations
populaires et de ces acclamations enthousiastes? Il restait
calme, impassible, sans faire aucun effort pour s'y sousi-
traire. Un jour, son compagnon, surpris, presque scandalisé
d'une attitude qui contrastait si vivement avec ses leçons
sur l'humilité, ne put s'empêcher de lui en faire la remarque.
« Mon frère, répliqua le Saint, ne te malédifie pas de ma
manière d'agir. Tous ces hommages, je les renvoie à Dieu
seul, sans m'en réserver la moindre parcelle, comme une
statue renvoie à l'original tout l'honneur qu'on lui rend.
(1) Th, dk Celano, Vita prima, p. 1, c. xxii.
CHAPITRE yill. 127
D'un autre côté, tout ce peuple y gagne, parce qu'il honore
le Seigneur dans la plus vile de ses créatures. » Telle était
la sainte indifférence de François. Le trait qu'on va lire
prouve encore mieux jusqu'à quel excès il poussait le mé-
pris de lui-même et la recherche des humiliations.
Il avait alors trente et un ans. Il aurait dû être dans la
vigueur et la force de l'âge ; mais, miné sourdement par ses
jeûnes continuels, il fut atteint de fièvres intermittentes qui
le réduisirent à une extrême langueur. On craignit pour ses
jours, et don Guido le fit transporter, malgré ses résistances,
au palais épiscopal pour lui donner les soins que réclamait
son état. Le malade n'y resta pas longtemps; dès qu'il eut
repris un peu de forces, il se reprocha très amèrement ce
qu'il appelait un retour aux délices du siècle. « Non,
s'écria-t-il, il ne convient pas que le peuple me regarde
comme un homme austère, tandis qu'en secret je suis traité
comme un prince. » Là-dessus, il se lève et se rend à la
cathédrale, suivi de plusieurs de ses frères et d'une multi-
tude de fidèles. Il ordonne au vicaire de son couvent de lui
mettre une corde au cou comme à un criminel, et dé le traî-
ner à demi vêtu jusqu'au lieu des exécutions. Là, tout
tremblant de fièvre et de froid, il harangue ainsi le peuple :
« Mes frères, je vous assure que je ne dois point être honoré
comme un homme spirituel. Je suis un homme charnel,
sensuel et gourmand, que vous devez tous mépriser (1). »
« sublime folie sous laquelle François cherchait à cacher
les dons de Dieu, de peur qu'ils ne devinssent pour lui une
pierre d'achoppement (2) ! » Ses compatriotes devinèrent sa
pensée, et le reconduisirent en silence à Notre-Dame des
Anges. Toutefois, ils ne purent contenir jusqu'à la fin le
sentiment d'admiration qui débordait de tous les coeurs.
(1) Th. de Celano, Vita prima, p. 1, c. xix.
(2) BOKAV., c. VI.
128 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
« C'est un saint! « murmurait-on à demi voix. « Taisez-
vous! répliqua l'homme de Dieu. Il ne faut point canoniser
les hommes, tant qu'ils peuvent se damner (1). 3> Ces heu-
reuses reparties lui étaient habituelles. Lorsqu'il fut de
retour à la Portioncule, il expliqua nettement sa pensée à
ses disciples. « Fils bien-aimés, leur dit-il, ne nous laissons
point enivrer par l'encens des louanges humaines ; car ne
voyez-vous pas que ce serait de la démence de savourer un
éloge immérité? Or, il est un point où vient échouer toute
notre puissance : pauvres pécheurs que nous sommes , nous
avons beau prier, gémir, macérer notre chair, nous ne pou-
vons nous promettre de marcher toujours dans les sentiers
de la vertu. Donc, loin de nous la pensée de nous glorifier
en quoi que ce soit, si ce n'est dans la Croix de Jésus et dans
la fidélité au service de Dieu (2) ! » C'est au milieu de ces
actes héroïques et de ces profonds enseignements que
s'achève l'année 1212.
Au mois de janvier de l'année suivante, la fièvre reprit le
saint Patriarche. Elle épuisa ses forces; et sa santé, déjà
compromise par les austérités et par les travaux apostoliques,
fut si profondément altérée, qu'il ne fit plus guère jusqu'à
sa mort que traîner une vie languissante. On ne saurait dire
avec quelle sérénité d'âme il accepta cette nouvelle épreuve,
bénissant « sa petite sœur la souffrance ?> , comme il l'appe-
lait, et affirmant que l'ardeur de la fièvre était mille fois
préférable au feu des tentations de la chair. Sa seule peine
était de ne pouvoir travailler efficacement au salut des âmes.
Mais la charité des serviteurs de Dieu, vaste comme le monde,
sait prendre toutes les formes. Ne pouvant prêcher, François
se sentit inspiré d'écrire. De son lit de douleur il envoya à
tous les enfants de l'Église deux circulaires qui sont une
(1) Tu. DE Gelano, Vita secunda, p. 3, c. lxxiii.
(2) BOKAV., c. VI.
CHAPITRE VIII. 129
pressante exhortation à servir Dieu fidèlement. Il termine la
seconde par un tableau saisissant de la mort de l'impie qui
a prospéré sur la terre. « Malheur à ceux qui ne font pas
pénitence et qui suivent les désirs de la nature corrompue !
Ils courent sciemment à leur perte. Ouvrez donc enfin les
yeux, ô pécheurs, aveugles volontaires qui les fermez à la
lumière de l'Evangile ! Comprenez que vous êtes le jouet de
Satan, cet éternel ennemi de Dieu et des hommes ! Vous
vous imaginez posséder longtemps les biens épliémères de
ce monde; et l'heure approche où vous en serez dépouillés,
heure fatale, que vous ignorez, et à laquelle vous ne pensez
pas! Voyez ce riche de la terre qui va mourir. Son épouse
et ses enfants éplorés entourent son lit; et lui-même, tout
ému, leur lègue sa fortune avec ses derniers souvenirs. On
fait venir un prêtre qui exige la restitution des richesses
injustement acquises. — Restituer! C'est impossible, s'écrie
le moribond. Ce serait la ruine de ma famille ! — Cepen-
dant le malade s'affaisse ; il perd l'usage de la parole , et il
expire dans la haine de Dieu. Aussitôt les démons s'empa-
rent de son âme pour la torturer, pendant que les vers ron-
gent sa chair et que ses proches se disputent ses trésors,
tout en maudissant sa mémoire. Et c'est ainsi que ce misé-
rable, pour s'être laissé séduire par les vains appas du
monde, auraperdu son corps et son âme pour l'éternité (1) ! i>
Ces deux épîtres, répandues à profusion et accueillies
avec avidité, franchirent les Alpes et allèrent au loin rani-
mer la foi et la ferveur.
S'étant senti un peu mieux au retour du printemps, le
vaillant apôtre forma le projet de pénétrer jusque dans
l'empire musulman du Maroc. Ayant confié le gouverne-
ment de son Ordre à Pierre Cattani, il partit avec Bernard
(1) Œuvres de saint François d'Assise, p. 1, ép. i et n.
130 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
de Quintavalle et quelques autres Frères. Ce voyage ne fut
qu'une série continuelle de miracles, de succès apostoliques
et de fondations de couvents , avec mille incidents divers
dont nous relaterons les principaux.
A Terni, dans les Etats pontificaux, Févêque, après avoir
entendu prêcher le Saint, monta en chaire et dit au peuple :
« Le Seigneur a souvent éclairé son Eglise par des docteurs
et des savants; aujourd'hui, il vous envoie ce François d'As-
sise, homme pauvre, sans lettres, à l'air méprisable, afin de
vous édifier par ses paroles et par ses exemples. Moins il
est savant, plus on voit éclater en lui la puissance de Dieu,
qui choisit ce qui est insensé selon le monde pour confondre
la sagesse humaine. 5) Le compliment eût paru étrange à
tout autre; François en fut ravi; il alla se jeter aux genoux
du prélat, lui baisa la main et lui dit : « Merci d'avoir si
sagement distingué le précieux d'avec le vil, le digne d'avec
l'indigne, le saint d'avec le pécheur, en rapportant, comme
il convient, toute gloire à Dieu seul et non à moi, qui ne
suis qu'un homme chétif et misérable. >> L'évêque, encore
plus charmé de son humilité que de sa prédication, l'em-
brassa tendrement (1).
Dans cette même ville de Terni, le Bienheureux opéra
plusieurs miracles dont voici le plus éclatant. On lui apporta
un jeune homme qui venait d'être écrasé par la chute d'une
muraille; François se mit en prière, s'étendit sur le cadavre,
comme autrefois le prophète Elisée sur le fils de la Sunamite,
le ressuscita et le rendit à sa mère, en présence de la foule
émerveillée.
A Lnola, le zèle de l'apôtre fut un instant arrêté par une
épreuve d'où le fit sortir son caractère aimable et enjoué.
Comme il demandait à l'évêque la permission de prêcher
(1) Tu. DE Celano, Vila sccunda, p. 3, c. lxxk.
CHAPITRE VIII. 131
à son peuple : « Je prêche, répondit sèchement le prélat, et
cela suffit. 5> L'humble missionnaire baissa la tête et se retira
sans répliquer; mais, une heure après, il revint se présenter
devant Tévêque, qui, surpris de le revoir, lui demanda ce
qu'il désirait encore. « Seigneur évêque, répliqua le Saint,
quand un père chasse son fils par une porte, il faut que le
fils rentre par une autre. )■> Le prélat, vaincu par tant de
confiance et d'humilité, lui dit en le serrant sur son cœur :
« Désormais , toi et tes Frères , prêchez dans mon dio-
cèse (1). 55
Est-ce par terre, est-ce par mer que les deux messagers
de la bonne nouvelle effectuèrent le reste de leur voyage?
A vrai dire, nous n'avons pas de documents contemporains
qui tranchent la question; mais, à leur défaut, certains
monuments postérieurs et une constante tradition nous
autorisent à croire, avec Wadding, qu'ils suivirent la route
des Alpes, traversèrent Gap, Avignon, Lunel et les pays
récemment soumis à la domination de Simon de Montfort,
et pénétrèrent en Espagne par les défilés de la Navarre.
Quoi qu'il en soit, ils se rendirent directement à la cour
d'Alphonse IX, père de Blanche de Gastille. Alphonse IX
était ce héros, ce nouveau Charles-Martel qui, dans la célèbre
journée de las Navas de Tolosa (16 juillet 1212), avait
sauvé l'Europe de l'irruption de quatre cent mille musul-
mans. Sachant qu'en Espagne l'œuvre de l'affranchisse-
ment national était inséparable de l'unité de religion, il
accueillit notre Saint avec bienveillance, et lui permit volon-
tiers d'établir une maison de son Ordre dans la Gastille.
Avant de passer chez les Maures, François alla s'age-
nouiller sur les dalles du célèbre sanctuaire de Saint-Jacques
de Gompostelle. Là, d'après la Chronique des vingt-quatre
(1) Tu, DE Celano, Vita secunda, p. 3, c. lxxxv.
132 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
généraux, il eut une vision qui modifia ses projets. Notre-
Seigneur lui ordonna de retourner en Italie pour étendre,
affermir et défendre son institut, encore si près de son ber-
ceau. L'humble missionnaire n'hésita point : renonçant à
cette évangélisation des Maures qui avait souri à son zèle,
il reprit le chemin de la patrie, avec cette promptitude, cet ,
esprit d'abnégation et ce joyeux abandon à la Providence
qui caractérisent toutes ses démarches.
Il ne fit qu'apparaître à Guimaraëns en Portugal, où il
ressuscita la fille de son hôte, et remonta vers les Pyrénées
par Avila, Madrid, Tudela et Barcelone. Nous constatons
ici avec bonheur qu'une foule de monuments attestent
encore de nos jours son passage dans la catholique Espagne,
et que cette contrée a conservé mieux que toute autre le
souvenir de ses vertus et de son apostolat.
François s'arrêta quelque temps à Perpignan. A Mont-
pellier, il annonça qu'on bâtirait un couvent de son Ordre
dans l'hôpital où il était logé : prédiction qui s'accomplit
six ans après (1). En traversant le bas Languedoc, il dut
entendre parler de la glorieuse journée de Muret, où Simon
de Montfort avait écrasé, en 1213, la puissance sociale de
l'hérésie, et de cette ville de Toulouse, où saint Dominique,
le rosaire à la main, domptait la puissance religieuse de
l'hydre albigeoise; mais il ne s'arrêta point dans cette con-
trée, sans doute parce qu'elle était le champ destiné aux
fécondes sueurs du fils des Gusman. Enfin, après mille fati-
gues et d'incroyables succès, notre Saint rentra au couvent
de la Portioncule vers la fin de l'année 1214, ou peut-être
au commencement de l'année 1215.
Grande fut alors la joie à Notre-Dame des Anges. Les
disciples se félicitaient du retour de leur Bienheureux Père,
(1) Chronique des vingt-cjuatre généraux.
CHAPITRE VIII. 133
et le Saint se réjouissait de retrouver le nombre de ses
enfants plus que doublé, et les vertus religieuses en honneur
parmi eux. Cependant, un nuage vint assombrir ce beau
ciel : François, ayant remarqué, à côté du monastère de
Notre-Dame des Anges, un somptueux bâtiment que Pierre
Cattani avait fait élever en son absence, fut vivement peiné
de cette infraction à la sainte pauvreté. En vain lui assura-
t-on que cette maison était uniquement affectée au service
des pèlerins, qui affluaient de tous côtés. « Mon Frère, dit-il
d'un ton sévère à Pierre Cattani, ce couvent est la règle et
le modèle de tout l'Ordre. Je veux que les étrangers, aussi
bien que les Frères, souffrent les incommodités de la pau-
vreté, afin qu'ils puissent dire ailleurs combien on vit pau-
vrement à Notre-Dame des Anges. » Et il lui enjoignit de
démolir l'édifice, tant il était persuadé que la pauvreté est
le diamant de la vie religieuse, diamant dont le monde n'ap-
précie pas la valeur, mais dont l'éclat efface aux yeux de
Dieu toutes les richesses de la terre ! Il ne révoqua cet ordre
que par déférence pour les consuls, qui lui représentèrent
que ce logement appartenait à la commune, et que le suppri-
mer, ce serait porter atteinte aux devoirs les plus impérieux
de l'hospitalité (l).
A ces difficultés d'intérieur succédèrent des préoccupa-
tions plus graves encore, causées par les événements du
dehors. L'institution franciscaine traversait en ce moment
une crise que toutes les œuvres saintes sont condamnées à
subir à leur berceau. Plus elle était florissante et bénie des
peuples, plus elle avait le don d'exciter la malveillance de
certains esprits jaloux, surtout en Allemagne; déjà le vent
de la persécution soufflait contre elle. D'ailleurs, il lui man-
quait une dernière consécration, l'approbation définitive et
(1) Th. de Celano, Vita secunda, p. 3, c. m.
134 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
solennelle des Souverains Pontifes. Pour toutes ces raisons,
François se rendit à Rome.
Les événements contemporains allaient donner du poids
à sa démarche. C'était l'heure où le pape Innocent III
ouvrait ce quatrième concile de Latran, qui devait si bien
couronner son glorieux pontificat et contribuer si puissam-
ment à l'extinction des hérésies, à la réformation des mœurs
et au recouvrement de la Terre Sainte.
Le 11 novembre 1215, la basilique de Saint-Jean de
Latran renfermait dans ses murs la plus auguste assemblée
de l'univers. On y voyait assis soixante-dix primats et métro-
politains, quatre cent douze évoques, plus de huit cents
abbés et prieurs, ainsi que les ambassadeurs des empereurs
et des rois chrétiens, les députés du comte de Montfort, le
comte de Toulouse et son fils (1). Au-dessus de tous brillait
l'imposante figure d'Innocent III, héritier du génie et conti-
nuateur des œuvres de Grégoire VIL Dans ces solennelles
assises de la chrétienté, on traita toutes les questions dog-
matiques de l'époque pour les résoudre j on en sonda toutes
les plaies pour les guérir. Le Concile s'occupa de l'Orient
pour enrayer les progrès de l'islamisme, réforma la disci-
pline monastique et défendit de fonder de nouveaux Ordres
religieux, de peur qu'une trop grande diversité de règles et
de costumes n'apportât de la confusion dans l'Eglise. Cepen-
dant, par une faveur exceptionnelle, Innocent III dérogea
tout de suite au dernier décret. Après avoir solennellement
anathématisé les sectes des Vaudois, des Albigeois et
leurs fauteurs, il leur opposa les deux milices providentielles
que Dieu envoyait au secours de son Église, et déclara
devant tous les Pères du Concile qu'il avait déjà approuvé
de vive voix en 1209 et qu'il approuvait de nouveau l'Ordre
(I) Histoire de France, par Ed. Demolins, t. II, p. 120.
CHAPITRE VIII. 135
et la règle des Frères Mineurs. Il agréa de même l'Ordre
des Frères Prêcheurs, toutefois avec cette clause expresse
que saint Dominique, leur fondateur, choisirait une des
règles anciennes et l'adapterait à son institut. Le Concile
oecuménique n'avait duré que vingt jours; mais le Pape et
le Concile avaient assez fait en assurant la régénération
morale de l'avenir.
C'était l'heure choisie de Dieu pour unir les deux apôtres
du treizième siècle, Dominique et François. Comment ne
pas admirer ici, en passant, les harmonies intimes que le
ciel avait établies entre ces deux hommes, à leur insu, et qui
devaient tôt ou tard opérer leur rapprochement? Tous deux
avaient presque en même temps jeté les fondements de leur
institut, l'un au pied des Apennins, l'autre au pied des
Pyrénées ; pour tous deux un antique sanctuaire dédié à la
Mère de Dieu, Notre-Dame des Anges et Notre-Dame de
Prouille, avait été la pierre angulaire de leur édifice ; tous
deux, s'intitulant les chevaliers de Marie, faisaient remonter
jusqu'à leur auguste protectrice tout l'honneur de leurs vic-
toires surhumaines, et de leurs poitrines s'échappait natu-
rellement ce cri que l'Église met sur nos lèvres : « Gaude,
Maria Virgo! cunctas liœreses sola interemisti in universo
mundo : Gloire à vous, 6 Vierge Marie ! C'est vous qui avez
broyé toutes les hérésies sur la surface du globe ! »
Autres rapprochements entre les deux saints fondateurs.
L'un et l'autre avaient eu la pensée d'obtenir de Rome l'ap-
probation de leurs Ordres. Innocent III avait d'abord mal
accueilli leur demande ; puis, à la suite de la même vision
miraculeuse, il avait également béni leur entreprise. Tous
deux ressuscitèrent l'estime et la pratique de la sainte pau-
vreté ; tous deux fondèrent un Ordre essentiellement aposto-
lique, pour combattre, l'un plus directement le paganisme
germanique, l'autre l'hérésie albigeoise ; et chacun d'eux.
136 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
embrassant dans son zèle tous les temps et tous les peuples,
tous les âges et toutes les conditions, réunit trois milices
distinctes sous un seul étendard. Un même cardinal, Hugo-
lin, eut la charge de Protecteur des deux Ordres; un même
pape, Ilonorius lïl, confirma leurs Ordres par des bulles
apostoliques; un autre pape, Grégoire IX, les inscrivit au
catalogue des Saints. « Enfin, les deux plus grands docteurs
de tous les siècles fleurirent ensemble sur leurs tombeaux,
saint Thomas sur celui de Dominique, saint Bonaventure
sur celui de François (1). »
Et cependant, chose étonnante ! malgré la fraternité de
leur vocation, ces deux hommes ne se connaissaient pas. Ils
arrivaient à Rome pour Fouverture du Concile, sans que le
nom de Fun eût jamais frappé l'oreille de l'autre. Il entrait
dans les desseins de Dieu qu'un prodige extraordinaire fût
le nœud de leur céleste amitié.
Une nuit que le Patriarche des Frères Prêcheurs était en
oraison dans une des églises de Rome (on ignore laquelle),
il vit le Sauveur des hommes irrité contre la terre, brandis-
sant trois dards enflammés et s'apprêtant à exterminer les
orgueilleux, les avares et les impudiques, et Marie, son
auguste Mère, qui implorait le pardon des coupables et
désarmait son bras, en lui présentant deux pauvres avec
cette promesse : « Ces deux fidèles serviteurs feront refleurir
partout la foi et les vertus évangéliques. » Dominique s'était
reconnu pour l'un des deux, mais il ignorait qui était l'autre.
Seulement, l'image de son compagnon était restée profon-
dément gravée dans sa mémoire. Le lendemain, il sortait de
la basilique, lorsque, levant les yeux, il aperçut sous un froc
de mendiant la figure de ce mystérieux ami que le Ciel lui
avait montré. Aussitôt, il court à lui, et les deux saints, se
(1) Vie de saint Dominique, par LACOnoAinE, cli. vu.
CHAPITRE VIII,
isr
reconnaissant sans s'être jamais vus, se tiennent longtemps
embrassés sans rien dire. Enfin, Dominique rompt le silence,
et raconte la vision dont il a été favorisé la nuit précédente;
puis il ajoute : « François, tu es mon compagnon : nous
travaillerons de concert. Demeurons unis, et personne ne
pourra prévaloir contre nous (1). »
* -1
"Rencontre de saint Dominique et de saint François. (D'après Angelico da Fiesole.)
« Le baiser de Dominique et de François s'est transmis
de génération en génération sur les lèvres de leur posté-
rité (2) » , et l'inaltérable amitié qui les unissait se survit
toujours dans le cœur de leurs enfants. Les Frères Prêcheurs
et les Frères Mineurs ont planté leurs tentes sous tous les
(1) Wadding, t. I, p. 252; et Chronique des vingt-quatre généraux.
(2) Vie de saint Dominique, par Lacordaiue, eh. vu.
138 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
climats ; ensemble ils ont prié, ensemble ils ont défriché la
vigne du Seigneur, et plus d'une fois le sang de leurs mar-
tyrs s'est mêlé dans le même holocauste pour la foi. Ils ont
peuplé à l'envi la terre de leurs couvents, et le ciel de leurs
saints; mais jamais le souffle de la jalousie n'a terni le cristal
sans tache de leur amitié six fois séculaire.
Cette union des deux Ordres s'est traduite dans leur
liturgie respective, et jusque dans les traditions de la vie
privée. Chaque année, lorsque le temps ramène la fête de
saint Dominique, l'office solennel des Frères Prêcheurs est
chanté par un Père franciscain. Après la messe, les religieux
des deux Ordres rompent en commun, dans de fraternelles
agapes, le pain que la Providence leur envoie ; dans le chant
d'actions de grâces qui suit le repas, ils répètent alternati-
vement ce refrain : « Serapliicus Pater Franciscus et evan-
gelicus Pater Dominicus ipsi nos docuerunt lecjem tiiam,
Domine : François, le Père séraphique, et Dominique, le
Père évangélique, nous ont enseigné votre loi, ô Sei-
gneur! » Le 4 octobre, jour de la fête de saint François
d'Assise, on fait l'échange de ces cérémonies dans le cou-
vent des Frères Mineurs. Ainsi en est-il dans toutes les villes
où les couvents des deux Ordres sont assez rapprochés
pour que les religieux puissent se rendre tour à tour ce
témoignage de réciproque affection. Touchant usage qui
nous reporte aux plus beaux jours de l'Eglise, et qui pré-
sente aux regards de la génération moderne le spectacle
inimitable de milliers d'hommes n'ayant qu'un cœur et
qu'une âme !
S'il est peu de scènes plus gracieuses que celle de la ren-
contre des deux saints Patriarches, nous n'en connaissons
pas de plus grandiose que celle de leurs adieux sur les col-
lines de Rome. Debout sur le mont Aventin, douze siècles
après que saint Pierre et saint Paul en ont pris possession.
CHAPITRE VIII. 139
ces deux pauvres de Jésus-Christ, un regard vers le ciel, un
autre vers la terre, conçoivent un plan d'une audace plus
qu'humaine : ils se partagent l'univers pour le reconquérir
au divin Roi. Leur ambition, comme celle des deux Apôtres,
embrasse toutes les nations; leurs succès dépasseront égale-
ment toutes les prévisions humaines. Ils ramèneront, en
effet, les peuples sous le joug de l'Évangile, et cela, par les
deux forces les plus grandes qu'il y ait au monde, la science
et l'amour. Dominique et ses enfants, qui semblent tenir
dans l'Église militante le rang qu'occupent les Chérubins
dans la hiérarchie céleste, propageront la science divine et
défendront la vérité: François et ses fils, tout embrasés de
l'ardeur des Séraphins, verseront dans le monde des tor-
rents de lumière et d'amour.
Quoique étrangers l'un et l'autre à notre patrie, les deux
saints Patriarches lui avaient également voué un filial amour.
Par instinct ou par suite de l'étude de l'histoire, ils avaient
compris qu'étant la fille aînée de l'Église catholique, elle a
une mission privilégiée dans le monde, qu'elle est la terre
classique des Ordres religieux, et que « sans elle on ne fait
rien de grand (1) » . Aussi leur esprit se reportait-il souvent
vers cette contrée malheureuse que Dominique n'avait pu
soustraire entièrement au joug de l'hérésie, et leurs pleurs
se mêlaient-ils fréquemment au récit des ruines sociales et
morales amoncelées par les sectaires. En relisant dans nos
anciens biographes les scènes de leur rencontre et de leurs
adieux, nous étions tout naturellement amené à penser
qu'ils durent concerter ensemble les moyens de remédier à
tant de maux, et que Dominique pressa François d'apporter
son concours à l'œuvre si difficile de la conversion des
peuples du Languedoc ; mais ce n'étaient que des con-
(i) Pie II.
140 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
jectures. Par bonheur, un manuscrit du dix-septième siècle,
que le duc de Mirepoix a eu l'obligeance de nous communi-
quer et qui fait partie des archives de sa famille, est venu
inopinément illuminer cette page, changer nos conjectures
en certitude et nous indiquer nettement la part active de
notre Saint dans la croisade contre les Albigeois (1). De ce
document, qui nous paraît d'une authenticité incontestable,
nous n'extrayons que les passages relatifs à l'Ordre séra-
phique.
Guy de Lé vis, vaillant capitaine que Simon de Montfort
avait créé marquis de Mirepoix (1209), et loyal chrétien à
qui saint Dominique avait déjà décerné le beau titre de
MarécImL de ta Foi, se rendit à Rome, sans doute pour
défendre devant le Saint-Siège les droits des Croisés fran-
çais. Mis en relation avec le réformateur ombrien (et com-
ment douter que ce ne fût à l'instigation et par l'entremise
du Patriarche des Frères Prêcheurs, soit pendant, soit après
la tenue du Concile?), il résolut d'attirer en France un si
saint personnage pour l'opposer aux progrès de l'hérésie, et
sollicita près de la cour romaine la faveur de l'emmener
avec lui. Le Souverain Pontife accéda volontiers à cette
demande ; François, de son côté, y souscrivit avec amour
comme à l'objet de ses vœux les plus ardents, et il fit ses
préparatifs dans ce sens.
Fort des bénédictions du Ciel et de la haute sanction du
vicaire de Jésus-Christ, l'âme remplie d'espérance et de
consolation, il quitta la Ville éternelle vers la fin de
décembre 1215 ou au commencement de l'année suivante,
et s'en retourna joyeux en Ombrie pour ouvrir à Notre-
Dame des Anges le Chapitre annuel de la Pentecôte. Chemin
faisant, il évangélisa les principales villes du littoral de
(1) Briève explication du titre de Maréchal de la Foi, par Guillaume Besse,
avocat au Parlement de Toulouse. Ms. du château de Léran (Ariège).
CHAPITRE VIII. 141
l'Adriatique, Ascoli, Cameriiio, Maçerata, Monte-Gasale,
Ancône et Fabriano .
Assise avait le droit d'être fière d'un fils dont le concile
de Latran avait proclamé le mérite et la sagesse, et dont
tant de populeuses cités racontaient les prodiges. Elle ne
fut pas sans lui préparer quelque fête, quelque ovation, et
CODVENT JDKS CAUCEIU, PllKS D ASSISE.
nous en trouvons comme un écho dans une inscription lapi-
daire du temps. Comme le retour de François coïncidait
avec l'achèvement de l'abside de l'église Sainte-Marie
Majeure, on grava son nom à côté de celui de l'évêque, soit
qu'on le considérât comme associé à la même œuvre ou
comme le plus assuré de passer à la postérité (1).
(1) Cette inscription est gravée en latin sur une pierre incrustée dans les arca-
tures de l'abside. En voici la traduction : « L'an 121(5, indiction 4", l'an 10" du
■142 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE,
Vers la même époque, les Bénédictins, à qui il était déjà
redevable du couvent de Notre-Dame des Anges, lui offrirent
un second monastère, connu depuis sous le nom de Carceri
(les Prisons). Cet ermitage pittoresque, perché comme un
nid d'aigle au sommet du Soubase, à trois milles environ
d'Assise, cet ermitage avec sa forêt de chênes verts, ses
ravins infranchissables et ses cavernes taillées dans les
entrailles du rocher, répondait trop bien aux goûts de notre
Saint pour qu'il n'acceptât pas avec reconnaissance une
pareille donation. Dans la suite, il y monta souvent, « Il
aimait à s'y retirer au lendemain de ses travaux aposto-
liques, pour se mieux recueillir devant Dieu. Là, diligente
abeille au sein même de l'oraison, il cueillait sur les fleurs
du Ciel un suc abondant et en formait un miel délicieux
qu'il distribuait ensuite, dans ses prédications, aux âmes
affamées de Dieu (I). »
Ces grottes sévères sont encore tout embaumées du par-
fum de sa présence et de ses prières; et, depuis six siècles,
les pèlerins y montent sans interruption pour vénérer son
oratoire, sa cellnle, la pierre qui lui servait de lit, le puits
dont l'eau jaillit à sa prière des entrailles du rocher, le chêne
séculaire sur lequel les oiseaux venaient se percher pendant
quilles haranguait, l'abîme que se creusa le démon lorsque,
chassé par le Saint, il rentra dans le séjour du pleur éternel,
les cavernes illustrées par des pénitents dont la plupart sont
connus de nos lecteurs, Silvestre, Bernard de Quintavalle,
Masseo, Gilles, Rufin, André de Spello, saint Bernardin de
Sienne, l'apôtre du saint nom de Jésus, saint Jacques de la
Marche, le marteau des musulmans, et le Bienheureux
Antoine de Stroncone.
temps de Vévêque Gui et du Frère François. » Voir les Annales Franciscaines,
juin 1889, p. 295.
(1) Marc de Lisbonne, Chronique.
CHAPITRE VIII.
143
En Tannée 1216, François ne séjourna pas longtemps
dans les cavernes de l'Apennin. Il descendit bientôt à la
LES GROTTES DU COUVENT DES GAUCEKl
Sanctifiées par le séjour de saint François et de ses premiers compagnons.
Portioncule, où le poussaient comme malgré lui une main
invisible et le désir chaque jour plus ardent de recueillir une
144
SxiINT FRANÇOIS D'ASSISE.
plus ample moisson de grâces pour les pécheurs. Sa con-
fiance était sans bornes, car il avait appris de la Reine des
Anges elle-même qu'elle se plaisait à répandre ses dons
dans ce sanctuaire (1). Il était loin pourtant de se douter
des merveilles que Dieu lui préparait. Nous allons raconter
ces merveilles, en prenant pour guides deux auteurs dont
on ne saurait, sans injustice, suspecter ni la compétence ni
la sincérité, Tliéobald et Conrad, tous deux évêques d'As-
sise (2). Mais avant d'approcher du buisson ardent de la Por-
tioncule, arrêtons-nous un instant et délions, comme Moïse,
les courroies de nos chaussures, c'est-à-dire, élevons nos
esprits, purifions nos cœurs ; car la terre que nos pieds fou-
leront est sainte, et les spectacles que nos yeux contemple-
ront sont dignes de l'admiration des Anges.
(1) Tu. DE Celano, Viia secuncla, p. 1, c. xii.
^^2) Acta SS., 4 oct., Analecta, p. 111, §§ 1 et 2. Pour l'authenticité des deux
diplômes, voir les Annales franciscaines, août 1890, p. 950.
La cordelière entoui-ant l'écusson de France et de Bretagne.
(Château d'Auiboise.)
CHAPITRE IX
INDULGENCE DE LA PORTIONCULE
(1216-1217)
C'était en 1216, par une belle nuit d'été (1). Le saint
Patriarche, à genoux dans sa cellule, un crucifix entre les
mains, une tête de mort à ses pieds, priait avec ferveur. Au
moment où ce séraphin de la terre, mêlant ses brûlantes
adorations à celles de ses frères du Ciel, implorait la clé-
mence du Très-Haut pour les pauvres pécheurs, il entendit
comme la voix d'un Ange qui lui criait: « François, à la cha-
pelle ! à la chapelle ! » Aussitôt il se lève et vole à la chapelle
de Notre-Dame des Anges, où le spectacle le plus inouï vient
frapper ses yeux. Sur l'autel, au-dessus du tabernacle, au
sein d'une clarté surhumaine, se tenait le Verbe fait chair,
non l'homme de douleurs, non la victime sanglante du
Calvaii-e, comme dans les visions précédentes, mais le
Christ triomphateur, tenant dans sa main le sceptre du
monde, symbole de sa royauté absolue. Son visage rayon-
nait d'une beauté qui défie tout pinceau et qu'il faut renon-
cer à décrire ; car, dans ce monde déchu, où les rayons du
beau sont épars, brisés et ternis par le péché, comment nous
former une image, même affaiblie, de Celui qui est la splen-
(1) V. Prodromus ad opéra S. Bonav., p. 64.
10
146 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
deur éternelle du Père des lumières? Disons seulement que
son regard, d'une mansuétude infinie, pénétrait comme un
trait enflammé l'âme du Bienheureux, et que ses lèvres sem-
blaient prêtes à s'entr'ouvrir pour prononcer le mot de
pardon. A sa droite était Marie, sa glorieuse Mère, et tout
autour une radieuse ceinture d'esprits célestes. L'ineffable
lueur qui remplissait le sanctuaire ne blessait point les
yeux comme l'éclat du soleil ; elle était, au contraire, vive
et douce comme les premiers rayons de l'aurore, et le
regard de François se baignait avec délices dans ces flots
de lumière, pendant que son âme, subjuguée, entraînée
comme hors d'elle-même, s'écoulait en Dieu dans les enivre-
ments de l'admiration et de l'amour.
Le torrent de délices qui inondait son cœur n'entravait
pas le jeu de sa liberté. Il se jeta la face contre terre, plus
d'esprit que de corps, selon la remarque de Conrad, et il
adora avec les Anges. « François, lui dit le Fils de Dieu, je
sais avec quel zèle, toi et tes Frères, vous procurez le salut
des âmes. En récompense, demande-moi pour elles et pour
l'honneur de mon nom telle grâce qu'il te plaira, et je te
l'accorderai ; car je t'ai donné au monde pour être la lumière
des peuples et le soutien de mon Église. » Enhardi par une
telle bonté, le saint Patriarche Lui adressa cette confiante
supplication : « Dieu trois fois saint, puisque j'ai trouvé
grâce à vos yeux, moi qui ne suis que cendre et poussière
et le plus misérable des pécheurs, je vous conjure, avec
tout le respect dont je suis capable, de daigner accorder à
vos fidèles cette grâce insigne, que tous ceux qui, confessés
et contrits, visiteront cette église, y reçoivent l'indulgence
plénière et le pardon de tous leurs péchés. » Puis il conti-
nua, en se tournant vers Marie : « Je prie la Bienheureuse
Vierge, votre Mère, l'avocate du genre humain, de plaider
ma cause devant vous. » scène admirable, que la langue
CHAPITBE IX. 147
humaine, comme le pinceau de l'artiste, est impuissante à
reproduire! Marie intercède, et Jésus, qui ne peut rien
refuser à sa Mère, incline vers elle un regard plein d'amour,
qu'il reporte immédiatement sur son serviteur. «François,
lui dit-il, ce que tu demandes là est grand; mais tu obtien-
dras des faveurs plus grandes encore. Je t'accorde l'indul-
gence que tu sollicites, à condition qu'elle soit confirmée et
ratifiée par mon Vicaire, à qui seul j'ai donné plein pouvoir
de lier et de délier ici-bas. » A ces mots, la vision s'éva-
nouit, et Jésus, suivi de sa Bienheureuse Mère et de la cour
angélique, rentra dans le sanctuaire inaccessible où réside
l'auguste Trinité.
Dès le point du jour, François partit avec le Frère Masseo
pour Pérouse, résidence du nouveau pape Honorius ÏII, qui
venaitde monter sur le trône si glorieusement occupé pendant
dix-huit ans par Innocent III (18 juillet 1216), « Très Saint
Père, lui dit-il avec sa charmante ingénuité, j'ai réparé, il y
a quelques années, une petite église de vos domaines, qui
est dédiée à la Mère de Dieu, et je supplie Votre Sainteté
de l'enrichir d'une précieuse indulgence, sans obligation
d'aumône. — J'y consens, répondit le Souverain Pontife;
mais dis-moi le nombre d'années que tu requiers pour ce
pardon. — Saint Père, qu'il plaise à Votre Sainteté de
m'octroyer, non des années, mais des âmes. — Tu veux des
âmes! Et comment? — Je désire, si Votre Sainteté l'agrée,
que tous ceux qui, repentants et absous, entreront dans
l'église de Notre-Dame des Anges, reçoivent l'entière rémis-
sion de leurs péchés pour ce monde et pour l'autre. - —
François, ce que tu demandes là est grand et tout à fait
inusité en cour de Rome. — Aussi, Très Saint Père, ne
vous le demandé-je point en mon nom, mais au nom de
' Jésus-Christ qui m'a envoyé, » Alors, le Souverain Pontife
répéta par trois fois : « Au nom du Seigneur, il nous plaît
148
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
que tu aies cette indulgence. « Sur l'observation de quel-
ques cardinaux, qu'une telle faveur nuirait aux pèlerinages
de Rome et de Jérusalem, Honorius répliqua : « Nous ne
pouvons révoquer ce que nous avons librement concédé :
nous pouvons seulement en déterminer la durée. » Puis, se
tournant vers François, il ajouta : « Nous voulons que cette
indulgence soit valable à perpétuité, pendant la durée d'un
ÉGLISE DE NOTRE-DAME DES AXGES OU DE LA POUTIOXCULE.
jour complet, depuis les premières vêpres jusqu'aux vêpres
du jour suivant. »
François remercia le Pape, s'inclina et se retira modeste-
ment. Honorius, voyant qu'il s'en allait, le rappela et lui dit
en souriant : « Homme simple, où vas-tu, et quel témoi-
gnage emportes-tu de cette indulgence? — Saint Père, votre
parole me suffit; que Jésus-Christ soit le notaire, la Sainte
Vierge la charte et les Anges les témoins. Je ne réclame
point d'autre acte authentique, et je laisse à Dieu le soin de
CHAPITRE IX. 149
prouver que cette œuvre vient de Lui. » Après cette réponse
d'une sublime naïveté, il partit de Pérouse avec la bénédiction
du Souverain Pontife pour s'en retourner à Notre-Dame
des Anges. S'étant arrêté en route dans une léproserie pour
y prendre un peu de repos, il eut une vision. A son réveil,
il appela Masseo et lui dit : « Réjouissons-nous, mon Frère j
car, je te l'affirme, l'indulgence que le Souverain Pontife
vient de m'accorder est ratifiée au Ciel. »
Cependant, le jour du grand pardon n'était pas fixé. Le
serviteur de Dieu attendait et priait, plein de confiance ; son
espoir ne fut point déçu. Six mois après la première appari-
tion, par une froide nuit d'biver (1), il priait dans la cellule
du jardin, à quelques pas du sanctuaire de Notre-Dame des
Anges, et flagellait durement sa chair innocente. Le démon,
qui veille sans cesse pour perdre les âmes, s'approche de
lui sous la forme d'un Ange de lumière, et lui suggère cette
pensée : « A quoi bon consumer ainsi ta jeunesse en mor-
tifications excessives ? Ne sais-tu pas que le sommeil est le
grand réparateur da corps? Crois-moi, conserve tes jours,
afin de servir Dieu plus longtemps. » François, découvrant
la rase de Satan, se précipite hors de sa cellule, ôte sa tuni-
que, et, poussé par cette soif d'immolation qui est l'indice
de la victoire et la meilleure moitié de l'amour, il se roule
dans la neige et dans un buisson plein de ronces et d'épines,
en disant à son corps ensanglanté : « Mieux vaut souffrir ces
douleurs avec Jésus-Christ, que de se laisser prendre aux
perfides caresses du serpent ! » A peine a-t-il accompli cet
acte héroïque que toute la nature se transforme autour de
lui. Une lumière éblouissante l'environne; les épines rougies
de son sang se couronnent de roses blanches et rouges,
symbole de sa pureté et de sa charité. Les Anges du Ciel
(1) Janvier 1217. Conrad indique le mois, sans fixer l'année.
150 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
jettent sur ses épaules déchirées une tunique plus blanche
que la neige, des plus riches parmi celles qui se tissent dans
les ateliers du ciel; puis, d'une voix suave, près de laquelle
pâliraientles plus harmonieux concerts de ce monde, ils l'in-
vitent à les suivre : « François, hâte-toi d'aller à l'église ; le
Sauveur des hommes t'y attend avec sa Bienheureuse Mère. »
François se penche pour cueillir vingt-quatre de ces roses
apportées des jardins du ciel, douze blanches et autant de
rouges, et se rend à la chapelle par un chemin qui lui semble
couvert de tapis soyeux.
Jésus était là, comme dans la première apparition, sur un
trône de lumière, avec la Reine du ciel à sa droite et une
escorte d'anges. François, après une profonde adoration,
déposa les roses sur l'autel et les offrit à Notre-Seigneur par
les mains de la Vierge Immaculée. « François, lui dit le Fils
de Dieu, pourquoi ne rends-tu pas à ma Mère le tribut
d'hommages que tu lui as promis ? » François, comprenant
qu'il s'agissait des âmes que devait sanctifier la grande in-
dulgence de la Portioncule, lui répondit avec l'accent d'une
confiance toute filiale : « Dieu trois fois saint, souverain
Maître du ciel et de la terre et Sauveur du genre humain,
daignez, dans votre infinie miséricorde et pour l'amour de
votre glorieuse Mère, déterminer le jour de l'indulgence
plénière dont vous avez enrichi ce saint lieu. — Je veux que
le pardon s'ouvre aux vêpres du 1" août, et qu'il ne se ferme
qu'aux vêpres du lendemain. — Mais, Seigneur, comment
les hommes ajouteront-ils foi à mes paroles? — Ne crains
rien, va trouver de nouveau celui qui est mon Vicaire sur
la terre, afin qu'il publie lui-même cette indulgence. —
Mais, Seigneur, quelle confiance votre Vicaire pourra-t-il
avoir en un pauvre pécheur comme moi? — Prends avec
toi quelques-uns de tes compagnons qui ont entendu ma
voix, emporte quelques-unes de ces roses miraculeuses, et
CHAPITRE IX.
151
va ; ma grâce fera le reste. » Dans ce mystérieux colloque
entre le Créateur et sa créature, un don ineffable venait
d'être fait à la terre; les chœurs angéliques entonnèrent le
Te Deum en action de grâces, et la vision disparut.
Dès le lendemain, le Bienheureux partait pour Rome,
Comment saint François présenta au pape llonorius III des roses blanclies et des
roses roujjes, pour attester devant lui la vérité de l'Indulgence. (D'ajn'cs
Tiberio.)
accompagné des trois Frères qui avaient été témoins auri-
culaires du prodige : Pierre Cattani, Bernard de Quintavalle
et Ange de Rieti. Introduit au palais de Latran devantj^le
Pape et les cardinaux assemblés, il raconta naïvement sa
merveilleuse vision, et présenta son bouquet de fleurs, trois
152 , SAINT FRANÇOIS D'ASSISE'.
roses blanches et trois roses rouges, comme im témoignage
irrécusable de sa véracité. Honorius, considérant ces fleurs
si belles, si fraîches, si parfumées (on était au cœur de
l'hiver), et admirant plus encore la sainteté de François,
accueilHt favorablement sa requête. Il fixa la grande indul-
gence au 2 août, et manda aux évêques d'Assise, de Pé-
rouse, de Todi, de Foligno, de Nocera, de Spolète et de
Gubbio, de la promulguer solennellement en la fête de saint
Pierre aux Liens. François alla lui-même porter les lettres
pontificales à leurs destinataires.
Au jour indiqué, les sept prélats, ayant à leurs côtés le
Bienheureux Patriarche, montèrent sur une estrade dressée
à la porte du sanctuaire. Une foule immense, haletante et
recueillie, couvrait la plaine. Le saint, après avoir rappelé
l'origine et l'excellence de la faveur divine qu'il avait reçue,
déplia un parchemin et lut ces paroles : « Je veux vous faire
aller tous en paradis. Je vous annonce une indulgence plé-
nière que j'ai obtenue de la bonté céleste et qu'a rati-
fiée le Souverain Pontife. Vous tous qui êtes venus ici le
cœur contrit, confessés et absous, vous aurez la pleine
rémission de la peine due à vos péchés ; et il en sera de
même tous les ans, à perpétuité, pour tous ceux qui se
présenteront dans les mêmes dispositions. Je souhaitais
que cela durât huit jours; mais je n'ai pu l'obtenir. »
En entendant ce mot « à perpétuité » , les évêques s'ému-
rent, et ils convinrent entre eux de réduire à dix ans la
susdite indulgence. Don Guido prit le premier la parole,
mais il ne put s'empêcher de prononcer « à perpétuité » . La
même chose arriva aux six autres prélats, qui reconnm^ent à
j3q trait la miséricordieuse volonté de Dieu. « Des témoins
dignes de foi, Pierre Gattani, le Frère Léon et le patricien
Pierre Zelfano d'Assise, attestèrent l'authencité de ces faits.
Les Frères Oddo d'Aquasparta et Marin déclarèrent égale-
CHAPITRE IX.
153
ment les avoir appris de la bouche du Frère Masseo (1). »
Le lendemain, 2 août, les sept évêques consacrèrent
l'humble chapelle de Notre-Dame des Anges.
On vient de lire l'historique de la célèbre indulgence que
Comment saint François prêcha l'Indulgence devant les sept évêques désignés par
le Pape. (D'après Tiberio.)
les peuples vénèrent sous le nom de Grand Pardon d'Assise.
Il ne sera pas inutile, par ces temps de scepticisme univer-
sel, de réfuter les dénégations de l'école rationaliste, de ces
critiques à outrance, français ou allemands, qui proscrivent
(1) Lettre de Conrad, évêque d'Assise. Acta SS., 4 octobre, Analecta,
p. 3, §2.
154 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
le surnaturel au nom de la science moderne. Ils ont imaginé
de combattre la vérité de l'indulgence, en traitant de rêve-
ries l'apparition qui en est la base.
Pour être bref, contentons-nous de poser un principe
admis de tous, c'est que la concession de l'indulgence est
un fait, avant d'être une grâce. Dès lors, comme tous les
faits, elle se prouve par le témoignage. Or, ici, les voix ont
assez de poids et sont assez nombreuses pour porter la con-
viction dans les esprits. C'est, en première ligne, le héros
lui-même, seul capable de donner des détails précis sur
l'apparition. Ce sont, en seconde ligne, les témoins oculaires
ou auriculaires, Masseo, Pierre Cattani, Bernard de Quin-
tavalle et Ange de Rieti ; et après eux ceux de la génération
suivante, le patricien Zelfano d'Assise, les Frères Marin,
neveu de Masseo, Benoît et Rainier d'Arezzo, « dont plu-
sieurs, dit Théobald, sont encore vivants (1) » , et au témoi-
gnage desquels il ne craint pas d'en appeler. Ce sont enfin
les divers historiens qui ont relaté le fait : Théobald, dont
la circulaire est une réponse vengeresse aux perfides insi-
nuations des incrédules du temps; Bartholi, lecteur au cou-
vent de la Portioncule; Conrad, successeur de Théobald sur
le siège d'Assise; Giunta Bevegnati, dans sa Vie de sainte
Marguerite de Gortone (2), et le vénérable Jean de l'Al-
verne, transcrivant une déposition dont la touche particu-
lièrement attendrissante fera impression sur tout esprit
impartial.
« L'an 1309, un vieillard plus que centenaire, des envi-r:
rons de Pérouse, et fervent Tertiaire, avait fait plus d'une
lieue à pied pour se rendre à la Portioncule et gagner l'in-
dulgence du 2 août. Jean de l'Alverne, son confesseur, ne
(1) « Ex quibus plures liodie vivunt, qui liœc omnia protestantur. » Cf. Wad-
DIKG, t. V, p. 24.
(2) G. Bevegnati, c. ix, §§ 49 et 50.
CHAPITRE IX. 155
put s'empêcher de louer le zèle du pèlerin dans un âge si
avancé. — Mon Père, répondit le vieillard, si mes jambes
me refusaient leur service, je viendrais à dos de mulet plu-
tôt que de perdre le profit d'un si beau jour. — Et pour-
quoi? — Parce que c'est un souvenir sacré pour moi. J'étais
présent lorsque saint François, se rendant à Pérouse, vint,
selon sa coutume, nous demander l'iiospitalité. Il nous dit
qu'il allait prier le Pape de confirmer l'indulgence qu'il avait
obtenue d'en haut. Depuis cetemps-là,je n'ai pas manqué une
seule année de descendre ici au jour du Grand Pardon (1). »
Ainsi les preuves abondent, lumineuses, irréfutables; car
que peut-on y opposer de raisonnable? Qui osera dire que
saint François fût un niais ou un imposteur (2)? Qui osera
accuser ses disciples de mensonge ou d'hypocrisie? Qui
osera enfin reléguer parmi les fables un fait attesté par des
témoins de toute condition, patriciens désintéressés, reli-
gieux austères, historiens éclairés et consciencieux? Non,
ce n'est pas folie que de l'admettre; c'est simplement un
acte d'équité. Non, saint Antonin ne s'avance pas trop,
quand il déclare que les sacrés stigmates imprimés plus tard
sur la chair de notre Bienheureux sont comme une bulle du
Pontife éternel approuvant l'Ordre de la Pénitence et le
Grand Pardon d'Assise. Non, .Bourdaloue n'est pas trop
hardi, quand il affirme que « détentes les indulgences, celle
de Notre-Dame des Anges est une des plus assurées et des
plus authentiques qu'il y ait dans l'Eglise, parce que c'est une
indulgence accordée immédiatement par Jésus- Christ (3) » .
Terminons ce débat qu'exigeait la justification de notre
(1) Waddinc, ad ann. 1309.
(2) Renan a osé écrire : « Ceux qui font des miracles ou qui les admettent sont
des esprits crédules ou des imposteurs. » [Intr. à la Vie de Jésus, p. 3.) Une
pareille fatuité n'est pas pour nous déplaire ; car, entre ces prétendus imposteurs
qui se nomment Bossuet, Fénclon, Pascal et un Renan qui les insulte, l'hésita-
tion ne saurait durer longtemps.
(3) Sermon sur la fête de IN.-D. des Anges.
156 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
récit, et qui ne, sera pas sans fruit pour nos lecteurs. S'ils
hésitaient, il fera pénétrer la lumière, et la conviction dans
leur intelligence; s'ils croyaient, il servira du moins à les
mettre davantage en garde contre les déclamations de cette
critique moderne qui veut écrire l'histoire sans les docu-
ments de l'histoire.
La concession de l'indulgence par le Christ est certaine;
celle de sa ratification par le Saint-Siège ne l'est pas moins.
Vingt fois, d'Honoriiis III à Léon XIII, les Souverains Pon-
tifes ont élevé la voix dans ce sens. Ils ont étendu cette
faveur aux églises des trois Ordres, et, par une faveur
exceptionnelle, ils l'ont laissée subsister dans les années
jubilaires, et même en temps d'interdit. Aussi tous les
peuples sont-ils venus avec confiance visiter cette modeste
chapelle de la Portioncule, qui est devenue, avec la Santa
Casa de Lorette, l'un des joyaux de l'Italie et l'un des sanc-
tuaires les plus vénérés du monde. Là, tous les ans, du 1" au
2 août, des milliers de pèlerins accourus de tous les pays
viennent prier où pria le Séraphin d'Assise, chercher le par-
don qu'il obtint pour eux, et reconquérir avec la pureté et
l'innocence baptismale les joies, seules désirables, du divin
amour. Le pavé de la chapelle est littéralement usé par les
genoux des fidèles, et les murailles ont gardé l'empreinte
des baisers brûlants de six générations. En vérité, n'est-on
pas forcé de convenir que ces lieux bénis sont abreuvés de
gloire, et que ce champ de bataille de la pénitence éclipse
tous les champs de bataille de l'ambition humaine? On se
demande s'il est dans l'histoire de l'Église une page plus
consolante pour les pauvres pécheurs, et l'on ne sait ce
qu'il faut le plus admirer ici, ou du zèle de saint François
pour le salut des âmes, ou de la puissance de Dieu qui se
joue de la superbe des hommes et choisit ce qui est faible
pour combattre ce qui est fort.
CHAPITRE IX.
157
Une chose non moins étonnante, c'est le soin jaloux avec
lequel la Providence veille sur les pierres de cet humble
I .
1." l'^y-'^'^'^ ^
ÉGLISE DE NOÏllE-DAME DES ANGES (iNïÉUIEnu).
L'édicule qu'on aperçoit à l'entrée du sanctutiirc est la petite chapelle de la
Portionculc, restaurée par saint François.
monument. Deux fois, en 1832 et en 1833, des tremble-
ments de terre ont fortement endommagé la splendide
158
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
basilique dont le seizième siècle l'a recouvert comme d'un
manteau royal; cent fois les révolutions politiques ont bou-
leversé le pays; la Portioncule est toujours debout, intacte,
avec le doux parfum de pauvreté qui s'exbale de ses murs
nus et grossiers.
Tant de grâces obtenues dans ce sanctuaire privilégié
étaient de nouveaux titres à la vénération de François. Aussi
parlait-il avec bonheur de la sainteté de ce lieu, et, faisant
allusion aux faveurs célestes dont il avait été l'objet, se plai-
sait-il à répéter à ses disciples : « N'abandonnez jamais ce
temple. Si l'on vous chasse par une porte, rentrez-y par une
autre ; car ce lieu est saint, c'est la maison de Dieu. C'est
ici que nous avons grandi sous la bénédiction du Très-Haut ;
c'est ici qu'il a illuminé nos esprits des clartés de sa sagesse,
et qu'il a embrasé nos cœurs du feu de son amour. Qui-
conque y priera dévotement sera exaucé; quiconque y
outragera la majesté divine sera plus sévèrement châtié.
Honorez donc toujours ce sanctuaire, et ne cessez d'y faire
entendre les louanges du Seigneur (1). »
(1) Tu. DE Cela.so, Vita prima, p. 2, c. vii ; et Vita secunda, p. 1, c. xii.
Saint François sortant d'un lis. (D'après Callot.)
CHAPITRE X
PREMIERS CHAPITRES GÉNÉRAUX.
(1217-1219)
De 1212 à 1216, le saint fondateur dut être fidèle à la
résolution qu'il avait prise de tenir chaque année deux ses-
sions capitulaires. Mais ces premières réunions g^énérales
n'ont laissé aucune trace dans l'iiistoire. Les Trois compa-
gnons nous disent seulement qu'elles avaient lieu à la Pen-
tecôte et à la Saint-Michel, et toujours au pied de Notre-
Dame des Anges (1).
Le premier Chapitre général qui ait fixé l'attention des
biographes est celui de l'année 1217, et avec raison; carie
Saint y prit deux mesures aussi fécondes en résultats que
décisives pour l'avenir de l'Ordre , Il divisa l'Italie en plu-
sieurs provinces, et envoya le Frère Élie en Toscane, Benoît
d'Arezzo dans les Marches, Jean de Strachia en Lombardie,
Augustin dans la Terre de Labour, Daniel dans la Calabre,
et un autre religieux dans la Pouille. Il s'occupa ensuite des
ouvriers évangéliques qui devaient franchir les limites de
l'Italie, et désigna Bernard de Quintavalle pour l'Espagne,
Jean de Penna avec soixante Frères pour l'Allemagne,
Jean Bonelli avec Monald de Florence pour la Provence, et
Bonencontre, prêtre romain, pourleBerry. Il s'était réservé
(1) G. XIV.
160 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
pour lui-même Paris, le nord de la France et les Pays-Bas,
et il n'avait pas caclië à ses Frères les motifs de son choix.
Il aimait la France, parce que c'était le pays où le culte
eucharistique était le plus florissant (1); il l'aimait encore
parce qu'il savait par révélation qu'elle lui donnerait bientôt
de nombreux disciples et qu'il y serait lui-même un jour
l'objet d'une ardente dévotion; il en aimait aussi la langue
claire et sonore, et il en faisait usage lorsqu'il était comme
emporté par les ardeurs de l'Esprit-Saint (2). Comme saint
Benoît, comme saint Dominique, comme tous les fondateurs
d'Ordres religieux, il sentait que si Rome est la tête de l'hu-
manité régénérée, la France en est le cœur, et qu'une œuvre
d'apostolat ne peut prendre tout son essor avant d'avoir
respiré l'air de la France. Beau témoignage rendu aux desti-
nées providentielles de la fille amée de l'Eglise et à son esprit
de prosélytisme !
Avant de quitter la Portioncule, le saint Patriarche bénit
ses enfants, leur donna le baiser de paix et d'adieu, et les
missionnaires sortirent de Notre-Dame des Anges, comme
les Apôtres étaient sortis du cénacle au lendemain de la
Pentecôte, pour aller semer aux quatre vents du ciel la
bonne semence de l'Évangile. La douleur de la séparation
était. adoucie par la certitude d'aller là où l'obéissance les
envoyait, .et. par l'espérance de donner Jésus-Christ aux
âmes affamées de lumière et d'amour., Lui-même partit avec
Frère' Masseo pour. la mission de France. Du coteau d'As-
sise, il porta un regard plein d'espérance vers ce 'beau
« royaume des lis » dont le seul nom faisait battre son cœur
des plus douces émotions, et qu'il lui tardait d'arracher aux
r '■■•''*•■ - . . - ...
(1) Diligebat propierea Fi'anciani ut amicani corpôris Domini, atque in ea
mori pvàpter sacrôruin. reverentiam'cupiehat. ■ ('Sa.' de Gelano, Vita secunda,
p. 3, c. cxxix.) — Voir la Chronique des vingt-quab'C généraux : « Anno
1217, etc. »
(2) Tu. DE Celano, Vita secunda, p. 1, c. vin.
chapithe X. 161
fureurs de l'anarchie. Qui dira les ma(jnifiques projets qu'il
nourrit alors dans son esprit? Projets qui naissent comme
d'eux-mêmes dans toute âme ardente, dans toute âme
d'apôtre. Il ignorait qu'un autre que lui devait les réaliser.
Ayant appris que le cardinal lîugolin se trouvait à Flo-
rence en qualité de légat, François, fidèle à sa coutume de
saluer les évêques et les princes de l'Église, alla présenter
ses hommages à l'éminent prélat. Ce fut une heureuse
inspiration. Ils ne se connaissaient encore que de réputation,
dit Thomas de Celano ; mais dès la première entrevue, il
s'établit entre eux un courant d'admiration sympathique et
de réciproque vénération qui tourna au profit d'un institut
encore mal affermi (I). Le cardinal dissuada François d'un
si lointain voyage, en lui faisant comprendre que son œuvre
était un arbre au jet vigoureux, mais trop tendre encore
pour ne pas réclamer la présence et les soins de celui qui
l'avait planté. L'homme de Dieu, toujours humble et docile,
lors même qu'il lui fallait sacrifier ses désirs les plus chers,
se soumit à l'autorité d'un protecteur si bienveillant, d'un
ami si éclairé, et il envoya à sa place, non sans envier leur
bonheur, le Frère Pacifique avec Ange et Albert de Pise
dans le nord de la France, et Christophe de Romagne avec
le Frère Pierre dans le midi.
Fidèle aux instructions du séraphique Père, Christophe
s'établit d'abord à Mirepoix, au pied des Pyrénées. Il créa
ensuite divers foyers de vie franciscaine dans le Languedoc
et la Guyenne, fut le grand auxiliaire de saint Dominique
dans ses efforts contre l'hérésie albigeoise, et mourut au
couvent de Cahors, le 3 octobre 1272, après avoir opposé
aux calomnies des sectaires la plus irréfutable des réponses,
l'exemple d'une vie sainte et mortifiée.
(1) Tu. DE Celano, Vita prima, p..l,c. xxvu.
11
162 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Outre l'intérêt qui s'attache aux faits considérés en eux-
mêmes, la mission de Christophe dans les provinces infectées
par le manichéisme revêt à nos yeux une importance consi-
dérable. Qu'on la rapproche de la démarche de Guy de
Lévis auprès de saint François, et l'on verra qu'elle projette
une vive lumière sur les origines de l'Ordre en France et
qu'elle résout la question que nous avons posée plus haut
sur la cause de son introduction. L'histoire devra donc
désormais, pour être juste, mentionner les travaux de
Christophe de Romagne, de saint Antoine de Padoue, des
Bienheureux martyrs Etienne de Narhonne et Raymond de
Carbonne, à côté des travaux de saint Dominique et de ses
religieux dans le Languedoc, et reconnaître que les Frères
Mineurs y furent précisément appelés pour combattre
l'hérésie albigeoise, comme elle est obligée de reconnaître
que la pacifique croisade des uns et des autres fît plus pour
la destruction de l'hérésie que les lances des croisés et les
sentences de l'Inquisition.
Quant à saint François, il reprit, dès qu'il le put, ses
courses apostoliques; seulement, ce fut la vallée de Rieti,
au lieu de la France, qui fut le principal théâtre de son zèle,
de 1217 à 1219. De temps à autre cependant, il interrompait
ses travaux apostoliques, pour retourner à Notre-Dame des
Anges se retremper dans la prière, prendre soin de ses
Frères et de ses novices, ou visiter les nouvelles fondations.
Un fait d'une importance capitale domine cette époque
de sa vie; nous voulons parler du. second Chapitre général,
dont il avait fixé l'ouverture au jour de la Pentecôte de
l'année 1219. Lui-même pressentait que cette assemblée
plénière déciderait de l'avenir de son institution. Aussi ne
voulut-il rien entreprendre sans avoir consulté son protec-
teur, le cardinal Hugolin. Il se rendit à Rome, soit en
l'année 1217, soit en 1218 (les chroniqueurs ne le disent
CHAPITRE X, 163
pas), afin de concerter avec lui les lois et les mesures qu'on
proposerait dans cette assemblée. Saint Dominique assistait
à cette conférence, « Ne trouvez-vous pas bon, leur de-
manda, entre autres choses, le cardinal, que quelques-uns
de vos disciples soient promus aux dignités ecclésiasti-
ques? » — Les deux patriarches donnèrent la même réponse.
« Pour moi, dit saint Dominique, je ne connais pas de plus
grand honneur que d'être les porteurs de la parole divine
et les boucliers de la foi. Laissez donc les Frères Prêcheurs
dans leur vocation. » — « Seigneur, dit à son tour saint
François, mes enfants s'appellent Frères Mineurs, parce
qu'ils occupent le dernier rang dans l'Église. C'est là leur
poste d'honneur; gardez-vous bien de les en arracher, sous
prétexte de les faire monter plus haut (1). » Le cardinal
ne partagea point leur sentiment, mais leur esprit d'abné-
gation n'en fut pas moins pour lui un sujet de grande édifi-
cation.
Au rapport du Frère Léon, qui accompagnait son Bien-
heureux Père, il fut aussi question, dans cette entrevue, de
fondre les deux Ordres en un seul; mais le séraphique
Patriarche s'y opposa. « La volonté de Dieu, dit-il, c'est
qu'ils demeurent séparés, afin que chacun puisse embrasser
à son gré l'une ou l'autre des deux règles. » Dominique le
pria alors de lui donner au moins, comme symbole de la
charité fraternelle qui les unissait, eux et leurs familles spiri-
tuelles, la pauvre corde qui lui ceignait les reins. « Je la
porterai toujours, lui dit-il, sous ma robe blanche. » François
refusa longtemps par humilité, mais les instances du pieux
solliciteur finirent par l'emporter. Les adieux furent pleins
d'une fraternelle tendresse; ils se recommandèrent aux
prières l'un de l'autre. En sortant, le Patriarche des Frères
(1) Th. de Gelako, Vita secundo, p. 3, c. lxxxvii.
164 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Prêclleurs dit à ses compagnons : « En vérité, la sainteté de
François est si éminente,' que tous les religieux devraient
s'attacher à ses pas (1). » Telle fut l'origine d'une dévotion
qui se répandit promptement par toute l'Église, et que
Sixte-Quint, de l'Ordre des Frères Mineurs, érigea trois
siècles plus tard en arcliiconfrérie, sous le nom à' Archicon-
frérie du Cordon de Saint-François (2).
Après avoir réglé les affaires de l'Ordre, de concert avec
le cardinal, le Saint prit congé de ses deux amis et revint à
Notre-Dame des Anges.
Enfin, l'époque du Chapitre général arriva : c'était le
26 mai 1219, journée à jamais mémorable, et qui a laissé
une trace lumineuse dans les annales de l'Ordre. En ce jour-
là, tout invitait les Frères à l'allégresse : l'Église célébrait
les solennités de la Pentecôte et avait pris ses ornements
de fête; la nature, elle aussi, avait revêtu sa plus riche pa-
rure du printemps : l'air était frais et pur, le soleil se levait
radieux et plein de majesté sur le sommet des Apennins, et
versait des torrents de lumière dans la vallée de Spolète. Le
voyageur qui fût descendu d'Assise à cette heure matinale
eût pu contempler un spectacle peut-être unique au monde :
des centaines de cabanes s'élevant dans la plaine et cinq
mille religieux réunis autour du modeste sanctuaire de la
Portioncule (3), A les voir recueillis comme des anges, le
front incliné comme sous un souffle divin, il eût naturelle-
ment supposé qu'il se passait quelque chose d'étrange daïis
cette chapelle, et il ne se fût point trompé. Quelle scène,
en effet ! Le cardinal Hugolin , debout sur les marches de
l'autel, officiant pontificalement; François assistant au saint
(i) Tu. DE Gelano, Vila secunda, p. 3, c. lxxxvii.
(2) Bulle du 19 novembre 1585.
(3) Thomas EcclesïON (coll. VII, éd. cit., p. 232) donne le cliiffre de cÙ2(7
mille, en s'appuyant sur la déposition du Frère Martin de Barton, qui avait
assisté au Chapitre.
CHAPITRE X.
105
sacrifice avec cinq mille de ses Frères ; les anges montant
vers le trône du Père éternel pour Lui offrir le sang de la
Victime sans tache, ainsi que les prières des hommes, et
descendant ensuite vers la terre chargés de grâces et de
bénédictions ; enfin, tout le ciel attentif aux prières des
pauvres de Jésus-Christ : quelle scène, encore une fois, et
LE CHAPITRE DES NATTES.
comme^elle repose doucement le regard, au milieu de tant
d'autres qui l'attristent et le fatiguent ici-bas (1) !
Après la messe, le cardinal ouvrit solennellement le Cha-
pitre et le présida. Le soir, il vouhit, comme un général
d'armée, passer en revue les nombreuses phalanges des
soldats du Christ, qui logeaient dans la plaine sous des
cabanes de feuillage et de nattes (de là le nom de Chapitre des
Nattes). Il les trouva rassemblés par groupes de soixante ou
(1) Tressocii, c. xiv ; et Bonav., c. iv.
166 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
de cent, racontant les joies et les souffrances de leur apo-
stolat, se redisant les uns aux autres les œuvres de leur Bien-
heureux Père ouïes prodiges qu'ils avaient opérés sous ses
auspices, et se répétant ce mot des disciples de Notre-Sei-
gneur au retour de leur première mission : « Les dénions
mêmes nous obéissaient en son nom. »
A cette vue, le vénérable vieillard s'écria dans son admi-
ration, comme autrefois le patriarche Jacob : « Frères
Mineurs, en vérité, c'est ici le camp de Dieu. » C'était,
eh effet, l'armée d'élite du grand Roi, armée pacifique et
conquérante, sans armes et toute-puissante, admirable de
discipline et d'héroïsme, à laquelle on pouvait appliquer ce
mot des Saintes Ecritures: « Que tes pavillons sont beaux, ô
Jacob! Que tes tentes sont belles, ô Israël! » François,
levant vers le ciel un regard plein de reconnaissance, et
remerciant le Seigneur d'avoir multiplié ses fils comme les
grains de sable de la mer, laissa tomber de son cœur et de
ses lèvres quelques paroles brûlantes, qui ravivèrent dans
l'âme de ses disciples l'amour de Dieu et de leur vocation,
le zèle des âmes et le dévouement à l'Église romaine. On
croit que ce fut dans cette circonstance qu'il prononça les
paroles suivantes : « Mes Frères, dit-il en terminant, nous
avons promis de grandes choses; on nous en a promis de
plus grandes encore. Gardons les unes, soupirons après les
autres ; le plaisir est court, la peine est éternelle ; les souf-
frances sont légères, la gloire est infinie. Beaucoup d'appe-
lés, peu d'élus : chacun recevra selon ses mérites (1). »
Des esprits timides auraient pu se demander : « Où pren-
dre des vivres pour nourrir tant de personnes? » Le saint
Patriarche et ses enfants n'éprouvèrent point de ces défiances
ni de ces inquiétudes. Ils étaient là, dénués de tout, mais
(1) OEuvres de S. Fr, d'Assise, p. 3, ch. xxxui. — Cf. Tu. de Cëlano, Vita
secunda, p. 3, c. xxxi.
CHAPITRE X. 167
remplis de confiance, attendant du Créateur, comme les
oiseaux du ciel,leurnomTiture de cliaquejour. La Providence
ne leur manqua point. On vit accourir d'Assise, de Pérouse,
de Foligno, et jusque de Spolète, des hommes de toutes
conditions, clercs et laïques, chevaliers et gens du peuple,
qui, non contents d'apporter aux pauvres de Jésus-Christ
toutes les provisions nécessaires, poussèrent la charité jus-
qu'à vouloir les servir de leurs propres mains. Ces secours
durèrent autant que le Chapitre (1).
Une foule de personnes étaient venues par pure curio-
sité, attirées par la nouveauté du spectacle ; Dieu en profita
pour toucher leurs cœurs. Parmi tant de visiteurs, les uns
étaient surtout frappés delà vie austère des Frères Mineurs;
ils se disaient : « Voilà qui nous montre bien que le chemin
du ciel est étroit, et qu'il est difficile aux riches d'entrer dans
le royaume de Dieu! Nous nous flattons de faire notre salut,
sans rien retrancher de nos aises ni des délices du siècle,
tandis que ces bons Frères se privent de tout et tremblent
encore. Nous voudrions mourir comme eux, mais nous ne
voulons pas vivre comme eux; et cependant, on meurt
comme on a vécu. » Les autres observaient plutôt la céleste
expression de leur physionomie, le gracieux sourire de leurs
lèvres, leur empressement à se rendre de mutuels services,
la paix divine qui se reflétait dans la douce lumière de leurs
regards. « Ce sont des anges, pensaient-ils; ils ne touchent
la terre que par les extrémités des pieds, et déjà leurs pen-
sées et leurs affections sont dans la céleste patrie. Qui nous
empêche de partager leur bonheur? » Et bon nombre
d'entre eux (ils étaient plus de cinq cents) dirent adieu au
monde, s'agenouillèrent aux pieds de François et revêtirent
les glorieuses livrées de la pénitence. C'est ainsi que la
(1) Wadding, t. I, p. 282-286.
168 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
bonne odeur des vertus des Frères remplissait toute la vallée
de Spolète et y produisait des fruits de vie.
Il est bon de remarquer ici qu'autant le saint fondateur
était ami de la simplicité, autant il était ennemi de l'exagé-
ration. iVyant appris que plusieurs de ses disciples se livraient
à des mortifications immodérées, il ordonna d'apporter les
instruments de pénitence, cottes de mailles et ceintures de
fer, et interdit, dans les jeûnes, veilles et macérations, tout
ce qui pouvait être préjudiciable aux travaux du ministère
apostolique (1).
Le renouvellement de l'esprit religieux, l'accroissement
de la ferveur et la conquête de nouveaux disciples ne furent
pas les seuls résultats du Chapitre des Nattes (2). On y dressa
trois statuts importants, qui fixèrent les glorieuses des-
tinées de l'Ordre. Les voici :
1" « On fera une mention expresse des saints apôtres
Pierre et Paul dans les oraisons : Protège nos, Domine, et
Exaudi nos,Deiis (3). » Par cette prière liturgique, François
ne resserrait pas seulement les liens qui rattachaient l'Ordre
dès sa naissance à l'Église romaine, mère et maîtresse de
toutes les Eglises ; il inaugurait encore parmi ses enfants
cette dévotion au Pape, qui devait être et demeure toujours
le trait distinctif de sa triple famille.
2° « On ne recevra ni couvent ni église qui ne soient con-
formes à la sainte pauvreté que nous avons promise dans la
règle. » Sage décision qui fermait l'entrée des couvents
franciscains à la passion du luxe et des richesses, cause
ordinaire de relâchement et de ruine dans la discipline
régulière.
(1) Tj'cx socii, c. XIV.
(2) Ce fut à ce Chapitre que François accorda aux Provinciaux le pouvoir
(l'admettre les novices à la profession religieuse. (V. Très socii, c. xvi.)
(3) BEmSAno de Besse, de laud. B. Fr,
CHAPITRE X. 169
3° « Tous les samedis, on célébrera clans tous nos cou-
vents une messe solennelle en l'honneur de la Bienheureuse
Vierge Marie Immaculée. » Par cette prescription, due à
l'initiative du séraphique Patriarche, et renouvelée par
saint Bonaventure au Chapitre général de Pise (1263),
l'Ordre des Frères Mineurs prenait la Vierge Immaculée
pour sa protectrice et sa patronne, et se déclarait, six siècles
à l'avance, le héraut du grand dogme de l'Immaculée Con-
ception. C'est là sa gloire dans l'Église et peut-être, dans la
pensée de Dieu, le principal motif de sa création.
Le fait est enregistré dans les annales de l'Ordre , mais
qui nous en dira la cause? Qu'un homme peu versé dans les
saintes lettres et qui se pique de n'avoir d'autre science que
celle de la croix- que l'humble diacre d'Assise, en im mot,
jette tout d'un coup comme une gerbe de lumière sur une
des vérités les plus longtemps voilées de la religion catho-
lique; qu'il la montre aux peuples en la faisant passer dans
les traditions privées et dans le culte public de toute
une famille religieuse ; qu'il donne ensuite la raison
du mystère, en posant devant ses fils ce principe iné-
branlable : «Ne craignez point d'attribuer à Marie tout
ce qui ne répugne pas à sa dignité de Mère de Dieu »,
est-ce là un prodige humainement explicable? Et ne
faut-il pas admettre, avec un savant de Sienne, de l'Ordre
des Frères Prêcheurs, que la théologie de ce saint homme,
portée sur les ailes de la pureté et de la contemplation,
s'élevait comme le vol de l'aigle, et qu'il l'avait puisée tout
entière dans les communications surnaturelles de l' Esprit-
Saint? Dès lors, instruit par ce Docteur des docteurs, assuré
de la place que tient Marie dans le plan divin, François
pouvait-il mieux faire que de léguer cette vérité à ses enfants,
comme le plus précieux trésor de leur héritage? Son espoir
ne fut point trompé. Ses disciples défendirent et propa-
170 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
gèrent la doctrine de l'Immaculée Conception avec une fidé-
lité qui ne s'est jamais démentie ; ils se l'approprièrent à
tel point qu'on l'appelait la « tlièse franciscaine » .
De son côté, la Reine du Ciel semblait prendre plaisir à se
susciter dans l'Ordre une légion de docteurs et d'apôtres
qui fussent capables d'assurer le triomphe de sa cause, et
l'on vit, sous son inspiration, les Guillaume Ware, les Duns
Scot, les François de Mayronis, les Bernardin de Sienne,
les Léonard de Port-Maurice, les Thomas de Charmes et les
d'Argentan descendre tour à tour dans la lice et se faire
honneur d'être les chevaliers de Marie. Lutte six fois sécu-
laire, dont notre siècle a vu le glorieux dénouement. C'était
le 8 décembre 1854. En ce jour d'éternelle mémoire, un
pape du Tiers Ordre séraphique, l'immortel Pie IX, posait
au front de Marie le plus beau diamant de sa couronne, en
proclamant à la face de l'univers qu'elle a été, « par l'ap-
plication anticipée des mérites de son Fils, préservée de la
souillure originelle et conçue sans péché (1) » . Signalons ici
un détail relatif à l'Ordre séraphique. Au moment de la
promulgation du dogme dans la basilique de Saint-Pierre,
et par une faveur insigne, le Pape permettait aux généraux
des Frères Mineurs de lui présenter une rose et un lis
d'argent; puis il faisait déposer aux pieds de saint F'rançois,
sur une plaque de marbre commémorative, le texte même
delà définition, comme pour indiquer la part que l'Ordre y
avait prise. C'était la plus belle récompense dont il pût
honorer le zèle delà famille franciscaine à publier les gran-
deurs et les privilèges de Marie, en même temps que la con-
séquence logique des prescriptions du Chapitre des Nattes,
auxquelles il est temps de revenir.
Ces célèbres ordonnances concernaient la vie intime de
(1) Bulle Ineffabilis.
CHAPITRE X. 171
l'Ordre, l'esprit qui doit l'animer, les croyances confiées à
sa garde. Cependant, le saint Patriarche ne pouvait oublier
l'extérieur, c'est-à-dire l'évangélisation des peuples. Le
but principal de sa mission providentielle n'était-il pas
d'arborer partout la croix? Il dressa donc, dans le même
Chapitre, un vaste plan de campagne qui embrassait les dif-
férentes parties du globe. Il déclara qu'il prenait l'Egypte
pour lui et assigna aux autres leur destination. Parmi tant
d'ouvriers évangéliques, contentons-nous de nommer les
principaux chefs de mission : Frère Élie, qui partit pour la
Syrie (I); Frère Bérard, pour le Maroc; Jean Parent, pour
l'Espagne; Frère Luc, pour la Roumanie; Christophe de
Romagne, qui revint évangéliser la Guyenne; Frère Paci-
fique, qui retourna dans l'Ile-de-France avec Ange de Pise,
et Frère Electus, qui fut envoyé dans le Maine. Leurs obé-
diences ou lettres de créance devaient être conçues dans
les mêmes termes que celle que François donnait cinq ans
plus tard au Frère Ange de Pise, la seule qui ait échappé
aux ravages du temps : « Moi, Frère François d'Assise,
ministre général, je te commande, au nom de l'obéissance,
à toi. Frère Ange de Pise, d'aller en Angleterre, et d'y
exercer l'office de ministre provincial. Adieu. » C'était peu,
et c'était assez; car c'était Dieu qui les envoyait.
L'entreprise était hardie, mais tout à fait conforme à l'es-
prit de prosélytisme qui distingue la véritable Eglise de
Jésus-Christ. Honorius lïl, alors à Viterbe, l'approuva et la
sanctionna de son autorité, en remettant aux Frères une
lettre de recommandation. Les chefs de mission portaient,
en outre, deux circulaires du séraphique Patriarche, avec
recommandation de les répandre avec zèle. La première,
adressée à tous les prêtres, renferme de touchantes instruc-
(1) Jourdain de Giano, Chronique, p. 3, n" 7.
172
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
tions sur le culte dû à l'Eucharistie, avec ce remarquable
conseil sur les paroles delà Sainte Écriture : « Si vous trouvez
en des lieux peu décents le très saint nom du Seigneur ou
quelque passage de la Bible, je vous prie de les recueillir
avec respect et de les placer en un endroit convenable (1). »
La seconde invite tous ceux qui ont en main une part
d'autorité publique, consuls, juges, magistrats, à gouverner
leurs sujets selon les prescriptions de la loi divine (2).
Munis de ces deux lettres, forts de la triple bénédiction
du Ciel, du Souverain Pontife et de leur Bienheureux Père,
les messagers de la paix évangélique se rendirent en hâte
dans leurs missions respectives.
(1) OEuvres de saint François d'Assise, p. 1, ch. xiii.
(2) Ibid., p. 1, ch. XV.
Sceau de la province cVAra^jon. (Quinzième siècle.)
CHAPITRE XI
MISSIONS D'ORIENT ET DU MAROC.
(1219-1221)
Ce serait une erreur de croire que les saints demeurent
étrangers aux événements politiques de leur siècle. Ils les
suivent d'un œil attentif; mais ils ont leur manière à eux de
les envisager. Au fond des débats de l'humanité , ils dis-
cernent une cause qui domine tout, qui les passionne et à
laquelle ils s'identifient : c'est la cause de l'Eglise. On com-
prend dès lors avec quel intérêt l'héroïque chevalier du
Christ suivait les progrès et les vicissitudes de cette grande
question d'Orient que le Concile de Clermont avait ouverte,
et où la vie de l'Eglise, non moins que la liberté des peuples,
était si fortement engagée.
Depuis la prise de Jérusalem par Godefroy de Bouillon,
l'Europe était un camp toujours armé; et depuis plus d'un
siècle, l'histoire militaire de la chrétienté n'était guère autre
chose que le récit, de l'interminable bataille livrée par les
soldats du Christ aux farouches disciples de Mahomet. Au
lieu de s'arrêter. à la surface des événements, le serviteur de
Dieu allait au fond des choses. Derrière les combats cheva-
leresques où brillait le courage des preux de l'Occident, il
découvrait une lutte plus haute, la lutte de la Croix contre
le Croissant, du vrai Dieu contre le faux prophète, de la
174 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
civilisation chrétienne contre la barbarie musulmane ; et sa
foi, d'accord avec son patriotisme, lui inspirait des vœux
ardents pour le succès d'une entreprise colossale qui suffi-
rait à elle seule à faire l'honneur des Papes et la gloire du
moyen âge, même à n'en juger que par les résultats. Ne
réussit-elle pas, en effet, à sauver l'Europe et à refouler
dans les sables du désert les sectateurs de l'islamisme, avec
leurs doctrines abrutissantes, résumé de toutes les erreurs
et de toutes les corruptions, fatalisme, triomphe de la chair,
avilissement de la femme, esclavage et tyrannie?
Quatre fois déjà l'Occident s'était levé en masse pour
voler à la conquête des Saints Lieux; mais, malgré la bra-
voure et les efforts héroïques des successeurs de Godefroy
de Bouillon, la ville sainte n'avait été soumise que par
intervalles à leur sceptre; et à l'heure où nous en sommes,
elle venait de retomber sous le joug odieux des Abbassides.
A cette nouvelle, qui fut regardée comme uiie calamité
publique, l'Europe tressaillit de douleur. Bientôt elle reprit
les armes à la voix du pape Honorius III, et plus de quatre
cent mille hommes se réunirent sous la bannière d'André II,
roi de Hongrie, et de Jean de Brienne, frère de Gauthier de
Brienne et roi nominal de Jérusalem. Mais cette fois, au
lieu d'attaquer directement la Palestine, les Croisés, voulant
frapper au cœur l'empire musulman, fondirent sur l'Egypte,
et mirent le siège devant Damiette. Ils ne faisaient, du
reste, qu'exécuter le plan stratégique d'Innocent III. Le
plan était hardi, mais difficile; aussi tous les peuples
avaient-ils les regards fixés sur l'Orient, attendant avec
anxiété l'issue de cette lointaine expédition.
A ce moment, une lueur d'espérance traversa l'esprit du
Patriarche d'Assise, qui rêvait toujours, comme nous l'avons
vu, la conversion des Musulmans. Les circonstances lui
parurent favorables. Ou il replanterait la croix, pensait-il,
CHAPITRE XI.
175
sur ces plagies autrefois catholiques, ou du moins il les fécon-
derait de son sang : double alternative qui l'attirait. 11 partit
donc d'Ancône, au mois de juin 1219, avec Illuminé de
Rieti et quelques autres Frères, cingla vers l'Egypte,
Saint François célèbre la Nocil à Grcccio. (D'après Giotto.)
mouilla à Saint-Jean d'Acre, où il laissa quelques-uns de
ses disciples pour soutenir le courage et la foi des catho-
liques, durement opprimés par les Sarrasins, et débarqua en
vue de Damiette. Il marcha droit au camp des Croisés, où
176 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
régnaient alors la discorde et la confusion. Les chevaliers
et les fantassins, réunis depuis plus d'un an sous les murs
de cette place sans pouvoir s'en emparer, s'accusaient réci-
proquement de trahison et de lâcheté; les têtes s'échauf-
fèrent de part et d'autre, comme dans une émeute popu-
laire, et les deux partis, pour donner la mesure de leur
valeur, demandèrent à grands cris la hataille. Jean de
Brienne céda à leurs folles instances, et l'assaut fut décidé
pour le lendemain (29 août 1219).
Averti d'en haut qu'en punition de leur orgueil et de
leurs divisions intestines, ils allaient essuyer une défaite
sanglante, le serviteur de Dieu chercha le moyen de pré-
venir un tel malheur : « Mon Frère, dit-il à son compa-
gnon, le Seigneur m'a fait connaître que si l'on en vient aux
mains, les chrétiens seront battus. Si je le dis tout haut,
je passerai pour un fou; si je ne le dis pas, ce secret me
pèsera comme un remords. Qu'en penses-tu? — Mon
Père, répondit le Frère Illuminé, ne vous arrêtez point au
jugement des hommes; ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on
vous regarde comme un insensé. Déchargez votre con-
science, et craignez plus Dieu que les hommes. » Fortifié
par ce conseil, le héraut du Christ pénètre sous la tente du
général ; il conjure les chefs de l'armée de résister aux
funestes inspirations de la jalousie, et leur annonce de
grands revers s'ils persistent dans le dessein de livrer le
combat. Prières, menaces, tout est inutile. La passion
aveugle et trouble les esprits ; on prend pour des rêveries
les prédictions de notre Saint, et le combat s'engage par une
chaleur torride. On sait le reste. « En cette journée fatale,
dit saint Bonaventure, les chrétiens perdirent six mille
hommes tués ou faits prisonniers. A la lueur de ce désastre,
ils comprirent qu'ils avaient eu tort de mép'riser la sagesse
du Pénitent d'Assise; car l'œil du juste découvre quelque-
CHAPITRE XI. 177
fois mieux la vérité que sept soldats posés en sentinelles sur
la crête de la montagne (1). "
L'intrépide missionnaire, sans se laisser décourager par
ce revers momentané, résolut de poursuivre son entreprise.
Vainement on lui représenta que sa vie était en jeu, et que
le Soudan avait promis un besant d'or (cinquante francs) à
quiconque lui apporterait la tête d'un chrétien; rien ne put
ralentir sa course. Persuadé avec l'Apôtre que la mort est
un gain, et que le martyre est lapins désirable des couronnes
de ce monde, il s'avança vers le camp des Sarrasins, en
chantant ce cantique du Prophète royal : " Le Seigneur me
conduit. Lors même que je marcherais au milieu des ombres
de la mort, je ne craindrais aucun mal, ô mon Dieu, parce
que vous êtes avec moi (2). » Chemin faisant, il aperçut
deux brebis; cette vue le réjouit grandement, et il dit à son
compagnon : « Ayons confiance dans le Seigneur ; car nous
voyons l'accomplissement de cette parole de l'Evangile :
Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des
loups. » Quelques pas plus loin, en effet, une bande de
Sarrasins se précipitant sur les deux serviteurs de Dieu,
comme des loups sur des brebis, les accabla d'injures et de
coups, puis les chargea de chaînes. « Je suis chrétien,
s'écria François d'une voix ferme; menez-moi à votre maî-
tre. 5> Les soldats obéirent, et traînèrent les deux prison-
niers devant le Soudan Mélek-el-Kamel (ou Mélédin). Dès
que celui-ci les aperçut : « Qui vous envoie? demanda-t-il
brusquement. Et qu'êtes-vous venus faire ici? » Le Saint lui
répondit sans s'émouvoir : « Ce n'est point un homme,
c'est le Très-Haut qui m'envoie pour vous annoncer, à vous
et à votre peuple, la bonne nouvelle de l'Évangile et les
vérités du salut. » Aussitôt il se mit à lui expliquer les
(1) BosAV., c. IX. — Cf. Tu. DE Gëlano, Vita prima, ^. i, c. ix.
(2) Ps. xxu.
12
178 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
mystères de la religion catholique, et il le fit avec tant de
force, qu'en lui se vérifiait une fois de plus cette promesse
' du divin Maître : « Je vous donnerai une éloquence et une
sagesse auxquelles vos adversaires ne sauront ni résister ni
contredire, jj
Le prince barbare était suspendu aux lèvres du Saint et
saisi d'une émotion dont il ne se rendait pas compte. Cette
mâle intrépidité , ce dévouement surhumain dont le spec-
tacle s'offrait pour la première fois à ses yenx, subjuguaient
son âme et l'inclinaient à la clémence. Il écouta ainsi Fran-
çois pendant quelques jours, au grand ctonnement de tons,
et l'invita même à demeurer près de lui. « Si vous et votre
penple, répondit l'homme de Dieu, vous voulez vous con-
vertir au Christ, je resterai volontiers parmi vous. Si vous
balancez entre la loi chrétienne et la loi de Mahomet, faites
allumer un grand feuj j'y entrerai avec vos prêtres, et vous
jugerez par les effets de quel côté se trouve la vérité. —
Je ne crois pas, répliqua Mélédin, qu'aucun de nos imans
consente à affronter les flammes et les tourments pour la
défense de sa foi. » Il parlait ainsi, parce qu'il avait remar-
qué qu'à la seule proposition de François, l'un d'eux, des plus
âgés et des plus considérables, s'était prudemment esquivé.
Notre Bienheureux alla plus loin ; il dit au Soudan : « Si
vous me promettez, en votre nom et au nom de votre
peuple, d'embrasser la religion catholique, j'entrerai seul
dans le bûcher. Si les flammes me dévorent, vous l'impute-
rez à mes péchés ; mais si j'en sors sain et sauf, vous recon-
naîtrez Jésus-Christ pour le seul vrai Dieu et pour le Sau-
veur des hommes. )^ — Le Soudan, faible comme le sont
tous les despotes, et tremblant devant ceux qui tremblaient
à ses pieds, n'osa pas accepter cette épreuve du feu, dans
la crainte d'une sédition populaire. En revanche, il offrit au
Saint de riches présents; mais il eut beau faire des instances,
CHAPITRE XL 179
François, uniquement préoccupé du salut des âmes et ne
voyant pas poindre dans le cœur du prince infidèle le désir
de s'appliquer à la recherche de la vérité, repoussa d'un
geste dédaigneux l'or et les étoffes précieuses. Mélédin, loin
de s'offenser de ce refus, sut apprécier la noblesse d'un si
pariait détachement, et sentit croître en lui le respect et
l'admiration qu'il avait voués, dès la première entrevue, au
serviteur de Dieu. Et après lui avoir dit en secret : « Priez
pour moi, afin qne le Très-Haut me fasse connaître quelle
est la vraie religion » , il le fit reconduire avec honneur au
camp des chrétiens (1).
François, voyant ses espérances brisées et ne sachant
quelle ligne de conduite adopter, eut recours, selon son
habitude, à la prière ; et le Docteur séraphique, de qui nous
tenons tous ces détails, ajoute que ce ne fat point en vain.
Une vision céleste vint, en effet, lui apporter lumière, paix
et consolation. Dans cette vision, le Fils de Dieu lui intima
l'ordre de retourner en Italie, en l'assurant que ce n'était
point en Egypte, ni sous le tranchant du glaive, qu'il devait
cueillir cette palme du martyre tant ambitionnée. Le Bien-
heureux fit part à son compagnon de la révélation qu'il
avait eue, et voici les paroles brûlantes d'amour que notre
grand Bossuet met à cette occasion dans sa bouche : « Sor-
tons d'ici, mon Frère ; fuyons, fuyons loin de ces barbares
trop humains pour nous, puisque nous ne pouvons les obli-
ger ni à adorer notre Maître, ni à nous persécuter, nous qui
sommes ses serviteurs. Dieu! quand mériterons-nous le
triomphe du martyre, si nous trouvons des honneurs, même
parmi les peuples les plus infidèles ? Puisque Dieu ne nous
juge pas dignes de la gloire du martyre, ni de participer à
ses glorieux opprobres, allons-nous-en, mon Frère ; allons
(1) IjO>AV., C. IX.
180 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE,
achever notre vie dans le martyre de la pénitence, ou cher-
chons quelque endroit de la terre où nous puissions hoire à
longs traits l'ignominie de la Croix (1), »
Combien de temps passa-t-il sous la tente des Croisés?
Quelle fut l'étendue de son influence pour rétablir. parmi
eux l'esprit de concorde et de discipline? Visita-t-il la
Palestine à son retour d'Egypte? A ces trois questions, nous
ne pouvons répondre que par des conjectures. Voici seule-
ment ce que nous lisons dans un auteur du temps, aussi
impartial que bien informé, Jacques de Vitry, évêque de
Saint-Jean d'Acre et légat du Saint-Siège auprès de l'armée
chrétienne :
« Nous avons vu, écrit-il à ses amis de Lorraine au lende-
main de la prise de Damiette (2), nous avons vu le fondateur
des Frères Mineurs, François, homme d'une extrême ama-
bilité et vénéré de tous, même des infidèles. Plusieurs de
nos amis, entre autres dom Rainier, prieur de Saint-Michel,
et Mathieu, à qui nous avions confié le gouvernement de
notre diocèse, sont décidés à entrer dans ce nouvel Institut;
et nous apprenons qu'il étend déjà ses rameaux par tout
l'univers, précisément parce qu'il est l'imitation parfaite de
la vie des Apôtres et des premiers chrétiens. »
S'il en faut croire Albert de Stade, Mathieu Paris et saint
Antonin, l'entrevue du Saint avec le Soudan eut les consé-
quences les plus heureuses pour les Croisés. Mélek-el-
Kamel, ayant repris Damiette deux ans après, montra dans
sa victoire une clémence inaccoutumée : il laissa aux pri-
sonniers la liberté de retourner dans leur pays, s'occupa
des chevaliers pauvres ou malades, et rendit la vraie croix
enlevée par Saladin (3).
(1) BossuET, Panégyrique de saint François.
(2) 5 novembre 1219. Voir J. de y iiry, Ilistoii-e d'Occid.J'iY . III, ann. 1219.
(3) M. Paris, ann. 1228. — Cf. Albert de Stade, ann. 1221; — saint Akto-
KIK, Chronique, lit. xix, c. Vlii.
CHAPITRE XI. 181
D'après mie tradition immémoriale, consignée dans les
principaux écrivains de l'Ordre, François, à son retour
d'Egypte, visita Ptolémaïs, Antioche et Jérusalem. Selon
Mariano de Florence, les religieux d'un monastère béné-
dictin de la Montagne-Noire, près d' Antioche, conçurent
tant de vénération pour sa personne, qu'ils se rangèrent
sous la règle séraplîique (1).
Vers la fin de l'année 1219, il reprit le chemin de l'Eu-
rope, où le rappelaient les affaires de l'Ordre. Il s'embarqua
siir un de ces navires vénitiens qui étaient alors les rois de
la mer Méditerranée, et qui la sillonnaient sans relâche
pour porter des secours aux Croisés. Ainsi se termina la
pacifique croisade de saint François en Orient. Qu'elle ait
été féconde en résultats, l'histoire est là pour l'attester. Qui
pourrait nier aujourd'hui que la courte apparition du Saint
dans la Palestine n'ait été comme une prise de possession
de la Terre Sainte ? Dieu ne semble-t-il pas l'y avoir conduit
pour lui dire, comme autrefois à son serviteur Abraham :
« Parcours présentement toute l'étendue de cette contrée,
parce que je te la donnerai un jour! » François venait, en
effet, de fonder un royaume plus durable que celui de Gode-
froy de Bouillon. A partir de cette époque, nous trouvons
les Frères Mineurs solidement établis dans le Levant.
Robert, roi de Sicile, et Sanche, sa femme, achetèrent du
sultan d'Egypte les sanctuaires de la Palestine et les cédè-
rent à Clément VI, qui en confia la garde aux Franciscains
(Bulle du 21 novembre 134^). Les sultans du Caire et de
Constantinople ont plusieurs fois sanctionné par leurs
firmans la légitimité des possessions dévolues au Saint-Siège
et aux Pères de Terre Sainte.
Les fils du Patriarche d'Assise sont là depuis le règne de
(1) Waddikg, t. I, 325-328.
182 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Jean de Brienne, et ils y remplissent une fonction aussi
sublime que difficile. Après la résurrection du Sauveur,
c'était un Ange qui défendait l'entrée de son tombeau;
depuis le treizième siècle, ce sont les enfants du séraphique
Patriarche qui veillent sur ce glorieux monument, pour le
mettre à l'abri de toute profanation. Deux fois massacrés
jusqu'au dernier, en 1244 et en 1368, et aussitôt remplacés
par leurs frères, bravant tour à tour le cimeterre des Maho-
métans et la haine fratricide des sectaires de Photius et de
Luther, sentinelles infatigables, ils sont toujours prêts à
répandre leur sang plutôt que de déserter le poste d'hon-
neur que leur a mérité l'incomparable amour de François
pour Jésus crucifié. Grâce à leur constance héroïque, l'ac-
tion des croisades persévère; Sion, le mont des Oliviers, le
Thabor, Bethléhem, Nazareth, sont encore respectés, et
Jérusalem toujours accessible à la piété des pèlerins de
l'Occident.
Ils possèdent une vingtaine de maisons qui servent d'hô-
telleries, d'écoles et d'hospices. A leur tête se trouve le
Révérendissime Père , auquel les Souverains Pontifes ont
décerné les titres les plus glorieux ; il est préfet des Missions
de Syrie, de Chypre et d'Egypte, gardien du mont Sion et
du Saint Sépulcre, et Custode de la ville sainte. Il avait
même le titre et les fonctions de vicaire apostolique jusqu'à
ces derniers temps, où Pie IX, d'immortelle mémoire, a
rétabli le siège patriarcal de Jérusalem, et renoué dans la
personne de Mgr Valerga, après une interruption de six
cents ans , la chaîne des successeurs de saint Jacques et de
saint Siméon. C'est ainsi que les Franciscains continuent en
Asie Mineure la mission inaugurée au moyen âge par leur
Bienheureux Père (1).
(1) Bécits d'un pèlerin, par le T\. P. Ubald, îles Frères Mineurs Capucins,
sixième soirée.
CHAPITRE XI. 183
Pendant que le saint Patriarche évangélisait les peuples
du Levant, sans pouvoir cueillir la palme du martyre qu'il
convoitait, cinq de ses enfants, plus heureux, souffraient
cruellement pour la foi chez les musulmans d'Espagne et
d'Afrique, et donnaient au monde le spectacle d'une con-
stance héroïque dans les tourments. Bérard, Pierre, Othon,
Adjut, Accurse, tels étaient les noms de ces hommes prédes-
tinés que Dieu s'était choisis comme les prémices du sang
franciscain. Frère Vital, que saint François avait mis à leur
tête, tomba malade en Aragon et dut renoncer à suivre ses
Frères. Les cinq Religieux, après avoir passé quelques jours
dans la solitude au couvent d'Alenquer, bâti par saint Fran-
çois, se rendirent à Coïmbre, où se tenait alors la cour de
Portugal, La reine Urraque, épouse d'Alphonse II, et San-
che, sœur du Roi, les reçurent comme des envoyés du ciel,
et les aidèrent à pénétrer chez les infidèles. Après avoir
enduré toutes sortes d'outrages et de mauvais traitements à
Séville , qui était à cette époque sous la domination des
Maures, ils s'embarquèrent pour la ville de Maroc, capitale
et repaire de l'empire musulman dans l'Afrique occidentale.
Don Pedro, infant de Portugal, qui s'était réfugié chez les
Maures, à la suite de quelque différend avec Alphonse II,
son frère, accueillit avec respect ces vaillants confesseurs de
la foi, et leur donna l'hospitalité dans son propre palais; il
les adjura seulement de modérer leur zèle , pour ne pas
s'exposer à de nouvelles persécutions. Mais comment arrê-
ter le cerf qui court se désaltérer aux sources limpides de
la montagne? Comment éteindre dans l'âme de l'apôtre la
soif de sacrifice qui le dévore? L'amour est plus fort que la
mort. Le lendemain, nos missionnaires sortirent dès l'aube
de la maison de leur hôte , et parcoururent les rues et les
places publiques de la cité, en prêchant la divinité de Jésus-
Christ.
184 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Le Frère Bérard, qui parlait assez facilement l'arabe,
apercevant un groupe d'infidèles, alla droit à eux et leur
démontra que Mahomet n'était qu'un imposteur. Pendant
qu'il parlait, le chef des Maures vint à passer, se rendant,
selon la coutume orientale, au tombeau de ses ancêtres. Il
prit l'orateur pour un fou et le iît reconduire, lui et ses com-
pagnons, en pays chrétien. Mais les missionnaires échap-
pèrent à la surveillance de leurs guides, et rentrèrent dans
la ville infidèle, Ij'émir, informé de leur retour, les fit enfer-
mer dans un sombre cachot, où il les laissa vingt jours sans
aucune nourriture. En vain Dieu multiplia les prodiges en
faveur de ses serviteurs ; en vain on les vit sortir de leur
prison, comme saint Jean de sa chaudière d'huile bouillante,
plus robustes qu'auparavant; en vain Bérard, nouveau
Moïse, frappant la terre de son bâton, fit jaillir une source
miraculeuse au milieu des sables du désert pour désaltérer
les soldats qui mouraient de soif. Le cœur du tyran semblait
s'endurcir en proportion des bienfaits ; l'ien ne put lui des-
siller les yeux, et pour la seconde fois, dans les premiers
jours du mois de janvier 1220, il jeta nos cinq apôtres dans
les fers. Là, pour comprendre ce qu'ils eurent à souffrir, il
suffit de savoir qu'ils eurent pour geôlier un renégat. Le
juge, les trouvant inébranlables dans la foi, ordonna qu'ils
fussent séparés et livrés à trente bourreaux. On les traîna
sur le pavé, la corde au cou, les pieds et les mains liés; après
les avoir fi^appés avec violence jusqu'à mettre leurs entrailles
presque à nu, on les roula sur des têts de verres et de bri-
ques, et le soir, on versa du vinaigre sur leurs plaies sai-
gnantes. Pour eux, au milieu de cet horrible supplice, ils
louaient le Seigneur et répétaient à l'envi le cantique des
trois enfants d'Israël dans la fournaise de Babylone. Pendant
la nuit, le Sauveur leur apparut et les consola. Les gardes,
apercevant une grande lumière et craignant une évasion.
CHAPITRE XI. 185
accoururent épouvantés. Quel ne fut pas leur étonnement
de les trouver calmes et priant Dieu avec une grande fer-
veur!
Le lendemain, l'émir les fait venir en sa présence. tJn
infidèle, se trouvant sur leur passage, donne un rude soufflet
au Frère Odion, qui lui tend l'autre joue en disant : « Dieu
vous pardonne ! car vous ne savez ce que vous faites. » Une
fois arrivés au palais, l'émir leur dit d'un ton irrité : « Ëtes-
vous donc ces impies, ces insensés qu'on accuse de mépri-
ser la vraie foi et de blasphémer contre le prophète d'Allah?
— Prince, répliquent-ils, loin de nous la pensée de mépri-
ser la vraie foi! Nous sommes prêts, au contraire, à souffrir
et même à mourir pour la défendre; mais nous avons hor-
reur de ta loi et du scélérat qui en est l'auteur. » Le tyran
essaye alors de la tentation la plus puissante sur le cœur
humain, celle des honneurs et des plaisirs; et, leur mon-
trant des femmes richement parées : « Si vous voulez suivre
la loi de Mahomet, leur dit-il, je vous donnerai ces femmes
pour épouses avec de grandes richesses, et vous serez puis-
sants dans mes États. Sinon, vous périrez parle glaive. —
Prince, nous ne voulons ni de tes femmes ni de tes hon-
neurs; nous te les laissons pour ne garder que Jésus-Christ.
Tu peux inventer toutes sortes de tortures, tu peux nous
ôter la vie; toute peine nous semble légère, quand nous
pensons à la gloire du ciel. » Et pendant qu'ils prononcent
ces paroles, leur regard s'illumine d'espérance, et leur âme
s'abreuve d'immortalité. Le tyran se lève, exaspéré, saisit
des deux mains son lourd cimeterre et leur fend le crâne.
C'était le 16 janvier 1220.
Dans le même moment, la princesse Sanche, qui était en
prière, les vit monter au ciel, la palme du martyre à la main.
Leurs corps mutilés, traînés dans la boue par les infidèles,
furent pieusement recueillis par les chrétiens; don Pedro
186 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
renferma ces reliques dans deux châsses d'argent, et revint
en Europe avec ce précieux d^pôt. Alphonse II alla lui-
même en grande pompe au-devant des corps sacrés, et les
déposa dans l'église des chanoines réguliers de Sainte-Croix
de Goïmbre. La reine Urraque, qui assistait à ce retour
triomphal, mourut peu de temps après, ainsi que les saints
martyrs le lui avaient prédit; et, à la première nouvelle de
leur victoire. Vital, qu'ils avaient été obligés de laisser à
Saragosse, rompit dans un suprême effort d'amour les liens
qui l'attachaient encore à la vie, et les alla rejoindre dans
le sein de Dieu. Mais rien ne peut dépeindre les transports
d'allégresse du saint Patriarche, lorsqu'il apprit les souf-
frances et la mort de ses fils. Regardant son Ordre comme
à jamais consacré par ce baptême de sang, et pleurant de
joie : « Maintenant, s'écria-t-il, je puis dire en toute assu-
rance que j'ai cinq vrais Frères Mineurs. » Puis, se tournant
du côté de l'Espagne, il salua et bénit le couvent d'Alen-
quer, d'où ils étaient partis pour aller au martyre. « Mai-
son sainte, terre sacrée, tu as produit et offert au Roi des
cieux cinq belles fleurs empourprées et de la plus suave
odeur. maison sainte , sois toujours habitée par des
saints (1)! »
Bérard et ses compagnons sont les premiers-nés de cette
nombreuse lignée de martyrs que l'Ordre de Saint-François
a fournie à l'Église, et qui fait sa gloire devant Dieu et
devant les hommes. Ils sont moissonnés avant d'avoir pu
planter la croix sur ces plages inhospitalières de l'Abaque;
mais leur holocauste ne demeure pas stérile. Leur sang est
une semence féconde, et sur leur tombe s'élève un lis
immortel dont l'éclat et les parfums réjouissent la catholi-
cité tout entière. Nous voulons paiier de saint Antoine
(1) chronique des vingt-quatre généraux, fol. 35.
CHAPITIIE XI. 187
de Padoue, le plus illustre des disciples de saint Fran-
çois.
Au couvent de Sainte-Croix de Coïmbre vivait un jeune
religieux appelé Fernando de Bouillon, de la famille des
Godefroy de Bouillon, et petit-fils de ce Vincent de Bouillon
qui, lors de la prise de Lisbonne par les Croisés sur les
Maures, en 1147, avait été nommé gouverneur de la ville
conquise. Fernando avait pour fonction de recevoir les
hôtes, et c'est en cette qualité qu'il avait contracté avec les
futurs héros du Maroc une étroite amitié. Lorsqu'il vit
revenir leurs restes tout resplendissants de l'auréole des
miracles et de la vénération des peuples, la pensée lui vint
d'entrer dans un Ordre qu'il considérait comme une école
de martyrs. Une apparition miraculeuse de saint François
acheva l'œuvre de sa vocation à la vie franciscaine. Un soir
qu'il était seul dans la chapelle du couvent, répandant son
âme et ses aspirations au pied du tabernacle, le Patriarche
d'Assise lui apparut, et, d'un geste impérieux, lui com-
manda de revêtir les insignes de la pénitence. Fernando
obéit. Dès le lendemain, muni de l'autorisation de son
prieur, il se présentait au monastère franciscain de Saint-
Antoine d'Olivarez, et y prenait l'habit de saint François,
avec le nom d'Antoine, nom sous lequel les peuples le con-
naîtront et l'invoqueront désormais. Il était prêtre et avait
alors vingt-cinq ans (juillet 1220). Au bout de quelques mois
de probation, il sollicita et obtint de ses supérieurs la per-
mission de passer en Afrique jDour évangéliser les Maures.
Mais la Providence l'appelait ailleurs, et lui destinait un
autre champ à cultiver. A peine arrivé au terme de son
voyage, il se vit en proie à de cruelles douleurs; compre-
nant par là que le Ciel s'opposait à ses desseins, il s'embar-
qua au printemps (1221) pour revenir en Portugal, dans
l'espérance que l'air de la patrie raffermirait promptement
188 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
sa santé. Cette fois encore, une violente tempête déjoua ses
plans, et le jeta sur les côtes de la Sicile (1).
Privé de la palme du martyre, il s'en dédommagea à la
manière des saints, c'est-à-dire, en cherchant la solitude et
l'oubli des hommes. Ayant été envoyé à Bologne (1221), il
vécut un an loin du bruit, au fond d'une grotte solitaire du
couvent de Monte-Paolo, se livrant tout entier à la mortifi-
cation des sens et à la méditation des Saintes Écritures :
tant le Seigneur est fidèle à son habitude de former dans
le silence de la retraite les apôtres qui doivent verser dans
le monde des torrents de vie, de vérité et d'amour! Une cir-
constance extraordinaire mit en lumière les talents du. jeune
religieux. Désigné par l'évêque de Forli pour adresser aux
ordinands une pieuse exhortation, Antoine développa ce
texte de nos saints livres : « Le Christ §'est fait obéissant
jusqu'à la mort, et à la mort sur la croix. » Sa parole,
d'abord timide, presque hésitante, devint bientôt rapide,
entraînante, enflammée, majestueuse j ses traits s'illumi-
nèrent, et son visage devint si expressif qu'on y lisait les
divers mouvements de son âme. Les assistants, surpris,
hors d'eux-mêmes, croyaient entendre un écho de la voix
des prophètes, et versaient des larmes de bonheur. A la
nouvelle de ce succès oratoire, François tressailUt de joie;
il comprit que la Providence venait de lui envoyer une
intelligence d'élite, un apôtre au coeur d'or; et par une
exception qui l'honore autant que celui qui en était l'objet,
il envoya aussitôt au jeune profès l'autorisation non seule-
ment de prêcher, mais encore d'enseigner la plus haute des
sciences, la théologie (1223). Voici sa lettre :
« A mon très cher Frère Antoine, Frère François, salut
en Jésus-Christ. Il me plaît que tu enseignes à nos Frères
(1) WADDl^G, t. I, p. 359; et Clironique des vingt-quatre généraux.
CHAPITRE XI. 189
la sainte théologie, de manière toutefois à ne pas laisser
s'éteindre en toi et dans les autres l'esprit de sainte oraison,
selon la Règle que nous professons. Adieu (1). »
En vertu de cet ordre, Antoine enseigna la théologie à
Bologne, à Montpellier, à Toulouse, à Padoue, Sa science
n'avait d'égale que son humilité, et François, qui connais-
sait l'une et l'autre, lui écrivait, avec un respect mêlé
d'affection : « A Antoine, mon évêque (2). » Le jeune Por-
tugais inaugurait vers le même temps cet apostolat qui
allait devenir si fécond et donner tant de prestige à son
Ordre.
Thaumaturge, il excitait l'enthousiasme des foules.
Apôtre, il parcourait la Toscane, le Berry, la Provence, le
Languedoc, et confondait les Manichéens ou les faisait ren-
trer dans le giron de l'Église, toujours sur la brèche, tou-
jours embrasé d'un zèle que le ciel lui-même sanctionnait,
au rapport de Thomas de Gelano, par un prodige significatif.
Au Chapitre provincial d'Arles, tenu au mois de septem-
bre 1226, d'après Azzoguidi, le jeune Portugais prêchait
avec une ardeur toute séraphique sur le titre de la croix :
Jésus de Nazareth, roi des Juifs. Au milieu de son discours,
le saint Patriarche apparut, comme pour donner plus de
poids à la doctrine de son disciple, et il bénit avec effusion
le prédicateur et les assistants. En ce moment, tous se sen-
tirent remplis de consolation et renouvelés dans l'esprit de
leur vocation, qui se résume tout entière dans l'amour de
Jésus crucifié. François avoua lui-même à ses confidents la
réalité de cette apparition, symbole, disait-il, de l'étroite
union qui l'attachait à ses Frères (3).
Saint Antoine de Padoue est, après saint François d'As-
(1) Chronique des vingt-quatre généraux, fol. 29.
(2) Tu. DE Gelano, Yita secunda, p. 3, c. cxix.
(3) Vita prima, p. 1, c. xvm.
190
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
sise, une des plus grandes figures du treizième siècle. Comme
saint, il n'occupe que le second rang dans les annales de
l'Église; mais comme théologien, comme thaumaturge,
comme apôtre surtout, il est au premier. Il faut lire les
chroniques du temps pour se rendre compte de l'enthou-
siasme qu'il provoqua, tant en France qu'en Italie. Et
Coinuicnt, au CliajDitrc d'Arles, saint François apparut à ses Frères et les bénit.
(D'après Angelico da Ficsole.)
cependant, quand on parcourt le recueil de ses sermons, on
les trouve pâles et froids. C'est là le sort de l'orateur. Cet
homme qui a passionné toute une génération descend avec
elle dans le même silence ; sa voix et la voix des multitudes
qui l'applaudissaient vont s'évanouissant dans le temps,
comme le son s'évanouit dans l'espace. Mais ce qui reste,
c'est l'impression produite dans les âmes, c'est l'abondante
CHAPITRE XL
191
moisson d'oeuvres et de vertus qui a germé sous la vivifiante
chaleur de la parole sacrée.
Saint François avait-il le pressentiment de ce glorieux
avenir, lorsqu'il envoyait Bérard à Maroc et Antoine à
Bologne? Peut-être! Dans tous les cas, ces deux saints
apportaient à l'Ordre les deux auréoles qui honorent le plus
l'humanité, celles du martyre et de l'apostolat. Aussi nous
sommes-nous complu à retracer les plus touchants épisodes
de leur vie, sans avoir cru pour cela nous écarter de notre
sujet; car c'est du vénérable fondateur qu'ils ont reçu leur
mission, leur autorité; c'est à lui peut-être qu'ils doivent
leurs triomphes, et d'ailleurs, dans la famille spirituelle
comme dans la famille naturelle, la gloire des fils rejaillit,
éclatante, immortelle, sur le front de leur père.
r^^^^êê^^^^^^È.
Frères Mineurs cliantant l'office.
(Miniature d'un manuscrit du quatorzième siècle.)
CHAPITRE XII
RETOUR DE SAINT FRANÇOIS EN ITALIE.
(1220-1221)
Pendant que Bérard et ses compagnons tombaient sous
le cimeterre, des musulmans d'Afrique, François, n'ayant
pu ni ramener l'Orient à la vérité, ni y cueillir la palme du
martyre, repassait promptement les mers pour continuer
son apostolat en Italie. Il débarqua à Venise. Cette grande
cité, l'opulente et gracieuse reine de l'Adriatique, était alors
à l'apogée de sa puissance. Les navires de toutes les nations
se dirigeaient vers elle et versaient dans son port les richesses
de l'Orient et de l'Occident. Ses doges étaient des rois, et
' ses marchands égalaient les princes en faste et en magnifi-
cence. Comment l'humble mendiant d'Assise eût-il pu faire
entendre sa voix au milieu d'une ville où les affaires et
les plaisirs se succédaient sans relâche? Il s'éloigna donc
du centre trop tumultueux de la métropole, et alla passer
quelques jours dans un de ces nombreux îlots qui émergent,
brillants comme la nacre, de la nappe azurée des lagunes.
Au moment où il mettait le pied dans l'île, il aperçut une
volée d'oiseaux qui chantaient. « Nos frères les oiseaux
louent Dieu, dit-il à son compagnon; allons au milieu
d'eux réciter l'office divin. » Mais comme le gazouillement
le troublait, il se tourna vers eux et leur dit : « Mes frères
CHAPITRE XII. 193
les oiseaux, suspendez vos chants jusqu'à ce que nous ayons
payé à Dieu le tribut de nos louanges, » Ils se turent à
l'instant même, et ne reprirent leur bruyant ramage que
lorsque le Saint leuren eut accordé la permission (1).
Le bruit de ce prodige attira l'attention des Vénitiens,
dont la foi se réveilla et qui surent apprécier le trésor qu'ils
possédaient; et ce fut pour perpétuer le souvenir de ce
miracle, qu'un patricien, nommé Jacques Micliieli, s'em-
pressa de bâtir dans cette île, pour le saint Patriarche et ses
Frères, le couvent de Saint-François du Désert (2).
S'il faut en croire Jourdain de Giano(3), François, averti
par un de ses Frères que Mathieu de Narni, Grégoire de
Naples et plusieurs anciens religieux cherchaient, sinon à
détruire l'Ordre, du moins à le modifier par de fâcheuses
innovations, fut vivement peiné de cet abus de pouvoir.
Cependant, quelle que fût l'étendue du mal, il attendit, sans
doute pour y porter un remède plus efficace, le prochain
Chapitre général, qui devait se tenir à la Portioncule, en la
fête de saint Michel. Dans l'intervalle, il résolut d'aller visi-
ter le couvent de Bologne, fondé huit ans auparavant par
son premier disciple, Bernard de Quintavalle. Sur sa route,
il évangélisa la plupart des villes de la Lombardie, Padoue,
Bergame,Brescia,Mantoue, Crémone, où, selon sa coutume,
il rétablit la paix, et qu'il ne quitta qu'après avoir accepté
les résidences offertes pour ses Frères.
A Crémone, il rencontra saint Dominique; ce fut pour
les deux Patriarches une des plus douces consolations que
la Providence leur eût ménagées sur la terre. Ils purent
conférer ensemble sur la bonté de Dieu, sur l'état florissant
de leurs Ordres, sur le mouvement qui entraînait les peuples
(1) BoNAV., c. VIII ; Gonzaga; Dandolo, Histoire de Venise.
(2) Pietro Ziani, doge de Venise, approuva cette donation.
(3) Chronique, p. 4, n. il.
13
194 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
vers le Dieu du Calvaire. Un miracle termina ce suave
entretien. Les religieux du monastère (c'était un couvent
de Frères Mineurs) étaient venus les prier de bénir un puits
dont l'eau était trouble et insalubre. Les deux amis se
regardèrent, chacun invitant l'autre à répondre. Alors
Dominique dit aux Frères : « Allez nous puiser de l'eau. »
Ils allèrent en chercher dans un vase et l'apportèrent; et
Dominique dit à François : « Père, bénissez cette eau au
nom du Seigneur. — Non, répondit François, bénis-
sez-la vous-même; car vous êtes le plus grand. » Cette
pieuse contestation dura quelque temps entre les deux
saints; à la fin, Dominique, vaincu par l'humilité de Fran-
çois, fit le signe de la croix sur le vase, et ordonna qu'on
versât l'eau dans le puits, dont la source fiit purifiée pour
toujours (1).
De Crémone, saint François se dirigea vers Bologne
la Savante. Il avait conçu une haute idée de la vertu des
Bolonais, depuis que Bernard lui avait écrit : « Mon Père,
tout est bien disposé à Bologne. Mais envoyez d'autres reli-
gieux à ma place; car je n'espère plus y faire aucun bien;
j'ai même tout lieu de craindre d'y perdre mon âme, tant
on m'y comble d'honneurs ! 55 Mais il était loin de s'at-
tendre à la réception triomphale dont il allait être l'objet.
Au premier bruit de son arrivée, toute la cité se porta au-
devant de lui. Étudiants et professeurs, riches et pauvres,
tous voulaient voir le Saint, l'entendre, recevoir sa bénédic-
tion. Ils lui firent un cortège d'amour, comme les rois et les
empereurs de la terre n'en connurent jamais; il ne parvint
qu'à grand'peine jusqu'à l'immense place du Petit-Palais.
Là, il prêcha d'une manière si sublime, qu'on croyait enten-
dre un séraphin plutôt qu'un homme. Au reste, voici,
(1) Waddjnc, t. i. p. 334.
J'iaiifia: DEVfÏÏLE M';:;^'^.
MAITRE-AUTEL EN MAIIBUE DE h EGLISE DE S AI NT-FIl A NO I S , A BOLOGNE
(Partie supérieure).
196 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
d'après la déposition d'un témoin oculaire, la fidèle peinture
de l'impression que produisirent sa personne et son allo-
cution : « Moi, Thomas, citoyen de Spalatro et archidiacre
de l'église cathédrale de la même ville, étant étudiant à
Bologne, l'an 1220, en la fête de l'Assomption de la Mère
de Dieu, j'ai entendu saint François prêcher sur la place
publique, devant le Petit-Palais, où toute la ville était
assemblée. Il partagea ainsi son discours : les anges,
les hommes, les démons. Il parla de ces êtres intelUgents
avec tant d'exactitude et d'éloquence, que les gens de lettres
qui T écoutaient admirèrent mi si beau langage dans la
bouche d'un homme simple. Il ne suivit point la marche
ordinaire des prédicateurs ; mais, parlant à la façon des ora-
teurs populaires, il ramena tout à ce seul point, l'extinction
des inimitiés et de l'esprit de vengeance, le rétablissement
de la paix et de la concorde entre concitoyens. Son habit
était vil et grossier, sa personne chétive, son visage défait;
mais Dieu donnait une telle efficacité à ses paroles, qu'un
grandnombrede gentilshommes, extrêmement animés les uns
contre les autres, et dont la fureur avait déjà répandu beau-
coup de sang, se réconcilièrent publiquement. L'atfection et
la vénération pour le Saint étaient si universelles et allaient
si loin, que la foule courait à lui et qu'on s'estimait heureux
de pouvoir seulement toucher le bord de sa robe (1). ^
L'archidiacre de Spalatro raconte ensuite les merveilles
opérées par notre Saint. Les Bolonais revinrent aux prati-
ques de la foi chrétienne ; plusieurs revêtirent les livrées de
la pénitence, entre autres Nicolas Pepoli, donateur du cou-
vent de cette ville, Bonizio et deux jeunes étudiants, Pelle-
grino Falleroni et Rizzier de Muccia. François fit plusieurs
miracles ; il rendit la vue à un enfant, en faisant sur lui un
(1) Wadding, t. I, p. 337.
CHAPITRE XII. 19r
grand signe de croix; il en guérit un autre de répilepsie, en
lui faisant appliquer sur la poitrine un parchemin sur lequel
il avait écrit une prière. Ces deux adolescents revêtirent
plus tard la bure franciscaine. i
François, après avoir pris congé du peuple bolonais, alla
tout d'abord présenter ses hommages au cardinal Hugolin,
envoyé comme légat en Lombardie ; puis il se rendit au
couvent de Sainte-Croix, occupé par les Frères Mineurs.
Quelle ne fut pas sa surprise, quand il se trouva en
face d'une belle et vaste maison ! Son mécontentement
augmenta encore, quand il apprit que Jean de Stracchia,
Provincial de Bologne, y avait ouvert, sans le consulter,
un cours de théologie et d'éloquence sacrée. Indigné de cette
double infraction à la discipline régulière, il réprimanda
vertement le coupable : « Quoi donc ! s'écria-t-il, c'est là la
demeure des pauvres évangéliques ! Des Frères Mineurs
logent dans ce palais ! Pour moi, je ne reconnais pas
cette maison pour nôtre ; et ceux qui l'habitent, je ne
les regarderai pas comme mes Frères. C'est pourquoi je
vous commande, au nom de l'obéissance, d'en sortir au
plus vite. » Les religieux lui obéirent sans répondre un mot;
les malades eux-mêmes, parmi lesquels se trouvait Thomas
de Celano, le narrateur du fait, furent transportés ailleurs.
Mais le cardinal Hugolin, étant survenu, finit par apaiser
la colère du Saint, en lui disant : « Mon fils, n'aie point
de scrupule d'accepter cette maison; il faut pour les
infirmes un peu plus d'air et d'espace ; et quant à la pro-
priété, elle reste au donateur et à la sainte Église romaine.»
Le conseil était sage; François, le suivit, et faisant taire
ses répugnances, il pardonna aux infracteurs repentants,
et leur permit de rentrer dans le monastère (1). Toutefois,
(1) Th. de Celano, Vita secunda, p. 3, c. iv. — Cf. Wadding.
liD8 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
il refusa d'y passer la nuit, et alla prendre un peu de repos
au couvent des Frères Prêcheurs, afin que la leçon portât
ses fruits. « Une indulgence qui favoriserait le crime,
disait-il, ne serait point de l'indulgence, mais de la com-
plicité. Je ne veux point autoriser par ma présence la faute
qu'on à commise contre la sainte pauvreté. « Quanta l'école
dé théologie, il la ferma, et il défendit formellement au Pro-^
vinciàl de la rouvrir sans sa permission (1).
Le lendemain, ayant dit adieu à son ami saint Dominique,
il reprit le chemin d'Assise, pour y présider le Chapitre
général. C'était le soldat rentrant sous la tente, après dix
années de luttes et de victoires. Ici se termine, en effet, à
proprement parler, sa vie militante, sa vie apostolique. Il
ne sortira plus guère du couvent, à cause de ses nombreuses
infirmités ; et les quelques années qu'il lui reste encore à
passer dans l'exil de ce monde seront partagées entre la
Contemplation, les besoins de son Ordre et la souffrance.
Nous l'avons suivi dans ses longues pérégrinations à tra-
vers l'Italie, l'Espagne et l'Egypte, de 120^ à 1220; nous
avons assisté à ses triomphes, les plus nobles qu'un homme
puisse remporter, puisque là où il plantait le drapeau de la
Croix, c'était le règne de la vérité et de la vertu qu'il réta-
blissait. Nous n'y reviendrons pas. Nous préférons en
chercher la cause, qui est signalée en passant dans un docu-
ment contemporain, dans un diplôme émané du municipe
de Poggi-Bonzi, portant la date de 1220 et commençant
par ces mots : « Nous accordons à un homme du nom de
François, ^we tout le monde vénère comme un Saint, une
maison pour qu'il y établisse des religieux de son Ordre (2). »
Cette déclaration des magistrats de Poggi-Bonzi est-elle
autre chose qu'un écho de l'opinion publique ? François
(1) Wadding, t. I, p. 339.
(2) Wadding, ad ann. 1220. -
CHAPITRE XII. 199
partout acclamé comme un être exceptionnellement chéri
de Dieu, subjuguant les peuples par ses miracles, se les
attachant par sa bonté compatissante, et profitant d'une
influence si légitimement acquise pour apaiser les querelles
et transformer les mœurs farouches du moyen âge, voilà
donc, on ne peut le nier, la note qui domine dans les pièces
officielles de l'époque aussi bien que dans les chroniques de
l'Ordre. C'est au même ordre d'idées que se rattache une
légende qu'on relit toujours avec plaisir, la légende du
Loup de Giibbio.
Gubbio, petite ville de l'Ombrie, située au nord d'Assise,
sur la rampe escarpée des Apennins, à l'entrée des gorges
rocheuses du mont Calvo, Gubbio tremblait devant un loup
dont la taille, aussi bien que la férocité, était monstrueuse.
Il ne s'attaquait pas seulement aux animaux; il dévorait
aussi les enfants etleshommes. Les habitants étaient dans la
. consternation, et les plus hardis n'osaient plus s'aventurer
sans armes en dehors des murs de la ville. Le Saint, touché
de compassion, résolut d'aller trouver le loup. Il gravit la
montagne sans crainte, mettant toute sa confiance en Dieu;
et, suivi de loin par la multitude anxieuse, il s'avança vers le
repaire du loup. Troublée dans son repos, la bête fauve
s'élance d'un bond, la gueule béante, vers l'homme de Dieu.
Celui-ci marche à sa rencontre, fait sur elle le signe de la
croix, l'appelle à lui et lui dit d'une voix vibrante : « Viens
ici, frère loup, et, au nom du Christ, ne me fais aucun mal,
à moi ni à personne. »
Aussitôt le loup s'arrête, ferme la gueule et vient, doux
comme un agneau, se coucher aux pieds du Saint. « Frère
loup, poursuit François, tu as commis de grands crimes. Tu
n'as pas seulement égorgé des animaux. Tu as poussé la
cruauté jusqu'à dévorer des hommes créés à l'image de
Dieu. Tu mérites la mort ! Tout le monde murmure contre
200 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
toi, et tu es un objet d'horreur pour tous les habitants de la
contrée. Mais, je le veux, frère loup, tu vas signer un traité
de paix avec eux. Je sais que la faim est la seule cause de tes
crimes; promets-moi donc de mener une vie innocente ; et
de leur côté, les habitants te pardonneront le passé et pour-
voiront désormais à ta subsistance. Y consens-tu? « Et le
loup, baissant la tête, indique par ses mouvements qu'il
accepte le contrat.
Alors François revint vers la ville avec le loup, qui le
suivait comme un chien suit son maître. Et comme toute la
population était accourue sur la place publique pour être
témoin d'une scène si étrange, François, montant sur une
pierre, harangua la foule en ces termes : « Mes frères,
c'est en punition de vos péchés que le Seigneur a permis
ce fléau. Mais, songez-y, si la gueule d'un pauvre animal,
qui, après tout, ne peut tuer que le corps, a suffi pour jeter
l'effroi dans votre ville et dans toute la contrée, combien
plus ne devez-vous pas craindre cet abîme de l'enfer qui
dévore éternellement ses victimes ! Ah ! convertissez-vous,
faites pénitence, et alors Dieu vous délivrera, non seulement
de la rage d'un loup dans cette vie, mais encore des flam-
mes éternelles après votre mort. » Après ce discours, le
Saint demanda publiquement aux magistrats et à tous les
habitants s'ils agréaient les conditions du traité de paix avec
le loup, c'est-à-dire pour eux la promesse de le nourrir, et
pour lui la promesse de ne nuire à aucune créature. Ils
acceptèrent d'une voix unanime ; le loup, de son côté, pour
attester et ratifier ses engagements, posa sa patte dans la
main de François. A cette vue, l'admiration ne connut plus
de bornes ; des acclamations enthousiastes, bruyantes
comme les flots de la mer, s'échappèrent de toutes les poi-
trines. Puis la foule se dispersa, en louant et bénissant Dieu
de lui avoir envoyé François, qui, par ses mérites, l'avait
CHAPITRE XII. 201
délivrée de la gueule d'une bête si cruelle. Le loup vécut
encore deux années à Gubbio, allant familièrement déporte
en porte, entrant dans les maisons, sans faire ni recevoir
aucun mal. Chacun s'empressait de lui fournir ce qui était
nécessaire à sa subsistance ; et quand il traversait la cité,
jamais les chiens n'aboyaient après lui. Enfin^ deux ans
après sa conversion, frère loup mourut de vieillesse, et les
habitants le regrettèrent vivement ; car, rien qu'à voir cet
animal traverser les rues avec la douceur d'un agneau, ils
se rappelaient avec bonheur le miracle et la sainteté du
célèbre thaumaturge de l'Ombrie (1).
Enfin, après une absence de plus d'une année, François
rentra au couvent de Notre-Dame des Anges. C'était très
probablement dans la première quinzaine du mois de sep-
tembre 1220. Sa présence était devenue nécessaire, pour
les motifs que nous avons indiqués plus haut, et son retour
était ardemment désiré de ses douze premiers compagnons.
Quelques jours avant la Saint-Michel, le Bienheureux
Patriarche d'Assise eut une vision qui le frappa vivement. Il
vit une statue colossale, à la tête d'or, aux bras d'argent,
auxjambres d'airain, aux pieds d'argile, et il comprit que
ces divers métaux signifiaient les différents âges de la famille
franciscaine et les relâchements de l'avenir (2). Ce fut sous
le coup de ces impressions et dans le but de conserver à
l'Ordre sa beauté primitive, qu'il ouvrit à Notre-Dame des
Anges, le 29 septembre 1220, le troisième Chapitre géné-
ral. Il y prit deux mesures réclamées par les circonstances.
Il commença par réprimander sévèrement Grégoire de
Naples et Mathieu de Narni, et abolit leurs innovations. Il
alla plus loin encore, s'il faut en croire Wadding, pour Jean
de Stracchia, qui, malgré sa défense formelle, avait eu
(1) FlOUETTI, cil. XXI.
(2) Tu. DE Celako, Vita secunda, p. 3, c. xxvii.
20â SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
l'audace de rouvrir à Bologne le cours de théologie. Il ne se
contenta pas de le dépouiller de sa charge de Provincial ;
connaissant par une lumière surnaturelle l'endurcissement
du coupable, il le maudit publiquement. En vain les Reli-
gieux, atterrés, le supplièrent-ils de retirer cet anathème.
« Je ne le puis, répliqua-t-il ; je ne puis bénir celui que le
Seigneur a maudit ! » Chose navrante à redire ! le malheu-
reux persévéra dans sa coupable résistance, et il expira peu
de temps après, en jetant le cri des désespérés : « Je suis
damné ! Je suis maudit pour l'éternité (1) ! »
François, d'un naturel si doux et si aimable, se montra,
dans ces pénibles conjonctures, d'une fermeté inébranlable.
N'était-ce pas son droit et son devoir d'extirper les abus et
de retrancher du cep de vigne les branches nuisibles? Du
reste, après s'être acquitté de l'office de supérieur, il tira de
son cœur ému les paroles les plus affectueuses. Au blâme
mérité par le zèle intempérant de quelques-uns, il mêla les
plus sages conseils sur la prédication. Puis, à la dernière
session capitulaire, croyant clore par là les actes de son
administration, il dit aux vocaux réunis : « Désormais, je
suis mort pour vous. Voici votre supérieur, Pierre Cattani;
c'est à lui que nous obéirons tous, vous et moi. » Et se pro-
sternant aux pieds de Pierre Cattani, il lui promit respect et
obéissance en toutes choses, comme au Ministre général de
l'Ordre. Puis, toujours à genoux, les yeux levés vers le ciel
et baignés de larmes, il fit cette prière avec un inexprimable
accent d'amour : « Seigneur Jésus, je vous recommande
cette famille qui vous appartient et que vous m'avez
confiée jusqu'à ce jour. Vous savez que mes infirmités
me mettent hors d'état de la gouverner; je la laisse donc
entre les mains des Ministres généraux. S'il arrive que, par
(1) Wadding. t I. p. 339, n. XVI.
CHAPITRE XII. 203
suite de leur négligence, de leurs scandales ou dé leur
excessive rigueur, quelqu'un des Frères Mineurs vienne à
périr, ils vous en rendront compte. Seigneur, au jour du
jugement (1). »
La démission du saint fondateur fut acceptée, mais sous
d'honorables réserves. Il fut convenu que, tout en restant
soumis à son Gardien, il retiendrait toujours le titre et les
droits de Ministre général, et que, de son vivant, ses suc-
cesseurs porteraient seulement le nom de Vicaires géné-
raux. La mort de Pierre Gattani, survenue le 10 mars 1221,
le força d'intervenir de nouveau dans les affaires de
l'Ordre (2). Au Chapitre de la Pentecôte (23 mai 1221), où
se trouvaient trois mille Frères, un évêque et le cardinal
Raniero Gapoccio, il confia au Frère Élie la charge de
Vicaire général et s'assit à ses pieds. Sa voix était si faible
qu'on ne pouvait l'entendre. ÉUe transmettait ses ordres. Il
commença ainsi : « Voici ce que dit le Frère (c'est par cette
dénomination respectueuse qu'il désignait le vénérable
fondateur). Il est une contrée dont les habitants, à la foi
robuste, de longs bâtons à la main, de grandes bottes aux
pieds, traversent nos cités et se dirigent vers le tombeau des
Apôtres, sous l'ardeur du soleil, au chant des cantiques.
Gomme nos premiers missionnaires ont été maltraités
dans ce pays, le Frère n'imjDose à personne l'obligation
d'y aller; mais si quelques Religieux, mus par la gloire de
Dieu et le salut des âmes, se sentent cette vocation, il
leur assure le même mérite qu'aux missionnaires d'outre-
mer. Qu'ils se lèvent. » Quatre-vingt-dix Frères se levè-
rent, comme pour aller au martyre. François en choisit
seulement vingt-sept, quinze laïques et douze clercs,
(1) Th. de Cela.no, Vita secunda, p. 3, c. lxxxi.
(2) Voici l'épitaphe très antique gravée sur la tombe de Pierre Cattani :
t ANN. DNI. M.CCXXI. VP ID'MARTII.
204 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
parmi lesquels Thomas de Celano, Conrad le Teutonique,
ImaoD ïj:a.tti& Eliac. Miniftri Genra.lis' iniiipejrjû.nEcclcliapDnueii
tiTaliiTniCvbi corpus S.PH'cluciIci recjuieÊit)repei:ta' bcaGiunta
Pi(anoAnnom36indi(5l9 deîineata
Le Frère Elie de Cortone, à genoux au pied du crucifix.
Jean de Piano-Carpino, le diacre Jourdain de Giano et
CHAPITRE XII.
205
Césaire de Spire, qu'il établit Provincial d'Allemagne (1).
Césaire, homme de grand savoir et de grande piété,
redoutant les idées novatrices du Frère Élie, à la parole
ardente duquel pourtant il devait sa conversion, s'approcha
du saint Patriarche et lui dit : « Mon Père, j'ai pris la ferme
résolution d'observer exactement jusqu'à mon dernier sou-
pir, avec la grâce de Dieu, le saint Évangile et notre Règle.
Mais j'ai une grâce à vous demander; je vous parlerai en
toute simplicité. S'il arrive jamais que des Religieux trans-
gressent la Règle, accordez-moi d'avance votre bénédiction,
pour que je me sépare d'eux et que je me joigne au groupe
des Religieux fervents. » A ces mots, François, rempli d'al-
légresse, l'embrassa, le bénit et lui dit en lui posant la main
sur la tête : « Sache, ô mon fils, que ta prière est exaucée;
tu es prêtre pour l'éternité, selon l'ordre de Melchisédech » ;
ce que nous pourrions traduire par ces mots : « Je te bénis;
car tu es un prêtre selon le cœur de Dieu. » Quinze ans
après, Césaire de Spire se montra, avec.Aymond de
Faversham et Bernard de Quintavalle (2), le plus ardent
antagoniste du Frère Elie, c'est-à-dire de son relâchement
et de sa mauvaise administration comme Ministre, général
(1236-1239).
■ (1) Chronique de Jourdain dk Giano, p. 6-8.
(2) Thomas Egcleston, De adv, F. M. in Angl., coll. xii.
CHAPITRE XIII
LE TIERS ORDRE.
(1221)
Douze ans à peine s'étaient écoulés depuis la fondation
de rOrdre séraphique, et déjà les Frères Mineurs possé-
daient des couvents en Italie, en Espagne, en Portugal, en
France, en Allemagne et jusqu'en Palestine. La bénédiction
du ciel leur avait donné grâce pour se multiplier et s'étendre
en tous lieux. L'institut des Clarisses, de trois ans plus
jeune, n'était pas moins florissant que son aîné. L'exemple,
la prédication, les miracles de saint François avaient remué
l'Europe, réveillé la foi et imprimé un élan universel vers le
cloître. De tous les rangs de la société sortaient des âmes
généreuses qui, aspirant à une vie plus parfaite, cherchaient
un refuge sous l'étendard de la pauvreté volontaire.
Les clercs et les simples fidèles que retenaient des liens
sacrés ou les obligations de leur état, s'affligeaient de ne
pouvoir prendre part à ce mouvement. « Ils venaient con-
sulter le saint Patriarche sur les moyens de vivre chrétien-
nement au milieu du siècle : ils lui demandaient une règle
de vie tracée de sa main, afin de marcher plus sûrement
dans les voies de la perfection évangélique (1). » Saint
(1) A. DE SÉGUR, Histoire populaire de saint François d'Assise, ch. vu.
CHAPITRE XIII. 207
François leur promit de composer mie Règle qui calmerait
leurs craintes et leur apporterait quelque chose de la paix et
des avantages du cloître. Il tint parole, et c'est pour eux
qu'il institua son troisième Ordre ou Tiers Ordre, dont nous
allons raconter brièvement les origines, les progrès et les
gloires.
Cette œuvre, comme toutes celles de François, ou plutôt
comme toutes celles de Dieu, naquit dans l'ombre et sans
bruit. Passant à Poggi-Bonzi en Toscane, sur la route de
Florence à Sienne, le Saint rencontra un de ses amis de jeu-
nesse, le marchand Luchesio. Cet homme, jadis avare et
dur, n'était plus reconnaissable depuis quelques mois : il
édifiait par ses larges aumônes ceux qu'il avait scandalisés
par son égoïsme. On le voyait secourir les indigents, soi-
gner les malades dans les hôpitaux, ouvrir sa maison aux
pèlerins, défendre les droits du Saint-Siège. Dans l'ardeur
de son prosélytisme, il essayait, mais en vain, d'inspirer les
mêmes sentiments à Bona Donna, sa compagne. Femme
pieuse, mais écoutant trop la prudence de la chair, elle
était du nombre de ces mères de famille qui craignent tou-
jours que la terre ne leur manque sous les pieds; elle blâ-
mait donc avec acrimonie les prodigalités de son époux. Un
miracle la convertit. Un jour que Luchesio, après avoir
distribué tout le pain qui se trouvait à la maison, la priait
de donner encore quelque chose aux pauvres qui se présen-
taient : « Tête sans cervelle et troublée par les jeûnes,
s'écria-t-elle tout en colère, tu négligeras donc toujours les
intérêts de ta famille ! » Luchesio, sans s'émouvoir de ces
injures, la supplia doucement d'ouvrir le meuble destiné
aux provisions de bouche, pendant qu'au fond de son cœur
il invoquait Celui qui avait multiplié les pains dans le désert.
Bona Donna finit par obéir, et, à sa grande stupéfaction,
elle trouva une grande quantité de pains. A dater de ce jour,
208 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
son cœur s'ouvrit aux pensées du ciel, et il y eut entre ces
deux âmes, converties à des heures différentes, une géné-
reuse émulation dans leis œuvres de miséricorde (1).
La demeure de ces deux pénitents était prédestinée à
devenir le berceau du Tiers Ordre. En y entrant, François
leur dit : « Beaucoup de personnes vivant dans le. monde
me prient de leur tracer une voie de perfection appropriée
à leur état. J'ai donc songé, pour répondre à leurs désirs, à
instituer un troisième Ordre, où elles pourront servir Dieu
d'une manière parfaite, sans rompre les liens du mariage ;
et je crois que vous ne sauriez mieux faire que d'en être les
prémices. » Ils accueillirent avec joie une proposition si
conforme à leurs aspirations les plus intimes, et conjurèrent
le Saint de les admettre dans le nouvel institut. Il les revêtit
de la tunique grise et les ceignit du cordon, qui devait
demeurer à jamais la marque distinctive de ses institutions.
Il initia à cette même forme de vie plusieurs personnes de
Poggi-Bonzi et de Florence. Le Tiers Ordre de la pénitence,
le plus ancien de tous les Tiers Ordres, était institué (1221).
Ainsi s'accomplissait sans bruit un des grands événements
du moyen âge.
Quelques mois après, le saint Patriarche rédigea pour les
Tertiaires une Règle dont la législation large et simple
s'adapte à toutes les positions de la vie sociale, sans distinc-
tion de temps ou de nationalité, et dont le but est de venir
en aide aux âmes que des devoirs impérieux contraignent à
vivre dans le monde, de raviver en elles l'esprit du christia-
nisme, et de les faire participer aux vertus comme aux bien-
faits de la vie religieuse, llègle facile ; car elle n'est au fond
qu'une sage application des lois évangéliques, « qui ne sau-
raient paraître trop dures à un chrétien (2) j) . Elle n'oblige
(1) Acta Sanctorurn, 16 avril.
(2) Encyclique Auspicato, de Léon XIII, du 17 septembre 1882,
CHAPITRE XIII. 209
point SOUS peine de péclié, et n'a d'autre sanction que
l'amour.
Elle fut accueillie non seulement a^ec faveur, mais avec
un véritable enthousiasme. « Le monde se peupla déjeunes
filles, de veuves, de gens mariés, d'hommes de tout état qui
portaient publiquement les insignes d'un Ordre religieux et
s'astreignaient à ses pratiques dans le secret de leurs mai-
sons. L'esprit d'association qui régnait au moyen âge, et
qui est celui du christianisme, favorisa ce mouvement. De
même qu'on appartenait à une famille par le sang, à une
corporation par le service auquel on s'était voué, à un peuple
par le sol, à l'Église par le baptême, on voulut appartenir
par un dévouement de choix, à l'une des glorieuses milices
qui servaient Jésus-Christ dans les sueurs de la parole et de
la pénitence. On revêtait les livrées de saint Dominique ou
de saint François; on se greffait sur l'un de ces deux troncs,
pour vivre de leur sève, tout en conservant encore sa propre
nature; on fréquentait leurs églises, ^n participait à leurs
prières, on les assistait de son amitié, on suivait d'aussi près
que possible la trace de leurs vertus. On ne croyait plus
qu'il faillit fuir du monde pour s'élever à l'imitation des
Saints ; toute chambre pouvait devenir une cellule, et toute
maison une Thébaïde (1). »
Le Tiers Ordre séraphique venait de naître, et déjà la
voix du peuple, se faisant l'écho de la voix du Vicaire de
Jésus-Christ, proclamait que c'était l'œuvre du Très-Haut
et le fruit le plus suave du zèle de saint François. Son his-
toire, sous le rapport religieux et social, forme assurément
une des plus belles pages de l'histoire du moyen âge.
Il se propagea avec la rapidité de la flamme qui dévore
une forêt. Il franchit les montagnes et les mers, s'étendit
(i) Vie de saint Dominique^ par LACOnoAiRE, ch. xvi.
210 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
jusqu'aux extrémités de l'empire chinois, et contribua puis-
samment à la rénovation du treizième siècle. Plus tard, il
pénétra dans le nouveau monde avec les premiers Francis-
cains qui accompagnaient Christophe Colomb. Enfin, depuis
son origine jusqu'à nos jours, il n'a cessé de produire, sous
tous les climats et à tous les degrés hiérarchiques de la vie
humaine, à l'envi des déserts et du cloître, une admirable
floraison de Saints ; et cette fécondité est le principal motif
qui a déterminé les Souverains Pontifes à faire pleuvoir sur
lui l'abondante rosée de leurs faveurs spirituelles.
De l'innombrable phalange de héros et de Saints qui l'ont
illustré, le premier, en suivant l'ordre chronologique, est ce
Luchesio dont nous avons raconté la conversion et à qui
Dieu accorda le don des miracles et celui de l'oraison jus-
qu'à l'extase (1); mais le plus célèbre est sans contredit
Louis IX : Louis IX qui jDartout sut commander le respect
et l'admiration, sous le chêne de Vincennes en rendant la
justice, à Damiette en refusant la couronne offerte par les
Musulmans, à Tunis en mourant sur la cendre, et mérita
de devenir le patron des Frères du Tiers Ordre francis-
cain (2).
Plusieurs Souverains Pontifes : Grégoire IX, Jules II,
Léon X, Paul V, Innocent XII, Pie VI et Pie IX, auxquels
il faut joindre Sa Sainteté Léon XIII, actuellement régnant,
unirent à l'éclat de la tiare les livrées de la pénitence; des
rois et des empereurs, comme Michel Paléologue, Rodolphe
de Habsbourg; Louis VIÏI, père de saint Louis; saint Fer-
dinand, roi de Castille; Charles-Quint, Philippe II et Phi-
lippe lïl, rois d'Espagne ; Bêla IV, roi de Hongrie ; Jagel-
lon, roi de Pologne; Jean, roi d'Aragon; Charles IV, roi de
(1) Lucliesio mourut le 28 avril 1241 et fut béatifié par Pie VI.
(2) On conserve au musée du Louvre une médaille représentant le saint Roi
sous les livrées de la pénitence.
. , CEAPITRE XIII. 211
Bohême ; Charles II et Robert, rois de Sicile et de Jéru-
salem; Amédée VII, duc de Savoie; d'opuleiits seigneurs,
comme saint Elzéar de Sabran et saint Roch de Montpellier ;
des prêtres et des évêques, comme saint Yves, saint Charles
Borromée, saint François de Paule, saint Ignace de Loyola,
saint Vincent de Paul, M. Olier, le cardinal de BéruUe ; et
de nos jours, le curé d'Ars, Mgr de Ségur, don Bosco,
Mgr Freppel et le cardinal Alimonda, s'inscrivirent éga-
lement parmi les Tertiaires (I). Les mis et les autres se fai-
saient gloire de porter les livrées franciscaines, et le cardinal
Alimonda n'était que leur interprète, lorsque, à l'occasion
des fêtes du septième centenaire de saint François, il profes-
sait ainsi publiquement sa tendre vénération pour celui qu'il
nommait son père et son modèle (2) : « Je ne cesse de bénir
le jour où j'ai ceint la corde du Patriarche d'Assise. Tout
jeune encore, je me sentais déjà attiré vers ce grand ser-
viteur de Dieu, quand ma pieuse mère me parlait de lui. Je
l'aimais parce qu'on me le dépeignait épris d'amour pour
tout ce qui charmait mon enfance : le printemps, les
fleurs, les oiseaux, les petits oiseaux auxquels il préparait
leur nourriture sur le toit de son couvent, et les gémis-
santes tourterelles qui accouraient, dociles à son appel, se
poser familièrement dans ses mains. Mon admiration ne fit
que croître avec l'âge, et lorsque je me destinai au sanc-
tuaire, saluant dans saint François l'ami des petits et des
faibles, le défenseur des opprimés, le consolateur de ceux
qui souffrent, le héraut de l'Évangile, l'apôtre intrépide qui,
les pieds nus posés sur les remparts chancelants de la patrie,
cherchait à la sauver, je le pris pour modèle. Aujourd'hui que
les clameurs et les sarcasmes de la libre pensée retentissent
à mes oreilles, je ne dédis point mes premières bénédic-
(1) Consulter les Gloires du Tiers Ordre.
(2) Discours du 4 octoHre 1882. . .
212 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
tions et n'ai point honte d'appartenir au Tiers Ordre. Tout
au contraire, je m'en fais gloire j car je vois que ses membres
m'invitent à prendre mon vol, — avec une plus ferme assu-
rance de la protection divine, — vers tout ce qui est grand,
vers tout ce qui est beau et avantageux à mes contemporains.
Avec Volta et Galilée, je puis traiter des sciences expéri-
mentales; avec Cbistophe Colomb, courir à la recherche
des rivages inconnus; avec Raymond LuUe, aborder les
plus hautes sphères de la philosophie; avec Cimabué et
Giotto, Michel-Ange et Raphaël, manier l'ébauchoir et le
pinceau ; avec le Dante, cultiver la poésie et célébrer ce pas-
teur admirable dont la vie se chanterait mieux parmi les
gloires du cze/ (1). »
Le cardinal Alimondanous découvre ici, en passant, une
des faces les plus brillantes de l'institution franciscaine :
nous voulons dire l'empressement, le saint enthousiasme
avec lequel la science et le génie s'inclinèrent devant la sain-
teté. Raphaël, Murillo, Pétrarque, Galvani, Christophe
Colomb, Lope de Véga, Cervantes, Ferdinand Gaillard, le
rénovateur de la gravure au dix-neuvième siècle, — pour
ne citer que les noms les plus célèbres, ■ — tous ces grands
hommes ne furent pas seulement, en effet, des croyants; le
Séraphin d'Assise les compta parmi ses disciples. Et la
tunique du Tertiaire, sous laquelle ils avaient combattu, fut
aussi le glorieux linceul dans lequel ils voulurent être ense-
velis, persuadés, non sans motif, que le jugement de Dieu
leur serait alors plus doux, et que la foudre, qui n'épargne
pas les lauriers de l'artiste et du poète, respecterait le vête-
ment du p auvre .
Mais nulle part le Tiers Ordre n'excita plus d'enthou-
siasme que parmi les femmes. Trop souvent déçues dans
(1) Paradis, chant xi.
CHAPITRE XIII. 213
leurs plus légitimes affections, elles se tournaient vers saint
François, dans l'espoir de trouver sous l'habit de la péni-
tence la paix et le bonheur qu'elles demandaient vainement
au monde. Le monastère venait à elles, puisqu'elles ne pou-
vaient aller à lui. Se bâtissant dans quelque réduit de la
maison paternelle ou conjugale un sanctuaire mystérieux,
tout plein de l'Epoux invisible qu'elles aimaient unique-
ment, elles épanchaient librement devant Lui es flots d'a-
mour dont le cœur de la femme chrétienne est 1*^ réservoir
sans fond. Le Tiers Ordre satisfaisait à leurs aspirations les
plus idéales, en même temps qu'il les dédommageait de la
tyrannie de leur position ; en retour, elles l'enrichissaient
du trésor de leurs vertus, de leurs sacrifices et de leur sain-
teté. Le lecteur nous saura gré de placer sous ses regards
quelques-unes de ces fleurs embaumées, celles qui ont été
plantées les premières dans le parterre séraphique et qui en
forment à jamais le plus bel ornement.
Au-dessus de toutes, brille sainte Elisabeth de Hongrie,
qui eut une place à part dans le cœur du Séraphin d'Assise,
comme elle en a une dans l'amour du peuple chrétien. Mariée
au pieux Louis, landgrave de Thuringe, Elisabeth, alors
dans toute la fleur de son innocence et de sa beauté, offrait
sur le trône le spectacle de toutes les vertus que saint Fran-
çois estimait le plus. En J.221, au moment où ses destinées se
lient à celles de l'Ordre, elle ne comptait que quatorze prin-
temps, et son jeune cœur, ouvert àtoutes les nobles inspira-
tions, allaitprésenterun champ fertile à ces semences de vie et
de force que la main de François répandait surl'univers chré-
tien (1). Lorsque, en cette même année, les Frères Mineurs
se présentèrent pour la seconde fois en Allemagne, ils
trouvèrent auprès d'elle encouragement et sympathie. Elle
(1) Histoire de sainte Elisabeth de Hongrie, par le comte de Montalembeut.
— Cf. la Chronique de Saxe, par Baudoin de Buunswick.
214 SxiINT. FRANÇOIS D'ASSISE.
leur jDâtit un couvent au sein de sa capitale, à Eisenacb, et
choisit pour son confesseur le Frère Rodinger, l'un des pre-
miers Allemands qui eussent embrassé la Règle séraphique,.
Ayant connu par ses nouveaux hôtes l'existence du Tiers
Ordre en Italie, elle fut frappée des avantages qu'offrait à
une chrétienne fervente cette affiliation, et elle s'empressa de
s'y agréger, heureuse de donner par là une sorte de consé-
cration aux mortifications et aux pratiques de piété qu'elle
s'était imposées de son propre mouvement. Elle est la pre-
mière en Allemagne qui se soit associée au Tiers Ordre, et
l'on peut croire que l'exemple d'une princesse si haut pla-
cée par sa naissance et si renommée pour sa piété ne fut
pas sans influence sur la rapide extension de l'institution
franciscaine.
Le saint Patriarche, informé de la précieuse conquête
que ses missionnaires venaient de faire, fut au comble de la
joie. Lui qui défendait si expressément « de canoniser les
gens pendant leur vie », ne tarissait pas en éloges sur les
vertus de la jeune princesse. L'humilité exemplaire d'Elisa-
beth, son austère piété, son dévouement pour les lépreux,
formaient le sujet ordinaire de ses conversations avec le car-
dinal riugolin. Un jour, le cardinal le pressa défaire passer
un gage de son affection à celle qu'il pouvait à si bon droit
nommer sa fille ; et en même temps il lui enleva de dessus
les épaules le vieux manteau qui les couvrait, en lui enjoi-
gnant de l'envoyer sur-le-champ à l'humble princesse.
« Puisqu'elle est pleine dé ton esprit, lui dit-il, je veux que
tu lui laisses le même héritage qu'Elie à son disciple Elisée. »
Le Saint obéit : il fit rèmetti'e à la duchesse ce modeste pré-
sent, accompagné d'une lettre, où il la félicitait des grâces,
dont le Ciel l'avait prévenue dès le berceau et du bon usage
qu'elle en faisait.
Éhsabetlî reçut avec autant d'esprit de foi que de recon-
CHAPITRE XIII. 215
naissance le manteau du nouvel Élie ; elle le prouya parle
prix qu'elle attacha toujours à la possession de cet objet, et
plus encore par l'imitation des vertus qu'il lui rappelait.
Dieu, qui voulait qu'elle unît la majesté de la douleur à la
majesté royale, la jeta dans le creuset des tribulations.
Veuve à vingt ans, chassée du château de Wartbourg,
errant avec ses enfants dans les rues d'Eisenach, aban-
donnée de tous et dépouillée de ses domaines, cette fille de
roi ne put qu'à grand'peine trouver un asile dans une étable
à pourceaux. Au milieu de si poignantes angoisses, elle se
conduisit en vraie disciple de saint François : pas un mot de
récrimination contre ses persécuteurs, pas un murmure,
pas un gémissement, mais une patience inaltérable et une
espérance invincible. N'est-il pas écrit que plus on aura
participé ici-bas aux souffrances du Rédempteur, plus on
participera là-baut à sa gloire? Ayant entendu sonner à
minuit la cloche des Franciscains, la jeune veuve se rendit
à leur office et les pria de. chanter le Te Deum en action de
grâces pour les afflictions que le ciel lui envoyait.
Quelques années après, le Seigneur versa une goutte de
< joie dans le calice de ses amertumes. Grégoire IX, qui venait
de canoniser le Patriarche d'Assise, envoya à la princesse
quelques gouttes du sang qui s'était échappé du flanc trans-
percé de son ami. Elisabeth déposa la précieuse relique
dans l'hôpital qu'elle venait de faire construire à Marbourg.
Jusque-là, elle n'était encore qu'agrégée à l'Ordre; elle
résolut de donner à cette affiliation un caractère irrévo-
cable et solennel, et reçut l'habit du Tiers Ordre des mains
de Frère Burckhard, le vendredi saint de l'année 1229
(ou 1230). Elle consacra le reste de ses jours au soin des
malades et des lépreux. Sur le point de mourir, elle se fit
apporter le manteau de saint François et le légua à l'une de.
ses suivantes, en lui disant : « Ma fille, voici le plus pré-
216 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
cieux de mes bijoux. Je te déclare que toutes les fois que je
m'en suis parée, Jésus, mon Bien-Aimé, m'a inondée de ses
délices. » Ame toute sérapliique, déjà mûre pour le ciel
(elle n'avait que vingt-quatre ans!), Elisabeth s'envola vers
les collines éternelles le 19 novembre 1231, cinq ans après le
Patriarche d'Assise. Grégoire IX la canonisa le 26 mai 1235.
Elle est pour les Sœurs la patronne de ce Tiers Ordre dont
elle fut la première fille en Allemagne, et dont elle reste la
gloire la plus pure.
Groupons autour de sainte Elisabeth quelques-unes des
saintes femmes qui lui servent de cortège dans l'histoire de
l'institution fransciscaine : En France, Blanche de Gastille
avec toute la famille royale; la Bienheureuse Delphine,
épouse de saint Elzéar de Sabran, femme héroïque qui
garda dans les liens du mariage le précieux trésor de la vir-
ginité; Jeanne de Valois, fondatrice de l'Annonciade; Anne
d'Autriche, Marie-Thérèse et Jeanne-Marie de Maillé. —
En Espagne, la reine Isabelle, la protectrice de Christophe
Colomb. — Dans les Pays-Bas, Isabelle-Claire-Eugénie,
gouvernante de cette province. — En Suède, sainte Brigitte,
célèbre par ses révélations. — En Portugal, sainte Elisabeth,
que ses sujets appelaient la messagère de la paix, la mère
de la patrie. — En Italie, Pica, la pieuse mère de notre
Saint; la Bienheureuse Viridiane, l'humble recluse de Cas-
telfiorentino, que saintFrançois visita en 1221 et qu'il admit
au Tiers Ordre; la Bienheureuse Humiliane Cerchi de Flo-
rence, qui voulut être enterrée dans l'église àe Sainte-Croix,
où elle avait reçu l'habit de la pénitence; sainte Rose de
Viterbe, cette angélique enfant qui, sur Tordre de la Sainte
Vierge, revêtit à dix ans l'habit du Tiers Ordre, prêcha la
pénitence à la manière des prophètes, eut l'insigne honneur
d'être exilée par Frédéric II, et, à dix-huit ans, alla s'épa-
nouir parmi les splendeurs du ciel, après avoir prédit la
' Chapitre xiii. 217
chute de l'Empereur et le prochain triomphe de l'Église; la
Bienheureuse Angèle de Foligno, la pénitente de l'Ombrie;
et enfin, la grande pécheresse de la Toscane, Marguerite de
Cortone, qui, après avoir imité la pécheresse de l'Évan-
gile dans ses égarements, l'imita aussi dans son retour et
mérita d'être appelée la Marie-Madeleine de l'Ordre séra-
phique(l).
Ajoutons qu'entre toutes ces grandes âmes, si différentes
par la nationalité, le caractère et la position sociale, il y a
un trait de famille qu'elles tiennent de saint François : c'est
l'esprit d'apostolat. Toutes, à peine revêtues de l'habit de
la pénitence, s'adonnent avec ardeur aux bonnes œuvres;
toutes sentent le besoin de conquérir des âmes à Dieu. Rien
de beau comme de voir la pénitente de Cortone, pour ne
citer qu'elle, soignant d'abord les plaies des malades, puis
arrachant les jeunes gens au. vice, les jeunes jfilles au déshon-
neur, et devenant ainsi le salut de sa patrie. Il en fut de
même en Sicile, en France, en Allemagne, partout où s'im-
planta le Tiers Ordre; partout il exerça une influence aussi
profonde que bienfaisante sur les idées et sur les mœurs. Il
remit en honneur, parmi les femmes, des vertus trop long-
temps délaissées, la modestie, la fidélité conjugale, l'esprit
d'abnégation, et réussit à extirper une lèpre contre laquelle
les lois somptuaires avaient été impuissantes, la lèpre du
luxe, mère de la corruption et de la débauche. La femme
reprit au foyer domestique la place d'honneur que le chris-
tianisme lui assure et d'où l'abandon de ses devoirs ne
manque jamais de la faire descendre.
La loi de l'association portait ses fruits, au delà même
des prévisions du réformateur ombrien. Le sensualisme
païen était refoulé; la famille, sous la douce influence de la
(i) Voy. notre vie de Sainte Marguerite de Cortone, cli. lu.
218 SxlINT. FRxiNÇOiS D'ASSISE.
femme, se ressouvenait des serments du baptême; l'Évan-
gile répandait sa bonne odeur au milieu, du monde, et l'es-
prit de Dieu, après avoir fleuri dans les solitudes, s'épa-
nouissait sur les grands chemins et jusqu'au sein des cours.
L'Europe était sauvée.
Le Tiers Ordre obtint un autre résultat, qui ne fut que
passager et propre à l'Italie, mais qui n'en mérite pas moins
l'admiration des siècles. Uni à celui de saint Dominique, il
défendit les droits du Saint-Siège et déconcerta les pi'ojets
impies des empereurs d'Allemagne. Ce résultat est constaté
dans un rapport adressé d'Italie, par quelque clerc ou prélat
courtisan, à Pierre des Vignes, chancelier de Frédéric II.
« Les Frères Mineurs et les Frères Prêcheurs se sont élevés
contre nous. Us ont réprouvé publiquement notre vie et nos
entreprises; ils ont brisé nos droits et nous ont réduits au
néant; et voici que pour achever de détruire notre prépon-
dérance et de nous enlever l'affection des peuples, ils ont
créé deux nouvelles fraternités, qui embrassent universelle-
ment les hommes et les femmes. Tous y accourent; à peine
se -trouve-t-il quelques personnes dont le nom n'y soit pas
inscrit (1). » Ce document est précieux; il jette une vive
lumière sur un des points historiques les plus obscurs, et
nous explique la victoire définitive des Guelfes par l'esprit
d'association mis au service du patriotisme et de la foi. Les
Tertiaires puisèrent dans cet esprit d'association des secours
énergiques pour refouler l'invasion des barbares du Nord et
amener peu à peu le triomphe du droit sur la force brutale.
La force brutale était alors représentée par Frédéric II,
empereur d'Allemagne et roi de Sicile, prince ambitieux et
fourbe, qui, après avoir été le pupille d'Innocent III et avoir
donné de belles espérances à l'Église, flétrit la dernière
. (1) Petr. de Vineis, episc, 1. I, c. xxxvn.
CHAPITRE XIII. 219
moitié de son règne par le sensualisme oriental de ses
mœurs et par la guerre injuste qu'il fit à la papauté. Enivré
de sa puissance, il rêvait d'absorber le sacerdoce, c'est-à-
dire, la souveraineté temporelle et spirituelle des papes, et
de rétablir à son profit l'empire universel des Césars (1).
Qui donc, pensait-il, oserait se mesurer avec lui? Les Ter-
tiaires franciscains l'osèrent, pour rester fidèles à leur Règle,
Nés du plus pur zèle de saint François, animés du même
souffle divin, ils rallumèrent dans le corps social le véritable
esprit du christianisme, qui est l'amour du droit et la
défense de la justice outragée, s'enrôlèrent hardiment sous
la bannière pontificale, et résistèrent aux sacrilèges empié^
tements du despote avec un courage persévérant qui leur
mérita d'être appelés par Grégoire IX les Macchabées de la
nouvelle alliance. Non content de leur décerner ce titre, le
même Pontife les exempta du service militaire et les couvrit
de sa protection (2). Ses successeurs l'imitèrent, et l'entente
entre les chefs et les soldats amena ce résultat final, qui
paraissait impossible, le renversement du colosse impérial.
Fureur des guerres civiles apaisée, populations miies
dans la résistance à l'oppression des consciences, projets
insensés de l'empereur d'Allemagne réduits à néant, qui
avait préparé ces triomphes, sinon le Patriarche d'Assise?
C'est lui qui avait donné le coup de mort à la féodalité et à
la tyrannie impériales, en édictant cette loi qui plaçait les
Tertiaires sous la juridiction du Saint-Siège : « Les Frères
ne porteront pas d'armes offensives, si ce n'est pour la
défense de l'Église romaine, de la foi catholique et de leur
pays. » Etles Frères, c'était la bourgeoisie, c'était le peuple.
(1) IIuiLLARD-BnÉOLLES, IUst, cliplom. Frider. II, t. V.
(2) M. l'abbé Le Monnier est le premier qui ait mis en lumière ce point d'his-
toire, l'exemption du service militaire pour les Tertiaires d'Italie. — Voir son
Histoire de saint François d'Assise, cli. xiii.
220 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
c'étaient toutes les forces vives de la nation, ainsi que l'at-
teste le rapport adressé à Pierre des Vignes. Aussi un publi-
ciste de nos jours, Frédéric Morin, a-t-il raison de déclarer,
dans son étude sur saint François et les Franciscains, « que
l'Europe moderne ne sait pas tout ce qu'elle doit à saint
François ». Toutes les nations de l'Europe; l'Italie en pre-
mière ligne. Elle lui doit tout, la conservation de sa foi, son
indépendance nationale, une législation plus équitable et,
par un progrès logique, rémancipation de la bourgeoisie et
du peuple. Mais le même auteur se trompe, lorsqu'il pré-
tend que le tiers état est sorti du Tiers Ordre; car, le
tiers état,- entendu au sens moderne, est la négation du
principe d'autorité qui sert de base à toutes les entreprises
du réformateur ombrien.
Après six siècles d'existence, l'institution franciscaine est
toujours vivante. Son rôle politique et religieux est-il fini,
comme le pensent quelques-uns, ou faut-il croire avec d'au-
tres que la similitude entre le moyen âge et notre époque
lui crée une place marquée dans la lutte gigantesque où se
débattent les destinées de l'Eglise et de la patrie? Un regard
jeté sur l'état de la société moderne nous aidera à résoudre
la question. Aux mille formes de l'hérésie antique a succédé
une erreur plus monstrueuse encore, où revivent le dualisme
de Manès, l'hypocrisie de Raymond VI , les violences de
Luther, les haines de Calvin, et qui poursuit dans l'ombre
et le mystère, parles séductions, la calomnie et le poignard,
une. œuvre satanique, la destruction du christianisme. Cette
erreur, qui se nomme la Révolution, est le règne absolu du
mal, comme l'Église est le règne absolu du bien. Elle s'est
incarnée dans la franc-maçonnerie. Léon XIII, dans l'En-
cyclique Ilnmanum genus, a dénoncé, démasqué, anathé-
matisé la secte ; mais la réprouver ne suffit pas, il faut la
vaincre. Ôr, à cette ligue infernale qui menace la société, à
CHAPITRE XIH.
221
ee chancre qui dévore les deux mondes, qu'opposer, sinon
l'association chrétienne, c'est-à-dire l'union des énergies
viriles et des dévouements spontanés se serrant autour de
la Croix pour la défense du droit outragé et de la vérité
méconnue? Et quelle association est plus apte à ce dessein
que le Tiers Ordre, où le prince et l'avocat coudoient le
travailleur? Et s'il a déjà sauvé le moyen âge des folies du
Saint François rend la santé au Frère Sylvestre en partageant avec lui une
{trappe de raisin. (D'après Sermei.)
manichéisme, pourquoi ne préserverait-il pas le dix-neu-
vième siècle des horreurs de la démagogie ? Ces vues sur le
passé, ces espérances pour l'avenir, ont guidé Léon XIII
dans les conseils qu'il adresse à tous les évêques de l'uni-
vers, et où le Tiers Ordre franciscain est nommément
désigné.
« Vénérables Frères, leur écrit-il, déployez tout votre zèle
pour propager et affermir une institution qui a pour but,
dans l'esprit! du fondateur, d'attirer les hommes à l'imita-
tion du Christ, à l'amour de l'Eglise, à la pratique des
222 SAINT .FRANÇOIS D'ASSISE.
vertus chrétiennes. Elle pourra vous être d'un grand secours
pour faire disparaître la lèpre des sectes maçonniques. Que
le Tiers Ordre fasse donc chaque jour de nouveaux pro-
grès. Parmi les nombreux avantages qu'on est en droit
d'attendre d'une si sainte association, il en est un qui prime
tous les autres : c'est qu'elle est une école de liberté,
d'égalité, de fraternité, trois mots dont la franc-maconnerie
abuse étrangement, mais en réalité trois grandeurs appor-
tées au monde par le divin Rédempteur et précieusement
gardées par saint François. Nous voulons parler de cette
liberté des enfants de Dieu qui refuse de porter le joup-
odieux de Satan et des passions ; — de cette fraternité dont
la source se perd en Dieu, notre commun Créateur et Père ;
— de cette égalité qui, fondée sur les droits de la justice et
de la charité, loin de rêver l'abolition des distinctions
sociales, fait delà variété même des conditions et des devoirs
un concert harmonieux, tout au profit des intérêts et de la
dignité des peuples (1). »
L'institution séraphique.sera-t-elle pour la franc-macon-
nerie le grain de sable où s'arrêtent toutes les fureurs de
rOcéan? Avec le chef de la catholicité nous l'osons croire;
car, en toutes choses, le dernier mot est à Dieu, qu'aucune
puissance ne peut détrôner et qui fait servir les crimes de
ses ennemis, aussi bien que la fidélité de ses serviteurs, à
l'accroissement de sa gloire et à l'exaltation de son Église.
(1) Encyclique Uumanum genus, du 20 avril 1884.
'Jfkà
CHAPITRE XIV
APOSTOLAT DU SAINT DANS L'ITALIE MERIDIONALE.
APPROBATION DE LA RÈGLE.
(1222-1223)
Eli raiiiiée 1222, notre Saint, toujours dévoré du zèle des
âmes, lit une longue excursion à travers l'Italie méridionale,
la seule partie de la Péninsule qu'il n'eût pas encore évan-
gélisée. Descendant par Rome, Gaëte et Naples, il s'avança
jusqu'à la pointe de la presqu'île pour visiter en passant la
grotte du mont Gargano, si célèbre par l'apparition de
l'archange saint Michel; puis il remonta vers l'Ombrie, en
longeant le littoral de l'Adriatique. Il serait difficile de le
suivre dans tous les détails de cette course apostolique; mais
nous avons à cœur d'en rapporter les principaux incidents,
pour en faire jouir nos lecteurs.
A Toscanella, notre Bienheureux, logeant dans la maison
d'un gentilhomme dont le fils unique avait les deux jambes
paralysées, guérit le jeune malade d'un signe de croix (1).
A Rome, il lia connaissance avec le prince Matthieu de
Rossi, de la famille patricienne des Orsini. Matthieu était
un de ces hommes comme on en trouve dans tous les siècles,
qui savent garder au milieu des splendeurs et des séductions
(i) Tu. DE Gelano, Vifa prima, p. i, c. xxiii.
224 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
du monde un cœur détaché de tout. Aux pratiques de la
piété il joignait l'habitude des œuvres de miséricorde, et
sa porte était toujours ouverte aux indigents. Dès la pre-
mière rencontre, il s'établit entre ces deux personnages
une de ces affections qui, nées de l'harmonie des goûts
et des mystérieuses affinités de l'âme, ne font que croître
avec le temps. Un fait que nous raconterons dans toute
sa simplicité nous montre toute l'estime, toute la véné-
ration que le prince avait pour le Pénitent d'Assise. Il
avait invité le Saint à dîner chez lui, en lui indiquant
l'heure précise du repas ; mais étant arrivé un peu en retard,
il ne trouva plus François à la maison. Il le fit chercher
partout, déclarant qu'il ne se mettrait pas à table que le
serviteur de Dieu ne fût présent. Déjà il était inquiet, lors-
qu'il l'aperçut parmi la foule de ses pauvres familiers.
Touché de cet acte d'humilité, il descendit en toute hâte et
vint se placer aux côtés du Bienheureux, en lui disant : « Je
viens m' asseoir à votre table, puisque vous n'avez pas voulu
vous asseoir à la mienne. » Et le prince et le Saint, humble-
ment assis par terre, prirent leur repas ensemble dans la
compagnie des pauvres (1).
L'amitié des saints porte bonheur. Avec François, les
bénédictions du Ciel étaient descendues sur la maison de
son hôte. Il les y affermit par une prédiction qui toucha
tous les cœurs. Le prince avait un fils encore à la mamelle ;
il pria le Saint, en qui il avait toute confiance, de le bénir.
Françoit bénit donc le petit Jean (c'était le nom de l'en-
fant prédestiné) ; puis il le prit dans ses bras, le couvrit de
caresses, et attachant sur lui des regards pleins de bien-
veillance, il s'écria : « Cet enfant ne sera pas un reli-
gieux de notre Ordre, mais il en sera le protecteur. On
(1) Waddisg, t. II, p. 36.
CHAPITllE XIV. 225
ne le comptera pas parmi les fidèles, mais on le reconnaîtra
pour le Pasteur universel, et nos Frères auront une grande
joie de vivre à l'ombre de son autorité (1). » Quarante ans
après, Jean des Ursins était nommé Cardinal protecteur
des Franciscains, et en 1277 il montait sur le trône ponti-
fical sous le nom de Nicolas III. Ainsi se vérifiait la pro-
phétie de notre Saint.
Avaiit de se séparer du séraphique Père, le patricien
désira être agrégé à sa famille spirituelle, et il fut tout
heureux de recevoir de ses mains l'habit de la pénitence.
Son entrée dans le Tiers Ordre fit éclat, et son exemple
attira dans la nouvelle milice plusieurs personnages de dis-
tinction.
De Rome, notre Bienheureux se rendit à Subiaco pour
visiter la grotte de saint Benoît, l'illustre fondateur de la vie
monastique en Occident. On lui montra le buisson épineux
où six siècles auparavant, dans une tentation semblable à la
sienne, saint Benoît avait amorti le feu de la concupiscence.
Considérant ces ronces comme une sorte délit triomphal où
avait brillé l'héroïsme de ce vaillant athlète, il les baisa avec
respect, y greffa deux rosiers, fit dessus le signe de la croix,
et sous sa bénédiction les rosiers fleurirent. Ils subsistent
encore de nos jours comme un témoin séculaire de la vertu
des deux grands Patriarches et un symbole vivant de la
défaite du démon. Des fresques antiques et un autel dû à la
munificence de Grégoire IX rappellent le passage du thau-
maturge ombrien.
De là, il vint à Gaëte, port antique et célèbre où le Ciel
autorisa sa mission par un prodige dont toute la ville fut
témoin. Il prêchait sur la place publique, en face de la
rade, et la foule s'attroupait autour de lui pour toucher
(1) Wadding, t. II, p. 35. — Cf. Beunaud de Besse, ms. de Turin.
15
226 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
le bord de ses vêtements ; pour échapper à ces démonstra-
tions importmies, il monta seul dans une barque. Au grand
étonnement de tous, la barque s'éloigna du rivage sans
effort de rame, et comme si elle eût obéi au bras d'un pilote
invisible; puis elle s'arrêta, immobile au milieu des flots,
pour permettre au Saint de continuer sa prédication, et
revint d'elle-même au rivage après la fin du discours, pen-
dant que la multitude s'écoulait lentement, silencieuse et
ravie d'admiration. Qui donc, s'écrie à ce propos saint
Bonaventure (1), aurait eu le cœur assez dur, assez obstiné
dans l'erreur, pour mépriser la doctrine d'un apôtre auquel
les créatures inanimées elles-mêmes se soumettaient avec
empressement, comme si elles eussent eu conscience de
son autorité ?
Gaëte, Capoue, Amalfi, Montella, Lecce, Bari et vingt
autres villes remuées par sa parole voulurent avoir des mai-
sons de son Ordre. Il fit droit à leur requête, persuadé
qu'étendre sa famille spirituelle, c'était travailler de la
manière la plus efficace à la réforme des mœurs et au relè-
vement de sa patrie.
Son excursion dans le midi de la Péninsule avait duré de
six à sept mois. Dans le même temps, les ouvriers évan-
géliques qu'il avait dispersés sur la surface de l'Europe
fécondaient de leurs travaux et de leurs sueurs le sol qui
leur avait été assigné. C'était Jean Parent en Espagne,
Zacharie en Portugal, Césaire en Allemagne, Pacifique,
Bonelli et Christophe en France, Ange de Pise en Angle-
terre. A la fin du volume, nous jetterons un coup d'œil sur
l'ensemble de leurs succès ; mais il nous semble à propos,
auparavant, d'étudier la Règle qui fut le principe et l'âme
de leur apostolat.
(1) G. XII
CHAPITRE XIV. 227
La Règle primitive, celle qui avait été approuvée de vive
voix par Innocent III, n'était qu'une ébauche, et François
sentait la nécessité de la retoucber et de la compléter, pour
fermer la porte aux innovations. Une apparition de Notre-
Seigneur le décida à exécuter le projet qu'il méditait depuis
son retour d'Orient. Quoique les anciens chroniqueurs ne
nous aient indiqué ni l'endroit ni la date précise de cette
apparition, l'enchaînement des faits et les habitudes du
Saint nous portent à croire qu'elle eut lieu fort peu de temps
après son retour de Bari (1223), et dans son sanctuaire de
prédilection, Notre-Dame des Anges.
Une nuit qu'il était resté en oraison, il se sentit enveloppé
d'une lumière surnaturelle. La terre lui semblait couverte
de miettes de pain qu'il recueillait respectueusement pour
les distribuer à ses Frères affamés, et les miettes étaient si
petites qu'il tremblait de les voir s'échapper de ses doigts.
Une voix céleste, le rassurant, lui dit : « François, réunis
toutes ces parcelles en une seule hostie, et donnes-en à tous
ceux qui voudront en manger. » Il le fit, et tous ceux qui
recevaient leur part avec mépris ou sans dévotion lui
paraissaient infectés de la lèpre. Le matin, il raconta sa
vision en présence de ses Frères, mais en s'affligeant avec
eux de n'en pas comprendre le sens mystérieux. Le jour sui-
vant, pendant qu'il priait, la même voix céleste retentit au
fond de son âme et lui dit : « François, les miettes de pain
représentent les paroles de l'Évangile; l'hostie figure la
Règle, et la lèpre l'iniquité (1). » Il comprit que c'était là la
réponse du ciel à ses projets, et prenant avec lui deux de ses
Frères, Léon et Bonizio, il se retira dans le creux d'un
rocher à Fonte Colombo, près de Rieti, pour mieux se pré-
parer dans lejeîme et la prière à la nouvelle rédaction de sa
(1) Th. de Gela.no, Vita secunda, p. 3, c. cxxxvi.
228 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Règle. Illafitécrire parmi de ses compagnons; puis il revint
au bout de quarante jours la communiquer au Frère Élie,
vicaire général, afin que celui-ci la méditât et la fît observer.
Élie la trouva trop austère, et au lieu de la rendre, il feignit
de l'avoir perdue par mégarde; il espérait la supprimer.
Mais que pouvaient l'incurie ou la malice contre un homme
convaincu, comme François, du côté providentiel de sa
mission? Il retourna à son rocher et y dicta une seconde fois
sa Règle. Néanmoins, la conduite d'Élie et la prévision des
défections de l'avenir le rendaient anxieux. Ce fut, croyons-
nous, à cette occasion que le Fils de Dieu lui adressa les
reproches mêlés de consolations dont parle Thomas de
Celano dans sa Seconde Légende (1) : « Fils de Bernardorie,
pourquoi te troubler ainsi? Ne sais-tu pas que je suis avant
toi le fondateur et le père de l'institut dont je t'ai établi le
pasteur? C'est moi qui l'ai posé dans l'Eglise ; c'est moi qui
l'y maintiendrai. Les tempêtes le secoueront, mais sans
jamais pouvoir l'abattre. »
En descendant de la montagne, le législateur de la famille
franciscaine avait, comme un autre Moïse, le visage rayon-
nant de lumière.
Il revint à Notre-Dame des Anges, pour proposer la nou-
velle Règle à ses Frères. « Je n'y ai rien mis de moi-même,
leur déclara-t-il , je n'ai fait que l'écrire sous la dictée du
Très-Haut (2). » Ils l'acceptèrent d'une voix unanime, et le
pape Honorius III, l'ayant reçue des mains de François,
l'approuva solennellement par une bulle datée de Rome, le
29 novembre 1223 (3). « C'est l'Esprit-Saint qui l'a inspirée
au Bienheureux P>ançois v , écrit le pape Nicolas III dans
son exposition de la Règle.
(1) Yita secunda, p. 3, c. xciv.
(2) BONAV., c. IV. — Cf. Très socii, c. xvi : « Christo docente. »
(3) Bulle Solet annuere.
CHAPITRE XIV.
229
Il ressort de ces témoignages autorisés que là Règle séra-
phique est le fruit d'une inspiration céleste. Le saint
Patriarche renouvelle dans son testament la même affirma-
tion, et plus d'une fois, dans les trois dernières années de sa
vie, il se servit de ce motif pour exhorter ses frères à porter
avec amour les chaînes volontaires qu'ils s'étaient impo-
sées. « Béni soit le Religieux qui s'attache à la Règle! Car
elle est le livre de vie, l'espérance du salut, la moelle de
Le 23ape llonoriiis III approuve la llèyle tles Frères Mineurs. (D'après Giotto.)
l'Évangile, le chemin de la perfection, la clef du Paradis, le
nœud d'une alliance éternelle. Portez-la dans votre cœur,
tous, toujours, partout; et que rien ne vous en sépare, ni la
vie ni la mort. Alors, elle sera le plus éloquent mémorial
des serments de votre profession et votre meilleure conso-
lation dans les jours mauvais de votre pèlerinage ter-
restre (1). » En prononçant ces paroles, ajoute le bio-
graphe qui les rapporte, le ton du Patriarche d'Assise était
si pénétrant, qu'un de ses auditeurs, un simple Frère lai,
(1) Tu. DE Gelano, Vita secunda, p. 3, c. cxxxv.
230 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
martyrisé plus tard par les Sarrasins, voulut mourir la
Règle à la main (1).
Sublimes sont donc les origines de la Règle ; sublimes en
sont aussi les prescriptions, qui tendent à la consommation
de la charité par la consommation du sacrifice.
Ce fut probablement dans le courant de la même année
1223, et peu de temps après la vision des miettes de
pain, que le vénérable fondateur obtint du Saint-Siège
qu'un Cardinal protecteur fût chargé des intérêts spirituels
de l'Ordre; voici à quelle occasion et dans quelles circon-
stances. A la mort de l'illustre cardinalJean de Saint-Paul,
les demi-chrétiens, comme il s'en trouve à toutes les épo-
ques de l'histoire, ceux qu'effrayait la hardiesse du réforma-
teur, relevèrent la tête, et, à force d'intrigues, ils réussirent
à gagner à leur cause plusieurs membres de la cour ponti-
ficale. A la nouvelle de ces trames et de ces sourdes machi-
nations, si opposées à son caractère franc et loyal, le fils de
Bernardone éprouva une peine profonde, et il ne put s'em-
pêcher d'exhaler ses plaintes amoureuses devant le divin
Maître. Celui-ci daigna le consoler en lui indiquant, à la
fois, dans un songe mystérieux, le mal et le remède. Fran-
çois vit durant son sommeil une poule noire, aux pattes de
colombe (2), qui s'efforçait vainement de rassembler sous
ses ailes ses nombreux poussins pour les défendre de l'at-
taque d'un milan; elle ne pouvait les couvrir tous, et plu-
sieurs, prenant leurs ébats autour d'elle, étaient en grand
péril. Mais voici qu'au-dessus d'elle vint se placer un autre
grand oiseau qui protégeait, de ses larges ailes, la poule et
les poussins. A son réveil, le Saint pria naïvement Notre-Sei-
gneur de lui expliquer le sens de cette allégorie, et il apprit
que la poule aux pattes de colombe et les poussins représen-
(1) ïii. DE Celano, Vila secunda.
f2) Très socii, c. xvi.
CIIAPITRE XIV. 231
taient sa propre personne et ses enfants, et que l'oiseau aux
larges ailes figurait un Cardinal protecteur, qu'il fallait de-
mander au Souverain Pontife. Aussitôt, il appela ses Frères,
leur, fit part de sa vision, et termina son entretien par ces
mémorables paroles ; « L'Église romaine est la mère de
toutes les Églises et la souveraine de tous les Ordres reli-
gieux. C'est à elle que je m'adresserai pour lui recomman-
der mes Frères, afin qu'elle réprime par son autorité ceux
qui voudraient leur nuire, et qu'elle assure aux enfants de
Dieu une entière et pleine liberté. Quand ils seront sous
sa protection, personne n'osera plus les inquiéter, et les
artisans d'iniquité ne ravageront plus impunément la vigne
du Seigneur. La sainte Église romaine aura du zèle pour
maintenir la gloire de notre pauvreté ; elle ne souffrira pas
non plus que la vertu d'humilité soit obscurcie par les
nuages de l'orgueil. Elle saura punir avec rigueur les fauteurs
de dissensions, et rendra indissolubles parmi nous les liens
de la paijc et de la charité. Sous ses yeux, l'observance de
la Règle fleurira toujours, et nos pratiques religieuses
répandront partout une odeur de vie (1). »
Quelque temps après, François partit pour Rome. Il y
retrouva le cardinal Hugolin, évêque d'Ostie, qui arrivait
de sa légation de Florence, et s'ouvrit à lui de son dessein
de le demander au Saint-Père pour Cardinal protecteur de
son Ordre. Le Cardinal, après avoir favorablement accueilli
sa proposition, l'exhorta vivement à prêcher devant le Pape
et le Sacré Collège, pour se concilier leurs bonnes grâces.
François, malgré son humilité, dut céder aux instances
réitérées du prélat. Bref, aidé de ses conseils, il composa un
beau discours et mit de longues heures à le fixer dans sa
mémoire. Mais, peu habitué à ce genre d'éloquence étudiée,
(1) Tu. DE Celano, Vita secunda, p. 1, c. xvi.
232 SAINT. FRAîNÇOIS D'ASSISE.
— lions dit saint Bonaventure (1), — - au moment d'ouvrir la
bouche, il oublia tout. Cette mésaventure, qu'il avoua ingé-
nument, fut loin d'avoir un mauvais résultat. Elle servit
plutôt à mettre en lumière les mille ressources cachées de
son esprit; car le discours prépai^é, idont le texte ne nous
est pas parvenu, fut avantageusement remplacé par une de
ces chaudes improvisations dont il avait le secret et dont
une chronique contemporaine nous livre les détails, inédits
jusqu'à ce jour (2).
« Mettant toute sa confiance en Dieu )>, il ouvrit au
hasard le psautier qu'il tenait à la main. Ses yeux tombèrent
sur ce verset du psaume XLiii : « Le sujet de ma douleur est
sans cesse devant mes yeux, et ma face est couverte de con-
fusion. " Il commenta ce verset, et le mettant dans la bouche
de l'Eglise, il fit entendre les plaintes amères de cette nou-
velle Eve, épouse mystique du Christ et vraie mère des
vivants, dont la beauté intrinsèque est impérissable, sans
tache et sans déclin, « mais dont le visage est comme voilé
et souillé par les scandales de ses enfants, surtout quand
ces souillures lui viennent de ceux-là mêmes qui sont le
plus rigoureusement astreints par état à donner le bon
exemple » . L'orateur touchait ainsi aux questions qui trou-
blaient ces malheureux temps : les débordements des clercs,
et le parti qu'en tiraient perfidement les hérétiques, Vaudois
et Albigeois, pour nier les pouvoirs spirituels du. sacerdoce
et saper l'autorité temporelle des évêques. Le sujet était
délicat: François le traita en termes si mesurés et en même
temps avec tant d'énergie, qu'on sentait battre, sous les
(1) BONAV., C. XII.
(2) Anecdotes hislorùjues cI'Etienke de BounBOs, p. 215 et 407. Le récit de
S. Bonaventure était incomplet. Etienne de Bourbon est le premier et le seul qui
ait donné à la présente anecdote sa véritable physionomie, en nous indiquant le
sujet traité parle Patriarche d'Assise.
CHAPITRE XrV. 233
hardiesses de son langage, le cœur d'un fils défendant Tlion-
nenr de sa mère odieusement outragée- (1). « Subjugués par
les accents de cette éloquence inspirée, reprend saint Bona-
venture, ses nobles auditeurs reconnurent que ce n'était pas
lui qui parlait, mais que c'était l'Esprit-Saint qui parlait par
sa boucbe (2). »
Le discours achevé, François présenta sa i^equête au Pon-
tife. Honorius, à qui la personne du réformateur ombrien,
sa mission providentielle et la vision d'Innocent III étaient
connues, agréa sans difficulté une supplique qui était
pourtant une innovation, et il confia à l'évêque d'Ostie le
titre et la charge de Cardinal protecteur de l'Ordre des
Frères Mineurs.
Le cardinal Hugolin ! Arrêtons-nous un instant devant la
majestueuse figure de ce vieillard. Il nous appartient à
toutes sortes de titres, puisque, au dire de Bernard de
Besse (3), il fut non seulement l'ami personnel du Patriarche
d'Assise, mais son conseiller intime dans la rédaction de
ses trois Règles, et l'intrépide défenseur de ses Frères
contre des attaques sans cesse renouvelées.
De l'illustre maison .des comtes de Segni, neveu d'Inno-
cent III, homme d'un grand esprit et d'un cœur plus grand
encore, docteur, jurisconsulte, orateur, il réunissait en sa
personne toutes les qualités qui font les grands hommes.
Dès qu'il eut pénétré dans l'âme de François, il s'établit
entre eux une amitié qui, pour le charme des relations
comme pour la distance des rangs, rappelle celle de David
et de Jonathas (4). Cette intimité tournait au profit spirituel
de l'un et de l'autre. Le Cardinal attestait lui-même que
(1) Aneccl. liistoi:, p. 215 et 409.
(2) BONAV., C. XII.
(3) De laudibus B. Fr.
(4) Tu. DE Celano, Vita prima, p. 1, c. xxvii.
234 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
quelles que fussent ses angoisses d'esprit, elles se dissipaient
en présence du Saint. Aussi l'aimait-il tendrement, et quand
ils étaient seuls, c'était le prince de l'Église qui baisait la
main du diacre (1). Etendant son estime à tous les enfants
du saint Patriarche, il se plaisait non seulement à favoriser
l'extension de leur institut, mais encore à visiter leurs
monastères et à partager leur vie pénitente. « Que de fois
ne l'a-t-on pas vu déposer les insignes de sa dignité, revêtir
la robe de bure des Religieux, suivre pieds nus leurs exer-
cices et leur parler de Dieu! De son côté, François avait
pour lui tous les sentiments de la plus vive piété filiale,
et il se reposait sur lui de toutes les sollicitudes tempo-
relles, comme l'enfant se repose en paix sur le sein de sa
mère (2). »
Ayant su par révélation que ce vieillard monterait un
jour sur le trône pontifical, il redoubla de respect et de
vénération pour lui. En tête des lettres qu'il lui écrivait, il
avait coutume de mettre : « Au seigneur Hugolin, chef et
pasteur suprême de l'Église universelle (3). « Un jour,
averti que le Cardinal venait lui rendre visite, il s'enfuit et
se cacha dans l'épaisseur d'un bois. Le prélat, ayant fini
par découvrir le lieu de sa retraite, lui demanda d'un ton
bienveillant la raison de sa fuite. « Mon Seigneur et mon
Père, répondit l'humble François, dès que j'ai su que Votre
Seigneurie voulait m'honorer de sa visite, moi le plus pauvre
et le dernier des hommes, j'ai été couvert de confusion, et
me suis trouvé absolument indigne de recevoir un tel hon-
neur. >'
Nous ne f)ouvons résister au plaisir de reproduire une
autre anecdote, puisée dans la seconde légende de Thomas
(1) Th. de Gelano, Vita prima, p. 2, c. v; et Très soc'ii, c. xvi.
(2) Th. de Gelano, Vita prima, p. 2, c. v.
(3) Id., ib., p. 2, c. V.
CHAPITRE XIV. 235
de Gelano (1); elle nous initie mieux que la précédente au
secret des relations intimes qui unissaient ces deux person-
nages, et met dans tout leur jour la simplicité de l'un et la
bonté de l'autre. Le Saint, invité à dîner chez le Cardinal,
alla auparavant mendier par la ville quelques morceaux de
pain; puis, les déposant sur la table de son hôte, il les dis-
tribua aux convives, prélats, chevaliers et chapelains. Après
le repas, le Cardinal le prit à part et l'embrassa en lui
adressant cet aimable reproche : « Pourquoi me faire cet
affront de recourir à l'aumône, lorsque ma maison est à toi
et à tes Frères? — Seigneur, répliqua François avec un
doux sourire, je ne vous ai fait ni honte ni outrage; je vous
ai fait, au contraire, un grand honneur en invitant chez
vous Notre-Seigneur Jésus-Christ, le parfait amant de la
pauvreté volontaire. Voilà pourquoi il m'est plus doux de
m' asseoir à une table pauvre, couverte des dons de la cha-
rité, qu'à une table somptueuse, chargée de viandes et de
mets succulents. — Va, mon fils, s'écria le Cardinal, et fais
ce qui te semble bon; car je vois que le Seigneur est avec
toi. » Ces quelques faits que nous avons groupés autour de
la figure dn vénérable Cardinal, suffisent à montrer combien
il était digne de la charge qu'il avait acceptée.
La nomination officielle d'un Cardinal protecteur et l'ap-
probation solennelle de la Règle par le Saint-Siège donnaient
assurément un grand prestige aux constitutions francis-
caines; et pourtant, là n'est pas le secret de leur vitalité.
Par elles-mêmes, elles sont une lettre morte, une statue
muette. C'est en dehors d'elles, c'est dans l'esprit de l'Ordre
qu'il faut chercher le principe qui les vivifie et la sève vigou-
reuse qui les rend immortelles. Quelle est cette force
latente? Toutes les voix de l'histoire répondent : C'est l'es-
(1) Vita secunda, p. 3, v.. xix.
236 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
prit de pauvreté. Inutile d'insister sur une vérité connue de
tous. Mieux vaut nous demander : « Pourquoi le Patriarche
d'Assise a-t-il voulu et imposé cette expropriation radicale?
Pourquoi a-t-il éliminé la richesse qui est une force et un
élément de succès, et choisi la pauvreté comme instrument
de réforme sociale? » Pourquoi? Lui-même nous fournit la
réponse dans une de ces répliques qui sont une des formes
de son génie.
C'était en 1222, lors de son excursion à travers le royaume
de Naples. Son compagnon de voyage (le ton du récit nous
incline à croire que c'était l'angélique Frère Léon) aperçut,
au bord de la route, en vue des remparts de Bari, une
bourse énorme qui paraissait gonflée d'or et d'argent. Son
premier mouvement fut de solliciter du sérapliique Père la
permission de la ramasser pour la reverser dans le sein des
pauvres. François refusa. Nouvelle instance du Frère Léon,
qui finit par obtenir l'autorisation désirée. Alors, il retourne
joyeux sur ses pasj mais quand il se baisse pour saisir la
bourse, il en sort un serpent monstrueux. Et le Saint, se
tournant vers son compagnon, lui dit avec douceur : « Sou-
viens-toi que, pour le religieux, l'argent et le démon, c'est
tout un (1). » .
- Ce mot du vénérable fondateur nous livre le secret de sa
pensée. A ses yeux, l'or et le démon ne font qu'un ; c'est par
le mirage des richesses que Satan demeure le prince de ce
monde. Détrôner l'un, c'est donc détruire l'empire de l'au-
tre. Et la pauvreté parfaite sera, dans la main du moine-
apôtre, le levier qui renversera les autels du Veau d'or.
Voilà pourquoi le fils de Bernardone répète sous toutes les
formes à ses disciples : « Armez-vous de ce leAder ; déployez
ce drapeau, et vous vaincrez. »
(1) BoSAV., c. XII; et Celako, Vita secunda, p. 3, c. xiv.
CHAPITRE XIV. 237
Idée juste, puisqu'elle n'est que l'application littérale du
Beati pauperes spiritu : Bienheureux les pauvres d'esprit!
Idée féconde, mais qui, comme toutes les vérités de l'Évan-
gile, a rencontré et rencontrera toujours de nombreux contra-
dicteurs, même parmi les catholiques ! Ceux-ci reprochent,
en effet, à saint François la bassesse du moyen employé.
« La pauvreté, nous crient-ils, blesse les droits de la dignité
humaine; le progrès moderne l'a condamnée. »
Le progrès moderne l'a condamnée, mais le Fils de Dieu
l'a absoute! Bien plus, en l'épousant, il l'a ennoblie, déifiée,
comme il a déifié le travail et la douleur en les touchant.
Répudierez-vous donc l'Évangile? Renierez-vous donc le
Christ?
Il est faux, d'ailleurs, que la pauvreté blesse les droits de
la dignité humaine. Il serait plus juste de dire qu'elle les
rétablit et qu'elle est une grandeur. Elle est une grandeur,
parce qu'en étouffant l'orgueil et la cupidité, elle coupe le
mal par la racine. Elle est une grandeur, parce qu'en resti-
tuant à l'âme son empire sur les sens, elle ouvre la porte à
tous les sublimes dévouements, comme la richesse et la soif
des jouissances l'ouvrent à toutes les décadences, à toutes
les trahisons. Elle est même un bienfait social, un bienfait
immense, d'autant plus appréciable de nos jours que l'anta-
gonisme des classes nous menace d'effroyables bouleverse-
ments. « En se faisant pauvre, écrit à ce sujet Frédéric
Ozanam, le Pénitent d'Assise honorait la pauvreté, c'est-
à-dire la plus méprisée et la plus générale des conditions
humaines. Il montrait qu'on y pouvait trouver la paix, la
dignité, le bonheur. Il calmait ainsi les ressentiments des
classes indigentes; il les réconciliait avec les riches, qu'elles
apprenaient à ne plus envier. Il apaisait cette vieille guerre
de ceux qui ne possèdent pas contre ceux qui possèdent, et
raffermissait les liens déjà relâchés de la société chrétienne.
238 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
en sorte qu'il n'y eut pas de politique plus profonde que
celle de cet insensé, et qu'il avait eu raison de prédire qu'il
deviendrait un grand prince (1). «
Et cette politique profonde, ses disciples la continuent à
travers les âges. Sortis pour la plupart des rangs du peuple,
ils retournent au peuple pour l'instruire et le consoler. Et
après les avoir entendus, la haine s'éteint dans le cœur du
pauvre; la bêche paraît plus légère sur l'épaule du labou-
reur ; l'espérance rayonne dans l'échoppe de l'ouvrier, et le
mineur, privé d'air et de soleil, ne maudit plus sa destinée.
Peut-on, équitablement, après de pareilles victoires sur les
passions les plus violentes, reprocher à ces hommes aposto-
liques le drapeau qu'ils ont déployé, l'arme dont ils se sont
servis, leur robe de bure et leurs pieds nus, c'est-à-dire
leurs sacrifices et leur désintéressement?
Mais ces semeurs de la bonne nouvelle, qui les soutiendra
à leur tour dans les moments de défaillance? Qui les empê-
chera de tomber, désespérés, sur le sillon qu'ils creusent?
Toujours les hautes pensées de la foi. Ils regardent leur cru-
cifix, et retournent à leur tâche, alertes et vaillants, parce
que pour eux, comme pour leur fondateur, le poids de la
souffrance disparaît sous les joies de l'amour.
Quelquefois aussi la Providence intervient directement,
et l'on est obligé de convenir qu'elle s'est montrée particu-
lièrement prodigue à l'endroit des Frères Mineurs. Parmi
tant de faveurs singulières, qu'il nous soit permis d'en choisir
une, de préférence à toutes les autres, parce qu'elle met en
scène les deux héros de la pauvreté, le fils des Gusman à
côté du fils des Moriconi, Un auteur espagnol, disciple et
contemporain de saint Dominique, nous a transmis cet épi-
sode, dont son témoignage nous garantit suffisamment l'au-
(1) Les Poètes franciscains, p. 67.
CHAPITRE XIV. 239
thenticité. « Notre vénérable fondateur, écrit-il, alla visiter
saint François dans le couvent d'une petite ville, où celui-ci
tenait un Chapitre de son Ordre. On sait de quelle étroite
amitié ils s'étaient liés à Rome, et combien ils aimaient à
discourir ensemble des choses de Dieu. Quand vint l'heure
du repas, on avertit les deux Saints que les provisions fai-
saient complètement défaut pour le dîner. L'un et l'autre se
mirent alors en prière; et se sentant exaucés, ils firent
assembler les Religieux au réfectoire. On récita les prières
de la bénédiction avec plus de joie encore que de coutume,
et l'on s'assit. Dominique et François étaient aux places
d'honneur, les yeux levés vers le ciel. Quelques minutes
s'étaient à peine écoulées, qu'on vit entrer dans la salle
vingt jeunes hommes, qui déposèrent sur la table les pains
renfermés dans les plis de leurs manteaux, puis s'en retour-
nèrent deux à deux avec une modestie qui n'avait d'égale
que leur beauté. Après le repas, notre Père saint Dominique
fit une chaleureuse exhortation aux Frères, pour les inviter
à ne jamais se défier de la Providence, même dans la plus
extrême pénurie (1). »
Les annales séraphiques sont émaillées de traits analo-
gues, plus nombreux à l'origine, toujours gracieux comme
un sourire du ciel. Ainsi le Verbe incarné prenait à cœur le
succès d'une institution née d'un décret de sa miséricorde ;
les secours se multipliaient, proportionnés aux difficultés
de la Règle ; les conseils de l'Evangile refleurissaient en face
d'un monde étonné, et le Patriarche d'Assise, aidé de ses
Frères, parvenait, à force de persévérance, « à relever les
ruines de la maison de Dieu » .
L'œuvre est grandiose; admirons donc aussi l'homme
(1) Apud Waddinc, t. II, p. 290. — Cf. Ed. Voigt, Biogr. de saint François
d'Assise. Tubingue, 1810.
240
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
providentiel qui en fut l'artisan et y dépensa toutes ses
forces.
Déjà, en effet, à peine k^é de quarante-deux ans, il
touche au terme de sa carrière apostolique, si courte aux
yeux des hommes, si remplie devant Dieu, si féconde en
résultats pour la société. Bientôt nous raconterons les
merveilles étonnantes qui la couronnent; mais auparavant,
donnons-nous la consolation de contempler une dernière
fois les traits de ce visage irradié par l'amour.
La cortlclièrc de saint Françiiis entourant le cygne percé d'une flèclic.
(Cliàteau de Blois.)
CHAPITRE XV
PORTRAIT MORAL DE SAINT FRANÇOIS.
Raphaël a saisi et bien rendu, dans sa Madone de Foligno,
le caractère mystique du thaumaturge ombrien. Évidem-
ment, il s'est inspiré du portrait tracé par Thomas de Celano.
Le Saint est à genoux, les yeux fixés sur la Reine des anges;
encore robuste, dans la maturité de l'âge. Sa barbe, noire et
peu fournie, est inculte et négligée. Ses traits émaciés
portent l'empreinte de la lutte; mais le visage n'est pas de
ceux qui ont été troublés par les violentes passions. Il reflète
la bonté et la beauté : la bonté d'un cœur resté toujours
jeune, toujours enthousiaste du bien, et la beauté d'une âme
tout angélique. C'est dire que dans cette âme brillent à un
degré héroïque les dons les plus éminents, toutes les splen-
deurs de l'ordre moral, toutes les vertus monastiques :
l'oubli de soi, la pureté, l'esprit de dévouement et, par-dessus
tout, l'amour de Dieu, ce principe vivifiant d'où naissent tous
les héroismes sublimes, comme le ruisseau naît de sa source
et le rayon de son foyer..
Cette charité divine était si brûlante, si généreuse en
saint François, que l'Eglise et les peuples l'ont surnommé
« le Séraphin d'Assise » . Il était tout pénétré de Dieu, et,
pour ainsi parler, tout transformé en Dieu, comme le char-
bon qui, jeté dans le feu, en prend l'éclat et la chaleur.
C'est cette ardente charité qui le poussait à courir au-devant
16
242 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
des humiliations, à s'anéantir totalement, à rechercher la
palme du martyre. C'est elle qui le jetait dans de longues et
profondes extases, ou qui lui arrachait des accents enflammés
comme ceux-ci : « Je voudrais vous aimer, Seigneur très
saint ! je voudrais vous aimer. Dieu d'amour, je vous ai
consacré mon cœur et mon corps ! Si je pouvais connaître
le moyen de faire davantage pour vous, je le ferais, et je le
souhaite ardemment. »
Par suite de ces séraphiques ardeurs, sa vie était comme
un prélude de cette vie du ciel où toute l'occupation est
d'aimer. « Elle montait tout entière et perpétuellement vers
Dieu, comme un sacrifice d'agréable odeur. Il immolait son
corps par les rigueurs de la pénitence, et son âme par l'ar-
deur de ses désirs (1). » Il disait à ses disciples : « Soyez
tout amour; faites tout par amour. » La charité divine
débordait de son cœur; et de là tant d'actes héroïques, tant
de paroles sublimes qui émaillent chaque page de cette his-
toire. On s'étonnait un jour qu'avec un habit aussi pauvre
que le sien, il pût supporter les rigueurs de l'hiver. « Ah !
s'écria-t-il, si nous sentions au dedans de nous le feu du
divin amour, nous n'aurions pas de peine à supporter le froid
du dehors (2). » Dans une de ses extases, il entendit Notre-
Seigneur lui dire : « François, ton amour va jusqu'à l'excès,
jusqu'à la folie ! Tu attends de moi l'impossible, et jamais
personne ne m'a demandé les mêmes faveurs que toi. —
Seigneur, mon doux amour! répliqua François, est-ce à
vous de me reprocher cet excès, à vous qui, pour l'amour
de moi, vous êtes anéanti, avez pris une chair semblable à
la nôtre et nous avez aimés jusqu'à la folie de la Croix ? »
Il cherchait et poursuivait sans cesse son Bien-Aimé, dont
il n'était d'ailleurs séparé que par la muraille de son corps;
(i) BONAV., 6. IX.
(2) Id., c. V.
CHAPITRE XV.
243
et lui-même avouait à ses compa^ffnons qu'il le trouvait par-
tout. Remontant à l'origine première des choses, et consi-
Saint Fi'ançois, par les trois vœux de religion, triomphe des trois {jrandes forces
du mal. (Tableau du quinzième siècle.)
dérant toutes les créatures, même celles qui ne sont pas
douées de raison, comme sorties du sein paternel de Dieu,
244 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
il les appelait avec une tendresse ineffable « ses frères et ses
sœurs «. Les impies ne voient Dieu nulle part; François le
voyait partout. Toute la nature était pour lui comme un
clavecin harmonieux dont toutes les notes exaltaient ses
perfections. Il y mêlait sa voix. Héritier de l'esprit des pro-
phètes, il invitait tous les êtres de la création, « les fleuves
et les mers, les montagnes et les vallées, les prairies et les
troupeaux de bêtes, les hommes et les anges, à louer leur
Créateur; et il demeurait au centre de ce concert, comme
un musicien inspiré, résumant dans son âme toutes les
sublimes harmonies, pour les faire remonter en adorations
brûlantes vers Celui qui est la source de toute harmonie et
de toute beauté (1) » •
Vers la fin de l'année 1224, s'étant retiré à cause de ses
infirmités dans une pauvre petite cellule, voisine du monas-
tère de Saint-Damien, il eut une extase où l'esprit de Dieu
l'assura de son salut éternel, et à la suite de laquelle il
ordonna à Frère Léonard, son compatriote, de prendre la
plume et d'écrire. Alors, il entonna le Cantique du Soleil,
sublime improvisation que « le roi des vers 75 , Frère Paci-
fique, réduisit peut-être à un rythme plus harmonieux ou
plus exact, et que Thomas de Celano mentionne sous le titre
d'Hymne de la création (2). En voici la traduction :
CANTIQUE DU SOLEIL
« A VOUS, très haut Seigneur, appartient la louange, la gloire,
'honneur et toute bénédiction. On no les doit qu'à vous, et nul
homme n'est digne de vous nommer.
« Loué soit Dieu mon Seigneur par toutes les créatures, et spécia-
lement par mon frère le soleil, qui nous dispense la lumière et le
jour! Il est beau et i-ayonnant d'une vive splendeur, et il rend témoi-
gnage de vous, ô mon Dieu.
(1) Tu. DE Celano, Vita prima, p. 1, c. xxix.
(2) Tu. DE CEh,\.J<iO, Vita secunda, Tp. 3, c. cxxxviii.
CHAPITRE XV. 245
u Loué soit mon Seigneur par notre sœur la lune et par les "étoiles,
qu'il a suspendues, comme autant de lampes claires et brillantes, à
la voûte du firmament.
« Loué soit mon Seigneur par notre frère le vent, par l'air, par le
temps calme et par les tempêtes, et par toutes les saisons par lesquelles,
ô mon Dieu, vous entretenez la vie de vos créatures.
« Loué soit mon Seigneur par notre sœur l'eau, qui est très utile,
humble, précieuse et chaste.
a Loué soit mon Seigneur par notre frère le feu, qui dissipe les
ombres de la nuit, et qui est beau, agréable à voir, indomptable et
puissant.
« Loué soit mon Seigneur par notre mère la terre, qui nous porte,
nous nourrit, et produit une si belle variété d'herbes, de fleurs et de
fruits. »
Peu de jours après, un conflit éclata entre l'évêque
d'Assise et les magistrats de la cité. Don Guido fulmina
contre eux l'interdit, et, de leur côté, les consuls mirent le
prélat hors la loi. François, affligé d'une pareille dissension,
ajouta à son cantique la strophe suivante, que ses Frères
chantèrent à deux chœurs devant les deux partis, et qui
rétablit aussitôt la concorde :
a Loué soit mon Seigneur par ceux qui pardonnent facilement pour
son amour et qui supportent patiemment les maladies et les tribula-
tions. Bienheureux ceux qui vivent en paix, parce qu'ils seront cour-
ronnés dans le ciel ! »
Enfin, lorsque Notre-Seigneur lui eut révélé, au couvent
de Foligno, qu'après deux ans de souffrances, il serait
délivré de la prison de son corps et transporté dans le séjour
de l'éternel repos, il termina son hymne d'amour par ce cri
de reconnaissance :
« Loué soit mon Seigneur par notre sœur la mort corporelle, à
laquelle nul enfant des hommes ne saurait échapper. Malheur à qui
trépasse en état de péché momel ! Bienheureux, ô mon Dieu, ceux
que la mort trouve dociles à vos très saintes volontés, parce que la
seconde mort ne pourra les atteindre!
246 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
« Louez et bénissez mon Seigneur, vous qui êtes ses d'éatures;
rendez-lui grâces et le servez en toute humilité. »
Tels, sous l'inspiration divine, les trois jeunes gens Ana-
nias, Mizaèl et Azarias, se promenant au milieu des flammes
de la fournaise de Babylone, comme on se promène sous
la bise rafraîchissante du matin, entonnaient ce cantique
débordant de poésie :
OEuvres du Seigneur, bénissez-le, louez-le, exaltez son nom dans tous
les siècles !
Cieux, bénissez le Seigneur !
Étoiles du ciel, bénissez le Seigneur !
Pluie et rosée, bénissez le Seigneur!
Vents et tempêtes, bénissez le Seigneur!
Feux des étés, bénissez le Seigneur !
Froids des hivers, bénissez le Seigneur!
Lumière et ténèbres, bénissez le Seigneur!
Eclairs et nuages, bénissez le Seigneur!
Montagnes et collines, bénissez le Seigneur!
Herbes et plantes qui germez en terre, bénissez le Seigneur!
Sources et fontaines, bénissez le Seigneur !
Eaux des mers et des fleuves, bénissez le Seigneur !
Poissons qui respirez sous les eaux, bénissez le Seigneur !
Oiseaux du ciel, bénissez le Seigneur!
Bêtes sauvages et troupeaux, bénissez le Seigneur !
Le Cantique du Soleil était tout à la fois un hymne et une
prière. Le vénérable fondateur voulait que ses Frères l'ap-
prissent et le récitassent chaque jour. Ce poème est bien
court, et cependant toute l'âme du Saint, la richesse de son
imagination, la hardiesse de son génie ont passé dans cette
œuvre, et l'on y sent comme un souffle de ce paradis ter-
restre de l'Ombrie, où le ciel est si doré et la terre si chargée
de fleurs.
Pour cet homme séraphique, la création rentrait dans le
plan primitif de la Providence, si douloureusement brisé par
le péché. Pour lui, tout chantait dans la nature. Les fleurs
CHAPITRE XV. 247
et l'encens de leur corolle, les astres du firmament et leur
éblouissante lumière, tout prenait une voix pour exalter son
Seigneur et Maître. Delà son attention aux secrètes harmo-
nies du globe. « Ses heures se passaient quelquefois à louer
Findustrie des abeilles, et lui qui manquait de tout leur fai-
sait donner en hiver du miel et du vin, afin qu'elles ne
périssent pas de froid (1). «
Il aimait à proposer pour modèle à ses disciples la vigi-
lance des alouettes. Voyant un jour une troupe de ces
oiseaux, à la robe grise comme la sienne, s'élever dans les
airs en chantant, à mesure qu'ils avaient pris quelques
grains sur la terre : « Considérez ces douces créatures, dit-il
à ses Frères. Elles nous apprennent à rendre grâces à notre
. commun Père qui nons donne le pain de chaque jour, à ne
manger que pour sa gloire, à mépriser la terre et à nous
élever au ciel, où doit être notre conversation. » Les
alouettes étaient ses oiseaux de prédilection \ il louait en elles
leur détachement de la terre, comme il blâmait dans les
fourmis leur zèle excessif à faire des provisions pour l'hiver.
Un soir, au moment où il allait prendre son repos dans
son ermitage de l'Alverne, il entendit le chant d'un rossi-
gnol. Tout joyeux et vivement ému, il pria son compagnon
de chanter alternativement avec l'oiseau les louanges du
Très-Haut. Sur le refus du Frère Léon, qui s'excusa sur sa
mauvaise voix, il se mit à répondre lui-même au chantre
ailé des bois, et il continua ainsi jusqu'à une heure fort
avancée de la nuit. S'étant trouvé à bout de force le pre-
mier, il fit venir le petit oiseau sur sa main, le caressa dou-
cement, le félicita d'avoir remporté la victoire, et dit au
Frère Léon : « Donnons à manger à notre frère le rossignol,
' car il le mérite mieux que moi. y> Le rossignol mangea quel-
(1) Tir. DE Celano, Yita secunda, p. 3, c. ci.
248 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
ques miettes de pain dans la main du séraphique Père, et
s'envola avec sa bénédiction (1).
Après les oiseaux, le Saint chérissait d'une affection toute
particulière les brebis et les agneaux, jîarce qu'ils lui rap-
pelaient l'Agneau sans tache, immolé sur le Calvaire pour
la rédemption des hommes. Rencontrait-il ces bêtes innof-
fensives, lorsqu'on les menait à la boucherie, il pleurait d'at-
tendrissement, et ne s'en allait pas qu'il ne les eût rachetées
de la mort. Apercevant un jour une pauvre petite brebis qui
paissait seulette au milieu d'un troupeau de boucs, il dit à
ses Frères en poussant un profond soupir : « C'est ainsi que
notre doux Sauveur était au milieu des Juifs et des Phari-
siens! » Ses compagnons résolurent d'acheter la brebis;
mais ils n'avaient pas d'argent et ne possédaient rien au
monde que leurs manteaux. Un marchand qui passait s'émut
de leur peine, payala brebis et la donna à François ; le Saint
emmena la brebis avec lui et la confia aux soins des reli-
gieuses de San Severino (2).
« A Notre-Dame des Anges, on lui fit présent d'une autre
brebis, qu'il accepta avec le même bonheur. Il l'avertissait
de se montrer attentive à louer Dieu et à ne jamais offenser
les Frères; et celle-ci obéissait fidèlement aux recomman-
dations de son maître. Dès qu'elle entendait les Religieux
chanter au chœur, elle accourait d'elle-même à l'église, se
rendait à l'autel de la Sainte Vierge et saluait par ses bêle-
ments la Mère du véritable Agneau. A la messe, au moment
où le prêtre élève la sainte Hostie, elle ployait les genoux et
inclinait la tête, comme pour inviter les fidèles à venir adorer
leur Créateur et pour reprocher aux incrédules leurs irré-
vérences envers l'auguste sacrement de nos autels. — Pen-
dant son séjour à Rome en 1222, François menait toujours
(1) Bautiiélemy DE PiSE.
(2) Th. de Celano, Vita prima, p. 1, c. xxviii.
CHAPITRE XV.
249
avec lui un petit agneau. Avant de faire ses adieux à la Ville
éternelle, il confia cet agneau à son illustre et pieuse amie,
Giacoma de Settesoli. L'agneau se fit Finséparable compa-
-7'"iiiisg5?1!5û^ I iiii'mii lijii 11 H 'i
Prédication tle saint François aux oiseaux.
(Miniature d'un psautier du treizième siècle.)
gnon de la noble dame, la suivant à l'église, y restant et en
revenant avec elle. Le matin, était-elle endormie ou moins
diligente à se lever? Il allait à son lit, la réveillait par ses
bêlements, comme pour lui rappeler que l'heure était venue
d'aller servir Dieu. Aussi Giacoma conservait-elle avec un
250 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
amour mêlé d'admiration cet agneau merveilleux qui, de
disciple de saint François, était devenu pour elle un maître
en dévotion ( 1 ) . »
N'oublions pas un autre détail qui n'est petit qu'en appa-
rence, car rien n'est petit aux yeux de la foi. Notre Bien-
heureux écartait d'une main délicate les vers qu'il rencon-
trait sur le chemin, de peur qu'ils ne fussent écrasés sous les
pieds des passants. Le Psalmiste n'avait-il pas dit du Christ :
« Je suis un ver, et non pas un homme «?
Aux yeux de François, les créatures inanimées avaient un
langage et un sens mystérieux. Il aimait notre sœur l'eau,
parce qu'au baptême elle porte le sang de Jésus-Christ; et
quand il se lavait, il cherchait un endroit où, en tombant,
elle ne pût être souillée. Il révérait dans les pierres la figure
de Celui qui est la pierre angulaire de l'Evangile. Il recom-
mandait à ses Frères, lorsqu'ils coupaient le bois sur la
montagne, de laisser de forts rejetons, en souvenir du Verbe
incarné qui a voulu mourir pour nous sur l'arbre de la Croix.
Il s'arrêtait devant une fleur, longuement, avec admiration;
mais son esprit se reportait aussitôt à cette fleur mystique,
sortie de la tige de Jessé, et dont le parfum réjouit l'uni-
vers (2).
Un de ces mots heureux qui lui échappaient souvent,
nous semble résumer toute sa pensée sur ce sujet.. On se
souvient avec quel respect il relevait tout lambeau d'écri-
ture tombé dans la poussière, de peur de fouler aux pieds
quelque passage qui traitât de Dieu ou des perfections
divines. Comme un de ses disciples lui demandait un jour
pourquoi il recueillait avec le même scrupule les écrits des
païens : " Mon fils, répliqua-t-il, c'est parce que j'y trouve
les lettres dont se compose le glorieux nom du Seigneur;
(1) BONAV., C. VIII,
(2) Tu. DE Celano, Vita prima, p. 1, c. xxix.
CHAPITRE XV. 251
car le bien que renferment ces écrits n'appartient pas au
paganisme ni à l'humanité, mais à Dieu seul, auteur et
source de tout bien (1). » « Et en effet, s'écrie à ce propos
Frédéric Ozanam, toutes les. littératures sacrées et profanes
sont-elles autre chose que les caractères avec lesquels Dieu
écrit son nom dans l'esprit humain, comme il l'écrit dans le
ciel avec les étoiles (2)? »
Esprit droit et ami du beau; cœur d'une tendresse exquise,
même pour les créatures privées de raison, s'intéressant à
ce que les plus chétives d'entre elles eussent la part de bon-
heur qui leur est propre, la plante son rayon de soleil,
l'oiseau son nid et sa couvée; grand amant de la nature,
non pour elle-même, mais parce que derrière le voile de la
fragile créature, sa foi découvre Celui qui, chaque jour, sème
à pleines mains dans l'univers la vie et la fécondité : voilà
bien saint François tel que nous le dépeignent ses histo-
riens les plus autorisés, « Virum christianissimum (3) » ,
chrétien en tout, jusque dans les moindres détails, et se
servant de la nature comme d'un échelon pour monter jus-
qu'à Dieu.
C'est l'amour qui fait les justes et mesure leur degré de
perfection ; c'est l'amour qui place les séraphins au sommet
des hiérarchies angéliques. Que dire, dès lors, de la sain-
teté du Séraphin d'Assise? Sainteté éminente; tout inté-
rieure, il est vrai, mais qui rayonne au dehors et dont les
reflets sont admirables! A force d'humilité, de larmes et
surtout d'amour, il avait pour ainsi dire reconquis l'inno-
cence primordiale et semblait avoir recouvré les privilèges
dont jouissaient nos premiers parents au jour de leur créa-
tion. Il était parfaitement soumis à Dieu ; et la créature infé-
(1) Tii. DE Gelano, loc. cit.
(2) Ozanam, les Poètes franciscains, p. 55.
(3) BoNAv., c. XIV. Cf. Th. de Gelano, Vila prima, p. 1, c. xxix.
252 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
rieure, à son tour, rentrant pour lui dans l'ordre détruit
par le péché, se montrait si docile à sa voix, que pour
retrouver une pareille obéissance, il faut remonter jusqu'à
l'âge d'or du paradis terrestre. Sans doute, avant lui, plu-
sieurs Saints avaient plus ou moins ressaisi le sceptre tombé
des mains d'Adam : les Pères de la Tliébaïde étaient servis
par les corbeaux; les lions du désert venaient lécher les
pieds d'Andronicus et se coucher devant Vite, Modeste et
Crescence ; saint Gall commandait aux ours des Alpes ;
saint Golomban, traversant la forêt de Luxeuil, était réjoui
par le chant des oiseaux, et voyait les écureuils descendre
des arbres pour se poser sur sa main; mais ancun n'a égalé
le thaumaturge de l'Ombrie. Cet ancien empire de l'homme
avant sa chute, François l'exerçait, non en passant, mais
d'une manière permanente; et c'est un fait acquis à l'his-
toire, qu'il commandait en maître à toute la nature, et que
toute la nature lui obéissait comme si elle eût été douée
d'intelligence.
Lorsqu'il sortait du couvent de Notre-Dame des Anges
pour parcourir les plaines de l'Ombrie, les animaux
saluaient en lui le roi de la création. N'apercevant plus que
l'empreinte divine sur cette figure amaigrie, où il n'y avait
presque plus rien de terrestre, et n'éprouvant plus dès lors
cette horreur instinctive que leur inspirent notre état de
déchéance et notre dureté, ils entouraient le Saint pour
l'admirer et le servir. Les lièvres et les lapins se réfugiaient
dans les plis de sa robe. Traversait-il un pâturage, les bre-
bis, s'entendant saluer du doux nom de sœurs, levaient la
tête et accouraient vers lui, laissant les bergers stupéfaits.
Et lui-même, sevré depuis si longtemps des jouissances de
la compagnie des hommes, prenait plaisir à ces fêtes que
lui faisaient les animaux des champs.
Sur les bords du lac de Rieti, un pêcheur lui offrit un
CHAPITRE XV. 253
oiseau de rivière vivant; François l'accepta de g^rand cœur,
le tint quelque temps dans ses mains, puis les ouvrit pour
lui rendre la liberté. Mais l'oiseau ne s'envola point. Alors,
le Saint, dans un transport de reconnaissance et d'amour
envers Dieu, leva les yeux au ciel et demeura plus d'une
heure en extase. Etant revenu à lui, il bénit son frère le
petit oiseau, et lui commanda de gagner les plaines de l'air,
pour y chanter les louanges du Créateur; et aussitôt l'oiseau
battit des ailes et s'enfuit dans une joyeuse envolée.
Sur ce même lac, un batelier lui présenta un jour un
gros poisson qu'il venait de prendre. François garda
quelque temps le poisson entre ses mains, puis le remit
à l'eau. Au lieu de se sauver, le poisson demeura au
même endroit, jouant à fleur d'eau en présence du Saint,
comme s'il n'eût pu se séparer de lui. Il ne plongea au
fond du lac que sur l'ordre du séraphique Père et après
avoir reçu sa bénédiction (1).
Prêchant dans le village d'Alviano, et ne pouvant se
faire entendre à cause des hirondelles qui avaient leurs
nids près de là, François leur dit : « Hirondelles, mes
sœurs, vous avez assez parlé. Laissez-moi parler à mon
tour. Écoutez la parole de Dieu, et gardez le silence
pendant le temps que je prêcherai. » Elles ne dirent plus
un seul petit mot, et ne remuèrent pas même les ailes.
Saint Bonaventure, à qui nous empruntons tous ces détails
intéressants, ajoute que, de son temps, un jeune étudiant
de Parme, troublé dans son travail par le gazouillement
d'une hirondelle, dit à ses condisciples : « Voilà sans doute
une de ces babillardes qui troublaient le Bienheureux
François dans sa prédication et auxquelles il imposa
silence! » Et, se tournant vers l'hirondelle, il lui dit :
(i) BOiSAV., C. VIII.
254 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
« Au nom de saint François, je t'ordonne de garder le
silence et de venir à moi. » Elle se tut et vint à lui.
L'écolier fut tellement surpris de ce prodige, qu'il demeura
immobile et ne songea pas à la retenir. L'oiseau s'envola
et ne l'importuna plus (1).
Au couvent de Notre-Dame des Anges, une cigale vint
à chanter sur un figuier, tout près de la cellule de François.
Il l'appela; elle accourut aussitôt se placer sur sa main.
« Ma sœur la cigale, lui dit-il, chante et loue le Sei-
gneur. » Sur-le-champ, elle se mit à chanter, et elle ne
s'arrêta que sur l'ordre du Bienheureux. Elle demeura
ainsi pendant huit jours, allant et venant de son figuier à
François. Au bout de ce temps, il dit à ses compagnons :
« Il y a assez longtemps que notre petite sœur la cigale nous
invite à louer Dieu, donnons-lui son congé. » Au même
moment, elle se retira, et ne reparut plus (2).
Plus tard, sur le mont Alverne,' un faucon dont l'aire
était voisine de la grotte du Saint, s'attacha singulièrement
à sa personne et s'établit, pour ainsi dire, son veilleur de
nuit. Quand venait l'heure des Matines, il ne manquait pas
de chanter à la porte de François et de l'éveiller longtemps
avant l'aube. Les infirmités du Saint étaient-elles plus
grandes? l'intelligent oiseau tardait jusqu'au lever du soleil,
et encore ne chantait-il qu'à mi-voix (3).
Dans les dernières années de François, pendant qu'il était
à Sienne, un chevalier lui envoya un beau faisan. Dès que
la charmante bête eut vu le serviteur de Dieu et entendu sa
voix, elle le prit en telle affection qu'elle ne voulut plus se
séparer de lui. Plusieurs fois on la porta dans les vignes
pour lui rendre sa liberté; elle revenait d'un vol rapide vers
(1) BONAV., C. XII.
(2) Id., c. VIII.
(3) Ici., c. VIII,
CHAPITRE XV. 255
le séraphique Père. On la donna à un seigneur qui aimait
beaucoup saint François et venait souvent le visiter; elle
refusa toute nourriture. Rapportée au Bienheureux, elle
manifesta sa joie par mille gentillesses et se mit à manger
avec appétit (1).
Les bêtes fauves elles-mêmes se sentaient attirées vers
riîumble Pénitent d'Assise; elles respectaient en lui un
reflet de la puissance primitive d'Adam et de l'idéale beauté
du Créateur, et en sa présence elles perdaient leur férocité.
On se souvient de la « conversion du loup de Gubbio » .
Mais combien d'autres exemples du même genre!... Un
jour que le saint Patriarche se rendait de Cotanello à Greccio,
il promit à son guide que les loups qui infestaient la mon-
tagne ne lui feraient aucun mal. Rassuré par cette promesse,
le paysan conduisit le Saint jusqu'à Greccio; à son retour,
au moment où il s'engageait dans les gorges de la montagne,
deux loups débouchèrent delà forêt, s'approchèrent de lui,
lui léchèrent les pieds et l'accompagnèrent jusqu'à son
logis, comme font les chiens pour leurs maîtres. — « Les
habitants de Greccio, ayant appris l'arrivée du célèbre
thaumaturge, vinrent le supplier avec larmes de les délivrer
du double fléau qui les désolait, les loups et la grêle. Touché
de compassion, François leur dit : « A l'honneur et à la
gloire du Dieu tout-puissant, je vous promets que si vous
faites de dignes fruits de pénitence, ces calamités disparaî-
tront. Mais, je vous le prédis en même temps, si vous payez
d'ingratitude les bienfaits de Dieu, si vous imitez le chien
qui retourne à son vomissement, l'Eternel sévira contre
vous et doublera le châtiment. » Les habitants de Greccio
s'engagèrent publiquement à faire pénitence, et le Ciel se
chargea d'exécuter l'autre partie du contrat. Tant qu'ils
(1) BoNAv., loc. cit. Tu- DE Celano, Vita secunda, p. 3, c. ciii-ûvii.
256
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
demeurèrent fidèles à leur promesse, ni les loups ne déci-
mèrent leurs troupeaux, ni la grêle ne dévasta leurs mois-
sons (1).
Tel est l'ensemble des qualités, des vertus et des privi-
lèges de saint François, ensemble si harmonieux, si ravis-
sant, si élevé au-dessus de toute beauté terrestre, que cette
figure séraphique n'a point d'égale dans l'histoire des
siècles, et que les grands maîtres de la peinture l'ont
regardée comme le type de l'homme régénéré. A six siècles
de distance, elle a encore le don de nous émouvoir, de
nous enthousiasmer, de nous ravir; et quand nous cherchons
à traduire nos sentiments d'admiration, nous sommes obligés
d'emprunter nos expressions au Prophète royal et de nous
écrier avec lui : « Mirabilis Deus in Sanctis suis : Dieu est
admirable dans ses Saints », qui sont le chef-d'œuvre de sa
grâce et l'idéal de la nature humaine guérie par le sang
rédempteur de la Victime du Calvaire.
(1) Tu. DE Celano, Vita secunda, p. 2, c. v; et Bonav., c. viii.
Invention du corps de saint François. (Médaille frappée sous Pie VII.)
CHAPITRE XVI
LE MONT ALVEUNE,
(1224)
Au fond de la Toscane, au centre des Apennins, à moitié
chemin entre Arezzo et Florence, s'élève une roche dont la
tête sourcilleuse domine les montagnes environnantes, et
dont le pied est baigné à l'orient par le Tibre, à l'occident
parl'ArnOjle GorsaloneetlArchiana : c'est l'Alverne, mon-
tagne bénie que nous appellerions volontiers, s'il nous était
permis de nous servir des souvenirs de l'Evangile, le
Thabor et le Calvaire de saint François. C'est là, en effet,
que son esprit goûtera les plus enivrantes délices de l'union
mystique, et que sa chair sera transpercée par le glaive de
feu du Séraphin.
Le séjour du Bienheureux sur cette montagne et les
faveurs spirituelles qu'il y reçut ont tracé dans l'histoire
un sillon trop lumineux pour ne pas attirer nos regards et
ne pas fixer notre attention.
C'est en l'année 1213 que le nom de l'Alverne est pro-
noncé pour la première fois dans l'histoire de notre Saint.
Celui-ci était alors en route pour se rendre en Espagne, et de
là au^Maroc. Il lui arriva, durant le trajet, de passer au pied
du château de Montefeltro, au moment où l'on se préparait
à yr^donner un tournoi. Déjà la bannière seigneuriale flottait
n
258 . SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
sur la porte d'entrée; la cour d'honneur retentissait sous
le pas des palefrois, et le son des trompettes, partant du
haut des tours crénelées, annonçait au loin l'ouverture de
la fête. Un jeune comte de Montefeltro, ayant fait sa veillée
d'armes dans l'antique chapelle de ses pères, s'avançait
pour être armé chevalier en présence de toute la noblesse
florentine. François, qui aimait ces sortes de fêtes à la fois
religieuses et militaires, dit à son compagnon de voyage :
« Frère Léon, montons au château ; nous y ferons, Dieu
aidant, un chevalier spirituel. « Lorsque les cérémonies
furent terminées et les chevaliers réunis sur la cour d'hon-
neur, François monta sur un tertre et développa magnifi-
quement devant son noble auditoire ces deux vers italiens :
« Tanto è il bene ch'io aspetlo,
u Cliogni pena raè diletto. »
«Le bien que je désire est si grand,
« Que toute peine m'est un plaisir. »
Il cita tour à tour l'exemple des Apôtres, puis des martyrs
et des confesseurs de la foi, qui s'exposaient volontiers à
toutes sortes de supplices pour conquérir le ciel. Les sei-
gneurs, pénétrés d'une émotion involontaire, recueillaient
toutes ses paroles avec le même respect que si elles fussent
tombées des lèvres d'un Ange. L'un d'eux, le comte Orlando
deChiusi diGasentino,une de ces âmes d'élite qui sont dans
le monde sans être du monde, se détache du groupe à l'issue
de la prédication, aborde le Saint, et, le tirant à l'écart, lui
dit : « Père, il y a longtemps que je soupire après cette
heure ; je désire tant m' entretenir avec vous du salut de
mon âme ! » François, aussi discret que zélé, lui répond
avec un aimable sourire : « Volontiers, mais pas mainte-
nant; assistez d'abord à la fête, et après le repas, nous
converserons ensemble tant qu'il vous plaira. » Orlando
CHAPITRE XVI. 259
suivit le conseil du Saint. Le banquet une fois terminé, il
accourut près de François, et ils discoururent longtemps
ensemble du bonheur du ciel et des moyens d'y parvenir.
A la fin de cet entretien tout céleste et trop court à son gré,
le comte Orlando dit au Bienheureux : « J'ai dans mes
domaines une de ces montagnes sauvages qui portent l'esprit
au recueillement. Visitez-la ; si elle vous plaît, je vous la
donnerai de grand cœur, à vous et à vos compagnons, pour
le salut de mon âme. » François accepta la proposition, et
promit d'envoyer immédiatement deux de ses Frères pour
visiter le mont Alverne, pendant qu'il poursuivrait sa route
vers l'Espagne (1).
Les deux Religieux choisis par le saint Patriarche mon-
tèrent au château de Chiusi, vieux manoir dont on aperçoit
encore aujourd'hui les ruines imposantes sur les bords de
la petite rivière de la Rasina, à un mille de l' Alverne. Le
comte Orlando les reçut avec bonheur, rassembla une
escorte de cinquante hommes armés, pour se défendre des
bêtes fauves et des brigands, et se mit lui-même à la tête de
la petite caravane. L'ascension de la montagne est pénible,
mais sans monotonie. Ses premiers mamelons sont d'une
extrême aridité ; çà et là, des ravins, des blocs de granit
jetés comme au hasard, des chênes rabougris qui ont peine
à grandir assez pour donner leur ombre au voyageur. Aux
deux tiers de sa hauteur, la montagne change d'aspect; la
pente devient moins raide, et le sol moins infécond. Puis,
tout à coup, se dresse à pic devant vous le géant de ces
montagnes, roche immense aux parois perpendiculaires
comme une muraille et couronnée d'une luxuriante forêt de
hêtres et de sapins; c'est l' Alverne. Cette nature âpre et
sauvage, effrayante et sublime, plut aux deux Frères explo-
(1) Fioretti, première considération sur les stigmates.
260
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
rateurs. Ils acceptèrent au nom de François la donation que
leur fit Orlando, et se bâtirent à la hâte une cabane et un
oratoire, où ils psalmodièrent l'office divin, pour prendre
possession de la montagne par la prière (1).
C'était, d'après les documents pontificaux, le 8 mai
1213(2).
A son retour d'Espagne, François se fit rendre compte
LE MONT ALVERNE.
de ce qui s'était passé. Les Frères lai dépeignirent cette
solitude sous de si belles couleurs, qu'il dit à ceux qui
l'entouraient : « Chers fils, le carême de la Saint-Michel
approche j je crois que Dieu nous appelle à le passer sur
cette montagne, pour la consacrer par la pénitence au Sau-
veur, à sa glorieuse Mère et aux saints Anges. « Et il se mit
aussitôt en route, accompagné de quatre Frères, qui étaient
(1) Fioi'etti, loc. cit.
(2) Bref iicef is [liullar. francise., t. IV, p. 156, n. 4j.
CHAPITRE XVI. 261
chargés de le protéger contre les indiscrétions des visiteurs,
et que Thomas de Gelano (1) désigne suffisamment par
leurs qualités respectives : Léon, Rufin, Ange et Masséo.
« Mon fils, dit-il à Masséo, tu seras notre supérieur pendant
tout le voyage. En chemin, nous garderons les usages du
couvent, en récitant l'office divin, observant le silence et
nous confiant à la garde de la Providence pour le ^îte et le
couvert. » Les trois Religieux inclinèrent la tète, et Masséo
prit la direction de la petite troupe. La première nuit se
passa dans un couvent de l'Ordre, La deuxième nuit, le
mauvais temps et la fatigue obligèrent nos voyageurs à
chercher un abri dans une des églises de Capraro, au pied
de l'Alverne. Là, les quatre compagnons du Saint s'endor-
mirent d'un profond sommeil. François seul demeura en
prière ; mais il eut à subir un terrible assaut de la part des
démons. Ces malins esprits, furieux de voir qu'il ruinait
leur empire, lui apparurent sous des formes effrayantes, se
précipitèrent sur lui, le frappèrent à coups redoublés et le
laissèrent à demi mort sur le pavé. Au plus fort du combat,
François, semblable au soldat qui se bat vaillamment sous
les yeux de son capitaine, tenait son cœur élevé vers l'invi-
sible Roi des siècles. « Seigneur Jésus, s'écria-t-il, je
vous rends grâces pour tous vos bienfaits, et particulière-
ment pour celui-ci, qui m'est un gage manifeste de votre
amour. Vous punissez mes péchés en ce monde, pour m'é-
pargner dans l'autre. Mon cœur est prêt à souffrir mille
fois plus, si c'est votre sainte volonté (2). »
Le lendemain matin, François se trouvait réduit à un tel
état de faiblesse qu'il ne put continuer le voyage à pied.
Ses compagnons allèrent au village voisin, et rencontrèrent
(1) Vita sccunda, p. 2, c. ii.
(2) Tii. DE Gelano, Vita secunda, p. 3, c. lxiii ; et Fioretti, loc. cit.
262 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
un brave laboureur qui leur prêta volontiers son âne pour
leur Bienheureux Père et se joignit à leur compagnie. On se
remit en route; le saint Patriarche ouvrait la marche^ assis
sur sa paisible monture; le paysan et les Frères le suivaient
à quelque distance. Tout en gravissant les premiers mame-
lons de la montagne, lé paysan dit à François : « Père,
dites-moi la vérité , êtes-vous vraiment ce François d'Assise
dont on parle tant? — Oui, répondit le Saint. — Eh bien!
reprit cet homme, croyez-moi, appliquez-vous à être aussi
bon que les gens le disent, afin qu'ils ne soient pas trom-
pés dans leur confiance. » Charmé de tant de simplicité,
l'humble François descend de sa monture et lui baise les
pieds, en le remerciant de son bon conseil; puis il remonte
sur son âne (1).
Cependant, à mesure que l'on avançait dans les gorges
sinueuses de l'Alverne, la montée devenait plus rapide, le
sentier plus abrupt, le soleil plus brûlant. Le paysan, exté-
nué de soif et de chaleur, s'écria tout à coup : « Je n'en puis
plus! Je me meurs, si je ne trouve à boire. » Mais il n'y
avait pas une goutte d'eau dans ce désert. François eut
pitié du pauvre laboureur, et, les bras tendus vers le ciel, il
se mit à implorer le secours de la Providence, avec cette
pleine confiance qui est le plus sûr garant du succès. N'est-
il pas écrit que Dieu est un père, le meilleur et le plus
tendre des pères, et qu'il s'incline aux moindres désirs de
ceux qui l'aiment? Bientôt, sentant que sa prière était
exaucée, le Bienheureux se tourna vers le paysan, et lui
dit en lui montrant du doigt un bloc de pierre : « Vois-tu
cette roche? Vas-y ; tu trouveras une source limpide que
le Sauveur, dans sa miséricorde et sa bonté pour toi, vient
d'en faire jaillir pour te désaltérer. » Cet homme crut à la
(1) Fioreltl, première considération sur les sti{;mates.
Comment saint François, montant à l'Alverne, fit jaillir une source pour apaiser
la soif de son guide. (D'après Giotto.)
264 SAINT FllANÇOIS D'ASSISE.
parole du Saint; il le reg^ardait comme un nouveau Moïse
tout-puissant sur le cœur de Dieu. Il courut à l'endroit indi-
qué, et y trouva, en effet, une eau fraîche et délicieuse.
Lorsqu'il eut étanclié sa soif, la fontaine miraculeuse cessa
de couler et disparut pour toujours (I).
Nos voyageurs atteignirent enfin la crête de la montagne,
et le bonheur d'être arrivés leur fit oublier les fatigues de
l'ascension. François s'assit sous un hêtre aux rameaux
touffus, et, contemplant de là l'immense panorama qui se
déroulait sous ses yeux, il fut ravi de la beauté du site.
La solitude de l'Alverne lui plut; l'austère majesté des mon-
tagnes l'enchanta. Au même moment, une nuée d'oiseaux
s'abattirent autour de lui, Voltigeant sur sa tête, sur ses
mains, sur ses épaules, et lui souhaitant la bienvenue par
leurs cris et leurs battements d'ailes. Quoique habitué à
leurs caresses, il fat tout émerveillé de ce spectacle, et dit
à ses compagnons : « Je vois qu'il nous faut rester ici,
puisque notre arrivée cause tant de joie à nos frères les
oiseaux (2). »
Orlando, ayant appris que François était sur les hauteurs
de l'Alverne, y accourut en toute hâte, accompagné de ses
hommes d'armes et muni des provisions nécessaires. Il
trouva les Religieux en prière. Le saint Patriarche se leva
aussitôt pour aller au-devant de son noble visiteur, et le
conduisant sous un très beau hêtre, à un jet de pierre envi-
ron des cellules des autres Frères : « Merci, lui dit-il, de
nous avoir fait don de cette sainte montagne ! Et maintenant,
si vous voulez mettre le comble à vos bienfaits, construisez-
moi une petite cabane faite de branchages et qui ait pour
voûte les rameaux de cet arbre. » Le comte donna immé-
diatement ses ordres pour satisfaire au désir du Saint. On
(1) Tu. DE GiïLANO, Ylta sccunda, p. 2, c. xv; et Bonav., c. viï.
(2) BoNAV., c. vm.
CHAPITRE XVI. 265
comprend combien un tel oratoire, ayant pour piliers les
troncs vigoureux d'un hêtre séculaire, pour ogives les bran-
ches entrelacées de l'arbre, pour parure un feuillage aux
mille nuances, doré par le soleil couchant, pour tapis le
gazon émaillé de renoncules d'or et de polygalas bleus, et
laissant une échappée sur l'azur du ciel, devait plaire à un
esprit contemplatif comme celui de François d'Assise. Le
soir, quand vint l'heure du départ pour le comte Orlando,
notre Bienheureux le remercia en termes chaleureux de sa
visite et de son dévouement, et le bénit, ainsi que tous les tra-
vailleurs. Au moment du dernier adieu, le gentilhomme, pre-
nant les Religieux à part, leur dit : « Je ne veux pas que,
, sur cette montagne sauvage, les nécessités de la vie vous
empêchent jamais de vous livrer tout à votre aise à la médi-
tation des choses célestes. Je veux, et je vous le dis une fois
pour toutes, je veux que vous veniez chercher dans ma mai-
son tout ce dont vous aurez besoin. Si vous agissiez autre-
ment, j'en éprouverais beaucoup de peine. » Il dit, et il
descendit l'Alverne avec ses hommes pour regagner le
château de Chiasi(l).
Après son départ, Léon, Rufin, Ange et Masséo vinrent
s'asseoir sur la mousse, auprès dé leur Bienheureux Père,
pour recevoir ses instructions. Depuis longtemps déjà, le
soleil avait disparu derrière la cime des Apennins 5 les étoiles
scintillaient au firmament, et envoyaient à la terre leur lueur
vacillante; une brise légère s'était élevée et rafraîchissait les
visages; les bruits du monde venaient s'éteindre au pied de
la montagne. Ici, l'âme se sentait plus près de Dieu, Les
Frères gardaient le silence, comme s'ils eussent craint de
réveiller les échos de la montagne ou de troubler F oraison de
leur Père. Enfin, celui-ci prit la parole : « Mes Frères, leur dit-
(1) Fioretti, deuxième considération sur les stigmates.
266 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
il, ne faites pas trop de fond sur la généreuse proposition du
seigneur Orlando, de peur de porter atteinte à votre vœu de
pauvreté. Soyez sûrs que si vous êtes de vrais pauvres, le
monde aura compassion de vous. Si vous embrassez étroite-
ment la sainte pauvreté, on vous fournira libéralement le
pain de chaque jour, au lieu que si vous vous en écartez, on
vous délaissera. N'est-ce pas Dieu qui vous a appelés à cette
forme de vie pour la conversion des peuples? Et dès lors,
n'y a-t-il pas comme un pacte implicite entre vous et lui,
qui oblige également les deux parties contractantes? A vous
donc d'offrir aux peuples le pain de la vérité et le spectacle
de vos vertus; aux peuples, qui sont ici les mandataires de
Dieu, de vous donner en échange le pain matériel. Soyez
fidèles à remplir vos obligations, et gardez la pauvreté
évangélique, parce qu'elle est la perfection et le gage des
richesses éternelles (1). »
Les Cellules des Frères, n'étant que de feuillage, ne pou-
vaient les protéger suffisamment contre l'intempérie des
saisons; d'ailleurs, ils n'avaient point d'habitation conve-
nable pour y loger le Dieu de l'Eucharistie. Le saint Patriar-
che songea donc à bâtir une église et un petit couvent; et
dès qu'Orlando revint sur la montagne, il lui fît part de ses
desseins. ÏjO comte les approuva; il amena, peu de jours
après, quelques ouvriers des environs, et fit exécuter le
plan tracé par le Saint.
Pendant qu'on travaillait à cette construction, François
parcourait la montagne dans tous les sens, recherchant de
préférence les endroits les plus favorables à la contempla-
tion. Bientôt il se trouva en face de roches granitiques aux
larges déchirures, dont il ne pouvait s'expliquer l'origine.
Selon son habitude, il eut recours à Celui pour qui la natnre
(1) Fîoi'etti, deuxième considération sur les sti{{rnates, Cf, Tu. de Celano, Vita
secunda, p. 3,* c. xvi.
CHAPITRE XVI. 267
n'a pas de secrets, et il lui fut révélé que ces phénomènes
s'étaient produits au moment du tremblement de terre qui
accompagna la mort du Sauveur (1). Alors il descendit de
cette roche tourmentée, plein d'admiration pour un si
grand souvenir, mais sans se douter qu'elle offrirait bientôt
au monde une plus saisissante image du Calvaire.
C'est au comte Orlando qu'il devait la forêt de l'Alverne
et un couvent si bien approprié à ses goûts. Une pouvait
manquer de lui en témoigner sa reconnaissance. Il le fit à
sa manière. Dans une autre de ses excursions sur la mon-
tagne, — probablement en 1222, au lendemain de la créa-
tion du Tiers Ordre, — il l'agrégea à sa famille spiri-
tuelle et voulut lui-même lui imposer la tunicelle grise des
Pénitents (2).
L'ermitage de l'Alverne, comme celui de la Portioncule,
était devenu pour le Patriarche d'Assise un lieu sacré. Il y
retourna cinq fois. Son sixième voyage, qui est le der-
nier, mérite plus encore que le premier d'être raconté
tout au long; car il marque l'apogée de la gloire et des
grandeurs mystiques de notre héros.
C'était au mois d'août 1224. François, âgé de quarante-
deux ans, exténué de veilles et de fatigues, mais de plus en
plus avide de lumière et d'amour, fut poussé par l'Esprit de
Dieu à gagner de nouveau les hauteurs de l'Alverne. Malgré
les chaleurs excessives, il partit sur-le-champ de Notre-
Dame des Anges, emmenant avec lui ses deux compagnons
ordinaires, Léon etRufin(3).Décidé à s'envelopper d'ombre
et de silence pour se livrer sans réserve aux mouvements
de la grâce, il s'enfonça dans l'épaisseur de la forêt et se fixa
(1) Fioretti, deuxième considération sur les stigmates.
(2) BuUarium francise, t. IV, p. 156. Le Bullairene fixe pas l'époque.
(3) « Léon et Masséo » , disent les Fioretti. Thomas Eccleston, mieux informé,
nomme Léon et Rufin (coll. xiii).
268 ^ SAINT FRANÇOIS D'ASSISE. '
dans une grotte isolée, la plus sauvage qu'il put découvrir
sur la pente australe de la montagne. Durant le long séjour
qu'il y fit, — de la fête de l'Assomption à celle de l'Exalta-
tion de la Croix, — - il fut plus que jamais favorisé de com-
munications surnaturelles, parmi lesquelles nous relevons
les suivantes.
La première concerne un de ses deux compagnons,
« homme d'une piété angelique » , remarque saint Bonaven-
ture : désignation un peu vague, que précisent Thomas
Eccleston et les Fioretti(l). Il s'agit du Frère Léon. Caché,
lui aussi, dans un creux de rocher, il y fut assailli par une
tentation qui lui mit l'esprit à la torture pendant plusieurs
jours, et qu'il n'osait découvrir à son Bienheureux Père. Il
désirait seulement avoir quelque pieuse sentence écrite de
sa main, persuadé qu'il serait délivré par ce moyen de la
tentation qui l'obsédait. Le saint Patriarche, connaissant
par révélation l'épreuve et le désir du Frère, écrivit la
bénédiction suivante , qu'il parafa de la lettre Tau :
ii Benedicat tibi, Dominus, et custodiat te ; ostendat faciem
suam tibi, et misereatiir tiii; convertat vultum suumad te,
et det tibi suampacem. T. Dominus benedicat te, Frater Léo.
Que le Seigneur te bénisse et te garde ; qu'il te montre sa
face, et qu'il ait pitié de toi ; qu'il tourne son visage vers
toi, et qu'il te donne sa paix. T. Que le Seigneur te bénisse.
Frère Léon. » — « Prends cette feuille, lui dit-il, et conserve-
la toute ta vie. » Frère Léon ne l'eut pas plus tôt reçue que
la tentation s'évanouit (2). Saint Bonaventure affirme que
plusieurs malades ont été miraculeusement guéris au seul
contact de ce parchemin.
(i) BoxAV., c. xiii; Tu. Ecci.esïon, coll. xiii; ot Fioretti, troisième considé-
ration sur les stijjiiiates.
(2) Fioj-ctti, deuxième considération sur les stigmates. Tu. de Celano (Vita
secunda, p. 2, c. xviu et saint BoNAVEXTunE (c. xm) rapportent le même fait,
moins le nom du Frère et la formule de bénédiction.
CHAPITKE XVI. 269
Quelques jours après, un Ange apparut assis sur le bloc
de pierre où le Saint prenait son repas, et il s'entretint fami-
lièrement avec lui, comme un ami avec son ami. A la suite
de cette vision, François, tout pénétré du sentiment de la
majesté divine, appela le Frère Rufin et lui dit: « Il faut
laver cette pierre sanctifiée par la présence d'un Ange et
l'oindre d'huile (1). » Et aussitôt, ajoutentles Fioretti (2),
le saint Patriarche, à l'exemple de Jacob, consacra cette
pierre au Seigneur, en y versant de l'huile et en prononçant
ces paroles : « Vraiment, c'est ici l'autel de Dieu! » Cette
pierre est exposée à la vénération des peuples dans un ora-
toire dont elle fait le seul ornement.
L'apparition de l'Ange fut accompagnée d'importantes
révélations dont le Bienheureux emporta le secret dans la
tombe. Il fit seulement connaître trois promesses relatives
à l'avenir de sa famille spirituelle : promesses inoubliables
et trop consolantes pour que nous n'en donnions pas le texte
authentique, tel que nous le recueillons des lèvres du Frère
Léon, l'heureux dépositaire de cette confidence. Le saint
Patriarche lui dit : « Voici trois promesses qne le Seigneur
m'a faites. Notre Ordre subsistera jusqu'à la fin dés temps,
dégagé de la scorie des scandaleux qui n'y pourront persé-
vérer. Ses persécuteurs ne vivront pas longtemps. Enfin, de
ceux qui l'aimeront sincèrement, aucun ne sera damné (3).)'
Ne croirait-on pas entendre un écho lointain de la voix
puissante de Jéhovah appelant Abraham et lui . disant :
« Je bénirai ceux'qui te béniront, et je maudirai ceux qui
te maudiront. »
La première des trois promesses divines, cet air de
(1) Tu. EccLESTON, coll. xiu (déposition du Frère Léon devant le Frère
Pierre, provincial d'Angleterre).
(2) Troisième considération sur les stigmates.
(3) « Multa revelata... Et dixit ei (Leoni) quod Ordo suus duraret usque ad
finem mundi et nullus malœ voluntatis diù durare posset in Ordine, et quod
270 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
radieuse jeunesse imprimé au front de l'institut séraphique,
cette bénédiction s'étendant aux âges les plus reculés, une
pareille faveur ne pouvait échapper à l'attention de notre
vieux chroniqueur, d'ordinaire si bien renseigne, Thomas
de Celano. Il l'a consignée, en effet, dans sa seconde
légende. Voici les paroles qu'il place dans la bouche de
Notre-Seigneur ; « François, fo?z Ordre subsistera jusqu'à la
fin des temps, renfermant dans son sein quelques hommes
d'une vertu héroïque, à côté de beaucoup d'imparfaits. Et
que cette pensée ne te trouble pas; car l'éclat jeté parles
premiers fera oublier les autres, comme le soleil, en mon-
tant à l'horizon, dissipe les vapeurs du matin (1). n
Une seconde apparition suivit de près celle de l'Ange. Le
Frère Léon, étant venu vers minuit frapper à la porte de
François, et n'entendant point de réponse, eut la curiosité
de s'avancer et de regarder à travers les planches de la porte
ce qui se passait. prodige ! La grotte était inondée d'une
clarté céleste. François était à genoux, les bras croisés sur
la poitrine, selon sa coutume. Un vif rayon de lumière, tom-
bant du ciel, éclairait son front ; et ses yeux étaient fixés
sur un être invisible dont ils ne pouvaient se détacher,comme
s'ils eussent rencontré Celui qu'il chantait dans ses vers. Le
Maître et le serviteur échangeaient quelques paroles; mais
le Frère Léon ne pouvait saisir le sens de ce divin dialogue.
Il remarqua seulement que le Saint répétait de temps
à autre : « Qui êtes-vous Seigneur, et qui suis -je? »
Puis il le vit se relever, mettre la main dans sa poitrine,
à trois reprises différentes, et l'étendre chaque fois vers
la flamme mystérieuse. Après quoi les voix se turent.
nuUus odiens Ordinern diù viveret, et quod nullus veraciter aniçins Ordinem
suum, malum finem liaberet. " (Déposition du Frère Léon, apud Th. Eccleston,
coll. xm.)
(1) Vita secunda, p. 3, c. xciv.
CHAPITRE XVI. 271
la lumière disparut, et tout rentra dans le silence et les
ténèbres.
Le Frère Léon éprouva comme le sentiment d'un homme
ébloui par les éclairs qui sillonnent la nue au milieu d'une
tempête. Il regarda autour de lui. C'était toujours le même
paysage ; les hêtres allongeaient leurs ombres effrayantes,
les roches grisâtres reflétaient les rayons argentés de l'astre
des nuits , les étoiles scintillaient au firmament ; mais tout
lui parut plus terne, plus sombre qu'auparavant. Il reporta
ses yeux sur la caverne; elle avait repris son aspect austère,
et nulle trace n'y était restée de la visite divine : elle n'était
plus la porte du ciel.
Le Frère, ayant conscience de son indiscrétion, voulut
se retirer sans bruit; mais François, qui l'avait entendu,
l'appela et lui adressa ce doux reproche: « Chère brebis du
bon Dieu, pourquoi as-tu cherché à connaître ce qui devait
rester caché? »Le Frère avoua sa faute, et en ayant obtenu le
pardon, il ajouta: «De grâce, mon Père, pour la plus grande
gloire de Dieu, expliquez-moi le sens de la vision que vous
avez eue. » Le Saint y consentit par esprit d'obéissance et
d'humilité ; l'angélique Léon était son confesseur et son
confident. « Mon frère, lui dit-il, le Seigneur m'a apparu
dans cette flamme que tes yeux ont aperçue. Il m'a commu-
niqué une si haute connaissance de ses perfections et de mon
néant, que je n'ai pu m'empêclier de m'écrier : « Mon Dieu,
qui êtes-vous, et qui suis-je? D'où vient que vous daignez
abaisser vos regards sur moi qui ne suis qu'un ver déterre? »
Le Seigneur Jésus m'a dévoilé des mystères si élevés que
l'esprit humain ne peut les comprendre. Avant de remonter
au ciel, il m'a dit pour adieu : « François, en échange de
tous les biens que tu as reçus de moi, offre-moi quel-
que présent. — Eh ! Seigneur, vous savez que je n'ai
plus rien au monde, et que depuis longtemps je vous appar-
272
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
tiens sans réserve. — Mets la main dans ton sein, et donne-
moi ce que tu y trouveras, w J'ai obéi; trois fois j'ai mis la
main dans ma poitrine, et chaque fois j'en ai retiré une belle
pièce d'or, que je me suis hâté de lui offrir. Stupéfait, je lui
BKtfaTOiîm.s wjmj?am^
Le clievalier de Celano est frappé de mort pendant le repas auquel il avait convié
saint François. (D'après Giotto.)
ai demandé ce que signifiaient ces trois pièces d'or miracu-
leuses. « Elles sont, m'a-t-il répondu, le symbole des trois
vœux de pauvreté, d'obéissance et de chasteté, que tu as su
garder à l'abri de toute souillure. » Et il a rempli mon âme
CHAPITRE XVl. 273
d'une telle abondance de grâce, que je ne veux cesser de le
louer et de le bénir pour les bienfaits dont il m'a comblé. »
Ayant achevé ces mots, François congédia son compa-
gnon, en lui défendant de jamais divulguer le secret de ces
apparitions et de chercher désormais à voir ce qui se passait
entre Dieu et lui (1),
Grâce à ces révélations, l'Alverne était devenu un autre
Thabor, mais un Thabor momentané; car la vie des Saints
ne se compose pas seulement de délices spirituelles, mais
aussi et bien plus de cet esprit de sacrifice et d'immolation
dont le Calvaire demeure à jamais le modèle et le foyer.
Aussi est-ce là, sur la montagne des douleurs, que le saint
Patriarche revenait toujours, au sortir de ses extases. Il y
montait en esprit et se tenait au pied de la croix, abîmé
dans le souvenir de la Passion ; et plus il pénétrait avant
dans les plaies béantes de l'Homme-Dieu, plus son cœur
devenait un brûlant foyer d'amour; plus, en un mot, il se
sentait enflammé du désir de ressembler à son divin modèle.
Ayant appris de la JDouche d'uQ Ange qu'il trouverait dans
les oracles de TÉvangile ce que le Seigneur attendait de
lui, il fit venir le Frère Léon. Trois fois Léon ouvrit le livre
des Évangiles, et trois fois il tomba sur la scène de la Pas-
sion de Jésus-Christ. Dès lors, François comprit qu'après
avoir imité le Sauveur dans sa vie cachée et dans son apo-
stolat, il devait lui ressembler encore dans son ineffable
martyre, et il s'écria tout joyeux : « Mon cœur est prêt,
Seigneur; mon cœur est prêt (2). v
Nous touchons ici à l'apogée des ascensions mystiques
d'un grand Saint. Il siérait mal à un pauvre pécheur comme
nous de décrire de si célestes merveilles. Taisons-nous donc
(1) Fioretli, troisième considération sur les stigmates.
(2) Fioretti, loc. cit. — Cf. Bonav., c. xiii.
18
274 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
pour écouter la voix d'un docteur expert en ces matières,
celle du Docteur sérapliique.
« A l'aube du jour, vers la fête de l'Exaltation de la
Croix (I), l'angélique François était en prière sur le pen-
chant de la montagne. Tout à coup il vit descendre des
hauteurs du ciel un Séraphin aux six ailes de feu, éblouis-
santes de clarté. L'Ange vola d'un vol rapide tout près de
lui, et demeura suspendu dans les airs; et alors apparut
entre ses ailes l'image de Jésus crucifié. A cette vue, l'âme
de François fut saisie d'une stupeur indicible. La joie et la
douleur la remplissaient tour à tour : la joie, parce qu'il
avait en face de lui le Dieu de son cœur, le Dieu d'amour
sous la forme d'un Séraphin ; la douleur, parce que c'était
Jésus souffrant, les mains et les pieds attachés à la croix,
et le cœur percé de la lance. Il avait sous les yeux un
mystère insondable, et son étonnement était extrême ; car
comment concilier les humiliations du Calvaire avec les
gloires de la vision béatifique? Enfin, il découvrit, à la lumière
céleste, le sens caché de cette vision, et il comprit que ce
n'était point par le martyre du corps, mais bien par le feu
de l'amour, qu'il devait se transformer entièrement en son
Bien- Aimé.
« La vision disparut, mais elle laissa dans son cœur une
ardeur merveilleuse, et dans sa chair la trace non moins
merveilleuse de l'empreinte divine. Tout aussitôt, en effet,
apparurent sur ses membres les cinq plaies qu'il venait
d'adorer dans l'Apparition. Ses mains et ses pieds semblaient
transpercés par de gros clous, dont la tête ronde et noire
était très visible, et dont la pointe, longue et comme rabat-
tue, dépassait le dessus des mains et la plante des pieds. La
plaie du côté, large et béante, laissait voir une cicatrice de
(1) Le jour même de la fête, d'après BautiiÉlemy de Pise (liv. III, fr. 3).
LK UOCHFIll DE l.A STIGMATISATION, A I; ALVKU^'E.'
276 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
couleur vermeille, d'où le sang découlait souvent sur les
vêtements du Saint.
a II portait donc les sacrés stigmates, visiblement impri-
més sur sa cil air. Cette faveur du ciel le jeta dans une grande
perplexité : devait-il la révéler, ou devait-il la taire? Il ne
savait à quel parti s'arrêter; car, d'une part, il ne pouvait
la dérober longtemps aux regards de ses plus intimes com-
pagnons; et, de l'autre, il appréhendait de publier le secret
du Seigneur. Il manda quelques-uns de ses disciples, et leur
proposa son doute en termes vagues et généraux, comme
s'il se fût agi d'un autre. Mais l'un d'eux, le Frère Illuminé
(le même qui l'avait accompagné en Orient), comprenant, à
son émotion, qu'il avait dû recevoir quelque grâce extraor-
dinaire : « Père, lui dit-il, sachez que ce n'est pas pour vous
seul, mais aussi pour le prochain, que les mystères du ciel
A^ous sont dévoilés. Si vous les gardez exclusivement pour
vous, vous aurez tout lieu de craindre, ce me semble,
que Dieu ne vous demande compte un jour du talent
enfoui. »
« Cet avis fit impression sur le séraphique Père ; et quoi-
qu'il répétât habituellement : « Secretiim meuin milii : C'est
« mon secret w , cette fois il raconta tout au long, non sans
crainte, la vision qu'il avait eue, ajoutant cependant que le
Séraphin lui avait révélé des choses que, de sa vie, il ne
découvrirait à personne. Peut-être les discours de l'Ange
furent-ils si divins, que la langue humaine serait impuissante
à les traduire ! Saint François, ayant terminé son carême en
l'honneur de saint Michel, descendit de la montagne, tout
transfiguré par le divin amour et portant l'image du Cru-
cifié gravée, non sur la pierre ou sur le bois, mais dans sa
propre chair, par le doigt du Dieu vivant. Il s'efforçait de
cacher « le secret du grand Roi » ; mais Dieu, à qui il appar-
tient de donner de l'éclat à ses œuvres, opéra de nouveaux
CIIAPITBE XVI.
27r
prodiges pour attester la réalité et l'origine de ces mysté-
rieuses blessures.
« François avait beau tenir ses mains toujours couvertes
SAINT FRANÇOIS POUTANT LES MAHQOKS DE LA PASSION DU SAUVKL'H.
(Fresque du quatorzièuie siècle.)
et marcher avec des chaussures, il ne pouvait parvenir à
celer entièrement les trésors du ciel. Un grand nombre de
Frères, plusieurs Cardinaux et le pape Alexandre IV lui-
même ont affirmé, sous la foi du serment, avoir vu de leurs
propres yeux les vénérables stigmates du Saint, pendant
278 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
qulïl vivait encore. A sa mort, plus de cinquante Frères,
l'illustre vierge Claire avec ses sœurs, et d'innombrables
séculiers, y ont pieusement collé leurs lèvres et les ont tou-
chés de leurs mains, afin que rien ne manquât à la force de
leiir témoignage.
« Quant à la blessure du côté, François la cacha si bien,
que, de son vivant, nul ne put la voir qu'à la dérobée. Un
Frère, qui lui rendait des soins assidus, le pria un jour de
quitter sa tunique, sous prétexte de la laver; grâce à cette
pieuse industrie, il vit et considéra la plaie; et y posant
légèrement trois doigts, il en mesura la largeur. Le Vicaire
général (le Frère Élie) réussit de la même manière à la voir.
Un autre compagnon du Saint (le Frère Rufin), homme
d'une parfaite simplicité, lui oignant les épaules pour le
soulager en ses infirmités, atteignit par mégarde la plaie,
du cœur; François en ressentit une si vive douleur, qu'à
dater de ce jour, il porta mie ample tunique qui lui couvrait
les flancs. Les Frères qui lavaient ses vêtements, les trou-
vaut teints de sang, ne purent plus douter de l'existence
de cette plaie; enfin, après la mort du séraphique Père, ils
purent satisfaire leur dévotion et contempler à loisir l'ou-
verture du côté et les autres stigmates du serviteur de Dieu.
« Ainsi orné des sacrés stigmates, ô François! tu es
cet ange de l'Apocalypse que saint Jean a vu s'élever à
l'Orient et qui portait aufront le signe du Dieu vivant (1). »
Le fils de Bernardone portait donc, visibles sur sa chair,
avec leurs couleurs de carmin et leurs émanations embau-
mées, les divines empreintes du Séraphin : miracle inouï
dans les âges précédents, miracle dont les peuples de l'Om-
brie furent témoins pendant plus de deux années, prodige inei-
fable d'amour par lequel Dieu voulait à la fois honorer dans
(1) BoNAv., c. XIII. — Cf. ïii. DE Celano, Vïta prima, p. 1, c. m; Vita
secunda, p. 3, c. i.xxv-lxxvii ; et Très socii, c. xvii.
CHAPITRE XVi; 279
François le législateur des pauvres évaiigéliques et raviver
dans l'esprit d'une génération croyante, mais perdue d'or-
gueil et de volupté, le souvenir de la grande scène du Cal-
vaire ! Tous voulaient, en effet, contempler cette image
vivante du divin Crucifié; tous auraient voulu baiser les
clous de ses mains, si son extrême humilité ne s'y fût
opposée. Pour y parvenir, il fallait toute une stratégie de
ruses innocentes, capables de tromper sa vigilance. Voici
un exemple de ces pieuses industries.
- Un Religieux de Brescia, venu à Sienne pour conférer
avec le vénéré fondateur, avait un vif désir de voir, avant
de s'en retourner, les rubis célestes qui ornaient, sa chair;
mais il ne savait comment s'y prendre. Il consulta le Frère
Pacifique. « Voici ce qu'il faudra faire, lui dit le roi des
vers. Au moment où nous prendrons congé du Père, je
solliciterai sa bénédiction et la permission de lui baiser les
mains. Il les avancera, et tu en profiteras pour jeter un
regard sur ces miraculeuses empreintes. » Le Brescianite
suivit le conseil de son introducteur, et il goûta, en effet,
le bonheur qu'il avait convoité. Mais le saint Patriarche
eut un vague soupçon du péché de curiosité commis à son
endroit. Il rappela aussitôt le P'rère Pacifique et lui dit :
« Que Dieu te pardonne, mon Frère ! car tu me fais beau-
coup de peine en ce moment ! — Quelle peine, vénéré Père? »
répliqua Pacifique en se prosternant à ses genoux. Fran-
çois ne répondit pas, et les deux visiteurs se retirèrent,
s'applaudissant du succès de leur petit complot (1).
L'humilité du Saint comprimait l'élan des disciples aussi
bien que la légitime curiosité des fidèles; mais, après sa
mort, il n'en fut plus de même : de sorte que ce privilège
des stigmates, qui est le couronnement des faveurs sans
(1) Tu. DE Celano, Vita secunda, p. 3, c. i.xxvi.
280 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
nombre accumulées sur la tête du réformateur ombrien,
demeure en même temps un des faits les plus avérés. On
ne saurait le révoquer en doute sans nier toute certitude
historique. Il a pour narrateurs des hommes d'une véracité
inattaquable, Thomas de Gelano, Thomas Eccleston et
saint Bonaventure, et pour garants une nuée de témoins
qui se lèveraient, au besoin, pour répéter ce qu'un des
compagnons du Saint, le F'rère Boniface, affirmait solen-
nellement au Chapitre général de Gênes, en présence de
Jean de Parme et des Pères capitulaires : « Ces stig-
mates, je les ai vus de mes yeux; je les ai touchés de mes
mains (1). »
IjC fait une fois admis, il faut bien admettre aussi le mi-
racle. Accuser le Frère Élie de supercherie, comme le
fait Renan (2), c'est recourir à une imputation calomnieuse
pour repousser le surnaturel. Ne voir dans ce phénomène,
avec Alfred Maury (3), que le fruit d'une imagination
exaltée par la méditation des mystères de la croix, c'est
contredire ouvertement l'expérience et le sens commun ;
car, quelle que soit la puissance de l'imagination, elle ne
peut jamais traduire en caractères visibles sur la chair les
impressions de l'âme, ni retenir à son grêles flots de la vie
après une lésion au cœur qui, de sa nature, entraîne la
mort. Supercherie, imagination, hallucination, toutes ces
explications tentées par la science aux abois sont donc
fausses ou insuffisantes ; et dès lors, la conclusion s'impose :
le dernier mot de ce phénomène est dans l'intervention
d'une puissance supérieure (4). Quel est le caractère de
cette puissance ? Il appartenait à Rome, et à elle seule,
(1) Th. Eccleston, coll. xiii.
(2) Nouvelles Études d'histoire religieuse, François d'Assise, etc.
(3) La Magie et l'Astrologie, 4° éd., p. 343-422.
(4) Consulter la Mystique divine, par M. RdiET, t. II, p. 484-505.
<, >^^^'l^
Le Frère Léon panse les plaies des stigmates. (D'après Yan Sclnippen.)
282 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
d'évoquer cette cause et de prononcer sans crainte d'er-
reur. C'est ce qu'elle a fait dans plusieurs diplômes et après
un examen qui défie la critique. Écoutons d'abord Gré-
goire IX, dont le témoignage a une double valeur, comme
Souverain Pontife et comme intime ami du Saint.
« Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à
tous les chrétiens qui verront ces Lettres, salut et béné-
diction apostolique.
« Nous croyons inutile de vous exposer dans ces Lettres les
grands mérites qui ont conduit à la céleste patrie le glorieux
confesseur saintFrançois, puisqu'il n'y apresquepasdefidèles
qui n'en soientinformés. Mais nous avons jugé qu'il convenait
de vous instruire tous, plus particulièrement, de la merveil-
leuse et singulière faveur dont il a été honoré par Notre-
Seigneur Jésus-Christ, qui est la gloire et la splendeur
des Saints. Par un effet de la puissance créatrice de Dieu, 'û.
a reçu pendant sa vie les stigmates aux mains, aux pieds et
au côté; et l'on a pu en constater encore l'existence après sa
mort. La connaissance certaine que nous et nos frères les
cardinaux en avons eue, aussi bien que de ses autres mira-
cles, dûment certifiés par des témoins très dignes de foi, a
été le principal motif qui nous a porté à l'inscrire au cata-
logue des Saints, de l'avis de nos frères les cardinaux et
de tous les prélats qui étaient alors réunis autour de nous.
Comme donc nous souhaitons vivement que cela soit cru de
tous les fidèles, nous vous prions, vous conjurons, et au
besoin vous enjoignons de fermer l'oreille à tout ce qu'on
pourrait dire de contraire, et d'avoir pour ce saint confesseur
une vénération et une dévotion qui vous le rendent propice
auprès de Dieu, afin que, grâce à ses mérites et à son inter-
cession, le Seigneur vous accorde de prospérer en ce monde
et d'être éternellement heureux en l'autre. Donné à Viterbe,
le deuxième jour d'avril, l'an onzième de notre pontificat, w
CHAPITRE XVI.
283
En rannée 1255, le pape Alexandre IV adressa aux Frères
Mineui^s une autre bulle qui n'est pas moins précieuse que la
précédente. Dans cette lettré, il déclare qu'il prend sous sa
protection sjDéciale « l'Alverne, cette montagne visitée par
les Séraphins, théâtre d'une immolation mystique, nouveau
Saint François découvrant la plaie du côté. (Fresque du quinzième siècle.)
Calvaire où l'étendard du salut, déployé par la main des
anges, a récemment brillé sur l'Occident, comme il rayonna
jadis sur les plages orientales 5> . Il recommande instamment
aux Frères de n'en jamais abandonner les cimes sacrées et
d'entretenir à perpétuité le monastère fondé par leur Bien-
heureux Père (1).
(1) Wadding, t. III, p. 370.
284 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Cinq ans après, le 20 août 1260, FAlverne était témoin
d'une cérémonie imposante et tressaillait d'allégresse. Saint
Bonaventure, alors général de l'Ordre, y campait avec plus
de mille Frères Mineurs, et une foule de pèlerins couron-
nait les hauteurs de la montagne. En ce jour-là, les évêques
d'Arezzo, de Florence, de Fiesole, de Pérouse, d'Assise,
d'Urbino et de Città di Castello consacrèrent, sous le titre
de Notre-Dame des Anges, l'église édifiée en 1215 par le
comte Orlando, et où reposent aujourd'hui les cendres de
cet ami de saint PVançois; pais, faisant processionnellement
le tour de la montagne, ils la bénirent sous le nom de « mon-
tagne séraphique « .
Benoît XI ordonna que la fête des stigmates de saint
François fût célébrée chaque année, le 17 septembre, dans
toutes les maisons de l'Ordre ; et Paul V étendit cette fête à
tout l'univers catholique. Les Souverains Pontifes ont ainsi
confirmé de leur autorité apostolique l'authenticité du
miracle. Aussi la montagne séraphique est-elle depuis plus
de six siècles le rendez-vous des pèlerins, et le courant de la
foi qui entraînait les populations du moyen âge vers ce Cal-
vaire franciscain ne s'est-il jamais ralenti, excepté dans les
jours d'épreuve que nous traversons.
« Sur l'Alverne, le cœur se nourrit d'un seul souvenir :
les stigmates de saint François. Tout lui parle de ce miracle
des miracles de la vie mystique, l'affluence des pèlerins, les
merveilles de l'art naïf de Luca délia Robbia, la piété des
Religieux, le gémissement doux et triste du vent dans les
sapins sombres, les sublimes beautés de cette nature gran-
diose et tourmentée, aussi bien que le lieu sacré où,
prosterné, l'enfant de saint P'rançois d'iVssise lit à travers
ses larmes cette prière gravée sur le marbre :
SlGNASTI IIIC SERVUM TUUM FrAKGISCUM
SICSIS ReDEMPÏIOîSIS NOSTKylî.
CHAPITRE XVI.
28(
« L'esprit se repaît à loisir du souvenir de ce grand évé-
nement; il en repasse avec une joie intime etprofonde toutes
les circonstances. Et cependant, il craint de donner jour à
ses pensées, comme si un instinct secret l'avertissait qu'il est
des faits sacrés que toute parole profane, et des sentiments
sacrés qui ne doivent naître et s'épanouir que sous les
regards de Dieu (1). »
Baisons donc par la pensée cette terre où François a
prié, souffert et pleuré ; et pour adieu suprême, jetons-lui
ce cri du Prophète royal : « Salut, ô montagne fertile en
grâces et en miracles! Le Seigneur t'a choisie entre toutes
pour y établir sa demeure : il y habitera à jamais (2). «
(1) Pèlerinage aux sanctuaires franciscains de l'Ombrie et de la Tosca7ie, par
le R. P. ExuPKUE, Capucin, p. 155.
(2) Ps. LXVII.
Saint François recevant les sti{fmates. (Vespéral du treizième siècle.)
CHAPITRE XVII
DERNIÈRES ANNÉES ET MORT DE SAINT FRANÇOIS.
(1224-1226)
La poésie seule peut rendre les grandes passions de l'âme.
Aussi avons-nous vu François, en face des beautés de la
nature, improviser son heau Cantique du Soleil. Mais si des
créatures périssables et fragiles lui ont arraché de tels cris
d'admiration, que sera-ce donc, après que les yeux de sa
chair ont contemplé Celui qui est l' éternelle et substantielle
beauté, et que son cœur a reçu des mains mêmes de
l'amour une blessure profonde, ineffaçable, dont il ne vou-
drait pour rien au monde guérir? Comment pourra-t-il con-
tenir les sentiments impétueux qui débordent de son cœur,
comme un fleuve qui a rompu ses digues? Ayant trouvé
sur la croix Celui qu'il demandait aux forêts de l'Alverne,
Celui qu'il aime, il le chante, et son enthousiasme se traduit
par deux odes qu'on dirait écrites dans le feu des ravisse-
ments divins.
Saint Bernardin de Sienne, qui nous les a léguées, les
attribue toutes deux à saint François ; et nous n'avons point
de motifs suffisants pour contredire l'opinion d'un si fidèle
interprète des traditions franciscaines. D'autres historiens
les rangent parmi les œuvres du Bienheureux Jacopone de
Todi, autre disciple de François et le fameux auteur du
CHAPITRE XVII. 28T
Stabat. Pour nous, nous partageons l'avis du savant Oza-
nam. I^e premier chant, qui est le plus beau, et qui a pour
refrain : « In foco l'amor mi mise : L'amour m'a mis dans
un foyer d'amour » , ne paraît pas avoir été retouché par
une main étrangère. Tout au plus Jacopone lui a-t-il donné
un rythme plus classique, comme le Frère Pacifique l'avait
fait pour le Cantique du Soleil. L'auteur n'a pas signé son
œuvre, il est vrai ; mais il a voilé son nom sous les ardeurs
de sa flamme et les riches couleurs de son imagination.
' L'idée fondamentale et le ton belliqueux de cette tenson
trahissent le jeune x4.ssisien qui rêve de s'illustrer sous l'éten-
dard du gentil comte de Brienne, puis y renonce soudain
pour devenir le gonfalonier d'un prince plus puissant et le
chevalier errant de l'amour divin. Il représente son extase
sur l'Alverne sous la figure d'un assaut d'armes, où lui-
même fait une chevauchée sur la terre du Christ j blessé à
mort, il rend les armes et se lie par amour et sous la foi du
serment à son vainqueur.
Le second poème est beaucoup plus long ; on n'y retrouve
plus ce tour original et bref qui est le cachet des œuvres de
saint François. On peut donc admettre que le Bienheureux
Jacopone paraphrasa, avec son abondance naturelle, une
belle et grande pensée empruntée à quelque vieux cantique
du séraphique Patriarche, comme les disciples d'un musi-
cien reproduisent dans une suite de variations le motif
donné par le maître. Quoi qu'il en soit, ce poème étincelle
de beautés. Ecoutons les accents de cette poésie italienne.
ce 0, amour, pourquoi blesser ainsi mon cœur? Je suis
tout hors de moi; la flamme que tu as allumée en mon sein
me consume, et elle va toujours grandissant.
û Je ne puis fuir ni trouver de repos : je suis le prisonnier
de l'amour.
« Pour acquérir l'amour, j'ai tout quitté; et après avoir
288 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
sacrifié le monde sans réserve et sans retour, je me suis
donné moi-même. Si tout l'univers était en ma possession,
je le donnerais sans hésiter en échange de l'amour.
« Je ne saurais désormais arrêter mes regards sur les
créatures ; je n'ai plus d'yeux ni de voix que pour mon
Créateur. En présence du Christ mon Amour, toute beauté
me paraît une fange impure ; le ciel et la terre perdent leurs
attraits, le soleil sa splendeur, le chérubin ses lumières, le
séraphin ses ardeurs.
« Toutes les créatures me répètent sans cesse que je dois
aimer. Je les entends murmurer à mes oreilles : « Aime de
« tout ton cœur, aime Celui qui nous a créées pour t'attirer à
« lui. 53
« Beauté ancienne et toujours nouvelle, ô Jésus, tu
m'as ravi mon cœur, et tu entraînes mon âme tout entière
je ne sais où. Je n'ai plus de cœur que pour t' aimer!
Amour après qui je soupire, ah ! fais-moi mourir d'amour!
« Toi-même, tu ne sus pas te défendre de l'amour. Par
amour tu descendis sur la terre, et tu cachas tes grandeurs
natives, ta sagesse et ta puissance. Souvent tu cheminais
parle monde comme un homme enivré; l'amour te menait
comme un homme vendu. En toutes circonstances, tu ne
montras qu'amour, un amour sans mesure, avec im complet
oubli de toi-même.
« Donc, que nul ne me reprenne, si je suis ivre d'amour
et que l'amour semble m'ôter la raison. Comment aurais-je
la force de résister à ses attraits? Non, je ne le puis. La sen-
tence en est portée, je dois mourir d'amour. Je ne veux '
d'autre consolation que de mourir d'amour, jj
Dans les dernières stances, le poète répète sans cesse :
Amour ! amour ! Il s'est donné pour toujours à Celui qui l'a
marqué des glorieux stigmates de sa Passion; il persévé-
rera dans sa résolution. Et commela passion hâte les batte-
CHAPITRE XVII. 289
ments du cœur, fait haleter la poitrine et ne permet plus
d'autre langage que de brûlantes exclamations, son amour
s'exhale à la fin en sons rapides, harmonieux, semblables à
ceux d'une harpe éolienne qui obéit à un souffle céleste et
dont les accords pressés croissent, décroissent, meurent,
renaissent et se prolongent longtemps encore (1).
Gœrres a écrit tout un volume sur saint François trouba-
dour ; il a eu raison. A travers les strophes qu'on vient d'en-
tendre, en effet, court un souffle lyrique, puissant, inconnu,
sous la pression d'un seul sentiment. Ce sentiment, le plus
spontané, le plus pur, le plus violent qui puisse faire vibrer
les cordes du cœur humain, et par là même le plus poétique,
c'est l'amour divin, le même amour qui a enfanté les mar-
tyrs du Colisée. François cède aux transports de cet amour ;
il chante comme chantent les séraphins du ciel, et le moindre
de ses soupirs dépasse toute l'antiquité païenne, qui connut
Dieu, mais ne l'aima pas.
On nous pardonnera de nous être quelque peu étendu sur
ce sujet. « Premiers vagissements,, de la muse italienne (2) » ,
cris sortis d'une extase, ces poésies sont des riens, si on les
compare aux œuvres et aux vertus du Saint; mais ces riens
ont du prix cependant, parce qu'ils reflètent quelque chose
des ardeurs d'une âme séraphique, comme la goutte de
rosée reflète les premiers feux du jour.
Lorsque le poète del'Alverne eut dicté ses odes et célébré
la fête de l'archange saint Michel (3), il quitta la montagne
miraculeuse et s'achemina lentement vers Assise. Il était
monté sur un âne, humble monture qu'il préférait à toute
autre, en souvenir de l'entrée triomphale du Sauveur à
Jérusalem, et dont il fut obligé de se servir pendant les
(1) Saint Françolt troubadour, par Goerres. Spire, 1826.
(2) LÉON XIII, Encycl. Auspicalo.
(3) BoKAv., c. XIV ; — Waddikg, t. II, p. 95-96.
19
290 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
deux dernières années de sa vie. Quand il descendit de
ce nouveau Calvaire, il ne put, malgré les efforts de son
humilité, se soustraire au regard et à l'admiration de la
foule. Les habitants des villes et des villages qu'il traversa
crurent voir en lui un crucifix vivant ; et l'entourant avec
cet enthousiasme qui distingue le peuple italien, ils véné-
rèrent ses plaies sacrées, et baisèrent ses mains baignées
d'un sang miraculeux (1).
Rentré au couvent de Notre-Dame des Anges, il n'y
séjourna pas longtemps. " Car, dit saint Bonaventure, non
seulement il brûlait pour Dieu d'un amour séraphique, mais,
comme la victime du Calvaire, il avait une soif immense du
salut des âmes. Ne pouvant plus marcher à cause des clous
qui lui transperçaient les pieds, il se faisait conduire, tout
languissant et à demi mort, à travers les bourgades, pour
exciter les peuples à porter dignement la croix. Il disait
souvent à ses disciples : « Mes Frères, commençons enfin à
servir le bon Dieu; car jusqu'à présent nous n'aA^ons, pour
ainsi dire, rien fait pour lui. » Tout usé qu'il était par les
fatigues de l'apostolat, il désirait ardemment revenir aux
humbles pratiques des premiers temps de sa conversion,
servir les lépreux et s'imposer toutes sortes de macérations.
Si ses membres étaient abattus par la souffrance, son
esprit conservait toujours la même vigueur. 11 rêvait de
nouveaux combats contre l'ennemi du salut; il espérait de
nouveaux triomphes, et se proposait d'étendre par toute
la terre le règne de la vérité; car l'amour, quand il sert
d'aiguillon, ne laisse ni trêve ni repos, et presse toujours
de marcher en avant (2). »
A cette belle page du Docteur séraphique, ajoutons
l'éloge plus court, mais non moins admirable, que trace à
(1) Wadding, t. II, p. 96.
(2) BONAV., C. XIV.
CHAPITRE XVII. 291
son tour Thomas de Gelano. « Le zèle de PVançois ne con-
naissait point de limites : il embrassait tout l'univers, et le
Saint eût voulu porter en tout lieu le flambeau de l'Évan-
gile. Ouvrier infatigable, on le voyait quelquefois, malgré
son extrême faiblesse, parcourir en un seul jour cinq ou six
des petites villes de l'Ombrie : tant son corps était soumis à
sa raison, et sa raison à Dieu ! tant la vertu était devenue
pour lui une seconde nature (1)! » Il parlait peu, sans
doute; mais l'accent de sa voix, ses pressants appels et
la vue des sacrés stigmates imprimés sur sa chair n'étaient-
ils pas pour tous la plus émouvante des prédications?
Ainsi passait-il au milieu des populations, image saisis-
sante du Dieu crucifié qu'il prêchait, apôtre jusqu'à la der-
nière heure, vase d'élection répandant plus que jamais
autour de lui, et toujours à son insu, une odeur de vie qui
donnait la vie, un parfum semblable aux vapeurs de l'en-
cens dans les jours d'été. Excursions fructueuses, quoique
de bien courte durée. Un des faits qui remplissent cette
période de son existence mérite d'être signalé à cause de
son importance historique. Il s'agit de la guérison d'un
enfant destiné à une grande célébrité.
Selon toutes les probabilités, saint François traversait la
Toscane et passait par Bagnorea, en 1225, lorsqu'on lui pré-
senta un petit enfant dont on n'attendait plus que le dernier
soupir. Sans espoir du côté des hommes, les parents, Jean
de Fidanza et Maria Ritelli, tous deux illustres par leur
noblesse et plus encore par leur piété, tournèrent un
regard plein de foi vers le ciel. Ils eurent recours à l'in-
tercession de ce François d'Assise que toute l'Italie invo-
quait déjà comme un Saint, et dona Maria fit vœu de
donner son petit Jean, s'il revenait à la santé, à l'Ordre des
(1) Th. de GelanOj Vita prima, p. 2, c. IV. -
292 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Frères Mineurs. Notre Saint, touché des larmes dé la mère,
se mit en prière et lui rendit son fils parfaitement guéri.
Saint Bonaventure rappelle lui-même ce miracle dans la
préface de sa Ze^e/26/(?. « Je craindrais, écrit-il, d'être taxé
d'ingratitude, si je' ne publiais la vie et les vertus de celui
qui m'a arraché dans mon enfance aux portes de la mort. »
A la vue du charme angélique répandu sur le visage de
l'enfant et des hautes destinées que Dieu lui réservait dans
l'Église, François s'écria comme s'il eût trouvé le trésor
qu'il cherchait : « O buona ventura! la bonne rencontre ! »
Buonaventura, Bonaventure, ce sera le nom sous lequel le
fils de Jean de Fidanza sera connu du monde entier et qu'il
illustrera comme cardinal évêque d'Albano, comme doc-
teur, comme saint.
Après avoir constaté le miracle, admirons les merveilleux
desseins de la Providence en cette rencontre. François et
Bonaventure, que de gloire en ces deux noms ! L'un est le
fondateur des trois Ordres de la Pénitence ; l'autre en sera le
restaurateur et comme le second père. Le saint Patriarche a
restauré l'Église, qui tombait en ruine ; le Docteur séra-
phique en sera la lumière. Ils ont chacun leur mission et
leurs vertus spéciales; niais tous deux appartiennent à la
famille des âmes séraphiques ; tous deux brillent d'un éclat
immortel au firmament invisible des élus. Et de ces deux
astres, l'un était alors à son aurore, et l'autre sur son
déclin.
François, en effet, succombait sous le poids des labeurs,
apostoliques, auxquels s'ajoutaient de cruelles infirmités.
Trois maladies implacables, une ophtalmie, une hépatite,
une gastralgie, dont il ressentait depuis longtemps les pre-
mières atteintes, s'appesantirent à la fois sur lui et le con-
damnèrent à un repos absolu. Il revint à Assise pour souffrir.
Sous les étreintes du mal, son pauvre corps fut bientôt
CHAPITRE XVII. 293
réduit à l'état de squelette, « d'un squelette endolori (1) ».
Un jour qu'il adressait au ciel une fervente prière pour
demander, non la santé, mais la patience et la résignation,
une voix céleste lui répondit aussitôt : « François, que
serait le monde entier — fût-il converti en or pur — mis
en parallèle avec la gloire et les richesses du Paradis ? Et si
la souffrance était l'arrhe et le gage de ce royaume de
gloire, est-ce que tu ne l'endurerais pas volontiers? — Oh !
avec une joie extrême. Seigneur. — Réjouis-toi donc; car
les infirmités qui affligent ta chair en ce moment formeront
là-haut un des fleurons de ta couronne (2). » A ces mots, le
malade se sentit fortifié et plein d'une nouvelle ferveur. Il
fit venir ses compagnons et leur redit, de sa vision, ce qui
était le plus propre à les consoler dans les jours d'épreuves,
c'est-à-dire, le prix de la douleur chrétiennement acceptée.
Mais qui dira avec quelle sainte allégresse il marchait lui-
même dans cette voie du Calvaire? Qui dira avec quelle
docihté il s'abandonnait à l'action de la Providence? C'était
le diamant se laissant tailler et polir par le ciseau de l'ar-
tiste.
Cependant, l'ophtalmie faisait des progrès alarmants, sans
que le saint Patriarche consentît à employer aucun remède.
Il fallut, pour fléchir sa résolution à cet égard, toute l'au-
torité du. Vicaire général. Frère Élie, auquel il était sincè-
rement attaché et qui le lui rendait largement (3). » Il
accepta donc, par esprit d'obéissance, les secours de la
médecine, et porta les chaussures confectionnées tout
exprès par la vierge Claire pour lui faciliter la marche. Elie
n'épargna rien pour rétablir une santé si nécessaire au bien
des peuples. Ce n'est pas qu'il se fît illusion sur létat du
(1) Tu. DE CelaxO, Vila prima, p. 11, c. iv.
(2) Ici., Vita secunda, p. 3, c. cxxxviii.
(3) Témoignage de Thomas de Gelano et des trois compagnons.
294 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
malade; car, en 1224, étant à Folignô, il avait été averti en
songe que François n'avait plus que deux années à passer
sur la terre (1). Mais il voulait du moins adoucir l'amer-
tume des dernières souffrances.
Comme le mal résistait à tous les efforts, il fut décidé
qu'on irait à Rieti consulter un oculiste renommé. Hono-
rius III résidait alors avec sa cour dans cette petite ville
protégée par ses montagnes. Le Patriarche d'Assise s'em-
pressa d'aller saluer le successeur de Pierre; et de leur côté
les princes de l'Église, principalement le cardinal Hugolin
et le Pape lui-même, « le reçurent avec bienveillance, affabi-
lité et de grandes marques d'honneur (2) ».
Il en fut de même de l'évêque de Rieti, qui lui offrit
l'hospitalité avec un empressement et une cordialité qui le
touchèrent jusqu'aux larmes. C'est dans cette ville qu'il
entendit cette mélodie angélique dont parlent Thomas de
Celano et saint Bonaventure.
Nature sensible et délicate, il aimait la musique, cette
lyre enchanteresse, tantôt joyeuse, tantôt plaintive, toujours
pleine d'émotion, « qui élève l'âme, calme la douleur, et
qu'il faut ramener à sa destination première, qui est de louer
Dieu, et non d'enflammer les passions j) (ce sont ses propres
expressions) (3). Un jour qu'il souffrait davantage de son
hépatite, il appela son compagnon, qu'il savait habile citha-
riste, et lui dit : « Prends un luth et joue en ma présence,
afin d'alléger un peu les souffrances de ce pauvre corps.
— Je n'ose, repartit le Frère ; j'ai peur que nos hôtes ne
soient scandalisés de voir cet instrument profane entre les
mains d'un religieux. — Renonçons-y donc, reprit le ma-
lade ; car il vaut mieux se priver d'une consolation que de
(1) Tu. DE Celano, Vita prima, p. 2, c. viii.
(2) Id., loc. cit., c. V.
(3) Jd., Vita secunda, p. 3, c. i.xvi.
CHAPITRE XVII. 295
malédifier le prochain. 5? Il eut ainsi le mérite d'un sacrifice
généreusement offert, mais sans être frustré de la consola-
tion désirée. Seulement, elle lui vint d'en haut, au lieu de
lui venir des hommes. Pendant la nuit, un ange lui apparut,
une viole à la main; et laissant glisser l'archet sur son instru-
ment, il en tira des accords si doux, si harmonieux, si puis-
sants, que l'âme du Saint en était comme enivrée et ses
sens comme suspendus (1).
Tous les détails de ce prodige sont d'un charme infini. Et
pourtant, la réflexion du Bienheureux, au sortir de son
extase, est plus délicieuse encore. « Je me croyais au ciel» ,
s'écria-t-il. Hélas! il était redescendu sur la terre, et il s'en
apercevait à l'acuité des souffrances qui tourmentaient son
corps amaigri.
Ses médecins étaient inquiets. Ils furent d'avis, pour sou-
lager son mal d'yeux, de lui appliquer un fer rouge aux
tempes. Le remède était atroce, l'opération excessivement
douloureuse; François y consentit néanmoins, heureux qu'il
était de souffrir pour l'amour de Jésus crucifié. Il se berçait
d'ailleurs de l'espérance, s'il recouvrait la vue, de pouvoir
recommencer ses travaux évangéliques. Quand il vit le fer
rougi au feu, il ne put se défendre d'un premier mouve-
ment de crainte. Pour vaincre cette répugnance de la nature,
il se mit à parler au feu comme on parle à. un ami : « Mon
frère le feu, toi que le Seigneur a fait brillant, utile et beau,
sois-moi propice en ce moment. Je prie le grand Dieu qui
t'a fait de tempérer ta chaleur, afin que je puisse la sou-
tenir. 55 Puis, ayant fait le signe de la croix devant le fer
incandescent, il présenta sa tête au chirurgien, qui promena
son instrument dans les chairs crépitantes, depuis l'oreille
jusqu'au sourcil. Le patient demeura impassible. L'opéra-
(1) Tu. DE Celano, loc. cit.; etBoKAV., c. v.
296 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
tion terminée, il dit à ses Frères : « Louez le Seigneur ;
car, je vous raffirme, je n'ai senti ni l'ardeur du. feu, ni
aucune douleur. » Et, se tournant vers l'oculiste, il le
pria de recommencer, s'il supposait la cautérisation incom-
plète. Cet homme, admirant une telle force d'âme, ne put
s'empêcher de s'écrier : « En vérité, c'est aujourd'hui la
journée des miracles ! « Ce médecin, homme de science et
plus encore homme de foi, s'était affectionné à son malade.
Il le soignait avec un dévouement au-dessus de tout éloge,
refusant tout salaire et n'épargnant ni ses veilles ni son or
pour tâcher de le guérir. Comme le don des larmes, que Fran-
çois avait reçu dans une mesure vraiment extraordinaire,
était la principale cause de son mal d'yeux, il lui dit dans
ime de ses visites : « Père, je vous en prie, cessez de pleurer;
autrement, vous perdrez complètement la vue. » Le Saint
lui fit alors une réponse digne de lui. « Eh quoi ! mon frère,
répliqua-t-il, pour garder cette vue corporelle qui nous
est commune avec les mouches, je m'exposerais à perdre
les effusions de la lumière divine ! Non, non ; car ce n'est
pas pour la chair, mais pour l'esprit, que le bienfait de la
vue nous a été donné (1). «
Transporté du palais épiscopal à l'ermitage de Fonte-
Colombo, aux jDortes de Rieti, et voulant donner au méde-
cin quelque témoignage de sa reconnaissance, François l'in-
vita à partager le dîner des Frères; et comme ceux-ci lui
représentaient qu'ils n'avaient rien de convenable à offrir
à un homme de sa condition : « Allez, leur dit le Saint, et
ayez confiance. 5) An même moment, en effet, une dame
frappait à la porte du couvent et apportait dans une cor-
beille des mets excellents, des poissons, du pain blanc, des
gâteaux, un rayon de miel et des grappes de raisin que
(1) Box AV., C. V.
CHAPITRE XVII. 29r
François, joyeux, fît servir à son hôte. Celui-ci ne put s'em-
pêcher de dire aux Rehgieux : ' « Mes Frères, nous n'avons
pas une assez haute idée de la sainteté de notre malade ; et
vous-mêmes, qui êtes ses familiers, vous ne sauriez concevoir
jusqu'à quel point la vertu divine habite en lui (1). »
Les bons offices du médecin ne demeurèrent point sans
récompense. Une magnifique maison qu'il venait de faire
bâtir était déjà lézardée et menaçait ruine ; sa chute parais-
sait imminente. Il résolut alors de recourir aux moyens sur-
naturels, et posa dans la fente du mur une mèche des che-
veux du Saint. Sa foi obtint un miracle ; le lendemain matin,
la crevasse avait disparu, et les murs s'étaient solidement
rejoints (2).
L'oculiste ne fut pas le seul à s'applaudir de la pré-
sence d'un tel malade ; les habitants des environs de Rieti
eurent aussi à s'en réjouir. Une épizootie, ce grand fléau des
campagnes, dévastait alors leurs troupeaux. Un paysan se
sentit inspiré de prendre quelques gouttes de l'eau dont le
thaumaturge s'était servi pour se laver les mains. Il en
aspergea ses brebis et ses bœufs, qui furent à l'instant
guéris. Son exemple fut imité; l'épidémie disparut entiè-
rement, et le nom du saint Patriarche fut en bénédiction
dans toute la contrée (3).
Le thaumaturge semait les bienfaits et les miracles sur
ses pas; mais pour lui-même sa guérison se faisait toujours
attendre, et les médecins avaient même perdu tout espoir.
Sur leur conseil;, il quitta Rieti pour Sienne, où il trouverait
un climat plus doux et peut-être des oculistes plus expéri-
mentés. Il arriva dans cette ville au moment où le prin-
temps étalait sa royale parure (1226). Il respira l'air pur et
(1) Tu. DE GiiLANO, Vita secunda, p. 2, c. xin.
(2) BOKAV., c. VII.
(3) Id., c. VIII.
298 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
les fortifiantes senteurs de ses collines, mais, hélas! sans en
retirer aucun soulagement. Changement de lieu, soins et
remèdes, tout fut inutile. Les plaies des stigmates cruci-
fiaient toujours sa chair innocente; les poumons et le foie
étaient atteints, l'estomac délabré, les yeux presque éteints.
De plus, il fut pris d'un vomissement de sang qui le réduisit
à la dernière extrémité.
Averti de cette rechute, le Frère Elie ne douta plus que
l'heure du dénouement ne fût proche. Il accourut à Sienne,
et sur le désir du Saint lui-même, il le ramena presque
mourant en Ombrie. A leur arrivée. Assise fut en liesse, plus
que si on lui eût annoncé une victoire sur l'ennemi : le
trésor qu'elle avait failli perdre, ce corps honoré des sacrés
stigmates dont Sienne, Cortone, Pérouse, lui enviaient la
possession, lui était restitué! Don Guido, ami et protecteur
de François jusqu'à la fin, revendiqua l'honneur de lui
donner l'hospitalité dans son palais. De leur côté, les ma-
gistrats d'Assise apostèrent des gardes et firent le guet jour
et nuit autour de leur précieux trésor, pour le mettre à
l'abri d'un coup de main (1).
Quant au malade lui-même, loin de craindre la mort,
cette funèbre messagère dont le seul nom nous glace d'ef-
froi, il lui souriait comme un ami sourit à son ami. N'était-ce
pas elle qui allait lui ouvrir les portes de la cité de la paix et
l'introduire près du trône de son Bien-Aimé? Aussi laissait-il
percer à travers ses angoisses je ne sais quelle joie qui n'est
pas de ce monde. Et quoique ses souffrances fussent si
aiguës, si continuelles, qu'il lui eût semblé plus tolérable
(lui-même l'avouait) de passer sous la main du bourreau,
cependant il trouvait encore assez de force pour consoler
ceux qui l'entouraient. Où puisait-il cette énergie surhu-
(1) Tu. DE Gelako, Vita prima, p. 2, c. vu.
CHAPITRE XVII. 299
maine? Le trait suivant donnera la réponse à cette ques-
tion.
Un jour que ses douleurs l'oppressaient plus cruellement
encore que d'habitude, un petit Frère infirmier, touché de
compassion, lui dit : « Mon Père, priez donc le Seigneur
de vous traiter un peu plus doucement ! Il semble que sa
main s'appesantisse trop durement sur vous! — Si je ne
connaissais ta simplicité et la droiture de tes intentions,
répliqua François avec une sainte indignation, j'aurais hor-
reur de demeurer avec toi, qui trouves à redire aux juge-
ments de Dieu sur moi. » Et aussitôt, rassemblant toutes ses
forces, il se jette sur le pavé, et le choc est si violent que ses
membres endoloris en sont tout froissés. Puis il baise la terre
en s'écriant : « Seigneur, je vous rends grâces pour toutes
mes souffrances. AjoLitez-en cent fois plus encore, si c'est
votre bon plaisir; car mon unique bonheur est d'accomplir
votre très sainte volonté (1). » Le séraphique Patriarche se
peint tout entier dans ce mot. Aimer Dieu sans mesure,
accomplir en tout sa très sainte volonté, et mettre en cela
tout son bonheur, voilà la clef de sa belle vie et de sa belle
mort.
Sentant que le terme de son pèlerinage approchait et que
la tente de son corps allait bientôt être repliée, il réunit ses
disciples autour de sa couche dans la salle du palais épisco-
pal ; et, à l'exemple de Jacob, il étendit ses bras l'un sur
l'autre en forme de croix pour bénir tous les fils de son
amour. Il demanda sur quel front reposait sa main droite :
« Sur la tête du Frère Elie, répondirent les Frères. —
C'est bien, reprit-il. Mon fils, je te bénis, en tout et pour
tout; de même que sous ta main le Très-Haut a multi-
plié mes enfants, de même je les bénis tous en toi. Que Dieu,
(1) BOSAV., C. XIV
o
300 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
le souverain Maître de l'univers, te bénisse clans le ciel et
sur la terre ! Pour moi, je te bénis autant et plus que je ne le
puis. Je conjure Celui qui peut tout, de suppléer à mon
impuissance : qu'il se souvienne de tes œuvres, qu'il exauce
tous tes voeux, et qu'il te donne part un jour à la récompense
des justes (1). » Dieu devait plus tard, à la dernière heure
du Frère Élie, se souvenir de la prière et des mérites de
François mourant.
Le vénérable fondateur ne pouvait oublier ses chères filles
de Saint-Damien ; il envoya donc à sainte Claire et à ses com-
pagnes une dernière bénédiction. A ces témoignages d'une
exquise délicatesse, on reconnaît bien l'aimable François
d'Assise, qui pouvait dire de ses enfants spirituels ce que,
jeune encore^ il disait des pauvres : « Je les porte tous dans
mon cœur. » Et l'on y voit le signe de la vraie piété, car
c'est le propre de la religion de transformer tout ce qu'elle
touche, d'élever les pensées et de purifier, d'agrandir, de
perfectionner toutes les légitimes affections en les surnatu-
ralisant. Après avoir ainsi appelé les faveurs du ciel sur son
immense famille, François pria ses Frères de le transporter
à Notre-Dame des Anges, lieu béni entre tous, qui était le
berceau de son Ordre et son séjour de prédilection; « car
il voulut, dit Thomas de Celano (2), rendre le souffle de sa
vie mortelle dans ce même sanctuaire où il avait reçu le
souffle divin de la grâce » . C'était dans les derniers jours
de septembre 1226. Le Saint était porté sur un brancard.
Quand on lut dans la j^laine, à peu près à moitié chemin
entre la ville et le couvent, il demanda si l'on était vis-à-vis
de l'hospice où, dans les commencements de sa conversion,
il aimait tant à soigner les lépreux. Sur la réponse affir-
mative : « Tournez-moi, dit-il, vers la cité. » Puis, se sou-
(1) Th. de Celaxo, Vita prima, p. 2, c. vu.
(2) Jd., ibid.
CHAPITRE XVII. 301
levant avec effort, le bras gauche appuyé sur l'un des
Frères, la main droite étendue vers Assise et les yeux au
ciel, il prononça ces paroles solennelles :
« Sois bénie de Dieu, ô cité d'Assise, parce que beaucoup
d'âmes seront sauvées en toi et par toi. Le Très-Haut
comptera d'innombrables serviteurs dans l'enceinte de tes
murailles, et bon nombre de tes enfants seront choisis pour
les tabernacles éternels. Que la paix soit avec toi (1). »
A toutes ces bénédictions se mêle un nom plein de doux
Saint François mourant se tourne vers la ville d'Assise et la bénit. (D'après
Benouville.)
souvenirs, celui de Giacoma de Settesoli, sa grande bienfai-
trice de Rome et sa fidèle imitatrice. Dès qu'il fut arrivé à
la Portioncule, il songea à Jui envoyer un message où il lui
exprimait le désir qu'il avait de la voir avant de mourir.
Mais au moment où le courrier allait partir, on entendit un
grand bruit de chevaux à la porte dn couvent; c'était Gia-
coma qui arrivait avec une suite nombreuse. Elle lui raconta
comment elle avait reçu d'un ange l'ordre de partir, et tous
deux se réjouirent de la grâce et de la joie que la Providence
leur ménageait. Giacoma, voyant l'état du malade, et ne
pensant pas qu'il fût si près de sa fin, voulut renvoyer une
(i) Bautiiélesiy de Pise, Conformités, liv. I, vi.
302 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
partie de ses serviteurs; mais le Saint l'en empêcha. «Ma
fille, lui dit-il, gardez-les près de vous. Samedi soir^ je retour-
nerai à Dieu. Quand vous aurez rendu les derniers honneurs
à ce pauvre corps, vous pourrez reprendre le chemin de
Rome avec tout votre monde (1). 35 Elle fut ainsi prévenue
de l'imminence de la catastrophe redoutée, et fut admise,
en attendant, à contempler le crucifié de l'Alverne, à lui
prodiguer ses soins, à baiser les plaies saignantes de ses
pieds et à les arroser de ses larmes : glorieuse exception et
consolation immense que lui avait valu son inépuisable
charité pour les serviteurs du Christ.
Les derniers moments du Patriarche séraphique nous
offrent d'autres scènes non moins mémorables ; il semble
même qu'à mesure qu'on avance, elles s'imprègnent d'un
cachet plus intime et plus émouvant. Ses disciples l'en-
tourent de leurs soins les plus affectueux, sans pouvoir ni
s'abandonner à leur affliction de peur de l'attrister, ni con-
tenir dans leur sein la douleur qui les oppresse. Pour lui, il
reste toujours calme, toujours maître de lui-même. Son
visage rayonne d'une douce allégresse, et « son cœur
chante » , selon la remarqae de son premier historien (2) :
c'est l'invité qui se prépare aux noces de l'Agneau! Les
apprêts sont tels qu'on les attend de l'amant de la pau-
vreté. Dépouillé de sa tunique, étendu sur la terre nue, les
yeux au ciel, où s'envolent tous ses désirs, et la main sur la
plaie de son cœur pour en dérober la vue, il dit à ses
compagnons : « J'ai fait mon devoir; faites le vôtre, jj Et
les Frères, devinant son intention d'être fidèle jusqu'au
bout à sa dame la Pauvreté, lui présentèrent un froc et
(1) Bernard de Besse, T)e laudibus B. Fi\
(2) Il Mortem cantando suscepit. » Vita secunda, p. 3, c. cxxxiK.
CHAPITRE XVII. 303
une corde d'emprunt, qu'il accepta avec de grands senti-
ments de reconnaissance (1).
Chose admirable! le corps était à tonte extrémité; mais
l'esprit rayonnait en sa plénitude, et dans cette lampe qui
allait s'éteindre, la lumière de l'intelligence, fernip et pure,
projetait encore tout son éclat. A cette heure suprême,
François tirait encore de son cœur les accents les plus
enflammés sur l'amour de Dieu, avec les plus sages conseils
sur l'observation de la Règle. Mieux encore : il dictait son
testament, œuvre magistrale où il peint lui-même à grands
traits les diverses phases de sa vie, suave effluve d'amour
qu'il laisse tomber de ses lèvres défaillantes pour l'éternelle
consolation de ses disciples. Le Frère Auge de Rieti écri-
vait; les autres Religieux écoutaient avec un filial attendris-
sement.
Le testament demandait une clôture, la bénédiction dti
testateur. " Venez, mes fils bien-aimés, murmura doucement
le saint Patriarche ; venez, que je vous bénisse avant de
mourir. » Et il étendit. la main sur leur tête, en déclarant
expressément qu'il bénissait dans leur personne tous ses
disciples présents et à venir. Puis, en témoignage de son
affection et comme symbole d'union fraternelle, il rompit et
leur distribua un pain qu'il avait bénit (2). Malgré l'immensité
de leur affliction, les Frères ne pouvaient ni détacher leurs
yeux du visage de leur séraphiqae Père, ni se lasser d'admirer
cette lucidité d'esprit, cette patience inaltérable, cette union
continuelle avec Dieu, ces touchantes exhortations qu'il
murmurait encore d'une voix presque éteinte. Et si l'on se
rappelle, en effet, au milieu de quelles angoisses il conser-
vait cette fraîcheur d'idées, cette sérénité d'âme, on ne peut
se défendre de partager leur admiration ; les larmes mon-
(1) Vita secunda, loc. cit.; et Vila prima, p. 2, c. viii.
• (2). /A.,. loc. cit.
304 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
tent à la paupière, et l'on tombe à genoux pour remercier
Dieu d'avoir couronné la vie d'un tel homme par une si
belle fin, et d'avoir ordonné à la mort de respecter jusqu'au
dernier moment ses facultés mentales, comme il a souvent
défendu contre la corruption du tombeau les corps des
Saints, dont le mal n'a jamais terni la virginale pureté.
Les différentes scènes qu'on vient de lire nous condui-
sent jusqu'au vendredi 2 octobre. Le lendemain matin, c'est-
à-dire le samedi, jour consacré à cette Vierge immaculée
dont il aimait à se proclamer le dévot serviteur, muni du
Pain des forts, oint de l'buile des mourants — (car on ne
peut douter qu'il n'ait demandé les derniers sacrements,
quoique ses historiens n'en parlent pas), — le vénérable
fondateur porta ses pensées au delà de la mort. Voulant que
sa dépouille mortelle, son frère le corps, comme il l'appe-
lait, tombât dans un profond oubli, il désigna d'avance pour
le lieu de sa sépulture la « Colline d'Enfer » , colline d'igno-
minie où l'on exécutait les criminels : tant il avait faim et
soif de mépris et d'humiliations, et tant il était destiné à
devenir en sa mort, comme en sa vie, la parfaite image du
Verbe incarné ! Après cela, rentrant en lui-même et regar-
dant autour de lui, il pensa que tout était prêt pour le grand
voyage de l'éternité, et il demeura en repos.
Le soir, au moment où les crêtes de l'Apennin commen-
cent à incliner leurs ombres vers la plaine, il rassembla ses
disciples pour la dernière fois autour de son grabat, les
consola par des paroles pleines de tendresse et les exhorta
à garder fidèlement la pauvreté, la patience et l'amour de
Dieu. Puis il les bénit en disant : « Adieu, mes enfants!...
Adieu à tous !... Je vous laisse dans la crainte du Seigneur.
Demeurez-y toujours, inviolablement attachés à votre Règle;
car l'heure des tribidations est proche, et dans la tourmente
il y aura des défections et des scandales. Heureux qui per-
CHAPITRE XVII. 305
sévérera ! Pour moi, je vais à Dieu: j'y vais avec joie, j'ai
hâte de le voir ; j'y vais avec confiance, je l'ai servi de toute
l'énergie de mon âme (1). Je vous recommande tous à sa
grâce (2). j? Les Frères ne pouvaient répondre que par
leurs larmes et leurs sanglots. Dès qu'il eut fini ses adieux, il
oublia la terre pour ne plus penser qu'au ciel. Cependant, sur
son désir et comme pour élever plus facilement son âme
vers Dieu, les Frères Ange et Léon chantèrent le cantique
du Soleil et de sa sœur la Mort, à laquelle il souhaitait ainsi
la bienvenue. Il les pria ensuite de lui lire la Passion
selon saint Jean. Après cette lecture, il entonna lui-même
et récita de sa voix mourante le psaume Clxi, qui commence
par un cri de détresse et finit par un cri d'espérance :
i<- J'ai élevé la voix pour crier vers le Seigneur, j'ai élevé
la voix pour implorer son secours.
« Je verse mes prières en sa présence, et j'expose devant
lai mon extrême affliction.
« Quand mon cœur se sent défaillir, vous connaissez mes
voies. Ils m'ont tendu un piège en secret, dans les sentiers
où je marchais.
« Je considérais à ma droite, et je regardais ; et il n'y
avait personne qui me connût. La fuite m'est fermée, et nul
ne cherche à me sauver la vie.
« J'ai crié vers vous, Seigneur, et j'ai dit : Vous êtes mon
espérance et mon partage dans la terre des vivants.
« Prêtez l'oreille à ma prière, parce que je suis humilié
jusqu'à l'excès. Délivrez-moi de ceux qui me persécutent;
car ils sont devenus plus forts que moi.
« Tirez mon âme de sa prison, afin que je puisse glorifier
(1) Tir. DE Celano, Vita prima, p. 2, c. vu; et Vita secunda, p. 3, c. cxxxix,
(2) BosAV., c. XIV.
306 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
votre nom. Les justes attendent que vous m'accordiez l'éter-
nelle récompense. 3)
A ces mots, sa bouche se ferma pour toujours/etson âme
s'envola dans le sein de Dieu. C'était le 3 octobre, une
heure après le coucher du soleil (1).
(1) Tu. DE Gklano, Vita prima, p. 2, c. viii. — Cf. Bonav., c. xiv.
La cordelièi'e entourant le diiffre d'Anne de Bretafjne.
■ (Château de Blois.)
CHAPITRE XVIII
MAGNIFICENCES DE SON TOMBEAU.
(1226-1230)
Il est écrit dans rÉvaiigile: « Quiconque s'abaisse sera
élevé. » Cette divine promesse s'est-elle jamais plus littéra-
lement accomplie que dans l'histoire posthume du fils de
Bernardone? Quel homme, pendant sa vie, méprisa plus la
gloire? Quel homme, après' sa mort, en fut plus abreuvé ?
Dès la première heure, sa dépouille mortelle s'entourait de
nouvelles et mystérieuses splendeui's, dont celles de la grâce
avaient été le principe et le germe.
Au moment où il expirait, un vol d'alouettes s'abattait sur
le toit de Notre-Dame des Anges, et ses « petites sœurs »
ailées, qu'il avait naguère si gracieusement invitées à célé-
brer avec lui les louanges du Créateur, rompant avec leurs
habitudes, — elles qui ne gazouillent jamais que dans un
rayon de soleil, — se mettaient à chanter avec une mer-
veilleuse douceur, comme pour fêter son couronnement
dans le ciel (1).
Le Frère Augustin d'Assise, Provincial de la Terre de
Labour, homme de mérite et d'une saiiiteté consommée, vit
l'âme du saint Patriarche monter au firmament sous la
forme d'une étoile resplendissante ; et se soulevant avec
(1) BONAV., C. XIV.
308 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
effort sur la couche où la douleur l'avait cloué : « Mon Père,
cria-t-il, attendez-moi, je m'en vais avec vous. » Et son âme,
brisant la frêle enveloppe de son corps, fit cortège à celle de
son Bienheureux Père, Saint François apparut également à
son illustre ami Guido, évêque d'Assise, qui revenait alors
du pèlerinage du mont Gargano et se trouvait à Bénévent :
« Je quitte ce lieu d'exil, lui dit-il, et m'en vais à la
patrie (1). » Tous ces événements se passaient dans la nuit
du 3 au 4 octobre.
Le corps du défunt était une relique sans prix. Aussi les
Frères l' entourèrent-ils des marques de la plus profonde
vénération. Giacoma de Settesoli, cette pieuse matrone en
qui le P. Orlando salue une suave image de sainte Marie-
Madeleine (2), pourvut aux frais des décorations funèbres
et de l'inhumation; et grâce à sa munificence, le corps,
revêtu d'une tunique neuve ouverte au cœur, et entouré
d'essences et de parfums auxquels se mêlait une odeur toute
céleste, fut étendu sur de magnifiques tapis pour être exposé
à la vénération du peuple.
La nouvelle de cet événement se répandit avec la rapidité
de la foudre dans la ville d'Assise. « Le Saint est mort! le
Saint est mort! 55 criait-on de toutes parts. Le soir même,
les habitants descendirent à la Portioncule pour vénérer les
restes de celui qu'ils avaient invoqué commeun Saint, même
de son vivant. Chacun put alors les contempler à loisir et
satisfaire sa dévotion. « Autant François s'était fait petit et
humble, dit saint Bonaventure, autant Dieu prenait plaisir
à le glorifier après sa mort. Son âme avait franchi les par-
vis célestes, et buvait à longs traits aux sources de la vie;
mais en se séparant de son corps, elle lui avait laissé dans
(1) BONAV., C. XIV.
(2) Saint François d'Assise, par le R. P. G. Orlando, S. J. (Voir la Sicilia
cattolica, 4" art., septembre 1882.)
CHAPITRE XVIII.
309
r empreinte des sacrés stigmates un gage certain de résur-
rection glorieuse. Dans ses mains et dans ses pieds, on
voyait des clous miraculeusement formés de sa chair et
tellement adhérents, que, poussés d'un côté, ils avançaient
de l'autre, comme des nerfs fort durs et d'une seule pièce.
Rien n'empêchait plus de voir la plaie du côté qu'il cachait
avec tant de soin pendant sa vie, cette plaie que la main de
l'homme n'avait point faite et qui rappelait à l'esprit celle
■!■ ■ ■"
Saint François mourant se fait lire la Passion. — Il apparaît à l'évêque d'Assise
et le convainc de la vérité des sti{;mates. (D'après Giotto.)
du Seigneur Jésus. Les clous avaient la couleur grisâtre du
fer ; mais la blessure du côté, avec sa couleur vermeille et
ses bords repliés, ressemblait à une belle rose fraîchement
épanouie. Le teint du saint Patriarche, naturellement brun,
un peu basané, avait recouvré l'éclat et la fraîcheur du
premier âge, et ses membres la souplesse de l'enfance :
autant de symboles de la pureté de son âme! On eût dit
un autre Christ descendu de la croix et prêt à être enseveli
dans le tombeau.
310 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
« Cependant, parmi les fidèles qui vinrent baiser les stig-
mates, on remarqua un chevalier de grande réputation,
nommé Jérôme, incrédule comme l'apôtre saint Thomas :
comme lui, il examina minutieusement et palpa du doigt les
cinq plaies du Bienheureux Père, et comme lui aussi, il fut
délivré de tout doute à cet égard. Il devint dans la suite
l'un des plus chauds défenseurs de la réalité du miracle.
Pendant toute la nuit, les Religieux, les Tertiaires et les
amis du Saint chantèrent sans interruption des psaumes et
des cantiques devant sa dépouille mortelle : si bien qu'on
eût cru assister à la fête d'un Ange plutôt qu'aux funérailles
d'un homme (1). »
Le lendemain dimanche, 4 octobre, eurent lieu les obsè-
ques, ou plutôt le triomphe du fidèle serviteur de Dieu.
Laissons un témoin oculaire, Thomas de Celano, nous en
retracer les scènes imposantes.
Dès le matin, le clergé et les consuls d'Assise se rendirent
à Notre-Dame des Anges pour transporter solennellement
les restes de leur compatriote. Toute la ville était là; de
plus, une foule innombrable, accourue de tous les points
de l'Ombrie, encombrait la plaine. Le convoi défila lente-
ment et avec ordre. Les trompettes guerrières ouvraient
la marche, selon l'usage du temps ; puis venaient les
fidèles portant des rameaux d'olivier, et après eux les
Frères, tenant des torches ardentes à la main. Deux magis-
trats et deux Frères Mineurs portaient le corps sur leurs
épaules. Le clergé fermait le cortège, et s'avançait au chant
des psaumes et des hymnes de l'Église. Au lieu de prendre
le chemin le plus direct, on choisit le sentier détourné qui
mène au monastère de Saint-Damien. On déposa le corps
dans la chapelle des Pauvres Dames, afin qu'elles eussent la
(1) BOSAV., C. XV.
CHAPITRE XVIII.
311
consolation de contempler une dernière fois le visage trans-
figuré de leur fondateur. On ouvrit la grille à travers laquelle
on leur donnait la sainte communion; et Claire, malade,
Obsèques de saint François. — Le cortège s'arrête à Saint-Damien pour donner
à sainte Claire et aux Pauvres Dames la consolation de vénérer le corps inanimé
de leur Père. (D'après Giotto.)
portée dans les bras de ses filles, put vénérer, toucher et
baiser, non sans verser beaucoup de larmes, les cinq plaies
du stigmatisé de l'Alverne. Elle essaya d'arracher un des
clous miraculeux pour le conserver comme relique ; mais
312 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
a
voyant qu'elle n'y pouvait réussir, elle se contenta de
tremper un linge dans le sang qui coulait de la blessure, et
de prendre la mesure exacte de la taille du Saint pour faire
peindre son portrait dans le chœur des Religieuses.
« Lorsque le convoi se remit en marche, les servantes du
Christ éclatèrent en gémissements j jamais orpheline pleu-
rant sur la tombe de sa mère ne fit entendre des plaintes plus
déchirantes. — O l'amère séparation! s'écriaient-elles en
sanglotant... notre Père!... Notre Père, que ferons-
nous? Qu'allons-nous devenir?... Tout notre bonheur s'en-
vole avec vous !... Ainsi leur cœur était partagé entre la
tristesse et la joie, la tristesse d'avoir perdu celui qu'elles
aimaient, etlajoie de le savoir déjà couronné dans les cieux.
Cependant, on emporta la précieuse dépouille, et la porte
du monastère se referma pour ne plus s'ouvrir jamais à de
pareilles douleurs (1). »
Le cortège traversa les rues d'Assise, tendues de dra-
peries et de guirlandes de verdure, jusqu'à l'église Saint-
Georges, où la dépouille mortelle fut déposée dans une
châsse en cyprès. « C'est là que notre Saint avait été initié
à l'étude des lettres chrétiennes; c'est là qu'il avait pour la
première fois prêché la pénitence et l'amour de Dieu : là
devait être aussi son premier lieu de repos (2). »
Le PVère Elie, dont les pouvoirs de Vicaire général furent
prorogés jusqu'au Chapitre général d'Assise (1227), s'em-
pressa d'envoyer à tous les supérieurs la nouvelle de la
mort du saint fondateur. Sa lettre, écrite sous le coup de
la première émotion, est un modèle d'oraison funèbre; et
nous nous faisons un devoir d'en reproduire les passages les
plus importants.
(1) Tu. DE Celano, Vita prima, p. 2, c. xv.
(2) BO-NAV., c. XV.
CHAPITRE XVIII. 313
« Au Frère Grégoire, Provincial de France, Frère Elie,
pécheur. Salut,
« Avant de commencer à parler, je pleure, et ce n'est pas
sans motif. La douleur envahit mon âme comme un torrent
débordé. Hélas ! le malheur que je redoutais a fondu sur
nous : celui qui nous consolait n'est plus. Chéri de Dieu et
des hommes, il est monté au séjour de la lumière, lui qui
enseignait à Jacob la loi de la science et de la vie, et qui a
laissé à Israël le testament de la paix. Nous ne saurions trop
nous réjouir pour lui; nous ne saurions trop pleurer sur
nous-mêmes, privés que nous sommes de sa présence et
comme ensevelis à l'ombre de la mort. La perte est pour
tous ; le péril n'est que pour moi, à cause des soucis et de
l'affliction qui m'oppressent. Ma douleur est sans ifiesure;
voilà pourquoi, mes frères, je viens vous conjurer de la par-
tager, comme je partage la vôtre. Nous sommes orphelins
et privés de la lumière de nos yeux. Oui, notre Père était
vraiment une lumière envoyée par la vraie Lumière pour
iious et pour les gens du siècle, une lumière éclairant les
hommes assis dans les ténèbres de la mort, afin de diriger
leurs pas dans les voies delà paix. Semblable au soleil dans
son midi, il éclairait les esprits, et il échauffait les cœurs du
feu de son amour, prêchant partout le royaume de Dieu et
préparant au Seigneur une génération nouvelle. Son nom
s'est répandu jusqu'aux îles les plus lointaines, et les diffé-
rentes contrées de la terre ont admiré ses œuvres.
« Ne vous attristez pas outre mesure ; car Dieu, qui est le
père des orphelins, ne nous refusera pas ses fortifiantes
consolations. D'ailleurs, François est passé à une vie meil-
leure; et avant de mourir, il a béni tous ses enfants, comme
un autre Jacob, leur pardonnant toutes les fautes qu'ils
auraient pu commettre contre lui. Et maintenant, voici que
je vous annonce une grande joie et un prodige inouï jusqu'à
314 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
nos jours. C'est que peu de temps avant sa mort, notre Père
a reçu et porté dans sa chair les stigmates de Jésus crucifié. . .
Bénissez donc le Dieu du ciel et de la terre; louez-le de ses
éternelles miséricordes, et souvenez-vous de notre vénérable
Père en Dieu. Priez pour lui, c'est son dernier désir; et
invoquez-le lui-même, afin de mériter de participer à sa
gloire. Il est mort samedi soir, 3 octobre, une heure après la
tombée de la nuit. Priez-le de mettre à notre tête un autre
lui-même, un chef vaillant comme les Macchabées, poumons
conduire au combat. Et parce que c'est une pensée salutaire
de prier pour les défiints, priez pour le repos de son âme.
Chaque prêtre dira trois messes, chaque clerc le psautier,
les fi'ères laïques cinq Pater; les clercs chanteront avec solen-
nité les' vigiles des morts. — Frère ÉUe, pécheur (1). »
On est heureux de retrouver un tel éloge de notre Saint
dans la bouche du Frère Elie, dont le témoignage ne saurait
être suspect.
Par respect pour les dernières volontés de leur Père, les
PVères Mineurs ne mirent aucune épitaphe sur sa tombe ;
mais le Très-Haut allait se charger lui-même de rendre cette
tombe à jamais illustre, à jamais éloquente, à force de pro-
diges et de bienfaits. A peine était-elle fermée, qu'elle deve-
nait un foyer d'action surnaturelle et par suite un centre de
pèlerinage.
Ici, c'est une jeune fille d'Assise qui a la tête monstrueuse-
ment retournée sur l'épaule, et qui se relève guérie ; là, c'est
un vieillard, compatriote et ami du Saint, et aveugle depuis
cinq ans, qui recouvre soudainement la vue (2).
« A Capoue, un enfant, jouant sur la rive du Volturno,
tombe dans le fleuve et s'y noie. Bientôt la foule s'attroupe
(1) Saint François et les Franciscains, par le P. Pajipuile, t. I, c. vin,
n. XX.
(2) Tel de Celano, Vita prima, De canon.
CHAPITRE XVIII.
315
autour du cadavre ;Jes chrétiens et les Juifs eux-mêmes,
émus de la douleur du père de cet enfant, invoquent le nom
de saint François. Et sur-le-champ le mort ressuscite, se
jette dans les bras de son père, et le prie de le conduire à
l'église du saint Patriarche, auquel il se reconnaît redevable
de la vie (1).
Saint François ressuscite une jeune fille. (D'après Giotto.)
« A Pennaco, dans la Fouille, une mère pleure sur le
cadavre de sa fille unique, et s'oppose aux funérailles, dans
l'espérance que saint François ne l'abandonnera point dans
une pareille affliction. Sa prière n'est point perdue : le Saint
lui apparaît, et lui rend sa fille pleine de vie et de santé.
« Autre prodige plus surprenant encore. A Monte Marano,
près de Bénévent, une femme venait d'expirer, et déjà les
clercs récitaient l'office des morts autour de sa couche fu-
(1) BoNAv. , Z?e ??i£/ac.
316 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
nèbre. Tout à coup, au milieu de la nuit, elle soulève le drap
mortuaire, appelle un des prêtres, son parrain, et lui dit :
Mon Père, je veux me confesser. Morte, j'étais réservée
au supplice sans fin des ténèbres extérieures, pour avoir
caché un péché mortel en confession. Grâce à l'intercession
de saint François d'Assise, pour qui j'ai toujours eu la
plus vive dévotion. Dieu m'a renvoyée sur la terre pour
compléter ma confession. Dès que vous m'aurez entendue
et absoute, j'irai au séjour du repos qui m'a été promis. »
Elle se confesse en tremblant au prêtre, qui tremble plus
qu'elle-même; et dès qu'elle a reçu le divin pardon, elle se
rendort, cette fois, dans le baiser du Seigneur, et c'est pour
toujours (1). »
L'Ombrie avait le bonheur de posséder la dépouille même
du Saint. On accourait de loin pour la vénérer. En France,
on accueillit avec enthousiasme une relique beaucoup plus
modeste, l'oreiller sur lequel avait reposé sa tête mourante.
« Le Roi, la Reine et les seigneurs, avec les savants et les
lettrés dont Paris est depuis longtemps le berceau ou le
rendez-vous, accoururent au-devant de cette relique et la
baisèrent avec respect, par dévotion pour le Saint. Non sans
raison ; car François avait véritablement, plus que personne
au monde, le caractère franc et noble (2). »
En Italie, en France, en Allemagne, partout les miracles
se multipliaient, si nombreux, si éclatants, que pour le -puis-
sant thaumaturge la question de canonisation se posa au
lendemain, pour ainsi dire, de son trépas.
Honorius lïl était mort le 18 mars 1227. Dès le lende-
main, le cardinal Ilugolin était élu Pape par acclamation,
et prenait le nom de Grégoire IX. Ainsi l'Ordre naissant
(i) BoyAv., De mhac.
(2) Il Vere Franciscus, qui super omnes cor francum et nobile gessit. » (Tn. de
Celano, Vita prima, p. 3, c. i.)
CHAPITRE XVIII. 317
perdait un protecteur, pour en retrouver un autre encore
plus intimement lié à la famille franciscaine.
C'est à Grégoire IX que la Providence réservait, comme
une consolation dans sa vieillesse et une force dans ses
épreuves, l'honneur et la joie de proclamer l'iiéroïsme des
vertus du sérapliique Patriarche. Les commencements de
son pontificat furent orageux. En 1228, dans le temps des
fêtes pascales, une sédition fomentée par les émissaires de
l'empereur d'Allemagne, et soutenue par cette fraction de
l'aristocratie romaine qui jalouse toujours la puissance des
Papes, contraignit l'auguste vieillard à prendre le chemin
de l'exil. Il chercha un refuge au milieu des populations
fidèles de l'Ombrie, d'abord à Rieti, puis à Spolète, d'où, il
se rendit à Assise pour visiter le monastère des Pauvres
Dames de Saint-Damien, et peut-être plus encore pour
recommander à leur saint fondateur la barque de Pierre si
violemment agitée. Sur les instances des habitants, qui d'une
voix unanime le pressaient d'inscrire au catalogue des Saints
celui qu'ils appelaient « l'ange d'Assise, l'apôtre de l'Italie,
le grand thaumaturge de son siècle » , il ordonna de com-
mencer inimédiatement les procédures d'usage. Avant de
partir pour Pérouse, où l'appelaient ses démêlés avec Fré-
déric II, il chargea les évêques d'Ombrie de faire dans leurs
diocèses respectifs l'enquête juridique sur la doctrine et sur
les actes de François, et nomma une commission spéciale,
composée des cardinaux les moins favorables à la cause (1),
pour examiner toutes les pièces du procès.
On abrégea les délais ordinaires des béatifications ; et
cette mesure ne surprendra personne : toute la chrétienté
retentissait du bruit des miracles de notre Bienheureux, et
les témoins vivaient encore ! Le Vicaire de Jésus-Christ,
(1) BONAV., C. XV.
318 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
agissant avec cette maturité que l'Église apporte dans toutes
les questions de foi et de discipliné, examina lui-même en
plein consistoire la validité de la procédure, approuva les
rapports, et, usant de la plénitude de son pouvoir, fixa au
dimanche 16 juillet 1228 la solennité de la canonisation.
Il tressaillait de joie, en voyant l'Église renouvelée et
consolée par des vertus et des miracles qui rappelaient les
premiers temps du christianisme (1).
Le 15 juillet, il quitta PérOuse, escorté de toute sa cour,
et fit une entrée triomphale dans la patrie du Saint, où l'at-
tendaient F évêque diocésain et Jean Parent, récemment élu
Ministre général au Chapitre d'Assise (1227), et succes-
seur immédiat du séraphique Patriarche (2). Thomas de
Celano se plaît à nous redire avec quels transports de joie
la vieille cité lui ouvrit ses portes, et comment elle fut obli-
gée, en ce jour-là, de dilater son.enceinte, trop étroite pour
contenir les flots de peuple, de prélats et de gentilshommes,
que l'annonce de cette fête avait attirés de tous ]es points
de l'Italie (3).
Le lendemain dimanche, 16 juillet, l'église Saint-Georges,
où reposait le corps béni, était richement décorée pour la
circonstance, et Grégoire IX s'y rendait en grande pompe.
Autour de lui se pressaient les cardinaux, les évêques, les
abbés mitres, les prêtres, les fils et aussi les filles du saint
Patriarche. Après une fervente prière, le Pontife monta sur
le trône qui lui avait été préparé, voulut pujDlier lui-même
les louanges de celui dont il avait été si longtemps le pro-
tecteur et l'ami, et prit pour texte de son allocution ces
paroles du Sage : « Il a brillé dans le temple de Dieu,
(1) Tu. DE Celano, Vita prima, p. 3, c. i.
(2) Saint François et les Franciscainx, par le P. Pampuile de Magliano, t. I,
c. XVII.
(3) Tii. DE Celano, Vita prima, De canonis. — Cf. Très socii, c. xvii.
CHAPITRE XVIII. 319
comnie le soleil brille en son midi. » Le cardinal Octa-
vien,. cousin d'Innocent III, lut ensuite, à haute voix, la
relation des miracles juridiquement constatés. Cette lecture
donna lieu à une scène des plus émouvantes, et peut-être
Saint François dans la gloire. (D'après Puccio Capanna.)
sans exemple dans l'histoire. La plupart des personnes
sur qui s'étaient opérés ces prodiges étaient présentes
dans l'auditoire; elles auraient pu répondre, n'eût été la
sainteté du lieu : « C'est vrai!... C'est à moi que cela
est arrivé ! » Elles gardaient le silence, mais ce silence
éloquent où le visage rayonnant d'allégresse traduit les sen-
timents qui emplissent le cœur. Toute l'assemblée parta-
320 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
geait leur enthousiasme, et chaque fois qu'un nouveau
nom était prononcé, c'était un nouveau fréniissiement d'ad-
miration.
Un second orateur, le cardinal Rainerio Capoccio, jadis
intimement lié avec les saints Patriarches Dominique et
François, raconta à son tour ce qu'il savait sur la vie de ce
dernier. L'assistance était frémissante d'émotion. Enfin, le
Souverain Pontife, les mains et les yeux au ciel, en face de
la foule haletante et recueillie, prononça ces solennelles
paroles :
« A la gloire de Dieu tout-puissant. Père, Fils et
Saint-Esprit, de la Bienheureuse Vierge Marie et des
saints apôtres Pierre et Paul, et à l'honneur de l'Église
romaine, — Nous avons résolu, de l'avis de nos frères les
Cardinaux et les autres prélats, d'inscrire au catalogue des
Saints, le Bienheureux Père François, que Dieu a glorifié
dans le ciel et que nous vénérons sur la terre. Sa fête sera
célébrée le 4 octobre (1). »
Alors, il entonna le chant du triomphe, le Te Deum, que
continuèrent les cardinaux et les Frères Mineurs. Le peuple
y répondit par d'immenses acclamations, et les joyeuses
volées des cloches annoncèrent au loin la promulgation du
décret de canonisation. Grégoire IX, descendant ensuite de
son trône, alla se prosterner devant la châsse du nouveau
Saint, y colla ses lèvres, y déposa son offrande, selon
l'usage, puis revint offrir le saint sacrifice de la messe. Les
fils du saint Patriarche, un cierge ou une branche d'olivier
à la main, formaient une couronne autour de l'autel et chan-
taient en chœur :
« Franciscus pauper et humitis cœlum dives ingreditur ;
hymnis cœlestibus lionoratur : L'humble et pauvre François
(1) Tu. DE Gelaso, Vita prima^ De canon.
CHAPITRE XVIII. 321
monte riche de mérites au ciel; les chœurs angéliques célè-
brent son triomphe. »
Après la messe, le Saint-Père bénit la foule, qui se retira
émerveillée.
La canonisation des Saints est toujours ime ovation sans
égale, une ovation qui se tient, pour ainsi dire, sous les por-
tiques du temple éternel. Celle du séraphique Père se dis-
tingue pourtant, entre toutes, par plusieurs circonstances
exceptionnelles que nous ne pouvons passer sous silence.
C'était la première fois qu'en dehors de Rome, un Pape
accomplissait ce grand acte sur la tombe même du nouveau
Saint; de plus, le Saint-Siège portait un jugement définitif,
moins de deux ans après la mort de l'élu de Dieu, Enfin, s'il
faut en croire certaines traditions (1), Pica, la vieille mère
de François, était présente à ces triomphales cérémonies.
Vivante ou morte, la mère était couronnée dans le fils.
Trois jours après la cérémonie, Grégoire IX expédia à
tous les fidèles de l'univers la bulle de canonisation, datée
de Pérouse (19 juillet 1228), bulle qui n'est pas seulement
un monument de la plus haute autorité, mais aussi le plus
splendide panégyrique du Saint.
Avant de mourir, François avait désigné la Colline d'En-
fer pour le lieu de sa sépulture. Quand le Frère Élie se mit
en devoir d'exécuter les dernières volontés de son Bienheu-
reux Père, toute la cité se récria contre lui, regardant le
choix de cet emplacement comme un outrage pour elle-
même et pour la mémoire du plus illustre de ses fils. Il
fallut en appeler à la décision du Pape. Grégoire IX ap-
prouva les idées et les plans d'Élie; mais, par une inspiration
vraiment admirable, il décréta que dorénavant la Colline
(1) Pica survécut-elle à son fils ou le précéda-t-elle dans la tombe ? Les auteurs
contemporains n'ont pas touché cette question, et les écrivains postérieurs sont
partagés.
21
322 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
d'Eufer se nommerait la Colline dn Paradis. En même temps,
il commanda au Frère Élie de bâtir une basilique digne du
trésor qu'elle allait contenir, et en bénit lui-même la pre-
mière pierre au lendemain des solennités de la canonisa-
tion. Trois mois après, il la plaçait sous la juridiction immé-
diate du Saint-Siège, moyennant une redevance annuelle
d'une livre de cire, et l'établissait mère et maîtresse de
toutes les églises de l'Ordre (1). Sa dévotion à saint François
se traduisait encore par d'autres largesses; car, malgré le
malaise général causé par la révolte de Frédéric II, il con-
tribuait royalement de ses propres deniers à l'érection du
mausolée. A son offrande vinrent se mêler l'or des princes
et l'obole du pauvre.
Avec de si hauts encouragements et l'aide de l'architecte
le plus renommé de cette époque, Jacques l'Allemand, le
Frère Élie était à même de pousser les travaux avec acti-
vité. On ne peut se le dissimuler, l'entreprise était gigan-
tesque. La « Colline du Paradis » , adossée aux remparts, à
l'extrémité occidentale de la ville, n'était qu'une masse de
roches plus ou moins irrégulières. Il fallut arracher du sol
une montagne énorme pour poser dans cette crypte le tom-
beau de saint François. Sur les sommets granitiques de la
colline, nivelés avec art, Jacques l'Allemand assit solide-
ment une église qui renferme autant de merveilles que de
pierres.
Dès le printemps de l'année 1230, le Ministre général,
qui était toujours Jean Parent (2), après a voir rendu compte
à Grégoire IX de l'état des travaux et avoir pris ses ordres,
écrivit à tous les Frères Mineurs et à tous les princes chré-
tiens, pour leur annoncer que la translation du corps de
saint François, de l'église Saint-Georges dans la nouvelle
. (1) Brei Becoleiites (22 octobre 1228), et bulle Is qui Ecdesiam (22 avril 1230).
(2) Bernard de Besse, De laud. B. Fr.
CHAPITRE XVIII. 323
basilique, aurait lieu le 25 mai de la même année, et qu'il
ouvrirait le même jour le Chapitre général.
Le Pape promit d'aller, en personne, présider la céré-
monie, et, le 16 mai de la même année, il publia le hre£ Mi-
rificans, où il laissait déborder à flots l'allégresse de son
âme et invitait les fidèles à venir en foule gagner les indul-
gences qu'il accordait à cette occasion. " Mais, retenu par la
gravité des événements politiques (1) », il se fit remplacer
par des légats, et nomma commissaires apostoliques pour la
circonstance le Ministre général et quelques autres Reli-
gieux du même Ordre (2) .
Le nom de Frère Elie n'est pas prononcé dans l'ency-
clique pontificale. Il fut même alors vertement réprimandé
parle Général pour avoir, de son propre chef, invité tous
les Frères à assister au Chapitre de la Pentecôte (3). 'Mis
à l'écart, il en conçut un dépit mortel, qu'il ne sut pas répri-
mer. Son plan de vengeance fut vite arrêté. Il était dans les
meilleures relations avec les magistrats d'Assise ; il alla les
trouver et leur représenta qu'il y avait un intérêt majeur à
prévenir l'arrivée d'étrangers en nombre si considérable;
qu'il fallait à tout prix soustraire la dépouille du Saint aux
convoitises et à la rapacité des cités voisines, et que le parti
le plus sage était de la déposer secrètement dans un caveau
creusé à cet effet sous l'emplacement de l'autel de la nou-
velle basilique.
Si étrange que fût la proposition, elle fut acceptée. En
conséquence, le 22 mai, c'est-à-dire trois jours avant le
jour fixé pour la solennité, les archers de la ville enlèvent
clandestinement de Saint-Georges le sarcophage de pierre
avec les ossements qu'il renferme, le transportent sur la
(1) Bernard de Besse, Ioc. cit.
(2) Bulle 5/)eravi?mt.9, 16 juin 1230..
(3) Tii. Eccleston, coll. xiii.
324 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Colline du Paradis, et le recouvrent d'une double dalle
et d'une maçonnerie solide, le tout sans clergé ni témoins
officiels (1).
- Les saintes reliques se trouvaient ainsi à l'abri de toute
profanation ; mais une translation faite dans des conditions si
irrégulières n était-elle pas la plus audacieuse des profana-
tions? Ce fut le cri universel des habitants d'Assise, aussi
bien que le sentiment intime de Jean Parent et des légats,
lorsqu'ils apprirent ce qui s'était passé (2).
Cependant, lesfêtesdelaPentecôteapprochaientjlesFrères
Mineurs arrivaient par groupes, et derrière eux des centaines
de pèlerins, encombrant la cité et les alentours (3). Il fallait
prendre une décision. Pouvait-on condamner cette multitude
d'étrangers à une cruelle déception? On ne le crut pas, et il
fut décidé que les fêtes auraient lieu quand même, et au jour
désigné par Grégoire IX, c'est-à-dire le 25 mai, veille de la
Pentecôte. « Elles se firent malgré tout, remarque le chro-
niqueur allemand, avec une grande magnificence (4). » Il
entend par là sans doute qu'on ne retrancha rien au pro-
gramme projeté, et que la procession traversa triompha-
lement les rues de la ville, de l'église Saint-Georges à la
basilique de Saint-François. Les légats exprimèrent publi-
quement le regret de Grégoire IX de ne pouvoir présider
lui-même ces fêtes religieuses, et ils lurent la lettré aposto-
lique où il racontait, pour leur consolation et à la louange
de saint François, un miracle insigne récemment obtenu en
(1) « Corpus S. Francisci, tertià die antequam Fratres convenissent, translatuiii.
erat. " (Tu. Eccleston, coll. xiii.) — « Fecit Frater liclyas, quioinnia perpoten-
tiam sœcularein exequebatur, non obstante quod Frater Johannes Parens Ordini
prœsidebat, eamdein B. Francisci translationcin fieri occulte. » (Glassbeiigeu,
apud Analecla Franciscana, t. II, p. 49.) Cf. la Chronique des vingl-quatre
généraux,
(2) Glassdeuger, Ioc. cit. — Cf. Bulle Speravimus,
(3) Beunard de Besse, De laud. B. Fr,
(4) Glassbeugëu, Ioc. cit.
CHAPITRE XVITI. 325
Allemagne, la résurrection d'un mort (1). Ils présentèrent
ensuite les dons qu'il destinait au nouveau sanctuaire : une
croix d'or, enrichie de pierres précieuses et contenant une
parcelle de la vraie croix, des vases sacrés, des ornements
précieux et une grosse somme d'argent pour l'achèvement
de l'édifice (2).
Dieu daigna montrer, par « de nombreux miracles (3) » ,
combien lui étaient agréables ces hommages rendus à la
mémoire de son serviteur. Saint Bonaventure en cite un
que nous rapportons dans sa touchante simplicité. Un dis-
ciple du séraphique Patriarche, le Frère Jacques d'Iseo,
était atteint depuis son enfance d'une infirmité incurable
qu'il avait réussi à dissimuler au moment de son admission
dans l'Ordre. Il prenait part à l'ovation décernée à son
Bienheureux Père; mais sa foi réclamait une joie plus com-
plète. Il s'approche donc du mausolée qui contenait les
ossements sacrés, prie le Saint avec toute la ferveur de son
âme, et se relève subitement et radicalement guéri (4).
Ainsi, l'absence du corps vénéré n'avait pas empêché les
manifestations publiques ni refroidi la piété des pèlerins.
Néanmoins, l'inqualifiable conduite du Frère Elle et des
magistrats d'Assise méritait une punition. Elle ne se fit pas
attendre. Le 16 juin, Grégoire IX, blessé au cœur par des
procédés si inconvenants, jetait l'interdit sur la nouvelle
basilique, menaçait de la dépouiller de ses privilèges et
défendait aux Frères d'y tenir chapitre, si le Siège aposto-
lique, gravement outragé, n'obtenait satisfaction dans un
(1). Glassbeuger. — Cf. Bref Mirificans, 16 mai 1230.
(2) Très socii, c. xviii.
(3) it Miracula plurima. » (Bokav., c. xv.)
(4) Jcl., De miracul. — Salirnbèné raconte le même fait et y ajoute la même
réflexion : » Multa etiam miracula fccit eaclem die Deus per servum suum Fran-
ciscum. 1) [Ch)'on. Parm., p. 29.) L'exjiression eaclem die ne se rapporte-t-elle
pas plus naturellement à la solennité officielle du 25 mai qu'à la translation
clandestine ? >
320 SAIINT FRANÇOIS D'ASSISE.
délai de quinze jours (1). La vieille cité ne s'endurcit point
dans les voies de la révolte, et le Pontife pardonna sans peine
une faute dont la responsabilité retombait principalement
sur le Frère Élie (2).
Ajoutons à la charge de celui-ci que la translation clan-
destine du 22 mai eut des conséquences aussi durables que
fâcheuses : on resta plus de six siècles sans connaître le lieu
précis où reposaient les reliques du saint Patriarche. L'ima-
gination des peuples eut beau jeu pour composer les plus
gracieuses légendes sur l'attitude et les qualités du corps
stigmatisé j mais la certitude faisait défaut. Ce n'est qu'au
dix-neuvième siècle qu'on a déchiré le voile qui recouvrait
ce mystère, et voici dans quelles circonstances. En 1818,
Pie VII autorisa le Père Joseph de Bonis, général de l'Ordre
des Conventuels, à faire des fouilles dans les flancs rocheux
de la montagne, sous le maître-autel de l'église inférieure.
Après un travail secret de cinquante-deux nuits, on décou-
vrit enfin la grille de fer ; et dans la nuit du 12 décembre, la
châsse apparut en entier. Le squelette était intact et répan-
dait une odeur suave j lès bras étaient croisés sur la
poitrine, la châsse était en travertin, et d'une grandeur
disproportionnée à celle du corps ; une pierre placée sous
la tête du squelette tenait lieu de coussin mortuaire. On
sait que c'était là l'oreiller ordinaire de notre Saint. Autour
du tombeau gisaient dans la poussière un anneau d'argent
avec une cornaline antique encastrée dans le chaton, des
débris d'étoffe, des pièces de monnaie du temps, et vingt-
huit grains de chapelet, douze en ambre et seize en ébène.
Il n'y avait pas d'inscription tumulaire ; mais aussi bien à
quoi eût-elle servi ? La basilique ne portait-elle pas le titre
(1) Bulle Speravimus.
(2) « Elie se retira dans un ermitage et trompa tout le monde par les dehors
d'une pénitence qui n'était rien moins que sincère. « (Tu. Eccleston, coll. xiii.)
CHAPITRE XVIII. 327
de « Sépulcre de saint François "? Et le nom du séraphique
Père ne se lit-il pas sur tous les murs? Néanmoins, Pie VII
délégua les évêques d'Assise, de Nocera, de Spolète, de
Pérouse et de Foligno, pour faire une enquête sur l'identité
du corps. Puis, après avoir lu lui-même toutes les pièces, il
déclara, dans un bref daté du 5 septembre 1820, qu'il con-
stait de la validité de la procédure et de l'identité du corps,
confirma les privilèges accordés par ses prédécesseurs, et,
ce qui ne se lit dans la vie d'aucun autre Saint, choisit saint
François pour protecteur de la papauté (1). Quatre ans
après, Ijéon XII instituait la fête de l'Invention du corps de
saint François. En même temps, le caveau était transformé
en un glorieux sanctuaire, auquel on donnait le titre d'église
sépulcrale. C'est là que reposent, sous la même grille, dans
la même urne et le même emplacement qu'autrefois, ces
reliques si longtemps dérobées aux regards et à la vénéra-
tion des chrétiens. La crypte est décorée de marbres de
toutes couleurs; un autel est placé au-dessous de la châsse et
adossé à la colonne qui soutient l'édifice; dix bas-reliefs en
terre cuite ornent les parois du mur; dans l'hémicycle, situé
entre la crypte et le jardin, le pèlerin admire deux belles
statues en marbre blanc, représentant Pie VII et Pie IX.
En vérité, ne dirait-on pas que dans ces deux augustes sen-
tinelles, la Papauté est là, debout, pour veiller sur le monu-
ment qu'elle a édifié?
Grâce au sceau pontifical et à la piété des habitants d'As-
sise, le corps du stigmatisé de l'Alverne est demeuré intact
dans son urne de pierre, où il n'a subi d'autre mutilation
que celle du temps. Il nous reste de lui bon nombre d'autres
reliques précieuses, dont nous ne pouvons mentionner que
les principales. Au Sagro Convento, on conserve deux de
(1) Saint François et lex Papes, par le JX. P. Orlando, S. J. (Voir la. S ici lia
cattolica, septembre 1882.^)
328 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
ses tuniques ; une feuille de parchemin teint du sang qui
coulait de sa plaie latérale; la planche qui lui servait de lit,
ornée de son portrait par Giunta de Pise ; deux paires de
chaussures, l'une en peau de chamois, Fautre en feutre, con-
fectionnées par sainte Claire ; un cilice en poil de chameau ;
l'original de la bulle d'Honorius IIÏ et l'autographe de la
bénédiction donnée au Frère Léon. — A Notre-Dame des
Anges, une corde. — A Sainte-Claire, le tableau miraculeux
de Saint-Damien, le bréviaire de saint François, ainsi que
l'aube et le manteau de laine blanche qu'on a retirés du
tombeau de sainte Claire, caché lui aussi pendant six siècles
et découvert en 1850, trente ans après celui du séraphique
Père. — A Saint-Pierre de Rome, quelques gouttes du sang
des stigmates. — A San Francesco à Ripa, une corde. — A
Florence, l'habit que le Saint donna au comte de Monte
Acuto. — Au couvent de l'Alverne, une tunique, quelques
cheveux, quelques gouttes de sang coagulé et l'obédience
du Frère Ange de Pise. — Enfin, à Paris, dans la rési-
dence des Pères Capucins, un ample manteau de laine grise.
Dépouilles opimes de la pénitence, dépouilles sacrées qui
ont ouvert aux fidèles de nouvelles et intarissables sources
de grâces, où des milliers de pèlerins sont venus, dans les
jours d'épreuves, puiser la force ou la résignation.
Ne nous en séparons pas sans jeter un coup d'oeil sur le
culte dont saint François est l'objet et sans considérer les
magnificences de son tombeau.
Son culte se répandit bientôt sur toutes les plages de
l'univers, jusqu'aux îles les plus lointaines; et après la
découverte du nouveau monde par Christophe Colomb,
il régna sur les deux hémisphères. Toutefois, la France
et l'Espagne, ces deux nations qu'il avait aimées d'un
amour de prédilection et qui avaient entendu avec sa
voix les battements de son cœur d'apôtre, se distinguèrent
CHAPITRE XVIII. 329
entre toutes les autres. Elles rivalisèrent de zèle avec l'Ita-
lie, pour lui rendre leurs hommages et célébrer ses vertus.
Les rois et les hauts barons donnèrent son nom à leurs
fils; les peuples lui bâtirent des autels ; les déshérités de ce
monde implorèrent le secours de sa puissante médiation ;
et Dieu se plut à autoriser leur confiance par une foule de
bienfaits de tout genre, qu'on peut lire dans les chroniques .
de l'Ordre.
Cependant, quelle que soit la dévotion des différentes
contrées du monde envers cet amant de la pauvreté, il est
une cité qui, sous ce rapport, éclipse toutes les autres : cité
tellement identifiée avec son héros que son histoire semble
commencer avec lui. Nos lecteurs la connaissent depuis
longtemps : c'est Assise, c'est la patrie du Saint. Assise a
perdu son cachet de cité étrusque, de municipe romain,
pour demeurer « la cité séraphique » . Ses autres illustrations
sont tombées dans l'oubli, les vaillants capitaines qui durent
la défendre contre les armes de Totila, de Didier, de Char-
lemagne, de Frédéric Barberousse, parce qu'elle est sur le
chemin de Rome, aussi bien que le poète Métastase, qui
s'éleva si haut avec Mozart sur les ailes de l'inspiration
chrétienne. Seule, la mémoire de François a survécu à toutes
les révolutions; seule, elle est toujours aussi vivante en
Ombrie que s'il était mort d'hier.
Parcourons cette ville, à laquelle les maîtres du jour n'ont
point enlevé sa physionomie du moyen âge. Sur la princi-
pale porte d'entrée, vous lisez une inscription complètement
étrangère aux tumultueuses agitations de ce monde et douce
comme une voix du ciel. : c'est la bénédiction que saint
François, aveugle et mourant, donna à sa patrie. Vous
franchissez les bastions et les murs, jadis témoins de tant de
combats, et vous saluez de loin les ruines imposantes du
château fort, au pied duquel la ville semble dormir. Hormis
330 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
quelques chants populaires, que des voix sonores fredon-
nent aux heures du soir, vous n'entendez guère que la psal-
modie aérienne des cloches des monastères, lés ébats de
l'enfance, ou le doux ramage des oiseaux qui gazouillent
dans les jardins.
Sans commerce, sans industrie. Assise n'a rien de la civi-
lisation bruyante de nos grandes villes de France. Elle vit
d'une tradition, d'un tombeau j c'est une cité funèbre, mais
funèbre à la manière de Rome et de Jérusalem, sur lesquelles
plane l'ombre des martyrs et du divin Crucifié. Mille sou-
venirs sacrés peuplent cette solitude, et ce qui ravit votre
âme, c'est qu'ils s'harmonisent entre eux dans une parfaite
unité. Ces rues étroites que vous gravissez, ces fresques
antiques qui décorent la façade ou le vestibule des maisons
gothiques des treizième et quatorzième siècles, ces monas-
tères, ces églises qui forment le centre et comme l'âme de
la cité, tout vous parle du héros en qui Dante salue la
lumière de l'Occident.
Parmi tant de monuments, le premier qui frappe vos
regards, c'est le tombeau du Saint, véritable merveille de
magnificence et d'architecture, qui devint dès l'origine un
centre d'attraction et d'inspiration nouvelle pom^ les arts
et pour les lettres. Nous avons vu comment Grégoire IX avait
daigné en poser la première pierre, et au prix de quels efforts
de génie le Ministre général l'avait fait jaillir, pour ainsi
parler, des entrailles rocheuses de la colline du Paradis. Les
travaux ne furent entièrement terminés qu'au bout de treize
ans (1243); et ce fut un autre successeur de Pierre, le
pape Innocent IV, qui vint en personne consacrer la basi-
lique. En mémoire de cette cérémonie et du séjour de l'au-
guste Pontife, le monastère fut désigné sous le nom de Sagro
Convento. L'église reçut plus tard, de Benoît XIV, le titre
de chapelle papale.
CHAPITRE XVIll.
331
Le Sagro Convento est un des bijoux artistiques de l'Italie.
« Il n'a point d'égal; avant de l'avoir vu, on n'a pas l'idée
de l'art et du génie du moyen âge. Joignez-y Dante et les
Fioretti de saint François, c'est le chef-d'œuvre du christia-
nisme mystique (1). »
Le monastère, bâti au sommet d'une éminence abrupte,
sur un double rang d'arcades superposées, porte le cachet
LE SACnO CONVENTO D ASSISE. VUE D ENSEMBLE.
d'un autre âge. Ses créneaux, ses arceaux de briques, ses
terrasses et ses cloîtres suspendus lui donnent l'aspect d'un
manoir féodal. Sur sa partie occidentale, il surplombe un
précipice ; à ses pieds roule un torrent (le Tescio) qui tour-
noie au loin à travers les grèves de cailloux roulés. La galerie
du midi, œuvre de Sixte IV, avec sa vue sur la vallée et son
horizon fait à souhait pour arrêter et retenir le regard, est
unique au monde.
(1) Taine, Voyage en Italie.
332 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
A côté du monastère, au j3out d'une cour bordée de fines
colonnettes, se dresse la basilique, qui se compose de trois
sanctuaires superposés. : l'église supérieure, l'église infé-
rieure et la crypte. Les deux premières sont l'œuvre de
Jacques Lapo, surnommé l'Allemand ; la dernière est l'œuvre
du Romain Pascal Belli. Le style des trois sanctuaires offre
un contraste frappant à l'œil, mais dont on saisit bien vite le
sens profond : ils sont l'image des trois phases de la vie du
Saint. A la base, vous avez la croix. L'église inférieure, au
style roman, grave et sévère, vous rappelle la pénitence et
les austérités du fils de Bernardone. L'église supérieure,
avec ses ogives élancées et sa pleine lumière, ses rosaces et
ses vitraux, ses stalles chargées de sculptures et sa merveil-
leuse broderie de formes élégantes qui s'enchevêtrent comme
une parure de fiancée, vous le fait entrevoir glorieux et cou-
ronné dans le ciel. La première vous fait venir les larmes
aux yeux ; la seconde vous porte à cette espérance plaintive
qui est le plus fécond élément de la prière; la troisième,
symbole de l'extase et de la transfiguration, vous donne un
avant-goût de l'éternelle félicité. Ainsi tout s'harmonise dans
un ensemble vraiment admirable, pour raconter dans un
poème de pierre les espérances, les luttes et la victoire défi-
nitive du Séraphin d'Assise.
Douze couvents d'hommes et de femmes,, occupés par les
diverses branches de l'Ordre, s'échelonnent comme autant
de tentes à l'ombre du pavillon patriarcal oà repose le séra-
plîique Père. Chacun de ces couvents rappelle une des
périodes de son existence; mais tous se rapportent à une
seule tombe, et sont rangés autour d'elle comme des enfants
autour de leur mère. Rivo-Torto, où le serviteur de Dieu
composa sa première Règle; Notre-Dame des Anges, avec
son dôme qui brille comme un phare au milieu de la plaine
et fait penser à Bramante et à Vignole ; Saint-Damien, qui
BiSlLIQUE DE SAHST-FU^NoOIS, A ASSISE.
(Vue de l'église supérieure et du porche de l'église inférieure.)
334 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
montre sur les premières ondulations de la montagne ses
murailles basses et noircies par le temps; Sainte-Claire,
belle église ogivale du treizième siècle, due au génie du
Frère Mineur Philippe de Cambello de Spolète; la Cliiesa
Nuova (l'Église Neuve), église grecque surmontée de cinq
coupoles en mémoire des cinq stigmates de François, et
bâtie par Philippe III, roi d'Espagne, sur l'emplacement de
la demeure des Moriconi ; enfin, au-dessous des ruines pen-
dantes de la citadelle, la modeste chapelle des Pères Capu-
cins : autant d'arcs de triomphe élevés parla foi catholique
snr la route qui conduit au tombeau patriarcal (1).
L'humble François n'avait demandé en mourant qu'un
peu de terre, et encore dans un lieu déshonoré ; et voici
qu'une triple basilique recouvre ses ossements, qu'une ville
entière lui sert, pour ainsi dire, de mausolée, et que son
tombeau devient un foyer de vie et de lumière, et bientôt un
des plus vénérables sanctuaires de la catholicité.
L'architecture avait fait son œuvre sur la tombe du Saint.
« Mais les hommes du moyen âge ne pensaient pas avoir
achevé un monument pour l'avoir élevé pierre sur pierre. Il
fallait que ces pierres parlassent, qu'elles parlassent le lan-
gage de la peinture, qui est entendu des ignorants et des
petits ; il fallait que le ciel s'y rendît visible, et que les saints
et les anges y demeurassent présents par leurs images, afin
de consoler et de prêcher les peuples (2). » La peinture se
présenta donc à son tour. Les voûtes des deux églises supé-
rieures furent couvertes d'un champ d'azur semé d'étoiles
d'or; et sur les parois se déroulèrent, en face des révélations
bibliques, les scènes de la vie du Pénitent d'Assise., Mais
comme s'il eût été impossible d'approcher sans profit de ces
(1) Voir l'Étude sur les monuments cf Assise, far M. l'abbé IlicuE. (Trad. des
Fioretti.)
(2) OzANAM, les Poètes franciscains, p, 89.
CHAPITRE XVIII. 335
murs bénis, la basilique devint le berceau d'une école nou-
velle ; et l'art^ rajeuni, vivifié par un souffle d'en haut,
s'élança de cette colline pour se répandre des Alpes à la baie
de Naples. Après Giunta de Pise et Giovanni Cimabue de
Plorence, après ces représentants de la vieille école byzan-
tine, vint enfin Giotto : Giotto, petit pâtre qui fut l'élève de
Cimabue et surpassa son maître ; Giotto, qui fit en peinture
ce que Jacques l'Allemand avait fait pour l'architecture, une
véritable révolution : il découvrit la nature et prit pour idéal
les formes exquises des régions supérieures.
Giotto écrivit son poème avec le pinceau sur les voûtes
de l'église inférieure, comme Dante, son contemporain et
son ami, l'avait tracé avec la plume dans sa. Divine Comédie.
On y sent le même souffle inspirateur, et les immortelles
fresques du peintre vous font rêver malgré vous aux pages
sublimes du poète. On est saisi d'admiration, envoyant avec
quelle vigueur de sentiment chrétien l'artiste a conçu son
plan, et avec quelle harmonie dans les tons et les couleurs
il l'a exécuté. A ses yeux, les vertus religieuses sont le prin-
cipe des grandeurs de son héros, la base de la restauration
sociale dont il est l'ouvrier, le motif de son éternelle glori-
fication. Le pinceau doit donc les représenter hardiment,
sous le caractère qui guérit le mieux et élève le plus haut la
nature humaine, quoiqu'il l'épouvante, c'est-à-dire, sous les
trois vœux monastiques, l'obéissance, la pauvreté et la
chasteté. La traduction de cette pensée remplit les trois
premières fresques du transept. Le poème a son couronne-
ment dans la quatrième fresque, qui représente François
assis sur un trône étincelant d'or, vêtu d'une riche dalma-
tique, tenant à la main une oriflamme rouge, à la hampe
fleurdelisée, et entouré d'un chœur d'anges qui exaltent
l'excellence de ses œuvres. Il faut voir ces peintures par une
belle matinée de printemps, lorsque les verrières s'animent
336 SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
SOUS les joyeux reflets du soleil. Gomme on en goûte alors
la fraîcheur, le suave coloris çt l'harmonieux agence-
ment !
Giotto meurt; mais loin que son art meure avec lui, les
progrès ne s'arrêtent plus parmi ses disciples : Adone Doni,
Ghirlandaio, Giovanni Spagna et ce Pietro Cavallini dont le
Crucifiement y avec son Christ mourant et ses anges si tristes
recueillant dans des coupes d'or le sang divin, vous pro-
sterne à genoux dans l'extase de la prière. Enfin, avec Fra
Angelico, le Pérugin et Raphaël, l'école mystique d'Ombrie
arrivait à son plein épanouissement. Et ces princes de la
peinture, puis à leur suite les Bellini, les Garrache, les Guido
Reni, les Zurbaran, les Murillo, les Overbeck, les Benou-
ville, offraient au séraphin d'Assise l'hommage de leur pin-
ceau, dans l'espérance qu'un rayon de sa gloire rejaillirait
sur leurs oeuvres.
Le mouvement de rénovation qui emportait l'Italie attei-
gnit aussi la langue nationale, mais à travers des obstacles
qui paraissaient insurmontables. A cette époque régnait en
Sicile, où la cour de Frédéric II donnait le ton, une poésie
langoureuse, née du gai savoir provençal et des fictions
mauresques, flattant toutes les aspirations de la chair et
habituant la jeunesse italienne « à passer sa vie aux genoux
des femmes, dans l'oubli delà patrie et de la liberté (1) ».
Les Franciscains osèrent résister au courant qui entraînait
la littérature vers la fange du sensualisme païen. Ils chan-
tèrent les mystères et les beautés du christianisme. Saint
Bonaventure célébra, dans un rythme cadencé, d'une dou-
ceur inexprimable, les grandeurs de la Reine des Vierges ;
Jacopone la fit gémir dans son Stabat, « cette complainte si
douce qu'on y reconnaît bien une douleur toute divine et
(1) OzANAM, les Poètes franciscains, p. 50,
CHAPITRE XVIII. 337
consolée par les anges; si simple dans son latin populaire,
que les femmes et les enfants en comprennent la moitié par
les mots, l'autre moitié par le chant et le coeur (1) ». Puis,
Oiacomino de Vérone, dans V Enfer et dans le Paradis, et le
même Jacopone, dans ses Canzone, se rapprochèrent davan-
tage de la foule. Ils saisirent des mains de la muse sicilienne
l'idiome aulique, national, qu'elle profanait, et le purifièrent
en cherchant ailleurs la source de leurs inspirations : ail-
leurs, c'est-à-dire au vif du cœur humain, dans les harmonies
de la nature éclairée d'un rayon divin, dans la conscience
remuée par la foi et le repentir, dans cet insatiable besoin
de vie et de félicité infinies qui fait à la fois notre tourment
et notre honneur. Le peuple, pour qui ils chantaient, se
tourna vers eux, et c'est ainsi que leur exemple fraya le che-
min de l'immortalité à Dante, à Pétrarque, au Tasse, aux
génies soucieux du beau, du vrai, du divin.
Ils ; contribuèrent puissamment au triomphe de la renais-
sance chrétienne; mais on n'oublia pas d'où était parti l'élan,
et l'on fit justement remonter au poète de l'Alverne l'hon-
neur d'avoir importé dans les lettres, comme dans les
arts, un sentiment jusqu'alors latent ou à l'état d'ébauche,
l'amour séraphique.
Il nous plaît de redire, avec les pliis éminents critiques de
nos jours, que l'humble Mendiant d'Assise, que cet homme
passionné pour les petits et les déshérités de ce monde, qui
se dépouilla de tout pour mieux se consacrer au service de
ses frères, fut en même temps le père de l'art chrétien, le
créateur de la littérature italienne, l'auteur de la plus grande
épopée dont les annales de l'ère chrétienne aient gardé le
souvenir. Il nous plaît de redire aussi que la postérité se
montra reconnaissante envers lui, et que, par un contraste
(1) OzKViku, les Poètes franciscains, Tji. i%'2i. ;^<
22
338
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
étrange, la gloire favorisa entre tous celui qui l'avait le plus
méprisée. Il exerça une sorte de royauté sur tout le haut
moyen âge, qui prit plaisir à exalter son génie, ses vertus,
son influence sociale, et ne craignit pas d'appeler le siècle
auquel il appartient le siècle de saint François. Cette royauté
intellectuelle, quoique moins éclatante aujourd'hui qu'aux
âges de foi, n'est pas à son déclin; les fêtes du septième
centenaire à Assise, à Naples, par toute la chrétienté, en
ont été une preuve éclatante. Mais il ne faut pas que ce
rayon de gloire attaché à la vertu nous porte à prendre le
change sur la source et l'essence de cette souveraineté. Le
fils de Bernardone n'est pas grand parce qu'il fut poète ou
parce qu'il inspira le ciseau de Jacques Lapo, le pinceau
de Raphaël, l'éloquence de Bossuet, ni même parce qu'il fut
orné de privilèges extraordinaires et favorisé de communi-
cations mystiques. Il est grand parce qu'il fut le héros de
l'amour divin et le type le plus achevé du dévouement. Ce
sont ses vertus et ses œuvres qui font sa gloire, et telle
est l'excellence des unes et des autres, que les éloges des
hommes, les chefs-d'œuvre de l'art et [même les honneurs
des autels seront toujours inférieurs à des mérites que Dieu
seul peut récompenser.
Médaille frappée par ordre de Sixte-Quint. (1588.1
La cordelière entourant l'F couronné.
(Château de Chanibord.)
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE PREMIER
NAISSANCE ET JEUNESSE DE SAINT FRANÇOIS.
(1182-1205)
Description de l'Ombrie 1
Naissance et baptême de saint François 3
Sa première éducation 6
Les Corti d'Assise 10
Portrait du Saint . 11
Son amour pour les pauvres 13
Ovation. — Première épreuve 15
Pureté du Saint . : 20
CHAPITRE II
SA CONVERSION.
(1205-1207)
Nouvelle épreuve 23
Vision du palais. — Départ et retour 26
340 TABLE DES MATIERES;
Vision de la pauvreté 28
Assauts du démon. . .■ 29
Le trésor , 29
Apparition de Jésus-Christ 30
Pèlerinage de Rome 31
Le tableau miraculeux de Saint-Damien 34
Violences de Bernardone 37
Pica rend la liberté à son fils 38
François au tribunal de l'évêque 40
CHAPITRE III
SA VOCATION.
(1206-1209)
François est maltraité par des voleurs 43
La lèpre 44
Deuxième apparition de Jésus-Christ 46
Saint-Damien 49
Bernardone. : — Ange, frère du Saint ^0
Saint-Pierre et Notre-Dame des Anges 52
Comment notre Saint pleure sur la Passion 54
CHAPITRE IV
COMMENCEMENTS DE l'oRDRE DES FRERES MINEURS.
■ . (1209)
Commencements de l'Ordre 56
Vision de Poggio-Buscone 61
Le Saint devant Innocent III 67
Orte. — Rivo-Torto. — Portioncule 72
CHAPITRE V
SAINT FRANÇOIS ET SES PREMIERS COMPAGNONS.
Etat de l'Eglise au treizième siècle . 81
Premiers compagnons du Saint 84
Lai Joie parfaite 90
Le bréviaire de saint François 92
TABLE DES MATIERES. 341
CHAPITRE VI
EN TOSCANE.
(1210-1212).
Affranchissement des serfs 95
Vocation des Frères Humble, Élie et Gui 98
Le carême dans une île du lac de Pérouse 99
Frère Silvestre à Arezzo. — Jean Parent 100
Ermitage de San Gallo. — Fr. Morico 103
Le noviciat de Notre-Dame des Anges 104
CHAPITRE VII
SAINT FRANÇOIS ET LES PAUVRES DAMES.
(1212)
Naissance et vocation de sainte Claire 106
Fondation du couvent de Saint-Damien 112
L'Ordre des Clarisses 112
CHAPITRE VIII
l'aPOTRE. — CONCILE DE LATRAN.
(1212-1215)
François consulte sainte Glaire et le Frère Silvestre sur sa vocation 116
Il prêche les oiseaux 118
Quatrième voyage à Rome. — Giacoma de Settesoli 119
Genre de prédication du Saint. — Départ pour l'Orient 121
Frère Pacifique. — Retour à Assise 122
Lettres du Saint 128
Missions d'Italie et d'Espagne , 129
François réprimande Pierre Cattani 133
Cinquième voyage à Rome. — Quatrième concile de Latran 134
Rencontre de saint Dominique et de saint François 135
Le couvent des Garceri 142
CHAPITRE IX
INDULGENCE DE LA PORTIONGULE.
(1216-1217)
Première vision relative à cette indulgence 145
Deuxième vision 149,
3'i2 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE X
PREMIERS CHAPITRES GÉNÉRAUX. — CHAPITRE DES NATTES.
(1217-1219)
Premier chapitre général de l'Ordre. . . : 159
Mission de France 160
Saint Dominique et saint François à Rome 162
Chapitre des Nattes 165
CHAPITRE XI
MISSIONS d'orient ET DU MAROC.
(1219-1220)
Mission d'Orient " 173
Saint François en présence du soudan 177
En Palestine 180
Les martyrs du Maroc 183
Saint Antoine de Padoue 187
CHAPITRE XII
RETOUR DE SAINT FRANÇOIS EN ITALIE.
(12^0-1221)
Le Saint à Venise 192
A Crémone, à Bologne 194
Le loup de Gubbio 199
Troisième chapitre général. — Jean de Strachia 201
pierre Cattani ; sa mort 202
CHAPITRE XIII
LE TIERS ORDRE. SON RUT ET SES DESTINÉES.
(1221) ■
Origine et but du Tiers Ordre. — Luchesio 207
Règle du Tiers Ordre 208
Son influence ; ses gloires 209
TABLE DES MATIERES. 343
CHAPITRE XIV
APOSTOLAT DU SAINT DANS l'iTALIE MÉRIDIONALE.
(1222-1223)
Excursion au sud de la Péninsule 223
François devant Honorius III ' 231
Portrait du cardinal Ugolino . 233
CHAPITRE XV
PORTRAIT MORAL DE SAINT FRANÇOIS.
Portrait du Saint 241
Son amour pour Dieu 241
Cantique du Soleil 244
Empire sur la nature. 251
CHAPITRE XVI
LE MONT ALVERNE.
(1224)
L'Alvernc 257
Premier voyage au mont Alverne 260
Sixième voyage. Impression des stigmates 267
CHAPITRE XVII
DERNIÈRES ANNÉES ET MORT DE SAINT FRANÇOIS.
(1224-1226)
Cantiques du Saint 286
Il retourne à Notre-Dame des Anges 290
Saint Bonaventure . 292
Son séjour à Rieti; miracle de la vigne 294
L'ange et la viole . Les pointes de feu 295
Fonte-Colombo 296
Dernières courses apostoliques 296
Saint Fi-ancois à Sienne 297
Retour à Assise 298
François bénit Assise 301
Ses derniers instants et sa mort . ;. , 302
344
TABLE. DES MATIERES.
CHAPITRE XVIII
MAGNIFICENCES DE SON TOMBEAU.
(1226-1230)
Miracles à sa mort , 307
Sa canonisation ; 317
;La colline du Paradis , 321
Translation des reliques 322
Découverte de la châsse 326
Culte public de saint François 327
Son tombeau est le foyer des arts et de la poésie 330
^ '^,,^^.'^ -'^' ^: ■'"^,.!^. ^■:^^
Fransciscàines au chœur.
(Miniature d'un manuscrit du quatorzième siècle.)
PARIS. TYPpCnAPUIE DE E. PLON, NOURniT ET C'', KTJE GARANCIÈRE, .8.
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