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Tolstoj, Lev Nikolaevi (1828-1910). Anna Karénine : roman. 1896.
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ANNArpiJfflNINE
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La Guérie et la Paix, i8ôï>-!820 t roman historique, traduit
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COMTE LÉON TOLSTOÏ
't*h:\^ koman tiubuit nu russk
HUITIÈME ÉDITION
I
TOME SECOND
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C le
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, "9
1896
TOUS dfOita f&ai'VJfl,
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QUAÏttlKMK PAUTIK
« Jw m» nui* rAdorvé « In vonj^mnott, »
ilil h Boignuur.
I
tes Karénine continuèrent a vivre sous to môme toit, à so
rencontrer chaque Joui», et à rester complètement étrangers
Tu» à l'autre. Alexis Alexaiidrovltch se faisait tut devoir
d'éviter les commentaires de» domestiques eu se montrant
avec sa tomme, mais il (Huait rarement chez lui. Wronsky nu
paraissait jamais : Anna lo rencontrait uu dehors, et son mûri
| le savait.
| Tous tes trois souffraient d'une situation qui eût été IntolÔ-
} rable si chacun d'eux no l'avait jugée transitoire. Alexis
Aïexandrovltch s'attendait ù voir cette bclto passion prendra
fin, comme toute chose en ce monde, avant que son honneur
fût ostensiblement entaché; Anna, la cause do tout lo mai,
et sur qui les conséquences en pesaient le plus cruellement,
n'acceptait sa position que dans la conviction d'un dénoue-
ment prochain. Quant à Wronsky, il avait fini par croire
comme elle.
Vers le milieu de l'hiver, Wronsky eut une semaine en*
fmyeuse à traverser. Il fut chargé de montrer Pétersbourg ù
un prince étranger, et cet honneur, que lui valurent son irrô-
il. — i
2 ANNA KAUÙNINU
probable tenue ot sa connaissance des langues étrangères, lui
parut f<iHli«tUuix. to prince voulait être A mémo do répondra
aux questions qui lui seraient adressées nu retour sur son
voyage, ot profiter cependant de tous les plaisirs spécialement
russes. Il fallait donc l'instruire le inntin et l'amuser le soir.
Or ce prince jouissait d'une santé exception nolto, môme pour
un prince, et il était arrivé, grâce à des soins minutieusement
hygiéniques do sa personne, a supporter des fatigues excès*
slves, tout on restant frais comme un grand concombre hol-
landais, vert et luisant, Il avait beaucoup voyage, et l'avantage
iiu'ontcstuhlo qu'il reconnaissait aux facilités de communication
modernes, était de pouvoir s'amuser do façons variées, En
Kspagno, il avait donné des sérénades, courtisé des Espagnoles,
et joué do la mandoline; en Suisse, Il avait chassé le chamois;
eu Angleterre, sauté des haies eu liahil rouge et parlé de tuer
2UO faisans; en Turquie, il avait pénétré dans un harem; aux
Indes, Il s'était promené sur des éléphants, et maintenant II
tenait à connaître les plaisirs de la Russie.
Wronsky, en sa qualité de maître des cérémonies, organisa,
non sans peine, le programme dos dlvorlisscments ; c'étaient
les hlinis », les courses do trotteurs, la chasse a Tours, les
parties de troïka, les Bohémiennes, les réunions intimes dans
lesquelles on lançait nu plafond des plateaux chargés de vais-
selle. Le prince s*nss!imhiU ces divers plaisirs avec une rare
facilité, et s'étonnait, après avoir tenu une Bohémienne sur ses
genoux, et brisé tout ce qui lui tombait sous lu main, que l'en-
train russe s'arrêtât I&. Au fond, co qui l'amusa le plus, ce
furent les actrices françaises, les danseuses et le Champagne,
Wronsky connaissait tes princes, en général; mais, soit
qu'il eût changé dans les derniers temps, soit que l'intimité
de celui qu'on le chargeait de divertir fût particulièrement
pénible, cette semaine lui sembla cruellement longue. Il
éprouva l'impression d'un homme préposé à iu garde d'un fou
dangereux qui redouterait son malade, et craindrait pour sa
propre raison ; malgré la réserve officielle où il se retranchait,
il rougit plus d'une fois de colère en écoutant les réflexions du
prince sur les femmes russes qu'il daigna étudier. Ce qui irri-
tait le plus violemment Wronsky dans ce personnage, c'était
de trouver en lui comme un reflet de sa propre individualité!
et ce miroir n'avait rien de flatteur. L'image qu'il y voyait était
t. Crêpes de blé noir qu'on ne inauge que pendant le carnaval.
ANNA KAUÉNIN8 9
celle d'un homme bien portant, troa soigné, fort sot, et euchunti*
de m personne, d'humeur égale avoo ses supérieurs, slmplo
et hon enfant «vo« ses égaux, fruldomont bienveillant envois
ses inférieurs, mais gardant toujours i'alsaneo et les façons
d'un « gentleman », Wwmsky ho comportait exactement do
môme, et'a'en- était fitU un mérite jutiqtu>l&; mnis comme II
jounlt auprès du prince un râlé Inférieur, ces airs dédaigneux
l'exaspérèrent, t Quel sot personnage! est-Il possible que je lui
ressemble! » pcrianit-il. Aussi, nu bout do In semaine, fut-il sou-
lagé do quitter c© miroir incommode sur ta quai do la garo, oit
lo prlneo, en portant pour Moscou, lui adressa m$ remercie-
ments. Ils revenaient d'une chasse a l'ours, «t tu nuit s'était
passée a donner uuo brillante représentation do t'mulaco
l'UHSti,
II
Wronsky trouva en rentrant chez lui un billet d'Anna : i Je
suis nmtudo et inalhcnrou.se, écrivait-cllo; jo no puis sortir ot
no puis me passer plu» longtemps do vous voir. Venez co soir,
Alexis Aloxandrovltcli sera au conseil de sept heures a dix. »
Cette invitation, faite maigre la défense formelle du mari,
lui sembla étrange; mais il finit par décider qu'il Irait chez
Anna. "
Depsis le commencement de l'hiver, Wronsky était colonel,
et depuis qu'il avait quitté lo régiment il vivait seul. Après son
déjeuner H s*étendlt sur un canapé, et le souvenir des scènes do
ta veille se ha d'une façon bizarre dans son esprit a celui d'Anna,
et d'un paysan qu'il avait rencontré à la chasse; il Unit par
s'endormir, et, quand il se réveilla, la nuit était venue* tl alluma
une bougie avec une impression de terreur qu'il ne put s'expli-
quer. • Quem'est-il arrivé? qu'ai-je vu de si terrible en rêve? *
se demanda-Ml. « Oui, oui, le paysan, un petit homme sale, à
barbe ébouriffée, faisait je ne sais quoi courbé ea deux, et pro-
nonçait en français des mots étranges. Je n'ai rien rôvé d'autre,
pourquoi cette épouvante? » Mais, en se rappelant le paysan et
ses mots français incompréhensibles, il se sentit frissonner de
la tête aux pieds. * Quelle folie! * penso-t-il en regardant sa
montre. Il était plus de huit heures et demie; il appela son
4 ANNA KAnÉNIiVE
domestique, s'habilla rapidement, sortit, et, oubliant complè-
tement son rave, no s'inquiéta plus que do son retard.
En approchant do la maison Karénine 11 regarda encore sa
montrent vit qu'il était neuf heures moins dix. Un coupa attelé
do doux chevaux gris était arrêté devant le perron ; H reconnut
ta voiture d'Anna. « Elle vient chez moi », se dit-Il, c cota vaut
bien mieux. Je déteste celte maison, mais cependant ja ne
veux pas avoir l'air de me cacher • ; et avec le sang-froid d'un
homme habitué dès l'enfance a ne pas se gêner, Il quitta son
traîneau et ;nonta le perron. La porte s'ouvrit, et îo suisse, por-
tant un plaid, Ht avancer la voiture. Quelque peu observateur
que fût Wronsky, la physionomie étonnée du suisse le frappa;
il avança cependant et vint presque se heurter a Alexis Alexnn-
drovitch. Un bec de gaz placé ù l'entrée du vestibule éclaira
en plein sa tête pûïo et fatiguée. Il était en chapeau noir, et sa
cravate blanche ressortait sous un col do fourrure. Les yeux
mornes et ternes de Karénine se fixèrent sur Wronsky; celui-ci
salua, et Alexis Alexandrovitch, serrant les livres, lova la main
à son chapeau et passa. Wronsky le vit monter en voiture
sans so retourner, prendre par la portière le plaid et la lor-
gnette que lui tendait le suisse, et disparaître.
« Quelle situation! 1 pensa Wronsky entrant dans l'anti-
chambre les yeux brillants de colore; « si encore il voulait
défendre son honneur, je pourrais agir, traduire mes senti-
ments d'une façon quelconque; mais cette faiblesse et cette
lâcheté 1... J'ai l'air de venir le tromper, ce que je ne veux
pas. »
Depuis l'explication qu'il avait eue avec Anna au jardin
Wrcde, les idées de Wronsky avaient beaucoup changé; fi avait
renoncé à des rêves d'ambition incompatibles avec sa situation
irrégulière, et ne croyait plus à la possibilité d'une rupture;
aussi était-il dominé par les faiblesses de son amie et par ses
sentiments pour elle. Quant à Anna, après s'être donnée tout
entière, elfe n'attendait rien de l'avenir qui ne lui vint de
Wronsky. Celui-ci entendit, en franchissant l'antichambre, des
pas qui s'éloignaient, et comprit qu'elle rentrait au salon après
s'être tenue aux aguets pour l'attendre. « Non, s'écria-t-elte
en le voyant entrer, cela ne peut continuer ainsi 1 » Et au son
de sa propre voix ses yeux se remplirent de larmes*
i Qu'y a-t-il, mon amie?
— 11 y a que j'attends, que je suis à la torture depuis deux
heures; mais non, je ne veux pas te chercher querelle. Si tu
ANNA KARÉNINE 5
n'es pas vomi, c'est que lu as eu quoique empêchement sérieux!
Non, je no te gronderai plus. »
Ella lui posa sos doux mains sur les épaules, et lo regarda
longtemps do ses youx profonds et tendres, quoique scruta-
teurs. Elle le regardait pour tout le temps où elle ne l'avait
pas vu, comparant, comme toujours, l'impression du moment
aux souvenirs qu'il lui avait laissés, et, comme toujours, sen-
tant quo l'imagination t'emportait sur la réalité.
III
c Tu Tas rencontré? demanda-t-elle quand ils furent assis
sous la lampe près de la table du salon. C'est ta punition pour
être venu si tord.
— Comment cela s'est-il fait? Ne devait-il pas aller au
conseil?
— H y a été, mats il en est revenu pour repartir je ne sais
où. Ce n'est rien, n'en parlons plus; dis-moi où tu as été
toujours avec le prince? t
(Elle connaissait les moindres détails de sa vie.)
Il voulut répondre que, n'ayant pas dormi de la nuit, il s'était
laissé surprendre par te sommeil, mais la vue de ce visage
ému et heureux lui rendit cet aveu pénible, et il s'excusa
sur l'obligation de présenter son rapport après le départ du
prince*
i C'est fini maintenant? il est parti?
— Oui, Dieu merci; tu no saurais croire combien cette
semaine m'a paru insupportable.
— Pourquoi ?N*avez-vous pas mené la vie qui vous est habi-
tuelle, à vous autres jeunes gens? dit-elle en fronçant le sour-
cil, et prenant, sans regarder Wronsky, un ouvrage au crochet
qui se trouvait sar la table.
— J'ai renoncé à cette vie depuis longtemps, répndit-il,
cherchant à deviner la cause de la transformation subite de ce
beau visage. Je t'avoue, ajouta-t-H en souriant et découvrant
ses dents blanches, qu'il m'a été souverainement déplaisant
de revoir cette existence, comme dans un miroir. »
Elle lui jeta un coup d'oeil peu bienveillant et garda son
ouvrage en main, sans y travailler.
fi ANNA KAIiéNINB
t Usa est vomie me voir ce matin;.,, elles viennent encore
ehox mol, malgré In comtesse Lydie,,., ot m'a raconté vos nuits
athéniennes. Quelle horreur I
— Je voulais dire,..,.,,
— Que vous êtes odieux, vous autres hommes! Commeut
pouvez-vous supposer qu'une femme oublie? — dit-elle, s'nni-
mont de plus en plus, et dévoilant ainsi. la causa de son irrita-
tion, — et surtout une femme qui, comme moi, ne peut con-
naître de ta vie jue ce que tu veux Mon lui en dire? Et puis-je
savoir si c'est la vérité?
— Anna I nome crois-tu donc plu8?T'ai-jo jamais rien caché?
— Tu as raison; mais si tu savais combien jo souffre! dit-
elle, cherchant n chasser ses craintes jalouses. Je te croîs, je te
crois; qn'avata-tu voulu me dire? »
Il ne put se te rappeler. Les accès de jalousie d'Anna
devenaient fréquents, et quoi qu'il fit pour le dissimuler, ces
scènes, preuves d'amour pourtant, le refroidissaient pour elle.
Combien de fols ne s'était-U pas répété que te bonheur n'exis-
tait pour lui que dons cet amour; et maintenant qu'il se sen-
tait passionnément aimé, comme peut l'être un homme auquel
une femme a tout sacrifié, le bonheur semblait plus loin de
lui qu'en quittant Moscou.
< Eh bien, dis ce que tu avals à me dire sur le prince,
reprit Anna; j'ai chasse le démon (ils appelaient ainsi, entre
eux, ses accès de jalousie); tu avais commencé à me raconter
quelque chose : En quoi son séjour t'a-t-il été désagréable?
— Il a été insupportable, répondit Wronsky, cherchant &
retrouver le fil de sa pensée. Le prince ne gagne pas à être vu
de prés. Je ne saurais le comparer qu'à un de ces animaux
bien nourris qui reçoivent des prix aux expositions, ajoula-t-il
d'un air contrarié qui parut intéresser Anna.
— C'estun homme instruit cependant, qui a beaucoup voyagé?
— On dirait qu'il n'est instruit que pour avoir le droit de
mépriser l'instruction, comme H méprise du reste tout, excepté
les plaisirs matériels.
— Mats ne les aimez-vous pas tous, ces plaisirs? dit Anna
avec un regard triste qui le frappa encore.
— Pourquoi le défends-tu ainsi? demanda-t-it en souriant.
— Je ne le défends pas, il m'est trop indifférent pour cela,
mais je ne puis m'empècher de croire que si cette existence
t'avait tant déplu, tu aurais pu te dispenser d'aller admirer
cette Thérèse en costume d'Eve.
ANNA KARENINE 7
— Voila la dlablo qui revient ! dit Wronsky attirant vers lui
pour )n baiser tint* dos mains d'Anna.
—'Oui, -c'est plus fort quo moil tu no t'imaglnos pus eo
quo j'ai souffert en t'attondantl Je no crois pas ôtro jalouse
«u fond; quand tu es la» je te crois; mais quand tu es au loin
a mener cette vie incompréhensible pour moi »
Elle s'éloigna de lui et se prit à travailler fébrilement, on
fllant avec son crochet des mailles de laine blanche que la
lumière de la lampe rendait brillantes.
i Raconte-moi comment tu as rencontré Aloxls Atcxandro-
vltch, demanda-t-ello tout a coup d'une voix encore contrainte,
— Nous nous sommes presque heurtés a la porto,
— Et il t'o salué comme cela? » Elle allongea son visage,
ferma ù demi les yeux, ot changea l'expression de sa physiono-
mie a tel point que Wronsky ne put s'empêcher do reconnaître
Alexis Atexandrovitctn II sourit, et Anna se mit ft rire» de ce
rire frais et sonore qui faisait un de ses grands charmes.
« Je ne le comprends pas, dit Wronsky; j'aurais compris
qu'après votre explication a la campagne il eût rompu avec toi
et m'eût provoqué en duel, maïs comment peut-il supporter
la situation actuelle? On voit qu'il soufiïo,
— Lui? dit-elle avec un sourire ironique... mais il est très
heureux.
— Pourquoi nous torturons-nous tous quand tout pourrait
s'arranger?
— Cela ne lui convient pas. Oh ! quo je la connais cette
nature, faite de mensonges 1 Qui donc pourrait, à moins d'étro
insensible, vivre avec une femme coupable, comme il vit
avec moi, lui parler comme il me parle, la tutoyer? o
Et elle imita la manière de dire de son mari : < Toi, ma
chère Anna ».
« Ce n'est pas un homme, te dis-je : c'est une poupée. Si
l'étais s. sa place, il y a longtemps que j'aurais déchiré en
morceaux une femme comme moi, au lieu de lui dire : « Toi,
ma chère Anna » ; mais ce n'est pas un homme : c'est une
machine ministérielle. Il ne comprend pas qu'il ne m'est plus
rien, qu'il est de trop. Non, non, ne parlons pas de luit
— Tu es Injuste, chère amie, dit Wronsky en cherchant à la
calmer; mais non, ne parlons plus de lui : parlons de toi, de ta
santé; qu'a dit le docteur? s
Elle le regardait avec une gaieté railleuse et aurait volon-
tiers continué a tourner son mari en ridicule, mais il ajouta :
8 ANNA KARÉNINE
« Tu inVia écrit que lu étais souffrante : cela tient a ton état,
je pense? Quand ee sera-MI? »
Le souriro railleur disparut des lèvres d'Anna et fit place a
une expression pleine de tristesse.
« Bientôt, bientôt... Tu dis que notre position est affrétée
et qu'il faut en sortir. Si tu savais ce que je donnerais pour
pouvoir t'aimer librement! Je ne te fatiguerais plus de ma
jalousie; mais bientôt, bientôt) tout changera, et pas comme
nous le pensons. *
Elle s'attendrissait sur elle-même, les larmes Pempêehôrent
de continuer, et elle posa sa main blanche, dont les bagues
brillaient h la lumière de la lampe, sur le bras de Wronsky,
t Je ne comprends pas, dit celui-ci, quoiqu'il comprit fort bien.
*— Tu demandes quand ce sera? Bientôt, et je n'y survivrai
pas; — elle parlait précipitamment. — Je le sais, je le sais
avec certitude. Je mourrai, et je suis très contento de mourir
et de vous débarrasser tous les deux de moi. »
Ses larmes coulaient, tandis que Wronsky baisait ses mains
et cherchait, en la calmant, à cacher sa propre émotion.
t II vaut mieux qu'il en soit ainsi, dit-elle en lui serrant
vivement la main.
— Mais quelles sottises que tout cela, dit Wronsky en rele-
vant la tôtect reprenant son sang-froid. Quelles absurdités 1
— Non, je dis vrai.
— Qu'est-ce qui est vrai?
— Que je mourrai. Je l'ai vu en rêve.
— En rêve? — et Wronsky se rappela involontairement le
mougik de son cauchemar.
— Oui, en rêve, continua-t-elle; il y a déjà longtemps de
cela. Je rêvais que j'entrais en courant dans ma chambre pour
y prendre je ne sais quoi ; je cherchais, tu sais, comme on
cherche en rêve, et dans le coin de ma chambre j'apercevais
quelque chose debout.
— Quelle folie 1 comment crois-tu ? »
Mais elle ne se laissa pas interrompre : ce qu'elle racontait
lui semblait trop important.
c Et ce quelque chose se retourne, et je vois un petit mougik,
sale, à barbe ébouriffée; je veux me sauver, mais il se penche
vers un sac dans lequel il remue un objet. »
Elle fit le geste de quelqu'un fouillant dans un sac; la
terreur était peinte sur son visage, et Wronsky, se rappelant
son propre rêve, sentit cette même terreur l'envahir.
ANNA KAItÈNINB 9
t Et tout en cherchant 11 partait vite, vite, en français,
en grasseyant, tu sais : a II faut le butlro, le fer, ie broyer, le
t pétrir », Je cherchai ù m'évelller, mais ne mo réveillai qu'en
rêve, en me demandant ce que cela signifiait, J'entendis alors
quelqu'un me diro : « En couches, vous mourrez en couches,
« ma potito mère ». Et enfin je revins à mol.
— Quelles absurdités 1 dit Wronsky, dissimulant mal son
émotion.
— N'en parlons plus, sonne, je vais faire servir du thé;
reste encore, nous n'en avons plus pour longtemps. »
Mais elle sVirréta, et tout à coup I -horreur et l'effroi disparu-
rent de son visage, qui prit une expression do douceur atten-
tive et sérieuse. Wronsky ne comprit rien d'abord a celte
transfiguration soudaine : elle venait de sentir une vie nouvelle
s'agiter dans son sein. .
IV
Après la rencontre avec Wronsky, Alexis Alexandrovitch ,
comme c'était son projet, s'était rendu a rOpèra-Ualicn; il y
entendit deux actes, parla à tous ceux à qui il devait parler, et,
en rentrant chez lui, alla droit n sa chambre, après avoir con-
staté l'absence de tout paletot d'uniforme dans lo vestibule.
Contre son habitude, au lieu de se coucher, il marcha de
long en large jusqu'à trois heures du matin; la colère Je tenait
éveillé, car il ne pouvait pardonner à sa femme de n'avoir pas
rempli la seule condition qu'il lui eût imposée, celle de ne pas
recevoir son amant chez elle. Puisqu'elle n'avait pas tenu
compte de cet ordre, il devait la punir, exécuter sa menace,
demander le divorce, et lui retirer son fils. Cette menace n'était
pas d'une exécution aisée, mais il voulait tenir parole : la com-
tesse Lydie avait souvent fait allusion à ce moyen de sortir de
sa déplorable situation, et le divorce était devenu récemment
d'une facilité pratique si perfectionnée qu'Alexis Alexandrovitch
entrevoyait la possibilité d'éluder les principales difficultés de
forme.
Un malheur ne venant jamais seul, il éprouvait tant d'ennuis
relativement à la question soulevée par lui sur les étrangers,
qu'il se sentait depuis quelque temps dans un état d'irritation
10 ANNA KARÉNINE
perpétuelle. Il passa la nuit sans dormir, sa colère grandis*
sont toujours, et ce fut avec uno véritable exaspération qu'il
quitta son lit, s'habilla à la ln\te, et se rendit chez Anna aus-
sitôt qu'il la sut levée.. Il craignait de perdra l'énergie à>nt
il avait besoin, ot ce fut en quelque sorte à deux mains qu'il
porta la coupe de ses griefs, afin qu'ello ne débordât pas en
route.
Anna, qui croyait connaître a fond son mari, fut saisie en le
voyant entrer le front sombre, les yeux tristement fixés devant
ïui sans la regarder, et (es lèvres serrées avec mépris. Jamais
elle n'avait vu autant de décision dans son maintien. H entra
sans lui souhaiter le bonjour, et alla droit au secrétaire, dont il
ouvrit le tiroir.
< Que vous faut-il? s*écria Anna,
— Les lettres de votre amant.
— Elles ne sont pas là, • dit-elle en fermant te tiroir. Mais il
comprit au mouvement qu'elle fil, qu'il avait deviné juste, et,
repoussant brutalement sa main, il s'empara du portefeuille
dans lequel Anna gardait ses papiers importants; malgré les
efforts de celle-ci pour le reprendre, il la tint h distance.
<t Asseyez- vous, j'ai besoin de vous parler », dit-il, et il mit
le portefeuille sous son bras et le serra si fortement du coude
que son épaule en fut soulevée t
Anna le regarda, étonnée et effrayée.
« Ne vous avais-je pas défendu de recevoir votre amant
chez vous?
— J'avais besoin de le voir pour »
Elle s'arrêta, ne trouvant pas d'explication plausible.
« Je n'entre pas dans ces détails, et n'ai aucun désir de
savoir pourquoi une femme a besoin de voir son amant.
— Je voulais seulement, dit-elle rougissant et sentant que
la grossièreté de son mari lui rendait son audace..... Est-il
possible que vous ne sentiez pas combien il vous est facile de
me blesser?
— On ne blesse qu'un honnête homme ou une honnête
femme, mais dire d'un voleur qu'il est un voleur, n'est que ta
constatation d'un fait.
— Voilà un trait de cruauté que je ne vous connaissais pas.
— Ah, vous trouvez un mari cruel lorsqu'il laisse à sa
femme une liberté entière, sous la seule condition de respecter
les convenances? Selon vous, c'est de la cruauté?
— C'est pis que cela, c'est de la lâcheté, si vous tenez à le sa-
ANNA KARÉNINE H
voir, s'écria Anna avec emportement, et elle se lova pour sortir.
— Non, — cria-t-il d'une vois perçante, la forçant a so ras-
seoir, et lui prenant le bras; ses grands doigts ossoux la ser-
vaient si durement qu'un des braeelets, d'Anna s'imprima en
rouge sur sa peau. — De la lâcheté? ùa\i\ s'applique .à. coito qui
abandonna son flls et son mari pour un amant, et n'en mange
pas moins le pain de ce mari, »
Anna baissa la tête; la justesse de ces paroles l'écrasait;
elle n'osa plus, comme la veille, accuser son mari d'être de
trop, et elle répondit doucement :
< Vous ne pouvez juger ma position plus sévèrement que je
ne la juge mol-mômo; mais pourquoi me dites* vous cela?
— Pourquoi je voua ïe dis? contimia-t-il avec colère : c'est
afin que voua sachiez que, puisque vous ne teness aucun compte
de ma volonté, je vais prendre tes mesures nécessaires pour
mettre fin à cette situation.
— Bientôt, bientôt, elle se terminera d'elle-même, dit Anna
les yeux pleins de larmes ù l'idée de cette mort qu'elle sentait
prochaine, et maintenant si désirable.
— Plus tôt même que vous et votre amant ne Paviez ima-
giné! AU! vous cherchez la satisfaction des passions sen-
suelles.*...
— Alexis Alexandrovitch ! C'esJ peu généreux, peu conve-
nable de frapper quelqu'un à terre I
— Oh I vous ne pensez jamais qu'à vous; les souffrances de
celui qui a été votre mari vous intéressent peu; qu'importe
que sa vie soit bouleversée, qu'il souffre »
Dans son émotion, Alexis Alexandrovitch pariait si vite qu'il
bredouillait, et ce bredouillement parut comique à Anna, qui
se reprocha cependant aussitôt de pouvoir être sensible au
ridicule dans un moment pareil. Pour la première fois, et pen-
dant un instant, elle comprit la souffrance de son mari et le
plaignit. Mais que pouvait-elle dire et faire, sinon se taire et
baisser la tête? Lui aussi se tut, puis reprit d'une voix sévère,
en soulignant des mots qui n'avaient aucune importance spé-
ciale ;
« Je suis venu vous dire »
Elle jeta un regard sur lui, et, se rappelant son bredouille-
ment, se dit : « Mon, cet homme aux yeux mornes, si plein de
lui-même, ne peut rien sentir, j'ai été le jouet do mon imagl-
. nation. »
c le ne puis changer, murmura-t-elle*
12 ANNA KAHÉNÏNB
— Je suis venu vous provenir que je partais pour Moscou,
et que je no rentrerai plus dans cette maison ; vous apprendrez
les résolutions auxquelles jo me serai arrêté, par l'avocat qui so
ehargorn dos préliminaires du divorce. Mon fil* ira chez une
do mes parentes, ajouta-t-ll, ko rappelant avec elTort ce qu'il
voulait dira relativement à l'enfant,
— Voua prenez Serge pour me faire souffrir, balbutia-t-elle
en levant les yeux sur lui; vous no l'aimez pas, laissez-le-moi t
— C'est vrai, la repulsion que voua m'inspirez rejaillit sur
mon iiis : mais je le garderai néanmoins. Adteu. 1
H voulut sortir, eJ'o !o retint,
« Alexis Alexandrcvltch, laissez-moi Serge* dit-elle encore :
jo ne vous demande que cela; lalssez-Io Jusqu'à ma déli-
vrance,,.., »
Alexis Aloxandroviteh rougit, ropous&t le mas qui le retenait
et partit sans répondre.
Le salon de réception dt\ l'avocat célèbre chez lequel se
rendit Alexis Alexandre vUch était plein do inonde lorsqu'il y
entra. Trois dames, Tune vieille, l'autre jeune et la troisième
appartenant visiblement à la classe des marchands, y atten-
daient, ainsi qu'un banquier allemand portant au doigt une
grosse bague, un marchand à longue barbe, et un tchlnovnlck
revêtu de son uniforme, avec une décoration au cou; l'attente
avait évidemment été longue pour tous.
Deux secrétaires écrivaient en faisant grincer leurs plumes;
l'un d'eux tourna la tête d'un air mécontent vers le nouvel
arrivé et, sans se lever, lui demanda en clignant des yeux ;
i Que désirez-vous?
— Je voudrais parler à M* l'avocat.
— Il est occupé, — répondit sévèrement le secrétaire en dési-
gnant avec sa plume ceux qui attendaient déjà ; et il se remit à
écrire.
— Ne trouvera- Ml un pas moment pour me recevoir? de-
manda Alexis Aloxandroviteh .
— M. l'avocat n'a pas un instant de liberté ; Il est toujours
occupé, veuillez attendre.
ANNA KAUfcNWE fg
— Aye?. la bonté do lui passer ma carte », dit Alexis Alexan-
drovitch avec dignité, voyant que l'Incognito était imposait»!©
a garder.
Le secrétaire prit la carte, l'examina d'un m> mécontent, et
sortit.
Alexis Alexandrovitch approuvait en principe lu réformo judi-
ciaire, mais critiquait certains détails, autant qu'il était capable
de critiquer une institution sanctionnée par le pouvoir su-
prême; en toutes choses il admettait l'erreur comme tin mal
Inévitable, nuque) on pouvait dans certains cas porter remède;
mais la position Importante faite aux avocats par cette rémrmo
nvait toujours été l'objet do sa désapprobation, et l'accueil
qu'on lui faisait ne détruisait pas ses préventions.
i M. l'avocat va venir », dit en rentra ut le secrétaire.
Effectivement, au bout do deux minutes, la porte s'ouvrit, et
l*«vocat parut, escortant un vieux jurisconsulte maigre.
L'avocat était un petit homme chauve, trapu, avec une barbo
noire tirant sur le roux, un front bombé, et de gros sourcils
clairs. Sa toilette, depuis sa cravate ot sa chaîne de montre
double t jusqu'au bout de ses bottines vernies, était celle
d'un jeune premier. Sa figure était intelligente et vulgaire , sa
mise prétentieuse et de mauvais goût.
i Veuillez entrer », dit-il en se tournant vers Alexis Aloxntt*
drovitch, et, le faisant passer devant lui, il ferma la porte.
11 avança un fauteuil près do son bureau chargé do pa-
piers, pria Alexis Alexandrovilch de s'asseoir, et, frottant l'une
contre l'autre ses mains courtes et velues, il s'installa devant
le bureau dans une pose attentive. Mois, à peine assis, une
mite vola au-dessus de la table, et le petit homme, avec une
vivacité inattendue, la happa au vol ; puis il reprit bien vite sa
première attitude.
t Avant de commencer & vous expliquer mon affaire, dit
Alexis Alexandrovitch suivant d'un œil étonné les mouvements
de l'avocat, permettez-moi de vous faire observer que le sujet
qui m'amène doit rester secret entre nous. »
Un imperceptible sourire effleura les lèvres de l'avocat.
i Si je n'étais pas capable de garder un secret, je ne serais
pas avocat,, dit-il; mais si vous désirez être assuré »
Alexis Alexandrovitch jeta un regard sur lui et crut remar-
quer que ses yeux gris pleins d'intelligence avaient tout deviné.
c Vous connaissez mon nom?
— Je sais combien vos services sont utiles à la Russie » t
U ANNA KARÉNINE
répondit on «'inclinant l'avocat, après avoir attrapé ttna
seconde mite.
Aïolis Aloxandrovlteh soupira; il so ddcitlnit nvce points a
parler; mais, lorsqu'il eut commencé» il continua sans Incita-
tion, do sa voix clalro ot portante, on insistant sur certains
mots,
a J*oi le malheur, eommença-t-il , d'étte un mari trompé*
Je voudrais rompro légalement par un divorce les lions qui
m'unissent à ion femme, ot surtout séparer mon fils do sa
mère. »
1.08 yeux {,Tis do l'avocat faisaient leur possible pour rester
sérieux; mais Alexis Alexandroviteh no put se dissimuler qu'ils
étaient pleins d'une juin qui no provenait pas uniquement de
la perspective d'une bonne alVairo : c'était do l'enthousiasme,
du triomphe, quelque chose comme l'éclat qu'il avait remarqué
dans les yeux do sa femme.
« Vous désirez mon aide pour obtenir le divorce?
~ Précisément; mais jo risque peut-être d'abuser do votro
attention, car je ne suis préalablement vomi que pour vous
consulter; je tiens à rester dans do certaines bornes, et renon-
cerais au divorce s'il no pouvait se concilier avec les formes
que jo vous garder.
— Oh! vous demeurerez toujours parfaitement libro », ré-
pondit l'avocat.
Le petit homme, pour ne pas offenser son client par une
gaieté quo son visage cachait mal, fixa ses yeux sur les pieds
d'Alexis Alexandroviteh, et, quoiqu'il aperçât du coin de l'œil
une mite voler, il retint ses mains, par respect pour la situa-
tion,
<t Les lois qui régissent le divorce me sont connues dans
leurs traits généraux, dit Karénine, mais j'aurais voulu savoir
tes diverses formes usitées dans la pratique.
— En un mot vous désirez apprendre par quelles voies vous
pourriez obtenir un divorce légal? » dit l'avocat entrant avec un
certain plaisir dans le ton de son client; et» sur un signe nflïr-
matif de celui-ci, il continua, en jetant de temps en temps un
regard furtif sur ta figure d'Alexis Alexandrovitch que rémotion
(achetait de plaques rouges :
a Le divorce, selon nos lois, - - il eut une nuance de dédain
pour : nos lois, — est possible, comme vous ie savez, dans les
trois cas suivants — Qu'on attende 1 » s*écria-t-il à la vue de
son secrétaire qui entrouvrait la porte. 11 se leva cependant) alla
ANNA. KAUKNINtt 15
lui dlro quelques mots et revint s'asseoir; «,.,„ climats trois
cm suivants ; défaut physique do l'un des époux» disparition
do l'un d'eux pondant cinq nus,— il pliait, on faisant cette onmnâ-
ration, ses gros doigta velus l'un après l'autre, — ot enfin l'adul-
tère (il prononça ce mot d'un ton satisfait). Voilà le côté théo-
rique; mais je pense qu'en me faisant i'howuwdo mo consulter
c'est le côté pratique que vous désirez connaître? Aussi» le cas
do défaut physique et d'absence d'un des conjoints n'existant
' pas, autant que J'ai pu le comprendre.,.,,. V »
Alexis Aloxaiulrovitch inclina affirmativement te tôte.
* llesto t'adultère de l'un dos deux époux, auquel cm l'une
dos parties doit se reconnaîtra coupable envers l'aui™,
faute de quoi il no reste que lo flagrant délit. Ce dernier eus,
j'en conviens, so rencontre rarement dans la pratique. »
L'avocat m tut et regarda son client do l'air d'un armurier
qui expliquerait ô uu acheteur l'usage de deux pistolets de
modèles différents, en lui laissant la liberté du choix, Alexis
Alexnndrovlteh gardant le silence, il continua :
• Lo plus slmplo, le plus raisonnable, est, selon moi, de
reconnaître l'adultère par consentement mutuel. Je n'oserais
parler ainsi tVtout le momie, mais jo suppose quo nous nous
comprenons. »
Alexis Afexnndrovitch était si troublé quo l'avantage do la
dernière combinaison quo lui proposait l'avocat lui échappait
complètement, et rôtomiement so peignit sur son visage;
l'homme do loi vint aussi lût à son aide.
t Jo suppose quo deux époux no puissent plus vivra en-
semble : si tous deux consentent au divorce, les détails et les
formalités deviennent sans importance. Ce moyen est lo plus
simple et lo plus sûr. »
Alexis Alexandrovltch comprit cette fois, mais ses sentiments
religieux s'opposaient a cette mesure.
« Dans le cas présent ce moyen est hors do question, dit-il.
Des preuves, comme une correspondance, peuvent-elles établir
indirectement l 'adultère? Ces preuves-là sont eh ma posses-
sion. »
L'avocat fit en serrant les lèvres une exclamation tout à la
fois de compassion et do dédain.
a Veuillez ne pas oublier que les affaires de ce genre sont
du ressort de notre haut clergé, dil-H. Nos archiprétres aiment
fort ù se noyer dans de certains détails, — ajouta-t-il avec un
sourire de sympathie pour Je goût de ces bons Pères,. — et Jes
(G ANNA KARKNINR
prouves exilant des témoins. Si vous mo faites l'honneur do m©
confier votre alYtiiiv, il faut me laisser le chois des mesures a
prendre. Qui voiil In lin, vont les moyens, »
Alexis AlexnmUovltch se leva, trô» pale, iuntlla qui» Pavoetrt
courait enooro vers la porto répondre A uno nouvollo Inter-
ruption de son secrétaire,
« Dites-lui donc que nous no sommes pas dans uno bouti-
que i, tïi'ia-1-il avant do revenir n sa plaça, ut il attrapa chemin
taisant uno mit» on murmurant tristement : « Jamais mon reps-
n*y résistera! »
i Vous mo faisiez l'honneur do médire....,.?
— Je vous écrirai a quel parti je m'arrête, répondit Alexis
Alexandroviteh s'appuyartt a la table, et puisque je puis con-
clure do vos paroles que lo divorce est possible, jo vous aérais
oblige* do me faire connaître vos conditions,
— Tout est possible si vous vouIok bien mo laisser uno
entière liberté d'action, dit Pavoeat éludant la dernière ques-
tion. Quand puis-jo compter sur uno communication de votre
part? domandn~t-il en reconduisant son client, avec des yeux
aussi brillants que soa bottes.
— Dans huit jours. Vous aurez alors la bonté do mo faire
savoir si vous acceptez t'aflairo, et à quelles conditions.
— Parfaitement. »
1/ avocat salua respectueusement, Ut sortir son client, et,
resté seul, sa joie déborda; il était si content qu'il lit, contrai-
rement a tous ses principes, un rabais à uno dame habile dans
l'art de marchander. Il oublia mémo les mites, résolu a recou-
vrir, l'hiver suivant, son meuble de velours, comme cIiqk son
confrère Séganine.
VI
La brillante victoire remportée par Alexis Alexandroviteh
dans la séance du 17 août avait eu des suites fâcheuses. La
nouvelle commission, nommée pour étudier la situation des
populations étrangères, avait agi avec une promptitude qui
frappa Karénine; au bout de croîs mois elle présentait déjà
son rapport! L'état de ces populations so trouvait étudié aui
points de vue politique, administratif, économique, ethnogra-
ANNA KABÊNINB f}
phlquo, matériel et religieux» Chaque question Atait suivît*
d'une réponse admirablement rédigée et ne pouvant laisser
subsister nuctw doute, cor ces réponses n'étalent pas Pauvret
do l'esprit humain, toujours sujot ft rorrmir , maïs d'un»
bureaucratie pleine d'expérience. Go» réponses so basaient sur
des données officielles, Colles quo rapporta des gouverneurs
fit dos archevêques, basas eux-mêmes sur les rapports dos
chefs do district et dos surlntendnnts ecclésiastiques, basés a
lotir tour sur les rapports des administrations communales et
dos paroisses do campagne. Comment douter do leur exacti-
tude? Dos questions comme celles-ci : « Pourquoi les récoltes
sont-elles mauvaises? i et • Pourquoi les hnhltanta do certaines
localités ffobslinont-lla a pratiquer leur religion? ». questions
quo la machine offlelelio pouvait seulo résoudre, et auxquelles*
des siècles n'auraient pas trouvé do réponse*, furent claire-
ment résolues, conformément aux opinions, d'Alexis Alexan-
drovttclu
Mais Strémof, pique ou vif, avait Imaginé uno tnetiquo à
laquelle son adversaire ne s'attendait pas : entraînant ph>
sieurs membres du comité a sa suite, il passa tout a coup
dans le camp de i Karénine, et, non content d'appuyer les mesures
proposées par celui-ci avec chaleur, il on proposa d'autres,
dans le mémo sons, qui dépassèrent do beaucoup les intentions
d'Alex in Alexnudrovitch.
Poussées h l'extrême, ces mesuras parurent si absurdes,
quo le gouvernement, l'opinion publique, les dames influentes,
les journaux, furent tous indignés, et leur mécontentement
rejaillit sur le père do lo commission, Karénine.
Enchanté dû succès de sa ruse, Strémof prit un air inno-
cent, s'étonna des résultats obtenus, et se retrancha derrière
la foi aveugle que lui avait Inspirée le plan de son collègue.
Alexis Atexnndrovitcli, quoique malade et très affecté de tous
ces ennuis, ne se rendit pas. Uno scission se produisit au sein
du comité; les uns, avec Strémof, expliquèrent leur erreur
par un excès de confiance, et déclarèrent les rapports de la
commission d'inspection absurdes; les outres, avec Karénine,
redoutant cette façon révolutionnaire de traiter une commis-
sion, la soutinrent. Les sphères officielles, et même la société,
virent s'embrouiller cette intéressante question à tel point, que
la misère et la prospérité des populations étrangères devinrent
également problématiques. La position de Karénine, déjà minée
par le mauvais effet que produisaient ses malheurs dômes-
II. — 2
18 ANNA KAUKNINE
tiques, parut chanceler, Il eut «lors lo courage de prendre
uno résolution hardie : au grand étonnement de la commis-
sion il déclara qu'il demandait l'autorisation d'aller étudier
lui*même ces questions sur le» lieux, et, l'autorisation lui ayant
été accordée, il partit pour un gouvernement lointain.
Ce départ fit grand bruit, d'autant plus qu'il refusa officiel-
lement les frais «le déplacement fixés a douze chevaux de poste.
Alexis Alexandrovitch passa par Moscou et s'y arrêta trois
jours.
Lo lendemain de son arrivée, comme H venait do rendre
visite nu général gouverneur, il s'entendit héler, dans la ruo
des Gazettes, à l'endroit où se croisent en grand nombre les
voitures de maîtres et les isvostchiks, et, se retournant a
l'appel d'uno voix gaie et sonore, il aperçut Stépane ArcadiôvUch
sur le trottoir. Vêtu d'un paletot à la dernière mode, le chapeau
avançant sur son front brillant de jeunesse et de santé, lt
appelait avec une telle persistance, que Karénine dut s'arrêter.
Dans la voiture, à la portière de laquelle Stépane ArcndiévJtch
s'appuyait, était une femme en chapeau do velours avec deux
enfants; elle faisait des gestes de la main en souriant amica-
lement. C'étaient Dolly et ses enfants.
Alexis Alexandrovitch ne comptait pas voir de monde à Mos-
cou, le frère de sa femme moins que personne; aussi voulut-il
continuer son chemin après avoir salué; mais Obionsky ik
signe au cocher d'arrêter et courut dans la neige jusqu'à la
voiture.
i Depuis quand es-tu ici? N'est-ce pas un péché de ne pas
nous prévenir? J'ai vu hier soir chez Dusseaux le nom de
Karénine sur la liste des arrivants , et l'idée ne m'est pas
venue que ce fût toi, dit-il en passant sa tôte a la portière et
en secouant la neige de ses pieds en les frappant l'un contre
l'autre. Comment ne pas nous avoir avertis?
— Le temps m'a manqué, je suis très occupé, répondit
sèchement Alexis Alexandrovitch.
— Viens voir ma femme, elle le désire beaucoup. 1
Karénine ôta le plaid qui recouvrait ses jambes frileuses et,
quittant sa voiture, se fraya un chemin dans la neige jusqu'à
celle de Dolly.
i Que se passe-t-il donc, Alexis Alexandrovitch, pour que
vous nous évitiez ainsi? dit celle-ci en souriant.
— Charmé de vous voir, répondit Karénine d'un ton qui
prouvait clairement le contraire. Et votre santé?
ANNA KAItÉNINft 18
-— Que fait ma chère Anna? *
Alexis Alexandroviteh murmura quelques mots et voulut se
retirer, mais Stépane Arcadiôviteu l'en empêcha.
f Sais-tu ce que nous allons attirât D' lly, lnvtte-lo a dtner
pour demain avec Kosnlchef et Pestaoff, l'élite de finteHigenea
moscovite.
— * Venez, je vous on prie, dit Dolly, noua vous attendrons
À l'heure qui vous conviendra, a cinq, a six heures, comme
vous voudrez. Et ma chère Anna, il y n si longtemps......
— Elle va bien, murmura encore Alexis Alexandroviteh en
fronçant le sourcil. Très heureux de vous avoir rencontrée. •
Et H regagna sa voiture.
« Vous viendrez? i cria encore Dotty. Karénine répondit quel-
ques mots qui no parvinrent pas jusqu'à elle.
t J'entrerai eues toi demain I i cria aussi Stépane Arcadio-
vitch.
Alexis Alexandroviteh s'enfonça dans sa voiture comme s'il
eût voulu y disparaître.
t Quel original 1 » dit Stépane Arcadiêvltch â Dolty; et regar-
dant sa montre 11 At un petit signe d'adieu caressant a sa
femme et à ses enfants, et s'éloigna d'un pas ferme.
< Stiva, Stiva ! » lui cria Dolly en rougissant. '
Il se retourna.
t Et l'argent pour les paletots des enfants f
-- Tu diras que je passerai, i
Et il disparut, saluant gaiement au passage quelques per-
sonnes de connaissance.
vn
Le lendemain, c'était un dimanche, Stépane Arcadiévitclt
entra au Grand -Théâtre pour y assister a la répétition du bal-
let; et, profitant de la demi-obscurité des coulisses, il offrit à
une jolie danseuse qui débutait sous sa protection la parure
de corail qu'il lui avait promise la veille. Il eut même le temps
d'embrasser le visage radieux de la jeune fille, et de convenir
avec elle du moment où il viendrait la prendre, après le ballet,
pour l'emmener souper. Du théâtre, Stépane Arcadiévitch se
rendit au marché pour y choisir lui-même du poisson et des
20 ANNA KAUÉNINK
asperges pour le dîner, et a midi il était chez Dusseaux, où
trois voyageurs de ses amis avaient eu l'heureuse idée do se
loger : Levine, do retour do son voyage, un nouveau chef
fraîchement débarqué a Moscou pour une inspection, et enfin
son b.mu-frêre Karénine.
Stépane Arcadiévitch aimait a bien dîner; mais ce qu'il pré-
férait encore, c'était d'offrir che* lui à quelques convives choisis
un petit repas bien ordonné. Le menu qu'il combinait ce jour-
là lui souriait : du poisson bien frais, des asperges, et comme
pièce de résistance un simple mais superbe roastbecf. Quant
aux convives, il comptait réunir Kitty et Levlne et, afin do
dissimuler cette rencontre, une cousine et le Jeune Chorbat?.ky;
lo plat de résistance parmi les invités devait être Serge Kos-
nichef, le philosophe moscovite, joint a Karénine, l'homme
d'action pêtersbûurgeois. Pour servir de trait d'union entre
eux, il avait encore invité PestzoflT, un charmant jeune homme
de cinquante ans, enthousiaste, musicien, bavard, libéral, qui
mettrait tout le monde en train.
La vie souriait en ce moment a Stépane Arcadiévitch; l'argent
rapporté par la vente du bois n'était pas entièrement dépensé;
Dolly depuis quelque temps était charmante : tout aurait été
pour le mieux, si deux choses ne l'avaient désagréablement
impressionnerons toutefois troubler sa belle humeur : d'abord
l'accueil sec de son beaufrére ; en rapprochant la froideur
d'Alexis Alexandrovitch de certains bruits qui étaient parvenus
jusqu'à lui sur les relations de sa soeur avec Wronsky, il
devinait un incident grave entre le mari et la femme. Le second
point noir était l'arrivée du nouveau chef auquel on faisait
une réputation inquiétante d'exigence et de sévérité. Infati-
gable au travail, il passait encore pour être bourru, et abso-
lument opposé aux tendances libérales de son prédécesseur,
tendances que Stépane Arcadiévitch avait partagées. La pre-
mière présentation avait eu lieu la veille, en uniforme, et
Oblonsky avait été si cordialement reçu qu'il jugeait de son
devoir de faire une visite non officielle. Comment serait-il reçu
cette foisî il s'en préoccupait, mais sentait instinctivement
que tout s'arrangerait parfaitement, t Bahj pensait-il, ne
sommes-nous pas tous pécheurs? pourquoi nous chercUeraiMi
noise? »
Stépane Arcadiévitch entra d'abord chez Levine. Celui-ci était
debout au milieu de sa chambre, et prenait avec un paysan la
mesure d'une peau d'ours.
ANNA EAHÉNIN8 21
i Ali ! voua en avea tué un! cria Stêpane Arcadiévltch
en entrant, ta Italie pièce! Une oursot Bonjour, Archipl —
et s -asseyant en paletot et en chapeau 11 tendit la main m»
paysan.
— Ote donc ton paletot et reste un moment, dit Levine.
— Je n'ai pas le temps, je suis entré pour un instant, —
répondit Oblonsky, ce qui ne l'empêcha pas de déboutonner
son paletot, puis de l'ôter, et de rester toute une heure a
bavarder avec Loviuo sur sa chasse et sur d'autres sujets.
— Dis-moï eu que tu as fait h l'étranger : où as-tu été?
demanda-t-H lorsque le paysan (ut parti.
— J'ai été en Allemagne, en France, en Angleterre, mais
seulement dons les centres manufacturiers et pas dans les
capitales. J'ai vu beaucoup do choses intéressantes.
— Oui, oui, je sais, tes idées d'associations ouvrières.
— OU non, il n'y a pas de question ouvrière pour nous : la
seule question importante pour la Russie est celle des rapports
du travailleur avec la terre; elle existe bien là-bas aussi, mais
les raccommodages y sont impossibles, tandis qu'ici... »
Oblonsky écoutait avec attention.
« Oui, oui, il est possible que tu aies raison, mats l'essentiel
est de revenir en meilleure disposition; tu chasses l'ours, tu
travailles, tu t'enthousiasmes, tout va bien. Cherbuteky m'avait
dit l'avoir rencontré sombre et mélancolique, ne parlant que
de' mort.
— C'est vrai, je ne cesse de penser a la mort, répondit
tevîne, tout est vanité, il faut mourir! J'aime le travail, mais
quand je pense que cet univers, dont nous nous croyons les
maîtres, se compose d'un peu de moisissure couvrant la surface
de la plus petite des planètes ! Quand je pense que nos idées,
nos œuvres, ce que nous croyons faire de grand, sont l'équiva-
lent de quelques grains de poussière!
— Tout cela est vieux comme le monde, frère!
— C'est vieux, mais quand cette idée devient claire pour
nous, combien la vie parait misérable 1 Quand on sait que la
mort viendra, qu'il ne restera rien de nous, les choses les
plus importantes semblent aussi mesquines que le fait de tour-
ner cette peau d'ours 1 C'est pour ne pas penser à la mort
qu'on chasse, qu'on travaille, qu'on cherche à se distraire. »
Stépane Arcadiévitch sourit et regarda Levine de son regard
< Tu vois bien que tu avais tort en tombant sur moi parce
22 ANNA KARÉNINE
que je cherchais des jouissances dans la viol No sois pas si
sévère, ô moralise!
— Ce qu'il y a de bon dans la vie répondit Levlae
«'embrouillant. Au fond Je ne sais qu'une chose, c'est que
nous mourrons bientôt.
— • Pourquoi bientôt?
~ Et sais-tuf la vie offre, Il est vrai, moins de charme
quand on pense ainsi à la mort, mais elle a plus de calme.
— 11 faut jouir de son reste, au contraire.... Mais, dit Stépane
Arcadiévitch en se levant pour la dixième fois, je me sauve^
— Besie encore un peu! dit Levine en le retenant; quand
nous reverrons-nous maintenant? Je pars demain.
— Et moi qui oubliais le sujet qui m'amène! Je tiens abso-
lument a ce que lu viennes dtner avec nous aujourd'hui; ton
frère sera des nôtres, ainsi que mon beau-frère Karénine.
•— Il est ici ?— demanda Levine, mourant d'envie d'avoir des
nouvelles de Kilty ; il savait qu'elle avait été a Pétcrsbourg au
commencement de l'hiver, chez sa sœur mariée à un diplomate.
— Tant pis, peusa-t-il : qu'elle soit revenue ou non,j*aceepterai.
— Viendras-tu?
— Certainement.
— A cinq heures, en redingote, i
Et Stépane Arcadiévitch se leva et descendit chez son nou-
veau chef. Son instinct ne l'avait pas trompé; cet homme
terrible se trouva être un bon garçon, avec lequel 11 déjeuna
et s'attarda à causer, si bien qu'il était prés de quatre heures
lorsqu'il entra chez Alexis Alexnndrovitch.
VIII
Alexis Alexandrovitch, en rentrant de la messe, passa toute
la matinée chez lui. Il avait deux affaires à terminer ce jour-là :
d'abord à recevoir une députation d'étrangers, puis une lettre
à écrire à son avocat, comme il le lui avait promis.
Il discuta longuement avec les membres de la députation,
les entendit exposer leurs réclamations et leurs besoins, leur
traça un programme dont ils ne devaient à aucun prix se
départir dans leurs démarches auprès du gouvernement, et
finalement les adressa à la comtesse Lydie, qui devait les
ANNA KAttÉNINK 23
guider & Pètersbourg : ta comtesse avait la spécialité dos députa-
lions, et s'entendait mieux que personne a tes piloter. Quand il
eut congédié son monde, Alexis Alexandrovitch écrivit a son
avocat, lut donna ses pleins pouvoirs, et lui envoya trois billets
de Wronsky et un d'Anna, trouvés dans le portefeuille.
Au moment de cacheter sa lettre, 11 entendit la voix sonore
de Stépane Arcadiévltch demandant au domestique si son beau*
frère recevait, et insistant pour être annoncé.
c Tant pis, pensa Alexis Alexandrovitch , ou plutôt tant
mieux, je lui dirai ce qui en est, et il comprendra que je ne
puis dîner chez lui.
— Fais entrer, crin-Ml en rassemblant ses papiers et les
serrant dans un buvard.
— Tu vois bien que tu mens,— dît la voix de Stépane Arca-
diévitch au domestique, et, étant son paletot tout en marchant,
il entra chez Alexis Alexandrovitch.
— Je suis enchanté de te trouver, commença-t-ïl gaiement,
j'espère...
— - 11 m'est impossible d'y aller », répondit sèchement
Alexis Alexandrovitch, recevant son beau-frère debout, sans
l'engager à s'asseoir, résolu à adopter avec le frère de sa
femme les relations froides qui lui semblaient seules conve-
nables depuis qu'il était décidé au divorce. C'était oublier
l'irrésistible bonté de cœur de Stépane Arcadiévltch. Il ouvrit
tout grands ses beaux yeux brillants et clairs.
c Pourquoi ne peux-tu pas venir? Tu ne veux, pas le dire?
demanda-t-il en français avec quelque hésitation. Mais c'est
chose promise, nous comptons sur toi 1
— C'est impossible, parce que nos rapports de famille doivent
être rompus.
— Comment cela? Pourquoi? dit Oblonsky avec un sourire.
— Parce que je songe à divorcer d'avec ma femme, votre
sœur. Je dois.... »
La phrase n'était pas achevée que Stépane Arcadiévltch,
contrairement à ce qu'attendait son beau-frère, s'affaissait en
poussant un grand soupir dans un fauteuil.
« Alexis Alexandrovitch, ce n'est pas possible, s'êcria-t-il
avec douleur.
— C'est cependant vrai.
— Pardonne-moi, je n'y puis croire, i
Alexis Alexandrovitch s'assit; il sentait que ses paroles
n'avaient pas produit le résultat voulu, et qu'une explication»
24 ANNA KAUÉN1NB
même catégorique, ne changerait rien à ses rapports avec
OMonsKy.
« C'est une cruelle nécessité, mais je suis forcé de demander
le divorce, reprit-il.
— Que veux-tu que je te dtsol te connaissant pour un homme
de bien» et Anna pour une femmo d'élite, — excuse-moi de
ne pouvoir changer mon opinion sur elle, — je ne puis croire
à tout cela ; il y a la quelque malentendu.
— Oh 1 si ce n'était qu'un malentendu I
— Permets, je comprends, mais je t'en supplie, ne te
hâte pas.
— Je n'a) rien fait avec précipitation, dit froidement Alexis
Alexandrovitch ; mais dans une question semblable on ne peut
prendre conseil de personne : je suis décidé.
— Cest affreux 1 soupira Stépane Arcadtévitch ; je t'en con-
jure : si, comme je le comprends, l'affaire n'est pas encore
entamée, ne fais rien avant d'avoir causé avec ma femme. Elle
aime Anna comme une sœur, elle t'aime, et c'est une femme
de sens. Par amitié pour moi, cause avec elle. »
Alexis Alexandrovitch se tut et réfléchit; Stépane Arcadié-
vitch respecta son silence; il le regardait avec sympathie.
« Pourquoi ne pas venir dîner avec nous, au moins aujour-
d'hui? Ma femme t'attend. Viens lui parler; c'est, je t'assure,
une femme supérieure. Parle-lui, je t'en conjure.
— Si vous le désirez à ce point, j'irai, » dit en soupirant
Alexis Alexandrovitch.
Et pour changer de conversation U demanda à Stépane
Arcadtévitch ce qu'il pensait de son nouveau chef, un homme
encore jeune, dont l'avancement rapide avait étonné. Alexis
Alexandrovitch ne l'avait jamais aimé, et il ne pouvait se
défendre d'un sentiment d'envie, naturel chez un fonctionnaire
sous le coup d'un insuccès.
« C'est un homme qui parait être fort au courant des affaires
et très actif.
— Actif, c'est possible, mais à quoi emploie-t-H son activité?
est-ce à faire du bien ou à détruire ce que d'autres ont fait avant
lui? Le fléau de notre gouvernement, c'est cette bureaucratie
paperassière dont Atiitchkine est un digne représentant.
— En tout cas, H est très bon enfant, répondit Stépane
Arcadiévitch. Je sors de chez lui, nous avons déjeuné ensemble,
et je lui ai appris à faire une boisson, tu sais, avec du vin et
des oranges, i
ANNA KAHKN1NE 25
Stôpano Arcadiévitch consulta sa montre,
« HèJ bon Dieu, il est quatre heures passées! et j*al encore
une visite a faire! C'est convenu, tu viens dîner» n'est-ce pas?
(u nous ferais, à ma femme et a moi, un vrai chagrin en refu-
sant, i
Alexis Alexandrovilch reconduisit son beau-frère tout autre-
ment qu'il ne l'avait accueilli.
« Puisque j'ai promis, j'irai, répondit-il mélancolique-
ment,
— Merci» et j'espère que tu ne le regretteras pas, »
Et, tout en remettant son paletot, Oblonsky secoua le do-
mestique pur la tête et sortit*
IX
Cinq heures avaient sonné lorsque le maître de la maison
rentra et rencontra à sa porte Kosnichef et Pestioff. Le vieux
prince Cherbatzky, Karénine, Tourovtzine, Kitty et le jeune
Cherbatzky étaient déjà réunis au salon. La conversation y
languissait. Dolly, préoccupée du retard de son mari, ne par-
venait pas à animer son monde, que la présence de Karénine,
en habit noir et cravate blanche selon l'usage pètersbourgeois,
glaçait involontairement.
Stépane Arcadiévitch s'excusa gaiement et, avec sa bonne
grâce habituelle, changea en un clin d'œil l'aspect lugubre du
salon; il présenta ses invités l'un à l'autre, leur fournit un
sujet de conversation, la russification de la Pologne, installa le
vieux prince auprès de Dolly, complimenta Kitty sur sa beauté,
et alla jeter un coup d'œil sur la table et sur les vins.
Levtne le rencontra à la porte de la salle à manger.
€ Suis-je en retard?
— - Peux-tu ne pas Pétrel répondit Oblonsky en le prenant
par le bras.
— Tu as beaucoup de monde? Qui? demanda Levine, rougis-
sant involontairement et secouant avec son gant la neige qui
couvrait son chapeau.
— Rien que la famille. Kitty est ici. Viens, que je te présente
a Karénine. »
Lorsqu'il sut, à n'en pas douter, qu'il allait se trouver e»
26 ANNA KAHÉNINB
présent de coïlo qu'il n'avait pas revue 'depuis la solréo fatale,
sauf pondant sa courte apparition en voiture, Levine eut peur,
« Comment sora-t~elle? Comme autrefois? Si Polty avait dit
vrai? El pourquoi n'aurait-elle pas dit vrai? » pensa-t-il.
« Présente-mol a Karénine, je t'en prie », parvint-il enfin a
balbutier, entrant au salon avec te courage du désespoir,
fille était In, et tout autre que par le passé!
Au moment où Levine entra, elle le vit, et sa joie fut telle
que, tandis qu'il saluait Dolly, la pauvre enfant crut fondre en
larmes. Levine et Dolly s'en aperçurent, flougissant, palissant
pour rougir encore, elle était si troublée que ses lèvres trem-
blaient. Levine s'approcha pour la saluer; elle lui tendit une
main glacée avec un sourire qui aurait passé pour calme, si
ses yeux humides n'eussent été si brillant».
* II y a Lieu longtemps que nous ne nous sommes vus,
s'eiForça-t-elle de dire.
— Vous ne m'avez pas vu, mais moi je vous ai aperçue en
voiture, sur la route de Yergoushovo, venant du chemin do
fer, répondit levine rayonnant de bonheur.
— Quand donc? demanda- t-el le étonnée.
— Vous alliez chez votre sœur, dit Levine, sentant la joie
l'étouffer, a Comment, pensa-t-il, ai -je pu croire a un senti-
ment qui ne fût pas innocent dans cette touchante créaturo?
Daria Alexandrovna a eu raison. »
Stépane Arcadiôvitch vint lui prendre le bras pour l'amener
vers Karénine.
« Permet lez -moi de vous faire faire connaissance, dit-Il en
les présentant l'un à l'autre.
— Enchanté de vous retrouver ici, dit froidement Alexis
Alexandre» vitch en serrant la main de Levine.
— Hé quoi, vous vous connaissez? demanda Oblonsky avec
étonnement.
— Nous avons fait route ensemble pendant trois heures, dit
en souriant Levine, et nous nous sommes quittés aussi intri-
gués qu'au bal masqué, moi du moins.
— Vraiment?... Messieurs, veuillez passer dans la salle à
manger »,dit Stépane Arcadié vitch en se dirigeant vers la porte*
Les hommes le suivirent et s'approchèrent d'une table où
était servie la zakouska, composée de six espèces d'eaux-de-
vie, d'autant de variétés de fromages, ainsi que de caviar,
de hareng, de conserves, et d'assiettées de pain français,
coupé en tranches minces.
ANNA KARtlNINK 27
Los hommes mangeront debout autour do la table et, on
attendant lo dhior, la russification do la Pologne commençait à
languir. Au moment do quitter lo salon, Alexis AlexandrovitcU
démontrait que les principes élevés introduits par radminls*
tration russe pouvaient seuls obtenir ce résultat. Pest/olï sou*
tenait qu'une nation ne peut s'en assimiler une autre qu'a con-
dition de remporter en densité de population. Kosnlchef, avec
certaines restrictions, partageait les deux avis, ot pour clore
cette conversation trop sérieuse par une plaisanterie, il ajouta
en souriant :
c Le plus logique, pour nous assimiler les étrangers, mo
semblerait donc ôtro d'avoir autant d'enfants que passible.
C'est la où mon frôro et moi sommes en défaut, taudis que
vous, messieurs, et surtout Stépano Arcadiévitch, agissez en
bons patriotes. Combien en ave?.- vous? » demandn-t-il à celui-
ci en lui tendant un petit verre a liqueur*
Chacun rit, Oblonsky plus que personne.
« Fais- tu encore de la gymnastique? dit Oblonsky en prenant
Lcvine par le bras, et, sentant les muscles vigoureux de soit
ami se tendre sous le drap de la redingote : Quel biceps! tu es
un vrai Samson.
— Pour chasser Tours, il faut, je suppose, être doué d'un*,
force remarquable? » demanda Alexis Alexandrovitch, dont les
notions sur cette chasse étaient de l'ordre le plus vague.
Lcvine sourit :
• Nullement : un enfant peut tuer un ours; — et il recula
avec un léger salut pour faire place aux dames qui s'appro-
chaient de la table.
— On m'a dit que vous veniez de tuer un ours? dit Kilty,
cherchant à piquer de sa fourchette un champignon récalci-
trant, et découvrant un peu son joli bras en rejetant la den-
telle de sa manche. Y a-t-H vraiment des ours chez vous? i
ajouta-t-elle en tournant à demi vers lui sa jolie tête souriante»
Combien ces paroles, peu remarquables par elles-mêmes, ce
son de voix, ces mouvements de mains, de bras et de tête,
avaient de charme pour luil 11 y voyait une prière, un acte de
confiance, une caresse douce et timide, une promesse, une espé-
rance, même une preuve d'amour qui l'étou fiait de bonheur.
« Oh non, nous avons été chasser dans le gouvernement de
Tver, et c'est en revenant de là que j'ai rencontré en wagon
votre beau-frère, le beau-frère de Stiva, dit-il en souriant. La
rencontre a été comique. •
28 ANNA KAItÉNtNK
Et il raconta Piémont et plaisamment comment après avoir
veillé ta moiUô de la nuit, il était outré do force» on ttmhmpe,
dmis lo wagon do Karénine,
o Lu conducteur voulait m'éconduira a cause de ma tenue;
j'ai dû me fâcher, et vous, monsieur, dit-il en ne tournant vora
Karénine, après m'a voir un moment jugé sur mon costume,
ave?, pris ma défense, ce dont je vous «i été bion reconnais-
sant.
— Les droits des voyageur» au choix de leurs placer sont
trop peu déterminés en général, dit Alexis AUwuulrovltch en
s'essuyant le bout des doigts avec son mouchoir, après avoir
mangé une fine tranche do pain et de fromage,
— Oh, j'ai bien remarqué votre hésitation, répondit en sou-
riant Levino : c'est pourquoi je me suis hâté d'entamer un
sujet de conversation sérieux pour faire oublier ma peau de
mouton. •
Kosnichef, qui causait avec la maîtresse de la maison tout en
prêtant l'oreille a la conversation, tourna la tête vers son frère.
« D'où lui viennent ces airs conquérants? » pensn-t-il.
Et en e(Vot il semblait que Levine se sentit pousser des
ailes! Car elle {'écoutait, elle prenait plaisir à l'entendre parier;
tout autre intérêt disparaissait devant celui-là. Il était seul
avec elle, non seulement dans cette chambre, mais dans l'uni-
vers entier, et planait à des hauteurs vertigineuses, tandis
qu'en bas, au-dessous d'eux, s'agitaient ces excellentes gens,
Oblonshy, Karénine, et le reste de l'humanité.
Stépane Arcadiévitch, en plaçant son monde 6 table, sembla
complètement oublier Levine et Kilty, puis, se rappelant sou-
dain leur existence, il les mit l'un auprès de l'autre.
Le dîner, servi avec élégance, car Stépane Arcadiévitch y
tenait beaucoup, réussit complètement. Le potage Marie-Louise,
accompagné de petits pâtés qui fondaient dans la bouche, fut
parfait, et Matveî, avec deux domestiques en cravate blanche,
fit le service adroitement et sans bruit.
Le succès ne fut pas moindre au point de vue de la conver-
sation : tantôt générale, tantôt particulière, elle ne tarit pas, et
lorsque, le dîner fini, on quitta la table, Alexis Alexandrovitch
lui-même était dégelé.
ANNA KAUKNINE t%
X
Poslzoff, qui aimait a discuter une question a fond, Savait
pas été content do l'interruption de Kosnichof; il trouvait
qu'on ne lui avait pas suffisamment laissé expliquer sa
pensée.
« En partant de la densité do ta population, je n'entendais pus
en faire lo |)r*«d|M? d'une Assimilation, mais seulement un
mt»/cn, dit-il dès le potage on «'adressant spécialement a
Alexis AlextmdrovHch.
— U me semble quo coin revient au môme, répondit Karé-
nine avec lenteur. A mon sons, un peuple ne peut uvoir d'in*
flmmca sur un autre peuple qu'à la condition «le lui titre supé-
rieur en civilisation
— Voila précisément la question, interrompit IVst/.otï avec
une ardeur si grande qu'il semblait mettre toute son Ame à dé-
fendre ses opinions. Gomment doit-on entendre cette civilisation
supérieure? Qui donc, parmi les diverses nations de l'Europe,
primo les autres? Est-ce le Fiançais, l'Anglais ou l'Allemand
qui nationalisera ses voisins? Pions avons vu franciser les pro-
vinces rhénanes : est-ce une preuve d'infériorité du côté des
Allemands? Non, il y a ia une autre loi, crin-t-il do sa voix de
basse.
— Je crois que la balance penchera toujours du côté de tu
véritable civilisation.
— Mais quels sont les indices de cette véritable civili-
sation?
— Je crois que tout le monde les connaît.
— Les connaît-on réellement? demanda Serge Ivaniteh en
souriant fixement. On croit volontiers, pour le moment, qu'en
dehors de ^'instruction classique la civilisation n'existe pas;
nous assistons sur ce point à de furieux débats, et chaque
parti avance des preuves qui ne manquent pas de valeur.
— Vous êtes pour les classiques, Serge Ivanitch? dit
Oblonsky.... Vous offrirai-je du boideaux?
— Je ne parle pas de mes opinions personnelles, répondit
Kosnichef avec la condescendance qu'il aurait éprouvée pour
un enfant, en avançant son verre. Je prétends seulement que,
de part et d'autre, les raisons qu'on allègue sont bonnes, con-
30 ANNA KARÊNINB
tinua-t-it en a'fulressfmt a Karénine* Par mon éducation je auïs
classique; ce qui ne m'empêche, pas do trouver quo les études
eïnHHiqtie^ n'offrent pua de prouves irrécusables do leur supé-
riorité sur les autres.
— 1,09 pelencea naturelles prêtent tout autant ft un dévelop-
pement pédagogique da l'esprit humain» reprit Pcstzoff. Voyez
l'astronomie, la botanique, ta «oologio nvec l'unité de ses lais t
— C'est une opinion que je ne saurai» partager, répondit
Alexis Alexnndrovileh. Pout*on nier l'heureuse influence sur
le développement de rinteltlgence de l'étude des formes du
lan;:-a;;o V La littérature ancienne est éminemment momie,
tandis que, pour notre mnlliour, on joint a l'étude des sciences
naturelles des doctrines funestes et fausse» qui sont le fléau do
notre époque, i
Surgo IvmtUeli ulluit répondre, mats Positon* l'interrompu do
sa grosse voix pour démontrer chaleureusement l'injustice do
ce jugement; lorsque Kosniehef put enfin parler, Il dit en
souriant à Alexis Alexnndroviteh :
« Avoue?, que le pour et le contre des doux systèmes seraient
difficiles n établir si l'influence morale, disons le mot,antinih1*
liste, de l'éducation classique ne militait pas en sa faveur?
— Sans lo moindre doute.
— Nous laisserions le champ plus libre aux deux systèmes
si nous no considérions pas l'éducation classique comme une
pilule, que nous offrons hardiment à nos patients contre le
nihilisme. Mais sommes-nous bien sûrs des vertus curatlves
de ces pilules? »
Le mot fit rire tout le monde, principalement le gros Tou-
rovtzine, qui avait vainement cherché a s'égayer jusque-là.
Stépane Arcadtévitch avait eu raison de compter sur Pestzoff
pour entretenir la conversation, car à peine Kosnichef eut-il
clos ta conversation en plaisantant qu'il reprit :
< On ne saurait même accuser le gouvernement de se pro-
poser une cure, car il reste visiblement indifférent aux consé-
quences des mesures qu'il prend ; c'est l'opinion publique qui
le dirige. Je citerai comme exemple ta question de l'éducation
supérieure des femmes. Elle devrait être considérée comme,
funeste : ce qui n'empêche pas le gouvernement d'ouvrir tes
cours publics et les universités aux femmes. »
Et la conversation s'engagea aussitôt sur l'éducation des
femmes.
Alexis Alexandrovitch fit remarquer que l'instruction de?
ANNA KAWtfNkNK SI
femme» était trop confondue avec leur émancipation, et m
pouvait être jugée funosto qu*fc ce point do vue.
« Je crois, nu contenir®, que ces deux questions sont intime-
ment liées l'une n l'autre, dit Postïofl*. tn femme est privée do
droits parce qu'elle est privée d'instruction , et lo manque
d'instruction tient a l'absence do droits. N'oublions pan que
l'esclavage do. la femme est Bi ancien, si enraciné dans nos
imtmiH, quo bien souvent nous sommes incapables do com-
prendre i'nbtme légal qui In sépare do noua.
— Vous ptulo7.de droits, dit Ser&e lvmdtch quand il parvint
placer un mot ; est-ce lo droit do remplir le» fonctions de Juré,
de conseiller municipal, de président do tribunal, do fonction-
naire publie, do membre du parlement?
— Sans doute.
• Mais 8Î les femmes peuvent exceptionnellement remplir
ces fonctions, il serait plus juste do donner a ces droits le nom
do devoirs? Un avocat, un employé do télégraphe, remplit un
devoir. Disons donc, pour parler logiquement, que fos femmes
cherchent des devoirs, et dans ce cas noua devons sympathiser
a leur désir de prendre part aux travaux des hommes.
— C'est juste, 'appuya Alexis AioxandrovHch : le tout est do
savoir si elles sont capables de remplir ces devoirs.
— Elles lo seront certainement aussitôt qu'elles seront plus
généralement instruites, dit Stépane Areadioviteh ; nous te
voyons...
— Et le proverbe? demanda le vieux prince, dont les pntits
yeux moqueurs brillaient en écoutant cette conversation. Je
puis mo le permettre devant mes filles : « La femme a les che-
veux longs... *
— C'est ainsi qu'on jugeait les nègres avant leur émancipa-
tiont s'écria Pestzoff mécontent.
— J'avoue que ce qui m'étonne, dit Serge Ivanitch, c'est de
voir les femmes chercher de nouveaux devoirs, quand nous
voyons malheureusement les hommes éluder autant que pos-
sible les leurs I
— Les devoirs sont accompagnés de droits; les honneurs,
l'influence, l'argent, voilà ce que cherchent les femmes, dit
Pcstzoff.
— Absolument comme si je briguais le droit d'être nourrice
et trouvais mauvais qu'on me refusât, tandis que les femmes
sont payées pour cela, » dit le vieux prince.
Tourovtzine éclata de rire, et Serge Ivanitch regretta de n'être
[VI , ANNA KAHftfflNK
pus l'auteur do cette plaisnnterie; Alexis Alexandrovlteh lui-
même se dérida.
« Oui, mais un homme no pont allaiter, tondis qu'une
femme... du PosteofF.
— Pardon ; un Anglais, a bord d'un nnvlro, est arrivé a
allaiter lui-mémo son enfant, dit le vloux prince, qui se permet*
tait quelques libertés do langage devant ses tilles.
— Autant d'Anglais nourrices, autant de femmes fonction-
naires», dit Serge Ivanilch.
— Mais les filles sans famille? demanda Stôpane Arcadlô-
viteh qui, en soutenant PegtxofT, avait pense tout lo temps à h
Tehlbisof, s» petite danseuse.
— Si vous scrutez la vie do ces jeunes filles, s'interposa ici
Dnria Atexnndrovnn avec une certaine aigreur, vous trouvères
certainement qu'elles ont abandonna am famille dans laquelle
des devoirs de femmes étaient a leur portée. »
Dolty comprenait instinctivement a quel genre de femmes
Stépane Arcadlévitch faisait allusion.
c Mais nous défendons un principe, un idéal, riposta Postzofî
do sa voix tonnante. La femme réclame te droit d'étro indépen-
dante et instruite; elle souffre do son impuissance a obtenir
l'indépendance et l'instruction.
— Et moi je souffre de n'étro pas admis commo nourrice ù
la maison des enfants trouvés », répéta le vieux prince, à la
ïrando joie de Tourovtzino, qui en laissa choir une osperge
dans sa sauce par lo gros bout.
XI
Seuls Kltty et Levine n'avaient pris aucune part a la con-
versation.
Au commencement du dîner, quand on parla de l'influence
d'un peuple sur un autre, Levine fut ramené aux idées qu'il
s'était faites à ce sujet; mais elles s'effacèrent bien vite, comme
n'offrant plus aucun intérêt ; il trouva étrange qu'on pût s'em-
barrasser de questions aussi oiseuses.
ICitty, de son côté, aurait dû s'intéresser à la discussion sur
les droits des femmes, car, non seulement elle s'en était sou-
vent occupée à cause de son amie Varinka, dont la dépendance
ANNA KABÉNINB 33
était »\ rwta, mais pour aon propre compta* dans lo cas où
©Ha no «9 marierait pas, Souvent sa samr et elle s'étalent
disputée» à co sujet. Combien pou cola l'intéressait mainte-
nant 1 Entra Levine et cUo s'établissait une affinité mystérieuse
qui les rapprochait do plus on plus, et Jour causait un senti"
ment do joyeuse terroor, au seuil de In nouvelle vit, qu'Ile
entrevoyaient.
Questionné par KUty sur la façon dont H Favalt aperçue on
été, Levlne lui raconta qu'il revenait dos prairies, par In grnnd'-
route, après )o fauchage,
« C'était do très grand matin. Voua veniez sans douta do
voua réveiller, votre» maman dormait encore dans son coin. La
mntinéo était superbe. Je marchais on me demandant : c Cfno
voiture h quatre chevaux? Qui cola peut-il être? 1 Cotaient
quatre bons chevaux avec dos grelots. Et tout a coup, comme
un éclair, vous passes devant mol. Je vous vois a la portière :
vous étWt assise, comme cela, tenant h deux, mains les rubans
de votre coiffure de voyage, et vous sembliez plongée dans do
profondes reûoxions. Combien j'aurais voulu savoir, njonta-t-il
en souriant, à quoi vous pensiez I ÉtaiUce quelquo chose de
bien importante
i Pourvu que je n*ale pas été décoiffée 1 » pensa Kitty. Mais,
en voyant le sourire enthousiaste qui faisait rayonner Levlne,
elle se rassura sur l'impression qu'elle avait produite, et ré-
pondit en rougissant et riant gaiement :
c Je n'en sais vraiment plus rien.
— Comme Tourovtzl ne rit de bon cœur! dit Levine admirant
la gaieté de ce gros garçon, dont les ycui étaient humides el
le corps soulevé par le rire.
— Le connaissez- vous depuis longtemps? demanda Kitty.
— Qui ne le connaît 1
— Et vous n'en pensez rien de bon?
— C'est trop dire; mais il n'a pas grande valeur.
— • Voilà une opinion injuste que je vous prie de rétracter»
dit Kitty. Moi aussi je l'ai autrefois mal jugé; mais c'est u»
être excellent, un cœur d'or.
— Comment avez-vous fait pour apprécier son cœur?
— Nous somnr ■ do très bons amis. L'hiver dernier, pou de
temps après , après que vous avez cessé de venir nous
voir, dit-elle d'un air un peu coupable, mais avec un sourire
confiant, les enfants de Doliy ont eu la scarlatine, et un jour*
par hasard, Tourovizine est venu faire visite à ma sœur. Le
u. — 3
34 M4HA KAItèKINB
crotriesi-vous, dit-elle en baissant la voix, il en a on pitié au
point do rester a garder et a soigner les petits mnlftdoaf
Pondant trois semaines H a la» roffleo do bonne d'enfants. —
Je raconta a Constantin Dmitritch la conduite do Tourov-
tzlno pendant la scarlatine, dit- elle on m penchant vers sa
sœur,
— Oui» il a été étonnant! — répondit Dolly on regardant
Tourovlzine avec un bon sourire; Lovino ïo regarda aussi et
s'étonna de no pas l'avoir compris jusque-la.
— Pardon , pardon, jamais jo ne jugerai légèrement per-
sonne! i a'éeria-Ml gaiement, exprimant cette fols bien sincè-
rement ce qu'il éprouvait.
XII
La discussion sur l'émancipation des femmes offrait des
côtés épineux a traiter devant des dames; aussi Pavait- on
laissée tomber. Mois, a peina le repas terminé, PestzofT s'adressa
è Alexis Alôxandrovitch , et entreprit do lui expliquer cette
question au point de vue de l'inégalité des droits entre époux
dans le mariage; ta raison principale de cette inégalité tenant,
selon lui, à la différence établie par la loi et par l'opinion pu-
blique entre l'infidélité de la femme et celle du mari.
Stépane ArcodiôvJtcli offrit précipitamment un cigare h
Karénine.
< Non, je ne fume pas, — répondit celui-ci tranquillement,
et, comme pour prouver qu'il ne redoutait pas cet entrelien, Il
se retourna vers Pestzoff avec son sourire glacial.
— Cette inégalité tient, iï me semble, au fond même de la
question, — dit-il, et il se dirigea vers le salon; mais ici Tou-
rovtzino l'interpella encore.
— Avez-vous entendu l'histoire de PrlateUnikof? demanda-
t-il, animé par ïe Champagne, et profilant du moment impa-
tiemment attendu de rompre un silence qui lui pesait. Wasia
Priatchnikof? — et il se tourna vers Alexis Alexandrovitch
comme vers le principal convive, avec un bon sourire sur ses
grosses lèvres rouges et humides. — On m'a raconté ce matin
qu'il s'était battu à Tvcr avec Kwitzky, et qu'il l'a tué. »
La conversation s'engageait fatalement ce jour-là de façon à
ANNA KAnÊNINfi 35
froisser Aloxls Atoxandimitctt ; Stépnno Areadiévltch s'an »per»
covnit,ct voulait emmener son hcau-frére,
i Pourquoi s'esMl battu? demanda Karénine sans paraîtra
s'apercevoir dos efforts d'Oblonsky pour distraire son attention,
— A eauso da sa feinmo ; Il s'est bravement conduit, car 11
a provoqué son rival, et l'a tué.
— Ah! » fit Alexis Alesandrovitcn levant les sourcil» d'un air
indifférent, et M quitta ta chambre.
Doily l'attendait dans un petit salon do passage, et lui dit
avec un sourira craintif :
c Combien je suis heureuse que vous soyez venu I J'ai besoin
da vous parler. Asseyons-nous ici. »
Alexis Atexandrovitch, conservant l'air d'indiiTércnca quo lui
donnaient ses sourcils soulevés, s'assit auprès d'elle.
t D'autant plus volontiers, dit-il, quo je voulais do mon coté
m'excuser de devoir vous quitter; jo pars demain malin. »
Daria Aloxandrovna, fermement convaincue de l'innocence
d'Anna, so sontoit pâlir et trembler do colère devant cet
homme insensible et glacial, qui se disposait froidement a
perdra son amte, *
c Alexis Atexandrovitch, dit-elle, rassemblant toute sa fer-
meté pour le regarder bien en face avec un courage désespéré ;
jo vous ai demandé des nouvelles d'Anna et vous n'avez pas
répondu; que devient-elle?
— Je pense qu'elle se porto bien, Daria Alexandrovna,
répondit Karénine sans la regarder.
— Pardonnez-moi si j'insiste sans en avoir le droit, mais
j'aime Anna comme une sœur; dites-moi, jo vous on conjure,
ce qui so passe entre vous et elle, et ce dont vous l'accusez 1 >
Karénine fronça les sourcils' et baissa la tôle en fermant pres-
que les yeux :
f Votre mari vous aura communiqué, je pense, les raisons
qui m'obligent a rompre avec Anna Arcadicvna, dit-il en jetant
un coup d'oeil mécontent sur Cherbatzky, qui traversait la
chambre.
— Je ne crois pas, et ne croirai jamais tout celai... > mur-
mura Doily en serrant ses mains amaigries avec un geste éner-
gique. Elle se leva vivement et touchant de la main la manche
d'Alexis Alexandrovitch : « On nous troublera ici, venez par là,
Je vous en prie. »
L'émotion de Doily se communiquait à Karénine; il obéit,
se leva, et la suivit dans la chambre d'étude des enfants, où
96 ANNA KARÉN1NK
ils s'assirent devant une table couverte d'une toile cirée, entaillée
de coups de canif.
« Je ne crois à rien de tout celât répéta Dolly, cherchant ù
saisir ce regard qui fuyait le sien.
— Peut-on nier des faits, Darïa Alexandrovna? dit-il en
appuyant sur le dernier moi.
— Mais quelle faute a-t-elle commise? de quoi l'accusez-
vous?
— Elle a manqué a ses devoirs et trahi son mari. Voilà co
qu'elle a fait.
— Non, non, c'est Impossible! non, Dieu merci, vous vous
trompes! » s'écria Dolly pressant ses tempes de ses deux mains
en fermant les yeux.
Alexis Alexandrovitch sourit froidement du bout dos lèvres;
il voulait ainsi prouver à Dolly, et se prouver a lui-même, que
sa conviction était inébranlable Mais a celte chaleureuse
Intervention sa blessure se rouvrit, et, quoique le doute ne lui
fût plus possible, il répondit avec moins de froideur ;
i L'erreur est difficile quand c'est la femme qui vient elle*
même déclarer au mari que huit années do mariage et un Ois
ne comptent pour rien, et qu'elle veut recommencer la vie.
— Anna et le vice I comment associer ces deux idées, com-
ment croire.....?
— DariaAIexandrovnal — dit-il avec colère, regardant main-
tenant sans détour le visage ému de Dolly, et sentant sa langue
se délier involontairement, — j'aurais beaucoup donné pour
pouvoir encore douter! jadis le doute était cruel, mais le pré-
sent est plus cruel encore. Quand je doutais, j'espérais malgré
tout. Maintenant je n'ai plus d'espoir, et cependant j'ai d'autres
doutes; j'ai pris mon fils en aversion; je me demande parfois
s'il est le mien. Je suis très malheureux! »
Dolly, dés qu'elle eut rencontré son regard, comprit qu'il
disait vrai; elle eut pitié de lui, et sa foi dans l'innocence de
son amie en fut ébranlée.
t Mon Dieu, c'est affreux ! mais étos-vous vraiment décidé
au divorce?
— J'ai pris ce dernier parti parce que je n'en vois pas
d'autre à prendre. Le plus terrible dans un malheur de cô
genre, c'est qu'on ne peut pas porter sa croix comme dans
toute autre infortune, une perte, une mort, dit-il en devinant
la pensée de Dolly. On ne peut rester dans la position humi-
liante qui vous est faite, on ne peut vivre à trois!
ANNA KAHÉNlNtf 3?
— Jo comprends, ,|o comprends parfaitement, — répondit
Dolly baissant la tète, Ella se tut, et ses propres chagrins
domestiques lut revinrent à la pensée; mais tout a coup elto
joignit les mains avec un geste suppliant et, levant conrageu*
sèment son regard vers Karénine :
— Attende? encore, dlt-olle. Vous êtes chrétien, Pensoz à
ce qu'elle deviendra si vous l'abandonnez I
« J'y ai pensé, beaucoup pensé, Darla Alcxandrovna ; — Il
la regarda avec dés yeux troubles, et son visage se couvrit
de plaques rouges. Dolly le plaignait maintenant du fond du
cœur. — Lorsqu'elle m'a annoncé mon déshonneur elle-même,
je lui ai donné la possibilité de se réhabiliter; j'ai cherché à la
sauver. Qu*a-t-elle fait alors? Elle n'a même pas tenu compte
do la moindre des exigences, du respect des convenances! On
peut, ajouta- t-H en s'échauffant, sauver un homme qui ne
veut pas périr, mais avec une nature corrompue au point de
voir le bonheur dans sa perto même, que voulez-vous qu'on
fasse?
— - Tout, sauf le divorce.
— Qu'appelez~vous tout?
— Songez donc qu'elle ne serait plus la femme de personnel
Elle serait perdue! C'est affreux!
— Qu'y puis-je faire? répondit Karénine, haussant les épaules
et les sourcils; — et le souvenir de sa dernière explication avec
sa femme le ramena subitement au même degré de froideur
qu'au début de l'entretien. — Je vous suis très reconnaissant do
votre sympathie, mais je suis forcé de vous quitter, ajouta-t-ll
en se levant.
— Mon, attendez! Vous ne devez pas la perdre; écoutez-
moi, je vous parlerai par expérience. Moi aussi je suis mariée
et mon mari m'a trompée; dans ma jalousie et mon indigna-
tion, moi aussi j'ai voulu tout quitter Mais j'ai réfléchi,
et qui est-ce qui m'a sauvée? Anna. Maintenant mes enfants
grandissent, mon mari revient a sa famille, comprend ses
torts, se relève» devient meilleur, je vis. j'ai pardonné :
pardonnez aussi!.... 1
Alexis Alexandrovitch écoutait, mais les paroles de Dolly
restaient sans effet sur lui, car dans son âme grondait la colère
qui l'avait décidé au divorce. Il répondit d'une voix haute et
perçante :
< Je ne puis, ni ne veux pardonner, ce serait injuste. Pour
cette femme j'ai fait l'impossible* et elle a tout traîné dans la
38 ANNA KARÉNINE
boue qui paraît lui convenir. Je no suis pas un méchant
homme et n'ai jamais haï personne; mais, elle, je la hais de
toutes les forces do mon Unie, ot jo no saurais lui pardonner
parce qu'elle m'a fait trop de mal ! »
Et des larmes do colère tremblèrent dans sa voix.
« Aimez ceux qui vous haïssent », murmura Doïly presque
honteuse,
Alexis Alexandrovitch sourit avec mépris. Cette parole, il la
connaissait, mais eile ne pouvait s'appliquer à sa situation,
c On peut aimer ceux qui vous haïssent, mais non ce qu'on
hait. Pardonnez-moi de vous avoir troublée; à chacun suffit
sa peine I d Et, retrouvant son empire §ur lui-même, Karénine
prit congé de Dolly avec calme et partit.
XIII
Levine résista à la tentation de suivre Ritty au salon quand
on quitta la table, dans la crainte de lui déplaire par une
assiduité trop, marquée ; il resta avec les hommes, et prit part
à la conversation générale : mais, sans regarder Kitty, il ne
perdait aucun de ses mouvements, il devinait jusqu'à la place
qu'elle occupait au salon. Tout d'abord il remplit, sans le
moindre effort, la promesse qu'il avait faite d'aimer son pro-
chain et de n'en penser que du bien. La conversation tomba
sur la commune en Russie, que Pcstzoff considérait comme
un ordre de choses nouveau, destiné à servir d'exemple ou
reste du monde. Levine était aussi peu de son avis que de
celui de Serge Ivanitch, qui reconnaissait et niait, tout à la
fois, la valeur de cette institution, mais il chercha à les mettre
d'accord en adoucissant les termes dont ils se servaient, sans
qu'il éprouvât le moindre intérêt pour la discussion. Son unique
désir était de voir chacun heureux et content. Une personne,
la seule désormais importante pour lui, s'était approchée de la
porte; il sentit un regard et un sourire fixés sur lui et fut
obligé de se retourner. Elle était là, debout avec Cherbatzky,
et le regardait.
« Je pensais que vous alliez vous mettre au piano? dit-il en
s'approchant d'elle ; voilà ce qui me manque à la campagne :
la musique.
ANNA KAHÉNINB 31»
»
— Non \ nous étions simplement venus vous chercher, et '
je vous remercie d'avoir compris, répondit-elle on le récom-
pensant d'un sourire. Quel plaisir y a-t-H à discuter? on no
convainc jamais personne.
— Combien c'est vrai I »
Levine avait tant de fois remarqué que, dans les longues
discussions, de grands efforts de logique et une dépense de
paroles considérable ne produisent le plus souvent aucun
résultat, qu'il sourit de bonheur en entendant KiUy deviner et
définir sa pensée avec cette concision. CherbatzUy s'éloigna, et
la jeune fille s'approcha d'une table de jeu, s'assit, et se mit
à tracer des cercles sur le drap avec de la craie.
« Bon Dieu! j'ai couvert la table de mes griffonnages, dit*
elle en déposant la craie, après un moment de silence, avee
un mouvement qui indiquait l'intention de se lever.
— Gomment ferai-je pour rester sans elle? pensa Levine
avec terreur.
— Attendez, dit-il en s'asseyant près de la table II y a long-
temps que je voulais vous demander une ebose. *
Elle le regarda de ses yeux caressants, mais un peu inquiets,
f Demandez.
— Voici », dit-il, prenant la craie et écrivant les lettres q 9
v, a, d, c, e, î t e, i> a, o 9 t? qui étaient les premières des
mots : f Quand vous avez dit c'est impossible, était-ce impos-
sible alors ou toujours? s 11 était peu vraisemblable que Kitty
pût comprendre cette question compliquée. Levine la regarda
néanmoins de l'air d'un homme dont la vie dépendait de
1'explteation de cette phrase.
Elle réfléchit sérieusement, appuya le front sur sa main, et
se mit à déchiffrer avec attention, interrogeant parfois Levine
des yeux.
t J'ai compris, dit-elle en rougissant.
— Quel est ce mot? demanda-t-il indiquant Vidu mot im-
possible.
— Cette lettre signifie impossible. Le mot n'est pas juste i,
répondit-elle.
Il- effaça brusquement ce qu'il avait écrit, et lui tendit la
craie. Elle écrivit ; a, j, », p t r, d.
Dolly apercevant sa soeur la craie en main, un sourire
timide et heureux sur les lèvres, levant les yeux vers Levine
qui se penchait sur la table en attachant un regard brillant
tantôt sur elle, tantôt sur le drap, se sentit consolée de sa
40 ANNA KARÉNINE
conversation avec Alexis Alexandrovitdi ; elle vit Levine rayonner
de joio; Il avait compris la réponse ; « Alors je ne pouvais
répondre différemment, i
11 regarda Kitty d'un air craintif et interrogateur.
c Alors seulement?
*— Oui, répondit le sourire de la jeune flllo.
— Et... maintenant? demanda-Ml.
— Lisez, je vais vous avouer ce que je souhaiterais; et
vivement elle traça les premières lettres des mots : « Que
vous puissiez pardonner et oublier ».
A son tour il saisit la craie de ses doigts émus et trem-
blants, et répondit de la môme façon : « Je n'ai jamais cessé
de vous aimer t.
Kitty le regarda et son sourire s'arrêta.
t J'ai compris, murmura-t-elie.
— Vous jouez au secrétaire? dît le vieux prince, s'appro-
chant d'eux;... mais si tu veux venir au théâtre, Il est temps
de partir. »
Levine se leva et reconduisit Kitty jusqu'à la porte. Cet entre-
tien décidait tout : Kitty avait avoué qu'elle l'aimait, et lui avait
permis de venir le lendemain matin parler à ses parents*
XIV
•
Kttty partie, Levine sentit l'inquiétude le gagner; 11 eut peur,
comme de la mort, des quatorze heures qui lui restaient à
passer avant d'arriver a ce lendemain où il la reverrait. Pour
tromper le temps, Il éprouvait le besoin impérieux de ne pas
rester seul, de parler à quelqu'un. Stépane ArcadiOvitch, qu'il
eût voulu garder, allait soi-disant dans le monde, mais en
réalité au ballet. Levine ne put que lut dire qu'il était heu-
reux, et n'oublierait jamais, jamais, ce qu'il lui devait.
« Hé quoi? tu ne parles donc plus de mourir? dit Oblonsky
en serrant la main de son ami d'un air attendri.
— Non 1 • répondit celui-ci.
Dolly aussi le félicita presque en prenant congé de lui, ce
qui déplut à Levine : nul ne devait se permettre de faire allu-
sion à son bonheur. Pour éviter Ja solitude, il s'accrocha à son
frère.
ANNA KARENINE 4t
i Où vas-tu?
— A une séance*
— Puis-je l'accompagner?
— Pourquoi pas» dit en souriant Serge Ivanitch. Que t'ar-
rlve-t-il aujourd'hui?
— Ce qui m'arrlve? le bonheur, répondit Levine on baissant
ta glace de la voiture. Tu permets? J'étouffe. Pourquoi no
t'es-tu jamais marié? »
Serge Ivanitch sourit :
c Je suis enchanté, c'est une charmante fille, commeaça-t-il.
— Non, ne dis rien, rien! » s'écria Levine, le prenant par lo
collet de sa pelisso et lut couvrant la figure do m fourrure.
« Une charmante fille »... quelles paroles banales! et combien
peu elles répondaient à ses sentiments!
Serge Ivanitch éclata de rire, ce qui ne lui arrivait pas sou-
vent. « Puis-je dire au moins que je suis bien content?
— Demain, mais pas un mot de plus, rien, rien, silence. Je
t'aime beaucoup... De quoi sera- 1- il question aujourd'hui à la
réunion? » demanda Levine sans cesser de sourire.
Us étaient arrivés. Pendant la séance, Levine écouta le secré-
taire bégayer te protocole qu'il ne comprenait pas; mais on
Usait sur le visage de ce secrétaire que ce devait être un bon,
aimable et sympathique garçon ; cela se voyait à la manière
dont il bredouillait et se troublait en lisant. Puis vinrent les
discours. On discutait sur la réduction de certaines sommes et
sur l'installation de certains, conduits. Serge Ivanitch attaqua
deux membres de la commission, et prononça contre eux un
discours triomphant. Âpres quoi un autre personnage se
décida, a la suite d'un accès do timidité, à répondre en peu
de mots d'une façon charmante, quoique pleine de fie). A son
tour Swlagesky s'exprima noblement et éloquemment. Levine
écoutait toujours et sentait bien que les sommes réduites,
les conduits et le reste n'avaient rien de sérieux, que c'était
un prétexte pour réunir d'aimables gens qui s'entendaient à
merveille. Personne n'éprouvait de gêne, et Levine remarqua
avec étonnement, grâce à de légers indices auxquels jadis II
n'aurait fait aucune attention, qu'il pénétrait maintenant les
pensées de chacun des assistants» lisait dans leurs âmes, et
voyait combien c'étaient d'excellentes natures. Et il sentait que
l'objet de leurs préférences était lui, Levine, qu'ils aimaient
tous. Ils semblaient, ceux même qui ne le connaissaient pas,
lot parler, le regarder d'un air caressant et aimable.
42 ANNA KABÉNINB
« Eh bien, es-tu content? domanda Sorgo Ivanitch.
~~ Très content, jamais je n*nnrais cru que ce fiU aussi
intéressant. »
Swingosky s'approcha des doux flores et engagea Levine à
venir prondre une tasse de thô chez lui. « Charmé », répondit
celui-ci oubliant ses anciennes préventions, et il s'informa aus-
sitôt de Mme Swiagesky et do sa sœur. Et par uno étrange
filiation* d'idées, comme la bol lu -s mur de Swiagesky Pavait fait
penser au mariage, il en conclut quo personne n'écouterait
aussi volontiers qu'elle et sa sœur le récit do son bonheur.
Aussi fut-il enchanté de l'idée d'aller les voir,
Swiagesky le questionna sur ses affaires, se refusant tou-
jours a admettre qu'on pût découvrir quelque chose qui n'eût
déjà été découvert en Europe, mais sa thèse no contraria nul-
lement Levine. Swiagesky devait Ôlro dans Je vrai sur tous les
points, et Levine admira la douceur et la délicatesse avec les-
quelles il évita de le prouver trop nettement.
Les dames furent charmantes : Levine crut deviner qu'elfes
savaient tout, et qu'elles prenaient part a sa joie, mais que par
discrétion elles évitaient d'en parler. Il resta trois Coures, eau*
sant de sujets variés, et faisant allusion tout le temps à ce qui
remplissait son ame, sans remarquer qu'il ennuyait ses hôtes
mortellement et qu'ils tombaient de sommeil. Enfin Swiagesky
le reconduisit en baillant jusqu'à l'antichambre, fort étonné de
l'attitude de son ami. Levine rentra a l'hôtel entre une heure et
deux heures du matin, et s'épouvanta à 1a pensée de passer dix
heures seul, en proie à son impatience. Le garçon de service,
qui veillait dans le corridor, lui alluma des bougies et allait se
retirer, lorsque Levine l'arrêta. Ce garçon s'appelait Yégor :
jamais jusque-là il n'avait fait attention a lui ; mais il s'aperçut
soudain que c'était un brave homme, intelligent, et surtout
plein de cœur,
« Dis donc, Yégor, c'est dur do ne pas dormir!
— Que faire! c'est notre métier, on a la vie plus douce chez
tes maîtres, mais on y a moins de profits, i
II se trouva que Yégor était père d'une famille de quatre en-
fants, trois garçons et une fille, qu'il comptait marier a un
commis bourrelier.
A ce propos Levine communiqua à Yégor ses idées sur
l'amour dans le mariage, et lui fit remarquer qu'en aimant on
est toujours heureux parce que notre bonheur est en nous-
mêmes. Yégor écouta attentivement et comprit évidemment la
ANNA KAltàNINB 43
pensé© de Levino, mate II la conflrmu par «no réflexion Inat-
tendue; c'est quo lorsque lui, Yégor, avait servi do lion»
maîtres, il avait toujours été content d'eux, et qu'actuelle*
ment encore il était content do son maîlre, quoique ce fût un
Français,
€ Quoi excellent homme) » pensa Levino. < Et toi, Yégor,
almaia-tu ta fomme quand tu t'es marié?
— Comment no l'aurais-je pas aimée I » répondit Yégor, Et
Levine remarqua combien Yégor mettait d'empressement a lut
dévoiler ses plus Intimes pensées.
« Ma vie aussi a été extraordinaire, commença-t-il, les yeux
brillants, gagné par l'enthousiasme <to Levino comme on est
gagné par ta contagion du bâillement; depuis mon enfance... »
Mais la sonnette retentit ; Yégor sortit, Levino so retrouva seul,
Bien qu'il n'eût presque pas dîné, qu'il eût refusé le thé et le
souper chez Swiogesky, il n'aurait pu manger, et, après une
nuit d'insomnie, Il no songeait pas a dormir; il étouffait dans
sa chambre, ot malgré le froid H ouvrit un vasistas, et s'assit
sur une tablo en face de la fenêtre* Au-dessus des toits cou*
verts de neige s'élevait la croix ciselée d'une église, et plus
haut encore la constellation du Cocher. Tout en aspirant l'air
qui pénétrait dans sa chambre, il regardait tantôt la croix,
tantôt tes étoiles, s'élevant comme dans un révo parmi les
images et les souvenirs évoqués par son imagination*
Vers quatre heures du matin, des pas retentirent dans le
corridor; il entr'ouvrlt sa porto et vit un joueur attardé ren-
trant du club. C'était un nommé Miaskino que Levine connais-
sait; il marchait en toussant, sombre et renfrogné, c Pauvre
malheureux) » pensa Levine, dont les yeux se remplirent do
larmes de pitié; il voulut l'arrêter pour lui parler et le con-
soler, mais, se rappelant qu'il était en chemise, il retourna
s'asseoir pour se baigner dans l'air glacé et regarder cette
croix de forme étrange, significative pour lui dans son silence,
et au-dessus d'elle la belle étoile brillante qui montait à l'ho-
rizon.
Vers sept heures, les frotteurs commencèrent à faire du bruit,
les cloches sonnèrent un office matinal, et Levine sentit que
le froid le gagnait. 11 ferma la fenêtre, fit sa toilette et sortit.
44 ANNA KAlUvNIN'E
XV
Les rues étalent encore désertes lorsque Levine se trouva
devant la maison ChorbaUky; tout le mondo dormait et la porto
d'entrôo principale était fermée* 1) retourna ù l'hôtel et de-
manda du café, te garçon qui le lui apporta n'était plus Yégor :
Levine voulut entamer la conversation ; malheureusement, on
sonna et lo garçon sortit; (I essaya do prendre son café, mais
sans pouvoir avaler lo morceau do kalatch qu'il mit dans sa bou-
che; Il remit alors son paletot et retourna a la maison Cherbatzky.
On commençait seulement a se lever; te cuisinier partait pour
le marché. Don gré malgré, il fallut se résoudre a attendre une»
couple d'heures. Levine avait vécu toute la nuit et toute la ma-
tinée dans un complet état d'inconscience et au-dessus des
conditions matérielles do l'existence; il n'avait ni dormi ni
mangé, s'était exposé ou froid pendant plusieurs heures pres-
que sans vêtements, et non seulement il était frais et dispos,
mais il se sentait affranchi de toute servitude corporelle,
maître do ses forces, et capable des actions les plus extraordi-
naires, comme de s'envoler dans les airs ou de faire reculer
les murailles de la maison. 11 rôda dans les rues pour passer le
temps qui lui restait ù attendre, consultant sa montre à chaque
instant, et regardant autour de tut. Ce qu'il vit ce jour-lû, il ne
le revit jamais ; il fut surtout frappé par des enfants allant à
l'école, des pigeons au plumage changeant, voletant des toits
au trottoir, des soffa's*, saupoudrées de farine qu'une main
invisible exposa sur l'appui d'une fenêtre. Tous ces objets
tenaient du prodige : l'enfant courut vers un des pigeons et
regarda Levine en souriant; le pigeon secoua ses ailes et brilla
au soleil au travers d'une fine poussière de neige, et un par-
fum de pain chaud se répandit par la fenêtre où apparurent
les saikis. Tout cela réuni produisit sur Levine une impression
si vive qu'il se prit à rire et à pleurer de joie. Après avoir fait
un grand tour par la rue des Gazettes et la Klslowka, il rentra
à l'hôtel, s'assit, posa sa montre devant lui, et attendit que
l'aiguille approchât de midi. Lorsque enfin il quitta l'hôtel, des
isvoschiks l'entoureront avec des visages heureux, se dispu-
%, Espèce de gâteau*.
ANNA KAfrêNINft 45
tant a cjut lut offrirait ses services. Évidemment, Us savaient
tout, Il on choisit un, et pour no pns froisser les autres, leur
promit do les prendre uno autre fois; puis il m fit conduira
chou les Ghorbatzfcy, L'isvoschlk était charmant avec In coi
blanc do sa chemise ressortant do son caftan, et serrant son
cou vigoureux ot rouge ; il avait un traîneau commode, plus
ôlcvô que les traîneaux ordinaires (jamais Levtno no retrouva
son pareil), attela d'un bon cheval qui faisait do son mieux
pour courir, mais qui n'avançait pas. L'isvoschik connaissait la
maison Gherbnizky; il s'arrêta devant la porte en arrondissant
les bras et se tourna vers Levlneavec respect, en disant « prrr i
n son cheval. Le suisse des CherlmUky savait tout, bien cer*
tainement; cela se voyait a son regard souriant, a la façon
dont il dit :
« Il y a longtemps que vous n'êtes venu, Constantin Dml-
tritch t »
Non seulement il savait tout, mais il était plein d'allégresse
et s'efforçait do cacher sa joie. Le vin e sentit une nuance nou-
velle ù son bonheur on rencontrant le bon regard du vieillard.
c Est-on lové?
— Veuillez entrer. Laissez- nous cela ici, — ajouta le suisse
en souriant, lorsque Levine voulut revenir sur ses pas pour
prendre son bonnet de fourrure. Cela devait avoir une signi-
fication quelconque.
— À qui annoncorai-Jo monsieur? i demanda un laquais.
Ce laquais, quoique jeune, nouveau dans la maison, et avec
des prétentions a l'élégance, était très obligeant, très empressé»
et devait avoir aussi tout compris.
c Mais à la princesse, au prince, » répondit Levine.
La première personne qu'il rencontra fut Mlle Linon, qui
traversait la salle avec de petites boucles rayonnantes comme
son visage. A peine lui eut-il adressé quelques paroles, qu'un
frôlement de robe se fit entendre près de la porte; Mlle Linon
disparut à ses yeux, et il fut envahi par la terreur de ce
bonheur qu'il sentait venir; fa vieille institutrice se hâta de
sortir, et aussitôt des petits pieds légers et rapides coururent
sur le parquet, et son bonheur, sa vie, la meilleure partie de
lui-même, s'approcha. Elle ne marchait pas , c'était quelque
force invisible qui la portait vers lui. il vil deux yeux limpides,
sincères, remplis de cette même joie qui lui remplissait le
cœur; ces yeux, rayonnant de plus en plus près de lui, l'aveu*
glalent presque de leur éclat. Elle lui posa doucement ses deut
40 4NNA KAltÉNINK
mains sur les épaules.,.,. Accourue vers lui, ollo se donnait,
ainsi, tremblante et heureuse,.,.,. II In serra dans sos bras.
Elle aussi, après une nuit sans sommeil, Pavait attendu
toute la matinée. Sos parents étaient heureux et complètement
d'accord. F.lle avait guetté l'arrivée de son fiancé, voulant être
In première n lui annoncer leur bonheur; honteuse et confuse,
elle ne savait trop comment réaliser son projet : aussi, en en-
tendant les pas de Levine et sa voix, a'était-elle cachée dorrlèro
la porte pour attendre que Mlle Linon sortit, Alors, sans s'inter-
roger davantage, ollo était venue a lui...
i Allons maintenant trouver maman, i dit-oîlo eu lut pre-
nant In main.
Longtemps il ne put proférer une parole, non qu'il craignit
d'amoindrir ainsi l'intensité do son bonheur, mais parce qu'il
sentait les larmes l'étouffer. II lui prit la main et la baisa.
t Est-ce vrai? dit-il enfin d'une voix étranglée. Je ne puis
croire que tu m'aimes I i
Elle sourit de co t tu » et de la crainte avec laquelle il la
regarda.
« Oui, répondit-elle lentement en appuyant sur ce mot. Je
suis si heureuse! »
Sans quitter sa main, elle entra avec lui au salon ; In princesse
en les apercevant se prit, toute suffoquée, & pleurer, et aussi-
tôt après à rire; puis, courant a Levine avec une énergie sou-
daine, elle le saisit par la tête, et l'embrassa en l'arrosant de
ses larmes.
c Ainsi tout est finit je suis contente. Aime-la. Je suis heu-
reuse, Kittyl
— Vous avez vite arrangé les choses, — dit le vieux prince,
cherchant à paraître calme; mais Levine vit ses yeux remplis
de larmes.
— Je l'ai désiré longtemps, toujours, dit le prince en atti-
rant Levine vers lui! Et quand cette écervelce songeait....
— Papa! s'écria Kitly en lui fermant la bouche de ses
mains...
— C'est bon, c'est bon ! je ne dirai rien, fit-il- Je suis très...,
très heu......... Dieu que je suis bêle! »
Et il prit Kitly dans ses bras, baisant son visage, ses mains,
et encore son visage, en lé bénissant d'un signe de croix.
Levine éprouva un sentiment d'amour nouveau et inconnu
pour le vieux prince quand il vit avec quelle tendresse Kitty
baisait longuement sa grosse main robuste.
ANNA KaMNUSJS 4?
XVI
La princesse s'était assise clans son fauteuil, silcticfouso et
souriante; te prince s'usait auprès d'elle; Kitty, debout près do
son pore, tut tenait toujours ta main, Tout ta mondo bo taisait.
Ln princesse ramena la première leurs sentiments ot leurs
pensées aux questions do la via réelle, Chacun d'eux en
éprouva, au premier moment, uno tmprossion étrange et
pénible.
c A quand la noce? Il faudra annoncer lo mariage et faire
les fiançailles. Qu'en penses-tu, Alexandre?
— Voila le personnage principal, auquel il appartient de déci-
der, dit te prince on désignant Lovlne.
— Quand? répondit celui-ci en rougissant. Demain, si vous
me demandez mon avis ; aujourd'hui les fiançailles, demain la
noce.
— Allons donc, mon efter, pas do folios,
— Eh bien, dans huit jours.
— Ne dirait-on pas vraiment qu'il devient fou?
— Mais pourquoi pas?
— Et le trousseau? dit la mère, souriant gaiement do cette
impatience.
— Est-il possible qu'un trousseau et tout lo reste soient
indispensables? pensa Lovine avec effroi. Après tout, ni le
trousseau, ni les fiançailles, ni le reste, ne pourront gâter mon
bonheur! » Il jeta un regard sur Kitty, et remarqua que l'idée
du trousseau ne la froissait aucunement. « Il faut croire que
c'est nécessaire t, se dit-il. c Je conviens que jo n'y entends
rien, j'ai simplement exprimé mon désir, murmura-t-H en
s'excusant.
— Nous y réfléchirons; maintenant nous ferons les fian-
çailles et nous annoncerons le mariage, »
ta princesse s'approcha de son mari, l'embrassa, et voulut
s'éloigner, mais il la retint pour l'embrasser en souriant a
plusieurs reprises, comme un jeune amoureux. Les deux vieux
époux semblaient troublés, et prêts à croire que ce u était pas
de leur fille qu'il s'agissait, mais d'eux-mêmes. Quand ils
furent sortis, Levine s'approcha de sa fiancée et lui tendit la
main; il avait repris possession de lui-même et pouvait parler;
48 ANNA KAUENÏNB
il avait d'ailleurs bien des choses sur la cœur, mais 11 ne put
rien dire do cet qu'il voulait.
« Je «avala que cola serait ainsi : au Tond do l'Ame, j'en étala
porsuadô, sans avoir jamais osé l'espérer. Jo crois que c'est
de la prédestination.
— Et moi, répondit Kitty, alors môme , ello s'arrêta,
puis continua en le regardant résolument de ses yeux sincères ; ...
alors mémo que je repoussais mon bonheur, je n'ai jamais
aimé que vous; j'ai été entraînée. Il faut que je vous le
domandc : Pourrez- vous l'oublier?
— Peut-être vaut-il mieux qu'il en ait été ainsi. Vous aussi
devez me pardonner, car je dois vous avouer. »
Il s'était décidé (c'était ce qu'il avait sur le cœur) à lui
confesser dés les premiers jours : d'abord, qu'il n'était pas
aussi pur qu'elle, puis, qu'il n'était pus croyant. Il pensait
de son devoir de lui faire ces aveux, quelque cruels qu'ils
fussent.
i Non, pas maintenant, plus tard, ajouta-MI.
— Mais dites-mol tout, je no crains rien Je veux tout savoir,
c'est entendu....
— Ce qui est entendu, Interrompit-Il, c'est que vous me
prenez tel que je suis; vous ne vous dédirez plus?
— Non, non. •
Leur conversation fut Interrompue par Mlle Linon, qui vint
féliciter son élève favorite avec un sourire tendre qu'elle cher-
chait a dissimuler ; elle n'avait pas encore quitté le salon que
les domestiques voulurent à leur tour offrir leurs félicitations.
Les parents et amis arrivèrent ensuite, et ce fut là le début
de cette période bienheureuse et absurde dont Lcvlne ne fut
quitte que le lendemain de son mariage.
Bien qu'il se sentit toujours gêné et mal h l'aise, cette ten-
sion d'esprit n'empêcha pas son bonheur de grandir; il s'était
imaginé que, si le temps qui précédait son mariage ne sortait
pas absolument des traditions ordinaires, sa félicité en serait
atteinte ; mais, quoiqu'il fît exactement ce que chacun faisait
en pareil cas, au lieu de diminuer, cette félicité prenait des
proportions extraordinaires.
« Maintenant, faisait remarquer Mlle Linon, nous aurons des
bonbons tant que nous voudrons » ; et Levine courait acheter
des bonbons.
« Je vous conseille de prendre des bouquets chez Famine •#
disait Swiagesky, et il courait chez Famine» *
ANNA KARÉNINE 48
Son frôro fut d'avis qu'il devait emprunter de forgent peur
les cadeaux et les entres dépense» du moment.
« tes cadeaux? vraiment? » ot 1! partait, au galop» acheter
des bijoux chez Fulda, Chex le confiseur, choa Famine, eues
Fulda, chacun semblait l'attendre, ot chacun semblait heureux
et triomphant' comme lui; chose remarquable, son enthou-
siasme était partage de ceux mômes qui autrefois lui avalent
paru froids et indifférents; on l'approuvait en tout, on traitait
ses sentiments avec délicatesse et douceur, on partageait la
conviction qu'il exprimait d'être l'homme le plus heureux de
lu terre, parce que sa fiancée était la perfection mémo* Et
Kltiy éprouvait des impressions analogues.
La comtesse Nordstono s'étant pormls une allusion aux espé*
rances plus brillantes qu'elle avait conçues pour son amie,
KiUy se mit eu colore, etpi-otestu si vivement de l'impossibilité
pour elle de préférer personne à Levine, que la comtesse con-
vint qu'elle avait raison. Depuis Jors elle ne rencontra jamais
Levine en présence de sa fiancée sans un sourire enthousiaste»
Un des incidents les plus pénibles de cette époque de leur
vie fut celui des explications promises. Sur l'avis du vieux
prince, Lovlne remit à Kitty un journal contenant ses aveux
écrits jadis a l'intention de celle qu'il épouserait. Des deux
points délicats qui le préoccupaient, celui qui passa presque
inaperçu fut son incrédulité : croyante elle-même et incapable
de douter de sa religion, le manque de piété de son fiancé
laissa KiUy indifférente; ce cœur que l'amour lui avait fait
connaître, renfermait ce qu'elle avait besoin d'y trouver; peu
lui importait qu'il qualifiât l'état de son ame d'incrédulité.
Mais le second aveu lui fit verser des larmes améres.
Levine ne s'était pas décidé a cette confession sans un grand
combat intérieur; il s'y était résolu parce qu'il ne voulait pas
de secrets entre eux; mais il ne s'était pas identifié aux impres-
sions d'une jeune fille à cette lecture. L'abîme qui séparait
son misérable passé de cette pureté de colombe lui apparat,
lorsque, entrant un soir dans la chambre de Kitty avant d'aller
au spectacle, il vit son charmant visage baigné de larmes; il
comprit alors le mal irréparable dont il était cause et en fut
épouvanté.
c Reprenez ces terribles cahiers, dit*elle, repoussant les
feuilles posées sur sa table. Pourquoi me les avez-vous donnés f
Au reste, cela vaut mieux, ajouta-t-elle prise de pitié à la vue
du désespoir 3e Levine. Mais c'est affreux, affreux 1 »
il. — 4
50 ANNA KARÉNINE
Il baissa la tète % incapable d'un mot de réponse,
« Voua ne me pardonnerez pas ! murmura- 1- il,
— SI, j'ai pardonné ; mais c'est affreux ! »
Cet incident n'eut cependant pas d'autre effet que d'ajouter
/me nuance de plus à son immense bonheur* il en comprit
encore mieux le prix après ce pardon*
XVII
En rentrant dans sa chambre solitaire, Alexis Alaxandrovitch
se rappela involontairement une a une tes conversations du
dîner et de la soirée; les paroles de Dolly n'avaient réussi qu'à
lui donner sur les nerfs. Appliquer les préceptes de l'Évangile
à- une situation comme la sienne, était chose trop difficile pour
être traitée aussi légèrement ; d'ailleurs, cette question, il Pavait
jugée, et jugée négativement. De tout ce qui s'était dit ce jour-
là, c'était l'expression de cet honnête imbécile de Tourovtzine
qui avait le plus vivement frappé son imagination :
• Il s'est bravement conduit, car il a provoqué son rival et
l'a tué. »
Évidemment cette conduite était approuvée de tous, et si
on ne l'avait pas dit ouvertement, c'était par pure politesse
• A quoi bon y penser? la question n'était-elle pas résolue? »
et Alexis Aïexandrovitch ne songea plus qu'à préparer son
départ et sa tournée d'inspection.
II se fit servir du thé, prit l'indicateur des chemins de fer,
et y chercha les heures de départ pour organiser son voyage.
En ce moment le domestique lui apporta deux dépêches.
Alexis Alexandrovitch les ouvrit ; la première lui annonçait la
nomination de Strémof à la place que lui-même avait ambi-
tionnée. Karénine rougit, jeta le télégramme, et se prit à mar-
cher dans la chambre. « Qws vult perfore Jupiter dementat »,
se dit-il, appliquant quos à tous ceux qui avaient contribué
à cette nomination. Il était moins contrarié de n'avoir pas été
lui-même nommé, que de voir Strémof, ce bavard, ce phra-
seur, à cette place; ne comprenaient-ils pas qu'ils se perdaient,
qu'ils compromettaient leur c prestige » avec des choix sem-
blables!
• Quelque autre nouvelle du môme genre >, pensa- t-il avec
ANNA KARÉNINE 51
Amertume en ouvrant la seconde dépêehe. Elle était de sa
femme ; son nom « Anna » an crayon Lion lut sauta aux yeux :
c Je meurs, je vous supplie d'arriver, je mourrai p|us tran-
quille si j'ai votre pardon ».
Il lut ces mots avec un sourira de mépris et Jeta le papior à
terre» « Quelque nouvelle ruse *, telle fut sa première Impres-
sion, t H n'est pas de supercherie dont elle ne soit capable;
elle doit être sur le point d'accoucher, et il s'agit de ses cou-
ches.,. Mais quel peut être son but? Rendre la naissance de
Tentant légale? me compromettre? empêcher le divorce? La
dépêcîie dit i je meurs >.., Il relut !e télégramme, et cette fois
le sens réel de son contenu le frappa. Si c'était vrai? si la
souffrance, rapproche de la mort, ramenaient à un repentir
sincère? et si, l'accusant de vouloir me tromper, je refusais d'y
aller? cela serait non seulement cruel, mais maladroit, et me
ferait sévèrement juger. »
€ Pierre, une voiture, je pars pour Pétërsbourg i, crla-t-it
à son domestique.
Karénine décida qu'il verrait sa femme, quitte à repartir aus-
sitôt si la maladie était feinte; dans le cas contraire, jt pardon-
nerait, et, s'il arrivait trop tard, au moins pourrait-il lui rendre
'es derniers devoirs.
Ceci résolu, il n'y pensa plus pendant le voyage,
Alexis Àlcxandrovitch rentra 6 Pétërsbourg fatigué de sa
nuit en chemin de fer; il traversa la Perspective encore dé-
serte, regardant devant lui, au travers du brouillard matinal,
sans vouloir réfléchir sur ce qui l'attendait chez lui. Il n'y
pouvait songer qu'avec l'idée persistante que cette mort cou-
perait court à toutes les difficultés. Des boulangers, des isvos-
chiks de nuit, des dvorniks balayant les trottoirs, des bouti-
ques fermées, passaient comme un éclair devant ses yeux : il
remarquait tout, et cherchait a étouffer l'espérance qu'il se re-
prochait d'éprouver. Arrivé devant sa maison, il vit un isvos-
chik, et une voiture avec un cocher endormi, arrêtés à la porte
d'entrée. Devant le vestibule, Alexis Alexandrovitch fit encore
un effort de décision, arraché, lui semblait-il, du coin le plus
reculé de son cerveau, et qui se formulait ainsi : » Si elle me
trompe, je resterai calme et repartirai; si elle a dit vrai, je res-
pecterai les convenances. »
Avant môme que Karénine eût sonné, le suisse ouvrit la
porte; le suisse avait un air étrange, sans cravate, vêtu d'une
vieille redingote, et chaussé de pantoufles.
$2 ANNA KARÉNINE
« Que fait madame?
— Madame est heureusement accouchée hier. •
Alexis t Alexandroviteh s'arrêta tout pale; il comprenait com-
bien il avait vivement souhaité cette mort.
a Et sa santé? *
Karneï, le domestique, descendait précipitamment l'escalier
en tenue du matin.
c Madame est très faible, répondit-il; une consultation a eu
lieu hier, et le docteur est ici en ce moment.
— Prends mes effets », dit Alexis Atoxandrovitch, un peu
soulagé en apprenant que tout espoir de mort n'était pas
perdu ; et il entra dans l'antichambre.
Un paletot d'uniforme pendait au porte-manteau; Alexis
Alexandrovitch le remarqua et demanda :
t Qui est ici?
— Le docteur, la sage-femme et le comte Wronsky. i
Karénine pénétra dans l'appartement, personne au salon :
lorsqu'il y entra, le bruit de ses pas fit sortir du boudoir la
sage-femme, en bonnet à rubans lilas. Elle vint à Alexis Alexan-
drovitch, et, le prenant par la main avec la familiarité que
donne le voisinage de la mort, elle l'entraîna vers la chambre
à coucher.
c Dieu merci, vous voilà! elle ne parle que de vous, toujours
de vous, dit-elle.
— Apportez vite de la glace 1 » disait dans la chambre à
coucher la voix impérative du docteur.
Dans le boudoir, assis sur une petite chaise basse, Alexis
Alexandrovitch aperçut Wronsky pleurant, le visage couvert de
ses mains; il tressaillit à la voix du docteur, découvrit sa
figure, et se trouva devant Karénine ; cette vue le troubla tel-
lement qu'il se rassit en renfonçant sa tête dans ses épaules,
comme s'il eût espéré disparaître; il se leva cependant, et, fai-
sant un grand effort de volonté, il dît :
« Elle se meurt, les médecins assurent que tout espoir est
perdu. Vous êtes le maître. Mais accordez-moi la permission
de rester ici. Je me conformerai d'ailleurs à votre volonté. »
En voyant pleurer Wronsky, Alexis Alexandrovitch éprouva
l'attendrissement involontaire que lui causaient toujours les
souffrances d'autrui; il détourna la tête sans répondre, et s'ap* '
procha de la porte.
La voix d'Anna se faisait entendre dans la chambre à coucher»
vive, gaie, avec des intonations très justes. Alexis Atexan-
ANNA KARÉNINE 53
drovitch entra et s'approcha de son lit. Elle avait le visage
tourné vers lui, les joues animées, les yeux brillants ; ses petite?
mains blanches, sortant des manches de sa camisole, jouaient
avec le coin de sa couverture. Non seulement elle semblait
fraîche et bien portante» mais dans la disposition d'esprit la
plus heureuse ; elle parfait vite et haut, en accentuant les mots
avec précision et netteté.
< Car Alexis, je parle d'Alexis Alexandrovitch (n'est-il pas
étrange et cruel que tous deux se nomment Alexis?), Alexis ne
m'aurait pas refusé, j'aurais oublié, il aurait pardonné
pourquoi n'arrlve-t-il pas? Il est bon, il ignore lui-même com-
bien 11 est bon. Mon Dieu, mon Dieu, quelle angoisse! Donnez-
moi vite de l'eau! Mais cela n'est pas bon pour elle... ma petite
fille! Alors donnez-lui une nourrice; j'y consens; cela vaut
même mieux. Quand il viendra, elle lui ferait mal à voir :
Éioignez-la.
— Anna Arcadievna, il est arrivé, le voilà I dit la sage-femme,
essayant d'attirer son attention sur Alexis Alexandrovitch.
— Quelle folie I continua Anna sans voir son mari. Donnez-
moi la petite, donnez-la 1 II n'est .pas encore arrivé. Vous pré-
tendez qu'il ne pardonnera pas parce que vous ne le connaissez
pas. Personne ne le connaissait. Moi seule... ses yeux, il faut
les connaître, ceux de Serge sont tout pareils, c'est pourquoi je
ne puis plus les voir. A-t-on servi à dîner à Serge? Je sais
qu'on l'oubliera. Lui, ne l'oublierait pas! Qu'on transporte
Serge dans la chambre du coin, et que Mariette couche auprès
de lui. i
Soudain elle se tut, prit un air effrayé, et leva les bras au*
dessus de sa tête comme pour détourner un coup : elle avait
reconnu son mari.
« Non, non, dit-elle vivement, je ne le crains pas, je crains
la mort. Alexis, approche-toi. Je me dépêche parce que le
temps me manque, je n'ai plus que quelques minutes à vivre;
la fièvre va reprendre et je ne comprendrai plus rien. Mainte»
nant je comprends, je comprends tout et je vois tout. 1
Le visage ridé d'Alexis Alexandrovitch exprima une vive
souffrance; il voulut parler, mais sa lèvre inférieure tremblait
si fort qu'il ne put articuler un mot, et son émotion lui per-
mit à peine de jeter un regard sur la mourante; il lui prit la
main et la tint entre les siennes; chaque fois qu'il tournait la
tète vers elle, il voyait ses yeux fixés sur lui avec une douceur
et une humilité qu'il ne leur connaissait pas.
H ANNA KABÉNINB
« Attends, tu ne sais pas... attendez, attendes.., » elle s'arrêta,
cherchant à rassembler ses idées, c Oui, reprit-elle, oui I oui I
oui ! Voilà ce que je voulais dire. Ne t'ètonno pas. Je suis tou-
jours la même mais il y en a une autre en moi, dont j'ai
peur; c'est elle qui Ta aimé, toi, je voulais te haïr et je ne pou-
vais oublier celle que j'étais autrefois. Maintenant je suis moi
tout entière, vraiment moi, pas l'autre. Je meurs, je sais que
je meurs : demande-le-lui. Je le sens maintenant ; les voilà ces
poids terribles aux mains, aux pieds, aux doigts. Mes doigts!
ils sont énormes... mais tout cela finira vite... Une seule chose
m'est indispensable; pardonne-moi, pardonne-moi tout à fait!
Je suis criminelle : mais la bonne de Serge me Ta dit : une
sainte martyre... quel était donc son nom? était pire que moi.
J'irai à Rome, il y a là un désert, je n'y gênerai personne, je
ne prendrai que Serge et ma petite fille non, tu ne peux
pas me pardonner! je sais bien que c'est impossible! Va-t'en,
va-t'en, tu es trop parfait! »
Elle Je tenait d'une de s&& mains brûlantes et l'éloignait de
l'autre.
L'émotion d'Alexis Alexandrovitch devenait si forte qu'il ne
se défendit plus, il sentit même cette émotion se transformer
en un apaisement moral qui lui parut un bonheur nouveau et
inconnu. Il n'avait pas cru que cette loi chrétienne qu'il avait
prise pour guide de sa vie, lui ordonnait de pardonner et
d'aimer ses ennemis; et cependant le sentiment de l'amour et
du pardon remplissait son âme. Agenouillé prés du lit, le front
appuyé à ce bras dont ta fièvre le brûlait au travers de la cami-
sole, il sanglotait comme un enfant. Elle se pencha vers lui,
entoura de son bras la tête chauve de son mari, et leva les
yeux avec un air de défi :
« Le voilà, je le savais bien I Adieu maintenant, adieu à
tous..,., les voilà revenus! Pourquoi ne s'en vont-ils pas?
Otez-moi donc toutes ces fourrures! >
Le docteur la recoucha doucement sur ses oreillers et lui
couvrit les bras de la couverture. Anna se laissa faire sans
résistance, regardant toujours devant elle, de ses yeux brillants.
« Rappelle-toi que je n'ai demandé que ton pardon, je ne
demande rien de plus ; pourquoi donc lui ne vient-ii pas? dit-
elle vivement en regardant du côté de la porte : Viens, viens 1
donne-lui la main, »
Wronsky s'approcha du lit, et, en revoyant Anna, il se cacha
le visage de ses mains»
ANNA KAÏIÉNINK 65
« Découvre ton visage, regarde-le, c'est un saint! dit-elle.
Oui, découvre, découvre ton visage! rêpêta-t-eïle d'un nlr
irrité. Alexis Alexandrovitch, découvre-lui Je visage, je veux lo
voir, >
Alexis Alexandrovitch prit les mains de Wronsky, et dôcou*
vrit son visage défiguré par la souffrance et l'humiliation.
« Donne-lui la main, pardonne-lui, •
Alexis Alexandrovitch tendit la main sans chercher à retenir
ses larmes.
t Dieu merci, Dieu merci, dît-elle, maintenant tout est prêt.
J'étendrai un peu les jambes, comme cela; c'est très bien. Que
ces fleurs sont donc laides, elles ne ressemblent pas a des vio-
lettes, dit-elle en désignant les tentures de sa chambre. Mon
Dieu, mon Dieu, quand cela flnira-t-il ! Donnez-moi de la mor-
phine, docteur! de la morphine. Oh, mon Dieu, mon Dieu! >
Et elle s'agita sur son lit.
Les médecins disaient qu'avec cette fièvre tout était à
craindre. La journée se passa dans le délire et l'inconscience.
Vers minuit la malade n'avait presque plus de pouls ; on atten-
dait la fin à chaque instant.
Wronsky rentra chez lui ; mais il retourna le lendemain
matin prendre des nouvelles; Alexis Alexandrovitch vint à sa
rencontre dans l'antichambre et lui dit : « Restez : peut-être
vous demandera-t-elle a, puis 11 le mena lui-même dans le bou-
doir de sa femme. Dans la matinée, l'agitation, la vivacité de
pensées et de paroles reparurent pour se terminer encore par
un état d'inconscience. Le troisième jour offrit le même carac-
tère et les médecins reprirent espoir. Ce jour-là, Alexis Alexan-
drovitch entra dans le boudoir où se tenait Wronsky, ferma
la porte et s'assit en face de lui.
« Alexis Alexandrovitch , dit Wronsky sentant une explica-
tion approcher, je suis incapable de parler et de comprendre.
Ayez pitié de moi I Quelle que soit votre souffrance, croyez bien
que la mienne est encore plus terrible. »
11 voulut se lever, mais Alexis Alexandrovitch le retint et lui
dit : t Veuillez m'écouter, c'est indispensable; je suis forcé de
vous expliquer la nature des sentiments qui me guident et me
guideront encore, afin de vous éviter toute erreur par rapport
à moi. Vous savez que je m'étais décidé au divorce et que
j'avais fait les premières démarches pour l'obtenir? je ne vous
cacherai pas qu'en commençant ces démarches j'ai hésité, pos-
sédé que j'étais du désir de me venger. En recevant la dépêche
56 ANNA KARÉNINE
qui m'appelait, cû désir subsistait. Je dirai plus } je souhaitais
sa mort, mois » H se tut un instant, réfléchissant à l'oppor-
tunité de dévoiler toute sa pensée a... maïs je l'ai revue, je lui
al pardonné, et sans restriction. Le bonheur de pouvoir par-
donner m'a clairement montré mon devoir. J'offre l'autre joue
au soufflet, je donne mon dernier vêtement à celui qui me
dépouille, je ne demande qu'une chose h Dieu, de me con-
server la joie du pardon t i
Les larmes remplissaient ses yeux : son regard lumineux et
calme frappa Wronsky,
t Voilà ma situation. Vous pouvez me traîner dans la boue
et me rendre la risée du monde, mais je n'abandonnerais pas
Anna pour cela, et ne lui adresserais pas de reproche, continua
Alexis Atexandrovitch; mon devoir nVapparaît clair et précis :
je dois rester avec elle, je resterai. Si elle désire vous voir,
vous serez averti, mais je crois qu'il vaut mieux vous éloigner
pour le moment. *
Karénine se leva; des sanglots étouffaient sa voix : Wronsky
se leva aussi, courbé en deux, et regardant Karénine en des-
sous, sans se redresser; incapable de comprendre des senti-
ments de ce genre, il s'avouait cependant que c'était là un ordre
d'idées supérieur, inconciliable avec une conception vulgaire
de la vie»
XVIII
Après cet entretien, lorsque Wronsky sortit de la maison
Karénine, il s'arrêta sur le perron, se demandant où il était et
ce qu'il avait à faire; humilié et confus, il se sentait privé de
tout moyen de laver sa honte, jeté hors de la voie où il avait
marché jusque-là fièrement et aisément. Toutes les régies qui
avaient servi de bases à sa vie, et qu'il croyait inattaquables,
se trouvaient fausses et mensongères. Le mari trompé, ce
triste personnage qu'il avait considéré comme un obstacle acci-
dentel, et parfois comique, à son bonheur, venait d'être élevé
par elle h une hauteur qui inspirait le respect, et, au lieu de
paraître ridicule, s'était montré simple, grand et généreux.
Wronsky ne pouvait se dissimuler que les rôles étaient inter-
vertis; il sentait la grandeur, la droiture de Karénine et sa
ANNA KARÉNINE 57
propre bassesse; ce mari trompé apparaissait magnanime dans
m douleur, tandis que lui-môme se trouvait petit ©t misérable.
Mais ce sentiment d'infériorité a l'égard d'un homme qu'il avait
Injustement méprisé, n'était qu'une faible partie de sa douleur.
Ce qui le rendait profondément malheureux, c'était la pen9ée
de perdre Anna pour toujours ! Sa passion un moment refroidie
s'était réveillée plus violente que jamais. Pendant sa maladie
il avait appris ù la mieux connaître, et il croyait ne l'avoir
encore jamais aimée ; ii faudrait la perdre maintenant qu'il la
connaissait et l'aimait réellement, la perdre en lui laissant le
souvenir le plus humiliant! 11 se .rappelait avec horreur le
moment ridicule et odieux ou Alexis Alexandrovitch lui avait
découvert le visago, tandis qu'il le cachait de ses mains,
Debout, immobile sur le perron de la maison Karénine, il
semblait n'avoir plus conscience de ce qu'il faisait.
« Appelerai-je un isvoschik? demanda le suisse.
— Oui, un isvoschik. i
Rentré chez lui, après trois nuits d'insomnie, Wronsky
s'étendît sans se déshabiller sur un divan, les bras croisés au-
dessus de sa tète. Les réminiscences, les pensées, les impres-
sions les plus étranges se succédaient dans son esprit avec
une rapidité et une lucidité extraordinaires. Tantôt c'était une
potion qu'il voulait donner ù fa malade, et ii faisait déborder
Ja cuiller; tantôt il apercevait les mains blanches de la sage*
femme; puis, la singulière attitude d'Alexis Alexandrovitch
agenouillé par terre prés du lit.
« Dormir 1 oublier I > se disait-il avec la calme résolution de
l'homme bien portant qui sait qu'il peut, s'il se sent fatigué,
s'endormir a volonté; ses idées s'embrouillèrent, il se sentit
tomber dans l'abîme de l'oubli. Tout à coup, au moment où il
échappait à la vie réelle comme si les vagues d'un océan se
fussent refermées au-dessus de sa tetc, une violente secousse
électrique sembla faire tressaillir son corps sur les ressorts du
divan, et il se trouva à genoux, les yeux aussi ouverts que
s'il n'eût pas songé à dormir, Réprouvant plus la moindre las-
situde.
i Vous pouvez me traîner dans la boue. »
Ces mots d'Alexis Alexandrovitch résonnaient à son oreille;
il le voyait devant lui, il voyait aussi le visage enfiévré d'Anna,
et ses yeux brillants regardant avec tendresse, non plus lui,
mais son mari ; iî voyait sa propre physionomie absurde et
ridicule, lorsque Alexis Alexandrovitch avait écarté ses mains
55 ANNA KABÉNfNK
de su figure, et} se rejetant en arrière sur le divan en fermant
les yeux :
t Dormir t oublier! » se répéta-Mi»
Alors le visage d'Anna, tel qu'il lui était apparu lo soir
mémorable des courses, se dessinait plus rayonnant encore,
maigre ses yeux fermés.
i C'est impossible, et ne sera pas; comment veut-elle effacer
cela de son souvenir? Je ne puis vivre ainsi I Comment nous
réconcilier? » Il prononçait ces mots tout haut sans en avoir
conscience, cette répétition machinale empochant pendant quel-
ques secondes les souvenirs et les images qui assiégeaient son
cerveau de se renouveler. Mais les doux moments du passé et
les humiliations récentes reprenaient vite leur empire. « Décou-
vre ton visage *, disait la voix d'Anna. Il écartait les mains, et
sentait à quel point il avait dû paraître humilié et ridicule*
Wronsky resta ainsi couché, cherchant le sommeil sans
espoir de le trouver, et murmurant quelque bribe de phrase
pour écarter les nouvelles et désolantes hallucinations qu'il
croyait pouvoir empêcher de surgir. Il écoutait sa propre voix
répéter avec une étrange persistance : « Tu n'as pas su l'appré-
cier, tu n'as pas su l'apprécier; tu n'as pas su profiter, tu n'as
pas su profiter ».
« Que m'nrri ve-t-il ? doviendrais-je fou? » se demanda-t-il.
€ Peut-être. Pourquoi devient-on fou? et pourquoi se suicide*
t-on? i Et, tout en se répondant à lui-même, Il ouvrait les yeux,
regardant avec étonnement ù côté de lui un coussin brodé par
sa belle-sœur Waria; il chercha à fixer la pensée de Waria
dans son souvenir en jouant avec le gland du coussin ; mais
une idée étrangère à celle qui le torturait était un martyre de
' plus. « Non, il faut dormir. » Et, approchant le coussin de sa
tête, H s'y appuya, et fit effort pour tenir ses yeux fermés. Sou-
dain il se rassit en tressaillant encore : c Tout est fini pour
moi, que me rcste-t-il à faire? » Et son imagination lui repré-
senta vivement la vie sans Anna.
c L'ambition? Serpouhowskoï? le monde? la cour? » Tout
cela pouvait avoir un sens autrefois, mais n'en avait plus
maintenant. 11 se leva, ôta sa redingote, dénoua sa cravate
pour permettre à sa large poitrine de respirer plus libre-
ment, et se prit à arpenter la chambre, c C'est ainsi qu'on
devient fou, se répétait-il, ainsi qu'on se suicide pour
éviter la honte », a jouta -t- il lentement.
Il alla vers la porte, qu'il ferma; puis, le regard fixe et les
ANNA KAltâOTNft 59
dents sorréos, H s*approcha do la table, prit un revolver, l'exa-
mina, l'arma et réfléchit. II resta doux minutes immobile, la
revolver en main, la tôte baissée, son esprit tendu en appa»
ronce vers une seule pensée. « Certainement », ne disait-il, et
cette décision semblait le résultat logique d'une suite d'idées
nettes et précises; mais au fond il tournait toujours dans ce
même cercle d'impressions que depuis une heure il parcou-
rait pour la centième fois... « Certainement », répôta~t-il, sen-
tant dénier encore cette série continue de souvenirs d'un bon-
heur perdu, d'un «venir rendu impossible, et d'une honte
écrasante; et, appuyant le revolver au cétô gaucho de sa poi-
trine, il serra fortement la main et pressa la détento. Le coup
violent qu'il reçut dons la poitrine le fit tomber, sans qu'il eût
entendu la moindre détonation. En cherchant à se retenir ou
rebord de la table, il lâcha le revolver, vacilla et s'affaissa à
terre, regardant autour de lui avec étonnement; sa chambre
lui semblait méconnaissable; les pieds contournés do sa table,
la corbeille à papier, la peau de tigre sur le sol, il ne recon-
naissait rien. Les pas de son domestique accourant au salon
l'obligèrent à se maîtriser, il comprit avec effort qu'il était
par terre, et en voyant du sang sur ses mains et sur la peau
de tigre il eut conscience de ce qu'il avait fait.
t Quelle sottise 1 je me suis manqué », murmura-Ml en cher-
chant de la main le pistolet, qui était tout près do lui; il per-
dit l'équilibre et tomba de nouveau baigné dans son sang.
Le valet de chambre, un personnage élégant qui se plaignait
volontiers à ses amis de la délicatesse do ses nerfs, fut si ter-
rifié ù ta vue de son maître, qu'il le laissa gisant, et courut
chercher du secours.
Au bout d'une heure, Warla, la belle-sœur de Wronsky,
arriva, et avec l'aide de trois médecins qu'elle avait fait cher-
cher, elle réussit à coucher le blessé, dont elle se constitua la
garde- m al ado.
XIX
Alexis Alcxandrovitch n'avait pas prévu le cas ou, après avoir
obtenu son pardon, sa femme se rétablirait. Cette erreur lut
apparut dans toute sa gravité deux mois après son retour, de
00 ANNA KARÉNINE
Moscou; mais s'il l'avait commise, ce n'était pas parce qu'il
avait, par hasard, méconnu jusquoOa son propre cœur. Près du
lit do sa femme mourante, il s'était livré, pour la première fois
do sa vie, à ce sentiment do commisération pour les douleur»
d'nutrui, contre lequel il avait toujours lutté, comme on lutte
contre une dangereuse faiblesse. Le remords d'avoir souhaité la
fin d'Anna, la pitié qu'elle lui inspirait, mais par-dessus tout le
bonheur même du pardon, avaient transformé les angoissas
morales d'Alexis Alesandroviteh en une paix profonde, et changé
une source de souffrance en une source de joie : tout ce qu'il
avait jugé inextricable dans sa haine et dans sa colère deve-
nait clair et simple, maintenant qu'il aimait et pardonnait.
Il avait pardonné a sa femme et la plaignait; depuis l'acte de
désespoir do Wronsky, il le plaignait aussi. Son fils, dont il so
reprochait de n'avoir pris aucun soin, lui faisait peine, et,
quant à la nouvelle née, ce qu'il éprouvait pour elle était plus
que de la pitié, c'était presque de la tendresse. En voyant ce
pauvre petit être débile, négligé pendant la maladie de sa mère,
il s'en était occupé, l'avait empêché de mourir, et, sans s'en
douter, s'y était attaché. La bonne et la nourrice le voyaient
entrer plusieurs fois par jour dans la chambre des enfants, et,
intimidées d'abord, s'étaient peu à peu habituées a sa présence.
Il restait parfois une demi-heure à contempler le visage rouge
et bouffi de l'enfant qui n'était pas le sien , à suivre les mou-
vements de son front plissé, à le voir se frotter les yeux du
revers de ses petites mains aux doigts recourbés; et, dans ces
moments-là, Alexis AlexandrovHch se sentait tranquille, en paix
avec lui-même, et ne voyait rien d'anormal à sa situation, rien
qu'il éprouvât le besoin de changer.
Et cependant plus il allait, plus il se rendait compte qu'on
ne lui permettrait pas de se contenter de cette situation qui
lui semblait naturelle, et qu'elle ne serait admise de personne.
En dehors de la force morale, presque sainte, qui le guidait
Intérieurement, il sentait l'existence d'une autre force brutale,
mais toute-puissante, qui dirigeait sa vie malgré lui, et ne lui
accorderait pas la paix. Chacun autour de lui semblait interro-
ger son attitude, ne pas la comprendre, et attendre de lui
quelque chose de différent.
Quant à ses rapports avec sa femme, ils manquaient de
naturel et de stabilité.
Lorsque l'attendrissement causé par l'approche de la mort
eut cessé, Alexis AlexandrovHch remarqua combien Anna le
ANNA KABÉMNE 6|
craignait, redoutait sa présence, et n'osait te regarder en face*
elle paraissait toujours poursuivi© d'une pensée qu'dlo n'osait
exprimer : c'est qu'elle aussi pressentait h eourto durôa dos
relations actuelles, et que, sans savoir quoi, eilo attendait quoi-
que chose de son mari.
Vers la fln de février, la petite fille, qu'on avait nommée
Anna, du nom de sa mèro, tomba malade. Alexis Alexandrovitch
1 avait vue un matin avant de ae rendre au ministère, et avait
fait chercher le médecin ; en rentrant a quatre heures, il aperçut
i n ^? tlcf,ambrô «« beau laquais galonné, tenant un manteau
doublé de fourrure blanche.
t Qui est là? demanda-t-il.
— La princesse Elisabeth Fédorovna Tverakoï, 1 répondit lo
laquais, et Alexis Alexandrovitch crut remarquer qu'il souriait.
Pendant toute cette pénible période, Alexis Alexandrovitch
avait noté un intérêt très particulier pour lui et sa femme de
la part de leurs relations mondaines, suriout féminines. Il
remarquait chez tous cet air joyeux, mal dissimulé dans les
yeux de l'avocat, et qu'il retrouvait dans ceux du laquais. Quand
on le rencontrait et qu'on lui demandait des nouvelles de sa
santé, on le faisait avec une sorte de satisfaction transparente-
ses interlocuteurs lui paraissaient tous ravis, comme s'ils
allaient marier quelqu'un.
La présence de la princesse ne pouvait être agréable a Karé-
nine; il ne l'avait jamais aimée, et elle lui rappelait de fâcheux
souvenirs; aussi passa-t-ii directement dans l'appartement
oes enfants.
Dans la première pièce, Serge, couché sur la table et les
pieds sur une chaise, dessinait en bavardant gaiement, La gou-
vernante anglaise qui avait remplacé la Française peu après la
maladie d'Anna, était assise près de l'enfant, un ouvrage au
crochet à la main; aussitôt qu'elle vit entrer Karénine, elle se
leva, fit une révérence, et remit Serge sur ses pieds.
Alexis Alexandrovitch caressa la tête de son fils, répondit
aux questions de la gouvernante sur la santé de madame* et
demanda I opinion du docteur sur l'état de baby.
« Le docteur u'a rien trouvé de fâcheux ; il a ordonné des
Dams*
-- Elle souffre cependant, dit Alexis Alexandrovitch, écou-
tant crier l'enfant dans la chambre voisine.
^err»/ 6 ^ 8 ' monsieur ' <* ue ,a nourrice n'est pas bonne, répoi*
dit I Anglaise d'un air convaincu.
62 ANNA KAttÉNINH
— Qu'est-ce qui vous ïo fait croire?
— J'ai vu cela cIwï la comtesse Pahl, monsieur. On soignait
l'enfant avec des médicaments, tandis qu'il sojuffVaU simple-
ment do la faim; la nourrice manquait do lait. >
Alexis Alexandrovitch réfléchit et, au bout de quelques ins-
tants, entra dans la seconde pièce. La petite fille criait, couchée
sur les bras do sa nourrice, la tête renversée, refusant le
sein, et sans se laisser calmer par les deux femmes penchéos
sur elle,
c Gela ne va pas mieux? demanda Alexis Alexandrovitch.
— Elle est très agitée, répondit a mi-voix la nonne.
— Miss Edwards croit que ta nourrice manque de lait, dit-iL
— Je le crois aussi, Alexis Alexandrovitch.
— Pourquoi no l'avoir pas dit?
— A qui le dire? Anna Arcadievna est toujours malade t,
répondit la bonne d'un air mécontent.
La bonne était depuis longtemps dans la maison, et ces
simples paroles frappèrent Karénine comme une allusion à sa
position.
L'enfant criait de plus en plus fort, perdant haleine et s'en-
rouant. La bonne fit un geste désolé, reprit la petite a la nour-
rice, et la berça pour la calmer.
« Il faudra prier le docteur d'examiner la nourrice, » dit
Alexis Alexandrovitch.
La nourrice, une femme de belle apparence, élégamment
vêtue, effrayée de perdre sa place, sourit dédaigneusement,
tout en marmottant et en couvrant sa poitrine, h l'idée qu'on
pût la soupçonner de manquer de lait. Ce sourire parut égale-
ment ironique à Alexis Alexandrovitch. Il s'assit sur une
chaise, triste et accablé, et suivit des yeux la bonne qui con-
tinuait à promener l'enfant. Quand elle l'eut remis dans son
berceau, et qu'ayant arrangé le petit oreiller elle se fut éloi-
gnée, Alexis Alexandrovitch se leva, et à son tour s'approcha
sur la pointe des pieds, du même air accablé; il regarda silen-
cieusement la petite, et tout à coup un sourire déplissa son
front; puis il sortit doucement.
En rentrant dans la salle â manger il sonna et envoya de
nouveau chercher le médecin. Mécontent de voir sa femme
s'occuper si peu de ce charmant enfant, il ne voulait pas entrer
chez elle, ni rencontrer la princesse Beisy ; mais sa femme
pouvait s'étonner qu'il ne vînt pas selon son habitude : il fit
donc violence à ses sentiments et se dirigea, vers la porte* La
ANNA KARfcNINK $3
conversation suivante frappa maigre lut son oreille, tandis
qu'il approchait, un épais tapis étouffant ïo bruit do ses pas,
t S'il na partait pas, je comprendrais votre refus et io sien»
Mai» votre mari doit être au-dessus do cela, disait Betsy.
— Il n'est pas question de mon mari, mais de moi, ne m'en
parloz plus! répondait la voie émue d'Anna.
— Cependant vous ne pouvez pas ne pas désirer revoir
celui qui a failli mourir pour vous ,
— C'est pour cela que je ne veux pas le revoir. >
Karénine s'arrêta effrayé comme un coupable; il aurait
voulu s'éloigner sans être entendu; mais, réfléchissant que
cette fuite manquait de dignité, il continua son chemin en
toussant : les voix se turent et il entra dans la chambre,
Anna en robe de chambre grise, ses cheveux noirs coupés,
était assise sur une chaise longue, Toute son animation dispa-
rut, comme d'ordinaire, à la vue de son mari; ello baissa la
tôte et jeta un coup d'oeil inquiet sur Betsy; celle-ci, vêtue à
la dernière mode, un petit chapeau planant sur le haut de sa
tôte, comme un abat-jour sur une lampe, en robe gorge de
pigeon, ornée de biais de nuance tranchante sur le corsage et
la jupe, était placée & côté d'Anna. Elle tenait sa longue taille
plate aussi droite que possible, et accueillit Alexis Alexandro-
vitch d'un salut accompagné d'un sourire ironique :
t Ah! lit-elle, l'air étonné. Je suis ravie de vous rencontrer
chez vous. Vous ne vous montrez nulle part, et je ne vous ai
pas vu depuis la maladie d'Anna. J'ai appris par d'autres
vos soucis t Oui, vous êtes un mari extraordinaire! » Elle lui
adressa un regard qui devait être l'équivalent d'une récompense
à Karénine pour sa conduite envers sa femme.
Alexis Alexandrovitch salua froidement et, baisant la main
de sa femme, s'enquit de sa santé.
< II me semble que je vais mieux, répondit-elle, évitant son
regard.
— Vous avez cependant une animation fiévreuse, dit-il, insis-
tant sur le dernier mot.
— Nous avons trop causé, dit Betsy, je sens que c'est de
Pégoîsme de ma part et je me sauve. »
Elle se leva, mais Anna devenue toute rouge la retint vive-
ment par le bras :
« Non, restez, je vous en prie, je dois vous dire, à vous... »
elle se tourna vers son mari, la rougeur lui montant au cou
et au visage, c Je ne puis et ne veux rien vous cacher... »
64 ANNA KÀÏIÉNINE
Alexis Alexandrovitch baissa lit tête en faisant craquer ses
doigts.
« Betsy m'a dit que le comte Wronsky désirait venir chox
nous avant son départ pour Tashkend, pour prendre congé. 1
Elle parlait vite, sans regarder son mari, pressée d'en finir,
t J'ai répondu que je ne pouvais pas le recevoir.
— Vous avez répondu, ma chère, que cela dépendait d'Alexis
Alexandrovitch, corrigea Betsy.-
— Mais non, je ne puis le recevoir, et cela ne mènerait i
elle s'arrêta tout à coup, interrogeant son mari du regard; il
avait détourné la tête. < En un mot, je ne veux »
Alexis Alexandrovitch se rapprocha d'elle et fit le geste de
lui prendre la main.
Le premier mouvement d'Anna fut de retirer sa main de
celle de son mari, mais elle se domina et la lui serra.
« Je vous remercie de votre confiance > commença- t-il;
mais, en regardant la princesse, il s'interrompit.
Ce qu'il pouvait juger et décider facilement, livré à sa propre
conscience, lui devenait impossible en présence de Betsy, en
qui s'incarnait pour lui cette force brutale indépendante de sa
volonté, et maîtresse cependant de sa vie : devant elle il ne
pouvait éprouver aucun sentiment généreux.
t Eh bien, adieu, ma charmante i, dit Betsy en se levant.
Elle embrassa Anna et sortit : Karénine la reconduisit.
a Alexis Alexandrovitch, dit Betsy, s'arrêtant au milieu du
boudoir pour lui serrer encore la main d'une façon significa-
tive, je vous connais pour un homme sincèrement généreux,
et je vous estime et vous aime tant, que je me permets un
conseil , quelque désintéressée que je sois dans la question.
Recevez-le; Alexis Wronsky est l'honneur même, et il part
pour Tashkend.
— Je vous suis très reconnaissant de votre sympathie et de
votre conseil, princesse; le tout est de savoir si ma femme
peut ou veut recevoir quelqu'un, c'est ce qu'elle décidera. »
Il prononça ces mots avec dignité en soulevant ses sourcils
comme d'habitude; mais il sentit aussitôt que, quelles que
fussent ses paroles, la dignité était incompatible avec la situa-
tion qui lui était faite. Le sourire ironique et méchant avec
lequel Betsy accueillit sa phrase le lui prouvait suffisamment.
ANNA KAlUSiNINB 05
XX
Après avoir pris congé do Bctsy , Alexis Aloxandrovitch
rentra chez sa femme; celle-ci était étendue sur sa ehaiso
longue, mais, en entendant revenir son mari, elle se releva
précipitamment et le regarda d'un air effrayé. Il s'aperçut
qu'elle avait pleuré.
i Je te suis très reconnaissant de ta confiance, dit-il douce-
ment, répétant en russo la réponse qu'il avait faite en français
devant Betsy, (Cette façon de la tutoyer en russe irritait Anna
malgré elle.) — Je te suis reconnaissant do ta résolution, car
je trouve comme toi que, du moment où lo comte Wronsky
part, il n'y a aucune nécessité de le recevoir ici. D'ailleurs...,,
— Mais puisque je l'ai dit, à quoi bon revenir là-dessus? •
interrompit Anna avec une irritation qu'elle ne sut pas maîtri-
ser. « Aucune nécessité, ponsa-t-elle, pour un homme qui a
voulu se tuer, do dire adieu à la femme qu'il aime, et qui de
son côté ne peut Vivre sans iuil i
Elle serra les lèvres, et baissa son regard brillant sur les
mains aux veines gonflées de son mari, cme celui-ci frottait
en terne m lune contre l'autre.
c Ne parlons plus de cela, ajouta-t-ellc plus calme.
— Je t'ai laissé pleine liberté de décider cette question, et je
suis heureux de voir. recommença Alexis Alexandrovitch,
— Que mes désirs sont conformes aux vôtres, acheva vive-
ment Anna, agacée de l'entendre parler si lentement, quand
elle savait à l'avance tout ce qu'il avait à dire.
— Oui, confirma-t-il, et la princesse Tverskoï se mêle très
mat à propos d'affaires de famille pénibles, eile surtout
— Je ne croîs rien de ce que l'on raconte, dit Anna, je sais
seulement qu'elle m'aime sincèrement, i
Alexis Alexandrovitch soupira et se (ut; Anna jouait nerveu-
sement avec la cordelière de sa robe de chambre et le regar-
dait de temps en temps avec ce sentiment de répulsion physique
dont elle s'accusait, sans pouvoir le vaincre. Tout ce qu'elle
souhaitait en ce moment était d'être débarrassée de sa pré*
sunce.
< Je viens de faire chercher le docteur, dit Karénine.
— Pourquoi faire? Je me oorte bien.
n. — 5
6b ANNA KARENINE
— C'est pour la petite qui crie beaucoup : on croit que la
nourrice a peu de lait.
— Pourquoi ne m'as-tu pas permis de nourrir, quand j'ai
supplié qu'on me laissât essayer? Malgré tout (Alexis Alexan-
drovitch comprit ce qu'elle entendait par malgré tout)^ c'est un
enfant, et on la fera mourir. — Elle sonna et se fit apporter la
petite. — J'ai voulu nourrir, on ne me Ta pas permis, et on me
le reproche maintenant.
— Je ne reproche rien....
— Si fait, vous me le reprochez ! Mon Dieu, pourquoi ne
suis-je pas morte! Pardonne-moi, je suis nerveuse, injuste,
dit-elle, tâchant de.se dominer. Mais va- t'en, s
t Mon cela ne saurait durer ainsi », se dit Alexis Alexandro-
vitch en sortant de la chambre de sa femme.
Jamais encore il n'avait été aussi vivement frappé de l'impos-
sibilité de prolonger aux yeux du monde une telle situation ;
jamais non plus la répulsion do sa femme, et la puissance de
cette force mystérieuse qui s'était emparée de sa vie pour la
diriger en contradiction avec les besoins do son ame, ne lui
étaient apparues avec cette évidence!
Le monde et sa femme exigeaient de lui une chose qu'il m
comprenait pas bien, mais cette chose éveillait dans son cœui
des sentiments de haine qui troublaient son repos et détrui-
saient le mérite de sa victoire sur lui-même. Anna, selon lui.
devait rompre avec Wronsky, mais si tout le monde jugeai»
cette rupture impossible, il était prêt à tolérer leur liaison, à
condition de ne pas déshonorer les enfants et de ne pas bou
teverser sa propre existence.
C'était mal, moins mal cependant que de vouer Anna à un*
position honteuse et sans issue, que de le priver, lui, de toute*
qu'il aimait. Mais il sentait son impuissance dans cette lutte,
et savait à l'avance qu'on t'empêcherait d'agir sagement, poui
l'obliger à faire le mal que tout le monde jugeait nécessaire.
»
XXI
Bctsy n'avait pas encore quitté la salle à manger, que Stépanc
Arcadiévitch parut sur le pas de la porte. Il venait de choi
Eii3éef, où Ton avait reçu des huîtres fraîches.
ANNA KABÉN1NK 6?
i Princesse! vous ici! Quelle charmante rencontre 1 Je viens
de chez vous.
— La rencontre ne sera pas longue; je pars, répondit en
souiant Botsy, tandis qu'elle boutonnait ses gants.
— Uu moment, princesse, permettez-moi de baiser votre
main avant que vous vous gantiez. Rien ne me plaît autant,
en fait de retour aux anciennes modes, que l'usage de baiser
la main aux dames* »
Il prit la main de Betsy.
« Quand nous reverrons-nous*
— Vous n'en êtes pas digne, répondit Betsy en riant.
— Oh que si i car je deviens un homme sérieux : non seule-
ment j'arrange mes propres affaires, mais encore celles des
autres, dit-il avec importance.
— Vraiment? j'en suis charmée », répondit Betsy compre-
nant qu'il s'agissait d'Anna.
Et, rentrant dans la salle à manger, elle entraîna Oblonsky.
dans un coin.
< Vous verrez qu'il la fera mourir, murmura-t-elle d'un ton
convaincu; impossible d'y tenir..»
— Je suis bien aise que vous pensiez ainsi, répondit Stépane
Arcadiévitch en hochant la tête avec une commisération sym-
pathique. C'est pourquoi je suis à Pétersbourg.
— La ville entière ne parle que de cela, dit-elle; cette situa-
tion est intolérable. Elle dessèche à vue d'œil. Il ne comprend
pas que c'est une de ces femmes dont les sentiments ne peu-
vent être traités légèrement. De deux choses Tune, ou bien il
doit l'emmener et agir énergiquement; ou bien il doit divorcer.
Mais l'état actuel la tue.
— Oui... oui... précisément, soupira Oblonsky. Je suis venu
pour cela, c'est-à-dire pas tout à fait. Je viens d'être nommé
chambellan, et il faut remercier qui de droit; mais l'essentiel
est d'arranger cette affaire.
— Que Dieu vous y aidet » dit Betsy.
Stépane Arcadiévitch reconduisit la princesse jusqu'au ves-
tibule, lui baisa encore la main au-dessus du gant, au poignet,
et après lui avoir décoché une plaisanterie dont elle prit le
parti de rire, afin de ne pas être obligée de se fâcher, il la
quitta pour aller voir sa sœur. Anna était en larmes. Stépane
Arcadiévitch, malgré sa brillante humeur, passa tout naturel-
lement de la gaieté la plus exubérante au ton d'attendrisse-
ment poétique qui convenait à la disposition d'esprit de sa
68 ANNA KAHÊNINB
sœur. It lui demanda comment elle se portait er comment elle
avait passé ta journée.
c Très mal, très mail le soir comme le matin, le passa
comme l'avenir, tout va mal, répondit-elle,
— Tu vois les choses en noir. Il faut reprendre courage,
regarder la vie en face. C'est difficile, je le sais, mais
— J'ai entendu dire que certaines femmes aiment ceux
qu'elles méprisent, commença tout à coup Anna : moi, je le
hais à cause do sa générosité. Je ne puis vivre avec lui. Com-
prends-moi, c'est un effet physique, qui me met hors de moi.
Je ne puis plus vivre avec lui î Que faut-il que je fasse? J'ai
été malheureuse, j'ai cru qu'on ne pouvait l'être davantage,
mais ceci dépasse tout ce que j'avais pu imaginer. Conçoit-on
que, le sachant bon, parfait, et sentant toute mon infériorité,
je le haïsse néanmoins? Il ne me reste absolument qu'à »
Elle voulait ajouter « mourir », mais son frère ne la laissa pas
. achever.
c Tu es malade et nerveuse t crois bien que tu vois tout
avec exagération. Ii n'y a là rien do si terrible. >
Et Stépane Arcadiévitch, devant un désespoir semblable, sou-
riait sans paraître grossier; son sourire était si plein de bonté
et d'une douceur presque féminine, que, loin de froisser, il cal-
mait et attendrissait ; ses paroles agissaient à la façon d'une
lotion d'huile d'amandes douces. Anna l'éprouva bientôt.
« Non, Stiva, dit-elle, je suis perdue, perdue! Je suis plus
que pardue, car je ne puis dire encore que tout soit fini, je
sens, hélas t le contraire, je me fais reflet d'une corde trop
tendue qui doit rompre nécessairement. Mais ta fin n'est pas
encore venue et sera terrible 1
— Non, non, la corde peut être doucement détendue. II
n'existe pas de situation sans une issue quelconque.
— J'y ai pensé et repensé, je n'en vois qu'une... i
II comprit à son regard épouvanté qu'elle ne voyait comme
issue que la mort, et l'interrompit encore.
t Non, écoute-moi; tu ne peux juger de ta position comme
moi. Laisse-mot te dire franchement mon avis. (H sourit encore
avec précaution, de son sourire onctueux.) Je prends les
choses du commencement ; Tu as épousé un homme plus âgé
que toi de vingt ans, et tu t'es mariée sans amour, ou du
moins sans connaître l'amour, C'était une erreur, j'en con-
viens.
— Une erreur terrible! dit Anna,
ANNA KAltâNINK 69
— Mais, je le répète, c'est là un fait accompli. Tu as eu
ensuite le malheur d'aimer un autre que ton mari ; c'était un
malheur, mais c'est également un fait accompli. Ton mari Ta
su et t'a pardonné. (Après chaque phrase il s'arrêtait comme
pour lui donner le temps de la réplique, mais elle se taisait.)
Maintenant la question se pose ainsi : peux-tu continuer ù
vivre avec ton mari, le désires-tu? le désire-t-il? .
— Je ne sais rien, rien,
— Tu viens de dire toi-même que tu ne pouvais plus l'en-
durer...
— Non, Je ne Pal pas dit. Je le nie. Je ne sais et ne com-
prends rien.
— Mais permets.,.
— Tu no saurais comprendre. Je me suis précipitée la tète
la première dans un abîme, et je ne dois pas me sauver. Je
ne le puis pas.
— Tu verras que nous t'empêcherons de tomber et de te
briser. Je te comprends. Je sens que tu ne peux prendre sur
toi d'exprimer tes sentiments, tes désirs.
— Je ne désire rien, rien, sinon que tout cela Unisse.
— Crois-tu qu'il no s'en aperçoive pas? Crois-tu qu'il ne
souffre pas aussi? Et que peut-il résulter de toutes ces tor-
tures? Le divorce au contraire résoudrait tout. »
Stêpane Àrcadiévitch n'avait pas achevé sans peine, et, son
idée principale énoncée, il regarda Anna pour en observer l'effet.
Elle secoua la tête négativement sans répondre, mais son
visage rayonna un instant d'un éclair de beauté, et il en con-
clut que si elle n'exprimait pas son désir, c'est que la réalisa-
tion lui en paraissait trop séduisante.
< Vous me -faites une peine extrême! combien je serais heu-
reux d'arranger cela! dit Stépane Arcadiévitch en souriant avec
plus de confiance. Ne dis rien! Si Dieu me permettait d'expri-
mer .tout ce que j'éprouve! Je vais le trouver. 1
Anna le regarda de ses yeux brillants et pensifs, et ne ré-
pondit pas.
XXII
Stépane Arcadiévitch entra dans le cabinet de son beau-frère
avec le visage solennel qu'il cherchait à prendre lorsqu'il pré-
70 ANNA KARÉNINE
tiutait une séance de son conseil. Karénine, les bras derrière Te
dos, nuire hait de long en large dans ta chambre, réfléchissant
aux mômes questions que sa femme et son beau-frère.
i Je ne te gène pas? — demanda Stèpane Arcadiévitch, subi-
tement troublé à la vue do Karénine; et, pour dissimuler ce
trouble, il sortit de sa poche un porte-cigarettes nouvellement
acheté, le flaira et en sortit une cigarette.
— Non. As-tu besoin de quelque chose? demanda Alexis
Alexandrovitch sans empressement,
— Oui... je désirais... je voulais... oui, je voulais causer
avec toi », dit Stépane Arcadiévitch étonné de se sentir inti-
midé.
Ce sentiment lui sembla si étrange, si inattendu, qu'il n'y
reconnut pas la voix de la conscience lui déconseillant une
mauvaise action; et, dominant cette impression, il dit en rou-
gissant :
e J'avais l'intention de te parler de ma sœur et de votre si-
tuation à tous deux. »
Alexis Alexandrovitch sourit avec tristesse, regarda sop
beau-frère, et, sans lui répondre, s'approcha de la table, où il
prit une lettre commencée qu'il lui tendit.
« Je ne cesse d'y songer. Voici ce que j'ai essayé de lui dire,
pensant que je m'exprimerais mieux par écrit, car ma présence
la rend irritable », dit-il en lui donnant la lettre.
Stépane Arcadiévitch prit te papier et regarda avec étonne-
ment les yeux ternes de son beau-frère fixés sur lui, pui3
il lut :
« Je sais combien ma présence vous est à charge ; quelque
pénible qu'il me soit de le reconnaître, je le constate, et je
sens qu'il ne saurait en être autrement. Je ne vous fais aucun
reproche. Dieu m'est témoin que pendant votre maladie j'ai
résolu d'oublier le passé et de commencer une nouvelle vie. Je
ne me repens pas, je ne me repentirai jamais de ce que j'ai
fait alors; c'était votre salut, le salut de votre âme que je sou-
haitais ; je n'ai pas réussi. Dites-moi vous-même ce qui vous
rendra le repos et le bonheur, et je me soumets à l'avance au
sentiment de justice qui vous guidera. » '
Oblonsky rendit la lettre à son beau-frère et continua à le
considérer avec perplexité, sans trouver un mot à dire. Ce
silence était si pénible que les lèvres de Stépane Arcadiévitch
en tremblaient convulsivement tandis qu'il regardait fixement
Karénine.
ANNA KATIÛNINK 71
« Je vous comprends, Unit-il par balbutier.
*~ Que veut-elle? c'est ce que je souhaiterais savoir.
— Je crains qu'elle no s'en rende pas compte. Elle n*est
pas juge dans la question, dit Stépane ArcadlêvHch, cherchant
à se remettre. Elle est écrasée , littéralement écrasée, par ta
grandeur d'ûme; si elle lit ta lettre, elle sera Incapable d'y
répondre et ne pourra que courber encore plus la tête.
— Mais alors' que faire? Gomment s'expliquer? Comment
connaître ses désirs?
— SI lu me permets de l'exprimer mon avis, c'est à toi à
Indiquer nettement les mesures que tu crois nécessaires pour
couper court à celte situation,
— Par conséquent tu trouves qu'il faut y couper court? in-
terrompit Karénine, mais comment? ajouta-t-il en passant la
main devant ses yeux avec un geste qui ne lui était pas habi-
tuel. Je ne vols pas d'issue possible!
— Toute situation, quelque pénible qu'elle soit, en a une, dit
Oblonsky se levant et s'animnnt peu à peu. Tu parlais du
divortïe autrefois Si tu Ces convaincu qu'il n'y a plus de
bonheur commun possible entre vous.,.
— Le bonheur peut être compris de façons différentes :
Admettons que je consente à tout; comment sortirons-nous
de là?
— Si lu veux mon avis... — dit Stépane Arcadiévitch avec
le même sourire onctueux qu'il avait employé avec sa sœur, et
ce sourire était si persuasif, que Karénine, s'aban donnant a la
faiblesse qui le dominait, fut lout disposé à croire son beau-
frère. — Jamais elle ne dira ce qu'elle désire. Mais il est une
chose qu'elle peut souhaiter, continua Stépane Arcadiévitch,
c'est de rompre des liens qui ne peuvent que lui rappeler de
cruels souvenirs. Selon moi, il est indispensable de rendre vos
rapports plus clairs, et ce ne peut être qu'en reprenant mutuel-
lement votre liberté.
— Le divorce! interrompit avec dégoût Alexis Alexandro-
vitch.
— Oui, le divorce, je crois, répéta Stépane Arcadiévitch en
rougissant. A tous les points de vue, c'est le parti le plus sensé
lorsque deux époux se trouvent dans la situation où vous êtes.
Que faire lorsque fa vie commune devient intolérable? et cela
peut souvent arriver... »
Alexis Alexan^rovitch soupira profondément et se couvrit les
yeux.
72 ANNA KARÉNIN'B
« 11 n'y a qu'une seule chose à prendre en considération»
celle de savoir si l'un des deux époux veut se remarier? Sinon
c'est fort simple », continua Stépane Arcadiévltch de plus en
plus délivré de 8» contrainte.
Alexis Alexandrovitch, la ligure bouleversée par l'émotion,
murmura quelques paroles inintelligibles. Ce qui semblait si
simple a Oblonsky, il l'avait tourné et retourné mille fois dans
fia pensée, et, au lieu de le trouver simple, il le jugeait impos-
sible. Maintenant que les conditions du divorce lui étaient con-
nues, sa dignité personnelle, autant que le respect de la reli-
gion, lui défendaient d'assumer l'odieux d'un adultère Actif,
et encore plus de vouer au déshonneur une femme aimée, û
laquelle il avait pardonné.
Et d'ailleurs, que deviendrait leur fils? le laisser a la mère
était impossible ; cette mère divorcée aurait une nouvelle
famillo dans laquelle la position de l'enfant serait intolérable.
Quelle éducation recevrait-il? Le garder, c'était un acte de ven-
geance qui lui répugnait. Mais, avant tout, ce qui rendait le
divorce inadmissible à ses yeux, c'était l'idée qu'en y consen-
tant il contribuerait a la perte d'Anna : les paroles de Dolly, à
Moscou, lui restaient gravées dans l'âme : « en divorçant il ne
pensait qu'à lui i. Ges mots, maintenant qu'il avait pardonné
et qu'il s'était attaché aux enfants, avaient pour lui un* signi-
fication toute particulière. Rendre a Anna sa liberté, c'était lui
ôter le dernier appui dans la voie du bien, et la pousser a
J'abîmo. Une fois divorcée, il savait bien qu'elle s'unirait à
Wronsby par un lien coupable et illégal, car le mariage ne se
rompt, solon l'Église, que par la mort.
« Et qui sait si, au bout d'un an ou deux, 11 ne l'abandonnera
pas, et si elle ne se jettera pas dans une nouvelle Maison »,
pensait Alexis Alexandrovitch, « et c'est mol qui serais respon-
sable de sa chute! » Non, le divorce n'était pas tout simple,
comme le disait son beau -frère.
Il n'admettait donc pas un mot de ce que disait Stépane
Arcadiévitch ; il avait cent arguments pour réfuter de sembla-
bles raisonnements, et pourlan' il l'écoutait, sentant que ces
paroles étaient la manifestation de cette force irrésistible qui
dominait sa vie, et à laquelle il finirait par se soumettre.
c Reste à savoir dans quelles conditions tu consentiras au
divorce, car elle n'osera rien te demander et s'en remettra
complètement à ta générosité, •
« Pourquoi tout cela, mon Dieu, mon Dieu? » pensa Alexis
ANNA KAftÉNiNK *Î3
Alexandrovitch ; H so couvrit la flgure dos deux mains comme
Pavait fait Wronsky,
f Tu esi èmu, je le comprends, mais si tu y réfléchis..
— El si on te soufflette sur la. Jouo gauche, présente la
droite, et si on te voie ton manteau, donne encore ta robe,
pensait Alexis Alexandrovllch. — Oui, oui! cria-t-H d'une voix
presque perçante, je prends la honio sur moi, je renonce
mémo a mon fils... mais ne vaudrait-)) pas mieux laisser tout
cela? Au reste, fais ce que tu veux. »
Et, se détournant de son beau-frère pour n'être pas vu de
lui, il s'assit près de la fenêtre. \\ était humilié, honteux, et
cependant heureux do sa sentir moralement au-dessus de toute
humiliation.
Stépane Arcadiévitch, touché, se taisait.
« Alexis Alexaiulrovilch, crois bien qu'elle appréciera ta géné-
rosité. Telle était sans doute la volonté do Dieu 1, ajouta-t-il.
Puis, sentant aussitôt qu'il disait là une sottise, il retint avec
peine un sourire.
Alexis Alexandrovitch voulut répondre; des larmes l'en em-
pochèrent.
Lorsque Oblonsky quitta le cabinet de son beau-frère, il
était sincèrement ému, ce qui ne l'empêchait pas d'être en-
chanté d'avoir arrangé cette affaire : a cette satisfaction se joi-
gnait Pidée d'un calembour qu'il comptait faire à sa femme et
à ses amis intimes.
f Quelle différence y a-Wl entre moi et un feld-maréchalî
ou quelle ressemblance y a-t-îl entre un fcld*maréchal et moi?
Je chercherai cela, pcnsa*t-il en souriant. >
XXlil
La blessure de Wronsky était dangereuse, quoiqu'elle n'eût
pas atteint le cœur; il fut pendant plusieurs jours entre la vie
et la mort. Quand pour la première fois il se trouva en état
de parler, sa belle-sœur, Waria, était dans sa chambre.
t Warîa t lui dit-il en la regardant sérieusement, je me suïs
blessé involontairement. Dis-le à tout le monde; sinon ce
serait trop ridicule! »
Waria se pencha vers lui sans répondre, examinant son
74 ANNA KARÉNINE
visage avec un sourire do bonheur; les yeux du blessé n'étalent
plus flêvroux, mais lot. expression était sévère.
« Dieu merci ! rèpondit-elle, tu ne souffres pas?
— Un peu de ce côié-ci, dit-il en indiquant sa poitrine.
— Permets-moi alors de changer ton pansement. »
II la regarda faire, et quand elle eut fini :
c Tu suis, dit-il, que je n'ai plus le délire; fais en sorte, je
t'en supplie, qu'on ne dise pas que je me suis tiré un coup de
pistolet avec intention.
— Personne ne le dit. J'espère cependant que tu renonceras
à tirer sur toi accidentellement? dit-elle avec son sourire inter-
rogateur.
— Probablement, mais mieux aurait valu... »
Et il sourit d'un air sombre.
Malgré ces paroles, Wronsky, lorsqu'il fut hors de danger,
eut le sentiment qu'il s'était délivré d'une partie de ses souf-
frances. Il s'était, en quelque sorte, lavé de sa honte et de son
humiliation; désormais il pourrait penser avec calme à Alexis
Alexondrovitch , reconnaître sa grandeur d'âme sans en être
écrasé. Il pouvait, en outre, reprendre son existence habituelle,
regarder les gens en face et se rattacher aux principes diri-
geants de sa vie : ce qu'il ne parvenait pas à s'arracher du
cœur, malgré tous ses efforts, c'était le regret, voisin du déses-
poir, d'avoir perdu Anna pour toujours, fermement résolu
d'ailleurs, maintenant qu'il avait racheté sa faute envers
Karénine, à ne pas se placer entre l'épouse repentante et son
mari. Mais le regret ne pouvait s'effacer, non plus que le sou-
venir des instants de bonheur trop peu appréciés autrefois, et
dont le charme le poursuivait sans cesse. Serpouhowskoï ima-
gina de lui faire donner une mission à Tashkend, et Wronsky
accepta cette proposition sans la moindre hésitation. Mais,
plus le moment du départ approchait, plus le sacrifice qu'il
faisait au devoir lui semblait cruel.
« La revoir encore une fois, puis s'enterrer, mourir », pen-
sait-il ; et en faisant sa visite d'adieu à Betsy il lui exprima
ce vœu.
Celle-ci partit aussitôt en ambassadrice auprès d'Anna, mais
rapporta un refus.
« Tant mieux, pensa Wronsky, en recevant cette réponse :
cette faiblesse m'aurait coûté mes dernières forces. >
Le lendemain matin, Betsy arriva chez lui elle-même, annon-
çant qu'elle avait appris par Oblonsky qu'Alexis Alexandrovitcb
ANNA KAnÈNINE 75
consentait au divorce, et que, par conséquent, rien n'empêchait
plus Wronsky de voir Anna.
Sans plus songer à ses résolutions, sans s'informer n quel
moment it pourrait la voir, ni où se trouvait io mari, oubliant
même de reconduire Betsy, Wronsky courut chez les Karénine.
Il enjamba l'escalier, entra précipitamment, traversa, en cou-
rant presque, l'appartement, entra dans la chambre d'Anna, et,
sans môme se demander si la présence d'un tiers ne devait pas
1'arrêtov, il la prit dans ses bras et couvrit de baisera ses
mains, son visage et son cou.
Anna s'était préparée à le revoir e( avait pensé à ce qu'elle
lui dirait; mois elle n'eut pas le temps de parler : la passion
de Wronsky l'emporta. Elle aurait voulu le calmer, se calmer
elle-même, mais ce n'était pas possible; ses lèvres tremblaient,
et longtemps elle ne pat rien dire.
a Oui, tu m'as conquise, je suis à toi, parvint-elle enfin à
dire en serrant la main de Wronsky contre sa poitrine.
— Cela devait être! et tant que nous vivrons cela sera; je le
sais maintenant.
— C'est vrai, répondit-elle pâlissant de plus en plus, tout en
entourant de ses bras la tête de Wronsky. Cependant ce qui
nous arrive a quelque chose de terrible après ce qui s'est
passé.
— Tout cela s'oubliera, nous allons être si heureux 1 Si notre
amour avait besoin de grandir, il grandirait parce qu'il a quel-
que chose de terrible », dit-il en relevant la tête et montrant
ses dents blanches dans un sourire.
Elle ne put lui répondre que par un regard de ses yeux ai-
mants; puis, lui prenant la main, elle s'en caressa le visage et
ses pauvres cheveux coupés.
« Je ne te reconnais plus avec tes cheveux ras. Tu es bien
belle! Un vrai petit garçon 1 Mais comme tu es pâte!
— Oui, je suis encore très faible, répondit-elle en souriant;
et ses lèvres se reprirent à trembler.
— Nous irons en Italie, tu te rétabliras.
— Est-il possible que nous puissions être comme mari et
femme, seuls, à nous deux? dit-elle en le regardant dans les
yeux.
— Je ne suis étonné que d'une chose, c'est que cela n'ait
pas toujours été.
— Stiva dit qu'& consent à tout, mais je n'accepte pas sa
générosité, dit-elle, regardant d'un air pensif par-dessus la tête
ANNA KARÉNINE
de Wronsky. Je ne veux pas du divorce, je n*y tiens plus.
Je me demande seulement ce qu'il décidera par rapport n
Serge. •
Comment dans ce premier moment de leur rapprochement
pouvait-elle penser à son Ûls et au divorce? Wronsky n'y com-
prenait rien.
t Ne parle pas de cela, n'y pense pas, — dit-il, tournant et
retournant la main d'Anna dans ta sienne pour ramener son
attention vers lui ; mais elle ne le regardait toujours pas,
— Ali I pourquoi no suis-je pas morte, cela valait bien
mieux I » dit-elle, et des larmes inondaient son visage; elle
essaya pourtant de sourire pour ne pas l'affliger.
Autrefois Wronsky aurait cru impossible de se soustraire h
la flatteuse et périlleuse mission de Tashkcnd, mais mainte-
nant, sans hésitation aucune, il la refusa; puis, ayant remar-
qué que ce refus était ma) interprété en haut lieu, il donna sa
démission.
Un mois plus tard, Alexis Alexandrovitch restait seul dans
son appartement avec son fils, et Anna partait avec Wronsky
pour l'étranger en refusant le divorce.
CINQUIÈME PARTIE
1
La princesse Cherbatzky croyait impossible de célébrer le
mariage avant le grand carême, à cause du trousseau, dont
Ja moitié à peine pouvait être terminée jusque-iù, c'est-à-dire
en cinq semaines; elle convenait cependant qu'on risquait
d'être arrêté par un deuil si l'on attendait jusqu'à Pâques, car
une vieille tante du prince était fort malade. On prit donc un
moyen terme en décidant que le mariage aurait lieu avant le
carême, mais qu'on ne recevrait qu'une partie du trousseau
immédiatement, et le reste après la noce. Le jeune couple
comptait partir pour la campagne aussitôt après la cérémonie,
et n'avait pas besoin de grand'chose. La princesse s'indignait
de trouver Levine indifférent & toutes ces questions : toujours
comme à moitié fou, i! continuait à croire son bonheur et sa
personne te centre, Tunique but de la création; ses affaires
ne le préoccupaient en rien, it s'en remettait aux soins de ses
amis, persuadé qu'ils arrangeraient tout pour le mieux. Son
frère Serge, Stèpane Arcadièvïtch et la princesse le dirigeaient
absolument; il se contentait d'accepter ce qu'on lui proposait.
Son frère emprunta l'argent dont 11 avait besoin ; ta princesse
lui conseilla de quitter Moscou après la noce, Stèpane Arca-
dièvitch fut d'avis qu'un voyagea l'étranger serait convenable.
Il consentait toujours. « Ordonnez ce qu'il vous plaira, pen-
sait-il, je suis heureux, et, quoi que vous décidiez, mon
bonheur ne sera ni plus ni moins grand, b Mais, quand il fit
78 ANNA KARÉNINE
part & Kitty de Vidéo de Stépane Arcadiévitch, il vit avec êton*
noment qu'elle n'approuvait pas ce projet et qu'elle avait des
plans d'avenir bien déterminés. Elle savait à Levine des inté-
rêts sérieux chez lui, dans sa terre, et ces affaires qu'elle ne
comprenait ni ne cherchait à comprendre, lui paraissaient
cependant fort importantes ; aussi ne voulait-elle pas d'un
voyage à l'étranger, et tenait- elle à s'installer dans leur véri-
table résidence. Cette décision très arrêtée surprit Levine, et,
toujours indifférent aux détails, il pria Stépane Arcadiévitch de
présider, avec le goût qui le caractérisait, aux embellissements
de sa maison de Pakrofsfey. Cela lui semblait rentrer dans les
attributions de son ami.
« A propos, dit un jour Stépane Arcadiévitch , après avoir
tout organisé à la campagne, as-tu ton billet de confession?
— Non, pourquoi?
— On ne se marie pas sans cela.
— Aïe, aïe, aïe! s'écria Levine, mais voilà neuf ans que je
ne me suis confessé! Et je n'y ai seulement pas songé !
— C'est joli 1 dit en riant Stépane Arcadiévitch : et tu me
traites de nihiliste 1 Mais cela ne peut se passer ainsi : il faut
que tu fasses tes dévotions.
— Quand? nous n'avons plus que quatre jours ! i
Stépane Arcadiévitch arrangea cette affaire comme les autres,
et Levine commença ses dévotions. Incrédule pour son propre
compte, il n'en respectait pas moins la foi d'autrui, et trouvait
dur d'assister et de participer à des cérémonies religieuses
sans y croire. Dans sa disposition d'esprit attendrie et senti-
mentale, l'obligation de dissimuler lui était odieuse. — Quoi!
railler des choses saintes, mentir, quand son cœur s'épanouis-
sait, quand il se sentait cti pleine gloire 1 était-ce possible? Mais
quoi qu'il fît pour persuader a Stépane Arcadiévitch qu'on
découvrirait bien un moyen d'obtenir un billet sans qu'il fût
forcé de se confesser, celui-ci resta inflexible.
a Qu'est-ce que cela te fait? deux jours seront vite passés, et
tu auras affaire à un brave petit vieillard qui t'arrachera cette
dent sans que tu t'en doutes. »
Pendant la première messe à laquelle il assista, Levine fit
de son mieux pour se rappeler les impressions religieuses de
sa jeunesse qui, entre seize et dix-sept ans, avaient été fort
vives; il n'y réussit pas. II entreprit alors de considérer les
formes religieuses comme un usage ancien, vido de sens, à
peu près comme l'habitude de faire des visites ; il n'y parvint
ANNA KABJÈNINK 7»
pas davantage, car, ainsi que !a plupart dû ses contemporains,
H était absolument dans le vague au point do vue religions,
et, incapable de croire, i! t'était également do douter complète-
ment. Cette confusion de sentiments lui causa une honte et
une gène extrêmes pendant le temps consacré à ses dévotions :
agir sans comprendre était, lui criait sa conscience, une action
mauvaise et mensongère.
Pour nelre pas en contradiction trop flagrante avec ses con-
victions, ii chercha d'abord à attribuer un sens quelconque
au service divin avec ses différents rites, mais, s'apereevant
qu'il critiquait au lieu de comprendre, il s'efforça de ne plus
écouter, et de s'absorber dans les pensées intimes qui l'enva-
hissaient pendant ses longues stations à l'église. — La messe,
les vêpres et les prières du soir se passèrent ainsi; le lende-
main matin il se leva de meilleure heure, et vint à jeun vers
huit heures pour les prières du matin et la confession. L'église
était déserte; il n'y vit qu'un soldat qui mendiait, deux vieilles
femmes et les desservants. Un jeune diacre vint à sa rencontre;
son dos long et maigre se dessinait en deux moitiés bien nettes
sous sa mince soutanelle; il s'approcha d'une petite table près
du mur et commença la lecture des prières. Levine l'écoutant
répéter à la hâte'd'une voix monotone, et en les abrégeant, les
mots : « Seigneur, ayez pitié de nous », comme un refrain,
resta debout, derrière lui, cherchant à se défendre d'écouter et
de juger, pour ne pas interrompre ses propres pensées. —
« Quelle expression elle a dans les mains », pensa-t-il, se rap-
pelant la soirée de la veille passée avec Kitty dans un coin du
salon près d'une table. Leur conversation n'avait rien eu de
palpitant; elle s'amusait à ouvrir et à refermer sa main en
l'appuyant sur la table, tout en riant de cet enfantillage. Il se
rappela avoir baisé cette main et en avoir examiné les lignes,
< Encore ayez pitié de nous •, pensa Levine faisant des signe*
de croix et saluant jusqu'à terre, tout en remarquant les mou-
vements souples du diacre qui se prosternait devant lut.
« Ensuite elle a pris ma main et à son tour l'a examinée.
Tu as une fameuse main d, m'a-t-elle dit. Il regarda sa main,
puis celle du diacre aux doigts écourtés. « Maintenant ce sera
bientôt fini. Non, voilà la prièro qui recommence. Si, Il se
prosterne jusqu'à terre : c'est la fln. »
Le diacre reçut un billet de trois roubles, discrètement
glissé dans sa manche, et s'éloigna rapidement en faisant
résonner ses bottes neuves sur les daiies de l'église déserte;
60 ANNA KARÉNINE
il disparut derrière l'autel après avoir promis à Levine ae
l'inscrire pour la confession. Au bout d'un instant» i) reparut
et lui flt signe. Levîno s'avança vers le jubé. Il monta quelques
marches, tourna à droite, et aperçut le prêtre, un polit vieillard
à barbe presque blanche, au bon regard un peu fatigué, debout
près du lutrin, feuilletant un missel. Après nn léger salut à
Levine il commença la lecture des prières, puis s'inclina jus-
qu'à terre en On issont :
a Le Christ assiste, invisible, à votre confession, dit-il se
retournant vers Lcvino et désignant je crucifix. Croyez-vous à
tout ce que nous enseigne la Sainte Église apostolique? conti-
nua-t-H en croisant ses mains sous l'étole.
— J'ai douté, je doute encore de tout », dit Lcvine d'une voix
qui résonna désagréablement à son oreille, et il se tut.
Le prêtre attendit quelques secondes, puis fermant les yeux
et parlant très vite :
« Douter est le propre de la faiblesse humaine, nous devons
prier le Seigneur tout-puissant de vous fortifier. Quels sont
vos principaux péchés? »
Le prêtre parlait sans la moindre interruption et comme
s'il eût craint de perdre du temps.
a Mon péché principal est le doute, qui ne me quitte pas; je
doute de tout et presque toujours.
— Douter est le propre de la faiblesse humaine, répéta le
prêtre, employant les mêmes mots ; de quoi doutez-vous prin-
cipalement?
— De tout. Je doute parfois même de l'existence de Dîeu t
— dit Lcvino presque malgré lui, effrayé de l'inconvenance de
ces paroles. Mais elles ne semblèrent pas produire sur lô
prêtre l'impression qu'il redoutait.
— Quels doutes pouvez- vous donc avoir de l'existence
de Dieu? » demanda-t-il avec un sourire presque impercep-
tible.
Levine se tut.
c Quels doutes pouvez-vous avoir sur le Créateur quand
vous contemplez ses oeuvres? Qui a décoré la voûte céleste de
ses étoiles, orné la terre de toutes ses beautés? Comment ces
choses existeraient-elles sans le Créateur? * Et 11 jeta à Levine
un regard interrogateur.
Levine sentit l'impossibilité d'une discussion philosophique
avec un prêtre, et répondit à sa dernière question :
« Je ne suis pas.
ANNA KARÉNINE 81
— Vous ne savez pas? Mais alors pourquoi douteï-vous que
Dieu ait tout créé?
— Je n'y comprends rien, répondit Levine rougissant et
sentant l'absurdité de réponses qui» dans le cas présent» ne
pouvaient être qu'absurdes.
— Priez Dieu, ayez recours à lui; les Pérès de l'Église eux*
mômes ont douté et demandé à Dieu de fortifier leur foi. Le
démon est puissant et nous devons lui résister. Priez Dieu,
priez Dieu » , répéta le prêtre très vite.
Pais il garda un moment le silence comme s'il eût réfléchi.
t Vous avez, m'n-t-on dit, l'intention de contracter mariage
avec la fille de mon paroissien et fils spirituel le prince Cher*
batzky? ajouta- t-il avec un sourire. C'est une jeune fille
accomplie.
— Oui, » répondit Levine rougissant pour le prêtre, c Quel
besoin a-t-il de faire de semblables questions en confession? »
se demanda-t-il.
Le prêtre continua :
« Vous songez au mariage, et peut-être Dieu vous accor-
de ra-t- il une postérité. Quelle éducation donnerez-vous à vos
petits enfants si vous ne parvenez pas à vaincre les tentations
du démon qui vous suggère le doute? Si vous aimez vos
enfants, vous leur souhaiterez non seulement la richesse, l'abon-
dance et les honneurs, mais encore, en bon père, le salut de
leur àme et les lumières de la vérité, n'est-il pas vrai? Que
répondrez-vous donc à l'enfant innocent qui vous deman-
dera : s Père, qui a créé tout ce qui m'enchante sur la terre,
« l'eau, le soleil, les fleurs, les plantes? » Lui répondrez-vous :
c Je n'en sais rien » ? Pouvez-vous ignorer ce que Dieu, dans
sa bonté infinie, vous dévoile? Et si l'enfant vous demande :
c Qu'est-ce qui m'attend au delà de la tombe? * Que lui direz*
vous, si vous ne savez rien? Comment lui répondrez-vous?
L'abandonnerez-vous anx tentations du monde, au diable? Cela
n'est pas bien 1 • dit-il s'arrêtant et baissant la tête de côté pour
regarder Levine de ses bons yeux, doux et modestes.
Levine se tut, non qu'il craignît cette fois une discussion
malséante, mais parce que personne ne lui avait encore posé
de pareilles questions, et que jusqu'à ce que ses enfants fus-
sent en état de les lui faire, il pensait avoir suffisamment le
temps d'y réfléchir.
< Vous abordez une phase de la vie, continua le prêtre, où
il faut choisir sa route et s'y tenir. Priez Dieu qu'il vous aide et
H. —
82 ANNA KARÈWNS
VittiH aoullonue dnua «a inlaerliwita; et, pmir Ctnitmtra : Notre
Seigneur Dieu, Jésus-Christ, ta pardonnera, mon fils, tint» s sa
lut ni A ot ru générosité pour notre humanité... • K| to |tv«^lro,
terminant les formules de rnhsoïmlon, lo r-iwgéitia «prés lui
«vole donné sa hônôdleUnu.
l«uvino rentra heureux ce Jour-ln ft l'Idée du ho voir délivré
d*tme situation fausse situ* avoir été obligé do nuMiUr. Il
emporta d'aiMiuurt du polit discours tin ce bon vieillard l'im-
pression vogue qu'eu Hou d'absurdités il avait entendu do*
choses valant la pal no d'être approfondies*
t Pas maintenant iintiirolloment, poiisu-t-il, mais plus lord. •
Lovine si^it.tit vivement ou co moment qu'il avait dans l'urne
dus régions troubles «t obtures; on ce qui eoucornult la reli-
gion surtout, H était exactement dans lo cas do Swlnglesky ot
do quelques nuiras, dont les incohérences d'opinions lo frap-
pnlont désagréablement.
I.a soirée que Lovûio passa nupro* do sa fînneèn cliov Uolly
fut très gaie; il 80 compara, on causant avec Siépuno Arcadté-
vitch, à un chien qu'on drosserait a sauter nit travers d'un cer-
ceau, ol qui, heureux d'avoir enfin compris sa leçon, voudrait,
dm» h» Joio, sauter sur la table et lu fenêtre en agitant lu
queue*
H
Fa princesse et Dolly observaient strictement les usages éta-
blis : aussi ne permirent- elles pas a Levine de voir sa Itancco
le jour du mariage; il dtnu à son hôtel avec trois célibataires
réunis choz lui par le hasard : citaient Kalavasof, un ancien
camarade de l'Université, maintenant professeur de sciences
naturelles, que Levine avait rencontré et emmené dîner;
Tchirlkof, son garçon d'honneur, juge de paix u Moscou, un
compagnon de chasse a Tours, et enfin Serge Ivanitch.
Le dîner fut très animé. Serge Ivauitcli était de boJIe hu-
meur, et l'originalité de Kalavasof l'amusa beaucoup; celui-ci,
se voyant goûté. Ht des frais, et Tchhikof soutint gaiement la
conversation.
c Ainsi, voilà notre ami Constantin Dmitrich, disait Kata-
vasof avec son parler lent de professeur habitué ù s'écouter.
ANNA KAnÉNiNB 83
quoi garçon do iiiuyami, Jiulis! j« pmiodo lui uu |kwsi\ mv il
nVxIstu plus. Il nlmalt In science en quittant t'ifnlvfwlte, Il
prenait Intérêt a l'humanité; maintenant H emploie une moitié
de «os fiuniltiVs à so mira illusion, et l'auto* a donner a uns
chimère* iiho nppntwicodu raison,
— Jumuls Jo n'nl rencontré d'ennemi du mnrlaga plus con^
vaincu que vous, dit Serge Ivanttch.
— Non |ms, j« suis simplement pwtls&n do la division du
travail. Ceux qui no sont propres a rien sont bon* pour propa»
ger l'espèce. Los autres doivent contribuer nu développement
intellectuel, au bonheur do lotira semblables. Voila mon opi-
nion. Jo sala qu'il y a une foula do gens disposé» a con-
fondre ces deux brandies do travail; mais Jo no suis ims du
nombre*
— Qtio Je serais donc heureux d'apprendre quo vous Ôlos
amoureux I s'écria Lovlno. Jo vous en prie, invitez-moi a
votre itoeo.
— Mais Jo suis déjà amoureux.
— Oui, des mollusques. Tu sais, dit Lovlne se tournant ver»
son frère, Michel Seminlteb écrit un ouvrage sur la nutrition
et
— Je vous en prio, n'embrouillez pas les choses I Peu im-
porto ce que j'écris, mais 11 est do fuit que J'aime les mollus-
ques*
— Gela ne vous empêcherait pas d'aimer une femme.
— Non, c'est ma fommo qui s'opposerait à mon amour pour
les mollusques.
— Pourquoi cela?
—- Vous le verrez bien. Vous aimez en ce moment la chasso,
l'agronomie; eh bien, attendez,
— J'ai rencontre Archip aujourd'hui, dit Tchirlkof; il prétend
qu'on trouve a Prudnov des quantités d'élans, môme des ours,
— Vous les chasserez sons mol.
— Tu vols bien, dit Serge Ivanltch. Quant à la chasse &
l'ours, tu peux bien lui dire adieu : ta femme ne te la permet-
tra plus, t
Le v hic sourit. L'idée que sa femme lui défendrait la chasse
lui parut si charmante qu'il aurait volontiers renoncé à
jamais, au plaisir de rencontrer un ours.
f L'usage de prendre congé de sa vie de garçon n'est pas
vide de sens, dit Serge Ivanitch. Quelque heureux qu'on sa
sente, on regrette toujours sa liberté.
84 ANNA KAUÈNINR
— Avonoi qno, semblable au flanca de ttoffoï, on éprouva
IVmvîe do sauter par la fondtre*
— Certainement, mais H no Pavoiwra pas, dit Katavaso!
avec un «ros rlro.
— ift fenêtre est ou varie.... pnrtons pour Tvorl On pou!
trouver l'ourse dons m tanière. Vrai, nous pouvons encore
prendra lo train de cinq heures, dit on «ourlant Tchirikof.
— * Eh bien, la main sur In conscionco, répondit tovino,
souriant aussi, Je no puis découvrir dans mon mue In moindro
trace do regret do nui liberté perdue,
«- Votre ftnio est un toi chaos que vous n'y reconnaisse*
rien pour lo quiirl d'heure, dit Kntftvnsof, Attende* qu'il y russe
plus clair, vous verre» ntms. Vous êtes un sujet qui laisse pou
d'espolrt Buvons donc à sa gnerlson. »
Après lo dîner, les convives, devant changer d'hnhtt avant
In noce, se sépareront.
ttestô soûl, Lovine su demanda encore s'il regrettait réelle-
ment la litiortô dont ses «mis ventilent do parler, ot cette Idée
10 fit sourire* « La liberté? pourquoi In liberté? Le bonheur
pour mol consista à aimer, à vivra do sos pensées, do ses
désirs à cllo, sans aucune liberté. Voila lo bonheur t »
< Mais puis-jo connaître ses pensées, ses désirs, ses senti-
ments? » Lo souriro disparut do ses lèvres. Il tomba dans une
profonde rêverie «t so sentit tout a coup frappé do crainte ot
doute* • Et si cllo no m'aimait pas? si cllo m'épousait unique-
ment pour so marier? si elle faisait cola sans môme en avoir
conscience? Peut-être reconnattra-t-clle son erreur et eompren-
dra-t-cllo, après m 'avoir épousa, qu'elle no m'aime pas et no
peut pas m'afmer? » Et les pensées tes plus blessantes pour
Kitty lui vinrent & la pensée; il se reprit, comme un an aupa-
ravant, à éprouver une violente jalousie contre Wronsky ; il so
reporta, commo a un souvenir do lo veille, ù cette soirée où
11 les avait vus ensemble, et la soupçonna de ne pas lui avoir
tout avoué.
c Non, pensa-t-il avec désespoir en sautant do sa chaise, je
ne puis en rester la; je vais aller la trouver, je lui parlerai, et
lui dirai encore pour la dernière fols : c Nous sommes libres,
t ne vaut- il pas mieux nous arrêter? tout est préférable au
« malheur de la vie entière, à la honte, à l'infidélité! » Et,
hors de lui, plein de h ni no contre l'humanité, contre lui-même,
contre Kltty, il courut ches elle.
II la trouva assise but ua grand coffre, occupée ù revoir
ÀtfKA KAllUNINB 8&
avec m feMMui* <ïtï ohambra dos robe» do tontes le* cfmleura
étalées par terra ot sur les douter* dos cltato.
« Comment) s'emla-t-elle, rayomumto de joie à aa vue. CVest
toi, «'«al vouât (jtiaqti'A m dernier Jour **!!« lut disait tantôt ft»f,
tantôt tutu). Jo m> m'y attendais pnsl Jo mit* ou train tto fui ta
lo partage do mes rota» do jowm Hlto.
- Aht c'est très frtont rAjiondit-U eu regardant lu ftinmu
do chambra d'un (tir sombro,
— Virt'e», Doiinlooti», jo t'appellerai, ™ dit Kttty ; et aussitôt
que celle-ci fnt sortie : «<- Qu*y a-t-llf — Bile était fruppeo du
bouleversement do son fiancé ot go sentait prise do terreur.
— Kttty, Jo suis « te torturai » lui dit-il nvmï désespoir, s'or-
roiant devant ©Ho pour llro dmis se* yeux d'un nlr Hnppittmt.
Ces beaux yeux aimants ot limplrios lui montrèrent aussitôt
combien ses craintes fraient chimériques, mnis (I éprouvait to
besoin lfR|10rfottX iVùU'O MSMltô.
« Jo suis voim to dira qu'il n'est pus encore trop tant : que
tout peut encore âtro répare.
— Quoi? Jo «o comprends pas. Qu'as-tut
— J'ai... co quo J'ai cent fois dit ot pensé Ja no suis
pas digne do -loi* Tu n'as pu consentir 6 m'epouser. Pânses-y 1
Tu te trompe» pmit-to. Penses-y bien, Tu no peux pus
m'ai mur Si mieux vont l'avouai*....» continua-t-ll sans
la regarder, Jo fierai malheureux, n'importe; qu'on dise «o que
Ton voudra ; tout vaut mieux quo lo malhcurl maintenant,
tandis qu'il oât encore temps
— Jo no comprends pas, répondit-elle en lo regardant effrayée,
quo voux-tu? to dédlro, rompre?
— Oui, si tu no m'aimes pas.
— Tu deviens foui — s'ocrfa-t-ellc, rouge do contrariété.
Mois la vue du visage dcsoîô do Levine arrêta sa colère, cl,
repoussent les robes qui couvraient tes chaises, elle se rap-
procha do lui.
— A quoi penses- tu? dis-moi tout.
— Je penso que tu ne saurais m'almcr. Pourquoi m'alnie-
rals-tu?
— Mon Dieu! qu*y puis je? dit-elle, et elle fondit en larmes.
*- Qu'ai-je fait I » s'écrla-tiï aussitôt, et se jetant a ses genoux
il couvrit ses mains de baisers.
Quand la princesse, au bout de cinq minutes, entra dens la
chambre, elles les trouva complètement réconciliés. Kttty avait
convaincu son fiancé do son amour. Elle lui avait expliqué
86 ANNA KABÉNINB
qu'elîo l'aimait parce qu'elle |o comprenait à fond, parco qu'elle
savait qu'il devait alinor, ot quo tout ce qu'il alnuitt était bon
ot bien.
Lovlna (riiitva roxpllentlon pm'fAHtnnonfcelalr&Quimdlaprln"
w*u) entra, Mh étaient assis oÀlo A côlo sur la grand eoffw, cm»
minant los robes, et discutant »ur leur destination. KlUy voulait
donner n UmiiitAOlio In robe brune qu'ollo portait le jour où Ko-
vlne l'avait damandcu on mariage, ot celui-ci Insistait pour
qu'elle no fiU donnât) o personne, ot que Duuuinetm reçut ta bleue.
« M ni h comment ne eampvendsMu pa* qu'étant In mm le btcu
nu lui sied pas? J'nl ponnè A tout eda... i
Eu apprenant pourquoi Lovluo é'.;:!t vtirui, In prlncosso «o
fikltn tout on liant, ut lu renvoya s'habiller, car Churles allait
venir coluVr Kltly.
i Ivtlu est mw% agltoo eommo coin, dit-elle ; oïto nu ntnnga rien
ces joumul, aussi cnlaldit-rUo û vuu d'uiil : et tu viens eneovo
In troubler do tas M h: si Alloua, sauve-toi, mon garçon, i
l.uvinn rentra a l'hôtel, honteux et confus, mois rassura.
Sun frère, Dnrio Atoxandroviin ot Slivn, en grande toilette,
rottendnient déjà pour le bôolr aveu lue Images tmint«ig. Il n'y
avait pas de temps a perdra. Doit y devait rentrer elie* elle, y
prendre son tlls pommada ot frisé pour tu clrconstnn<a; ren-
iant était chargé do porter l'icône devant In mariée. Ensuite il
fallait envoyer uno voiture au garçon d'honneur, tandis quo
l'outre, qui dovolt conduire Serge ïvnnUcli, retournerait é l'hôtel*
Los combinaisons tes plus compliquées abondaient ce jour-la.
Il fallait se hâter, cor il était déjà six heures et demie.
La cérémonie do la bénédiction manqua do sérieux. Stépano
Arcadiévitch prit une posa solenuclle et comique a côté do sa
femme, souleva l'icône et obligea Levlne a so prosterner, pen-
dant qu'il le bénissait avec un sourire affectueux et malin; il
finit par l'embrasser trois fois, ce que lit aussi en toute liûle
Oaria Alexandrovna» pressée de partir, et absolument embrouil-
lée dans ses arrangements do voiture.
t Voilà ce que nous ferons, tu vas aller le chercher dans
notre voiture, et peut-être Serge tvanitch aura-t-H la bonté
de venir tout de suite et de renvoyer la sienne
— Parfaitement! avec grand plaisir.
— Nous viendrons ensemble. Les bagages sont-Ils expédiés?
demanda Stépane Arcadiévitch.
— Oui, i répondit Levlne, et il appela son domestique pour
s'habiller.
ANNA KAUfcNÏSf tf?
III
Lttgtlaa,. brillamment Illuminée, était oiuumdnVm do monde,
nui tout de femmes : eullus i|itl M'avalent pu pénétrer A l'inté*
rieur se bousculaient aux feuâlwa et se coudoyaient on so dis*
putont les meilleures places.
Plus de vin«t voitures sa rangeront ft la file dans lu ruo,
« «ou» l'inspection du gendarmes. Un officier do police» indiffè-
rent nu rroitl, «o tenait en uniforme sous te péristyle ou, le* uns
«pr&s tes outres, dp* équipages déposaient tttntôl do» femme»
«m grande toilette: * devant Jus trahies de leurs ratios, iûMùt tlm
hommes so découvrant pour pénétrer dans lo suint lieu, tais
lustres et les cierges «Humés devant («s Images inondaient do
lumière les dorures de l'iconostase sur fond rouge, les cise-
lures des images, les grands chandeliers d'ardu», les encan-
soirs, les bannières du cttoiur, les degrés du Jubé, les vieux
missels noircis et las vêtements sacerdotaux. Dans la foulo
élégante qui so toiitiil a droite do l'église, on causait a mi-voix
avec animation , et le mnrmuro do ces convc rsations réson-
nait étrangement sous la voâto élevée. Chaque fois quo la
porto s'ouvrait avec un bruit plaintif, lo murmure ft'urrétoù,
et l'on so retournait dans l'espoir do voir enfin paraître tes
marias. Mais la porto s'émit déjà ouverte plus do dii fols pour
livrer passogo soit à un retardataire qui allait se johidro au
groupe de droite, soit a quelque spectatrice asses nnbilo pour
tromper ou attendrir l'otticier do police. Amis et simple publie
avalent passé par toutes tes phases do l'attente; on n'avale
d "abord attaché aucune importance ou retard des maries; puis
on s'était retourné de plus en plus souvent, se demandant co
qui pouvait être survenu; enfin parents et invités prirent Pair
indiifôvent do gens absorbés par leurs conversation s, commo
pour dissimuler le malaise qui les gagnait,
1/nrchidiacrc, afin de prouver qu'il perdait un temps préclcui,
faisait de temps en temps trembler les vitres en toussant avec
Impatience; tes chantres ennuyés essayaient leurs voix dans
te chœur; le prêtre envoyait sacristains et diacres s'informer
do l'arrivée du cortège, et apparaissait fui-môme à une dos par.
tes latérales, en soutane lilas avec une celnluro brodée. Enfin
une dame ayant consulté sa montre dit a m voisine : « Gela
88 ANNA K.lHÈNlNil
■
devient étrongolt Et aussitôt tous les invités exprimèrent leur
étonnoment et Imtr mécontentement. Un des garçons d'honneur
alla aux nuuvtHies.
Pondant ce temps, Kltty en robe blaneho, long voile et cou-
ronne de fleura d'oranger, attendait vainement an nul on, en
compsgulo do sa s (.eut 1 Lwuf et do sa môro assise *, que lo
garçon d'honneur vint Invertir de l'arrivée do son ihmeo.
De sou coté, Lavhta eu pantalon noir, mats sans gilet ni
habit, se promenait do long en largo dans an chambra d'hôtel,
ouvrant la port® n chaqno Instant pour regarder dans le eorri*
dor, pu!» rentrait désespéré et s'adressait avec des gestes dé-
solés n Stépnno Arcadiovitch, qui fumait tranquillement.
« A" ton jamais vu homme dons une situation plus absurdo?
— - C'est vrai, contlrmait Stépnno Aresriiéviteft avee «on sou-
rire enhno. Mais, sois tranquille, on l'apportent tout de suite.
— -Oul-dat disait tevino contenant sa rage a gmnd'poine* Et
dire qu'on n*y peut rien avec ces misérables gilets ouvert.
Impossible) ajoutait-il, regardant lo plastron do m chemise
tout froissé. Et si mes malles sont déjà au chemin do fer rcriait-
il hors do lui.
— Tu moltras la m (en no.
— J'en rai s tïû commencer par là.
• — Attends, cola s'Arrangera, i
Lorsque, sur l'ordre do Levlno, il ovait emballé et fait porter
chez les Cherbatzky, d'où Ils devaient être expédiés au chemin
do for, tous les effets do son maître, le vfoux domestique
Kousma n'avait pas pensé ù mettro do côté une chemise fraî-
che. Cùto que Levlne portait depuis le matin n'était pas met-
table; envoyer chez les Cherbatzky était trop long; pas de ma-
gasins ouverts, c'était dimanche. On fit prendre une chemlso
chez Stêpano Arcadiévitch ; ello parut ridiculement large et
courte. En désespoir de cause, il fallut envoyer ouvrir les malles
chez les Cherbatzky. Ainsi, tandis qu'on l'attendait à l'église,
le malheureux marié so débattait dans sa chambre comme un
animal féroce en cage.
Enfin le coupable Kousma se précipita hors d'haleine dans
la chambre, une chemise à la main.
< Je suis arrivé Juste à temps, on emportait les malles »,
s'écria-WI.
Trois minutes après, Levine courait à toutes jambes dans le
1. La personne chargée de remplacer ta mère.
ANNA SAltâNfNH 89
corridor» mm regarde r m montra pour m pas augmenter ae«
tourment*»,
î Tu n'y d!tt«Kora8 rien» lui tait Siépano AveadiévïtoU qui
suivait o loisir en souriant, Quand jo to dm quo tout *\vtm-
géra, »
IV
t Co sont eux, ï.o voila, lAïquoI? Kst-cô la plus jeunot Et
ctlttr, vols dom% on In ctirait à tlomi morte! » murmurait-on (hum
la .foula, lorsque Lovlna ouïra avec an flancéo.
Slépune Arcndlovltch raconta fl art fommo In causa du retord,
et on chuchota en souriant parmi Ion Invltéa. Quant a. Levino,
il no remorquait rien ni personne, ot no qui Unit pas sa (lancée
dos yeux. Kl tty omit beaucoup moins jolie quo d'habitude sous
sa couronne do mariée, ot on la trouva généralement enlaidie;
mais tel notait pas l'avis do Levino. Il regardait sa coiffure
élevée, son voilo blanc, sos fleurs, la garniture do sa roïm
encadrant vlrginntement son cou long «t mince*, ot la décou-
vrant un pou pat- devant» sa tnillo remarquablement fine, ot
cilo lui parut plus belle quo jamais. Go n'était cependant pas
sa voue de Paris qui lo charmait, ni l'onsombto d'uno parure qui
n'Ajoutait rien a sa beauté : c'était l'expression de co charmant
visage, son regard, ses lèvres avec tour Innocente oxpressfon
de sincérité, gardéo en dépit do tout cot apparat,
< J'ai ponsè quo tu t'étais enfui, lui dit-elio en souriant.
— Co qui m'est arriva ost si béto, quo jo suis honteux d'en
parler! répondit-il rougissant et so tournant vers Serge Iva-
ntteh.
— Elle est bonne, ton histoire do chemise I dit celui-ci hochant
la tête avec un sourire.
— Ouf | oui» répondit Levino, sans comprendre un mot do co
qu'on lui disait.
— Kostia, voici lo moment de prendre une décision suprême,
vint lui dire Stépauc Arcadtêvitcli feignant un grand embarras ;
la question est grave et tu vas en apprécier toute l'importance.
On me demande si les cierges doivent être neufs ou entamés;
la différence est de dix roubles, ajouta-Mi, se préparant à sou-
rire. J'ai pris une décision, mais je ne suis si tu l'approuveras. 9
98 ANNA KAUfcNiNK
levlno comprit qu'il s'agissait d'une plaisanterie, maïs ne
parvint pas o sourira,
t Que décides- lut neufs ou entamés f voila la question.
— Oui, oui, neufs,
— Parfaitement! la question est tranchât», dit Siépano Àrca-
dlévitch souriant. — Que l'homme est donc peu do chose
dans ces sortes do situation» I raitrmura-t-lt 6 Tehtrlkaf, tandis
qim Lovlno s'approchait du sa (lancée après lui avoir jeté un
regard éperdu.
~~ Attention, Kltfyt pose In pwmiéra lo pied sur h tapis,
lui dit lu comtesse flordstono eu Rapprochant... Voua en faites
do belles! ajoula-t-e!k\ «'adressant ô toviiin.
— Tu n'as pus pour? demanda Mari» Dmllrlowirn, une vieille
tanto.
— N'os-tu pas un peu froid? Tu os pftla. Baisse- toi un
moment! i dit madame bwof, levant ses beau* bras pour ro-
parer un petit désordre survenu a la coiffure do m sœur.
Dolly Rapprocha a son tour et voulut parler, mai» l'émotion
lui coupa lr< parole, et cite se mit a rire nerveusement.
Kftly regardait ceux qui t'entouraient d'un air aussi absent
que Lovlne,
Pendant ce temps, les desservants avaient revêtu leurs habit»
sacerdotaux, et te prêtre, accompagné dtt diacre, vint se placer
devant lo pupitre posa à l'entrée des portes saintes : il adressa
à Lovino quelques mots, que celui-ci ne comprit pas.
t Prenez la main do votre fiancée ot approchez », lui souffla
le garçon d'honneur.
Incapable do saisir ce qu'on réclamait de lui, Lcvin© faisait
le contraire de ce qu'on lut disait. Enfin, au moment ou, décou-
rages, les uns et les autres voûtaient l'abandonner a sa propre
inspiration, il comprit que de sa mafn droite H devait prendre,
sans changer de position, la main droito de sa fiancée. Lo
prône fit alors quelques pas et s'arrêta devant le pupltro. Les
parents et les invités suivirent te jeune couple; H se produisit
un murmure de voix et un froufrou do robes. Quelqu'un so
baissa pour arranger la traîne de ta ■ 4t<ôe, puis un silence si
profond régna dans l'église, qu'on entendait les gouttes de
cire tomber des cierges.
Le vieux prctre,en calotte, ses cheveux blancs, brillants comme
de l'argent, retenus derrière les oreilles, retira ses petites mains
ridées do dessous sa lourde chasuble d'argent ornée d'une
croix d'or, et s'approcha du pupitre, où I! feuilleta lo missel.
ANNA KAUftKINÏS 0|
Stépane Arcndlévltdt vlnl doucement lui parler & l'oreille,
lit un signe a Lovlne, ot m retira.
Loprétro alluma deux cierges orties do fleura, et, tout «n les
tenant do la main gaucho, sans s'inqufotcr do la oiro qui en
dégouttait, Il ao tourna vera te Jeune couplé. C'était ce mftmb
vieillard qui avait confessé Lovino. Après avoir regardé en
soupirant le» mariés do ses yeux tristes et fatigués, M t»6nlt do
la moin droite lu (lancé, puis, avec tmo nuança particulière do
douceur, posa ses doigts sur la tôle baissée do Kitty, leur
remit les cierges, s'éloigna hmfemerit ol prit l'encensoir,
• Tout cola est-il Won réalî » punsnlt tovlno Jetant un coup
d'aîil h m flancén qu'il voyait do profit, ot remarquant au mou-
vmnent do «os lèvres et do ses cils quVIlo sentait son regard,
Kilo no lova pas In tôlo, mais II comprit, a l'agitation do la radio
remontant jusqu'à sa pntito orclllo rose, qu'elle étouffait un
soupir, et vit sa main, emprisonné» dans un long gant, trem-
bler en tenant lo cierge.
Tout s'effaça aussitôt do son souvenir, «on retard, lo mécon-
tentement do ses amis, sa sotte histoire de chemise, Il no
sentit plus qu'une émotion météo de teneur et do joie.
L'archidiacre en dnlmatlquo do drap d'argent , un bel
hommo aux cheveux frisés des deux côtés do ta tôto, s'avança,
leva l'étole do ses deux doigts avec un geste familier, et s'urrétn
devant le prêtre.
c flénissoz-nous, Seigneur 1, entonna-t-il lentement, et les
paroles résonnèrent solennellement dans l'air.
1 Que le Seigneur vous bénisse maintenant et dans tous les
siècles des siècles t, répondit d'uno voix douce et musicale le
vieux prêtre continuant & feuilleter.
Et to répons, chanté par io choeur Invisible, emplit l'église
d'un son large et plein, qui grandit pour s'arrêter une seconde
et mourir doucement.
On pria, comme d'habitude, pour le repos éternel et le salut
des âmes, pour le synode et l'empereur, puis aussi pour les
serviteurs de Dieu, Constantin et Catherine
« Prions lo Seigneur de leur envoyer son amour, sa paix et
son secours », sembla demander toute l'église par la voix do
l'archidiacre.
Levine écoutait ces paroles et en était frappé, c Comment
ont-ils compris que ce dont j'avais précisément besoin était de
secours, oui de secours? Que sais-je, que puis- je sans secours? t
pensa4-il, se rappelant ses doutes et ses récentes terreurs.
M ANNA KAftâNfN»
Quand lo diacre eut terminé; le prêtre m tourna vera les
mariés, un livre h la main :
i IHoit atonie! qui réunis par un lion indissoluble ceux qui
étaient séparés, bénis ton serviteur Consvantln ot ta servante
Catherine, et répands tes bienfaits sur eux. Au nom du Pore»
du Fila ot du Saint-Esprit, à présent ot toujours comme dans
tous tes siècien des siècles,.,....» »
t Amen », chanta encore lo chœur invisible.
• « Qui réunis par un lien indissoluble ceux qui étalent
séparés I Combien ces parole» profondes répondent à ce quo l'on
éprouve en ce moment!— Lo comprend-eîle comme moiî i
pensa Lovino,
A l'expression du regard do KiUy» il conclut qu'elle com-
prenait comme lut; mais il so trompait : absorbée par lo
sentiment qui envahissait et remplissait de plus on plus son
cœur, elle avait a peino suivi io service religieux. Kilo éprou-
vait la joie profonde do voir enfin s'accomplir ce qui, pendant
six aemainos, l'avait tour à tour rendue heureuso et inquiète.
Depuis lo moment où, vôtue de sa petite robe brune, elle
s'était approchée de tevlne pour se donner silencieusement
tout entière, le passé, elle le sentait, avait été arraché de
son aine et avait fait place a une existence outre, nouvelle,
Inconnue, sans que sa vie extérieure fût cependant changée.
Ces six semaines avaient été une époque bienheureuse et
tourmentée. Espérances et désirs, tout se concentrait sur cet .
homme qu'elle no comprenait pas bien, vers lequel lo poussait
un sentiment qu'elle comprenait moins encore, et qui, l'atti-
rant et l'éloignant alternativement , lui inspirait pour son
passé à elle une indifférence complète et absolue. Ses habi-
tudes d'autrefois, les choses qu'elle avait aimées, et jusqu'à
ses parents, que son insensibilité affligeait, rien ne lui était
plus; et, tout en s'efTrayant de ce détachement, elle se réjouis-
sait du sentiment qui en était cause. Mais cette vie nouvelle,
qui n'avait pas encore commencé, s'eit faisait-elle une Idée pré-
cise? Aucunement; c'était une attente douce et terrible du nou-
veau, de l'inconnu, et cette attente, ainsi que le remords de ne
rien regretter du passé, allaient avoir une fin ! Elle avait peur,
c'était naturel, mais le moment présent n'était cependant que la
sanctification de l'heure décisive qui remontait à six semaines.
Le prêtre, en se retf ,-nant vers le pupitre, saisit avec difficulté
le petit anneau de : ,Uy pour le passer à la première jointure
du àoïgt 4e Levine,
ANNA iiAKfcNtNK 03
i Je t'unis, Constantin, serviteur de Dieu, « Catherine, ser-
vante de Dieu », et il répéta la même formula en passant un
grand anneau nu petit doigt délicat do Killy.
Les mariés encre haïent a comprendra ce» que» l'on voulait
d'eux, mais se trompaient chaque t'ois, et le prêtre les corrigeait
a voix basse. On souriait, on chuchotait nu tout d'eux tondis
qu'ils restaient sérieux et graves.
« Dieu qui, dès le commencement du monde, es crée
l'homme, continua te prêtre, et lui ns donné In femme pour
être son aide inséparable, bénis ton serviteur Constantin et
ta servante Catherine, unis les esprits de ces époux, et verso
dans leurs emurs fa foi, la concorde et l'amour. »
J.ovino sentait sa poitrine se gonfler, dos larmes involon-
taire!) monter à ses yeux, et toute» ses pensées sur le mariage,
sur l'avenir, so réduire à néant. Ce qui s'accomplissait pour
lut avait une portée incomprise jusqu'ici, et qu'il comprenait
moins que jamais.
Tout Moscou assistait au mariage. Dans cette foule de
femmes parées et d'hommes en cravates blanches ou en uni-
formes, on chuchotait discrètement, les hommes surtout, car
les femmes étalent absorbées par leurs observations sur les
mille détails, pleins d'intérêt pour elles, de cette cérémonie.
Un petit groupe d'Intimes entourait la mariée, et dans le
nombre se trouvaient ses deux sœurs : Dotly et la belle
madame Lwof arrivée de l'étranger.
c Pourquoi Mary est-elle en lilas à un mariage? c'est presque
du deuil, disait Mme Korsunsky.
— Avec son teint, c'est seyant, répondit la Drubetzky. Mais
pourquoi ont-ils choisi le soir pour la cérémonie! cela sent le
marchand.
— C'est plus joli. Mol aussi, je me suis mariée le soir, dit
la Korsunsky soupirant et se rappelant combien elle était belle
ce jour-là et combien son mari était ridiculement amoureux I
Tout cela était bien changé!
— On prétend que ceux qui ont été garçons d'honneur plus
de dix fois dans leur vie, ne se marient pas; j'ai voulu
84 ANNA KAÏ1ÊNINK
m'assuror do cette f.tçon contre le mariage, mats la pîneo était
prise *, dit te comte Senfavine a In jeune princesse Tehnrsky,
qui avait des vues sur lui.
(Mc~ei no répondit que par un sourire, ICllo regardait Kitly
et pensait a co qu'elle forait quand, a son tour, elle serait avec
Sonlavloe dans cotte situation; combien elle lui reprocherait
alors ses plaisanteries!
CherbaUUy confiait a une vieille demolsolle d'il on nom' de
l'impératrice son intention déposer la couronne sur le chignon
de Kitly pour lui porter bonheur.
« Pourquoi ce chignon? répondit-elle, bien décldêo si la
monsieur veuf, quelle voulait épouser, su soumettait au nia»
rlage, à se marier très simplement. Je n'aime pas ce faste. »
Sorgo Ivaniteh plaisantait avec sa voisine et prétendait que
si l'usage de voyager après le mariage était répandu, cela
tenait à ce quo les mariés semblaient ffènéralement honteux do
four choix.
« Votre frère pout être lier, lui. Elle est ravissante. Vous
devez lui porter envie 1
— J'ai passé co temps-lé» Daria Dmltrfevna, » répondlt-il, et
son visage exprima une tristesso soudaine
Stépane Arcadiévitch racontait à sa belle-sœur son calem-
bour sur le divorce.
f II faudrait ' arranger sa couronne, répondit celle-ci sans
écouter.
— • Quel dommage qu'elle soit enlaidie, disait la comtosse
Nordstone a Mme Lwof. Malgré tout, Il ne vaut pas son petit
doigt, n'est-ce pas?
— Je ne suis pas de votre avis, H me plaît beaucoup, et non
pas seulement en qualité de beau-frère, répondit Mme Lwof.
Comme il a bonne tenuel C'est si difficile en pareil cas de ne
pas être ridicule. Lui n'est ni ridicule ni raide, on sent qu'il
est touché.
— Vous vous attendiez a. ce mariage?
— Presque. Il l'a toujours aimée.
— Eh bien, nous allons voir qui des deux mettra le premier
le pied sur le tapis. J'ai conseillé à Kitly de commencer.
— C'était inutile, répondit Mme Lwof ; dans notre famille
nous sommes toutes soumises à nos maris.
— Moi, j'ai fait exprés de prendre le pas sur le mien. Et
vous, Dolly? »
Dolly les entendait sans répondre; elle était émue, des larmes
ANNA KAHÉNWB 95
remplissaient ses youx, et elle n'durait pu prononcer uno
pnrota sans pleurer, Heureuse pour KUty et pour Ltwino, elto
faisait dos retour» sur «on propre mariage, et Jetant un regard
sur le brillant Stépano Arcadiôvitch, olto oubliait la ràotitô* ot
no 80 souvenait plus que do son premier et Innocent amour.
Ello pensait aussi à d'autre» fwnmes, ses amie*, qu'olto ho rap-
pelait a cette heure unique et solennelle do leur vie, où elles
avaient renoncé avec joie au passé et aborda un mystérieux
avenir, l'espoir et la crainte dans to cœur. Au nombre do ces
mariées, elle revoyait sa chéro Anna, dont elle venait d'np-
prcmUo les projets do divorce; elle Pavait vue aussi, couverte
d'un voile blanc, pure comme KUty sous sa couronne de fleur*
d'oranger. Et maintenant? — « C'est affreux! i murmura*
l-elle.
Les sœurs et les amies n'étalent pas seules a suivre avec
Intérêt les moindres incidents de In cérémonie; des specta-
trices étrangères étaient là, retenant tour baleine dans la crainta
de perdre un seul mouvement des mariés, et répondant avec
ennui aux plaisanterlos ou aux propos oiseux des hommes,
souvent même ne les entendant pas,
i Pourquoi cst-ello si émue! La morie-t-on contre son
gré?
— Contre son gré? un si bel homme. Est- il prince Y
— Celle en satin blanc est la sœur. Êcouto le diacre hurler :
i Qu'elle craigne son mari i.
— Les chantres sont-ils de Tchoudof * ?
— Non, du synode.
— J*ai interrogé le domestique II dit que son mari l'cmméno
dans ses terres. II est riche ù faire peur, dit-on. C'est pour
cela qu'on l'a mariée.
— Ça fait un joli couple.
— Et vous qui prétendiez, Marie Wossiliowna, qu'on ne
portait plus de crinolines. Voyoz donc celle-là, en robe puce,
une ambassadrice, dit-on, comme elle est arrangée 1 Vous
voyez bien ? .
— Quel petit agneau sans tache, que la mariée. On dira ce
qu'on voudra, on se sent ému. i
Ainsi parlaient les spectatrices assez adroites pour avoir
dépassé la porte.
■ !
3. Couvent d'hommes, célèbre par ses chantres.
96 ANNA KAWfiNIl**?
VI
A ce moment, un des officiants vint étendra mi milieu de
l'église un grand morceau d'étoffe rose, pendant que le
chœur entonnent un psaume d'une exécution difficile et com-
pliquée, où la busse et le ténor sa répondaient; le prêtre fit
no signe aux mariés en leur indiquant le lapJs.
Ils connaissaient tous deux le préjugé qui veut quo celui des
époux dont le pied se pose io premier sur le lapis, devienne lo
vrai chef do la famille! mais ni tevlno ni Killy ne so lo rappe-
lèrent, Les remorques échangées autour d'eux leur échappè-
rent également.
Un nouvel offico commença Kltly écouta los prières et
chercha, sans y parvenir, a les comprendre, Plus la céré-
monie avançait, plus son cœur débordait d'une joio triom-
phante qui empêchait son attention do se fixer.
On pria Dieu pour i que les époux eussent lo don de
sagesse et une nombreuse postérité »,on rappela t que la pre-
mière femme avait été tirée de ta côto d'Adam », « que la
femmo devait quitter son père et m mère pour ne faire qu'un
avec son époux » ; on pria Dieu t de les bénir comme Isaac et
Rébecca, MoTse et Séphora, et de leur faire voir leurs enfants
jusqu'à la troisième et la quatrième génération ».
Quand le prêtre présenta les couronnes et que Cherbatzky,
avec ses gants ô trois boutons, soutint en tremblotant celle de
la mariée, on tut conseilla de toutes parts, a mi-voix, de la
poser complètement sur la tête de Kitty*
c Mettez-la-moi », murmura celle-ci en souriant*
Levine se tourna de son côté, et, frappé du rayonnement de
son visage, il se sentit, comme elle, heureux et rasséréné.
Ils écoutèrent, la joie au cœur, la lecture de répître et le
roulement de la voix du diacre au dernier vers, fort apprécié
du public étranger qui l'attendait avec impatience* Ils burent
avec joie l'eau et le vin tlèdes dans la coupe, et suivirent
presque gaiement le prêtre lorsqu'il leur fit faire le tour du
pupitre en tenant leurs mains dans les siennes. Cherbatzky et
Tcbirikof, soutenant les couronnes, suivaient les mariés et
souriaient aussi, tout en trébuchant sur la traîne de la mariée.
L'éclair de joie allumé par Kitty se communiquait, semblait-ll,
ANNA KAÏï&WNR 07
a tout» l'assistance. Levlno était convaincu que îe diacre et lo
prêtre on subissaient la contagion comme lui.
i«es couronnas ôtéos, lo prâtro lut les darniért?s prières et
félicita lo jouuo couple, tovlna regarda Kilty et «mt no l'uval r
encore jamais vue aussi tiollo ; c'était la beauté do ce rayon-
nement intérieur qui la transformait; il voulut parler, mais
s'arrêta, craignant quo la cérémonie no fAt pas encore ter-
minée. Le prêtre lui dit doucement, avec un bon sourire :
« Embrassez votre femme, et vous, embrassez votro mari »,
et II Jour reprit les cierges,
Lovlno embrassa sa fommo avec précaution, lui prit lo br*
et sortit do l'église, ayant l'impression nouvelle et étrange de 80
sentir tout a coup rapproché d'elle. Il n'avait pas cru jusqu'ici
a la réalité do tout ce qui venait de go psssor, et no commença
a y ajouter fol que lorsque leurs regards étonnés et intimidas
se rencontreront; H sentit alors quo, bien réellement, ils no
faisaient plus qu'un.
la mémo soir, après aoupor, les jeunes maries parurent
pour la campagne.
Vil
Wronsky et Anna voyageaient ensemble en Europe depuis
trois mois; ils avaient visité Venise, Homo, Naplcs, et venaient
d'arriver dans une petite vitle italienne où ils comptaient sé-
journer quelque temps.
Un imposant maître d'hôtel t aux cheveux bien pommadé? et
séparés par une raie qui partait du cou, en habit noir, largo
plastron de batiste, et breloques se balançant sur un ventre
rondelet, répondait dédaigneusement, les mains dans ses
poches, aux questions que lui adressait un monsieur.
Des pas sur l'escalier de l'autre cote du perron firent re-
tourner le brillant majordome, et lorsqu'il aperçut le comte
russe, locataire du plus bel appartement de l'hôtel, il retira
respectueusement ses mains de ses poches, et prévint le comte,
en saluant, que le courrier était venu annoncer que l'intendant
du palais, pour lequel on était en négociations, consentait à
signer te bail. X^vi u «_î;7\
« Très bien, dit Wronsky. Madame esj-èïle\à la maison?
; |Vl ! . ; i,k-7
/ ^ , !i\N^5
/
93 aN'N'A kahïînjms
— Madame était sortie, mais oîla vient do rontror •, répondit
lo maître d'iidt&l.
Wronaky (tt« son cHnp&nu mou ft tftvgest bords, essuya do
hou iwmehoir son front et ses cheveu* rojetta on nrrfew qui
dissimulaient su calville, puis voulut passer, tout en jetant un
regard distrait sur lo monsieur nrroté A lo contempler,
« Monsieur ohi russe et vous « dnimutd» i, (Ht lo maître d'hôtel,
Wronsky so retourna encore une fol», ennuyé a ri<l6o do no
pouvoir éviter les rencontres, et content cependant de trouver
une distraction quelconque : ses yeux et ceux do l'elrufigor
s'illuminèrent :
» «ioliniteliuft
-— ■ Wronsky I i
C'était emv.tivement Gnlttritehor, un eamnrarin do Wronsky
nu corps do» pafjes : il y appartenait ou parti libéral el oh
était SûUt oVW, un ftètuïo civil «ftnft Atteuiiti itiUiuMuii tftmluu-
mi service, Depuis leur sortie do corps ifs no s'étaient roneon*
1res qu'une seule foi»,
Wronsky, lors d« cette unique rencontre, «volt «ru com-
prendre que hou ancien camarade méprisait, do houl do ses
opinions extra-lihôrales, la carrière militaire; m'avait, on con-
séquence, traité froidement ot avec hauteur, co qui avait laissé
Golinitchof indifférent, mais no leur avait pas donné lo désir
do so revoir. Et cependant ce fut avec un cri do joie qu'ils se
reconnurent, Peut-être Wronsky no se douta-t-il pas que la
cause du plaisir qu'il avait a retrouver (Jolinitchef était lo pro-
fond ennui qu'il éprouvait ; niais, oubliant le passé, il lui tondit
lu main, et l'expression un peu inquiète de la physionomie de
iioUnitcUof tit place a une satisfaction manifeste.
a Enchante de te rencontrer I dit Wronsky avec un sourire
amical qui découvrit ses belles dents»
— On m'a dit ton nom, je ne savais pas si c'était toi; très,
très heureux.,,
— Mais entre donc. Que fais-tu ici?
— J'y suis depuis plus d'un an. Je travaille.
— Vraiment? dit Wronsky avec intérêt. Entrons donc. »
Et selon l'habitude propre aux Russes de parler français
quand ils ne veulent pas être compris do leurs domestiques, il
dit en français :
« Tu connais Mme Karénine? nous voyageons ensemble,
j'allais chez elle ». Et tout en parlant il examinait la physio-
nomie de Golinilchef.
ANNA KÀHftNiNft $9
-* AU f jo no savais pas (il ta savait pttr/idtûmmd), répondit
celul-til av»'t; IndlAYVonca.
— Y n-t-ll longtemps ipw tu *i* Ici ï
— ItouulH (vois Jour* », l'tymmlit WftmsKy, wmMfitimtl h
abwrwr son i;amtirmlt*.
t C'ost mii houuno Won tMovA, qtri volt Ips dingo» dans Iwir
vtVilnhlo jour; un pmtl lo pn mitor n An»» », s» dlWl, ■liilw-
pi étant mvornhltmumt tu ftnjan dont tinliiiltdiof vtmttH du dé-
tourne? I» cmtViH'dlUlOH.
MojuiIh qu'il voyageait aven Anna, Wronsky, A chuquo r«ii»
contra nouvelle, avait oprouvA In jnftiïtn soiitlmmit rt'IiA*! lotion;
gtNnèrnlemnnt 108 hommes avaient iiompris lu situation « tiumuio
olln devait fltro comprise », Il eût nto vmbarrasHa do diroeo
qu'il entendait par la. Au fond, cm |itn'sufitui-4 nu cherchaient
pas A comprendre, et an manipulaient d'une tenue dise rote,
exompto d'aMusions et «tu qtu^!fo»H # commn font lua gens bien
cfeves ou présent d'une situation délicate et compliquée»
titriinltchcf était certainement do cens-la, et lorsque Wronsky
l\nit présente 6 Anna, Il lui doublement <?miuitit do l'avoir
rencontre, Htm attitude <Monl correcte autant qu'on pouvait lo
désirer, «t ne lui coûtant visiblement aucun effort.
tiotinltchcf ne connaissait pas Anna, dont In heauto «t la sim-
plicité lo frappèrent. Elle rougit on voyant entrer les deux
homme3, et cette rougeur enfantine plut Infiniment au nouveau
venu. Il fui charma de In façon naturelle dont elle «hordail su
situation, appelant Wronsky pur hou petit nom, cl disant
qu'ils allaient «'Installer dons une maison qu'on décorait du
nom do palazzo, do l'air d'uuo personne qui veut ôviter tout
malentendu devant un étranger.
Golinltchcf, qui connaissait Alexis Alexondroviteh, 110 put
s'empêcher de donner raison à cette femme Jeune, vivante et
pleine d'énergie; il admit, co qu'Anna ne comprenait guéro
elle-même, qu'elle pût être heureuse et gale tout en ayant
abandonné son mari et son fils, ot perdu su bonne renommée.
1 Go païazzoest dans lo guide, dit tiolhiUclioî. Vous y verrez
un superbe Tintorel de sa dernière manière.
— Faisons une chose : te temps est superbe, retournons le
voir, dit Wronsky, s'adressa» t à Anna.
— Très volontiers, je vais mettre mon chapeau. Vous dites
qu'il Tait chaud? » dit-elle sur le pas do la porte, se retournant
vers Wronsky et rougissant encore,
Wronsky comprit qu'Anna, no sachant pas au juato qui
109 ANNA KAlrôNINS
était tinllnltchef, su ilumamJuit si t*Ite avaU eu avw ttif ta ton
qu'il fallait.
Il la regarda Imigtwmont, tendrermmt, «t répondit :
« Won, |»!ih trop chaud. »
Anna devina qu'il était satisfait d'elle» et lut répondant par
un août*)!'®, sortit (la hou pas vif et tfraaleux,
1*9 «mi» au regarderont avee un certain embarras, tîuliut-
teltitf comme un homme qui voudrait eiprlmor son admiration
«ans oser le faire, Wronsky eammo quoiqu'un qui désire un
<:i)iii|ilimotit fit le redoute.
« Ainsi, tu IVs Hxé kl? dit Wronsky pour entamer une
cunvarsnUoit quelconque. Tu t'occupes toujours doit mâmi»a
études?
— Ouf, j'écris 1a secundo partie des Itow uriginea, ré*
pondit Gotloitchof tout épanoui é cetto qttestlmi, «m, futur étvo
plut) exact, Je prépare et j'assemble mas matériaux. Go sera
beaucoup plu» vaste quo ta premier® partie. On no veut pas
comprendra «liez nous, en Russie, que nous sommes km sue-
ceastsura do Dyionco,.. » Et il commença uno longue disserta*
tion.
Wronsky fut confus de ne rien savoir de cet ouvrage dont
l'autour parlait comme d'un livre connu, puis, à mesure que
Gollnitchef développait ses idées, il y prit intérêt, quoiqu'il re-
marquât avec peine l'agitation nerveuse qui s'emparait de son
ami; ses yeux s*anlmaieni en réfutant tes arguments de ses
adversaires, et sa ligure prenait une expression irritée et tour-
mentée.
Wronsky se rappela Gollnitchef au corps des pages : c'était
alors un garçon de petite taille, maigre, vif, bon enfant, ploin
de sentiments élevés, et toujours le premier de sa classe.
Pourquoi étaii-ii devenu si irritable? Pourquoi surtout, lui un
liommo du meilleur monde, se mettait-il sur la même ligne
que des êerlvaitlcurs de profession qui le poussaient à bout?
En votaient-ils la peine? Wronsky se prenait presque de corn*
passion pour lui.
Gollnitchef, plein de son sujet, ne remarqua même pas l'en-
trée d'Anna. Celle-ci, en toilette de promenade, une ombrelle à
la main, s'arrêta près des causeurs, et Wronsky fut heureux
de s'arracher au regard ûxe et fébrile de son interlocuteur,
pour porter avec amour les yeux sur l'élégante taille de
son amie.
Gollnitchef eut quelque peine à reprendre possession de lui-
ANNA KAlrêNfNB 101
nrômo. Mais Anna sut vita tô distraira |»ar sa conversation
aimanta et «njtniéc Ella ta mit peu a pim sur l« cli»|i1lr« de îfi
ptfnlurp, dont il parla en eoftm*tsïlm^^ , ; ils aiTlvorout «lus! &
pied jusqu'au palais, et là visitèrent.
i Une chosa m'enchante pîtrikuiHéremonl dans notw no»-*
voila Installation, (Ui Anna en rentrant : c'est *|«« tu auras un
bel a*«ll©r;™ «Ile tutoyait Wronsky en r«wsn devant Ûotinltuhof,
qu'oit» considérait déjà comme devant faire partie do leur Intl»
mité dans In «olltudo où IN vivotent,
— Kst-co que tu t'oetiuflps do peinture? demanda colui-cl, so
tournant avec vivacité vers WronsHy*
-— J'en al beaucoup fuit autrefois, et m'y nuis un ihhi remis
mnlntonani, répondit Wnmsky en rougissant.
*— H n un véritable talent, .«'tarin Anna t'adhmsn; j« mi
nuis pas bon juge, mal» jo la sois par dem «mmiutasuui'a wé-
rltiux. i
VIII
Cette première période de déUvranco morale et do retour a
ta santé fut pour Anna une époque do joio exubérante; l'idée
du mal dont elle était cause no parvint pas à empoisonner son
ivresse. Ne devait-elle pas è ce malheur un bonheur assez
grand pour effacer tout remords? Aussi n'y arrêtait-elle pas su
pensée; Les événements qui nvaiont suivi sa maladie, depuis
sa réconciliation avec Alexis Atexandrovltch jusqu'à son départ
do la maison conjugale, lui paraissaient un cauchemar maladif,
dont son voyage, seule avec Wronsky, t'avait délivrée. Pourquoi
revenir sur ce terrible souvenir? « Après tout, se disait-elle, et
ce raisonnement lui donnait un certain calme de conscience, lo
tort que j'ai causé a cet homme était fatal, inévitable, mais du
moins je ne profiterai pas de son malheur. Puisque je to fais
souffrir, je souffrirai aussi ; je renonce a tout ce que j'aime, ù
tout ce que j'apprécie le plus au monde, mon fils et ma répu-
tation. Puisque j'ai péché, je ne mérite ni to bonheur ni le
divorce» et j'accepte la honte ainsi que la douleur de la sépa-
ration. •
Anna était sincère en raisonnant de la sorte; mais au fond
jusqu'ici elle n'avait connu ni cette souffrance ni cette honte
101 ANNA KAflfcNlNB
qu'ello sa croyait pràte a subir comme une expiation. Wronsky
et elle évitaient tous doux, depuis qu'ils étalent a l'étranger, des
rencontras qui miraient pu les placer cî»na une s Un fit km fttusso :
les quelques poraomies avec lesquelles Ha étuient entrés ou
relations, avalent feint de comprendre leur position m toux
qu'ils oa la comprenaient eux-mêmes. Quant a In séparation
d'avec son flls, Anna n'en souffrait pas encore cruellement ;
passionnément attoehéo a sa petite tille, un» enfant ravissante,
elle ne pensait que rarement n Serge.
Plus elle vivait avec Wronsky, plus tl lui devenait cher; sa
présence eonthmetfe était un enchantement toujours nouveau.
Chacun do» trait» de non caractère lui .snmhlait beau; Unit, jus-
qu'à son changement de tenue, depuis qu'il avait quitté l'uni-
forme, lui ptalsnlt comme a une enfant épnrdument amoureuse.
Ciiacune de ses paroles, do ses pensées, portait un véritable
cachet de grandeur et de noblesse. Elle s'effrayait presque do
cette admiration excessive et n'osait 2n lui avouer, de crainte
qu'en lui faisant constater ainsi m propre infériorité tl ne so
détachât d'elle, et rien ne lui semblait terrible comme l'idée do
perdre Non amour. Cette terreur, du reste, n'était nullement jus-
lilléo por In conduite do Wronsky : Jamais il ne témoignait te
moindre regret d'avoir sacrifia i\ sa passion une carrière dans
laquelle il eût certainement joué un rôle considérable; jamais,
non plus, il ne s'était montré aussi respectueux, aussi préoc-
cupé do fa crainte qu'Anna souffrit de sa position. Lui, cet
homme si absolu, n'avait pas de volonté devant elle, et ne
cherchait qu'à deviner ses moindres désirs. Gomment n*aurait-
elle pas été reconnaissante, et n'auraiUelle pas senti le prix
d'attentions aussi constantes? Parfois cependant elle éprouvait
Involontairement une certaine lassitude à se trouver l'objet de
cette incessante préoccupation.
Quant à Wronsky, malgré la réalisation de ses plus chers dé-
sirs, il n'était pas pleinement heureux. Éternelle erreur de ceux
qui croient trouver leur satisfaction dans l'accomplissement
de tous leurs vœux, ft ne possédait que quelques parcelles de
cette immense félicité rêvée par lui. Un moment, quand il
s'était vu libre de ses actions et de son amour, son bonheur
avait été complet; — mais bientôt une certaine tristesse s'em-
para de lui. !f chercha, presque sans a'en douter, un nouveau
but à ses désirs, et prit des caprices passagers pour des aspi-
rations sérieuses.
Employer seize heures de la journée à l'étranger, hors du
ANNA KÀÏtÊNINB 163
cerdo *1a devoir* sociaux qui remplissaient m vie a Péters-
botirtf, n'était pas niso. Il no fallait plus penser nus distrac-
tions qu'il avait pratiquas dans ses précédents voyages; un
projet do souper avec dos omis avait provoqua cho?. Anna un
véritobïe accès de désespoir ; H ne pouvait pas rflcherchor los
rotation» russes ou Indigènes, et, quant aux curiosités du paya,
outre qu'il les connaissait MJh^ il n'y attachait pas, on qualité
do Russe et d'homme d'esprit, l'importance exeesslvo d'un
Anglais.
Commo un animât elYomé so précipita sur lu nourriture qui
lui tomber sous In dent, Wronskyso jetait donc Inconsciemment
sur tout co <rol pouvait lui servir do pAtttro, politique, pointure,
livres nouveaux,
lt avait, dans sa Jeunesse, montra do» dispositions pour In
peinture, et, no sachant que falro do son argent, s'était com-
posé nno collection do gravure». Co fut a l'idée do petndro
qu'il s'arrêta, nfln do donner un nltment u son nelïvHé. Ko
goût ne lui manquait nos» ot II y Joignit un don d'imitation
qu'il confondait avec des facultés artistiques. Tous les genres
lui étalent bons*: pointuro historique ou religieuse, paysage, il
$0 croyait capable do tout nbordor. Il no recherchait pas l'in-
spiration directement dans lu vie, don» lo nature, car 11 no corn-*
prônait l'une et l'autre qu'ontrevues à travers tes Incarnations
do l'art, mal» Il exécutait assez facilement dos pastiche» passa-
bles. L'écolo française, dons ses umvros gracieuses ot décora-
tives, exerçant sur lui une certaine séduction, il commença un
portrait d'Anna dans co goût. Elle portait le costume italien,
et tous ceux qui virent co portrait en parurent aussi contents
que l'auteur lui-même.
IX
Le vieux palazzo un peu délabré dans lequel ils vinrent
s'établir, entretint Wronsky dans une agréable illusion; il crut
avoir subi une métamorphose, et s'être transformé d'un pro-
priétaire russe, colonel en retraite, en un amateur éclairé des
arts, faisant modestement delà peinture, et sacrifiant le monde
et ses ambitions à l'amour d'une femme. L'antique palais pré-
tait è ces chimères, nvec ses hauts plafonds peints, ses murs
tOI ANNA KAItÊNfNB
couverts de fresques ci dô mosaïques, ses ^ramls vases sur
les cheminées, et lus consoles, ses épais rideaux jaunes aux
fenêtres, ses portes sculptées et ses vastes salles mélancoliques
ornées do tableaux.
Son nouveau roi» satisfit Wronsky quelque tenir,; H fit la
connaissance d'un professeur de peintura italien, avec lequel
il peignit des études d'après nature. Il entreprit en mémo
temps des recherches sur to moyen Age en Italie, qui lui Inspi-
rèrent un intérêt si vif pour cette époque, qu'il finît par porter
des chapeau* mous moyen Age, et par se draper a l'antique
dan» son plaid, ce qui, du reste, lui allait fort bien,
« Connais»tu le tableau de Mlkhaïtof ? » dit un matin Wronsky
h Gnllnitchof qui entrait chez lui, et II lui tondit un journal
russe contenant un article «ur cet artiste qui venait d'achever
une toile déjà célèbre, et vendue uvant d'être terminée. Il vivait
dans cette mémo ville, dénué do secours et d'encouragements*
L'article blâmait sévèrement le gouvernement et l'Académie
d'abandonner ainsi un artiste de talent.
t Jo le connais, répondit Golinttchcf : il no manque certai-
nement pas do mérite, mais ses tendances sont absolument
Tousses. Ce sont toujours ces conceptions du Christ et de lu
vie religieuse à la façon d'ivnnof, Strauss, Renan.
— Quel est le sujet du tableau? demanda Anna.
— Le Christ devant Pilote. Le Christ est un Juif do la nou-
velle école réaliste la plus pure. »
Et cette question touchant à un de ses sujets favoris, Goli«
nitchef continua a développer ses idées :
c Je ne comprends pas qu'ils puissent tomber dans une
erreur aussi grossière. Le type du Christ a été bien défini dans
Tort par les maîtres anciens. S'ils éprouvent le besoin de repré-
senter un sage ou un révolutionnaire, que ne prennent-ils
Socrate, Franklin, Charlotte Corday, — tous ceux qu'ils vou-
dront, — mais pas le Christ. C'est le seul auquel l'art ne doive
pas oser toucher, et..
— Est-il vrai que ce Mikhaïtofsoit dans la misère? demanda
Wronsky, qui pensait qu'en qualité de Mécène il devait songer
a aider l'artiste, sans trop se préoccuper de la valeur de son
labicau. Ne pourrions-nous lui demander de faire le portrait
d'Anna Arcadievna?
— Pourquoi le mien? répondit celle-ci. Après le tien jo n'en
veux pas d'autre. Faisons plutôt celui d'Anny (elle nommait
ainsi sa ÛUe) ou celui-là... », ajoutu-t-clle désignant la belle
ANNA KAlrôNJNR |05
nourries Italienne qui venait de destumdre l'enfant nu Jardin,
«t Jetait un ragnrd furtlf du «AtA do Wmnsky, ftitte Jiatjewt»
dont Wronsky admirait la beauté ©t lo t type moyen ftgo * et
dont M avait point In tête, était Ut simi point noir dans ta vlo
d'Arum, File craignait d'en étro Jalousa, et se munirait d'autant
roellloutv pour cette femme et son paui, garçon.
Wronsky regarda aussi par la fenêtre, puis, rencontrant les.
yeux d'Anm», il se tourna vers QolinHchef.
« Tu connais ce MiktuiltofV
— Jo l'ai rencontré. C'est un original sans nunitno édtwa*
«on, — un do ces nouveaux sauvages comme on on voit sou-
vent maintenant, *— vous mvet, ^- cm II bras penseurs qui
versent d'emblén dans l'athéisme, le matérinlinmo, la négation
do (oui. — AulrufoLs, continua Gûllnttehof sans laisser Wron&ky
et Anna placer un mot, autrefois lo libre penseur était un
homme élevé dans dos icléi^s religieuses, murales, n'ignorant
pas les lois qui régissent la société, ot arrivant a la liberté do
la pensée, après bien do» lutte»; mais nous possédons mainte-
nant un nouveau typa» los libres penseur* qui grandissent sans
avoir Jamais ejitcmlu parler des lois do ta morale ot do ta
religion» qui ignorent que certaines autorités puissent exister,
«t qui ne possèdent que lo sentiment do la négation : en un
mot, des sauvages. Mffehaftof est de ceux-là. Fils d'un inaftio
d'hôtel de Moscou, il n'a reçu aucune éducation. Entré fi l'Aca-
démie avec une certaine réputation, il a voulu s'instruire,
car il n'est pas sot, et dans ce but s'est adressé A la source
de toute science : les Journaux et les revues. Dans lo hûh
vieux temps, si un homme, — disons un François, — avait
l'intention de s'instruire, que faisait-il? H étudiait les classi-
ques, les prédicateurs, les poètes tragiques, les historiens, les
philosophes, — et vous comprenez tout le travail intellectuel
qui en résultait pour lui. Mais che? nous, c'est bien plus simple,
on s'adresse h la littérature négative et l'on s'assimile très
facilement un extrait de cette science-là. — Et encore, il y a
vingt ans, cette mémo littérature portait des traces de la lutte
contre les autorités et traditions séculaires du passé, et ces
traces de lutte enseignaient encore l'existence de ces choses-là.
Mais maintenant on ne se donne même plus la peine de com-
battre le passé, on se contente des mots : sélection, évolution,
lutte pour l'existence, néant; cela suffit à tout. Dans mon
article.....
— Savez-vous ce qu'il faut faire, dit Anna coupant court
106 ANNA KARÉNINE
résolument ou verbiage do Golinïtchof, après avoir échangé un
regard «vcc Wronsky, niions voir votre peintre,.,, •
GoUnltcnef y consentit volontiers, et, l'atelier de l'artiste sa
trouvant dans un quartier éloigné, ils a'y firent mener en
voiture.
Une heure plus tard, Annn, Goltnitehef et Wronsky arri-
vaient en calèche devant une maison neuve et laide. Los viah
leurs envoyèrent leur carte a Mikliaïlof, avec prière d'ôtre
admis a voir son tableau.
X
Mikliaïlof était au travail , comme toujours, quand on lui
remit les cartes du comte Wronsky et de Gollnitchef, La matinée
s'était passée à peindre dans son atelier, mais, en rentrant chez
lui, Il s'était mis en colère contre sa femme, qui n'avait pas su
s'arranger avec une propriétaire exigeante.
i Je t'ai dit vingt fois de ne pas entrer en discussion avec
elle. Tu es une sotte achevée, mais tu Tes triplement quand tu
te lances dans des explications italiennes.
— Pourquoi ne songes-tu pas aux arriérés? ce n'est pas ma
faute, a moi ; si j'avais de forgent.....
— JLaisse-moi la paix, au nom du ciel! — cria Mikliaïlof,
la voix pleine de larmes, et il se retira dans sa chambre de
travail, séparée par une cloison de la pièce commune, en ferma
la porte ù clef, et se boucha les oreilles. — Elle n'a pas le nens
commun t 1 se dit-il, s'asseyant à sa table et se mettant avec
ardeur à la tache.
Jamais il ne faisait de meilleure besogne que lorsque l'argent
manquait, et surtout lorsqu'il venait de se quereller avec sa
femme. Il avait commence l'esquisse ci'un homme en prqie a
un accès de colère; ne la retrouvant pas, il rentra chez sa
femme, l'air bourru, sons la regarder, et demanda à Tablé
des enfants le dessin qu'il leur avait donné. Après bien des
recherches, on le trouva, sali, couvert de tacites de bougie. Il
l'emporta tel quel, le plaça sur sa table, l'examina à distance
en fermant à demi les yeux, puis sourit avec un geste satis-
fait.
t C'est ça, c'est ça! » murmura-t-ii, prenant un crayon et
ANNA KARÉNINE 407
dessinant rapidement. Une des tacher do bougie donnait a son
esquisse un aspect nouveau.
Tout on crayonnant II se souvint du menton proéminent do
Phomme auquel it achetait des- cigares, et aussitôt «on florin
prit cotte môme pliyaionomio énergique et accentuée , et
t'esquisse cessa d'être uno chose vogue, morte, pour n'animer
et devenir vivante. Il en rit de plaisir. Comme it achevait
soigneusement son dessin, on lui apporta les deux cartes,
« J'y vais ft l'instant », vepondiMU
Pois tl rentra chez sa fomnie.
c Voyons, Sacha, ne sois pas fftehéo, dil-il nvec un sourire
tondro et on môme temps craintif, tu as eu tort, j'ai eu tort
aussi. J'arrangerai les choses. » Et, réconcilie avec sa femme,
tl endossa un paletot olive à collet de velours, prit son cha-
peau, et m rendit n l'atelier, vivement préoccupé do la visite
de ces grands personnages russes, venus en calèche pour voir
son atelier.
Au fond, son opinion sur* le tableau qut s'y trouvait expose
se résumait ainsi ; personne n'était capable (l'on produire un
pareil. Ce n'est ,prts qu'il le crût supérieur aux Hophaëls, mais
Il était sûr d'y avoir mis tout co qu'il voulait y mettre, et déliait
les autres d'en faire autant. Cependant, malgré cette conviction,
qui datait pour lui du jour où l'œuvre avait été commencée,
il attachait uno importance extrême au jugement du public, et
l'attente de co jugement l'émouvait jusqu'au fond de l'orne.
11 attribuait à ses critiques une profondeur de vues qu'il ne
possédait pas luPmôme, et s'attendait h leur voir découvrir
dans son tableau des côtés neufs, qu'il n'y avait pas encore
remarqués. Tout en avançant a grandes enjambées, il fut frappé,
malgré ses préoccupations, de l'apparition d'Anna, doucement
éclairée, debout dans l'ombre du portail, causant avec Golinl-
tchef, et regardant approcher l'artiste qu'elle cherchait 6 exa-
miner de foin. Celui-ci, sans même en avoir conscience, enfouit
aussitôt cotte impression dans quelque coin de son cerveau,
pour s'en servir un jour, comme du menton de son marchand
de cigares.
Les visiteurs, déjà désenchantés sur le compte de NikhaTlof
par les récits de Golinitchef, le furent plus encore par l'exté-
rieur du peintre. De taille moyenne et trapue, Mikhaîlof avec
sa démarche agitée, son chapeau marron, son paletot olive et
son pantalon étroit démodé, produisait une impression que la
vulgarité de sa longue figure et le mélange de timidité et do
108 ANNA KARÉNINE
prétention a ta dignité qui s'y peignaient, ne contribuaient
pas o rendre favorable,
i Faites-moi l'honneur d'entrer », dit-Il, cherchant à prendre
un air indiffèrent, tandis qu'il introduisait ses visiteurs et leur
ouvrait la porte de l'atelier.
XI
«
A peine entrés, Mikhaïlof jeta un nouveau coup d'œil sur
ses hôtes; la tête de Wronsky, aux pommettes légèrement
sniltontes, se grava instantanément dans son imagination, car
le sens artistique do cet homme travaillait en dépit de son
trouble, et amassait sans cesse des matériaux. Ses observations
flnes et Justes s'appuyaient sur d'imperceptibles indices. Celui-
ci (Golinitchef) devait être un Russe fixé en Italie* Mikhuïiof
ne savait ni son nom, ni l'endroit où il l'avait rencontré, encore
moins s'il lui avait jamais parlé; mais il se rappelait sa ligure
comme toutes celles qu'il voyait, et se souvenait de l'avoir
déjà classé dans l'immense catégorie des physionomies pauvres
d'expression, malgré leur faux air d'originalité. Un front très
découvert et beaucoup de cheveux par derrière donnaient a
cette tête une individualité purement apparente, tandis qu'une
expression d'agitation puérile se concentrait dans l'étroit
espace qui séparait les deux yeux. Wronsky et Anna devaient,
selon Mikhaîlof, être des Russes de distinction, riches et igno-
rants des choses de l'art, comme tous les Russes riches qui
jouent à l'amateur et au connaisseur.
c Ils ont certainement visité les galeries anciennes, et, après
avoir parcouru les ateliers des charlatans allemands et des
imbéciles prêraphaélistes anglais, ils me font l'honneur d'une
visite pour compléter leur tournée », pensa-t-H. — La façon dont
les dilettantes examinent les ateliers des peintres modernes,
lui était bien connue : il savait que leur seul but est de pouvoir
dire que l'art moderne prouve l'incontestable supériorité de
l'art ancien. Il s'attendait à tout cela, et le Usait dans fin diffé-
rence avec laquelle ses visiteurs causaient entre eux en se
promenant dans l'atelier, et regardaient à loisir les bustes et
les mannequins, tandis que le peintre découvrait son tableau*
Malgré cette prévention et l'intime conviction que des Russes
riche» et do haute naissance* no pouvaient être que des imhé-
elles et dos sots, H déroulait des études, levait les store», et
dévoilait d'une main troublée son tableau.
« Vole), dit-il, s'éloignnnt du tableau et le désignant du geste
aux apectateura. — C'est le Christ devant Pilule. — Mathieu,
chapitra xxvn. » 11 sentit ses lèvres trembler d'émotion, et se
recula pour se placer derrière ses hôtea. Pendant tes quelques se-
condes de silence qui suivirent, Mikhaïlof regarda son tableau
d'un œil indifférent, comme s'il eût été L'un des visiteurs. Malgré
lui, il attendait un jugement supérieur, uno sentence infaillible,
de ces trois personnes qu'il venait de mépriser l'instant d'avant.
Oubliant sa propre opinion, aussi bien que les mérites incon-
testables qu'il reconnaissait a son oeuvre depuis trois ans, il
. la voyait du regard froid et critique d'un étranger, et n'y trou-
vait plus rien de bon. Combien les phrases poliment hypocrites
qu'il allait entendre seraient méritées » combien ses hôtes
auraient raison de le plaindre et de se moquer de lui, une fols
sortis!
Ce silence, qui ne dura cependant pas au delà d'une minute,
lui parut d'une longueur intolérable, et, pour l'abréger et dissi-
muler son trouble, il fit l'effort d'adresser la parole à Golini-
tchef.
« Je crois* avoir eu l'honneur de vous rencontrer, dit-Il,
jetant des regards inquiets tantôt sur Anna, tantôt sur Wronsky,
pour ne rien perdre du jeu de leurs physionomies.
— Certainement; nous nous sommes rencontrés chez Rossf,
le soir où cette demoiselle italienne, la nouvelle Radie), a dé-
clamé; vous en souvient-il? • répondit légèrement Golinitchef,
détournant ses regards sans le moindre regret apparent.
H remarqua cependant que îtilkhaïlof attendait une appré-
ciation, et ajouta :
« Votre œuvre a beaucoup progressé depuis la dernière fois
que je l'ai vue, et maintenant, comme alors, je suis très
frappé de votre Pilate. C'est bien là un homme bon, faible,
tchinovnick jusqu'au fond de l'âme, qui ignore absolument la
portée de son action. Mais il me semble »
Le visage mobile de Mikhaïlof s'éclaircit, ses yeux brillèrent,
il voulut répondre : mais l'émotion l'en empêcha et il feignit
un accès de toux. Cette observation de détail, juste, mais de
nulle valeur pour lui, puisqu'il tenait en mince estime l'ins-
tinct artistique de Golinitchef, le remplissait de joie.
Du coup il se prit d'aftecUon pour son hôte, et passa subite*
140 ANNA KAUÏÎNINS
mont da Pabattomont a l'enthousiasme. Soudain son tabtftau
rotrouva pour tut m vie si complexe et al profonde»
Wronsky m Anna causaient ft voix basse, «anima on lo fait
aux expositions do pointure» pour no pas risquer do froisser
l'auteur, et surtout pour no pas laisser entendre une do ces
remarquas si facilement absurdes lorsqu'on parle d'art.
Alfkhaftaf crut à uno impression favorablo sur son tableau et
se rapprocha d'eux.
< Quelle admirable expression a m Christ ( » dit Anna, pen-
sant que cet éloge no pouvait être qu'agréable à l'artiste, puis-
que le Christ formait te perso/mage principal du tableau, Elle
ajouta : < On sent qu'il » pitié de Pilule, t
C'était eneoro une des miîlo remarques justes et bannies qu'on
pouvait faire» La télo du Christ devait exprimer la résignation .
à fa mort, lo sentiment d'un profond désenchantement, d'une
paix surnaturelle, d'un sublime amour, par conséquent aussi
la pitié pour ses ennemis; Piiato le tchinovnick devait forcé-
ment représenter la vie charnelle, par opposition mi Christ,
type de la vie spirituelle, ot par conséquent avoir l'aspect d'un
vulgaire fonctionnaire; mais lo visage de Mikhaïlof s'épanouit
néanmoins.
i Et comme c'est peint I quel air autour de cette figure! on
en pourrait faire le tour, dit Golinitchef, voulant montrer par
cette observation qu'il n'approuvait pas le côté réaliste du
Christ.
— Oui, c'est une œuvre magistrale! dit Wronsky. Quel
relief dans ces figures du second plan. Voilà do l'habileté de
main t ajouta-t-il se tournant vers Golinitchef et faisant allu-
sion à une discussion dans laquelle il s'était avoué découragé
par les difficultés pratiques de l'art.
— C'est tout à fait remarquable ! » dirent Golinitchef et Anna.
Mais la dernière observation de Wronsky piqua Mikhaïlof, il
fronça fe sourcil et regarda Wronsky d'un air mécontent; il ne
comprenait pas bien le mot < habileté •» Souvent il avait re-
marqué, même dans les éloges qu'on lui adressait, qu'on oppo-
sait celte habileté technique au mérite intrinsèque de l'œuvre,
comme s'il eût été possible de peindre une mauvaise compo-
sition avec talent 1
c La seule remarque que j'oserai faire si vous me le per-
mettez... dit Golinitchef.
— Faites-la, de grâce, répondit Mikhaïlof, souriant sans
gaieté.
ANNA KAUKNINB M
— C'eat que vous avez point un liommo Dion et non te Biou
fait homme. Du reste je «mis qno citait In voir» intention,
— Je no puis poindra le Christ que toi qno jo In eomproiulti,
du MlkhnYIof d'un air sombre,
—^ Dans eo cas, oscwsox un point Un vuo qui m'est par-
ticulier; votre tableau est ai beau que cetto observation ne
saurait lui faire du tort,.. Prônons Ivanof pour exemple. Pour-
quoi ramôno-Mi to Christ aux proportions d'un» liante histo-
rique? It ferait aussi bien de choisir un thème nouveau, moins
roiiïUtu,
— • Mais si ce thème-la ost in plus grand do tons pour
l'art?
— En cherchant, on trouverait bien autre chose. L'art, scion
mol, ne souffre pas la discussion; or cotte question se imwo
devant lo tableau d'ivanof : est-ce un Dieu? et l'unité do l'im-
pression sa trouve ainsi détruite.
— Pourquoi cela? \\ mo semble que cette question no peut
plus se posor pour des hommes éclairés », répondit Mlkhnïlof.
Golinitcher n'était pas do cet avis et, fort do son idée, battit
le peintre dans une discussion où celui-ci ne sut pas se dé-
fendre.
XII
Anna et Wronsky, regrettant le bavardage savant de leur
ami, échangeaient des regards ennuyés; ils prirent enlin lo
parti de continuer seuls la visite do Patejier, et s'arrêtèrent
devant un petit tableau.
i Quel bijou I c'est charmant t dirent-ils tous deux d'une
même voix.
— Qu'est-ce qui leur plaît tant? • pensa Mikhaïlof. Il avait
complètement oublié ce tableau, fait depuis trots ans. Une fois
une toile achevée, il ne* la regardait plus volontiers, et n'avait
exposé celle-ci que parce qu'un Anglais désirait l'acheter.
— Ce n'est rien ; une ancienne étude, dit-il,
— Mais c'est excellent t » reprit Golinitchef, subissant très
sincèrement le charme du tableau.
Deux enfants péchaient à la ligne à l'ombre d'un cytise.
L'aîné, tout absorbé, retirait prudemment sa ligne de l'eau; le
H 2 ANNA KAUftNINR
plus jouue, eoueno dans l'herbe, appuyait «ur son liras sa Mo
Monda àtiauriffôo, on r«>^««r<t»itt Um\ de «os grands yens ptm-
sifs. A quoi pwisnlt-il?
L'enthousiasme produit par cette etudo ramona un pou
Mlkhnïlof a «a première émotion, mata il redoutait les vaines
réminiscences du passé , et voulut conduira sas botes vers un
troisième tableau. Wronsky lui déplut en demandant si l'élude
était a vendre; cette question d'argent lui parut Inopportune
et it répondit on fronçant les sourcils :
« H est exposé pour la vente. »
l«o a visiteurs partis, MiklMtTlof Rassit devant son tuhtoau du
Christ ei do IMIjiui, et repassa mentalement tout ce qui avait été
dit et emis-entendu par eux. Chose étrange I les observations
qui semblaient avoir tant de poids en leur pritamefl, et quand
liii-m^iiio se miHInit d leur point do vu®, pordolont maintenant
tout» signification, En examinant son «ouvre do son regard
d'artiste, it rentra dan» In pleine conviction do sa perfection et
do sa hanto valeur, et revint pnr conséquent û la disposition
d'esprit nécessaire pour continuer son travail.
La jambo dm Christ on raccourci avait cependant un défaut;
il saisit sa palette et, tout on corrigeant cotte Jambo, regarda
sur lo second plan la tôle do Jean, qu'il considérait comme le
dernier mot do fa perfection, et que les visiteurs n Vivaient
mémo pas remarqué». U essaya d'y touclier aussi, mais pour
bien travailler it devait être moins ému, et trouver un Juste
milieu entro la froideur et l'exaltation. Pour lo moment» l'agi-
tation t'emportait; il voulut couvrir son tableau, s'arrêta, soule-
vant ta draperie d'une main, et sourit avec extase a son suint
Jean. Enfin, s'arrachent à graml'peino à sa c£»t«mplution, il
laissa retomber te lideuu, et retourna chez lui fatigué mats
heureux.
Wronsky, Anna et Golinitchef rentrèrent gaiement au palazzo,
causant de Mikhaïtof et de ses tableaux. Le mot talent revenait
souvent dans leur conversation; ils entendaient par le, non
■seulement un don inné, presque physique, indépendant do
{'esprit et du cœur, mais quelque chose de plus étendu, dont te
sens vrai leur échappait. < Du talent, disaient-ils, certes il en
a, mais ce talent n'est pas suffisamment développé, faute do
culture intellectuelle, défaut propre à tous les artistes russe?. •
anna KMtèmm fia
XIII
Wranaky nelmtn lo petit tableau et décida mémo MiklmVIof A
faire In (HTiniU d'Afiiro. l/wlittln vint m\ Jour indiqué et oortï-
Mettra mm «squlsso, qui, dés ta cinquième Hértnen» frappa
\Vro»$ky pur sa rosMimWanca, fit par un HnnMmeitl très fln dn
ta ImnulA du modèle « Je lutto depuis si longtemps tutn* par*
venir A rien, disait Wronsky en parlant «lo hou portrait d'Anim,
et lui n'a qu'A In rti^JHittir pour tu triait rondin ; volliV «ut <pm
j'npprtln navotr son métier. »
« Cota viendra ovaii In pratiqua », disait tinlliilteliof pour lo
«liitiflotor; car a rps yeux Wrohftfcy avait dit fnlpfH, ci po&pAdail
d'ailleurs uno Instruction qui devait élever on lui I» flaniiment
do Part. Au reste, lo» convitilfonK do Golinllchof étalent covro-
horéns par lo taurin qu*lt avait de» éloge» et do lit aympnttdo
«In Wronsky pour ses propre» travaux; c'était un échange do
timift procédés.
Mlkhnîlof, hors do «on atelier, paraissait un uulro homme;
au puluzzo surtout, M se montra respectueux avec affectation,
soigneux d'éviter toute intimité avec de» gens qu'où fond il
n'estimait pas. tl n'appelait Wronsky que « Votre fêxcetfonco •
et, malgré les invitations réitérées d'Anno, n'accepta Jamais a
dîner, et ne se montra qu'aux heures dos séances. Anna fut
plus aimable pour lui que pour d'autres; Wronsky lo t ta lia
avec une politesse exquise et désira «voir son opinion sur ses
tableaux ; Golinitchef no négligea aucuno occasion do lui in-*
cutquer des idées saines sur l'art : Mfkhallof n'en resta pas
( .rtï>ins froid. Anna âentait cependant qu'il la regardait volon-
tiers, quoiqu'il évitât toute conversation; quant aux conseils
demandés par Wronsky, il se retrancha dans un silence
obstiné, regarda les tableaux, sans mot dire, et ne cacha pas
l'ennui que lui causaient les discours de Gollnitchef.
Cette sourde hostilité produisit une pénible impression, et
Ton se trouva mutuellement soulagé lorsque, les séances ter-
minées, Mikhaîiof cessa do venir au palazzo, laissant en sou-
venir de lut un admirable portrait. Golinitchef fut le premier a
exprimer l'idée que le peintre était envieux de Wronsky.
c Ce qui te rend furieux, c'est de voir un homme riche,
haut placé, comte par-dessus le marché, ce qui les vexe tou-
H. —8
1U ANNA KARÉNtNK
jours, arriver mm m donner gramVpoIno a f**ïra aussi bleu,
ptnit-ftra inUniK quo lui ï II » «wanorô m vin a la poinlmo ,
mats von», vous posnéttoa une culture d'esprit fi ïaquollo dos
4(on8 comme Mikhaïlof n'arriveront Jamais, i
Wronsky, tout on prenant I» parti du peintre, donnait nu fond
raison a son «ml, car, dans m conviction intima, il trouvait
très naturel qu'un nomma dan» tin® Rltuation inférieure lut
portai onvto.
Ma doux pnrtralla d'Anna auraient du t'éelnirer ot lui mon-
tver lu duTéreaco qui existait entre MikhauVtf et tul ; il ta wm~
prit nssoi pour renoncer au sien en le déclarant miperflu, cl 8
tkmtenlor do non tableau moyen Ago, dont it était aussi satisfait
que tïolinitehof et Anna, parce qu'il re-nomblait, beaucoup plus
que tout et» que faisait Miklioftof, a «in tnhleau «neion.
L'un lato, do Bon côté, mnlKro l'attrait quo Io portrait d'Anna
nvait ou pour fui, fut heureux d'être délivré de» discours do
tïntinitchef et do» «nivros do Wronsky; un no pouvait certes
pas einpgclior celui-ci do s*imiiiisoi\ las dilettantes ayant mal-
heureusement Io droit do peindre ce quo lion leur semble :
tuais il souffrait do eu passe-temps d'amateur. Nul no pont dé-
fendre a un liomiuo do so pétrir uno poupée de elro et do
l'embrasser, mnls qu'il n'aille pas la caresser devant doux
amoureux! La pointure de Wronsky lui produisait un effet
d'insuffisance analogue; elle Io IiIessuU, Io froissait : il la trou-
vait ridicule et pitoyable.
L'engouement do Wronsky pour la pointure ot Io moyen ugo
fut du reste de courte duré»; II eut assez d'Instinct artistique
pour ne pas achever son tableau, et reconnaître tristement que
les défaut», peu apparents au début, devenaient criants ù
mesure qu'il avançait. Il était dans le cas do Golfnttchef, qui,
tout en sentant le vide de son esprit, se nourrissait volontaire*
ment d'illusions, et s'imaginait mûrir ses idées et assembler
des matériaux. Mais là où celui-ci s'aigrissait et s'irritait,
Wronsky restait parfaitement calme : Incapable de se tromper
lui-même. Il abandonna simplement la peinture avec sa déci-
sion de caractère habituelle, sans chercher à se justifier ni à
s'expliquer.
Mais la vie sans occupation devint vite intolérable dans cette
petite vide, le palazzo lui parut tout à coup vieux et sale; les
taches des rideaux prirent un aspect sordide, les fontes dans
les mosaïques, les écalllures des corniches, l'éternel Golinitchef,
le professeur italien et le voyageur allemand devinrent tous
fntotôrnhhmwnt «imuyewt, et WronsKy sentu l'Impérieux besoin
de «bouger d'exl$toot;e,
Ann» fat étonnée de ce prompt désenchantement, main con-
sentit bleu volontiers à retourner on Russie habiter la <tamnn#R.o.
WiooBky voulait passer par Péternbourg pour y conclure un
acte do partage avec son frérw, et Anna pour y voir «on fils,
l/été devait m passer pour eux dans la grando terre pittrU
muniale de Wronsky.
XIV
Lcvino ^taft marié depuis prés do trois mois. H était heu-
reux, mais autrement qu'il no l'avait |»ou ho, et, malgré certains
enchantements Imprévu», m heurtait a chaque pas A quoique
désillusion. l*a vie conjugale était très différente do ea qu'il
avilit rêvé; semblable à un homme qui, nyont admiré 1» mar-
che calmo et régulière d'un bateau sur un lae, voudrait lo diri-
ger lui -mémo, il sentait ta ditïéronco qui existe ontro la slmplo
contemplation et l'action. Il no auflïsait pas do rester assis «ans
faux mouvements, H fallait encore songer à l'eau sons ses
pieds, diriger l'embarcation» soulever d f uno main novice tes
rame» pesante
Jadis, étant encore garçon» II avait souvent ri Intérieurement
des (lotîtes misères de la vio conjugale : querelles, jalousies,
mesquines préoccupations. Jamais rien de semblable ne se
produirait dans son ménagé, jamais son existence intime ne
ressemblerait à celle des autres. Et voilà que ces mêmes peti-
tesses se reproduisaient toutes, et prenaient, quoi qu'il fît, une
Importance Indiscutable.
Gomme tous les hommes» Levine s'était Imaginé rencontrer
les satisfactions de l'amour dans le mariage, sans y admettre
aucun détail prosaïque; l'amour devait lui donner ta repos
après le travail, sa femme devait se contenter d'être adorée, et
il oubliait absolument qu'elle aussi avait des droits à une cer-
taine activité personnelle. Grande fut sa surprise do voir cette
poétique et charmante Kitty capable do songer, presque dès les
premiers jours de leur mariage, au mobilier, à la literie, au
linge, au service de la table, au cuisinier. La façon dont elle
avoit refusé de voyager pour venir s'installer ù la campagne,
116 ANNA KARÉNINK
Pavait frappé pondant leur* fiançailles ; maintenant II m swrtall
froissé do constater qu'après ptnsU'ura mois l'amour no Pom-
pftclinlt i>hh do H'oecupor des côté» matériels do lu vie, et 11
lit plaisantait a ca sujet.
Malgré tout, H l'admirait, et s'amusait do la voir présider A
l'installation du la maison nvec Ic8 nouveaux meubles arrives
«la Moscou, faim poser des rideaux, organiser \m chambres
d'amis a i'IatoïiUuii dp Dolly, diriger sa nouvelle femme
do chambra et la vieux cuisinier, entrer on discussion avec
Agatho MtkhnïlowfM, ot lui rotiror I» garde des provisions.
to vieux cuisinier souriait doucement en recevant des ordres
fantaisistes, Impossibles n exécuter; Agotuo MlkttnNowna se-
rouaU la téta d'un (tir pensif duvant les nouvelles mesures
décrétées par su jeune maîtresse. Lovinoles regardoit, et quand
Kttty venait, moitié riant, moi tin pleurant, se plaindra n lui
de co quo personne no lu prenait ou sérieux, Il trouvait m
femme charmante, mais étrange. Il ne comprenait rlon ou son-
timent de métamorphose qu'otto éprouvait on se voyant maî-
tresse d'acheter des montagnes de bonbons, do dépenser et do
commander ce qu'elle voulait, habituée qu'elle avait été chez
ses parents à restreindre ses fantaisies.
Ello se préparait avec joie à l'arrivée de Dolly avec ses en-
fants, aux gâteries qu'elle aurait pour les petits. Le» détails du
ménage ratifiaient Invinciblement, et, comme en prévision dos
mouvais jours, elle faisait instinctivement son petit nid à l'ap-
proche du printemps. Go zélo pour des bagatelles, très con-
traire a l'idéal de bonheur exalté révô par Levine, fut par cer-
tains côtés une désillusion, tandis que cette môme activité, dont
le but lui échoppait, mais qu'il ne pouvait voir sans plaisir, lui
semblait sous d'autres aspects un enchantement inattendu.
Les querelles furent aussi des surprises! Jamais Levine ne
se serait Imaginé qu'entre sa fc.iuno et lui d'autres rapports
que ceux de la douceur, du respect, de la tendresse, pussent
exister; et voici que dès les premiers jours ils se disputèrent I
Kitly déclara qu'il n'aimait que lui-môme, et fondit en larmes
avec des gestes désespérés.
La première de ces querelles survint à la suite d'une courso
que fit Levine à une nouvelle ferme; il resta absent une demi-
heure de plu» qu'il n'avait dit, s'étant égaré en voulant rentrer
par le plus court. Kilty occupait exclusivement sa pensée tan-
dis qu'il approchait de la maison, et, tout en cheminant, il s'en-
flammait à l'idée (le son bonheur, de sa tendresse pour sa
ANNA KAHÉNINB 1*7
tomme, H accourut au salon dans un état d'esprit analogue. &
celui qu'il avait éprouvé la jour d« an tlomnndo en mnrlngo. Wn
viaago sombre, qu'il no connaissait pas, l'acwtolllit; H voulut
embrasser Kltly, ollo Iq repoussa.
t Qll'AS-tttf
— i Tu t'amuses, loi 1 eommença-t-oïla, voulant so mon-
trer froldoroont améro.
Mais à peint» outille ouvert la boucho,que l'absurde jnlouslo
qui l'avait tourmontéo pendant qu'alto attendait* assisu sur lu
rebord do la fmiôtro, culuta on paroles do reproches. Il comprit
alors olairomoM» pour la promlâro fols, co qu'il n'ovalt compris
Jusque-là quo confusèmunt, quo la limite qui les séparait était
insaisissable, et qu'il no savait plus où commençait ot où tinta*
sait aa propre personnalité. Oo fut un douloureux sontlinent de
scission intérieure. Jamais pareillo Impression no lui revint
aussi vivo. Il voulait so disculper, prouver a Kltly son ligua-
Ut»; il eut été porté par habitude a rejeter le» torts sur elle,
mais il l'aurait ainsi irrllôo davantage, en augmentant leur dis-
sentiment. Rester sous lo coup d'un© Injustice était cruel, la
froisser sou» prétexte de justlllcallon était plu» fâcheux encore.
Comme un hommo luttant a moitié endormi avec un mal dou-
loureux qu'il voudrait s'arracher, constate ou réveil quo ce mol
est au foiul de lui-même, il reconnaissait quo la patieneo était
l'unique remède. .
La réconciliation fut prompte. Kltly, sans l'avouer, se sentait
dans son tort, et so montra si tendre que leur amour n'en fui
que plus grand. Malheureusement ces difficultés so renouve-
lèrent souvent pour des raisons aussi futiles qu'imprévues, et
parce qu'ils Ignoraient encore mutuellement ce qui pour l'un et
l'autre avait de l'importance. Ces premiers mois furent diffi-
ciles a passer; Ils n'étalent do bonne humour ni l'un ni l'autre,
et la cause la plus puérile suffisait à provoquer une mésintel-
ligence, dont la cause leur échappait ensuite. Chacun d'eux
tiraillait de son côté la chaîne qui les liait, et cette lune do miel,
dont tevine attendait des merveilles, ne leur laissa, en réalité,
que des souvenirs pénibles. Tous deux cherchèrent par la
suite a effacer do leur mémoire tes mille incidents regrettables ,
presque ridicules, de cette période pendant laquelle ils se trou-
vèrent st rarement dans un état d'esprit normal*
La vie ne devint, plus régulière qu'à leur retour de Moscou,
où ils firent un court séjour dans le troisième mois qui suivit
Igijf» mariner»,
118 ANMA KAUftNJNU
XV
Ils étaient rentré» clioz eux (M joulssnient de tour solitude,
Lovhw, installa ù aon bureau, écrivait; Mtty, vêtue d'une roha
violette, cliére & aon mur!, para» qu'elle l'avale portée dans les
premier» jour* tt« leur maringo, faisait do (a broderie angialso,
assise sur la grand divan do cuir qui meublait le cobinut do
travail, comme du temps du grand-péro et dit pore du Kevin».
Celui-ci jouissait do la présence du 8» femme tout on réfléchis-
sant et on écrivant; ses travaux sur la transformation des con-
ditions agronomiques do la lUtssio n'avaient pas été abandon-
nés; amis s'ils lui a va Unit paru misérables jadis» comparés a
In tristesse qui assombrissait sa vio, maintenant, on plein
bon hou r, il les trouvait insignifiants. Autrefois l'étude lui était
apparue comme le saiut ; actuellement elle évitait a sa vie un
bien-ôtre trop uniformément lumineux. En relisant son travail,
Lcvine constata avec plaisir qu'il avait de la valeur, malgré
certaines idées exagérées, et il parvint à combler bien des
lacunes en reprenant & nouveau l'ensemble de la question.
Dans un chapitre qu'il relit complètement, il traitait des condi-
tions défavorables faites à l'agriculture en Russie; la pauvreté
du pays ne tenait pas uniquement, selon lui, au partage inégal
de la propriété foncière et k de fausses tendances économiques,
mais surtout à une introduction prématurée de la civilisation
européenne; les chemins de fer, oeuvre politique et non éco-
nomique, produisaient, une centralisation exagérée, le dévelop-
pement du luxe, — et par conséquent la création, au détriment
de l'agriculture, d'industries nouvelles, — l'extension exagérée
du crédit, et la spéculation. Il croyait que l'accroissement normal
de la richesse d'un pays n'admettait ces signes de civilisation
extérieure qu'autant que l'agriculture y avait atteint un degré
de développement proportionnel.
Tandis que Levine écrivait, Kitty songeait à l'attitude étrange
de son mari, la veille de leur départ de Moscou, a l'égard du
jeune prince Tcharsky qui, avec assez peu de tact, lui avait fait
un brin de cour, c If est jaloux, pensai t-oiie. Afon Dieu, qu'il est
gentil et bétet s'il savait l'effet qu'ils me produisent tous! exac-
tement le même que Pierre le cuisinier l » Et elle jeta un regard
de propriétaire sur la nuque et le cou vigoureux de son mari.
ANNA KAHftNINS |W
f C'est dommage do l'Interrompre, mats il aura te temps do
travailler pins tard : jo vous voir trn figure, soutira-MI que je
lo regarde? Jo veux qu'ai so retourne....*....... » El elle ouvrit
les yeux tout grands, comme pour donner plut» do force a son
regard,
< Oui, Ha attirent a eux 1a meilleure aôvo ot donnent un taux
semblant do richesse », murmura tavino, quittant sa plume en
sentant lo regard do sa femme flxé sur lnl. Il 80 retourna :
4 Qu'y n-t-il? demonda-t-Jl souriant ot se lovant.
— Il s'est retourné, pensa-t-eUo. — «ion, je voulais to falro
retourner; — ot elle lo regardait avec lo désir do deviner «'il
était mécontent d'avoir 6t6 dérangé
-^ Que c'est lion d'ôtro ft nous deux! l*onr moi an moins,
dit-Il oïi «'approchant d'ello, radieux do bonheur.
— Je mo trouve si bien ici quo jo n'irai plus nulto part,
surtout pas ù Moscou.
— A quoi pensais-tu?
— Mol! Je pensais. Non, non, va-t*on écrire, no to
laisse pas distraire, répondit-elle avec uno petite moue, j'ai
besoin de couper maintenant tons ce» ceiiiots-ln, tu vois? »
Ct elle prit se» ciseaux a broder.
t Non, dis-moi a quoi tu songe», répôta-MI, Rasseyant prés
d'elle ot suivant tes mouvements de ses petits ciseaux.
— A quoi je pensais ta Moscou et à toi.
— Comment ai-je fait pour mériter ce bonheur? Ce n'est
pas naturel, dit-il en lui baisant la main.
— Moi, plus Je suis heureuse, plus je trouvoque c'est nature).
— Tu as uno petite mèche, dit-il en lui tournant la této avec
précaution.
— Une mèche? laisse-la tranquille : nous nous occupons de
choses sérieuses. »
Mais les choses sérieuses étaient interrompues, et lorsque
Kousma vint annoncer le thé, ils se séparèrent brusquement
comme des coupables.
Resté seul, Levine serra ses cahiers dans un nouveau buvard
aclteté par sa femme, se lava tes mains dans un lavabo été*
gant, aussi acheté par elle, et, tout en souriant ù ses pensées,
> hocha la tête avec un sentiment qui ressemblait à un remords.
Sa vio était devenue trop molle, trop gfttée. C'était une vie de
Capoue dont il se sentait un peu honteux. « Cette existence ne
vaut rien, pensait-il. Voilé bientôt trois mois que je flâne.
Pour la première (ois je me suis mis à travailler aujourd'hui,
120 ANNA KAtrëNINB
et a peina al-jô commença qu© j*y ai renoncé» Je néglige
mémo mes occupations ordinaires, je no surveille plus l'ion, je
nu vais nulle part. Tantôt j'ai du regret do la quitter, tantôt je
crains qu'elle ne s'ennuie : moi qui croyais que jusqu'au mu*
rluge l'existence ne comptait pas, et ne commençait réellement
qti'nprésl Et voilà bientôt trois mois que Jo passe mon temps
d'uno façon absolument oisive. Cela no doit pas continuer. Ce
n'est pas de sa faute n elle, et on ne saurait lui faire te moin-
dre reproche. J'aurais du" montrer do la fermeté, défendra
mon indépendance d'homme, car on finirait par prendre de
mauvaises habitudes..., >
Un homme mécontent se défend difficilement de rejetor sur
quelqu'un ta cause do ce mécontentement. Aussi Lovlno son»
gcail-H avec tristesse que, si ta faute n'en était pas a sa femme
(il ne pouvait l'accuser), c'était celte de son éducation, i Cet
Imbécile do Tcliavsky par exemple, elle n'avait pas même su
le tenir en respect. » En dehors de ses petits intérêts de
ménage (ceux-là, elle les soignait), de sa toilette et de sa bro-
derie anglaise, rien ne l'occupait. « Aucune sympathie pour
mes travaux, pour l'exploitation ou pour les paysans, pas do
goût môme pour la lecture ou la musique, et cependant elle
est bonne musicienne. Elle ne fait absolument rie» et se trouve
néanmoins très satisfaite. >
Levine, en la jugeant ainsi, ne comprenait pas que sa femme
se préparait à une période d'activité qui l'obligerait ù être
tout à la fois femme, mère, maîtresse de maison, nourrice,
institutrice; il ne comprenait pas qu'elle s'accordât ces heures
d'insouciance et d'amour, parce qu'un Instinct secret l'aver-
tissait de la tâche qui t'attendait, tandis que lentement elle
opprétait son nid pour l'avenir*
XVI
Levine trouva, en remontant, sa femme assise devant son
nouveau service à thé, lisant une lettre de Dolly, car elles entre*
tenaient une correspondance suivie, et Agathe Mikhaïlowna, du
thé devant elle, installée à côté de sa jeune maîtresse.
« Voyez, notre dame m'a ordonné de m'asseoir ici », dit la
vieille femme en regardant KHty avec affection.
ANNA KAIU'ïNINB 121
Ces derniers mots prouvèrent a lovine la fin d'un drame
domestique entre Kltty ot Apntho Mikliaïlowna; malgré la chn-
grin qu'elle avait causa a colic-ci on s'omparant des véne» du
gouvernement» Kilty, victorieuse, était urrlvôo a su faire pur-
donnor.
c Tiens, voici une lotira pour toi, dit Kilty en tondant à non
mnri une lettre dépourvue d'orthographe. C'est, je crois, do cette
femme, tu suis... do ton frère, je no l'ai pas lue. Colle-ci vient
do Dolly : flgora-toi qu'elle a mono <J ricin» ot Tanin a un bat
d'enfants «liez les Snrmateky. Tania était on marquise. »
Mot» Lovlna no racontait pas; il prit on rougissant la lettre
do Marie Nlcolaovna, l'ancienne maîtresse do Nicolas» ot la
parcourut; elle lui écrivait pour la seconde fois. Dans la pre-
mière lettre elle disait quo Nicolas Pavait chassée sans qu'elle
eût rien a se reprocher, et ajoutait, avec une naïveté tou-
chante, qu'elle ne demandait aucun secours, quoique réduite
ù Ja misère, mais que la pensée de Nicolas Dinitritch la tuait;
que deviendrait-il, faible comme il Tétait? elle suppliait son
frère de ne pas le perdre de vue. Lq seconde lettre était sur
un ton dllTéront: Elle disait avoir retrouvé Nicolas a Moscou et
en être partie avec lui pour une ville de province où il avait
obtenu une place; là, s'étant querellé avec un de ses chefs, il
avait repris le chemin de Moscou; mais, tombé malade en
route, it ne se relèverait probablement plus, t 11 vous demande
constamment, et d'ailleurs nous n'avons plus d'argent, ■ écri-
vait-elle,
« lis donc ce que Dolly écrit de toi, — commença Kitty,
mais, voyant la figure bouleversée de son mari, elle se tut. —-
Qu'y a-t-il, qu'arrive-t-il?
— Elle m'écrit que Nicolas, mon frère, se meurt; je vais
partir. >
Kitty changea de visage : Dolly, Tania en marquise, tout
était oublié,
c Quand donc parftras-ttt?
— Demain.
— Pufs-je raccompagner? demanda-t-elle.
— Kitty, quelle idéel répondit-il sur un ton de reproche.
— Comment quelle idée? dit-elle froissée de voir sa propo-
sition reçue de si mauvaise grâce. Pourquoi donc ne partirais-
je pas avec toi? je ne te gênerais en rien. Je
— Je pars parce que mon frère se meurt, dit Levine. Qu'as*
tu à faire là-bas... ..T
422 ANNA KAft&NlNR
-— Ce que tu y feras tol~même, »
« Dm» un moment si grave pour moi» elle ne songe qu'à
l'ennui cfo rester soute », pensa ievine, et cette réflexion
l'affligea.
« C'est impossible », répondit-il sévèrement.
Agathe Mikhoïlowna, voyant les choses se gâter, déposa sa
tasse et sortit, Killy ne le remarqua môme pas. Le ton de son
mari Pavait d'autant plus blessée qu'il n'attachait évidemment
aucune importance a ses paroles,
t Jo te dis» moi, que si tu pars, je pars aussi; je t'accompa-
gnerai certainement, dit-elle vivement et avec colère. Je vou-
drais bien savoir pourquoi ce serait impossible 1 pourquoi dis-
tu cela? .
— Parce que Dieu sait où, dans quelle auberge, je te
trouverai, par quelles routes j'arriverai jusqu'à lui. Tu ne
feras que me gêner, dit Levine, cherchant à garder son sang-
frofd,
— Aucunement. Je n'ai besoin do rien ; où tu peux aller, je
peux aller aussi, et
— Quand ce ne serait qu'à cause do cette femme, avec
laquelle tu ne peux te trouver en contact.
— Pourquoi? je n'ai rien ù savoir de toutes ces histoires,
ce lie sont pas mes affaires. Je sais que le frère de mon mari
se meurt, que mon mari vu le voir, et que je l'accompagne
pour
— Kfttyl ne te fâche pas, et songe que dans un cas aussi
grave il m'est douloureux de te voir mêler à mon chagrin une
véritable faiblesse, la crainte de rester seule. Si tu t'ennuies,
va à Moscou.
— Voilà comme tu es 1 tu me supposes toujours des senti-
ments mesquins, s'écria-t-etle étouffée par des larmes de colère.
Je ne suis pas faible.... Je sens qu'il est de mon devoir de
rester avec mon mari dans un moment pareil, et tu veux me
blesser en te méprenant volontairement sur mon compte.
— Mais c'est affreux de devenir ainsi esclave I — cria Levine
en se levant de table, incapable de dissimuler son méconten-
tement; au même instant, il comprit qu'il se fustigeait lui-
même.
— Pourquoi alors t'es-tu marié? tu serais libre : pourquoi,
si tu te repens déjà? » Et Kitty se sauva au salon.
Quand i! vînt la rejoindre, eî!« sanglotait.
il chercha d'abord des paroles, non pour la persuader, malt
ANRA KAÏIÈNIN'K 123
pour la calmer; oïlo ne ('écoutait pas et n'admettait aucun de
ses arguments; u $e baissa vors olle, prît une de ses mains
récalcitrantes, la balsa, baisa sos cheveux, et encore sa main,
elle se taisait toujours. Mais quand, enfin, il lui prit la tète
entre ses deux mains et rappela « Ritty », elle s'adoucit,
pleura, et la réconciliation se fit aussitôt.
On décida de partir ensemble. Levine se déclara persuada
qu'elle tenait uniquement ù se rendra utile, et qu'il n'y avait
rien d'inconvenant & la présence de Mario Ricolaevna auprès
de son frère; mais au fond du cqjur il s'en voulait, et il en
voulait a sa femme; chose étrange, lui qui n'avait pu croire
au bonheur d'être aimé d'elle, se sentait presque malheureux
de l'être trop! Mécontent de sa propre faiblesse, il s'effrayait
à l'avance du rapprochement inévitable entre sa femme et la
maîtresse dé son frère. L'idée de les voir dans la môme
chambre le remplissait d'horreur et de dégoût.
A. VII
L'hôtel de province où se mourait Nicolas Levine était un
de ces établissements de construction récente, ayant la pré-
tention d'offrir a un public peu habitué à ces raffinements
modernes la propreté, le confort et l'élégance, mais que ce
même public avait vite transformé en un cabaret mal tenu*
Tout y produisit à Levine un effet pénible : le soldat en uni-
forme sordide servant de suisse et fumant **ne cigarette
dans le vestibule, l'escalier de fonte, sombre et triste, le
garçon en habit noir couvert de taches, la table d'hôte ornée
de son affreux bouquet de fleurs en cire, grises de poussière,
t'état général de désordre et de malpropreté, et jusqu'à une
activité pleine de suffisance, qui lui parut tenir du ton à la
mode introduit par les chemins de fer : tout cet ensemble ne
cadrait en rien avec ce qui les attendait, et ils y trouvaient
un contraste pénible avec leur bonheur de si fraîche date.
I<es meilleures chambres se trouvèrent occupées. On leur
offrit une chambre malpropre en leur en promettant une autre
pour le soir. Levine y conduisit sa femme, vexé de voir ses
prévisions si vite réalisées, et d'être forcé de s'occuper de
l'Installer au lieu de courir vers su» frère.
!24 ANNA KABàNINB
« Va, va vite 1 * dit-elle d'un air contrit.
Il sortit sans mot dire et se heurta près de In porto à Mario
Nicolaevna qui venait d'apprendre son arrivée, Elle n'avait paa
changé depuis Moscou : c'était la môme robe de laine, laissant
à découvert son cou et ses bras, et la môme expression de
honte sur son gros visage grêlé.
< Eh blonV comment va-t-ilî
— Très mal. Il ne se lève plus, et vous attend toujours. Vous. ..
vous êtes avec votre épouse? »
Levine ne se douta pas tout d'abord de ce qui Ja rendait
confuse, mais ello s'expliqua aussitôt :
• Je m'en irai a là cuisine; Il sera content, il se rappelle
l'avoir vue à l'étranger. »
Levine comprit qu'il s'agissait de sa femme et ne sut que
répondre.
< Allons, allons! » dit-il.
Mais à peine avait-il fait un pas, que la porte de sa chambre
s'ouvrit, et Kitty parut sur le seuil. Levine rougit de contra-
riété en voyant sa femme dans une aussi fausse position,
mais Marie Nicolaevna rougit bien plus encore; et, se serrant
contre le mur, prête ù pleurer, elle enveloppa ses mains rou-
ges do son petit chùle pour se donner une contenance.
Levine s'aperçut de l'expression de curiosité avide qui se
peignit dans le regard jeté par Kitty sur cette femme incom-
préhensible pour elte, et presque terrible; ce fut l'affaire d'une
seconde.
« Eh bien, qu'y a-t-il? demanda-t-elle à son mari.
— Nous ne pouvons rester à causer dans le couloir!
répondit Levine d'un ton irrité.
— Eh bien, entrez, dit Kitty se tournant vers Marie Nlco-
laevna, qui battait en retraite; puis, voyant l'air effrayé de
son mari : ou plutôt allez, allez et faites-moi chercher »,
ajouta-t-elle en rentrant dans sa chambre. Levine se rendit
chez son frère.
Il croyait te trouver dans l'état d'illusion propre aux phti-
siques, et qui l'avait frappé lors de sa dernière visite, plus
faible aussi et plus maigre, avec des indices d'une fin pro-
chaine, mais se ressemblant encore. Il pensait bien être
ému de pitié pour ce frère aimé, et retrouver, plus fortes
même, les terreurs que lui avait naguère fait éprouver l'idée
de sa mort; mais ce qu'il vit fut très différent de ce qu'il
attendait.
ANNA KARÉNINE! 125
Dans une potllo chambra sordide, sur las murs de laquelle
bien des voyagaurâ avaient dûment craché, ot qu'une inlnco
cloison séparait mal d'une autre chambre oà l'on cau-
sait, dans uno atmosphère» étouffée ot malsaine, il aperçut,
sur un mauvais lit, un corps légèrement abrité sous uno cou-
verturo. Sur cette couverture s'allongeait uno main énorme
comme un râteau, et tenant d'une façon étrange par le poi-
gnet a une sorte de fuseau long et mince, La tête, penchée sur
l'oreiller, laissait apercevoir des cheveux rares que la sueur
collait aux tempos, et un front presque transparent.
< Est-Il possible que ce cadavre soit mon frère Nicolas? §
ponsa Levlne; mais, en approchant, te doute cossu; 1| lui
suffit de jeter un regard sur les yeux qui accueillirent sou
entrée, pour reconnaître l'affreuse vérité.
Nicolas regarda son frère avec des yeux sévères. Ce regard
rétablit les rapports habituels entre eux : Constantin y sentit
comme un reproche, et eut des remords de son bonheur.
Il prit la main de son frère; celui-ci sourit, mais ce sourire
imperceptible ne changea pas la dureté de sa physionomie.
c Tu ne t'attendais pas à me trouver ainsi, parvint-il a
prononcer avec peine.
— Oui non..... répondit Levlne s'embrouillent. Corn-
ment ne m'as-tu pas averti plus tôt? avant mon mariage?
J'ai fait une véritable enquête pour te trouver, s
Il voulait parler pour éviter un silence pôniblo, mais son
frère ne répondait pas et le regardait sans baisser les yeux,
comme s'il eût posa chacune de ses paroles; Levlne se sentait
embarrassé. Enfin il annonça que sa femme était avec lui et
Nicolas en témoigna sa satisfaction, ajoutant toutefois qu'il
craignait de l'effrayer. Un silence suivit : tout à coup Nicolas
se mit à parler, et, à l'expression de son visage, Levine crut
qu'il avait quelque chose d'important à lui communiquer,
mais c'était pour accuser le médecin et regretter de ne pou-
voir consulter une célébrité de Moscou. Levine comprit qu'il
espérait toujours»
Au bout d'un moment, Levine se leva, prétextant le désir
d'amener sa femme, mais en réalité afin de se soustraire, au
moins pendant quelques minutes, a ces cruelles impressions.
i C'est bon, je vais faire un peu nettoyer et aérer ici :
Mâcha, viens mettre de Tordre, dit te malade avec effort,
et puis tu t'en iras », ajouta-t-il en regardant son frère d'un
air interrogateur.
126 ANNA kahéninb
fewina sortit sans répondra, umls A polno fini» lo wirrl-
dor 11 ao ropôtitll d'avoir promis dVuuener m fommoj tu*
simgonnt n «a qu'il avait souffert» il résolut do lui porauador
que cotte visite» était superflue. • Pourquoi in tour-mentor
comme mol? » potitta-i-ll.
« Eli hion? quoiîdomonda Ritty «Broyée.
— C'est horrible? pourquoi ea-tu venuet » Kitty regarda non
mmi on aliène© pendAnt un Instant ; puis, lo pronom pur I»
ïmis, oîlo lui dit timidement :
« Kostlo ! méne-mol vers lui, «o suro moins dur pour nous
doux, Mène-moi et lalase-mol aveu Itii; compromis dîme quo
il'ôtro témoin do ta douleur ot do uVn pn» voir la «mso,
m'est plu» cruel quo tout* PouMIro lui soroi«Jo utilo, ot n toi
aussi. Je t*eu prie, permots-lo-moM » Elln suppliait commo s'il
se fut ogi du bonheur do m vio.
Luvinu dut consentir a raccompagner cl, chemin faisant,
oublia complètement Mnria Nlcolaovmu
Kitty marchait légèrement, ot montrait ô son mari un visn#o
cnitragvHix et plein dWccilon; on entrant, clin s'oppraelm <hi
lit, de façon n no pas forcer io malndo ù détourner fa télo;
puis sa jeune main fraîche prit Pénorma mnin du mouront t et,
usant du don propre aux fournies do manifester une syinpotltlo
qui no blesse pas, elle so mit à lut parler avec uno douce
animation :
« Noua nous somme» rencontrés 6 Soden, sans nous con-
naître, dit-elle. Pensicï-vous alors que je deviendrais votre
sœur?
— Vous ne m'auriet pas reconnu, n'est-ce pas? — dfMI;
son visage s'était Illuminé d'un sourire en la voyant entrer.
— Oh que si! comme vous avez eu raison de nous appeler !
il no so passait pns do jour que Kostln ne se souvînt do vous,
et ne s'inquiétât d'être sons nouvelles. >
L'animation du malade dura peu. Kitty n'avait pas fini de
parler, que l'expression de reproche sévère du mourant pour
celui qui se porte bien reparut sur son visage.
« Je crains que vous ne soyez bien mal ici, continua la
jeune femme, évitant le regard fixé sur elle, pour examiner la
pièce. — Il faudra demander une outra chambre et nous rap-
procher de lui », dit-elle à son mari.
ANNA. KAHKNINK Ht
XVIU
1 «ovine no pouvait roator enlmo on prtawico do non fïto$»
mais h s duialls do l'iiftYotisa situation & InquoHo il no voyait
|i;ih do rom&lo onhappaiont A fifia youx ot A aan attention
troubtôo.
Frappa do la satetô do In chmnJn e, du dtnordto m du mnii*
val* nie qui y rôftfmlnul, dos gomissomonH du toalsulo, l'idi'm
»o lui vouait pu* qu'il pût ftVmjuoi'lr do lit façon (Unit so»
pauvres mombros étaient ronchta» Hun* In oouvertwo, do o!ter«
ohor o lo ftuiit(tfï*ïr innteWoltefliont ptmr qu'il fAt nmltitt mut,
Plnon mioror, In seul» pimsèo do vm dutntis lo foiHttit fris-
sonner, tit lo mnlado, sentant instinctivement cotte coitvlcttnti
d'impiilnsniico, s'en irritait, Aussi Levino no fnlsnlMI qu'entrer
et . sortir do la chambra sous divers prétextes, malheureux
««près do son frère, plus malheureux encore loin do lui, ut
incapable do rester seul.
Kitty comprit les choses tout autrement : «lAst quVîle fut
près du maludo, elle I» prit en pitié, t)t ttans hou coiur do rotniim
cotte compassion, loin do produira la terreur ou lo debout, lu
portu nu contraire a s'informer do tout ce qui pouvait adoucir
oo triste état, Persuadés qu'il était do soit devoir do lui porter
secours, elle no doutait pas qu'il 110 fut possible do le soulager,
ot elle se mit à l'ouvre sans tarder. Los détails qui répugnaient
6 son mari furent précisément ceux qui attirèrent son atten-
tion. Elle Ht chercher un médecin, envoya a In pharmacie,
occupa sa femme do chambre ot Marin Piicolaevna à balayer,
epousseter, laver; elle-même leur prêta la molu. Ello Ht ap-
porter ou emporter ce qu'il fallait ; sans s'inquiéter do ceux
qu'elle rencontrait sur son chemin, elle allait ot venait do su
chambre à celle do son beau -frère, déballant les choses qui
manquaient : draps, talos d'oreillers, serviettes, chemises.
Le domestique qui servait lo dîner de la table d'hôte
répondit plusieurs fois a son appel d'un ton do mauvaise
humeur, mais elle donnait ses ordres avec une si douce auto-
rité, qu'il les exécutait quand mémo. Lcvino n'approuvait
pas tout ce mouvement; il n'en voyait pas le but, et crai-
gnait d'irriter son frère, mais celui-ci restait calme et indif-
férent, quoiqu'un peu confus, et suivait avec intérêt les gestes
*
128 ANNA JCARÉNm*
do la Jeune, famine* Lorsque Levino rentra dA ehw to médecin
on KiUy Pavait envoya, il vil, en enivrant la porto, qu'on
cutuiKonU I» Uhr£ dit malade» I/énormo dan mm épauton urtuV
minoirips, las cAtas ot le» vortébren 8ftlllnnto» ho trouvaient
découverts, tandis que Mario Nicolaevnn ot to doiuosUquo
s'ombrou (liaient dans les manches do ta chemise, ot no parve-
naient pas à y fui™ entrer ton Ioiira bra^d^RltRrn^i» do Nicolas,
KiUy forum vivement In porto sans regarder du e ^ do ««»
lipau-frai'â, THUU COltU'Cl pOUHHR mi ftémtaSOmfmt, et elle «o
hâta d'approcher,
t Fait** vite, dtt-elto.
— N'approchas |«w, murmura avec calera lo malade, Jo
nViuTniiKornl sottl.*.*,.
— Que dite s -voua? » demanda Maria.
Mats KiUy entendit et comprit qu'il était honteux ot confus
do sa nionttvi' dans cet état.
t Je no vols vient dit-clta l'Aidant n introduira son tirais
dans la chemisa, Mario Nicolaovno, passez do Vautra cété
du lit ot ntdoï-nmm. Va, dit-elle à son mari, prendre dans
mon sac un petit flacon ot appnrtc~Ic-moi ; pendant et» temps,
nous terminerons do ranger. »
Quand Lovino revint avec lo flacon, lo malade était couché,
ot tout, autour do lui, avait pris un autre aspect. An lieu do
loir étouffé qu'on respirait auparavant, Kitty répandait, on
soufflant dans un polit Ut bu , mm bonne odeur do vinaigra
aromatisé. La poussière avait disparu, un tapis n'étendait sous
to Ut; sur uno petite table étaient rangea» to» lloles do méde-
cine, une carafe, lo linge nécessaire ot la broderie anglaise do
KiUy; sur uuo outr» table, près du lit, uno hougie, la potion
et dos poudres. Le malade lavé, peigné, étendu dans des draps
propres, ot soutenu par plusieurs oreillers, était revêtu d'une
chemise blanche, dont le col entourait son cou extraordinai re-
ment maigre. Uno expression d'espérance se lisait dans ses
yeux, qui ne quittaient pas Kitty.
Le médecin trouvé au club par Lcvine n'était pas celui qui
avait mécontenté Nicolas; Il ausculta soigneusement le malade,
hocha la tête, écrivit une ordonnance, et donna des explications
détaillées sur la façon de lui administrer des remèdes et do lo
nourrir. Il conseilla des œufs frais, presque crus, et de l'eau de
Scltz avec du lait chaud à une certaine température* Lorsqu'il
fut parti, le malade dit à son frère quelques mots dont 11 ne
comprit que les derniers, • ta Katia », mais à son regard Levine
ANNA KAnÉNINK ÎM
comprit qu'il en faisait reloge. Il «p|Hi!a ensuite Kntia, commq
Il lu nommait ;
t Je mo s&n» beaucoup intoux, lut *UC-U ; nvee vous Je mo
aérais guéri. Tout est si bien maintenant! » H chercha A porter
Jusque ftfi» lovros la matn de 8H bcHc-sumr, mut», evulKtmut
do lut élro désagréable, ho contenta «la In cai-âsser, l.n jtmno
femme serra arfeotucuftomont cotto main entre les siennes,
i Tournea-moi du côté gaucho maintenant , fit allea tous
dormit' », murmurn-HI.
KMy soulo comprit tw qu'il cttenlt, parée qu'elle pensait «ans
cesse à €» qui pouvait lui être utile.
4 Tatirne-lQ sur la côté, dit-elle à son mari, Jo no puis lo
faire mol-mftuK', «i no voudrais pns en charftov lo domestique.
Pouviw-vou* le soulomV demanda-t-elle à Marie Nleolaeviiu.
— 4*al pour », répondu celle-ci.
Levino, quoique torrillé do soulever ce corps envoyant sous
sa couverture, subit l'influence do m femme, et passa ses bras
autour du malade avec un air résolu que «cthvcl lui connaissait
bion. 1/étraitgo pesanteur clo eos membres épuisés le frnppru
Tondis qu'àgrand'potno U changeait sou fréro rit; place, Nicolas
entourant son cou do ses bras décharnés, Kilty retourna vive»
mont les oreillers, nlJn do mieux coucher lo malade.
t!el«ï-cl retint une main dû son frère dons la sien no «t l'attira
vers lui; lo coîur manqua a Leviuo lorsqu'il lo sentit 1» portor
à fies lèvres pour la baiser. Il le laissa fairo cependant, puis,
secoué pur les sanglota, sortit de In chambre sans pouvoir
proférer un mot,
/
XIX
« Il a découvert aux simples et aux enfants ce qu'il a caché
aux sage» », pensa Levine causant quelques moments après
avec sa femme. — Ce n'est pas qu'il se crût un sage en citant
ainsi l'Évangile ; mais, sans s'exagérer la portée de son intelli-
gence, il no pouvait douter que la pensée de ta mort l'Impres-
sionnât autrement que sa femme et Agathe Mikhaïtownn. Cette
pensée terrible, d'autres esprits virils l'avaient sondée comme
lui, de toutes les forces de leur ame ; il avait lu leurs écrits,
mai» eux aussi ne semblaient pas en savoir aussi Ion- que sa
». o
11* — w
130 ANNA KAHÉNÏNK
fomino ol «ft vieille, lionne, €os doux poi'AOïmes, v\ dtesembïohîes
«tu roste, avaient souh e$ rupport uim rossoitiblnnca parfaite*
Tonton doux savaient, itiiiifi éprouver lo «mlnilm douto, lo son»
do ta vto et do la mort, et, quoique» certainement incapables
do répondre m% questions qui fermentaient dans l'esprit Uo
Loviiie, elle» devaient appliquer do la mémo façon ces* ffraro!.*
fuit» do ta destinée humai no, ot partager tour emyonce 1*1 co
sujet avec dos millions d'êtres humain*. Pour prouvo do Jour
familiarité twoo tu mort, ollos snvaloul npproohor ion mourants,
ot no Io.h craignaient pan, tondis quo Levino H ihuik qui pou*
voient, comme lui, longuement discourir sur lo llidmo do la
mort u'nvakiiU p»H eu euuraga, ot no ho sentaient pas capables
do secourir un moribond : seul anpvM do son fréro, Coim-
tantin so fût contenté do lo regarder, ot d'attendre au tin avec
épouvante, «nos rien fairo pour tu retarder.
I«a vue du malade to paralysait ; il nu savait plu* ni parler,
ni regarder, ni marcher. — Pnrler do choses indifférentes lui
somblult blessant; pnrlor do choses tristes, do mort, impos-
sible; ao taire 110 volait pan mioux. « Si jo lo regarde, || va croîro
quo j'ai peur; ai Jo no lo regarde pas, il croira quo mes pensée»
sont ailleurs. Marcher sur la pointe des punit» l'agacera, mur-
et 1 m* librement stimule brutal. 1
Kitty ne pensait à rien do tout cola ot n'en avait pas te
temps; uniquement occupa® do non malade, ello paraissait
avoir uno idée notto de ce qu'il fallait faire, et elle réussis-
sait dans ce qu'elle tentait.
Elle racontait des détails sur son mariage, sur elle-même,
lui souriait, le plaignait, le caressait, lui citait des cas de gué-
risoit et Je remontait ainsi ; d'où lui venaient ces lumières par-
ticulières? Et Kitty, non plus qu'Agathe Mikhoïlovvna, ne se
contentait pas de soins physiques, ni d'actes purement maté-
riels : toutes deux se préoccupaient d'une question plus haute :
en parlant du vieux serviteur qui venait de mourir, Agathe
Mikhaïlowna avait dit : t Dieu merci, il a communié et a été
administré; Dieu donne à tous une fin pareille! » Kitty, de son
côté, trouva moyen dès le premier jour de disposer son beau-
frère à recevoir les sacrements, et cela nu milieu de ses préoc-
cupations de linge, de potions et de pansements.
Rentré dans sa chambre à la an de la journée, Lcvine s'assit,
la tète basse, confus, ne sachant que faire, incapable de songer
à souper, a s'installer, à rien prévoir hors d'état môme de
«ârïer è sa femme; &JUy t m» wntrairfy montrait une ômiua-
ANNA KARÉNIN» *3l
tlon extraordinaire» î elle fit apporter fr soupir, dMH oHci-iti&mft
tes «miles, «Ida ft droasor Ion lits, «inVlla nVmhlIa pas de sau-
poudrer da poudre do Perso. Elle avait l'excitation ot ta rapidité
de conception qu*6prouvont Ioh hommes bien doués à la vollio
d'une bataille, ou d'une heure grava et décisive do tour vl«
lorsque l'occasion de montrer tour valeur se prèstirto*
Minuit n'avait pas sonna que tout était proprement rangé ot
organisé; leur chambre d'hôtel offrait l'aspect d'un apparte-
ment intima : près du Ht do Kitty, sur una tuïilo couverto d'un»
serviette blanche, se drossait son miroir, aveu ses brossoft et
«os peignes.
Lovlno trouvait Impardonnable do manger , do dormir,
même do parlai* ; chacun de tms mouvements lui paraissait
Inconvenant. Elle, ou contraire, rangeait ses menus objet»
sans quo son activité oui rien do blessant id do gê«ô.
Us ne purent manger cependant, et restèrent longtemps assis
avant do so résoudre & so coucher.
t Je sut» bien contente do l'avoir décidé à rccovolv demain
l'extrêmc-onction, dit Kitty on peignant ses cheveux parfumas
devant son miroir do voyage, en camisole do nuit* Je n*al
jamais vu administrer, mais maman m'a raconté qu'on disait
des prières pour demander In guérison.
— Crois-tu donc une guérison possible? demanda Lovine,
regardant ta raie do la petite tôle rondo de Kitty disparaître
dés qu T e)le retirait le peigne.
— J'ai questionné le docteur; fl prétend qu'il ne peut vivre
plus de trois jours* Mois qu'on savent- il s? — Je suis contente
do l'avoir décidé» dit-elle en regardant so i mari. — Tout peut
arriver », ajoutn-t-elfe avec l'expression particulière! presque
rusée, que prenait son visage en parlant do religion.
Jamais, depuis la conversation qu'ils avalent eue étant
fiancés, ils ne s'étalent entretenus do questions religieuses,
mais Kitty n'en continuait pas moins a aller à l'église et a
prier avec la tranquille conviction de remplir un devoir; malgré
l'aveu que son mari s'était cru obligé de lui faire, elle le croyait
fermement aussi bon chrétien, peut-être même meilleur, qu'elle;
il plaisantai*, croyait-elle, en s'accusa nt du contraire, commo
lorsqu'il la taquinait sur sa broderie anglaise :
< Les honnêtes gens font des reprises sur leurs trous» disait*
11, et toi tu fais des trous par plaisir, t
« Oui, cette femme, Marie Nicolaevna, n'aurait jamais stt
10 décider, dit tevine. Ei je dois i*a vouer, je suis fetes Itôg-
432 AN!ff4..KAlrêNINK
toux que tu sois venue; la m Introduit un ordre, une pwn
prêté • tl lui prit la main sans oser la baiser («'était-ce
pas une profanation que ce baiser presque on face do la
mort?)» mais, regardant bas yeux brillants, 11 la lut serra d'un
air contrit
« Tu aurais trop souffert tout seul , dlt-ollo t cachant ses
joui?» devenues rouges de satisfaction» en levant les bras pour
rouler ses cheveux «t los attacher sur te sommet de la této, —
Eflo no suit pas, tandis que, mol, j'ai appris bien do» choses à
Sodé».
— V n-l-ll donc «Ich malades comme lui la-bnst
— Plus malades enooro.
■-- Tu no saurais croCre te chagrin que j'éprouve ô no plus
îo voir tel qu'il était dans «a jeunesse ; c'était un si beau
garçon! mas jo no le comprenais pas alors!
— Sa te crois; je sens que nous aurions ût& omis, dit-elle;
et «Ile so rctournu ï«s larmes aux yirox vois son mari, effrayée
devoir parlé au passé.
— Vous ftiurfcs e7<?, répondit«il tristement; c'est un de ces
hommes dont ou peut dire avec raison qu'il n'était pas fait
pour oc monde.
— En attendant, n'oublions pas que nous avons bien des
journées do fatigue on ( km* fictive; Il faut nous coucher », dit
Kitty en consultant sa montre microscopique.
XX
te malade fut administré le lendemain. Nicolas pria avec
ferveur pendant la cérémonie; une supplication passionnée et
pleine d'espérance se lisait dans ses grands yeux fixés sur
l'image sainte, qu'on avait placée sur une table a Jeu, couverte
d'une serviette a ramages.
Levine fut effrayé de le voir ainsi, car II savait que le déchi-
rement de quitter cette vis, à laquelle il tenait, en serait plus
cruel. Il connaissait d'ailleurs les idées de son frère, savait
que son scepticisme ne résultait pas du désir de s'affranchir
de la religion pour vivre plus librement; ses croyances reli-
gieuses avaient été ébranlées par les théories scientifiques
modernes; son retour t !a fol c'était doac pas legï<prç*.ni nnr-
ANNA «MtéNINB 133
mal ï dCk lutlqitcmimit à «no espérance- insensé da gttôi'lsan, H
ne pouvait être quo temporaire ot Interne. Kltty avait ivndu
cot espoir plus vlvaco par sos récit» do guôilsons- oxtruordlfinlim
— Levina était tourmenté de ces pensées on regardant lo vlsngci
plein d'espoir do «on fréra, son poignet amaigri sa aouto*
vaut a grand'potpe Jusqu'à hou front chauvit pour faim mi
signe do croix, hc» épaules décharnée^ ot cotte poitrine essoufflée
qui ne pouvait plus contenir la via qu'implornit la malade.
Pondant la cérémonie, Levino fit ca qu'il avait fait cent foin,
tout Incrédule qu'il était ;
< tiuéris rot homme si tu oxistos, disait- il on n'adressant a
Dieu» ot tu nous sauveras tous deux. »
Le malade su 'J9fitit tout a coup tmnucoup mieux nprtVt «voit*
été administra; pandant plus d'une heure il no toussa pas un»
«ouïe fois ; il assurait, on souriant ot buiaont la moin do Kitty
avec des larmes de reconnaissances qu'il no souffrait pris ot
sentait revenir se» forces ot sort appétit. — Quand on lui
apporta sa soupe, il se releva ïul-mémo, ot demanda uno côte-
lette; quelque impassible quo tût la guérison, Levino et Kitty
passeront cette heure dans uno espèce d'agitation do bonheur
craintif.
i II va mieux. Beaucoup mieux!
— C'est étonnant*
— Pourquoi co serait-il étonnant t — Il va certainement
mieux », sa chucholaleut-ilâ en souriant.
L'illusion no dura pas. Après un sommeil pénible d'une
demi-heure» le malade fut réveillé par uno quinte de toux, Les
espérances s'évanouirent aussitôt pour tous , pour le malade
lui- môme. Oubliant ce qu'il avait cm une heure avant, et hon-
teux môme de se le rappeler, il se Ht apporter un flacon diode
a respirer.
Levino lo lui apporta, et son frère le regarda du môme air
passionné dont il avait regardé l'image, pour se faire continuer
les paroles du docteur, qui attribuait à l'iode des vertus mira-
culeuses.
« Kitty n'est pas la? murmura-t*it de sa voix enrouée lorsque
Levine eut, à contre-ccaur, répété tes paroles du médecin.
— Non? alors je puis parler. — J'ai joué la comédie poui
elle. — Elle est si gentillet mais nous deux ne pouvons nous
tromper. Voilà en quoi j'ai foi », dit-il, serrant la fiole de ses
moins osseuses et aspirant l'iode.
Vers huit Heures du soir, pendant que Lcvtno et sa
4UU ANNA KABÊNINE
femmo prenaient te ttiè dons leur chambre, Ils virent accourir
Maria Nlcolftovna tout essoufflée. Elle était pîMo et ses lèvres
tromhtalent. « Il se nt'jurtt balbutia t-ello. J'ai peur, il va
mourir 1 1
Tous deux coururent citez Nicolas; Il était assis, appuyé de
côté sur son Ut, la tôte baissa, et son long clos ploya.
< Qu'ôprouves-tu î demanda Levine doucement, après un
noment do silence,
— Je m'en valsl murmura Nicolas, tirant à graud'poino
les sons do sa poitrine, mais prononçant nettement encore, ■-
Sans relever la téta, 11 tourna les yeux du coté do son frôro,
dont 11 no pouvait apercevoir le vteago. Katin, va-Cou! i mur-
mura-Ut encore.
Levine obligea doucement sa femme a sortir.
« Je m'en vais, répéta encore le mourant.
— Pourquoi l'imaglnes-tu cela? demanda Levine pour dire
quelque chose.
— Parce que Je m'en vais, répéta Nicolas comme s'il eût pris
ce mot en affection. C'est tint. *
Marie Nicolacvna s'approcha de lui.
t Couchez-vous, vous serez mieux, dit-elle.
— Bientôt je serai couché tranquillement, mort, murmura-
t-fl avec une espèce d'ironie irritée. Eh blenl couchez-moi si
vous voulez. »
' Levine remit son frère sur le dos, s'assit auprès do lui, et,
respirant à peine, examina son visage. Le mourant avait les
yeux fermés, mais les muscles de son front s'agitaient do
temps en temps comme s'il eût profondément réfléchi. Malgré
lui, Levine chercha à comprendre ce qui pouvait se passer
dans l'esprit du moribond; ce visage sévère, et le jeu des
muscles au-dessus des sourcils, semblaient Indiquer que son
Trère entrevoyait des mystères» qui restaient cachés pour tes
vivants.
< Ouf, oui... murmura lentement le mourant en faisant de
longues pauses; attendez, c'est celai dit-il soudain, comme si
tout s'était éciafrci pour lui. Seigneur! » Et il soupira pro-
fondément.
Mari* Nicolaevna posa la main sur ses pieds. • Il se refroi-
dit i, dit-elle à voix' basse.
Le malade resta longtemps immobile, mais il vivait et sou-
pirait par instants; fatigué de la tension de sa pensée, Levine
sentait qu'il n'était plus à l'unisson du mourant; ii n avait plus
ANNA KMrèmNK <35
!a foroo de penser ft la mort; les idées les plu» disparais
lut vaillent à r^^prlt; il se* demandait ce qu'il allait avair
a fuira : lui forint»* les yeux, l'habiller, commit ndtn* le cer-
cueil? Chose étrange ; il se «entait froid et indifférent ; la seul
son timon t qu'il éprouvât était plutôt do l'envie, son frère avait
désormais une certitude n laquelle lui, Levine, no pouvait pré-
tendra Longtemps il resta pré» do lui, attendant In fin ; elle
ne venait pas. ta porto s'antr'ouvrlt et Kitty parut; il se lava
pour l'arrêter, mais aussitôt le mourant Cogita.
« Ne t'en va pas », dit-il étendant la main. Levine prit
cotto mol» dans ta sienne et lit un geste mécontent a m femme
pour la renvoyer.
Tenont toujours cette main mounmto, Levine attendit une
demi-heure, une heuro, puis encore une heure. Il avait cessé
de penser a la mort et songeait à Kitty; que falsait-ello? Qui
pouvait bien demeurer dans la chambre voisine? Le docteur
avait-il une maison a lui ? Puis il eut faim et sommeil. Douce-
ment il dégagea sa main pour toucher les pieds du mourant;
ils étaient froids, mais Nicolas respirait toujours. Levine
essaya de se lever sur ta pointe des pieds ; aussitôt le malade
s'agita et répéta : c Ne t'en va pas »
■ Le jour parut, et la situation restait la même. Lçvine se leva
doucement, dégagea sa main, et, sans regarder le malade,
rentra dans sa chambre, se coucha et s'endormit; & son réveil,
au lieu d'apprendre la mort de son frère, on lui dit qu'il avait
repris connaissance, s'était assis dans son lit, avait demandé à
manger, qu'il ne parlait plus de la mort, mais exprimait l'es-
poir de guérir, et témoignait encore plus d'irritation et de
tristesse qu'à l'ordinaire. Personne ne parvint, ce jour-là, a ie
calmer; il accusait tout le monde de ses souffrances, réclamait
un célèbre médecin de Moscou, et, à toutes les questions qu'on
lui faisait sur son état, répondait qu'il souffrait d'une façon
intolérable.
Cette Irritation ne fit qu'augmenter; Kitty elle-même fut im-
puissante à l'adoucir, et Levine s'aperçut quelle soufflait physi-
quement et moralement, quoiqu'elle ne voulût pas en convenir.
L'attendrissement causé par l'approche de la mort s'était m Aie
à d'autres sentiments. Tous savaient la fin inévitable, voyaient
le malade mort à moitié, et en étaient venus à souhaiter la
On aussi prompte que possible : ils n'en continuaient pas
moins & donner des potions, à faire chercher le médecin et
136 ANNA KARÉNINE
des remèdes; mais lia se montaient à eux-mômes, et cetta
dissimulation était plus douloureuse à iovine qu'aux autres
parce qu'il aimait Nicolas plus tendrement, et que rien n'était
plus contraire a sa nature que le manque de sincérité.
Levine, longtemps poursuivi du désir de réconcilier ses
deux frères, avait écrit à Serge Ivanitch; celui-ci lui répondit,
et Levine tut la lettre au malade : Serge ne pouvait venir,
mais il demandait pardon à son frère en termes touchants.
Nicolas ne dit rion.
« Que dois-je lui écrire, demanda Levine. J'espère que tu ne
lui en veux pas?
— Aucunement! répondit le malade d'un ton contrarié;
écris-lui qu'il m'envole le docteur. »
Trois jours cruels passèrent ainsi ; le mourant restait dans
Je même état. Tous ceux qui l'approchaient n'avaient plus
qu'un désir, sa fin; le malade seul ne l'exprimait pas, et con-
tinuait à se fâcher contre le médecin, a. prendre ses remèdes,
et à parler de rétablissement. Dans les rares momenfs où,
absorbé par l'opium, il s'oubliait un instant, H confessait dans
un demi-sommeil ce qui pesait à son âme comme à celle des
autres ; c Atil si cela pouvait finir! »
Ces souffrances, toujours plus intenses, faisaient leur œuvre
en le préparant à mourir; chaque mouvement était une dou-
leur; pas un membre de ce pauvre corps qui ne causât une
torture ; les souvenirs même, les impressions, les pensées du
passé, répugnaient au malade; la vue de ceux qui l'entouraient,
leurs discours, tout lui faisait mal : chacun le sentait; on
n'osait faire un mouvement librement, exprimer un vœu 'ou
une pensée ; la vie se concentrait pour tous dans le sentiment
des souffrances du mourant, et dans le désir ardent de l'en
voir délivré.
11 touchait à ce moment suprême où la mort devait lui
paraître souhaitable comme un dernier bonheur; tout, jusqu'à
ta fafm, la fatigue, la soif, ces sensations qui jadis, après avoir
été souffrance ou privation, lui causaient une certaine jouis-
sance, n'étaient plus que douleur; il ne pouvait aspirer qu'à
être débarrassé du principe même de ses maux, de son corps
torturé; sans trouver de paroles pour exprimer ce désir, il
continuait, par habitude, à réclamer ce qui le satisfaisait au-
trefois, q Couchez-moi sur l'autre côté », demandait-il, et,
aussitôt conchê» .il voulait revenir à sa position première,
« Donnez-moi du bouillon. Remportez-le. Racontez quelque
ANNA KARÉNINE 437
chose au Heu de vous taire i ; et sitôt qu'on parlait H repre-
nait une expression do fatigue, d'indifférence et de dégoût.
KHty tomba malade une dizaine de jours après son arrivée,
et le docteur déclara que c'était l'effet des émotions et de la
fatigue; il prescrivit le calme et le repos. Elle se leva cepen-
dant après le dîner et se rendit, comme d'habitude, chez le ma-
lade avec son ouvrage. Nicolas la regarda sévèrement et sourit
avec dédain quand elle lui dit avoir été souffrante. Toute la
journée il ne cessa de se moucher et de gémir plaintivement.
« Comment vous sentez-vous? lui demanda-t-elle,
— Plus mal, répondit-il avec peine. Je souffre.
— Ou souffrez-vous?
— Partout.
— Vous verrez que cela finira aujourd'hui, » dit Marie Nico-
laevna à voix basse.
Levine la fit taire, croyant que son frère, dont l'ouïe était
très sensible, pourrait l'entendre; il se tourna vers le mourant,
qui avait entendu, mais sur lequel ces mots n'avaient produit
aucune impression, car son regard restait grave et fixe.
i Qu'est-ce qui vous le fait croire? demanda Levine, emme-
nant Marie Nicolaevna dans le corridor.
— Il se dépouille.
— Gomment cela?
— Ainsi », dit-elle en tirant sur les plis de sa robe de laine.
Levine remarqua effectivement que toute la journée le malade
avait tiré ses couvertures comme s'il eût voulu s'en dé-
pouiller.
Marie Nicolaevna avait prédit juste.
Vers le soir, Nicolas n'eut plus la force de soulever ses bras,
et son regard immobile prît une expression d'attention con-
centrée qui ne changea pas lorsque son frère et KHty se pen-
chèrent vers lui, afin qu'il pût les voir. Kit ty fit venir le prêtre
pour dire les prières des agonisants.
Pendant la cérémonie, le malade, qu'entouraient Levine,
Kitty et Marie Nicolaevna, ne donna aucun signe de vie; mais
avant la fin des prières il poussa tout à coup un soupir,
s'étendit et ouvrit les yeux. Le prêtre posa la croix sur ce
front.glacé, et lorsqu'il eut achevé ses oraisons, resta debout
en silence, près du lit, touchant de ses doigts l'énorme main
du mourant. *
«C'est fini », dit-il enfin, voulant s'éloigner; alors les lèvres
de Nicolas eurent un léger tressaillement» et du fond de sa poi-
f 38 ANNA XAÏiÈNINK
tri ne sortiront cas paroles qui résonnèrent nettement dans !e
silence ;
« Pas encore... Bientôt... »
Une minute après, le visage s'éclaircit; un sourire se des-
sina sous la moustache, et les femmes s'empressèrent de com-
mencer la dernière toilette.
Toute l'horreur de Levine pour la terrible énigme de la mort
se réveilla avec la même intensité que pendant la nuit d'au*
tomne où son frère était venu le voir. Plus que jamais il com-
prit son incapacité à sonder ce mystère, et la terreur de te
sentir si prés de lu) et si inévitable. La présence de sa femme
l'empêcha de tomber dans le désespoir, car malgré ses ter*
reurs il éprouvait le besoin de vivre et d'aimer. L'amour
seul lo sauvait et devenait d'autant plus fort et plus pur qu'il
était menacé. Et à peine eut-il vu s'accomplir ce mystère de
mort, qu'auprès de lui un autre miracle d'amour et de vie,
également insondable, s'accomplit à son tour.
Le docteur déclara que Kitty était enceinte.
XXI
Dès que Karénine eut compris, grâce à Betsy et & Oblonsky,
que tous, et Anna la première, attendaient de lui qu'il délivrât
sa femme de sa présence, il se sentit absolument troublé : in-
capable d'une décision personnelle, H remit son sort entre les
mains de tiers trop heureux d'avoir à s'en mêler, et fut prêt à
accepter tout ce qu'on lui proposa.
Il ne revint â la réalité qu'au lendemain ou départ d'Anna,
lorsque l'Anglaise lui fit demander si elle devait dîner à table
ou dans la chambre des enfants.
Pendant les premiers jours qui suivirent le départ d'Anna,
Alexis Alexandrovitch continua ses réceptions, se rendit au
conseil, et dfna chez lui comme d'habitude; toutes les forces
de son âme n'avaient qu'un but : paraître calme et indifférent.
11 fit des efforts surhumains pour répondre aux questions des
domestiques relativement aux mesures à prendre pour l'appar-
tement d'Anna et ses affaires, de Pair d'un homme préparé aux
événements, et qui n'y voit rien d'extraordinaire. Deux jours il
réussit à dissimuler sa souffrance, mais le troisième il suc*
ANNA KABÉNINB 139
comba. Un commis Introduit par le domestique apporta une
facture qu'Anna avait oublié de solder :
a Votre Excellence voudra bien nous excuser, dit te commis,
et nous donner l'adresse de Madame, si c'est à elle que nous
devons nous adresser. »
Alexis Alexandrovitch sembla réfléchir, se détourna, et s'assit
près d*une table; longtemps il resta ainsi, la tôte appuyée sur
sa main, essayant de parler sans y parvenir.
Korncî, le domestique, comprit son maître et fit sortir le
commis.
Resté seul, Karénine sentit qu'il n'avait plus la force de
lutter, fit dételer sa voiture, ferma* sa porte et ne dîna pas ù
table.
Le dédain, la cruauté qu'il croyait lire sur le visage du com-
mis, du domestique, de tous ceux qu'il rencontrait, lui devenaient
insupportables. S'il avait mérité le mépris public par une con-
duite blâmable, il aurait pu espérer qu'une conduite meilleure
lui rendrait l'estime du monde; mais il n'était pas coupable, il
était malheureux, d'un malheur odieux, honteux. Et tes hommes
se montreraient d'autant plus implacables qu'il souffrait davan-
tage; fis l'écraseraient, comme les chiens achèvent entre eux
une pauvre bête qui hurle de douleur. Pour résister à l'hosti-
lité générale, il devrait cacher ses plaies : hélas, deux jours de
lutte l'avaient déjà épuisé I Et personne à qui confier sa souf-
france! pas un homme dans tout Pétersbourg qui s'intéressât ù
lui ! qui eût quelque égard, non plus pour te personnage haut
placé, mais pour le narl désespéré!
Alexis Alexandrovitch avait perdu sa mère a l'âge de dix
ans; il ne se souvenait pas de son père; son frère et lui étaient
restés orphelins avec une très modique fortune; leur oncle
Karénine, un homme influent, très estimé du défunt empereur,
se chargea de leur éducation. Après de bonnes études au
Gymnase et à l'Université, Karénine débuta brillamment,
grâce à cet oncle, dans la carrière administrative, et se voua
exclusivement aux affaires. Jamais il ne se lia d'amitié avec
personne; son frère seul lui tenait au cœur; mais celui-ci,
entré aux Affaires étrangères, et envoyé en mission hors de
Russie peu après le mariage d'Alexis Alexandrovitch , était
mort à l'étranger.
Karénine, nommé gouverneur en province, y fit la connais-
sance de la tante d'Anna, une femme fort riche, qui manœuvra
habilement pour rapprocher de sa nièce ce gouverneur, jeune,
140 ANNA, KAUftWNR
Binon comme Age, du moins m point tto vue do m position
sociale. Aloxis AloxMidrovJteh se vit un Jour dans l'alternative
do choisi»' entre une demande on mariage ou une démission.
Longtemps* il limita, trouvant autant do minons contra que
pour In mariage; mais il no put cotte fois appliquer su maxituo
favori (o : * Dans lo doute» nbstions-toi. * Un ami do la tant®
d'Anna lui lit «wtendro que ses assiduités avaient compromis la
jeuno ttllo, et qu'eu homme d'honneur il devait m déclarer.
C'est ce qu'il Ht, et dès lors il reporta sur sa Aancéo d'abord,
puis sur su femme, la somme d'affection dont sa nature était
capable.
Cet attachement exclut cliex lui tout mitre bosoln d'intimité.
!t avait de nombreuses relations, pouvait inviter u dîner do
grands personnages, leur demander un service, une protection
pour quelque solliciteur; Il pouvait môme discuter et critiquer
librement les octos du gouvernement devant un certain nombre
d'auditeurs, mais lu se bornaient ses rapports do cordialité.
Les seules relations familières qu'il eût a Pétcrsbourg étaient
son chef do cabinet et son médecin. Le premier, Michel Wasst-
Jfévitch Sludino, un galant homme, simple, bon et intelligent,
paraissait plein de sympathie pour Karénine; mais la hiérarchie
du service avait mis entre eux une barrière qui arrêtait les
confidences. Aussi, après avoir signé les papiers qu'il lui appor-
tait, Alexis Aioxandrovitch trouva-t-il Impossible, en regardant
Sludino, do s'ouvrir a lut. Sa phrase : • Vous savez mon mal-
heur i était sur ses lèvres; il ne put la prononcer, et se borna,
en le congédiant, à la formule habituelle : c Vous aurez la bonté
de me préparer ce travail... »
Le docteur, dont Karénine savait les sentiments bienveil-
lants, était fort occupé, et II semblait qu'il se fàt conclu un
pacte tacite entro eux, par lequel tous deux se supposaient sur-
chargés de besogne et forcés d'abréger leurs entretiens
Quant aux amies, et à la principale d'entre elles, la comtesse
Lydie, Karénine n'y songeait même pas. Les femmes lui fai-
saient peur, et il n'éprouvait pour elle que de l'élolgnement,
XXII
Mais si Alexis Alexandrovitch avait oublié la comtesse Lydie,
celle-ci pensait à lui. Elle arriva précisément à cette heure de
ANNA KAlUTClNB 141
dtawpm> sotUaira ou, lit tôto ontro stus mains, il $\%ït «ftalsso
Immobile et huus fuww. Elle n'attendit pas qu'on l'annonçât et
pdnAtra dana lo eahiiiot de Karénbin*
« J'ai forcé In cuiisi^iio, dît-olle, entrant h pas rapides,
essoufflée par l'émotion ta l'agitation* Je sais tout! AlexlH
Aioxandrnvikm, mon nmi î » Et elle lui serra I» main entre les
Hlcinnos et la regard» Un acs beaux yeux profonds,
Karénine m Uwo, dégagea m main en fronçant lo sourcil, et
lui avança un slégo,
« Veuille?, vous asseoir; je no reçois pus parce que jo miiH
fiûunYant, comtesse, dit-Il, les lèvres tremblantes.
— Mou «mil • répéta la «orotesse suas lo quitter dos yeux;
sus sourcil» 80 relevèrent de façon îi dessiner ttti triante mw
son front, et cette grimace enlaidit encore fia llgura Jaune, natu-
rellement laide.
Alexis Alexnndrovitûh comprit qu'elle était prête a pleurer
do compassion, et l'attendrissement lo gagna; il salait sa main
potelée et la balsa.
• Mon ami! dil-ollo encore d'une voix entrecoupée par
rémotion : vous, no devez pas vous abandonner ainsi a votre
douleur; elle est grande, mais il faut chercher a In calmer!
— Je suis brisé, lue, je no suis plus un domine! dit Alexis
Alcxnndrovitch, abandonnant la main do la comtesse, tout eu
regardant toujours ses yeux remplis de larmes; ma situation
est d'autant plus nffVeuso que je ne trouve ni en moi, ni hora
de moi, d'appuf pour me soutenir.
— Vous trouverez cet appui, non pas en moi, quoique je
vous supplie de croire a mon amitié, dit-elle en soupirant,
mais en lui! Notre appui est dans son amour; son joug est
léger, continua-t-eilc avec ce regard exalté que Karénine lui
connaissait bien. 11 vous entendra et vous aidera 1 »
Ces paroles furent douces à Alexis Alexandrovitch , quoi-
qu'elles témoignassent d'une exaltation mystique, nouvellement
introduite à Pc ters bourg.
« Je suis faible, anéanti; je n'ai rien prévu autrefois et ne
comprends plus rien maintenant!
— Mpn ami !
— Ce n'est pas la perte que jo fais, continua Alexis Alexan-
drovitch, que je pleure. AU non! mais je ne puis me défendra
d'un sentiment de honte aux yeux du monde pour la situation
qui m'est faite! C'est mal et je n'y puis rien
« Ce n'est pas vous qui avez accompli l'acte de pardon si
142 ANNA KAHÉNtNK
noble, qui m'a combine d'admiration, o'oat lui; aussi n'wei*
vous pus ft on rougir i, du la tunutesso tu» lovant les yeux
avec enthousiasme.,
Kniéniim s'assombrit et, serrant ses mains l'une contre
l'autre, on fit craquer les jointures,
« SI voua saviez tons ton détails! dit-il do an voix pprçonto,
Los forces do l'homme ont des limite*, et j'ai trouvé la limita
dos miennes, comtesse, Ha journée entière s'est passée en
un angemenls domestiques «iifroufflril (Il appuya sur (o mot) do
ma situation solitaire, les domestiques» I» gouvernante, ton
comptes, ces misères mn dévorent a petit feu (Hier A dîner,,,,,
c'est à peine si je mo suis contenu; Je ne pouvais supporter
le regard do mon fils. Il n'osait pas me faire de questions, et
mol je nVtsais pas le regarder. Il avait peur do moi
mais ce n'est rien encore » Karénine voulut parlnr do la
factura qu'on lui «voit apportée, sa voix trembla ot II s'arrêta.
Otto facture sur papier bleu, pour un chapeau et des rubans,
était un hou venir poignant 1 II se prenait en pillô on y son-
geant.
« Jo comprends, mon ami, je comprends tout, dit la com-
tesse. ï,'nldo et lu consolation, vous no les trouverez pas en
moi : mais si jo suis venue» c'est pour vous offrir mes services,
essayer de vous délivrer de ces petit* soucis misérables aux-
quels vous ne devez pas vous abaisser; c'est une main do
femme qu'il faut ici. Me laisserez-vous faire? »
Karénine se tut ot lui serra la main avec reconnaissance!
c Nous nous occuperons tous deux do Serge. Je ne suis pas
très entendue quant aux choses de la vie pratique, mais jo m'y
mettrai et serai votre ménagère. Ne me remerciez pas, je na
le fais pas de moi-même
— Gomment ne serais-je pas reconnaissant!
— Mais, mon ami, ne cédez pas au sentiment dont vous par'
liez tout ô. l'heure; comment rougir de ce qui a été le plus
haut degré de la perfection chrétienne? < Celui qui s'abaisse
« sera élevé. » Et ne me remerciez pas. Remerciez Celui qu'il
faut prier. En Lui seul nous trouverons la paix, la consolation,
le saiut, t'amourl »
Elle leva les yeux au ciel, et Alexis Alexandrovitch comprit
qu'elle priait.
Cette phraséologie, qu'il trouvait autrefois déplaisante,
paraissait aujourd'hui à Karénine naturelle et calmante. Il
s'approuvait pas i'esaitstioa à la mode; si&c&ess&i creya&t,
ANNA SAMftNiNK Wi
1a religion f Itttônwftit principalement an point d« vtro poli-
tique ; aussi tas enseignements nouveaux lui étaient-ils antipa-
thiques par principe. Lu comtesse, que wa nouvelles doctrine»
enthuushuimaionft , n'avait pus son approbation, et, ott Ile» de
discuter sur ce sujet, il détournait géiiorali'iueiit la cunvorsRiluii
et ne répondait pas. Mais ««ttô fois H la laissa parler avee,
plaisir, sans îa contredire, ntfim«i intérieurement,
« Je vows mils bien rouan naissant pour vos paroles et vos
promesses », dit-il quand elle eut Oui do prier.
I,n eomtesso sorm tuienro la mnln il» son «ml.
« Maintenant Je me mois a fteuvro, dlMI», olmeant on sou-
riant le* traces do tonnas «ur son visage, Je vois voir Serge,
et un m'adresserai ft vous que dans In» cas grave*. »
i,n comtesse Lydie se lova et se rendit auprès do l'enfant; là,
tout on baignant do ses larmes les joues <\a polit garçon
enrayé, «Ils lut apprit que son père était un saint, ot que sa
mère était morte.
La comtesse remplit an promesse et se chargea effecit ventent
de» dôtails du ménage, mais ollo n'avait rien exagéré un
avouant son Incapacité pratiquer. Ses ordres no pouvaient rai-
sonnablement s'exécuter, aussi ne s'exécutalênt-ils pas, ot lo
gouvernement do la maison tomba insensiblement entre les
mains du valet de chambre KarneL Celui-ci habitua pi* u à peu
son maître à écouter, pendant sa toilette, les rapports qu'il
jugeait utile de lut faire. L'inter vont ion do la comtesse n'en fut
pas moins utile; son affection et son estime furent pour Karé-
nine un soutien moral, et, à sa grande consolation, elle parvint
presque ù te convertir; du moins changoa-t*<clte sa tiédeur en
une chaude et forme sympathie pour renseignement chrétien
tel qu'il se répandait députa pou à Pétersbourg. Cette conver-
sion ne fut pas difficile.
Karénine, comme la comtesse, comme tous ceux qui préco-
nisaient les idées nouvelles, était dénué d'une imagination pro-
fonde, c'est-à-dire de cette faculté de l'âme grâce à laquelle
les mirages de l'imagination même exigent pour se faire
accepter une certaine conformité avec la réalité. Ainsi il no
voyait rien d'impossible ni d'invraisemblable à ce que la mort
sxlstûl pour les incrédules, et non pour lui ; à ce que le péché
fût exclu de son urne, parce qu'il possédait une fol pleine et
entière dont seul il était juge; à ce que, dès ce monde, il pût
considérer son salut comme certain.
La légèreté, Terreur de ces doctrines le frappaient néan-
144 ANNA KAlrëNINS
moins par moments ; il sentait nlora combien !a Jolo causée,
par rirréalstible sentiment qui l'avait poussé ou pwdon était
dtuérente de celle qu'il éprouvait maintenant que te Christ
habitait son Ame, Main quelque illusoire que fût cotte grandeur
morale t elle lui était indispensable dans non humiliation
actuelle; il éprouvait l'impérieux besoin do dédaigner, du Imul
do cette élévation imaginaire, ceux qui ta méprisaient, et H st>
cramponnait a fies nouvelles conviction h comme à une planche
de sntut,
XXIII
la comlesso Lydie avait été mariée fort jeune; d'un naturel
exalté, cite rencontra dans son mari un bon enfant très richo,
très luitu placé, et fort dissolu. Dés le second mois do tour
mariage, son mari la quitta, répondant a ses effusions do
tendresse par un sourire ironique, presque méchant, quo for-
senne no parvint à s'expliquer, la bon lé du comte étant
connue et la romanesque Lydie n'offrant aucune prise à la cri-
tique. Depuis lors, tes époux, sans être séparés, vécurent
chacun do leur coté, le mari n'accueillant jamais sa femme
qu'avec un sou lire amer qui resta une énigme.
La comtesse avait depuis longtemps renoncé à adorer son
mari, mais elle était toujours éprise do quelqu'un et même de
plusieurs personnes a ia fois, hommes et femmes, générale-
ment de ceux qui attiraient l'attention d'une façon quelconque.
Ainsi elle s'éprit de chacun des nouveaux princes ou prin-
cesses qui s'alliaient à la famille impériale, puis elle aima
successivement un métropolitain! un grand vicaire et un
simple desservant; ensuite un journaliste, trois slavophiles et
Komissarof, puis un ministre, un docteur, un missionnaire
anglais et enfin Karénine.. Ces amours multiples, et leurs diffé-
rentes phases de chaleur ou de refroidissement, ne Tempe*
citaient en rien d'entretenir les relations les plus compliquées,
tant à la cour que dans le monde. Mais du jour où elle prit
Karénine sous sa protection, qu'elle s'occupa de ses affaires
domestiques et de la direction de son âme, elfe sentit qu'elle
n : avatt jamais sincèrement aimé que lui; ses autres amours
perdirent toute valeur à ses yeux. D'ailleurs, en analysant ses
ANKA KAHÉNINB I4&
(umtlmonte passés, et en l«s comparant A celui qu'elle rassen-*
tait maintenant» pauvalMIa nu pas reconnaîtra quâ jamais eWa
ne su serait éprise do Komissiuor a'il n'oût aauvA la vie il©
l'empereur, ni de HistilHli hî In question aîuvo n'avait pan
existé? tandis qu'elle aimait Karénine pour lui-mémo, pour
sa grande Ame incomprise, pour son caractère, pour lo Bon de
sa voix, son parler loin, son regard fatigué et se» mains
blanches et mottes, aux veines gonflées, Non seulement elle so
réjouissait ù Vidés do le voir, mate encore alto cherchait, sur ta
visnge «la son ami, «no impression analogue t\ lit aianno* Kilo
tenait ù lui plaira, autant par «a personne que par sa conver-
sation; elle no a'étaii jamais autant mise cm frais do toilette*
Plus d'une fois elle se surprit réfléctifssnnt a co qui aurait pu
tas s'ils eussent été libres tous deux! Qumul il entrait, elle
rougissait d'émotion, et no pouvait réprimer un sourira ravi
lorsqu'il lui disait quelque parole aimable.
Depuis plusieurs Jours la comtesse était vivement troublée:
cllo avait appris lo retour d'Anna et do Wronsky. Comment
épargner à Aïoils Atexandrovitch la torture de revoir sa femme?
Comment éloigner de lui l'odieuse pensée que cette affreuse
femme respirait dans la môme ville que lui, ei pouvait ù chaque
instant lo rencontrer?
Lydie Ivanovna lit faire une enquête pour connaître les plans
de ces t vilaines gens », comme elle nommait Anna et Wronsky.
te jeune aide de camp, ami de Wronsky, charge de cette
mission avait besoin de ta comtesse pour obtenir, grâce a sou
appui, la concession d'une aiïaire. Il vint donc lui apprendre
qu'après avoir terminé leurs arrangements Us comptaient
repartir le lendemain, et Lydie Ivanovna commençait à se ras*
surer, lorsqu'on lui apporta un billet dont elle reconnut
aussitôt récriture : c'était celle d'Anna Karénine. L'enveloppe,
en papier anglais épais comme une écorce d'arbre, contenait
une feuille obtongue et jaune, ornée d'un immense mono-
gramme; le billet répandait un parfum délicieux :
c Qui Ta apporté?
— Un commissionnaire d'hôtel. •
longtemps la comtesse resta debout sans avoir le courage
de s'asseoir pour lire; l'émotion lui rendit presque un de ses
accès d'asthme. Enfin, lorsqu'elle se fut calmée, elle ouvrit lo
billet suivant, écrit en français :
u. — 10
140 ANNA KARftNINB
i Madame ta comtesse,
i Les senti mou ta chrétiens dont votre Ame est remplie me
donnent l'mtdacn impardonnable, je le h^iih 4 do in'iulrosMot* ft
vous. Jo suis malheureuse d'être séparée do mon fils, et voua
demande on grAco ta permission do lo voir une fols avant mon
départ. Si jo no m'adresse pan directement a Alexis Aloxan-
drovltch, c'est pour no pas donner a cet homme généreux lu
douleur de s'occuper do moi* Connaissant votre amitié pom
lui, j'ai pensé que vous mo comprendriez : m'envorrez-vous
Serge chez moi? préfères- voua que Jo vienne ô l'houro que
voua m'indiquera?., ou mo foras-vans savoir comment ot dans
quel endroit je pourrais lo voir? Un refus me semble impos*
sible lorsque je sonne a la' grandeur d'amo do celui o qui II
appartient de décidor. Vous no asurieK imaginer ma soif de
revoir mon enfant, ni par conséquent comprendre l'étenduo de
ma reconnaissance pour Popput quo vous voudrez bien mo
prêter dans cette circonstance.
c Anna. »
Tout dans ce billot Irrita la comtesse Lydie : son contenu,
les allusions à la grandeur d'âme de Karénine, et surtout lo
ton d'aisance qui y régnait.
« Dites qu'il n'y a pas de réponse » ; et, ouvrant aussitôt son
buvard, elle écrivit à Karénine qu'elle espérait bien lo rencon-
trer vers uno heure au Palais; c'était jour de fôto : on allait
féliciter la famille impériale.
« J'ai besoin do vous entretenir d'une affaire grave et triste;
nous conviendrons au Palais du lieu ou je pourrai vous voir.
Le mieux serait chez moi, où je ferai préparer votre thé. C'est
indispensable. Il nous impose sa croix, mais H nous donne
aussi la force de la porter », ajouta-t~elle pour le préparer
dans une certaine mesure.
La comtesse écrivait de deux à trois billets par jour à Alexis
Alexandrovitch; elle aimait ce moyen, à la fois élégant et mys-
térieux, d'entretenir avec lui des rapports que la vie habituelle
rendait trop simples à son gré.
i
XXIV
Les félicitations étaient terminées. Tout en se retirant, on
causait Je» deiniêieâ nouvelles, dos récompenses accordées
ANNA KAHRNIN3 147
m Jour-la, et dos mutations d* places pour qnelqtuut hauts
fonctionnaires.
« Que dirlez«voua si 1» comtesse Marie Borisovna était
nommée au ministère de la gnonre «l In princenne Wntboaky
chef do l'ôtut-mojor? disait nn petit vieillard «risonnant, on
uniforme couvert do brodarlos» à une erande et belle domoi-*
aelto d'honneur qui ïo questionnait sur les nouveaux chan-
gements.
— Dana co cas, Je dote élro nommée aide de camp? dit la
jeune HHe souriant,
— Voua? votre place est indiquée. Vous fauoa partie du
département dos cultes et on von» donne pour oldo Karénine.
- Bonjour, pvlncs! fit te pelll viuilluni, «orront In ninln a
quoiqu'un qui s'approchait de lui*
— Vous parités de Karénine? demanda lo prince.
— Lui et Poutlatof ont été décorés de Tordra d'Alexandre
Nowsky.
— Jo croyais qu'il l'avait déjà ?
— Non. Regardez-le, — - dit le petit vieillard, indiquant clo son
trleorno brodé Karénine, debout dans f embrasure d'un© porto,
et causant avec uo des membres Influents du conseil do
l'Empire; il portait Punîforme de cour avec son nouveau cordon
rouge en sautoir. — N'est-il pas heureux et content comme un
sou neuf? — - Et le vieillard s'arrêta pour serrer la main à un
superbe et athlétique chambellan qui passait.
— Non, Il a vieilli, fit Je chambellan.
— C'est l'effet des soucia. H passe sa vie a écrire des pro-
jets. Tenez, en ce moment il ne lâchera pas son malheureux
interlocuteur avant de lui avoir tout expliqué, point par point.
— Gomment, vieilli? Il fait des passions. La comtesse Lydie
doit être jalouse de sa femme.
— Je vous en prie» ne parlez pas de la comtesse Lydie.
— Y a-t-il du mal à être éprise de Karénine?
— Madame Karénine est-elle vraiment ici?
— Pas ici, au Palais, mats à Pétersbourg.' Jo l'ai rencontrée
hier avec Alexis Wronsky, bras dessus bras dessous, à la
ftïorskaîa,
— C'est un homme qui n'a pas... i commença le cham-
bellan, mais il s'interrompit pour faire place et saluer au pas-
sage une personne de la famille impériale.
Tandis qu'on critiquait et ridiculisait ainsi Alexis Alexan-
dfvYKch, celui-ci barrait ie chemin à un membre du conseil
{48 ANNA KAÏtÊNINK
do l'Empire et, sans bouger d'une ligne, lut expliquait tout nu
long un projet financier.
Alexis Atcxandroviteh , presque en môme temps qu'il avait
été abandonné par m femme, s'était trouvé dan» la situation,
pénible pour un fonctionnaire, de voir s'arrêter la marche
ascendante de sa carrière. Seul peut-être, il no s'apercevait
pas qu'elle fût terminée. Sa position était encore importante,
Il continuait a foire partie d'un grand nombre de comités et
do commissions, mais II paraissait être de ceux dont on n'attend
plus rien i H avait fait son temps, Tout ce qu'il proposait sem-
blait vieux, usé, inutile, Loin d'en juger ainsi, Karénine
croyait au contraire apprécier les actes du gouvernement
avec plus do justesse depuis qu'il avait cessé d'en faire direc-
tement partie, et pansait de son devoir d'indiquer certaines
réformes a introduire, lt écrivit une brochure, peu après le
départ d'Anna, sur les nouveaux tribunaux, la première t\z
toutes celles qu'il devait composer sur les branches les plus
diverses de l'administration. Et que de fois, satisfait de lui-
même et de son activité, ne songea-t-il pas au texte de saint
Paul : < Celui qui a une femme songe aux biens terrestres;
celui qui n'en a pas ne songe qu'au service du Seigneur.. •
L'impatience bien visible du membre du conseil ne troublait
en rien Karénine, mais II s'interrompit au moment où un
prince delà famille impériale vint ù passer» et son interlocuteur
en profita pour s'esquiver.
Resté seul, Alexis Aloxandrovitch baissa la tête, chercha à
rassembler ses idées et, jetant un regard distrait autour de lui,
se dirigea vers la porte, où il pensait rencontrer la comtesse.
c Comme ils ont l'air forts et bien portants, se dit-il, regar-
dant au passage le cou vigoureux du prince, serré dans son
uniforme, et le beau chambellan aux favoris parfumés. — Il
n'est que trop vrai, tout est mat en ce monde.
t Alexis Alexandrovitch ! cria le petit vieillard, dont les yeux
brillaient méchamment, tandis que Karénine passait en saluant
froidement. Je ne vous ai pas encore félicité. Et il désigna la
décoration.
— Je vous remercie Infiniment. C'est un beau jour que
celui-ci », répondit Karénine, appuyant, selon son habitude,
sur le mot beau.
Il savait que ces messieurs se moquaient de lui, mais, n'atten-
dant d'eux que des sentiments hostiles, il y était fort indiffé-
rent.
ANNA KARÉNINE f 49
Le» épaules jaunes de lu comtesse et m* beaux yeux pensifs
lui apparurent et l'attirèrent de loin ; il se dirigea vers elle
avec un sourire,
La toilette de Lydie Ivnnovna lui avait coûté des efforts
d'imagination , comme toutes celles que dans ces dernier*
temps elle prenait le soin de composer, car elle poursuivait
un but bien différent de celui qu'elle ae proposait trento ans
auparavant. Jadis ello no songeait qu*ù se pnrer, el n*étail
jamais trop élégante selon son goût; maintenant elle cherchait
a rendre le contraste supportable entre sa personne et sa toi-
lette; elle y parvenait aux yeux d'Alexis Atexandrovitch, qui la
trouvait charmante. La sympathie, la tendresse de cette femme,
étaient pour lu* un refuge unique contre Tanimositè générale ;
du milieu de cette foule liostito, il se sentait attiré vers elle
comme une plante par la lumière.
f Je vous félicite », dit-elle, portant ses regards sur la
décoration*
Karénine haussa les épaules et ferma les yeux à demi.
La comtesse savait que ces distinctions, sans qu'il en voulût
convenir, lui causaient une de ses joies les plus vives.
* Que fait notre ange? demnnda-t-elle, faisant allusion ù
Serge.
— Je ne puis dire que j'en sols très satisfait, répondit
Alexis Alexandrovitch, levant les sourcils et ouvrant les yeux.
Sitnlkof ne Test pas davantage (c'était le pédagogue chargé do
Serge). Gomme je vous le disais, je trouve en lui une certaine
froideur pour les questions essentielles qui doivent toucher
toute ftme humaine, même celle d'un enfant. » Et Alexis Alexan*
droviieh entama le sujet qui, après les questions administra-
tives, le touchait le plus, l'éducation de son fils. Jamais, jusque-
là, les questions d'éducation ne l'avaient intéressé; mais, ayant
senti la nécessité de suivre l'instruction de son fils, il avait
consacré un certain temps à étudier des livres de pédagogie
et des ouvrages didactiques, afin de se former un plan d'études,
que le meilleur instituteur de Pétersbourg fut ensuite chargé
de mettre en pratique.
« Oui, mais le cœur? Je trouve à cet enfant le cœur de son
père, et avec*cela peut-il être mauvais? dit la comtesse d'un
air sentimental.
— Peut-être Pour moi, je remplis mon devoir, c'est
tout ce que je puis faire.
— Vous vîôô&ôz chez moi? dit la comtesse après un moment
150 ANNA KARÉNINE
de silence; nous avons a causer d'une chose triste pour vous.
J'aurais donné tout au monde pour vous épargner certains
souvenirs ; d'autres ne pensent pas de môme : j'ai reçu une
lettre d'eJte. Me est ici, à Pétersbourg, »
Alexis Alexandrovitch tressaillit, mais son visage prit aussitôt
l'expression de mortelle immobilité qui indiquait son impuis-
sance absolue a traiter un pareil sujet,
« Je m'y attendais, » dit-il.
La comtesse le regarda avec exaltation, et devant cette gran-
deur d'âme des larmes d'admiration jaillirent de ses yeux.
XXV
Lorsque Alexis Alexandrovitch entra dans le boudoir de la
comtesse Lydie, décoré de portraits et de vieilles porcelaines,
il n'y trouva pas son amie. Elle changeait de toilette.
Sur une table ronde était posé un service à thé chinois près
d'une bouilloire à esprU-de-vin.
Alexis Alexandrovitch examina les innombrables cadres qui
ornaient la chambre, s'assit prés d'une table et y prit un
Évangile.
Le frôlement d'une robe de soie vint le distraire.
< Enfin, nous allons être un peu tranquilles, dit la comtesse
en se glissant avec un sourire ému, entre la table et le divan;
nous pourrons causer en prenant notre thé, »
Après quelques paroles destinées à le préparer, elle tendit,
en rougissant, le billet d'Anna à Karénine*
Il lut, et garda longtemps le silence.
« Je ne me crois pas le droit de lui refuser» dit-il enfin,
levant les yeux avec une certaine crainte.
— Mon amil vous ne voyez le mal nulle parti
— Je trouve, au contraire, le mal partout. Mais serait-il
juste de.,.? »
Son visage exprimait l'indécision, le désir d'un conseil, d'un
appui, d'un guide dans une question aussi épineuse.
a Non, interrompit Lydie Ivanovna. Il y a des limites à
tout. Je comprends l'immoralité, dit-elle sans aucune véracité,
puisqu'elle ignorait pourquoi les femmes pouvaient être immo-
rales, mais ce que je ne comprends pas, c'est la cruauté, et
ANNA KARÉNINE *5i
envers qui? Envers vousl Comment peal-elîo rester dans la
môme ville que voua? On n'est jamais trop vieux pour appren-
dre, et moi j'apprends tous les jours à comprendre votre gran-
deur et sa bassesse.
— Qui de nous jettera la première pierre! dit Karénine
visiblement satisfait du rôle qu'il jouait. Après avoir tout par-
donné, puis-je la priver de ce qui est un besoin de son cœur,
son amour pour l'enfant ?
— Est-ce bien de l'amour, mon ami? Tout cela est-il sin-
cère? Vous avez pardonné, et vous pardonnez encore, je Je veux
bien ; mais avons-nous le droit de troubler l'unie de ce petit
ange? 11 la croit morte; il prie pour elle, et demande à Dieu
le pardon de ses péchés; que penserait-il maintenant?
— Je n'y avais pas songé », dit Alexis AlexandrovHch en
reconnaissant la justesse de ce raisonnement
La comtesse se couvrit le visage de ses mains, et garda le
silence. Elle priait.
« Si vous demandez mon avis, dit-elle enfin, vous ne don-
nerez pas cette permission. Ne vois-je pas combien vous souf-
frez, combien, votre blessure saigne? Admettons que vous
fassiez abstraction de vous-même, mais où cela vous mènera-
t-il? Vous vous préparez de nouvelles souffrances et un trouble
nouveau pour l'enfant! Si elle était encore capable de sentiments
humains, elle serait la première à le sentir. Non, je n'éprouve
aucune hésitation, et si vous m'y autorisez, je lui répondrai, s
Alexis Alexandrovitcb y consentit et la comtesse écrivit en
français la lettre suivante :
< Madame,
« Votre souvenir peut donner lieu, de la part de votre fils, à
des questions auxquelles on ne saurait répondre sans obliger
l'enfant à juger ce qui doit rester sacré pour lui.
« Vous voudrez donc bien comprendre le refus de votre mari
dans un esprit de charité chrétienne. Je prie le Tout-Puissant
de vous être miséricordieux.
t Comtesse Lydie. »
Cette lettre atteignit le but secret que la comtesse se cachait
à elle-même : elle blessa Anna jusqu'au fond de l'âme. Karé-
nine, de son côté, rentra chez lui troublé, ne put reprendre ses
occupations habituelles, ni retrouver la paix d'un homme qui
possède la grâce et se sent élu.
152 ANNA KARÉNINE
La pensée de cette femme, si coupable envers lui, et pour
laquelle il avait agi comme un saint, au dire.de la comtesse,
n'aurait pas dû le troubler, et cependant il n'était pas tran-
quille. Il ne comprenait rien de ce qu'il lisait,' et ne parvenait
pas à chasser de son esprit les réminiscences cruelles du
passé; il se rappelait comme un remords l'aveu d'Anna au
retour des courses. Pourquoi n*avalt-il alors exigé d'elle que le
respect des convenances ? Pourquoi n'avait-il pas provoqué
Wronsky en duel? C'était ce qui le troublait par-dessus tout.
Et la lettre écrite à sa femme, son inutile pardon, les soins
donnés à l'enfant étranger, tout lui revenait à la mémoire et
brûlait son cœur de bonté et de confusion.
« Mais en quoi suisse donc coupable?» se demandait-il. A
cette question en succédait toujours une autre : comment ai-
maient, comment se mariaient les hommes de la trempe des
Wronsky, des Ûblonsky, des chambellans à la belle prestance?
Il évoquait une série de ces êtres vigoureux, sûrs d'eux-
mêmes, forts, qui avaient toujours attiré sa curiosité et son
attention.
Quelque effort qu'il fît pour chasser de semblables pensées
et se rappeler que, le but de son existence n'étant pas ce monde
mortel, la paix et la charité devaient seules habiter son âme,
H souffrait comme si le salut éternel n'eût été qu'une chimère.
Heureusement, la tentation ne fut pas longue et Alexis Alexan-
drovitch reconquit bientôt la sérénité et l'élévation d'esprit
grâce auxquelles il parvenait à oublier ce qu'il voulait éloigner
de sa pensée*
XXVI
c Eh bien, Rapitonitch? — dit le petit Serge, rentrant rose et
frais de la promenade, la veille de son jour de naissance,
tandis que le vieux suisse, souriant du haut de sa grande taille,
le débarrassait de sa capote; — le tchinovnik au bandeau
est-il venu? Papa Pa-t-il reçu?
— Oui, à peine le chef de cabinet est-il arrivé que je l'ai
annoncé, répondit le suisse en clignant gaiement d'un œii. Per-
mettez que je vous déshabille.
— Serge, Serge, appela !e précepteur, arrêté devant la porte
AKNA KARÉNINE 153
qui conduisait aux appartements intérieurs, déshabillée -voua
voua-môme. »
Mais Serge, quoiqu'il entendît la voix grêle de son précep-
teur, n'y faisait aucune attention ; debout près du suisse, it te
tenait par la ceinture et le regardait de tous ses yeux.
c Et papa u-t-il fait ce qu'il demandait? i
Le suisse flt un signe afflrmatif.
Ce ichinovnik enveloppé d'un bandeau intéressait Serge
et le suisse ; il était venu sept fois sans être admis, et Serge
l'avait rencontré un jour dans fe vestibule, gémissant auprès
du suisse, qu'il suppliait de le faire recevoir, disant qu'il ne
lui restait qu'à mourir avec ses sept enfants; depuis lors,
l'enfant m préoccupait du pauvre homme,
t Avait-il l'air content? demanda-t-il.
— Je crois bien, il est parti presque en sautant.
— A-l-on apporté quelque chose? demanda le petit garçon
après un moment de silence.
— ûli oui, monsieur, dit à demi-voix le suisse en hochant
la tête, il y a quelque chose de la part de la comtesse* »
Serge comprit qu'il s'agissait d'un cadeau pour son jour de
naissance.
i Que dis-tu? où?
— Korneï Ta porté chez papa, ce doit être une belle chose!
— De quelle grandeur? Comme ça?
— Plus petit, mais c'est beau.
— Un livre?
— Non, c'est quelque chose. Allez, allez, Wassiii LouUitch
vous appelle, dit le suisse, entendant venir le précepteur et
dégageant doucement la petite main gantée qui le tenait à la
ceinture.
— Dans une minute, Wassiii Loukitch i t dit Serge avec ce
sourire aimable et gracieux dont le sévère précepteur subissait
lui-même l'influence.
Serge était joyeux, et tenait à partager avec son ami le suisse
un bonheur de famille que venait de lut apprendre la nièce de
la comtesse Lydie pendant leur promenade au Jardin d'été.
Cette joie lui paraissait encore plus grande depuis qu'il y joi-
gnait celle du tchinovnik et du cadeau; « en ce beau jour,
tout le monde devait être heureux, » pensait*».
t Sais-tu? Papa a reçu l'ordre d'Alexandre Newsky.
— Comment ne le saurals-je pas? on est déjà venu le féliciter.
— EsHJ content?
154 ANNA KAUÉNINR
— Comment no pas être content d'une faveur do l'empe-
reur! N'est-co pas un© preuve qu'on Ta méritée », dit le vieux
suisse gravement.
Serge réfléchit, tout en continuant à considérer lo suisse,
dont le visage lui était connu dans les moindres détails, le
menton surtout» entre ses deux favoris gris, que personne
n'avait jamais vu comme Serge de bas en haut,
« Eh bien! et ta fille? Y a-t-il longtemps qu'elle n'est
venue? »
Lu tille du suisse faisait partie du corps de ballet,
« Où trouverait-elle le temps do venir un jour ouvrable?
elles ont aussi leurs leçons, et vous les vôtres, monsieur. »
En rentrant dans sa chambre, Serge, au lieu de se mettre a
ses devoirs, raconta à son précepteur toutes ses suppositions
sur le cadeau qu'on lui avait apporté; ce devait être une loco-
motive, c Qu'en pensez-vous? » dcmanda-t-ll ; mais Wassili
Loultitch ne pensait qu'a la leçon de grammaire qui devait
être préparée pour le professeur qu'on attendait à deux heures.
« Dites-moi seulement, Wassili Loukitch, demanda l'enfant
assis à sa table de travail et tenant son livre entre ses mains,
qu'y a-t-il au-dessus d'Alexandre Newsky. Vous savez que
papa est décoré? »
Le précepteur répondit qu'il y avait Wladimir.
c Et au-dessus?
— Au-dessus de tout, Saint-André.
— Et au-dessus?
— Je ne sais pas.
— Comment vous ne savez pas non plus? • Et Serge, ap-
puyé sur sa main, se prit à réfléchir.
Les méditations de l'enfant étaient très variées; il s'imagi-
nait que son père allait peut-être encore être décoré des ordres
de Wladimir et de Saint-André, et qu'il allait, par conséquent,
être bien plus indulgent pour la leçon d'aujourd'hui; puis il se
disait qu'une fois grand il ferait en sorte de mériter toutes les
décorations, même celles qu'on inventerait au-dessus de Saint-
André. A peine un nouvel ordre serait-il institué qu'il s'en
rendrait digne tout de suite.
Ces réflexions firent passer le temps si vite que, lorsque vînt
l'heure de la leçon, il ne savait rien, et le professeur parut
non seulement mécontent, mais affligé. Serge en fut peiné; sa
leçon, quoi qu'il fît, n'entrait pas dans sa tête! En présence du
professeur cela marchait encore, car, a force d'écouter et de
ANNA KATléNINE |55
croire qu'il comprenait, Il s'imaginait comprendre, mais, resté
soûl, tout s'embrouillait ot se confondait.
It saisit un moment où son maître cherchait quelque clioso
dans son livre pour lui demander :
t Michel Ivnnitch, quand sera votre fôte?
— Vous foriez mieux do penser à votre travail ; quelle im-
portance un jour de fête «-MI pour un être raisonnable? C'est
un jour comme un autre, qu'il faut employer h travailler. »
Serge regarda nvee attention son professeur, examina sa
barho rare, ses lunettes descendues sur son nez, et se pordit
dans des réflexions si profondes qu'il n'entendit plus rien du
resto do sa leçon; son maître pouvait-Il croire ce qu'il disait?
Au ton dont il parlait, cela paraissait impossible
« Mois pourquoi s'entondent-ils tous pour mo dire de la
môme façon les choses les plus ennuyeuses et les plus inu-
tiles? Pourquoi celui -cl me repousse-t-il et no m*aime-t~il
pas? i se demandait l'enfant sans trouver do réponse.
XXVII
^ Après la leçon du professeur vint celle du père; Serge, en
.'attendant, jouait avec son canif, accoudé à sa table de travail,
et se plongeait dans de nouvelles méditations.
Une de ses occupations favorites consistait h chercher sa
mère pendant ses promenades; il ne croyait pas à la mort en
général, et surtout pas à celle de sa mère, malgré les affirma-
tions de la comtesse et de son père. Aussi pensait-il la re-
connaître dans toutes les femmes grandes, brunes et un peu
fortes; son cœur se gonflait de tendresse, les larmes lui ve-
naient aux yeux, il s'attendait à ce qu'une de ces dames s'ap-
prochât de lui, levât son voile; alors il reverrait son visage;
elle l'embrasserait, lui sourirait, il sentirait la douce caressé
de sa main, reconnaîtrait son parfum et pleurerait de joie,
comme un soir où il s'était roulé à ses pieds parce qu'elle le
chatouillait, et qu'il avait tant ri en mordillant sa main blan-
che, couverte de bagues. Plus tard, la vieille bonne lui apprit,
par hasard, que sa mère vivait, mais que son père et la com-
tesse disaient le contraire parce qu'elle était devenue méchante ;
ceci parut encore plus invraisemblable à Serge, qui l'attendit et
156 ANNA. KABËNINR
la chercha de plus boite* Go jour-la, au Jardin d'été, il Avait
aperçu un» dame ©n voile 11 lus, et son ctour battit bien fort
lorsqu'il lui vil prendre le mémo sentier que lui; puis tout h
coup la dame avait disparu. Serge sentait m tendreté pour
8u mère plus vive que jamais, et, tes yeux brillants, regardait
(lovant lui en tailladant la table de son canif.
« Voila papa qui vient 1 » lui dit Wasslli Loukitch.
Serge sauta do an chaise, courut baiser la main do son père,
et chercha quelque signe do satisfaction sur son visage à pro-
pos de sa décoration.
< As-tu fait une bonne promenade? • demanda Alexis Alexan-
drovitch, s'asseyanl dans un fauteuil et ouvrant un volume de
l'Ancien Testament.
Quoiqu'il eût souvent dit à Serge que tout chrétien devait
connaître l'Ancien Testament imperturbablement, il avait sou-
vent besoin de consulter le livre pour ses leçons, et l'enfant
s'en apercevait.
c Oui, papa, je me suis beaucoup amusé, dit Serge s'nsseyant
de travers et balançant sa chaise, chose défendue. J'ai vu
Nadinka (une nièce de la comtesse que celle-ci élevait) et cite
m'a dit qu'on vous avait donné une nouvelle décoration. En
Oies- vous content, papa?
— D'abord ne te balance pas ainsi, dit Alexis Alexandre*
vitch, et ensuite sache que ce qui doit nous être cher, c'est le
travail par lui-même, et non la récompense. Je voudrais le faire
comprendre cela. Si tu ne recherches que la récompense, lo
travail te paraîtra pénible, mais si tu aimes le travail, ta récom-
pense sera toute trouvée. » Et Alexis Alexandrovitch se rappela
qu'en signant le même jour cent dix-huit papiers différents il
n'avait eu pour soutien, dans cette ingrate besogne, que le
sentiment du devoir.
Les yeux brillants et gais de Serge s'obscurcirent devant le
regard de son père.
11 sentait que celui-ci prenait, en lui parlant, un ton particu-
lier, comme s'il se fût adressé à un de ces enfants imaginaires
qui se trouvent dans les livres, et auxquels Serge ne ressem-
blait en rien ; il y était habitué, et faisait de son mieux pour
feindre une analogie quelconque avec ces petits garçons exem-
plaires.
« Tu me comprends, j'espère?
— - Oui, papa », répondit l'enfant jouant son petit personnage»
La leçon consistait en une récitatton de quelques versets d«
ANNA KAft&NINK 157
l'Évangile, et une répétition du commencement de l'Ancien Testa*
mont; la récitation «o marchait pas mal. Mais tout n coup Sortit
fut frappé do l'aspect dn front do son père, qui formait un angle
presque droit prés dos tempes, et il dit tout do travers la tin
do son verset. Alexis Alexandrovttch conclut qu'il ne compre-
nait rien do ce qu'il récitait, et on fut Irrita; il fronça le sourcil,
et se prit o expliquer ce que Serge ne pouvait avoir oublié, |iour
Vavoir entendu répéter tant de fois. L'enfant, effrayé, regar-
dait son père et no pensait qu*ft une chose : faudrait-il lui
répéter se» explications, ainsi qu'il l'exigeait parfois? Cette
crainte i'empèehnit do comprendre.. Heureusement le pôro passa
à la leçon d'histoire sainte. Serge raconta passablement le»
faits eux-mêmes, mais lorsqu'il dut expliquer ce qu'ils signi-
fiaient, il resta court et fut puni pour n'avoir rien su. Le mo-
ment le plus critique fut celui où il dut réciter ta série des
patriarches antédiluviens; il ne se rappelait plus qu'Enoch;
c'était son personnage favori dans l'histoire sainte et il ratta-
chait a l'élévation de ce patriarche aux cieux une longue suite
d'idées qui l'absorba complètement, tandis qu'il regardait fixe-
ment la chaîne de montre de son père et un bouton à moitié
déboutonné de son gilet.
Serge qui ne croyait pas a la mort de ceux qu'il aimait,
n'admettait pas non plus qu'il dût mourir lui-mémo : cette
pensée invraisemblable et incompréhensible de la mort lui
avait cependant été confirmée par des personnes qui lui inspi-
raient confiance; la bonne elle-même avouait, un peu contre
son gré, que tous les hommes mouraient. Mais alors pourquoi
Enoch n'était-il pas mort? et pourquoi d'autres que lui ne mé-
riteraient-ils pas de monter vivants au ciel comme lui? Les
méchants, ceux que Serge n'aimait pas, pouvaient bien mourir,
mais les bons pouvaient être dans le cas d'Enoch,
€ Eh bien, ces patriarches?
— Enoch,... Énos.
— Tu les as déjà nommés. C'est mal, Serge, très mal : si tu
ne cherches pas à l'instruire des choses essentielles à un chré-
tien, qu'est-ce donc qui t'occupera? dit le père se levant. Ton
maître n'est pas plus satisfait que moi, je suis donc forcé de
te punir, t
Serge travaillait* mal en effet, et cependant ce n'était pas un
enfant mat doué; H était au contraire fort supérieur à ceux
que son maître lui citait en exemple: s'il ne voulait pas ap-
prendre es qu'en taî enseignait, c'est qu'il se le pouvait
158 ANNA KARÊNINS
pas, et cola, parce que son Ame avait des besoins très dif-
férents do eaux que lut supportant ses maîtres. À neuf ans,
eo n'était qu'un enfant, mais il connaissait son ômo et la
défendait contre tous ceux qui voulaient y pénétrer sans la
clef do l'amour. On lui reprochait do ne rien vouloir apprendre,
et 11 brillait cependant du désir do «avoir, mais il s'instrui-
sait auprès de Kapltonitcb, de sa vieille bonne, de Nndinka,
do Wassili Loukitch.
Serge fut donc puni; il n'obtint pas la permission d'aller
chez Nadinkn; mais cette punition tourna a son profit, Wassili
Loukitch était de bonne humeur, et lui enseigna l'art de cons-
truira un petit moulin à vent. La soirée se passa n travailler
et a méditer sur le moyen de se servir d'un moulin pour tour-
noyer dans les airs, en s'altaclmnt aux ailes. Il oublia sa mère,
mais la pensée de celle-ci lui revint dans son lit, et il pria à
sa façon pour qu'elle cessât de se cacher et lui fit une visite le
lendemain, anniversaire de sa naissance.
« Wassili Loukitch, savez-vous ce que j'ai demandé à Dieu
par-dessus le marché?
— De mieux travailler?
— Non.
— De recevoir des joujoux?
— Non, vous ne devinerez pas. C'est un secret 1 Si cela
arrive, je vous le dirai... Vous ne savez toujours pas?
— Non, vous ma le direz, dit Wassili Loukitch en souriant,
ce qui lui arrivait rarement. Allons, couchez-vous, j'éteins la
bougie.
— Je vois bien mieux ce que j'ai demandé dans ma prière
quand il n'y a plus de lumière. Tiens, j'ai presque dit mon
secret 1 » fit Serge en riant gaiement.
Serge crut entendre sa mère et sentir sa présence quand il
fut dans l'obscurité. Elle était debout près de lui, et le caressait
de son regard plein de tendresse; puis il vit un moulin, un cou-
teau, puis tout se confondit dans sa petite tête, et il s'endormit.
XXVIII
Wronsky et Anna étaient descendus dans un des principaux
hôtels de Pétersbourg; Wronsky se logea au rez-de-chaussée,
ANNA KARÉNJNK i§§
Anna prit «m premier, avec l'enfant, I» nourrice et en femme
de chambre, un grand appartement composé do quatre pièces
Dès lo premier jour de son retour» Wronsky alla voir son
frère; il y rencontra sa more, venue de Moscou pour ses
affaires. Sa mère et sa belle-sœur le reçurent comme d'habt-*
tude, le questionneront sur son voyage, causèrent d'amis com-
muns, mais ne firent aucune allusion a Anna. Son frère, en lui
rendant visite le lendemain, fut lo premier à parler d'elle.
Alexis Wronsky saisit l'occasion pour lui expliquer qu'il eonsi*
dorait la liaison qui l'unissait n Mme Karénine comme un ma-
riage : ayant le ferme espoir d'obtenir un divorce qui régula-
riserait leur situation, il désirait que leur mère et sa bolle-sajur
comprissent ses intentions,
i Le monde peut ne pa,s m'approuver, cela m'est indifférent,
ajouta-t-il, mais si ma famille tient à rester en bons termes
avec moi, il est nécessaire qu'elle entretienne des relations
convenables avec ma femme. >
Le frère atnô, toujours fort respectueux des opinions de son
cadet, laissa le monde résoudre cette question délicate, et se
rendit sans protester chez Mme Karénine avec Alexis.
Malgré son expérience du monde, Wronsky tombait dans
une étrange erreur : lui, qui mieux qu'un autre, devait com-
prendre que la société leur resterait fermée, il se figura, par
un bizarre effet d'imagination, que l'opinion publique, revenue
d'antiques préjugés, avait dû subir l'influence du progrès
général. « Sans doute, il ne faut pas compter sur le monde
officiel, pensait-il, mais nos parents, nos amis, comprendront
les choses telles qu'elles sont, i
Une des premières femmes du monde qu'il rencontra fut sa
cousine Betsy. « Enfin, s'écria- t-elle joyeusement! et Anna? Où
êtes-vous descendus? J'imagine aisément le vilain effet que
doit vous produire Pétersbourg après un voyage comme le
vôtre. Et le divorce? est-ce arrangé? »
Cet enthousiasme tomba dès que Betsy apprit que le divorce
n'était pas encore obtenu, et Wronsky s'en aperçut.
« Je sais bien qu'on me jettera la pierre, dit-elle, mais
je viendrai voir Anna. Vous ne restez pas longtemps? »
Elle vint, en effet, le jour même, mais elle avait changé de
tonj elle sembla insister sur son courage et la preuve de
fidélité et d'amitié qu'elle donnait à Anna; après avoir causé
des nouvelles du jour, elle se leva au bout de dix minutes, et
dit en partant :
460 ANNA KARÉNINE
« Vous no nVavex toujours pas dit à quand le divorce! Met-
tons que mo', je jette mon bonnet par-dessus les moulins,
mois je vous préviens que d'autres n'en feront pas autant, et
que vous trouverez des collets- montés qui vous battront
froid... Et c'est si facile maintenant! Ça se fait. Ainsi vous
partes vendredi? Je regrette que nous ne puissions nous voir
d'ici la. i
Le ton de Betsy aurait pu édifier Wronsky sur l'accueil qui
leur était réservé; il voulut cependant faire encore une tentative
dans sa famille. H pensait bien que sa mère, si ravie d'Anna a
leur première rencontre, serait inexorable pour celle qui venait
de briser la carrière de son ftls, mais WronsKy fondait les plus
grandes espérances sur Waria, sa belle-sœur : celle-ci ne jet-
terait certes pas In pierre à Anna, et viendrait simplement et
tout naturellement la voir.
Dès le lendemain, l'ayant trouvée seule, il s'ouvrit à elle.
« Tu sais, Alexis, combien je t'aime, répondit Waria après
l'avoir écouté, et combien je te suis dévouée, mais si je me
tiens à l'écart, c'est que je ne puis être d'aucune utilité 5 Anna
Arcadievna (elle appuya sur les deux noms). Ne crois pas que
je me permette de la juger, j'aurais peut-être agi comme elle à
sa place; je ne veux entrer dans aucun détail, ajouta-t-elle
timidement en voyant s'assombrir le visage de son beau-frère,
mais il faut bien appeler les choses par leur nom. Tu voudrais
que j'allasse la voir pour la recevoir ensuite chez moi, afin de
la réhabiliter dans la société? Mais je ne puis le faire. Mes filles
grandissent, je suis forcée, ù cause de mon mari, de vivre
dans le monde. Suppose que j'aille chez Anna Arcadievna,
je ne puis l'inviter chez moi, de crainte qu'elle ne rencontre
dans mon salon des personnes autrement disposées que moi.
M'est ce-pas de toute façon la blesser?..... Je ne puis la
relever
— Mais je n'admets pas un instant qu'elle soit tombée, et je
ne voudrais pas la comparer à des centaines de femmes que
vous recevez! interrompit Wronsky se levant, persuadé que
sa belle-sœur ne céderait pas.
— Alexis, je t'en prie, ne te fâche pas, ce n'est pas ma faute,
dit Waria avec un sourire craintif.
— Je ne t'en veux pas, mais je souffre doublement, dit"!!,
s'assombrissant de plus en plus, je regrette notre amitié brisée,
ou du moins bien atteinte, car tu dois comprendre que tel sera
pour noua l'inAvItable résultat »
ANNA KAUÉNtNR f$|
Il In quitta sur ces mots, et, eomprenont enfin l'inutilité de
nouvelle» tentatives, \\ résolut de se considères comme dans
une ville étrangère et (Inviter toute occasion do froissements
nouveaux.
Uno des choses qui lui fuient le plus pénible fut d'entendre
partout «on nom associé a celui d'Alexis Aiexnndrovltch; cho-
que conversation finissait par router sur Karénine, et s'il sor*
toit, c'était encore tul qu'il rencontrait, ou du moins il se to
figurait, comme une personne affligée d'un doigt malade croit
le heurter à tous tes meubles.
D'autre part, l'attitude d'Anna le chagrinait; 11 la voyait
dans une disposition morale étrange, incompréhensible, qu'il
ne lut connaissait pas; tour n> tour tendre et froide, elle était
toujours irritable et énlgmattque. Évidemment quelque chose
la tourmentait, mats, au Mou d'être sensible aux froissements
dont Wronsky soutirait douloureusement, et qu'avec sa finesse
do perception ordinaire elle aurait dû ressentir comme lui, elle
paraissait uniquement préoccupée de dissimuler ses soucis, et
parfaitement Indifférente au reste.
XXIX
La pensée dominante d'Anna, en rentrant a Pétersbour&
était d'y voir son flls : possédée de cette idée, du jour où elte
quitta l'Italie, sa joie augmenta à mesure qu'elle approchait
de Pêtersbourg. C'était chose simple et naturelle, croyait- elle,
de revoir l'enfant en vivant dans la même ville que lui ; mais
dés son arrivée elle sentit qu'une entrevue ne serait pas facile
& obtenir.
Comment s'y prendre? Aller chez son mart au risque de
n'être pas admise et de s'attirer peut-être un affront? Ecrire à
.Alexis Alexandrovitçhî C'était impossible, et cependant elle ne
< saurait se contenter de voir son fils en promenade, elle avait
trop de baisers, de caresses à lui donner, trop de choses a lut
dire! La vieille bonne de Serge aurait pu lui venir en aide,
mais elle n'habitait plus la maison Karénine. Deux Jours se pa*
sèrent ainsi en incertitudes et en tergiversations; le troisième
jour, ayant appris les relations d'Alexis Àlexandrovitch avec la
comtesse Lydie, elle se décida à écrire à celta-eL
u — a
162 ANNA KARKN1NB
Ce fut pour elle une déception cruelle que de voir revenir
son messager sans repense, Jamais elle ne sq sentit blessée,
humiliée a ce peint, et cependant elle comprenait que la com-
tesse pouvait avoir raison. Sa douleur fut d'autant plus vive
qu'elle n'avait à qui la confier.
Wronsky ne la comprendrait même pas; il traiterait la chose
comme de peu d'importance, et rien que l'idée du ton froid dont
il en parlerait le lui faisait paraître odieux. Mais la crainte de
le haïr était la pire de toutes» Aussi résolut-elle de lui cacher
soigneusement ses démarches par rapport à l'enfant.
Toute la journée elle s'ingénia à imaginer d'autres moyens
de joindre son fils, et se décida enOn au plus pénible de
tous : écrire directement à son mari. Au moment où elle com-
mençait sa lettre, on lui apporta la réponse de la comtesse
Lydie. Elle s'était résignée au silence, mais l'animosité, l'ironie
qu'elle lut entre les lignes de ce billet, la révoltèrent.
c Quelle cruauté 1 quelle hypocrisie! pensa-t-elle; Us veu-
lent me blesser et tourmenter l'entant! Je ne les laisserai pas
faire! elle est pire que moi : du moins, mol, je ne mens pas! »
Aussitôt elle prit le parti d'aller le lendemain, anniversaire
de la naissance de Serge, chez son mari ; d'y voir l'enfant en
achetant les domestiques coûte que coûte, et de mettre un
terme aux mensonges absurdes dont on te troublait.
Anna commença par courir acheter des joujoux et fit son
plan : elle viendrait le matin de bonne heure, avant qu'Alexis
Alexandrovltch fût levé; elle aurait de l'argent tout prêt pour
le suisse et le domestique, afin qu'on la laissât monter sans
lever son voile, sous prétexte de poser sur le lit de Serge des
cadeaux envoyés par son parrain. Quant à ce qu'elle dirait
à son fils, elle avait beau y penser, elle ne pouvait rien pré-
parer.
Le lendemain matin, vers huit heures, Anna descendit de
voiture et sonna à la porte de son ancienne demeure.
V Va donc voir qui est là. On dirait une dame », dit Kapito-
nitch à son aide, un jeune garçon qu'Anna ne connaissait pas,,
en apercevant par (a fenêtre une dame voilée sur te perron ; le
suisse était en déshabillé du matin. Anna, à peine entrée, glissa
un billet de trois roubles dans la main du garçon et murmura :
t Serge,... Serge Alexéitch », puis elle fit quelques pas en avant.
Le remplaçant du suisse examina l'assignat et arrêta la vis!»
teuse à la seconde porte.
e Qai demandez-vous? s âit*U.
ANNA KABÈNÏNB *Û3
Elle ^entendit rien ot no répondit pua.
Kapttonttch, remarquant lo trouble de l'inconnue, sortit de
Dâ loge et lui demanda ce qu'elle désirait.
« Je viens, de la part du prince Skaradoumof, voir Serge
Alexêltch.
— Il n'est pas encore levé », répondit le suisse, examinant
attentivement la dame voilée.
Anna ne se serait jamais attendue à être ainsi troublée par
l'asjiect de cette maison où elle avait vécu neuf ans. Des sou-
venirs doux et cruels s'élevèrent dans son unie, et un moment
elle oublia pourquoi elle était là.
< Veuillez attendre, b dit le suisse en la débarrassant de son
manteau. Au même moment il la reconnut et salua profondé-
ment.
i Que Votre Excellence veuille bien entrer », lui dit-il.
Elle essaya de parler, mais la voix lui manqua et, jetant un
regard suppliant au vieillard, elle monta l'escalier rapidement.
Kapitonitch chercha à ta rattraper et monta derrière elle, accro-
chant ses pantoufles à chaque marche.
« Le précepteur n'est peut-être pas habillé. Je vais le pré-
venir. »
Anna montait toujours l'escalier bien connu, ne comprenant
rien & ce que disait Je vieillard.
t Par ici, à gauche. Excusez si tout est en désordre. Il a
changé de chambre, disait le suisse essoufflé. Que Votre Excel-
lence, veuille, attendre un moment; je vais regarder. > Et,
ouvrant une grande porte, il disparut.
Anna s'arrêta, attendant.
« Il vient de se réveiller >, dit le suisse sortant par la même
porte.
Et comme il parlait, Anna entendit un bâillement d'enfant,
et rien qu'au son de ce bâillement elle reconnut son Gis et le
vit devant elle.
t Laisse-moi, laisse-moi entrer 1 » baîbutia-t-elle, entrant
précipitamment.
A droite de la porte, sur le lit, un enfant en chemise de nuit,
son petit corps penché en avant, achevait do bâiller en Reti-
rant; ses lèvres se fermèrent en dessinant un sourire a moitié
endormi, et, toujours souriant, il retomba doucement sur son
oreiller.
« Mon petit Serge », murmura-t*elle approchant du lit sans
être entendue*
164 ANNA KAÏIENINK
Depuis qu'ils étaient séparés, et dans ses effusions de ten-
dresse pour l'absent, Anna revoyait toujours son fils à quatre
ans, a l'âge où il avait été le plus gentil. Maintenant il ne res-
semblait même plus à celui qu'elle avait quitté : Il était devenu
grand et maigre. Gomme son visage lui parut allongé avec ses
cheveux courts 1 et ses grands brast II avait bien changé,
mais c'était toujours lui, la forme de sa tète, ses lèvres, son
petit cou et ses épaules larges*
i Mon petit Serge! » répéta-t-elle à l'oreille de l'enfant.
II se souleva sur son coude, tourna sa tête ébouriffée et,
cherchant à comprendre, ouvrit les yeux. Pendant quelques
secondes il regarda d'un œil interrogateur sa mère immobile
près de lui, sourit de bonheur et, les yeux encore à demi
fermés par le sommeil, se jeta, non plus sur son oreiller,
mais dans ses bras.
< Serge! mon cher petit garçon! • balbutia-t-elle, étouffée
par les larmes, serrant ce corps mignon dans ses deux bras,
t Maman 1 > murmura-t-il, remuant entre les mains de sa
mère, comme pour mieux en sentir la pression.
Il saisit le dossier du lit d'une main, l'épaule de sa mère de
l'autre et tomba sur elle. Son visage se frottait contre le cou et
la poitrine d'Anna, qu'enivrait ce chaud parfum de l'enfant à
demi endormi.
f Je savais bien, fît— il entrouvrant les yeux, c'est mon jour
de naissance : je savais bien que tu viendrais. Je vais tout de
suite me lever. »
Et, tout en parlant, il s'assoupit.
Anna le dévorait des yeux; elle remarquait Jes changements
survenus en son absence, reconnaissait malaisément ces jambes,
devenues si longues, ces joues amaigries, ces cheveux qui for-
maient de petites boucles sur la nuque, là où elle l'avait si
souvent embrassé. Elle serrait tout cela contre son cœur, et les
larmes l'empêchaient de parler.
t Pourquoi pleures-tu, maman? demanda-t-il tout à fait
réveillé.... Pourquoi pleures-tu? répéta- t-il, prêt à pleurer lui-
même.
— Moi? Je ne pleurerai plus c'est de joie. Il y a si
longtemps que je ne t'ai vu! C'est fini, fini, dit-elle renfonçant
ses larmes et se détournant. Maintenant tu vas t'babiiler, — flt-
elle après s'être un peu calmée, et, sans quitter la main de Serge,
elle s'assit près du lit, sur une chaise où étaient préparés les
Vêtements de l'enfant... Gomment t'iiabiïîes-tu sans moi?Gûuc*
ANNA KÀltfNÎNB ifà
ment t -<- elle voulait parler simplement et gaiement,
mais n'y parvenait pas, et se détourna encore.
~. Je no me lave plus n l'eau froide, papa Ta défendu : tu
n'as pas vu Wasslli Loukttch? II va venir. Tiens, tu es assise
aur mes affaires I »
Et Serge pouffa de rire. Elle le regarda et sourit.
« Maman, ma chérie ! » s'écria-t-il se jetant de nouveau dans
ses bras comme s'il eût mieux compris ce qui lui arrivait, en la
voyant sourire.
« Ote cela, » dit-il, lui enlevant son chapeau* Et, la voyant
tète nue, il se reprit a l'embrasser.
c Qu'as-tu pensé de moi? As-tu cru que j'étais morte t
— jamais je ne rai cru.
— Tu ne Tas pas cru, mon chéri ?
— Je savais, je savais bien t » dit-il en répétant sa phrase
favorite, et, saisissant la main qui caressait sa chevelure, il en
appuya la paume sur sa petite bouche et se mit à la baiser.
XXX
Wasslfl Loukitch, pendant ce temps^ était fort embarrassé;
it venait d'apprendre que la dame dont la visite lui avait paru
extraordinaire était la mère de Serge, cette femme qui avait
abandonné son mari et qu'il ne connaissait pas, puisqu'il
n'était entré dans la maison qu'après son départ. Devait-il
prévenir Alexis Alexandre vitch? Réflexion faite, il résolut
de remplir strictement son devoir en allant lever Serge à
l'heure habituelle, sans s'inquiéter de la présence d'une per-
sonne tierce, fût-elle la mère. Mais la vue des caresses de la
mère et de l'enfant, le son de leurs voix et de leurs paroles, lut
firent changer d'avis* Il bocha la tôle, soupira et referma
doucement ta porte. « J'attendrai encore dix minutes i, se dit-
il, toussant légèrement en s'essuyant les yeux.
One vive émotion régnait parmi les domestiques; ils savaient
tous que Kapitonitch avait laissé entrer leur maîtresse, et
qu'elle se trouvait dans la chambre de l'enfant; ils savaient
aussi que leur maître entrait d'habitude chaque matin chez
Serge à neuf heures; chacun d'eux sentait que les époux ne
devaient pas se rencontrer, qu'il folutH les eu empêcher.
!66 ANNA KARÉNINE
Kornoî, la valet de chnmbre, descendit chez te suisse pour
demander pourquoi on avait introduit Anna, et, apprenant
que Kapitonltch lui-même l'avait escortée jusqu'en haut, tl
lui adressa une verte réprimande, le suisse garda un silence
obstiné, mais, lorsque le valet de chambre déclara qu'il méri-
tait d'être chassé, te vieillard sauta en Pair, et, Rapprochant
de Rorneï avec un geste énergique :
< Oui-da, tu ne l'aurais pas laissée entrer, toi 1 dit-il. Après
avoir servi dix ans et n'avoir entendu que de bonnes paroles,
tu lui aurais dit maintenant : ayez la bonté de sortir I Tu com-
prends la politique, toi, en fine mouche. Ce que tu n'oublieras
pas, par exemple, c'est de voler monsieur et de traîner ses
pelisses!
— Soldat! répondit Korneï avec mépris, et U se tourna vers
la bonne, qui entrait en ce moment. Soyez juge, Marie EOmovna :
il a laissé entrer Madame, sans rien dire à personne, et tout à
l'heure Alexis Alexandrovitch, quand il sera levé, ira dans la
chambre des enfants.
— Quelle affaire, quelle affaire ! dit la bonne. Mais Korneï
Wassilitch, trouvez donc un moyen de retenir Monsieur
pendant que je courrai la prévenir et la faire sortir. Quelle
affaire! »
Quand la bonne entra chez l'enfant, Serge racontait à sa
mère comment Nadinka et lui étaient tombés en glissant d'une
montagne de glace, et avaient fait trois culbutes. Anna écoutait
le son de la voix, regardait le visage, le jeu de la physionomie
de son fils, palpait ses petits bras, mais ne comprenait rien de
ce qu'il disait. U faudrait le quitter, s'en aller, elle ne compre-
nait, ne sentait que cela. Elle avait entendu les pas de Wassili
Loukitch et sa petite toux discrète, et maintenant elle entendait
approcher la bonne, mais, incapable de bouger et de parler, elle
restait immobile comme une statue.
« Madame, ma colombe I murmura la vieille femme s'appro-
chant d'Anna et lui baisant les épaules et les mains. Voilà une
joie envoyée de Dieu à celui que nous fêtons aujourd'hui! Vous
n'êtes pas changée du tout.
— Ah ! Niania, ma chère, je ne vous savais pas dans la mat-
son, dit Anna, revenant à elle pour un moment.
— Je ne demeure plus ici, je vis chez ma fille, mais je suis
venue ce matin féliciter Serge, Anna Arcadievna, ma colombe I >
La vieiite femme se prit à pleurer et à baiser de nouveau la
main de son ancienne maîtresse.
ANNA KABÊNINR 167
Serge, les yeux brillants do joie, tenait d'une main sa mère
et de l'autre sa bonne, en trépignant de ses petits pieds nus
sur le tapis. La tendresse de sa chère bonne pour sa mère le
ravissait.
« Maman, elle vient souvent me voir, et quand ello vient*., »
Mais il s'arrêta en voyant la bonne chuchoter quelque chose a
sa mère, et le visage de celle-ci exprimer la frayeur et comme
de la honte.
Anna s'approcha de son fils.
« Mon chéri 1 > lui dit-elle.
Jamais elle ne put prononcer le mot adieu, mais, ù l'expres-
sion de son visage, l'enfant comprit,
a Mon cher, cher petit Koutiâl murmura-t-elle, employant
un surnom qu'elle lui donnait lorsqu'il était tout petit. Tu m
m'oublieras pas; ta me.... i elle ne put achever.
Combien de choses elle regretta ensuite de n'avoir pas su
lui dire, et dans ce moment elle était incapable de rien trouver,
rien exprimer 1 Mais Serge comprit tout; il sentit que sa mère
l'aimait et qu'elfe était malheureuse; if cornu rit même ce que ia
bonne lui avait chuchoté, il avait entendu les mots : € Toujours
vers neuf heures », il savait qu'il s'agissait de son père et
qu'il ne devait pas rencontrer sa mère. Mais ce qu'il ne comprit
pas, c'était pourquoi là frayeur et la honte se peignaient sur Je
visage de celle-ci.
Elle n'était pas coupable, et semblait craindre et rougir : de
quoi? Il aurait voulu faire une question, mais il n'osa pas inter-
roger, car il voyait sa mère sou (Tri r et elle lui faisait trop de
peine 1 II se serra contre elle en murmurant :
t Ne t'en va pas encore. Il ne viendra pas de sitôt. »
Sa mère l'éloigna d'elle un instant pour le regarder et tâcher
de comprendre s'il pensait bien ce qu'il disait ; à l'air effrayé
de l'enfant, olle sentit qu'il pariait bien réellement de son
père.
c Serge, mon ami, dit-elle, aime-le : il est meilleur que moi,
et je suis coupable envers lui. Quand tu seras grand, tu jugeras.
— Personne n'est meilleur que toi, s'écria l'enfant avec des
sanglots désespérés, et, s'accrocbant aux épaules de sa mère, il
la serra de toute la force de ses petits bras tremblants.
— Ma petite âme, mon chéri I » balbutia Anna, et elle fondit
en larmes comme un enfant.
En ce moment la porte s'ouvrit, et Wassiii Loukitch entra ;
on entendait déjà d'autres pas, et la bonne effrayée tendit à
168 ANNA KARÉNINE
Anna son chapeau en loi disant tout bas : 1 11 vient ». Serge
se laissa tomber sur son lit en sanglotant et se couvrant le
vl*age de ses mains; Anna tes lui retira pour baiser encore
ses joues bo innées de larmes, et sortit d'un pas précipité,
Alexis Atexandrovltch venait à 8a rencontro; 11 s'arrêta en la
voyant et courba la tète.
Quoiqu'elle eût affirmé, une minute auparavant, qu'il était
meilleur qu'elle, le regard rapide qu'elle Jeta sur toute la per-
sonne de son mari ne réveilla en elle qu'un sentiment de
haine, de mépris et de jalousie par rapport à son fils. Elle
baissa rapidement son voile et sortit presque en courant.
Dans sa hûte, elle avait laissé dans la voiture les joujoux
choisis la veille avec tant de tristesse et d'amour, et les rap»
porta à, l'hôtel.
XXXI
Anna, quoiqu'elle s'y fût préparée à l'avance, ne s'attendait
pas aux violentes émotions que lui causa la vue de son (Ils;
revenue à l'hôtel, elle se demandait pourquoi elle était là, < Oui,
tout est bien fini, je suis seule I » se disait-elle étant son cha-
peau et se laissant tomber dans un fauteuil près de la che-
minée. Et, regardant fixement une pendule posée entre les
fenêtres, au-dessus d'une console, elle s'absorba dans ses
réflexions.
La femme de chambre française qu'elle avait ramenée de
l'étranger entra pour prendre ses ordres; Anna parut étonnée
et répondit : « Plus lard ». 13a domestique, qui vint demander
si elle désirait déjeuner, reçut la même réponse.
La nourrice italienne entra à son tour, portant l'enfant qu'elle
venait d'habiller : la petite, en voyant sa mère, lui sourit, bat-
tant l'air de ses mcnoitcs potelées à la façon d'un poisson agi-
tant ses nageoires; elle frappait les plis empesés de sa jupe
brodée et se tendait vers Anna, qui ne lui résista pas. Baisant
les joues fraîches et les jolies épaules de sa fille, elle *a laissa
s'accrocher à un de ses doigts avec des cris de joie, la prit
dans ses bras, et la fit sauter sur ses genoux; niais la vue
même de cette charmante créature l'obligea à constater la
différence qu'elle établissait dans son cœur entre elle et Serge.
ANNA KARÉNINE Ifi9
Toutes les forces d'une tendresse inassouvie s'étalent jadis
concentrées sur son flls, l'enfant d'un homme qu'elle n'aimait
cependant pas* et Jamais sa fille, née dans les plus tristes con-
ditions, n'avait reçu la centième partie des soins prodigués
par elle à Serge. La petite fille no lui représentait d'ailleurs que
des espérances, tandis que Serge était presque un homme,
connaissant déjà la lutte avec ses sentiments et ses pensées ; il
aimait sa mère, la comprenait, la jugeait peut-être...., pensa-
t-eilo, se rappelant les paroles de son flls; et maintenant elle
était séparée de lui, moralement aussi bien que matériellement,
élit cette situation elle ne voyait pas de remède!
Après avoir rendu la petite à sa nourrice et les avoir congé-
diées, Anna ouvrit un médaillon contenant le portrait de Serge
au même Age que sa sœur, puis elle chercha d'autres portraits
de lui dans un album : la dernière, la meilleure photographie,
représentait Serge ù cheval sur une chaise, en blouse blanche,
la bouche souriante, les sourcils un peu froncés; la ressem-
blance était parfaite. Elle voulut, de ses doigts nerveux, tirer le
portrait do l'album pour le comparer avec d'autres, mais elle
n'y parvenait, pas. Pour dégager la carte de son cadre, elle la
poussa a l'aide d'une autre photographie prise au hasard.
C'était un portrait de Wronsky fait h Rome, en cheveux
longs et chapeau mou. .
c Le voilà i, se dit-elle et, en lo regardant, elle se rappela
soudain qu'il était l'auteur de toutes sos souffrances.
Elle n'avait pas pensé a lui de toute la matinée, mais la vue
de ce mâle et noble visage, qu'elle connaissait et aimait tant,
fit monter un flot d'amour ù son cœur.
< Où est-Il? Pourquoi me laisse-t-ll seule ainsi en proie à ma
douleur ' 1 se demanda-t-elle avec amertume, oubliant qu'elle
lui dissimulait avec soin tout ce qui concernait son flls. Aus-
sitôt elle l'envoya priçr de monter, et attendit, le cœur serré, les
paroles de tendresse dont il chercherait a la consoler. Le
domestique revint lui dire que Wronsky avait du monde et
qu'il faisait demander si elle pouvait le recevoir avec le prince
Yavshine, nouvellement arrivé à Pétersbourg. t II ne viendra
pas seul, et il ne m'a pas vue depuis hier, au moment de
dîner! » pensa-t-elle; « je ne Mourrai rien lui dire, puisqu'il
sera avec Yavshine » Et une idée cruelle lui traversa l'esprit :
• S'il avait cessé de m'aimert »
Elle repassa aussitôt dans sa mémoire tous les incidents des
jours précédents; elle y trouvait des confirmations de cette
HO ANNA KARÉNINE
pensée terrible, La veille, il n'avait pas dîné avec elle; il n'habi-
tait pas le môme appartement, et maintenant il venait en corn»
pagnie, comme s'il eût craint un tôte-a-tôte.
« Mais son devoir est de me l'avouer, le mien do m'éclairert
Si c'est vrai» je sais ce qui me reste à faire », se dit-elie, bien
que hors d'état d'Imaginer ce qu'elle deviendrait si l'indiffé-
rence de Wronsky était prouvée. Cette terreur voisine du déses-
poir lui donna une certaine surexcitation; elle sonna sa femme
de chambre, passa dans son cabinet de toilette, et prit un soin
extrême à s'habiller, comme si Wronsky, devenu indifférent,
avait dû redevenir amoureux a la vue de sa toitette et de sa
coiffure. La sonnette retentit avant qu'elle fût prête.
En entrant au salon, ce fut Yavshine qu'elle aperçut d'abord,
examinant les portraits de Serge qu'elle avait oubliés sur la table.
f Nous sommes d'anciennes connaissances, lui dit-elle, allant
vers lui et posant sa petite main dans la main énorme du
géant tout confus (cette timidité semblait bizarre, contrastant
avec la taille gigantesque et le visage accentué de Yavshine).
Nous nous sommes vus Tannée dernière aux courses... Donnez;
dit-elle, reprenant à Wronsky par un mouvement rapide les
photographies de son fils qu'il regardait, tandis que ses yeux
brillants lui jetaient un regard significatif... Les courses de cette
année ont-elles réussi? Nous avons vu les courses à Dôme, ou
Corso. Mais vous n'aimez pas la vie à l'étranger? ajouta-t-elle
avec un sourire caressant. Je vous connais, et, quoique nous
nous soyons peu rencontrés, je connais vos goûts.
— J'en suis fâché, car mes goûts sont généralement mauvais »,
dit Yavshine mordant sa moustache gauche.
Après un moment de conversation, Yavshine, voyant Wronsky
consulter sa montre, demanda à Anna si elle comptait rester
longtemps à Pétersbourg et, prenant son képi, se leva, déployant
ainsi son immense personne.
f Je ne crois pas, répondit-elle, et elle regarda Wronsky d'un
air troublé.
— Alors nous ne nous reverrons plus? dit Yavshine se tour-
nant vers Wronsky : où Jfnes-tu?
— Venez dîner avec moi, — dit Anna d'un ton décidé; et,
contrariée de ne pouvoir dissimuler sa confusion toutes les fois
que sa situation fausse s'affirmait devant un étranger, elle
rougit* — Le dîner ici n'est pas ho», maïs du moins vous
vous verrez; de tous ses camarades de régiment, vous êtes
celui que préfère Alexis.
ANNA KARÉNINE 171
— Enchanté, — répondit Yavshliict avec un sourire qui
prouva à Wronsky qu'Anna lui plaisait beaucoup. Yavshina
prit congé et sortit» Wronsky resta on arrière.
— Tu para aussi? lui demanda-t-elle.
— Jo suis déjà en retard. ~~ Va toujours, je te rejoins »,
eria-t-il à son ami.
Elle lui prit la main et, sans le quitter des yeux, chercha ce
qu'ello pourrait bien dire pour le retenir.
< Attends, j'ai quelque chose à te demander» et pressant la
main de Wronsky contre sa joue. Je n'ai pas eu tort de l'in-
viter à dîner?
— Tu as très bien fait, répondit-il avec un sourire tran-
quille.
~~ Alexis, tu n'as pas changé pour moi ? demanda-t-elle en
lui serrant la main entre les siennes. Alexis, je n'en puis plus
ici. Quand partons-nous?
— Bientôt, bientôt : tu n'imagines pas combien à moi aussi
la vie me pèse, — et il retira sa main.
— Eh bien, va, va! • dit-elle d'un ton blessé et elle s'éloigna
précipitamment.
XXXII
Quand Wronsky rentra a l'hôtel, Anna n'y était pas; on lui
dit qu'elle était sortie avec une dame; cette façon de s'absenter
sans dire où elle allait Jointe à l'air agité, au ton dur dont elle
lui avait retiré les photographies de son fils devant Yavshine,
fit réfléchir Wronsky. Il se décida à lui demander une explica-
tion, et l'attendit au salon . Anna ne rentra pas seule, elle
amena une de ses tantes, une vieille fille, la princesse Oblonsky,
avec qui elle avait fait des emplettes : sans remarquer l'air in-
quiet et interrogateur de Wronsky, Anna se mit à raconter
gaiement ce qu'elle avait acheté dans la matinée; mais il
lisait une tension d'esprit dans ses yeux brillants quand furti-
vement elle le regardait, et une agitation fébrile dans ses mou*
vements qui l'inquiétèrent et le troublèrent.
Le couvert était disposé pour quatre, et on allait se mettre a
table, lorsqu'on annonça Toushkewitch, venu de la part de la
princesse Betsy, avec une commission pour Anna.
H 2 ANNA KARÉNINB
Detay s'excusait do n'être pas venue lui dire adieu; elle était
souffrante, et priait Anna de venir 1» voir, entre sept heures et
demie et neuf heures, Wronsky regarda Anna, comme pour lut
faire remarquer qu'en lui désignant une heure on avait pris
les mesures nécessaires afin qu'elle ne rencontrât personne;
Anna sembla n'y faire aucune attention.
i Je regrette infiniment de n'être pas libre précisément
entre sept heures et demie et neuf heures, dit-ello avec un im-
perceptible sourire.
— La princesse le regrettera beaucoup t
— Moi aussi.
— Vous allez probablement entendre la Patti? demanda
Toushkewitch.
t- La Patti? Vous me donnez une idée. — J'irais certaine-
ment si je pouvais me procurer une loge.
— Je puis vous en avoir une.
— Je vous en serais très obligée, dit Anna; mais ne voulez-
vous pas dfncr avec nous? 1
Wronsky haussa légèrement les épaules; Il ne comprenait
rien à la manière d'agir d'Anna. Pourquoi avait-elle amené la
vieille princesse, pourquoi gardait-elle Toushkewitch à dîner,
et surtout pourquoi voulait-elle une loge? Pouvait-elle, dans sa
position, aller à l'Opéra un jour d'abonnement! elle y rencon-
trerait le monde entier 1 II la regarda sérieusement, mais elle
lui répondit par un regard moitié désolé, moitié railleur, dont
il ne put saisir la signification. Pendant le dîner Anna fut très
animée, et sembla faire des coquetteries tantôt à l'un, tantôt à
l'autre de ses convives; Toushkewitch alla chercher la loge en
sortant de table, et Yavshine descendit fumer avec Wronsky;
au bout d'un certain temps celui-ci femonta, et trouva Anna
en toilette da soie claire, corsage décolleté, avec des den-
telles encadrant et faisant ressortir l'éclatante beauté de sa'
tète.
c Vous allez vraiment au théâtre? lui dit-il, cherchant à ne
pas la regarder.
— Pourquoi me le demandez-vous de cet air terrifié? ré-
pondit-elle, froissée de ce qu'il ne la regardait pas. Je ne vois
pas pourquoi je n'irais pas! »
Elle semblait ne pas comprendre la signification des mots,
i Évidemment, il n'y a aucune raison pour cela, dit-il en
fronçant les sourcils.
— C'est précisément ce que je dis, flt-elle, ne voulant rien
ANNA KABÉNINB H3
entendre à Pironio do cette réponse, et mettant tranquillement
un long gant parfumé.
— Anna, au nom du ciell qu'cst-ea qui vous prend?... lui
dit-il* cherchant à la réveiller, comme l'avait tenté naguère
plus d'une fois son mari.
— Je ne comprends pas ce que voua me voulez.
— Vous savez bien quo vous ne pouvez pas y aller.
— Pourquoi? Je n'y vais pas seule; la princesse a été
changer de toilette et m'accompagnera. »
II leva les épaules, découragé,
f Ne saveï-vous donc pas..,? commença-t-ll.
— Mois je ne veux rien savoir! dit-elle, presque en criant,
Je ne lo veux pas, je ne me repens en rien de ce quo j'ai fait;
non, non, et non : si c'était a recommencer, je recommence-
rais. Il n'y a qu'une chose importante pour vous et moi, c'est de
savoir si nous nous aimons. Le reste est sans valeur. Pour-
quoi vivons-nous ici séparés? Pourquoi ne puis-je aller où bon
me semble? Je Calme, et tout m'est égal, dit-elle en russe
avec un regard particulier et pour lui incompréhensible, si tu
n'es pas changé à mon égard; pourquoi no me regardes-
tu pas? »
Il la regarda, il vit sa beauté et la parure qui lui allait si
bien; mais cette beauté et celte élégance étaient précisément
ce qui l'irritait.
« Vous savez bien que mes sentiments ne sauraient chan-
ger; mais je vous supplie de ne pas sortir », lui dit-il encore
en français, l'œil froid, mais d'une voix suppliante.
Elle ne remarqua que le regard et répondit d'un air fâché :
i Et moi, je vous prie de m'expliqucr pourquoi je ne dois
pas sortir.
— Parce que cela peut vous attirer des — il se troubla.
— Je ne comprends pas : Toushkewitch n'est pas compro-
mettant, et la princesse n'est pas plus mal qu'une autre. Ah I
la voilai •
XXXÏIÏ
Wrohsky, pour la première fois de sa vie, éprouva un mêcon-
lentement voisin de la colère. Ce qui le contrariait surtout
174 ANNA KARENINE
c*était da ne pouvoir s'expliquer ouvertement, de ne pouvoir
dira à Anna qu'en paraissant dans cette toilette a l'Opéra,
avec une personne comme la princesse, elle jetait le gant a
l'opinion publique, se reconnaissait pour une femme perdue,
et renonçait, par conséquent, a rentrer dans le monde.
t Gomment ne le comprend-elle pas î Qu'est-ce qui se
passe en elle? » se disait-il. Et, tandis que son estime pour le
caractère d'Anna baissait, le sentiment de sa beauté gran-
dissait.
Rentré dans son appartement, il s'assit tout soucieux auprès
de Yavshine qui buvait un mélange d'eau de Seltz et de
cognac, ses longues jambes étendues sur une chaise. Wronsky
imita son exemple.
a Tu dis le cheval de Louskof ? c'est une belle bête que je te
conseille d'acheter, commença Yavshine, jetant un coup d'œil
sur le visage sombre de son camarade, La croupe est fuyante,
mais quelles jambes et quelle tête! on ne saurait mieux
trouver.
— Aussi je pense bien le prendre, » répondit Wronsky.
Tout en causant avec son ami, la pensée d'Anna ne le quit-
tait pas, et involontairement II écoutait ce qui se passait dans
le corridor, et regardait la pendule.
« Anna Arcadievna fait dire qu'elle est partie pour te
théâtre », annonça un domestique.
Yavshine versa encore un petit verre dans l'eau gazeuse,
l'avala et se leva en boutonnant son uniforme.
c Eh bien? partons-nous? dit-il souriant à moitié sous ses
longues moustaches, et montrant ainsi qu'il comprenait la cause
de la contrariété de Wronsky, sans y attacher d'importance.
— Je n'ira! pas, répondit Wronsky tristement.
— Moi j'ai promis, je dois y aller; au revoir! si tu te ra-
vises, prends le fauteuil de Krasinski qui est libre, ajouta-t-il
en sortant,
— Non, j'ai à travailler. »
t On a des ennuis avec sa femme, mais avec une maîtresse
c'est encore pis », pensa Yavshine en quittant l'hôtel.
Wronsky, resté seul, se leva et se prit à marcher de long en
large.
« C'est aujourd'hui le 4* abonnement : mon frère y sera
avec sa femme, avec ma mère probablement, c'est-à-dire tout
Pétersbourgl elle entre en ce moment, ôte sa fourrure, et la
voilà devant tout le monde ! Toushkewitch, Yavshine, la prin-
ANNA KARÉNINE 175
cesse Barbu! Eh bien» et mol? ai-je peur? ou ai-je donné h
Touslikewitch le droit de la protéger? De quelque façon qu'on
s'y prenne, c'est absurde, c'est absurde! Et pourquoi me met-
elle dans cette sotte position? » dil-ii avec un geste désolé. Ce
mouvement accrocha le guéridon sur lequel était posé le pla-
teau avec le cognac et l'eau de Seltz, et faillit le faire tomber;
Wronsky, en voulant le rattraper, le renversa complètement :
il sonna et donna un coup de pied à la table,
< Si tu veux rester chez moi, n'oublie pas ton service, dit-il
au valet de chambre qui parut; que ceci n'arrive plus, pour-
quoi n'es-tu pas venu emporter cela? >
Le valet de chambre, se sentant innocent, voulut se justifier,
mais un coup d'oeil sur son maître lui prouva qu'il valait mieux
se taire; et,, s'excusant bien vite, il s'agenouilla sur le tapis
pour relever les débris des verres et des carafes.
< Ce n'est pas ton affaire, appelle un garçon, et prépare
mon habit. » li sonna, fit apporter son habit, et à neuf heures
et demie il entrait à l'Opéra. Le spectacle était commencé.
Le t Kapelldiener » ôta à Wronsky sa pelisse, et, en le re-
connaissant, Tappela « Votre Excellence ».
Le corridor était vide, sauf deux valets de pied tenant des
fourrures et écoutant aux portes; on entendait l'orchestre ac-
compagnant avec soin une voix de femme : la porte s'en-
trouvrit pour donner passage à un autre Kapelldiener chargé
de placer les spectateurs, et la phraso chantée frappa l'oreille
de Wronsky. Il ne put entendre la fin, la porte s'étant re-
fermée, mais, aux applaudissements qui suivirent, il comprit
que ta cadence était terminée.
Les bravos duraient encore quand il pénétra dans la salle,
brillamment éclairée; sur la scène, la cantatrice, décolletée et
couverte de diamants, saluait en souriant, et se penchait pour
ramasser, avec l'aide du ténor qui lui donnait la main,. de
nombreux bouquets.
Un monsieur admirablement pommadé lui tendait un écrin
en allongeant ses bras, et le public entier, loges et parterre,
criait, applaudissait et se levait pour mieux voir. Wronsky
s'avança au milieu du parterre, s'arrêta et examina le public,
moins soucieux que jamais de fa scène, du bruit et de tout ce
troupeau de spectateurs entassé dans la salie.
C'étaient les mêmes. dames dans les loges avec les mêmes
officiers derrière elles, les mêmes femmes multicolores, les
mômes uniformes et les mêmes habits noirs; au paradis, la
176 ANNA KARÉNINE
même foule malpropre; et tlana toute celte sallo comble une.
quaranlaine do personnes, hommes et femmes, représentaient
seules le monde. L'attention de Wronsky se porta sur ces
oasis.
L'acte venait de finir; Wronsky s'avança vers les premiers
rangs de fauteuils, et s'arrêta près do la rampe à côté do
Serpouhowskoï qui, l'ayant aperçu de loin, rappelait d'un
sourire.
Wronsky n'avait pas encore vu Anna et ne la cherchait pas,
mais, à la direction que prenaient les regards, il se douta de
l'endroit où elle se trouvait. Il craignait pis encore, et trem-
blait d'apercevoir Karénine; heureusement celui-ci no vint pas
au théâtre ce jour-là.
« Comme tu es resté peu militaire, lui dit Serpouhowsboî;
on dirait un diplomate, un artiste...
— Oui» en rentrant a la maison j'ai endossé l'habit, répondit
Wronsky souriant et prenant lentement sa lorgnette.
— C'est en quoi je t'envie; quand je rentre en Russie, je
t'avoue que je remets ceci à regret, dit-il en touchant ses
aiguillettes. Je pleure ma liberté, i
Serpouhowskoï avait depuis longtemps renoncé à pousser
Wronsky dans la carrière militaire, mais il l'aimait toujours,
et se montra particulièrement aimable pour lui ce soi Ma.
* Il est fâcheux que tu aies manqué le premier acte. »
Wronsky examina avec sa lorgnette les baignoires et le pre
tnier rang; tout à coup la têto d'Anna lui apparut, fière et
d'une beauté frappante, dans son cadre de dentelles, auprès
d'une dame à turban et d'un vieillard chauve et clignant des
yeux; Anna occupait la cinquième baignoire, à vingt pas de
lui ; assise sur le devant de la loge» elle causait avec Yavshine
en se détournant un peu. L'attache de sa nuque avec ses belles
et opulentes épaules, le rayonnement contenu de ses yeux et
de son visage, tout la lui rappelait telle qu'il l'avait vue, jadis,
au bal de Moscou. Mais les sentiments que lui inspirait sa
beauté n'étaient plus les mêmes : ils n'avaient rien de mysté-
rieux; aussi, tout en subissant son charme plus vivement
encore, se sentait-il presque froissé de la voir si belle; il ne
douta pas qu'elle ne l'eût aperçu, quoiqu'elle ne le fît pas
paraître.
Lorsque au bout d'un instant Wronsky dirigea de nouveau
sa lorgnette vers ia loge, il vit la princesse Barbe» très rouge,
rire d'un air forcé en regardant fréquemment la baignoire
ANNA KABÉNINK 17?
voisine; Anna, frappant de son éventât! fermé le rebord de la
loge, regardait ad loin, avec l'intention évidente de no pas
remarquer ce qui se passait à côté d'elle. Quant a Yavshine,
son visage exprimait les mêmes impressions qu'en perdant au
jeu ; il ramenait de plus en plus sa moustache gauche dans la
bouche, fronçait le sourcil, et regardait de travers dans la
loge voisine.
Dans cette loge se trouvaient les Kartasof, que Wronsky con-
naissait, et avec lesquels Anna avait aussi été en relations;
Mme Kartasof, une petite femme maigre, était debout, tournant
le dos à Anna, et mettait une sortie de bal que lui tendait son
mari; son visage était pâle, mécontent; elle semblait parler
avec agitation; le mari, un gros monsieur chauve, jetait des
regards sur Anna, en faisant de son mieux pour calmer sa
femme.
Quand celle-ci eut quitté la loge, le mari s'y attarda, cher-
chant à rencontrer le regard d'Anna pour la saluer, mais elle
ne voulut pas le remarquer et se pencha en arrière, s'adressant
à la tête rasée de Yavshine courbé vers elle. Kartasof sortit
sans avoir salué, et la loge resta vide.
Wronsky ne comprit rien à cette petite scène, mais se rendit
parfaitement compte qu'Anna venait d'être humiliée; il vit, à
l'expression de son visage , qu'elle rassemblait ses dernières
forces pour soutenir son rôle jusqu'au bout, et pour garder
l'apparence du calme le plus absolu. Ceux qui ignoraient son
histoire, qui ne pouvaient entendre les expressions indignées
de ses anciennes amies sur cette audace à paraître ainsi, dans
tout l'éclat de sa beauté et de sa parure, n'auraient pu soup-
çonner-que cette femme passait par les mêmes impressions
de honte qu'un malfaiteur au poteau d'infamie.
Vivement troublé, Wronsky se rendit dans la loge de son
frère, avec l'espoir d'y recueillir quelques détails. 11 traversa
avec intention le parterre du côté opposé à la loge d'Anna, et
se heurta en sortant à son ancien colonel, qui causait avec
deux personnes. Wronsky entendit prononcer le nom de
Karénine, et remarqua la hâte du colonel à l'appeler à haute
voix de son nom, en regardant significativement ses inter-
locuteurs.
« Aht Wronsky t Quand te verrons-nous au régiment? nous
ne te ferons pas grâce d'un banquet. Tu es à nous jusqu'au
bout des ongles, toi, dit le colonel.
— Je n'en aurai pas le temps cette fois, je le regrette vive-
n. — 12
178 ANNA KÀRÉNINB
ment i, répondit Wronsky, montant rapidement l'escalier qui
conduisait a la logo do son frère.
La vieille comtesse sa mère était dans la loge, avec ses
petites boucles d'acier. Waiia et la jeune princesse Sarokine
se promenaient dans te corridor; en apercevant son beau-
frère, Waria reconduisit sa compagne auprès de sa mère et,
prenant lo bras de Wronsky, entama le sujet qui l'intéressait,
avec une émotion qu'il avait rarement remarquée en elle.
< Je trouvo que c'est lâche et vil; Mme Kartasof n'avait
aucun droit de le faire. Mme Karénine
— Mais qu'y a-t-il? je ne sais rien*
— Gomment, tu n'as rien entendu?
— Tu comprends bien que je serai le dernier h savoir quel*
que chose.
— Y a-t-il une plus méchante créature au monde que cette
Kartasof!
— Mais qu'a-t-elle fait?
— C'est mon mari qui me Ta raconté : elle a insulté Mme Karé-
nine. Son mari lui a adressé ia parole d'une logea l'autre; on
dit qu'elle lui a fait une scène , s'est permis tout haut une
expression offensante, et s'en est allée*
— Comte, votre maman vous appelle, dit la jeune princesse
Sarokine entr'ouvrant la porte de la loge.
— Je l'attends toujours, lui dit sa mère souriant ironique*
ment; on ne te voit plus du tout. ■
Le Sis sentit qu'elle ne pouvait dissimuler sa satisfaction.
« Bonjour, maman, je venais chez vous, répondit-il froide-
ment.
— Eh quoi? tu ne vas pas faire* la cour à Mme Karénine?
ajouta-t-elle quand la jeune fille se fut éloignée; elle fait sen-
sation. On oublie la Patti pour elle.
— Maman, je vous ai priée de ne pas me parler de cela,
répondit-il d'un air sombre.
— Je dis ce que tout le monde dit. »
Wronsky ne répondit pas et, après avoir échangé quelques
mots avec la jeune princesse, sortit. Il rencontra son frère à
la porte.
«Ali! Alexis I dit le frère, quelle vilenie! c'est une sotte,
rien de plus je voulais aller voir Mme Karénine. Allons
ensemble, t
Wronsky ne l'écoutait pas, il descendit l'escalier rapidement,
sentant qu'il avait un devoir â accomplir, mais lequel?
ANNA KARÉNINE t79
Agité par la colère, furieux de la fausse position dans laquelle
Anna les avait mis tous deux, II se sentait cependant plein do
pitié pour elle.
En se dirigeant du parterre vers la baignoire d'Anna, il vit
Strémof accoudé à la loge, causant avec elle.
« II n'y a plus de ténors, disait-il, le moule en est brisé. 1
Wronsky salua et s'arrêta pour parler a Strémof.
« Vous êtes venu tard, il me semble, et vous avez manqué
le meilleur morceau, dit Anna à Wronsky, d'un air qui lui
parut moqueur.
— Je suis un juge médiocre, répandit-il, la regardant sévè-
rement.
— Comme le prince Yavshine, dit-elle en souriant, qui
trouve que la Patti chante trop fort.
— Merci *, dit-elle, prenant de sa petite main emprisonnée
dans un long gant le programme que lui tendait Wronsky; et
au même moment son beau visage tressaillit; elle se leva et
se retira dans le fond de la loge.
Le dernier acte commençait a peino, lorsque Wronsky,
voyant la loge d'Anna vide, se leva, quitta le parterre et rentra
à l'hôtel.
Anna aussi était rentrée; Wronsky la trouva telle qu'elle
était au théâtre, assise sur le premier fauteuil venu, près du
mur, regardant devant elle. En voyant entrer Wronsky, elle
jeta sans bouger un coup d'oeil sur lui.
i Anna, lui dit-il....
— C'est toi, toi qui es cause de loutl s'écria- 1- elle, se levant,
des larmes de rage et de désespoir dans la voix.
— Je t'ai priée, suppliée de n'y pas aller, je savais que tu
te préparais une épreuve peu agréable
— Peu agréable 1 s*écria-t-clle, horrible 1 Quand je vivrais
cent ans, je ne l'oublierais pas . Elle a dit qu'on se déshonorait
à être assise prés de moi.
— Ce sont les paroles d'une sotte, mais pourquoi risquer
de les entendre, pourquoi s'y exposer ?
— Je hais ta tranquillité. Tu n'aurais pas dû me pousser â
cela; si tu m'aimais
— Annal à quel propos mettre ici mon amour en jeu 7
— Oui, si tu m'aimais comme je t'aime, si tu souflrata
comme moi........ » dit-elle, le regardant avec une expression
de terreur,
Elle lui fit pitié, et il protesta de son amour, parce qu'il
180 ANNA KARÔNINB
voyait bien qitn tfâtalt la seul moyen <ta ta calmer; maïs au
foml tlu conir || lui on voulait.
Elle, au contraire, buvait tm narmanta «iVnumr qu'il «rayait
banal (la répéter, et se trancinlHianlt pou ft pou.
Doux Jour» après lia partaient jK»ue 1* campagne, compléta»
mont réconcilié*
SIXIÈME PAHÏIE
I
Darla Atoxandrovna accepta la proposition que lut mont los
Levitto <lo passer l'été ehm eux, car sa maison do Yergoushovo
tombait on ruines ; Stépane Arcadiévttch , retenu a Moscou
par ses occupations, approuva fort mi arrangement, ot témoi-
gna un vif regret do ne pouvoir venir qu© de loin en loin.
Outre les Oblonsky et leur troupoau d'enfants , tes Lovlne
eurent la visite de la vieille princesse, qui se croyait Indispen-
sable auprès de sa fille a cause de la situation de celle-ci; ils
turent encore Worlnko, l'amie de KUty à Soden, et Serge
Ivanitch, qui, seul parmi les hôtes de Pnkrofsky, représenta
la famille Levino, bien qu'il ne fût Levine qu'à moitié : Cons-
tantin, quoique fort attaché à tous ceux qui logeaient sous
son toit, se surprit & regretter un peu ses habitudes d'autrefois,
en constatant que « l'élément Cherbatïky », comme II t'appelait,
était bien envahissant. Le vieille maison, déserte si longtemps,
n'avait presque plus de chambre inoccupée; chaque jour, en
se mettant a table, la princesse comptait les convives, afin de
ne pas risquer d'être treize, et Kitty, en bonne ménagère, mit
tous ses soins ù s'approvisionner de poulets et de canards,
pour satisfaire aux appétits de ses hôtes, que l'air de la cam-
pagne rendait exigeants. La famille était à table, et les enfants
projetaient d'aller chercher des champignons avec la gouver-
nante et Warinka, lorsque, au grand étonnement de tous,
Serge Ivanitch témoigna le désir de faire partie de l'expédition.
1&3 ANNA KAftÊtiiNS
« Permettez-moi «Voiler avee vous, dit-H en «'adressant *
Warlnka,
— Aveo plnlslr », répondit celle-el on rougissant, Kltty échan-
gea un li^ard avec Drnïy, Cotte proposition confirmait une Idée
qui le» |tivo(MUpi>U depuis quoique tomps.
Après le dîner les doux frères causèrent, lout on prenant la
cafô, mais Kosnlehof surveillait In porto par laquelle les piw
meneurs dévoient sortir, et, dès qu'il aperçut Warlnka, en
robe do toile, un mouchoir blnno sur la tèto, il Interrompit la
conversation, nvnln le fond do sa tasse, ot s'écria : « Mo voila,
me voilà, Rmlin Androvnn ».
• Que dites- vous de ma Warlnka f N'est-ce pas qu'olle est
charmante? dit Kltty, {l'adressant a «on mari et a m smur, do
façon h être entendue do Serge. Ivanilcli.
— Tu oublies toujours ton état, Kttty; Il est imprudent do
crier ainsi », interrompit la princesso, sortant préclpltnmmont
du salon. Warlnka revint sur ses pas on entendant répri-
mander son amie; elle était animée, émue et troublée; Kltty
l'embrassa et lui donna mentalement sa bénédiction.
« Je serais très heureuse si certaine chose arrivait, tul mur-
mura-t-elto.
— Venez-vous avec nous? demanda la Jeune fille a I.ovlno
pour dissimuler son embarras.
— Oui, jusqu'aux granges; J'ai de nouvelles charrettes à
examiner. lit toi, où scras-tu? demanda-t-H à sa femme.
— Sur la terrasse. »
II
, Sur cette terrasse où tes dames se réunissaient volontiers
après le dîner, on se livrait ce Jour-là à une grave occupation.
Outre la confection habituelle d'objets variés destinés ù la
layette , on y faisait des confitures d'après un procédé pra-
tiqué chez les Cherbatzky, mais inconnu de la vieille Agathe
Mikhaïiowna. Celle-ci, rouge, les cheveux en désordre, les
manches relevées jusqu'au coude, tournait, de fort mauvaise
humeur, la bassine ù confitures, au-dessus d'un petit fourneau
portatif, tout en faisant Intérieurement des vœux pour que la
framboise brûlât. La vieille princesse, auteur de ces innova-
ANNA KAUÙNtNli 183
dons et so sentant mmullto on eousiu|ttouw, surveillait «tu coin
do IVwll h>8 mouvements «t« ta ménagéro, sans cossor do
eatisor av<w sus Mlles «l*nn nlr Indlir^rotit M «kiiivorAaiitin dos
trois femmos tomba sur WiirlnKa, et Kllly, pour n'être pas»
comprise d'Agniho Mikhuïlovvno* exprima en français l'espoir
d'apprendre que Serffo Ivoidtcli s'était déclaré.
« Qu'en pensez-vous, ..-ininitn?
— * Jo pensa que ton botm-fréra a le droit do prétendre nitx
meilleurs partis do ta Aussi», quoiqu'il no soit plu» de In pre-
mière jeunesse; quant à elle, c'est itno personne «xcel-
lento»,..,
— Mais HnngAX donc, mnman, quo Sorgo, nveo sa slltudlo»
dons lo moud», n'a numiti besoin d'épouser tino femme A eomm
do sa» rotation* un do sa fortune; co qu'il lui fan!, c'est tutu
jeune llllo douce, intelligente, olninuto,... Oh ! ce aurai! al bien ï
quand Ils vont rentrer do tour promenade, jo lirai tout dans
leurs yeux! Qu'on dls-tu, Oollyf
— Ne l'agite donc pus oinal, cota no to vaut rien, roprtl In
princesse,
— Mnmnn, comment papa vous n-t-ll demandée en marlnge?
<U; tout a coup Killy, Itère, en sa qualité do tomme mariée, do
pouvoir aborder ces sujet» Importants avec sn niôro commo
avec uno égale.
— Mais très simplement, répondit la princesse don! lovlaago
s'illumina à co souvenir.
— Vous t'aimiez avant qu'il se fût déclaré?
— Certainement. Tu crois donc que vous avez Inventé quoi-
que chose do nouveau? Cela s'est décidé, commo toujours, par
des regards et dos sourires. — Kostia t'a-t-ll rien dit de si
particulier?
— Oh t lui, it a écrit sa déclaration avec de la craie. Qu'il y
o longtemps de cela déjà I
— J'y pense, reprit Kllly après un silence pendant lequel
les trois femmes avaient été préoccupées des mômes pensées :
no faudrait-il pas préparer Serge à l'Idée que Warinko n eu
un premier amour?
— Tu te figures que tous les hommes attachent autant d'im-
portance ù cela que ton mari, reprit Dolly. Jo suis sûre que le
souvenir de Wronsky le tourmente encorel
— C'est vrai, dit Kitty avec un regard pensif.
— Qu'ya-t-iNa qui puisse l'inquiéter? demanda la princesse,
disposée à la susceptibilité dés que sa surveillance maternelle
184 ANNA KARENINE
semblait rolso m question. Wronsky t*« fait (5 conr, mais à
qitotta Jeu no 111 lo no tu fait-on pas?
— Quel bonheur pour KlUy qu'Anna soit survenue, M
remarquer Polly, et comme les rôles sont intervertis ! Anna
était heureuse «lors, tondis quo Kitty m croyait A plahidro.
JVtl souvent songé n colal
~~ Il cal bion inutile do penser n cette femme sans comr,
s'écria la princesse qui no so consolait pas d'avoir Lovino pour
gondre oit lion do Wronsky.
— Certes oui, et quant n moi je no veux pas y panser 'du
tout, reprit Kitty, entendant lo pas bîoi» «onnu do son mari sut
IVsG»lier.
— A qui no vonx-tu plus penser? • demanda Levine, parais-
sant sur la terrosw. Personne no lui répondit, et II no réitéra
pas 8» question,
• Jo regrette do troubler votre intimité », dit-il, vexé do
sentir qu'il interrompait une conversation qu'on no voulait pas
poursuivre devant lui, et pendunt un instant il so trouva à
l'uniflson de la vieille bonne, furieuse do subir la domination
des Chcrbatzky.
Il s'approcha cependant do Kitty on souriant,
€ Viens-tu au-dovant des enfants? J'ai fait atteler.
— Tu no prétends pas secouer Kitty on char 6 bane%
j'imagine?
— Nous irons au pas, princesse. * Levine n'avait pu sa
décider, conitno ses beaux-frères, à nommer lo prlncesso
maman, quoiqu'il l'nlm&t et la respectât; il aurait cru porter
atteinte au souvenir de sa mère. Cette nuance froissait la prin-
cesse
i Alors j'irai à pied, dit Kitty se levant pour prendre le
bras de son mari.
— Eti bien, Agathe Miklmïlowna, vos confitures réussissent-
elles, grâce à la nouvelle méthode? demanda Levine en souriant
à la ménagère pour la dérider.
— On prétend qu'elles sont bonnes, mais selon moi elles
sont trop cuites.
— Au moins ne tourneront-elles pas, Agathe Mikhaïlowna,
dit Kitty, devinant l'intention de son mari, et vous savez qu'il
n'y a plus de glace dans la glacière. Quant a vos salaisons,
maman assure n'en avoir jamais mangé de meilleures, ajoutâ-
t-elle, ajustant en souriant le fichu dénoué de la ménagère.
—Ne me consolez pas, madame, répondit Agathe Mikhaïlowna
ANNA. KARÉNINK IB5
regardant Kttty d'un air encore fâché. Il me «ufflt de voua voir
av«fc foi pour être «entente. »
Coite façon familière du désigner son mettre toucha Eitty.
t Venea nous montrer lus boita endroit» pour trouver d^s
champignon». » I«n viulllo hocha ta této en mutilant, i On
voudrait vous garder rancune qu'on no te pourrait pas », sem-
blait dire ce sourira.
« Suivez mon conseil, mottes an-dosmis do choqua pot do
confiture un rond do papier Imbibé do rhum, et voua n*aurei
pas besoin do glace pour le» conserver », dit la prin-
cesse.
II!
Kttty avait remarqua lo mécontentement passager qu
tfétoït si vivement traduit dans la physionomie de son mari :
aussi fut-elle blon aiso de se trouver un moment seule avec
lui. Ils prirent les devants âur la route poudreuso, touto semeo
d%>i$ cl do grains, et I.twino oublia vite l'Un pression pénible
qu'il avait éprouvée, pour jouir du sentiment pur et encore si
nouveau do la présence de la femme aimée; sans avoir rien
a lui dire, il désirait entendre te son de ta voix de Kltty, voir
ses yeux, auxquels soit état donnait un regard particulier de
douceur et de sérieux.
c Appuie-toi sur moi, tu te fatigueras moins.
— Je suis si heureuse d'être seule un moment avec toi 1
j'aime tes miens, mais je regrette nos soirées d'hiver à nous
deux. Sais-tu de quoi nous partions quand tu es venul
— Do confitures?
— Oui, mais aussi do demandes en mariage, de Serge et de
Warlnka* Les as-tu remarqués? Qu'en penses -tu? ajoutât-elle,
se tournant vers son mari pour le voir bien en face.
— Je ne sais que penser; Serge m'a toujours étonné. Tu
sais qu'il a jadis été amoureux d'une jeune fille qui est morte;
c'est un de mes souvenirs d'enfance ; depuis lors, Je crois que
les femmes n'existent plus pour lui.
— Mais Warinka?
— Peut-être... je ne sais.*, Serge est un homme trop pur f
qui ne vit que par l'a me...
185 ANNA KAltâNINB
— « Tu veux ctiro qu'il est incapable do devenir «mourons,
dit Kltly, exprimant n m fanon nàèa de son mm I,
— Je no dis pas coin, mais i\ n'a pas do faiblesses, et c'osl
ce que J(ï lui envie, malgré mon honneur. Il no vit pas pour
lul-mûme, c'est le devoir qui le guide, aussi n«MI le droit
d'ôtro tranquille et aalisfutl.
— Et toi? pourquoi sorals«Ui mécontent do toi? demanda-
t«cllo avec un auuriro; elle savait que l'admiration exagérée do
Bon mari pour Serge Ivanllett, et son découragement do lui-
môme, tenaient tout a la fols au sentiment excessif do son
bonheur et a un désir Incessant de devenir meilleur.
— Jo suis trop heureux» je n'ai rien n souhaiter en eo
momie, si ce n'est que tu ne fasses pas de faux pns, et quand
je me compare a d'autres, A mon frâre surtout, je sens toute
mon infériurité.
— Mais no penses- lu pas toujours a ton prochain, dans ton
exploitation, dans ton livre?
— Jo le fais superficiellement, comme uno tacha dont jo
cherche à mo débarrasser* Ali t si Jo pouvais aimer mon devoir
comme jo t'aime. C'est loi qui «s la coupable!
— Voudrais-tu changer avec Serge? ne plus aimer quo ton
devoir et to bien général?
— Certes non* Au reste jo suis trop heureux pour raisonner
juste... Ainsi tu crois quo la demande aura lieu aujourd'hui?
dcmnnda-t-U après un moment de silence. Tiens, voilà le char
a bancs qui nous rejoint.
— Kllty, tu n'es pas fatiguée? cria ta princesse*
— Pas le moins du monde, maman. »
La promenade se continua a pied.
IV
Warinka parut très attrayante ce Jour-là à Serge Ivanltch;
tout en marchant à ses côtés, il se rappela ce qu'il avait
entendu dire de son passe et ce qu'il avait remarqué lui-
même do bon et d'aimable en elle. Son coeur éprouvait un
sentiment particulier, ressenti une seule fois, jadis, dans sa
première jeunesse, et l'impression de joie causée par lu pré*
sence de la jeune fille fut un instant si vive qu'en mettant
ANNA KARÉNINE 197
dans te panier do colle-ci un champignon monstre qu'il venait
do trouver, leurs yeux se rencontrèrent dans un wgtmt trop
expressif,
§ Je vais choreber dos champignons avec indépendance,
dH-lt, craignant do succomber comme nn enfant « l'entraîne-
ment du moment, car je m'aperçois quo mes trouvailles pas-
sent Inaperçue*, i — • Pourquoi rAalstemto-Jo» pensn-HI quit-
tant la lisière du bols pour s'enfoncer doits In fmet, où, tout on
allumant son cigare, Il «o livra à sas réflexions? Le sentiment
que J'éprouve n'est pas do In passion, c'est une inclination
mutuelle, n ce qu'il me se initia, ctl qui n'entraverait m» vie en
rien. Ma seule objection sérieuse nu mariage t\st In prmncsso
quo Jo me au!» faite, en perdant Mario, do rester lïdéle ô son
souvenir, i Celte objection, Serge Ivanltch la sentait bien, iio
touchait qu'au rôle poétique qu'il Jouait otix y eus du monde*
Aucune femme, aucune jomio fille, no répondait mieux quo
Wmïnka û Unit ce qu'il cherchait dans celte qu'il épouserait.
Elle avait le charme de la jeunesse sons en fini ti linge, l'usage
du monde sans aucun désir d'y briller, une religion élevée et
basée sur do sérieuses convictions. De plus, elle était pauvre*
«ans famillo, et n'Imposerait pas, comme Kitty, une nombreuse
parenté o soi* mari, lit cette jeune Dite Pointait. Quelque
modeste qu'il fût, Il s'en apercevait. La différence d'âge entre
eux ne serait pas un obstacle; Warinka n'avail-elle pas dit
une fois, qu'un homme de cinquante ans ne passait pour un
vieillard qu'en Russie; en France, c'était • la force do l'âge »*
Or, a quarante ans, il était « un jeune bommo ». Lorsqu'il
entrevit la taille souple et gracieuse de Warmfca entre tes
vieux bouleaux, son cœur se serra joyeusement, et, décidé a
s'expliquer, Il jeta son cigare et s'avança vers la jeune fille.
« Barbe Andrcvna, dans ma jeunesse je m'étais fait un Idéal
de la femme que je serais Iicurcux d'avoir pour compagne; ma
vie s'est passée jusqu'ici sans la rencontrer, vous seule réalisez
mon rêve. Je vous aime et vous offre mon nom, »
Ces paroles sur les lèvres, Serge Ivanltch regardait Warinka
agenouillée dans l'berbe à dix pas de lui, et défendant un
188 ANNA KAÏIENINB
champignon contra les attaques de Grlchn afin de la réserver
aux plus petits,
« Par Iel t par Ici, il y en a des quantités, crialt-etio de sa
jolie voix Lion timbrée. Elle no se leva pos a rapproche de
Koantchof, mais tout, don» sa personne, témoignait do la joie
de to revoir*
— Avez- vous trouvé quelque chose? lui dcmandn-t-ella, tour-
nant son aimable visage souriant vers lui.
~ Hien du tout i, répondit-il.
Apres avoir Indiqua les bons endroit» aux enfanta, efte se
leva et rejoignit Serge; ils tirent silencieusement quelques pas;
Warinka, étouffée par l'émotion, se doutait de ce que Kosnt-
ehof avait sur le camr. Tout ù coup, quoiqu'elle n'eût guère
envie de parler, elte rompit le silonce pour dire presque invo-
lontairement :
• Si vous n'avez rien trouva, c'est qu'il y a toujours moins
do champignons dans l'Intérieur du bois que sur la lisière. »
Kosniclicf soupira sans répondre, cette phrase insignifiante
lui déplaisait; ils continuèrent h marcher, s'étolgnnnt toujours
plus des enfants. Le moment était propice pour une explication,
et Serge Ivanitch, en voyant l'air troublé et les yeux baissés de
la jeune il! le, s'avoua môme qu'il l'offensait en se taisant; il
s'ellbrça de se rappeler ses réflexions sur le mariage, mais, ou
lieu dos paroles qu'il avait préparées, il demanda :
< Quelle différence y a-t-il entre un cèpe et un mousse-
ron? »
Les lèvres de Worinba tremblèrent en répondant :
« Il n'y a de différence que dans le pied. » Tous deux senti-
rent que c'en était fait; les mots qui devaient les unir ne
seraient pas prononcés, et l'émotion violente qui les agitait se
calma peu à peu,
* Le pied du mousseron fait penser à une barbe noire mal
rasée, dit tranquillement Serge Ivanitch.
— C'est vrai i, répondit Warinka avec un sourire. Puis leur
promenade se dirigea involontairement du côté des enfants.
Warinka était confuse et blessée, ma" cependant soulagée.
Serge Ivanitch repassait dans son esprit ses raisonnements sur
le mariage, et les trouvait faux. Il ne pouvait être infidèle au
souvenir de Marie.
« Doucement, enfants, doucement », cria Levine voyant tes
enfants se précipiter vers Kitty avec des cris de joie.
Derrière les enfants parurent Serg& Ivanitch et Warinka;
ANNA KAftôWNK 489
KfMy n'eut pus besoin da questionner; elle comprit, h Unir ton
calme et un pou honteux, que l'espoir dont elle sa berçait ne
m réaliserait pas,
i Cota ne proad pas », dit*elte a son mari en re&tranft.
VI
On se réunit sur la termes», pondant que le» enfanta pre-
naient te thô; l'impression qu'il s'était passé un fait Important,
quoique négatif, pesait sur tout le monde, et pour dissimuler
l'embarras général on causa avec une animation forcée. Serge
Ivanitch et Warinko semblaient deux écoliers qui nuraletit
dénoué à leura examens; Lovine et Kitty, plus amoureux quo
jamais l'un de l'autre, se sentaient confus do leur bonheur,
comme d'une allusion Indiscrète ù la maladresse de ceux qui
no savaient pas otro heureux.
Stépane Arcadiévitch, et peut-être le vieux prince, devaient
arriver par le train du soir.
t Alexandre ne viendra pas, croyez-moi» disait la princesse :
Il prétend qu'on ne doit pas troubler la libère de deux Jeunes
mariés,
— Papa nous abandonne; grâce à ce principe, nous ne le
voyons plus, dit Kitty; et pourquoi nous consldère-t-il comme
de jeunes mariés, quand nous sommes déjà d'anciens époux? »
Le bruit d'une voiture dans l'avenue Interrompit la conver-
sation.
t C'est Stiva t cria Lovine, et je vois quelqu'un auprès de
lui, ce doit être papa ; Grictia, courons au-devant d'eux, i
Mais Lovine se trompait; te compagnon de Stépane Arcadfé-
vitch était un beau gros garçon, coiffé d'un béret écossais avec
de longs rubans flottants, nommé Vassia Weslowsky, parent
éloigné des Cherbatzky et un des ornements du beau monde
de Moscou et Pétersbourg. Weslowsky ne fut aucunement trou-
blé du désenchantement causé par sa présence ; il salua gaie»
ment Levine, lui rappela qu'ils s'étaient rencontrés autrefois,
et enleva Gricha pour l'installer dans ta calèche.
Lovine suivit ù pied : contrarié de ne pas voir le prince, qu'il
aimait, 'il l'était plus encore de l'intrusion de cet étranger dont
la présence était parfaitement inutile; cette impression fâcheuse
190 ANNA KARÉNINE
s'accrut on voyant Vussiu baiser galamment la main do KUty
devant les personnes assemblées sur la perron.
t Nous nommes cousins» voira femme et mol, et d'anciennes
connaissances, dit lo jeune homme, serrant une seconda fois If»
mam do Lovlno.
— Eli bien, demanda Oblonsky tou* on saluant sa belle-
méro et en embrassant sa femme et ses onfant.*, y a-t-il du
gibier? Nous arrivons avec des projets meurtriers, Weslowsky
et moL Comme te voilà bonne mine, Dollyl > dit-il, baisant la
main de celle-ci et la lui caressant d'un geste affectueux.
Lovlne, ai heureux tout a l'heure, considérait cette scène avec
humeur.
« Qui ces mômes lèvres ont- elles embrassa hier, pensait*!),
et de quoi Dolly est-elle si eontenlo, puisqu'elle ne croit plus A
son amour? 1 11 fut vexé de l'accueil gracieux fait à Weslowsky
par la princesse; la politesso de Serge Ivanitch pour Oblonsky
lui parut hypocrite, car il savait que son frôre ne tenait pas
Stépane Arcadlévitch en haute estime. Warinka, 6 son tour» lui
fit l'effet d'tmo sainte tiiïoucAe, capable de se mettro en frais
pour un étranger, tandis qu'elle ne songeait qu'au mariage.
Mais son mécotitement fut au comble quand il vit KUty répon-
dre au sourire de ce personnage qui considérait sa visite
comme un bonheur pour chacun; c'était te confirmer dans cette
sotte prétention.
Il profita du moment où Ton rentrait en causant avec anima-
tton pour s'esquiver. Kitty, s'étant aperçue de la mauvaise
humeur do son mari, courut après lui, mais il la repoussa,
déclarant avoir affaire au bureau, et disparut. Jamais ses
occupations n'avaient eu plus d'importance à ses yeux que ce
jour-là.
Vil
Levino rentra lorsqu'on le flt avertir que le souper était
servi; it trouva Kitty et Agathe Mikhaïlowna debout sur Pcsca- !
lier, se concertant sur les vin? : i offrir.
i Pourquoi tout co « fuss ' qu'on serve îe vin ordinaire.
— Non, Stiva n'en boit ^as. Qu'as-tu, Kostiaî » demanda
Kitty, cherchant à le retenir; mais il ne récoula pas, et cou-
ANNA KARÉNINE 491
tlnua son chemin a grands pas vers la salon, où t) se hâta iîa
prendre part a 1» cou vocation.
« Eh bien, «lions-nous demain à lu chnsso? lui demanda
Stôpano Arcadlôvilelt.
-~ Allons-y, je vous en prie, dit Woslowsky poncho sur m
chaise et assis sur Tune de ses Jambes,
— Volontiers; avoz-vous dôjft chassé celle année? répondit
Levlno «'adressant a Vassla avec une fausse cordialité que
Kitly lui connaissait, Je ne sais si nous trouverons des hécos^
sas, mais les bécassines abondent, 11 faudra partir de bonne
heure ; cela no te fatiguera pas, Stivo?
— Jamais ; Jo suis prêt si tu veux h ne pas dormir de la
nuit*
— Ah oui, vous en êtes capable, dit DoIIy avec uno certaine
Ironie, aussi bien que d'empêcher I» suimnotl des autres. Pour
mol, qui no soupe pas, jo m? retire.
— tion, Doily, s'écria Stépano Arcadiévitch, allant s'asseoir
auprôs de sa femme, reste un moment encore, j'ai tant do
choses û te raconter. Sais-tu que Weslowsky a vu Anna? Elle
habito h 70 verstes d'ici seulement; il Ira chez elle en nous
quittant; jo compte y aller aussi.
— Vraiment, vous avez été chez Anna Arcadiovna? » de-
manda Uolly a Vassinka qui s'était rapproché dos dames et
s'était placé à côté de Kilty à la table du souper.
Levino, tout en causant avec la princesse et Warinka, s'aper-
çut do l'animation de ce petit groupe; il crut & un entretien
mystérieux, et la physionomie de sa femme en regardant la
jolie figure do Vassinka lui sembla exprimer un sentiment
profond.
• t Leur installation est superbe, racontait colui-ci avec viva-
cité, et Ton se sent à l'aise chez eux. Ce n'est pas à moi de les
juger.
— Que comptent-Ils faire?
— Passer l'hiver a Moscou, je crois.
— Ce serait charmant de se réunir là-bas. Quand y seras-tu?
demanda Oblonsky au jeuno homme.
— En juillet.
— El toi? demanda-t-ii à sa femme.
— Quand tu seras parti; j'irai seule, cela no généra per-
sonne, et je tiens à voir Anna; c'est une femme que je plains
et que j'aime.
— Parfaitement, répondit Stépane Arcadiévitch. Et toi, Kilty?
|92 ANNA KABÊWNB
— Moi? qu'irais-je faire chez elle? dit Kitty, que cette ques-
tion fit rougir de contrariété.
— Voua connaisse! Anna Arcadievna? demanda Wealowsky,
c'est uno femme bien séduisante.
— Oui, répondit Kilty rougissant toujours plus; et, jetant un
coup d'œil 6 son mari, elle so leva pour aller ïo rejoindre,
i Ainsi tu vas demain ù la chasse? i lui demundn-t-ello,
La jalousie de Levine, en voyant Kilty rougir, ne connut
plus de bornes, et sa question lui sembia une preuve d'intérêt
pour ce jeune nomme dont elle était évidemment éprise, et
qu'elle désirait occuper Agréablement.
t Certainement» répondit-il d'une voix contrainte qui lui fit
horreur a lui-même. ,
— Passe» plutôt la journée de demain avec nous; Doîly n a
guère profité do la visite de son mari. »
Levine traduisit ainsi ces mots : t Ne me sépare pas de lui,
tu peux t'en aller, mais laisse-moi jouir de la présence enchan-
teresse de cet aimable étranger. » VnssioRa, sans soupçonner
Teffet produit par sa présence , s'était levé do table pour
rejoindre Kitty, avec un sourire caressant.
« Comment ose-l-Jl se permettre de la regarder ainsi! »
pensa Levine, pale de colore.
< A demain la chasse, n'est-ce pas? » demanda innocemment
Vassinka, et il s*: >It encore de travers sur une chaise, en
repliant, selon son ..abitude, une de ses jambes sous lui.
Emporté par la jalousie» Levine se voyait déjà dans la situa-
tion d'un mari trompé, qu'une femme et son amant cherchent
à exploiter dans l'intérêt de leurs plaisirs. Néanmoins il causa
avec Weslowsky, le questionna sur son attirail de chasse, et
lui promit d'un air affable d'organiser leur départ pour le len-
demain. La vieille princesse vint mettre un terme aux tortures
de son gendre en conseillant à Kitty d'aller se coucher; mais,
pour achever d'exaspérer Levine, Vassinka, souhaitant le bon-
soir à la maîtresse de la maison, tenta de lui baiser la main.
c Ce n'est pas reçu chez nous i, dit brusquement Kitty en
retirant sa main.
Comment avait-elle donné le droit à ce jeune homme de se
permettre de pareilles familiarités? et comment pouvait-elle
aussi maladroitement lui témoigner sa désapprobation?
Oblonsky, mis en. gaieté par quelques verres de bon vin, se
sentait d'humeur poétique,
c Pourquoi vas-tu te coucher par ce temps splendide, Kitty?
ANNA KARÊNiNft 193
vols ta lune qui sa lève» e'est l'heure des sérénades. Vassink*
« une voix charmante, et a apporta doux nouvelle romands
qu'il pourrait nous chanter avec Barbe Andrevna. i
longtemps après que chacun se fut retiré, Levine, enfoncé
dans un fauteuil et gardant un silence obstiné, entendait
encore ses hôtes chanter tes nouvelles romances dans les allées
du jardin. KUty, Payant vainement Interrogé sur la cause de su
mauvaise humeur, Unit psr lui demander en souriant si c'était
Woslowsky qui en était la cause. Cette question le Ot s'expliquer.
Debout devant sa femme, les yeux brillants sous ses sourcils
froncés, les mains serrées contre sa poitrine comme s'il eût
voulu comprimer sa colère, In voix tremblante, il lui dit, d'un
air qui eut été dur si sa physionomie n'avait exprimé une aussi
vive souffrance : < Ne me crois pas jaloux, ce mot me révolte :
pourrais-je tout & la fois croire en toi et être jaloux? mais je
suis blessé, humilié qu'on ose te regarder ainsi 1
— Gomment m'n-t-H donc regardée, — demanda Kittv, cher-
chant de bonne foi à se rappeler les moindres incidents de la
soirée. Elle avait trouvé l'attitude de Vassinka, au souper,
un peu familière, mais n'osa pas l'avouer. — Une femme dans
mon état peut-elle être attrayante?
— Tais-toi, s'écria Levine se prenant la této 6 deux mains :
tu pourrais donc, si tu te sentais séduisante...
— Mais non, Kostia, dit-elle, affligée de le voir ainsi souf-
frir, tu sais bien que personne n'existe pour mol en dehors
de toi. Veux-tu que je m'enferme loin de tout le monde? » *
Après avoir été froissée de cette jalousie qui lui gâtait jus-
qu'aux distractions les plus innocentes, elle était prête Û re-
noncer a tout pour le calmer.
« Tâche do comprendre le ridicule de ma situation : ce
garçon est mon hôte, et en dehors de cette sotte galanterie et
de l'habitude de s'asseoir sur sa jambe, je n'ai rien d'inconve-
nant à lui reprocher ; il se croit certainement le ton le plus
exquis. Je suis donc forcé de me montrer aimable, et...
— Mais, Kostla, tu t'exagères les choses, interrompit Kitty,
flère au fond du cœur de se sentir aussi passionnément
aimée.
— -. Et lorsque tu es pour moi l'objet d'un culte, que nous
sommes si heureux, ce misérable aurait le droit... Au reste,
ce n'est peut-être pas un misérable; mais pourquoi notre
bonheur serait-il è sa merci?
— Écoule, Kostia, je crois que je sais ce qui t'a contrarié»
h. 13
tdt ANNA KARENINE
— Quoi? demanda Levlne troublé.
— Th nous as observés pondant le souper, «— et elle lui ra-
conta l'entretien mystérieux qui lui avait paru suspect.
— « Kitty, s'écria-l-il en voyant le visngo pâle et ému de an
fommo, je te fatigue, je t'épulso, Je suis un fou. Comment
ai-Jo pu me torturer l'esprit d'une pareille niaiserie!
— Tu me fais peine!
— Peine? moi? je suis absurde, et pour me punir je val»
accabler ce garçon des amabilités les plus irrésistibles, dit
Lovine, baisant les mains do sa femme. Tu vas voir! »
vm
Deux équipages do citasse attendaient ù la porte lo lende-
main matin, avant que les dames fussent levées. Losko, prés
du cocher, tout émue et comprenant les projets de son maître,
désapprouvait le retard des chasseurs. Lo premior qui parut
fut Vassinka Weslowsky, en blouse verte, serrée à la taille
par une ceinture de cuir odorant, chaussé de bottes neuves,
coiffé de son béret à rubans, un fusil anglais a la main.
Laska sauta vers lui pour le saluer et lui demander à sa
façon si tes autres allaient venir; mais, se voyant Incomprise,
'elle retourna & son poste et attendit, la tête penchée et l'oreille,
aux aguets. Enfin la porte s'ouvrit avec fracas pour laisser
passer Crac, le < pointer 1 de Stépane Areadiévitch, bondissant
au-devant de celut-ci.
f Tout beau, tout beau », cria Oblonsky gaiement, cherchant
à éviter les pattes du chien qui, dans sa joie, s'accrochait a la
gibecière.
11 était grossièrement chaussé, portait un pantalon usé, un
paletot court et un chapeau défoncé; en revanche son fusil
était du plus récent modèle, et son carnier ainsi que sa cartou-
chière défiaient toute critique. Vassinka comprit que le der-
nier mot de l'élégance, pour un chasseur, était de tout subor-
donner à l'attirail même de la chasse; il se promit d'en faire
, son profit une autre fois, et jeta un regard d'admiration sur
Stépane Ârcadlévltch.
c Notre hôte est en retard, fit- H remarquer.
Il a une jeune femme, dit en souriant Oblonsky*
ANNA KAUÊNINB *V»H
— Et quelle charmante femme!
™ M sera rentré ehcx elle, car je l'ai vu prêt a partir. »
Stépaiie Arendlévileh avait tlovinô justo, Levtno était retourné
vers Kitty puur lui faire répétor qu'elle lui pardonnait son
absurdité do la vol lie» et pour lui demander d'être prudente.
Kitty Tut obligea do jurer qu'elle ne lui on voulait pan do
s'absenter pendant deux joura, et de promettre un bulletin de
santé pour le lendemain. Ce départ no plaisait guère à lu
jeune femme, main elle s'y résigna gaiement on voyant Ton-
train et l'animation de son mari.
f Mille excuses, messieurs! crin Levine «ecourniit vers ses
compagnons. A-t-on emballa to déjeuuer? Va-t'en, Laska, a ta
place! »
A peine montait-Il en voiture qu'il fut arrêté par lo vacher,
qui le guettait au pnsange pour le consulter au sujet des gé-
nisses, puis par le charpentier, dont il dut rectifier les idées
erronées sur lo façon de construire un escalier. Enfin on partit,
et Levine, heureux de se sentir débarrassa de sos soucis domes-
tiques, éprouva une joie si vive quNI aurait voulu se taire et
no songer qu'aux émotions qui l'attendaient. Trouverait-on du
gibier? Laskn tiendrait-elle tête a Crac? Lui-même no se dé-
considérerait-il 'pas commo chasseur, devant cet étranger?
Oblonsky avait des préoccupations analogues; seul Weslowsky
ne tarissait pas, et Levine, en l'écoulant bavarder, se reprocha
ses Injustices de la veille. C'était vraiment un bon garçon, au-
quel on ne pouvait guère reprocher que de considérer ses on-
gles soignés et sa tenue élégante comme autant de preuves
de son incontestable supériorité. Du reste, simple, gel, blon
élevé, prononçant admirablement le français et l'anglais :
Levine l'eût autrefois pris en amitié.
A peine eurent-Us fait trois verstes, que Vassia s'aperçut de
l'absence de son portefeuille et de ses cigares; te porte-
feuille contenant une somme assez ronde, il voulut s'assurer
qu'il Pavait oublié à la maison.
< Laissez-moi monter votre cheval de volée (c'était un
cheval cosaque sur lequel il galopait en imagination ou tra-
vers des steppes), et je serai vite de retour.
— Inutile de vous déranger, mon cocher fera facilement la
course, 1 répondit Levine, calculant que le poids de Vasslnks
représentait six ponds.
Le cocher fut dépêche en quête du portefeuille, et Levine
prit les rênes.
tflG ANNA KAUÈNIN»
IX
« Explique-nous ton plan, demanda Stépane Arcadlôvltch.
— Le voici : nous nous rendons directement aux marais de
(ïvosdof, n vingt veratos d'Ici, où nous trouverons certainement
du gibier. En y arrivant ww le soir, news pourrons profiler
do In fraîcheur pour chasser; nous coucherons ehex un paysan»
et demain non» entreprendrons lo grand murais.
— K'y n-t-ll rien sur In remet
— SI fait, Il y n deux bons endroits, «unis cela nous retarde-
rait, et II fait trop chaud. »
Levine comptait réserver pour son usage particulier ces
chasses voisines de ta maison; mois rien n'échappait a r«vll
exercé d'Oblonsky, et, en passant devant un petit marais , Il
s'écria :
€ Arrêtons-nous tel,
— Oit oui, art-ètons-nous, Lovino », supplia Vassia,
Il fallut se résigner, tes chiens s'ôfoncérent aussitôt, et
Levine resta à garder les chevaux. Une poule d'eau et un
vanneau que tua Weslowsky furent tout ce qu'on trouva, et
Leviuo se sentit un peu consolé.
Gomme les chasseurs remontaient en voiture, Vosslnku te-
nant gauchement son fusil et son vanneau d'une main, un
coup retentit et les chevaux so cabrèrent; c'était la charge
du fusil de Weslowsky, qui heureusement ne blessa per-
sonne et s'enfonça dons le sol. Ses compagnons n'eurent pas
le courage do le gronder, tant il se montra désespéré; mais
Ce désespoir fit bientôt place fi une gaieté folle a l'idée de
leur panique et de la bosse que s'était faite Levine en 80
heurtant à son fusil. Malgré les remontrances de leur hôte,
on descendit encore au second marais. Cette fois, Vassinku,
après avoir tué une bécasse, prit Levine en pitié et offrit de lo
remplacer prés des voitures. Levine ne résista pas, et Laska,
qui gémissait sur l'injustice du sort, s'élança d'un bond vers
les endroits giboyeux, avec une gravité que d'insigniQants
oiseaux de marais ne parvinrent pas à ébranler. Elle fil quel-
ques tours en cherchant une piste, puis s'arrêta soudain, et
Levine, le cœur battant, la suivit en marchant prudemment.
c Pile ! > cria-t-il.
ANNA KARfcNÏNB IW
Vm Mtats&e s'éîovtti II tu visait déju, lorsque ta bruit de gtaa
Avançant lourdement dans l'eau, et tes mis do Wesîowsky la
tirent retourner. I,e coup était manqué! A an grande atapéfaa*
Mon, t.evine aperçut alors les voitures ei les ohovatm 6 moitié
enfoncés dans la vase; Vnssinkn leur avait fait quitter lu
grande mute pom* lo marais, afin <lo mious assister à lu Jmsso,
i Quota dlobfu remporte! murmura Levino.
— Pourquoi avancer Jusquo-tn? i «lomnittlu-i-ll sftetiemoiit
au Jeune homme, après avoir hélé le cocher pour t*alclor &
dégager tas chevaux.
Won seulement on lui gâtait sa citas ho ot Tau risquait d'abî-
mer sus chevaux, niais ses compagnons lo laisseront déietor et
ramener les pauvres hôtes an Hou sec, sans lu) offrir do l'aider;
H est vrai que ni Stépane ArcoUiévlteU ni Wosîewsky n'avalent
In moindre notion de Part d'atteler, tin revanche, lo coupable
lit do son mieux pour dégager te ehnr ù bnnes, et dans son «éïo
lui enleva une alto. Cuite bonne volonté toucha Lovine, qui m
reprocha s» mauvaise humour, et pour la dissimuler H donna
Tordre do déballer le déjouuer.
< Don appétit, bonne conscience. Go poulet va tomber Jus-
qu'au fond de mes bottes, dit Vnssin rasséréné en dôvornnt son
second poulet. Mes malheurs sont (lois, messieurs; tout nous
réussira désormais, mois en punition de mes méfait» jo do-
mande a monter sur le siège et 6 vous servir d*automédon. »
Malgré les protestations de Lovlue, qui t'rnignnit pour ses
chevaux, Il dut lu laisser faire, et la gaieté contagieuse de
Westowtky chantant des romances, et Imitant un Anglais con-
duisant un < fouMn-hand •, nuit par le gagner.
Ils atteignirent Gvesdef riant et plaisantant.
En approchant du but de leur expédition, Lovine et Ohtonsky
eurent la môme pensée, celle de se débarrasser de leur Incom-
mode compagnon.
« te beau marais, s'écria Stépane Arcadiévitch, lorsque après
uno course fntta fis arrivèrent oncore en pleine chaleur du
jour : remarquez-vous les oiseaux de proie? c'est toujours uo
indice de gibier.
K)R ANNA KARÊNINB
— J*o marais eammeneaaeettlot, messieurs, expliqua Lâv) ne
tout en examinant son fusil; ut M tour indiqua un point plus
ftowâ qui iranctinlt sur l'immense, plnlnn humide, touchée par
endroits. «- Nous non» séparerons on doux emnp» si vous vonles
Won, en nous dirigent vers ce bouquet d'arbres; puis do \h
nous gagnerons In moulin. It m'est arrive do tuer tel jusque
dix-sept bécasses,
— Eh bien, prenez In droite, dit Stépnnn Arendiévitch d'un
nlr indifférent, il y a plus d'espace pour doux; moi, je prendrai
la ftjiuelio,
— C'est çn, repartit Vassïn, vous verre* que nous serons las
plus foris* •
l'ortie fut A Levino d'accepter cet arrangement, mais, après
l'aventure du rnup do fusil, il s» méfiait do sud compagnon do
chasse, et lui reconimnndn de uo pas rester en arrière*
« Ne vous occuper p;is do mol, Je no veux pas vous gêner i,
dit celui-ci.
Les chiens partiront, so rapprochant, puis Adjoignant, et
cherchant In pisto chacun do son cote ; Levino connaissait tas
allures de Loska, et croyait déjà entendre tu cri do In bôeasso.
< Pif, pif! >
C'était VoMsInkn tirant sur des canards; une domWdouzaine
do bécasses s'élevèrent tas unc3 après tes autres, et Oblonsky,
profitant du moment, eu abattit deux; Levino fut moins heu-
reux. Stépauo Areadiéviteh releva son gibier d'un nir satisfait,
et s'éloignn par la gauche en sifflant son chien, taudis que
Levino rechargeait son fusil, laissant Weslowsky tirer h tort
et à travers. Lorsque Levine manquait son premier coup, Il
perdait facilement son sang-froid et compromettait sa chasse;
c'est ce qui lui arriva ce jour-là. Les bécasses étaient si nom-
breuses que rien n'eût été plus facile que de réparer une pre-
mière maladresse, mais plus il allait, moins il était calme,
laska regardait les chasseurs d'un air de doute et de reproche,
et cherchait mollement. Dans te lointain, chacun des coups do
fusil d'Oblonsky semblait porter, et sa voix criant : c Crac,
apporte t, arrivait jusqu'à eux, tandis que le carnier de Levfne,
quand Us atteignirent une prairie appartenant & des paysans,
et située au milieu des mnvais, ne contenait que trois petites
pièces, dont l'une revenait à Vassia,
i Hé, les chasseurs! cria un paysan assis près d'une télégu*
dételée, et levant au-dessus de sa tète une bouteille d*eau-de«
vtc qui brilla au soleil. Venez boire un coup ayee noust
ANNA KàRBNINB i99
Que «Usent Ils? demanda Wesîowaky«
II» nous titrant do boire avec eux ; iU sa 8«ro»l partagé
les inairlea, J'accepterais bien, — ajouta Levine, non sans
nri'lère-ptmaéo, espérant tenter Vaaaîa-
■— Mais pourquoi veulent-Ils non» régaterf
— En signe de réjouissance probablement; allez-y, cela vont
nmusera,
— Allons, c'est curieux.
— Von» trouvons ensuite votre chemin Jusqu'où moulin» —
crin tovlno, enchanté do voir Vassinka s'éloigner, courbé en
«lotix, lititutit de ses pied» fatiguas montra tes mottes de terre,
et tenant laugulatmmmeni son fusil de son bras alourdi.
— Viens aussi loi », ci'ln te payimn ft Lovlne,
Un verre d*cnu*d«'Vio n'eût pas été do trop, enr ï<ovlno ao
sentait las et relovitit aveu peine «es pieds du sol mnrêe&KtntK,
mnls II aperçut Lnsko en arrêta et oublia au fatigue pour ta re-
joindre, La présence de Vassinka lui avait porto tnathour,
croyait-il, mois, cetul-el parti, la chasse ne fut pas plu» heu-
reuse, et cependant la gibier no manquait pas. Quand II attei-
gnit te point on Oblonaky devait te rejoindre, U avait cinq ml-
sérablos oiseaux dans sa gibecière.
Crac précédait son maître d'un afr triomphant ; derrière to
chien apparut Stépane Arcadlévitch, couvert do sueur, (rainant
la jambe, mais son carnter débordant de gibier,
« Quel marais I s'écria-HI. Weslowsky a dû te gêner, Mon
n'est plus Incommodo que de chasser 6 deux avec un chien »,
ajouta-t-ll pour adoucir l'effet de son triomphe.
XI
Lcvlne et Oblonsky trouvèrent Weslowsky déjà Installé dans
Tuba où ils devaient souper. Assis sur un banc, auquel II se
cramponnait des deux moins, H faisait tirer ses bottes cou-
vertes do vase, par un soldat, frère de leur hôtesse.
« le viens d'arriver, dit-il, riant de son rire communicatif;
ces paysans ont été charmants. Figurez-vous qu'après m'avofr
fait boire et manger Ils n'ont rien voulu accepter, Et quoi
paint quelle eau-de-vlet
— Pourquoi vous auraient-ils fait payer? remarqua le
soldat, ils ne vendent pas leur eau-de-vio. »
ÎOQ ANN'A KAÏIÊNIN'R
Les ehiiHsoms n« so laisseront par rebuter par la saleté de
riRbn, qua leurs bottes et les pattes do leurs chiens avalent
souillée d'une bouo noirâtre, et soupôrent avec un appétit
qu'on no connaît qu'à ta chasse ; puis, après a'étro nettoyés, 1!»
allèrent ho coucher dans une grange à foin 01*1 lo cocher leur
avait préparé dos lits.
ta nuit tombait, mais l'envie do dormir no leur venait pus,
et ronthoualaamo do Vassinkn pour l'hospitalité dos paysan*,
lu bonne odeur du foin, et l'intelligence des chiens couchés ù
leurs pied*! les tint éveillas,
Oblonsky leur raconta une chasse a laquelle il avait assisté
l'année précédente citez Malthus, un entrepreneur do che-
mins do for, riche a millions.
Il décrivit les Immenses marais gardas du gouvernement
do Tver, les dog-cars, les tentes dressées pour lo dÔ-
jouner.
c Gomment ces gens-la no to sont-Ils pas odieux? dit Levlno
se soulevant sur son lit de foin; leur luxe est révoltant» ilj
s'enrichissent à la façon des fermiers d'eau-dc-vio d'autrefois,
et so moquent du mépris public, sachant que leur orgeat mal
acquis les réhabilitera.
— C'est bien vrai! s'écria Wesïowsky. Oblonsky accepte leurs
invitations par bonhomie, mais cet exemple est Imité.
— Vous vous trompez, reprit Oblonsky; si je vais chez eux,
c'est que jo les considère comme de riches marchands ou de
riches propriétaires, qui doivent la richesse à leur travail et
à leur intelligence.
— Qu'oppellcs-tu travail ? Est-ce de se faire donner une con-
cession et de la rétrocéder?
— Certainement, en ce sens que si personne ne prenait cette
peine, nous n'aurions pas de chemins de fer.
— Peux-tu assimiler ce travail & celui d'un homme qui
laboure, et d'un savant qui étudie?
— Non, mais il n'en a pas moins un résultat, — des chemins
de fer. H est vrai que tu ne les approuves pas.
— Ceci est une autre question, mais Je maintiens que
lorsque la rémunération est en disproportion avec le travail,
elle est malhonnête. — Ces fortunes sont scandaleuses. Le roi
est mort, vive le roi; nous n'avons plus de fermes, mais les
chemins de fer et les banques y suppléent.
— Tout cela peut être vrai, mais qui peut tracer la limite
exacte du juste et de l'injuste? Pourquoi, par exemple, .mes
ANNA KAnÊNINB 201
appointcmenta »t>nt-it» plus forts qu© cous do mon etwf tta
bureau, qui commît les nflhlres mieux qoo moi?
— Je no sais pas,
— * Pourquoi gagnes-tu, disons cliui mille roubles, la où,
avee plus do travail, notre hôte, le pnysïiit, en gagne
cinquante? Et pourquoi Malthus ne gagnerait-il p aM p| U8 ( j U0
ses plquours? Au fond, je ne puis nVcmpôchor do croire que
In haino qu'inspirent ce» millionnaires lient simplement a do
l'en vie.
— Vous oltoz trop loin, Interrompit Wesloswky; on ne leur
envie pas leurs richesses, mais on no peut se dissimuler qu'elles
ont un eâté ténébreux.
— Tu m raison, reprit levlno, en taxant d'injuste» mes cinq
mUlo roubles do bénéfice : j'en souffre.
— Mats pas au point do donner ta torro au paysan, dit
Oblonsky qui, depuis quoique temps, fonçait volontiers des
pointes a son beau-frère, avec lequel, depuis qu'ils faisaient
partie do la même famille, ses relations prenaient une nuance
d'hostilité.
— Je ne la donne pas parce que je ne saurais comment m'y
prendre pour me déposséder, et qu'ayant une famille jVii des
devoirs envers elle, et ne me reconnais pas le droit do me
dépouiller*
— Si tu considères cette inégalité comme une injustice, il
est de ton devoir de la faire cesser.
— Je tâche d'y parvenir en ne faisant rien pour l'accroître.
— Quel paradoxe!
— Ouf, cela sont le sophisme, ajouta Wcslowsky. lié, cama-
rade, crla-t-il à un paysan qui entrouvrait la porte en la fai-
sant crier sur ses gonds : vous ne dormez donc pas encore,
vous autres?
— Oh non, mais je vous croyais endormis; puis-jo entrer
prendra un crochet dont j'ai besoin? dit-il en montrant les
chiens et se glissant dans la grange.
— Où dormlrcz-vous?
— Nous gardons nos chevaux au pâturage.
— La boite nuit 1 s'écria Vassinka, apercevant dans l'enca-
drement formé par la porte la maison et les voitures dételées,
éclairées par la lune. D'où viennent ces voix de femmes? • ,
— Ce sont les filles d'à côté.
— Allons nous promener, Oblonsky ; jamais nous ne pourrons
dormir.
£02 ANNA KÂRÉNJNfi
— H fait al ho» ici!
— J'Irai seul, dit Vnsslnkn se lovant et se «haussant à In
hftto. Au revoir, messieurs; si je m'amuse, jo voua appellerai.
Vous avez été trop aimables a la chasse pour que je voua oublie.
— C'est un brave garçon, n'est-ce pas? dit Oblonskv a
Levino quand Vnsslnkn et le paysan furent sortis.
— Oui, — répondit tevino, suivant toujours le (Il do sa
pensée : comment se falsalt-il que deux hommes sincères et
intelligents l'accusassent de sophisme alors qu'il exprimait ses
sentiments aussi clairement que possible?
— Quoi qu'on fasse, reprit Oblonsky, il faut prendre son
parti et reconnaître soit que la société a raison, soit qu'on pro-
Mo do privilèges injustes, cl, dans ce dernier cas, faire comma
moi : en profiter avec plaisir.
—. Non, si tu sentais l'iniquité de ces privilèges, tu n'eu
jouirais pas; moi ;ïu moins, Jo ne le pourrais pas.
— Au fait, pourquoi n'irions-nous pu? faire un tour? dit
Slépano Arcadiêviteh, fatigué de cotte conversation. Allons-y,
puisque nous ne dormons pas.
— Non, je reste.
— Est-ce aussi par principe? demanda Oblonsky, cherchant
sa casquette a tutons.
— Non, mais qu'irais-jo fafro la-bas?
— Tu es dans une mauvaise voie, dit Stépane Arcadièvitch
ayant trouvé co qu'il cherchait.
— Pourquoi?
— Parce que tu prends un mauvais pli avec ta femme. J'ai
remarqué l'importance que tu attachais à obtenir son autori-
sation pour t'absenter pendant deux jours. Cela peut ôtra char*
niant è titre d'idylle, mais cela ne peut durer. L'homme doit
maintenir son indépendance; H a ses intérêts, dit Oblonsky
ouvrant la porte.
— Lesquels ? ceux de courir après des filles de ferme?
— Si cela l'amuse. Ma femme ne s'en trouvera pas plus mal,
pourvu que je respecte le sanctuaire de la maison; mats il ne
faut pas se lier les mains.
— Peut-être, répondit sèchement Levlne en se retournant.
Demain je pars avec l'aurore et ne réveillerai personne, je vous
en préviens.
— Messieurs, venez vite! vint leur dire Vassinka. Char-
mante! c'est moi qui l'ai découverte, une véritable Grctcben »,
ejouta-t-il d'un air approbateur.
ANNA KARÉNINE 203
Levlne A* semblant de sommeiller et les laissa «'éloigner;
)l resta longtemps sans pouvoir a'endormir, écoutant les che-
vaux manger Jour foin, lo paysan partir avec son fila aîné pour
garder I03 hôtes aux pâturages; puis lo soldat se coucha dans
lo foin, do l'autre côté do la grange, avec «on polit noveo.
L'enfant faisait a voix basse «M questions sur les chien», qui
lui semblaient des bfttos terribles : Tonde lo (lt bientôt taire, oe
ta aliénée ne fut plus troublé quo par ses ronflements.
Levlne, tout en restant sous l'Impression de sa conversation
avec Ghlonsky, pensait au lendemain : « Je me lèverai avec le
soleil, je saurai garder mon sang-froid; Il y a dos bécasses en
quantité; en rentrant paut-ôtro trouverai-ja un mot de Kitty.
Obtonsky n'a-t-il pas raison do me reprocher do nVefféminor
avec elle? Qu'y faire? » H entendit, tout en dormant, ses compa-
gnons rentrer, et ouvrit une seconde les yeux pour les voir
éclairés par la lune dons l'entrebâillement de la porte.
< Demain avec l'aurore, messieurs », leur dit-il, et il se ren-
dormit
XII
Le lendemain, Il fut Impossible do réveiller Vassia, couché
sur le ventre et dormant a poings fermés; OblonsKy refusa
également de se lever, et Laska elle-même, blottie en rond
dans le foi», étira paresseusement ses pattes de derrière avant
de se décider à suivre son maître. Levlne se chaussa, prit son
fusil et sortit avec précaution. Les cochers dormaient prés des
voitures, les chevaux sommeillaient; il faisait a peine jour.
< Pourquoi vous lever si matin, petit pereî demanda une
vieille femme en sortant de l'izba et l'accostant amicalement
comme une bonne connaissance.
— Je vais & la chasse ; par où faut-il passer pour gagner
le marais?
— Suis le sentier derrière nos granges •, dit la vieille femme,
et elle le conduisit elle-même pour le mettre en bon chemin.
Laska courait devant, et Levlne la suivit allègrement, Inter-
rogeant le ciel et comptant atteindre le marais avant que le
soleil fût levé. La lune, visible encore quand il nvait quitté la
grange, s'effaçait peu à peu; l'étoile du matin se distinguait à
204 ANNA KARÉNINlï
peine, et des points d'abord vogues à l'horizon prenaient des
contours plus distincts; c'étaient des ta» de blé. Les moindres
sons so percevaient nettement dans le calme absolu de l'air,
et une uhellle, en frôlant l'oreille de Levine, lui parut siffler
coin ma une balle.
Des vapeurs blanches, «l'où rassortaient, semblables a 'des
Ilots, des bouquets de cytise, Indiquaient le grand marais au
bord duquel des hommes et des enfants enveloppés de caftans
dormaient profondément, après avoir veillé. Les chovaai
paissaient encore, faisant résonner leurs chaînes et, effrayés
par Laska, se jetèrent du côté de l'eau en barbotant do leurs
pieds liés.
Le chien leur jeta un regard moqueur on regardant son maître*
Quand Levîne eut dépassé les paysans endormis, il examina
la capsule de son fusil, ot donna un coup de sifflet pour indi-
quer à Laska qu'ils entraient en chasse. Elle partit aussitôt,
ravie et affairée, flairant sur lo sol mouvant, parmi d'autres
parfums connus, cetto odeur d'oiseau qui la troublait plus que
toute autre. Afin de mieux sentir la direction du gibier, elle
s'éloigna et se mit sous le vent,' galopant doucement pour
pouvoir brusque lient s'arrêter; bientôt sa course se ralentit,
car elle ne suivait plus une piste, elle tenait le gibier lui-
même; Il était là en abondance, mais où? La voix du maître
retentit du côté opposé : « Laska, ici! • Elle s'arrêta hésitante,
fil semblant d'obéir, mais revint a l'endroit qui l'attirait, tra-
çant des cercles pour se fixer enfin, sûre de son fait, et trem-
blante d'émotion, devant un monticule. Ses jambes trop basses
l'empêchaient de voir, mais son flair ne la trompait pas. Immo-
bile, la gueule en tr'ou verte, les oreilles dressées, elle respirait,
avec peine, jouissant de l'attente, et regardant son maître sans
oser tourner la tête. Celui-ci, croyait-elle, avançait lentement;
Il courait au contraire, butant contre des mottes de terre et
regardant avec des yeux qu'elle trouvait terribles; car, avec
une superstition de chasseur, ce qu'il craignait par-dessus
:out, c'était de manquer son premier coup. En approchant, il
vit ce que Laska ne pouvait que flairer, une bécasse cachée
entre deux monticules.
c Pile », crla-t-il.
« Ne se trompe-t-il pas? pensa Laska, je les sens, mais je
ne les vols pas; si je bouge, je ne saurai plus où les prendre. »
Mais, encouragée par un coup de genou de son maître, elle
so lança éperdue et ne sachant plus ce qu'elle faisait.
ANNA KAHÊNINB 205
Une bécasse se leva aussitôt, et Ton entendit lo bruit de son
vol; Levine, tira; l'oiseau s'abattit, frappant l'herbe humide de
sa poitrine blanche; une seconde bécasse eut io môme sort.
« Bonne besogne» Laska », dit Levine mettant io gibier tout
chaud dans son carnler.
Le soleil était levé quand Levine s'avança dans le marais;
la lune ne semblait plus qu'un point Mono dan» l'espace,
toutes les étoiles avaient disparu. Les flaques d'eau argentées
par la rosée reflétaient maintenant do l'or; l'herbe prenait une
nuance d'ambre; les oiseaux des marais s'agitaient dans les
buissons, des vautours perchés sur les tas de blé regardaient
leur domaine d'un air mécontent, 1 et les corneilles voletaient
dans les champs. La fumée du fusil blanchissait l'herbe
verte comme une traînée de lait. Un des» dui-ntmirs avait déjà
remis son caftan, et des enfants ramenaient les chevaux sur
la route.
€ Petit oncle, cria un des gamins à Levine, il y a aussi des
canards par Ici, nous en avons vu hier. »
Levine éprouva un certain plaisir à tuer encore deux bécasses
devant l'enfant*
XIII
La superstition du premier coup de fusil ne se trouva pas
vaine; Levine rentra vers dix heures fatigué, affamé, mais
enchanté, après avoir parcouru une trentaine de verstes, tué
dix-neuf bécasses et un canard, que, faute de place dans son
carnier, il suspendit à sa ceinture. Ses compagnons, levés
depuis longtemps, avaient eu le loisir de mourir de faim en
l'attendant, puis de déjeuner.
Le sentiment d'envie de Stépane Arcadiévitch à la vue de
ces petites botes, la tête penchée, repliées sur elles-mêmes, si
différentes de ce qu'elles étaient sur les marais, causa un cer-
tain plaisir à Levine. Pour comble de bonheur, il trouva un
billet de Kitty.
« Je vais a merveille, écrivait-elle, et si tu ne me crois pas
au fil somment gardée, ras3ure-toi en apprenant que Marie
Wlnsiewna est ici (c'était la sage- femme, un personnage nou-
veau et fort important dans la famille). Elle me trouve en
206 ANNA KARÉNINE
parfait© santé, et restera quelques jours avec noua; ainsi ne
te presse pas de revenir ai tu t'amuses» »
La chasse et ce billet effacèrent dans l'esprit de Levlne deux
incidents moins agréables ; le premier était l'état de fatigue du
cheval de volée, surmené la veille et refusant de manger; le
second, plus gravo, de ne plus rien trouver des nombreuses
provisions données par Kitty au départ, Levlne comptait parti-
culièrement sur des petits pâtés, dont il croyait déjà sentir le
fumet : en rentrant, ils avaient tous disparu, aussi bien que
les poulets et la viande ; les os avaient été dévorés par les
chiens.
< Parlez-moi de cet appétit! i dit Oblonaky, désignant Vas*
sinka. Je ne puis me plaindre du mien, mais celui de ce jeune
homme le dépasse.
Levine, agacé et prêt à pleurer de contrariété, ne put s'em-
pêcher de s'écrier :
i On aurait vraiment pu songer â me laisser quelque chose ! »
Il dut se contenter de lait, que son cocher alla lui chercher,
mais, sa faim apaisée, il fut confus d'avoir témoigné si vivement
son désappointement, et se moqua le premier de sa colère*
Le même soir, après une dernière chasse où Vassinka fit
quelques prouesses, les trois compagnons reprirent le chemin
de la maison, et y arrivèrent la nuit. Le retour fut très gai ;
Weslowsky ne cessa de rire et de plaisanter en se rappelant
ses aventures avec les jeunes filles et les paysans; Levine, en
paix avec son hôte, se sentit délivré de ses mauvais sentiments
envers lui.
XIV
' Vers dix heures du matin, après avoir fait sa ronde 6 la
ferme, Levine frappait à la porte de Vassinka.
« Entrez, dit celui-ci, excusez-moi, mais je termine mes
ablutions.
— Ne vous gênez pas. Avez- vous bien dormit
— Gomme un mort.
— Que prenez-vous le matin, du café ou du thé?
— Ni l'un ni l'autre, je déjeune à l'anglaise. Je suis honteux
d'élre ainsi en retard 1 Ces dames sont sans doute levées? Ne
ANNA KARÉNINE $0}
Reralt-ce pas lo moment de faire une promenade* vous me
montrerez vos chevaux? »
Levino y consentit volontiers ; Ha firent le tour dtt jardin,
examinèrent l'écurie, firent un pou do gymnastique, et rentrèrent
au salon.
« Nous avons eu une chasse bien amusante, dit Westowsky
Rapprochant de Kltty Installée près du samovar. Quel dom-
mage que les dames soient privées de ce plaisir 1 »
« Il faut bien qu'il dise un mot à la maîtresse de la maison »,
pensa Levine, déjà ennuyé de Pair conquérant du Jeune
homme.
La princesse causait avec la sage-femme et Serge Ivaniich
sur la nécessité d'installer sa fille a Moscou pour l'époque de
sa délivrance, et elle appela son gendre pour lui parler de cette
grave question. Rien ne froissait Levine autant que cette
attente banale d'un événement aussi extraordinaire que la
naissance d'un fils, car ce serait un fils. Il n'admettait pas que
cet invraisemblable bonheur, entouré de tant de mystère pour
lui, fût discuté comme un fait très ordinaire par ces femmes
qui en comptaient l'échéance sur leurs doigts; leurs entretiens,
aussi bien que les objets de layette, le blessaient, et il détour-
nait l'oreille comme autrefois quand il devait songer aux pré-
paratifs de son mariage.
La princesse ne comprenait rien à ces impressions, et voyait
dans cette Indifférence apparente do l'étourdciïo et de l'insou-
ciance; aussi ne lui laissait-elle pas de repos; elle venait de
charger Serge Ivanltch de chercher un appartement, et tenait
à ce que Constantin donnât son avis.
t Faites ce que bon vous semble, princesse, Je n'y entends
rien.
— Mais il faut décider l'époque à laquelle vous rentrerez à
Moscou.
— Je l'ignore; ce que Je sais, c'est que des millions d'enfants
naissent hors de Moscou.
*— Dans ce cas......
— Kltty fera ce qu'elle voudra»
— Kitty ne doit pas entrer dans des détails qui pourraient
l'effrayer ; rappelle-toi que Nathalie Galizine est morte en
couches ce printemps, faute d'un bon accoucheur.
— Je ferai ce que vous voudrez d, répéta encore Levine, d'un
air sombre, et il cessa d'écouter sa belle-mère; son attention
était ailleurs. .
208 ANXA KAUENtNE
i Cela ne peut durer ainsi *, pensait-il, jetant de temps on
temps un coup d'ceil sur Vassinkn poncho vm Kitty, et sur sa
femme troublée et rougissante. Lo pose tlo Weslowsky lui parut
inconvenante, et, comme Pavant-veille, il tomba soudai» clos
hauteurs du bonheur le plus UUn\\ dan» un ahtmo de haine
et de confusion. Le monde lui devint insupportable,
i Comme tu descend» tard, dit en ce moment Gbïonaky,
étudiant la physionomie de Levine, 6 Dolly qui entrait nu
salon,
— Mâcha a mnl dormi et m'a fatiguée », répondit Daria
Alexandrovna.
Vnssinha se leva un instant, salua et se rassit pour reprendre
sa conversation avec Kf ity ; il lui parlait encore d'Anna, discu-
tant la possibilité d'aimer dans ces conditions extralégales,
et, tjuoiqou l'entretien déplût a ta jeune femme, elle était trop
inexpérimentée et trop naïve pour savoir y mettre un terme
et dissimuler la gène à la fois et l'espèce de plaisir que lui
causaient les attentions du jeune homme. La crainte de la
jalousie de son mari contribuait a son émotion, car elle savait
d'avance qu'il interpréterait mal chacune de ses paroles, chacun
do ses gestes.
« Où vas-tu, Kostio? lui dcmanda-t-clle d'un air coupable en
le voyant sortir d'un pas dclibérô.
— Je vais parler a un mécanicien allemand venu en mon
absence », répondit-il sans la regarder, convaincu de l'hypo-
crisie de sa femme.
A peine fut-il dans son cabinet qu'il entendit le pas bien
connu de Kitty descendant l'escalier avec une imprudente viva-
cité. Elle frappa û sa porte.
• Que veux-tu? Je suis occupé, dit-il sèchement.
— Excusez-mot, fit Kitty entrant et, s'adressant à l'Allemand ;
'ai un mot à dire à mon mari. »
Le mécanicien voulut sortir, mais Levine l'arrêta,
c Ne vous dérangez pas.
— Je ne voudrais pas manquer le train de trois heures »,
fit remarquer l'Allemand.
Sans lui répondre, Levine sortit avec sa femme dons te
corridor.
c Que voulez-vous? lui demanda-t-il froidement en français,
sans vouloir remarquer son visage contracté par l'émotion.
— Je... je voulais te dire que cette vie est un supplice,.,
murmura-t-elle.
ANNA XARÉN1MB 209
— Il y » du monda à l'office, ne faite» pas de scènes i , dit-Il
avec colère.
Kilty voulut l'entraîner dans une pièce voisine, mois Tonla y
prenait une leçon d'anglais; elle l'emmena au jardin*
Un jardinier y nettoyait les «liées; peu soucieuse de l'effet
que pouvait produire sur cet homme son visage couvert do
larmes, Ktlty avança rapidement, suivie de Bon mari, qui
sentait comme elfe le besoin d'une explication et d'un téte-à»
tête, afin do rejeter loin d'eux le poids do leur tourment.
« Mois c'est un martyre qu'une existence pareille t pourquoi
sounïuns-uous ainsi , qu'ai-je fait? dit-elle lorsqu'ils euront
atteint un banc dons une atléo isolée.
— Avoue quo son attitude avait quoique chose de blessant»
d'Inconvenant? lui demanda levine, serrant sa poitrine ft deux
mains comme l'avant-veiile,
— Oui répondit-elle, d'une voix tremblante, mais ne
vois- tu pas, Kostia, que ce n'est pas ma faute? J'avais voulu
dés le matin le remettre a sa place..,. Mon Dieu, pourquoi
sont-ils tous venus I nous étions si heureux 1 » Et les sanglots
étoufferont sa voix.
te jardinior*; quand il les revit peu après avec des visages
calmes et heureux, ne comprit pas ce qui avait pu se passer de
joyeux sur ce banc Isolé.
XV
Sa femme rentrée dans son appartement, Levine se rendit
chez Oolty et la trouva très excitée, arpentant sa chambra de
long en large, et grondant la petite Mâcha, .pii, debout dans
un coin, pleurait à chaudes larmes.
« Tu resteras là toute fa journée, sans dîner, sans poupées,
et tu n'auras pas de robe neuve, disait-elle, à bout de châti-
ments.
— Qu'a-t-el!e fait? demande. levine, contrarié d'arriver mal
a propos, car il voulait consulter sa belle-sœur.
— C'est une mauvaise fille I Aht combien je regrette miss
Elliott ; cette gouvernante est une vraie machine! Figure-
toi,.. »
Et elle raconta les méfaits de la coupable Hacha.
il — 14
210 ANNA KAltâNlNIÎ
« Je ne vols Ift rien do Mou grave, oYst une* gamlnerto»,.**
— (Unis qu'as-tu, toi? tu m l'air ému, quu a\tsMI passé if ■
demanda Daily.
Et au ton dont elle fit cas questions» lovlno sentit qu'il serait
compris,
i iVous venons de nous qtieroIJor avec Kitty, c'est la siuumdû
foi» depuis l'arrivée do Stivn, s
Dully la regarda do ses yeux iutelIlKents,
« Ln main sur la conscience, dis-moi al ce Jeune homme o
un ton qui puisse non seulement être dtangranble, mats into-
lérable pour un mûri?
t Que voux-tu quo jo te dise.,... Selon les Idées roques dims
io monde, il sa conduit comme tous les jeunes gens, H Toit lu
cour à une jeuno femme, «t un mari homme «tu momie en
sojrtit flatté.
~- G'esl çn, tu Tas remorquât
— Non seulement moi, mais SUva m'a fuit, après le thé, ta
mémo remarque.
— Alors me voila tranquille, jo vida io chasser, dit teviiie,
— As-tu perdu l'esprit? n'écria Dolly avec terreur, à quoi
penses-tu, Kostla?*.. V(t, dit-ello, s'interrompanl pour se tourner
vers t'enfunt prèle à quitter son coin, va trouver l'mmy... Je
l'en prie, laisse-moi parler ft SU vu; il remmènera, on peut
tui dire qu'on attend du monde...
— Non, non, jo ferai l'exécution moi-môme, cela m'umuseva...
Allons, Dolly, pardonne-lui i, dit-il en montrant lu petits crimi-
nelle debout prés de sa mère, la tête basse et n'osant aller
chez Fanny.
L'enfant, voyant sa mère radoucie, se jeta dans ses bras en
sanglotant, et Dolly lui posa tendrement sa main amaigrie sur
la tète.
« 11 n'y a rien de commun entre ce garçon et nous », pensa
Lcvino, se mettant en quête de Vassfnka.
Dans le vestibule, H donna Tordre d'atteler la calèche.
• Les ressorts se sont cassés hier, répondit le domestiqua <
— Alors le tarantass, mais au plus vite. >
Vassinka mettait des guêtres pour montera cheval, la jambe
posée sur une chaise, lorsque Levine entra. Le visage de
celui-ci avait une expression particulière, et Weslowsky ne
put se dissimuler que son • petit brin de cour » n'était pas à
sa place dans cette famille; il se sentit aussi mal à Taise que
peut l'être un jeune homme du monde.
ANNA KAftBNIN* ÎI|
i Vous monta ù cheval tu* goeiwa? lut (ItMunmïrt Lt-ivlnd,
«'ompîwwt d'une Jinguette qu'il avait «Milita la mail» m fai-
sant do In gymnastique,
~ Oui, c'est plus propre *, répondit VanalnKft, aehavant d«t
boutonner 8a guêtre.
(«'était nu fana un ai bon enfant, que Lovino so «omit non*
toux en remarquant lo soudain© timidité do son hôte.
f Je voulait*... — . Il s'arrêta confus» mol» continua tin m nw>
polunt sa seôno avec Kltty... — jo voulais voua dira que j'ai fuit
atteler.
— Pourquoi? où ottonsMimia? demanda Viwalnka étonné,
— Pour vous mener a ta gara, «lit Lovino d'un air sombto*
— Partei-vous? est-Il survenu quelque chose?
— Il oat survenu que J'attends «lu monde, continua Lovino,
cassant sa baguette do plus on plus vivement; ou plutôt non,
jo n'attends personne, moi» jo vous pria do partir : Interprètes
Dion Impolitesse commo lion vous semblera, »
Vossioka so redressa avec dignité.
t Veuillez m'cxpllquor...
— Jo n'expllquo rien, et vous ferez mieux do no pas ma
questionner », du Levlne lentement, tachant do rester calme «t
d'arrêter lo tremblement convufsif do aos troll», mois conti*
nunnt a briser sa baguette. Lo gesto et la tension dos muscles
dont Vusslnka avait éprouvé la vigueur lo matin mémo* on
faisant do la gymnastique, convainquirent colulcl mieux que
dos paroles, Il haussa les épaules, sourit dédaigneusement,
salua ot dit :
< Pourrai -jo voir Obtonsky?
— Jo vais vous l'envoyer, répondit Levlne, que ce hausse-
ment d'épaules n 'offensa pas; que lui restc*t-ll d'outre a faire? »
pensa-MI.
< Mais cela n'a pas le sens commun, c'est du dernier ridi-
cule! s'écria Stépa&e Arcadiévitch lorsqu'il rejoignit Levlne au
jardin, oprôs avoir appris de Weslowsky qu'il était chassé.
Quelle mouche t'a piquée? Si ce jeune homme... »
La place piquée se trouvait encore si sensible que Levlne
interrompit son beau-frére dans les explications qu'il voulait
lui donner.
t Ne prends pas la peine de disculper ce jeune homme; je
suis désolé, aussi bien à canae do toi que do lui, mais 11 sa
consolera facilement, tandis q ue pour ma femme et pour mol
sa présence devenait intolérable
212 ANNA KABÊN1NB
. -.- Jamais ja im tWats «tu capable d'une action semblable;
oit peut fM r«> jal»u>r, mais pas à «a point t »
Lovlne lui tourna la dos, et continua A marcher dans l'allée,
en attendant le déport, Bientôt U entendit un bruit do roues, et
vit piissor au Hivers dos arbres Va&duKn. m$\h sur du foin
(la tarantes* n'avait pas mémo do siège), tes rubans do son
1)6 rot flottant derrière lui A la moindre secousse,
t Qu'est-ce encore? • pensa Lovlno voyant la domestique
sortir on courant do 1» maison pour arrêter la véhicula ; c'était
afin d'y placer lo mécanicien qu'on avait oublié» «t qui prit
place, on saluant, auprès do Vnsslnko,
Serge I va ni te h et lu princesse furent outrés do la conduite
do taurine; lui-même so sentait ridicule au suprême /legré;
mais, en songeant ô ce que Kitty et lui avalent souffert, il
s'avmja quau besoin il eût recommencé. On se retrouva le
soir aveu une recrudescence do gaieté, comme dos enfants nju-ôa
une punition, ou des maîtres do maiHon au lendemain d'une
réception officielle pénible} chacun se sentait soulagé, et Dolty
Ut rire Wurinka aux larmes, on lui racontant pour In trolsiêmo
rois, et toujours avec do nombreuses amplifications, ses pro-
pres émotions. EHo a Voit, disait-elle, réservé en l'honneur do
leur hôte une paire de délicieuses bottines toutes neuves; le
moment de les produire était venu; elle entrait au salon, lors*
qu'un bruit de ferraille dans l'avenue l'attira « la fenêtre. Quel
spectacle s'offrit & sa vue! Vasstnka lui-mémo, son petit béret,
ses rubans flottants, ses romances et ses guêtres, Ignominieu-
sement assis sur du foin! Si du moins on lui avait attelé une
voiture! mais non} Tout h coup on l'arrête,,. Dieu merci ! en
s'est ravisé, on a pris pitié de lui... Pas du tout : c'est un gros
Allemand qu'on ajoute è son malheur I Décidément, l'effet des
bottines était manqué!
XVI
Daria Alexandrovua, tout en craignant d'être désagréable aux
Levine, qui redoutaient un rapprochement avec Wronsky,
tenait à aller voir Anna pour lut prouver que son affection
n'avait pas varié* Le petit voyage qu'elle projetait offrait cer-
taines difficultés, et, afin de ne pas gêner sou beau-frère, «11*
ANNA KARÉNINE 818
voulut tmter dos chevaux ou village. I>ô$ que Le vins en fut
averti, il vint «dresser do vifs reproches a m bstle-smur*
« Pourquoi t'imnglnes-tu me falro do la peine on allant che*
Wronsky? Quand d'ailleurs cela serait, tu m'affligerai** plu»
encore en ta servant d'autres chevaux que do* miens; ceux
qu'on lo louera no pourront jamais faire 70 vecatea d'une
trahe* •
Dotly Huit par se soumettre, et nu Jour indiqué, Levine lui
ayant fait préparer un relais à ml-chemln, cite se mit en roui®,
sous la protection du teneur de livres, qu'on avait, pour pltw
do sécurité, placé près du cocher en gtilse de valet de pied,
I/ûtto!aga n'était pas beau, mais capable do fournir une longuo
coi ti80, et Levine, outra qu'il accomplissait un devoir d'hospi-
talité, économisait idiiHi à liolly une dépensa lourde dans l'état
actuel de «es llnances.
Lo jour commençait à poindre quand Dnrln Alexandrovna
partit; bercée par l'allure régulière des chevaux, elle s'assoupit,
et ne se réveilla qu'au rolnis; là ollo prit du thé chez lo riche
paysan où Levine, en allant chez Swiagesky, allait autrefois
«ri^té, et, après s'être reposée on bavardant avec lo vletîîard et
tes jeunos femmes, etfe continua son voyage.
Dotly, dans sa vie occupée et absorbée par ses devoir» mater-
nels, avait peu lo tomps de réfléchir; aussi cette, course soli-
taire do quatre heures lui fournit-elle une rare occasion de
méditer sur son passé et de le considérer sous ses différents
aspects.
Elle pensa d'abord a ses enfants, recommandés aux soins de
sa mère et de sa sœur (c'était sur celle-ci qu'elle comptait
particulièrement). « Pourvu que Mâcha ne fasse plus de sottises,
que Gricha n'aille pas ottraper quelque coup de pïed de cheval,
et que LUI ne se donne pas d'indigestion I » se dit-elle. D'autres
préoccupations, plus importantes, succédèrent a ces petits
soucis du moment : elle devait changer d'appartement en ren-
trant à Moscou, H faudrait rafraîchir le salon ; sa fille aînée
aurait besoin d'une fourrure pour l'hiver I Puis vinrent d'autres
questions graves : Comment ferait-elle pour continuer couve*
noblement l'éducation des enfants? Les tilles l'inquiétaient peu,
mais les garçons? Elle avuit pu s'occuper elle-même de Gricha
cet été, parce que par extraordinaire sa santé ne t'en avait
pas empêchée; mais qu'une grossesse survint,.. Et elle songea
qu'il était injuste de considérer les douleurs de l'enfantement
comme lo signe de la malédiction qui pèse sur la femme ;
2U ANNA KAKÉNINH
« C'est si pou do chose, comparé aux misères de la gros*
gesse! » Et ©Ne se rappela aa dernière éprouve en ce genre ot
la perte do son enfant! Ce souvenir lui remit en mémoire son
entretien avec la Jeune femme, tille du vieux paysan chez qui
elle avait pria le thé ; interrogée sur le nombre de ses enfants»
In paysanne avait répondu que sa tiiio unique était morte pan*
dont le carême,
t Tu en m bien triste?
— Oh non; te grond-pérone manque pus de patlts-enfants,
et celle-là n'était qu'un souci do plus. Que peut-on faire avec
un nourrisson sur les bras? C'est un obstacle n tout* »
Cette réponse avait paru révoltante n Daily dans la bouche
d'une femme dont la physionomie exprimait la bonté,
i En résumé, pensait-elle, se rappelant ses quinze années de
mariage, ma jeunesse s'est passée â avoir mol au cœur, ô me
sentir maussade, dégoûtée do tout, et n paraître hideuse, car
si notre jolie Kitty enlaidit pour lo moment, combien n'ai- je
pas dû être affreuse f » Et elle tressaillit en songeant h ses
souffrances, a ses longues insomnies, aux misères de l'allaite-
ment, à l'éncrvemcnt et â l'Irritabilité qui en résultaient! puis,
c'étaient les maladies des enfants, les mauvais penchants ù
combattre, tes frais d'éducation, te latin et ses difficultés, cl,
pis que tout, la mort! Son cœur de mère saignait cruellement
encore de la perte de son dernier-né, enlevé par le croup; elle
se rappela sa douleur solitaire devant ce petit front blanc,
entouré de cheveux frisés, de celte bouche étonnée et entrou-
verte, au moment où retombait Je couvercle du cercueil rose
brodé d'argent. Elle avait été soûle à pleurer, et l'indifférence
générale lui avait été une douleur de plus.
t Et pourquoi tout cela? que) sera le résultat de cette vie pleine
de soucis, si ce n'est une famille pauvre et mal élevée? Qu'au*
rais-je fait cet été si tes Levlne ne m'avaient invitée à venir
chez eui? Mais, quelque affectueux et délicats qu'ifs soient, ils
ne pourront recommencer, car a leur tour ils auront des enfants
qui rempliront la maison. Papa s'est presque dépouillé pour
nous, lui non plus ne pourra pas m'afder; comment arrive-
rai'je â faire des hommes de mes fils? Il faudra chercher des
protections, m'humilier, car je ne puis compter sur Stiva; ce
que je puis espérer de plus heureux, c'est qu'Us ne tournent
pas mal; et que de souffrances pour en arriver lat 1 Les paroles
de la jeune paysanne avalent du vrai dans leur cynisme
naïf»
ANNA KAltâNINB SIS
t Approehon^nous, Philippe? domnndn-t-eîle «m cocher
pour éearter ces pénlhlpi* pensées,
— Il nous reste sept veratea a partir du village. »
La calèche traversa un polit pont où <les moissonneuses, la
faucille sur l'épaule, s'arrêtèrent pour I» regarder passer. Tous
ces visages semblaient gais, content», pleins do vie et de sonté.
t Chacun vit et jouit de l'existence, se dit Dolly tondis que
la vieille entache montait au trot uno petite côte, moi seule me
fois l'effet d'une prisonnière momentanément mise en liberté.
Ma senur Nathalie, Warlnka, «03 femmes, Annn, auvent toutes
ce que c'est que l'cMMence, mol Jo l'ignore. Kl pourquoi necii*
so-t-on Annn î Si je n'avais pas aimé mon mari, j'en aurai» fait
autant. Elle « voulu vivre» n'est-ce pas un besoin que Dieu
nous & mis an cœur? Moi-même n'ai-jo pas regretté d'avoir
suivi ses conseil* au lieu de me séparer do SttvoY qui sait*
j'aurais pu recommencer l'existence, aimer, ôlro nlméot Ce que
je fois est-Il plus honorable? Je supporte mon mort, pare©
qu'il m'est nécessaire, voila toutt J'avais oncore quelque beauté
alors! 1 Et ello voulut tirer do sou sac un petit miroir do voyage,
mais la crainte d'être surprise par les deux hommes sur le
siège l'arrêta; sans avoir besoin de se regarder, elle se rappola
qu'elle pouvait plaira encore, et pensa ô l'amabilité de Sergo
Ivanitch, au dévouement du bon Tourovtzine qui, par amour
pour ello, l'avait aidée a soigner ses enfants pendant la scarla-
tine; cltf» se rappela même un tout Jeune homme, sur le compta
duquel Stiva la taquinait. Et les romans les plus passionnés,
les plus invraisemblables se présentèrent à son Imagination.
< Anna a eu raison, elle est heureuse, elle fait le bonheur
d'un autre; elle doit être belle, brillante, pleine d'intérêt pour
toute chose, comme par le passé, 1 Un sourire effleura les lèvre*
de Dolly poursuivant en pensée un roman analogue à celui
d'Anna, dont elle serait l'héroïne; elle se représenta le moment
où elle avouait tout à son mari, et se mit à rire en songeant à
la stupéfaction de Stiva.
XVII
Le cocher héla des paysans assis sut la lisière d'un champ
de seigle près de télègues dételées.
$16 ANNA KARENINE
t Avance donc, fainéant 1 1 crla4-ll.
Ls paysan qui vint 6 son appel, un vieillard an do» voûté,
les chevaux retenus autour de la tête par une mince lanière do
cuir, Approcha de ta calèche,
< wa maison seigneuriale* chez le comte? répêta-NI, prônez
le premier chemin a gaucho, vous tomberez dans revenue qui
y mène. Mal» qui demnndoa-vous? le comte lui-même?
— Sont-ils chez eux? mon ami, dit Dolly ne sachant trop
comment demander Anna,
~~ Us doivent y être, car il arrive du monde tous les jours,
dit le vieux, désireux de prolonger la conversation. Et vous
autres, qui êtes-vous?
— Mous venons do loin, fit le cocher; ainsi nous approchons? >
A peine allait-Il repartir que des voix crièrent :
« Arrête, arrête; les voici eux-mêmes. • On voyait quatre
cavaliers et un tilbury débouchant sur la route.
C'était Wronsky» Anna, Westowsky et un groom a cheval; la
princesse Barbe et Swiagesky suivaient eu voiture; ils étaient
tous venus pour voir fonctionner une moissonneuse a vapeur.
Anna, sa jolie tête coiffée d'un chapeau d'homme, d'où
s'échappaient les mèches frisées de ses cheveux noirs, mon-
tait avec aisance un cob anglais. Dolly, d'abord scandalisée de
la voir a cheval, parce qu'ello y attachait une idée de coquet-
terie peu convenable dans une situation fausse, fut si frappée
de la parfaite simplicité de son amie, que ses préventions
s'évanouirent. Wesïowsky accompagnait Anna sur un cheval
de cavalerie plein de feu; Dolly, en le voyant, ne put réprimer
un sourire. Wronsky tes suivait sur un pur sang bai foncé,
et le groom fermait la marche.
Le visage d'Anna s'illumina en reconnaissant la petite per-
sonne blottie dans un coin de la vieille calèche, et, poussant un
cri de Joie, elle mit son cob au galop, sauta légèrement de
cheval sans l'aide de personne, en voyant Dolly descendre, et,
ramassant sa jupe, courut au-devant d'elle.
« Dolly I quel bonheur Inespéré I dit-elle embrassant la voya-
geuse et la regardant avec un sourire reconnaissant. Tu ne
saurais croire le bien que tu me fais! Alexis, dit-elle se tour-
nant vers le comte, qui, lui aussi, avait mis pied à terre : quel
bonheur! »
Wronsky souleva son chapeau gris et s'approcha.
c Votre visite nous rend bien heureux », dit-il avec un
accent oarUculler de satisfaction*
ANNA KAltfcNINK W
VassinKa agita son Wroi sans quitter h» monture.
« C'est In princesso Itafho, fit Anna, répondant A un regard
interrogateur de Dolty on voyant approcher le tilbury.
— Ah I » répondit colle-ci, dont if» visage- e&prlmu hivoïon-*
talrement un certain mécontentement.
La princesse Barbe» une tant» do son mari, no jouissait pas
de In considération do sa famille; non amour du luxo l'avait
mise sous In dépendance humiliante do parents riches, et
c'était a cause do la fortune d« Wronsky qu'elle s'était mainte-
nant aeorocltèfi a Anna. Gelle-cl remarqua la désapprobation da
Dolly et rougit on trébuchant sur son amazone*
L'échange do politesses entre Daria Alexamirovim et In
prince»»» (ut assez froid; Swlagesby s'informa do son ami
Levlne, l'original^ et do sa jeune femmo, puis, après un regard
jeté sur la vieille calèche, 11 offrit mm dames de monter en
tilbury.
c Je prendrai co véhicule pour rentrer, et la princesse vous
ramènera parfaitement; elle conduit très bien.
— Oh non, Interrompit Anna, restez où vous êtes, Je ren-
trerai avec Dolly. »
Jamais Darla Aicxandrovna n'avait rien vu d'aussi brillant
que ces chevaux et cet équipage; mais co qui la frappa plus
encore, ce fut l'espèce de transfiguration d'Anna, qu'un œil
moins «fructueusement observateur que le sien n'ertt peut-être
pas remarquée; pour elle, Anna resplendissait de l'éclat do cette
beauté fugitive que donne à une femme la certitude d'un amour
partagé; toute sa personne, depuis les fossettes de ses joues
et le pli de sa lèvre, jusqu'à son ton amicalement brusque
lorsqu'elle permit à Wcstowsky de monter son cheval, respi-
rait une séduction dont elle semblait avoir conscience.
Les deux femmes éprouvèrent un moment de gêne quand
elles furent seules. Anna se sentait mal à l'aise sous te regard
questionneur de Dolly, et celle-ci, depuis la réflexion de Swia-
gesky, était confuse de la pauvreté de son équipage. Les
hommes sur te siège partageaient cette impression, mais
Philippe, le cocher, résolu de protester, eut un sourire ironique
en examinant le trotteur noir attelé au tilbury: « Cette bôle-là
pouvait être bonne pour le « promenage », mais incapable de
fournir quarante verstes par la chaleur », dècida-t-il Intérieu-
rement en manière de consolation.
Les paysans quittèrent leurs télègues afin de contempler la
rsr.ccatre des amis.
218 ANNA KAttâWNB
« Ils sont Won aises tout do môme do se revoir, remarqua
le vieux,
— Regarda donc cotto femme on pantalons, dit un autre en
montrant Wealowsky sur la selle de dame,
— Ditea donc, enfants, noua ne dormirons plus,
— C'est flnl, fit le vieux en regardant le ciel; l'heure est
passée, a l'ouvrage, i
XVIII
Anna, en regardant Doïly fatiguée, ridée et couverte de pous-
sière, fut sur le point de lui dire qu'elle la trouvait maigrie;
mais l'admiration pour s» propre beauté qu'elle lut dans les
yeux de sa bello-sosur, l'arrêta :
« Tu m'examines? dit-elle avec un soupir; tu te demandes
comment, dans ma position, Jo puis paraître aussi heureuse?
J'avoue quo jo le suis d'une façon impardonnable. Ce qui s'est
passé en moi tient de renchantement; je suis sortie de mes
misère* comme on sort d'un cauchemar; et quel réveil 1 surtout
depuis que nous sommes ici! — et elle regarda Dolly avec un
sourire craintif.
— Tu me fais plaisir en me parlant ainsi ; je suis heureuse
pour toi, répondit Daria Alcxondrovna plus froidement qu'elle
ne l'aurait voulu. — Mois pourquoi ne m'as-tu pas écrit?
— Je n'en ai pas eu le courage.
— Pas te courage avec moi? Si tu savais combien..... — et
Dolly allait lui parler de ses réflexions pendant le voyage,
lorsque l'idée lut vint que le moment était mal choisi. — Nous
causerons plus tard, ajouta- 1- elle. Qu'est-ce que cette réunion
de bâtiments, on dirait une petite ville? demanda-t-elle, dési-
gnant des toits verts et rouges apparus au travers des arbres*
— Dis-moi ce que tu penses de moi, continua Anna sans
répondre à sa question.
— Je ne pense rien. Je t'aime et t'ai toujours aimée; lors-
qu'on aime ainsi une personne, on l'aime telle qu'elle est, non
telle qu'on la voudrait. »
Anna détourna les yeux et les ferma à demi, comme pour
mieux réfléchir au sens de ces mots.
t Si tu avais des péchés, ils w seraient iéuîïà ea fâVcut de
ANNA KARÉNINE îtO
ta vlstto et de ces bonnes paroles, — dit-elle, interprétant fa-
vorablement la réponse de sa hello-steur et tournant vers elle
un regard mouille do formes; Dolly tut serra silencieusement
la main.
— Ces toits sont ceux des dépendances, des écuries, dos
haras, répandit-elle a une seconde interrogation delà voyageuse.
Vole! où commence le pare. Alexis oime cette terre, qui avolt
été fort abandonnée, et & mon grand étonnement il se prend
de passion pour l'agronomie. C'est une ai riche nature! il ne
touche a rien qu 1 !! n'y excelle; ce sera un agronome excellent,
économe, presque avare; il no t'est qu'on agriculture, car il ne
compte plus lorsqu'il s'agit de dépenser pour d'autroa objets
des milliers de roubles. Vols-tu ce grand bâtiment? C'est un
hôpital, son dada du moment, dit-elle avec le sourire d'une
femme parlant des faiblesses d'un homme aimé. Suis- tu ce
qui te tut a fait construire? Un reproche d'avarice do ma
part, h propos d'une querelle avec des paysans pour une
prairie qu'ils réclamaient. L'hôpital est chargé de me prouver
l'injustice de mon reprocho; c'est une petitesse, si tu veux,
mais je ne l'en aime que mieux. Voila te château, il date do
son grand-père, et rien n'y a été changé extérieurement.
— C'est superbe! s'écria involontairement Dolly a la vue
d'un éâitlce décoré d'une cotonnade et entouré d'arbres sécu-
laires.
— N'est-ce pas? du premier étage ta vue est splcndide. »
La calèche roula sur la route unie de la cour d'honneur
ornée de massifs d'arbustes, que des ouvriers entouraient en ce
moment de pierres grossièrement taillées; on s'arrêta sous un
péristyle couverte
« Ces messieurs sont déjà arrivés, dit Anna voyant emmener
des chevaux de selle. N'est-ce pas que ce sont de jolies bêtes?
Voilà le cob, mon favori.... Où est le comte? demanda-t-elle à
deux laquai? en livrée, sortis pour les recevoir. Ah 1 les voici,
ajouta-t-elle en apercevant Wronsky et Weslowsky venant à
leur rencontre.
— Où logerons-nous la princesse? demanda Wronsky en se
tournant vers Anna après avoir baisé la main de Dolly; dans
ta chambre à balcon?
— Oh non! c'est trop loin; dans la chambre du coin, nous
serons plus près l'une de l'autre. J'espère que tu resteras
quelque temps avec nous, dit-elle à Dolly. Un seul jour? C'est
taajsessia'ea
220 ANNA KARENINE
— Je l'ai promis & cause des enfants, répondit eeih>cl, trou-
blée de la chéllve apparence de son pauvre petit sac do voyage
et de la poussière dont elle se sentait couverte,
— Oh I c'est impossible, Dolly, ma chérie ; enfin noua en
reparlerons. Montons chez toi, t
La chambre qui lui fut offerte avec des excuses, parce que
ce n'était pas la chambre d'honneur, avait un ameublement
luxueux qui rappela à Dolly les hôtels les plus somptueux de
l'étranger.
< Combien je suis heureuse de te voir ici, chère amie*
répéta encore Anna, s'oàsoyant en amazone auprès de sa belle-
sœur. Parle-moi do tes enfants : Tanin doit être une grande
flile?
— Oh oui, répondit Dolly, étonnée de parier si froidement de
ses enfants. Nous sommes tous chez les Levine, et très heureux
d'y être.
— Si j'avais su que vous ne me méprisiez pas, je vous
aurais tous priés de venir ici; Stiva est un ancien ami d'Alexis,
dît Anna en rougissant.
— Oui, mais nous sommes si bien là-bas, répondit Dolly
confuse.
— Le bonheur de te voir me fait déraisonner, dit Anna l'em-
brassant tendrement. Mais promets-moi d'être franche, de ne
rien me cacher de ce que tu penses de moi, maintenant que
tu assisteras à ma vie telle qu'elle est. Ma seule idée, vois-tu,
est de vivre sans faire de mat à personne qu'à moi-môme, ce
qui m'est bien permis 1 Nous causerons de tout cela h loisir ;
maintenant je vais passer une robe et t'envoyer la femme de
chambre, t
XIX
Dolly, restée seule, examina sa chambre en femme qui
connaissait le prix des choses. Jamais elle n'avait vu un luxe
comparable à celui dont elle était témoin depuis sa rencontre
avec Anna; tout au plus savait-elle, par la lecture de romans
anglais, qu'on vivait ainsi en Angleterre; mais en Russie, a la
campagne, cela n'existait nulle part. Le lit a sommier élastique,
!a table de toilette en marbre, les bronzes sur fa cheminée»
ANNA KABftNlN* 221
tes tapis, tes rideaux, tout ôtnit neuf, et rie la dernière élégance.
La femme de chambre pimpante qui vint offrir ses services
était mise avec beaucoup plus de recherche que Dolly, qui se
sentit confuse de sortir devant elle de son sac ses menus objets
de toilette, notamment une camisole de nuit reprisée, choisie
par erreur parmi les plus vieilles. Chez elle, ces raccommo-
dages avalent leur mérite, car Ils représentaient une petite
économie, mais ils l'humilièrent en présence de cette brillante
camèrlste. Heureusement celle-ci fut rappelée par sa maîtresse,
et, à la grande satisfaction de Dolly, Annouchka, l'ancienne
femme de chambre d'Anna, qui l'avait accompagnée jadis a
Moscou, prit sa place* Annouchka, ravie de revoir Daria Alexan*
drovna» bavarda tant qu'elle put sur le compto de sa chère
dame et de la tendresse du comte, malgré les efforts de Dolly
pour l'arrêter.
t J'ai été élevée avec Anna Areadlevna, et l'aime plus que tout
au monde; il ne m'appartient pas de la juger, et le comte est
un mari.... t
■ L'entrée d'Anna en robe de batiste d'une coûteuse simplicité
mit un terme a ces épanchements; Anna avait repris posses-
sion d'elle-même et semblait se retrancher derrière un ton
calme et indifférent.
c Comment va ta Aller lui demanda Dolly.
— Anny? très bien, veux-tu la voir? Je te la montrerai.
Nous avons eu bien des ennuis avec sa nourrice italienne, une
brave femme, mais si bête! Cependant, comme la petite lui est
très attachée, il a fallu la garder.
— Mais qu'avez-vous fait....? commença Dolly, voulant de*
mander le nom que portait l'enfant; elle s'arrêta en voyant le
visage d'Anna s'assombrir. L'avez-vous sevrée ?
— Ce n'est pas là ce que tu voulais dire, répondit celle-ci,
comprenant la réticence de sa belle-sœur, tu pensais au nom
de l'enfant, n'est-ce pas? Le tourment d'Alexis, c'est qu'elle n'en
a pas d'autre que celui de Karénine; — et elle ferma les yeux à
demi, une nouvelle habitude que Dolly ne lui connaissait pas. —
Nous reparlerons de tout cela» viens que je te la montre. >
• La t nursery •, une chambre haute, spacieuse et bien éclairée,
était organisée avec le même luxe que le reste de la maison.
Les procédés les plus nouveaux pour apprendre aux enfants à
ramper et à marcher, les baignoires, balançoires, petites voi-
tures, tout y était neuf, anglais, et visiblement coûteux,
iî'es&ai t& chemise, assise daas ua fauteuil e! servie $*#
22t ANNA KAHÉNINH
une fille do service russe, qui partageait probablement son
repas, mangeait une soupe dout touta m pot Ko poitrine était
mouillée; ni la bonne ni la nourrico notaient présentes; on
entendait dans ta pièce voisine le jargon français qui leur per-
mettait do se comprendre.
La bonne anglaise parut dès qu'elle entendit la voix d'Anna
et se répandit en excusas, quoiqu'on ne lut adressai aucun
reproche, C'était une grande femme à boucles blondes, qu'elle
agitait en parlant, d'une physionomie mauvaise, qui déplut a
Dolly; a chaque mot d*Anua, elle répondait : * Yes, mylady •.
Quant a l'enfant, ses cheveux noirs, son air de santé et son
amusante façon de ramper tirent la conquête do Darla Alexon-
drovnn; sa robe retroussée par derrière, ses. beaux yeux regar*
dant les spectatrices d'un air satisfait, comme pour leur
prouver qu'elle était sensible & leur admiration, la petite fille
avançait énergiquemont à l'aide des pieds et des mains, sem-
blable à un joli animal.
Mais l'atmosphère de la nursery avait quelque chose de
déplaisant; comment Anna pouvait elle garder une bonne d'un
extérieur aussi peu « respectable » ?Ccla tenait-il à ce qu'aucune
personne convenable n'eût consenti a entrer dans une famille
irrégulière? Dolly crut remarquer également qu'Anna était
presque une étrangère dans ce milieu; elle ne put trouver
aucun des joujoux do l'enfant, et, chose bizarre, elle ne savait
pas môme le nombre de ses dents 1
< Je me sens inutile ici, dit Anna en sortant, relevant la
traîne de sa robe pour ne pas accrocher quelque jouet. Quelle
différence avec l'atné I
—J'aurais cru, au contraire..., commença Dolly timidement.
— Oh non I tu sais que j'ai revu Serge? dit-elle regardant
fixement devant elle comme si elle eût cherché quelque chose
dans le lointain. Mais je suis comme une créature mourant do
faim qui se trouverait devant un festin et ne saurait par où
commencer. Tu es ce festin pour moi! avec qui, sinon avec
toi, pourrai s -je parler à cœur ouvert? Aussi ne te ferai -je grâce
de rien quand nous pourrons causer tranquillement. 11 faut
que je te fasse l'esquisse de la société que tu trouveras ici.
D'abord la princesse Barbe; je sais ton opinion et celle de
SU va sur son compte, mais elle a du bon, je t'assure, et je lui
suis très obligée. Elle m'a été d'un grand secours à Pétersbourg,
où un chaperon m'était indispensable; tu ne t'imagines pas
combien ma position offrait de difficultés! Mais revenons à nos
ANNA KARÊNINK ^3
hôtes; tu connais Swiagosky, te maréchal du district? 11 a
besoin d'Alexis, qui, nvec sa fortune, peut acquérir une grande
Influence si nous vivons à la campagne; puis Toitshkowlleli,
que tu as vu chez Betsy, mais qui a reçu son congé; comme
(lit Aloxis, c'est un homme fort agréable si on le prend pour ce
qu'il voul paraître; la princesso Darne lo trouve très comme il
faut Enfin Weslowsky que tu connais aussi, un non garçon;
11 nous a contô sur les tevine une histoire invraisemblable.
aJouta*t-ello en souriant ; il est ires gentil et trôs naïf. Je lions
 toute cette société; parce que tes hommes ont besoin de dis-
traction, et qu'il faut un publie a Alexis, atln qu'il ne trouve
pas te temps de désirer autre chose. Nous avons aussi l'in-
tendant, un Allemand qui entend son affaire, l'architecte, le doc
leur, un jeune homme qui n'est pas absolument nihiliste, mais
tu sais, un de ces hommes qui mangent avec leur couteau.*.*
Une petite cour, enfin. »
XX
c Eh bien, la voilà cette Dolly que vous désiriez tant voir,
dit Anna à la princesso Barbe, installée devant un métier à
broder sur la grande terrasse qui descendait au jardin. Ello
ne veut rien prendra avant lo dîner, mais tâchez de la faire
déjeuner pendant que je vais chercher ces messieurs. »
La princesse Ut un accueil gracieux et légèrement protecteur
à Dolly; elle lui expliqua aussitôt ses raisons pour venir en
atde a Anna, qu'elle avait toujours aimée, dans cette période
transitoire si pénible.
c Dès que son mari aura consenti au divorce, je me retirerai
dans ma solitude, mais actuellement, quelque pénible que cela
soit, je reste et n'imite pas les autres (elle désignait par là sa
sœur, la tante qui avait élevé Anna, et avec laquelle elle vivait
dans une constante rivalité). Ils font un ménage parfait, et leur
intérieur est si joli, si comme il faut. Tout à fait à l'anglaise*
On se réunit le matin au breakfast^ et puis on se sépare. Cha-
cun fait ce qu'il veut. On dîne à sept heures. Stiva a eu raison de
renvoyer; il fera sagement de rester en bons termes avec eux.
Le comte est très influent par sa mère. Et puis il est fort géné-
reux. On t'a parlé de l'hôpital? ce sera admirable; tout vient
de Paris* •
924 ANNA KAIVENINK
Cfltto convention fut Intorrompuo par Anna, qui rovint sur
lu terrassa, suivie des messUmra quVillo avait trouvés dans in
su Ho do billanK
Lo limps était superbe; les moyens do ho divertir no man-
quaient pas, et il restai I plusieurs hauros a passer avant lo
dîner.
« Uno partlo do lnwn«tennis, proposa Woslowsky,
— Il fait trop etiaud; taisons plutôt un tour dans lo parc,
et promenons Ourla Aiexamlrovim on bateau pour lui montrer
lo paysage », dit Wronaky.
Weslowsky et Touatikewlteli allèrent préparer lo bateau, et
les doux dames, accompagnées du comte et do Swiagosky, sui-
virent tes allées du pâte*
fiotfy, loin de Jeter la pierre à Anne*, était disposée A l'approu-
ver, et, ainsi qu'il arrive aux femmes irréprochables quo l'uni-
formité de leur vie lasse quelquefois, elle onviait mémo un pou
cette existence coupable, entrevue u distance; mois, transportée
dans ce milieu étranger, parmi ces habitudes d'élégance raffl-
néo qui lui étaient inconnues, elle éprouva un véritable malaise.
D'ailleurs, tout en excusant Anna, qu'elle aimait sincèrement, la
présence de celui qui l'avait détournée de ses devoirs la frois-
sait, et le chaperonnags de la princesse Rarbe, pardonnant tout
parce qu'elle partageait te fuse do sa nièce, lui semblait odieux.
Wronsky, en aucun temps, ne lui avait Inspiré de sympathie;
elle le croyait fier, et no lut voyait d'autre raison pour Justifier
sa fierté que la richesse; malgré tout il lui imposait en qualité
de maître de maison, et elle se sentait humiliée devant lui,
comme devant la femme de chambre en tirant la camisole
rapiécée de son sac. N'osant guère lui faire un compliment
banal sur la beauté de son installation, elle était assez gônéode
trouver un sujet de conversation en marchant a son cété ; faute
de mieux cependant, elle risqua quelques paroles d'admiration
sur l'aspect du château.
t Oui, l'architecture en est d'un bon style, répondit le comte.
— La cour d'honneur était-elle ainsi dessinée autrefois?
— Oh non! si vous l'aviez vue au printemps! et peu â peu»
d'abord froidement, puis avec entrain, il fit remarquer è Dolly
les divers embellissements dont II était l'auteur; les éloges de
son interlocutrice lui causèrent un visible plaisir.
— Si vous n'êtes pas fatiguée, nous pourrons aller jusqu'à
l'Hôpital? dit-il en regardant Dolly, pour s'assurer que cette
proposition ne l'ennuyait pas. — • Veux-tu, Anna?
ANNA KARftNINft 2?5
— . Certainement, répandit «othMïl, mais il no faut capemtnjit
pas luisser ces mtttëlcmra 9fl morfondre dans In bnlenti ; il faut
les prévenir, — C'est un momummt qu'il élève A sa glaire, dit-
t*ïlo en «'adressant fl Dolly, avec lo môme sourire que lorsque,
pour la première Cola, elle lui avait parié do t'HnpMid.
— Un© fondation capitale, » dit Swla^osky; et aussitôt, pour
itVivolr purt l'air d'un flatteur, it ajouta : i Je m'étonne que
voit. s, ai prénenupâ de In question sanitaire, no Payas jnmais
été do celle dos écoles,
— C'oat devenu al commun! répondit Wronsky, et puis je
m» mils IoIaro ontrabw. Par lof, mesdames, » Et H tos con-
duisit par uno nlléo latérale.
Dolly,on quittant lo jardin» m trouva devant un grand édifice
en briques rouges, d'uno architecture assez ftompliquée, et
dontto toit ètiaeelatl nu soleil; uno autre construction s'éle-
vait n côté.
« ÏVouvrogo avance rapidement, remarqua Swlagesky; lo
dernière fois quo je suis venu, le toit n'était pas encore posé.
— Go sera terminé pour l'automne, cor l'intérieur est pres-
quo achevé, dit Anna.
— Quo eonstruiSQz-vous do nouveau?
--- Un logement pour le médecin ot unu pharmacie», répondit
Wronsky; et, voyant approcher l'architecte, il alla le rejoindre
on s'oxeusont auprès des dames. L'entretien fini, il omit û
Uolly do visiter l'intérieur du bâtiment.
Un large escalier do fonte conduisait au premier étoge,
où d'immenses fenôtres éclairaient do belles chambres aux
murs recouverts do stuc, dont les parquets restaient seuls ù
terminer.
Wronsky expliqua la distribution des pièces, lo système de
ventilation et de chauffage, Ut admirer aux visiteurs les bai-
gnoires en marbre et les lits à sommier, les brancards pour
transporter les malades et les fauteuils roulants. Swlagesky, et
surtout Oolly étonnée de tout ce qu'elle voyait, faisaient de
nombreuses questions et ne dissimulaient pas leur admiration.
a Cet hôpital sera le seul de son genre en Russie », re-
marqua Swiagesky, très capable d'apprécier les perfectionne*
ments introduits par le comte.
Dolly s'intéressa à tout. Wronsky, heureux de l'approbation
qu'on lui témoignait et plein d'une animation sincère, lui Ht
uue impression excellente. « Il est vraiment bon et digne d'être
aimé »,pensa-t-elle, et elle comprit Anna.
» — Î5
1*20 ANNA KARÉNÏNR
XXI
« U princfissfl doit être fatiguée, et les chevaux ne t'InlAro»-
sent pout-fitre guère, — fit remarquer Wronsky a Aima, qui
proposait do montrer à Dnlly la haras, où Swtogesky voulait
voit- un étalon. — Allez-y ; mol, jcs ramonerai la prltwaasQ a ta
maison; et si vous ht pwmatte?., ajoiita-t-il en a'aclroasant a
Uotly, noua causerons un peu chemin faisant,
— • Bien volontiers, car jo no mo connais pas on chevaux, »
répandit celle-ci^ comprenant n la physionomie de Wronsky
qu'il voûtait lui parler cm particulier. Efieullvtunent, ïar3quo
Anna so fut éloignée, il dit on regardant Doily do ses yeux
souriants :
« Jo ne m© trompa pas, n'est-ce pas, on vous croyant une
sincère amto d'Anna?» Et it éta son chapeau pour s'essuyer
la front,
Doily fut prise d'inquiétude; qu'oltait-it lui demander? Do
venir chez eux avec ses enfants? De former un cercle à Anna
quand elle viendrait ô Moscou* Peut-être allait-il lui parier de
Kltly ou do Weslowsky?
< Anna vous aime tendrement, dit te comte après un mo-
ment de silence : prétez-moi l'appui de votre influence sur
elle, — Doily considéra le visage sérieux et énergique do
Wronsky sans répondre. —Si de toutes les amies d'Anna vous
avez été ta seule à venir la voir, —je ne compte pas la prin-
cesse Barbe, — ce n*cst pas, je te sais bien, que vous juglei
notre situation normale, c'est que vous aimez assea Anna
pour chercher a lui rendre cette situation supportable. Ai-jo
raison?
— Oui, mats....
— Personne ne ressent plus cruellement que moi les diffi-
cultés de notre vie, dit Wronsky s'arrètant et forçant Doliy à en
faire autant, et vous l'admettrez aisément si vous me faites
l'honneur de croire que je ne manque pas de coeur.
— Certainement ; mais ne vous exagérez-vous pas ces diffi-
cultés? dit Doily, touchée de la sincérité avec laquelle il lut
parlait : dans te monde cela peut être pénible....
— C'est l'enfer l ftien ne peut vous donner l'idée des tortures
nioraies q«'» subies Anna & Pétersbourg.
ANNA KARÊNINR $27
— Mats ici* et puisque »t «lie ni vous n'éprouve* le besoin
dune vio mondaine?
— . Quel besoin puls-joon «voir! s'écria Wronsfcy avec mépris*
— Vous vous on passez facilement et vous en passerez peut-
être toujours; quant à Anna, d'après co qu'elle a eu te temps
de me dire, alto se trouve parfaitement heureuse, i Et, tout eu
parlant, Dolly fut frappée do l'idée qu'Anna avait pu manquer
de franchise.
« Oui» main ce bonheur durer«-t-ll? dit Wronsky; j'ai peur
do m qui nous attend doua l'avenir. Avons- nous bien ou mal
«gl?.. l«o sort on est jeté, nous somme» liés pour la vie, Nous
avons un enfant et peuvent en avoir d'autres, auxquels In toi
réserve de» sévérité» qu*Anna ne veut pas prévoir, parée que,
après avoir tuai souffert, otln a besoin do respirer, Ktillrt ma
fille est celle de Karénine I dit-Il en s'arrêtent devant un banc
rustique où Dolly s'était assise...
— Qu'il mo naisse un (lia demain, ce sors toujours un Karé-
nine, qui ne pourra hériter ni de mon nom ni do nies biens 1
Comprenez-vous que cette pensée mo soit odieuse? Eh bien,
Anna no veut pas m'entendre. Jo l'irrite Et voyez ce qui en
résulte. J'af Ici un but d'activité qui m'intéresso, dont je suis
lier; ce n'est pas un pis aller, bleu au contraire, mais pour
travailler avec conviction 11 faut travailler pour d'autres que
pour soi, et jo no puis avoir de successeurs! Concevez les sen-
timents d'un homme qui suit que ses enfants et ceux do la
femme qu'il adore ne lui appartiennent pas, qu'ils ont pour
péro quelqu'un qui les hait, et ne voudra jamais les connut ire.
N'est-ce pas horrible? »
Il se tut, en proie à une vive émotion*
« Mais que peut faire Anna?
— Vous touchez au sujet principal de notre entretien, dit le
comte, cherchant à reprendre du calme. Anna peut obtenir Ee
divorce. Votre mari y avait fait consentir M, Karénine, et je sais
qu'il ne s'y refuserait pas, môme actuellement, si Anna lui écri-
vait. Cette condition est évidemment une de ces cruautés plia-
rlsatques dont tes êtres sans coeur sont seuls capables, car il
sait la torture qu'il lui impose, mais Anna devrait passer par-
dessus ces finesses de sentiment; il y vu de son bonheur, de
celui des enfants, sans parler de moi. Et voilà pourquoi j«
m'adresse à vous, princesse, comme à une amie qui pouvez
nous sauver. Aidez-moi à persuader Anna de la nécessité do
demander te divorce.
228 ANNA KAUÉNiNB
— Won volontiers, du flotly, au rappotaut «on entretien nwe
Karénine; mais comment n'y sônga*t-ello pas d'oUo-mémoï —
penaa-t-olle. El te clignement d'yeux <VAnnn lui revint n l*os-
pril; cotto habitude nouvelle lui sembla coïncider tivee dos
préoccupations Intimes qu'elle cherchait pimi-ôtro h éloigner
d'elle, n effacer complètement do m vue si «'était possible.
— Oui, certainement je lui parlerai i, répéta Doily, répondant
nu regard reconnaissant do Wronsky. Et ils sa dirigèrent ver»
Ja iHiii.su»,
XXÏI
t Le dîner va être servi, et nous nous sommes n peine vues,
dit Annn en rentrant, cherchant a lire dans les yeux do Dolly
co qui «'était passé entre elle et Wrtmsky. Ja compte sur ce
soir; et maintenant il faut changer do toilette, car nous nous
somme» salies dans notra visite u l'hôpital. >
Dolly sourit : elle n'avait apporté qu'une robe ; mois, pour
opérer un changement quelconque à sa toilette, elle attacha un
nœud ù son corsage, mit uno dentelle dans ses cheveux, et se
lit donner un coup de brosse»
« C'est tout ce que j'ai pu faire, dit-elle en riant ô Anna,
lorsque celle-ci vint là chercher après avoir revêtu une troi-
sième toilette.
— Nous sommes très formalistes ici, dit Anna pour excuser
son élégance; Alexis est ravi de ton arrivée, je crois quHI s'est
épris de toi. t
Les messieurs, m redingote noire, attendaient réunis au
salon, ainsi que la princesse Barbe, et l'on passa bientôt dans
Ja salle ù manger.
Le dîner et le service de table intéressèrent Dolly; en qua-
lité de maltresse de maison, elle savait que rien ne se fait bien»
même dans un ménage modeste, sans une direction, et, à la
façon dont le comte lui offrit le choix entre deux potages, elle
comprit que cette direction supérieure venait do lui. Anna
ne s'occupait que de la conversation, et s'acquittait de celte
tâche avec son tact habituel, cherchant un mot pour chacun,
chose difficile avec des convives appartenant à des sphères
aussi différentes,
ANNA KAltèNlNB 229
Aiwôs avoir efflmtro «HvmwMt questions, auxquelles lo médecin,
rnwhttecto. et rintendnnt purent pi^mU^ pari, I» causerie tin-
vint plus Intime, et Poliy éprouva rn vif mouvement tta
contrariété tm en tondant Swlagosky prendre h partie les
jugements I^ehitoh do Levlno sur lo rélo des machine» on
agriculture.
c Peut-étro monsieur Lovlne nVt«il jamais vu les ma-
chines qu'il critique, niitreinoiil je no m'expliquo pas hou point
(1(1 vuo.
— Un point do vuo tttiv, dit Anna on souriant n Woslawsky.
— Jo no saurais défendre dos jugements quo Jo no connais
pas, répondit Holly toute rougo, mais eo quo jo puis vous
ufiintuT, c'est quo tavine est un homme éminemment éclairé,
ot qu'il sattrait vous expliquer nés idées s'il était iei.
— Oh! nous sommes d'excellents amis, reprit on souriant
Swlngosky, mais il est un pou toqitô. Ainsi il considère les
semstvos comme parfaitement inutiles, ot no veut pas y prendra
part,
— Vol là bien notre insouciance russe 1 s*écrin Wronsky : plutôt
quo do nous donner la poine de comprendre nos nouveaux do*
voira, nous trouvons plus simple do les nier.
— Je no connais pas d'hommo qui remplisse plus stricte-
ment ses devoirs, dit Dolly, irritée du ton de supériorité do
son hôte.
— Pour ma part jo suis très recon naissant do l'honneur
qu'on me Tait, grâce à Nicolas Ivanttch, do m'éliro juge do
paix honoraire; le devoir do Juger les affaires d'un paysan me
semble aussi important que tout autre : c sst ma seule façon
do m 'acquitter envers la société des privilèges dont jo jouis
comme propriétaire terrien, b
Dolly compara l'assurance de Wronsky aux doutés do Lovino
sur les mêmes sujets, et, commo elle aimait celui-ci, dans sa
pensée elle lui donna raison,
« Ainsi nous pouvons compter sur vous pour les élections,
dit Swiagesky; il sera peut-être prudent de partir avant le 8.
Si vous me faisiez l'honneur de venir chez moi, comte?
— Pour ma part, remarqua Anna, jo suis do l'avis de mon-
sieur Levine, quoique probablement pour des motifs différents;
tes devoirs publics me semblent se multiplier avec exagération ;
depuis six mois que nous sommes Ici, Alexis fait déjà partie
de la tutelle, du jury, de la municipalité, que sais-je encore?
et l« oô les fonctions sVtCCtmitiïerit « ce point, elles doivent
S80 ANNA KAlrêNINK
forcement devenir une pure question de forma, — Vous avei
certainement vingt charges difl'érpntosî • dit^elle en se tour-
nant vers Swio&esky.
Sous ce ton do plaisanterie, Dolty démêla une pointe d'Irri-
tation, et lorsqu'elle vit l'expression résolue do la physionomie
du comte et ta précipitation de la princesse Barbe 6 changer
de conversation, elle comprit qu'on touchait a un sujet dé-
lient.
Apre» le dîner, qui eut le caractère do luxe, mal» aussi de
formnlNmo et d'imparàonnalitô quo Dolly connaissait pour
l'avoir rencontré dans des dîners do cérémonie» on passa sur
In foirasse. Une partie do Iawn«tonnls fut commencée. Dolly
s'y essaya, mais y renonça vite et, pour n'nvoir pas Pair do
sVnnuyer, chercha a s'intéresser au jeu des autres; Wronsky
et Swiagesky étaient des joueurs sérieux, Wcslowaky, au co» •
traire, jouait fort mal, mais ne cessait de rire et de pousser des
cris; sa familiarité nvee Anna déplut a Dolly, qui trouva une
affectation d'enfantillage à toute cette scène. Elle se faisait
l'effet de jouer la comédie avec des acteurs, qui tous lui étaient
supérieurs. Un désir passionné de revoir ses enfants, de re-
prendre ce joug du foyer dont elle avait pensé tant do mal le
matin même, s'emparait d'elle; aussi résolut-elle de repartir
dés le lendemain, quoiqu'elle fût venue dans l'intention de
rester une couple de jours. Rentrée dons sa chambre après te
ttiè et une promenade en bateau, elle éprouva un véritable
soulagement y. se retrouver soûle, et aurait préféré ne pas voir
Anna.
xxni
Au moment où elle allait se mettre au lit, la porte s'ouvrit
et Anna entra, vêtue d'un peignoir blanc. Toutes deux, dans le
courant de la journée, sur le point d'aborder une question
intime, s'étaient dit : • Plus tard, quand nous serons seules » ;
et maintenant il leur sembla qu'elles n'avaient plus rien à se
confier,
c Que devient Kitty? demanda enfin Anna, assise prés de la
fenêtre et regardant Dolly d'un air humble. Dis-moi la vérité :
m'en veut-elle? ■ .
ANNA kauSnine 231
— Oh non! répondit OoHy on souriant.
— Elle me hait, me méprise?
— Non plus; mais tu m% il y a des choses qui ne sa par-
donnent pas.
— C'est vrai ! dit Anna en se tournant vers la fenêtre ouverte.
Ai-je été coupable dans tout celu? et qu'appo!te«t~Qvi être cou-
pable? Pouvait-) I en être autrement? oroIralMu possible do
n'être pas la fontmo de SU va y
— Je no sais» que te répondre, mal» toi...
— Kitty est-elle heuret*&e? Son mari, assure-t-on, est un
excellent boni me.
— C'est trop pou dire; Je n'en cannai a pus de meilleur.
— Tant mieux.
— Mais parle-moi de toi, dit Doîly. J*ol causé avec...; —
elle ne savait comment nommer WronsRy.
— Avec Alexis, oui, et je me doute de votre conversation*
Voyons, dis-moi ce que tu penses de mol, de ma vie.
— Je ne puis ainsi te répondre d'un mot.
— Tu n'en peux juger complètement, parce que tu nous vois
entourés de monde, tandis qu'au printemps nous étions seuls.
Ce serait le bonheur suprême pour mol que de vivre ainsi a
deux! Mais je crains qu'il ne prenne l'habitude de quitter
souvent la maison, et alors ligure* toi ce que serait la solitude
pour moi! Oh, je sais ce que tu vas dire, ajouta-t-elle en ve-
nant s'asseoir auprès de Dolly; certainement je ne le retien-
drai pas de force, mais aujourd'hui ce sont des courses, demain
des élections, et mol pendant ce temps... De quoi avez- vous
tauso ensemble?
— D'un sujet que j'aurais abordé avec toi sans qu'il m'en
parlât : de la possibilité de rendre ta situation régulière. Tu
sais ma manière de voir à ce sujet, mais enfin mieux vaudrait
le mariage.
— - C'est-à-dire le divorce? Betsy Tverskoï m'a fntt la même
observation. Ah! ne crois pas que j'établisse de comparaison
entre vous : c'est la femme la plus dépravée qui existe. Enfin,
que t'a-t-U dit?
— Qu'il souffre pour toi et pour lui; si c'est de l'égoïsme, 11
vient d'un sentiment d'honneur; le comte voudrait légitimer
sa fille, être ton mari, avoir des droits sur toi.
<— Quelle femme peut appartenir à son mari plus complète-
ment que je ne lui appartiens? Je suis son esclave!
— Mais il ne voudrait pas (e voir souffrir»
$32 ANNA KAW&NINR
— • Est-ce passible! et puis!.,.
— Et puis légitimer ses enfants, leur donner son nom.
— Quels enfanta? — et Anna ferma a demi les yeux. î
— Mois Anny et ceux que tu pourras avoir encore., .
— Oh I il peut être tranquille, je n'en aurai plus,
— Comment peux-tu répondre de cela?
— Parce que je ne veux plus en avoir — et, raalgré son
émotion, Anna sourit de Impression d'ôtonnomont, de naïve
curiosité et d'horreur qui se peignit sur le visage de Dolly. —
Après ma maladie, le docteur m'a dit
* 1_ (?e$t impossible! » s*éeria Dolly ouvrant de grands yeux
et contemplant Anna avec stupéfaction. Ce qu'elle venait d'ap-
prendre confondait toutes ses idées, et les déductions qu'elle en
tira furent telles, que bien des points mystérieux pour elle jus-
qu'Ici lui parurent s'écîalrcir subitement. N'avait-elle pas rôvé
quelque chose d'analogue pendant son voyage?... et main-
tenant cette réponse trop simple a une question compliquée
l'épouvantait I
« N'est-ce pas Immoral? dcmanda-t-elle après un moment
de silence.
— Pourquoi? N'oublie pas que j'ai le choix entre un état de
souffrance et la possibilité d'être un camarade pour mon mari,
car je le considère comme tel; si le point est discutable en ce
qui te concerne, H ne l'est pas pour moi. Je ne suis sa femme
qu'autant qu'il m'aime, et il me faut entretenir cet amour. •
Dolly était en proie aux réflexions sans nombre que ces con-
fidences faisaient naître dans son esprit, t Je n'ai pas cherché à
retenir Stiva, pensait-elle, mais celle qui me l'a enlevé y a-t-elle
réussi? elle était pourtant jeune et jolie, ce qui n'a pas empêché
Stiva de la quitter aussi! Et le comte sera-t-il retenu par les
moyens qu'emploie Anna? ne trouvera-t-il pas, quand il le
voudra, une femme plus séduisante encore? » Elle soupira
profondément.
i Tu dis que c'est immoral, reprit Anna, sentant que Dolly
la désapprouvait, mais songe donc que mes enfants ne peuvent
être que de malheureuses créatures destinées à rougir de leurs
parents, de leur naissance?
— C'est pourquoi tu dois demander le divorce, i
Anna ne ^écoutait pas, elle voulait aller jusqu'au bout de
son argumentation,
« La raison m'a été donnée pour ne pas procréer des iafor-
I
ANNA KARÉNINR J33
Urnes; s'ils n'existent pas, Ha no connaissent pas le malheur;
mais, s'ils existent pour souffrir, In responsabilité en retombe
But* moi. »
« Gomment peut-on être coupable à regard de créatures qui
n'existent pas*? 1 pensait Doliy en secouant la tôto pour chasser
ridée bizarre que pour Grlsha, «on blen-aimê, il aurait peut-
être mieux valu ne pas naître.
« Je t'avoue que, selon mol, c'est mol, dit-elle avec une
expression de dégoût.
— Songe a la différence qui existe entre nous doux : (mur
toi, il ne peut s'agir que do savoir si tu désires encore avoir
des enfants; pour moi, il s'agit de savoir s'il m'est permis d'en
avoir. »
Doliy se tut, et elle comprit tout à coup l'abîme qui la sépa-
rait d'Anna; entre elles certaines questions ne pouvaient Plus
être discutées.
XXIV
t liaison de plus pour régulariser la situation, st c'est pos-
sible.
— Oui, si c'est possible, répondit Anna sur un ton tout dif-
férent, de calme et de douceur.
— On me disait que ton mari y consentait.
— Doliy, ne parlons pas de cela.
— Comme tu veux, répondit celle-ci, frappée de la douleur
profonde qui se peignit sur les traits 'd'Anna; ne vois-tu pas
les choses trop en noir?
— Nullement, je suis heureuse et contente. Je fais même
des passions; — as-tu remarqué Weslowsky?
— Le ton de Weslowsky me déplaît fort, à dire vrai.
— Pourquoi? l'amour-propre d'Alexis en est chatouillé, voilà
tout, et pour moi je fats de cet enfant ce que je veux, comme
toi avec Grisha ; non, Doliy, je ne vois pas tout en noir, mais je
cherche à ne rien voir, tant je trouve tout terrible.
— Tu as tort, tu devrais faire le nécessaire.
9 ~+ Quoi? épouser Alexis? Crois-tu donc réellement que je
n'y songe pas? Mais quand cette pensée s'empare de moi, elle
m'affole, et je ne parviens à me calmer qu'avec de la morphine,
234 ANNA KARÉNINB
dit-elle on se levant, puis marchant de long en large en «'ar-
rêtant par moments. Mais d'abord il ne consentira pas au
divorce, parce qu'il est sous l'influence de la comtesse Lydie.
— II faut essayer, dit Dolly avec douceur, suivant Anna des
veux, le cœur plein de sympathie.
— Admettons que J'essaye, que je l'implore comme une
coupable, admettons même qu'il consente. • Anna, arrivée près
de la fenêtre, s'arrêta pour arranger les rideaux : « Et mon flis?
me le rendra-t-on? Won, il grandira chez ce père que j'ai
quitté, en apprenant à me mépriser! Conçois-tu que j'aime
presque également, certes plus que moi-même, ces deux êtres
qui s'excluent l'un l'autre, Serge et Alexis? » Elle revint au mi-
lieu de la chambre en serrant ses mains contre sa poitrine, et
se pencha vers Dolly, tremblante d'émotion sous ce regard
mouillé de larmes.
« Je n'aime qu'eux au monde et ne puis les réunir! Le
reste m'est égal 1 Gela finira d'une façon quelconque, mais je ne
puis, je ne veux pas aborder ce sujet. Tu ne saurais imaginer
ce que je souffre 1 »
Elle s'assit près de Dolly et lui prit la main.
« Ne me méprise pas, je ne le mérite pas ; mais plains-moi,
car il n'y a pas de femme plus malheureuse... » Et elle se mit
à pleurer.
Quand Anna l'eut quittée, Dolly pria, puis se coucha; ses pen-
sées se tournèrent involontairement vers la maison, les enfants;
jamais elle n'avait aussi vivement senti combien ce petit monde
â elfe lui était cher et précieux! Elle décida que rien ne la
retiendrait plus longtemps éloignée, et qu'elle partirait le len-
demain.
Anna, dans son cabinet de toilette, prit un verre et y versa
quelques gouttes d'une potion contenant principalement de la
morphine; une fois calmée, elle entra tranquillement dans sa
chambre à coucher.
Wronsky la regarda attentivement, cherchant sur sa physio-
nomie quelque indice de la conversation qu'elle avait eue avec
Dolly ; mais tout ce qu'il y vit fut cette grâce séductrice dont
il subissait toujours le charme. Il attendit qu'elle parlât.
€ Je suis contente que Doliy te plaise, dit-elle simplement.
— Mais je la connais depuis longtemps, c'est une femme
excellente, quoique excessivement terre à terre. Je n'en suis
pas moins très content de sa visite. » .
Il regarda encore Anna d'un air interrogateur et lui prit la
ANNA KARÉNINE 235
main ; elle lui sourit et no voulut pas comprendre cette ques-
tion.
Malgré les Instances réitérées de ses hôtes, Dolly fit le len-
demain ses préparatifs de départ, et la vieille calèche, avec
son attelage dépareillé, s'arrêta sous le péristyle.
Daria Alexandrovna prit froidement congé de la princesse
Barbe et des messieurs; la journée passée en commun ne len
avait pas rapprochés. Anna seule était triste ; personne, elle le
savait, ne viendrait plus réveiller les sentiments que Dolly avait
remués dans son âme, et qui représentaient ce qu'elle avait de
meilleur; bientôt la vie qu'elle menait en étoufferait les der-
niers vestiges. ' ,
Dolly respira librement lorsqu'elle se trouva en pleins
champs, et, curieuse de connaître les impressions des domes-
tiques, elle allait les interroger, quand Philippe le cocher se
retourna.
c Pour des richards, ce sont des richards, dit-il d'un air
moins sombre qu'en partant, mais les chevaux n'ont reçu, en
tout et pour tout, que trois mesures d'avoine : de quoi ne pas
crever de faim. Nous ne ferions pas cela chez nous.
— C'estiin maître avare, confirma le teneur de livres.
— Mais les chevaux sont beaux?
— . Oui, quant à cela il n'y a rien à dire, et la nourriture
aussi est bonne; mais, je ne sais si cela vous a fait le même
effet, Daria Alexandrovna, je me suis ennuyé, — et il tourna
son honnête figure vers elle.
— Moi aussi, je me suis ennuyée. Crois-tu que nous arri-
verons ce soir?
— 11 le faudra bien. »
Dolly ayant retrouvé ses enfants en bonne santé ressentit
une meilleure impression de son voyage; elle décrivit avec
animation le luxe et le bon goût de l'installation de Wronsky,
la cordialité de la réception qui lui avait été faite, et n'admit
aucune observation critique.
c 11 faut, pour les comprendre, tes voir chez eux, — disait-
elle, oubliant volontairement le malaise qu'elle avait ressenti,
— et je sais maintenant qu'ils sont bons. •
236 ANNA KARENINE
XXV
Wronsky et Anna passèrent & la campagne la fin de Tété
et une partie de l'automne, sans faire aucune démarche pour
régulariser leur situation, mais résolus à rester chez eux. Rien
do ce qui constitue ie bonheur ne leur manquait en apparence;
ils étaient riches, jeunes, bien portants, ils avaient un enfant,
leurs occupations leur plaisaient, et cependant après te départ
do leurs hôtes ils sentirent que leur vie devait forcément subir
quelque modification.
Anna continuait à prendre le plus grand soin de sa personne
et de sa toilette; cite lisait beaucoup, et faisait venir de l'étran-
ger les ouvrages de valeur que citaient les revues; aucun des
sujets pouvant intéresser Wronsky ne lui restait indifférent;
douée d'une mémoire excellente, elle l'étonnait par ses connais-
sances agronomiques et architecturales, puisées dans des livres
ou des journaux spéciaux, et l'habituait à la consulter sur toute
chose, même sur des questions de sport ou d'élève de che-
vaux. L'intérêt qu'elle prenait à l'installation de l'hôpital était
très sérieux, et elle y apportait des idées personnelles qu'elle
savait faire exécuter. Le but de sa vie était de plaire à Wronsky,
de lui remplacer ce qu'il avait quitté pour elle, et celui-ci,
touché de ce dévouement, savait l'apprécier. A la longue cepen-
dant, l'atmosphère de tendresse jalouse dont elle l'enveloppait
l'oppressa, et il éprouva le besoin d'affirmer son indépendance;
son bonheur eût été complet, croyait-il, si, chaque fois qu'il
voulait quitter la maison, H n'eût éprouvé de la part d'Anna
une vive opposition.
Quant au rôle de grand propriétaire auquel il s'était essayé,
il y prenait un véritable goût, et se découvrait des aptitudes
sérieuses pour l'administration de ses biens. 11 savait entrer
dans les détails, défendre obstinément ses intérêts, écouter et
questionner son intendant allemand sans se laisser entraîner
par lui à des dépenses exagérées, accepter parfois les inno-
vations utiles, surtout lorsqu'elles étaient de nature à faire
sensation autour de lui; mais jamais il ne dépassait les limites
qu'il s'était tracées. Grâce à cette conduite prudente, et malgré
les sommes considérables que lui coûtaient ses bâtisses, l'achat
de ses machines et d'autres améliorations, il ne risquait pas de
compromettre sa fortune. *
ANNA KAUfiNINB 237
Le gouvernement de Kachlno» où étaient situées las terres
do Wronsky, de Swiagosky, d'Oblonsky, do Kosnlehef et en
partie celles de Lovine, devait tenir ru mois d'octobre son
assemblée provinciale, et procéder à l'élection do ses maré-
chaux. Ces élections, a cause de certaines personnalités mar-
quantes qui y prenaient part, attiraient l'attention généralo;
on se préparait à y venir de Moscou, de Pélersbourg, même de
l'étranger. Wronsky aussi avait promis d'y assister.
L'automne était venu, sombre, pluvieux et singulière m ont
triste à In campagne.
La veilie de son départ, le comte vint annoncer d'un ton
froid et bref qu'il s'absentait pour quelques jours, tout préparé
a une lutte dont il tenait a sortir vainqueur; sa surprise fut
grande en voyant Anna prendre cette nouvelle avec beaucoup
de calme et se contenter de lui demander l'époque exacte de
son retour.
« J'espère que tu ne t'ennuieras pas, — dit-il, scrutant fa
physionomie d'Anna, et se méfiant de la faculté qu'elle possé-
dait de se renfermer complètement en eile-mômo lorsqu'elle
prenait quelque résolution extrême.
— Oh non f Je viens de recevoir une caisse de livras de
Moscou, cela m'occupera. •
« C'est un nouveau ton qu'elle veut adopter », pcnsa-MI, et il
eut l'air de croire à la sincérité de cette apparence de raison.
Il partit donc sans autre explication, ce qui ne leur était
jamais arrivé; et, tout en espérant que sa liberté serait à l'avenir
respectée par Anna, il emportait une vague inquiétude. Tous
deux gardèrent une impression pénible de cette petite scène.
XXVI
Levine était rentré à Moscou en septembre pour les couches
de sa femme, et y avait déjà passé un mois, lorsque Serge
Ivanitch l'invita à l'accompagner aux élections auxquelles il se
rendait. Constantin hésitait, quoiqu'il eût des affaires de tutelle
ù régler pour sa sœur dans le gouvernement de Kachine; mais
Kitty, voyant qu'il s'ennuyait en vilie, le pressa de partir et,
pour l'y décider tout a fait, lui fit faire un uniforme de
délégué de la noblesse : cette dépense trancha la question.
238 ANNA KAUfcNINR
Au bout do six jours do démarches à Kaehine, l'affaire de
tutelle n'avait pas fait un pas, parce qu'elle* dépendait un
partie» du maréchal dont la réélection se préparait, La temps
h© passait en longues conversations avec des gêna excellents,
très désireux do rendre service, mais qui ne pouvaient rien ,
le maréchal restant inabordable; ces allées et venues sana
résultat ressemblaient aux efforts inutiles qu'on fait en rôve;
mais Levine,que le mariage avait rendu plua patient, cherchait
à ne pas s'exaspérer; il appliquait cette même patience a com-
prendra tes manœuvres électorales qui agitaient autour da
lui tant d'hommes honnêtes et estimables, et faisait de son
mieux pour approfondir ce qu'il avait autrefois traité si légè-
rement,
Serge Ivanitch no négligea rien pour lui expliquer lo sens
et la portée des nouvelles élections, auxquelles il s'intéressait
particulièrement. Snetkof, le maréchal actuel, était un homme
de la vieille roche , fldéle aux habitudes du passé, qui avait
gaspillé une fortune considérable le plus honnêtement du
monde, et dont les idées arriérées ne cadraient pas avec tes
besoins du moment; Il tenait, comme maréchal, de fortes
sommes entre les mains, et les affaires les plus graves, telles
que les tutelles, ta direction de l'instruction publique, etc.,
dépendaient de lui. Il s'agissait de le remplacer par un homme
nouveau, actif, imbu d'idées modernes, capable d'extraire du
scmstvo les éléments de i self-govcrnment » qu'il pouvait
fournir, au lieu d'y apporter un esprit de caste qui en déna-
turait te caractère. Le riche gouvernement de Kachino pouvait,
si on savait user des forces qui y étaient concentrées, servir
d'exemple au reste de la Russie, et les nouvelles élections devien-
draient ainsi d'une haute importance. À la place de Snetkof on
mettrait Swiagesky,ou mieux encore Newedowsky, un homme
éminent, autrefois professeur, et ami intime de Serge Ivanitch.
Les états provinciaux furent ouverts par un discours du
gouverneur, qui engagea la noblesse à n'envisager les élections
qu'au point de vue du bien public et du dévouement au monar-
que, ainsi que le gouvernement de Kachine l'avait toujours
pratiqué. Le discours fut très bien accueilli; les délégués de
la noblesse entourèrent le gouverneur quand il quitta la salle,
et Ton se rendit à la cathédrale pour y prêter serment. Le service
religieux impressionnait toujours Levine, qui fut touché d'en-
tendre cette foule de vieillards et de jeunes gens répéter
solennellement les formules du serment
ANNA KAIUININU 231)
Plusieurs Jours se passeront ou réunions et en discussions
relativement h un système cl© comptabilité que le parti do
Serçço Ivanttch semblait aigrement reprocher au maréchal.
Lovino finit par demander à son frère ai Ton soupçonnait Snotkof
do dilapidations.
« Nullement, c'est im très digne homme; mats il faut mettre
un terme a celte façon patriarcat» de diriger les offriras, ■
Ln séance pour l'élection des mnréciuun do district fut
orageuse ; elle so termina par la réélection do Swiagesky, qui
offrit le infime soir un grand dîner.
XXVII
L'élection principale, celle du maréchal de gouvernement,
n'eut Heu que le sixième jour* La foule se pressait dans les
deux salles, où les débat» s'agitaient sous le portrait de Tempe*
reur.
Les délégués de la noblesse s'étalent divisés en deux groupes,
les vieux et les nouveaux; parmi tes vieux on ne voyait que
des uniformes passés de mode» courts de taille, serrés aux
entournures, comme si leurs possesseurs avaient beaucoup
grandi ; quelques uniformes de marine et de cavalerie de
très ancienne date s'y remarquaient aussi; les nouveaux por-
taient au contraire des uniformes larges d'épaules, longs de
taille, des gilets blancs, et parmi eux on distinguait quelques
uniformes de cour.
Levine avait suivi son frère dans la petite salle où Ton fumait
devant un buffet; il tâchait de suivre la conversation dont
Kosnlchcf était rame, et de comprendre pourquoi doux maré-
chaux de district hostiles à Snetkof tenaient à lui faire poser
sa candidature. Oblonsky, en tenue de chambellan, vint se
joindre à ce groupe après avoir déjeuné.
c Nous tenons ta position, dit-il en arrangeant ses favoris,
après avoir écouté Swiagesky et lui avoir donné raison. Un dis-
trict suffit, et si Swiagesky s'en mêlait, ce serait de l'affectation . »
Tout le monde semblait comprendre, sauf Levine qui seul
n'y entendait rien; pour s'éclairer il prit le bras de stépan^
Ârcadiévitch, et lui exprima son élonnement de voir des districts
hostiles demander au vieux maréchal de poser sa candidature.
240 ANNA KAUftNINB
i saiietn slmpîieUasî répondit Oblonaky : no compromis-
tu pas que, nos mesuras étant prises, il faut que Snetkof se
présente», car, h 1 !! su désistait, lo vieux parti pourrait choisir
un candidat ut dérouter nos combinaisons. Le district de
Svviagesky faisant apposition , il y aura toujours ballottage,
6t non» on profiterons pour proposer le candidat do notre
choix. »
Levine no comprit qu'a demi et aurait continué ses ques-
tions, al dos clameurs parties do la grande salle n'eussent
attiré son attention.
XXVIU
I^n discussion semblait fort vive sous le portrait do Tempe*
ictir; tuais Lovîno, gêné par ses voisins* ne distinguait quo
la voix douce du vieux maréchal, celle do Kosnichef et lo
ton aigre d'un député de lo noblesse. Serge, en réponse à co
dernier, et pour calmer l'agitation générale, demanda au secré-
taire lo texte même de la loi, dont il fit lecture, afin de prouver
au public qu'en cas de divergence d'opinion on devait aller
aux voix.
lin gros monsieur aux moustaches teintes, serré dans son
uniforme, l'interrompit en s'approchent de tu table, et cria :
« Aux voix! aux volxl pas do discussions! > C'était demander
la mémo chose, mais dans un esprit d'hostilité qui ne lit
qu'augmenter tes clameurs; le maréchal réclama le silence;
des cris partaient de tous côtés, et les visages comme Jes
paroles semblaient surexcités. Levine comprit, avec l'aide de
son frère, qu'il s'agissait de valider les droits d'électeur d'un
délégué accusé de se trouver sous le coup d'un jugement;
une voix de moins pouvait déplacer la majorité : c'est pourquoi
l'agitation était si vive. Levine, péniblement frappé de voir cette
irritation haineuse s'emparer d'hommes qu'il estimait, préféra
à ce triste spectacle la vue des domestiques qui servaient
au buffet dans la petite salle. Il allait adresser la parole à un
vieux maître d'hôtel h favoris gris, qui connaissait toute la
province, lorsqu'on vint l'appeler pour voter.
Une boule blanche lui fut remise en rentrant dans la grando
salle, et il fut poussé vers la table où Swlagosky, l'air tmpor-
ANNA KABfcNlNH $11
tant et Ironique , présidait aux votes, Levlno, déconcerté «t
no sachant que faire do h» boule, tut demanda a dcmi-voïx ;
« Que fanMl que je fasse? »
ta question était Intempestive et fut cmtonduo do» personnes
présentes; nussl reçut-elle doSwingosky cotte réponse sévère. :
< Cô que voua dicteront vos conviction», » Uwiiia, rougo et
embarrassé, dopas» «on vote, au hasard.
La* nouveau» curant gain do causa; te viens maréchal posn
sa candidature, prononça un discourt* ému, et, acclamé do
son parti, se retira le* larmes aux veux. Lovlne, debout près do
la parte de ta salle, l« vit passer, accablé, mais se hâtant do
Bortir; la veille II était allé le trouver pour non affaire do
tutelle, et ao rappelait l'air dl^ne ot respectable du vieillard,
dans sa grande maison d'aspect seigneurial» avec ses vieux
meubles» ses vieux serviteurs, sa vieille et excellente routine
coiffé o d'un bonnet à coques et parée d'un ehôle turc; son
Jeuno Ois, le cadet de la famille, était entré chez son pore
pour lui souhaiter le bonjour et lut baiser affectueusement la
moin. C'était ce môme homme, couvert maintenant de décora-
tions, qui fuyuit comme un animal traqué,
t J'espèi'e>quo vous nous restez, dit Lovlne, cherchant a lui
dire quelque chose d'agréable.
— J'en doute, répondit le maréchal en Jetant autour de lui
un regard troublé. Je suis vieux et fatigué, que de plus jeunes
prennent ma place, t
Et il disparut par une petite porte.
XXIX
La salle, longue et étroite, où se trouvait le buffet, se rem-
plissait de monde, et l'agitation allait croissant, car le moment
décisif approchait; les chefs de partis, qui savaient à quoi s'en
tenir sur le nombre des votants, étaient les plus animés; les
autres cherchaient à se distraire, et se préparaient à la lutte en
mangeant, fumant et arpentant la salle.
Levine ne fumait pas et n'avait pas faim; afin d'éviter ses
amis, parmi lesquels il venait d'apercevoir Wronsky en uni-
forme d'écuyer de l'empereur, il se réfugia près d'une fenêtre,
et, tout en examinant les groupes qui se formaient, il prêta
II. — ld
242 ANNA KARÉNINE
roTOÏtfo a ce qu'on disait autour do lui. Au milieu do cotte ftmto
il distingua, vêtu d'un antique uniforme de général do l'étal*
major, lo vieux propriétaire à moustaches grises qu'il avait
vu jadis chez Swiagosky ; tours yeux ao rencontreront et ils so
saluèrent cordialement,
« Charma do vous ravoir, dit le vieillard ; certes eut jo ma
rappelle le plaisir de vous avoir vu chez Nicolas Ivanitch.
— Comment vont vos affaires do cnmpagno?
— Mais toujours avec perte, repondit le vieillard doucement
ot d'un air convaincu, comme si ce résultat était te seul qu'il
admît, Et vous, comment se fait- il que vous preniez part à
notre coup d'Etat? La Russie entière paraît s'y être donna ren-
dez-vous; nous avona jusqu'à des chambellans, pout-ôtro des
ministres, dtt-fl an désignant ObtonsHy, dont la haute tailla
imposante faisait sensation.
— Je vous avoue, répondit Levine, que je ne comprends pas
grand'chose à "importance de ces élections de la noblesse. »
Le vieillard le regarda étonné.
« Mais qu'y a-t-H à comprendre? ot quelle importance peu-
vent-elles avoir? C'est une institution en décadence, qui su
prolonge par la force d'inertie. Voyez tous ces uniformes :
vous avez devant vous des juges de paix, des employés, non
des gentilshommes.
— Pourquoi, en ce cas, venez-vous aux assemblées?
— Par habitude, pour entretenir des relations, par une sorte
d'obligation morale; j'y joins aussi une question d'intérêt
personnel : mon gendre a besoin d'un coup d'épaule, il faut
tâcher de l'aider à obtenir une place. . . Mais pourquoi des per-
sonnages comme ceux-ci y viennent-Us? — et il indiqua l'ora-
teur dont le ton aigre avait frappé Levine pendant les débats
qui précédèrent le vote.
— C'est une génération nouvelle de gentilshommes
— Pour être nouveaux, ils le sont, mais peut-on compter
parmi les gentilshommes ceux qui attaquent les droits de fa
noblesse?
— Puisque, selon vous, c'est une institution tombée en désué-
tude?...
— 11 y a des institutions vieillies qui doivent être respectées
et traitées doucement. Nous ne valons peut-être pas grand*
chose, mais nous n'en avons pas moins duré mille ans. Sup-
posez que vous traciez un nouveau jardin : irez- vous couper
l'arbre séculaire qui s*es*. attardé sur votre trraia? Non, vous
ANNA KAllflNtNK 243
traecroa vos allfos et vos corbeilles do fleura do fanon ft garder
intact lo vloux eluVuv, celui-là «o repousserait pas on un an.
Kh .blon et vos affaires u vous ?
— Elles m sont pas brillantes, et ma donnent tout au plus
8 pour 400,
— Sans compter vos peines, qui vaudraient cependant bf<m
aussi une rémunération. — Je vous en dirai autant, trop heu-
reux si j'ai mes !> pour 100,
— Pourquoi paraôvérons-nous alors?
— Oui, pourquoi? par habitude, je supposa, Mot, par «xem-
pio, qui sais d'avance que mon lits iiuiquo sera un savant et
non un agriculteur, je m'obstine en dôpit do tout! J'ai mémo
planté un verser cette année.
— On dirait que nous nous aontons un devoir a remplir
envers la terra, car pour ma part il y n longtemps que Je no
me fols plus illusion sur tes profits de mon travail.
— J'ai, dit le vieillard, un marchand pour voisin ; l'autre
jour H est venu me faire visite; nous avons parcouru la ferme.,
puis te jardin, et après avoir tout admira : « Votre domaine
t est en ordre, m'a-t-il dit, mais ce que Je ne compromis pas,
c c'est que vous ne rasiez pas les tilleuls de votre jardin ; ils
c ne font qu'épuiser votre terre, et le bois s'en vendrait bien,
c A votre place je m'es déferais, i
— Il le ferait certainement, — dit Levinc en souriant, car ce
genre de raisonnement lui était connu, — et du prix qu'il en
tirerait, il achèterait du bétail, ou bien un lopin de terre, qu'il
affermerait aux paysans; et il so ferait une petite fortune la
où nous serons trop heureux de garder notre terre intacte et
de pouvoir la léguer à nos enfants.
— Vous êtes marié, mVt-on dit?
— Oui, répondit Levine avec une orgueilleuse satisfaction.
N'est-il pas étonnant que nous restions ainsi attachés à la
terre, comme les vestales de l'antiquité au feu sacré? »
ie vieillard sourit sous ses moustaches blanches.
« D'aucuns, comme notre ami Swiagesky et te comte
Wronsky, prétendent faire de l'industrie agricole; mais jus-
qu'ici cela n'a servi qu'à manger son capital.
— Pourquoi n'arrivons-nous pas à faire comme le mar*
eband? demanda Levine frappé de cette idée.
— A cause de notre manie d'entretenir le feu sacré, comme
tous dites : c'est un instinct de caste. Les paysans ont la
lsur : un bon paysan s'obsUnera a louer le plus de terra
241 ANNA KARRNINR
possiblo, et, qu'elle soit bonne ou mauvais, il labourera quand
mémo,
— Nou9 sommes tous pareils 1 dit Levlmu Je suis bien en-
".nnntè de vous avoir rencontré, ojouta-WI on voyant approcher
Swingesky.
— Nous noua retrouvons pour In première fol» depuis lo
jour où nous avons fait connaissance chez vous, fit lo vieil-
lard en s'ndressant à Swiagesky.
— Et voua venez certainement de médire du nouvel ordre
de choses, rdpondtt Cdui-cl en souriant»
— Il faut bien ho soulager lo cœur» •
XXX
Swiagesky prit Levine par le bras et s'approcha avec lui
d'un groupe d'omis parmi lesquels il devint impossible d'éviter
Wronsky, debout entre Oblonsky et Kosnichef, et regardant
approcher les nouveaux veuus,
« Enchanté, dit-il en tendant la main à Levino; nous nous
sommes rencontrés chez la princesse Gherbatzky, il me
semble?
— Je me rappelle parfaitement notre rencontre », répondit
Levine, qui devint pourpre et se tourna aussitôt vers son frère
pour lui parler.
Wronsky sourit et s'adressa à Swiagesky sans témoigner
aucun désir de poursuivre son entretien avec Levine; mais
celui-ci, gêné de sa grossièreté, cherchait un moyen de la
réparer.
c Où en êtes-vousf demanda-t-ll à son frère.
— Snetkof a l'air d'hésiter.
— Quelle candidature proposera-t-on s'il se désiste?
— Celle qu'on voudra, répondit Swiagesky.
— La vôtre peut-Ôtreî
— Certainement non, repartit Nicolas Ivariitch en Jetant un
regard inquiet sur le personnage au ton aigre qui se tenait
prés de Kosnichef..
— Si ce n'est pas la vôtre, ce sera celle de Newedowsky,
continua Levine tout en sentant qu'il s'aventurait sur un ter-
ïtfiri dàiigci'êUA»
ANNA KAttfiNINR 245
— En aucun cas •, répondit lo monsieur désagréable, qui ho
trouva être Newedowsky lut-mémo, auquel Swietgesky set buta
do présenter Levine.
Un silence suivit, pendant lequel Wronsky régarda distrai-
tement Levine; et pour lui adresser quelque parole insigni-
fiante H lui demanda comment II se faisait que, vivant toujours
à la campagne, il ne fût pas juge de paix*
« Parce que les Justices de paix mn semblent une institution
absurde, répondit Lovlnc,
— J'aurais cru le contraire, M Wronsky étonné*
— A quoi servent les jugea de paix / Il ne m'est pos nrrivô
une fois en huit ans de les voir juger autrement que mal —
et il se mit fort maladroitement a citer quelques faits.
— Je ne te comprends pas, dit Serge Ivanitch, lorsque après
cette sortie ils quittèrent la salle du buffet pour aller voter. Tu
manques absolument de tact politique; je to vois en bons
termes avec noire adversaire Snetkof, et voilà que tu te fais
un ennemi du comte Wronsky ! Ce n'est pas que je tienne à
son amitié, car je viens de refuser son Invitation à dîner, mais
il est inutile- de se lo rendre hostile I Puis tu fais des questions
indiscrètes à Newedowsky...
— Tout cela m'embrouille, et je n'y attache aucune impor-
tance, dit Levine d'un air sombre.
— C'est possible; mais quand tu t'y mets, tu gâtes tout, i
Levine se tut et ils entrèrent dans la grande salle.
Le vieux maréchal s'était décidé à poser sa candidature, bien
qu'il sentit le succès incertain et qu'il sût qu'un district ferait
opposition.
Au premier tour de scrutin il eut une forte majorité, et entra
pour recevoir les félicitations générales au milieu des accla-
mations de la foule.
c C'est finit dit Levine à son frère.
— Cela commence au contraire, répondit celui-ci en sou-
riant : le candidat de l'opposition peut avoir plus de voix. »
Cette finesse avait échappé à Levine; elle le jeta dans une
sorte de mélancolie; se croyant inutile et inaperçu, il retourna
dans la petite salle, y demanda à manger et, pour ne pas
rentrer dans la foute, fit un tour dans les tribunes. Elles
étaient pleines de dames, d'officiers, de professeurs, d'avo-
cats; Levine y entendit vanter l'éloquence de son frère;
mais là encore il chercha vainement à comprendre ce qui
pouvait ainsi émouvoir et exciter d honnêiea gens. Las et
M6 ANNA KARÊNINB
attristé, it descendit l'escalier, voûtant réclamer an four-
rure au vestiaire et partir, lorsqu'on vint encore Je cher-
cher pour voter, te candidat qu'on opposait à Snetkof était ce
môme Newedowsky dont le refus lui avait semblé si catégorie
que. C'est lui qui remporta, ce dont les uns furent ravis, et
d'autres enthousiaste», tandis que le vieux maréchal dissimu-
lait à peine son dépit. Lorsque Newedowsky parut dans la
salle, un l'accueillit avec les mêmes acclamations qui tout à
l'heure avaient «due le gouverneur et le vieux maréchal lui-
même.
XXXI
*
Wronsky offrit un grand dîner au nouvel élu et au parti qui
triomphait avec lui.
Le comte, en venant assister aux élections, avait voulu affir-
mer aux yeux d'Anna son indépendance et être agréable &
Swiagesky; it avait tenu également à remplir les devoirs qu'il
s'Imposait à titre de grand propriétaire. Ce qu'il ne soupçon-
nait guère, c'était l'intérêt passionné qu'il prendrait aux élec-
tions et le succès avec lequel 11 y jouerait son rôle. Il avait
réussi tout d'abord a s'attirer la sympathie générale, et il ne se
trompait pas en croyant qu'il inspirait déjà de la confiance.
Cette influence subite était due en partie à la belle maison qu'il
occupait en ville, et que lui cédait un vieux camarade, le directeur
de la banque de Kachine, à un excellent cuisinier, à ses liens
de camaraderie avec le gouverneur, mais surtout aux maniè-
res simples et affables qui lui gagnaient les cœurs, malgré la
réputation de fierté qu'on lui faisait. Tous ceux qui l'avaient
approché ce jour-là, à l'exception de Levlne, semblaient dispo-
sés à lui rendre hommage et à lui attribuer le succès de Newe-
dowsky. H éprouva un certain orgueil en se disant que dans
trois ans, s'il était marié, rien ne l'empêcherait de se présenter
lui-même aux élections, et involontairement il se souvint du
jour où, après avoir assisté au triomphe de son jockey, il
s'était décidé à courir de sa personne. A table 11 plaça a sa
droite le gouverneur, en homme respecté par la noblesse, dont
il s'était attiré les suffrages par son discours, mais qui pour
Wronsky n'était rien de plus que Maslof Katfca, u0 camarade
ANNA KATIÉNINB 24?
du corps dos pages» qu'il traitait en protégé et chorchatt à
mettre a son aise; a sa gauche il avait placé Nowcdowsky, un
homme jeune, au visage Impénétrable et dédaigneux, pour
lequel it m montra plein d'égards.
Malgré son insuccès partiel, Swiagesky était ravi de voir
son parti triompher, et raconta avec verve pendant le dîner
divers incidents des élections où le pauvre vieux maréchal
jouait un rôle ridicule. Oblonsky, content de la satisfaction
générale, s'amusait franchement; aussi, lorsque après le repas
on envoya des dépêches de tous côtés, en expèdia-t-H une &
Dolly, t pour leur faire plaisir, à tous », comme il le confia a
ses voisins. Mais Dolly, en recevant le télégramme, regretta en
soupirant le rouble qu'il coûtai), et comprit que son mari avait
bien dtné, car c'était une de ses faiblesses que de faire jouer
le télégraphe après.
On porta des toasts avec des vins excellents qui n'avaient
rien de russe, on salua le nouveau maréchal du titre ^excel-
lence, titre dont malgré son air indifférent il était charmé
comme l'est une jeune mariée de s'entendre appeler madame*
La santé de « notre aimable hôte • fut aussi proclamée, ainsi
que celle du gouverneur.
Jamais Wronsky ne se serait attendu à se trouver en province
le centre d'une réunion aussi distinguée.
Vers la fin du dfner la gaieté redoubla, et le gouverneur
pria Wronsky d'assister à un concert organisé par sa femme
au profit de nos frères, (C'était avant la guerre de Serbie.)
« On dansera après, et tu verras notre beauté, qui est remar-
quable.
— Not in my Une », répondit en souriant Wronsky, mais il
promit d'y aller.
Au moment où l'on allumait des cigares en sortant de table,
le valet de chambre de Wronsky s'approcha de lui, portant un
billet sur un plateau :
« De la campagne; un messager l'apporte à l'instant. »
Le billet était d'Anna, et avant de l'ouvrir Wronsky savait
déjà ce qu'il renfermait; il avait promis de rentrer le vendredi,
mais, les élections s'étant prolongées, il se trouvait encore
absent le samedi ; la lettre devait être pleine de reproches et
avoir devancé celle qu'il avait expédiée la veille pour expli-
quer son retard. Le contenu du billet fut plus pénible encore
qu'il ne s'y Attendait; Anny était très malade» et le médecin
craignait une inflammation.
248 ANNA KARÉNINH
« 4e perds ta tête à moi toute seule ; ta princesse Barbe, au
lieu d'une aide, n'est qu'un embarras. Je t'attendais avant-hier
soir, et t'envoie un messager pour savoir ce que tu deviens;
je serais venue moi-même si je n'avais craint de f être désa-
gréable. Donne une réponse quelconque, afin que je sache ce
que je dois faire, i
L'enfant était gravement malade et elle avait voulu venir
elle-même t
Le contraste de cet amour exigeant et de l'amusante réunion
qu'il fallait quitter frappa désagréablement Wronsky ; pourtant
il partit la nuit môme par le premier train.
xxxn
Anna, avant le départ de Wronsky pour les élections, s'était
promis de faire les plus grands efforts pour supporter stoï-
quement la séparation; mais le regard froid et impérieux
avec lequel il lui annonça qu'il s'absentait, la blessa, et ses
bonnes résolutions en furent ébranlées. Elle commenta ce regard
dans la solitude, et l'expliqua d'une façon humiliante : c Certai-
nement il a le droit de partir quand et comme bon lui semble;
tous les droits d'ailleurs ne les a-t-il pas, tandis que je n'en ai
aucun; c'est peu généreux à lui de me le montrer. Mais com-
ment me l'a-t-tt fait sentir? par un regard dur?... C'est un tort
bien vague...... ,, . cependant il ne me regardait pas ainsi jadis,
et cela prouve qu'il se refroidit à mon égard. »
Pour s'étourdir elle chercha à se distraire en accumulant des
occupations qui remplissaient ses journées ; la nuit elle prenait
de la morphine. Au milieu de ces réflexions, le divorce lui
apparut comme un moyen d'empêcher Wronsky de l'abandon-
ner, car le divorce impliquait le mariage, et elle résolut de ne
plus résister sur ce point comme elle avait toujours fait, la
première fois qu'il lui en reparlerait
Cinq jours se passèrent ainsi ; pour tuer le temps elle faisait
des promenades avec la princesse, visitait l'hôpital, et surtout
lisait Mais le sixième jour, en voyant que Wronsky ne rentrait
pas, ses forces faiblirent; sa petite fille tomba malade sur ces
entrefaites, trop légèrement pour que l'inquiétude parvînt â la
distraire. D'ailleurs Anna avait beau faire, elle ne pouvait
ANNA KARÉNINE 24»
feindre pour cette enfant dos sentiments qu'elle n'éprouvait
Le soir du sixième jour, sa terreur d'être quittée par Wronsky
devint si vive qu'elle voulut partir, mais elle se contenta du
billet qu'elle envoya par un exprès. Dès le lendemain matin elle
regretta ce mouvement de vivacité en recevant un root de
Wronsky qui lui expliquait son retard. Aussitôt la crainte de
m revoir s'empara d'elle; comment supporterait-eîle la sévérité
de son regard en apprenant que sa fille n'avait pas été sérieu-
sement malade? Malgré tout, son retour était un bonheur; il
regretterait peut-être sa liberté çt trouverait sa chaîne pesante,
mais il serait là, elle le verrait et ne le perdrait pas de vue.
Assise sous la lampe, elle lisait un livre nouveau de Taine,
écoutant au dehors les rafales du vent, et tendant ! 'oreille au
moindre bruit pour épier l'arrivée du comte. Après s'être trom-
pée plusieurs fois, elle entendit distinctement la voix du cocher
et le roulement de la voiture sous le périslyîe. La princesse
Barbe, qui faisait une patience, l'entendit également. Anna se
leva ; elle n'osait pas descendre comme elle l'avait fait deux fois
déjà, et, rouge, confuse, inquiète de l'accueil qu'elle recevrait,
elle s'arrêta. Toutes ses susceptibilités s'étaient évanouies, elle
ne redoutait plus que te mécontentement de Wronsky et, vexée
de se rappeler que la petite allait à merveile, elle en voulait à
J'enfant de s'être rétablie au moment même où elle expédiait
sa lettre. Mais, à l'idée qu'elle allait te revoir, lui y toute autre
pensée disparut, et lorsque le son de sa voix parvint jus-
qu'à elle, la joie l'emporta : elle courut au-devant de son
amant.
« Gomment va Annyt demanda-t-il avec inquiétude du bas
de l'escalier, la voyant rapidement descendre ; il s'était assis
pour se faire débarrasser de ses bottes fourrées.
•^•Bien mieux.
— Et toi? t
Elle lui saisit les deux mains et l'attira vers elle sans le quit-
ter des yeux.
«J'en suis bien aise », dît-il froidement, examinant une toi-
lette qu'il savait avoir été mise pour lui.
Ces attentions lui plaisaient, mais elles lui plaisaient depuis
trop longtemps; et l'expression d'immobile sévérité que re-
doutait Anna s'arrêta sur son visage.
a Comment vas-tu? * demanda-t-JI m lui baisant la main
après s'être essuyé la barbe, que le froid avait mouillée.
250 ANNA KARÉNINK
€ Tant pis, pensa Anna : pourvu qu'il soit ici, tout m'est
égal, et quanti je suis lu, il n'ose pas no pas m'atmer. »
La soirée se passa gaiement en présence de la princesse, qui
se plaignit qu'Anna prenait de la morphine.
« Je n'y puis rien, mes pensées m'empêchent de dormir;
quand it est la, je n'en prends presque jamais. 1
Wronsky raconta les divers épisodes de l'élection, et Anna
sut le questionner habilement et l'amener à parler de sos suc-
cès; a son tour elle raconta ce qui s'était passé on l'absence de
Wronsky et ne lui dit que des choses qui pouvaient lui plaire.
Lorsque se retrouvèrent seuls, Anna voulut effacer l'impres-
sion désagréable produite par sa lettre, et, plus sûre d'elle-
même, elle dit :
« Avoue que tu as été mécontent de ma lettre et que tu
n'y as pas crut
— Oui, répondit-il, — et, malgré la tendresse qu'il lui
témoignait, elle comprit qu'il ne pardonnait pas. — Ta lettre
était étrange : Anny, m'écvivals-tu, t'inquiétait, et cependant tu
voulais venir toi-même?
— L'un et l'autre était vrai.
— Je n'en doute pas.
— Si, tu en doutes; je vois que tu es fachê.
— Pas du tout; mais ce qui me contrarie, c'est que tu ne
veuilles pas admettre des devoirs
— Quels devoirs? celui d'aller au concert?
— N'en parlons plus,
— Pourquoi ne plus en parler?
— Je veux dire qu'il peut se rencontrer des devoirs impé-
rieux; ainsi il faudra que j'aille à Moscou pour affaires.... mais,
Anna, pourquoi t'irriter ainsi quand tu sais que je ne yuis
vivre sans toi?
— Si c'est ainsi, dit Anna changeant subitement de ton, si
tu arrives un jour pour repartir le lendemain, si tu es fatigué
de cette vie...
— Anna, ne sois pas cruelle; tu sais que je suis prêt à te
sacrifier tout. »
Elle continua sans l'écouter:
< Quand tu iras à Moscou, je t'accompagnerai : je ne reste
pas seule ici. Vivons ensemble ou séparons-nous.
— Je ne demande qu'à vivre avec toi, mais pour cela il faut...
— Le divorce? J'écrirai. Je reconnais que je ne puis conti-
nuer à vivre ainsi ; je te suivrai à Moscou.
ANNA KARÉNINE 251
— Tu dis cela d'un air do menace, mais c'est tout ce que je
souhaite », dit Wronsky on souriant.
Le relard du comte en prononçant ces paroles affectueuses,
restait glacial comme celui d'un hommo exaspère par la per-
sécution :
« Quel malheur 1 » disait ce regard, et elle le comprit.
Jamais l'impression qu'elle ressentit on ce moment ne s'effaça
de son esprit.
Anna écrivit h Karénine pour lui demander le divorce, ot
vers ïa fin de novembre, après s'être séparée de la princesse
Barbe, que ses affaires rappelaient à Pétersbourg, elle vint
n'installer û Moscou avec Wronsfcy.
SEPTIÈME PARTIE
I
Les Lcvine étalent à Moscou depuis deux mois, et le terme
flxô par tes autorités compétentes pour la délivrance de Kitty
se trouvait dépassé sans que rien fît présager un dénouement
prochain; aussi commençait-on ù se préoccuper dans l'entou-
rage de la jeune femme. Tandis que Levine voyait approcher
le moment fatal avec terreur, Kitty gardait tout son calme !
cet enfant qu'elle attendait existait déjà pour elle; il manifes
tait même son indépendance en la faisant parfois souffrir;
mais cette douleur étrange et inconnue n'amenait qu'un sou-
rire sur ses lèvres; elle sentait naître en son cœur un amour
nouveau. Jamais son bonheur ne lui avait paru aussi complet,
jamais elle ne s'était sentie plus gâtée, plus choyée de tous les
siens : pourquoi aurait-elle hâté de ses vœux la fin d'une
situation qu'on savait lui rendre si douce? Le seul côté fâcheux
qu'elle constatât dans leur vie moscovite était le changement
survenu dans te caractère de son mari : elle le trouvait inquiet,
ombrageux, oisif, agité sans but; était-ce l'homme qu'elle
avait connu toujours utilement occupé à la campagne, et dont
elle admirait la dignité tranquille et la cordiale hospitalité?
Elle ne le reconnaissait plus et cette transformation lui causait,
un sentiment voisin de la pitié. La jeune femme était seule
du reste à éprouver cette compassion, car elle s'avouait que
rien dans son mari n'excitait la commisération, et quand elle
ce plaisait à étudier l'effet qu'il produisait en société, c'était
ANNA KAfltiNINt: 28B
plutôt sa jalousie qui risqit&U d'être mise en éveil. Mais, tout
en reprochant à Levlno bo» Incapacité a s'accommoder d'une
existence nouvelle, Kitty reconnaissait qiw Moscou lui offrait
peu do ressources. Quelles occupations pou volt- il s'y créer? Il
n'aimait ni les cartes ni la compagnie des viveurs comme
Oblonsky, ce dont elfe rendait grâces au ciel; le monde no
l'amusait pas : pour s'y plaire il aurait dû rechercher la société
des femmes; que lut restait-il donc en dehors du cercle mono-
tone de la famille? Levlne avait bien songé a terminer son
livre» et commencé des recherches dans les bibliothèques
publiques, mais il avoua à Kitty qu'il se déflorait a lui-même
Tinterai do son travail lorsqu'il en parlait, et d'ailleurs le
temps lui manquait pour rien faire de sérieux.
Los conditions particulières de leur vie de Moscou eurent
en revanche un résultat inattendu, celui de faire cesser leurs
querelles; ta crainte que tous deux avaient éprouvée de voir
renaître des scènes de jalousie se trouva vaine, même & ta
suite d'un incident imprévu, la rencontre' de Wronsky. Kitty,
en compagnie de son père, le rencontra un Jour chez sa mar-
raine la princesse Marie Borissowna. En retrouvant ces traits
autrefois si connus, eile sentit son cœur battre à l'étouffer, et
son visage devenir pourpre; mais ce fut le seul reproche
qu'elle eut à s'adresser, car son émotion ne dura qu'une seconde.
Le vieux prince se hâta d'entamer une discussion animée avec
Wronsky, et l'entretien n'était pas achevé que Kitty aurait pu
soutenir la conversation elle-même sans que son sourire ou
l'intonation de sa voix eût prêté aux critiques de son mari,
dont elle subissait l'invisible surveillance. Elle échangea quel-
ques mots avec Wronsky, sourit lorsqu'il appela l'assemblée
de Kachine c notre parlement », pour montrer qu'elle compre-
nait la plaisanterie, puis s'adressa à la vieille princesse, et ne
tourna la tête que lorsque Wronsky se leva pour partir : elle
lui rendit alors son salut simplement et poliment.
Le vieux prince ne fit, en sortant, aucune remarque sur cette
rencontre; mais Kitty comprit à une nuance particulière de ten-
dresse qu'il était content d'elle, et lui fut reconnaissante de
son silence. Elle aussi était satisfaite d'avoir été maîtresse de
ses sentiments au point de revoir Wronsky presque avec
indifférence*
« J'ai regretté ton absence, dit-elle à son mari en lui racon-
tant cette entrevue, ou du moins j'aurais voulu que tu pusses
me voir par le trou de la serrure, car devant toi je serais
254 ANNA KARÉNINE
devenue trop rouge, et n'aurai» poiuVêtre pas conservé" mon
aplomb; vois comme je rougis maintenant! »
Et Levine, d'abord plu» rougo qu'elle» et l'écoutant d'un air
sombre, se calma devant le regard sincère do aa tomme, et lui
fit, comme elle le désirait, quelques questions. 11 déclara même
qu'a l'avenir il ne se conduirait plus aussi sottement qu'aux
élections, et ne fuirait plus Wronsky.
« C'est un sentiment si pénible que do craindre la vue d'un
homme et de le considérer comme un ennemi », dit-il.
II
c N'oublie pas de faire une visite aux Boni, rappela Kitty a
son mari, lorsque avant de sortir il entra vers onze heures du
matin dans sa chambre. Je sais que tu dînes au club avec papa,
mais que fais-tu ce matin ?
— Je vais chez Katavasof.
— Pourquoi de si bonne heure?
— 11 m'a promis de me faire faire la connaissance d'un savant
de Pétersbourg, Métrof, avec lequel je voudrais causer de mon
livre.
— Et après?
— Au tribunal, pour l'affaire de ma sœur.
— Tu n'iras pas au concert?
— Que veux-tu que j'y aille faire tout seul?
— Je t'en prie, vas-y, on donne deux œuvres nouvelles qui
t'intéresseront.
— En tout cas, je rentrerai avant dfner pour te voir.
— Mets ta redingote pour pouvoir passer chez les Boni.
— Est-ce bien nécessaire?
— Certainement, le comte est venu lui-même chez nous,
— J'ai tellement perdu l'habitude des visites, que je me sens
tout honteux; 'il me semble toujours qu'on va me demander de
que! droit un étranger comme moi, qui ne vient pas pour
affaires, s'introduit dans une maison. »
Kitty se mit à rire.
« Tu faisais bien des visites quand tu étais garçon?
— C'est vrai, mais ma confusion était la même d ; et, baisant
la main sa femme, il allait sortir, lorsque <w)le-çi l'arrêta :
ANNA KABftNINB 255
f Kostia, sots-tu qu'il no ma resie plus qm cinquante rou-
bles? Je no fais pas do dépensos Inutiles, H me semble, ajouta*
t-olle on voyant le visage do son mari se rembrunir; cependant
l'argent disparaît si vile qu'il faut quo notra organisation pèche
de quelque côté.
— Nullement, répondit Levino avec une petite toux qu'elle
savait être un signe do contrariété. J'entrerai a la Banque,
D'ailleurs J'ai écrit à l'Intendant de vendre le blé et de toucher
d'avanco ie loyer du moulin. L'argent no manquera pas,
— Je regrette parfois d'avoir écouté maman,* jo vous fatigue
tous a m'attendre, nous dépensons un argent fou : pourquoi
ne sommes-nous pas restés à la campagne? Noua y étions si
bien!
— Mot, je ne regrette rien de cô quo j'ai fait députa notre
mariage.
— Est-ce vrai? dit-elle en le regardant bien en face. A pro-
pos, sais-tu que la position de Dolly n'est plus tenttbie? nous
en avons causé hier avec maman et Arsène (le mari de sa sœur
Nathalie) et Us ont décidé que vous parleriez sérieusement à
Stlva» car papa n'en fera rien.
— Je suis,, prêt à suivre l'avis d'Arsène, mais que veux-tu
que nous y fassions? En tout cas, j'entrerai choz les Lvof, et
peut-être alors irai-je au concert avec Nathalie, >
Le vieux Kousma, qui remplissait en ville les fonctions de
majordome, apprit à son maître en le reconduisant qu'un des
chevaux boitait. Levlne avait cherché, en s'instatlant ù Moscou,
à s'organiser une écurie convenable qui ne fui coûtât pas trop
cher; mais il fut obligé de reconnaître que des chevaux de
louage étaient moins dispendieux, car pour ménager ses bêtes
fi prenait des Isvoschiks à chaque instant. C'est ce qu'il fît
encore ce jour-là, s'habituant peu à peu à trancher d'un mot
les difficultés qui représentaient une dépense. Le premier
billet de cent roubles lui avait seul été pénible à dépenser : il
s'agissait d'acheter des livrées aux domestiques, et, en son-
geant que cent roubles représentaient les gages de deux ou-
vriers à l'année, ou de trois cents journaliers, Levine avait
demandé si les livrées étaient indispensables. Le profond éton-
nement de la princesse et de Kitty à cette question lui ferma
la bouche. Au second billet de cent roubles (pour l'achat
des provisions nécessaires à un grand dîner de famille) ii
hésita moins, quoiqu'il supputât encore mentalement le nombre
de mesures d'avoine représenté par cet argent. Depuis lors,
256 ANNA KAHENINR
les billets s'onvobiont, pareils a de petits oiseaux; Levine m
se demanda plus si le plaisir acheté par son argent était pro-
portionné ou mal qu'il donnait à gagner, il oublia sos principes
arrêtés sut le devoir do vendre son blé au plus liaut prix pos-
sible, il ne songea môme plus à se dire que le train qu'il me-
nait l'endetterait promptemeut.
Avoir de l'argent à la Banque pour subvenir aux besoins
journaliers du ménage fut dorénavant son seul objectif; jus-
qu'ici il n'avait pas été gêné, mais la demande de Kitty venait
de le troubler! Comment se procurerait-Il de l'argent plus tard?
Plongé dans ces réflexions, il monta en isvoachik et se rendit
chez Katavasof.
Ill
Levine s'était beaucoup rapproché de son camarade d'Uni ver-
«Hé; tout en admirant son jugement, c il pensait que la netteté
des conceptions de Katavasof découlait de la pauvreté de nature
de son ami; Katavasof pensait que l'incohérence d'idées de
Levine provenait d'un manque de discipline dans l'esprit; mais
la clarté de Katavasof plaisait à Levine, et la richesse d'une pen-
sée indisciplinée chez ce dernier était agréable à l'autre ». Le
professeur avait décidé Levine è lui lire une partie de son ou-
vrage; frappé par l'originalité de quelques points de vue, il pro-
posa a Levine de le mettre en rapports avec un savant émi-
nent, le professeur Métrof, qui se trouvait momentanément à
Moscou, et auquel il avait parlé des travaux de son ami.
La présentation se fit très cordialement ce jour-là. Métrof,
homme aimable et bienveillant, commença par aborder la
question à Tordre du jour : le soulèvement du Monténégro; il
parla de la situation politique, et cita quelques paroles signifi-
catives prononcées par l'Empereur et qu'il tenait de source
certaine; ce à quoi Katavasof opposa des paroles d'un sens
diamétralement opposé et de source également certaine, lais-
sant Levine libre de choisir entre les deux versions.
« Monsieur est l'auteur d'un travail sur l'économie rurale,
dont l'idée fondamentale me plaît beaucoup en ma qualité de
naturaliste. Il tient compte du milieu dans lequel l'homme vit
et se développe, ne l'envisage pas en dehors des lois zooio-
giques, et l'ëludie daus ses rapports avec la nature.
ANNA KANÉNINÈ! 257
— C'est fort intéressant, dît Métrof.
— Mon but était simplement d'écrire un livre d'agronomie,
dit Levine en rougissant, mais malgré moi, en étudiant Tins*
t rumen t principal, le travailleur, je suis arrive « de» conclu-
sions fort imprévues, •
Et Levine développa ses Idées, tout en tfttant prudemment
le terrain, car il savait à Métrof des opinion» opposées à l'en-
seignement politico-économique du moment, et doutait du
degré de sympathie qu'il lui accorderait.
t En quoi te Russe, selon vous, diffère-t-H des autres peu-
ples en tant que travailleur? Est-ce ou point de vue que vous
qualifie? de zoologique, ou à celui des conditions matérielle»
dans lesquelles il se trouvo? i
Cette façon de poser la question prouvait a Levine uno
divergence d'idées absolue; il continua néanmoins a exposer
sa thèse, qui consistait à démontrer que le peuple russe no
peut avoir les mômes rapports avec la terre que les autres na-
ttons européennes, par ce fait qu'il se sent d'instinct prédes-
tiné à coloniser d'immenses espaces encore incultes.
« 11 est aisé de se tromper sur les destinées générales d'un
peuple en formant des conclusions prématurées, remarqua
Métrof en interrompant Levine, et quant à la situation du tra*
vnilleur, elle dépendra toujours de ses rapports avec la terre
et le capital. 1
Et, sans donner & Levine le temps de répliquer, il lui expli-
qua en quoi ses propres opinions différaient de celles qui
avaient cours. Levine n'y comprit rien, et ne chercha môme
pas à comprendre; pour lui, Métrof, comme tous les écono-
mistes, n'étudiait la situation du peuple russe qu'au point de
vue du capital, du salaire et de la rente, tout en convenant
que, pour la plus grande partie de la Russie, la rente était
nulle, le salaire consistait à ne pas mourir de faim, et le capital
n'était représenté que par des outils primitifs. Métrof ne diffé-
rait des autres représentants de l'école que par une théorie
nouvelle sur le salaire, qu'il démontra longuement. Après avoir
essayé d'écouter, d'interrompre pour exprimer son idée per-
sonnelle, et prouver ainsi combien peu ils pouvaient s'en-
tendre, Levine finit par laisser parler Métrof, flatté au fond de
voir un homme aussi savant le prendre pour confident de ses
idées, et lui témoigner autant de déférence; il ignora'*, que
réminent professeur, ayant épuisé ce sujet avec son entourage
habituel; n'était pas fâché de trouver un auditeur nouveau, et
u. — 17
£5$ ANNA KARÉNINE
qu'il aimait d'ailleurs a causer dos question» qui le préoccu-
paient, trouvant qu'une démonstration orale contribuait à lui
on élucider a lui-mémo certains points.
« Nous allons nous mettre en relard », fit enfin remarquer
Katavasof consultant sa montre.
« Il y a aujourd'hui séance extraordinaire ô l'Université à Poe-
caslon du jubilé de cinquante ans de Swintilch, ajoula-t-il en
s'adressant a Levine; J*oi promis do parler sur ses travaux zoolo-
giques. Viens avec nous, co sera intéressant.
— Oui, venez, dit Métrof, et après la séance faites-moi le
plaisir do venir chez moi pour mo lire votre ouvrage ; jo
j'écouterai avec plaisir.
— C'est une ébauche ïndlgno d'être produite, mais je vous
accompagnerai volontiers. »
Quand ils arrivèrent à l'Université, la séance était déjà com-
mencée ; six personnes entouraient une table couverte d'un
tapis, et l'une d'elles faisait une lecture; Katavasof et Métrof
prirent place autour de la table; Levine s'assit auprès d'un
étudiant et lui démanda h voix basse ce qu'on lisait.
t La biographie. »
Levine écouta machinalement la biographie , et apprit
diverses particularités intéressantes sur la vie du savant dont
on fêtait le souvenir. Après ce morceau vint une pièce de
vers, puis Katavasof lut d'une voix puissante une notice sur
les travaux de Swintitch. Après cette lecture, Levine, voyant
l'heure avancer, s'excusa auprès de Métrof de ne pouvoir passer
chez lui et s'esquiva ; il avait eu le temps, pendant la séance, de
réfléchir à l'inutilité d'un rapprochement avec l'économiste
pétersbourgeois; s'ils étaient destinés l'un et l'autre à tra-
vailler avec fruit, ce ne pouvait être qu'en poursuivant leurs
études chacun de son côté.
IV
tvof, le. mari de Nathalie, chez lequel Levine se rendit en
quittant l'Université, venait do se fixer à Moscou pour y sur-
veiller l'éducation de ses jeunes fils ; lui-même avait fait ses
études à l'étranger, et avait passé sa vie dans les principales
capitales de l'Europe, où l'appelaient des fonctions diptaa-
ANNA KARÉNINE 259
tiques. Malgré une différence d'&go assez considérable et dos
opinions très dissemblables, ces deux hommes allaient pria
d'amitié l'un pour l'autre,
Lovino trouva son benu-frèreen tenue d'intérieur, lisant avec
un pince-nez, debout devant un pupitre; le visage de Lvof,
d'une expression encore pleine de jeunesse, et auquel une che-
velure frisée et argentée donnait un nir aristocratique, s'éclaira
d'un sourire en voyant entrer Levine, qui ne s'était pas fait
annoncer.
t J'allais envoyer prendre des nouvelles de Kitty, dit- il ; com-
ment va-t-e!le? et il avança un fauteuil américain A bascule.
Mettez-vous là, vous y serez mieux. Avez-vous lu la circu-
laire du Journal du Saint-^êtùrsbourg? Elle est fort bien »,
demanda-t-il aveo un léger accent français.
Levino raconta ce qui lui avait été dit des bruits en circula*
tion u Pétersbourg, et, après avoir épuisé la question politique,
il conta son entretien avec Métrof, et la séance de l 'Université.
« Combien je vous envie vos relations avec cotte société de
professeurs et de savants I dit Lvof qui l'avait écouté avec le
plus vif intérêt. Je ne pourrais, il est vrai, en profiter comme
vous, faute de temps et d'une instruction suffisante.
— Je me permets de douter de ce dernier point, répondit
en souriant Levine, que cette humilité toucha par sa simplicité.
— Vous ne sauriez croire à quel point je le constate, main-
tenant que je m'occupe de l'éducation de mes (lis; non seule*
ment il s'agit de me rafraîchir la mémoire, mais il me faut
refaire mes études. Vous en riez?
— Bien au contraire, vous me servez d'exemple pour
l'avenir, et j'apprends en vous voyant avec vos enfant? com-
ment if me faudra remplir mes devoirs envers les miens.
— Oh ! f exemple n'a rien de remarquable.
— Si fait, car jamais je n'ai vu d'enfants mieux élevés quo
les vôtres. »
Lvof ne dissimula pas un sourire de satisfaction. En ce mo-
ment la belle Mme Lvof, en toilette de promenade, les inter-
rompit.
« Je ne vous savais pas ici, dit-elle à Levine ; comment va
Kitty? Vous savez que je dîne avec elle aujourd'hui? »
Les plans de la journée furent discutés entre les époux, et
Levine s'offrit pour accompagner sa belle-soeur au concert. Au
moment de partir il se rappela la commission de Kitty au
sujet de Stiv».
260 ANNA KARENINE
« Oui) je sais, dit Lvof, maman veut que nous lut fassions
de la morale, mais que puls-je loi dire?
— • Eh bien, je m'en charge », s'écria Levine en souriant, et H
courut rejoindre sa belle-sœur, qui t'attendait au bas de l'es-
calier, enveloppée de ses fourrures blanches*
On exécutait ce jour-là deux œuvres nouvelles a la matinée
musicale qui se donnait dans la salle de l'Assemblée : une fan-
taisie sur le Roi Lear de la steppe et un quatuor dédié à la
mémoire de Bach. Levine avait un grand désir de se former
une opinion sur ces œuvres écrites dans un esprit nouveau, et,
pour ne subir l'influence de personne, il alla s'adosser à une
colonne, après avoir installé sa belle-sœur, décidé à écouter con-
sciencieusement et attentivement. II évita de se laisser dis-
traire par les gestes du chef d'orchestre, par les toilettes des
dames, par la vue de toutes ces physionomies oisives, venues au
concert pour tout autre chose que la musique. Il évita sur-
tout les amateurs et les connaisseurs, qui parlent si volontiers,
et debout, les yeux fixés dans l'espace, il s'absorba dans une
profonde attention. Mais plus il écoutait la fantaisie sur le Roi
Lear, plus il sentait l'impossibilité de s'en former une idée
nette et précise ; sans cesse la phrase musicale, au moment de
se développer, se fondait en une autre phrase, ou s'évanouis-
sait, en laissant pour unique impression celle d'une pénible
recherche d'instrumentation. Les meilleurs passages venaient
mal à propos, et la gatté, la tristesse, le désespoir, la tendresse,
le triomphe, se succédaient avec l'incohérence des impressions
d'un fou, pour disparaître de même.
Levine, quand le morceau se termina brusquement, fut
étonné de la fatigue que cette tension d'esprit lui avait causée;
il se Ht l'effet d'un sourd qui regarderait danser, et, en écoutant
les applaudissements de l'auditoire, il voulut comparer ses
impressions à celles de gens compétents.
On se levait de tous côtés pour se rapprocher et causer dans
Tentr'acte des deux morceaux, et il put joindre Pestzof, qui
parlait à l'un des principaux connaisseurs de musique.
« C'est étomiuui! disait Pestzof de sa voix do basse* Bonjour,
ANKA KABÉKWB 26|
Constantin Dmltrlch. Lo passage ïo plus riche en couleur, le
plus sculptural, dirals-je, est celui ou Cordella apparat*, où
la femme, c das ewig Weibliche 1, entre en ïutt« avec la fata-
lité. N'est-ce pas?
— Pourquoi Cordella? demanda timidement Levine qui avait
absolument oublié qu'il s'agissait du roi Lear.
— Cordella apparaît, voyez-vous? dit Pestzof indiquant le
programme à Levine, qui n'avait pas remarqué le texte de
Shakespeare traduit en russe, et imprimé sur le revers du pro-
gramme. On ne peut suivre sans cela. » L'entr'acte se passa à
discuter les mérites et les défauts des tendances wagnériennes,
Levine s'efforçant de démontrer que Wagner avait tort d'em-
piéter sur Je domaine des autres arts, Pestzof voulant prouver
que fart est un, et que pour arriver à la grandeur suprême il
faut que toutes les manifestations en soient réunies en un
seul faisceau.
L'attention de Levine était épuisée; il n'écouta plus le second
morceau, dont la simplicité affectée fut comparée par Pestzof
à une peinture préraphaêlique, et aussitôt après le concert if
se hâta de rejoindre sa belle-sœur. En sortant, après avoir ren-
contré des personnes de connaissance avec lesquelles il échan-
gea les mêmes remarques politiques et musicales, il aperçut Je
comte BohI,et la visite qu'il devait faire lui revint à l'esprit.
« Allez-y bien vite, dit Nathalie, à laquelle il confia ses
remords, et qu'il devait accompagner à une séance publique
d'un comité slave. Peut-èlre la comtesse ne reçoit-elle pas.
Vous viendrez ensuite me rejoindre. »
VI
« On ne reçoit peut-être pas? demanda Levine en entrant
dans le vestibule de fa maison Boni.
— Si fait, veuillez entrer », répondit le suisse en étant réso-
lument la fourrure du visiteur.
« Quel ennui ! pensa Levine qui retirait un de ses gants en
soupirant, et tournait mélancoliquement son chapeau entre se«
mains. Que vais-jc leur dire? et que suis-je venu faire ici \ t
Dans le premier saion ii rencontra !» *y>mffisso qui donnait d'un
air sévère des ordres à un domestique; son visage se radoucit
262 ANNA KARÉNINE
en «percevant tevinc, et elle le pria d'entrer dans un boudoir
où ses deux filles causaient avec un officier supérieur. Levine
entra, salua, s'assit près d'un canapé, et posa son chapeau
entre ses genoux.
« Comment va votre femme? Vous venez du concert? nous
n'avons pu y aller », dit une des jeunes filles.
La comtesse parut, s'assit sur le canapé et, se tournant vers
Levine, reprit la série des mômes questions : la santé de Kitty,
le concert, et ajouta, pour varier, quelques détails sur la mor'
subite d'une amie.
« Avez-vous été hier à l'Opéra?
— Oui.
— La Lucca a été superbe. 1
Et ainsi de suite jusqu'à ce que l'officier supérieur se levât,
saluât et sortît.
Levine fit mine de suivre cet exemple, mais un regard
étonné de la comtesse le retint : le moment n'était pas venu.
Il se rassit, tourmenté de la sotte figure qu'il faisait, et de plus
en plus incapable de trouver un sujet de conversation.
« Irez-vous à la séance du comité? demanda là comtesse : on
dit qu'elle sera intéressante.
— J'ai promis d'y aller chercher ma belle-sœur. »
Nouveau silence, pendant lequel les trois dames échangèrent
un regard.
a 11 doit être temps de partir », pensa Levine, et il se leva.
Les dames ne le retinrent plus, lui serrèrent la main et le char-
gèrent de mille choses pour sa femme.
Le suisse, en lui remettant sa pelisse, lui demanda son
adresse, et l'inscrivit gravement dans un superbe livre relié.
« Au fond, tout cela m'est bien égal, pensa Levine, mais, bon
Dieu, qu'on a l'air bête ! et combien tout cela est inutile et
ridicule, »
Il alla chercher sa belie-sœur, la ramena chez lui, y trouva
Ritty en bonne santé, et se rendit au olub, où il devait rejoindre
son beau-père*
VII
Levine n'avait pas remis le pied au club depuis le temps où,
après avoir terminé ses études, il passa un hiver a Moscou;
ANNA KARÉNINE 26$
maïs ses souvenirs 5 demi effacés se réveilleront devant !e grand
perron, au fond de la vaste cour circulaire, lorsqu'il vil le suisse
lui ouvrir, en le saluant, la porte d'entrée et l'inviter à quitter
ses galoches et sa fourrure avant de monter au premier. Comme
autrefois il éprouva une espèce de bien-être auquel se joignait
le sentiment de se trouver en bonne compagnie.
c Voilà longtemps que nous n'avons eu le plaisir de vous
voir, dit le second suisse qui le reçut au haut de l'escalier et
auquel tous les membres du club, ainsi que toute leur parenté,
étaient connus. Le prince vous a inscrit hier ; Stépane Arcadîé-
vitch n'est pas encore arriva. » .
Levine, en entrant dans la salie à manger, trouva les tables
presque entièrement occupées; parmi les convives il reconnut
des figures amies : le vieux prince, Swiagesky, Serge lvanitcti,
Wroasky; et tous, jeunes et vieux, semblaient avoir déposé
leurs soucis au vestiaire avec leurs fourrures, pour ne plus
songer qu'à jouir des douceurs de la vie,
t Tu viens tard, dit le vieux prince, tendant la main 5 son
gendre par-dessus l'épaule et en souriant. Comment va Kitty?
ajouta-t-it en introduisant un coin de sa serviette dans une
boutonnière de son gilet.
— Elle va bien et dîne avec ses deux steurs.
— Tant mieux; tiens, va vite te mettre à cette table là-bas,
ici tout est pris, dit le prince en prenant avec précaution une
assiettée d'ouha * de la main d'un domestique.
— Par ici, Levine, » cria une voix joviale du fond de la salie.
(Tétait Tourovtzine assis près d'un jeune officier et gardant deux
places qu'il destinait à Obtonsky et à Levine. Celui-ci prit avec
plaisir une des chaises réservées, et se laissa présenter au jeune
officier.
• Ce Stiva est toujours en retard.
— Le voici.
— Tu viens d'arriver, n'est-ce pas?, demanda Oblonsky à
Levine lorsqu'il fut prés de lui. Allons prendre un verre d'eau-
de-vie. »
Et avant de commencer leur dtner les deux amis s'approchè-
rent d'une grande table sur laquelle une zahousha des plus
variées était dressée; Stépane Arcadiêvitch trouva moyen néan-
moins de demander un hors -d'oeuvre spécial, qu'un laquais en
livrée s'empressa de lui procurer.
!. Soupe au sterlet.
264 ANNA KARENINE
Aussitôt après !o potage on fit servir du Champagne; Levine
avait fui m, il mangea et but avec un grand plaisir, s 'amusant
do bon cœur des conversations de ses voisins. On raconta des
anecdotes un peu légères, on se porta des toasts réciproques
en faisant disparaître tes bouteilles de Champagne Tune après
l'autre ; on parla chevaux, courses, et Ton cita le * rotteur de
Wronsky, Atlas, qui venait de gagner un prix.
« Et voilà l'heureux propriétaire lui-même », dit Stépane Arca«
diévitch vers la On du dîner, se renversant en arriére sur sa
chaise, pour tendre la main à Wronsky qu'accompagnait un
colonel delà Garde d'une stature gigantesque; Wronsky se
pencha vers Oblonsky, lui murmura d'un air de bonne humeur
quelques mots à l'oreille, et avec un sourire aimable tendit la
main a Levine.
« Enchanté de vous rencontrer, lui dit-Il, je vous ai cherché
dans toute la ville après les élections : vous aviez disparu.
— C'est vrai, je me suis esquivé le même jour. Nous venons
de parler de votre trotteur, je vous en Tais mon compliment.
— N'élevez-vous pas aussi des chevaux de course?
-— Moi, non; mais mon père avait une écurie, et par tradi»
tion je m'y connais.
— Où as-tu dîné ? demanda Oblonsky.
— A la seconde table derrière les colonnes.
— On Ta accablé de félicitations; c'est joli, un second prix
Impérial! Ah! si je pouvais avoir la même chance au jeu! dit
le grand colonel.
— C'est Vavshine », dit Tourovtzine à Levine en voyant le
géant se diriger vers la chambre dite infernale,
Wronsky s'attabla près d'eux, et, sous l'influence du vin et
de l'atmosphère sociable du club, Levine causa cordialement
avec lui; heureux de ne plus sentir de haine contre son ancien
rival, il fit même une allusion à la rencontre qui avait eu lieu
chez la princesse Marie Borisowna.
« Marie borisowna? quelle femme! s'écria Stépane Arcadié-
vitch, et il conta sur la vieille dame une anecdote qui fit rire
lout le monde, et principalement Wronsky.
— Eh bien, messieurs, si nous avons fini, sortons, » dit
Oblonsky*
ANNA KARÉNLVB Î65
VIH
Levîne quitta la salle a manger avec un singulier sentiment
do légèreté dans les mouvements, et rencontra aon beau-père
dans le salon voisin.
« Que dis-tu de ce temple de rindolçnce? demanda le vieux
prince en prenant son gendre sons le bras; viens faire un tour.
— Je ne demande pas mieux, car cela m'intéresse.
— Moi aussi, mais autrement' que toi. Quand tu vois des
bonshommes commo ceux-ci, dit-il en montrant un vieux mon-
sieur voûté, à la lèvre tombante, qui avançait péniblement
chaussé de bottes de velours, tu crois volontiers qu'Us sont
nés gâteux, et cela te fait sourire; tandis que moi je les regarde
en me disant qu'un de ces jours je tramerai la patte comme
euxl »
Tout en causant et en saluant leurs amis au passage, les
deux hommes traversèrent les salons où Ton jouait aux cartes
et aux échecs, pour arriver au billard, où un groupe de joueurs
s'était rassemblé autour de quelques bouteilles de Champagne;
ils jetèrent un coup d'œil. à la chambre infernale : Yavshinc,
entouré de parieurs, y était déjà installé. Ils entrèrent avec
précaution dans la salle de lecture ; un homme jeune et do
méchante humeur y feuilletait des journaux sous la Jampe, près
d'un général chauve absorbé par sa lecture. Ils pénétrèrent
également dans une pièce que le prince avait surnommée le
< saton des gens d'esprit », et y trouvèrent trois messieurs
discourant sur la politique.
c Prince, on vous attend », vint annoncer un des partenaires
de la partie du vieux prince, qui le cherchait de tous côtés.
Resté seul, Levîne écouta encore les trois messieurs ; puis, se
rappelant toutes les conversations du même genre entendues
depuis le matin, H éprouva un ennui si profond qu'il se sauva
pour chercher Tourovtzine et Oblonsky, avec lesquels au moins
on ne s'ennuyait pas.
Ceux-ci étaient restés dons la salle do billard, où Stêponc Ar-
cadiévltch et Wronsky causaient dans un coin près de la porte.
€ Ce n'est pas qu'elle s'ennuie, maïs cette indécision
J'énerve, » entendit Levino en passant. Il voulut s'éloigner,
mats Stiva l'appela.
266 ANNA KABÊNIXB
— No t'en va pas, Levine, dlt-H, les yeux humides comme
il les avait toujours après un moment d'attendrissement ou
après boire, et ce jour-là c'était l'un et l'autre.
— C'est mon meilleur, mon plus cher ami, dit-Il en s'adres-
sont à Wronsky, et, comme toi aussi tu m'es cher, je voudrais
vous rapprocher et vous voir amis; voua êtes dignes de l'être,
— Il ne nous reste qu'à nous embrasser, répondit Wronsky
gaiement, offrant ù Levine une main que celui-ci serra avec
cordialité.
— Enchanté, enchanté!
— Du Champagne, cria Oblonsky à un domestique.
— Je ie suis également, dit Wronsky; — cependant malgré
cette mutuelle satisfaction ils ne surent que dire.
— Tu sais qu'il ne connaît pas Anna, lit remarquer Oblonsky,
et je veux le lui présenter.
— Elle en sera ravie, répondit Wronsky ; je vous aurais priés
de partir immédiatement, mais je suis inquiet de Yavshine et
je veux le surveiller.
— II est en train de perdre?
— Tout ce qu'il possède; moi seul a! quelque influence sur
lui, dit Wronsky. i Et au bout d'un moment il les quitta pour
rejoindre son ami.
a Pourquoi n'irions-nous pas chez Anna sans lui? dit
Oblonsky en prenant Levine par le bras quand ils furent seuls.
Il y a longtemps que je lui promets de t'amener. Que fais-tu
ce soir?
— Rien de particulier; allons-y, si tu le désires.
— Parfait. Fais avancer ma voilure i, dit Oblonsky en s'adres-
sant ù un laquais.
Et les deux hommes quittèrent le billard.
IX
t La voiture du prince Oblonsky! i cria le suisse d*une voïx
tonnante.
• La voiture avança, les deux amis y montèrent, et l'impres-
sion de bien-être physique et moral éprouvée par Levine à son
entrée au club persista tant qu'ils restèrent dans la cour;
mais les cris des isvoschiKs dans la rue, les secousses de
ANNA KARÉNINE 267
l'équipage et l'aspect do l'enseigne rouge d'un cabaret horgn©
|o ramonèrent à la réalité; 11 se demanda s'il avait raison
d'aller chez Anna? Que dirait KUty? Stépano Arcadiôvitch,
comme s'il eût devina ce qui se passait dans l'esprit de soit
compagnon, coupa court a ses méditations.
< Combien je suis heureux de te la faire connaître 1 Tu sais
que Dolly le désire depuis longtemps. Lvof aussi va ches elle.
Bien qu'elle soit ma sœur, Je ne peux pas nier in haute supé-
riorité d'Anna : c'est une femme remarquable; malheureuse-
ment sa situation est plus triste que jamais.
— Pourquoi cela?
— Nous négocions tin divorce, son mari y consent, mais il
surgit des difficultés à cause de l'enfant, et depuis trois mois
l'affaire n*avance pas, Dos que le divorce aura été prononcé,
elle épousera WronsKy, et sa position deviendra aussi régu-
lière que la tienne ou la mienne.
— En quoi consistent ces difficultés?
— Ce serait trop long & te les raconter. Quoi qu'il en soit, la
voilà depuis trois mois à Moscou, où elle est connue de foui le
monde, et elle n'y voit pas d'autre femme que Dolly, parco
qu'elle ne veut s'Imposer à personne. Croirais-tu que cette sotte
de princesse Barbe lui a fait entendre qu'elle la quittait par
convenance? Une autre qu'Anna se trouverait perdue, mais tu
vas voir si elle s'est au contraire organisé une vie digne .et
bien remplie.
— A gaucho, en face de l'église », cria Oblonsky au cocher,
se penchant par ta fenêtre et rejetant sa fourrure en arriére,
malgré douze degrés de froid.
< N*a-t-elle donc pas une fille dont elle s'occupe?
— Tu ne connais pas d'autre rôle à la femme que celui de
couveuse! Certainement oui, elle s'occupe de sa fille, mais elle
n'en fait pas parade. Ses occupations sont d'un ordre intellec-
tuel : elle écrit. Je te vois sourire, et tu as tort; ce qu'elle
écrit est destiné à la jeunesse, elle n'en parle à personne, sinon
à moi qui ai montré te manuscrit à Varkouef, l'éditeur. Comme
il écrit lui-même, il s'y connaît, et à son avis c'est une chose
remarquable. Ne t'imagine pas au moins qu'elle pose pour le
bas-bleu. Anna est avant tout une femme de cœur. Elle s'est
aussi chargée d'une petite Anglaise et de sa famille.
— Par philanthropie?
— Pourquoi y chercher un ridicule? Cette famille est celle
d'un dresseur uugluis, très habile dans son métier, que Wronsfcy
268 ANNA KARÊN1NH
a employé; le malheureux, perdu de boisson, a abandonné
femme et enfants; Anna s'est Intéressée a cette infortunée et n
fini par se charger des enfants, mais pas seulement pour leur
donner de l'argent, car elle enseigne elle-môrao le russe a un
des garçons afin de le faire entrer au gymnase, et garde la
petite fille chez elle* i
ta voiture entra en ce moment dans une cour; Stépane Arca-
diôvitch sonna n la porte devant laquelle ils s'étaient arrêtés,
et, sans demander si on recevait, se débarrassa de sa fourruro
dans le vestibule. Lcvine, de plus en plus inquiet sur la con-
venance de la démarche qu'il faisait, imita copendant cet
exemple. Il se trouva très rouge en se regardant au miroir,
mats, sûr de ne pas être gris, il monta l'escalier à la suite
d'Oblonsky, Un domestique les reçut au premier et, questionné
familièrement par Stépane Arcadiévitch, répondit que madame
était dans le cabinet du comte avec M. Varkouef.
Ils traversèrent une petite salle à manger en boiserie et
entrèrent dans une pièce faiblement éclairée, où un réflecteur
placé près d'un grand portrait répandait une lumière très
douce sur l'image d'une femme aux épaules opulentes, aux
cheveux noirs frisés, au sourire pensif, au regard troublant.
Levine demeura fasciné : une créature aussi be Je ne pouvait
exister dans la réalité. C'était le portrait d'Anna fait par
Mikhaïlof en Italie.
« Je suis charmée... » dit une voix qui s'adressait évidemment
au nouveau venu. C'était Anna, qui, dissimulée par un treillage
de plantes grimpantes, se levait pour accueillir ses visiteurs.
Et dans 1a demi-obscurité de la chambre I.evine reconnut
l'original du portrait, en toilette simple et montante, qui ne
prêtait pas au déploiement de sa beauté, mais ayant ce charme
souverain si bien compris de l'artiste.
Elle s'avança vers lui et ne dissimula pas !e plaisir que lui
causait sa visite; avec l'aisance et la simplicité d'une femme
du meilleur monde, elle lui tendit une petite main énergique,
le présenta à Varkouef et lui nomma la jeune fille assise avec
soit ouvrage près de la ûtbie»
ANNA KARÉNINE 269
« Je suïa très heureuse do faire votre connaissance, car H
y a longtemps que vous ne m'êtes plus un étranger, grâce à
Stiva'et à votre femme. Je n'oublierai jamais l'impression que
celle-ci m'a faite; on ne peut comparer cotte charmante per-
sonne qu'à une jolie fleur; et j'apprends qu'elle sera bientôt
mère? »
Elle parlait sans se presser, regardant tour à tour Levino et
son frère, et mettant son nouveau visiteur à Taise, comme
s'ils se fussent connus depuis leur enfance.
Oblonsky lui demanda si on pouvait fumer.
t C'est pour cela que nous nous sommes réfugiés dans le
cabinet d'Alexis », répondit-elle en avançant un porte-cigarettes
d'écaillé a Levine, après y avoir pris une cigarette.
< Comment vas-tu aujourd'hui ? dit Stfva.
— Pas mal; un peu nerveuse, comme toujours.
— N'est-ce pas qu'il est beau? Ht Stépane Arcadiévitch,
remarquant l'admiration de Levine pour le portrait.
— Je n'ai rien vu de plus parfait.
— Ni de plus ressemblant », ajouta Varkouef.
Le visage d'Anna brilla d'un éclat tout particulier lorsque,
pour comparer le portrait a l'original, Levine la regarda atten-
tivement; celui-ci rougit, et pour cacher son trouble demanda
à Mme Karénine quand elle avait vu Doily.
t Dolly? je l'ai vue avant-hier, très montée contre les pro*
fesseurs de Grlsha au gymnase, qu'elle accuse d'injustice;
nous causions tout à l'heure avec M. Varkouef des tableaux
de Votchenko; les connaissez-vous?
— Oui, » répondit Levine, et la conversation s'engagea sur
les nouvelles écoles de peinture et sur les illustrations qu'un
peintre français venait de faire de la Bible. Anna causait avec
esprit, mais sans aucune prétention, s'effaçant volontiers
pour faire briller les autres, et, au lieu de se torturer comme
il l'avait fait le matin, Levine trouva agréable et facile soit de
parler, soit d'écouter. A propos du réalisme exagéré que
Varkouef reprochait à la peinture française, Levine fit remar-
quer que le réalisme était une réaction, jamais la convention
dans l'art n'ayant été poussée aussi loin qu'en France.
« Ne plus mentir devient de la poésie », dit-il, et il se sentit
heureux de voir Anna rire en l'approuvant.
c Ce que vous dites fà caractérise également la littérature,
reprit-elle, Zola, Daudet; il en est peut-être toujours ainsi : on
commence par rêver des types imaginaires, un idéal do coji-
270 ANNA KAÏIÉN1NB
vcntion, mais, les combinaisons faites, ces types paraissent
ennuyeux ot froids, et l'on retombe dans le naturel.
— C'est juste, dit Varkouof.
— Ainsi vous venez du ciub? » dit Anna à son frère, se
penchant vers lui pour lui parler à voix basse.
A Voilà une femme! > pensa Levine absorbé dans la contem-
plation de cette physionomie mobile, qui en causant avec
Stiva exprimait tour à tour la curiosité, la colère et la fierté;
mais rémotion d'Anna fut passagère; elle ferma les yeux à demi
comme pour recueillir ses souvenirs, et, se tournant vers la
petite Anglaise :
« Please, order the tea in the drawing-room », dit-elle.
L'enfant se leva et sortit,
c A-t-elle bien passé son examen? demanda Stépane Arca-
diévitch.
— Parfaitement; c'est une jeune fille pleine de moyens et
d'un naturel charmant.
— Tu finiras par la préférer à ta propre fille.
— Voilà bien un jugement d'homme 1 Peut-on comparer ces
deux affections? J'aime ma fille d'une façon, celle-ci d'une
autre.
— Ah! si Anna Arcadîovna voulait dépenser au profit
d'enrants russes la centième partie de l'activité qu'elle con-
sacre à cette petite Anglaise, quels services son énergio ne
rendrait-elle pas! Elle accomplirait de grandes choses.
— Que voulez-vous? cela ne se commande pas. Le comte
Alexis Kyrilovitch (elle regarda Levine d'un air timide en pro-
nonçant ce nom, et celui-ci lui répondit par un regard appro-
bateur et respectueux) m'a fort encouragée à visiter les écoles
à la campagne; j'ai essayé, mais n'ai jamais pu m'y intéresser.
Vous parlez d'énergie? mais la base de l'énergie, c'est l'ameur,
et l'amour ne se donne pas à volonté. Je serais fort embar-
rassée de vous dire pourquoi je me suis attachée à cette petfte
Anglaise, je n*en sais rien. 1
Elle regarda encore Levine comme pour lui prouver qu'elle
no parlait que dans le but d'obtenir son approbation, sûre
d'avance cependant qu'ils se comprenaient.
a Combien je suis de votre avis, s'écria celui-ci : on ne
saurait mettre son cœur dans ces questions scolaires; aussi les
institutions philanthropiques restent-elles généralement lettre
morte.
— Oui, dit Anna aprôs un moment d& silence, je «'ai jamais
ANNA KARÉNINE 27 1
réussi ft aimer tout un ouvrolr do vilaines polîtes flHos, je
n'ai pas Je cœur assez large; pas mémo maintenant où j'aurais
tant besoin ^occupation ( » ajouta -t-ello d'un air triste et en
s'adrossant a Levine, quoiqu'elle parlât a son frero. Puis,
fronçant le sourcil, comme pour se reprocher cette domi-confl-
denco, elle changea de conversation.
a Vous avez la réputation d'être un assez médiocre citoyen,
dit-elle en souriant à Levine, mais je vous ai toujours défendu.
— De quelle façon?
— Cela dépendait des attaques. Mais si nous allions prendre
le thé, (K-clle en se levant et prenant un livre relié sur la table*
— Donnez-le-moi» Anna Areadlovna, dit Varkouef en mon-
trant le livre.
— Won, c'est trop peu de chose.
— Je lui en ai parlé, murmura Stépane Arcndiévitch en dési
gnant Levine.
— Tu as eu tort, mes écrits ressemblent à ces petits ouvrages
faits par des prisonniers, qu'on nous vendait jadis; ce sont
des œuvres de patience... » Levine fut frappé du besoin de sin-
cérité de cette femme remarquable, comme d'un charme do
plus ; elle ne Voulait pas dissimuler les épines de sa situation,
et co beau visage prit une expression grave qui f embellit
encore. Levine jeta un dernier coup d'œil au merveilleux por-
trait, tandis qu'Anna prenait le bras de son frère, et un senti-
ment de tendresse et de pitié s'empara de lui. Mme Karénine
laissa les deux hommes passer au salon, et resta en arrière
pour causer avec Stiva. De quoi lui parlait-elle? Du divorce?
De Wronsky? Levine ému n'entendit rien de ce que lui raconta
Varkouef sur le livre écrit par la jeune femme. On causa
pendant le thé; les sujets intéressants ne tarissaient pas, et
tous les quatre semblaient déborder d'idées; mais on s'arrêtait
pour laisser parler son voisin*, et tout ce qui se disait prenait pour
Levine un intérêt spécial. Il écoutait Anna, admirait son intel-
ligence, la culture de son esprit, son tact, son naturel, et cher-
chait à pénétrer les replis de sa vie intime, de ses sentiments.
Lui, si prompt à la juger et si sévère jadis, ne songeait plus
qu'à l'excuser, et la pensée qu'elle n'était pas heureuse, et que
Wronsky ne la comprenait pas, lui serrait le cœur. Il était
plus de onze heures lorsque Stàpane ArcadièvHch se leva pour
partir; Varkouef les avait déjà quittés depuis quelque temps.
Levine se leva aussi, mais a regret; il croyait être là depuis
un moment seulement!
272 ANNA KAnfiNJNJS
« Adiou, Im «lit Anna en retenant une de ses mains dans 1rs
siennes avec un regard qui le troubla. Jo suis contente que lu
glace soit rompue. Dites a votre femme que je l'aime comme
autrefois, et si elle no peut me pardonner ma situation, dites -
lui combien je souhaite que jamais elle ne vienne a la com-
prendre. Pour pardonner, il faut avoir souffert, ei que Dieu
l'en préserve!
— Jo lo lui dirai », répondit Levine en rougissant.
XI
« Pauvre et cliarmante femme! » pensa Levine en se retrou-
vant dans la rue à l'air glacé de la nuit.
« Que t'nvais-je dit? lui demanda Obionsky en le voyant con-
quis : n'avuis-je pas raison?
— Oui, répondit Levine d'un air pensif, cette femme est
vraiment remarquable, et la séduction qu'elle exerce ne tient
pas seulement à son esprit : on sent qu'elle a du cœur. Elle
fait peine 1
— Dieu merci, tout s'arrangera j'espère; mais que ceci te
prouve qu'il faut se métier des jugements téméraires. Adieu,
nous allons de côtés différents. »
Levine rentra chez lui, subjugué par le charme d'Anna,
cherchant à se rappeler ies moindres incidents de la soirée, et
persuadé qu'il comprenait cette personne supérieure.
Kousma en ouvrant la porte apprit à son maître que Cathe-
rine Alexandrovna se portail bien, et que ses sœurs venaient à
peine de la quitter; il lui remit en même temps deux lettres,
et Levine ies parcourut aussitôt. L'une était de son intendant,
qui ne trouvait pas acheteur pour le blé à un prix convenable;
l'autre de sa sœur, qui lui reprochait de négliger son affaire de
tutelle.
c Eh bien, nous vendrons au-dessous de notre prix, pensa-t-U
tranchaut légèrement la première question ; quant à ma sœur,
elle est dans son droit en me grondant, mais le temps passe si
rapidement que je n'ai pas trouvé le moyen d'aller au tribunal
aujourd'hui, et j'en avais cependant l'intention. »
11 se jura d'y aller le lendemain et, se dirigeant vers la
chambre de sa fournie, jèla un coup d'ceiï rétrospectif sur
1"!
ANNA KARÉNINE 273
journée* : qu'nvail-it fait, sinon causer» .toujours causer? Aucun
dos sujets abordés no Tout occupé à la campagne, ils ne pre-
naient d'importance qu'Ici, et, quoiquo ces entretiens n'eussent
rien de rôpréhensible, il se sentit comme un remords au fond
du cœur en se rappelant son attendrissement de mauvais aloi
sur Anna.
KItty était triste et rêveuse; le dtner des trois soeurs avait
été gai; cependant, Lcvino ne rentrant pas, la soirco leur avait
paru longue.
c Qu'es-tu devenu? lui demanda-t-cïle, remarquant un éclat
suspect dans ses yeux, mais se gardant bien de le dire pour no
pas arrêter son expansion.
— J'ai rencontré Wronsky au club et j'en suis bien aise;
cela s'est passé naturellement, et dorénavant il n'y aura plus de
gêne entre nous, quoique mon intention no soit pas de recher-
cher sa société, i Et tout en disant ces mots il rougit, car pour
a ne pas rechercher sa société » il avait été chez Anna en sor-
tant du club. « Nous nous plaignons des tendances du peuple
à l'ivrognerie, mais je crois que les hommes du monde boivent
tout autant, et ne se bornent pas à se griser les jours de fête. »
Kitty s'intéressait beaucoup plus u la cause de la rougeur
subite de son mari qu'aux tendances du peuple à l'ivrognerie;
aussi reprit-elle ses questions :
< Qu'as-tu fait après le dîner?
— Stiva m'a tourmenté pour l'accompagner chez Anna Arca-
dicvna », répondit-il, rougissant de plus en plus et ne doutant
pas cette fois du peu de convenance do sa visite.
Les yeux de Kitty lancèrent des éclairs, mais elle se contint
et dit simplement :
c Ahl
— Tu n'es pas fâchée? Stiva me l'a demandé avec tant
d'insistance, et je savais que DoIIy le désirait également.
— Oh nonl répondit-elle avec un regard qui ne prédisait
rien de bon.
— C'est une charmante femme qu'il faut plaindre, continua
Levine, et il raconta la vie que menait Anna, et transmit ses
souvenirs à Kitty.
— Do qui as-tu reçu une lettre? •
Il le lui dit et, trompé par ce calme apparent, passa dans
son cabinet pour se déshabiller. Quand il rentra, Kitty n'avait
pas bougé; assise à la même place, elle le regarda approcher
et fondit m larmes.
ii. — 48
274 ANNA KABÊNINB
t Qu'y a-t-il? demanda-t-il inquiet, comprenant la cause de
ces pleurs.
— Tu t'es épris de cette affreuse femme, je l'ai vu à tes
veux, elle Va déjà ensorcelé. Et pouvait-il en être autrement?
Tu as été au club, tu as trop bu, ou pouvais-tu aller de là,
sinon chez une femme comme elle? Non, cela ne saurait durer
ainsi : demain nous repartons. »
Levîne eut fort & faire pour adoucir sa femme, et n'y parvint
qu'en promettant de ne plus retourner chez Anna, dont la per-
nicieuse influence, jointe à un excès de Champagne, avait trou-
blé sa raison. Ce qu'il confessa avec plus de sincérité fut le
mauvais effet que lui produisait cette vie oisive passée à boire,
manger et bavarder. Ils causèrent fort avant dans la nuit, u
ne parvinrent à s'endormir que vers trois heures du matin,
assez réconciliés pour retrouver le sommeil.
XII
\près avoir pris congé de ses visiteurs, Anna se mit à
arpenter les appartements de long en large. Ëile ne se dissi-
mulait pas que depuis un certain temps ses rapports avec les
hommes s'empreignaient d'une coquetterie presque involon-
taire, et s'avouait qu'elle avait fait son possible pour tourner la
tête à Levine; mais, quoique celui-ci lui eût plu, et qu'elle trou-
vât, comme Ritty, un rapport secret entre lui et Wronsky,
malgré certains contrastes extérieurs, ce n'est pas à M qu'elle
songea. Une seule et même pensée la poursuivait.
t Pourquoi, puisque j'exerce une attraction aussi sensible
sur un homme marié, amoureux de sa femme, n'en ai-je plus
sur lut? Pourquoi devient-il si froid? H m'aime encore cepen-
dant, mais quelque chose nous divise ! Il n'est pas rentré de la
soirée, sous prétexte de surveiller Yavshine. Yavshine est-il
un enfant? Il ne ment pourtant pas; ce qu'il tient à me prou-
ver, c'est qu'il prétend garder son indépendance; je ne le
conteste pas, mais qu'a-t-il besoin de l'cfûrmer ainsi? Ne peut-,
il donc comprendre l'horreur de la vie que je mène? cette
longue expectative d'un dénouement qui ne vient pas? Tou-
jours aucune réponse! et que puis-je faire? que puis-je entre-
prendre en attendant? Rien, sinon me contenir, ronger mon
ANNA KAÏIÉNINE 275
frein, me forger des distractions t Et qu'est-ce que ces Anglais,
ces lectures, ce livre, sinon autant de tentatives pour m'êtour-
dir, comme la morphine que je prends la nuitl Son amour seul
me sauverait l » dit-elle, et des larmes de pitié sur son propre
sort lui jaillirent des yeux.
Un coup de sonnette bien connu retentit, et aussitôt Anna,
s'essuyant les yeux, feignit le plus grand calme, et s'assit près
de la lampe avec un livre; elle tenait à témoigner son mécon-
tentement, non à laisser voir sa douleur. Wronsky ne devait
pas se permettre de la plaindre : c'est ainsi qu'elle-même pro-
voquait la lutte qu'elle reprochait à son amant de vouloir en»
gager. Wronsky entra, l'air content et animé, s'approcha d'elle,
et lui demanda gaiement si elle ne s'était pas ennuyée.
< Oh non, c'est une chose dont je me suis déshabituée. Stiva
et Levine sont venus me voir.
— Je le savais; Levine te plaît-il? demanda-t-il en s'asseyant
près d'elle.
— Beaucoup; Us viennent à peine de partir. Qu'as-tu fait
de Yavshine?
— Quelle,, terrible passion que le jeu! Il avait gagné
17 000 roubles, et j'étais parvenu à l'emmener» lorsqu'il m'a
échappé; en ce moment, il reperd tout.
Alors pourquoi le surveiller? — dit Anna relevant la tôt©
brusquement et rencontrant le regard glacé de Wronsky; —
après avoir dit à Stiva que tu restais avec lui pour l'empêcher
de jouer, tu as bien fini par l'abandonner?
— D'abord je n'ai chargé Stiva d'aucune commission, puis je
n'ai pas l'habitude de mentir, répondit-il avec la froide résolu-
tion de lui résister, et enfln j'ai fait ce qu'il me convenait de
faire. i
c Anna, Anna, pourquoi ces récriminations? « ajouta-t-H après
un moment de silence, tendant sa main ouverte vers elle, dans
l'espoir qu'elle y placerait la sienne. Un mauvais esprit la retint.
« Certainement tu as fait comme tu l'entendais, qui en doute;
mais pourquoi appuyer là-dessus? » répondit-elle, tandis que
Wronsky retirait sa main d'un air plus résolu encore.
« C'est une question d'entêtement, d'opiniâtreté pour toi,
dit-elle, il s'agit de savoir qui d'entre nous l'emportera. Si tu
savais combien, lorsque je te vois ainsi hostile, je me sens sur
le bord d'un abîme, combien j'ai peur de moi-même! » Et, prise
de pitié pour son triste sort, elle détourna la tête afin de lui ca-
cher ses sanglots.
2% ANNA ICAUfiNINK
« Mais à quel propos tout cela? dit Wronsky ôlîrayô de^
ce désespoir, et se penchant vers Anna pour lui prendre la
main et la baiser. Peux-tu me reprocher de chercher des dis-
tractions au dehors? Est-ce que je ne fuis pas la société des
femmes?
— U ne manquerait plus que cela!
— Voyons, dis-moi ce qu'il faut que je fasse pour te rendre
heureuse, je suis prêt à tout pour t'épargner une douleur! dit-
il, ému de la voir si malheureuse.
— Ce n'est rien, répondit-elle, la solitude, les nerfs; n'en
parlons plus. Raconte-moi ce qui s'est passé aux courses; tu
ne m'en as encore rien dit », fit-elle, cherchant à dissimuler
l'orgueil qu'elle éprouvait d'avoir obligé ce caractère absolu à
plier devant elle.
Wronsky demanda à souper et, tout en mangeant, lui raconta
tes incidents de la eourse; mais au son de sa voix, a son
regard de plus en plus froid, Anna comprit qu'elle payait la
victoire qu'elle venait de remporter, et qu'il ne lui pardonnait
pas les mots ; c J'ai peur de moi-même, Je me sens sur le
bord d'un abîme t. C'était une arme dangereuse dont il ne fallait
plus se servir; il s'élevait entre eux comme un esprit de lutte,
elle le sentait, et n'était pas maîtresse, non plus que Wronsky,
de le dominer.
Xlfl
Quelques mois auparavant, Levine n'aurait pas cru possible
de s'endormir paisiblement après une journée comme celle qu'il
venait de passer; mais on s'habitue à tout, surtout lorsqu'on
voit les -autres faire de même. Il dormait donc tranquille, sans
souci de ses dépenses exagérées, de son temps gaspillé, de ses
excès au club, de son absurde rapprochement avec un homme
jadis amoureux de Kitty, et de sa visite, plus absurde encore,
à une personne qui, après tout, n'était qu'une femme perdue.
Le bruit d'une porte qu'on entr'ouvrait le réveilla en sursaut;
Ritty n'était pas auprès de lui, et derrière le paravent qui divi-
sait la chambre, il aperçut de la lumière.
a Qu'y a»t-ii? Kiiiy, eat-cë toi"
— Cn n'est rien, répondit celle-ci apparaissant une bougie a
ANNA KAH&NINB 277
la mnin, et lui souriant d'un air significatif. Je me sens un peu
souffrante.
— Quoi? cela commence? steia-Ml effrayé, cherchant ses
vêtement» pour s'habiller au plus vite.
— Non, non, ce n'est rien, c'est déjà passé », dit-elle le rete-
nant de ses deux mains; et s'approchaut du Ht elfe éteignit J«
bougie et se recoucha. Levine était si fatigué que, malgré la
frayeur qu'il avait éprouvée en voyant sa femme apparaître
une lumière a ta main, il se rendormit aussitôt; quant aux
pensées qui durent agiter cette chère ùme, tandis qu'elle restait
ainsi couchée auprès de lui, dans l'attente du moment le plus
solennel qui pût marquer la vie d'une femme, il n'y réfléchit
que plus tard. Vers sept heures, KHty, partagée entre la crainte
de l'éveiller et le désir de lui parler, finit par lui toucher
l'épaule.
« Koslia, n'aie pas peur, ce n'est rien, mais je crois qu*il
vaut mieux faire chercher Llsavela Petrovna. » Elle ralluma la
bougie, et Levine l'aperçut assise dans son lit, s'efforçant de
tricoter, *
« Je l'en. prie, ne t'effraye pas, je n'ai pas peur du tout i, dit-
elle voyant l'air terrifié de son mari, et elle lui prit la main
pour la presser contre son cœur et ses lèvres.
Levine sauta à bas du lit, enfila sa robe de chambre, et,
toujours sans quitter sa femme des yeux, s'accabla des plus
amers reproches en se rappelant la scène de la veille. Ce cher
visage, ce regard, cette expression charmante qu'il aimantant,
lui apparurent sous un jour nouveau. Jamais cette âme candide
et transparente ne s'était ainsi dévoilée à lui, et, désespéré de
devoir s'en aller, il ne pouvait s'arracher, à la contemplation de
ces traits animés d'une joyeuse résolution.
Kilty aussi le regardait; mais tout à coup ses sourcils se
plissèrent, elle attira son mari vers elle, et se serra contre sa
poitrine, comme sous l'étreinte d'une vive douleur. Le premier
mouvement de Levine en voyant celte souffrance muette fut
encore de s'en croire coupable; le regard plein de tendresse de
Kitly le rassura ; loin de l'accuser elle semblait l'aimer davan-
tage et, tout en gémissant, ctreiîère de souffrir; il sentit qu'elle
atteignait à une hauteur de sentiments qu'il ne pouvait com-
prendre.
. 8 Va, dit-elle un momcnl après, je ne souffre plus; amène-
moi Lisavet» Pélrovna, j'ai déjà envoyé chez maman. » Et à son
grand étonnement Levine la vit reprendre son ouvrage après
278 ANNA KAuRKtNft
«voir aurniA «a foirnm* do chambra. Il la trouva luarrbnnt et
promut tlw disposition** pour l'arrottjïament do sa chambra,
Jorwiu'll rentra npra* H'tMro habillé à In hftto ot avoir fait atteler,
« Jo vain eue* lo docteur, J'Ai fait provenir la sage-femme»
no faut-il rie» du plu»? Ah oui, Dolly, »
Elle \vi regardait sans* écouter et lut Ht un geste de In main,
a Oui, oui, va t, fit-elle. Et pendant qu'il traveranll lo solo*
Il crut entendra uno plainte.
t C'cHt elto <|«î gémit! » tun^rt-t-JI, ot s» pi-onnnt la lato a
dtwxmafimll sa sauva 0» courant, «gaJtfnaur, ayex pltloda noua,
pardonnez-nou», aldex-jiousl » cliatilt-SI du fond du conir;et. lui,
J'inm'Mluliv no comialHannt plus ni acopllcJamo fil doute, Inw
qua Celui qui tenait eu son pouvoir «on omo «t son amour.
iu cheval notait pan attela; pour ne pu» pordro do louins ot
occuper aoa forces et son attention, tt partit pied dumumt
l'ordre au cocher do la auivro.
Au col» do la rua II aperçut un patU traîneau d'isvo.schm
arrivant au trot de son maigre cheval, ©1 amenant Llsavcla
l>ch«vnu ou manteau do velours, la tête enveloppe d'un eliftte.
• Dion merci! » murmura-t-ll, apercevant avec bonheur la
visage blond do la aage-lemmo devenu sérieux ot grave. Il *
courut au-devant do l'isvosehik ot l'arrêta,
« Pas plus dû doux heures? dit Lisavcta Petrovna; alors 110
pressez pas trop le docteur et prenez en passant de l'opium à
lu pharmacie.
— Vous croyet que tout se passera bion? demanda -t-ll. Que
Dieu nous aide! » Et, voyant arriver sou cocher, il monta en
traîneau ot so rendu chez le douleur.
XIV
te docteur dormait encore, et un domestique, absorbé par le
nettoyage de ses lampes, déclara que son maître s'étant couché
tard avait défendu de réveiller*
Levlne d'abord troublé finit par se décider à aller à la phar-
macie, se promettant de rester calme, mais de ne rien négliger
pour atteindre son but, qui était d'emmener le docteur. A la
pharmacie, on commença par lui refuser de l'opium avec autant
d'indifférence que te domestique du docteur eu avait eu à
AWNA KAHftNJNB £ft
réveiller «on mutlre; ievine Inaisio, nomma ta médecin qat
l'«nv»y»lt t In migH'mnroe, finit pur obtenir la iuédieamfifu t
mais, * bout do |HHionca, orrwlm la fiole don mtdnHdu ptmvrou-
doit qui S'étiquetait, I*onvolo»p9lt et lu towt W90 m som
exaspérant.
is docteur dormait toujours «t «otto fol» «on domotique
secouait les tapis. Résolu a garder «on sang-froid, taWne tira
alors un billet tlo dix raulrins do son portefeuille, et, le mettant
don* la mnin do l'inflexible serviteur, lui assura p pj* rF0
iMiltrlten no la g* -ondorolt pas, ayant promis do venir A toute
heure du Jour tiu do ia ««II. Combien m Pierre nmitrlteh, ai
f»alfri>lflntftt d'ordinaire, devenait aux yeux du I.evine un -or-
somiaga important!
lo domestique, que ces argument* convainquirent, ouvrit
«h»» un salon d'attente, «t Menti)! on entendu cIaim to pito
voisine le docteur tousser et répondre qu'il allait se lover. Trais
minutes ne s'étaient pas écoulées quo toviiio, boni do lui.
fwppRft à la porto do Ja chambre ft coucher.
t Pierre Omttritch, au nom du ciel» excusoa-moi. omis elle
souffre depuis plusde deux heures!
— Mo voilà, me voilà, — répondit le docteur, et nu sou do
su voix !.evine comprit qu'il souriait.
— Ces gens-té n'ont pus de cœur, pensa-t-il en ontondimt le
douleur fairo sa toilette : il peut tranquillement se peigner et se
laver quand une question de vie ou do mort e'agHo peut-être
en ce moment!
-* Bonjour, Constantin Dmttritch, dit lo docteur en entrant
paisiblement au salon ; que bo passe-t-ll donc? •
Levlne commença aussitôt un récit long et circonstancié,
chargé d'une foule do détails inutiles, en s'interrompent à
chaque instant pour presser le docteur do partir; aussi crut-il
que celui-ci se moquait de lui lorsqu'il proposa d'abord do
prendre du café.
« Je vous comprends, ajouta le médecin en souriant; mats
cioyex-moi, rien ne presse, et nous autres maris faisons triste
figure dans ces cas-là. Le mari d'une de mes clientes se sauve
d'habitude à l'écurie.
— Mais pensez-vous que cela se passe bien?
— J'ai tout lieu de le croire.
— Vous allez venir, n'est-ce pasf dit Levine apercevant le
domestique avec un plateau.
— Dans une petite heure.
280 *NNA KAttÈNINH
■ — Au nom du cloll
— ICI* bien, lalnsoa-moi prenrtro mon cafo ot j*y vais tout de
HtiitO, »
Mai», ou voyant lu docteur procéder flogmaliquement à son
déjeuner, Loviuc n'y tint plus,
« Jo nio suuve, dit-il; jurcz-mul de venir -dans un quart
d'home,
— Accordez-mot mm demi-heure.
— Parole d'honneur? i
Irfïvino trouva la princesse à la porto, Arrivant do sou «M, ot
tous duu* ao rciHllrant auprès do KfUy uprèsi s'être embrassés,
Ich larmes ans ymtx.
Depuis qu'on s'éveiilwnt H avait compris la situation, Lovino,
hlon «lôcitlô a soutenir tu courage do au tomme, s'était promis
do renfermer ses impressions et do contenir «on mur ô deux
mains; Ignorant la durée possible do cotte épreuve, H croyait
s'être Hxû un terme considérable en prenant tu résolution do
tenir bon pendant cinq heures. Mats, quand on rentrant nu bout
d'une heure il trouva Kitty souffrant toujours. In crainte do no
pouvoir résister au spectacle do ces tortures s'empara do lui,
ot II se prit à invoquer to oie) nlln do ne pas défaillir. Cinq
heures s'écouleront, l'état restait to mémo, ot, lo emur déchiré,
if vit sa terreur grandir avec les souftranees de Kitty; pou a
pou les conditions habituelles do lu vie disparurent, )n notion
du temps cessa d'exister, et, selon quosafommo se cramponnait
fiévreusement à lui, ou qu'elle lo repoussait avec un gémisse-
ment, les minutes lui semblaient des beurcs, ou les heures des
minutes. Lorsque la sage-tomme demanda de la lumière, il fut
tout surpris do voir le soir arrivé. Gommont cotte Journée avait-
elle passé? il tramait su le dire; tantôt il s'était vu auprès do
Kitty agitée et plaintive, puis calme, et presque souriante, cher-
chant ù le rassurer ; il se trouvait ensuite auprès de la prin-
cesse, rouge d'émotion, ses boucles grises défrisées, et fie
mordant les lèvres pour ne pas pleurer; il avait aussi vu Dolly,
le docteur fument de grosses cigarettes, la sago-femmo avec un
visage sérieux mais rassurant, fe vieux prince arpentant la
salle ù manger d'un air sombre. Les entrées, les sorties, tout
se confondait dans sa pensée; la princesse et Dolly se trou-
vaient avec lui dans la chambre de Kitty, puis tout à coup
ils étaient tous transportés dami un salon où une table servie
faisait son apparition. On l'employait 6 remplir des commis*
siens; il déménageait a v ec précaution des divans, des tables,
ANNA KAftÉNINR $81
et ikp|irpfiali qu'il venait do préparai* son propre lit |H»ur lu nuit.
On renvoyait demander quoique- clmsa nu doetour» et <soJui-eI
lut répondait ot lui pu liait dos dtanrdroa Impardonnable* do la
Uouma* ; lise, transportait «h*»* la prlnec»st% (lAcracttall uno Imago
sainte dans «m chambra avao t'aido d'une vieille camérfeta, y ttrl-
Atitt «no petite lampe, etcnlondattla vieille Imiunt le consoler do
c«t accident, «t l'encourager au sujet do sa femme, Comment
tout coUVéïalt-il arriva? Pourquoi la princesse* lui prenait-elle
ta main d'un nir do compassion? Pourquoi i Uolly cherehoil*
elle a la faire manger avec force raisonnements ? Pourquoi le
duetour lot-mimo lui oAralMI des |UhiU>s en le regardant gra-
vement?
II s» sentait don» la môme Atat marot qu'un an auparavant,
pré* du Ht do mort do Nicolas; l'atteinte do la douleur, comme
actuellement celle du bonheur» le tian»porinti au-dcssua du
niveau habituel do l'exlstonco, a des hauteurs, d'où il découvrait
dos sommets plus élevas cncoro, et son aine criait vers Olcu
avec la mémo simplicité, la mémo conlîanco qu'où lumps do
son on fonce»
* Sa vlo, pendant ces longues heures, lut sembla dédoublée;
uno moitié se passait nu pied t\n Ht do Kltly, l'autre du» lui,
dans son cabinet, à parler de choses Indifférentes; et toujours
un sentiment do culpabilité sNmiparalt do lui lorsqu'un gémis*
sèment arrivait à son oroiilo; il se lovait, courait alors vois h»
femme, se rappelait en chemin qu'il n'y pouvait rien, voulait
l'aider» la soutenir, et se reprenait à prier.
XV
tes bougies achevaient do brûler dans leurs bobèches, et
tevine assis prés du docteur l'entendait discourir sur le bliar-
latanismo dos magnétiseurs, lorsqu'un cri, qui n'avait rien
d'humain, retentit; il resta pêlrlflé sans oser bouger, regar-
dant le docteur avec épouvante* Celui-ci pencha la tète, comme
pour mieux écouter, et sourit d'un air d'approbation. Levlno
on était venu ft no plus s'étonner de rien, il se dit : c Cela
doit être ainsi »; mais pour s'expliquer ce cri il rentra sur
I. Municipalité,
28à ANNA KMIÉNINR
la pointe tlm picula dans la elwmbw dt> In roatodo, fivldom»
mont quoique ohoso du nouveau «'y passait; Il ta tveoiinut à lu
«ravo oxproaalon du v1h»k«» P»to do •» SflKO-fomiuo, qui ne
quittait pas des yeux Kitty. !.n pauvre petite tourna lu tôto vers
lui, et fthovchft tin hr mnht molle la main du «un mûri, qu'elle
pressa sur son front.
« Hosto, roHlo, Jo «'al pi» pour, dit-ollo d'une vol» saccada.
Maman, otez-mol mes» boucle» d'oreilles. Uaaveta Petrovim, ce
tiota bientôt fini, n'est-ce pas? •
'l'audit) qu'elle parlait encore, «on visage se défigura tout ft
coup, et lo iiiAmo «ri opuuvnnlnbto retentit.
!,ovino ho prit lu Mo a deux mains et ko nouvo de loch timbre,
« fin n'est rien, tout va bien >, lui murmura Dolly, Mal» on
avait btiau dire, Il savait ntaiiitomint que tout était perdu;
appuyé nu chambranle de la porte, il se demandait 8i m pou-
vait être Kitty qui poussait dos hurlemonts pareil*; Il no son-
geait a l'enfant que pour on avoir horreur; Il no demandait
mômo plu» a Dieu la vlo do sa femme, mais do mettra un
terme A d'aussi atroces souffrances.
« Docteur, mon Dieu, qu'est-co que cola veut dire? dft-il on
saisissant lo bras du docteur qui outrait.
— C'est la lin », répondit celui-ci d'un ton si sérieux qu'il
comprit que Kitty se mourait. No sachant plus que devenir, il
rentra dans la chambre a coucher, croyant mourir avec sa femmo,
et ne la reconnaissant plus dans la créature torturée qui gisait
devant lui. Soudain, les cris cessèrent : Il n'y pouvait croirai
On chuchota, avec des allées et venues discrètes, et la vJJi do
sa femme, murmurant avec une indéfinissable expression do
bonheur: < C'est «ni! t parvint Jusqu'à lui. Il leva la tôle; «l'A
le regardait, une main affaissée sur la couverture, belle d'une
beauté surnaturelle, et cherchant à lui sourire.
Les cordes trop tendues se rompirent et, sortant de ce monde
mystérieux et terrible où II s'était agité pendant vingt-deux
heures, Levine se sentit rentrer dans la réalité d'un lumineux
bonheur; il fondit en larmes, et des sanglots qu'il était loin de
prévoir le secouèrent si violemment qu'il se put parler* A
genoux près de sa femme, Il appuyait ses lèvres sur la main
do Kitty, tandis qu'au pied du lit s'agitait entre les mains de
la sage-femme, semblable à la lueur vacillante d'une petite
lampe, la faible flamme de vie de cet être humain qui entrait
dans le monde avec des droits à l'existence, au bonheur, et
qui, une seconde auparavant, n'existait pas.
ANNA KAnKNfNE W8
« Il vit, Il vit, nu eralRmu ik>o, oi (m 'Si un fiorçon • , entendit
Lovlna, pondant quo d'une» main trumbtanto Liauvoia Potvovna
frictionnait la dos du nouveau^.
* M«m«n, c'est bion vrai? » demanda Killy.
L& prineeaso no répondit quo par un sanglot.
Gomma pour Aloi' lo moindra dotilo A sa môro, unn voix
n'éleva au milieu du «ilonw général; ot wtto voix était un «ri
tant particulier, hardi, décidé, presque, impertinent, poussa
par (Ki nouvel étro humain.
Levino, quelques moments auparavant, mirait «ru sans lié»!*
talion, al quelqu'un te lui eût dit, quo Kltty émit mono, lui
«usai, quo ttuirn enfants étalent dus ongos, «t qu'il.-» tut ami-
valent on préHonuo do Uiou; et innlntennnt qu'il rentrait dans
lu réalité, il dut foira un prodigieux effort pour admettre qtm
su femme vivait, qu'elle ntinU Mon, ot quo m petit élro était
son «ta. Lo bonheur do savoir Kltty sauvée était immenso :
mais pourquoi eut enfant? d'où venait-Il? Gollo Idée lui parut
«JiHïcUo ù accepter, et il rut longtemps sans pouvoir s'y habi-
tuer.
XVI
Le vieux prince, Sorgo Ivanltch et Stépanc ArcndlévUch so
trouvaient réunis lo lendemain vers dix heures chez Lovino
pour y prendre des nouvelles de l'accouchée. Lovino se croyait
sépare de la veille par un Intervalle de cent ans; il écoutait
les autres parler, et faisait effort pour descendre jusqu'à eux,
sans les offenser, des hauteurs auxquelles El planait. Tout en
causant de choses indifférentes, IL pensait à sa femme, a l'état
de sa santé, à son fils, ù l'existence duquel il ne croyait toujours
pas. Le rôle de la femme dans la vie avait pris pour lui une
grande importance depuis son mariage, mats la place qu'elle y
occupait en réalité, dépassait maintenant toutes ses prévisions.
f Fais-moi savoir si je puis entrer », dit le vieux prince en le
voyant sauter do son siège pour aller voir ce qui se passait
chez Kltty.
Elle ne dormait pas ; coiffée de rubans bleus, et bien arrangée
dans son lit, elle était étendue, les mains posées sur la cou-
verture, causant à voix basse avec sa mère. Son regard brilla
<2W ANNA KAI^NINK
en voyant approcher son mari, son visogo avait la calme sur-
humain qu'on remarque clans lu mort, mais, nu Mou d'un
adieu, ollft soulmltftll I» lilonvenuo A un» vIo nouvelle, l/éma*
tion clo tovlno lut si vivo qu*ll détourna la tôlo.
« As- tu un pou dormi? demanda »l-ollo. Moi, j'ai sommeillé,
et ju ni» sans si bien I i
IA»xpresslon clo son visngo changea subitement an entendant
vagir l'enfant.
« DonneHe-moi, que jo lo montra a son |îom, tlU-oHo « la
fni^i'-fommo.
— Nous allons nous montrer *fês quo iiïhm aurons fuit notro
totlottc, i rôpumlit celle-ci en emmaillotant l'enfunt au pied (tu
lit.
tovîno regardu lu pimvro polit «vco du volas uflTarts pour ho
découvrir des sentiments paternels; il fut cependant pris do
pilté on voyant la saga-femme manier ces membres grêles, ci
lit un geste pour l'arrêter.
t SoyoK tranquille, dit celle-ci en rïnof , jo no loi ft»ral pas do
ntnl » ; et, après avoir arrange son poupon comme elle IVwten-
duit, elle lo présenta avec flcrtô eu disant : t C'est un enfant
superbe! •
Mais cet enfimt superbe* avec son visage rouge, ses yeux
bridés, su tête branlante, n'inspira ù Levlno qu'un sentiment
de pitié et de dégoût. Il s'attendait à tout outre cho.se, et se
détourna (midis que la sage-femme le posait sur les bras de
Kttly. Tout ù coup celle-ci se mit à tire, l'enfant avait pris le
sein.
« C'est assez maintenant », dit la sage-femme au bout d'un
moment, mais Uitty ne voulut pas ÏÛcficr son (ils, qui s'en
dormit près d'elle.
t ftegarde-le maintenant », dit-elle en tournant l'enfant vers
son père, au moment où lo petit visuge prenait une expression
plus vieillotte encore pour éternuer. Levine se sentit prêt ù
pleurer d'attendrissement; il embrassa sa femme et quitta la
chambre. Combien les sentiments que lui inspirait ce petit être
étaient différents de ceux qu'il avait prévus! H n'éprouvait ni
Ile lié ni bonheur, mais une pitié profonde, une mainte si vivo
que cette pauvre créature sans défense ne souffrit, qu'en lu
voyant éternuer il n'avait pu se défendre d'une joie imbécile.
ANNA KAllâNiNg $8$
XVI!
1,09 nftjitnw do Stopano. Arcndlo-vlfch traversent une phase*
critique; il avait dépensé les deux tiers do l'admit rapporte
par Ift vente du bois, et lo marchand nn voulait pins ricin
avancer; Holly, ptmr In première fois do sa vie, nvitit refusé
m sigiintm'o lorsqu'il gelait n#i do donner un ro^ii pour escomp-
ter U\ dernier tloro du payement : ollo voulait dorénavant ofllr*
nw bps droits sur sa fortuuo perganiMMIft*
I,m situation devenait fitolunrae, mais Stopnno Awadiévltch
no riilitibuall qu'A la mutile M de son traitement, et m repro-
chait, en voyant plusieurs du *m camarades occuper dt>s fonc-
tions rémunératrices, do s'endormir et de so laisser oublier.
Aussi so tnlMI en qtiAta do quelque bonne place bien rétri-
buée, et vers ta fin do l'hiver crut IVivoIr trouvée, (Votait
une do ces places, comme on en rencontre maintenant, variant
do mille h cliquante mille roubles do rapport annuel, et exi-
geant des aptitudes si variées, on môme temps qu'une activité
Kl extraordinaire, que, foute de trouver un homme astïefc riche»
ment doué pour la remplir, on se contente d v y mettre un fiommo
honnête* Stépaue ArcadiâvUch l'était dans toute la force du
tonne, selon la société moscovite, cor pour Moscou l'honnêteté
a deux formes ; elle consiste h savoir tenir tôto adroitement
aux sphères gouvernementales, aussi bien qu'ù ne pas frustrer
son prochain.
Ûblonsky pouvait cumuler cette position avec ses fonctions
actuelles, et y gagner une augmentation do revenus de sept a
dix mille roubles; mais tout dépendait du bon vouloir de deux
ministres, d'une dame et do deux Israélites qu'il devait aller
solliciter à Péfersbourg, après avoir mis en campagne les
influences dont il disposait à Moscou. Ayant en outre. promis ô
Anna de voir Karénine au sujet du divorce, H extorqua à Oolly
cinquante roubles, et partit pour la capitale.
Beçu par Karénine» ft dut commencer par subir l'exposé
d'un projet de réforme sur le relèvement des finances russes,
en attendant le moment de placer son mot sur ses projcls per-
sonnels et ceux d'Anna.
t C'est fort juste, dit-il lorsque Alexis Alexandrovftch, erré-
tant sa lecture, àta le pince-nez sans lequel il ne pouvait plus
$86 ANNA KAttfiNÏNK
lira» pour wjwrder son benu-frdre d'un air interrogateur ; c'est
fort juste dans U\ détail, mots ta prinelpu dirigeant do notw
époque n*ost-ll pas, un définitive, In liberté?
— hvt principe nouveau quo J'expose ombrasse également
celui do la liberté, répondit Aloxis Aloxandrovltcli en remettant
sort plnce-ne« pour indiquer dans hou élégant manuscrit un
passage concluant; car si je» réclama ta système protectionniste,
ce n'est pas pour l'avantage du polit nombre» mal» pour to bien
do tous, dm bassin classes comme des clashs élevées, et c'est
ta ce qu'ils no ventent pas comprendre, ojouia-t*il en' regar-
dant Oblousky par-dessus son plnce-nex, absorbés qu'ils sont
par lotira intérêts personnels, et si aisément satisfaits de phrases
creuses. •
Stépane Areadlévitc» savait que Karénine était art bout de
ses démonstrations lorsqu'il interpellait e&m qui supposaient
nux réformes qu'il élaborait; aussi ne chorcha»Ml pas à sauver
le principe do la liberté, et attendit-Il qu'Alexis Afexandrovltcl)
se tût, en feuilletant son manuscrit d'un air pensif.
c A propos, dit Obïonsky epres un moment de silence, Je to
prierais, dans le cas où tu rencontrerais Pomorsky, de lui dire
un mot pour mol; je voudrais être nommé membre do la
commission des agences réunies du Crédit mutuel ot des Che-
mins de fer du sud. » Stêpano Arcudiévitch savait nommer sans
se tromper la place à laquelle il aspirait.
« Pourquoi veux-tu cette place? • demanda Karénine, crai-
gnant une contradiction avec ses plans do réforme; mais le
fonctionnement de cette commission était si compliqué, et les
projets de réforme de Karénine si vastes, qu'on ne pouvait à
première vue s'en rendre compte.
« Le traitement est de neuf mille roubles, et mes moyens...,
— Neuf mille roubles 1 répéta Karénine, se rappelant qu'un
des points sur lesquels 11 Insistait était l'économie. Ces appoin-
tements exagérés sont, comme je le prouve dans ma brochure,
une preuve de la défectuosité de notre < assiette » écono-
mique.
— Un directeur de banque touche bien dix mille roubles, et
un ingénieur jusqu'à vingt mille; ce ne sont pas des siné-
cures.
— Selon mol, ces traitements doivent être considérés au
même point de vue que le prix d'une murdiundise, cl par
conséquent être soumis aux mêmes lois d'offre cl de demande;
or si je vois deux inférieurs également capables, ayant fait au
AIWA KARéNINK Wt
corps» loa mfimea études, recevoir l'un quarante mille rouuîon,
tandis q«o ftmtro ao coMonfo do doux mlJi»; et si d'outre |iari
Jo vola un tmssnvclt qui no possède aucune eoniiftlaaRiteo apétale,
dovenir directeur d'une banque ovee dos appointements pltonn*
menaux, Jo eoiictus qu'il y»lft un vice économique d'une
désastreuse Influence sur le service do l'État»
— Tu conviendras cependant qu'il o*t essentiel de fatra occu-
per cos postes par dos hommes hannâteB, interrompit Stépnnn
Aroadtâvitoit, appuyant sur co dernier mot.
— C'est un mérite négotir, répondit Alexis AlexAmlrovItcli,
Insensible « In HigHtlîcntton moscovite do ce terme,
— PalfMnol Io pialslr néanmoins d'en parier a i»omorsky.
— Volontiers, mal» il mo semble que fioïgarlno doit étro
plus influent,
— Boïgarine est bien dispos », se hiuo do diro OMnnskv
rougissant» on m rappelant avec un certain malaise In visité
qu'il nvalt faite Io mutin mémo û cet Inraolito, ©t la façon
dont lui» prince Oblonsky, descendant do Rurîek, avait ,ftdt
antichambre pour étro, nprés uno longue nttento, reçu avec
une politesse obséquieuse qui cachait mai Io triompho do liol-
gorine, fier do se voir sollicité par un prince.
Il avait presque essuyé un refus, mais no s'en souvenait
quo maintenant, tant il avait cherché à l'oublier, et on mu-
gissait involontairement.
XVIII
t 11 mo reste encore uno chose â le demander, tu devines
laquelle ; Anna.... », dit Stépane Arcodiévitch, repoussant les
Bouvenirs désagréables de sa pencée.
Lo visage do Karénine prit à ce nom une expression do
rigidité cadavérique.
t Que voulez-vous encore de moi? dit-il se retournant sur
son fauteuil et fermant son pince-nez.
— Une décision quelconque, Alexis Alcxnndrovlteh ; jo
m'adresse à toi , non comme — il allait dire au t mari
trompé » et s'arrêta pour articuler avec peu d'à -propos — s
l'homme d'Etat, mats comme ou chrétien, à l'homme de cœur
Aie pitié d'elle.
288 ANNA KAUÛNINJB
— . Dû quelle façon? domanda Karénine doucement.
— Kilo te ferait peine si tu la voyais; sa situation es;
cruelle.
— Je croyais», dit tout a coup Karénine d'uno vota perçante,
qu'Anna Arcadievna avait obtenu tout ce qu'elle souhaitait?
— Ne récriminons pas, Alexis Alexnndrovitch ; le passé ne
nous appartient plus; ce qu'elle attend maintenant, c'est lo
divorce.
— J'avais cru comprendre qu'an cas où je garderais mon
fils, Anna Arcadievna refusait le divorce? Mon silence équivalait
donc « uno réponse, car jo considère cette question comme
jngeo, dtt-H en s'nnimnnt do plus en plus.
— No nous échauffons pas, de grAce, dit Stépano Arcadié-
vitch touchant lo genou do son beau-frôro; récapitulons plutôt*
Au moment de votre séparation, avec une générosité inouïe,
tu lui laissais ton fils et acceptais lo divorce; elle s'est alors
sentie trop coupable envers toi, trop humiliée, pour accepter :
mais l'avenir lui a prouvé qu'elle s'était créé uno situation
intolérable.
— La situation d'Anna Arcadievna ne m'intéresse en rfen,
dit Karénine en levant les sourcils.
— Permets-moi de ne pas le croire, répondit Oblonsky avec
douceur; mais en admettant qu'elle ait, selon toi, mérité de
souffrir, le fait est que nous sommes tous malheureux, et que
nous te supplions de la prendre en pitié; à qui ses souffrances
profltent*eltes?
— En vérité, ne dirait-on pas que c'est moi que vous en
accusez?
— Mais non, dit Stépane Arcadiêvitch, touchant cette fois
le bras de Karénine comme s'il eût espéré l'adoucir par ses
gestes. Je veux simplement te faire comprendre que tu ne peux
rien perdre à ce que sa position s'éctaircisse. D'ailleurs tu l'as
promis; laisse-moi arranger la chose, tu n'auras pas à t'en
occuper.
— Mon consentement a été donné autrefois, et j'ai pu croire
qu'Anna Arcadievna aurait à son tour la générosité de com-
prendre....... (les lèvres tremblantes de Karénine purent à
peine proférer ces mots).
— Elle ne demande plus l'enfant, elle ne demande que le
moyen de sortir de l'imp ,se où elle se trouve ; le divorce
devient pour elle une q jstion de vie ou de mort; elle se
serait peut-être soumise, si elle n'avait eu confiance en ta pro-
ANKA KARENINE £89
messe, et st depuis six mots qu'elle est à Moscou ©Ils n'y
vivait dans )a ftevro do l'attente. Sa situation est celte d'un
condamne & mort qui aurait depuis a)& mots la conte au cou,
el no saurait s 1 !) doit attendra sa grûco ou ta coup MmtL Aie
pitié d'elle, et quant aux scrupules.,..
— Je ne parle pas de cela, interrompit Karénlno avec dégoût,
mais j'ai peut-être promis plus que je ne suis en mesure do
tenir,
— Tu refuses alors*
— . Jo no refuse jamais lo possible, mais je demande te
temps do réfléchir; vons professe; d*étro un libre-penseur,
mais mol qui suis croyant, je ne puis éluder I» loi chrétienne
* dans une question aussi grave*
— Notre Eglise n'admet-elle donc pas le divorça? s'écria
Stôpano Arcndlôvitch. sautant do son siège.
— Pas dans ce sons.
» Alexis Alcsandrovitch , je ne te reconnais plus! dit
Obtonsky après un moment do silence. Est-co toi qui disais
autrefois : • Après le manteau tt faut encore donner la robe »,
et maintenant.....*
— Je vous* serais obligé de couper court a cet ontretion, dit
Karénine se levant tout a coup, tremblant de tous ses mem-
bres.
— Pardonne-moi de l'affliger, répondit Obtonsky confus, et
lui tendant la main; mais il fallait bien remplir la mission dont
J'étais chargé, »
Karénine mit sa main dans celle de Stépane Arcadiévilcn et
dit après avoir réfléchi un instant :
c Vous aurez ma réponse définitive après-demain; il faut
que je cherche ma voie. •
XIX
Stépane Arcadfévitcfi allait sortir, lorsque le valet de chambre
annonça :
c Serge AlexeivHch.
— Qui est-ce? demanda Oblonsky; mais c*est Serge, flt-rt
se ravisant, et moi qui croyais qu'il s'agissait de quelque
directeur du département. Anna m'a prié de le voir, » pcnsa-HL
il. — 49
290 ANNA KAttâNINE
El fl se souvint do l'air craintif et triste dont Anna lui avait
dit : • Tu la verras* et iti pourra:* Bavoir ce qu'il fuit» où il est,
qui prend soin do lui. Et Stlva , si c'était possible, avec lo
divorce.....! » II avait compris Tardent désir d'obtenir la garda
do l'enfant; mais, après la conversation qu'il venait d'avoir,
c'était hors de question; Il n'en fut pas moins content do
revoir Serge, quoique Karénine ao fût hôte de lo prévenir qu'on
no lui parlait pas de aa mère,
i II a été gravement malade nprôs leur dernière enlravtie;
nous avons craint un moment pour sa vie; aussi, maintenant
qu'il s'est remis et bien fortifié aux bains do mer, ai-je suivi
lo conseil du docteur en le mettant en pension. L'entourage de,
camarades de son ftge exerce une heureuso Influence sur lui, il
va à merveille et travaille bien.
— Mais ce n'est plus un enfant, c'est vraiment un homme I »
s'écria Stépane Arcadiêvltch, voyant entrer un beau garçon ro-
buste, vêtu d'une veste d'écolier, qui courut sans aucune timidité
vers son père; Serge salua son oncle comme un étranger, puis on
le reconnaissant 11 se détourna, et tendit ses notes a son père»
c C'est bien, dit celui-ci, tu peux aller jouer.
— H a grandi et maigri et perdu son air enfantin, remar-
qua Stépane Arcadlévitch en souriant; te souviens-tu de mol?
— Oui, mon onclo i, répondit l'enfant, qui se sauva le plus
' vite possible.
Depuis un an que Serge avait revu sa mère, ses souvenirs
s'étaient peu a peu effacés, et la vie qu'il menait, entouré
d'enfants de son fige, y contribuait; il repoussait même ces sou-
venirs comme Indignes d'un homme, et, personne ne lui par-
lant de sa mère, il en avait conclu que ses parents étaient
brouillés, et qu'il devait s'habituer à l'idée de rester avec
son père; la vue de son oncle le troubla; il craignit de retomber
dans une sensibilité qu'il avait appris à redouter, et préféra ne
pas songer au passé. Stépane Arcadlévitch le trouva jouant
sur l'escalier en quittant le cabinet de Karénine, et l'enfant
se montra plus commun icatif hors de la présence de son père;
il se laissa questionner sur ses leçons, ses jeux, ses camarades,
répondit à son oncle d'un air heureux, et celui-ci, en admirant
ce regard vif et gai, si semblable a celui de sa mère, ne put
s'empêcher de lui demander :
t Te rappelles-tu ta mère?
— Non t, répondit l'enfant devenant pourpre, et son oncle
parvint plus à le faire causer.
ANNA. KAHÉNINK SOI
lorsque le précepteur trouva Serge une demi-heure après
sur l'oscalier, Il no put démêler s'il pleurait ou a J Ji boudait.
« Voua ôtes-vous fait mal¥demnnda-t-il.
— SI je m'étais toit mal, personne no s'en douterait, répondit
PenCant.
— Qu'avejt-vous donc?
— Bien; lassez-moi ; pourquoi no ma laiase-t-on pas tran-
quille; qu'est-ce que cela poui leur fairo si jo me souviens ou
ai j'oublie? » Et i'enftmt semblait délier te inonde entier.
XX
StépaneArcadlôvitch ne consacra pas son séjour à Pclersbourg
exclusivement à ses affaires; il venait, disait-il, * s'y remonter »,
car Moscou, en dépit de ses cafés chantants et de ses tram*
ways, n'en restait pas moins une espèce de marécage dans
lequel on s'embourbait moralement, Ko résultat forcé d'un
séjour trop prolongé dans cette eau stagnante était do s'y
abaisser de corps et d'esprit; Oblonsky lui-mémo y tournait
à l'aigre, se querellait avec sa femme, se préoccupait do sa
santé, de l'éducation de ses enfants, des menus détails du
service; Il en venait môme a s'inquiéter d'avoir des dettes 1
Aussitôt qu'il mettait le pied ù Pétersbourg, il reprenait
goût à l'existence et oubliait ses ennuis. On y entendait si
différemment la vie et les devoirs envers la famille! Le prince
Tchetchensky ne venait-Il pas de lui raconter, le plus simple-
ment du monde, qu'ayant deux ménages il trouvait fort avan-
tageux d'introduire son fils légitime dans sa famille de cœur,
afin de le déniaiser. Aurait-on compris cela a Moscou? Ici on ne
s'embarrassait pas des enfants à la façon de Lvof : fis allaient
à l'école ou en pension, et on ne renversait pas les rôles en leur
donnant une place exagérée dans fa famille. Le service de l'État
s'y faisait aussi dans des conditions si différentes 1 On pouvait
.se créer des relations, des protections, arriver à faire carrière!
Stépane Arcadiévitch avait rencontré un de ses amis, Bort-
niansky, dont la position grandissait rapidement ; il lui parla
de la place qu'il convoitait.
« Quelle singulière idée as-tu d'avoir recours à ces Juifs!
Ce sont toujours là de vilaines affaires.
Of)2 ANNA KAIUÎNINB
— J\il iwsoln d'argent; il faut trouver de quoi vivra.
— Mais no vis-tu donc pnsï
— Oui, mats* avec des dettes.
— En as-tu beaucoup? demanda Bortnlansky avec sympathie.
— Oh oui! Vingt mllto roubles! »
Bortniansky éclata do rire : « Heureux mortel ! J'ai un million
et demi do dettes I Je ne possède pas un sou, et, commo tu
peux t'en aperce voir, .je vis quand mémo, i
Cet exemple était confirmé par beaucoup d'autres,
Et commo on rajeunissait a Péterabourgl Stopnne Arcadiô-
vltcli y éprouvait le mémo sentiment que son oncle, le princo
Pierre, ô l'étranger.
« Mous ne savons pas vivre ici, disait ce jeune homme do
soixante on»; a Bade je me sens renaître, je m'égaye n dîner,
les femmes m'intéressent, je suis fort et vigoureux. Rentré en
Russie pour y retrouver mon épouso, et ô la campagne encore,
je tombe à plut, je ne quitte plus ma robo de chambre. Adieu
les jeunes beautés I je suis vieux, je pense u mon salut. Pour
me refaire, H fuut Paris, i
Lo lendemain de son entrevue avec Karénine, Stôpano Arat-
dlôvltch alla voir Betsy Tverskoï, avec laquelle ses relations
étaient assez bizarres. Il avait l'habitude de lui faire la cour en
riant cl de lui tenir des propos assez lestes ; mais ce jour-la, sous
l'influença de l'air de Pétersbourg, il se conduisit avec tant do
légèreté, qu'il fut heureux do voir la princesse Mlagkaïa Inter-
rompre un tôteà-tôto qui commençait a le gêner, n'oyonl
aucun goût pour Betsy.
c Ah! vous voilù, dit la grosse princesse en l'apercevant,
et que fait votre pauvre sœur? Depuis que des femmes qui
font cent fois pis qu'elle lui jettent la pierre, je l'absous com-
plètement. Comment Wronsky ne m'a-l-il pas avertie de leur
passage a Pétersbourg? J'aurais mené votre sœur partout.
Faites-lui mes amitiés et parlez-moi d'elle.
— Sa position est fort pénible, • commença Stépane Arca-
dièvitch.
Mais la princesse, qui poursuivait son idée, l'Interrompit :
c Elle a d'autant mieux fait que c'était pour planter là cet imbé-
cile, — Je vous demande pardon, — votre beau-frère, qu'on a
toujours voulu faire passer pour un aigie. Moi seule ai toujours
protesté, et l'on est de mon avis, maintenant qu'il g'usl lié
avec la comtesse Lydie et Laadau. Gela me gêne d'être de
l'avis do tout le monde.
ANKA RAltÊNINB 2&8
— . Voua allez peut-être mVnpHqtior wna dnlgmo : hlor, A
propre du divoroe, mon bnau-fràw m'a dit qu'il no pouvait
nto donner do réponse avant d'avoir réflôohl, et en matin Jo
reçois une invitation do Lydio Ivanovna pour passer la
soiré®?
— C'est bien cela, s'écria la princesse enchantée : Ils consul-
teront Landau.
— Qui est Landau f
— Comment, vous no savez pas? Le fameux Jules Landau, la
ehirmyant? Voilà co que Ton gagm a vlvro en province!
Landau était commis de magasin. a Paris; il vint un jour ches
un médecin, s'endormit dans le salon do consultation, et pon-
dant son aammeil donna les conseils les plus surprenants nus
assistants. La feramo do Youri Milidlnslty l'appela mtprès do
son mail malado; selon mol II no lui a fait aucun bien, car
Milidinsky resta tout aussi malade quo devant, mais sa feinma
et lui sont toqués do Landau, font promené partout ù leur
suite* et l'ont amené en Russie. Naturellement on s'est jeté sur
lui ici; il traite tout lo monde, il a guéri la princesse Ses*
soubof, qui, par reconnaissance, Ta adopté.
« Corn mont cela?
— Je dis bien adopté; I! ne s'appelle plus Landau, mois
prince Bessoubof. Lydie, que J'aime du rosto beaucoup malgré
sa tête à l'envers, n'a pas manqué de su cotfl'er do Landau, et
rien de ce qu'elle et Karénine entreprennent ne se décide sans
l'avoir consulté; lo sort de votre sœur est donc entre les mains
do Landau, comte Dcssoubof. »
XXI
»
Après un excellent dîner chez Bortniansky, suivi de quel*
ques verres do cognac, Stépano Arcadiévitch se rendit chez la
comtesse Lydie un peu plus tard qua l'heure indiquée.
t Y a-t-il du monde chez la comtesse? demanda-t-ll au
suisse en remarquant auprès du païetot bien connu de Koré
nine un bizarre manteau à agrafes.
— Alexis Alexandrovitch Karénine et le comte Bessoubof,
répondit gravement le suisse.
— La princesse Miagkaïa avait raison, pensa Oblonsky en
§94 ANNA KAltâmNK
montant Poseallw; cVat une fommo n cultiver, que la prïn«
eosse; elloniino ffiande influence, «t pourrait iiotil-Olro dlvo un
mol h Poniorsky. •
La nuit n'élnit pas oneore vonuo, mais dons le pMU salon clo
la comtesse Lydie les stores étaient hiiisson , et elhwmonip,
«sslse près d'unn Intito âclulrta pur uno lump», causait n voix
liftSHO avec Knr^nliiOj tondis qu'un homme pale et maigre, awa
dos jambes grtMoa et une lournura fémlnlnn, do long* ctmvonx
retombant sur le c«1l«t do sn redingote, ut do beaux yeux bril-
lants, m tenait fc r«iilr«s bout do la pléeo, oxiimliinitt les por-
traits suspendus nu mur. ûblonsky, après «voir mIho la
maîtresse do la maison, ko retourna involontairement pmir
ttxnmlnor ce singulier personnage.
« Monsieur Landau, « dit lit comtesse doucement til uveû mm
précaution qui frappa Oblonsky.
Landau s'approcha aussitôt, pana m main humide dnna colto
d'Ohlonsky, auquel la comtesso le présenta, et reprit son posto
prés des portrait». Lydie Ivnnovnn m Karénine échnntforent un
regard.
« Je suis très heureuse de vous voir aujourd'hui, dit In
comtesse n Oblonsky, on lui désignant un siège, Vous remar-
quez, njnutn-t-ello a mi-voix, que je vous Toi présente nous le
nom de Landau, mais vous savez qu'il ho nomme comte Ues-
soubof? Il n'aime pas co titro.
— On m'a dit qu'il avait guéri In princesse Dossoubof?
— Oui; elle est venue me voir aujourd'hui, dit la eomtesse
en s'adrossant û Karénino, et fait pitié à voir; cette séparation
lui porte un coup affreux I
— Le départ est donc décidé?
— Oui, il va à Paris, Il a entendu une voix, dit Lydie
Ivanovna regardant Oblonsky.
— Une voix! vraiment! répéta celui ci, sentant qu'il fallait
user d'une grande prudence dans une société où se produi-
saient d'aussi étranges incidents.
— Je vous connais depuis longtemps, dit la comtesse à
Oblonsky après un moment de silence : c Les amis de nos amis
sont nos amis » ; mais pour être vraiment amis, H faut se
rendre compte de ce qui se passe dans l'urne de ceux qu'on
aime, et Je crains que vous n'en soyez pas là avec Alexis
Alexandrovitch. Vous comprenez ce que Je veux dire? fit-elle
en levant ses beaux yeux rêveurs ver» Stépane Arcodiévitch.
— Je comprends en partie que la position d'Alexis Atcxan-
ANNA KAflÉMNB 295
drovitelw,, râpiinrilt OManaky no «ampiroMnl pas du tout m
«lésiroux do rostor dans* toa genéi'AlUto.
— Oli i Je fmpmlo pna dos dtimHWUf ut» extérieure,., dit tfra*
vomont In comtesse, huIvahI d'un regard tondre Kménlno qui
allait lovftpmir rejoindra Landau; c'est l'âme qui «fit ctuutgéi),
et Jo crains fort qtio voua n'ayex pu» sHfttatunmcnt réftécttl a
lu porté» do celle transformutUm.
— Nous avons toujours été mu!», et Je puis mo llgorar
maintenant on traits généraux,., «tic Olilonsky, rAfKinilniit au
regard profond do In comtmao par un regard «weitsimt, knit
on songeant A celui «tos doux ministres aii|ir^A duquel «Ho
pourrait lu plus «ritcacement in snrvir.
<— Cette transformation no saurait porter atteinte n sim
imiottr pour to prochain, nu contraire, «H» J'élève, l'épuro;
mois jo crains quo vous ne compreniez pus.
— • Pas tout a fuit, Gomtcssa; «on mollteur....
-- Ouf, son malheur est devenu In enuso tto «on bonheur,
pttlft(|iio so» «mur s'est éveillé ft Lui i, dit-elle en plongeant ses
yeux pensifs dans ceux de son lnlerlt.tcut«iir,
< Jo crois' qu'on pourra ta prier de parler h loua lu» doux i,
pon»» Oblonsky.
« Certainement, comtesse, mais ce sont do ces questions In-
times qu'on iru.so pas olwrdor.
— Au contraire, nous devons nous entr'oldor.
— Suns aucun doute, mat» les différences do conviction, et
d'olllours.,. III Oblonsky avec son sourira onctueux.
— Je crois qu'il va s'endormir 1, dU Alexis Alexaudroviien
«'approchant do la comtesse pour lui parler à voix basse.
Stopanc Arcadiévitch se retourna; Londau s'était assis prés
<tû la fenêtre, le bras appuyé sur un fauteuil, et la tête baissée;
il la releva ci sourit d'un air enfantin en voyuut tes regards
tournés vers lut.
t Ne faites pas attention, dit la comtesse avançant un siège
a Karénine. J'ai remarqué que les Moscovites, les hommes
surtout, étaient fort Indifférents en matière de religion.
— J'aurais cru le contraire, comtesse.
— Riais vous-même, dit Atexfs Alcvandrovitch avec son sou-
rire fatigué, vous me sembiez appartenir à la catégorie des
indifférents?
— Est-il possible de Pétrel s'écria Lydie ïvanovna.
— Je suis plutôt dans l'attente, répondit Oblonsky avec son
plus aimable sourire, mon heure n'est pas encore venue. »
298 ANNA KAUÈNINB
Km-Anlmt et In cromtosso «p rpgtmlorout
« Nous no pouvons Jtmiuta commtti'o noiro luuuo, ni nous
crolro prêts, tïlt Aloxin AkwuuIrovMoh ; la grAc-o m» frappe uns
toujours lopins «llRrio, témoin Piiill.
— I*«h «ncoro, murmura lu wmtflsw suivant dos yeux la»
mouvements du Français qui allait rapproché.
*— Mo parmettei^vous d'éeouter? deroniula«t-ll.
— Certainement, nous no voulions pas vous gêner; preme*
pince, dit la comtesse tendrement.
•— f/ossotitlof fut do no pas former Ips voit* à la lumléro,
continua AIaxIh Atexnmlrovllclt,
— Kl quel Itonlioiir rTéprouve-t-on pn» fi tuwtii* sa présence
constante don» notre Amol
— (tu pâti liiaMiaurtUisûimmt élro innopalifa dit s'élever ù
iiiio hauteur semblable, dit Stépnno Arcudlavltcli, convaincu
quo les hauteurs religieuses n'étaient pus sou fuit, mais crai-
gnant d'Indisposer une porsontio qui pouvait parler à i»o-
morsky.
— Vous vouio* dire quo le' poché noua on empêche? Mais
c'est uno Idée fausse, to pôchô n'existe plus pour celui ipd
croit.
— Oui, mots lo fol sans las onuvres n'c&t*elle pas lettre
morte? dit Stépano Arcadiévitch, se rappelant cotto phraso do
son catéchisme.
— Lo voilà ce fameux pnssago do l'épltrc do saint Jacques qui
a fait tant de mol ! s'écria Karénine on regardant la comtesse,
comme pour lut rappeler do fréquentes discussions sur ce
sujet. Que d'âmes n'oura-t-il pas éloignées do la foil
— Ce sont nos moines qui prétendent se sauver par tes
œuvres, tes jeûnes, les abstinences, etc., dit la comtesse d'un
•ir do souverain mépris.
— Le Christ, en mourant pour nous, nous sauve par la foi,
reprit Karénine.
— Vous comprenez l'anglais? demanda Lydie Ivanovna, et
sur un signe affirmatif elle se leva pour prendre une brochure
sur une étagère.
— Je vois vous lire c Safo and liappy i ou i Undcr the
wlng! > dit-elle en Interrogeant Karénine du regard. C'est
très court, ojouta-t-elle en venant se rasseoir. Vous verrez le
bonheur surhumain qui remplit l'âme croyante; ne connaissant
plus la solitude, l'homme n'est plus malheureux. Connaissez*
vous Mary S&nine? vous savez son malheur? Elle a perdu sua
ANNA KAKÉNINB 397
fils unique! Eli bien, depuis quVIto n trouvA sa vote, son déses-
poir s'est olittii^à ou consolation; ollo remerelo Dion do la inurt
tlo son cmuint. Toi est lu liontieur uuo donne If» roi !
— * OU oui! certainement... > murmura Stépana Amidlovlteh,
heureux do puitvoir se taire pondant In k'Ctiue, et de ne pas ris-
quer Ainsi do comprarnottro ses nnoires,
« Je ferai mieux do no rien demander aujourd'hui i» |inn»R-ML
i Cela voua ennuiera, dit la comtesse n Landau, car vous no
mvwt pas l'anglais,
• Oliî Jo tuwipromlraf, * répondit colui-tïi nww un mûrira,
Alexis AloxnudrovUcli et In comtesse se regarderont et In
locttiro commença,
XXII
Stepnne Arcndtôvitch «"tait fort perplexe; âpre"» In monotonie»
do In vio moscovite, eotlo do Pctersbourg offrait dos contrasta*
il vifs qu'il on était troublô; il aimait In vorietô, moi» l'etU pro-
férée plus conforme A ses habitudes, et se sentait égare dans
cette sphèro absolument étrangère; tout en écoutant ta lecturo
et en voyant les yeux do Landau fixe» sur lui, îl éprouva uno
cor (ai no lourdeur do tôto. Los pensées \m pins diverses so
pressaient dans son cerveau sous Eo regard du Français, qui
lui semblait a la fois naïf et rusé. « Mary Sanino est heureuse
d'avoir perdu son flls... Ali! si je pouvais fumer!... Pour Cite
sauvôll suffit do croire. Les moines n'y entendent rien, mais
lu comtesse to sait bien... Pourquoi ai-jo si mal a la tâte?
Est-ce à cause du cognac ou de l'étrangcté de cette soirée? Je
n'ai rien commis d'incongru jusqu'ici t mais je n'oserai rien
demander aujourd'hui. On prétend qu'elle oblige à réciter des
prières, ce serait par trop ridicule. Quelles inepties lit-elle là?
Mois, elle a un accent excellent. Landau Bcssoubof, pourquoi
fiessoubof 1 » Ici if se surprit dans ia mâchoire un mouvement
qui allait tourner au bâillement; il dissimula cet accident en
arrangeant ses favoris, mais fut pris de la terreur do s'en-
dormir et peut-être do ronfler. La voix de la comtesse parvint
jusqu'à lui, disant < ii dort t, et il tressaillit d'un air coupable;
ces paroles se rapportaient heureusement à Landau qui dor-
mait profondément t ce qui réjouit vivement la comtesse*
298 ANNA KAW&NJNB
i Mon oint, dit-elle, appelant ainsi Karénine dans l'enthou-
siasme du moment, donnez-lui la main. Chut », flt~ello a un
domestique qui entrait pour. In troisième fois nu salon avec un
luessugo.
tandnu donnait, ou feignait de dormir, la toïo appuyée au
dossier do son fauteuil, et faisant de faibles gestes avec sa main
posée sur ses genoux, comme s'il eut voulu attrapai» quelque
chose, Alexis Alexnndroviteh mit la main dans celle du dur*
meiir; Oblonsky, complètement réveillé, regardait tantôt l'un,
tantôt l'autre, et sentait .ses idées s'embrouiller de plus en
plus.
i Que la personne qui est arrivée la dernière, eollo qui
demande, qu'elle sorte, qu'elle sorte.., murmura le Français
sans uuvi'U' Je» yeux.
— Vous mVKeuBore!!, mais voua entendez, dit la comtesse ;
revenez a dix heures, mieux encore demain.
— Qu'elle sorte 1 répéta le Français avec impatience,
— C'est mal, n'est-ce pas? i demanda Oblonsky ahuri ; et sur
un signe afllrmatif II s'enfuit sur la pointe des pieds, et se
sauva dr.ns In rue commo s'il eût fui une maison pestiférée.
Pour reprendre son équilibre mental, il causa et plaisanta lon-
guement avec un isvosehlk, se lit conduire au théâtre français,
et termina sa soirée ou restaurant avec du chnmpagno. Malgré
tous ses efforts, le souvenir do cette soirée l'oppressait.
En rentrant chez son onele Oblonsky, où il était descendu, Il
trouva un billet de Ilotsy, rengageant h venir reprendre l'en-
tretien interrompu le matin, ce qui lui fit faire la grimace. Un
bruit de pas sur l'escalier l'interrompit dans ses méditations, et
lorsqu'il sertit do sa chambre pour se rendre compte de ce
tapage, Il aperçut son oncle, si rajeuni par son voyage à
l'étranger, qu'on te ramenait complètement ivre.
Oblonsky, contre son habitude, ne s'endormit pas aisément; ce
qu'il avait vu et entendu dans la journée le troublait; mais la
soirée de la comtesse dépassait le reste en élrangeté.
Le lendemain II reçut de Karénine un refus catégorique au
sujet du divorce, et comprit que cette décision était l'oeuvre
du Français et des paroles qu'il avait prononcées pendant son
sommeil vrai ou feint.
ANNA KAÏIÊMNK $09
XXIII
filon no compliqua autant tes détail* do la vie qu'un manque
d'accord ontro époux; on volt dos familles on aublr les
fAfîlioiiscsi conséquences au point do demeurer dos années
enltéros dans un lieu déplaisant et Incommode, par «ntto dos
difficulté* quo In molndro rténlslu» à prendre pourrait soulever.
Wronsky et Annn on étalent KY : lo» arbres dos boulevards
avalent eu lo temps do so couvrir do fouilles, et les feuilles do
8« ternir de poussière, *|«*IIr restaient encore a Moscou» dont lo
séjour leur était odieux » tous doux. Et cependant aucune cause
grave do mésintelligence n'existait entre eux, on dehors do
cette Irritation latento qui poussait Anna u do continuelles
tentatives d'explication, et Wronsky a lui opposer une réserve
glaciale. Do jour en jour l'aigreur augmentait; Anna consi-
dérait l'amour comme lo but unique do la vlo do son immnt,
et no comprenait celui-ci qu'A co point do vue; mais ce besoin
d'olmcr, Inbérent A la nature du comte, devait «o concentrer
sur eîlo soûle, sinon elle lo soupçonnait d'infidélité, et dan»
son aveugle jalousie s'en prenait a toutes les femmes. Tantôt
elle redoutait les liaisons grossières, accessibles ù Wronsky en
qualité de célibataire, tantôt elle se méfiait des femmes du
monde, et notamment do la Jeune fille- qu'il pourrait épouser
dans le cas d'une rupture. Celte crainte avait été éveillée dans
son esprit pur une confidence imprudente du comte, celui-ci
ayant blâmé, un jour d'abandon, le manque de tact de sa mère,
qui s'était imaginé de lui proposer d'épouser la jeune prin-
cesse Sarokine. La jalousie amenait Anna a accumuler les
griers lc9 plus divers contre celui qu'au fond elle adorait :
c'était lui qu'elle rendait responsable de leur séjour prolongé à
Moscou, de l'incertitude dans laquelle elle vivait, et surtout
de sa douloureuse séparation d'avec son fils. De son coté,
Wronsky, mécontent de la position fausse dans laquelle Anna
avait trouvé bon de s'oplnialrcr, lui en voulait d'en aggraver
encore les difficultés de toutes façons. S'il survenait quelque
rare moment de tendresse, Anna n'en éprouvait aucun apaise-
ment, et n'y voyait, de la part du comte, que l'affirmation
blessante d'un droit.
Le jour baissait. Wronsky Assistait à un dîner de garçons, et
300 ANNA KAWfcNINR
Anna allait réfugiée pour rattondro dans lo caliinot tic travail,
on lo bruit do la rua l'incommodait mol «h qua Uiin» lo rosto
do roppartornont.
Elle marchait do Ion» on Inrçrn, ropassant dons m mémoire»
lo sujet do Icui' damier dissentiment, s'ôtonnant ollo-mémo
qu'une cause aussi futllo oût dégénéré en uno scène pénible.
A propos do la protégée d'Anna, Wi-onsky avait tourna en
ridicule les gymnases do femmes, prétendant que les sciences
naturelles semionl d'une médtoero utilité a eatto enfant. Anna
nvait aussitôt appliqua colto critique a ses propres occupations,
et, oiïn do piquer Wronsky n son tour, avait répondu :
t Jo no complais cortes pas sur votre sympathie, mais
jo mo croyais on droit d'attendre mieux do voire délica-
tesse, 1
to comte avait rougi et, pournehoverdo froisser Anna, s*était
permis do dire :
« J'avoue que jo no comprends rien & votre engouement
pour cette petite fille; il 1110 dépinft, jo n'y vois qu'une a f! co-
tation, t
L'observation était dtiro et Injuste, et ello s'attaquait aux
laborieux efforts d'Anna pour so créer un© occupation qui
l'aidât à supporter sa triste position.
« 11 est bien malheureux que les sentiments grossiers et
matériels vous soient seuls accessibles i, avait-elle reparti en
quittant la chambre.
Cette discussion no fut pas reprise; mats tous deux sentirent
qu'ils n'oubliaient pas; une journée entière passée dans la soli-
tude avait cependant fait réfléchir Anna, et, malheureuse do la
froideur de son amant, elle prit la résolution do s'accuser elle-
même, afin d'amener à tout prix une réconciliation.
f C'est mon absurde jalousie qui mo rend irritable; mon
pardon obtenu, nous partirons pour la campagne, et là Jo mo
calmerai, pensa -t-clle. Je sais bien qu'en m'aceusant d'affecter
de la tendresse pour une étrangère, il me fait lo reproche do
ne pas aimer ma fille. Hé, que sait-il de l'amour qu'un enfant
peut Inspirer? Se doutc-t-il de ce que je lui ai sacrifié en
renonçant à Serge? S'il cherche à me blesser, c'est qu'il ne
m'aime plus, qu'il en aime une autre i Mais, s'arrétant sur
celte pente fatale, elïo fit effort pour sortir du cercle d'idées qui
l'affolait, et donna l'ordre de monter ses malles, afin de com-
mencer ses préparatifs de départ. Wronsky rentra à dix
heures.
ANNA KAÏUiNINB SOI
XXIV
t Votre dtner n-MI roulai? demanda Amin, allant mi-dovant
du eamto d'un air conciliant*
— Commet Ils rougissent d'ordinaire, répondu celui-ci,
remarquant aussitôt cette disposition «tosprit fnvombto, Quo
vois-jo, on emballe! njoutu-UI on iiporcovont les malles. Voilà
qui est gentil t
•— Oui, mieux vaut nous en aller; ta promenade quo J'ai
faite aujourd'hui m'a donné lo désir dû retourner a In cam-
pagne. D'ailleurs nous n'avons rien qui nous retienne Ici,
— Je no demande qu'A partir; fûts servir lothé pendant quo
Je change d*hahlt. Jo reviens a l'instant. •
L'approbation relative au départ avait été donnée d'un ton
de supériorité blessant; on aurait dit quo lo comto parlait t'i un
enfant gâte dont ft cxcusnlt les caprices; to besoin do lutter ho
réveillu aussitôt dans le cœur d'Anna; pourquoi so ferait-clto
humble devant eetto arrogance? Elle so contint cependant, et
quand il rentra, elle lui raconta avec calme tes incidents de la
Journée et ses plans de départ.
t Je crois quo c'est une inspiration, dit-elle; au moins cou-
peral-je court à cette éternelle attente; je veux devenir indiffé-
rente à la question du divorce. N'est-ce pas ton avis?
— Certainement, répondit-il, remarquant avec inquiétude
l'émotion d'Anna.
— nacontc-mol à ton tour ce qui s'est passé à votre dîner,
dit-cllo après un moment de silence.
— Le dtner était fort bon, répondit le comte, et il lui nomma
ceux qui y avaient assisté; a la suite nous avons eu des régales,
mais comme on trouve toujours à Moscou le moyen do se
rendre ridicule, on nous, a exhibé la maîtresse de natation de
la reine de Suède.
— Comment cola? Elle a nagé devant vous? demanda Anna,
se rembrunissant.
— Oui, et dans un affreux costume rouge, c'était hideux.
Quel jour partons-nous?
— Peut-on imaginer une plus sotte invention? Y a-t-il
mialqtie riiftftft rlft npéeUil rîana aa façon de nager?
802 ANNA KAÏUSNIKS
— Pas du tout, estait simplement absurde. Alors lu as
tlxè )o départ? «
Anna secoua In tête comme pour on chasser une obsession
i Lo plus tôt aura le mieux; jo crains de n'être pas prête
demain; mais après-demain.
— Après-demain est dimanche. Je serai obligé d'aller chez
maman, — Wronsky se troubla involontairement en voyant les
yeux d'Anna User un regard soupçonneux sur lui, et ce troubla
miginonta In méfiance de celle-ci; elle oublia la maîtresse de
natation de la mine do Suédo pour ne plus s'inquiéter que do
la princesse SaroKlne, qui habitait aux environs do Moscou avec
la vieille comtesse,
— No poux-tu y aller domain?
— C'est impossible, à cause d'une procuration ijuu je dois
foire signer a ma môro, et do l'argent qu'elle doit me remettre.
— Alors nous no partirons pas du tout,
— Pourquoi cela?
— Dimanche ou jamais.
— Mais cela n'a pas le sens commun I s'écria Wronaky
étonne,
— Pour toi, pane que tu ne penses qu'à toi, et quo tu ne
veux pas comprendre ce quo je soullro ici. Jane, le seul être
qui m'intéressât, tu as trouvé moyen de m'accusev d'hypocrisie
ù son égard 1 Selon toi je pose J'affecte des sentiments qui n'ont
rien de naturel. Je voudrais bien savoir ce qui pourrait être
naturel dans la vie que je mènei »
Elle eut peur de sa violence, et ne se sentait pourtant pas la
force de résister à ta tentation de lui prouver ses torts.
« Tu ne m'as pas compris, reprit Wronsky : j'ai voulu dire
quo celte tendresse subite ne me plaisait pas.
— Ce n'est pas vrai, el pour quelqu'un qui se vante de sa
droiture....
— Je n'ai ni l'habitude de me vanter ni celle de mentir, dit-il
réprimant la colôçe qui grondait en lui; e. je regrette foi t
que lu ne respectes pas...
*— Le respect a été inventé pour dissimuler l'absence do
l'amour; or, si tu ne m'aimes plus, tu ferais plus loyalement
de l'avouer.
— Mais c'est intolérable 1 cria presque le comte, «'approchant
brusquement d'Anna; ma patience a des bornes, pourquoi In
mettre ainsi & l'épreuve? dit-il contenant les paroles améret
prêtes à lui échapper.
ANNA KAllBNmG 303
— Qno voutovotm dire par la? demnnda-t-dle, épouvantée
du regard haineux qu'il tourna vers elle,
— C'est mol qui voua demanderai ce quo vous prétende»
de mol !
— Qua puis-jo prétend re, si ce n*ost do n'être pns nban-
donnôo eamm vous avez l'intention de le faim? Au reste, lu
question est secondaire. Je veux être aimée, et ai vous no
m'aimez plus, tout est fini. »
Ella se dirigea vers In porto.
t Attends ! dît Wronaky en In retenant par ïo feras : do quoi
a'aglMt entre noua? Jo demande a no partir que dans trois
Jours, et tu réponds a cola que jo mens et que je suis un
malhuimèto homme*
— Oui et |o lo répète ; un homme qui me reproche les sacri-
fices qu'j) m'a faits (c'était une allusion à d'anciens griefs) est
plus que malhonnête» c'est un être sans cajur.
— Décidément, ma patience est a bout, i dit Wronsky, et II
la laissa partir.
Anna rentra dans sa chambre d'un pas chancelant et s'ofluissa
sur un fauteuil.
i II me hait, c'ost certain; il en aime une outre, c'est plus
certain encore ; tout est fini, il faut fuir; mais comment? »
les pensées les plus contradictoires l'assaillirent. Où aller?
chez sa tante qui l'avait élevée? chez Dolly, ou simplement à
l'étranger? Cette rupture serait-elle défini tivo? Que faisait-il dans
son cabinet? Que diraient Alexis Alexandrovitch et le monde
de Pétersbourg? Une idée vague, qu'elle ne parvenait pas à
formuler, l'agitait; elle se rappela un mot dit par elle & son
«|ari après sa maladie: « pourquoi ne sut s-jo pas morte 1 > et
aussitôt ces paroles réveillèrent le sentiment qu'elles avaient
exprimé jadis» c Mourir, oui, c'est la seule manière d'en sortir;
ma honte, te déshonneur d'Alexis Alexandrovitch et celui do
Serge, tout s'efface avec ma mort; il me pleurera alors, mo
regrettera, m'aimera I ». (m sourire d'attendrissement sur elle-
même effleura ses lèvres tandis qu'elle était machinalement
les bagues de ses doigts,
t Anna, dit une voix près d'elle, qu'elle entendit sans lever
la tôte, jH suis prêt 6 tout, partons après-demain, i
Wronsfcy était entré doucement, et lui parlait avec affection.
« Eh bien ?
— Fais comme tu veux, répondiUelle incapable de se maî-
triser plus longtemps, et elle fondit en larmes.
SO* ANNA KARÉNINE
— QniUe-mo! , quitte-moi ! murmura-t-ello a travers ses
sanglots, je m'en irai, je forai plus 1 que suïs-je?une femme
perdue, une pierre à ton cou. Je ne veux pas te tourmenter
davantage, Tu en aimes une autre, je le débarrasserai do
moi. >
Wronsky la supplia de se calmer, Jura qu'il n'existait pas la
moindre cause & sa jalousie, protesta de son amour*
« Pourquoi nous torturer ainsi ? » lui demanda-t-H. Anna
crut remarquer dos larmes dans ses yeux et dans sa voix, et,
passnnt soudain do ïa jnlonste a la tendresse la plus passion-
née, elle couvrit do baisers la tête, le cou et les mains do son
amant.
XXV
La réconciliation était complote. Dâs le lendemain Anna,
sans fixer définitivement le jour du départ, en activa tes apprêts,
elle était occupée a retirer divers objets d'une mallo ouverte,
et a les empiler sur les bras d'Annouchka, lorsque Wronsky
entra, habillé pour sortir, malgré l'heure encore matinale*
« Je vais immédiatement chez maman, peut-être pourra-t-elle
m 'envoyer l'argent, et dans ce cas, nous partirons demain. •
L'allusion à cette visite troubla les bonnes dispositions
d'Anna.
t Non, ce n'est pas la peine; je ne serai pas prête moi-même. »
Et aussitôt elle se demanda pourquoi te départ, impossible la
veille, devenait admissible ce matin.
f Fais comme tu en avais eu l'intention, ajouta-t-elle, et
maintenant va déjeuner, je te rejoins. »
Quand elle entra dans la salle à manger, Wronsky mangeait
un bifteck.
f Cet appartement meublé me devient odieux, et la cam-
pagne m'apparatt comme la terre promise », dit-elle d'un ton
animé; mais, en voyant le valet de chambre entrer pour
demander le reçu d'une dépêche, son visage s'allongea. Il n'y
avait rien d'étonnant cependant à ce que Wronsky reçût uft
télégramme.
t De qui la dépêche?
— De Stiva, répondit sans empressement le comte,
ANNA KARÈNINB 3Û$
— Pourquoi ne me Tas-ta pas montrée? Qm\ secret y a*t-II
entre mon frère et mol ?
— Stivn a la manie du télégraphe ; qu'avniMl besoin de
m'envayer une dépêche pour me dire que pion n'était décidé?
— Pour le divorce!
— Oui; il prétond ne pas pouvoir obtenir de réponse défini-
tive; tiens, vois toi-mémo ».
Anna prit la dépêche d'uno main tremblante; la fin en était
ainsi conçue: t peu d'espoir, mais je ferai le possible et l'irn*
possible ».
« Ne t'ai -je pas dit hier que cela m'était indifférant? Aussi
écoic-ll parfaitement inutile de me rien cacher. — Il en use
ainsi peut*ôtre pour ses correspondances avec des femmes,
pensa-t-elle. — Je souhaiterais que cette question t'intéressât
aussi peu que mol,
— Elle m'intéresse parce que j'aime les choses nettement
définies. *=*
— Pourquoi? Qu'âs-tu besoin du divorce si l'amour existe T
— Toujours l'amour! pensa Wronsky avec une grimace.
Tu sais bien .que, si je le souhaite, c'est à cause de toi et des
enfants.
— Il n'y aura plus d'enfants.
— Tant pis, je le regrette.
— Tu ne penses qu'aux enfanta et pas à mot, dit-elle,
oubliant qu'il venait de dire « a cause de toi et des enfants »,
et mécontente de ce désir d'avoir des enfants comme d'une
preuve d'indifférence pour sa beauté.
— Au contraire, je pense a toi, car je suis persuadé que ton
Irritabilité tient principalement è la fausseté de ta position,
répondit-il d'un ton froid et contrarié.
— Je ne comprends pas que ma situation puisse être cause
de mon irritabilité, dit-elle, voyant un juge terrible la con-
damner par les yeux de Wronsky; cette situation me parait
parfaitement claire» ne suis-jepas absolument en ton pouvoir?
— Oui, mais tu te méfies de ma liberté.
— Oh f quant à cela, tu peux être tranquille, fit-elle se ver-
sant du café, et remarquant combien ses gestes, et jusqu'à sa
façon d'avaler, donnaient sur les nerfs de Wronsky. Je me
préoccupe peu des projets de mariage de ta mère.
— Nous ne parlons pas d'elle.
— Si fait, et tu peux m'en croire, une femme sans cœur,
qu'elle soit fpune ou vieille, ne m'intéresse guère.
it. — 20
306 ANNA KARÉNiNG
— Aon», je -te prie do respecter ma môre,
— * Una femme qui ne comprend pas en quoi consista l'hon-
neur pour son fils n*a pas do caw.
■<— Je to réitère la prière de no pas parler de ma more d'une
façon irrespectueuse », répéta lo comte élevant la voix et
regardant Anna sévèrement.
Elle supporta ce regard sans lui répondre, et se rappelant ses
Caresses de la veille : • Quelles caresses banales! » pensa-t-elîo;
i Tu n'aimes pas ta môro, co sont des phrases et encore des
phrases.
— Si c'est ainsi) Il faut..,
— I) faut prendre un parti, et quant a mol. Je sais ce qu'il
mo reste A faire i, dlt-ello, se disposant o quitter la chambre,
lorsque la porte s'ouvrît et livra passage à Yavshlne. filfo s'ar-
rêta aussitôt et lui souhaita le bonjour. Pourquoi dissimulait-
elle ainsi devant un étranger qui tôt ou tard devait tout
apprendre? C'est ce qu'elle n'aurait pu expliquer; mais elle ao
rassit et demanda tranquillement :
c Vous a-t-on payé votre argent? (Elle savait que Yavshino
venait de gagner au jeu une grosse somme.)
— Je le recevrai probablement dans ta journée, répondit lo
géant, remarquant qu'il était entré mal a propos* Quand par*
tez-vous?
— Après-demain, je pense, dit Wronsky.
— N'avez- vous jamais pitié de vos malheureux adversaires?
continua Anna s'adressant toujours au joueur.
— C'est une question que je ne me suis pas posée, Anna
Arcadlevna. Ma fortune tout entière est lé, fit-il montrant sa
poche; mais, riche en ce moment, jo puis être pauvre en sortant
du club ce soir. Celui qui joue avec moi me gagnerait volon-
tiers jusqu'à ma chemise: c'est cette lutte qui fait le plaisir.
— Mais si vous étiez marié, qu'en dirait votre femme?
— Aussi bien Je ne compte pas me marier, répondit Yavshlne
en riant.
— Et vous n'avez jamais été amoureux?
— Oh Seigneur! combien de fols l mais toujours de façon à
ne pas manquer ma partie. »
Un amateur de chevaux» venant pour affaires, entra sur ces
entrefaites, et Anna quitta la salle à manger.
Avant de sortir, Wronsky passa chez elle, et chercha quelque
chose sur la table. Elle feignit de ne pas l'apercevoir, mais,
honteuse de cette dissimulation :
ANNA KARÉNINE 307
• Que vous faut-Il? lui demanda-t*olle en français,
— I.o certificat d'origine du choyai quo je viens de vendra,
répondu Wronaky d'un ton qui signifiait plu» clairement qu©
dos parolea : i Jo n'ai paa le temps d'en la mer dos explications
qui ne mèneraient a rien ». « Jonoauia pua coupable, pensait-U :
tant pis pour elle, si elle veut se punir* » Il crut cependant en
quittant la chambre qu'elle rappelait.
« Qu'y a-t-ll, Anna? dcmanda-t-ll.
— Rien, répondit celle-ci froidement.
— Tanl pia 1, ao dit-Il encore.
En passant devant une glaco 11 aperçut un visage si déconv
posô que l'idée de a'nrrétor pour consoler Anna lui vint, mai»
trop tard, il était déjà loin. Sa journée so passa tout entlêro
hors do la maison, et, lorsqu'il rentra, la femme do chambra
lui apprit qu'Anna Arcadlevna avait la migraine et priait qu'on
ne la dérangeât pua*
XXVI
Jamais encore une journée no s'était écoulée sans amener
une réconciliation, et cette fois leur querelle a voit ressembla à
une rupture. Pour s'éloigner comme Wronsky l'avait fuit,
malgré l'état de désespoir auquel il t'avait vue réduite, c'est
qu'il la haïssait, qu'il en aimait une autre. Les mots cruels sortis
de la bouche du comte revenaient tous à la mémoire d'Anna, et
dans son imagination s'aggravaient de propos grossiers dont
il était Incapable.
f Je ne vous retiens pas, lui faisait-elle dire, vous pouvez
partir; puisque vous ne teniez ps 3 au divorce, c'est que vous
comptiez retourner chez votre mari. S'il vous faut de l'argent,
vous n'avez qu'à déclarer la somme.
t Mais hier encore H me jurait qu'il n'aimait que moi!...
C'est un homme honnête et sincère, se disait-elle le moment
d'après. Me me suis-je déjà pas désespérée inutilement bien
des fols? »
Elle passa toute la journée, sauf une visite de deux heures
qu'elle lit à la famille de sa pro'égée, en alternatives de doute
et d'espérance; lasse d'attendre ioute la soirée, elle finit par
rentrer dans sa chambre, en recommandant à Annouchka de la
303 ANNA KAltâNMK
dire souffrante* • S'il vient inatgro tau», c'est qu'il m'aima
enroto; sinon, «Vst (lui, et je sais «© qu'il ma reste a fiilrrf*. »•
|%lle entendit le roulvniont «ta la eoteeho sur In puvo quand te
comte rentra, son coup de sonnette et son colloque nvee Aiiiiom-
chka; puis «k*s pua s'èlot^nerenl, Il rentra dans son cabine, et
Annn conquit que le nuit on était jote. l.n mort lui impartit «Iota *
commo l'unique moyen de punie Wronsky, do triompher do *
lui et de rccofiquArlr son «mour, le départ, le divotee, deve-
naient choses tedifierentes : l'essentiel était le ehflllment.
Elle prit an Ilote (l'opium «t verau Ift tlcwa nccottuimefi dnna tin
verre; on «valant lo tout II était al facile d'en llnlrt Omeheo,
lu» yeux ouverte, elle suivit stitio plafond t'omhro (ta Itilmtigta
qui achevait do briller («uns un bougeoir, et «huit In lumière
tremblante so confondait par tuotmmte ove« l'ombre du para-
vont qui divisait in chambre.
Que penserait- il quand elle jouait disparu I Quo do remords
Il éprouverait! c Comment ai-jo pu lui parler dm ornent? ho
dirait*!!, In quitter sans une pawted'nftVcMon.et elle n'est plus,
elle nous n quittés pour Jamais! » Tout à coup l'ombra du
paravent sembla chanceler et gagner tout lo plafond, les autres
ombres 80 rejoignirent, vacillèrent, ot se oonfondiront dann une
obscurité complète. « Lu mort! » ponsa-t-eHoavceoAVoi, cl uno
terreur si profonde s'empara do tout son être quo, cherchant
des allumettes d*uno mnlii tremblante, elle resta quoique temps
a rassembler ses idées sans savoir où elle su trouvait; des
larmes do joie lui inondèrent lu visage lorsqu'elle comprit
qu'elle vivait encore, t Non, non, tout plutôt que la mortf le
l'ai nie, Il m'aime aussi, ces mauvais jours passeront! t Ëi pour
échapper a ses frayeurs elle prit la bougie» et se sauva dans le
cabinet de Wronsky.
il y dormait d'un paisible sommeil, qu'elle contempla longue-
ment, en pleurant d'attendrissement; mais elle se garda bien de
Je réveiller, H l'aurait regardée de son air glacial, et elle-même
n'eût pas résisté au besoin de se justifier et de l'accuser. Elle
rentra donc dans sa chambre, prit une double dose d'opium, et
s'endormit d'un sommeil pesant qui ne lui Ola pas le senti-
ment de ses souffrances. Vers le matin elle eut un cauchemar
affreux : comme autrefois elle vit un petit moujik ébouriffé
prononcer d'inintelligibles paroles en remuant quelque chose»
et ce quelque chose lui sembla d'autant plus terrifiant que
l'homme l'agitait au-dessus de sa tête a elle, sans avoir l'air de
la remarquer. Une sueur froide l'inonda.
ANNA KAUftNINB H (15
A «on rflvoll !oh Avftiomvnte do Itt voitlo lui i^viiuont ro»rn-
fttamml A l'osprlt.
« Que aYst-M p«srA do al dtooRpftrAt ponan-t-olto, min <pu>
ratio? ee n'est |n«s U\ pnmrioro. J'ai prttexto tino odKiitino M it
n'a pfm voulu ma doranirar, voilft iuni« Oonmlfi nous partons;
H faut la voir, lui pitrlw et itatw |« don/tri. »
Aunsitot tavoo, elle ho dlrlgon voit* IncKitriiiot do Wronsky;
mais, 011 ttovtnmmt lo «tutu», lo Jouit d'unn volttmi H'airotant A
la porto nuira son attention, et In Nt regarder par In fenêtre.
C'ftlnlt un «nupA : uito jeune Min oiiebapoauetiMrtpeurJienA lu
portière, donnait don ordre* A tifi vnlol do pied; celui-* 1
ftonn»! on purin dans In vestibule; puis quoiqu'un monto, et
Aou» entendit Wronsky descendre l'escalier c» courunl. tvllo
|0 Vit 801'lh' tôle IIUQ Ht»' 1(1 pUlTOll, B'opprOUllCl' do ta VOHme,
prendra un paquet dos mains do In jeune tïlfo, et sourire ou
lui parlant, U) an\\u) s'ôluffloft ot Wmnsky remonta vivement.
flotte pulUe aeono dissipa soudain i'ospôno d'engourdissement
qui pnsnlt sur Porno d'Anna, et les impressions do la veille
fui déchireront lo «mur plus d<)iilmirmi0t>inwic qm> Jamais,
Comment nv«lt-ello pu s'abaisser nu point do rester un jour do
plus sous eo tout
Kilo entra dans le enblnot du comte pour lui déclarer la
résolution qu'elle «voit prise,
< ta prlneesso Saroklne et an ftlto m'ont apporté l'orgent et
les papiers do ma môro quo jo uo n'avais pu obtenir hier, dit
celui-ci tranquillement, sans avoir Pair do remarquer l'expres-
sion sombre et tragique do lu physionomie d'Aunu. Comment
te sens-tu co matin? »
Debout ou milieu do la chambre, ollo ïo regarda fixement,
tendis qu'il continuait à lire sa lettre, io front plissé, après
avoir Jeté les yeux sur clic.
Anna, «an» parier, tourna lentement sur effe-m&ïie et sortit
de la chambre; il pouvait encore la retenir, mais H la laissa
dépasser le seuil de la porte.
« A propos, s'écria- t-H au moment où elle allait disparaître,
c'est bien décidément demain (pie nous partons?
— Vous, mais non pas moi, répondit-elle.
— Anna, la vie dans ces conditions est Impossible.
— Vous, pas mol, repâta-t-clle encore.
— Gela n'est plus tolérable!
— Vous,., vous en repentirez », dit-elle et elle sortit.
Kfttvtyà du ma désespéré dont elle avait prononcé ces dur»
310 ANNA KAlrôNWR
niera mots, ta premier inoumomd du Wr«wsky fut de I»
aulvro; innis il retlMIt, so rassit <>t, Irrite de cette meituea
Ini'onveiinntu, murmura en aorinnt les dents : « J'ai essuyé do
ton* les moyens, il fin tnu reste que l'indifférence »; cl II
s'habllln nliiè du «e rendre élira Hit imtye peur lui faire signer
une pmcunitlon.
Anna l'entendit qulllop son cabinet et In snlle 6 manger,
R'nrrAlor tfniis rniitlctinmbra pmir y donner quelques ordres
relatifs mt cliovnt qu'il venait de vciiulro; «Ho oaitoiiflii avancer
la cntéche et wivrlr In porte «rcntr^n; t|un1t|ii*iiti remonta pre»
clptltiiiiHMMiC IVsenltei', elle courut A lu renotro, ut vit Wronsky
prendre dos main» do «on valet de chambre mm pnlru tic #anta
oubliée, puis toucher le clou du couhor, lui dire quelques mots,
et, Hniia lover le» yeux vers la fenêtre, se renverser tluns sa
peso Imblinelio nu fond do lu calèche, on croisant une Jambe
sur l'autre. Au tournant do in rue II disparut eux yeux d'Anna.
XXVII
« !l est parti, c'est finit » se dit- ollo debout à la fenotro; fit
l'impression d'horreur causée lu nuit par son cauchemar et
pur la bouglo qui s'éteignait l'envahit tout entière. Elle ciut
peur do rester seule, sunna cl courut su-dcvant du domes-
tique.
« Informez-vous de l'endroit où le comte s'est fuit conduira»
— Aux écuries, répondit te valet, et Tordre a été donné de
provenir madame que la calèche allait rentrer et serait ù sa
disposition.
— C'est bon, je vais écrire un mot que vous porterez Immé-
diatement aux écuries. •
Elle s'assit et écrivit :
i Je suis coupable, mais, eu nom de Dieu, reviens, nous
nous expliquerons, j'ai peur! i
Elle cacheta, remit le billet au domestique, et dans sa crainte
de rester seule se rendit chez sa petite fille.
« Je ne le reconnais plusl où sont ses ymix bleus et son joli
soutire timide? » pcnsn-t-cHc apercevant ta belle enfant aux
yeux noirs au lieu de Serge, que dans ta confusion de ses
idées elle s'attendait a voir*
ANNA KAURNtNK ilH
la petite, osalsn prôs d'une lublo» y fnpntt h tort et A Ira*
ver* nvee un bouchon; ollo regard» an mère, qui so purçu
nnprés d'elle ei lui prit le bouchon des mulim pour le Cuira
tourner. Le mouvement des hoiucHh, io rire Honore <l« Fenftmt,
rappelaient «I vivement Wronsky, qu'A h «m n'y put tenir; ello
h« lova brusquement et se sauva. • EsMI passible c|ito tout
soit Ont) tl reviendra, pansM-ello, (unis eommont m*oxpll-
ftMoi-0*l-U son animation, son sourira en lui parlant? J'nccep.
terni tout, sinon Jo no vols qu'un r<mtfrto,ot jo n*«n veux pas! »
IIduso minutes aï'inlont écoutées, t I| n reçu nui tellro et vn
revenir dans dix minute*. Et s'il, ne revenait pus? C'est Impns*
slhte. Il no Unit pns nui trouver avec dos yeux ronges, Jo vois
me baigner ta figure. Kt ma eoHVnroy i Mlle porto tes moins» A ho
loti», alto s'était eoifleosaus on «voir conscience. « Qui est-ce T
un denuinda-t-ollo on Apercevant duos une glace son visage
défait et ses yeux étrangement brillants. C'est mot ! > Et
elle crut encore sentir sur ses épaules les récente baisera do
«on titnnnt; «Ho frissonna et periu une de sus mains a ses
lèvres : t Devicndrais-Jo folio? » pensa- t-clle avec «ftroï, «t
elle se sauva dues la chambre où Annouchkn rangeait sa toi-
lette.
« Annouchkn, fit-elle no sonnant quo dire.
~ Vous voulez aller cliei Darla Alexandrovnn? » dit la femmo
do chambre, pour lui suggérer une Idée.
i Qulnio minutes pour aller, qulnxo pour revemr, II va ôtro
Ici. » Elle regarda sa montre, t Mois comment a-t-ll pu me
quitter oinsii » Elle s'approcha do In fenêtre, peut-être avait-
elle fait une erreur de calcul, et elle se remit ù compter les
minutes depuis son départ.
Au moment où elle voulait consulter la pendule du salon»
un équipage s'arrêta devant la porte; c'était la calèche, mais
personne ne montait l 'escalier et elle entendit des voix dans le
vestibule.
c Monsieur le comte était déjà parti pour la gare do Wijnl,
vint-on lui apprendre en lui remettant son billet,
— Qu'on pone immédiatement cette lettre au comte à Ja
campagne de sa mère, et qu'on me rapporte aussitôt la
réponse.
Que deviendrai -je en attendant? J'irai ches Dolly, pour
no pas devenir folle. Ah! je puis encore télégraphier! •
Et elle écrivit la dépêche suivante :
« J'ai absolument besoin de vous parler, revenez vite. •
812 ANNA KAltôNlNK
EHo vint ensuite a'IwblHor ot, lo ehupoau niir la Mo, fl*arrôia
devant Annmtchka, dont les petits yaux S** 1 * témoignaient una
vivo sympathie.
« Aimouchka! mn ehérel que dovonlrt murmura** olto en s«
laissant tomber sur un fauteuil avec un sanglot.
—• It no faut pas vous agiter ainsi, Anna Amuttovnaï faites
un tour de promenade, cela vous distraira; ces choses-la arri-
vant,
«— Oui, je vais sortir; al en mon «bsenco an appariait uno
dèpftche, tu renverrais cIipk Dnrlo Atoxtimlmvnn, dlt-allo cher-
chant A 90 maîtriser, ou plutôt non, jo rentrorai, #
« Jo dois m'abatenlr do toute réflexion» iiiVutujiar, sortir,
quitter COÏto maison *ttt htut », peusft-taïllû éetiultuit iiv«?k ïmymv
les iHittements précipités de son «eur; et elle monta vivement
en calèche.
« Choc la princesse Oblonsfcy t • tlU-cIlo au cocher.
XXVill
te temps était clair ; une philo fine tombée dans la matinée
faisait encore étinceter au soleil do mai tes toits dos in» Mous,
les dalles des trottoirs et les cuira des équipages. Il émit trois
heures, le moment le plus anime de ta journée.
Anna, doucement bercée par la calèche qu'entraînaient rapi-
dement deux trotteurs gris, jugea différemment sa situation
en repassant au grand air les événements des derniers jours*
L'idée de la mort ne f épouvanta plus autant, et en mémo temps
elfe ne lui parut plus aussi Inévitable. Ce qu'elle se reprocha
fut l'humiliation i laquelle elle s'était abaissée, t Pourquoi
m'occuser comme je t'ai fait? ne puis-je donc vivre sans lui? t
Et, laissant cette question sons réponse, elle se mit a lire machi-
nalement les enseignes. « Comptoir et dépôt.— Dentiste.— Oui,
je vais me confesser à DoUy;eJie n'aime pas \Vronsky;ce sera
dur de tout avouer, mais je le ferai ; elle m'aime, je suivrai
son conseil. Je ne me laisserai pas traiter comme une enfant. —
Philipof, — des katatclus; — on dit qu'il en envoie la pâte
jusqu'à Pétersbourg; feau de Moscou est meilleure; — tes puits
de MiaUchtchy... 1 Et elle se souvint d'avoir passé dans cette
Iccsiitôcn se rendant «utrcfolâ au eouvënî de Tioïtxâ «u pèle-
rinage «von su iamo. « On y oHolt ou votturodana eo tontps!&;
étalt-eo vraiment mol, aveo des mains rtnigoaf Quo tto chwm
c|ul mu paraissaient alors dm rôvosdo hor^oiir irréalisables m©
aembUmt misérables aujourd'hui; et des siècles no sauraient
mo ramener a rinnoconeo d'alors! Qui m'eût dit t'abtilHHflntnnt
dans lequel jo tomberais ! Mon billet t'aura fuit triompher......
Mon Olou, quo cette peinture sent mauvais l pourquoi épmuvo-
l-im toujoursle hesotndo bMlr tu de jtoliMh^? — Modes otroboit. »
Un |*;tHsuat lu salua, citait lo mari ri*Aiin<»iehfca ( € ffoa
parasites, «nmno dit Wronsky; ponvqnot tes notre»?,.. Abl al
on imiivait nrrarhor lo passé nvee ses racines I mais e'pst Impos-
sible» tout nu plus peut-un feindra d'oublier! u Et cependant, en
se rappelant son passé avce Alexis %Moxandrovi tel i, «Ho constata
qu'elle on avait aisément perdu le souvenir, « Dotly mo donnai
tort, puisque c'est le second quo Jo quitto, Ai-jo lu prétention
d'avoir raison? * Et elle sentit lus larmes In gAgnor.
< Do quoi ces Jeunes tilles pcuvcnt*ettes parier en souriant?
d'amour? elles no savent pas combien c'est trïsto et misé-»
rablo ta. boulevard ot dos enfants; trois petits garçons
Jouent aux chevaux..., Ser^o, mon petit Sergol jo perdrais
tout que jo no to retrouverais pas! Obi s'il no revient pas, tout
est bleu perdu 1 Peut-ôiro aura-t-il manqué lo train et to retron*
veral-je à la maison. Tu as besoin do l'humilier encovo? » m
dit-etlo avec un reproche pour sa faiblesse. « Non, jo vais entrer
chez Dolly, jo lui dirai : jo suis malheureuse, jo souffro, jo
Toi mérité, mais vions-mol en aidai,.. 0ht ces chevaux, cetto
calèche qui lui appartiennent , jo mo fais horreur de m'en
servir. Uicntot jo no les revoirai plus! »
Et, tout on se torturant ainsi le cœur, elle arriva chez Doity
et monta l'escalier.
4 Y a-t-il du monde? demanda-Mie dans l'antichambre,
~- Catherine Alexandrovna Lcvino », répondit le domestique.
t Kilty, cette Kitty dont Wronsky était amoureux, pensa Anna,
qu'il regrette do ne pas avoir épousée, tandis qu'il déplore lo
jour où il m'a rencontrée I i
Les deux soeurs étaient en conférence au sujet du nourrisson
de Kitty, lorsqu'on leur annonça Anna; Doliy seule vint la
recevoir au salon.
t Tu no pars pas encore? jo voulais précisément passer chez
toi aujourd'hui; j'ai une lettre de SU va.
— Nous avons reçu une dépêche, répondit Anna se retour*
nani pour voir si Kilty vouait,
$11 ANNA KAIU^NINH
— Il tfarlt qu'il ne comprend rien a ce qu'Ateita Atesandro*
viieï» osigo, mal» qu'il no partira pas twn& obtenir une réponse
définitive.
— Tu m du monde?
— * Oui, Kitty, répondit Holly tronbïéo; elle o»t dans la chambra
deft enfants; Ut sais qu'elle relève do mnladlo?
— Je le anls, Peux-tu mo montrer la leltro do Stlva?
— Gortolnoment, jo val» te In chercher..,.. Alexis Alexandre
vïloh no refusa pas, m» contraire; Stlva n bon espttlr, dit Dolïy
B'nrrftlant sur le smdl do In porte.
— Jo nVspôro et no déslro rien. — KKIy erolratt-olla nu-dos-
«ous do aa tliKiilvA do me rencontrer? pensa Anna restée sotito;
pile n pout-étre raison, mais ollu qui « élu éprise du Wrouslty
n'a pas lo droit do me faire la leedn. Je anls bien qu'une fumim»
honu&o no peut mo recevoir; Je lut «I tout sacrifia, et voilà
mu récompense I Ali I quo Jo le finis! pourquoi sulfrje venue
ici) J'y suis plus mal encore quo chez mol, » Elle entendit les
voix dos deux ttrours dans In pièce voisine : « Et quo v«te-jo dira
à Doîly? réjouir Kltly du spectacle do mon malheur? dVillleura
Doïly no comprendra rien Si Jo tiens a voir Kilty, c'est pour
lui prouver quo Jo suis Insensible a toni, quo Jo méprise tout. »
Dûlly rentra avec la lettre; Anna ia parcourut et la lui rendit*
« Jo savais coin, dit-elle, et no m*on soucie plus.
— Pourquoi? J'ai bon espoir », fit Dolty en examinant Anna
avec attention; Jamais elle ne Pavait vue dons uno semblable
disposition d'esprit. « Quel Jour pars-tu? »
Anna forma les yeui ô demi et regarda devant elle sans ré-
pondre.
• Kitty a-t-ello peur de mol! demanda-t-eïle au bout d'un
moment en Jetant un coup d'oeil vers la porte.
— Quelle Idéal mais elle nourrit et ne s'en tire pas encore
très bien... Elle est enchantée au contraire, et va venir, répondit
Bolly qui se sentait gênée de faire un mensonge. Tiens, la
voila, t
Kitty n'avait effectivement pas voulu paraître en apprenant
Parrlvée d'Anna; Iiolly était cependant parvenue à la raisonner
et, faisant effort sur elle-même, la Jeune femme entra au salon,
et en rougissant s'approcha d'Anna pour lui tendre la main.
t Je suis charmée, fit-elle d'une voix émue, » et toutes ses
préventions contre cette méchante femme tombèrent à ta vue
du beau visage sympathique d'Anna.
— J'aurais trouvé naturel votre refus de rae voir, dit Anna :
ANNA KAUÊNINfi 315
j« suis faito a tout, Vous ave* eto, matado, ma dit-on ; Je voua
trouva olfeotlvoment elmngéo* •
KUiy Attribua lo ton sec d'Ann» à ta rôïio quo lut causait la
faussato do sa situai Ion, et lo cœur do I» jtmno femme» so aorra
do compassion*
Elle» causeront do In maladie do Kltty» do son en faut, do
Sli va, mais Itesprit d'Anna était visiblement absent.
t Jo suis venue to luiro mes odinnx, dlt-olto à Dolly en m
lovant.
— Quand para-iuî •
Sans lui répondre, Anna so tourna ver* Kltty nvoc un sourire.
i Je suis bien aise do vous avoir invite, j'ai tant cntmidu
parler do vous, mémo par votre mari. Voua aavo* qu'il ont
vouu ma voir? Il m*a beaucoup plu, ajouta-t-otto avec uuo
intention mauvaise. Où est-il?
— A la campagne, répondit Kltty en rougissant.
— rote-lui bien me* amitiés, n'y manqua pas*
— Je les ferai certainement, dit naïvement Kltty avec un
regard do compassion.
— Adieu, Dolly! fit Anna on embrassant colle -cl,
— Elle est. toujours aussi séduisante quo par to passé, lit
remarquer Kltty. ô sa sœur quand celle-ci rentra après avoir
reconduit Ann» Jusqu'à la porto. Et comme olto est bellol mais
Il y a on ollo quoique chose d 'étrange qui fait peine, beaucoup
do peine,
— Jo no la trouvo pas aujourd'hui dans son état normal.
J'ai cru qu'elle allait fondro on larmes dans l'antichambre. •
XXIX
Remontée dans sa calèche, Anna se sontlt plus malheureuse
que jamais; son entrevue avec Kitty réveillait douloureusement
en elle te sentiment de sa déchéance morale, et cette souffrance
vint s'ajouter aux autres. Sans trop savoir ce qu'elle disait, elle
donna au cocher Tordre do la ramener chez elle.
c Elles m'ont regardée comme un être étrange et incom-
préhensible t.. . Que peuvent so dire ces gcns-là? ont-ils la
prétention de se communiquer ce qu'ils éprouvent? pensa-t-elle
en voyant deux passants causer ensemble; — on no peut par*
816 ANNA KARENINE
tagtfr nveo un nuira ce qu'on rossent! Mot qui voulala m© cou-
fesser A Pollyl J'ai ou raison tic mo tniro; mon malheur rainait
rèjoulo au (ont), bien qu'elle Puût dissimule; elle trouverait
juste de me voir expier ce bonheur qu'elle m'w envié. Et Kitty?
Celle-là eût été puis contente encore, cor je Ils (tans son cowr :
eUo 1110 liait, parce que j'ai phi a son mort ; n ses yeux je suis
une femmo sans mouira, qu'elle méprise. Ah! si J'avais étô ce
qu'elle pense, avec quelle facilite j 'a uni (s tourné In tôle A son
mar) I I.n pnnséo m'en est venue» J'en conviens. —- Voila tin
homme enchante «le m personne, ne tlit-ettoù J'nspect d'un gros
monsieur au teint fleuri venant A sa rencontre, et la saluent d'un
oit* gracieux pour apercevoir qu'il no la connaissait pas. — 11
me commît uutttnt que te roato dit monde! puts-jo ma venter
de mu cimmiUto iiiiii-inûmo? Je ne connais que mes appétits,
comme disent te* Français... Ce» gamin» convoitent de mau-
vaises glaces, se dit-ctle a la vue do deux enfants arrêtés de-
vaut un marchand qui déposait à terre un seau û glaces, et
fi\muyatt lo ligure du coin d'un torchon; tous noua aimons
les friandises, et faute de bonbons on désire de méchantes
glaces, comme Kitty qui, ne pouvant épouser Wronsky, s'est
contentée de Lovlito; elle mo déteste, et me jalouse; do mon
côté je lui porto envie. Ainsi va te momie. — F ulkin, coiffeur;
« jo mo fais coiffer par Futkln... »; je lo ferai rire avec cette
bôlise », pensa-t-elle, pour se rappeler aussitôt qu'elle n'avait
plus personne » foire rire* On sonne les vêpres; co mar-
chand fait ses signes do croix avec une telle hâte qu'on dirait
qu'il a peur de tes perdre. Pourquoi ces églises, ces cloches,
ces mensonges? pour dissimuler que nous nous baissons tous,
comme ces Isvoachlks qui s'injurient. Yavshïne a raison de
dire : i II en veut ù ma chemise, moi ù la sienne i.
Entraînée par ses pensées, elle oublia un moment sa dou-
leur et fut surprise quand la calèche s'arrêta. Le suisse, en
venant au-devant d'elle, fa fit rentrer dans la réalité.
« Y a-t-il une réponse?
— Je vais m'en informer, dit te suisse, et tl revint un mo-
ment après avec une enveloppe de télégramme, Anna lut :
. « Je ne puis rentrer avant dix heures.
< Wronsky. »
— Et le messager?
— ]1 n'est pas encore do retour» »
ANNM KARKSSINR 317
tfn besoin vaguo de vengeaneo «*ôl«vn dans l'omo d'Anna, et
elto monta l'escalier en courant, t J'irai moi-môm© lo irmrvw,
ponsa-t-alJe» «vont do partir pour toujours. Jo lui dirai son
fait, Jamais Jo n'ai haï personne mitent que cet hommol * Et,
apercevant un chapeau do Wronsky dons rantlehnmbro, eï, °
frissonna avec aversion» £Ho ne réfléchissait pas que ta dépê-
cha était une réponse à la alonno, et non au message onvoyô
par un esprés, quo Wronsky ne pouvait encore avoir reçu. « Il
est chez sa nifti'o, pensn-tallo, calant gaiement, sans nul souci
de» souffrAfieos qu*U inflige... t Et, voulant fuir les terribles
pensées qui l'envahissaient dans cetto maison dont les mura
l'écrasaient do leur terrible poids •: « 11 faut partir bien vite, se
dit-elle sons savoir où elle devait aller, prendra lo chemin do
for, lo poursuivre, l'humilier.... » Consultant l'indicateur, elle
y lut que lo train du soir partait 6 8 homes 2 minutes, t J'arri*
verai a temps» »
Et, Taisant atteler des chevaux frais a la calèche, elle se hâta
do mettre dans un petit aac do voyage les objets indifliwnsahïca
a une absonco de quelques Jours ; décidée a ne pas rentrer,
elle roulait tnïllo projets dans sa tête, et résolut, après la scène
qui se passerait à la goro ou chez la comtesse, de continuer sa
route par lo chemin do fer de Nijni, pour s'arrêter dans la pre-
mière ville venue*
Le dîner était servi, mais la nourriture lui fit horreur; elle
remonta dans la calèche aussitôt que le cocher eut attelé, irritée
de voir les domestiques s'agiter autour d'elle.
c Je n'ai pas besoin de toi, Pierre, dit-elle au valet de pied
qui se disposait à raccompagner.
— Qui prendra le billet?
— Eh bien, viens si tu veux, cela m'est égal », répondit-elle
contrariée.
Pierre sauta sur le siège et donna l'ordre au cocher d'aller à
la gare de NijnL
XXX
t Voilà mes Idées qui s'éclairclssentt se dit Anna lorsqu'elle
se retrouva en calèche, roulant sur le pavé inégal. A quoi ai-je
pensé en dernier lieu? Ah oui, aux réflexions de Yavshine sur ta
313 ANNA KARÉNINE
lutta pour la vie ot sur la haine qui seule unit las hommes...
Qu'allez-vous chorcher en guiao do plaisir? » pensa-l-ette,
interpellant mentalement une joyeuse société installée dansune
voilure à quatre chevaux, et allant évidemment s'amuser a ta
campagne; « vous no vous échopperez pas a vous-mêmes 1 » Et,
voyant à quelques pas de là un ouvrier ivre emmené' par un
garde de police : c Ceci ferait mieux l'affaire. Nous en avons
eus3i essayé, du plaisir, le comte Wronsky et mol, et nous
nous sommes trouvés bien au-dessous des -joies suprêmes
auxquelles' nous aspirions) » Et pour la première fois Anna
dirigea sur ses relations avec le comte cotte lumière éclatante
qui tout a coup lui révélait ïa vie. « Qu*a-t-il cherché en moi?
Les satisfactions de la vanité plutôt que celles do l'amour! » Et
ies paroles do Wronsky, l'expression do chlon soumis que pre-
nait son visage aux premiers temps de leur liaison, lui reve-
naient en mémoiro pour confirmer cetto pensée. « Il cherchait
par-dessus tout le triomphe du succès; il m'aimait, mais prin-
cipalement par vanité. Maintenant qu'il n'est plus fier de mol,
c'est fini; m'ayant pris tout ce qu'il pouvait me prendra, et ne
trouvant plus do quoi se vanter, je lui pèse, et il n'est préoc-
cupé que de no pas manquer extérieurement d'égards envers
moi. S'il veut io divorce, c'est dans ce but. 11 m'aime peut-être
encore, mais commentée The zest is gono ». Au fond du cœur
il sera soulagé d'être délivré do ma présence. Tandis que mon
amour devient de jour en jour plus égoïstement passionné, le
sien s'éteint peu à peu ; c'est pourquoi nous n'allons plus en-
semble. J'ai besoin de l'attirer à moi, lui de me fuir; jusqu'au
moment de notre liaison nous allions l'un au-devant de l'autre,
maintenant c'est en sens inverso que nous marchons. 11 m'ac-
cuse d'être ridiculement jalouse, je m'en accuse aussi, mais la
vérité, c'est que mon amour ne se sent plus satisfait. » Dans
le trouble qui la possédait, Anna changea de place dans la
calèche, remuant involontairement les lèvres commo si elle
allait parler, a Si je pouvais, Je chercherais à lui être une amie
raisonnable, et non une maîtresse passionnée que sa froideur
exaspère; mais je ne puis me transformer. 1) ne mo trompe
pas, j'en suis certaine, il n'est pas plus amoureux de Kitty quo
de la princesse Sarokine, mais qu'est-ce que cela me fait? Du
moment que mon amour lo fatigue, qu*il n'éprouve plus pour
moi ce que j'éprouve pour lui, que mo font ses bons procédés?
Je préférerais presque sa haine; là où cesse l'amour, com-
mence le dégoût, et cet enfer je le subis..
>*é*
ANNA KARÉNINE 319
t Qu*cst*eo que ce quartier Inconnu? dos montagnes, des
maisons, toujours des maisons, habitées par des gens qui sa
haïssent les uns Iqs autres...
« Que pourrait-il m'nrriver qui me donnerait encore du bon*
heurt Supposons qu'Alexis Alexandrovitch consente nu divorco t
qu'il mo rende Serge, que j'épouse Wronsky? » Et en son-
geant a Karénine Anna ïo vit devant elle, avec son regard
éteint, ses mains veinées de bleu, ses phalanges qui craquaient»
et l'idée de leurs rapports, jadis qualifiés de tendres, la lit très*
saillir d'horreur, c Admettons que je sois mariée; Kitty ma
respectera-t-elle pour cela ? Serge ne se demondcra-t-il pns
pourquoi j'ai deux maris? Wronsky changera-t-H pour moi?
peut-il encore s'établir entre lui et moi des relations qui me
donnent, je uo dis pas du bonheur, mais dos sensations qui ne
soient pas une torture? Non, se répondit-elle sans hésiter, ta
scission entre nous est trop profonde; je fais son malheur, il
fait le mien, nous n'y changerons plus rient — Pourquoi cette
mendiante avec son enfant, s'imagine- t-elle inspirer la pitié?
Ne sommes-nous pas tous jetés sur cette terre pour souffrir les
uns par les antres? Des écoliers qui rentrent du gymnase...
mon petit Serge L... lui aussi j'ai cru l'aimer, mon affection
pour lui m'attendrissait moi-même. J'ai pourtant vécu sans lui,
échangeant son amour contre celui d'un autre, et, tant que
cette passion pour l'autre a été satisfaite, je ne me suis pas
plainte de l'échange. » Elle était presque contente d'analyser
ses sentiments avec cette Implacable clarté, « Noua en sommes
tous là, moi, Pierre, le cocher, tous ces marchands, les gens
qui vivent au bord du Volga et qu'on attire par es annonces
collées au mur, partout, toujours...
— Faut-il prendre le billet pour Obiralowka? > demanda
Pierre en approchant de la gare.
EUe eut peine à comprendre cette question, ses pensées
étaient ailleurs et elle avait oublié ce qu'elle venait faire.
c Oui *, répondit-elle enfin, lui tendant sa bourse et descen-
dant de calèche, son petit sac rouge à la main.
* Les détails de sa situation lui revinrent à la mémoire pen-
dant qu'elle traversait la foule pour se rendre à la salle d'at-
tente; assise sur un grand divan circulaire, en attendant le train,
elle repassa dans sa pensée les différentes résolutions aux»
quelles elle pouvait se fixer; puis elle se représenta le moment ou
elle arriverait à la station, le billet qu'elle écrirait a Wronsky,
ce qu'elle lui dirait en entrant dans le salon de la vieille com-
320 ANNA KAltÉNiNE
tesse, où petit-ôtre on ce moment 11 se plaignait dos amer-
tumes de sa vie. L'idée qu'elle aurait encore pu vivre heureuse
traversa son cerveau;,., combien il était dur d'aimer et de
haï? tout a la fois ! combien surtout son pauvre cœur battait u
pe rompre 1...
XXXÏ
Un coup de sonnette retentit, quelques jeunes gens bruyants
et d'apparence vulgaire passèrent devant elle; Piorro traversa
la salle, s'approcha pour l'escorter jusqu'au wagon ; les hommes
groupés près de la porte firent silence en la voyant passer;
l'un d'eux murmura quelques mots à son voisin, ce devait être
une grossièreté. Anna prit place dans un wagon de première,
et déposa son sac sur le siège de drap gris fané; Pierre sou*
leva son chapeau galonné avec un sourire idiot en signe
d'adieu, et s'éloigna. Le conducteur ferma la portière. Une
dame ridiculement attirée, et qu'Anna déshabilla en imagina-
tion pour s'épouvanter de sa laideur, courait le long du quai
suivie d'uno petite fille riant avec affectation.
f Cette enfant est grotesque et déjà prétentieuse b, pensa
Anna, et pour ne voir personne elle s'assit du côté opposé de
la voiture.
Un petit moujik sale, en casquette, d'où s'échappaient des
touffes de cheveux ébouriffés, passa près de la fenêtre, se pen-
chant au-dessus de la voie.
« Cette figure ne m'est pas inconnue a, pensa Anna, et tout à
coup elle se rappela son cauchemar, et recula avec épouvante
vers la porte du wagon que le conducteur ouvrait pour faire
entrer un monsieur et une dame.
f Vous désirez sortir? »
Anna ne répondit pas, et personne ne put remarquer sous
son voile la terreur qui la glaçait. Elle se rassit; le couple prit
place en face d'elle, examinant discrètement, quoique avec
curiosité, les détails de sa toilette. Le mari demanda la per-
mission do fumer et, l'ayant obtenue, fit remarquer à sa femme
en français qu'il éprouvait encore plus le besoin de parler que
celui de fumer; ils échangeaient tous deux des observations
Btupides dans le bat d'attirer l'attention d'Anna et de lier con>
ANNA KAttÊNI.VB 82t
vorsation aveo elle, Ces gcns-lft devaient se détester; d'aussi
triâtes monstres pouvaient-ils aimer?
I,o bruit, les cris, lest rires qui succédèrent nti second coup
do sonnette, donneront a Anna l'envie do se boucher les oioïHea;
qtt*cst-co qui pouvait bien faire rire? Après lis ht ilstéine. nï^nnl la
locomotive siffla, lo train s'ébranla , et lo monsieur fit un signe
do croix. • Que pout-il bien entendre pur là ? » pensa Anna,
détournant tes yeux d'un air furieux, pour regarder par-dessus
I» fête do la dame les wagons et les murs do la gnro qui pas»
salent devant la fenêtre ; le mouvement devint plus rapide,
les rayons du soleil couchant parvinrent jusqu'à la voiture, et
une légère brise se joua dons les- stores.
Anna, oubliant ses voisins, respira l'air frais, et reprit le
cours de ses réflexions :
« A quoi pensais- je? a ce que ma vie, do quelquo façon quo
je me la représente, ne peut être que douleur; nous sommes
tous voués à la souffrance, et no cherchons quo le moyen
de nous le dissimuler. Mais lorsque la vérité nous crève les
yeux?
c La raison a été donnée & l'homme pour repousser
ce qui le gène t, dit la dame en français* enchantée de sa
phrase.
Ges paroles répondaient h la pensée d'Anna.
c Repousser ce qui le gène », répéta-t-elle, et un coup d'oeil
jeté sur l'homme et sa maigre moitié lui Ht comprendre quo
celle-ci de voit se considérer comme une créature incomprise,
et que son gros mari ne l'en dissuadait pas et en profitait
pour la tromper. Anna plongeait dans les replis les plus in-
times de leurs cœurs; mais cela manquait d'intérêt» et elle con-
tinua à réfléchir.
Elle suivit la foule en arrivant à la station, cherchant à
éviter le grossier contact de ce monde bruyant, et s'attardant
sur le quai pour se demander ce qu'elle allait faire. Tout lui
paraissait maintenant d'une exécution difficile; poussée, heurtée,
curieusement observée, elle ne savait où se réfugier. Enfin
elle eut l'idée d'arrêter un employé pour lui demander si le
cocher du comte Wronsky n'était pas à la station avec un
message.
c Le comte Wronsky? tout à l'heure on est venu chercher
la princesse Sarokine et sa fille. Comment est-il ce co-
cher? i
Au même moment Anna vit s'avancer vers elle son envoyé*
ïh — 21
322 ANNA KAUÉNINB
la cocher Michel, oit hium caftan mml", portant «h billot avoa
iinpnrtanco, et (1er d'avoir rompit sa mission,
Anna brlau lo cachet, et mm cumr su serra en ttatmt ;
« Jo rogrotto que votre billot ne m'ait pas trouvé ô Moscou.
Ju rentrerai à dix heures.
« WflONBKV. »
« C'est cela, jo m'y attendais », dit-oiioavoG tin sourire aur-
donlquo.
« Tu poux t'en retourner U la maison i,IU-tillo ^adressant nu
Jeune cochor; ello prononça co* mots Imiteiunttl et doucement;
son coîtir buttait A au runtpro «t ivmpeuhalt do purlor. « No», Ju
no lo permettrai pins do mu talru uiitAi smifïï W », puntui-t-oltu,
«'adressant avec menace a celui qui lu torturait, et elle con-
tinua h longer le quai.
« Où fuir, mon Dlouî § ao dit-elto on so voyant examinée par
de» personnes quo m toilotto ot a» beauté Intriguaient, Le eli«r
de garo lui demanda si ello n'aitondoli pas lo (tain ; un petit
marchand dôkvas no la quittait pus dos yeux. Arrivée n l'extré-
mité du quai, ello s'arrêta; dos domos ot dos enfants y cau-
saient en riant avec un monsieur en lunettes, qu'altos étalent
probablement vomies chercher; elles aussi so turent et so re-
tournèrent pour regarder passer Anna. Celle-ci hâta lo pas; un
convoi de marchandises approchait qui ébranla lo quai ; ello
se crut de nouveau dans un train en marche. Soudain elle se
souvint do l'homme écrasé lo jour où pour la première fois
ollo avait rencontré Wruiisky à Moscou, et elle comprit co qui
lui restait à faire. Légèrement et rapidement elle descendit les
marches, qui de fa pompe, placée à l'extrémité du quai, allaient
jusqu'aux rails, et marcha au-devant du train. Elfe examina
froidement la grande roue do la locomotive, les chaînes, les
essieux, cherchant à mesurer do l'œil la distance qui séparait
les roues de devant du premier wagon, des roues de der-
rière.
c t5, se dit-elle, regardant l'ombre projetée par le wagon sur
le sable mêiô do charbon qui recouvrait les traverses, lu, au
milieu, il sera puni, et jo serai délivrée do tous et de moi-
même, i
Son petit sac rouge, qu'elle eut quelque peine à détacher de
son bras, lui fit manquer le moment do se jeter sous le premier
wagon; elle attendit le second. Un sentiment semblable à cela
ANNA KAÏIÉNINB Stëiî
qtuVIt*'* éprouvait JimIIh avant du folro un |)tfm#fi<tn ctomt lu
tivltov, aVimimi'n UVII», t>t »lln fil mi hJkw do «min. 0i fpHto
fitinlltor rdvoillA duns atm Amo uno KiiiIp du tiMiVQnli'jt <to Jmhwsho
«il ritonfanco; fit vlo nv«ifl mh JoIoh fu#lMwa Iwllto un moment
dovautcdte; niais «H© no (initia pan do» youx 1« wû#od, ot itirfl"
qu« to militiu, outre loi dtmx romu, lipnitmt, «Ha rejeta son
mw, rentra »n tftlo dans noa Apntitas M, toa ini'iliisi <mi «vaut, an
Juta m»p I&h fttmmix satin lo wiiftwi, 4'tiiitttut prôt» a so roftivor,
lliln «tii Jo umips d\»v<»ir pour. « Où gtita-joT pmmpiui? »
{ttm*a<*t««tlQ, futaiml un**rt paur s« wjntor «h wrlAro; mate ««o
limita àismmei, Jnflwthto, la fruppn aiu* la itMn,«t r<mimitm pur
te dos, i 8pf#nmir, pnrdimnc-mul t * murmura- t-elt« Kt'iitoiit
t'htutilMS do lu lutto* Un uatit intmjik. imtrmtritimi itou* m
burin?, ho penclut du miitiîluipiml du wiijfun sur ta voie. lït In
lumlAra, qui pour l'infortunèu avait «Vlalrô le livra do la vto,
«vce $o» tourmente, so» trahison» et h<\h doulmtiv», d&chh'aiit
Im t6nM)ras« IhIIIq d*uu cdut glus vlf f vacilla ut atteignit puur
touiuura*
HUITlâMR PAUTIE
I
Dmi* mois B*élnfcnt écoulés, ot, quoiqu'on cât atteint la
moitié de |V)tô Sergo IvuuHch n'avait pas encore quitta Moscou
pour premtro son temps do repos habituel a tu campagne. \H\
événement important von ni t <to s'accomplir pour lui, la publi-
cation «l'un livre sur les formes gouvcrncuumt»fes en Ëuropa
et on ttussie, fruit d'un labeur do six ans. I/introriitcUoii, ainsi
que quelques fragments do cet ouvrage, avalent déjà parnduns
des revues; mais, quoique son travail n'eut plus l'attrait de la
nouveauté, .Serge Ivanitch s'attendait néanmoins a co qu'il fit
sensation.
Des semaines se passeront cependant sans qu'aucuno émo-
tion vint agiter le monde littéraire. Quelques amis, hommes
de science, parlèrent à Kosnichcf de son livre, par politesse,
mais la société proprement dite était préoccupée de questions
trop différentes, pour accorder la moindre attention a fine publi-
cation de ce genre; quant aux journaux, la seule <;iitiquo qui
parût dans une feuille sérieuse fut de nature à morlitlrr l'auteur.
Cet article n'était qu'un choix de citations, habilement com-
binées pour démontrer que le livre entier, a ver ses hautes
prétentions, n'offrait qu'un tissu de phrases pompeuses, qui
ne semblaient pas toujours intelligibles, ainsi que le témoi-
gnaient les fréquents points d'interrogation du nllique; le plus
dur, c'est que celui-ci, quoique médiocrenu ut instruit, était
très spirituel*
ANNA KAttÈNINK S25
Btrw îvanïtcrîi» matgrô m bimno fol» im songon pas hr In-
stant o vérifier Je* Jiwtesge do cas remarque* ; il crut A une. von-
goftiiee, et sft rappela avoir rencuffitrô Vautour rto l'article choi
«o» libraire, <tt avoir relové rtgnorawïo ïl'uno du vsos observations.
Ah mtampta rt« voit* le travail <lo six nnntifH piw««r ninsf
Inanm^ft, s$ joignait pour Kosnlchaf une sorto do diVourago
mnnt mmb par l'olslvatô, qui succtulait pour tut A tu pArleutû
d'agitation, duo n In fiiihl ieatlon do son livre. IleurotttuuHwit
l'attcitlloii publique 8» portait «n co momont vors i» qtutidion
slavo* aveu un ontlumsliwmu qui gagnait 1*i» indilmirs esprits.
Kosnlchef avait trop do Sflna pont' nu (mis rcuonnaltw qoo cot
entralumnout pràsontolt <Um uftios puérils, o( (prit oOïait do
trop mmibnnistis tmcasIoitH aux personnalités vaiiiUrnsp* do
ho mettre en évidence ; Il ne professait pas non plus une «on-
fiance absolue dans les récit» exagéras dos journaux; main
il fut touché par lo sentiment nmmimo de sympathie ivssmitl
par toutes les «lasso» de tnf soeleto pour rtioroYsmo dos Serbes
et dos Monténégrins. CSatto manifestation il» rVpinUm pitbtiquu
lo frappa.
< Lit sentiment national, disait-il, pouvait eittln se produira au
grand jour », et plus il étudiait ce mouvement daim son ensem-
ble, plus il fui découvrait dos proportions grandioses, destituas
A marquer dans l'fiistolro do la Husslo. Son livre et ses décep-
tions furent oubtiôsl et U se consacra si complètement a t'œuvro
commune, qu'il atteignit tu moitié do l'élô sans avoir pu m
dégager assez complètement do sus nouvelles occupations pour
aller a la campagno. M résolut, coûte quo coûte, de s'accorder
une quinzaine de jours pour se plonger dans la vie des champs,
afin d'assister aux premiers signes do co réveil national, auquel
la capitale et toutes tes grandes viltos do l'empire croyaient
fermement.
Katavasof profita de l'occasion pour tenir la promesse qu'il
avait faite à Leviue de venir chez lui, et tes deux amis se mi-
rent en route te même jour.
!!
Les abords de la gare de Koursk étalent encombrés de vol-
im«s ttuttsmtiii «les volontaires pi ceux qui leur faisaient escorte j
3§8 ANNA KAfrëNINB
dea tînmes pnrtont dos bouquats nttwirialont Ip« héros du
joui* pour lo.s futhier, et In foule lea suivait jusque tîiuis l'iule
rieur do lu irare.
Parmi Ioa dames immlea du bouquets, Il r\w trouva une
«)ui caitnfilfctftU Serge Ivanitch, et, en te voyant paraître, elle lut
demanda en français a'il accompagnait dos volontaires.
« Jo pars pour Ja compagne, chess mon frère, princesse,
j'ai buRoln do mo reposer; mois voua, ojouta-t-it avec un
Ifljpïr sourire, «o quitta pas votre poste?
— Il lo faut titan, IïhMI vrai» dites-moi, que nous ou ayons
d6Jn expédie huit cents?
— Nous en avons expédie plus do mille, «I nous comptons
ceux qui no sont pat» directement partis do Moscou.
— Je lo dis»!» bien, a'eerin I» dame enebimteo, ot les dons?
n'est-ce pas qu'ils ont atteint presque un million?
— Plus qui* cola, princesse*
— Avee-vous lu le télégramme? on n encore battu les Turcs.
A propos, anvez-vous qui pari aujourd'hui? tu comte Wronskyl
dit h princesse d'un air triomphant, nvco un sourire slgiiilieatif.
— Je t'avais entendu dire, mais je ito suvols pas qu'il partait
aujourd'hui,
— Je viens do l'apercevoir, Il est toi avec sa mère ; ou Coud
il no pouvait rien foire do mieux.
— Oh ! certainement. »
Pendant cette conversation, la foule so précipitait dans ta
salle du buffet, où un monsieur, lo verre ett main, tenait aux
volontaires un discours, qu'il termina en lus bénissant d'une
voix émue au nom do « notre mère Moscou t. La foule répondit
par des vivats, et Serge ivanitch, ainsi que sa compagne, Turent
presque renversés par les manifestations de l'enthousiasme
public*
i Qu'en dites- vous, princesse? cria tout a coup au milieu de
ta foule la voix ravie de Stépane Arcadfévitch, se frayant un
chemin dans la mêlée, N'est-ce pas qu'il a bien parlé? Bravo!
c'est vous, Serge Ivanitch, qui déviiez leur dire quelques
paroles d'approbation, ajouta Oblonsky de son air caressant,
en touchant le bras de Kosnichef.
— Oh non ! je pars*
— Où allez-vous?
— Chez mon frère.
— Alors vous verrez ma femme; dites-lui que voua m'avez
rencontré* que '«ut «ïst 1 ail mut », elle comprendra; ri if**.
ANNA KAu£KIN& $&1
fui aiimI qiia je sut» nommé mombro do la commission, »>U«
sait e» que uVhIJo lui ftl déjft éeiit, KxeuRe», prlnccisse, «e sont
les petites mlsoïeiido In vie liuiMal»e a dli-H en se tournant vora
I» damo. Vous savez que lu Mingkaïa, pus Use, mais Hihlcha.
envoie mille fusils et don/e souira infifndévesl lai «avl««-vous?
— Oui, répondit froidement Kosidchof»
— Quoi dommage que vous parliez f nous donnons demain
ttH dîner d'adieu À deux volontaires, Bartnlansky do Pèiers-
Imiii'K et notre Westtnvitky, qui, A peine marié, part déjà, C'est
benn, n'eM*eo pas? »
Kt sans remarquer qu'il n'intéressait on rien «es Interlomi-
letirtt, OMmtsky continua n bavarder.
t Ouo dites-vous? » s'eerla-MI lorsque In princesse lui eut
Appris que Wron*ky partait par la premier train ; une teinte
di> tvlstesso 80 peignit momentanément sur sa javeupo ligure;
mais il oublia vite les laviiiflH qu'il avait versées Htir la corps
inanimé do an somr, pour tm voir en Wronsky qu'un héros et
un vioîl ami; Il courut lo rejoindre.
t II faut lui rendre justice malgré sos défauts, dit I» prin-
cesse lorsquo Stépano Arcadiavitcli m fut éloigné, c'est une
nature slave pur excellence. Je crains cependant que lo comte
n'ait aucun plaisir a lo voir. Quoi qu'on ^llso, ce malheureux
Wronsky mo touche; taciie/.dc eausenm peu avec tut en voyage.
— Certainement, si J'en trouve l'occasion.
— Il no m'a jamais plu, mais je trouva qtio ce qu'il fait
maintenant rachète bien des torts. Vous savez qu'il ontmône
un escadron a ses frais? »
La sonnette retentit et la foule se près»? vers les portes.
« Le voici », dit la princesse montrant 5 Kosnichcf Wronsky,
vêtu d'un long paletot, la tôle couverte d'un chapeau a larges
bords, et donnant le bras a sa more. Obtonsky les suivait en
causant avec animation; il avait probablement signalé la pré-
sence de Kosnichcf, car Wronsky se tourna du eétÔ indiqué, et
souleva silencieusement son chapeau, découvrant un front
vieilli et ravagé par la douleur. 11 disparut aussitôt sur le quai*
Les bourras et l'hymne national chanté en chœur retenti-
rent jusqu'au départ du train ; un jeune volontaire, de taille
élevée, aux paules voûtées et é l'air maladif, répondait au
public avec ostentation, en agitant son bonnet de feutre et un
bouquet au-dessus de sa (été ; derrière lui, deux officiers et un
homme ùgè coiffé d'une vieille casquette saluaient plus modes-
tciiicnL
3?$ &NNÀ KARÉNINE
III
Kosntenof, nprfts avoir pris congé do In princesse», entra nveo
KniUvuBuf, qui venait do lo wjoltidro, don* un wagon bourré
cttt monde.
L'Itymim national accueillit onroro lus volontaire* ft la
station mil vanta, et ceux-ci répondirent par les mâmes saints;
ces ovations étalent trop familières ft Sorge Ivanllch, «t I»
type des volontaires trop connu, pour qu'il témoignât In
moindre curiosité; mais Kntnvasof, que ses études tenaient
éloigné do co milieu, prit intérêt ô ces scènes nouvelles pour
lui, oi interrogea son compagnon au sujet des volontaires.
Serge Ivanltch lui conseilla do tes étudier don» lour wagon a
lu station suivante, et Katavasof suivit cet m vis.
Il trouva les quatre héros assis dans un coin do la voiture,
causant bruyamment, et se sachant l'objet do l'attention géné-
rale; te grand jeune hoinmo voûté partait plus haut que les
outres» sous l'influence de trop nombreuses libations, et racon-
tait une histoire à un oHli'ior on potito tenue d'uniforme
autrichien; ïo troisiémo volontaire, en uniforme d'artilleur,
étolt assis auprès d'eux sur un coffre, et lo quatrième dormait.
Katavasof apprit que le jeuuo homme mattidir était un mar-
chand, qui, a peine âgé do vingt-deux ans, était parvenu à
manger une fortune considérable, et croyait s'être attiré Fadmf-
ration du monde entier en partant pour la Serbie. C'était un
enfant gâté, perdu do santé et plein de suffisance; il Ht la
plus mauvaise impression au professeur.
le second ne valait guère mieux; il avait essayé de tous les
métiers, et parlait de toute chose sur un ton tranchant et avec
la plus complète ignorance.
Le troisième, au contraire, plut à Katavasof par sa modestie
et sa douceur; fa présomption et la fausse science de ses coin*
pognons lui imposaient, et il se tenait sur la réserve.
c Qu'allez-vous faire en Serbie? lui demanda le professeur.
— J'y vais, comme tout le monde, essuyer dôme rendre utile.
— On y manque d'artilleurs.
— Oh! j'ai si peu servi dans l'artilloriol » Et il raconta que,
n*<m<*n* rxi ctthit. «roc mnmnno II am»t£ #|A «mlMai» IHuimAik OQWfttfW»
SQus-ofdcicr.
AN«A KAlUJNiNB $'$)
I/irnpr<wlon «5»ér«to praduttcb par pos ftorftonnngM était
pou favorabui; un vieillard on uniforme militaire qui les
écoutait nvee Kntavnsof, no semblait guère plus édilîo que lui ;
il trouvai! difficile de prendre au sérieux w»« héros dont h
valeur militaire so puisait surtout dans leurs gourdes do
voyage; mais, devant la surexcitation actuelle dos esprits, ft
était imprudent do se prononcer franchement; lo vieux mill-
Inirw, Interrogo par Katavnsur sur l'impression que lui faisaient
Im volontaires, so borna donc ô r^wtitlro on souriant des vaux :
i Que voute?.-vous, il fort dus hommes! » Kl, «ans appro-
fondir mutuettomont leurs horUiiiûiiCs A ce sujet, «h rusèrent
dus nouvelles du jour et do la fameuse bataille où les Turcs
devaient tous eue anéantis.
Ketovasof n'en dit pas plus lon# A Serge Ivanlteh tandis
qu'il reprenait sa place auprès do lut : Il n'eut pua lo courago
do mn opinion.
Les chomrs, lo» acclamations, les bouquets et les quêteuses
se rotrouvéreut ô la ville suivante; on accompagna les volon-
taire» au buffet comme à Moscou, mais avec uno nuanco
d'enthousiasme moindre.
IV
Pendant l'arrêt du train, Serge îvanttch se promena sur la
quai, et passa devant lo compartiment de Wronsky, dont le»
stores étaient baissés; au second tour il aperçut la vieille
comtesse prés do fa fenêtre. Elle l'appela.
« Vous voyez que je raccompagne jusqu'à Kourak.
— On me l'a dit, répondit Kosnlchef, s'arrétant & la por-
tière du wagon; et 11 ajouta en remarquant l'absence de
Wronsky : Il fait ta une belle action.
— Ile, que vouliez- vous qu'il fît après son malheur!
— Quel horrible événement 1
— Mon Dieu! par où n'al-je pas passé I Mais entrez, dit fa
vieille dame, et elle fit une place à Kosnichef auprès d'elle. Si
vous saviez ce que j'ai souffert 1 Pendant six semaines il n'a pas
ouvert la bouche, et mes supplications seules le décidaient à
manger; nous craignions qu'il n'attentât ù ses jours; vous savez
qu'il a déjà failli mourir une fois pour elle y Oui, dit la vieille
3H0 ANNA KARÉNINE
comtesse, dont le visage s'assombrit à co souvenir, cotte femme
est morte comme elle avait vécu, lâchement et misérablement,
— Ce n'est pas A nous do la Juger, comtesse, répondit Serge
Ivaniteh avec un soupir, mal» jo conçois quo vous ave*
souffert.
«— No m'oit parlez pas! Mon fils était ehoa mot, dans ma
terra des environ» do Moscou où jo passais l'été, lorsqu'on lui a
apporté un billet auquel il a immédiatement donna repose. Per-
sonne no 80 doutait qu'elle fût ft la gare, Le soir, en montant
dans ma chambre, j'appris do mes femmes qu'une damo «'était
jeiéo sous un train do marchandises. J'ai aussitôt compris,
et mon premier mot a été ; « Qu'on n'en parle pas au comte I »
Mais on l'avait déjà averti, son cocher était ù la gare au
moment du malheur, et avait tout vu. J'ai couru chez mon fils,
il était comme un fou; sans prononcer un mot il est parti. Je
ne sais ce qu'il a trouvé, mais on revenant il ressemblait à un
mort, jo no l'aurais pas reconnu. < Prostration complète », a
dit le docteur. Plus tard il a manqua perdre la raison. Vous
avez beau dire, cette femme-là était mauvaise Comprenez-vous
une passion de ce genre? qu'a-t-cllo voulu prouver par sa
mort? elle n troublé l'existence de deux hommes d'un rare
mérite, son mari et mon (Ils, et s'est perdue elle-même.
— Qu'a fait le mari?
— Un repris In petite. An premier moment Alexis a con*
sont! a tout; maintenant H se repont d'avoir abandonné sa
lillc à un étranger, mais peut-il s'en charger? Karénine est
venu à l'enterrement, nous sommes parvenus à éviter une
rencontre entre lui et Alexis. Pour le mari cette mort est une
délivrance; mais mon pauvre fils qui avait tout sacrifié a cette
femme, moi, sa position, sa carrière, .... l'achever ainsi! Non,
quoi que vous en disiez, c'est la fin d'une créature sans religion.
Que Dieu me pardonne, mais, en songeant au mal qu'elle a fait
à mon fil», je ne puis que maudire sa mémoire.
— Comment vu-t-il maintenant?
— C'est cette guerre qui nous a sauvés. Je n'y comprends
pas grand'chose, et la guerre me fait peur, d'autant plus qu'on
dit que ce n'est pas très bien vu à Pétersbourg, mais je n'en
remercie pas moins le ciel. Cela l'a remonté. Son ami Vavshine
est venu l'engagera l'accompagner en Serbie; il y va, lui, parce
qu'il s'est ruiné au Jeu ; les préparatifs du départ ont occupé,
distrait, Alexis. Causez avec lui, je vous en prie, il est si triste!
Et pour comble d'ennui il a uim rage de dents. Mais il twro
ANNA KARÉNINR 3ÎH
fteureux do vous voir; il se promène de l'autre coté do la
vole. »
Sçrgo Ivan If ch promit do causer avec le comte, et se dirigea
vers le cûle de ta voie ou su trouvait Wronsky,
Parmi les bnlfots entassés sur le quai dos marchandises,
Wronsky marchait comme un fauve dans sa cage, sur un
étroit espaça où II no pouvait faire qu'une vingtaine do pas;
les moins enfoncées dans les poches de son paletot, Il passa
devant Serge Ivaniteh sans avoir l'air do le reconnaître; mais
celui-ci était au-dessus de toute susceptibilité; Wronsky remplis-
sait selon lui une grande mission, il devait être soutenu et
encouragé. Kosnichef s'approcha donc, et le comte, ayant Ose
les yeux sur lui, s'arrêta et lui tendit cordialement la main.
i Vous préfériez peut-être no pas nie voir? mois vous excu-
serez mon insistance : je tenais a vous offrir mes services, dit
Serge Ivaniteh.
— Personne ne peut me foire moins de mal a voir que vous,
répondit Wronsky; pardonnez-moi, la vie m'offre si peu de
côtés agréables.
— Je le conçois; cependant une lettre pour Ristitch ou pour
Milan vous serait peut-être de quelque utilité? continua Kos-
nichef frappé de la profonde souffrance qu'exprimait le visage
du comte.
— Oh non! répondit celui-ci, faisant effort pour comprendre*
Voulez-vous que nous marchions un peu? ces wagons sont si
étouffants t Une lettre? non, merci 1 en a-t-on besoin pour se
faire tuer?.... peut-être aux Turcs dans ce cas-là.... ajouta-t-il
souriant du bout des lèvres, tandis que son regard gardait
la même expression de douleur amère.
— Il vous serait. plus facile d'entrer en relations avec des
hommes préparés pour l'action. Au reste, faites comme vous
l'entendez, mais je voulais vous dire combien j'ai été heureux
d'apprendre la décision que vous avez prise; vous relèverez
dans l'opinion publique ces volontaires si attaqués.
— Mon seul mérite, répondit Wronsky, est de ne pas tenir
S la vie; quant è l'énergie, je sais qu'elle ne me fera pas
défaut, et c'est un soulagement pour moi que d'appliquer è
332 ANNA KABÉNINB
un but utilo cette existence qui m'est a charge..,, et II fit un
geste d'impatience causé par la douleur de sa dent malade.
— Vous allez renaître a «ne vie nouvelle, Ut Serge Ivanitch
touché, permettez-moi de vous le prédire, car sauver des
frères opprimés est un but pour lequel on peut aussi digne-
ment vivre que mourir. Que Dieu vous donne plein succès, et
qu'il rende h votre ame le calme dont elle a besoin.
— Je ne suis plus qu'une ruine », murmura le comte lente»
ment, serrant la main que lui tendait Kosnichef.
II se tut, vaincu par la douleur persistante qui le gênait
pour parler, et ses yeux se fixèrent machinalement sur la roue
du tender, qui avançait en glissant lentement et régulière-
ment sur les rails. A cette vue, sa souffrance physique cessa
subitement, effacée par la torture du cruel souvenir que la
rencontre d'un homme qu'il n'avait pas revu depuis son
malheur, réveillait en lui. Elle lui apparut tout à coup, ou du
moins ce qui restait d'elfe, lorsque, entrant comme un fou dans
la caserne, près du chemin de fer, où on l'avait transportée,
il aperçut son corps ensanglanté, étendu sans pudeur aux yeux
de tous ; la tête intacte, avec ses lourdes nattes et ses boucles
légères autour des tempes, était rejetée en arrière, les yeux
h demi clos; les lèvres entrouvertes semblaient prêtes à pro-
férer encore leur terrible menace, et lui prédire, comme à leur
dernière entrevue, « qu'il se repentirait ».
11 avait beau depuis lors évoquer leur première rencontre,
à la gare aussi ; chercher à la revoir dans sa beauté poétique
et charmante, alors que, débordant de vie et de gaieté, elle
allait au-devant du bonheur et savait le donner : c'était soa
image irritée et animée d'un implacable besoin de vengeance,
qu'il revoyait toujours, et les joies du passé en restaient em-
poisonnées à jamais Un sanglot ébranla tout son être!
Après un moment de silence, le comte s'étant remis
échangea encore quelques paroles avec Kosnichef sur l'avenir
de la Serbie, puis, au signal du départ, les deux hommes se
séparèrent.
VI
Serge Ivanitch, ne sachant pas quand il lui serait possible
de partir, n'avait pas voulu s'annoncer à l'avance par le télé-
ANNA KARÉNINE 833
graphe; Il fut donc obligé do se contenter d'un tarantass do
louage trouvé a la station*, aussi son compagnon et lui attoigni-
rent-lls Pakrofsky, vers midi, noirs de poussière.
Kitty, du balcon où elle était assise avec son père et sa
sœur, reconnut son beau-frère et courut au-devant des voya-
geurs,
< Vous devriez rougir d'arriver ainsi sans nous prévenir ,
dit-elle en tendant son front 6 Serge Ivanitch.
— Vous voyez que nous avons pu éviter de vous déranger.
Et voilà notre ami Michel Somenitch que je vous amène.
— Ne me confondez pas avec un nègre, dit en riant Kata-
vasof ; quand je serai lavé, vous verrez que j'ai figure hu-
maine, — et ses dents blanches brillaient dans sa figure em-
poussiérée.
— Kostia va être bien content; Il est à la ferme, mais il ne
tardera pas à rentrer.
— Toujours à ses affaires, tandis que nous autres ne con-
naissons plus que la guerre do Serbie ! Je suis curieux de con-
naître l'opinion de mon ami a ce sujet; il ne doit pas évidem-
ment penser comme tout le monde.
— Mais je crois que si, répondit Kitty, un peu confuse, regar-
dant Serge Ivanitch.' Je vais le faire chercher. Nous avons
papa pour le moment, qui revient de l'étranger. 1
Et la jeune femme, profitant de la liberté de mouvements
dont elle avait si longtemps été privée, se hâta d'installer ses
hôtes, de faire prévenir son mari, et do courir auprès de son
père resté sur la terrasse.
c C'est Serge Ivanitch qui nous amène le professeui,' Kata*
vasof.
— Ohl par cette chaleur! que ce sera lourd!
— Du tout, papa, il est très aimable et Kostia Paimo beau-
coup. Va les entretenir, chère amie, dit-elle à sa sœur, pendant
que je cours auprès du petit; comme un fait exprès, je ne l'ai
pas nourri depuis ce matin, il doit s'impatienter. Ces mes-
sieurs ont rencontré Stiva à la gare. »
Le lien qui unissait la mère à l'enfant restait encore si intime
qu'elle devinait les besoins de son (ils avant même d'avoir en-
tendu son vigoureux cri d'impatience.
Kitty hâta le pas.
t Donnez-le-moi, donnez vite », dit-elle, aussi impatientée
que son nourrisson, et gourmandant la bonne qui s'attardait a
attacher le bonnet do l'enfant.
334 ANNA KAHÊNIM5
Enfin, après un dernier cri désespéra de Mitfa, qui, dan? sa
hato do téter, ne savait plus par où s'y prendre, la mère et
Penfant, calmés tous deux, respirèrent, et Kitty sourit en voyant
son fila lui jeter un regard presque rusé 30us son bonnet tan-
dis qu'il gonflait en mesure ses petites joues.
« Croyez-moi, Catherine Atexandrovna, ma petite mère, il me
connaît, dit la vieille Agathe Mikhaïlovna qu'on ne pouvait
tenir éloignée de la chambre de l'enfant,
— C'est impossible; s'il vous connaissait, fl me connaîtrait
bien aussi », répondit Kitty en souriant, Mais, malgré cette déné-
gation, elle savait, au fond de son âme, combien ce petit être
comprenait de choses ignorées du reste du monde, et aux-
quelles sa méro n'aurait rien compris sans lui. Pour tous,
surtout pour son père, Mllin était une petite créature humaine
à laquelle il ne fallait que des soins physiques ; pour sa mère,
c'était un être doué de facultés morales, et elle en aurait eu
long à raconter sur leurs rapports de cœur.
c Vous verrez bien quand il se réveillera, insista la vieille
femme.
— C'est bon, c'est bon, mais pour le moment laissez-le s'en-
dormir. •
VII
Agathe MUthDîlovmr s'éloigna sur la pointe des pîcds, la
bonne baissa ie store, chassa les mouches cachées sous le
rideau de mousseline du berceau et, armée d'une longue
branche de bouleau, s'assit auprès de sa maîtresse, pour con-
tinuer à faire la guerre aux insectes.
Mitia, tout en fermant peu à peu les paupières au sein de sa
mère, faisait avec son bras potelé des gestes qui troublaient
Kitty, partagée entre le désir de l'embrasser et celui de le voir
s'endormir.
Au-dessus de sa tête elle entendait un murmure de vois et
le rire sonore de Katavasof.
« Les voilà qui s'animent, pensa-t-eiïe ; mais c'est ennuyeux
que Kostia ne soit pas là; il se sera encore attardé auprès des
abeilles; je suis contrariée parfois qu'il y aille si souvent, et
cependant cela le distrait, 11 est bien plus gai qu'au printemps;
ANNA KARÉNINE 335
è Moscou j'avais peur do le voir ai sombre; quoi tlrùlo
d'homme! i
KiUy connaissait la cause du tourment do son mari» quo sea
doutes rendaient malheureux ; et, quoiqu'elle pensât, duns sa foi
naïve, qu'il n'y a pas de salut pour l'incrédule, le scepticisme
de celui dont l'âme lui était si chère ne t'inquiétait nullement,
c Pourquoi lit-il tous ces livres do philosophie où il ne trouve
rien? puisqu'il désire la foi, pourquoi ne l'a-t-il pas? Il réfléchit
trop, et s'il s'absorbe dans des méditations solitaires, c'est que
nous ne sommes pas à sa hautour. La visite de Katnvasof lui
fera plaisir, 1! aime a discuter avec lui » Et aussitôt les pen-
sées de la jeune femme se reportèrent sur l'installation do ses
hôtes. Fallait-il leur donner une chambre communo ou les
séparer?..... Une crainto soudaine la fit tressaillir au point
de déranger MiUa : a La blanchisseuse n'a pas rapporté le
linge pourvu qu'Agathe Mikhaïlovna n'aille pas donner du
linge qui a déjà servit » Et le rouge monta au front de
Kitty.
* 11 faudra m'en assurer moi-même », pensa-t-cllo, et elle
se reprit à songer à son mari, c Oui, Kostia est incrédule,
mais je l'aime mieux ainsi que s'il ressemblait à.fllmc Stahl, où
à moi quand j'étais a Soden; jamais il ne sera hypocrite >
Un trait de bonté de son mari lui revint vivement a la mé-
moire : quelques semaines auparavant, Stépane Arcadiôvitch
avait écrit une lettre de repentir à sa femme, la suppliant de
lui sauver l'honneur en vendant sa terre de Yergoushovo pour
payer ses dettes.
Dolly, tout en méprisant son mari, avait été au désespoir, et
par pitié pour lui s'était décidée à se défaire d'une partie de
cette terre; Kitty se rappela l'air timide avec lequel Kostia était
venu la trouver pour lui proposer un moyen d'aider Dolly sans
la blesser : c'était de lui céder la part qui leur revenait de cette
propriété.
i Peut-on être incrédule avec ce cœur chaud et cette crainte
d'affliger même un. enfant 1 Jamais il ne pense qu'aux autres;
Serge Ivanitch trouve fort naturel de le considérer comme son
intendant, sa sœur aussi; Dolly et ses enfants n'ont d'autre
appui que lui. Il croit même de son devoir de sacrifier son
temps aux paysans qui viennent sans cesse te consulter i
« Oui, ce que tu pourras faire de mieux sera de ressembler
à ton père *, murmura-t-elle en touchant de ses lèvres la joue
de son fils, avant de le remettre aux mains de sa bonnes*
&HÏ ANNA KAUliNIMK
VH!
Depuis le moment où, auprès do non frère mourant, Levlnet
avait outre vu te problème do In vie et do la mort i\ la lumiém
des convictions nouvelles, confine il les nommait, qui do vto#t
a trente-quatre ans «valont remplacé les croyances do son en-
fance, In vie lui était apparue plus terrible encore quo la mort.
D'où verniU-etle? que signifiait-elle? pourquoi noua ôînit-eiïo
donnée? L'organisme, sa destruction, t'indcstrucMblMto do fo
matière, tes lois do la conservation ot da développement de*
farces, ces mots et les théories scientifiques qui s'y rattachent,
étaient sans doute intéressants nu point do vuo intellectuel,
mais quelle serait leur utilité dans le courant dû l'existence?
Et Levine, semblablo a un homme qui, par un temps froid,
aurait échangé une chaude fourrure coutro un vêtement do
mousseline, sentait, non par io raisonnement, mais par tout
son ctro, qu'il était nu, dépouillé, et destiné ù périr misérable-
ment,
Dos lors, sans rien changera sa vie extérieure, et sans pres-
que en avoir conscience, Levine ne cessa d'éprouver fa terreur
de son ignorance, tristement persuadé quo ce qu'il appelait ses
convictions, loin de l'aider à s'éclairer, lui rendaient inaccessi-
bles ces connaissances dont il éprouvait un besoin si fmpèrioux.
Le mariage, ses joies et ses devoirs nouveaux êlouftcrcnt
complètement ces pensées ; mais cites tuf revinrent aveu une
persistance croissante après les couches de sa femme, lorsqu'il
vécut à Moscou sans occupations sérieuses.
La question se posait ainsi pour lui : c Si je n'accepte pas
les explications que m'offre le christianisme sur te problème
de mon existence, où en trouveral-je d'autres? * Et il scrutait
ses convictions scientifiques aussi inutilement qu'il eût fouillé
une boutique de jouets ou un dépôt d'armes afin d'y trouver
de la nourriture*
Involontairement, inconsciemment, il cherchait dans ses lec-
tures, dans ses conversations, et jusque dans les personnes qui
l'entouraient, un rapport quelconque avec le sujet qui l'ab-
sorbait.
Un fait rétonnait et le préoccupait spécialement : pourquoi
les hommes de son monde, qui, pour la plupart, oyaient rem-
ANNA KARÉNINE 33?
plftcA. comme lui In fol put* In flelence, fwmlrtatoiit-ita n'éprouver
muuiuo fumffraneo moralo ot vlvto pnrfattoiiumt natirtCaUs et
contents? WolntonMIa pas sliit^ro»? ou bien la aolenco rApon-
dait-olto plus clairement pour eux ft coh questions troublantes?
El H ae {nouait a étudier cm homowa ot lea livres t|iil puu-
vulcuil dontenlr tea solution» tant désirées.
Il découvrit cependant qu'il avait commis uiui lourde erreur
eu partagent avec sa* camarades d'Université Pidé» que ta re-
ligion n'existait plus; eeux qu'il aimait In mteiu, In vieux
prince, tvof» Serge Ivanitcb» Kttty, conservaient la fol do leur
enfance, cette foi que lui-mémo avait jmHs partagée; les femmes
en général, et le peupla tout entier, croyaient.
Il se eonvoiiupift ensuite que tes matérialistes, dont II par-
tageait tea opinion»! ne donnaient ft eollna-nï nuenn wnu» parti-
culior, et, loin d'expliquer ces questions, sons la solution des-
quelles la vie lui paraissait impossible, ils te» écartaient pour
en résoudre d'autres qui lo laissaient, lui, fort indiiîérent, telles
quo lo développement do l'organisme, la déflnition mécanique
do fomo, etc.
Pendant la maladie de m tomme, Lovlno avait éprouvé un*
étrange sensation; lui, l'incrédule, avait prié... et priô avec
une fol sincère; mais, aussitôt rentré dans looelme, it sentait
sa vie inaccessible à une semblable disposition do l'âme. A
quoi moment la vérité lui était-elle apparue? Pouvait-Il admettre
qu'il se fût trompé? Do ce que, en les analysant froidement!
ses élans vers Dieu rotom baient en poussière, devait-Il les con-
sidérer comme une preuve de faiblesse? C'eût été rabaisser des
sentiments dont II appréciait la grandeur... Cette lotte intérieure
lui pesait douloureusement, et il cherchait de toutes les forces
de son être à en sortir.
IX
Accablé de ces pensées, Il lisait et méditait, mais le but
désiré semblait s'éloigner de plus en plus.
Convaincu de l'inutilité de chercher dans le matérialisme
une réponse à ses doutes, il relut, pendant les derniers temps
de son séjour à Moscou et à la campagne, Platon, Spinoza,
Kant, Schelfing, Hegel et Scliopcnhauer; ceux-ci satisfaisaient
• ■ — • **
838 ANNA kai*£ninh
m t\U8t)ft tout qu'il le* lisait ou qu'il upposafi (aura doctrines A
d'outre enseignement*, surtout aux théories matérialistes;
malheureusement, Uôh qu'il cherchait, Indépendamment do ces
guide», l'application a quelque point douteux, Il retombait
dann (os mêmes perplexités. Le» termes esprit, volonté liberté,
mt*sUmve t ji%)Hïa)cat un certain sens A non Intelligence q«*«u-
tant qu'il suivait la llliôre nrtlHelelie dos déductions de ces phi-
losophes ut 8« prenait au plage de Inura sultiiles lUstiiuîtimis;
mais, considéra «lu point do vtto do la viu réelle, l'échafaudage
croulait, et il no voyait plus qu'un assi i inhJu^«i do mut* sans
rapport aucun avec ce « quelque chose t plus nécessaire dans
la vio que lu raison,
Schopenhuuer lut donna quelques juin h do calme par la
substitution qu'il Ht en lui-mém© du mot amour h ce que ce
philosophe appelle volonté; cet apaisement fut de cou vio durée.
Serge tvanitch lui conseilla du lira Ilomtaknf, et, bien quo
rebuté par ta recherche exagérée do stylo do cet auteur, et par
ses tendances excessives h la polémique, il fut fnippé de lui
voit* développer l'idée suivante ; t L'homme ne saurait atteindre
seul a la connaissance de Dieu, la vraie lumière étnni réservée
à mie réunion d'âmes animées du mémo amour, à l'Église ».
Otto pensée ranima Levlne... Combien il trouvait plus facile
d'accepter rfêglise établie sainte et Infaillible, puisqu'elle a Dieu
pour chef, avec ses enseignements sur la Création, la Chute et
la HédcmpMon , et d'arriver par elle à Dieu, que de sonder
l'impénétrable mystère de la divinité, pour s'expliquer ensuite
la Création, lo Chulo, etc.
Hélas, après avoir lu, à la suite de IlomiaUof, une histoire
do l'Église écrite par un écrivain .catholique, H retomba dou-
loureusement dans ses doutes! L'Église grecque orthodoxe et
l'Église catholique, toutes deux Iftfa if Hbles dans leur essence,
s'excluaient mutuellement! et la théologie n'offrait pas de fon-
dements plus solides que la philosophie I
Durant tout ce printemps il ne fut pas lui-même et traversa
des heures cruelles.
c Je ne puis vivre sans savoir ce que je suis et dans quel
but j'existe; puisque je ne puis atteindre à cette connaissance,
la vie est impossible », se disait Lcvine.
« Dans l'infinité du temps, de la matière, de l'espace, une
cellule organique se forme, se soutient un moment, et crève...
Cette cellule, c'est moi 1 »
Ce sophisme douloureux était l'unique, le suprême résultat
ANNA KAlUtNIKEt 339
du lafcnir de la ponséo Itumnlno pondant des hIiVUih ; c'était
lu croyance llmrto, sur huprollo se liasuloni les recherches lo«
|)l«8 récentes rfo JtaprJf wlOfiliOquo, c'était I» conviction
régnante; I.evine, nniin <|W*II «H mu Juste pourquoi, et simple-
inent [•»L < C4i que celte ifiôorlo lut semblait ta plus claire, n'en
était involontairement pénétré.
1 Moi h cette conclusion lui paraissait plu* qu'on sophisme : il y
voyait l'omivra dérisoire do quoique esprit du mal; s'y sons-
uatro était un devoir, l« moyen do s'en affranchir se trouvai!
nu pouvoir do cliticuii Et Lovtne, aimé, heureux, por« de
famille, éloigna soigneusement do sî* main toute arme, comme
8*11 mit craint du coder n ta tentation de mettre lin a Htm sup-
plice.
Il no sa tua cependant pas et continua a vivro et ô. lutter.
Autant Lovlno était moralement troublé par la difficulté
d'analyser lo problème do son existence, autant II og issalt sans
hésitation dans la vie journalière. Il reprit ses travaux habi-
tuels a Pakrofsky vers lo mois do juin : la direction des terres
do sa sœur et de son frère, ses relations avec ses voisins et ses
paysans; il y joignit cette année uno chasse aux abeilles, qui
l'occupa ci lo passionna. L'intérêt qu'il prenait aux affaires
s'était limité; il n'y apportait plus comme autrefois des vues
générales, dont l'application lui avait causé bien des déceptions,
et se contentait do remplir ses nouveaux devoirs, averti par un
secret instinct que de cette façon il agissait pour le mieux.
Jadis l'idéo do faire une action bonne et utile lui causait à
l'avance une douce impression de joie, mats l'action en elle-
même ne réalisait Jamais ses espérances, et il se prenait très
vite a douter de l'utilité de ses entreprises. Maintenant, il allait
droit au fait, sans joie mais sans indécision, et les résultats
obtenus se trouvaient satisfaisants. H creusait son sillon dans
lo sol avec l'inconscience de la charrue. Au lieu do discuter
certaines conditions de la vie, il les acceptait comme aussi in-
dispensables que la nourriture journalière. Vivre à l'exemple
de ses ancêtres, poursuivre leur œuvre afin de la léguer a son
tour à ses enfants, il voyait Ih uû devoir îndiscHta&ïô, ôt
840 ANNA KANÊNINR
savait qu'afln d 'atteindra ca but la terre devait dtre fumfa,
labourée, les hais ensemencés sous sa propre surveillance,
8003 qtr«l eut lo droit do se décharger «lo vutte point» sur las
paysans, on leur affermant son domaine, Il savait également
qu'il devait alclo et protection n son frôra, a sa sœur, aux nom-
breux paysans qui venaient lo consulter, comme a des enfanta
qu'on lui mirait confiés; sa ranima et Dolly avalent également
droit a son temps, et tout cela remplissait surabondamment
cette existence dont il no compre nnit pas lo sens quand 11 y
réfléchissait. Chose étrange, non seulement son devoir lui appa-
raissait Non dôlini, mats il n'avait plus do doutes sur la
manière do lo remplir dans les cas particuliers do la vio quoti-
dienne ; ainsi il n'hésitait pas « louer ses ouvriers aussi bon
marché quo possible, mai» il suivait qu'il no dovait pas tes
louer 6 l'avance ni au-dessous du prix normal ; il avançait de
forgent a un ppysan pour le tirer des griffes d'un usurier,
mais no faisait pas grâce des redevances arriérées; tl punissait
sévèrement les vols do bois, mais se serait fait scrupule d'ar-
rêter le bétail du paysan pris en flagrant délit de paturago sur
ses prairies; il retenait les gages d'un ouvrier forcé, & cause do
la mort de son pore, d'abandonner le travail en pleine moisson,
mais il entretenait et nourrissait les vieux sorvlteurs hors d'âge;
II laissait attendre les paysans pour alhr embrasser sa femme
en rentrant, mais il n'aurait pas voulu aller à ses ruches avant
de les recevoir. Il n'approfondissait pas ce code personnel, et
redoutait les réflexions qui auraient cntrafné des doutes et
troublé la vue claire et netto de son devoir. Ses fautes trou-
vaient d'ailleurs un juge sévère dans sa conscience toujours en
éveff, et qui ne iui faisait pas grâce.
C'est ainsi qu'il vécut, suivant la route tracée par la vio,
toujours sens entrevoir la possibilité de s'expliquer le mystère
de l'existence, et torturé de son ignorance au point de craindre
le suicide*
XI
Le jour de l'arrivée de Serge Ivanitch a Pakrofsky avait été
plein d'émotions pour Levine.
On était au moment le plus occupé de l'année, a celui qui
ANNA KAttftNm* 341
mtgci tut effort da travail 01 do volonté qu'on nfnpprfcte pas suf-
flsamnumt, pju-co qu'il so reproduit périodiquement et nVtfiVd
que do» résultat» fort simples. Moissonner, rentrer los Mes, fau-
cher, labourer, battre le «min, ensemencer, ce sont des Ira*
vaux qui n'étonnent personne, mais, pour arriver a les accom-
plir daim le court espace, do temps accordé par ta nnture, tt
fout que du petit nu grand chacun se mette Ô l'œuvre; il faut
quo pendant trois a quatre semaine* on s© contenta do pnin,
d'oignons et do Kvn», qu'on no dorme quo pendant quelques
heures, qu'on no a'arrùto ni jour ni nuit, et ce phénomono «o
réalise chaque nntiéo dnna toute ta lUmie.
Levlno so sentait o l'unisson du peuple; il allait nus champs
do grand mutin, rentrait déjeuner avec sa femme et sa liolto-
steur, puis retournait a I» forme, où il tnatnllait uno nouvelle
batteuse, Et, tout en surveillant l'ouvrage ou en causant avec
son bemi-pére et les dames, la mémo question le poursuivait ;
« Qui suls-jo? où suis-jet pourquoi?»
Debout prés do la grange fraîchement recouverte de chaume,
Il regardait la poussière produite par la batteuse danser dans
Pair, la paille ao répandre au dehors sur l'herbe enso-
leillée, tandis que les hirondelles so réfugiaient sous In toiture,
et quo les travailleurs se pressaient dans l'intérieur assombri do
la grange.
• Pourquoi tout celât pensnlt-ll, pourquoi suls-je la à les
surveiller, et eux, pourquoi font-Us preuve do zèle devant molf
Voila ma vieille amie Matrona (une grande femme maigre
qu'il avait guérie d'une brûlure, et qui ratissait vigoureuse-
ment le sol), je l'ai guérie, c'est vrai, mais si co n'est
aujourd'hui, ce sera dans un an, ou dans dix ans, qu'il faudra
la porter en terre, tout comme cette jolie fille adroite qui fait
l'élégante, comme ce cheval fatigué attelé au manège, comme
Fedor qui surveille la batteuse et commande avac tant d'auto-
rité aux femmes, — et 11 en sera de même de moi Pour-
quoi? > et machinalement, tout en réfléchissant, il consultait
sa montre afin de fixer la tâche aux ouvriers.
L'heure du dîner ayant sonné, Levine laissa les travailleurs
se disperser, et, s'appuyant à une belle meule de blé préparé
pour les semences, il engagea la conversation avec Fedor, et
le questionna au sujet d'un riche paysan nommé Platon, qui se
refusait à louer le champ jadis mis en association, et qu'un
paysan avait exploité l'année précédente.
« L* pris «wt trop élevé, Constantin DmUritch, dit Fedor.
3*§ ANNA KMlftNlNK
Mnla jnilsqno MHtouck le payait Tan rtornlert
— Platon ne payera pas lo mémo pris que MltiottcK, dit
l'ouvrier d'un ton do mépris ; lo vieux Platon n'écorchoi'alt pas
son prochain; Il a pitié du pauvre monde et forait crédit au
besoin.
— Pourquoi forai (-il crédit?
— tes hottiMioA no «on t pus loua pareil» : tel vit pour son
ventre, coimno Mitiouek, toi pour son Ame, pour Dieu, comme
lo vieux Platon.
— Qn'appellos-tu vivro pour son Ame, pour Dieu 9 cria
presque Lovine.
— C'est bien simple : vivre selon Pieu, selon la vérité. On
n'est pas tous pareils, c'est sûr. Vous» par exemple, Constantin
Dmitrltch, vous uo feriez pas do tort non plus au pauvre
monde,
— Oui..., oui.,, adieu I » balbutia Le vint-, en proie h une vivo
émotion, et, prenant sa eanno, Il se dirigea vers la maison,
« Vivre pour Dieu, selon in vérité...., pour son finie », ces
paroles du paysan trouvaient un écho dans son cceur; et
des pensées confuses, mais qu'il sentait fécondes, s'agi-
tèrent en lui, échappées de quclquo recoin do son être où elles
avaient été longtemps comprimées, pour l'éblouir d'une clarté
nouvelle*
XII
Levlne avança à grands pas sur la route, sous l'empire
d'une sensation toute nouvelle; les paroles du paysan avaient
produit dans son Ûme l'effet d'une étincelle électrique, et l'es-
saim d'idées vagues, obscures, qui n'avait cessé de le pos-
séder, mémo en parlant de ta location de son champ, sembla
se condenser pour remplir son coeur d'une inexplicable joie.
« Ne pas vivre pour soi, mais pour Dieu!... Quel Dieu?
N'est-il pas insensé de prétendre que nous ne devions pas vivre
pour nous, c'est-à-dire pour ce qui nous plaît et nous attire,
mais pour Dieu, que personne ne comprend et ne saurait
définir? Cependant, ces paroles insensées, je les ai com-
prises, je n'ai pas douté de leur vérité, je ne les ai trouvées
ni fausses ni obscures,.... je leuc ai donné le même sens que
ANNA KARÉNINE 3fà
r« paysan, ol n'ai peul-Ôtro jamais ricin compila mm\ claire*
ment.
i Fedor prétond qno Mltloiick vit pour son vtintro; Je sala co
qu'il entend par la; nous tons, êtres do raison, mms vivons de
mémo. Mais Fcdor dit aussi qu'il tout vivre pour Rie», Roton
la vérité, «t Je to comprends également Moi , et d<m
millions d'hommes» riches et proivros, sagos et simples, dans
|« passé comme dons lo présent, noua sommes d'accord sur
un point : c'est qu'il faut vivra pour lo « bien t. — La «oulo
connnisswico dafra, indubitable, nbsoltio, qiio nous possédions
est colla-IA, — et ce nVsl pas par lo rntaomiiMiieiit que nous y
parvenons, — car to raison nainont l'exclut, pnico qu'ollo n*« ni
emiso ni ofl'ol. Lo « bien », s'il avait uno euuso, cesserait d'étro
lo bien, tout comme s'il avait «no sanction, — uno récom-
pense....
§ Ceci, jo lo sais, nous lo savons tous.
i Et mol qui cherchais un miracle pour mo convaincre? — •
Lo voila, lo miracle, jo no Pavais pas remarqué, lundis qu'il
nVenscrredo toutes parts! En peut-il être de plus grand ?....
% Aurais-je vraiment trouve la solution do mes doutes?
Vais-jo cesser do souflVir? » ot Levino suivit In route pou-
dreuse, insensible ù In fatigue et à la chaleur; suffoqué par
rémotion , ot n'osant croire eu sentiment d'apaisement qui
pénétrait son âme. Il n'éloigna du grand chemin pour s'en-
foncer dans les bois et s'y étendre û l'ombre d'un tremble, sur
l'herbe toulTue. — La, découvrant son front baigné de sueur, Il
poursuivit le cours de ses réflexions, tout en examinant tes
mouvements d'un Insecte qui gravissait péniblement la tlga
d'une plante.
• Il faut me recueillir, résumer mes impressions, comprendre
la couse de mon bonheur
« J'ai cru jadis qu'il s'opérait dans mon corps, comme dans
celui de cet insecte, une évolution de la matière, conformé-
ment & certaines lois physiques, chimiques et physiologiques :
évolution, lutte incessante, qui s'étend ù tout, aux arbres, aux
nuages, aux nébuleuses..*.. Mais à quoi aboutissait cette évo-
lution? Lo lutte avec l'infini était-elle possible?..... Et jo
m'étonnais, malgré de suprêmes efforts, do no rien trouver
dans cette voie qui me dévoilai le sens do ma vie, de mes
impulsions, de mes aspirations Ce sens, il est pourtant si
vif et si claii* en moi qu'il fait lo fond mémo de mon exis-
tence ; et lorsque Fcdor m'a dit : * Vivre peur Dieu et ssa
344 ANNA KAÏ1ÊNINE
Ame », — Je me suis réjoui autant qu'étonna' de le lui voir
définir. Je n'ai rien découvert» jo savais déjà , J'ai simple-
ment reconnu cette force qui autrefois m'a donné la vie et me
fa rend aujourd'hui. Je me sens délivré de l'erreur...* Je vois
mon maître!.... »
El II se remémora le cours do ses pensées pendant les deux
dernière» années, du jour où l'idée de la mort Pavait frappé a
la vue do son Irdre malade. C'est alors qu'il avait clairement
compris que l'homme, n'ayant d'antre perspective que la souf-
france, la mort et l'oubli éternel, Il devait* sons peine do se
suicider» arriver ù s'expliquer le problème de l'existence, de
façon h ne pas y voir la cruelle ironie do quelque génie mal-
faisant. Mais, sans réussir a se rien expliquer, il ne s'était
pas tué, s'était marié, et avait connu des joies nouvelles, qui
le rendaient heureux quand il no creusait pas ces pensées
troublantes.
c Que prouvait cette Inconséquence? Qu'il vivait bien, tout en
pensant mol. Sans le savoir, Il avait été soutenu par ces vérités
de la foi sucées avec le lait, que son esprit méconnaissait.
Maintenant 11 comprenait tout ce qu'il leur devait
t Que scrais-jo devenu si je n'avais su qu'il fallait vivre
pour Dieu, et non pour la satisfaction de mes besoins? J'aurais
volé, ment!, assassiné.... Aucune des Joies que la vie me
donne n'aurait existé pour moi J'étais à la recherche d'une
solution que la réflexion ne peut résoudre, n'étant pas à la
hauteur du problème; la vie seule, avec la connaissance
innée du bien et du mal, m'offrait une réponse. Et cette con-
naissance, je ne l'ai pas acquise, je n'aurais su où la prendre,
elle m'a été donnée comme tout le reste. Le raisonnement
m'aurait-il jamais démontré que je devais aimer mon pro-
chain au lieu de l'étrangler? — Si, lorsqu'on me l'a enseigné
dans mon enfance, je l'ai aisément cru, c'est que je le savais
déjà. L'enseignement de la raison, c'est la lutte pour l'exis-
tence, cette loi qui exige que tout obstacle à l'accomplissement
de nos désirs soit écrasé ; la déduction est logique, — tandis
qu'il n'y a rien de raisonnable à aimer son prochain.
orgueil et sottise, pensa-t-il, ruse de l'esprit!.., oui, ruse et
scélératesse de l'esprit t.. .... >
ANNA KAftâNiNK 345
XIII
tevlne se souvint d'une scène récente entre Doîly et ses en-
fants; ceux-d, livrés un jour h eux-mêmes, s'étaient amusés a
faire des confitures dans une tasse au-dessus d'une bougie, et
« se lancer du lait à la ligure. Leur mère les prit sur le fait,
les gronda devant leur onelo, ot chercha a leur faire com-
prendre que si les tasses venaient a manquer ils ne sauraient
comment prendre leur thé, que s'ils gaspillaient leur lait Us
n'eu auraient plus et souffriraient do la faim. — Levine fut
frappe du scepticisme avec lequel les enfants écoulèrent leur
mère; ses raisonnements les laissèrent froids, ils ne regret-
taient que leur jeu Interrompu, C'est qu'ils ignoraient ta
valeur des biens dont fis jouissaient, et no comprenaient pas
qu'ils détruisaient en quelque sorte leur subsistance.
i Tout cela est bel et bon, se disaient-ils probablement,
mais ce qu'on nous donne est-il donc si précieux ? C'est tou-
jours la même chose, aujourd'hui comme demain, tandis qu'il
est amusant de faire des confitures sur une bougie et de se
lancer du lait h la figure; c'est nouveau et le jeu est de notro
invention, i c N'est-ce pas ainsi que nous agissons, que j'ai
agi pour ma part, en voulant pénétrer par le raisonnement
les secrets de la nature et te problème de la vie humaine?
N'est-ce pas ce que font tes philosophes avec leurs théories?
Ne voit-on pas clairement dans le développement de chacune
d'elles le vrai sens de la vie humaine tel que l'entend Fedor le
paysan? — Elles y 'ramènent toutes, mais par une voie
intellectuelle souvent équivoque. Qu'on laisse les enfants se
procurer eux-mêmes leur subsistance, et, au lieu de faire des
gamineries, ils mourront de faim Qu'on nous laisse, nous
autres, livres à nos Idées, à nos passions, sans la connaissance
de notre Créateur, sans le sentiment du bien et du mal moral....
Quels résultats obtiendra-t-on? — Si nous ébranlons nos
croyances, c'est parce que, pareils aux enfants, nous sommes
rassasiés. Moi chrétien, élevé dans ta foi, comblé des bienfaits
du christianisme, vivant de ces bienfaits sans en avoir con-
science, comme ces mêmes enfants j'ai cherché à détruire
l'essence de ma vie..... Mais à l'heure de la souffrance c'est
vers Lui que j'ai crié, et je sens que mes révoltes puériles ma
sont pardonnées.
316 ANNA KARENINE
« Oui, In raison ne m'a rien appris; co que jo sais m'a ôtô
donnât rtvêlê par te cœur f et surtout par la foi dans les ensei-
gnements de l'Église
« L'Église? répéta Levine, se retournant et regardant au
loin le troupeau qui descendait vers In rivière,
c Puis-jc vraiment croire ù tout co qu'enseigne l'Église? i
dit-H pour s'éprouver et trouver un point qui troublât sa quié-
tude. Et il se rappela les dogmes qui lui avaient paru étranges
La création?..,. Mais comment ôiaiMI parvenu à s'expliquer
l'existence?..... Le diable, lo péché?... Comment s'était-il ex-
pliqué lo mal? La Rédemption? »
Aucun de ces dogmes ne lui sembla porter atteinte aux seules
fins de l'homme, la foi en Dieu, au bien; — tous concou-
raient, nu contraire, au miracle suprême, celui qui consiste à
permettre aux millions d'êtres humains qui peuplent la terre,
jeunes et vieux, paysans et empereurs, sages et simples, de
comprendre les mêmes vérités, pour en composer celto vie do
l'âme uniquement digne d'être vécue....
Couché sur le dos, il considéra le ciel au-dessus de sa tête.
• Je sais bien, pensa-t-H, que c'est l'immensité de l'espace et
non une voûte bleue qui s'étend au-dessus de moi, — mais
mon oeil ne perçoit que la voûte arrondie, et voit plus juste
qu'en cherchant par delà. »
Levine cessa de réfléchir; il écouta les voix mystérieuses
qui semblaient joyeusement s'agiter en lui.
t Est-ce vraiment la foi? se dit-il, n'osant croire & son
bonheur. Mon Dieu, je te remercie I » Et des larmes de recon-
naissance coulèrent de ses yeux.
XIV
Une petite tétègue apparut au loin et s'approcha du trou-
peau; Levine reconnut son cocher qui parlait au berger;
bientôt il entendit le son des roues et le hennissement de son
cheval, — mais, plongé dans ses méditations, il ne songea pas
à se demander ce qu on lui voulait.
« Madame m'envoie, cria le cocher de loin; Serge Ivanitch
et un monsieur étranger sont arrivés, t
Levine monta aussitôt en télégue et prit les rêne».
ANNA KAJiÊXiNB 347
Longtemps, comme après un rêve, H no put revenir a
lut. Assis près du cocher, H regardait son cheval* pensait &
son frère, ô sa femme, que sa longue absonce avait peut-être
inquiétée, a l'hôte inconnu qu'on lui amenait, ci se demandait
si ses relations avec les siens n'allaient pas subir une modi-
fication.
t Je ne veux plus do froideur avec mon frère, plus de
querelles avec Kitty, ni d'impatience avec les domestiques; je
vais être cordial pour mon nouvel hôte. »
Et, retenant son cheval qui no demandait qu'à courir, il
chercha une bonne parole à adresser à son cocher, qui se
tenait immobile près de lui, ne .sachant que faire do ses mains
oisives.
t Veuillez prendre à gauche, il y a un tronc à éviter,
dit Ivan en ce moment, touchant les rênes que tenait son
maître.
— Fais-moi le plaisir de me laisser tranquille et de ne
pas me donner de leçons, » répondit Levine agacé comme il
l'était dès qu'on se mêlait de ses affaires ; et aussitôt il comprit
que son nouvel état moral n'exerçait aucune influence sur son
caractère. >
Un peu avant d'arriver, il aperçut Grisha et Tania cou-
rant au-devant de lui.
< Oncle Kostiaî maman, grand-papa, Serge Ivanitch et
encore quelqu'un viennent à. votre rencontre.
— Qui est ce quelqu'un?
— Un monsieur affreux, qui Tait de grands gestes avec
les bras, comme cela, dit Tania, imitant Katavasof.
— Est-il vieux ou jeune? demanda Levine en riant; —
pourvu que ce ne soit pas un fâcheux ! » pensa-t-il.
Au tournant du chemin il reconnut Katavasof, marchant en
tête des autres, et agitant les bras ainsi que l'avait remarqué
Tania.
Katavasof aimait à parler philosophie de son point de vue
de naturaliste, et Levine avait souvent discuté avec lui à
Moscou en laissant parfois à son adversaire l'illusion de
l'avoir convaincu. Une de ces discussions lui revint à la
mémoire, et il se promit de ne plus exprimer légèrement ses
pensées. Il s'informa de sa femme lorsqu'il eut rejoint ses
hôtes.
c Elle s'est installée dans le bois avec Mitia, trouvant qu'il
faisait trop chaud dans la maison, répondit ftolly ; — nette
348 ANNA EAlrêNIKg
nouvelle contraria Levlne, qui trouvait toujours dangereux
d'emmener Tentant si loin,
— Cette jeune femme no soit qu'Inventer, dit le vieux
prince; elle transporto son (lis d'un coin à l'autre; je lui ai
conseillé d'essayer de la cave à glace.
— Elle nous rejoindra aux ruches; elle croyait que tu y étals,
ajouta Daily, c'est le but de notre promenade.
— - Que fais-tu de bon? demanda Serge Ivanitch a son frère
en le retenant.
— Bien de particulier, et toit Nous restes-tu quelque
temps? nous t'avons longtemps attendu,
— Une quinzaine, j'ai fort h faire à Moscou. •
Les regards des deux frères se croisèrent, et Levine baissa
les yeux sans trouver de réponse; voulant éviter la guerre de
Serbie et la question slave, afin de ne pas retomber dans des
discussions qui eussent troublé les rapports simples et cor-
diaux qu'il souhaitait conserver avec Serge Ivanitch, 11 lui
demanda des nouvelles do son livre.
Kosnichef sourit.
c Personne n'y songe, moi moins qu'un autre. — Vous
verrez que nous aurons de la pluie, Daria Alexandrovna, dit-il
en montrant des nuages qui s'amoncelaient au-dessus des
arbres. >
Levlne s'approcha de Kntavasof.
t Quelle bonne idée vous avez eue de nous venir, dit-il.
— J'en avais le désir depuis longtemps ; nous allons bavarder
à loisir. Avez-vous lu Spencer?
— Pas jusqu'au bout, il m'est inutile.
— Comment cela? Vous m'étonnez.
— Je veux dire qu'il ne m'aidera pas plus que les autres à
résoudre certaines questions. Au reste, nous en reparlerons,
ajouta Levinc, frappé de la gafté qu'exprima la physionomie do
Katavasof; puis, craignant de se laisser entraîner à discuter,
il conduisit ses hôtes par un étroit sentier jusqu'à une prairie
non fauchée, et les installa, à l'ombre de jeunes trembles, sur
des bancs préparés à cet effet; lui-même alla chercher du
pain, du miel et des concombres dans Pizba auprès de laquelle
étaient disposées les ruches. Du mur où il était suspendu,
il détacha un masque en fil de fer, s'en couvrit la tè% et, les
mains cachées dans ses poches, il pénétra dans l'enclos
réservé aux abeilles, où les ruches, rangées par ordre, avaient
pour lui chacune une histoire. Là, au milieu des insectes
ANNA KARÉNINE 310
bourdonnants, Il fut heureux do so retrouver seul un moment
pour réfléchir et se recueillir; il sentait la vie réelle reprendre
ses droits et rabaisser ses pensées. N'avaiHl déjà pas trouvé
moyen de gronder son cocher, de so montrer froid pour son
frère, et do dire des choses inutiles à Katavasof?
c Serait-il possible que mon bonheur n'eût étô qu'une im*
pression fugitive qui se dissipera sans laisser de traces? »
Mais, en rentrant en lui-même, il retrouva ses Impressions
intactes; un phénomène s'était évidemment accompli dans
son âme; ia vie réelle, qu'il venait d'effleurer, n'avait fait quo
répandre un nuage sur ce calme intérieur. De mémo que les
abeilles en bourdonnant autour de lui, et en l'obligeant à se
défendre, ne portaient pas atteinte à ses forces physiques,
ainsi, sa nouvelle liberté résistait aux légères attaques qu'y
avaient faites les incidents des dernières heures,
XV
c Sais-tu, Kostla, avec qui Serge Ivanitch vient de voyager?
dit Dolty après avoir donné à chacun de ses enfants sa part
de concombres et de miel. Avec Wronsky : il se rend en
Serbie.
— Il n'y va pas seul, il y mène & ses frais tout un esca-
dron, ajouta Katavasof.
— Voilà qui lui convient! répondit Levine. Mais expédiez-
vous encore des volontaires? » ajouta-t-it en regardant son
frère.
Serge Ivanitch, occupé à dégager une abeille prise dans du
miel au fond d'une tasse, ne répondit pas.
• Comment, si nous en expédions! s'écria Katavasof mor-
dant au concombre; si vous nous aviez vus hier!
— Je vous en supplie, expliquez-moi où vont tous ces héros,
et contre qui ils guerroient! demanda le vieux prince en
s'adressant à Kosnichef.
— Contre les Turcs, répondît celui-ci souriant tranquille-
ment et remettant sur ses pattes son abeille délivrée.
— Mais qui donc a déclaré la guerre aux Turcs? Seraient-e©
la comtesse Lydie et Mme Stahl ?
— Personne n'a déclaré la guerre, mais, touchés des souf*
350 ANNA KARÊNJNR
franco» do nos frères, nous cherchons A leur venir on aide»
~ Ce n'est pas là co qui étonne ïo prince, dit tevlno on
prenant le pavli do son beau-pèro, mais 11 trouva étrange que»
sans y être autorisés par ïo gouvernement, des particuliers
osent prendro part à une guerre.
— Pourquoi des particuliers n'auraient- Us pas ce droit?
Expliquea-nous vôtre théorie, demanda Untavasof.
— Ma théorie, la voici : faire la guerre est si terrible
qu'ouctin hommo, sans parler ici do chrétiens, n'a le droit
d'assumer la responsabilité do la déclarer; cette tache incomba
aux gouvernements; les citoyens doivent mémo renoncer è
toute volonté personnelle lorsqu'une déclaration de guerro
devient inévitable. Le bon sens suffit en dehors de toute
science politique, pour Indiquer quo c'est là exclusivement
une question d'État. »
Serge Ivanitch et Katavasof avaient des réponses toutes
prêtes.
c C'est ce qui vous trompe, dit d'abord ce dernier : lors-
qu'un gouvernement no comprend pas la volonté des citoyens,
ta société impose la sienne.
— Tu n'expliques pas suffisamment le cas, interrompit Sergo
Ivanitch en fronçant le sourcil. Ici il ne s'agit pas d'une
déclaration de guerre, mais d'une démonstration de sympathie
humaine, chrétienne. On assassine nos frères, et non seule-
ment des hommes, mais des femmes, des enfants, des vieil-
lards ; le peuple russe révolté vole à leur aide pour arrêter ces
horreurs. Suppose que tu voies un ivrogne battre une créature
sans défense dans la rue : demanderas -tu si la guerre est
déclarée pour lui porter secours?
— Non, mais je n'assassinerais pas à mon tour.
— Tu irais jusque-la.
— Je n'en sais rien, peut-être tuerals-je dans l'entraîne*
ment du moment; mais dans le cas présent je ne vois pas
d'entraînement.
— Tu n'en vois peut-être pas, mais tout le monde ne pense
pas de même, repartit Sergo Ivanitch mécontent : le peuple
conserve la tradition des frères orthodoxes qui gémissent
sous le joug de l'infidèle, et il s'est réveillé.
— C'est possible, répondit Levine sur un ton conciliant,
seulement je n'aperçois rien de semblable . autour de moi. Je
n'éprouve rien de pareil non plus* quoique je fasse partie du
pCïîpiO.
ANNA KARÉNINE! 35|
— J'en diwis amant, Ht la vieux prince, (to sont tes Jour-
naux qno J'Ai lus à l'étranger qui m'ont rôvMô l'amour subit do
la Uussio entière pour tes frères slavon, jamais Je no m'en
étala douté, car Jamais lia no m'ont Inspira ta molmlm ten-
dresse. A dire vrai, jo me suis tout d'abord Inquiète de mon
indifférence, et Val mti-ibuco nuxonux do Cmïsbad,maU députa
mon retour jo vola que jo no suis pas seul do mon espèce,
— Les opinions personnelles sont do peu d'importune®
quand lu lUiftâio entière so prononce.
— Mois lo peuple no sait rton du tout.
— SI papa, — Interrompit Ooliy, occupée Jusque-la do son
petit monde, auquel lo vieux gardien dos abeilles prônait un
vJf intérêt. — Voua rappelez-vous, dimanche, « l'église?
— EU bien? quo s'esHl passé à l'église? tes prêtres ont
ordre do lira au peuple un papier miquci personne no com-
prend un mot. Si les paysans soupirent pondant la lecture,
c'est qu'ils so croient au sermon, et s'ils donnent leur»
Kopeks, c'est qu'ils s'imaginent qu'on leur parle do sauver
des urnes. Mois comment? c'est ce qu'ils Ignorent.
— Le peuple no saurait ignorer sa destinés; H en a l'Intui-
tion, et dans des moments comme ceux-ci II le témoigne, » dit
Serge Ivanitclt fixant avec assurance les yeux sur le 'vieux
#arde debout au milieu d'eux, une jatte de miel A in main,
et regardant ses maîtres d'un air doux et tranquille, sans rien
comprendre ù leur conversation. II so crut cependant obligé
de hocher ta léte en se voyant observé, et do dire :
c C'est comme cela, bien sûr.
— Intcrrogez-le, dit Lcviue,vous verrez où 11 en est. As-tu
entendu parier de ta guerre, Michel? demamh-MI au vieillard;
tu suis, ce qu'on vous a lu dimanche à l'église? ftim-il nous
battre pour les chrétiens? qu'en penses-tu?
— Qu'avons-nous à penser? Notre empereur Alexandre
Nicoîaevilch pensera pour nous; il sait ce qu'il doit faire.
Paul-il apporter encore du pain? demanda-t-il en se tournant
vers Dolly pour lui montrer Grisha qui dévorait une croûte.
— Qu'avons-nous affaire de l'interroger, dît Sergo Ivanitch,
quand nous voyons des hommes par centaines abandonner
ce qu'ils possèdent, sacrifier leurs derniers sous, s engager
eux-mêmes, et accourir de tous les coins de la Russie pour te
même motif? Mo diras-tu que cela ne signifie rien?
— Cela signifie, selon moi, que sur quatre-vingts millions
d'hommes il s'en trouvera toujours des centaines, et même des
352 ANNA KAtrôNlNB
militera, qui, nVtmit bons a rien pour «ne vie régulière, se jet-
teront dans In première aventure venue, qu'il s'agisse do suivre
Pou&atchef on d'aller en Serbie, dit Levlne en s'échauflant.
— Ce ne sont pas don aventurier* qui se confl&critnt A cette
«ouvre, mois les dignes représentante do la nation, s'écria
Serge Ivanitch avec susceptibilité, comme s'il s'agiasnit d'une
question personnelle. Et les dons? N'est-ce pas aussi une
façon pour le peuple de témoigner sa volonté?
— C'est si vaguo le mot peuple! Peut-être un sur mille
pnrml les paysans comprend-il, mais le reste des quatre-
vingts millions fait comme Michel, et non seulement ils ne
témoignent pas leur volonté, mal* Ms n'ont pas la pins légère
notion de eu tpi'iïs pourraient avoir à témoigner. Qu'appelle-
rons-nous donc là vœu du peuple? »
XVI
Serge îvanttch, habile en dialectique, aborda un autre côté
de la question.
« Il est évident que, ne possédant pas le suffrage universel,
nous ne saurions obtenir l'opinion de la nation par voie
arithmétique ; mais il y a d'autres moyens de la connaître. Je
ne dis rien de ces courants souterrains qui ont ébranlé la
masse du peuple, mais en considérant la société dans un sens
plus restreint : vois, dans la classe intelligente, combien sur ce
terrain les partis les plus hostiles se fondent en un seul! Il
n'y a plus de divergence d'opinions, tous les organes sociaux
s'expriment de même, tous ont compris la force élémentaire
qui donne à la nation son impulsion 1
— Que les journaux disent tous la même chose, c'est vrai,
dit le vieux prince, mais les grenouilles aussi, savent crier
avant l'orage.
— Je ne sais ce que la presse a de commun avec des gre-
nouilles, et ne m'en fais pas le défenseur; je parle de l'unani-
mité d'opinion dans le monde intelligent.
— Cette unanimité a sa raison d'être, interrompit le vieux
prince. Voilà mon cher gendre, Stépane Arcadiévitch, que l'on
nomme membre d'une commission quelconque, avec huit
mille roubles rî'appoinieuieir** et tleù « faire, — ee s'est as
ANNA KAHfcNLN'R 853
secret pour personne, Dpny, _ eroyoï^vmw, ot eVst m
homme do bonne foi, qu'il ne parvienne pas n prouver quo lu
société nû saurait se passer de cette plaça» Les» journaux on
font autant ; la guerre doublant la vente des feuilles publiques,
lia voua soutiendront la question slave et l'instinct national,
— Vous êtes injuste.
— Alphonse Karr était dans le vrai lorsqu'avant I» guerre
do Franco H proposait aux partisans do la guerre de fnira
partie de Pavant-garde ot d'essuyer le premier feu.
— Nos rédacteurs auraient la du pîaislr, dit en riant
Katavasof.
— Mal» leur fuite gênerait les autres, fit Doliy.
— mon »*emptahorolt de les ramener au feu 6 coups do
fouet, reprit le prince.
— Ceci n'est qu'une plaisanterie d'un goût douteux, mats
l'unanimité de la presse est un symptôme heureux qu'il faut
constater; les membres d'une société ont tous un devoir à
remplir, ot les hommes qui réfléchissent accomplissent le leur
en donnant une expression à l'opinion publique. Il y a vingt
ans, tout le monde se serait tu; aujourd'hui, la voix du peuple
russe, demandant à venger Ses frères, se fait entendre; c'est
un grand pas d'accompli, une preuve do force.
— Le peuple est certainement prêt â bien des sacrifices
quand II s'agit de son finie, mais il est question Ici de tuer les
Turcs I dit Levine, rattachant Involontairement cet entretien à
celui du matin.
— Qu'appelez-vous son fimeî Pour un naturaliste, c'est un
terme vague. Qu'est-ce que l'âmef demanda Katavasof en
souriant.
— Vous le savez bien*
— Parole d'honneur, Je ne m*en doute pas, reprit le profes-
seur en riant aux éclats.
— • Je n'apporte pas la paix, mais le glaive i, a dit Notre-
Soigneur, fit Serge Ivanitch, citant un mot de l'Évangile qui
avait toujours troublé Levine.
— C'est comme cela, c'est vrai, répéta le vieux gardien tou-
jours debout au milieu d'eux, et répondant à un regard jeté sur
tut par hasard.
— Allons, vous êtes battu, mon petit père», s'ecrla gaiement
Katavasof. .
Levine rougit, non de se sentir battu, mais d'avoir encore
cédé au besoin de discuter. Convaincre Serge Ivanitch était
n. — 23
354 ANNA KABfeNINR
impossible, se laisser convaincra par lui Pétait tout autant,
Comment admettre le droit que s'arrogeait uno poignée
d'hommes, son frère parmi eux, do représenter avec tes jour-
naux la volonté do la nation, alors quo cetto volonté exprimait
vengeance et assassinat, et lorsque tout® leur certitude s'ap-
puyait sur les récits suspects de quelques centaines de mau-
vais sujets en queie d'à von tu» os? Ulun ne confirmait pour lui
ces assertions; jamais le peuple ne considérerait la guerre
comme un bienfait, quelque but qu'on se proposât. Si l'opinion
publique passait pour infaillible, pourquoi la Révolution et ta
Commune ne doviendraient-alïes pas aussi légitimes que la
guerre au profit des Slaves?
levine aurait voulu exprimer ces pensées, mais il songea
que la discussion Irriterait son frère, et qu'elle n'aboutirait a
rien ; il attira donc l'attention de ses botes sur la pluie qui
les menaçait.
XVII
Le prince et Serge Ivanitch montèrent en télêgue, tondis que
le reste de ta société hâtait le pas; mais les nuages bas et
noirs, chassés par le vent, s'amoncelaient si vite et semblaient
courir avec une si grande rapidité, qu'à deux cents pas de la
maison l'averse devint imminente.
Les enfants couraient en avant, poussant, tout en riant, des
cris de frayeur; Dolly, gênée par ses vêtements, essaya de les
suivre; tes hommes, retenant avec peine leurs chapeaux, fai-
saient de grandes enjambées,..; enfin, au moment où de
grosses gouttes commençaient à tomber, on atteignit te logis.
« Où est Catherine Alexandrovna? demanda Levine à là
vieille ménagère qui sortait du vestibule, chargée de plaids et
de parapluies.
— Nous pensions qu'elle était avec vous,
— Et Mitiaî
— Au bois probablement, avec sa bonne. »
Levine saisit les plaids et se mil à courir.
Dans ce court espace de temps, le ciel s'était obscurci
comme pendant une éclipse, et le vent, soufflant avec violence,
faisait voter tes feuilles, tournoyer les branches des baulests,
ANNA KAnÉNINIÎ 35fi
»»
ployer les arbres, les plantes et les fleurs, Warrant obstinément
io passago à Levine. Les» champs et la foret dispnra Usaient
derrière une nappe de pluie, et tous ceux que l'orage surpre-
nait dehors couraient se mettre à l'abri.
Luttant vigoureusement contre la tempête pour préserver ses
plaids, Levine, poncho m avant, avançait de son mieux : il
croyait déjà apercevoir dos formes blanches derrière un chêne
bien connu, lorsque soudain une lumière éclatante enllamma
le sol devant lui, tandis qu'au-dessus de eu tôle, la vente
céleste sembla s'effondrer.
Dès qu'il put ouvrir ses yeux ébloui*, il chercha Io chêne a
travers l'épais rideau formé par l'averse, et remarqua, a sa
grande terreur, que ta cime en avait disparu,
« ta foudre l'aura frappé! » eut-il te temps de se dire,
et aussitôt il entendit le bruit de l'arbre s'éerouïant avec
fracas.
« Mon Dieu, mon Dieu! pourvu qu'Us n'aient pas été
touchés! murmura-t-il glacé de frayeur, et, quoiqu'il sentit
aussitôt l'absurdité de cette prière, désormais inutile puisque
le mal était faijt, il la répéta néanmoins, ne sachant rien de
mieux... Il se dirigea vers l'endroit où ÏUtty se tenait d'habi-
tude; elle n'y était pas, mais il l'entendit qui appelait du côté
opposé; elle s'était réfugiée sous un vieux tilleul; la, penchée
ainsi que la bonne au-dessus de l'enfant couché dans sa
petite voiture, elles l'abritaient de la pluie.
Levine, aveuglé par les éclairs et l'averse, finit enfin par
apercevoir ce petit groupe, et courut aussi vite que le lui per-
mettaient ses chaussures remplies d'eau.
t Vivants! que Dieu soit loué! Mais peut-on commettre une
pareille imprudence 1 cria-t-il furieux à sa femme, qui tournait
vers lui son visage mouillé.
— Je t'assure qu'il n'y a pas de ma faute; nous allions partir
lorsque...
— Puisque vous êtes sains et saufs, Dieu merci 1 Je ne sais
plus ce que je dis! i
Puis, ramassant à la hâte le petit bagage de l'enfant, Levine
remit son fils à la bonne, et, prenant le bras de sa femme, l'en-
traîna en lui serrant doucement la main, honteux de l'avoir
grondée»
3SÛ ANNA KAIUÏNINK
xvm
Malgré In déception qu'il ressentit en constatant que sa
régénération morale n'apportait aucune modification favorable
dons an nature, Levine n'en éprouva pas moins tout ïe reste da
In journée une plénitude do cœur qui le combla de joie. Il no
prit qu'une faible part à In conversation, mais le temps se
passa gaiement, et Kntavasof lit la conquête des dame* par la
tournure originale de son esprit. Mis en verve par Serge Iva-
nltch, H les amusa en leur racontant ses études sur le» montra
et la physionomie des mouches môles et femelles» ainsi que
sur leur genre de vie dans le» appartements. Kosnlchef, à son
tour, reprit la question slave, qu'il développa d'une façon inté-
ressante; la journée s'acheva donc agréablement, sans discus-
sions irritantes, et, la température s'étant rafraîchie après
Forage, on ne quitta pas la maison.
Kltly, obligée d'aller retrouver son fils pour lui donner son
bain, se retira ô regret, et, quelques minutes après, on vint
avertir Levine qu'elle le demandait. Inquiet, il se leva aus-
sitôt, malgré l'intérêt qu'il prenait à la théorie de son frère sur
l'influence que l'émancipation de quarante millions de Slaves
aurait pour l'avenir de la Russie.
Que pouvaii-on lui vouloir? on ne le réclamait jamais
auprès de l'enfant qu'en cas d'urgence. Mais son inquiétude,
aussi bien que la curiosité éveillée en lui par les idées de son
frère, disparurent dès qu'il se retrouva seul un moment, et son
bonheur intime lui revint, vif et profond comme le matin,
sans qu'il eût besoin de le ranimer par la réflexion. Le senti-
ment était devenu plus puissant que la pensée. Il traversa la
terrasse et aperçut deux étoiles brillantes au firmament.
t Oui, se dit-il en regardant le ciel, je me rappelle avoir
pensé qu'il y avait une vérité dans l'illusion de cette voûte que
je contemplais, mais quelle était la pensée restée inachevée
dans mon esprit?... i Et en entrant dans la chambre de l'en-
fant il se la rappela.
* Pourquoi, si la principale preuve de l'existence de Dieu
est la révélation intérieure qu'il donne à chacun de nous du
bien et du mal, cette révélation serait-elle limitée à l'Église
chrétienne? Eî ces million* de Bouddhistes, de Musulmans, qui
ANNA RABÊNINC 35l
cherchent également te bien? > La réponse a cictta question
devait exister, mais 11 no put se lu formuler avant d'entrer.
Kilt y, les manches retroussées, penché® au-dessus do la liai-
gnoire où elle maintenait d'une main la iête de l'enfant tandis
qu'elle t'épongeait de l'autre* se tourna vers son mari en l'en*
tendant approcher.
c Viens vlto! Agathe Mikhnïiovnn avait raison, 11 nous
reconnaît. »
L'événement était important ; pour s'en assurer complète-
ment, on soumit Slitla a diverses épreuve»; on fit monter uno.
cuisinière qu'il n'avait jamais vue, L'expérience fut concluante;
l'enfant refusa de regarder l'étrangère, et sourit ù sa mère et
à sa bonne. Levina lui-même était ravi.
c Je suis bien contente de voir que tu commences Ù l'aimer,
dit Kltty lorsqu'elle eut bien installé son flls sur ses genoux
après son baio. ( Je commençais ù m'ottrlster quand tu disais
que tu ne ressentais rien pour lui.
— Ce n'est pas là ce que je voulais dire, mais ii m*a caus6
une déception.
— Comment cela.
— Je m'attendais à ce qu'il me révélât un sentiment nou-
veau, et tout au contraire c'est de fa pitié, du dégoût, et sur-
tout de la frayeur qu'il m'a inspirés. Je n'ai bien compris que
je l'aimais qu'aujourd'hui, après l'orage. •
Kitty sourit de joie. *
c Tu as eu bien peur? moi aussi; mais j'ai plus peur encore,
maintenant que je me rends compte du danger que nous avot*d
couru. J'irai regarder le chêne demain..., et maintenant re-
tourne vers tes hôtes. Je suis si contente de te voir en bons
rapports avec ton frère. •
XIX
Levlne, #n quittant sa femme, reprit le cours de ses pensées,
et, au lieu de rentrer au salon, s'accouda sur la balustrade de
fa terrasse.
La nuit venait, et le ciel, pur au midi, restait orageux du
c«V»6 opposé; de temps en t*m»« un éclair éblouissant, suivi
d'un sourd grondement, faisait disparaître aux yeux de Levlne
353 ANNA KARÉNINE
loa étoiles et la voie lactée qu'il considérait» écoutant les
gouttes de pluie tomber en cadence du feuillage des arbres;
les étoiles reparaissaient ensuite peu à peu, reprenant leur
place comme si une main soigneuse les eût rajustée» au
(imminent*
« Quelle est la crainte qui me trouble? se demandait- tl t sen-
tant une réponse dans son amenons pouvoir encore la définir.
< Oui, les lois du bien et du mal révélées au monde
sont la preuve évidente, irrécusable, de l'existence de Dieu;
ces lois, je les reconnais au fond de mon cœur, m'unissant
ainsi bon gré mat gré à tous ceux qui les reconnaissent
comme mol, et cette réunion d'êtres humains partageant la
même croyance s'appelle l'Église. Et les Hébreux, les Musul-
mans, les Bouddhistes? se dit-il, revenant a ce dilemme qui
lui semblait dangereux. Ces millions d'hommes seraient-ils
privés du plus grand des bienfaits, de celui qui, seul, donne
un sens à la vie? »
Il réfléchit, t Mais la question que je me pose là est celle des
rapports des diverses croyances de l'humanité entière avec la
Divinité? Cest la révélation de Dieu à l'Univers avec ses planètes
et ses nébuleuses, que je prétends sonder? Et c'est au moment
où un savoir certain, quoique inaccessible à la raison, m'est
révélé, que je m'obstine encore à faire intervenir la logique?
c Je sais que les étoiles ne marchent pas, se dit-il, remar-
quant le changement survenu dans la position de l'astre
brillant qu'il voyait s'élever au-dessus des bouleaux, mais, ne
pouvant m'imaglner la rotation de la terre en voyant les étoiles
changer de place, j'ai raison de dire qu'elles marchent. — Les
astronomes auraient-ils rien compris, rien calculé, s'ils avaient
pris en considération les mouvements compliqués et variés de
la terre? Leurs étonnantes conclusions sur les distances, les
poids, les mouvements et les révolutions des corps célestes
n'ont-elles pas toutes été basées sur les mouvements apparents
des astres autour de la terre immobile, ces mêmes mouve-
ments dont je suis témoin, comme des millions d'hommes
l'ont été pendant des siècles, et qui- peuvent toujours être
vérifiés? Et, de* même que les conclusions des astronomes
eussent été fausses et inexactes s'ils ne les avaient pas basées
sur leurs observations du ciel apparent, relativement à un seul
méridien et à un seul horizon, de même toutes mes conclusions
sur la connaissance du bien et du mal seraient privées de sens
si je ne les rapportais à la révélation que m'en a faite le Chris-
ANNA KAHÉNINB 859
tianisme, et que je pourrai toujours vérifier dans mon âme.
: fcea rapport» des autres croyances avec Dieu resteront pour
mol insondables, et je n'ai pas le droit de les scruter. »
« Tu n'es pas rentré? dit tout à coup la voix de Kitty, tu
n'as rien qui te préoccupe? demanda-t-e! te en examinant atten-
tivement le visage de son mari à la clarté des étoiles. Un
éctolr sillonnant l'horizon te lui lit voir calme et heureux.
« Elle mo comprend, pensa- 1- il en la voyant sourire; elle
sait à quoi je pense; faut-Il le lui dire? • Mais au moment où
il allait parler, Kitty l'interrompit.
i Je Ton prie, Kostia, dit-elle, va jeter un coup d'œil dans
la chambre de Serge pour voir si tout y est en ordre. Cela mo
KÔne d'y aller.
— Fort bien, j'y vais », répondit Levine en se levant pour
l'embrasser.
t Non, mieux vaut me taire, pensa-MI tandis que la jeune
femme rentrait au salon ; ce secret n'a d'importance que pour
mo! seul, et mes paroles ne sauraient l'expliquer. — Ce senti-
ment nouveau ne m'a ni changé, ni ébloui, ni rendu heureux
comme jo le pensais; de même que pour l'amour paternel il n'y
a eu ni surprise ni ravissement; mais ce sentiment s'est glissé
dans mon âme par la souffrance, désormais il s'y est ferme*
i ment implanté, et quelque nom que je cherche à lui donner,
c'est la foi.
* Je continuerai probablement à m'impatienter contre mon
cocher, à discuter Inutilement, à exprimer mal à propos mes
idées; je sentirai toujours une barrière entre le sanctuaire
de mon âme et l'âme des autres, même celle de ma femme;
je rendrai toujours celle-ci responsable de mes terreurs pour
m'en repentir aussitôt. Je continuerai â prier, sans pouvoir
m'exptiquer pourquoi je prie, mais ma vie intérieure a con-
quis sa liberté; elle ne sera plus à la merci des événements,
et chaque minute de mon existence aura un sens incontesta-
ble et profond* qu'il sera en mon pouvoir dMmprjmèH chacune
de mes actions : celui du bien. > A v v ' ?- v\
3 \\.V:$
FIN DU DEUXIÈME VtfLUMJ
Coulommters. — Imp. Vxxsx. BRODARD. - 601-96.
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lumes :
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